Essais sur l'individualisme
Du même auteur La Tarasque Essai de description d'un fait local d'un point de vue démographique
Gallimard, 1951; nouv. éd., 1987 Une sous-caste de l'Inde du Sud Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar
Mouton, 1957; rééd., Éditions de l'EHESS, 1992 La Civilisation indienne et nous Armand Colin, «Cahiers des Annales », n° 23,1964 et rééd., «U Prisme », 1975 Homo hierarchicus Essai sur le système des castes
Gallimard, 1967, et rééd. augmentée, «Tel », 1970 Introduction à deux théories d'anthropologie sociale Groupes de filiation et alliance de mariage
Mouton, «Les Textes sociologiques », n° 6, 1971 et rééd., Gallimard, 1997 Dravidien et Kariera L'alliance de mariage dans l'Inde du Sud et en Australie
Mouton, «Textes de sciences sociales », n° 14, 1975 Homo aequalis 1. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique
II. L'idéologie allemande: France-Allemagne et retour
Gallimard, 1976 et 1991
Louis Dumont
Essais sur l'individualisme Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne
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Editions du Seuil
La première édition de cet ouvrage a paru, en 1983, dans la collection «Esprit». Le texte original a été légèrement augmenté en 1985, et a été revu et corrigé à l'occasion de la présente édition.
(ISBN
ISBN 978-2-02-013415-6 2-02-006613-0, 1re publication)
© Éditions du Seuil (sauf langue anglaise) novembre 1983 pour la composition de l'anthologie et les deux textes inédits Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à IUle utilisation collective. Toute représen1lltÎon ou reproduction intégrale ou partielle fuite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue IUle contrefuçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la prq»iété intellectuelle.
à la mémoire de Jenny
Préface
Je dois de grands remerciements à Paul Thibaud, qui a eu l'idée de ce livre et témoigné ainsi une fois de plus l'intérêt qu'il accorde à mes travaux. Je suis engagé depuis bientôt vingt ans dans une étude de l'idéologie moderne qui a produit, entre autres, quelques essais de dimension restreinte portant sur des périodes différentes et des aspects divers de cette immense affaire. Il s'agit ici de donner une idée d'ensemble de cette recherche, d'abord en regroupant ces essais dispersés, ensuite en leur adjoignant des textes précisant la perspective générale d'où cette recherche procède, c'est-à-dire l'étude comparative des sociétés humaines ou anthropologie sociale. Paul Thibaud a pensé que ceci pouvait éclairer cela, en aidant le lecteur à accéder au point de vue global qui commande l'étude de la modernité et qui autrement risque de sembler arbitraire, sinon de relever de ce qu'un critique anglosaxon a appelé savoureusement mon « effronterie parisienne ». Après réflexion, je me suis rangé à l'avis de Paul Thibaud. La publication est opportune, compte tenu de l'avancement relatif de la recherche par rapport à ce que je puis encore espérer lui ajouter. Quant à l'éclairage anthropologique, j'avais bien essayé, dans l'introduction de l'ouvrage précédent 1, de retracer la transition entre l'anthropologie de l'Inde, qui m'avait occupé jusque-là, et la nouvelle entreprise, mais c'était supposer acquise ou laisser implicite une conception de l'anthropologie qui 1. Homo aequalis, l, Genèse el Épanouissement de /'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
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Préface
n'est pas communément admise parmi les spécialistes ni, a fortiori, familière au public. J'ai voulu ici, dans l'introduc-
tion qui suit et qui doit relier les deux versants du livre, remonter plus haut, jusqu'à l'origine chez moi de cette conception de l'anthropologie. Il n'y a là nulle difficulté, car le parcours a été rectiligne, mais c'est tout de même retourner plus de quarante ans en arrière, sur un plan où le personnel se mêle étroitement au scientifique, et le souvenir de celle qui m'a accompagné tout au long, jusqu'en 1978, est inséparable d'une telle récapitulation. C'est pourquoi le livre est dédié à sa mémoire. Je voudrais, pour terminer, saisir l'occasion d'exprimer un remerciement général à tous ceux qui m'ont encouragé dans les dernières années, de diverses façons, dans une entreprise qui pouvait paraître destinée à rester sans écho. Il m'est impossible de dire à quel point ils m'ont aidé et m'aident à persévérer dans l'effort. Une pensée vers eux accompagne ce recueil. Avril 1983
Introduction
Cette introduction a deux tâches à accomplir. D'une part, il lui faut relier les deux parties de ce livre, enjamber la distinction académique qui sépare une spécialité de « science sociale », l'anthropologie sociale, d'une étude qui relève de 1'« histoire des idées », ou de l'histoire intellectuelle de notre civilisation occidentale moderne. Faire voir comment, dans une perspective d'anthropologie sociale, se justifie ou se recommande une étude de l'ensemble d'idées et de valeurs caractéristique de la modernité. Mais, si je saisis bien le souhait de Paul Thibaud, comme il est dit dans la préface, ce n'est pas assez: il faut encore que le point de vue, l'orientation, disons l'esprit de l'étude idéologique cesse de paraître arbitraire ou imposé et soit vu comme résultant naturellement de la perspective anthropologique. C'est bien sûr tout ce qui suit, et particulièrement la seconde partie du livre, qui doit répondre à ces besoins. L'introduction est là pour diriger d'emblée l'attention sur les principes, pour faire saillir les lignes de force qui courent à travers ces textes, pour ressaisir l'inspiration de tout cela. Ce n'est pas difficile, car pour commencer l'inspiration a un visage, un nom, elle s'appelle Marcel Mauss. De même que son enseignement a été à l'origine de mes efforts, de même cette introduction demande à se construire à partir de lui. Mais avant d'en venir à Mauss en personne, il faut rappeler qu'il y a deux sortes de sociologies quant à leur point de départ et à leur démarche globale. Dans la première, on part, comme il est naturel aux modernes, des individus humains pour les voir ensuite en société; parfois
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même on essaie de faire naître la société de l'interaction des individus. Dans l'autre sorte de sociologie, on part du fait que l'homme est un être social, on pose donc comme irréductible à toute composition le fait global de la société - non pas de « la société» dans l'abstrait, mais chaque fois de telle société concrète particulière avec ses institutions et représentations spécifiques. Puisqu'on a parlé d'individualisme méthodologique pour le premier cas, on pourrait parler de holisme méthodologique dans celui-ci 1. A vrai dire, la démarche s'impose dans la pratique toutes les fois que l'on se trouve en face d'une société étrangère, et l'ethnologue ou anthropologue ne peut s'y soustraire: il ne pourra communiquer avec les gens qu'il veut étudier que lorsqu'il aura maîtrisé la langue qu'ils ont en commun, qui est le véhicule de leurs idées et valeurs, de l'idéologie dans laquelle ils pensent et se pensent. C'est au fond pour cette raison que les anthropologues anglo-saxons, malgré le fort penchant qu'ils doivent à leur culture pour l'individualisme et le nominalisme, n'ont pas pu se passer de la sociologie de Durkheim et de son neveu, Marcel Mauss. Dans l'enseignement de Marcel Mauss, il y a un point qui est essentiel du point de vue de ce qui vient d'être dit, c'est l'accent sur la différence. Et cela sous deux aspects distincts. Un aspect général d'abord. Il n'était pas question pour Mauss de s'arrêter, à la manière de Frazer et de la première école anthropologique anglaise, à ce que les sociétés auraient en commun en négligeant leurs différences 2. Sa grande affaire, son « fait social total », est par définition un complexe spécifique d'une société donnée (ou d'un type de société), non superposable à aucun autre. 1. Le mot « holisme » figure dans le supplément du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande, Paris, PUF, 1968, 2e éd., comme rare en français, avec cette définition: « Théorie d'après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme des parties» (p. 1254). Pour le sens du mot ici, cf. le lexique à la fin du volume. 2. Homo hierarchicus,. le Système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, coll. «Tel », 1979 (réédition augmentée), p. 324, n. 2; désigné par HH dans la suite. On désignera de même par HAE 1 l'ouvrage suivant: Homo aequalis, op. cit.
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Interprétons quelque peu : il n 'y a pas de fait sociologique indépendamment de la référence à la société globale dont il s'agit. Et voici le second aspect, plus important encore s'il se peut que le premier; parmi les différences, il y en a une qui domine toutes les autres. C'est celle qui sépare l'observateur, en tant que porteur des idées et valeurs de la société moderne, de ceux qu'il observe. Mauss pensait surtout aux sociétés tribales, mais l'affaire n'est pas fondamentalement différente dans le cas des grandes sociétés de type traditionnel. Cette différence entre nous et eux s'impose à t~ut anthropologue, et elle est en tout cas omniprésente dans sa pratique. Supposée acquise la familiarité avec la culture étudiée, le grand problème pour lui est, comme disait Evans-Pritchard, de « traduire» cette culture dans le langage de la nôtre et de l'anthropologie qui en fait partie. Encore faut-il ajouter que l'opération est plus complexe encore qu'une traduction. Mauss revient souvent sur les embûches qui nous attendent ici, sur les difficultés et les précautions que commande cette différence cardinale. Entre autres, nos rubriques les plus générales, comme la morale, la politique, l'économie, s'appliquent mal aux autres sociétés, on ne peut y avoir recours qu'avec circonspection et provisoirement. En fin de compte, pour vraiment comprendre, il faut, négligeant au besoin ces cloisonnements, rechercher dans le champ tout entier ce qui correspond chez eux à ce que nous connaissons, et chez nous à ce qu'ils connaissent, autrement dit il faut s'efforcer de construire ici et là des faits comparables. Peut-être y a-t-il lieu de souligner un aspect général de ce qui se passe ici. Sous l'angle le plus immédiatement pertinent pour l'étude, celui des représentations sociales dont il participe, l'observateur est ici partie obligée de l'observation. Le tableau qu'il livre n'est pas un tableau objectif au sens où le sujet en serait absent, c'est le tableau de quelque chose vu par quelqu'un. Or on sait l'importance de cette considération pour la philosophie des sciences, qui commence précisément lorsque le tableau « objectif» est rapporté au sujet qui le fournit. Dans
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l'anthropologie dont nous parlons, comme dans la physique nucléaire, on se trouve d'emblée à ce niveau plus radical où l'on ne peut faire abstraction de l'observateur. Reconnaissons que la chose n'est pas tout à fait explicite chez Mauss. Lorsque, à propos de l'étude de la religion, il attire notre attention sur « qui sont les gens qui croient cela» il ne dit pas « par rapport à nous qui croyons ceci» ; c'est nous qui l'ajoutons en nous appuyant sur d'autres et nombreux passages où Mauss insiste sur le caractère particulier, plus ou moins exceptionnel, de nos idées modernes. La force de cette perspective, c'est qu'en fin de compte tout ce que l'anthropologie sociale ou culturelle a jamais fait d'essentiel s'y rattache. Elle entraîne, il est vrai, avec une complication accrue, des servitudes redoutables qui expliquent peut-être qu'elle soit peu répandue. Je n'en citerai que deux: les jargons de la sociologie établie sont mis hors circuit, et par ailleurs l'universel s'éloigne à l'horizon: on ne peut parler de 1'« esprit humain» que dans l'instant où deux formes différentes en sont subsumées sous une même formule, où deux idéologies distinctes apparaissent comme deux variantes d'une idéologie plus large. Ce mouvement de subsomption, toujours à renouveler, désigne l'esprit humain à la fois comme son principe et comme sa limite. Hormis cette dernière digression, j'ai essayé de schématiser le moins possible le grand principe, issu de l'enseignement de Mauss, qui a commandé tout mon travail. S'il en fallait une confirmation extérieure, on la trouverait dans la démonstration retentissante par Karl Polanyi du caractère exceptionnel du cas moderne sous le rapport de l'économie : partout ailleurs ce que nous appelons faits économiques est imbriqué dans le tissu social, seuls nous, modernes, les en avons extraits en les érigeant en un système distinct 1. Il y a pourtant entre Mauss et Polanyi une nuance, et peut-être davantage. Chez Polanyi la modernité, sous la forme du libéralisme économique, se 1. Le livre que Karl Polanyi avait consacré au cas moderne vient d'être traduit en français: La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983 (cf. ma préface).
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situe aux antipodes de tout le reste. Chez Mauss il peut encore sembler parfois que tout le reste y conduise : il y a des moments où un reste d'évolutionnisme vient coiffer les discontinuités pourtant fermement reconnues. Il en est ainsi lorsqu'il fait référence au grand projet durkheimien de « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain », qui n'était pas sans évoquer un développement linéaire de l'humanité ainsi qu'un causalisme sociologique auquel Mauss n'avait pas tout à fait renoncé non plus. La critique radicale par Polanyi du libéralisme économique et de l'économisme même fait ressortir la distance qui s'est creusée ici entre Mauss et nous, mais cette distance ne porte nullement atteinte à la conception fondamentale, chez Mauss, de la comparaison et de l'anthropologie telle qu'elle est reprise ici. Mauss lui-même avait du reste déjà discrètement pris ses distances vis-à-vis du scientisme et de ce qu'il ya d'hybris sociologique chez Durkheim. Et en un sens large «l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain» est toujours à l'ordre du jour, elle nous apparaît
seulement comme infiniment plus complexe, multiple et ardue qu'aux durkheimiens enthousiastes du début du siècle. D'ailleurs, si on lit attentivement ce que Mauss dit en 1938 des résultats de leurs recherches, on s'apercevra que ses prétentions sont assez modestes 1. Précisons bien que le portrait que je fis de Mauss en 1952, et qui est reproduit ici comme disant l'essentiel, n'est en rien l'appréciation critique que l'on pourrait attendre aujourd'hui 2. Il s'agissait alors de le présenter à des collègues anglais qui le connaissaient peu et risquaient d'être égarés, ou repoussés, par une interprétation brillante mais exagérément abstraite. La situation est toute différente aujourd'hui, où la figure de Mauss jouit dans la profession, au plan mondial, d'un grand prestige et même, 1. Voir le début de la conférence sur « La notion de personne », Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 333334. 2. Voir pour quelques détails mes remarques dans La Civilisation indienne et nous, Paris, A. Colin, 1964, p. 91-92, et dans la préface à E. E. Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1968, p. IX.
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je dirais, d'une révérence fort rare - peut-être passagère, mais qui ne laisse pas d'être émouvante pour ceux qui l'ont connu. Si difficile que soit la tâche, le temps est sans doute venu d'une discussion circonspecte mais approfondie des thèses de Mauss et des interprétations qu'elles ont reçues, mais tel n'est pas notre objet ici où il ne s'agit que du fondement. En termes pratiques, ou de méthode, Mauss nous enseigne de toujours maintenir une double référence. Référence à la société globale d'une part, et de l'autre référence comparative réciproque entre l'observé et l'observateur. Dans la suite, j'ai été amené à schématiser ou objectiviser l'opposition entre l'observateur et l'observé sous la forme d'une opposition entre moderne et traditionnel, et plus largement entre moderne et non-moderne. Certes ce genre de distinction est aujourd'hui mal accueilli. On ironisera, disant que les oppositions binaires et de ce genre fleurent leur XIXe siècle, ou encore on posera comme Mary Douglas que les oppositions binaires sont une procédure analytique, mais leur utilité ne garantit pas que l'existant (en anglais: existence) se divise de la sorte. Nous devons être soupçonneux vis-à-vis de quiconque déclare qu'il y a deux sortes de gens, ou deux sortes de réalité ou de processus 1.
A cela nous répondrons tranquillement qu'il y a deux manières de considérer une connaissance quelconque, une manière superficielle qui laisse hors de cause le sujet connaissant, et une manière approfondie qui l'inclut. A la rigueur, cela suffirait à justifier notre distinction. Pourtant, le lecteur non spécialiste est en droit de s'étonner, car nous voilà sans doute assez loin de l'image que le public peut tendre à se faire d'une «science sociale ». Disons donc sommairement comment l'anthropologie s'en est éloignée, en particulier dans les dernières décades. Dès que l'on abandonne les idées naïves sur la détermination d'une partie de la vie sociale par une autre 1. Mary Douglas, « Judgments on James Frazer 1978 (p. 151-164), p. 161.
»,
Daedalus, FaU,
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«(
infrastructure et superstructure ») et les cloisonnements mutilants dont on a parlé, on s'aperçoit qu'il est assez peu intéressant d'élaborer pour les systèmes ou sous-systèmes sociaux des classifications comme celles des espèces naturelles. Sir Edmund Leach s'est naguère moqué de cette « collection de papillons 1 ». Et plus on met l'accent, audelà de la seule organisation sociale, sur les faits de conscience, les idées et valeurs, ce que Durkheim appelait les « représentations collectives », plus on cherche à faire une anthropologie « compréhensive », et plus il est difficile de comparer des sociétés différentes 2. Ajoutons que les quelques théories que nous avons - si le terme n'est pas trop ambitieux - s'appliquent au mieux à un type de société, à une région du monde, une « aire culturelle » ; elles demeurent à « un bas niveau d'abstraction ». On l'a déploré, mais si c'est là une servitude c'est aussi la marque de l'éminente dignité de l'anthropologie: les espèces sociales d'hommes dont il s'agit s'imposent à elle dans leur infinie et irréductible complexité, disons comme des frères et non comme des objets. En fait, le titre donné à ma présentation sommaire de Mauss est toujours actuel. Nous sommes « une science en devenir ». L'appareil conceptuel dont nous disposons est très loin de répondre aux exigences d'une anthropologie sociale véritable. Le progrès consiste à remplacer peu à peu, au besoin un à un, nos concepts par des concepts plus adéquats, c'est-à-dire plus affranchis de leurs origines modernes et plus capables d'embrasser des données que nous avons commencé par défigurer. Telle est ma conviction : le cadre conceptuel qui est encore le nôtre n'est pas seulement insuffisant ou rudimentaire, il est souvent trompeur, mensonger. Ce que l'anthropologie a de plus précieux, ce sont les descriptions et analyses d'une société déterminée, les monographies. Entre ces monographies, la comparaison est le plus souvent fort difficile. Heureuse1. Edmund Leach, Rethinking Anthropology, Londres, Athlone Press, 1961, p. 5. 2. Voir sur ce point ce qui est dit ici au chap. VII de la tentative de Clyde Kluckhohn et de son groupe.
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ment chacune d'entre elles renferme déjà à quelque degré une comparaison - une comparaison d'ordre fondamental, entre «eux» et «nous» qui parlons d'eux - et modifie dans une mesure variable notre cadre conceptuel. Cette comparaison est radicale, car elle met en jeu les conceptions de l'observateur lui-même, et à mon sens elle commande tout le reste. De ce point de vue, notre façon de nous concevoir nous-mêmes n'est ·évidemment pas indifférente. D'où il suit qu'une étude comparative de l'idéologie moderne n'est pas un hors-d'œuvre pour l'anthropologie. Pour être complet, il faut ajouter à ce qui précède, et qui dérive directement de Mauss, un élément ou principe qui, lui, est apparu dans le cours de la recherche et, combiné aux précédents, en a permis le développement. Si on considère les systèmes d'idées et de valeurs, on peut voir les différents types de sociétés comme représentant autant de choix différents parmi tous les choix possibles. Mais une telle vue ne suffit pas à asseoir la comparaison, à la formaliser si peu que ce soit. Il faut pour cela faire état, dans chaque société ou culture, de l'importance relative des niveaux d'expérience et de pensée qu'elle reconnaît, c'est-à-dire mettre en jeu, plus systématiquement qu'on ne l'a fait en général jusqu'ici, les valeurs. En effet, notre système de valeurs détermine tout notre paysage mental. Prenons l'exemple le plus simple. Supposons que notre société et la société observée présentent toutes deux dans leur système d'idées les mêmes éléments A et B. Il suffit que l'une subordonne A à B et l'autre B à A pour que s'ensuivent des différences considérables dans toutes les conceptions. En d'autres termes, la hiérarchie interne à la culture est essentielle à la comparaison 1. Marquons bien l'union étroite, l'unité de ce principe avec les précédents: accent sur la différence, c'est-à-dire sur la spécificité de chaque cas; parmi les différences, accent sur la différence entre « eux» et « nous », et donc 1. Pour une idée schématique d'une telle comparaison, on peut se reporter à HH, § 118.
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entre moderne et non-moderne, comme épistémologiquement fondamentale; enfin, accent à l'intérieur de toute culture sur les niveaux hiérarchisés qu'elle présente, c'està-dire accent sur les valeurs comme essentielles à la différence et à la comparaison: tout cela se tient. Il est vrai qu'en fait c'est le champ indien auquel ma recherche s'appliquait qui m'a en quelque sorte contraint de redécouvrir la hiérarchie, mais il est clair rétrospectivement que c'était là un élément nécessaire à l'approfondissement de la comparaison. Soit dit en passant, voilà comment une monographie, l'étude d'une seule société, contribue au cadre théorique général. Je crois que l'introduction de la hiérarchie permet de développer l'inspiration fondamentale de Marcel Mauss. En fin de compte, elle semble avoir cruellement manqué aux durkheimiens. Si incommode qu'elle puisse paraître, si balbutiante qu'elle soit peut-être encore sous ma plume, elle est indispensable parce qu'elle restitue une dimension importante et négligée du donné. S'il en est ainsi, pourquoi, demandera-t-on, apparaîtelle si tard? D'abord, ces études sont si difficiles et complexes qu'elles ne font jamais que commencer, on y fait allusion ci-dessus. Ensuite, la hiérarchie est précisément l'objet d'une aversion profonde dans nos sociétés. Enfin, si c'est la comparaison, la discordance entre deux hiérarchies différentes qui seule impose la reconnaissance du principe hiérarchique, on observe d'une part qu'il entre beaucoup d'implicite dans ces systèmes de représentation, de l'autre que notre propre implicite nous est relativement transparent, de sorte qu'il n'est pas inutile pour l'éclaircissement d'ensemble que nous figurions à l'un des deux pôles de la comparaison. C'est peut-être le point le plus important : nous retrouvons là ce que nous avons appelé la comparaison radicale, où nous sommes nous-mêmes en cause. Les deux essais qui terminent ce volume explicitent et articulent la conception de l'anthropologie que l'on vient de résumer. Ils sont récents, car ils ne pouvaient voir le jour que lorsque l'étude de l'idéologie moderne eut reçu un développement suffisant. Le premier, «La commu-
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nauté anthropologique et l'idéologie» (chap. VI), était initialement dans mon esprit réservé à l'usage interne de la profession: il cherche à tirer les conséquences de l'orientation théorique à propos de l'état présent de la discipline et de sa place dans le monde d'aujourd'hui, et il constitue en même temps un effort d'approfondissement de la perspective maussienne. A ce dernier titre il a distinctement sa place ici. Le dernier texte (chap. VII) est né de l'occasion d'offrir une idée de la hiérarchie dans un langage plus habituel aux anthropologues, celui des « valeurs ». S'attaquant de front au contraste entre moderne et non-moderne, il propose en somme le schéma d'une anthropologie de la modernité. Comme tel il peut servir de conclusion à ce recueil, étant entendu que la recherche elle-même n'admet à ce stade qu'une conclusion provisoire.
Sans doute comprend-on d'après ce qui précède que, si l'anthropologie est conçue comme nous faisons ici, les idées et les valeurs qui nous sont familières en tant que modernes ne lui sont pas étrangères, mais bien au contraire entrent dans sa composition. Tout progrès que l'on pourra faire dans la connaissance sera un progrès de l'anthropologie non seulement quant à son objet mais dans son fonctionnement et son cadre théorique eux-mêmes. La thèse complémentaire, qui reste à démontrer ou du moins à défendre, est qu'inversement une perspective anthropologique peut nous permettre de mieux connaître le système moderne d'idées et de valeurs dont nous croyons tout savoir du fait que c'est en lui que nous pensons et vivons. Voilà une prétention apparemment bien forte, et que je dois pourtant m'employer à justifier, avec l'aide des quatre essais qui suivent (chap. I-IV). J'appelle idéologie un système d'idées et de valeurs qui a cours dans un milieu social donné. J'appelle idéologie moderne le système d'idées et de valeurs caractéristique des sociétés modernes. (La formule diffère de la précédente, on y reviendra en conclusion.)
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Tout d'abord, la perspective anthropologique ou comparative a un inestimable avantage : c'est de nous permettre de voir la culture moderne dans son unité. Tant que nous restons à l'intérieur de cette culture, nous semblons condamnés à la fois par sa richesse et par sa forme propre à la découper en morceaux selon le tracé de nos disciplines et spécialités, et à nous situer dans l'un ou l'autre de ses compartiments (cf. chap. vu). L'acquisition d'un angle de vue extérieur, la mise en perspective - et peut-être elle seule - permet une vue globale qui ne soit pas arbitraire. Là est l'essentiel. Le chantier est ouvert depuis 1964. Au point de départ, la trame conceptuelle de la recherche a été tout naturellement fournie par l'inversion de la démarche qui avait été nécessaire à la compréhension sociologique de l'Inde. L'analyse des données indiennes avait demandé que l'on s'émancipe de nos représentations individualistes pour appréhender des ensembles, et à la limite la société comme un tout J. On peut opposer de ce point de vue la société moderne aux sociétés non modernes. Ce sera le point de vue majeur, mais avec des précisions, limitations et complications notables. L'idéologie moderne est individualiste - l'individualisme étant défini sociologiquement du point de vue des valeurs globales 2. Mais c'est d'une configuration qu'il s'agit, non d'un trait isolé si important soit-il. L'individu comme valeur a des attributs - telle l'égalité - et des implications ou des concomitants auxquels la comparaison a sensibilisé le chercheur. Prenons un exemple pour faire sentir la différence entre le discours ordinaire et le discours sociologique dont il s'agit. Quelqu'un oppose à l'individualisme le nationalisme, sans explication; sans doute faut-il entendre que le nationalisme correspond à un sentiment de groupe qu'on oppose au sentiment «individualiste ». En réalité la l. La Civilisation indienne et nous, op. cit., éd. 1975, p. 24. 2. On n'a pas voulu passer en revue ici les différents termes utilisés, qui sont définis chemin faisant dans les textes. Pour la commodité du lecteur, on a regroupé leurs définitions dans un lexique placé à la fin du volume.
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nation au sens précis, moderne du terme, et le nationalisme - distingué du simple patriotisme - ont historiquement partie liée avec l'individualisme comme valeur. La nation est précisément le type de société globale correspondant au règne de l'individualisme comme valeur. Non seulement elle l'accompagne historiquement, mais l'interdépendance entre les deux s'impose, de sorte que l'on peut dire que la nation est la société globale composée de gens qui se considèrent comme des individus (HH, app. D, p. 379). C'est une série de liaisons de ce genre qui nous autorise à désigner par le mot «individualisme» la configuration idéologique moderne 1. Voilà comment la comparaison, ou plus précisément le mouvement de retour de l'Inde vers nous, fournit le point de vue, en quelque sorte la grille conceptuelle'L à appliquer au donné. Quel donné? Les textes, ou du moins essentiellement les textes. Pour deux raisons. Par commodité d'abord: notre civilisation est dans une très grande mesure, une mesure sans précédent, écrite, et on ne saurait rêver recueillir autrement une masse de données comparables. Et aussi parce que la dimension historique est essentielle; la configuration individualiste des idées et valeurs qui nous est familière n'a pas toujours existé, et elle n'est pas apparue en un jour. On a fait remonter l'origine de « l'individualisme » plus ou moins haut, selon sans doute l'idée qu'on s'en faisait et la définition qu'on en donnait. A y bien regarder, on doit pouvoir, dans une perspective historique, mettre au jour la genèse de la configuration en cause dans ses articulations principales. En fait il suffit pour cela d'un travail à la fois ample et précis, qui d'une part recueille les meilleurs fruits des diverses disciplines et d'autre part n'ait pas un respect superstitieux des cloisonnements disciplinaires. Regardez seulement : les traités
1. Le fait que j'ai adopté comme titre pour la commodité de l'antithèse avec la société hiérarchique Homo aequalis ne doit pas être interprété comme marquant une prééminence de l'égalité par rapport à l'individualisme. L'égalité demeure ici un attribut de l'Individu. 2. Voir le lexique.
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réputés politiques de Locke contiennent l'acte de baptême de la propriété privée; la philosophie «politique» de Hegel donne la forme de l'État à la communauté opposée à la simple société (civile). On peut faire à une telle entreprise toutes sortes d'objections. On peut objecter avant tout l'immensité du champ et la complexité de l'objet d'étude. Je voudrais ici prendre le temps d'une mise au point pour écarter des malentendus. Accordons que l'entreprise n'est pas de tout repos; elle demande beaucoup de soin, de rigueur, de précautions, et par voie de conséquence elle demandera beaucoup aussi au lecteur à qui on ne pourra pas fournir l'exposé continu et sans lacunes, le vaste tableau d'ensemble que l'énoncé de la tâche semble lui promettre. Accordons même que dans toute son étendue la tâche est disproportionnée aux forces du chercheur qui l'a mise en chantier. Accordons tout cela, mais pour ajouter aussitôt qu'à notre sens les résultats acquis à ce jour justifient déjà l'entreprise et s'inscrivent en faux contre l'objection radicale qui la déclare impossible dans le principe. Écoutons un instant cette sorte d'objection: on nie qu'on puisse en pratique appréhender un objet aussi complexe et aussi vague qu'une configuration d'idées et de valeurs comme celle que nous visons, qui en fin de compte n'existe pas réellement et ne peut être qu'une construction de l'esprit. Pas plus qu'il n'y a d'esprit d'un peuple, dira-t-on, il ne peut y avoir, par-delà toutes les différences entre individus, milieux sociaux, époques, écoles de pensée, langues différentes et cultures nationales distinctes, une configuration commune d'idées et de valeurs. Pourtant l'expérience nous dit en quelque mesure le contraire, puisque d'une part il y a eu et il y a continuité historique et intercommunication, et que de l'autre, comme déjà Mauss et surtout Polanyi l'ont constaté, la civilisation moderne diffère radicalement des autres civilisations et cultures. Mais précisément le nominalisme, qui accorde réalité aux individus et non aux relations, aux éléments et non aux ensembles, est très fort chez nous. En fin de compte, ce n'est qu'un autre nom de l'individualisme, ou plutôt l'une
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de ses faces. On se propose en somme de l'analyser, et il refuse d'être analysé: en ce sens l'opposition est sans issue. Il ne veut connaître que Jean, Pierre et Paul, mais Jean, Pierre et Paul ne sont des hommes que du fait des relations qu'il y a entre eux. Revenons à notre affaire: dans un texte donné, chez un auteur donné, il y a des idées qui ont entre elles certaines relations, et faute de ces relations elles ne seraient pas. Ces relations constituent dans chaque cas une configuration. Ces configurations varient d'un texte, d'un auteur, d'un milieu à un autre, mais elles ne varient pas du tout au tout, et on peut s'efforcer de voir ce qu'elles ont en commun à chaque niveau de généralisation. D'une façon générale, il est fallacieux, en science sociale, de prétendre comme on l'a fait que les détails, éléments, ou individus, sont plus saisissables que les ensembles. Disons plutôt comment nous pensons pouvoir saisir des objets aussi complexes que des configurations globales d'idées et de valeurs. On peut les saisir en contraste avec d'autres, et sous certains aspects seulement. En contraste avec d'autres,' l'Inde et, de façon moins précise, les sociétés traditionnelles en général sont la toile de fond sur laquelle se détache l'innovation moderne. Sous certains aspects seulement,' voilà donc, objecterat-on, où l'arbitraire se réintroduit? Nullement. On a dit plus haut que les idées ou catégories de pensée spécifiquement modernes s'appliquaient mal aux autres sociétés. Il est donc intéressant d'étudier la naissance et la place ou fonction de ces catégories. Par exemple, on constate l'apparition chez les modernes de la catégorie économique. On peut en suivre la genèse, c'est l'objet de l'ouvrage déjà cité (Homo aequalis 1). Le travail consiste à faire l'inventaire le plus complet possible des relations que cette catégorie entretient avec les autres éléments de la configuration d'ensemble (l'individu, la politique, la moralité), à voir comment elle se différencie, et finalement quel rôle elle joue dans la configuration globale. On trouve en fin de compte que la configuration est constituée de liaisons nécessaires, et que la vue économique est l'expression achevée de l'individualisme. Il se peut que dans cette
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recherche des relations nous n'en ayons vu qu'une partie, que certaines nous aient échappé. Ce serait alors involontairement, et non parce que nous les aurions délibérément rejetées. Du moins celles que nous avons mises au jour sont-elles raisonnablement certaines. Il y a dans ce qui précède un paradoxe apparent : une considération qui se veut globale s'avoue incomplète, donc partielle : tout discours est en effet partiel comme le veut le nominaliste, mais il peut porter sur l'ensemble, comme ici, ou non. Notre discours demeure peut-être le plus souvent incomplet, mais il porte sur un objet global donné. C'est l'inverse d'un discours qui se voudrait complet et porterait sur des objets arbitrairement posés, ou choisis 1. Cela doit faire voir qu'on aurait tort de conclure de l'ampleur de l'objet sur lequel porte l'étude à une ambition démesurée du chercheur. L'ambition demeure en fin de compte descriptive, asservie au donné. S'il ya quelque part hybris, ce n'est pas là, mais plutôt dans la prétention d'autres auteurs à construire un système fermé, ou encore à n'accorder de sens à la réalité qu'à travers sa critique. Il faut dire un mot des procédés mis en œuvre pour éviter l'erreur et assurer la rigueur de l'enquête. Il est vrai qu'on est loin d'une enquête anthropologique au sens strict, et pourtant on a essayé de conserver quelque chose des vertus de l'anthropologie. Il est vrai qu'on prend comme objets des textes et non des hommes vivants, et qu'on est par voie de conséquence hors d'état de compléter l'aspect conscient par l'aspect observé du dehors, l'idéologique par le «comportement ». En ce sens le travail demeure anthropologiquement ou sociologiquement incomplet, et je m'en suis expliqué (HAE l, p. 3638), observant que cette dimension absente était en quelque façon remplacée par l'introduction systématique de la dimension comparative. A un autre plan, l'anthropo1. Dans une discussion d'un texte repris ici (chap. 1), Roland Robertson voudrait que je réponde à toutes les questions qu'incluait la sociologie de Max Weber (Religion, 12, 1982, p. 86-88). Mais cette recherche se situe volontairement hors du paradigme webérien.
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logie se caractérise par la conjonction de l'attention portée aux ensembles et du souci méticuleux du détail, de tout le détail. D'où la préférence pour l'étude monographique, intensive, d'ensembles de dimension réduite, et l'exclusion pointilleuse de toute intrusion ou présupposition, de tout recours à l'idée toute faite, au vocable trop commode, au résumé approximatif, à la paraphrase personnelle. Or l'histoire des idées est évidemment un champ privilégié pour tous ces procédés, dont il est difficile de se passer, et qui risquent fort de masquer les problèmes en faisant prévaloir les vues propres de l'auteur. On aura donc recours le plus possible à la monographie, soit par exemple dans l'ouvrage cité le chapitre sur la Fable des abeilles de Mandeville, ou l'étude mot à mot de passages d'Adam Smith sur la valeur-travail. Ce recours n'est pas toujours possible, ou suffisant, il faudra alors se contenter de compromis. On ne pourra pas se passer tout à fait de résumés, du moins veillera-t-on à en contrôler strictement le libellé. Le lecteur cursif peut n'apercevoir qu'une partie de ces précautions. Une lecture plus attentive ou une étude spéciale les révéleront. Voilà en tout cas de quoi faire comprendre au lecteur pourquoi on ne peut lui aplanir la voie que dans une certaine mesure, et pourquoi on doit le plus souvent éviter les raccourcis faciles qu'il pourrait attendre.
Il me reste à présenter brièvement les quatre études qui suivent (chap. I-IV). Quant à la forme, le lecteur pourrait sans nul doute souhaiter mieux. Il a devant lui une série d'études di~continues, de dates diverses, dont chacune, dans l'original, devait se suffire à elle-même, d'où il résulte des redites, spécialement quant aux définitions de base. On en a modifié et complété les titres pour mieux marquer leur place dans l'ensemble, mais on s'est gardé d'altérer les textes (sauf éventuellement à le signaler en note). Par incapacité de faire autrement, mais aussi par principe. Chacun de ces textes, en effet, condense un travail étendu; l'ensemble est le précipité, ou le procès-
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verbal, de la recherche, et en le reproduisant tel quel l'auteur s'en affirme responsable. Les répétitions mêmes ne sont peut-être pas inutiles: des conceptions et définitions peu familières gagnent à être rappelées chaque fois qu'elles sont mises en œuvre. Quant au fond, situons maintenant ces études dans l'ensemble de·la recherche qui se poursuit. Dès l'ouverture du chantier, j'ai cherché à mettre la méthode à l'épreuve sur plusieurs plans, selon plusieurs directions. Il y a d'abord le cadre global, soit la vue comparative, anthropologique de la modernité, la mise en perspective hiérarchique de l'idéologie individualiste. C'est l'objet, on l'a dit, du chapitre VII. Ensuite s'imposait un premier axe de recherche, l'axe chronologique: il fallait suivre dans l'histoire la genèse et le développement de l'idéologie moderne. Sur ce plan, on dispose aujourd'hui de trois études dont deux figurent ici. Elles portent sur des périodes historiques différentes - non sans chevauchement, et plus encore sur des aspects distincts de l'idéologie. La première étudie l'Église des premiers siècles, avec une extrapolation sur la Réforme, et montre comment l'individu chrétien, étranger au monde à l'origine, s'y trouve progressivement de plus en plus profondément impliqué; c'est le premier chapitre. La seconde montre le progrès de l'individualisme, à partir du XIIIe siècle, à travers l'émancipation d'une catégorie: le politique, et la naissance d'une institution: l'État. C'est le deuxième chapitre. (C'est aussi la première en date de ces études, d'où sa présentation très générale et un aspect un peu archaïque par rapport aux développements récents.) Enfin, un troisième travail retrace, à partir du XVIIe siècle, l'émancipation de la catégorie économique qui représente, à ~son tour, par ,rapport à la religion et à la politique, à l'Eglise et à l'Etat, un progrès de l'individualisme. Ce travail a pris la dimension d'un livre, Genèse et Épanouissement de l'idéologie économique (HAE 1), et ne peut donc figurer ici. Voilà en somme, non pas certes une genèse complète, mais du moins trois aspects majeurs dans la genèse de l'idéologie moderne. Un second axe de recherche fut choisi dès l'abord: la
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comparaison entre cultures nationales en Europe. En effet, l'idéologie moderne revêt des formes notablement différentes dans les différentes langues ou nations, plus exactement dans les différentes sous-cultures qui correspondent plus ou moins à ces langues et à ces nations. Prenant chacune de ces idéologies plus ou moins nationales comme une variante de l'idéologie moderne, il devait être possible, et cela pour la première fois, de proposer le début d'une comparaison systématique et donc d'une intercompréhension véritable entre ces variantes soit la française, l'allemande, l'anglaise - demeurées jusqu'ici relativement opaques l'une à l'autre. Dans la pratique, le travail a porté principalement sur la variante allemande comparée - plus ou moins explicitement - à la française. On trouvera ici seulement un article sur « Le Volk et la nation chez Herder et Fichte» (chap. III). Il est bref, mais le thème est absolument central pour la philosophie sociale de l'idéalisme allemand, et par ailleurs il s'agit d'une étape importante dans la constitution de l'idée moderne de nation. En fait, la recherche d'ensemble est assez avancée, j'espère en fournir bientôt d'autres résultats, et je n'ai pas pu me retenir de faire état, à propos de l'hitlérisme (chap. IV), de vues générales inédites. Il reste un troisième axe de recherche, ou plutôt une troisième perspective qui est dans une grande mesure la résultante des deux précédentes. Qu'arrive-t-il à l'idéologie moderne une fois mise en œuvre? La vue comparative de l'idéologie permet-elle d'éclairer les problèmes que pose l'histoire politique des deux derniers siècles et en particulier le totalitarisme pris comme une maladie de la société moderne? Le chapitre IV est une contribution à l'étude du national-socialisme. Il y est situé d'une part au plan général ou interculturel du monde contemporain, de l'autre au plan de l'idéologie allemande dont il a exploité une crise historique. On y étudie la place du racisme antisémite dans l'ensemble des représentations que Hitler lui-même donne comme siennes dans son livre Mon combat. Sur ce point, particulièrement sensible, du totalitarisme,
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je voudrais ajouter une brève discussion. Dans un long article consacré en grande partie à une considération fort bienveillante et pénétrante de HAE !, M. Vincent Descombes a touché à la relation entre la sociologie de Durkheim, de Mauss et le totalitarisme 1. Il s'est demandé quel rapport il y a entre le holisme de Durkheim et des siens et le totalitarisme. Durkheim n'a-t-il pas, en appelant de ses vœux pour nos sociétés des « heures d'effervescence créatrice », en 1912, idéalisé à son insu le nazisme à venir, et Mauss n'a-t-il pas confessé son embarras devant l'événement (op. cil., p. 1023-1026)? Il Y a plus: M. Descombes semble suggérer finalement que je reproduis à mon tour la « mésaventure» de Durkheim, la « catastrophe de l'école durkheimienne » devant le totalitarisme. Or la distance est grande entre la définition du totalitarisme comme contradictoire que je donne et que le critique cite (p. 1026) et la vue commune d'un simple retour à la communion primitive ou médiévale que Mauss reprenait à son compte. Il semble donc y avoir méprise. Il se trouve que sur un point précis et fondamental j'avais marqué le dépassement des formulations durkheimiennes. Tout au début de HH, distinguant les deux sens du mot individu (l'homme particulier empirique et l'homme comme porteur de valeur) 2, j'avais dans une note (3a) montré sur l'exemple d'un passage de Mauss lui-même la nécessité de la distinction. Or, une fois cette distinction acquise, la cqnfusion que Descombes reproche aux durkheimiens est impossible. C'est ce à quoi le critique n'a pas assez pris garde. Certes Durkheim avait bien vu l'individualisme comme valeur sociale 3, mais il ne l'a pas construit de façon indélébile dans son vocabulaire, il n'a pas suffisamment accentué la distance que cette valeur creuse entre les
1. Cette étude a paru dans Critique, 366, novembre 1977, p. 9981027, sous un titre assez inattendu : «Pour elle un Français doit mourir. » 2. Cf. en fin de volume ~e lexique, s. v. individu. 3. Cf. Steven Lukes, Emile Durkheim, Penguin Books, 1973, p. 338 sq.
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modernes et les autres 1, c'est seulement ainsi qu'il a pu à l'occasion, dans le passage des Formes élémentaires que Descombes monte en épingle, imaginer pour les modernes une «effervescence» communautaire à la manière des tribus australiennes. Il n'en est plus de même une fois les deux sens de 1'« individu» distingués, et une fois posée sur cette base l'incompatibilité entre individualisme et holisme (HH, § 3) ; du coup, tout retour prétendu au holisme au plan de la nation moderne apparaît comme une entreprise de mensonge et d'oppression, et le nazisme se dénonce comme une mascarade. L'individualisme est la valeur cardinale des sociétés modernes. Hitler n'y échappe pas plus que quiconque, et l'essai qui le concerne ici tente précisément de montrer qu'un individualisme profond sous-tend sa rationalisation raciste de l'antisémitisme. En fait, le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l'on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l'individualisme est d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire. Voilà une formulation bien vague, et il est difficile d'être plus précis au plan général. Et pourtant, au stade actuel de la recherche, cette coexistence, dans l'idéologie de notre temps, de l'individualisme et de son opposé s'impose avec plus de force que jamais. C'est en ce sens que, si la configuration individualiste des idées et valeurs est caractéristique de la modernité, elle ne lui est pas coextensive. D'où viennent, dans l'idéologie et plus largement dans la société contemporaines, les éléments, aspects ou facteurs non individualistes? Ils tiennent en premier lieu à la permanence ou «survivance» d'éléments prémodernes et plus ou moins généraux - telle la famille. Mais ils tiennent aussi à ce que la mise en œuvre même des valeurs individualistes a déclenché une dialectique complexe qui a 1. C'est cette même distance que nous avons vue s'accentuer nettement en passant de Mauss à Polanyi.
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pour résultat, dans des domaines très divers, et pour certains dès la fin du XVIIIe et le début du XIX e siècle, des combinaisons où elles se mêlent subtilement à leurs opposés 1. L'affaire est relativement simple, et claire grâce à Karl Polanyi, en matière économico-sociale où l'application du principe individualiste, le « libéralisme », a obligé à introduire des mesures de sauvegarde sociale et a finalement abouti à ce qu'on peut appeler le «post-libéralisme» contemporain. Un processus plus complexe, fort important mais à peine détecté jusqu'ici, se rencontre dans le domaine des cultures et résulte en somme de leur interaction. Les idées et valeurs individualistes de la culture dominante, à mesure qu'elles se répandent à travers le monde, subissent localement des modifications ou donnent naissance à des formes nouvelles. Or, et c'est là le point inaperçu, ces formes modifiées ou nouvelles peuvent passer en retour dans la culture dominante et y figurer comme des éléments modernes de plein droit. L'acculturation à la modernité de chaque culture particulière peut de la sorte laisser un précipité durable dans le patrimoine de la modernité universelle. De plus, le processus est parfois cumulatif en ce sens que ce précipité lui-même peut à son tour être transformé dans une acculturation subséquente. Qu'on ne s'imagine pas pour autant qu'à travers ces adaptations l'idéologie moderne se dilue ou s'affaiblisse. Tout au contraire, le fait remarquable, et préoccupant, c'est que la combinaison d'éléments hétérogènes, l'absorption par l'individualisme d'éléments étrangers et plus ou moins opposés a pour résultat une intensification, une montée en puissance idéologique des représentations correspondantes. Nous sommes ici sur le terrain du totalitarisme, combinaison involontaire, inconsciente, hypertendue, d'individualisme et de holisme. Aussi bien, c'est à propos de la brève étude sur Hitler que j'ai introduit cette digression, qui est aussi une 1. J'y ai touché à propos des idées économiques, à la fin de ma préface à La Grande Transformation, op. cit.
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conclusion. Le monde idéologique contemporain est tissé de l'interaction des cultures qui a eu lieu à tout le moins depuis la fin du XVIIIe siècle, il est fait des actions et réactions de l'individualisme et de son contraire. Ce n'est pas ici le lieu de développer cette vue, et il est trop tôt pour le faire, elle est seulement le résultat général de la recherche poursuivie jusqu'ici, ou pour mieux dire la perspective sur laquelle elle ouvre, et comme un nouveau versant à explorer. Cela s'accompagne d'un glissement de point de vue par rapport au début de cette recherche et même, au plan du vocabulaire, d'un certain embarras, rançon du chemin parcouru. On avait cherché, pour commencer, à isoler ce qui est caractéristique de la modernité par opposition à ce qui l'a précédée et qui lui coexiste, et à décrire la genèse de ce quelque chose, que nous avons appelé ici individualisme. Durant cette étape, on a assez largement tendu à identifier individualisme et modernité. Le fait massif qui s'impose maintenant, c'est qu'il y a dans le monde contemporain, même dans sa partie «avancée », «développée» ou «moderne» par excellence, et même au seul plan des systèmes d'idées et de valeurs, au plan idéologique, autre chose que ce qu'on avait défini différentielle ment comme moderne. Bien plus, nous découvrons que nombre des idées-valeurs que l'on prendrait comme le plus intensément modernes sont en réalité le résultat d'une histoire au cours de laquelle modernité et non-modernité ou plus exactement les idéesvaleurs individualistes et leurs contraires se sont intimement combinés 1. On pourrait ainsi parler de « post-modernité » pour le monde contemporain, mais la tâche est bien plutôt d'analyser ces représentations plus ou moins hybrides, de suivre dans le concret les interactions d'où elles sont nées et leur destin subséquent, en bref d'étudier l'histoire de l'idéologie des deux derniers siècles dans une perspective interculturelle.
1. Voir «Identités collectives et idéologie universaliste; leur interaction de fait », Critique, n° 456, mai 1985, p. 506-518.
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Genèse, l
De l'individu-hors-du-monde à l'individu-dans-le-monde *
Cette étude se compose de deux parties. La partie principale porte sur les premiers siècles du christianisme. On y aperçoit les premières étapes d'une évolution. Un complément ou épilogue montre, à longue échéance, l'aboutissement de cette évolution chez Calvin * * .
Les commencements chrétiens de l'individualisme Dans les dernières décennies, l'individualisme moderne est apparu de plus en plus, à certains d'entre nous, comme un phénomène exceptionnel dans l'histoire des civilisations. Mais, si l'idée de l'individu est aussi idiosyncrasique qu'elle est fondamentale, il s'en faut qu'on soit d'accord sur ses origines. Pour certains auteurs, surtout dans les pays où le nominalisme est fort, elle a toujours été * Paru dans Le Débat, 15, septembre-octobre 1981, sous le titre: La genèse chrétienne de l'individualisme moderne, une vue modifiée de nos origines » (en angl. : Religion, 12, 1982, p. 1-27, cf. la discussion dans ibid., p. 83-91). ** La première partie est une version française de la Deneke Lecture donnée à Lady Margat:et Hall à Oxford en mai 1980 (cf. antérieurement Annuaire de l'Ecole pratique des hautes études, 6e section, pour 1973-1974). L'hypothèse générale a été provoquée par un colloque de Daedalus sur le premier millénaire avant J.-c., et je dois beaucoup à ses participants, principalement à Arnaldo Momigliano, Sally Humphreys et Peter Brown, pour leurs critiques et suggestions (cf. Daedalus, printemps 1975, pour une première présentation de l'hypothèse, que les critiques ont contribué à modifier et à élargir). Le complément sur Calvin a été proposé dans un séminaire sur « La catégorie de personne» (Oxford, Wolfson College, mai 1980).
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présente partout. Pour d'autres, elle apparaît avec la Renaissance, ou avec la montée de la bourgeoisie. Plus souvent sans doute, et en accord avec la tradition, on voit les racines de cette idée dans notre héritage classique et judéo-chrétien, en proportions variées. Pour certains classicistes, la découverte en Grèce du « discours cohérent » est le fait d'hommes qui se voyaient comme des individus : les brouillards de la pensée confuse se seraient dissipés sous le soleil d'Athènes, le mythe rendant les armes à la raison, et l'événement marquerait le début de l'histoire proprement dite. A coup sûr, il y a du vrai dans cette affirmation, mais elle est trop étroite, si étroite qu'elle prend un air provincial dans le monde d'aujourd'hui. Sans doute demande-t-elle à tout le moins à être modifiée. Pour commencer, le sociologue tendrait en la matière à privilégier la religion plutôt que la philosophie, parce que la religion agit sur la société tout entière et est en relation immédiate avec l'action. Ainsi fit Max Weber. Laissons de côté pour notre part toute considération de cause et d'effet et étudions seulement des configurations d'idées et de valeurs, des réseaux idéologiques, pour tenter d'atteindre les relations fondamentales qui les soustendent. Voici ma thèse en termes approximatifs: quelque chose de l'individualisme moderne est présent chez les premiers chrétiens et dans le monde qui les entoure, mais ce n'est pas exactement l'individualisme qui nous est familier. En réalité, l'ancienne forme et la nouvelle sont séparées par une transformation si radicale et si complexe qu'il n'a pas fallu moins de dix-sept siècles d'histoire chrétienne pour la parfaire, et peut-être même se poursuitelle encore de nos jours. La religion a été le ferment cardinal d'abord dans la généralisation de la formule, et ensuite dans son évolution. Dans nos limites chronologiques, le pedigree de l'individualisme moderne est pour ainsi dire double : une origine ou accession d'une certaine espèce, et une lente transformation en une autre espèce. Dans les limites de cet essai je dois me contenter de caractériser l'origine et de marquer quelques-unes des premières étapes de la transformation. On voudra bien excuser l'abstraction condensée de ce qui suit.
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Pour voir notre culture dans son unité et sa spécificité, il nous faut la mettre en perspective en la contrastant avec d'autres cultures. C'est seulement ainsi que nous pouvons prendre conscience de ce qui autrement va sans dire : le fondement familier et implicite de notre discours ordinaire. Ainsi, quand nous parIons d'« individu », nous désignons deux choses à la fois: un objet hors de nous, et une valeur. La comparaison nous oblige à distinguer analytiquement ces deux aspects: d'un côté, le sujet empirique parlant, pensant et voulant, soit l'échantillon individuel de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés, de l'autre l'être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprêmes et se rencontre en premier lieu dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société. De ce point de vue, il y a deux sortes de sociétés. Là où l'Individu est la valeur suprême je parle d'individualisme; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme. En gros, le problème des origines de l'individualisme est de savoir comment, à partir du type général des sociétés holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredisait fondamentalement la conception commune. Comment cette transition a-t-elle été possible, comment pouvonsnous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies inconciliables? La comparaison avec l'Inde suggère une hypothèse. Depuis plus de deux mille ans la société indienne est caractérisée par deux traits complémentaires : la société impose à chacun une interdépendance étroite qui substitue des relations contraignantes à l'individu tel que nous le connaissons, mais par ailleurs l'institution du renoncement au monde permet la pleine indépendance de quiconque choisit cette voie 1. Incidemment cet homme, le renonçant, est responsable de toutes les innovations religieuses que l'Inde a connues. De plus, on voit clairement dans des textes anciens l'origine de l'institution, et on la comprend 1. Cf. Dumont, « Le renoncement dans les religions de l'Inde» (1959), dans HH, app. B.
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aisément: l'homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres. Lorsqu'il regarde derrière lui le monde social, il le voit à distance, comme quelque chose sans réalité, et la découverte de soi se confond pour lui, non pas avec le salut dans le sens chrétien, mais avec la libération des entraves de la vie telle qu'elle est vécue dans ce monde. Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui. C'est pourquoi j'ai appelé le renonçant indien un « individu-hors-du-monde ». Comparativement, nous sommes des « individus-dans-Ie-monde », des individus mondains, il est un individu extra-mondain. Je ferai un usage intensif de cette notion d'« individu-hors-du-monde », et je voudrais attirer l'attention sur cette étrange créature et sa relation caractéristique avec la société. Le renonçant peut vivre en ermite solitaire ou il peut se joindre à un groupe de collègues en renoncement sous l'autorité d'un maîtrerenonçant, représentant une «discipline de libération» particulière. La similitude avec les anachorètes occidentaux ou entre monastères bouddhiques et chrétiens peut aller très loin. Par exemple, les deux espèces de congrégations ont inventé indépendamment ce que nous appelons le vote majoritaire. Ce qui est essentiel pour nous, c'est l'abîme qui sépare le renonçant du monde social et de l'homme-dans-Iemonde. D'abord, le chemin de la libération est ouvert seulement à quiconque quitte le monde. La distanciation vis-à-vis du monde social est la condition du développement spirituel individuel. La relativisation de la vie dans le monde résulte immédiatement de la renonciation au monde. Seuls des Occidentaux ont pu faire l'erreur de supposer que certaines sectes de renonçants aient essayé de changer l'ordre social. L'interaction avec le monde social prenait d'autres formes. En premier lieu, le renonçant dépend de ce monde pour sa subsistance, et, d'ordinaire, il instruit l'homme-dans-Ie-monde. Historiquement,
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toute une dialectique spécifiquement indienne s'est mise en branle, qu'il nous faut négliger ici. Gardons en mémoire seulement la situation initiale telle qu'on la rencontre encore dans le bouddhisme. Sauf à rejoindre la congrégation, le laïc se voit enseigner seulement une éthique relative: qu'il soit généreux visà-vis des moines et évite les actions par trop dégradantes. Ce qui est précieux pour nous dans tout cela, c'est que le développement indien se comprend aisément, et semble en vérité « naturel ». A partir de lui, nous pouvons faire l'hypothèse suivante : si l'individualisme doit apparaître dans une société du type traditionnel, holiste, ce sera en opposition à la société et comme une sorte de supplément par rapport à elle, c'est-à-dire sous la forme de l'individuhors-du-monde. Est-il possible de penser que l'individualisme commença de la sorte en Occident? C'est précisément ce que je vais essayer de montrer; quelles que soient les différences dans le contenu des représentations, le même type sociologique que nous avons rencontré dans l'Inde - l'individu-hors-du-monde - est indéniablement présent dans le christianisme et autour de lui au commencement de notre ère. Il n'y a pas de doute sur la conception fondamentale de l'homme née de l'enseignement du Christ: comme l'a dit Troeltsch, l'homme est un individu-en-relation-à-Dieu, ce qui signifie, à notre usage, un individu essentiellement hors-du-monde. Avant de développer ce point, je voudrais tenter une affirmation plus générale. On peut soutenir que le monde hellénistique était, en ce qui concerne les gens instruits, si pénétré de cette même conception que le christianisme n'aurait pu réussir à la longue dans ce milieu s'il avait offert un individualisme de type différent. Voilà une thèse bien forte qui semble, à première vue, contredire des conceptions bien établies. En fait elle ne fait que les modifier, et elle permet de rassembler mieux que la vue courante nombre de données dispersées. On admet communément que la transition dans la pensée philosophique de Platon et d'Aristote aux nouvelles écoles de la période hellénistique montre une discontinuité a great
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gap 1 ») -l'émergence soudaine de l'individualisme. Alors que la polis était considérée comme autosuffisante chez Platon et Aristote, c'est maintenant l'individu qui est censé se suffire à lui-même (ibid., p. 125). Cet individu est, soit supposé comme un fait, soit posé comme un idéal par épicuriens, cyniques et stoïciens tous ensemble. Pour aller droit à notre affaire, il est clair que le premier pas de la pensée hellénistique a été de laisser derrière soi le monde social. On pourrait citer longuement, par exemple, la classique Histoire de la pensée politique de Sabine dont j'ai déjà reproduit quelques formules et qui classe en fait les trois écoles comme différentes variétés de « renonciation » (p. 137). Ces écoles enseignent la sagesse, et pour devenir un sage il faut d'abord renoncer au monde. Un trait critique court à travers toute la période sous différentes formes; c'est une dichotomie radicale entre la sagesse et le monde, entre le sage et les hommes non éclairés qui demeurent en proie à la vie mondaine. Diogène oppose le sage et les fous; Chrysippe affirme que l'âme du sage survit plus longtemps après la mort que celle des mortels ordinaires. De même qu'en Inde la vérité ne peut être atteinte que par le renonçant, de même d'après Zénon le sage seul sait ce qui est bon; les actions mondaines, même de la part du sage, ne peuvent être bonnes mais seulement préférables à d'autres: l'adaptation au monde est obtenue par la relativisation des valeurs, la même sorte de relativisation que j'ai soulignée dans l'Inde. L'adaptation au monde caractérise le stoïcisme dès le début et, de plus en plus, le stoïcisme moyen et tardif. Elle a certainement contribué à brouiller, au regard des interprètes postérieurs, l'ancrage extra-mondain de la doctrine. Les stoïciens de Rome exercèrent de lourdes charges dans le monde, et un Sénèque a été perçu comme un proche voisin par des auteurs du Moyen Age et même par Rousseau qui lui emprunta beaucoup. Cependant, il n'est pas difficile de détecter la permanence du divorce 1. George H. Sabine, A History of Political Theory, Londres 1963, 3e éd., p. 143.
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originel : l'individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu'il agit dans le monde. Le stoïcien doit demeurer détaché, il doit demeurer indifférent, même à la peine qu'il essaie de soulager. Ainsi Épictète: « Il peut bien soupirer [avec celui qui souffre] pourvu que son soupir ne vienne pas du cœur 1. » Ce trait si étrange pour nous montre que, alors même que le stoïcien est revenu au monde d'une façon qui est étrangère au renonçant indien, il n'y a là pour lui qu'une adaptation secondaire: au fond il se définit toujours comme étranger au monde. Comment comprendre la genèse de cet individualisme philosophique? L'individualisme est tellement une évidence pour nous que dans le cas présent il est couramment pris sans plus de façons comme une conséquence de la ruine de la polis grecque et de l'unification du monde Grecs et étrangers ou barbares confondus - sous le pouvoir d'Alexandre. Sans doute il y a là un événement historique sans précédent qui peut expliquer bien des traits mais non pas, selon moi du moins, l'émergence, la création ex nihilo de l'individu comme valeur. Il faut regarder avant tout du côté de la philosophie elle-même. Non seulement les maîtres hellénistiques ont à l'occasion recueilli à leur usage des éléments pris aux présocratiques, non seulement ils sont les héritiers des sophistes et d'autres courants de pensée qui nous apparaissent submergés à la période classique, mais l'activité philosophique, l'exercice soutenu par des générations de penseurs de l'enquête rationnelle, doit avoir par lui-même nourri l'individualisme, car la raison, si elle est universelle en principe, œuvre en pratique à travers la personne particulière qui l'exerce, et prend le premier rang sur toutes choses, au moins implicitement. Platon et Aristote, après 1. Cité dans Edwyn Bevan, Stoïciens et Sceptiques, Paris, 1927, p. 63, traduit de l'anglais. Cet auteur a vu la similitude avec le renoncement indien. Il cite longuement la Bhagavad Gita pour montrer le parallélisme avec les maximes des stoïciens sur le détachement (ibid., p. 75-79). De fait la Gita contient déjà l'adaptation du renoncement au monde. Cf. « Le renoncement... », loe. cit., section 4.
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Socrate, avaient su reconnaître que l'homme est essentiellement un être social. Ce que firent leurs successeurs hellénistiques, c'est au fond de poser comme un idéal supérieur celui du sage détaché de la vie sociale. Si telle est la filiation des idées, le vaste changement politique, la naissance d'un Empire universel provoquant des relations intensifiées dans toute son étendue, aura sans aucun doute favorisé le mouvement. Notons que, dans ce milieu, l'influence directe ou indirecte du type indien de renonçant ne peut pas être exclue a priori, même si les données sont insuffisantes. S'il fallait une démonstration du fait que la mentalité extra-mondaine régnait parmi les gens instruits en général, au temps du Christ, on la trouverait dans la personne d'un Juif, Philon d'Alexandrie. Philon a montré aux futurs apologistes chrétiens comment adapter le message religieux à un public païen instruit. Il exprime avec chaleur sa prédilection fervente pour la vie contemplative du reclus à laquelle il brûle de retourner, ne l'ayant interrompue que pour servir sa communauté au plan politique - ce qu'il fit d'ailleurs avec distinction. Goodenough a montré précisément comment cette hiérarchie des deux modes de vie et celle de la foi juive et de la philosophie païenne se reflètent dans le double jugement politique de Philon, tantôt exotérique et apologétique, tantôt ésotérique et hébraïque 1. Revenant maintenant au christianisme, je dois dire d'abord que mon guide principal sera l'historien-sociologue de l'Eglise, Ernst Troeltsch. Dans son gros livre, Les Doctrines sociales des Églises et groupes chrétiens, publié en 1911 et qui peut être considéré comme un chefd'œuvre, Troeltsch avait déjà donné une vue relativement unifiée, dans s~s propres termes, de « toute l'étendue de l'histoire de l'Eglise chrétienne 2 » (p. VIII). Si l'exposé 1. E. R. Goodenough, An Introduction to Philo Judaeus, New Haven, 1940. 2. Ernst Troeltsch, Die Sozial/ehren der christlichen Kirchen und Gruppen, dans Gesammelte Schriften, 1. l, Tübingen, 1922; Aalen, 1965. Trad. angl. : The Social Teaching of the Christian Churches,
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de Troeltsch peut sur certains points demander à être complété ou modifié, mon effort consistera principalement à essayer d'atteindre grâce à la perspective comparative que je viens d'esquisser une vue encore plus unifiée et plus simple de l'ensemble, même si, pour le moment, nous ne nous occupons que d'une partie de cet ensemble 1. La matière est familière, et j'isolerai schématiquement quelques traits critiques. Il suit de l'enseignement du Christ et ensuite de Paul que le chrétien est un « individuen-relation-à-Dieu ». Il y a, dit Troeltsch, «individualisme absolu et universalisme absolu» en relation à Dieu. L'âme individuelle reçoit valeur éternelle de sa relation filiale à Dieu, et dans cette relation se fonde également la fraternité humaine: les chrétiens se rejoignent dans le Christ dont ils sont les membres. Cette extraordinaire affirmation se situe sur un plan qui transcende le monde de l'homme et des institutions sociales, quoique celles-ci procèdent elles aussi de Dieu. La valeur infinie de l'individu est en même temps l'abaissement, la dévaluation du monde tel qu'il est : un dualisme est posé, une tension est établie qui est constitutive du christianisme et traversera toute l'histoire. Arrêtons-nous sur ce point. Pour l'homme moderne, cette tension entre vérité et réalité est devenue très difficile à accepter, à évaluer positivement. Nous parlons
New York, Harper Torchbooks, 1960, 2 vol. (La traduction, plus accessible, garde la numérotation des notes de Troeltsch; elle n'est pas toujours sûre.) Les références de pages données dans le texte renverront à cet ouvrage, sauf indication contraire. 1. La distance est petite entre le sens général du livre de Troeltsch et la formulation présente. Ainsi un sociologue pénétrant, Benjamin Nelson, notant que l'intérêt non seulement de Troeltsch mais des principaux penseurs allemands des XIX e et xx e siècles, à partir de Hegel, s'est concentré sur 1'« institutionnalisation de la chrétienté primitive », a énoncé le problème de deux façons, dont celle-ci: « COf!1ment une secte ultra-mondaine a donné naissance à l'Église romame? » (<< Weber, Troeltsch, lellinek as comparative historical sociologists », Sociological Analysis, 36-3, 1975, p. 229-240; cf. n. p. 232).
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quelquefois de « changer le monde », et il est clair d'après ses premiers écrits que le jeune Hegel aurait préféré voir le Christ déclarer la guerre au monde tel qu'il est. Cependant, rétrospectivement, nous voyons que si le Christ en tant qu'homme avait agi de la sorte, le résultat aurait été pauvre par rapport aux conséquences que son enseignement a entraînées à travers les siècles. Dans son âge mûr, Hegel a fait amende honorable pour l'impatience de sa jeunesse en reconnaissant à plein la fécondité du subjectivisme chrétien, c'est-à-dire de la tension congénitale au christianisme 1. De fait, si nous la considérons comparativement, l'idée de « changer le monde» a l'air si absurde que nous en venons à comprendre qu'elle n'a pu apparaître que dans une civilisation qui avait pendant longtemps maintenu implacablement une distinction absolue entre la vie promise à l'homme et celle qui est, en fait, la sienne. Cette folie moderne s'enracine dans ce qui a été appelé l'absurdité de la croix. Je me souviens d'Alexandre Koyré opposant dans une conversation la folie du Christ au bon sens du Bouddha. Ils ont cependant quelque chose en commun : la préoccupation exclusive de l'individu unie avec ou plutôt fondée sur une dé-valuation du monde 2. C'est ainsi que les deux religions sont véritablement des religions universelles et par suite missionnaires, qu'elles se sont étendues dans l'espace et dans le temps et ont apporté la consolation à des hommes innombrables. C'est ainsi - si je puis me permettre d'aller jusque-là - que toutes deux 1. Cf. Hegels theologische Jugendschriften, Tübingen, 1907, p. 221230, 327 sq., trad. fr. : L'Esprit du christianisme et son destin, Paris, Vrin, 1971. Le jeune Hegel était entraîné par son zèle révolutionnaire et sa fascination pour la polis idéale (ibid., p. 163-164,297-302,335). Pour les vues de la maturité, cf. Michael Theunissen, Hegels Lehre yom absoluten Geist ais theologisch-politischer Traktat, Berlin, 1970, p. 10-11. 2. Le fait que la dé-valuation est relative ici, radicale là, est une autre affaire. Il est clair que le parallélisme plus limité établi par Edward Conze entre « Buddhism (Mahayana) and Gnosis» repose sur la présence soùs-jacente des deux parts de l'individu-hors-dumonde. (Cf. particulièrement la conclusion et la dernière note dans Le Origini dello Gnosticismo, Colloquio di Messina, 13-18 avril 1966, Leyde, 1967, p. 665 sq.).
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sont vraies en tout cas en ce sens que les valeurs doivent être maintenues hors de l'atteinte de l'événement si l'on veut que la vie humaine soit supportable, particulièrement pour une mentalité universaliste. Ce qu'aucune religion indienne n'a atteint pleinement et qui est donné dès le départ dans le christianisme, c'est la fraternité de l'amour dans et par le Christ, et l'égalité de tous qui en résulte, une égalité qui, Troeltsch y insiste, «existe purement en présence de Dieu ». En termes sociologiques, l'émancipation de l'individu par une transcendance personnelle, et l'union d'individus-hors-dumonde en une communauté qui marche sur la terre mais a son cœur dans le ciel, voilà peut-être une formule passable du christianisme. Troeltsch souligne l'étrange combinaison de radicalisme et de conservatisme qui s'ensuit. Il y a avantage à regarder la chose d'un point de vue hiérarchique. On rencontre toute une série d'oppositions s~mblable~ entre ce monde et l'au-delà, le corps et l'âme, l'Etat et l'Eglise, )' Ancien et le Nouveau Testament que Caspary appelle les « couples pauliniens ». Je renvoie à l'analyse dans son livre récent et remarquable sur l'exégèse d'Origène 1. Il est clair que dans ces oppositions les deux pôles sont hiérarchisés, même lorsque ce n'est pas évident à la surface. Quand JésusChrist enseigne de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, la symétrie n'est qu'apparente, car c'est en fonction de Dieu que nous devons nous plier aux prétentions légitimes de César. La distance ainsi créée est en un sens plus grande que si les prétentions de César étaient simplement niées. L'ordre mondain est relativisé en tant que subordonné aux valeurs absolues. Il y a là une dichotomie ordonnée. L'individualisme extra-mondain englobe reconnaissance et obéissance quant aux puissances de ce monde. Si je traçais une figure, elle représenterait deux cercles concentriques, le plus grand représentant l'individualisme-en-relation-à-Dieu et le plus petit l'acceptation des nécessités, devoirs et allégeances du 1. Gerard Caspary, Polities and Exegesis: Origen and the Two Swords, Berkeley, University of California Press, 1979.
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monde, c'est-à-dire l'insertion dans une société païenne, puis chrétienne, qui n'a pas cessé d'être holiste. Cette figure, où la référence primaire, la définition fondamentale englobe comme son antithèse la vie mondaine, où l'individualisme-hors-du-monde subordonne le holisme normal de la vie sociale, est capable de contenir économiquement tous les principaux changements subséquents tels que Troeltsch les formule. Ce qui arrivera dans l'histoire, c'est que la valeur suprême exercera une pression sur l'élément mondain antithétique qu'elle enserre. Par étapes, la vie mondaine sera ainsi contaminée par l'élément extra-mondain jusqu'à ce que finalement l'hétérogénéité du monde s'évanouisse entièrement. Alors le champ entier sera unifié, le holisme aura disparu de la représentation, la vie dans le monde sera conçue comme pouvant être entièrement conformée à la valeur suprême, l'individu-hors-du-monde sera devenu le moderne individu-dans-Ie-monde. C'est là la preuve historique de l'extraordinaire puissance de la disposition initiale. Je voudrais ajouter au moins une remarque sur l'aspect millénariste du christianisme à ses débuts. Les premiers chrétiens vivaient dans l'attente de l'imminent retour du Messie qui établirait le royaume de Dieu. La croyance a été probablement fonctionnelle en ce sens qu'elle aidait les gens à accepter, au moins provisoirement, l'inconfort d'une croyance qui p'était pas immédiatement pertinente quant à leur situation de fait. Or, il se trouve que le monde a connu de nos jours une extraordinaire prolifération de mouvements millénaristes, souvent appelés cargo cuits, dans des conditions très semblables à celles qui prévalaient en Palestine sous la domination romaine. Sociologiquement, la différence principale consiste précisément dans le climat extra-mondain de la période et particulièrement dans l'orientation extra-mondaine de la communauté chrétienne, qui l'emporta durablement sur les tendances extrémistes, qu'elles soient celles des Juifs rebelles ou des auteurs apocalyptiques, des gnostiques ou des manichéens. Sous cet angle, le premier christianisme semble caractérisé par une combinaison d'un élément millénariste
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et d'un élément extra-mondain avec prédominance de ce dernier 1. Si schématique et insuffisant que soit ce résumé, j'espère qu'il aura rendu vraisemblable l'idée que les premiers chrétiens étaient, en fin de compte, plus proches du renonçant indien que de nous-mêmes, installés que nous sommes dans un monde que nous croyons avoir adapté à nos besoins. Dans le fait - faut-il dire « aussi»? - nous nous sommes, à l'inverse, adaptés à lui. Ce sera le second point de cette étude, où nous considérerons tour à tour quelques étapes de cette adaptation. Comment le message extra-mondain du Sermon sur la montagne a-t-il pu avoir une action sur la vie dans le monde? Au plan des institutions, la relation s'établit par l'Église, qu'on peut voir comme une sorte de point d'appui ou de tête de pont du divin et qui ne s'étendit, ne s'unifia et n'établit son empire que lentement et par étapes. Mais il fallait aussi un outil intellectuel permettant de penser les institutions terrestres à partir de la vérité extra-mondaine. Ernst Troeltsch a beaucoup insisté sur l'emprunt de l'idée de Loi de Nature par les premiers Pères aux stoïciens. Qu'était au juste cette «Loi de Nature éthique» des païens? Je cite: «L'idée directrice est l'idée de Dieu comme Loi de Nature universelle, spirituelle-et-physique, qui règne uniformément sur toutes choses et comme loi universelle du monde ordonne la nature, produit les différentes positions de l'individu dans la nature et dans la société, et devient dans l'homme la loi de la raison, laquelle reconnaît Dieu et est ainsi une avec lui. .. La Loi de Nature commande ainsi d'une part la soumission au cours harmonieux de la nature et au rôle assigné à chacun dans le système social, de l'autre l'élévation intérieure audessus de tout cela, la liberté éthico-religieuse et la dignité 1. Sir Edmund Leach a attiré l'attention sur l'aspect millénariste, mais il l'a vu un peu rapidement comme un modèle de « subversion ». (Leach, « Melchisedech and the Emperor : Icons of subversion and orthodoxy )), Proceedings of the Royal Anthropological Institute for 1972, Londres, 1973, p. 5-14; cf. aussi ci-dessous n. 1, p. 63. Trad. fT. dans L'Unité de l'homme et Autres Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines )), 1980, p. 223-261).
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de la raison qui, étant une avec Dieu, ne saurait être troublée par aucun événement extérieur ou sensible» (p. 52). On pourrait objecter à la relation spéciale avec le stoïcisme affirmée par Troeltsch que ces conceptions s'étaient largement diffusées à l'époque, et que Philon et, deux siècles plus tard, les Apologistes empruntèrent tout autant et peut-être davantage à d'autres écoles de pensée. A cela Troeltsch a répondu par avance : le concept d'une Loi de Nature éthique de laquelle on dérive toutes les règles juridiques et les institutions sociales est une création de la Stoa 1, et c'est au niveau de l'éthique que l'Église construira sa doctrine sociale médiévale, « une doctrine sans doute imparfaite et confuse d'un point de vue scientifique, mais qui devait prendre en pratique la plus haute signification culturelle et sociale et devenir quelque chose comme le dogme de civilisation de l'Eglise» (p. 173). L'emprunt semble tou! à fait naturel dès qu'on admet que le stoïcisme et l'Eglise étaient tous deux attachés à la conception extra-mondaine et à la relativisation concomitante de la vie dans le monde. Après tout, le message du Bouddha à l'homme-dans-Ie-monde comme tel était de la même nature : la moralité subjective et l'éthique constituent l'articulation entre la vie dans le monde et les commandements sociaux d'un côté, la vérité et les valeurs absolues de l'autre. On trouve chez le fondateur de la Stoa trois siècles avant le Christ le principe de tout le développement postérieur. Pour Zénon de Citium - plus un prophète qu'un philosophe selon Edwyn Bevan 2 - le Bien est ce qui rend l'homme indépendant de toutes les circonstances extérieures. Le seul Bien est intérieur à l'homme. La volonté de l'individu est la source de sa dignité et de sa complétude. Pourvu qu'il ajuste sa volonté à tout ce que la destinée peut lui réserver, il sera sauf, à l'abri de toutes les 1. Troeltsch, « Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht », Gesamm. Schriften, t. IV (p. 166-191), p. 173-174. 2. Cf. n. 1, p. 41.
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attaques du monde extérieur. Comme sur le monde règne Dieu, ou la Loi de Nature, ou la raison - la nature devenant raison dans l'homme -, ce commandement est ce que Troeltsch appelle la Loi de Nature absolue. De plus, tandis que le sage demeure indifférent aux choses et aux actions extérieures, il peut cependant distinguer parmi elles selon leur plus ou moins grande conformité à la nature, ou à la raison: certaines actions sont relativement recommandables par rapport à d'autres. Le monde est relativisé comme il doit l'être, et cependant des valeurs, des valeurs relatives peuvent lui être attachées. Voilà en germe la Loi de Nature relative qui sera si largement utilisée par l'Église. A ces deux niveaux de la Loi correspondent deux images de l'humanité, à l'état idéal et à l'état réel. La première est l'état de nature - comme dans la cosmopolis idéale de Zénon ou plus tard dans l'utopie de lambulos 1 - que les chrétiens identifièrent avec l'état de l'homme avant la Chute. Quant à l'état réel de l'humanité, on connaît bien le parallélisme étroit entre la justification par Sénèque des institutions comme résultant de la méchanceté des hommes et en même temps comme y remédiant, et les vues similaires des chrétiens. Ce que Troeltsch considère comme essentiel, c'est l'aspect rationnel, à savoir que la raison puisse être appliquée aux institutions réelles, soit pour les justifier compte tenu de l'état présent de la moralité, soit pour les condamner comme contraires à la nature, soit encore pour les tempérer ou les corriger avec l'aide de la raison. Ainsi Origène fit valoir contre Celsus que les lois positives qui contredisent la loi naturelle ne méritent pas le nom de lois (Caspary, op. cit., p. 130), ce qui justifiait les chrétiens dans leur refus de rendre un culte à l'empereur ou de tuer à son service. Il Y a un point sur lequel le livre de Troeltsch demande un addendum. Il a manqué à reconnaître l'importance de la royauté sacrale à l'époque hellénistique et dans la suite. 1. J. Bidez, «La cité du monde et la cité du soleil chez les stoïciens », Bulletin de l'académie de Belgique, Lettres, série V, vol. 18-19, p. 244 sq.
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La loi naturelle est, en tant que « non écrite» ou en tant qu'« animée» (empsychos), incarnée dans le roi. C'est clair dans Philon, qui parla de « lois incarnées et rationnelles », et chez les Pères. Selon Philon, «les sages de l'histoire ancienne, les patriarches et pères de la race présentent dans leurs vies des lois non écrites, que Moïse a mises par écrit plus tard ... En eux la loi s'accomplit et devint personnelle» (Hirzel in Troeltsch, n. 69). Et Clément d'Alexandrie écrivit de Moïse qu'il était « inspiré par la loi et ainsi un homme royal l ». Le trait est important parce que nous sommes là au contact du type primitif, sacral, de souveraineté, celui du roi divin ou du roi-prêtre, une représentation fort répandue, qui était présente dans le monde hellénistique et plus tard dans l'empire byzantin 2 et que nous retrouverons. Les vues et les attitudes des premiers Pères en matière sociale - sur l'État et le prince, l'esclavage, la propriété privée - sont le plus souvent étudiées par les modernes séparément et d'un point de vue intérieur au monde. Nous pouvons les mieux comprendre, d'un point de vue extramondain, en nous souvenant que tout était perçu à la lumière de la relation de l'individu à Dieu et de son concomitant, la fraternité de l'Église. Il semblerait que la fin ultime soit dans une relation ambivalente avec la vie dans le monde, car le monde dans lequel le chrétien pérégrine en cette vie est à la fois un obstacle et une condition pour le salut. Le mieux est de prendre tout cela hiérarchiquement, car la vie dans le monde n'est pas directement refusée ou niée, elle est seulement relativisée par rapport à l'union avec Dieu et à la béatitude dans l'audelà à quoi l'homme est destiné. L'orientation idéale vers la fin transcendante, comme vers un aimant, produit un champ hiérarchique dans lequel il faut nous attendre à trouver chaque chose mondaine située. La première conséquence tangible de cette relativisation 1. Arnold A. T. Ehrhardt, Po/itische Metaphysik von Solon bis Augustus, Tübingen, 1959-1969,3 vol., t. II, p. 189. 2. F. Dvornik, Early Christian and Byzantine Political Philosophy, Origins ond Background, Washington, 1966, 2 vol.
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hiérarchique est un degré remarquable de latitude dans la plupart des affaires du monde. Comme elles ne sont pas importantes en elles-mêmes mais seulement par rapport à la fin, il peut y avoir des variations de grande amplitude selon le tempérament de chaque pasteur ou auteur et, surtout, selon les circonstances. Plutôt que de chercher des règles fixes, il y a lieu de repérer dans chaque cas les limites de la variation permise. Elles sont claires dans le principe: d'un côté le monde ne doit pas être purement et simplement condamné, comme par les hérétiques gnostiques, de l'autre il ne doit pas usurper la dignité qui appartient à Dieu seul. Et nous pouvons supposer que la variation sera moindre dans les matières relativement plus importantes que dans les autres. Un auteur récent a souligné l'espèce de flexibilité en cause. Étudiant l'exégèse d'Origène, Caspary a admirablement montré comment (ce qui me semble être) l'opposition fondamentale joue à divers niveaux et diverses formes et constitue un réseau de sirnification spirituelle, une hiérarchie de correspondances . Ce qui est vrai de l'herméneutique biblique peut s'appliquer aussi à l'interprétation des données brutes de l'expérience. Je disais à l'instant que l'on peut prendre les choses de ce monde comme hiérarchisées selon leur relative pertinence pour le salut. Sans doute cela n'est pas systématiquement exposé dans nos sources, mais il y a au moins un aspect sous lequel la différence de valeur relative doit être prise en ligne de compte. J'ai montré ailleurs que le monde moderne avait renversé la primauté traditionnelle des relations entre hommes sur les relations des hommes aux choses. Sur ce point l'attitude des premiers chrétiens ne fait pas de doute, car les choses ne peuvent constituer que des moyens ou des empêchements dans la quête du royaume de Dieu, tandis que les relations entre hommes portent sur des sujets faits à l'image de Dieu et destinés à l'union avec lui. 1. En fait, Caspary distingue quatre dimensions de contraste ou paramètres », parmi lesquels il en retient un seul comme hérarchique (op. cil., p. 113-114), mais il est facile de voir que la hiérarchie s'étend à tous. «
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Peut-être est-ce ici que le contraste avec les modernes est le plus marqué. Nous pouvons ainsi supposer. et nous vérifions que la subordination de l'homme en société, que ce soit dans l'État ou dans l'esclavage, pose des questions plus vitales pour les premiers chrétiens que l'attribution permanente de possessions à des personnes, c'est-à-dire la propriété privée des choses. L'enseignement de Jésus sur la richesse comme empêchement et la pauvreté comme adjuvant pour le salut s'adresse à la personne individuellement. Au niveau social, la règle séculaire de l'Église est bien connue, c'est une règle d'usage et non une règle de propriété. Peu importe à qui la propriété appartient pourvu qu'elle soit utilisée pour le bien de tous, et avant tout de ceux dans le besoin, car comme le dit Lactance (Div. instit., III, 21, contre le communisme de Platon), la justice est affaire de l'âme et non des circonstances extérieures. Troeltsch a dit en termes heureux comment l'amour à l'intérieur de la communauté entraînait le détachement vis-à-vis des biens (n. 57 et p. 114 sq., 131 sq.) D'après ce que nous savons, nous pouvons supposer qu'en l'absence de toute insistance dogmatique en la matière les jeunes Églises, petites et dans une grande mesure autonomes, auront pu varier dans leur traitement de la propriété, certaines peut-être mettant tout en commun à un moment donné, tandis que seule était uniforme l'injonction d'aider les frères démunis. Les stoïciens et d'autres avaient déclaré les hommes égaux en tant qu'êtres raisonnables. L'égalité chrétienne était peut-être plus profondément enracinée, au cœur même de la personne, mais c'était de même une qualité extra-mondaine. « Il ne peut y avoir ni Juif ni Grec ... ni esclave ni homme libre ... ni mâle ni femelle, car vous êtes tous un homme en Jésus-Christ », dit Paul, et Lactance : « Personne, aux yeux de Dieu, n'est esclave ni maître ... Nous sommes tous ... ses enfants. » L'esclavage était chose de ce monde, mais c'est une indication de l'abîme qui nous sépare de ces gens que ce qui pour nous attaque le principe même de la dignité humaine était pour eux une contradiction inhérente à la vie dans le monde, que le Christ luimême avait assumée pour racheter l'humanité, faisant
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ainsi de l'humilité une vertu cardinale pour tous. Tout l'effort vers la perfection était tourné vers l'intérieur, comme il convient à l'individu-hors-du-monde. On voit bien cela par exemple au niveau «tropologique» de l'exégèse d'Origène où tous les événements bibliques sont interprétés comme ayant pour théâtre la vie intérieure du chrétien (Caspary, op. cit.). Concernant la subordination politique, son traitement par Troeltsch peut sans doute être amélioré. Il suit Carlyle : l'attitude vis-à-vis des lois est gouvernée par les conceptions de la Loi de Nature, mais le pouvoir qui édicte les lois est vu différemment et regardé comme divin 1. En fait la loi naturelle et la royauté sacrale n'étaient pas si étrangères l'une à l'autre. Voilà encore un cas où une vue hiérarchique convient mieux. Le point essentiel est dans Paul : tout pouvoir vient de Dieu. Mais dans le cadre de ce principe global il y a place pour la restriction ou la contradiction. C'est clair dans un commentaire sur Paul du grand Origène dans son Contra Celsum : Il dit: "Il n'y a de pouvoir que de Dieu. " Alors quelqu'un pourrait dire: Quoi? Ce pouvoir aussi, qui persécute les serviteurs de Dieu ... est de Dieu? Répondons brièvement là-dessus. Le don de Dieu, les lois sont pour l'usage, non pour l'abus. Il y aura en vérité un jugement de Dieu contre ceux qui administrent le pouvoir qu'ils ont reçu selon leurs impiétés et non selon la loi divine ... Il [Paul] ne parle pas de ces pouvoirs qui persécutent la foi, car ici il faut dire: " Il Ya lieu d'obéir à Dieu et non aux hommes. ", il parle seulement du pouvoir en général (Troeltsch, n. 73).
On voit bien qu'ici une institution relative a dépassé ses limites et s'est mise en conflit avec la valeur absolue. En tant que contraire à la valeur ultime des chrétiens, la subordination politique résultait de la Chute, et trouvait sa 1. Dans un ouvrage par ailleurs classique, A. J. Carlyle a traité, en deux chapitres séparés, de 1'« égalité naturelle et du gouvernement» et de 1'« autorité sacrée du prince ». R. W. et A. J. Carlyle, A History of Mediaeval Political Theory in the West, t., l, par A. J. Carlyle, «The Second Century to the Ninth», Edimbourg et Londres, 1903.
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justification dans la Loi de Nature relative. Ainsi Irénée: Les hommes sont tombés [loin] de Dieu ... [et] ... Dieu leur a imposé le frein de la peur d'autres hommes ... pour les empêcher de se dévorer l'un l'autre tels des poissons. » La même vue fut appliquée par Ambroise à l'esclavage, un peu plus tard, peut-être parce qu'il apparaissait comme une affaire individuelle tandis que-l'État était une menace pour l'Église tout entière. (Il est remarquable qu'une explication semblable n'ait pas été donnée de la propriété privée, sauf par Jean Chrysostome, qui était un personnage exceptionnel.) Ici encore il y a place pour quelque variation. D'une part l'État et l'empereur sont voulus par Dieu comme toute chose sur terre. De l'autre l'État est à l'Église comme la terre au ciel, et un mauvais prince peut être une punition envoyée par Dieu. Il ne faut pas oublier en général que dans la perspective exégétique la vie sur terre depuis le Christ est un mélange : il a ouvert une étape de transition entre l'état des hommes non encore rachetés de l'Ancien Testament et le plein accomplissement de la promesse attendu avec le retour du Messie (Caspary, op. cit., p. 176-177). Dans l'intervalle, les «
hommes n'ont le royaume de Dieu qu'en eux-mêmes. Nous avons mis sommairement en perspective les vues de Pères des premiers siècles en matière sociale et politique, à l'exclusion de saint Augustin, qu'il faut considérer à part 1. Non seulement nous sommes avec lui au ve siècle, dans l'Empire devenu chrétien, mais surtout l'originalité du penseur renouvelle le cadre conceptuel dont il hérite. On le sait, cet homme a exprimé le christianisme avec une intensité toute nouvelle de pensée et de sentiment. Avec lui, le message chrétien de Paul prend toute sa profondeur, toute sa paradoxale grandeur. Augustin a élevé sa religion à un niveau philosophique 1. On s'écarte ainsi quelque peu de Troeltsch, tout en utilisant principalement ses citations, et plus encore de Carlyle, sur qui Troeltsch s'appuyait. Je n'ai pas eu accès à l'ouvrage que Troeltsch a par ailleurs consacré à Augustin (Augustin, die christliche Antike und das Mittelalter, Munich, 1915). Autres références: Étienne Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, 1969; Peter Brown, La Vie de saint Augustin, trad. J.-H. Marrou, Paris, 1971.
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sans précédent, et ce faisant il a du même coup anticipé l'avenir, tant son inspiration personnelle coïncide avec la force motrice, le principe cardinal du développement subséquent. Très précisément par rapport à nous, l'histoire exige que nous saluions ici le génie. Sans doute notre sentiment est d'autant plus fort que nous savons par les écrits d'Augustin à travers quelles limites humaines, quelles souffrances et quels efforts il s'est élevé si haut. Voilà en tout cas qui rend difficile de parler dignement de lui, de former une idée adéquate de l'ampleur et de la profondeur de sa pensée; il faut bien pourtant, même dans ce bref essai, lui dédier une petite niche - soit une chapelle où nous puissions en l'honorant espérer bénéficier de son extraordinaire pénétration. Augustin est de son temps, et cependant il préfigure, il montre du doigt immanquablement ce qui est à venir. C'est ainsi que son influence, ou sa lignée intellectuelle, s'étendra sur le Moyen Age, et bien au-delà. Qu'on pense à Luther, aux jansénistes, et jusqu'aux existentialistes. Par suite, on risque de se méprendre sur lui, mais peut-être la perspective esquissée ici permettra-t-elle de le mieux situer, de le mieux comprendre. Ainsi, quant à ce qui nous occupe directement ici, ce n'est pas assez de dire que, par rapport à ses devanciers, Augustin restreint le champ d'application de la Loi de Nature et étend celui de la Providence, de la volonté divine. Il introduit un changement plus radical. Au lieu d'accepter la royauté sacrale, il subordonne absolument l'État à l'Église, et c'est dans ce cadre nouveau que la Loi de Nature conserve une valeur limitée. Ainsi, un double développement sur l'État dans la Cité de Dieu est fort clair (cf. Troeltsch, n. 73). Admettant avec Cicéron que l'État est fondé sur la justice, Augustin commence par affirmer avec force qu'un soi-disant État qui ne rend pas justice à Dieu et à la relation de l'homme à Die'} ne connaît pas la justice et par conséquent n'est pas un Etat. Autrement dit, il ne peut y avoir de justice là où la dimension transcendante de la justice est absente. C'est là un jugement normatif, une affaire de principe (CD, XIX, 21). Plus loin, la question est reprise: ayant posé ce
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principe, comment pouvons-nous tout de même reconnaître que le peuple romain a quelque réalité empirique, tout en n'étant pas un peuple, ou un État, au sens normatif? Eh bien, nous pouvons reconnaître que le peuple romain est uni autour de quelque chose, même si ce quelque chose n'est pas, comme il se devrait, la vraie justice. Empiriquement, un peuple est un rassemblement d'êtres raisonnables unis par l'amour en commun de quelque chose, nous dirions par des valeurs communes, et il est meilleur ou pire, selon que ses valeurs sont meilleures ou pires (CD, XIX, 24). On voit mal comment Carlyle a pu dire qu'Augustin concevait insuffisamment la justice (p. 175); en général, le commentaire de Carlyle avoisine l'incompréhension systématique (op. cit., p. 164-170). Regardons-y de plus près. Jusqu'alors les chrétiens avaient conçu l'État, et le monde en général, comme congénitalement opposé et indépendant par rapport à l'Église et au domaine de la relation de l'homme à Dieu. Ce que fait Augustin, c'est de réclamer que l'État soit jugé du point de vue transcendant au monde de la relation de l'homme à Dieu, qui est le point de vue de l'Église. Il y a là une prétention théocratique, un pas en avant dans l'application de valeurs supramondaines aux circonstances de ce monde. Augustin annonce ici le développement majeur des siècles suivants. Dans le langage de Grégoire le Grand: «Que le royaume terrestre serve le royaume céleste» (ou soit son esclave: famuletur) (Ép. 65). Ce qui se passe ici est caractéristique de l'attitude d'ensemble d'Augustin, de sa revendication radicale, révolutionnaire. Christianiser de la sorte la justice, c'est non seulement obliger la raison à s'incliner devant la foi, mais la contraindre à se reconnaître une parenté avec elle, c'est voir dans la foi quelque chose comme la raison portée à une puissance supérieure. Ceci n'est rien de moins qu'une nouvelle forme de pensée correspondant à l'immanence-et-transcendance de Dieu. Telle a bien été la prétention apparemment extravagante d'Augustin : philosopher à partir de la foi, placer la foi - l'expérience de Dieu - au fondement de la pensée rationnelle. Les anciens pouvaient sans doute voir là une hybris; on peut
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soutenir cependant que tous les philosophes font de même, en ce sens que toute philosophie part d'une expérience personnelle et d'une tendance, sinon d'un dessein, personnelle. Au plan de l'histoire universelle, l'événement, le fait que nous avons à reconnaître, c'est qu'ici commence, sous l'invocation du Dieu chrétien, l'ère moderne qu'on peut voir comme un effort gigantesque pour réduire l'abîme initialement donné entre la raison et l'expérience. (Je dois avouer que l'immensité du phénomène déborde mes concepts habituels et me contraint à la rhétorique.) Augustin inaugure une lutte millénaire, toujours renaissante, protéiforme, existentielle, entre la raison et l'expérience qui, à force de se propager d'un niveau à un autre, modifiera en fin de compte le rapport entre l'idéal et le réel, et dont nous sommes en quelque façon le produit. Cette étonnante mutation a des conséquences dans le domaine restreint qui nous occupe. C'est d'abord un accent renforcé sur l'égalité: Dieu « n'a pas voulu que la créature douée de raison faite à son image ait la maîtrise d'autres créatures sauf celles dénuées de raison (il a placé), non pas l'homme au-dessus de l'homme, mais l'homme au-dessus des bêtes. Ainsi les premiers hommes justes ont été faits bergers de troupeaux et non rois d'hommes ». Voilà une affirmation qui serait presque stoïcienne, mais le vocabulaire et le ton font presque penser à John Locke. Suit immédiatement l'affirmation du péché, tout aussi catégorique que l'était celle de l'ordre naturel, car «naturellement, l'esclave est justement imposé au pécheur », la punition résulte de la Loi de Nature même à laquelle le péché contrevient (CD, XIX, 15). L'homme qui s'est fait esclave du péché, il est juste d'en faire un esclave de l'homme. Cela s'applique à la domination politique aussi bien qu'à l'esclavage, mais il est remarquable que la conséquence soit explicitement tirée pour l'esclavage seul, sans doute parce que c'est là que la sujétion de l'homme à l'homme est la plus criante, et l'égalité naturelle voulue par Dieu la plus directement contredite. Ici il est rappelé au maître que l'orgueil lui est aussi funeste que l'humilité est salutaire au serviteur. (On
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voit ici que la subordination dans les rapports sociaux n'est pas rejetée en principe.) Augustin s'intéresse peu à la propriété. Il n'en traite qu'incidemment dans la lutte contre les donatistes. Ceuxci faisaient valoir contre la confiscation de leurs églises par le gouvernement impérial qu'ils avaient acquis leurs propriétés par le travail- anticipant ainsi sur l'argument futur de Locke, comme Carlyle l'a noté. Il est clair que pour Augustin la propriété privée est exclusivement une affaire de « droit humain et positif» (Carlyle, op. cit., p. 140141). Je crois que Troeltsch, à la suite de Carlyle, ne rend pas justice à l'originalité de la pensée d'Augustin, et je présenterai quelques remarques à propos des passages mêmes auxquels ils se réfèrent. Rappelons d'abord que, comme pour la plupart des anciens, Grecs ou Romains, l'homme est pour Augustin une créature sociale. Luimême était par ailleurs une personne éminemment sociable dans la vie de tous les jours. De plus, l'idée de hiérarchie ne lui était nullement étrangère. Il y a une hiérarchie de l'âme et du corps, d'autant plus marquée que le corps a chez Augustin une valeur, une dignité qu'il ne possédait certainement pas chez, disons Origène 1. C'est par l'âme que nous sommes en relation avec Dieu; il Y a donc une chaîne de subordination, de Dieu à l'âme et de l'âme au corps. Ainsi Augustin écrit, à propos de la justice en relation avec l'État : « ... quand un homme ne sert pas Dieu, quelle quantité de justice pouvons-nous supposer qu'il existe en lui? Car si une âme ne sert pas Dieu, elle ne peut en quelque justice commander au corps, ni la raison d'un homme ne peut contrôler les éléments vicieux dans l'âme» (CD, XIX, 21 ; XIX, 23). Je crois cependant que l'on peut détecter dans le détail, chez Augustin, une subtile avance de l'individualisme. L'État est une collection d'hommes unis par l'accord sur 1. Sur l'attitude vis-à-vis du corps, en tant que différente aussi bien de celle des philosophes païens, voir maintenant la belle étude de Maria Daraki, « L'émergence du sujet singulier dans les Confessions d'Augustin », Esprit, février 1981, p. 95-115, spécialement p.99sq.).
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les valeurs et l'utilité commune. La définition vient de Cicéron, mais elle n'est pas chez Cicéron aussi individualiste qu'elle apparaît dans une telle traduction. Dans un passage que cite Augustin dans la première référence qu'il fait à la question dans la Cité de Dieu, la concorde de la multitude dans l'État est celle de différents ordres de gens, haut, bas et moyen, et elle est comparée à l'harmonie de différents sons dans la musique (CD, Il, 21), mais cette référence à un ensemble n'est pas retenue par Augustin, et on a l'impression que pour lui l'État est fait d'individus, tandis que l'Église seule serait un organisme. La définition dans Contra Faustum (XXII, 7, Troeltsch, n. 69) de ce qu'on appelle généralement Loi de Nature est proche de celle de Cicéron célébrée par Lactance (Troeltsch, ibid.), et cependant elle en diffère subtilement:« La loi éternelle est la raison divine ou volonté de Dieu, qui commande de conserver l'ordre naturel et interdit de le troubler. » Tout cela est dans Cicéron, sauf les mots «volonté» et «ordre naturel ». Si je ne me trompe, l'introduction de ces mots a pour résultat de séparer en deux ce qui était chez Cicéron la Loi de Nature: il y a l'ordre, qui est donné par Dieu, et la loi, qui vient aussi de Dieu mais qui seule est entre les mains des hommes. Peut-être n'est-ce pas aller trop loin que de dire qu'à la fois la transcendance de Dieu et le domaine distinct de l'homme reçoivent ici un accent plus net? Il se produit quelque chose de semblable à propos de l'ordre et de la justice. Tous deux sont définis dans le langage de la justice distributive. L'ordre, c'est (CD, XIX, 13) « la disposition qui attribue leur place respective aux choses semblables et dissemblables »; la justice est « la vertu qui distribue à chacun son dû »(CD, XIX, 21). Dans un autre texte (De Div. Quest., 31, Troeltsch, n. 73) « la justice est la disposition d'esprit qui, une fois l'utilité commune assurée (conservata) , attribue à chacun sa dignité ». Chose remarquable, la justice opère ici en relation aux individus, à l'intérieur d'un ordre ou d'un tout (l'utilité commune), mais à l'écart de cet ordre ou tout en ce sens qu'il n'est pas dit que la justice serve le tout luimême par son opération.
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Il me semble qu'il suffit de rapprocher ces trois passages pour percevoir qu'ils indiquent en quelque façon une direction qui nous est familière, à nous modernes: une distance accrue entre la nature et l'homme, une tendance à isoler, sous l'égide d'un ordre voulu par Dieu, un monde d'hommes considérés essentiellement comme des individus et n'ayant qu'une relation indirecte avec l'ordre. Quelque chose de semblable vient souvent à l'esprit du lecteur de l'Introduction à l'étude de saint Augustin d'Étienne Gilson. Ainsi, on perçoit un glissement subtil entre la théologie de Plotin et celle d'Augustin, d'une structure hiérarchique à une hiérarchie quelque peu substantialisée. Gilson note que les entités successives engendrées par l'Un chez Plotin sont chacune un peu inférieure à la précédente, de manière à former une échelle descendante régulière, à commencer par l'Intelligence, suivie de l'Ame. Chez Augustin le Fils et le Saint-Esprit sont égaux au Père et un avec Lui, puis au-dessous d'eux il y a un intervalle, l'intervalle entre génération et création (Gilson, p. 143-144). Mais revenons aux implications du statut dépendant de l'État: des biens terrestres réels, comme la paix, ne peuvent être solidement procurés indépendamment des biens supérieurs; la paix ne s'obtient pas comme les souverains l'imaginent par la guerre et la victoire (CD, XV, 4). Cette distanciation permet à Augustin de regarder d'un œil froid les horreurs de l'histoire: les États ont leur origine la plupart du temps dans le crime et la violence; Romulus comme Caïn a tué son frère (CD, XVIII, 2). Voilà de quoi penser à Hume. En même temps, Augustin a confiance dans les possibilités encore virtuelles du christianisme, comme dans un développement sans précédent qui l'attend. Contre le quiétisme des donatistes, il recommande dynamisme et audace. Dans les années assombries par la chute de Rome, il est intellectuellement plein d'enthousiasme, appliquant la vision de Plotin à l'ordre que l'histoire déploie progressivement; il est inspiré par un sentiment du progrès tellement anachronique qu'il en est prodigieux, comme lorsqu'il écrit: « J'essaie d'être parmi ceux qui écrivent en progressant et qui
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progressent en écrivant» (Brown, p. 419 et passim). On dirait qu'avec Augustin la vue eschatologique sous l'empire de laquelle les premiers Pères ont travaillé, et dont la carrière est loin d'être terminée, commence déjà à se changer en quelque chose comme la croyance moderne au progrès (Brown, p. 473 sq.). Avec Augustin, l'Église d'Occident avance sur le chemin qui la conduit dans le monde et l'éloigne toujours davantage de sa sœur orientale, toute bienheureuse et déifiante qu'elle soit, satisfaite de son isolement frileux au creux de l'Empire. Augustin compare quelque part l'union de l'âme et du corps à celle d'un cavalier et de son cheval (CD, XIX, 3 ; Gilson, p. 58). L'âme elle-même est perçue comme vérité vivante, et Gilson parle de l'eudémonisme d'Augustin (p. 58-59, 66). Ici, dans cette identité virtuelle de la rationalité et de la vie, dans la garantie ou promesse divine de leur réconciliation, réside peut-être le message central du christianisme vu à travers son histoire, un message qui l'oppose absolument au bouddhisme. Finalement, si l'on prend ensemble tout cela, lorsque foi et sentiment envahissent le domaine de la raison, lorsque l'histoire acquiert une forme et que l'avenir de l'humanité s'éclaire d'espoir, on croit assister à une réhabilitation de la vie dans le monde, comme si elle était en train d'être rachetée par le déferlement d'une lumière d'outre-monde. On quitte ici les vues des Pères de, l'Église pour considérer l'évolution des rapports entre l'Eglise et l'Etat, ce résumé du monde, jusqu'au couronnement de Charlemagne en 800. Plus précisément, j'isolerai une remarquable formule de ce rapport, et je montrerai comment il a été modifié dans la suite. En premier lieu, la conversion au christianisme de l'empereur Constantin au début du IVe siècle, outre qu'elle obligea l'Église à s'unifier davantage, ouvrit un problème redoutable : que serait un État chrétien? Bon gré mal gré, l'Église était placée face à face avec le monde. Elle était heureuse de voir mettre fin aux persécutions, et elle devint une institution officielle richement subventionnée. Elle ne pouvait pas continuer à
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dévaluer l'État aussi librement qu'elle l'avait fait jusquelà. L'État avait en somme fait un pas hors du monde, dans la direction de l'Église, mais en même temps l'Église fut rendue plus mondaine qu'elle ne l'avait été jusque-là. Cependant, l'infériorité structurale de l'État fut maintenue, bien que nuancée. La latitude sur laquelle j'ai attiré l'attention s'accrut en ce sens qu'il devint possible de juger l'État plus ou moins favorablement selon les circonstances et les tempéraments. Les conflits n'étaient pas exclus, mais ils seraient dorénavant internes à la fois pour l'Église et pour l'Empire. L'héritage de la royauté sacrale hellénistique devait inévi!ablement se heurter à l'occasion à la prétention de l'Eglise de rester l'institution supérieure. Les frictions qui se produisirent dans la suite entre l'empereur et l'Église, et particulièrement avec le premier des évêques, celui de Rome, portèrent principalement sur des points de doctrine. Tandis que les empereurs, soucieux d'unité politique, insistaient pour proclamer des compromis, de son côté l'Église, ses conseils œcuméniques et spécialement le pape voulaient définir la doctrine comme fondement de l'unité orthodoxe, et supportaient mal l'intrusion du prince dans le domaine de l'autorité ecclésiastique. Une succession de divergences doctrinales obligèrent l'Église à élaborer une doctrine unifiée. Ces débats se terminèrent par la condamnation d'hérésies, dont l'arianisme, le monophysisme, le monothélisme, actives surtout à l'Est, autour des anciennes Églises d'Alexandrie et d'Antioche. Il est remarquable que la plupart de ces débats aient été centrés sur la difficulté de concevoir et de formuler correctement l'union du Dieu et de l'homme en Jésus-Christ. Or c'est là ce qui nous apparaît rétrospectivement comme le cœur, le secret du christianisme considéré dans tout son développement historique, soit, en termes abstraits, l'affirmation d'une transition effective entre l'audelà et ce monde, entre l'extra-mondain et l'intra-mondain, l'Incarnation de la Valeur. La même difficulté se reflète plus tard dans le mouvement iconoclaste, où elle a peut-être été catalysée par une influence puritaine musulmane (le sacré ne peut être figuré). En même temps, il y
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avait clairement dans l'arianisme et dans l'iconoclasme un intérêt politique impérial. Mais Peterson a montré que l'adoption du dogme de la Sainte-Trinité (concile de Constantinople, 381) avait en fait sonné le glas du monothéisme politique 1. Autour de 500, alors que l'Église avait existé officiellement dans l'Empire pendant environ deux siècles, le pape Gélase produisit une remarquable théorie de la relation entre l'Eglise et l'empereur, qui fut dans la suite recueillie dans la tradition et abondamment utilisée. Cependant les interprètes modernes ne semblent pas avoir rendu pleine justice à Gélase. On prend le plus souvent sa déclaration noble et claire comme exposant simplement la juxtaposition et la coopération des deux pouvoirs, ou, comme je préfère dire, des deux entités ou fonctions. On admet en quelque façon qu'elle contient un élément de hiérarchie, mais comme les modernes sont mal à l'aise dans cette dimension ils la présentent mal ou ne savent pas voir toute sa portée. Au contraire, la perspective comparative qui est la nôtre doit nous permettre de restaurer la structure logique et la dignité de la théorie de Gélase. Sa déclaration est contenue dans deux textes qui se complètent. Il dit dans une lettre à l'empereur (Epître 12) 2 : Il Y a principalement deux choses, Auguste empereur, par quoi ce monde est gouverné: l'autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. De celles-ci, les prêtres portent une charge d'autant plus grande, qu'ils doivent rendre compte au Seigneur même pour les rois devant le jugement divin ... [Et un peu plus loin :] Vous devez courber une tête soumise devant les ministres des choses divines et... c'est d'eux que vous devez recevoir les moyens de votre salut.
1. Erik Peterson, « Der Monotheismus ais politisches Problem », Theologische Traktate, Munich, 1951, p. 25-147. Leach a lié arianisme et millénarisme (cf. ci-dessus, n. 1, p. 47). 2. Les textes de Gélase sont pris dans Carlyle, op. cit., p. 190-191 (mais cf. n. 1, p. 64). La traduction suit plutôt celle de Dvornik, op. cit., II, p. 804-805.
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La référence au salut indique clairement qu'il s'agit ici du niveau suprême ou ultime de considération. Notons la distinction hiérarchique entre l'auctoritas du prêtre et la potestas du roi. Après un bref commentaire, Gélase continue: Dans les choses concernant la discipline publique, les chefs religieux saisissent que le pouvoir impérial vous a été conféré d'en haut, et eux-mêmes obéiront à vos lois, de crainte de paraître aller à l'encontre de votre volonté dans les affaires du monde.
Le prêtre est donc subordonné au roi dans les affaires mondaines qui concernent l'ordre public. Ce que les commentateurs modernes manquent à voir pleinement, c'est que le niveau de considération s'est déplacé des hauteurs du salut à la bassesse des choses de ce monde. Les prêtres sont supérieurs, car c'est seulement à un niveau inférieur qu'ils sont inférieurs. On n'a pas affaire à une simple «corrélation» (Morrison) ou à une simple soumission des rois aux prêtres (Ullmann) mais à une complémentarité hiérarchique 1. Il se trouve que j'ai rencontré la même configuration dans l'Inde ancienne, védique. Là, les prêtres se voyaient comme religieusement ou absolument supérieurs au roi mais matériellement soumis à lui 2. Si les termes sont différents, la disposition est exactement la même que chez Gélase. Le fait étonne, étant donné les différences importantes entre les arrière-plans respectifs. Du côté indien, les fidèles ne formaient pas un corps uni, la prêtrise n'était pas organisée de façon unitaire, et avant tout il n'était pas question d'individus. (Le renonçant, dont j'ai parlé plus haut, n'était pas encore apparu.) On en vient à supposer hardiment que la forme commune, la configuration en question est tout simplement la formule logique de la relation des deux fonctions. 1. Karl F. M6rrison, Tradition and Authority in the Western Church 300-1140, Princeton University Press, 1969, p. 101-105; Walter Ullmann, The Growth of Papal Government in the Middle Ages, Londres, 1955, p. 20 sq. 2. Cf. «La conception de la royauté dans l'Inde ancienne» (spécialement § 3), HH, app. C.
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L'autre texte principal de Gélase se trouve dans un traité, De Anathematis Vinculo. Son principal intérêt pour nous est dans l'explication de la différenciation des deux fonctions en tant qu'instituée par le Christ. Avant lui, « il existait en fait - bien qu'en un sens préfiguratif - des hommes qui furent à la fois rois et prêtres », tel Melchisédech. Alors, « vint celui qui était vraiment roi et prêtre », et c'est lui, le Christ, qui «ayant en vue la fragilité humaine ... a séparé les offices des deux pouvoirs 1 au moyen de fonctions et de dignités distinctives... dans l'intention que ses propres [gens] soient sauvés par une humilité salutaire ... ». C'est seulement le démon qui a imité le mélange préchrétien des deux fonctions, de sorte que, dit Gélase, « des empereurs païens se firent appeler pontifes sacrés ». Il peut bien y avoir ici une allusion à ce qui demeurait de royauté sacrale à Byzance. Pour le reste, on peut voir dans ce texte une hypothèse tout à fait plausible sur l'évolution des institutions. Il n'est pas déraisonnable pour nous de supposer que la souveraineté sacrale originelle, par exemple celle du pharaon ou de l'empereur de Chine, se soit dans certaines cultures différenciée en deux fonctions, comme cela a été le cas en Inde. Il serait intéressant de discuter les difficultés des commentateurs de ces textes. Il me faut choisir. Un auteur récent, le père Congar 2, considère la formule hiérarchique autorité/pouvoir comme purement occasionnelle; et de fait nous avons vu Gélase, à propos de la différenciation, parler seulement des «deux pouvoirs ». Mais la distinction n'est-elle pas la meilleure expression de toute la thèse de Gélase? Par ailleurs, Congar a sûrement raison de dire (p. 256) qu'ici l'Église ne tend pas à «une réalisation temporelle de la Cité de Dieu ». Comme dans 1. Sur ce point, les textes donnés par nos auteurs semblent (diversement) corrompus. Nous lisons avec Schwartz: officia potestalis utriusque (E. Schwartz, « Publizistische Sammlungen », Abhandl. der Bayer. Akademie, Philol-Histor. Abteilung, N.F. 10, Munich, 1934, p. 14). 2. Yyes-M.-J. Congar. a.p., L'Ecclésiologie du haut Moyen Age, Paris, Ed. du Cerf, 1968.
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le cas indien, la hiérarchie est logiquement opposée au pouvoir: elle ne prétend pas, comme elle le fera plus tard,
se transcrire elle-même au plan du pouvoir. Mais voilà que Congar soutient (p. 255-256) que Gélase ne subordonne pas le pouvoir impérial au « pouvoir» sacerdotal, mais seulement l'empereur aux évêques en ce qui concerne les res divinae, et conclut que si l'empereur, comme croyant, était dans l'Église, l'Église elle-même était dans l'Empire (il souligne). Je maintiens qu'il n'y a pas lieu d'introduire ici une distinction entre la fonction et son agent, qui du reste ruinerait l'argumentation de Gélase, et dont Carlyle reconnaissait à sa façon qu'elle est souvent négligée dans nos sources (p. 169). En fait, l'Empire culmine dans l'empereur et il faut comprendre Gélase comme disant que, si l'Église est dans l'Empire pour les affaires du monde, l'Empire est dans l'Église pour les choses divines. En général, les commentateurs semblent appliquer à une proposition de l'an 500 un mode de pensée plus tardif et tout différent. Ils réduisent l'usage structural, riche, flexible de l'opposition fondamentale sur lequel Caspary a attiré notre attention à une affaire unidimensionnelle de ou bien/ou bien, en noir et blanc. Or, ces formes n'apparurent, selon Caspary, que lorsque « avec la fixation des positions politiques résultant de la controverse [des investitures] et, plus encore, du fait de la lente croissance des modes de pensée scolastique et juridique, la seconde moitié du XIIe siècle perdit cette sorte de flexibilité ... et insista sur la clarté et les distinctions plutôt que sur les interrelations» (p. 190). Nous avons étudié une importante formule idéologique. Il ne faudrait pas imaginer que le dire de Gélase ait réglé tous les conflits entre les deux principaux protagonistes, ni qu'il ait fait l'accord de tous, durablement ou non. Gélase lui-même avait été conduit à sa déclaration par une crise aiguë née de la promulgation par l'empereur d'une formule, l' Henotikon, destinée à apaiser ses sujets monophysites. En général, les patriarches de l'Église orientale ne suivaient pas aveuglément le vicaire de saint Pierre, et en tout premier lieu l'empereur avait son propre point de vue en la matière. Certains traits montrent qu'il resta toujours
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quelque chose à Byzance de la royauté sacrale hellénistique (cf. ci-dessus, n. 2, p. 50), au moins pour l'usage propre de l'empereur et dans le palais impérial. Et certains empereurs prétendirent concentrer entre leurs mains la suprématrie spirituelle en même temps que temporelle, et y réussirent quelquefois. Non seulement, avant Gélase, Justinien, mais après lui, à l'Ouest, Charlemagne et Otton 1er , chacun à sa manière, assumèrent les fonctions religieuses suprêmes comme partie intégrante de leur règne. Il serait difficile d'imaginer contradiction plus éclatante de la doctrine de Gélase que la politique adoptée par la papauté à partir du milieu du VIlle siècle. En 753-754, le pape Étienne II, par une démarche sans précédent, quitta Rome, traversa les Alpes et alla rendre visite au roi franc, Pépin. Il le confirma dans sa royauté et lui donna le titre de « patricien des Romains » et le rôle de protecteur et d'allié de l'Église romaine. Cinquante ans plus tard, Léon III couronnait Charlemagne empereur dans SaintPierre de Rome, le jour de Noël de l'an 800. On peut comprendre d'après leur situation générale comment les papes avaient été conduits à adopter une ligne d'action aussi radicale. On dirait presque avec Carlyle qu'elle leur a été imposée par les circonstances. Au plan immédiat, on peut résumer ce qui s'est passé en deux points. Les papes ont mis fin à une situation d'humiliation, d'oppression et de danger, en tournant le dos à Byzance et en remplaçant un protecteur lointain, civilisé mais encombrant, par un autre plus proche, plus efficace, moins civilisé et qu'on pouvait pour cette raison espérer plus docile. En même temps, ils profitaient du changement pour revendiquer l'autorité politique souveraine sur une partie de l'Italie. Les empereurs occidentaux pourront bien, plus tard, se montrer moins dociles qu'on ne l'attendait, et, pour commencer, Charlemagne voyait probablement les droits politiques qu'il garantissait au pape comme constituant seulement une sorte d'autonomie sous sa propre suprématie. Il affirma son devoir non seulement de protéger mais de diriger l'Église.
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Pour nous, ce qui est essentiel est le fait que les papes s'arrogent une fonction politique, comme il est clair dès le début. Selon le professeur Southern commentant le pacte avec Pépin, « pour la première fois dans l'histoire, le pape avait agi comme une autorité politique suprême en autorisant le transfert de pouvoir dans le royaume franc, et il avait souligné son rôle politique comme successeur des empereurs en disposant de terres impériales en Italie ». L'appropriation de territoires impériaux en Italie n'est pas tout à fait explicite au début : le pape obtient de Pépin et plus tard de Charles la reconnaissance des « droits » et territoires de la « république des Romains », sans qu'il soit nettement distingué entre droits et pouvoirs privés et publics, mais l'exarchat de Ravenne est inclus. Nous ne pouvons pas encore parler d'un État papal, bien qu'il y ait une entité politique romaine. Un faux document, peutêtre quelque peu postérieur, la soi-disant donation de Constantin, exprime clairement la prétention papale. Dans ce texte, le premier empereur chrétien est censé en 315 transmettre à l'évêque de Rome non seulement le « palais» du Latran, des terres patrimoniales étendues et le «principat» religieux sur tous les autres évêques comme « pape universel », mais aussi le pouvoir impérial sur l'Italie romaine et les insignes et privilèges impériaux 1. De notre point de vue, ce qui importe ici en premier lieu, c'est le changement idéologique qu'on voit ainsi débuter et qui sera pleinement développé plus tard, tout à fait indépendamment du sort réservé en fait à la prétention papale. Avec la revendication d'un droit inhérent au pouvoir politique, un changement est introduit dans la relation entre le divin et le terrestre : le divin prétend maintenant régner sur le monde par l'intermédiaire de l'Église et l'Église devient mondaine en un sens où elle ne l'était pas jusque-là. Les papes ont, par un choix historique, annulé la formulation logique par Gélase de la 1. R. W. Southern, Western Society and the Chruch in the Middle Ages, Londres, Penguin Books, 1970, p. 60; cf. Peter Partner, The Lands of St Peter, Londres, 1972, p. 21-23.
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relation entre la fonction religieuse et la fonction politique et ils en ont choisi une autre. A la dyarchie hiérarchique de Gélase se substitue une monarchie d'un type sans précédent, une monarchie spirituelle. Les deux domaines ou fonctions sont réunis et leur distinction est reléguée du niveau fondamental à un niveau secondaire comme s'ils différaient non en nature mais seulement en degré. C'est la distinction entre spirituel et temporel telle que nous l'avons connue depuis lors, et le champ est unifié, de sorte que nous pouvons parler de «pouvoirs» spirituel et temporel. Il est caractéristique que le spirituel soit conçu comme supérieur au temporel même au niveau temporel, comme s'il était un degré supérieur de temporel ou pour ainsi dire le temporel élevé à une puissance supérieure. C'est selon cet axe que plus tard le pape pourra être conçu comme « déléguant» le pouvoir temporel à l'empereur comme à son représentant. En contraste avec la théorie de Gélase, la supériorité est accentuée ici aux dépens de la différence, et je prendrai le risque d'appeler ce changement une perversion de la hiérarchie. En même temps, cependant, on atteint une cohérence d'un type nouveau. La nouvelle unification représente une transformation d'une ancienne unité. Nous souvenant du modèle archétypal de la royauté sacrale, nous y voyons ici substitué ce qu'on pourrait appeler une prêtrise royale. Cette nouvelle configuration est riche de sens et de développements historiques à venir. Il doit être évident qu'en un sens général l'individu chrétien sera dorénavant plus intensément impliqué dans le monde. Pour rester au niveau des institutions, le mouvement est, comme les mouvements semblables qui ont précédé, à double tranchant: si l'Église devient plus mondaine, inversement le domaine politique se trouve maintenant participer plus directement des valeurs absolues, universalistes. Pour ainsi dire, il est consacré d'une façon toute nouvelle. Et nous pouvons ainsi apercevoir une virtualité qui sera réalisée plus tard, à savoir qu'une unité politique particulière puisse à son tour émerger comme porteuse de valeurs absolues. Et tel est l'État moderne, car il n'est pas en
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c,ontinuité avec d'autres formes politiques; il est une Eglise transformée, comme on le voit dans le fait qu'il n'est pas constitué de différents ordres ou fonctions mais d'individus - un point que Hegel lui-même a manqué à admettre 1. Il est impossible ici de donner ne serait-ce qu'une esquisse de ce développement futur. Disons seulement que le glissement que je viens de signaler sera suivi d'autres glissements dans la même direction, et que cette longue chaîne de glissements aboutira finalement à la complète légitimation de ce monde, en même temps qu'au transfert complet de l'individu dans ce monde. Cette chaîne de transitions peut être vue à l'image de l'Incarnation du Seigneur comme l'incarnation progressive dans le monde de ces valeurs mêmes que le christianisme avait initialement réservées à l'individu-hors-du-monde et à son Église. Concluons: j'ai proposé que nous nous abstenions de projeter notre idée familière de l'individu sur les premiers chrétiens et leur environnement culturel, qu'au contraire nous reconnaissions une différence notable entre les conceptions respectives. L'individu comme valeur était alors conçu à l'extérieur de l'organisation sociale et politique donnée, il était en dehors et au-dessus d'elle, un individu-hors-du-monde en contraste avec notre individudans-le-monde. A l'aide de l'exemple indien, j'ai soutenu que l'individualisme n'aurait pas pu se développer" autrement, apparaître sous une autre forme, à partir du holisme traditionnel, et que les premiers siècles de l'histoire de l'Église montraient les commencements de l'adaptation au monde de cet être étrange. Au départ, nous avons souligné l'adoption de la Loi de Nature des stoïciens comme un instrument rationnel pour l'adaptation à l'éthi1. Cf. Principes de la philosophie du droit, 3e partie, section III, et son impatience en 1831 à l'idée que la Révolution pourrait reprendre (cf. «The English Reform Bill », in Hegel's Political Writings, Oxford, 1964, in fine, et la correspondance; cf. la postface de Habermas dans Hegel, Politische Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1966, p. 364-365, et tout spécialeme~t la référence au § 258 - en fait - de la Philosophie du droit: « Si l'Etat est confondu avec la société civile ... »).
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que mondaine des valeurs extra-mondaines. Ensuite nous nous sommes tournés vers une seule dimension qui est très significative, la dimension politique. Initialement, l'État est à l'Église comme le monde est jt Dieu. C'est pourquoi l'histoire de la conception par l'Eglise de sa relation à l'État est centrale dans l'évolution de la relation entre le porteur de valeurs, l'individu-hors-du-monde, et le monde. Après que la conversion de l'empereur et ensuite de l'Empire cut imposé à l'Église une relation plus étroite à l'État, Gélase .développa une formule logique de la relation que nous pouvons appeler une dyarchie hiérarchique. Cependant la vérité de cette formule ne doit pas nous cacher le fait qu'elle n'a absolument aucun rapport avec l'individualisme, comme le montre le parallèle indien. Ensuite, au VIlle siècle, se produit un changement dramatique. Par une décision historique, les papes rompent leur lien avec Byzance et s'arrogent le pouvoir temporel suprême en Occident. La situation très difficile où ils se trouvaient les avait invités à cet acte lourd de conséquences mais elle ne saurait l'expliquer. Il y a là un glissement idéologique subtil mais fondamental. L'Église prétend maintenant régner, directement ou indirectement, sur le monde, ce qui signifie que l'individu chrétien est maintenant engagé dans le monde à un degré sans précédent. D'autres étapes dans la même direction suivront mais celle-ci est décisive en général, et particulièrement quant aux développements politiques à venir. Nous avons ainsi passé en revue quelques-uns des stades de la transformation de l'individu-hors-du-monde à l'individudans-le-monde. La principale leçon à méditer est peut-être que la plus effective humanisation du monde est sortie à la longue d'une religion qui le subordonnait le plus strictement à une valeur transcendante. Calvin
C'est une faiblesse de la présente étude de s'arrêter au siècle. La thèse serait renforcée si l'on pouvait
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présenter le développement subséquent jusqu'à la Réforme. Je suis hors d'état de le faire pour le moment, mais pour remédier à ce manque en quelque mesure je propose de considérer brièvement le stade terminal du processus tel qu'il est représenté par Calvin 1. Nous prendrons comme base l'interprétation qu'en donne Troeltsch, en essayant de montrer qu'il y a avantage à la reformuler dans le langage utilisé ici 2. En quel sens Calvin peut-il être pris comme marquant la fin d'un processus? Le développement général continue après lui. L'individu-dans-Ie-monde progressera avec les sectes, avec les Lumières et dans la suite. Mais du point de vue que nous avons choisi, celui de la relation conceptuelle entre l'individu, l'Église et le monde, Calvin marque une conclusion : son Église est la dernière forme que l'Église pouvait prendre sans disparaître. De plus, si je dis Calvin, j'ai en vue la Réforme en tant qu'elle culmine - de notre point de vue - dans Calvin. Calvin a construit sur Luther.. Il avait conscience seulement d'expliciter, d'articuler la position de Luther et d'en tirer les conclusions logiques. Nous pouvons donc, pour faire bref, éviter de considérer le luthéranisme en soi, ne retenir des vues de Luther que celles qui sont présupposées dans Calvin et laisser de côté ses autres vues en tant qu'elles sont dépassées ou remplacées chez Calvin. La thèse est simple. Avec Calvin, la dichotomie hiérarchique qui caractérisait notre champ d'étude prend fin: l'élément mondain antagonique, auquel l'individualisme 1. J'espère fournir dans la suite un exposé complet. 2. Cet épilogue n'est ainsi qu'un simple exercice sur le texte de Troeltsch. S'il faut une excuse pour n'avoir pas considéré une littérature plus vaste, je dirai que, d'après quelques incursions, comme dans les livres de Choisy auxquels Troeltsch renvoie ou dans les propres Institutes de Calvin, on trouve que les questions posées reçoivent aisément une réponse univoque·: il n'y a pas de pénombre, de zone qui demanderait un autre angle de vision ou un autre éclairage; les contours ont été tracés d'une main ferme et on ne peut s'y tromper. Il y a même quelque chose d'un peu inquiétant dans l'assurance décidée de Calvin. En cela comme ailleurs il est tout à fait moderne: le monde riche, complexe et fluctuant de la structure a été banni.
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devait jusque-là faire une place, disparaît entièrement dans la théocratie de Calvin. Le champ est absolument unifié. L'individu est maintenant dans le monde, et la
valeur individualiste règne sans restriction ni limitation. Nous avons devant nous l'individu-dans-Ie-monde. En fait la reconnaissance de ce fait n'est pas nouvelle, car elle est présente à chaque page du chapitre de Troeltsch sur Calvin, même si elle y est exprimée dans un langage quelque peu différent. Dès le début de son livre, à la fin du chapitre sur Paul, Troeltsch dirigeait déjà le regard vers cette unification (p. 81-82) : « Ce principe de la simple juxtaposition des conditions données et des prétentions idéales, c'est-à-dire le mélange de conservatisme et de radicalisme, ne sera brisé que par le calvinisme. » Le contexte suggère la possibilité d'une alternative : par suite de l'unification, ou bien comme avec Calvin l'esprit anime toute la vie, ou bien à l'inverse la vie matérielle commande la vie spirituelle. Le dualisme hiérarchique est remplacé par un continuum plat gouverné par une alternative. Calvin croit suivre Luther, et cependant il produit une doctrine différente. Cela nous invite à partir de son caractère ou tempérament particulier. Comme Troeltsch le dit, Calvin a une conception très singulière de Dieu. Cette conception correspond précisément à l'inclination de Calvin, et en général il projette partout son inspiration personnelle profonde. Calvin n'est pas un tempérament contemplatif, c'est un penseur rigoureux dont la pensée est tournée vers l'action. De fait, il a régné sur Genève en homme d'État éprouvé, et il y a en lui une pente légaliste. Il aime promulguer des règles et soumettre à leur discipline lui-même et les autres. Il est possédé par la volonté d'agir dans le monde et il écarte par des raisonnements cohérents les idées reçues qui l'en empêcheraient. Cette disposition personnelle éclaire les trois éléments étroitement liés qui sont fondamentaux dans la doctrine de Calvin : les conceptions de Dieu comme volonté, de la prédestination, et de la cité chrétienne comme l'objet sur lequel porte la volonté de l'individu.
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Pour Calvin, Dieu est essentiellement volonté et majesté. Cela implique une distance: Dieu est ici plus lointain que précédemment. Luther avait chassé Dieu du monde en rejetant la médiation institutionnalisée dans l'Église catholique 1, où Dieu était présent par délégation dans des h0!llmes distingués comme intermédiaires (dignitaires de l'Eglise, prêtres investis de pouvoirs sacramentels, moines voués à un type supérieur de vie). Mais, pour Luther, Dieu était encore accessible à la conscience individuelle par la foi, l'amour et, dans une certaine mesure, par la raison. Chez Calvin, l'amour tombe à l'arrière-plan, et la raison ne s'applique qu'à ce monde. En même temps, le Dieu de Calvin est l'archétype de la volonté, où l'on peut voir l'affirmation indirecte de l'homme lui-même comme volonté, et, au-delà, l'affirmation la plus forte de l'individu, au besoin en tant qu'opposé, ou supérieur, à la raison. Bien sûr, l'accent sur la volonté est central dans l'histoire de toute la civilisation chrétienne, de saint Augustin à la philosophie allemande moderne, pour ne rien dire de la liberté en général et du lien avec le nominalisme (Occam). La suprématie de la volonté est dramatiquement exprimée dans le dogme de la prédestination. Ici, le point de départ se trouve dans le rejet par Luther du salut par les œuvres, qui visait avant tout la destruction de l'édifice catholique, du ritualisme de l'Église et de la domination qu'elle exerçait sur l'individu. Luther avait remplacé la justification par les œuvres par la justification par la foi, et dans l'essentiel il s'était arrêté là, laissant à l'individu une marge de liberté. Calvin alla plus loin, affirmant avec une cohérence implacable la complète impuissance de l'homme en face de l'omnipotence de Dieu. A première 1. Ce trait paraît assez négligé dans l'histoire des idées. Un tel type de transcendance paraîtra plus tard insupportable aux philosophes allemands. Colin Morris contraste heureusement le dire de Karl Barth selon qui il n'y a pas de point de contact entre Dieu et l'homme avec la proche présence de Dieu chez saint Bernard et l'effort cistercien « de découvrir Dieu dans l'homme et à travers l'homme» (The Discovery of the Individual, 1050-1200, Londres, 1972, p. 163).
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vue, on verrait là une limitation de l'individualisme plutôt que son progrès. Et Troeltsch voit dans le calvinisme une forme particulière d'individualisme plutôt qu'un individualisme intensifié (n. 320). Je voudrais montrer qu'il y a intensification en ce qui concerne la relation de l'individu au monde. L'inscrutable volonté divine investit certains hommes de la grâce de l'élection, et condamne les autres à la réprobation. La tâche de l'élu est de travailler à la glorification de Dieu dans le monde, et la fidélité à cette tâche sera la marque et la seule preuve de l'élection. Ainsi l'élu exerce sans relâche sa volonté dans l'action. Or, ce faisant, dans l'absolue sujétion à Dieu, il participera de lui en fait en contribuant à la réalisation de ses desseins. J'essaie, sans nul doute très imparfaitement, de saisir le complexe de sujétion et d'exaltation du moi présent dans la configuration des idées et des valeurs de Calvin. A ce niveau, c'est-à-dire dans la conscience de l'élu, nous retrouvons la dichotomie hiérarchique qui nous est familière. Troeltsch nous met en garde contre une interprétation qui verrait en Calvin un individualisme atomique sans frein. Et il est vrai que la grâce divine, la grâce de l'élection, est centrale dans la doctrine, et que Calvin n'a que faire de la liberté de l'homme. Il tient que « l'honneur de Dieu est sauf lorsque l'homme s'incline sous sa loi, que sa soumission soit libre ou forcée» (Choisy, cité par Troeltsch, n. 330). Cependant, si nous voyons ici l'émergence de l'individualisme-dans-Ie-monde, et si nous savons la difficulté intrinsèque de cette attitude, nous en venons à voir dans la sujétion de l'élu à la grâce de Dieu la condition nécessaire de la légitimation de cette transition décisive. Jusque-là, en effet, l'individu était contraint de reconnaître dans le monde un facteur antagonique, un autre irréductible qu'il ne pouvait pas supprimer mais seulement subordonner, englober. Cette limitation disparaît avec Calvin, et nous la trouvons en quelque sorte remplacée par cette sujétion toute spéciale à la volonté divine. Si telle est bien la genèse de ce que Troeltsch et Weber ont appelé « ascétisme-dans-Ie-monde », on préférerait inverser les
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termes et parler d'une intra-mondanité ascétique, ou conditionnée 1. On peut aussi contraster la participation active de Calvin en Dieu avec la participation traditionnelle, contemplative, qui est encore celle de Luther. Il semblerait qu'au lieu de trouver dans un autre monde le refuge qui nous permet de nous débrouiller tant bien que mal avec les imperfections de celui-ci, nous ayons décidé d'incarner nous-mêmes cet autre monde dans notre action décidée sur celui-ci. Et voilà, ce qui est d'une immense importance, le modèle de l'artificialisme moderne en général, l'application systématique aux choses de ce monde d'une valeur extrinsèque, imposée. Non pas une valeur tirée de notre appartenance au monde, de son harmonie ou de notre harmonie avec lui, mais une valeur enracinée dans notre hétérogénéité par rapport à lui : l'identification de notre volonté avec la volonté de Dieu (Descartes : l'homme se rendra « maître et possesseur de la nature»). La volonté ainsi appliquée au monde, la fin recherchée, le motif ou le ressort profond de la volonté sont étrangers. Autrement dit, ils sont extra-mondains. L'extra-mondanité est maintenant concentrée dans la volonté individuelle. Cela correspond bien à la distinction de Toennies entre volonté spontanée et volonté arbitraire, Naturwille et Kürwille, et nous voyons où l'arbitraire, Willkür, a sa source. A mon sens, cette disposition est 1. Max Weber a dit à peu près la même chose en 1910 dans une discussion faisant suite à la conférence de Troeltsch sur le Droit naturel : il opposait les « formes de sentiment religieux rejetant le monde» au « sentiment religieux calviniste qui trouve la certitude d'être enfant de Dieu dans l'épreuve de soi (Bewiihrung) à réussir. .. dans le monde donné et ordonné », et encore il oppos~it la « communauté» d'amour acosmique caractéristique de l'Eglise orientale et de la Russie à la « société » ou « formation de la structure Max Weber on Church, Sect sociale sur une base égocentrique» and Mysticism », éd. par Nelson. Sociological Analysis, 34-2, 1973, p. 148). Benjamin Nelson dit ailleurs que le mysticisme-dans-Ie-monde demande à être plus explicitement reconnu que Weber et Troeltsch ne l'ort fait (Sodological Analysis, 36-3, 1975, p. 236, cf. ci-dessus n. 2, p. 42). Cela semble confirmer l'accent mis ici même sur l'intramondanité plutôt que sur l'ascétisme.
«(
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sous-jacente aussi bien à ce que Weber a appelé la rationalité des modernes. De plus, cette vue de Calvin nous permet de corriger et d'approfondir le paradigme utilisé jusqu'ici. Si l'extramondanité est maintenant concentrée dans la volonté de l'individu, on peut penser que l'artificialisme moderne en tant que phénomène exceptionnel dans l'histoire de l'humanité ne peut se comprendre que comme une conséquence historIque . lointaine de l'individualisme-hors-dumonde des chrétiens, et que ce que nous appelons le moderne «individu-dans-le-monde» a en lui-même, caché dans sa constitution interne, un élément non perçu mais essentiel d'extra-mondanité. Il y a donc une continuité plus grande entre les deux types d'individualisme que nous ne l'avions supposé au début, avec cette conséquence qu'une hypothétique transition directe du holisme traditionnel à l'individualisme moderne ne nous apparaît plus seulement maintenant comme improbable, mais comme impossible 1. La transition à l'individu-dans-Ie-monde, ou, si je puis dire, la conversion à l'intra-mondanité, a chez Calvin des concomitants notables. On a noté la récession d'aspects mystiques et affectifs. Ils ne sont pas tout à fait absents des écrits de Calvin, mais très spectaculairement de sa doctrine. La Rédemption elle-même est prise, d'un point de vue sèchement légaliste, comme la réparation d'une offense à l'honneur de Dieu. Le Christ est le chef de l'Église (au lieu du pape), le paradigme de la vie chré1. Les deux parties de notre paradigme initial avaient été d'abord introduites plus ou moins indépendamment et pouvaient paraître se contredire. Soit brièvement: la distinction holisme/individualisme suppose un individualisme-dans-Ie-monde, tandis que dans la distinction intra-mondain/extra-mondain le pôle extra-mondain n'est pas opposé au holisme (du moins de la même façon que le pôle intramondain). En fait, l'individualisme extra-mondain est opposé hiérarchiquement au holisme : supérieur à la société, il la laisse en place, tandis que l'individualisme intra-mondain nie ou détruit la société holiste et la remplace (ou prétend le faire). La continuité que nous venons d'apercevoir entre les deux types, spécialement dans l'exemple de Calvin, renforce leur unité et nuance leur différence. Le paradigme initial est ainsi confirmé.
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tienne, et le sceau authentifiant l'Ancien Testament. L'enseignement propre du Christ n'était pas adéquat à la réglementation d'une cité terrestre chrétienne, et le Sermon sur la montagne disparaît en somme derrière le Décalogue. Le pacte entre Dieu et l'Église reproduit l'ancien pacte entre Dieu et Israël. Choisy a insisté sur la transition de la « christocratie » de Luther à la « nomocratie » ou « logocratie » de Calvin. De même, la plupart des traits correspondant à l'extramondanité perdent leur fonction et disparaissent. Le retour du Messie avait dès longtemps perdu beaucoup de son urgence. On peut dire que le royaume de Dieu est maintenant à construire sur terre peu à peu par l'effort des élus. Pour quiconque se bat sans relâche avec les hommes et les institutions tels qu'ils sont, l'état de nature ou d'innocence, la distinction entre Lois de Nature absolue et relative sont de vaines spéculations. Une question se pose: pouvons-nous vraiment affirmer que la valeur individualiste règne maintenant sans contradiction ni limitation? A première vue, il ne paraît pas en être ainsi. Calvin conserve l'idée médiévale selon laquelle l'Église doit dominer l'État (ou le gouvernement politique de la cité), et avant tout il pense toujours l'Église comme identifiée à la société globale. Troeltsch a souligné soigneusement ce point : alors que bien des traits du calvinisme l'inclinaient vers la secte, et quoi qu'il en soit des développements à venir dans cette direction ou celle des « Égiises libres », Calvin a toujours adhéré strictement au contrôle par l'Église de toutes les activités à l'intérieur de la communauté sociale tout entière, que dis-je? il a mis en œuvre strictement un tel contrôle à Genève. On pourrait donc supposer que toute trace de holisme n'a pas disparu et que, pour Calvin comme auparavant, l'individualisme a dû se trouver à quelque degré contrebalancé par les nécessités de la vie sociale. Troeltsch explique qu'il n'en est rien: «L'idée de communauté n'est pas développée à partir de la conception de l'Église et de la grâce, comme dans l'Église luthérienne; au contraire elle dérive du même principe dont sourd l'indépendance de l'individu savoir le devoir éthique de préserver l'élection et de la ren-
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dre effective - et d'un biblicisme abstrait» (p. 625-626). Troeltsch cite Schneckenburger (n. 320) : « Ce n'est pas l'Église qui fait des croyants ce qu'ils sont, mais les croyants qui font de l'Église ce qu'elle est », et il ajoute: « La conception de l'Église est située dans le cadre de la prédestination. » En somme, à travers la prédestination, l'individu prend le pas sur l'Église. Voilà un changement fondamental, que l'on comprend mieux si l'on se souvient que Luther) tout en gardant inchangée, à ce qu'il croyait, l'idée de l'Eglise, l'a en fait vidée de son noyau vital. Elle demeurait alors comme une institution de grâce ou de salut (Heilsanstalt) , mais la prédestination de Calvin allait la priver même de cette dignité, en fait sinon dans le principe. Il resta de l'Église un instrument de discipline agissant sur des individus (les élus aussi bien que les réprouvés, puisqu'il est impossible de les distinguer dans la pratique) et sur le gouvernement politique. Plus précisément c'était une institution de sanctification (Heiligungsanstalt) , efficace dans la christianisation de la vie de la cité. Toute la vie, dans l'Église, la famille et l'État, la société et l'économie, dans toutes les relations privées et publiques, devait être modelée par l'Esprit divin et la Parole divine communiqués par les ministres de l'Église (et éventuellement confirmés par le Consistoire où les laïcs étaient représentés). Au plan du fait, l'Église était maintenant l'organe par lequel les élus devaient régner sur les réprouvés et accomplir leur tâche pour la gloire de Dieu. Elle gardait quelques traits de l'ancienne Église et se distinguait ainsi de la secte, mais en même temps elle était devenue dans la pratique une association composée d'individus (cf. n. 1, p. 76). En somme, Calvin ne reconnaissait ni dans l'Église ni dans la société ou communauté, la république ou cité de Genève - les deux coïncidant quant à leurs membres -, un principe de nature holiste qui aurait limité l'application de la valeur individualiste. Il ne connaissait que des imperfections, des résistances ou des obstacles à traiter de la manière appropriée, et un champ unifié pour l'exercice de l'activité de l'élu, c'est-à-dire pour la glorification de Dieu.
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Sans oublier le vaste hiatus chronologique qui demeure dans cette étude, je hasarderai une conclusion provisoire. Avec Calvin, l'Église englobant l'État a disparu comme institution holiste. Et cependant la réforme, je suis tenté de dire la révolution, opérée par Calvin - l'unification du champ idéologique et la conversion de l'individu au monde -, n'a été possible que grâce à l'action séculaire de l'Église. Il est clair que, jusqu'à la Réforme, l'Église avait été le grand agent de la transformation que nous étudions, une sorte de médiateur actif entre l'individu-hors-du-monde et le monde, c'est-à-dire la société et en particulier l'Empire ou l'État. Nous pouvons donc remplacer, en principe, notre modèle initial par un autre plus précis, mais je dois me contenter d'une esquisse. Entre la valeur englobante l'individu-hors-du-monde - et les nécessités et allégeances terrestres, il nous faut placer l'Église. Nous la voyons à travers les siècles active sur deux fronts, s'affirmant contre l'institution politique et aussi, pour parler grossièrement, contre l'individu. En effet, elle a grandi de deux côtés: en subordonnant, en principe au moins, l'Empire, et aussi, par la réforme grégorienne et en particulier la doctrine des sacrements (dont la pénitence), en s'attribuant certaines fonctions et capacités permettant d'aplanir pour le commun des fidèles la voie du salut, mais qu'avec la Réforme l'individu voulut ensuite recouvrer. Luther et Calvin attaquent l'Église catholique avant tout comme institution de salut. Au nom de l'autosuffisance de l'individu-en-relation-à-Dieu, ils mettent fin à la division du travail instituée au plan religieux par l'Église. En même temps, ils acceptent, ou du moins Calvin très distinctement accepte, l'unification obtenue par l'Église du côté politique. Par cette double attitude, le champ unifié, dans une grande mesure déjà, par l'Église, est approprié d'un seul coup par l'individualisme-dans-Ie-monde de Calvin. La Réforme cueille le fruit qui a mûri dans le giron de l'Église. Dans la continuité du processus d'ensemble, la Réforme
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constitue une crise marquée par un retournement à un niveau précis: l'institution qui avait été la tête de pont de J'élément extra-mondain et avait conquis le monde est maintenant condamnée elle-même comme étant devenue mondaine dans l'intervalle.
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La catégorie politique et l'État à partir du XIIIe siècle *
Introduction
En tant qu'elle porte sur la conception moderne de l'individu, l'étude qui suit est très limitée par rapport à celle que recommandait Max Weber au début du siècle 1. Elle est comparative dans son origine et dans son but. Des expressions comme «individualisme», «atomisme», « sécularisme » servent souvent à caractériser la société moderne par rapport aux sociétés de type traditionnel. En particulier, c'est un lieu commun d'opposer la société des castes et la société occidentale moderne. D'un côté liberté et égalité, de l'autre interdépendance et hiérarchie sont au premier plan. On peut aligner des paires de contraires: la permanence face à la mobilité, l'attribution face à l'accomplissement, etc. On peut aussi se demander s'il y a autant de différence entre les pratiques sociales ici et là qu'on en voit dans les théories sociales respectives, explicites ou implicites, et je marquerai à l'occasion que la société
* Cet essai, paru en 1965, marque le début de la recherche. D'où son titre original très général : «The Modern Conception of the Individual. Notes on its genesis and that of concomitant institutions », Contributions to Indian Sociology, VIII, octobre 1965. En français, dans Esprit, février 1978: «La conception moderne de l'individu. Notes ~ur sa genèse, en relation avec les conceptions de la politique et de l'Etat, à partir du XIIIe siècle. » 1. «Le terme "individualisme" recouvre les notions les plus hétérogènes que l'on puisse imaginer [ ... ] une analyse radicale de ces concepts serait à présept derechef [après Burckhardt] fort précieuse pour la science» (L'Ethique protestante et l'Esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 122, n. 23).
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occidentale n'ignore pas absolument les attitudes et même les idées que la société des castes entretient. Cependant ce sont les conceptions et les conceptions prédominantes seulement qui retiendront ici notre attention. On vise à exprimer plus précisément le cadre idéologique occidental par comparaison avec le cas de l'Inde traditionnelle. On trouve un contraste semblable dans notre propre théorie politique, entre les théories anciennes (et quelques modernes) où le tout (social et) politique est premier, et les théories modernes où ce sont les droits de l'homme individuel qui sont premiers et qui déterminent la nature des bonnes institutions politiques. Avec Weldon, on peut opposer les théories « organiques», représentées par la République de Platon - laquelle rappelle fortement la théorie indienne des varnas ou plutôt la tripartition indoeuropéenne des fonctions sociales - ou encore l'État de Hegel, et d'autre part les théories « mécaniques» 1, telle la doctrine du contrat social et du trust 2 politique chez Locke. Pour les distinguer, on se demandera quel est le 1. T. D. Weldon, States and Morals, Londres, 1946. Karl Popper a opposé de même société « ouverte » et société « close » (The Open Society and ils Enemies, Londres, 1945, 2 vol; trad. fr. : La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Éd. du Seuil, 1979). Dans une direction un peu différente, nous parcourons ici un terrain classique de la sociologie (<< communauté» et «société» de Toennies, et chez Durkheim divisions mécanique et organique du travail). L'usage des mêmes termes chez Weldon et Durkheim n'est pas contradictoire si on les rapproche, car les termes portent à des niveaux différents, et l'apparente inversion renvoie à une relation de complémentarité: la même société moderne qui a développé à un degré sans précédent la division organique du travail et l'interdépendance de fait entre hommes a aussi affirmé au plan moral et politique l'être humain particulier comme indépendant et se suffisant idéalement à lui-même, et adopté de ,façon prédominante des théories mécaniques (individualistes) de l'Etat. L'affirmation idéologique de l'Individu s'accompagne empiriquement d'un degré inusité d'interdépendance (cf. HAE J, p. 195 et n. 10). On peut supposer qu'un tel chiasme entre niveaux différents accompagne toujours une différenciation idéologique. Il y a donc lieu de mettre Durkheim dans Toennies (et Weldon) et non l'inverse. 2. Trust.' confiance accordée à une personne dont on fait le propriétaire légal d'une propriété ou d'un pouvoir afin qu'elle en use au bénéfice de quelqu'un d'autre (Shorter Oxford Dictionary).
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concept premier ou principal sur lequel porte la valorisation fondamentale, si c'est le tout, social ou politique, ou l'individu humain élémentaire. On parlera ainsi, selon le cas, de « holisme » et d'« individualisme ». Ceci amène à distinguer deux sens du mot « individu » : 1) le sujet empirique de la parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l'espèce humaine, tel que l'observateur le rencontre dans toutes les sociétés; 2) l'être moral, indépendant, autonome et ainsi (essentiellement) non social, tel qu'on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société. Notre problème ici est d'essayer de saisir des étapes de la constitution ou du développement de l'individu au second sens du terme, à partir de la société médiévale qui apparaît à première vue plus proche de la société holiste de type traditionnel que de la société individualiste de type moderne. Une enquête de cette ampleur est-elle faisable? Celui qui s'y livre ne risque-t-il pas d'être taxé d'incompétence et de présomption? J'ai trouvé que des autorités reconnues comme Figgis, Gierke et Élie Halévy avaient en fait répondu à certaines de nos questions pour des périodes et des aspects différents du développement historiqu~. Il était ainsi possible, en reliant entre eux les thèmes centraux ou les conclusions principales de ces spécialistes et en les complétant à l'occasion, de présenter une esquisse sans doute incomplète, mais générale et, dans l'état actuel, utile.
Thomas d'Aquin et Guillaume d'Occam Il est commode de partir de la combinaison de révélation chrétienne et de philosophie aristotélicienne chez Thomas d'Aquin. Malgré leur étroite alliance, nous pouvons distinguer les deux éléments en disant que, tandis qu'au niveau de la religion, de la foi et de la grâce, chaque homme est un tout vivant, un individu privé en relation directe avec son créateur et modèle, il est au contraire, au niveau des institutions terrestres, un membre de la
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communauté, une partie du corps social. Si d'un côté la personne se suffit à elle-même, le fait est fondé sur les valeurs ultimes révélées, il est enraciné dans l'intimité de la personne avec Dieu, à l'opposé de ses relations terrestres. De l'autre côté, la communauté terrestre est légitimée, avec l'aide d'Aristote, comme une valeur seconde en tant qu'institution rationnelle, en contradiction avec la doctrine antérieure qui ne l'admettait que comme un remède rendu nécessaire par le péché originel l . La conception de l'universitas, c'est-à-dire du corps social comme un tout dont les hommes vivants ne sont que les parties, appartient évidemment aux conceptions traditionnelles de la société. (Mais elle est ici englobée dans l'individualisme chrétien, cf. HAE !, p. 24.) A partir de ce stade, l'évolution va consister dans un affaiblissement progressif de cette conception en faveur d'une autre, celle de societas, ou association pure et simple. Dans ce processus nous nous contenterons d'isoler quelques stades partiels du changement. Guillaume d'Occam, le grand scolastique franciscain de la première moitié du XIVe siècle, a sa place ici comme le héraut de l'état d'esprit moderne. A première vue, il semblerait pourtant retourner au passé, car il représente pour une part une révolte contre la légitimation de l'ordre mondain, un retour aux Pères fondateurs et à leur accent exclusif sur la révélation. (Deux siècles plus tard Luther en appellera de même à saint Augustin contre Aristote.) Mais Occam est aussi celui qui expose systématiquement le nominalisme en face du réalisme de saint Thomas et le fondateur du positivisme et du subjectivisme en droit, et tout ceci représente une invasion spectaculaire de l'individualisme, comme nous allons le voir 2. Pour Thomas d'Aquin, les êtres particuliers comme 1. En termes généraux, c'est là un lieu commun. Le point est clairement exprimé dans Ernst Cassirer, The My th of the State, N. Haven, 1946, chap. IX. Cf. aussi Michel Villey, La Formation de la pensée juridique moderne. Le Franciscanisme et le Droit (Cours d'histoire et de philosophie du droit), Paris, Les Cours de droit, 1963, ronéo. 2. Ce qui suit est un simple résumé de Villey, op. cit., p. 147-275.
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Pierre ou Paul étaient des « substances premières », c'està-dire des entités se suffisant à elles-mêmes de la première sorte, mais les « universaux », comme le genre ou l'espèce, les catégories ou classes d'êtres étaient aussi pris comme existant réellement en eux-mêmes et étaient ainsi appelés «substances secondes» 1. Occam, plus précisément que Duns Scot avant lui, attaque cette vue. Pour lui, logicien expert qui croit suivre Aristote, une distinction nette doit être faite entre les choses (res) d'un côté, et de l'autre les signes, les mots, les universaux; « Les choses ne peuvent être par définition que "simples ", "isolées ", " séparées"; être, c'est être unique et distinct ... en la personne de Pierre il n'y a rien d'autre que Pierre, et non point encore autre chose qui s'en distingue" réellement" ni " formellement". L'animal ou l'homme - ni non plus l'animalité, l'humanité -, ne sont des choses, ne sont des êtres» (Villey, op. cit., p. 206). Il n'y a pas de « substances secondes» comme pour saint Thomas. Comme nous dirions aujourd'hui, nous ne devons pas réifier nos classes ou idées. Occam, dans sa polémique contre le pape, va jusqu'à nier qu'il existe réellement quelque chose comme «l'ordre franciscain»: il y a seulement des moines franciscains dispersés à travers l'Europe 2. Les 1. Ibid .., p. 204 : « Le monde extérieur n'est pas qu'une poussière d'atomes en désordre, qu'une poussière d'individus; il comporte luimême un ordre, des classes où viennent se ranger chacun des êtres singuliers (des "causes formelles") et des natures (des " causes finales ") ; et tout un système de relations entre individus, au-dessus des individus. Tout cela existe objectivement, indépendamment de l'intellect qui le décèle dans les choses. » 2. Comment ne pas reconnaître ici en Occam, à titre tout particulier, le père spirituel des Anglo-Saxons modernes? Un différend typique s'élève à un certain point entre Gierke et son distingué traducteur Sir Ernest Barker (cf. plus loin, n. 1, p. 96). - Gierke : « Le regard dirigé vers le " réel" refuse de reconnaître, dans l'unité d'existence vivante et permanente d'un Peuple, davantage qu'une apparence sans substance, et il rejette comme une "fiction juridique " le fait d'élever cette unité au rang d'une personne. » Barker (dans une note) : « Le lecteur peut bien sympathiser avec" le regard dirigé vers le 'réel' " et il peut être ainsi conduit à douter que ce que Gierke appelle la Daseinseinheit eines Volkes soit vraiment une substance au sens d'un être ou d'une personne. On peut soutenir que
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termes généraux ont quelque fondement dans la réalité empirique, mais ils ne signifient rien en eux-mêmes, si ce n'est une connaissance imparfaite et incomplète des entités réelles que nous pouvons bien ici appeler les entités individuelles. La conséquence la plus importante qui suit de là, c'est que nous ne pouvons pas tirer des termes généraux que nous utilisons des conclusions normatives. En particulier, il n'y a pas de loi naturelle déduite d'un ordre idéal des choses; il n'y a rien au-delà de la loi réelle posée soit par Dieu, soit par l'homme avec la permission de Dieu, la loi positive. En premier lieu il serait contraire au «pouvoir absolu» de Dieu (plenitudo potestatis) d'être limité par autre chose que lui-même. On va voir cette référence au pouvoir de Dieu se refléter dans les institutions humaines. La loi, qui dans son aspect le plus fondamental était une expression de l'ordre découvert dans la nature par l'esprit humain, devient dans sa totalité l'expression du «pouvoir» ou de la « volonté » du législateur. De plus, tandis que le droit était conçu comme une relation juste entre êtres sociaux, il devient la reconnaissance sociale du pouvoir (p 0 testas ) de l'individu. Occam est ainsi le fondateur de la « théorie subjective» du droit, qui est en fait la théorie moderne du droit 1 •
l'unité d'existence que l'on trouve dans un peuple est l'unité du contenu commun de nombreux esprits, ou d'un but commun, mais non l'unité d'un Être de Groupe ou d'une personne collective» (op. cit., p. 47, LXXXI sq. La traduction de Barker fut publiée en 1934, soit un an après l'avènement de Hitler, et on peut penser que ses réserves ont été renforcées par les événements contemporains). 1. Cela s'accorde naturellement avec le nominalisme et le positivisme juridiques d'Occam, mais il atteint ces conclusions d'une manière indirecte qui est fort curieuse et instructive. Il n'était pas juriste, mais logicien. C'est la polémique entre le pape et les franciscains qui le conduisit à traiter systématiquement du droit. L'ordre que son fondateur, saint François d'Assise, avait voué à la pauvreté devint très riche, et finalement les papes décidèrent d'obliger l'ordre à accepter la propriété des biens dont il jouissait en fait. C'est contre cette politique, et pour empêcher les franciscains d'être, contrairement au vœu du fondateur, pris dans les affaires de
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On ne peut pas supposer qu'Occam ait directement influencé le développement moderne du droit, car ses écrits juridiques ne semblent pas avoir été largement connus. Toute son œuvre pourtant est hautement significative. Parler de nominalisme d'une part, de l'autre de positivisme et de subjectivisme juridiques, c'est tout simplement marquer la naissance de l'Individu dans la philosophie et dans le droit. Lorsqu'il n'y a plus rien d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier, lorsque la notion de « droit» s'attache, non à un ordre naturel et social, mais à l'être humain particulier, cet être humain particulier devient un individu au sens moderne du terme. Un corollaire immédiat de la transformation est l'accent mis sur la notion de « pouvoir » (p 0 testas ), qui apparaît ainsi comme un équivalent fonctionnel moderne de l'idée traditionnelle de l'ordre et de la hiérarchie. Il est remarquable que cette notion de pouvoir, qui joue un rôle si considérable et si obscur dans la théorie politique de notre temps, apparaisse ainsi dès le premier commencement de l'ère individualiste. Si Occam ne traite pas à proprement parler de politique, il laisse entrevoir les notions
ce monde, qu'Occam développa ses nouvelles définitions de la loi et du droit. « Il transporte dans la théorie juridique de la propriété son amour de la vie chrétienne et franciscaine communautaire: ce qui l'amène à donner du droit de propriété une image volontairement appauvrie et péjorative, dessinée du point de vue du moine, et seulement pour justifier les moines de s'en abstenir» (Villey, op. cit., p. 257). Son intention était de restreindre la sphère juridique, mais il la rendit ainsi indépendante et, du fait de son individualisme et de son positivisme, plus absolue et plus contraignante qu'elle n'avait jamais été. Par opposition à la simple faculté d'user d'une chose, un droit sur cette chose est caractérisé par sa sanction, c'est-à-dire par la possibilité de le faire reconnaître par une cour de justice. « Un droit est un pouvoir reconnu par la loi positive », ainsi parle l'avocat de la pauvreté, annonçant en fait l'ère de la propriété privée. On objectera que l'idée moderne de propriété dérive du droit romain. Il est plus probable en réalité que ce sont les interprètes modernes du droit romain qui l'y ont mise, ainsi que le soutient notre auteur dans un développement qui, s'il ne fait pas l'accord des romanistes, est en tout cas fort suggestif pour le sociologue (ibid., p. 230 sq.).
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de souveraineté du peuple et de contrat politique 1. En général, et au plan social proprement dit, il n'y a plus de place pour l'idée de communauté. Elle est supplantée par la liberté de l'individu, qu'Occam étend du plan de la vie mystique à celui de la vie en société. Implicitement au moins, nous avons quitté la communauté pour une société, et les racines religieuses de cette première transition, aussi décidée que décisive, sont évidentes.
De la suprématie de l'Église à la souveraineté politique (XlV-XVIe siècle) Sur la naissance de l'État moderne, une sene de conférences données en 1900 par J. N. Figgis, dont le thème majeur ne semble pas avoir été sérieusement mis en question depuis lors, nous fournit un ouvrage de base irremplaçable, d'autant plus précieux pour nous qu'il permet à la comparaison avec l'Inde de se développer sans obstacle. Figgis avait trouvé dans celui des papes l'origine de la théorie du droit divin des rois. Dans ses « Études sur la pensée politique de Gerson à Grotius », il marque l'origine dans la pensée médiévale des idées politiques et décrit la révolution par laquelle elles s'émancipèrent, en bref la naissance de la théorie moderne de l'État 2 • En principe, le livre commence avec le concile de Constance, en 1414. Mais on peut situer le point de départ au début du XIVe siècle, car dans l'introduction l'auteur esquisse la situation médiévale en général et touche aux 1. On attend dans cette période une référence à la Lex Regia " Ce qui plaît au prince a force de loi, car par la Lex Regia .... le peuple lui a concédé tout son commandement et pouvoir» (ibid., p. 223, cf. John Neville Figgis, Studies in Political Thought Irom Gerson to Grotius, 1414-1625, Cambridge, 1907. Je cite d'après l'éd. Harper Torchbooks, New York, 1960, p. 25-26).De même la puissance législative est vue comme une délégation de pouvoirs, « de sorte que tout le droit se compose de pouvoirs individuels» (Villey, op. cit., p. 258). 2. Soulignons que Figgis pensait, grâce à son sentiment religieux, « entrer dans l'esprit, et non pas seulement noter les faits extérieurs, du monde médiéval» (cf. sur la méthode, Figgis, op. cit., p. 35-36). «
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auteurs du XIVe siècle. Il souligne le triple aspect de son étude: la suprématie de l'Église au Moyen Age, la révolution qui amène la suprématie de l'État, et la continuité sous-jacente à la transformation. Je me bornerai essentiellement aux deux premiers traits. Si nous essayons de voir en parallèle la situation chrétienne médiévale et la situation hindoue traditionnelle, la première difficulté est que, tandis que dans l'Inde les brah~anes se contentaient de leur suprématie spirituelle, l'Eglise en Occident exerçait aussi un pouvoir temporel, avant tout en la personne de son chef, le pape. A voir les choses grossièrement, le Moyen Age semble avoir connu une double autorité temporelle. De plus, puisque l'instance spirituelle ne dédaignait pas de revêtir le pouvoir temporel, on pourrait même se demander si la temporalité ne jouissait pas en fait d'une certaine prééminence. En contraste avec ces suppositions, l'affirmation centrale de Figgis nous ramène beaucoup plus près du tableau indien. Au Moyen Age, l'Église n'était pas un État, c'était l'État; l'État, ou plutôt l'autorité civile (car une société séparée n'était pas reconnue) était simplement le département de police de l'Église. Cette dernière avait repris à l'Empire romain sa théorie de la juridiction absolue et universelle de l'autorité suprême, et la développa en celle de la plénitude de puissance (plenitudo potestatis) du pape. Le pape était le dispensateur suprême de la loi, la fontaine de l'honneur, y compris l'honneur royal, et la seule source terrestre légitime de pouvoir, le fondateur légal sinon de fait des ordres religieux et des grades universitaires, le suprême « juge et diviseur» parmi les nations, le gardien du droit international, le vengeur du sang chrétien (Figgis, op. cit., p. 5).
Je prendrai ici la première phrase, que j'ai mise en italique, comme signifiant deux choses: d'abord que l'Église, ou chrétienté universelle, embrassait toutes les institutions particulières et était la seule société, la société globale au sens moderne; en second lieu, que cette communauté universelle des chrétiens assumait dans sa hiérarchie spirituelle les pouvoirs que l'on appellerait
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autrement politiques, même si elle les déléguait, ou en déléguait une partie, à des instances temporelles. Le premier trait, par lequel les valeurs ultimes déterminent les frontières de la société globale, se rencontre aussi dans le cas indien, le second trait différencie les deux cas, bien qu'il subsiste une certaine similitude dans la subordination des instances temporelles aux spirituelles. Mais ne faut-il pas nuancer? La doctrine de la suprématie de l'Église n'a été ni permanente depuis les premiers siècles ni sans opposition aucune. Figgis, dans le passage cité, dit que cette suprématie a été « développée », et il est plus explicite dans son « Droit divin des rois» (chap. III). La plenitudo potestatis du pape a été proclamée par Innocent III (1198-1216) et la doctrine papale s'est certainement développée depuis la lutte de Grégoire VII contre l'empereur Henri IV autour de 1080 jusqu'à l'absolutisme de la bulle Un am sanctam de Boniface VIII en 1302. Selon certains auteurs, la relation entre les deux principes ou pouvoirs, l'ecclésiastique ou papal et le séculier ou impérial, n'a été précisément élaborée que dans le dernier quart du XIe siècle 1. Dès lors, il serait séduisant pour l'esprit moderne de considérer l'accroissement en précision et en autoritarisme des prétentions papales comme l'expression de la rivalité croissante entre pape et empereur, ou peut-être même comme une conséquence de l'impatience croissante des empereurs devant les prétentions papales. De plus la doctrine papale ne va pas, dans la période, sans opposition : les empereurs ont en quelque façon la leur. Il faut bien reconnaître cependant que cette doctrine séculière n'est guère impressionnante au milieu de l'orientation générale des esprits, de l'influence des théologiens - tous du côté ecclésiastique - et en face de l'articulation cohérente de la doctrine opposée. Seule une partie des légistes la soutient. Tout ceci ressort clairement du traité classique de Gierke 2, surtout si nous réservons pour la 1. Ainsi Jean Rivière, Le Problème de l'Église et de l'État au temps de Philippe le Bel, Louvain, 1962, introduction. 2. Otto Gierke, Political Theories of the Middle Age, Cambridge, 1900, p. 7 sq., 16-18, 20-21 (trad. angl. par F. W. Maitland).
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suite les champions impériaux du XIVe siècle, Occam et Marsile de Padoue. Les partisans de l'Empire ne niaient pas dans l'essentiel la supériorité de l'Église ni son indépendance et souveraineté dans son domaine, mais ils se, réclamaient de la doctrine des premiers temps de l'Eglise et de sa reconnaissance de sacerdotium et imperium comme deux sphères indépendantes instituées par Dieu lui-même, deux pouvoirs à coordonner. Ils repoussaient les prétentions de l'Église contre le pouvoir temporel et l'empereur: l'Église devait se confiner aux affaires spirituelles. La manière dont ces juristes essayaient cependant d'unifier les deux pouvoirs, de réaliser l'ordinatio ad unum, idéal universel de l'époque, montre la faiblesse de leur cause. Cependant, ils proposaient parfois une relation qui rappelle celle de l'hindouisme: l'État devait être subordonné à l'Église en matière spirituelle, l'Église à l'État en matière temporelle *. Nous pouvons donc conclure que la doctrine papale telle que la résume Figgis fut, malgré son développement tardif, la doctrine prédominante et la plus cohérente du Moyen Age. En vérité, elle semble avoir résulté nécessairement de la supériorité généralement admise de l'Église et de l'expression de la supériorité sous la forme de commandement de fait. Sur ce point Gierke est au fond d'accord avec Figgis, car, s'il reconnaît la présence de deux doctrines différentes, il se hâte d'ajouter qu'elles étaient seulement deux variantes de l'esprit médiéval, et que l'opposition réelle fut celle entre ces deux vues d'une part et de l'autre ce qu'il appelle la tendance « antico-moderne », par quoi il désigne une vue fondée sur l'Antiquité mais d'esprit moderne, dont les premières manifestations, selon lui, se trouvent dans la tendance à l'absolutisme papal et dans les arguments impériaux tirés de l'étude du droit romain CI? 4-5). Quant à la révolution qui allait installer l'Etat à la place de l'Église comme institution souveraine et société globale en Europe occidentale, ce fut un processus long et * [Note 1983 : Ce qui est dit de Gélase et de la politique papale subséquente au chap. 1 devrait permettre d'éclairer tout ce problème controversé de « la querelle des investitures ~~.]
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complexe. Je me contenterai d'en marquer quelques étapes successives, en suivant et simplifiant Figgis. Au début du XIVe siècle, tandis que l'empereur a été mis en échec, le roi de France résiste aux prétentions du pape et le met dans sa poche. Un avocat de Coutances probablement étroitement lié à la Cour, Pierre Dubois, dans un pamphlet soi-disant consacré à la conquête de la Terre sainte (De Recuperatione Terrae Sanctae) envisage, entre autres suggestions d'un modernisme surprenant, la confiscation au bénéfice du roi de toutes les propriétés ecclésiastiques, y compris celles du pape, contre des pensions à servir aux ayants droit. Plus tard, dans le conflit entre Jean XXII et Louis de Bavière, Marsile de Padoue dans son Defensor Pacis affirme: « 1) l'autorité complète du pouvoir civil, et la nature purement volontaire de l'organisation religieuse; 2) la résultante iniquité de la persécution par l'Eglise; 3) la souveraineté originelle du peuple, impliquant le besoin d'un système de gouvernement représentatif. .. »1. Le dernier point rappelle la référence fréquente à la Lex Regia chez les auteurs de la fin du Moyen Age (Gierke, n. 142). (Le droit romain était étudié assidûment depuis le XIe siècle sous l'égide de la théologie chrétienne et de la philosophie.) Au contraire, le premier point de Marsile frappe par son modernisme. Le xve siècle vit le mouvement conciliaire, soit en quelque sorte l'application à l'Église de la doctrine de la souveraineté du peuple. L'Église traversait une crise grave, la papauté étant en péril depuis des décades, avec trois personnes prétendant ensemble à la fonction. Le concile qui se réunit à Constance en 1414, et où brillèrent des savants de tendance occamiste, visa en premier lieu à porter remède à la maladie, et y réussit. Le concile considéra l'Église comme un système politique de l'espèce appelée monarchie limitée ou « mêlée », où, en tant que 1. Figgis, op. cit., p. 31-33 (cf. aussi Dante, De Monarchia, etc.); sur P. Dubois cf. J. Rivière, op. cit. Tandis que Figgis, considérant le contenu, voit Marsile comme plus moderne qu'Occam, son compagnon auprès de Louis de Bavière, au contraire Villey considère, au point de vue des méthodes, Marsile comme plus scolastique et Occam comme plus moderne (op. cit., p. 217 sq.).
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représentant de la communauté chrétienne, il partageait avec le pape le gouvernement. Pour remédier au mal, il fallait affirmer l'autorité du concile au-dessus de celle du pape. L'autorité du pape dérivait, pensait-on, du peuple et ne demeurait légitime qu'autant qu'elle était fidèle à sa fin, l'édification, tandis qu'elle se détruisait elle-même dès qu'on la voyait travailler à la destruction. Le concile devait en permanence aider et contrôler le pape, mais l'autorité monarchique aussitôt restaurée se montra plus absolutiste que jamais, et le concile, manœuvré, ne put que survivre vainement quelque temps. Il avait ouvert la voie, non seulement à la réaffirmation future de la souveraineté du peuele, mais aussi à une longue période d'absolutisme, dans l'Eglise et dans la plupart des pays d'Europe. Grâce à Étienne Gilson 1, nous sommes en mesure de voir les deux phénomènes jumeaux de la Renaissance et de la Réforme comme ayant exprimé une différenciation entre deux préoccupations qui avaient dans l'ensemble paisiblement cohabité dans l'esprit médiéval: la préoccupation religieuse, avec Luther, se révolte contre la com-
promission avec le monde et la sagesse mondaine des anciens; la préoccupation de l'Antiquité s'affirme dans le nouvel humanisme en tant qu'indépendante de la tutelle de la religion. L'événement devait nécessairement avoir un impact révolutionnaire sur la relation entre les autorités spirituelle et temporelle. Du côté des humanistes, Machiavel trouve dans TiteLive le modèle de la ville-État républicaine, et à l'aide d'exemples pris à la Rome ancienne réussit à affranchir la considération politique non seulement de la religion chrétienne et de tout modèle normatif, mais même de la morale privée. Ainsi émancipée de toute entrave extérieure, une science pratique de la politique reconnaît comme son seul principe la raison d'État. Selon Figgis, ce nouvel absolutisme, qui devait influencer si profondément hommes politiques et hommes d'État dans les siècles 1. Étienne Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, 1938, p. 187 sq., 217224.
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suivants, n'a pu être conçu que parce que l'Église et certains ordres ecclésiastiques en particulier avaient développé un absolutisme similaire, et parce que dans le fait, en Italie, le « pouvoir» était devenu la seule fin véritable de l'action, de sorte qu'il ne restait à Machiavel qu'à voir froidement la situation telle qu'elle était. On peut peutêtre dire que la première science pratique à s'émanciper du réseau holiste des fins humaines fut la politique de Machiavel 1. Le rejet radical par Machiavel des valeurs contemporaines prédominantes le met à l'écart pour quelque temps du courant de pensée principal, car la montée du pouvoir temporel devait se réaliser grâce à des agents principalement religieux. La Réforme luthérienne porta un coup décisif à ce qui demeurait de l'ordre médiéval et du Saint Empire romain germanique. La société globale serait désormais l'État individuel, tandis que l'essentiel de la religion aurait son sanctuaire dans la conscience de chaque chrétien individuel. Le pouvoir laïque devint suprême et fut élevé à une sorte de sainteté, grâce à la théorie du droit divin des rois. Tout cela reposait sur la présupposition de l'homogénéité religieuse de l'État, gouvernant et gouvernés partageant la même foi : cujus regio ejus rpligio (cf. en Angleterre les « Acts of Uniformity »). Jusqu'à ce point, Luther, quelles qu'aient pu être ses intentions, aboutit à traduire en pratique une partie de la théorie de Marsile de Padoue et même certaines tendances du parti conciliaire. Mais, en dehors de l'Allemagne, les É.tats n'étaient pas homogènes, et un nouveau changement allait en résulter. Des confessions différentes coexistaient à l'intérieur d'un même État, et il en sortit les guerres de religion. Cela conduisit les politiques, dans l'intérêt de l'État (Machiavel !), à recomn,lander de tolérer «l'hérésie» quand l'avantage de l'Etat le demandait. Les confessions en guerre, elles, tendaient à une suprématie sans compromis, mais là où elles étaient menacées parce que minoritaires 1. Ce que le rapprochement entre Machiavel et l'Indien Kautilya suggère à première vue, c'est une relation nécessaire entre politique et religion (cf. HH, p. 373).
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elles en vinrent à d'autres vues. A partir du droit de résister à la persécution d'un tyran, que l'on fondait sur l'idée d'un contrat entre gouvernant et gouvernés, le développement conduisit à affirmer le droit de l'individu à la liberté de conscience. La liberté de conscience constitue ainsi le premier en date de tous les aspects de la liberté politique et la racine de tous les autres. Les théoriciens jésuites du Droit naturel développèrent la théorie moderne fondé!nt l'État su~r un contrat social et politique, considérant l'Eglise et l'Etat comme deux sociétés distinctes, indépendantes, extérieures l'une à l'autre. Enfin, «toutes ou presque toutes ces idées, mises en œuvre pratiquement dans la résistance contre le roi d'Espagne, produisirent aux Pays-Bas, chez leurs penseurs, dans leurs universités, un centre de lumière d'où sortit dans une grande mesure l'éducation politique du XVIIe siècle» (Figgis, op. cit., p. 38). Le Droit naturel moderne Le Droit naturel et la Théorie de la société, tel est le titre donné par Sir Ernest Barker à sa traduction d'une partie du quatrième tome de l'ouvrage monumental d'Otto Gierke sur le droit des communautés (Genossenschaftsrecht) 1. Résumer ce livre, fût-ce sommairement, est la meilleure manière d'attirer l'attention sur un aspect important de la genèse de l'idée moderne de l'homme et de la société. Dans notre période, la théorie du Droit naturel domine le champ de la théorie politique et, pouvons-nous ajouter, de la pensée sociale. Le rôle des juristes est aussi essentiel que celui des philosophes dans le développement des idées qui conduisent à la Révolution française et à la Déclaration des droits de l'homme. 1. Gierke, Natural Law and the Theory of Society, 1500 to 1800, with a lecture by Ernst Troeltsch. Translated with an introduction by Ernest Barker, Cambridge, 1934, 2 vol. (cité dans l'édition Beacon Press, Boston, 1957, en un volume; les citations de Gierke ont été revues sur le texte allemand).
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L'idée de Droit naturel est le garant, la justification philosophique de la recherche théorique systématique et déductive sur le droit, si florissante et importante à l'époque. On peut la faire remonter à l'Antiquité et à saint Thomas, mais elle subit dans les temps modernes un profond changement, de sorte que l'on oppose souvent deux théories du Droit naturel, la théorie ancienne ou classique, et la théorie moderne. La différence entre les deux est de l'espèce que nous avons appris à reconnaître en opposant représentations traditionnelles et modernes. Pour les anciens - à l'exception des stoïciens - l'homme est un être social, la nature est un ordre, et ce qu'on peut apercevoir, au-delà des conventions de chaque polis particulière, comme constituant la base idéale ou naturelle du droit, est un ordre social en conformité avec l'ordre de la nature (et par suite avec les qualités inhérentes aux hommes). Pour les modernes, sous l'influence de l'individualisme chrétien et stoïcien, ce qu'on appelle le Droit naturel (par opposition au droit positif) ne traite pas d'êtres sociaux mais d'individus, c'est-à-dire d'hommes dont chacun se suffit à lui-même en tant que fait à l'image de Dieu et en tant que dépositaire de la raison. Il en résulte que, dans la vue des juristes en premit:.r lieu, les principes fondamentaux de la constitution de l'Etat (et de la société) sont à extraire, ou à déduire, des propriétés et qualités inhérentes à l'homme considéré comme un être autonome, indépendamment de toute attache sociale ou politique. L'état de nature est l'état, logiquement premier par rapport à la vie sociale et politique, où l'on considère seulement l'homme individuel; de plus, la priorité logique se confondant avec l'antériorité historique, l'état de nature est celui où les hommes sont supposés avoir vécu avant la fondation de la société et de l'État. Déduire de cet état de nature logique ou hypothétique les principes de la vie sociale et politique peut bien apparaître une tâche paradoxale et ingrate. C'est pourtant ce qu'ont entrepris les théoriciens du Droit naturel moderne, et c'est en le faisant qu'ils ont jeté les bases de l'État démocratique moderne. Comme l'a dit Gierke :
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Sur l'idéologie moderne L'État n'est plus dérivé comme un tout partiel de l'harmonie voulue par Dieu du tout universel. On l'explique simplement par lui-même. Le point de départ de la spéculation n'est plus l'ensemble de l'humanité, mais l'État souverain individuel se suffisant à lui-même, et cet État individuel lui-même est fondé sur l'union, ordonnée par le Droit naturel, des hommes individuels en une communauté armée du pouvoir suprême (§ 14, p. 40; texte allemand, p. 285).
En bref, la communauté chrétienne hiérarchique s'atomisa à deux niveaux : elle fut remplacée par de nombreux États individuels, dont chacun était constitué d'hommes individuels. Deux conceptions de la société-État s'affrontent dans le vocabulaire de la période : Il nous faut distinguer universitas, ou unité organique (corporate), et societas, ou association (partnership), dans laquelle les membres restent distincts en dépit de leur relation et où l'unité est ainsi «collective» et non organique (corporate) (note de Barker, Gierke, Natural Law, p. 45).
Societas - et des termes semblables: association, consociatio - a ici le sens limité d'association, et évoque un contrat par lequel les individus composants se sont « associés » en une société. Cette façon de penser correspond à la tendance, si répandue dans les sciences sociales modernes, qui considère la société comme consistant en individus, des individus qui sont premiers par rapport aux groupes ou relations qu'ils constituent ou « produisent» entre eux plus ou moins volontairement 1 . Le mot par lequel les scolastiques désignaient la société, ou les personnes morales en général, universitas, « tout », conviendrait bien mieux que « société» à la vue opposée, qui est la mienne, selon laquelle la société avec ses institutions, valeurs, concepts, langue, est sociologique1. Bentham dit d'un des champions de l'individualisme moderne : Locke ... oubliait qu'il .n'était pas adulte quand il vint au monde. Selon lui les hommes viennent au monde tout constitués et armés de toutes pièces, comme les produits des dents du sereent semées par Cadmus aux coins de son carré de concombres» (Elie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, t. l, app. III, p. 417-418). «
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ment première par rapport à ses membres particuliers, qui ne deviennent des hommes que par l'éducation et l'adaptation à une société déterminée. On peut regretter qu'au lieu d'universitas il nous faille parler de «société» pour désigner la totalité sociale, mais le fait constitue un héritage du Droit naturel moderne et de ses suites. Gierke rapporte en grand détail la prépondérance croissante de la représentation de societas contre celle d'universitas. En même temps ii montre tout au long que la vue opposée ne disparaît jamais complètement: « L'idée de l'État comme un tout organique, héritée de la pensée antique et médiévale, ne fut jamais tout à fait éteinte. » C'est qu'il était difficile de s'en passer quand on voulait considérer le corps social ou politique dans son unité. Ainsi, c'est une interprétation purement collective de la personnalité du peuple qui prédomine en fait dans la théorie de l'État selon le Droit naturel. Le peuple coïncide avec la somme des membres du peuple, et pourtant, en même temps, quand le besoin se fait sentir d'un porteur (Trager) unique des droits du peuple, celui-ci est traité comme étant essentiellement une unité englobante (Inbegrif/). Toute la différence entre unité et multiplicité de l'ensemble repose sur une simple différence de point de vue, selon que l'on considère «omnes ut universi» ou « omnes ut singuli » ... (suit le passage cité plus haut, n. 2, p. 86 : « Le regard dirigé vers le réel » ... ) (p. 46-47; texte allemand, p. 298-299).
Non seulement des auteurs ecclésiastiques comme Molina et Suarez, mais les plus grands auteurs de Droit naturel éprouvèrent le besoin de la conception holiste. Althusius, construisant un ordre fédéraliste par une série d'associations (consociationes) à des niveaux successifs, appela sa consociato comp/ex et publica une universitas ou consociatio politica (p. 70 sq.). Grotius est loué entre autres pour avoir comparé le gouvernement à un œil en tant « qu'organe corporatif ». Hobbes, nous dit Gierke, parla de l'État comme du corps d'un géant mais « finit en transformant son organisme supposé en un mécanisme ... un automate conçu et construit avec art» (p. 52). Pufendorf introduisit le terme de persona moralis simplex
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et composita pour réunir sous une même catégorie juridique les groupes ou entités collectives (nos «personnes morales») et les individus physiques. Enfin, le même problème réapparut sous la forme la plus aiguë chez Rousseau, qui a contribué plus que quiconque à porter les constructions des juristes à la connaissance du public instruit et - sans l'avoir voulu - à combler le fossé entre la spéculation spécialisée et l'action révolutionnaire. Tous ces efforts pour exprimer l'unité du groupe social et politique répondent au problème principal de la théorie du Droit naturel: établir la société ou l'État idéal à partir de l'isolement de l'individu « naturel ». L'outil principal est l'idée de contrat. Après 1600, la transition demande au moins deux contrats successifs. Le premier, ou contrat « social », introduisait la relation caractérisée par l'égalité ou compagnonnage (Genossenschaft). Le second, ou contrat politique, introduisait la sujétion à un gouvernant ou gouvernement (Herrschaft). Les philosophes réduisirent cette multiplicité de contrats à un seul : Hobbes en faisant du contrat de sujétion le point de départ de la vie sociale elle-même, Locke en remplaçant le second contrat par un trust, Rousseau en supprimant tout agent distinct de gouvernement. Tout cela est bien connu, je le rappelle seulement pour introduire une remarque sur la relation entre « social» et « politique» et le sens de l'un et de l'autre termes sous ce rapport. Le contrat « social» est le contrat d'association: on suppose que l'on entre dans la société comme dans une association volontaire quelconque. On a donc ici les associations, et peut-être la « société» au sens des sociologues behaviouristes. Mais la société au sens large, l'universitas au sens d'un tout à l'intérieur duquel l'homme naît et auquel il appartient quoi qu'il en ait, qui lui enseigne sa langue et à tout le moins sème dans son esprit le matériel dont ses idées seront faites, la société dans ce sens-là est absente. Au mieux, la « société» impliquée ici est la « société civile» de l'économiste et du philosophe, non pas la société de la sociologie proprement dite. Il faut y insister pour éviter une confusion fréquente. Comme le dit ailleurs Barker, un
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classiciste qui ici parle - fait remarquable - en sociologue : La société n'est pas constituée, et ne l'a jamais été, sur la base d'un contrat. La société est une association à toutes fins - « en toute science ... en tout art... en toute vertu et en toute perfection » - qui transcende la notion de droit, et a crû et existe par soi-même. Dans le sens strict du mot « social », il n'y a pas, et il n'y a jamais eu, de contrat social I .
En fait, la notion approfondie de société a souffert une éclipse partielle dans la période et l'école de pensée dont il s'agit, comme en témoigne le sort du mot universitas. Avec la prédominance de l'individualisme contre le holisme, le social dans ce sens a été remplacé par le juridique, le politique et, plus tard, l'économique. Les implications de l'individualisme: égalité, propriété
Avant de suivre quelques-unes des premières manifestations de l'aspect égalitaire de l'individualisme, il faut ici rappeler et approfondir quelque peu une distinction bien connue. L'individualisme implique à la fois égalité et liberté. On distingue donc à bon droit une théorie égalitaire «libérale », qui recommande une égalité idéale, égalité des droits ou des chances, compatible avec la liberté maximale de chacun, et une théorie « socialiste» qui veut réaliser l'égalité dans les faits, par exemple en abolissant la propriété privée 2. Logiquement, et même historiquement, il peut paraître que l'on passe du droit au fait par une simple intensification de la revendication: ce n'est pas assez de l'égalité de principe, on réclame une 1. Barker, p. xxv de son introduction à Social Contraet, Essays by Locke, Hume and Rousseau, Londres, « The World's Classics, 511 », 1947. Les mots cités sont de Burke dans ses Réflexions sur la Révolution en France (Works, l, p. 417). Burke use du mot partnership, et il ajoute que cette association inclut les morts, les vivants et les membres encore à naître. 2. Sanford A. Lakoff, Equality in Politieal Philosophy, Harvard University Press, 1964.
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égalité « réelle ». Cependant, dans la perspective où on se place ici, la transition recèle une discontinuité, un changement profond d'orientation. Par exemple, alléguant que tous les citoyens ne jouissent pas également de la propriété, on prive l'individu de cet attribut, la propriété privée - on restreint par conséquent le champ de sa liberté -, et l'on attribue au tout social des fonctions nouvelles correspondantes. Pour mieux voir la relation sur ce point entre libéralisme et socialisme, nous pouvons recourir à notre perspective comparative. Le système des castes est un système hiérarchique orienté vers les besoins de tous. La société libérale nie ces deux traits à la fois: elle est égalitaire et s'en remet aux lois de l'échange mercantile et à « l'identité naturelle des intérêts» pour assurer l'ordre et la satisfaction généraie. La société socialiste, elle, maintient la négation de la hiérarchie - du moins en principe et initialement -, mais elle réintroduit un souci certain du tout social. Elle combine ainsi un élément d'individualisme et un élément de holisme, c'est une forme nouvelle, hybride. Dans l'ensemble des doctrines et mouvements socialistes ou communistes, l'égalité a en somme une place secondaire, ce n'est plus un attribut de l'individu mais de la justice sociale. On comprendra donc que, nous attachant exclusivement ici à la montée de l'individualisme, nous laissions de côté les formes extrêmes d'égalitarisme qui traduisent l'émergence d'une tendance opposée (cf. n. 2, p. 104). On a déjà touché à l'égalité dans ce qui précède avec la distinction entre Genossenschaft, « compagnonnage » ou association d'individus égaux, et Herrschaft, une association ou groupe qui inclut un élément de «maîtrise », super-ordination ou autorité. Gierke attire l'attention sur les oppositions correspondantes entre « unité collective », correspondant à « compagnonnage », et « unité représentative» (le représentant étant nécessairement supérieur aux membres du groupe qu'il représente), et entre sodetas aequalis et sodetas inaequalis. Quand les théoriciens du Droit naturel mettent à l'origine de l'État deux contrats successifs, un contrat d'association et un contrat de sujétion, ils trahissent l'incapacité de l'esprit moderne à
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concevoir synthétiquement un modèle hiérarchique du groupe, la nécessité où il se trouve de l'analyser en deux éléments: un élément d'association égalitaire, et un élément par lequel cette association se subordonne à une personne ou entité. En d'autres termes, à partir du moment où non plus le groupe mais l'individu est conçu comme l'être réel, la hiérarchie disparaît, et avec elle l'attribution immédiate de l'autorité à un agent de gouvernement. Il ne nous reste qu'une collection d'individus, et la construction d'un pouvoir au-dessus d'eux ne peut plus être justifiée qu'en supposant le consentement commun des membres de l'association. Il y a un gain en conscience, en intériorité, mais il y a une perte en réalité, car les groupes humains ont des chefs indépendamment d'un consensus formel, leur structuration étant une condition de leur existence comme touts. La comparaison entre les trois grandes philosophies du contrat aux XVIIe-XVIIIe siècles confirme que le contraste entre association et subordination est bien une affaire centrale. Nous verrons plus loin comment Hobbes tend jusqu'à son point de rupture la vue individualiste et mécaniste de façon à réintroduire le modèle synthétique de subordination; Locke échappe à la difficulté en empruntant au droit privé la notion de trust; Rousseau refuse d'aller au-delà de l'association et transforme celle-ci en une sorte de super-ordination par l'alchimie de la « volonté générale ». Ces trois auteurs ont en commun la reconnaissance de la difficulté qu'il y a à combiner individualisme et autorité, à concilier l'égalité et l'existence nécessaire de différences permanentes de pouvoir, sinon de condition, dans la société ou dans l'État. Une des grandes forces motrices qui ont été actives dans le développement moderne est une sorte de protestation indignée contre les différences ou inégalités sociales en tant que fixes, héritées, prescrites - relevant comme disent les sociologues de 1'« attribution », et non de 1'« accomplissement» individuel -, que ces différences soient affaire d'autorité, de privilèges et d'incapacités ou, dans des mouvements extrêmes et des développements tardifs, de richesse. Or, une fois de plus, le mouvement
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commence dans l'Église, avec Luther. Relevons dans le livre de Lakoff les traits pertinents des doctrines de Luther. Il n'y a pas de différence entre les hommes « spirituels» et « temporels », tous les croyants ont une autorité égale en matière spirituelle; une dignité semblable s'attache à tout homme, qu'il soit prêtre ou paysan; la doctrine hiérarchique de l'Église n'est qu'un instrument du pouvoir papal; la dualité de l'âme et du corps est un problème pour tout chrétien, mais ne peut pas servir de modèle à l'organisation de l'Église et de la communauté (claire indication du refus de penser les institutions comme des structures) ; l'égalité apparaît - pour la première fois - comme étant davantage qu'une qualité intérieure: un impératif existentiel; toute autorité, toute fonction spéciale ne peut être exercée que par délégation ou représentation : les prêtres sont « des ministres choisis parmi nous, qui font tout ce qu'ils font en notre nom ». Il est clair que tous ces traits se tiennent : nous sommes devant le rejet de la hiérarchie, devant la transition soudaine de l'univers hostile à l'univers individualiste. Et des dispositions psychologiques très semblables se rencontrent à l'autre bout du développement qui nous intéresse, chez Rousseau. Là où Nietzsche a parlé de « ressentiment », on serait tenté de voir l'envie comme l'accompagnement psychologique de la revendication égalitaire. Il y a plutôt une perception essentielle: leur qualité de chrétiens fait de tous les hommes des égaux et place pour ainsi dire l'essence de l'homme tout entière en chacun d'eux. C'est pourquoi ils sont justifiés, que dis-je, ils sont appelés, à s'opposer à toute affirmation d'humanité qui ne dériverait pas de leur propre intériorité 1. Du moins, en est-il ainsi pour Luther au plan de la religion et de l'Eglise; pour ce qui est de la société et de l'État il en reste au holisme médiéval : « Son image de la société était organique et fonctionnelle, et non atomique et acquisitive », dit Lakoff /.. 1. Il reste naturellement à comprendre comment un sentiment qu'on peut attribuer aux chrétiens dès l'origine développe cette implication au XVIe siècle. [Cf. chap. 1.] 2. Thomas Müntzer, le chef révolutionnaire de la Guerre des Paysans, contemporain et ennemi de Luther, affirma l'égalité sous sa
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La revendication égalitaire fut étendue de la religion à la politique dans le cours de ce que nous pouvons appeler la révolution anglaise (1640-1660). Tout particulièrement par ceux qu'on a appelés les Levellers (<< niveleurs»). Ils furent rapidement défaits, mais ils avaient eu le temps de tirer pleinement les conséquences politiques de l'idée de l'égalité des chrétiens. La révolution elle-même constitue un exemple du mouvement par lequel la vérité surnaturelle vient à s'appliquer aux institutions terrestres. Pour citer un historien 'qu'on ne peut accuser d'exagérer le rôle de la religion : '" l'essence du puritanisme comme foi révolutionnaire consistait dans la croyance que l'amélioration de la vie de l'homme sur terre est dans l'intention de Dieu, et que les hommes peuvent comprendre les buts de Dieu et coopérer avec lui à leur réalisation. Ainsi, les souhaits les plus intimes des hommes, s'ils étaient fortement sentis, pouvaient être pris comme la volonté de Dieu. Par une dialectique qui était dans la nature des choses, ceux qui étaient le plus convaincus de combattre du côté de Dieu se montrèrent les combattants les plus efficaces l,
Les Levellers présentent trois traits significatifs pour cette étude. D'abord le mélange dans leur idéologie de
forme la plus extrême. Selon Lakoff, « Müntzer résume de nombreuses tendances du communisme sectaire.,. et en même temps annonce l'apparition future de mouvements séculiers socialistes militants qui chercheront à transformer le monde en renversant par la violence les forces de domination» (op, cit., p. 54). A coup sûr on pourrait étudier Müntzer comme un exemple extrême de l'invasion de la conscience religieuse dans les affaires mondaines. J'ai dit plus haut pourquoi de tels mouvements communistes (tels les Diggers du XVIIe siècle anglais, ou celui de Babeuf) ne sont pas considérés ici. Dans une considération plus large, ils prendraient place, à côté de survivances de l'universitas traditionnelle, comme des fragments des tendances non individualistes submergées. Dans le cas de Müntzer, le fait que le mouvement n'était pas égalitaire dans son essence se voit à ce qu'il dépendait de la sanctification de l'action violente par les élus. 1. Christopher Hill, The Century of Revolution, 1603-1714, Édimbourg, 1961, p. 168; sur la définition du puritanisme, cf. Lakoff, op. cil., p. 249, n. 1.
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base d'éléments religieux et d'éléments provenant de la théorie du Droit naturel- tel qu'on le voit d'après la vie et les lectures de Lilburne - montre comment la conscience religieuse remplace la formulation traditionnelle des droits des Anglais en termes de précédent et de privilège par l'affirmation des droits universels de l'homme: De la croyance que tous les chrétiens naissent à nouveau libres et égaux, les Levellers passèrent à l'assertion que d'abord tous les Anglais et ensuite tous les hommes naissent libres et égaux 1.
En troisième lieu, et contrairement à toute la tradition anglaise jusqu'à nos jours, on tire cette conséquence qu'il doit y avoir une Constitution écrite placée hors de portée de la loi ordinaire. Elle fut proposée sous la forme d'un « Accord du peuple» et l'Angleterre allait avoir en fait, pour une brève période, une telle Constitution dans }'« Instrument de gouvernement» du Protectorat de Cromwell 2. Les Levellers, tout en proposant d'étendre largement le droit de vote en supprimant le cens électoral, le refusaient aux serviteurs, aux salariés et aux mendiants, pour la raison que ces gens n'étaient pas en fait libres d'exercer leur droit, mais dépendaient de quelqu'un à qui ils ne pouvaient déplaire. Cette limitation apparaît dès que le droit de vote est sérieusement discuté, dans les débats de l'armée à Putney (1647)3. Macpherson a souligné les simiEtudes entre les thèses des Levellers et la doctrine, plus systématique, de Locke, spécialement dans le Second 1. William Haller, « The Levellers », dans Lyman Bryson et a/., Aspects of Human Equality, New York, 1956. 2. Lakoff montre une continuité d'esprit entre Luther, les Leve/lers et Locke (avec des influences calvinistes), et entre Calvin et Hobbes (op. cit., p. 47-48, 62 sq.). La question de l'influence inçiirecte de Calvin est compliquée et controversée. L'organisation de l'Eglise presbytérienne, son remplacement des évêques par des conseils plus ou moins représentatifs de la communauté sont une combinaison typique de hiérarchie et d'égalité. 3. C. B. Macpherson, The Po/itical Theory of Possessive lndividualism, Hobbes to Locke, Oxford. 1962; trad. fr. : Théorie politique de l'individualisme possessif, Paris, Gallimard, 1971.
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Traité de Gouvernement (1690). Même si cet auteur l'exagère quelque peu, la remarquable similitude entre de pauvres artisans révolutionnaires et, quarante ans plus tard, le riche philosophe retour de quelques années passées en Hollande marque combien l'individualisme est répandu . Avec sa doctrine du trust, Locke échappe de façon caractéristique au problème de la sujétion politique et maintient l'idée d'une société d'égaux se gouvernant par consentement mutuel. Chez lui, la propriété privée apparaît, non pas comme une institution sociale, mais comme une implication logique de la notion de l'individu se suffisant à lui-même. Quelle qu'ait pu être pour eux la signification précise de la formule, les Levellers avaient déjà affirmé que les hommes étaient « égaux ... nés à la même propriété et liberté» (property, liberty and freedom). Locke transporte la propriété privée dans l'état de nature, se bornant à l'entourer à l'origine de limitations qu'il prend soin de retirer, toujours dans l'état de nature, en relation avec le développement subséquent, comme Macpherson l'a montré 1. Le
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On voit aisément par rapport à ce qui l'a précédée et suivie à quel point l'œuvre de Hobbes est significative dans l'histoire de la pensée politique. D'un côté il y a rupture totale avec la religion et la philosophie traditionnelle (l'homme n'est pas un animal sociopolitique), et par là la spéculation sur l'état de nature et le Droit naturel est élevée à l'absolu et à une intensité sans précédent, tandis que la perspective machiavélienne est enrichie et systématisée. De l'autre côté, il yale profond paradoxe d'une vue mécaniste de l'animal humain conduisant à la forte démonstration de la nécessité de la souveraineté et de la sujétion; en d'autres termes, l'instauration du modèle de Herrschaft sur une base purement empirique, atomique, 1. J'ai insisté sur la propriété chez Locke dans HAE 1, p. 70-75 ; cf. aussi p. 247, n. 11.
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égalitaire, avec comme résultat l'identification de l'Individu avec le souverain, identification qui sera au cœur même de la théorie de Rousseau et de Hegel. Caractériser Hobbes comme conservateur est donc insuffisant et trompeur. Il est vrai qu'il a exalté la Herrschaft tandis que le courant principal du développement politique allait à la Genossenschaft, et en ce sens il fut bien un conservateur. Mais cette affirmation n'a guère de signification, comparée à la question de savoir qui avait raison. J'espère que ce qui suit montrera en quel sens on peut soutenir que Hobbes avait raison. Il s'agit de la nature même de la philosophie politique. On peut étudier la politique comme un niveau particulier de la vie sociale, dont tout le reste est pris pour acquis, et de ce point de vue la thèse essentielle de Hobbes peut bien être rejetée. Si au contraire la philosophie politique est, à la suite de celle des anciens, un mode de considération de la société tout entière, il faut dire qu'il avait raison contre les tenants de l'égalitarisme 1. Je ne prétends pas démontrer cela ici même. J'espère que la thèse deviendra plus claire dans la section portant sur Rousseau, parce que Rousseau saisissait plus complètement que Hobbes la nature sociale de l'homme. Il n'en est pas moins vrai que la reconnaissance par Hobbes de la sujétion dans la société implique la nature sociale de l'homme, en dépit de toutes les protestations de Hobbes lui-même : il considérait bel et bien la société, même s'il ne parlait que de «l'homme» et de l'État (Commonwealth). Il me faut être bref, et je puis seulement inviter le lecteur à mettre à l'épreuve les remarques qui suivent. Pour commencer, y a-t-il dans Léviathan un état de nature, et quel est-il? Il semblerait que la presque totalité de la première partie, « De l'homme », soit le tableau de cet état de nature. La justice est absente, car c'est affaire 1. La seconde vue aurait l'avantage d'expliquer le paradoxe de bien des écrits sur Hobbes, qui le considèrent faux et détestable mais ne peuvent cacher sa grandeur et son influence. On lui fait généralement crédit d'une logique sans faille, mais n'est-ce pas une échappatoire? La référence ici .est avant tout à Léviathan. J'ai utilisé Raymond Polin, Politique et Philosophie chez Thomas HoMes, Paris, 1953.
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de société, et non de nature. Et pourtant sont présents le pouvoir, l'honneur, et même le langage et, fondée sur lui, la raison. Il est évident qu'il s'agit là de l'état social moins quelque chose 1. Hobbes du reste nous dit explicitement que raisonner consiste à additionner et à soustraire. Le quelque chose qui est soustrait de l'état de société dans la description de 1'« homme» comme tel, c'est simplement la sujétion. Dès le moment en effet où le contrat (covenant) introduit la sujétion, nous passons de 1'« homme» au Commonwealth, c'est-à-dire au corps politique ou à l'État, ou, pourrions-nous dire aussi bien, à la société globale y compris son aspect politique. Un autre aspect de l'état de nature est que les relations entre hommes y sont en exacte correspondance avec ce que nous savons dans la réalité des relations entre États, dont on dit qu'ils sont toujours dans l'état de nature. Ici Hobbes continue Machiavel à un niveau différent: la guerre des intérêts exclut toute transcendance de normes ou de valeurs. Un troisième et important aspect est que l'état de nature contient tout ce qui de l'homme peut être décrit en langage mécaniste: l'animal humain, l'individu humain comme système de mouvements, de désirs et de passions, avec toutes les modifications et complications introduites par le langage 1. Macpherson raisonne de même (op. cit.), mais pour lui la scène d'où part Hobbes dans sa soustraction n'est pas la scène politique, y compris la guerre civile, mais plutôt la scène économique. Cette supposition peu vraisemblable est fondée surtout sur un passage intitulé « Du pouvoir, de la valeur, de la dignité, de l'honneur et de l'estime (worthiness) » (Léviathan, chap. x). Le pouvoir est conçu très généralement par Hobbes. Il inclut entre autres les richesses. Comme tout le reste, la valeur est définie par Hobbes comme quelque chose de tangible, relatif au jugement des autres et en dépendant: « La valeur (value, or worth) d'un homme, c'est comme pour toute autre chose son prix; c'est-à-dire, ce qu'on donnerait pour l'usage de son pouvoir. .. » Il est clair d'après le contexte qu'il n'y a là pas plus qu'une métaphore économique. Quand Hobbes traite de l'économie, il le fait d'un point de vue tout autre (chap. XXIV, « De la nutrition et procréation du Commonwealth»). L'étiquette de 1'« individualisme possessif» ne convient pas à la philosophie de Hobbes, qui n'a rien de spécialement possessif et, prise dans son ensemble, n'est pas individualiste non plus, ni dans notre sens du terme ni dans celui de Gierke (cf. n. suivante).
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et la pensée. Ces trois aspects correspondent au principe selon lequel il est apparu possible et profitable à Hobbes de séparer, dans l'homme tel qu'on l'observe en fait en société, deux niveaux différents. Pour nous, ces deux niveaux seraient bien plutôt prépolitique et politique que pré social et social. Rousseau ira plus loin dans l'enquête sur les aspects proprement sociaux, et pour cette raison la discontinuité entre les deux niveaux s'accentuera encore chez lui. Si nous essayons de saisir le cœur de la doctrine, de résumer à notre usage l'image de 1'« homme» dessinée par Hobbes et de la voir en relation avec la constitution du Commonwealth, il est difficile d'échapper à l'impression d'un dualisme entre les passions et la raison, entre une face animale et une face rationnelle. Et, en effet, n'est-ce pas la contradiction entre les deux qui rend nécessaire le passage à l'état politique, l'entrée en sujétion? En fait, ce qui différencie dans Léviathan l'homme de la bête, c'est le langage et la raison fondée sur le langage. Avec cette réserve, le dualisme tient: la rationalité est donnée dans l'homme sous une forme impure, mélangée d'animalité, et ne s'épanouira en pure rationalité qu'avec la construction d'un « Commonwealth » artificiel. Admettre avec Aristote que l'homme est naturellement social et/ou politique serait s'interdire d'atteindre à la rationalité pure. Hobbes est-il individualiste ou holiste? Ni l'un ni l'autre. Devant lui notre distinction s'effondre, mais l'événement est intéressant et caractérise Hobbes strictement. Il n'y a pas de doute sur son point de départ: c'est l'être humain particulier, l'individuum humain. Mais dans l'état prépolitique la vie de cet être ne peut être jugée que négativement: « solitaire, pauvre, malpropre, animale et courte» (mais comment traduire l'inimitable «solitary, poor, nasty, brutish, and short» ?). Lorsque, suivant le conseil de la raison et son propre désir de conservation, cet être entre dans l'état politique, il se défait d'une partie de ses pouvoirs. L'homme est alors capable d'atteindre la sécurité, le confort et le développement de ses facultés, mais au prix de la sujétion. Il n'est pas devenu un individu se suffisant à lui-même, pas plus qu'il n'existait de façon
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satisfaisante comme tel dans l'état naturel. C'est ainsi que, par une démarche qui semblerait extrêmement « individualiste », l'individualisme est finalement mis en échec 1. La bonne vie n'est pas celle d'un individu, c'est celle de l'homme dépendant étroitement de l'État, si étroitement qu'il s'identifie nécessairement pour une part au souverain. Si Hobbes nous interdit de dire que l'homme est naturellement politique, il nous permet de dire qu'il l'est artificiellement mais nécessairement, l'Individu n'entre pas «tout armé », comme disait Bentham, dans la vie politique. Tel est le trait critique qui distingue Hobbes de tant de théoriciens politiques modernes et rapproche de lui Rousseau. On ne peut pas dire pour autant que Hobbes soit holiste. L'ordonnance hiérarchique du corps social est absente chez lui, parce que l'État n'est pas orienté vers une fin qui le transcenderait mais n'est soumis qu'à luimême. En dernière analyse le modèle de Herrschaft est vidé de la vertu hiérarchique qui lui est inhérente et n'est adopté qu'en tant qu'indispensable dispositif de pouvoir. La coquille, en somme, sans son habitant: la valeur. Il reste cependant que Hobbes reconnaît que l'égalité ne peut régner comme telle et sans obstacle, et que l'homme est un être social - et non un individu - en ce qui concerne le plan politique. Dans cette mesure, Hobbes, en contraste avec Locke, peut être pris comme un précurseur de la sociologie, bien qu'il ne traite que de politique et non de la société en tant qu'universitas. C'est précisément ce trait qui conduit ceux qui ne s'intéressent qu'à l'aspect politique pris séparément à le traiter de conservateur. Pour le sociologue, l'enseignement de Hobbes dans son ensemble est sain, quoique incomplet. Il a quelque idée de 1. D'où la louange de Hobbes par Gierke, toujours en quête de la reconnaissance de l'unité morale du corps social: « Partant de prémisses arbitraires, mais armé d'une logique implacable, il contraignit la philosophie individualiste du Droit naturel à livrer une personnalité unique de l'État... Il avait rendu l'individu tout-puissant dans le but de le forcer à se détruire lui-même dans l'instant ... » (op. cil., p. 61). Polin montre le progrès de ridée de « personne» chez Hobbes de 1642 à 1651 (chap. XVI de Léviathan) (op. cit., chap. x).
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ce qu'est une société, tandis que les théoriciens intransigeants de l'égalité n'en ont aucune. Et cependant, il nous a fallu àdmettre que pour Hobbes le social se restreint au politique. En fin de compte, c'est parce qu'il prend de la société une vue politique qu'il est obligé d'introduire la sujétion, c'est-à-dire ni la hiérarchie ni l'égalité pure et simple. Nous touchons ici un point qui est je crois essentiel pour comprendre la variété profonde de théorie politique, spécialement dans son rapport à la sociologie. Dans cette théorie le social est en somme réduit au politique. Pourquoi? La raison en est très claire dans Hobbes; si l'on part de l'individu, la vie sociale sera nécessairement considérée dans le langage de la conscience et de la force (ou du « pouvoir »). D'abord on ne peut passer de l'individu au groupe que par un « contrat », c'est-à-dire une transaction consciente, un dessein artificiel. Ce sera ensuite affaire de «force», parce que la force est la seule chose que les individus puissent apporter dans cette transaction: l'opposé de la force serait hiérarchie, idée d'ordre social, principe d'autorité, et, cela, les individus contractants vont avoir à le produire synthétiquement, de façon plus ou moins inconsciente, à partir de la mise en commun de leurs forces ou volontés. La hiérarchie est l'avers social, la force l'envers atomique de la même médaille. Ainsi, un accent sur la conscience et le consentement produit immédiatement un accent sur la force ou le pouvoir. Dans le meilleur des cas, dans sa variété la plus significative, la théorie politique est une façon individualiste de traiter de la société. Elle implique une admission indirecte de la nature sociale de l'homme. Il faudra nous souvenir de cela pour percevoir clairement les paradoxes que nous réservent encore Rousseau et Hegel. Le « Contrat social» de Rousseau
Au ooint de vue formel, la politique de Rousseau est aux antipodes de celle de Hobbes. La théorie de Hobbes est représentative, absolutiste, et insiste sur la sujétion.
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Celle de Rousseau est collective, nomocratique, et insiste sur la liberté. Cette différence évidente ne doit cependant pas cacher une similitude plus profonde, qui se voit dans la texture même des deux théories. Toutes deux posent une discontinuité entre l'homme de la nature et l'homme politique, de sorte que pour les deux le « contrat social» marque la naissance réelle de l'humanité proprement dite (d'où beaucoup de ressemblances de détail). Toutes deux partent de prémisses très « individualistes » en apparence - en accord avec les conceptions du milieu contemporain - et mènent par une stricte logique à des conclusions « anti-individualistes ». Toutes deux sont suprêmement préoccupées d'assurer la transcendance du souverain - ici le gouvernant (ru/er) , là « la volonté générale» - par rapport aux sujets, tout en soulignant l'identité du souverain et du sujet. En somme: toutes deux veulent fondre dans un corps social ou politique des gens qui se pensent comme des individus. Voilà pourquoi ces théories ont en commun un air extrême et paradoxal. Comme on peut dire la même chose - mutatis mutandis - de la théorie de l'État de Hegel, nous voilà, dans la pensée politique, en face d'une continuité impressionnante qui mérite attention. On a souvent blâmé Rousseau pour la Révolution française, et même de nos jours on le tient parfois pour responsable du jacobinisme et de ce qui a été appelé la «démocratie totalitaire» en général!. Il est vrai que Rousseau et la Révolution appartiennent à un même développement extrême de l'individualisme, qui nous apparaît rétrospectivement un peu comme un fait historique nécessaire, mais que certains peuvent bien préférer 1. Récente condamnation de ce genre: J .-L. Talmon, Origins of Totalitarian Democracy, Londres, 1952 (chap. III). Cet auteur lit Rousseau comme un Montagnard de 1793 a pu le lire, et condamne la «présomption révolutionnaire» qui prétend que «la faiblesse humaine est capable de produire un état de choses de signification absolue et finale» (chap. l, § c). Mais d'où vient cet artificialisme extrême? N'est-ce pas la conséquence inévitable d'un individualisme que Talmon conserve à l'état non développé pour son propre usage, sagement sans doute mais non logiquement? Pour le reste, il caricature la pensée de Rousseau, c'est pour lui un psychopathe que ses préoccupations morales amènent à une politique totalitaire.
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condamner. Cependant, la marée révolutionnaire a bel et bien balayé plusieurs points fondamentaux de l'enseigne-
ment de Rousseau, si grande qu'ait pu être son influence générale. Les aspects totalitaires des mouvements démocratiques résultent, non de la théorie de Rousseau, mais du projet artificialiste de l'individualisme mis en face de l'expérience. Il est vrai qu'ils sont préfigurés dans Rousseau, mais c'est justement dans la mesure où il était profondément conscient de l'insuffisance de l'individualisme pur et simple et travaillait à le sauver en le transcendant. Il y a beaucoup de vrai dans la thèse de Vaughan selon laquelle le Contrat social est au fond « antiindividualiste », même si ce n'est qu'une partie de la vérité 1. Rousseau lui-même nous dit au début de la première version de l'ouvrage, dans un chapitre d'abord intitulé « Du Droit naturel et de la société générale » (du genre humain) : Cette parfaite indépendance et cette liberté sans règle, fûtelle même demeurée jointe à l'antique innocence, aurait eu toujours un vice essentiel, et nuisible au progrès de nos plus excellentes qualités, savoir le défaut de cette liaison des parties qui constitue le tout 2.
1. C. E. Vaughan, The Political Writings of Jean-Jacques Rousseau, Cambridge, 1915, 2 vol. (Oxford, 1962), t. l, p. 111 sq. Il est
réconfortant de voir qu'en ce siècle plusieurs auteurs anglo-saxons ont tiré la théorie politique de Rousseau de la totale incompréhension dont elle était victime chez eux. Je citerai Sir Ernest Barker, dans son introduction à Gierke déjà mentionnée et dans Social Contract, op. cit., p. 47 sq. George Sabine intitule le chapitre sur Rousseau de son History of Political Theory, op. cit., « La redécouverte de la communauté ». La référence à Rousseau renvoie à l'édition des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964. Le Contrat social sera abrégé en CS par la suite. Cf. aussi Robert Derathé, JeanJacques Rousseau et la Science politique de son temps, Parh., 1950. 2. Rousseau, op. cil., t. III, p. 283. Ce chapitre est une réplique à Diderot (Derathé, ibid., p. LXXXVII-LXXXVIII): l'idée du genre humain comme « société générale» est une abstraction, « ce n'est que de l'ordre social établi parmi nous que nous tirons les idées de celui que nous imaginons ... , et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu'après avoir été citoyens» (ibid., p. 287) ; cf. dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne " ubi palria, ibi bene (ibid., p. 963, 960 et n.).
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On voit ici que Rousseau va plus loin que Hobbes dans la « soustraction» philosophique qui, appliquée à l'homme tel qu'on l'observe en société, nous livre l'homme de la nature. Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, il avait fait un portrait de l'homme selon la nature, libre et égal en un certain sens, et doué de pitié, mais aux facultés encore non développées, non différenciées, un homme inculte et pour cette raison ni vertueux ni méchant. Il avait déploré le fait qu'au-delà d'un certain stade de développement le progrès de la civilisation se soit accompagné d'une croissance de l'inégalité et de l'immoralité: «Le développement des lumières et des vices se faisait toujours en même raison, non dans les individus, mais dans les peuples» (Lettre à Ch. de Beaumont, 1763). Dans son Contrat social Rousseau tente de légitimer l'ordre social et de le débarrasser de ses tares. L'entreprise est osée, et Rousseau la limite strictement: son État est petit, une société du face-à-face. Si la tâche n'est pas tout à fait impossible, c'est que, comme il le disait dans la Préface du Narcisse (1752), « tous ces vices n'appartiennent pas tant à l'homme qu'à l'homme mal gouverné 1 ». Les libéraux accusent Rousseau d'avoir greffé un scion totalitaire sur une souche démocratique. Ils ont bien pu trouver utopique la position du problème, dans son affirmation absolue de la liberté : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant? )) Tel est le problème fondamentaL .. (CS, liv. l, chap. VI, p. 360.)
Mais ils ne peuvent que frémir devant la solution qui en est immédiatement proposée : 1. Les deux citations sont prises à Derathé (Rousseau, ibid., t. III, p. XCIV). Sur l'expérience de l'inégalité chez Rousseau et son impatience vis-à-vis de toute dépendance, voir l'introduction pénétrante et noble de Jean Starobinski au 2e Discours (ibid., p. XIII sq.). « Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi )) (CS, liv. I, chap. III).
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Sur l'idéologie moderne Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté.
Le peuple est souverain, et une fois ses membres assemblés règne une étrange alchimie. De la volonté individuelle de tous surgit une volonté générale, qui est quelque chose de qualitativement différent de la volonté de tous, et possède des propriétés extraordinaires. Sans doute nous ne sommes pas très éloignés de la persona moralis composita de Pufendorf, elle aussi toute différente des personae morales simplices qui la constituent. Mais par ailleurs la volonté générale est le souverain, et comme telle elle transcende la volonté individuelle des sujets aussi strictement que le gouvernant de Hobbes était placé audessus des gouvernés. Ce qui commença comme une societas ou association devient une universitas, on est passé dans le langage de Weldon d'un système « mécanique» à un système « organique », ou selon Popper d'une société « ouverte» à une société «fermée». Rousseau va très loin pour dégager la volonté générale de ses volontés constituantes. Rappelons le passage tant cité : Quand on propose une loi dans l'assemblée du Peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur; [... J. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, c'est alors que je n'aurais pas été libre! .
Il est aisé de trouver ici une préfiguration de la dictature jacobine, des procès de Moscou, ou même de la Volksseele 1. CS, liv. IV, chap. II, p. 440-441. Le parallélisme avec Hobbes est évident. Quant à Hegel, s'il rejette explicitement la nécessité de fonder la loi sur un vote des citoyens assemblés, il n'en pose pas moins une re!ation très semblable entre la volonté privée du citoyen et la loi de l'Etat comme incarnant par définition la véritable volonté et liberté du citoyen, de sorte que celui qui va contre la loi va contre sa propre volonté (Philosophie du droit, cf. ci-dessous n. 1, p. 130).
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(<< âme du peuple ») des nazis. La vraie question cependant est de savoir ce que Rousseau veut dire quand il pose que la volonté générale préexiste à son expression dans un vote majoritaire 1. Je soutiens que nous ne pouvons pas le comprendre si nous demeurons confinés au plan purement politique. Un critique récent identifie la volonté générale de Rousseau à une autre entité mystérieuse, la conscience collective de Durkheim, et les précipite toutes deux dans l'enfer de la démocratie 2 • Voici ce qu'écrivait Durkheim sur la question : Puisque la volonté générale se définit principalement par son objet, elle ne consiste pas uniquement ni même essentiellement. .. dans l'acte même du vouloir collectif ... Le principe de Rousseau diffère donc de celui par lequel on a voulu parfois justifier le despotisme des majorités. Si la communauté veut être obéie, ce n'est pas parce qu'elle commande, mais parce qu'elle commande le bien commun ... En d'autres termes, la volonté générale n'est pas constituée par l'état dans lequel se trouve la conscience collective au moment où se prend la résolution; ce n'est là que la partie la plus superficielle du phénomène. Pour le bien comprendre, il faut descendre au-dessous, dans les sphères moins conscientes, et atteindre les habitudes, les tendances, les mœurs. Ce sont les mœurs qui font la « véritable constitution des États » (CS, liv. II, chap. XII.) La volonté générale est donc une orientation fixe et constante des esprits et des activités dans un sens déterminé, dans le sens de l'intérêt général. C'est une disposition chronique des sujets individuels 3.
1. Le principe du vote majoritaire n'est pas aisé à appliquer sur des questions importantes dans une association étroitement solidaire, et Rousseau, probablement sans le savoir, reproduit des préoccupations que l'on trouve dans le Corpus Juris et dans le droit canon, cf. Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, t. III, p. 153 et 522 sq. 2. Marcel Brésard, «La "volonté générale" selon Simone Weil », le Contrat social, Paris, VII-6, 1962, p. 358-362. 3. Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, 1953, p. 166-167. Bien que publiée seulement après la mort de Durkheim (Revue de métaphysique et de morale, t. XXV, 1918) l'étude sur le Contrat social est un travail de jeunesse où la première version du Contrat n'est guère utilisée et où « l'individualisme » de l'œuvre est à l'occasion exagéré (p. ex. p. 163). Il faut lire
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Pour Durkheim, donc, la volonté générale de Rousseau se comprend comme l'émergence au niveau politique et dans le langage de la démocratie de l'unité d'une société donnée en tant qu'elle préexiste à ses membres et est présente dans leurs pensées et leurs actions. Autrement dit, l'universitas en quoi la societas de Rousseau semble se transformer tout à coup lui préexiste et lui est sousjacente. Rousseau obscurcit le fait en partant de l'abstraction de l'individu naturel, et en présentant la transition à l'état politique comme une création ex nihilo de l'universitas. Ainsi dans ce passage : Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu, qui par luimême est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu [= cet homme] reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses forces propres pOUf lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui 1.
Dans un langage artificialiste aussi magnifique que trompeur, et qui est typique du Contrat social, nous avons ici la perception sociologique la plus claire, je veux dire la reconnaissance de l'homme comme être social à l'opposé de l'homme abstrait, individuel, de la nature 2. En vérité, la dernière partie de CS, liv. II, chap. XII, qui rappelle Montesquieu: Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l'opinion; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres ... » Voir aussi la nécessité de la « religion civile» (CS, liv. IV, chap. VIII), et, dans les travaux concrets de Rousseau sur la Corse et la Pologne, le souci du patriotisme, de la religion, des jeux et amusements, etc. 1. CS, liv. II, chap. VII, p. 381-382. Ce passage a été repris par moi dans HH, p. 25, et dans HAE I, p. 151 et 250, n. 6 (à propos de l'incompréhension de Marx). 2. D'autres passages de Rousseau montrent que c'est là chez lui une pensée, permanente et centrale. Par exemple, CS, Fe version, Iiv. l, chap. II; Emile, 1 (Œuvres, t. l, p. 249) ; « Lettres sur la vertu et le
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si on se transporte par la pensée dans le climat intellectuel dans lequel vivait Rousseau, on pourra difficilement imaginer affirmation plus catégorique. Les critiques qui accusent Rousseau d'avoir ouvert les portes aux tendances autoritaires le blâment en fait pour avoir reconnu le fait fondamental de la sociologie, une vérité qu'ils préfèrent quant à eux ignorer. Cette vérité peut bien apparaître comme un mystère, voire une mystification, dans une société où prédominent les représentations individualistes - comme cela est arrivé à propos de Hegel et de Durkheim; elle peut paraître dangereuse ou nuisible, elle peut même être telle tant qu'elle n'a pas été proprement reconnue, et le problème posé par là ne saurait être résolu par la réaction de l'autruche en face du danger. D'aucuns préféreraient que Rousseau se soit débarrassé de l'individu abstrait et de l'idée arbitraire du contrat et qu'il ait décrit son État sans détour en termes « collectivistes ». Mais c'est là ignorer la liberté comme préoccupation centrale de Rousseau: il percevait en lui-même l'individu en tant qu'idéal moral et revendication politique irrépressible, et il maintint cet idéal en même temps que sa contrepartie réelle, l'homme comme être social. Sir Ernest Barker voyait en Rousseau une sorte de Janus tourné à la fois vers le passé - le Droit naturel (moderne) - et vers l'avenir - l'école historique allemande et l'idéalisation romantique de l'État national, ou encore comme commençant avec Locke et terminant avec la République de Platon. Rousseau a peiné pour réconcilier le Droit naturel moderne et l'ancien, pour réintégrer l'individu des philosophes dans une société réelle. La claire critique de Barker explique son échec sans toucher à sa grandeur: .,. il aurait échappé à la confusion, il aurait évité le miracle inexplicable d'une émergence soudaine, par le contrat, hors d'une condition primitive et stupide dans l'état civilisé des lumières, s'il avait pris le temps de distinguer entre la bonheur », dans Œuvres et Correspondance inédites, éd. StreickeisenMoultou, Lettre I, p. 135-136, etc.; Lettre à d'Alembert, Œuvres, Paris, Hachette, t. I, p. 257.
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Sur l'idéologie moderne société et l'État. La société qu'est la nation est une donnée de l'évolution historique, qui n'est pas créée par un quelconque çontrat de société, mais qui est simplement présente. L'Etat fondé sur cette société peut être, ou peut devenir à un moment donné (comme la France le tenta en 1789) le résultat d'un acte créateur des membres de la société ... (Social Contract, op. cit., p. XLIII-XLIV.)
Jean-Jacques Rousseau a affronté la tâche grandiose et impossible de traiter dans le langage de la conscience et de la liberté non seulement de la politique, mais de la société tout entière, de combiner la societas, idéale et abstraite, avec ce qu'il put sauver de l'universitas comme la mère nourricière de tous les êtres pensants. Sans doute son identification abrupte de l'individualisme et du holisme était-elle dangereuse une fois prise comme une recette politique, mais elle constituait avant tout un diagnostic génial de ce qui ne peut manquer de se produire toutes les fois que la société comme tout est ignorée et est soumise à une politique artificialiste. Ainsi, Rousseau ne fut pas seulement le précurseur de la sociologie au sens plein du terme. Il posa du même coup le problème de l'homme moderne, devenu individu politique mais demeurant comme ses congénères un être social. Un problème qui ne nous a pas quittés. La Déclaration des droits de l' homme
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen adoptée par l'Assemblée constituante durant l'été de 1789 marque en un sens le triomphe de l'Individu. Elle avait été précédée de proclamations semblables dans plusieurs des États unis d'Amérique, mais elle fut la première à être prise comme fondement de la Constitution d'une grande nation, imposée à un monarque réticent par la manifestation populaire, et proposée en exemple à l'Europe et au monde. Bien que judicieusement critiquée dès le début dans son principe, notamment par Bentham, elle allait exercer une action puissante, en vérité irrésistible, tout au long du XI xe siècle et jusqu'à nos jours.
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Elle s'ouvre, après un préambule, par les articles suivants: Art. 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. On voit immédiatement que l'article 2 contredit la stipulation centrale du Contrat social de Rousseau que nous avons citée: « l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Il ne suffirait pas de voir dans la Déclaration l'aboutissement des doctrines modernes du Droit naturel, car, comme Jellinek l'a observé, le point essentiel est le transport des préceptes et fictions du Droit naturel au plan de la loi positive: la Déclaration était conçue comme la base solennelle d'une Constitution écrite, elle-même jugée et sentie comme nécessaire du point de vue de la rationalité artificialiste. Il s'agissait de fonder sur le seul consensus des citoyens un nouvel État, et de le placer hors de l'atteinte de l'autorité politique elle-même. La Déclaration proclamait les principes solennels que la Constitution devait mettre en œuvre. En même temps, on empruntait tout à fait consciemment à l'Amérique. Ainsi un rapport à l'Assemblée du 27 juillet 1789 approuve «cette noble idée, née dans un autre hémisphère », et le fait est amplement documenté. Plutôt qu'à la Déclaration d'Indépendance de 1776, Jellinek renvoie, comme source particulière, aux Bills of Rights adoptés dans certains des Etats, et particulièrement à celui de Virginie de 1776, connu en France avant 1789 1. 1. Cf. George Jellinek, La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, Paris, 1902, p. 14 sq., 29 sq. ,. La Déclaration des droits ... , Paris, 1900, p. 34 sq. ; Halévy, op. cit., t. II, p. 50; Henry Michel, L'Idée de l'Êtat, Paris, 1895, p. 31 (cite Cournot et Ch. Borgeaud qui renvoie à l'Agreement of the People des Levellers). L'influence de Rousseau n'éta,it pas entièrement absente, car si le Contrat social, à la différence d'Emile, était peu lu auparavant, il fut pendant la
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Les puritains qui fondèrent des colonies en AIJlérique avaient donné l'exemple de l'établissement d'un Etat par contrat. Ainsi les fameux «Pèlerins» du Mayflower conclurent un Pacte d'établissement avant de fonder New Plymouth en 1620, et d'autres firent de même 1. Nous avons vu les Levellers aller plus loin en 1647 et accentuer les droits de l'homme comme homme et avant tout son droit à la liberté religieuse. Ce droit avait été introduit de bonne heure dans plusieurs colonies américaines : dans Rhode Island par une charte de Charles 1er (1643), dans la Caroline du Nord par la Constitution rédigée par Locke (1669). La liberté de conscience a été le droit essentiel, le noyau autour duquel les droits de l'homme allaient se constituer par intégration d'autres libertés et droits. La Révolution « médité et appris par cœur par tous les citoyens» (Sébastien Mercier, 1791). En fait, le 17 août, Mirabeau proposa au nom d'une commission spéciale un projet qui était distinctement rousseauiste ,dans son article 2, qui fut rejeté. Un des secrétaires de Mirabeau, Etienne Dumont, était disciple de Bentham et aurait persuadé ses collègues que les droits naturels étaient une « fiction puérile» (Halévy, op. cit., et n. 98). Sur la critique de Bentham, cf. Halévy, loe. cit., t. l, app. III et t. II, chap. 1: les déclarations françaises sont des sophismes anarchistes, le système de l'égalité et de l'indépendance absolues est physiquement impossible, « la sujétion et non l'indépendance est l'état naturel de l'homme ». On n'a pas voulu ici faire le compte de toutes les influences dont la Déclaration de 1789 et les suivantes, et les débats précédant leur adoption, portent la trace. V. Marcaggi a montré la concordance sur bien des points (ci-dessus, la propriété) entre la doctrine physiocratique et les déclarations et intentions des Constituants (Les Origines de la Déclaration des droits de l'homme, Paris, 1904), mais il minimise l'influence américaine et sa thèse est unilatérale; les physiocrates partaient du tout, et non de l'élément (cf. HAE l, p. 52-53). La Révolution a adopté successivement quatre Déclarations, la première a été en vigueur un an, celle de 1793 quelques mois, celle de Thermidor an III, Déclaration des Droits et des Devoirs (je souligne), cinq ans. 1. Texte dans Chronicles of the Pilgrim Fathers'A New York, Dutton, s.d., p. 23. On observe que la mention de l'Etre suprême, présente aussi dans le préambule de la Déclaration de 1789, est plus centrale et pressante dans les Pactes des puritains. Tocqueville a cité le Pacte de 1620 et insisté sur la combinaison de la religion et de la théorie politique (De la démocratie en Amérique, Paris, 1961, t. l, p. 34 et introd., et t. II, chap. v, cf. ci-dessous).
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liberté religieuse, née de la Réforme et des luttes subséquentes, a été l'agent de la transformation des spéculations de Droit naturel en une réalité politique. Les Français ne pouvaient que reprendre à leur compte l'affirmation abstraite de l'Individu comme supérieur à l'État, mais ce sont les puritains qui ont prononcé les premiers cette affirmation. La transition s'est trouvée incarnée dans un homme, Thomas Paine, un boutiquier anglais qui, étant quaker, émigra en Amérique et y atteignit la notoriété avant de prendre part à la Révolution française comme député à la Convention et membre, avec Condorcet, de la commission chargée de préparer la Constitution républicaine de 1793. Paine a écrit deux volumes pour défendre en Angleterre les droits de l'homme, et E. Halévy marque la différence entre les deux. Dans la première partie, Paine défend contre Burke la rationalité et simplicité de la politique de la Constituante. Son individualisme est spiritualiste: « Par son intermédiaire, le christianisme révolutionnaire des protestants anglais d'Amérique rejoint l'athéisme révolutionnaire des sans-culottes français. » Le second volume, qui traite de l'application du principe, est utilitariste. A partir de l'identité naturelle des intérêts, Paine y « applique les idées d'Adam Smith à la solution ... par surcroît des problèmes politiques 1 ». La transition est typique de l'évolution des idées qui allait faire régner l'utilitarisme en Angleterre dans les premières décades du XIXe siècle. Le second volume de Paine parut en 1792, et Condorcet travailla avec lui en 1793. On peut donc supposer que les idées de Paine se reflètent dans l'élément de la Constitution américaine que Condorcet souligna pour le condamner. Mathématicien et philosophe, il avait joué un rôle notable dans les assemblées, et fut décrété d'arrestation sous la Terreur. Dans sa retraite - il devait mourir peu après -, Condorcet écrivit comme un testament sa brève et dense Esquisse des progrès de l'esprit humain, inspirée de bout en bout par l'idée de la perfectibilité de l'esprit. Elle se termine sur une image de l'avenir, la « dixième 1. Halévy, op. cit., p. 66, 69.
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époque », et dans le dernier paragraphe le révolutionnaire menacé dans sa vie proclame sa foi inébranlable dans le progrès 1. L'histoire a confirmé bien des prédictions de Condorcet, mais ce qui nous intéresse ici c'est la distinction qu'il fit entre les Constitutions américaine et française. Son égalitarisme était modéré. Il prédit la disparition totale de l'inégalité entre nations, y compris les peuples colonisés d'autres continents, mais seulement un affaiblissement de l'inégalité à l'intérieur d'un peuple donné : les effets de la différence des dons naturels entre personnes seraient réduits, mais sans disparaître tout à fait, ce qui serait contraire à l'intérêt commun. Cependant Condorcet voit la marque distinctive de la Constitution française et la raison de sa supériorité sur l'américaine dans la reconnaissance de l'égalité des droits comme son seul et suprême principe. Il affirme les droits naturels de l'homme (tout en louant Rousseau). Il reproche aux Américains d'avoir continué à rechercher l'équilibre des pouvoirs à l'intérieur de l'État et, avant toute chose, d'avoir insisté davantage en principe sur l'identité des intérêts que sur l'égalité des droits 2. Condorcet pense évidemment à la Constitution à laquelle il a travaillé et à celle des Montagnards de 1793 qui la supplanta, plus qu'à celle de 1789 qui était encore royaliste. La Déclaration de 1789 est encore proche des Bills américains; l'égalité y est invoquée (art. 1) contre les « distinctions sociales » héréditaires, mais elle ne figure 1. Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1795), éd. Prior, Paris, 1933. Condorcet dit de luimême dans la conclusion: «C'est dans la contemplation de ce tableau qu'il reçoit le prix de ses efforts... c'est là qu'il existe véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su se créer. .. » Le projet artificialiste est devenu une foi transcendant la destinée de la personne et les horreurs du temps. Auguste Comte n'est pas très loin. 2. Esquisse ... , ge époque, op. cit., p. 169. Le Bill de la Virginie dans son article 3 fait référence au « bien commun» et ajoute: « le meilleur gouvernement est celui qui est le plus propre à produire la plus grande somme de bonheur et de sûreté» (ibid.). Pour l'égalité, l'article 1 dit seulement «que tous les hommes sont par nature également libres et indépendants» (Jellinek, op. cit., p. 29).
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pas dans la liste des droits substantifs (art. 2, ci-dessus). Dans toutes les Déclarations subséquentes, l'égalité prend place à côté de la liberté parmi les droits eux-mêmes 1. On voit dans l'Esquisse que Condorcet n'est pas préoccupé seulement d'égalité formelle, mais aussi d'égalité de fait dans la mesure où elle apparaît praticable et utile. Il écrit que la Révolution a fait «beaucoup pour la gloire de l'homme, quelque chose pour sa liberté, presque rien encore pour son bonheur»; il déplore l'absence d'une histoire de « la masse des familles », il réclame une étude non seulement des normes mais des faits, des « effets ... pour la portion la plus nombreuse de chaque société », des changements et des dispositions légales (p. 199 sq.), sur quoi on puisse fonder une politique pour le progrès de l'espèce. Cependant Condorcet est un libéral, un Girondin, qui ne place pas l'idéal égalitaire au-dessus de tous les autres. D'autres le firent, pendant la Révolution même, témoin la conspiration de Babeuf - mouvement communiste qui comme tel déborde notre propos. Babeuf fut exécuté, mais la démocratie française resta préoccupée d'égalité à un degré inconnu ailleurs. Tocqueville l'a vu, et il a vu aussi que la Révolution française a été au fond un phénomène religieux, en tant que mouvement qui se voulait absolu, et a prétendu refondre toute la vie humaine, à la différence de la Révolution américaine où la théorie politique démocratique est restée confinée à son domaine propre, complétée et soutenue par une stricte foi 1. On lit dans le projet de Déclaration préparé par la commission et présenté à la Convention le 15 février 1793 : « Art. 1. Les droits naturels civils et politiques des hommes sont la liberté, l'égalité, la sûreté, la propriété, la garantie sociale et la résistance à l'oppression. » Hormis l'addition de la « garantie sociale », la formulation générale semblerait indiquer que les « droits naturels» étaient sur la défensive, ce qui est confirmé par leur disparition des rédactions subséquentes (une trace d'influence rousseauiste ?). Ainsi la Déclaration adoptée le 29 mai (mais modifiée un mois plus tard après l'adoption de la Constitution montagnarde) commence ainsi: « Art. 1. Les droits de l'homme en société sont l'égalité, la liberté ... » (la suite comme dans la précédente; l'égalité a pris le premier rang).
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chrétienne. Il n'en est que plus intéressant de voir que les adeptes français de l'homme comme Individu ont été aidés dans la formulation des droits abstraits de l'homme par les puritains du Nouveau Monde. Une fois de plus, la religion chrétienne avait poussé en avant l'Individu. Le contrecoup de la Révolution : renaissance de l'« universitas »
Les débuts de la sociologie en France sont souvent sentis comme entachés de «réaction» politique. Auguste Comte, s'il se présentait avant tout comme le disciple de Condorcet, ne cachait pas sa dette vis-à-vis des théocrates de Maistre et de Bonald. Un penseur contemporain, Marcuse, taxe son positivisme de conservateur au nom de la philosophie essentiellement critique de Hegel et de Marx 1. Je voudrais montrer que pour de nombreuses raisons c'est là une vue superficielle. En premier lieu la naissance de la sociologie est étroitement associée à celle du socialisme chez un autre des maîtres de Comte, et peutêtre le plus proche de lui, le génial et bouillonnant SaintSimon, et chez ses disciples. Le même critique offre du développement socialiste l'explication suivante: Les premiers socialistes français trouvèrent les motifs décisifs de leur doctrine dans les conflits de classe qui conditionnèrent les lendemains de la Révolution française. L'industrie avançait rapidement, les premiers ébranlements socialistes se faisaient sentir, le prolétariat commençait à se consolider (Marcuse, op. cit., p. 328, cf. p. 335 sq.).
On oppose souvent de la sorte le monde artisanal et de petite industrie du XVIIIe siècle et le monde de la grande industrie du XI xe . L'explication est à tout le moins insuffisante. Même si elle pouvait s'appliquer au changement d'humeur des économistes, de l'optimisme d'Adam Smith au pessimisme de Malthus et Ricardo en Angle1. Herbert Marcuse, Reason and Revolution, Beacon Press, 1960, p. 340 sq.
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terre, de Sismondi puis de Marx sur le continent, elle ne rendrait pas compte de la préoccupation sociologique, et plus généralement de l'orientation générale des penseurs de la période, qu'on a justement appelée une « réaction anti-individualiste 1 ». Il est clair, d'après les penseurs français de la période s'étendant de 1815 à 1830 et au-delà, que la Révolution et l'Empire ont laissé derrière eux un vide que les meilleurs esprits s'occupent à essayer de combler. Si la Révolution avait marqué le triomphe de l'individualisme, elle apparaissait au contraire rétrospectivement comme un échec. D'où non seulement une déception chronique, mais aussi la résurgence de valeurs et d'idées contraires à celles que la Révolution avait exaltées. Les idéaux révolutionnaires étaient rarement condamnés en bloc, comme par les théocrates - dont la réaffirmation tranchante de la tradition et du holisme trouva une large audience; plus souvent ils étaient ou bien rejetés en partie, ou bien acceptés mais considérés comme insuffisants, ce qui demandait une recherche en vue de les compléter. L'affirmation inouïe et absolue de la societas par les révolutionnaires avait eu pleine carrière, et le besoin d'universitas fut ressenti plus fortement que jamais par l'individu romantique qui héritait de la Révolution. Telle est l'explication globale du retournement général que l'on perçoit, de l'optimisme au pessimisme, du rationalisme au positivisme, de la démocratie abstraite à la recherche de 1'« organisation », de l'accentuation politique à l'accentuation économique et sociale, de l'athéisme ou d'un vague théisme à la quête d'une religion réelle, de la raison au sentiment, de l'indépendance à la communion 2.
1. Michel, op. cit. L'auteur de cette très soigneuse étude, écrivant « l'individualisme» (pris dans un sens un peu différent du nôtre) contre ses critiques du e XIX siècle français. Il pense que les erreurs ont porté sur les moyens, et non sur les fins. On a utilisé ici la vue générale fournie par Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Paris, 1946-1962, 3 vol. 2. Proudhon écrivait : « L'homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables» (Leroy, op. cit., t. II, p. 50). à la fin du XIX e siècle, essaie de défendre
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Pour Saint-Simon et les saint-simoniens, la Révolution, les droits de l'homme et le libéralisme avaient eu une valeur purement destructive; le temps était venu d'organiser la société, de la régénérer. L'État est une association industrielle, il doit être hiérarchisé; au-dessous des savants viennent les banquiers qui sont responsables du principal moyen de régulation : le crédit. Les récompenses doivent être inégales, comme le sont les œuvres, mais la propriété héréditaire est une survivance à supprimer. De plus, surtout pour les saint-simoniens, une nouvelle religion, le nouveau christianisme, doit lier ensemble les hommes par le «sentiment ». L'époque critique, qui n'insistait que sur l'individu et la raison, doit faire place à une nouvelle époque organique. Ainsi seront restaurés dans l'esprit des hommes l'équilibre et l'unité, car, selon Saint-Simon, «l'idée de Dieu n'est rien que l'idée de l'intelligence humaine généralisée ». En même temps, l'exploitation impie de l'homme par l'homme aura disparu 1. Les saint-simoniens présentent ainsi un contraste presque aussi parfait que les théocrates, mais plus moderne, aux idéaux de la Révolution française. Or la même préoccupation fondamentale est partagée par des esprits très différents, tels Lamennais et Tocqueville. Dans son Essai sur l'indifférence (1817), Lamennais cherchait la vérité dans la société elle-même, en prenant ce qu'il appelle « le sens commun », c'est-à-dire les traditions de toutes les sociétés connues, comme la source et la marque de la vérité. Ailleurs il écrivait: «L'homme seul n'est qu'un fragment d'être; l'être véritable est l'être collectif, l'humanité, qui ne meurt point 2. » Quant à Tocqueville, un libéral, un aristocrate sincèrement rallié à la démocratie, il était frappé par le déve1. Cet aperçu sommaire est tiré de Bouglé et Halévy, La Doctrine de Saint-Simon, Exposition, r e année, 1829, nouv. éd., Paris, 1931 ; Michel, op. cit.; Leroy, op. cit. 2. Leroy, op. cit., t. II, p. 437 sq., 451. On peut voir un legs des Lumières dans le fait que la référence est dans ce passage, comme chez Comte, à l'espèce humaine, là où Rousseau avait déjà renvoyé à la société concrète.
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loppement malheureux de la démocratie en France, et il alla en Amérique pour étudier comparativement ge première main les conditions qui permettaient aux Etats-Unis démocratiques de èonnaître la paix et le bonheur et pour en tirer les conclusions quant à son propre pays. Dans cette perspective, Hegel apparaît proche des penseurs français contemporains. Quelles que soient les différences - évidentes -, et tout en reconnaissant que la politique de Hegel a d'autres aspects, on peut dire qu'historiquement la tâche que s'est donné Hegel dans la Philosophie du droit est la même que celle que Comte et Tocqueville avaient devant eux : la tâche de racheter les idéaux de la Révolution de la condamnation que l'histoire avait prononcée contre eux dans leur manifestation de fait, ou de construire une théorie politique et sociale qui les reprendrait sous une forme viable. Classer simplement ensemble Hegel et Marx sous l'étiquette de philosophes « critiques » de la société, c'est manquer la signification historique fondamentale de la Philosophie du droit, qui est une tentative de réconcilier tous les opposés en une vaste synthèse et de montrer en même temps que cette synthèse est présente dans l'État moderne, fût-il prussien. L'État moderne, dans la vue du philosophe, apparaît comme la consommation de tout ce qui a précédé. C'est ainsi qu'il y a dans cette philosophie politique un aspect positiviste important. La philosophie du droit proprement dite est positiviste: la loi est commandement, « volonté» comme nous l'avons vu chez Occam (et, de plus, « liberté »). Il est vrai que Hegel critique le positivisme de l'école allemande historique du droit (Savigny), mais il critique parallèlement l'idée purement négative et destructrice de la liberté chez les révolutionnaires français; et cette double critique conduit à la fusion des deux opposés: la loi n'est pas seulement donnée en opposition à la liberté de l'individu, elle est aussi rationnelle comme la plus profonde expression de la liberté de l'homme. Dans cette synthèse, la vérité du positivisme comme du libertarisme est conservée tandis que leurs défauts sont supprimés. Si bien d'autres réconciliations ont lieu dans ce livre, celle-ci n'est pas la
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moins importante de toutes 1. Cela est clair dans l'ouvrage lui-même. C'est clair aussi d'après la postérité immédiate de Hegel, qui se divise entre une «droite» et une « gauche» acceptant respectivement seulement l'aspect positiviste et l'aspect rationaliste (ou « critique ») de la doctrine. L'événement illustre l'échec de Hegel, mais le fait est qu'il a tenté à sa manière quelque chose d'analogue à l'entreprise de Tocqueville et de Comte. Les parallèles avec les saint-simoniens sont évidents aussi 2. Ce qui au contraire distingue ici Hegel, c'est que, en continuité avec Rousseau et la tradition classique de philosophie politique, il persiste à considérer l'universitas d'un point de vue exclusivement politique. Son « État» correspond à ce que nous appellerions la société globale y compris l'État proprement dit (cf. HAE J, p. 148 sq.). Comme à l'ordinaire, Hegel concentre l'attention sur les phénomènes conscients. Les expressions de mépris ne manquent pas dans ce livre à propos des aspects de la constitution sociale qui n'ont pas atteint une expression consciente, c'est-à-dire en pratique une expression écrite, comme la coutume en général, ou la Constitution anglaise. Comme dans Hobbes et dans Rousseau, l'individu conscient est soudainement appelé à reconnaître dans l'État son moi supérieur, et dans le commandement de l'État l'expression de sa propre volonté et liberté. La présentation indirecte de la société sous la forme de l'État 3 conduit à une sorte de religion de l'État, où Marx vit une mystification. Ce rejet de l'universitas par le jeune Marx est un événement important. La position de Marx par rapport aux socialistes français est intéressante. Tandis 1. Philosophie du droit, op. cit., § 4, 5, 15, 259 sq. (et additions) ; cf. dans la Phénoménologie de l'esprit, la section sur « liberté absolue
et terreur» (VI, Bc). 2. Cf. J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, Paris, 1948, p. 59, etc. 3. La chose est claire dans la Prop~deutique de Nuremberg, où H~gel ne parle pas simplement de l'Etat mais de la «société de l'Etat» (Staatsgesellschaft) , ou, comme l'a traduit M. de Gandillac. de «la société que constitue l'État» (trad. fr.: Propédeutique philosophique, Denoël-Gonthier, coll. « Médiations »).
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que d'un côté il leur doit beaucoup, et va jusqu'à réclamer l'abolition de la propriété privée, de l'autre il ne partage pas le moins du monde leurs réserves en ce qui concerne l'Individu et leurs efforts vers une idée plus profonde de l'homme. Chez Marx, comme pour les révolutionnaires de 1789, la créature du Droit naturel, que les grands philosophes avaient pris soin de transmuer lors de la transition à la vie sociale, entre dans la société tout armée et sûre de se suffire à elle-même. Le socialiste Marx croit à l'Individu d'une manière qui n'a pas de précédent chez Hobbes, Rousseau et Hegel, et même, dirait-on, chez Locke. Il se pourrait bien qu'un tel socialisme, une telle remontée de l'individualisme après la Révolution, n'ait pas été possible avant les années 1840-1850. A première vue la théorie est ici contradictoire, et sociologiquement elle est très appauvrie par rapport aux perceptions et aux divagations des saint-simoniens 1. Si Tocqueville contraste avec tout cela, c'est qu'il se situe dans la traditjon de Montesquieu qui avait étudié la constitution des Etats en relation avec les mœurs et coutumes des peuples. Tocqueville à son tour étudia la politique en relation avec son contexte social général, et tout particulièrement les idées et valeurs. En ce qui concerne la relation entre religion et politique, par comparaison avec leur identification partielle mais abrupte, et quelque peu obscure, chez Hegel, et avec la surestimation chez Comte de l'humanité à l'encontre de la société globale concrète, les conclusions de l'enquête relativement modeste de Tocqueville en Amérique apparaissent en fin de compte aujourd'hui plus profondes et plus proches du vrai, peut-être parce que lui seul s'est livré à une véritable comparaison sociologique. Tocqueville conclut qu'un système politique démocratique n'est viable que si certaines conditions sociales sont remplies. Le domaine politique ne peut pas absorber celui de la religion, ou en général des valeurs ultimes. Au contraire, il doit être complété et soutenu par lui (HH, p. 29). 1. Sur les rapports chez Marx entre individualisme, projet artificialiste et économisme, cf. HAE l, 2e partie.
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En somme, les penseurs français de la première moitié du XIXe siècle furent conduits à considérer l'homme comme un être social, à insister sur les facteurs sociaux qui constituent la matière première de la personnalité et expliquent en dernier ressort que la société n'est pas réductible à une construction artificielle à base d'individus. Le plus évident de ces facteurs, la langue, fut souligné par Bonald, qui attribuait son origine à Dieu. La religion était hautement appréciée par les saint-simoniens comme source de cohésion sociale : ils insistaient sur la religion et le sentiment en vue de la reconstruction du corps social. Le ridicule dans lequel ils sombrèrent - de même que le mysticisme de Comte, qui n'était peut-être que prématuré - ne doit pas cacher la profondeur de leur perception. L'effort de tous ces penseurs tendait, au moins pour une part, à amener au jour, par-dessous la discontinuité évidente des consciences humaines, les racines sociales de l'être humain. Dans cette perspective, l'État moderne ne correspond qu'à une partie de la vie sociale, et il n'y a pas de discontinuité absolue entre la politique consciente de soi des modernes et d'autres types de société que le philosophe politique a tendance à placer au-dessous du seuil de l'humanité adulte. Il y a donc ici, et en particulier dans le surgissement parallèle et partiellement conjoint de la sociologie et du socialisme en France, bien davantage et tout autre chose qu'une conséquence de la révolution industrielle. Celle-ci du reste est encore à venir dans l'essentiel, et c'est seulement à partir de 1830 qu'on peut en parler sérieusement. Dans le creux profond qui suit le raz de marée révolutionnaire de 1789, on voit émerger quelque chose de ces représentations holistes que nous avons détectées, dominées mais non tout à fait absentes, tout au long de la montée de l'individualisme 1. Comparativement, le fait rapproche en quelque mesure des sociétés traditionnelles la société moderne qui s'en écarte par ses valeurs spécifi1. Observons le parallélisme entre le fait global - la Révolution et sa conséquence - et les doctrines paradoxales de Hobbes et de Rousseau: en somme l'histoire a donné raison à ces auteurs.
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ques. Le fait est important à la fois pour la compréhension de la sociologie et du socialisme. La sociologie présente, au niveau d'une discipline spécialisée, la conscience du tout social qui se trouvait au plan de la conscience commune dans les sociétés non individualistes. Le socialisme, forme nouvelle et originale, retrouve la préoccupation du tout social et conserve un legs de la Révolution, il combine des aspects individualistes et des aspects holistes. On ne peut pas parler d'un retour au holisme puisque la hiérarchie est niée, et il est clair que l'individualisme est lui aussi disjoint, conservé sous certains aspects, rejeté sous d'autres 1. Sans doute ce n'est qu'une caractérisation idéologique sommaire, d'un point de vue historique et comparatif. Mais la formule éclaire déjà, me semble-t-il, la place du « critique» que j'ai cité. Elle serait également utile pour l'étude des développements idéologiques des XIXe-XX e siècles, mais celle-ci déborde notre objet: on n'a voulu, dans cette dernière section, que compléter l'esquisse de la montée de i'individualisme au plan politique et social en marquant les cOIiséquences idéologiques de la Révolution, en enregistrant ce que l'histoire nous dit immédiatement, en quelque sorte, de la relation entre l'idéologie de 1789 et la réalité sociale tout entière.
1. Ci-dessus, p. 102. La grande variation chez les socialistes français d'alors dans l'importance accordée à l'égalité - très grande chez Proudhon par opposition à Saint-Simon et à Fourier - est un indice de l'attitude mêlée vis-à-vis de la Révolution de 1789.
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Le peuple et la nation chez Herder et Fichte *
Si l'on parle, comme je l'ai fait, de l'idéologie moderne comme d'un système d'idées et de valeurs caractéristiques des sociétés modernes, et en premier lieu de celles où la modernité est apparue et s'est développée, on peut se voir objecter qu'une telle idéologie n'existe pas, pour la simple raison que ce qu'on désigne ainsi varie d'un pays à l'autre, ou entre les aires des grandes langues de civilisation. Et il est vrai qu'il y a, par exemple, à l'intérieur de la culture européenne moderne des sous-cultures anglaise, française, allemande. Il y a simplement lieu de les prendre, ou de prendre les idéologies correspondantes, comme des variantes, équivalentes en droit, de l'idéologie moderne, et la connaissance concrète de l'idéologie moderne demande que l'on puisse passer, disons par un système de transformations, de l'une de ces variantes à l'autre 1. Or, le fait est que les sous-cultures nationales communiquent entre elles moins immédiatement et facilement que le sens commun, en tout cas le sens commun français, n'est enclin à le croire. Il est vrai que dans le fond il ne reconnaît pas même leur existence. L'idéologie moderne comporte en effet un universalisme profond qui fait rejeter hors du domaine cognitif lui* Repris de Libre, 6, 1979 p. 233-250. Exposé d'abord sous le titre Communication entre cultures » au symposium « Discoveries » de la Fondation Honda à Paris (octobre 1978), puis devant l'International Society for the Comparative Study of Civilizations (U. S.) à Northridge, Californie, en mars 1979. 1. Le problème pratique du passage d'une culture à une autre a été rencontré à propos de l'initiation à la sociologie et à propos de la théorie anthropologique de la parenté (HH, p. XVI-XVII et note). «
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même les diversités rencontrées : on parle de « caractères nationaux », et chaque pays entretient des stéréotypes sur les pays voisins. En fin de compte les sous-cultures nationales sont beaucoup plus opaques l'une pour l'autre qu'on a tendance à le croire. Entre la France et l'Allemagne le problème de la communication revêt historiquement un aspect dramatique. Les difficultés et malentendus qui émaillent le XIXe et le xxe siècle ne résultent pas ·seulement de l'affrontement de deux États nationaux d'âge inégal, témoins la discussion entre historiens à propos de l'Alsace-Lorraine après 1870 et la reconsidération déchirante à laquelle ont dû se livrer plusieurs philosophes germanistes français autour de 1914, témoins encore, parmi les plus éminents, Henri Heine et Ernst Troeltsch qui ont perçu, l'un en héritier du romantisme, l'autre en historien-sociologue instruit par la Première Guerre mondiale, la distance entre les deux mentalités et la difficulté de les faire communiquer. Si, malgré nombre de contributions notables, le problème est toujours devant nous, on voit très clairement, à partir du côté français, que cela est dû à la difficulté pour chacun de sortir de sa propre variante nationale, de cesser de l'identifier implicitement ou inconsciemment à la seule vraie ou à l'idéologie moderne elle-même pour la voir en équivalence à la variante étrangère. En d'autres termes, il a manqué une distanciation, ou un point d'appui à l'extérieur du double système, ou encore une « mise en perspective» de l'idéologie moderne. Or c'est précisément ce que l'anthropologie sociale peut apporter. Dans le cas présent, le point d'appui sera fourni par les résultats de la comparaison effectuée précédemment entre l'Inde et l'Occident moderne. On espère qu'il permettra une comparaison plus radicale et plus systématique que par le passé. Ces résultats se ramènent essentiellement à deux outils, qui sont la distinction holisme/individualisme et la relation hiérarchique. On les rencontrera chemin faisant. Je me bornerai à deux applications précises de la démarche, qui prises conjointement éclaireront un même thème, celui de la nation et du nationalisme. Il s'agira d'un aspect fondamental de la pensée de Herder d'abord, de Fichte
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ensuite. Replaçons-les d'abord dans le mouvement d'ensemble. A partir du XVIIIe siècle et tout particulièrement du Sturm und Drang, à travers surtout la période de la Révolution française et de l'Empire napoléonien, la culture allemande connaît, au plan savant, un développement sans précédent qui comporte en particulier son émancipation vis-à-vis de la culture française jusque-là dominante et qui constitue dans l'essentiel l'idéologie allemande moderne. Point n'est besoin d'insister sur l'importance de ce mouvement et de ses conquêtes pour l'idéologie moderne en général. Le présenter de la sorte doit cependant susciter des protestations : on dira que les grandes philosophies sont universelles et n'ont rien à voir avec les idéologies nationales, et même si l'on admet que la pensée allemande s'est développée sous l'aiguillon des Lumières françaises et anglaises et de la Révolution française, on hésitera à y voir un fait d'interaction entre cultures nationales, la Révolution française faisant partie du patrimoine commun de la culture moderne 1. Mais ces objections doivent céder si la perspective proposée rend mieux compte que l'habituelle de ce qui est connu. En 1774, à l'orée du Sturm und Drang ou préromantisme allemand, Herder, qui a trente ans, publie Une autre philosophie de l'histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte). Le titre indique une réplique à Voltaire, et si la 1. Le mot d'« interaction », employé ici, peut prêter à confusion, l'étude n'étant pas causale, ni dynamique, mais seulement une comparaison statique de configurations d'idées. Seuls les résultats de cette comparaison autorisent ici à parler, par anticipation et pour faire court, d'interaction ou d'acculturation. L'interaction s'observe directement dans le cas de Herder, mais non en général. Cette note, supprimée inexplicablement dans la version imprimée dans Libre, est ici restituée. Profitons-en pour ajouter qu'il ne s'agit naturellement pas de réduire la pensée allemande aux conditions dans lesquelles elle a vu le jour. Comme il est dit ailleurs (introduction, et chap. VI), et en consonance du reste avec la pensée allemande elle-même, l'anthropologue cherche le sens véritable et la valeur universelle d'un trait quelconque à travers la tradition particulière où il s'enracine.
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philosophie de l'histoire qu'il contient est complexe, cet ouvrage relativement bref (cent dix pages des Œuvres complètes) est en effet avant tout une polémique passionnée contre les Lumières, leur plat rationalisme, leur conception étroite du progrès, et avant tout contre l'hégémonie de ce rationalisme universaliste qui méprise ce qui lui est étranger et prétend imposer partout son raffinement sénile. Herder réhabilite tout ce que le XVIIIe siècle francoanglais rejette ou ignore, la prétendue barbarie du Moyen Age, l'Égypte sacrifiée à la Grèce, la religion. Au lieu de faire consister l'histoire dans l'avènement d'une raison désincarnée et partout identique, Herder y voit le jeu contrasté d'individualités culturelles dont chacune constitue une communauté spécifique, un peuple, Volk, où l'humanité exprime chaque fois de façon irremplaçable un aspect d'elle-même, et dont le peuple germain, porteur de la culture chrétienne occidentale, est l'exemple moderne. Dans le flux de l'histoire, il y a non pas simplement progrès (Fortschritt), mais, à l'intérieur des grands ensembles de civilisation, l'antique et le moderne, ce qu'on appellerait une succession d'épanouissements (Fortgang, Fortstreben) tous « d'égale nécessité, d'égale originalité, d'égal mérite, d'égal bonheur» 1. En somme, face à l'universalisme régnant, Herder affirme avec feu, en 1774, la diversité des cultures, qu'il exalte tour à tour ~ sans ignorer les emprunts - qui s'accompagnent toujours d'une profonde transformation de l'élément emprunté - ni, même s'il ne s'y appesantit pas, que chaque excellence se paye d'une insuffisance, que toutes ces perfections sont unilatérales et incomplètes. On 1. J. G. Herder, Une autre philosophie de l'histoire, Paris, Aubier, 1964 (coll. bilingue), introduction de Max Rouché. Au-delà de la parenté évidente entre le Volk de Herder et la monade leibnizienne, on est frappé par la convergence profonde entre la complexité du mouvement historique selon Herder (cf. Rouché, ibid., p. 48-73) et celle de la discussion de la question du progrès chez Leibniz, telle qu'elle est retracée dans le beau livre de Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. l, p. 263279 : même tendance, même aptitude à laisser coexister des aspects ou niveaux différents pour envisager la totalité du processus.
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peut dire qu'ici est posé par anticipation, en face des futurs droits de l'homme, le droit des cultures ou peuples. Ceci suppose une transformation profonde dans la conception de l'homme; au lieu d'un individu abstrait, représentant de l'espèce humaine, porteur de raison, mais dépouillé de ses particularités, l'homme de Herder est ce qu'il est, dans tous ses modes d'être, de penser et d'agir, en vertu de son appartenance à une communauté culturelle déterminée. Ici comme ailleurs, Herder n'innove pas absolument. On pense en premier lieu à Rousseau, qui s'est distancé des Encyclopédistes précisément sur ce point, en « citoyen de Genève » reconnaissant pleinement la nature sociale de l'homme, c'est-à-dire son appartenance à une société concrète comme condition nécessaire de son éducation à l'humanité. Nous sommes ici devant une différence essentielle dans la manière de penser l'homme: en fin de compte, ou bien la valeur fondamentale est placée dans l'individu, et on parlera en ce sens de l'individualisme de Voltaire ou des Encyclopédistes, ou bien elle est placée dans la société, ou culture, dans l'être collectif, et je parlerai du holisme qui affleure ici dans Rousseau et dans Herder 1. Si l'avènement de l'individualisme distingue la culture moderne de toutes les autres et en tout cas des autres grandes civilisations comme je le pense, nous avons ici, avec la résurgence d'un aspect holiste dans la civilisation moderne, un faft historique important. Il faut prendre garde pourtant à une nouveauté notable. Dans le holisme traditionnel, l'humanité se confond avec la société des nous, les étrangers sont dévalués comme, au mieux, des hommes imparfaits - et du reste tout patriotisme, même moderne, se teinte de ce sentiment. Chez Herder, au contraire, toutes les cultures sont posées comme de droit 1. La distinction holisme/individualisme ne représente pas par rapport à la culture allemande une introduction arbitraire de points de vue étrangers. Elle ne diffère de celle de Toennies. Gemeinschaft/ Gesellschaft, que par l'accent mis sur la hiérarchie des valeurs, et la distinction de Toennies elle-même tire sa valeur de ce qu'elle reflète analytiquement toute la pensée allemande en cause. Cf. ci-dessous, chap. VI.
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égal. Il est clair que cela n'est possible que parce que les cultures sont vues comme autant d'individus, égaux malgré leurs différences: les cultures sont des individus collectifs. En d'autres termes, Herder transfère l'individualisme, qu'il vient de transcender de façon holiste au plan élémentaire, au plan d'entités collectives jusque-là méconnues ou subordonnées. Herder ne fait donc pas que rejeter la culture universaliste - principalement française -, il en accepte en même temps un trait majeur pour affirmer en face d'elle la culture germanique, et toutes les autres cultures qui ont fleuri dans l'histoire. Au niveau global, la réaction de Herder se situe à l'intérieur du système de valeurs moderne. Son holisme est bel et bien situé à l'intérieur de l'individualisme qu'il pourfend - et c'est peut-être la raison de ce qu'il y a de forcé, de grinçant, de haletant presque, dans le style de Auch. Plus tard, dans le climat plus serein de Weimar, il tentera dans les Ideen de réconcilier universalité et concrétude, grâce à la notion, qu'il désespère de définir, de Humanitiit. Nous sommes, en 1774, devant un gros fait de ce qu'on a appelé de nos jours acculturation. On peut dire rigoureusement que Herder pose dans la culture moderne une sous-culture allemande distincte de la française. Et nous sommes aussi à la source de ce qu'on appelle la théorie ethnique des nationalités par opposition à la théorie dite élective, d'ascendance française, où la nation repose sur un consensus, le « plébiscite de tous les jours» de Renan. Or nous venons de voir que la théorie ethnique n'est pas, dans son fondement idéologique, indépendante de l'autre, mais résulte d'un transfert du même principe du plan de l'homme individuel au plan de collectivités. Ce point est souvent perdu de vue de nos jours. J'ai attiré l'attention sur la combinaison chez Herder d'éléments individualistes et holistes, plus précisément j'y ai vu la composante holiste se subordonner à la composante individualiste de façon à vrai dire peu marquée et presque subreptice. On pourrait préférer voir cette combinaison autrement, mais la disposition est bien telle que je la décris, comme nombre d'autres traits l'indiquent, et elle doit être telle, à la réflexion, pour que la pensée de Herder
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se situe dans la culture moderne et non hors d'elle. Au niveau global, la tendance holiste est ici limitée par, contenue ou comme j'ai coutume de dire englobée dans un individualisme qui est, lui, vidé de sa substance aux niveaux qui sont secondaires pour Herder : chaque peuple est pris comme un tout, et non atomisé en individus. On peut naturellement s'interroger sur la solidité de cette synthèse dans l'usage, et il est de fait que les successeurs de Herder en Allemagne ont plus souvent hiérarchisé les cultures ou nations qu'ils ne les ont égalées les unes aux autres. En vue de ce qui va suivre, il me faut maintenant préciser la définition de la hiérarchie à partir de l'exemple que nous venons de rencontrer. C'était un exemple d'englobement du contraire. Tel est à mon sens le principe de la hiérarchie qu'on a coutume de ne considérer que plus ou moins amalgamée au pouvoir, alors qu'il y a intérêt, comme on le verra ici même, à l'en distinguer absolument. Il n'est pas de meilleur exemple que la création d'Ève à partir d'une côte d'Adam, au premier livre de la Genèse. Dieu crée d'abord Adam, soit l'homme indifférencié, prototype de l'espèce humaine. Puis, dans un deuxième temps, il extrait en quelque sorte de cet être indifférencié un être de sexe différent. Voici face à face Adam et Ève, cette fois en tant que mâle et femelle de l'espèce humaine. Dans cette curieuse opération, Adam a en somme changé d'identité tandis qu'apparaissait un être qui est à la fois membre de l'espèce humaine et différent du représ~ntant majeur de cette espèce. Adam, ou dans notre langue l'homme, est deux choses à la fois: le représentant de l'espèce humaine et le prototype mâle de cette espèce. A un premier niveau homme et femme sont identiques, à un second niveau la femme est l'opposé ou le contraire de l'homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent la relation hiérarchique, qui ne peut être mieux symbolisée que par l'englobement matériel de la future Ève dans le corps du premier Adam. Cette relation hiérarchique est très généralement celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout (ou ensemble) : l'élément fait partie de l'ensemble, lui est en ce sens consubstantiel ou identi-
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que, et en même temps il s'en distingue ou s'oppose à lui. Il n'y a pas d'autre façon de l'exprimer en termes logiques que de juxtaposer à deux niveaux différents ces deux propositions qui prises ensemble se contredisent. C'est ce que je désigne comme «englobement du contraire 1 ». Cette difficulté logique et l'inspiration égalitaire de notre civilisation font que la relation hiérarchique n'est pas en honneur chez nous. On dirait même que nous passons notre temps à l'éviter et à en trouver des expressions détournées. Il est aisé pourtant de la détecter là où on s'y attendrait le moins. C'est que nous n'avons pas cessé de reconnaître des valeurs. Et dès que nous accordons de l'importance à une idée, elle acquiert la propriété de subordonner, d'englober son contraire. Je ne rechercherai pas systématiquement les traits de hiérarchie dans la première philosophie de l'histoire de Herder. Je remarquerai seulement qu'implicitement au moins elle est présente à chaque époque de l'histoire, dans la mesure où un peuple particulier y occupe le devant de la scène et y représente pour un temps l'humanité tout entière, tandis que les autres sont à l'arrière-plan. Ainsi dans l'Antiquité, successivement l'Oriental, l'Égyptien avec le Phénicien, le Grec, puis le Romain ont valeur universelle en ce qu'ils représentent un âge de l'humanité ancienne, de la petite enfance à la vieillesse. Cette identification d'un peuple à l'humanité tout entière pour un âge déterminé est commune chez les penseurs allemands à la suite de Herder, et nous la retrouverons appliquée à l'époque moderne chez Fichte. Au moment de quitter Herder, rappelons que nous n'avons exploité qu'un trait de l'un de ses écrits, un trait à la vérité fondamental non seulement chez Herder luimême mais quant à sa postérité. En effet, Herder a profondément influencé par là - comme il était naturel l'acculturation et le nationalisme chez des peuples exposés à leur tour dans la suite au plein impact des valeurs 1. Cf. HH, 1979, postface, p. 396-403 (je n'ai pu me retenir de reproduire l'exemple d'Adam et Ève, à la fois parlant et actuel), et aussi l'application à l'opposition droite/gauche, ci-dessous, chap. VI, 2e partie.
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modernes, en particulier les peuples de langue slave de l'Europe du Centre et de l'Est. En Allemagne même, la notion herdérienne du Volk est à l'origine d'un courant majeur du romantisme, et n'est pas absente de l'idéalisme allemand dont nous allons maintenant présenter sommairement un aspect dans la personne de Fichte. La philosophie sociale et politique de Fichte constitue aujourd'hui encore un problème. Fichte a voulu être le philosophe de la Révolution française, et pourtant il a souvent été considéré en Allemagne, notamment par l'historien Meinecke, comme un précurseur du pangermanisme ou de la théorie qui lie l'État à la volonté de puissance collective du peuple. L'exégète français de sa philosophie, Martial Guéroult, a eu à cœur de montrer que Fichte était resté parfaitement fidèle à la Révolution et que tout ce que l'on trouve d'autre chez lui sur ce plan était secondaire : sa manière profondément allemande de penser et d'agir, son «messianisme germanique », les malentendus et falsifications qui s'y sont greffés 1. Je voudrais montrer que la différence des deux sous-cultures, l'allemande et la française, rend mieux compte à la fois de la philosophie sociale de Fichte et de son destin subséquent. Je chercherai surtout à marquer la présence chez l'égalitaire Fichte d'une forme de pensée proprement hiérarchique dont il serait difficile de trouver l'équivalent chez les révolutionnaires français. Allons tout droit au cœur de la difficulté, aux Discours à la nation allemande, ces conférences prononcées après la déroute d'Iéna dans Berlin occupé par les troupes de Napoléon. Des interprétations divergentes et des appréciations contradictoires de M. Guéroult (fidélité à l'idéal révolutionnaire) et de Meinecke (un pas seulement en direction de la conception allemande, plus ou moins pangermaniste, de l'État), il se dégage un accord qui peut nous servir de point de départ : il y a une composante universaliste chez Fichte, et on peut même admettre avec 1. Martial Guéroult, Études sur Fichte, Paris, 1974, p. 142-246, conclusion; Friedrich Meinecke. Weltbürgertum und Nationalstaat, Munich, 3e éd., 1915, p. 96-125.
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M. Guéroult que c'est la composante essentielle ou englobante des Discours comme de l'ensemble de la philosophie sociale de Fichte. Le problème est alors de savoir ce que Fichte a ajouté ici à l'universalisme ou avec quoi il l'a combiné pour obtenir en fin de compte l'exaltation de la nation allemande (encore inexistante comme telle alors). Comme Kant, et comme Hegel même, Fichte appartient à la lignée universaliste par opposition à la lignée herdérienne, qu'on pourrait appeler historiciste ou monadique, qui exalte la spécificité de chaque peuple ou culture. Meinecke peut lui reprocher d'exalter en fin de compte la « nation de raison » plutôt que la nation concrète comme vouloir-vivre particulier. Rappelons d'abord que l'universalisme ou cosmopolitisme n'exclut pas le patriotisme. On l'a bien vu chez les Français de 1793, et on le comprend aisément: en tant qu'individu représentant l'espèce humaine, je vis en fait dans une société ou nation particulière, et je prends spontanément ce cercle plus restreint comme la forme que revêt empiriquement pour moi l'espèce humaine; je puis donc lui être attaché sans justifier explicitement mon attachement par ce qui différencie ma nation des autres. Mais il y a davantage chez Fichte, il y a disons dans l'essentiel cette proposition que «l'universalité caractérise l'esprit allemand », et cette proposition est profondément ambiguë. Xavier Léon a montré que, dans les textes de cette période et dans les Discours en particulier, Fichte pose ses thèses en relation avec celles de romantiques comme A. W. Schlegel et Schelling, et que sans leur prendre tout il leur prend quelque chose. Ici en particulier, Fichte admet avec Schlegel que le peuple germanique est destiné à la domination du monde, mais il faut prendre garde qu'il modifie profondément le sens de cette affirmation en la fondant sur la coïncidence de l'universalité avec la germanité, déjà présente du reste dans ses Dialogues patriotiques 1. C'est de l'humanité, du développement de l'huma1. Xavier Léon, Fichte et son temps, 2 t. en 3 vol., Paris, éd. 19541959, II-l, p. 433-463; II-2, p. 34-93.
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nité qu'il s'agit essentiellement. L'ambiguïté réside en ceci que lorsque Fichte insiste sur la fonction régénératrice du peuple allemand, sur la préséance qui revient de ce fait à l'Allemagne, nous ne savons pas s'il s'agit d'une application unilatérale de l'universalisme à une population particulière, soit une hypertrophie du patriotisme, ou de l'affirmation hégémonique d'un vouloir-vivre à laquelle l'universalisme sert seulement d'argument. Pour restituer la pensée de Fichte il faut, je crois, conclure que ce n'est ni l'un ni l'autre, mais que, pour lui, il y a coïncidence, une coïncidence à la vérité quasi miraculeuse des deux aspects. Nous l'avons dit, Fichte est dans l'ensemble éloigné de la notion herdérienne, reprise par les romantiques, de la diversité des caractères des peuples comme répondant à la manifestation de l'universel dans toute sa richesse. Dans un passage du 13e Discours il en fait mention, mais il s'agit précisément d'un argument fort habile dirigé contre le rêve romantique d'un nouvel Empire chrétien germanique. En général, s'il est vrai que Fichte reprend à son compte à cette époque les stéréotypes courants de l'excellence du caractère allemand, de la langue allemande, etc., c'est avant tout pour affirmer une hiérarchie des peuples au nom des valeurs universalistes elles-mêmes. Et précisément on peut montrer qu'il y a dans la pensée de Fichte, indépendamment de tout emprunt aux romantiques, en même temps qu'un fort accent universaliste et individualiste (les deux allant de pair), un aspect holiste et tout particulièrement une composante hiérarchique. Je passerai ici sur le holisme, fort en évidence dans le socialisme autoritaire de l'État commercial fermé, et qu'on trouverait aussi dans des passages d'autres textes, en cohabitation malaisée avec l'individualisme - mais c'est là en fin de compte un trait fort répandu dans la pensée moderne, les sociologues y compris 1. Plus frappante est l'émergence d'une forme de pensée hiérarchique, en clair contraste avec les Lumières et la pensée révolutionnaire française, et cela tout au long de l'œuvre de Fichte. 1. Cf. pour les durkheimiens, HH, n. 3a; ici même, chap. VI.
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Le fait est d'autant plus remarquable que Fichte est farouchement égalitaire au plan politique, en contraste avec Kant et la plupart des Allemands, mais comme Herder (et Rousseau), en consonance avec la Révolution française dans son développement jacobin. On est frappé de trouver un exemple parfaitement formalisé de hiérarchie précisément dans l'ouvrage que le jeune Fichte consacre en 1793 à la défense de la Révolution française, les Contributions à la rectification du jugement du public ... On trouve en effet dans ce livre une seule figure. Elle est destinée à monter l'État comme nécessairement subordonné à l'individu. Elle présente quatre cercles concentriques dont le plus grand englobe, « embrasse» le second et ainsi de suite: l'individualisme sous sa forme morale, ou « domaine de la conscience », embrasse le domaine du Droit naturel, celui-ci à son tour celui des contrats en général, celui-ci enfin celui du contrat civil, donc de l'État 1. On a donc là, répétée trois fois, précisément la disposition d'englobement par laquelle j'ai défini précédemment la hiérarchie, et cela dans un ouvrage consacré à la défense de la Révolution française. Sans doute il n'y a nulle collision entre le propos du livre et ce schéma, car il s'agit là de hiérarchie pure qui n'a rien à voir avec le pouvoir. Néanmoins, n'y a-t-il pas un paradoxe à voir l'individualisme égalitaire avoir recours à une forme de pensée hiérarchique? Il Y a fort à parier que l'on aurait beaucoup de mal à trouver dans la France d'alors quoi que ce soit de semblable, et que Fichte combine déjà ici l'égalitarisme - qui lui permet de communier avec la Révolution - et une forme d'esprit toute différente qui, si raffinée qu'elle soit, et si on la rapproche du holisme de l'État commercial fermé, évoque indirectement l'acceptation plus générale en Allemagne des hiérarchies sociales elles-mêmes. Une émergence de la hiérarchie d'un ordre tout diffé1. En traduction française: J. H. Fichte lsic, pour: J. G. Fichtej, Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française ... (trad. fr. par Jules Barni), Paris, 1859, p. 164; cf. Alexis Philonenko, Théorie et Praxis ... , Paris, 1968, p. 162.
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rent se rencontre dans l'État commercial fermé (1800). où les besoins alimentaires et autres de diverses catégories sociales sont soigneusement distingués. Le savant, dans l'intérêt même de ce que nous appellerions le rendement de son travail, demande des mets riches et un cadre raffiné tandis que, à l'autre extrémité de l'échelle sociale, le paysan est en état d'assimiler une nourriture grossière, qui lui suffit. Cette fois le trait est intéressant en contraste avec l'égalitarisme de principe de l'ouvrage et surtout avec les développements français dans le sens du dirigisme auxquels la préoccupation fichtéenne apparente l'ouvrage 1. Mais ce ne sont encore là que des occurrences locales, presque anecdotiques, de l'esprit hiérarchique. Beaucoup plus éclatante est la présence de l'opposition hiérarchique au cœur même de la philosophie de Fichte, dans cette dialectique du Moi et du Non-moi qui constitue le fondement de la Doctrine de la science (1794), « dialectique transcendantale», selon M. Philonenko 2, qui établit les conditions de toute connaissance. En effet, c'est le Moi qui pose le Non-moi. Comme dans le cas d'Adam et d'Ève, il y a deux niveaux: à un premier niveau, le Moi est indifférencié, c'est le Moi absolu; à un second niveau le Moi pose en lui-même le Non-moi, et du même coup se pose luimême en face du Non-moi, ici il y a en somme le Moi en face du Non-moÏ. Le Non-moi est donc d'une part dans le Moi et de l'autre son opposé. Cette disposition strictement hiérarchique de la dialectique fichtéenne est remarquable à bien des égards, notamment en ce qu'elle permet d'intégrer en un tout la raison théorique et la raison pratique de Kant, et par rapport à la dialectique hégélienne qui, elle, ne sera plus hiérarchique. Et cependant! La formule de départ ou plutôt les formulations de base de Hegel sont très semblables dans leur forme à celle de Fichte : la vie comme « liaison de la liaison et de la nonliaison» (à Francfort), « l'identité de l'identité et de la 1. Léon, op. cit., p. 101-114; cite en parallèle Babeuf. 2. Philonenko dans Y. Belaval et al., La Révolution kantienne (1973), Paris, Gallimard, 1978, p. 193.
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non-identité» (à Iéna) 1, l'infini comme union de l'infini et du fini (dans la Logique). Mais précisément on aperçoit par là que l'effort de Hegel, ou une bonne part de cet effort, tend à l'élimination de l'aspect hiérarchique, et que sa dialectique doit peut-être une part de sa complexité à ce trait. Ainsi il dira non seulement que l'infini contient le fini, mais aussi que le fini contient l'infini, ce qui n'est bien évidemment pas vrai dans le même sens. Hegel veut absolument venir à bout de la dissymétrie de ces formules, en mettre les deux termes sur pied d'égalité. En ce sens on peut dire que l'acculturation est chez lui parfaite, plus poussée que chez Fichte, la valeur égalitaire s'y fait plus ambitieuse, plus englobante, Hegel va plus loin, en quelque sorte, dans la fidélité à la Révolution française. Ajoutons, pour clore ce bref excursus hégélien, que la hiérarchie réapparaît pourtant chez Hegel lui-même, et cela de deux façons : explicitement d'abord, au niveau suprême de l'Esprit absolu 1., implicitement ensuite à des niveaux moins exaltés, comme par exemple au plan de la philosophie sociale, car il est clair que l'État de Hegel (ho liste ) englobe en fait dans notre sens du mot sa société civile (individualiste). Revenons à Fichte. Nous avons vu que depuis les Contributions de 1793, jusqu'aux Discours de 1807-1808, en passant par le centre transcendantal de la Doctrine de la science, on rencontre chez Fichte une composante hiérarchique. Cette constatation nous permet de répondre à la question posée à propos des Discours. Ce que, indépendamment de tout emprunt plus ou moins anecdotique aux romantiques, Fichte ajoute à l'universalisme individualiste de la Révolution, c'est précisément ce sens de la hiérarchie: rien d'étonnant à ce que, pour lui, un peuple particulier opposé à d'autres comme le Moi au Non-moi incarne à une époque donnée l'humanité, le Moi humain tout entier. C'est ainsi qu'il peut rejoindre sur ce point le
1. Les deux premières formules sont rapprochées dans Jacques Taminiaux, La Nostalgie de la Grèce ... , La Haye, 1967, p. 234. 2. Theunissen, op. cit., p. 161, 163 et passim.
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courant prédominant de la pensée allemande, et les romantiques en particulier. Par là, Fichte nous aide à saisir une dimension du pangermanisme qui risquerait de nous échapper. Le peuple allemand dans son ensemble était au XIXe siècle et encore au Xxe - enclin à l'obéissance, il admettait la nécessité de la subordination en société. (On retrouve cela chez Kant : l'homme est un animal qui - en société - a besoin d'un maître.) En présence d'une pluralité de nations, il était naturel, pour les Allemands en général, que les unes dominassent les autres. Chez des égalitaristes - exceptionnels, mais déterminés - comme Herder et Fichte, qui haïssent la domination de l'homme sur l'homme, subsiste seulement la hiérarchie, distincte du pouvoir auquel elle adhère d'ordinaire. Chez les historicistes, à la différence de Fichte, chaque époque de l'histoire est identifiée à une culture concrète, et l'humanité ne se révèle complètement que dans le cours entier de l'histoire. Au terme de cette brève analyse, on voit en quel sens il est insuffisant de prendre Fichte soit comme un adepte fidèle de la Révolution française qui présenterait secondairement certaines caractéristiques allemandes - jugement qui recèle un francocentrisme inconscient -, soit comme un ancêtre de la théorie du vouloir-vivre et du vouloirdominer de la nation allemande qui aurait eu le tort de ne pas s'être détaché entièrement de l'universalisme abstrait des Français. Au plan des cultures, il a en réalité traduit en allemand la Révolution française. Comme Herder, égalitariste décidé qui ne reconnaissait pas la subordination dans la société comme allant de soi, il conservait cependant un sens très fort de la hiérarchie au sens strict du terme qui la distingue du pouvoir; de plus il a appliqué l'individualisme moderne au plan collectif, faisant du peuple ou de la nation un individu d'ordre supérieur, et, comme Herder encore, il a vu l'humanité s'incarner à l'époque contemporaine essentiellement dans le peuple germain, ou plutôt dans la nation allemande. Avant de généraliser sur ce dernier point, je voudrais revenir un instant sur la présence, insoupçonnée jusque-là
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mais éclatante, de la hiérarchie au cœur de la philosophie de Fichte. Fichte ne nomme pas ce que j'ai appelé l'opposition hiérarchique, mais il la met en œuvre spontanément et, par là même, il opère virtuellement la distinction entre hiérarchie et pouvoir que l'étude de la société de l'Inde nous a contraint de reconnaître. Il ne manque chez Fichte que la reconnaissance du fait, la « thématisation ». Et on voit bien pourquoi. Son égalitarisme, limité au refus de la subordination donnée dans la société, ne l'empêchait pas - pas encore? - de hiérarchiser les idées, mais du moins les deux domaines devaient-ils rester distants l'un de l'autre. Il ne pouvait reconnaître la pensée par englobement comme hiérarchie, cette hiérarchie qui, si elle est distincte dans son principe, n'en est pas moins présente en droit sinon en fait - à l'état de combinaison dans la subordination sociale. Que Fichte ait isolé, en fait sinon explicitement, le principe hiérarchique est remarquable. Pour s'en convaincre, il n'est que de le comparer avec le jeune Hegel des Écrits théologiques qui confond sous la catégorie de domination (herrschen) le pouvoir tyrannique, la transcendance du Dieu des Juifs et celle de l'impératif kantien 1. Ici, il n'est peut-être pas interdit de rêver un instant. Il était sans doute au-dessus des forces humaines, même pour Fichte, de reconnaître clairement le principe hiérarchique en un temps où une puissante poussée égalitaire animait les esprits. Mais supposons que cela ait été fait, et que cette acquisition ait pu s'établir et pénétrer peu à peu la conscience commune. Alors le peuple allemand, prédisposé à obéir, aurait appris à distinguer entre le fait du pouvoir et sa légitimité, et aurait pu s'éviter l'outrageante et apocalyptique mascarade que nous avons connue et qui nous marque encore, nous comme lui. Il reste encore à éclaircir un point d'importance. Nous avons rencontré l'amorce de ce qui deviendra plus tard le pangermanisme. Il faut réduire ce qu'il y a là d'obscur ou d'aberrant, comprendre le fait comparativement. Reve1. Hegels theologische Jugendschriften, op. cit., p. 265-266; cf. trad. fr., op. cit., p. 31-32.
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nons à l'idéologie de la nation. Dans une perspective comparative qui met l'accent sur l'idéologie, la nation celle de l'Europe occidentale au XIXe siècle - est le groupe sociopolitique moderne correspondant à l'idéologie de l'Individu 1. A ce titre, elle est deux choses en une: d'une part une collection d'individus, de l'autre l'individu au plan collectif, face à d'autres individus-nations. On peut prévoir, et la comparaison des deux sous-cultures française et allemande confirme, qu'il n'est pas aisé de combiner ces deux aspects. Si nous considérons les deux idéologies nationales prédominantes, nous pouvons les caractériser comme suit. Côté français, je suis homme par nature et français par accident. Comme dans la philosophie des Lumières en général, la nation comme telle n'a pas de statut ontologique : sur ce plan, il n'y a rien, qu'un grand vide, entre l'individu et l'espèce, et la nation est simplement la plus vaste approximation empirique de l'humanité qui me soit accessible au plan de la vie réelle. Qu'on ne me dise pas que c'est là une vue de l'esprit! Qu'on considère plutôt les grandes lignes de la vie politique française ou l'évolution de l'opinion en France autour des deux guerres mondiales ... C'est dire que la nation comme individu collectif, et en particulier la reconnaissance des autres nations comme différentes de la française, est très faible au plan de l'idéologie globale. Il en est de même des antagonismes entre nations: le libéralisme français, comme la Révolution française avant lui, semble avoir pensé que la constitution des peuples, européens entre autres~ en nations suffirait à régler tous les problèmes et instaurerait la paix : pour lui en fin de compte la nation se limite à être le cadre de l'émancipation de l'individu, qui est l'alpha et l'oméga de tous les problèmes politiques. Côté allemand, nous prendrons l'idéologie au niveau des grands auteurs, mais je ne vois pas de raison de penser que sur ce point ils soient en désaccord avec les gens du 1. «Nationalisme et communalisme », HH, app. D. Ce qui suit est repris de Proceedings of the Royal Anthropological Institute for 1970, Londres, 1971, p. 33-35.
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commun. Ici, je suis essentiellement un Allemand, et je suis un homme grâce à ma qualité d'Allemand: l'homme est reconnu immédiatement comme être social. La subordination est généralement reconnue comme normale, nécessaire, en société. Le besoin d'émancipation de l'individu est moins fortement ressenti que le besoin d'encadrement et de communion. Le premier aspect de la nation collection d'individus - est donc faible. Au contraire, le second - la nation comme individu collectif - est très fort, et là où les Français se contentaient de juxtaposer les nations comme des fragments d'humanité, les Allemands reconnaissant l'individualité de chacune, se sont préoccupés d'ordonner les nations dans l'humanité en fonction de leur valeur - ou de leur puissance. On observera que le vieil ethnocentrisme ou sociocentrisme qui porte à exalter les nous et à mépriser les autres survit dans l'ère moderne, ici et là, mais de manière différente: les Allemands se posaient et essayaient de s'imposer comme supérieurs en tant qu'Allemands, tandis que les Français ne postulaient consciemment que la supériorité de la culture universaliste mais s'identifiaient naïvement à elle au point de se prendre pour les instituteurs du genre humain 1 : Finalement, au-delà de leur opposition immédiate, l'universalisme des uns, le pangermanisme des autres ont une fonction ou une place analogue. Tous deux expriment une aporie de la nation qui est à la fois collection d'individus et individu collectif, tous deux traduisent dans les faits la difficulté qu'a l'idéologie moderne à donner une image suffisante de la vie sociale (intra- et intersociale). La différence est que l'idéologie française parvient à un prix très lourd à demeurer pauvre et pure de toute compromission avec le réel, tandis que l'idéologie allemande a, du fait de l'acculturation qui l'a constituée, amalgamé davantage d'éléments traditionnels aux éléments modernes et court un risque de grave dévoiement quand cet amalgame est pris pour une véritable synthèse. 1. Ainsi fit en 1930 l'éditeur Bernard Grasset dans une lettre dont il fit suivre la traduction du livre de Friedrich Sieburg, Gott in Frankreich (Dieu est-il français? Paris, Grasset, notamment p. 330,
335, 340, 342, 346). Ce fut un best-seller de l'époque.
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Individualisme et racisme chez Adolf Hitler On s'est proposé ici de reprendre l'essentiel d'une étude déjà ancienne sur l'hitlérisme, pour montrer que la perspective proposée dans ce recueil est utile pour l'intelligence du totalitarisme. Cela ne va pas sans quelque complication, et pour une part ce qui va suivre ne répondra pas aux exigences d'ensemble auxquelles cette recherche s'est soumise. Je dois m'en expliquer. L'étude dont il s'agit remonte à une quinzaine d'années et est demeurée inédite 1. Elle partait des principaux ouvrages disponibles pour faire le point des connaissances d'alors sur le nazisme, avant d'analyser les vues de Hitler lui-même telles qu'HIes a présentées dans son livre Mein Kampf. Or je suis hors d'état, pour la présente occasion, de renouveler le tableau d'ensemble, car la littérature s'est accumulée depuis quinze ans à un rythme vertigineux. En même temps, pour autant que j'aie pu voir, cette littérature ne semble pas affecter notablement ce qui doit nous occuper essentiellement ici - et la partie proprement originale de l'étude peut ainsi être reprise. De plus, dans l'intervalle, ma propre recherche avançait, tout particulièrement en ce qui concerne ce que l'on s'était donné au départ comme «la variante allemande de l'idéologie moderne» - sans que l'on puisse encore faire état de publications, sauf le chapitre III ci-dessus 2. Or, l'intelli1. Demeurée inédite, ou presque: le compte rendu d'une conférence, « Le racisme comme maladie de la société moderne », a paru dans Noroit, 147, Arras, avril 1970. 2. Un article illustrant la transition du piétisme à l'esthétique est ici sans intérêt immédiat: « Totalité et hiérarchie dans l'esthétique de K. P. Moritz », dans Les Fantaisies du voyageur (Revue de musicologie, numéro spécial André Schaeffner), 1982, p. 64-76.
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gence de l'idéologie allemande n'est évidemment pas sans pertinence pour l'étude de l'hitlérisme, de sorte que, si l'on ne peut ici démontrer ni même suffisamment documenter, il est bien difficile de ne pas faire état des lumières que l'on a cru gagner de ce côté, bien difficile de ne pas avancer des jugements ou propositions qui doivent demeurer pour le moment hypothétiques. Et voilà la source d'une seconde insuffisance par rapport à nos canons habituels: à côté d'une insuffisance de couverture ou de précaution relative à l'arrière-plan documentaire, insuffisance même dans l'établissement de certaines vues opératoires. En bref, avant d'accéder à une sorte de petite monographie sur Mein Kampf, le lecteur devra traverser une introduction d'un genre que je me suis jusqu'ici interdit, plus vague, plus spéculative ou hypothétique, plus provisoire ou plus «personnelle» qu'elle ne devrait être et qu'on ne la voudrait. On a abusé des explications par la continuité historique. La continuité de l'antisémitisme depuis le Moyen Age n'explique pas plus la sinistre invention de l'extermination qu'une indéniable continuité de l'idéologie allemande n'explique le catastrophique avatar nazi. Outre les exégètes français, qui ont le sentiment de cette continuité idéologique - mais sentiment n'est pas raison -, -il y a une tendance à relier directement le romantisme allemand et l'hitlérisme, ou à rejeter de la culture allemande comme « irrationnel» tout ce qui s'écarte de la ligne des Lumières et de son prétendu prolongement marxiste et est censé conduire naturellement au national-socialisme 1. Ce sont là des vues partisanes et mutilantes qui témoignent en fin de compte d'une impuissance à comprendre non seulement le phénomène nazi mais la place nécessaire de l'idéologie allemande, comme variante nationale, dans l'idéologie moderne. 1. Cf. par exemple Arthur D. Lovejoy, « The Meaning of Romanticism for the Historian of Ideas », Journal of the History of Ideas, 113, juin 1941, p. 257-278, et la critique de Spitzer, ibid., V-2, p. 191203; Georges Lukâcs, La Destruction de la raison, Paris, l'Arche, 1958-1959, trad. ff., 2 vol.
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Le correctif qui s'impose en premier lieu est de reconnaître dans le national-socialisme un phénomène moderne, une maladie sans doute, mais une maladie de notre monde - et non pas seulement une aberration de quelques fanatiques, le résultat de causes historiques diverses, ou du dévoiement d'une nation entière 1. Très immédiatement, comme Nolte l'a rappelé, le nazisme s'est défini en fonction du mouvement socialo-communiste auquel il s'opposait. Hitler explique très clairement dans Mein Kampf qu'il a construit son mouvement comme une sorte de calque antithétique du mouvement marxiste et bolchevique où, entre autres choses, la lutte des classes serait remplacée par la lutte des races. Nous sommes ici au plan international. Ce qui frappe comme un trait moderne au sens le plus vague, c'est une chaîne historique de surenchères et, dirait-on, une sorte d'hybris de la volonté. Marx, héritant déjà de la « spéculation titanesque» des philosophes allemands (HAE l, p. 142-144), l'intensifie encore : au lieu d'interpréter le monde il va le changer au moyen d'une alliance de la philosophie et du prolétariat. D'où le révolutionnaire professionnel, Lénine, qui, lui, fait un pas de plus. Le populisme russe a proclamé la possibilité pour le peuple russe de dépasser la civilisation bourgeoise occidentale, et Lénine puise là la possibilité pour le petit groupe de conjurés qui s'appelle le parti bolchevique de faire l'économie de l'étape capitaliste de développement économique et de conduire la Russie directement du tsarisme au socialisme. Vient Hitler qui rejette l'idéologie des bolcheviques, recueille l'instrument de pouvoir qu'ils ont forgé, et combine le modèle du parti 1. Sont les bienvenues de ce point de vue des expressions générales qui rappellent l'existence de mouvements semblables dans d'autres pays, comme « fascisme ~~, très usité à l'époque même et plus tard comme dans Ernst Nolte, Der Faschismus in seiner Epoche: Die Action française, der Italienische Faschismus, der Nationalsozialismus, Munich, Piper, 1965, et « totalitarisme» qui a l'avantage d'être plus large - même si les définitions sont difficiles. Cf. C. J. Friedrich, M. Curtis, B. R. Barber, Totalitarianism in Perspective: Three Views, New York, Praeger, 1969; Henry A. Turner, Reappraisals of Fascism, New York, New Viewpoints, 1975.
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avec une idéologie tout autre. Ce qui s'accroît ici d'étape en étape, c'est la prétention de la volonté de certains hommes à faire l'histoire et, dans le fait, le pouvoir de manipuler les hommes. Cela commence à l'ombre de théories ambitieuses, à l'abri de visées à quelque degré humanitaires, et, se libérant par étapes de toute contrainte, cela aboutit au service de la volonté de puissance d'un groupe déterminé, ou d'un homme. En termes nationaux nous distinguons une notable contribution russe et surtout, au point de départ comme au point d'arrivée, une contribution allemande. Nous voilà donc ramenés, volens nolens, à l'idéologie allemande. Ici la chose essentielle à comprendre, c'est que, dans l'idéologie allemande, il ne s'agit jamais au fond de l'Allemagne en soi, mais toujours de l'Allemagne-enrelation-au-reste-du-monde. C'est vrai du reste pour Hitler lui-même comme c'était vrai pour Herder au point de départ de la notion moderne de Volk, on ra vu plus haut. Il est curieux qu'à tout autre point de vue, politique ou économique par exemple, on considère bien l'Allemagne en relation avec le monde qui l'entoure, tandis qu'au point de vue de la culture on l'isole, comme si sa culture n'était pas elle aussi en relation vivante avec son environnement. C'est là la source d'une curieuse incompréhension. On sait beaucoup depuis longtemps, on sait peut-être tout ce qu'il y a lieu de savoir, et l'on ne comprend pas l'ensemble. Or à y bien regarder c'est précisément la relation de l'Allemagne avec son environnement qui commande la forme globale et le développement historique de la culture allemande: l'originalité même de l'idéologie allemande en est indissociable. La force du sentiment holiste en Allemagne est un lieu commun. On y a insisté au chapitre III, et on a signalé, à partir d'une aporie de l'idée de nation, l'homologie de fonction entre l'universalisme français d'un côté, le pangermanisme de l'autre. Complétons sommairement le tableau. S'il y a une idéologie individualiste moderne, il y a une forme allemande, très particulière, de cet individualisme. A l'analyse, elle apparaît, en conclusion des labeurs des grands auteurs de la période 1770-1830, comme la
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prétention d'avoir transcendé la contradiction entre l'homme comme être social, notion traditionnelle, et l'homme comme individu de la Réforme, des Lumières et de la Révolution française 1. Mais quelle est la portée réelle de cette synthèse? Sur quel plan faut-il la lire? Au plan de l'histoire sociale et politique de l'Allemagne au e XIX siècle, il est clair que la contradiction n'est pas surmontée. Ainsi ce n'est pas l'Assemblée nationale de Francfort en 1848-1849 qui unifie l'Allemagne mais, plus tard, le roi de Prusse, « par le sang et par le fer ». La contradiction n'est résolue que sur un plan de principe, un plan idéologique, en ce sens que - dans la pensée de ses intellectuels - l'Allemagne a trouvé comment s'intégrer au monde contemporain et s'est définie du même coup comme unité. Par suite, l'intellectuel revêt une importance nationale à ses propres yeux. En général, le penseur, l'écrivain allemand représentatifs ne sont pas en relation seulement avec la culture commune, mais aussi avec le monde extérieur; tout particulièrement, ils représentent ainsi que le ferait un souverain ou un plénipotentiaire l'Allemagne vis-à-vis du dehors, comme Luther l'avait fait le premier au sentiment des Allemands eux-mêmes. Ce sont des médiateurs. Tandis que l'Allemagne était ainsi devenue adulte en tant que communauté de culture, en s'adaptant aux idées de la Révolution française et en répondant victorieusement à son défi à ses propres yeux, c'est par un processus distinct, purement politique, qu'elle reçut une nouvelle Constitution politique, plus ou moins moderne. L'unification politique fut une adaptation empirique aux conditions contemporaines, réalisée principalement par la volonté habile du gouvernement prussien. Il est essentiel de garder présente à l'esprit la distinction et l'indépendance des deux processus et des deux domaines, le culturel et le politique. On trouve cela reflété par exemple chez Troeltsch (voir note 1, ci-dessous). Dans ces conditions, la première question qui se pose 1. Louis Dumont, «L'idée allemande de liberté selon Ernst Troeltsch », Le Débat, 35, mai 1988, p. 40-50.
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pour nous porte sur l'articulation entre la configuration culturelle et le domaine politique. Même s'Us ont évolué indépendamment l'un de l'autre, il a dû nécessairement exister un certain degré d'accord empirique ou de compatibilité de fait entre la culture allemande et l'État allemand. Pour trouver des traits explicites il nous faut considérer l'idéologie. Nos études ont livré deux aspects majeurs de l'idéologie qui sont pertinents (cf. ci-dessus chap. III, et la note précédente). D'une part l'individualisme introverti de la Réforme luthérienne a permis aux Allemands de résister à l'individualisme extraverti de la Révolution française, d'autre part nous avons trouvé également qu'ils sont restés attachés à un type primitif de souveraineté, la souveraineté universelle. Le premier trait rend compte de la séparation tranchée entre culture et politique, et par exemple de la défiance de Thomas Mann à l'égard des problèmes politiques et sociaux. Le second trait explique comment l'État prusso-allemand trouva chez les intellectuels un soutien à sa politique extérieure agressive, comme si le pangermanisme était le seul ou le principal attribut de l'État que la culture allemande reconnût comme authentique, en d'autres termes le lien unique, ou principal, entre la culture allemande et l'État allemand. Le fait peut paraître improbable, ou même incroyable, et je ne peux ici l'établir comme il demanderait à l'être, mais c'est un fait fondamental, qui aide à comprendre quel profond traumatisme la défaite de 1918 a infligé à l'idéologie allemande : au moins pour de nombreux intellectuels, supprimer la vocation de domination extérieure de l'État allemand équivalait presque à détruire cet État. Pour le reste, en accord avec la Réforme, l'individualisme allemand est un individualisme intérieur, spirituel, celui de la Bildung, culture personnelle au sens d'éducation et même littéralement de formation de soi-même, qui laisse intacte l'appartenance à la communauté, que dis-je, qui prend appui sur elle. C'est donc en réalité une combinaison sui generis d'individualisme et de holisme, où selon les situations l'un des deux principes prime l'autre: le holisme commande au plan de la communauté,
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voire de l'État, l'individualisme au plan de la culture et de la création personnelles 1. Cette disposition originale semble avoir été remarquablement stable au XIXe siècle et au début du xxe . A certains égards elle représentait pourtant un équilibre précaire que le dynamisme propre à l'individualisme pouvait et peut-être devait menacer. Par exemple, dès 1810-1815 apparaît une figure curieuse, celle du « Pater» Jahn, patriote créateur de sociétés de gymnastique et inventeur d'un costume national, qui répand l'agitation nationaliste dans les universités. Or Jahn, sorte de Jacobin allemand farouchement anti-français qui préfigure en bien des traits le personnage nazi, diffère de ses contemporains plus distingués avant tout par un égalitarisme foncier. Le développement technique et économique, très rapide en Allemagne à partir du milieu du siècle, ne devait-il pas lui aussi renforcer l'égalitarisme, et l'individualisme en générai? Ce qu'on observe le plus aisément est une réaction de défense, un courant de mécontentement devant le développement de la bourgeoisie et de l'économisme, qui se manifeste parmi certains intellectuels à partir du dernier quart du siècle, un mouvement d'idées que Fritz Stern a appelé «la politique du désespoir culturel », sorte de protestation holiste contre ce qui est perçu comme une occidentalisation, une dénaturation de l'Allemagne. Enfin la défaite de 1918, sentie comme insupportable, devait faire vaciller un équilibre aussi délicat. En fait elle allait le transformer en une contradiction dont hériterait Hitler parmi beaucoup d'autres. Voilà peut-être comment on peut, sans rendre responsables du national-socialisme les philosophes ou les romantiques, et sans casser en deux la culture allemande, concevoir une continuité idéologique qui s'impose. Comme l'a 1. La relation est semblable entre « l'esprit objectif » et « l'esprit absolu » dans la philosophie de Hegel, qui semble avoir donné une description anticipée de l'Allemagne de 1900. Les germanistes français n'avaient pas tout à fait tort lorsque autour de 1914 par exemple ils parlaient de deux Allemagnes, ils manquaient seulement en général à comprendre leur unité. La combinaison allemande des valeurs devait demeurer impénétrable aux Français.
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écrit Bracher, c'est tout le patrimoine culturel (Bildungsgut) de la conscience nationale allemande qui doit être mis en question si l'on veut comprendre la marche à la catastrophe 1. Au reste, cette continuité idéologique a été dans une grande mesure perçue par les Allemands eux-mêmes. C'est du moins l'impression que donne aujourd'hui la lecture des articles dans lesquels les intellectuels allemands ont exprimé leurs vues durant et immédiatement après la Première Guerre mondiale. Le plus bel exemple est peutêtre fourni par un essai de Karl Pribram, sociologue de langue allemande et d'origine tchè'!ue, qui date de 1922, si saisissant qu'en voici tout le début : 1. La transformation du sens (ré-interprétation, Umdeutung) du socialisme par l'idée nationale.
On observe aujourd'hui en Allemagne un phénomène très particulier, confondant à première vue. Du vacarme étourdissant du marché littéraire né de la fermentation spirituelle du temps de guerre et de l'écroulement s'élèvent de plus en plus distinctement les voix de penseurs sérieux annonçant avec une force de persuasion croissante que l'Allemagne, sans le savoir et sans le vouloir consciemment, serait entrée à proprement parler dès longtemps avant la guerre dans la voie de la réalisation pratique du socialisme, [ou encore] que l'Allemagne serait à tout le moins, du fait de sa constitution spirituelle et de son développement économique particuliers, propre et appelée à s'engager dans cette voie dans le très proche avenir, [ou] enfin que tout particulièrement la conception politique, économique et sociale incorporée dans l'héritage prussien (Preussentum) , par opposition aux idéaux démocratiques et à l'éthique économique de l'Angleterre, amènerait à son expression la plus pure l'idée du vrai socialisme. Une telle transformation des représentations traditionnelles revient en quelque sorte à arracher au socialisme ses dents révolutionnaires; elle apparaît comme un mouve1. Karl Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1972, p. 536. 2. Karl Pribram, « Deutscher Nationalismus und deutscher Sozialismus », Archiv für Sozia/wissenschaft und Sozia/politik, 49, 1922, p.298-376.
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Sur l'idéologie moderne ment de défense montant du plus profond du penser et du vouloir du peuple allemand tout entier - et non de la seule classe ouvrière - et dirigé contre l'ordre économique capitaliste élevé sur la base de l'individualisme, tandis que l'individualisme lui-même et ses formes conceptuelles et économiques sont caractérisés comme des immigrants douteux venus de l'Ouest, dont c'est la grande mission de l'Allemagne de venir à bout, d'abord chez elle et ensuite dans le monde. Selon cette conception, le combat contre l'ordre capitaliste serait la continuation de la guerre contre l'Entente avec les armes de l'esprit et de l'organisation économique, l'entrée dans la carrière qui conduit au socialisme pratique, un retour du peuple allemand à ses traditions les plus nobles et les meilleures. C'est évidemment de certaines représentations éthiques propres au socialisme que ces penseurs dérivent les affirmations qu'ils présentent fort différemment, mais toujours avec la même chaleur de persuasion. En même temps ils refusent uniformément le socialisme sous la forme qu'il a reçue du marxisme, c'est-à-dire avant tout la doctrine de la lutte des classes comme agent du développement social et économique. Seulement, toute exigence socialiste émet la prétention de juger les phénomènes sociaux et économiques selon d'autres normes que celles qui ont cours dans l'esprit de l'ordre économique capitaliste, et semble donc réclamer une transformation des concepts formés par cet esprit pour la comprehension de ces phénomènes (État, économie, unité économique, valeur, etc.). L'affirmation que l'introduction d'une constitution économique socialiste correspond au vouloir le plus profond du peuple allemand dans sa spécificité inchangée revient à dire que les formes de pensée de ce peuple, sa façon de comprendre éconOIme et société sont en contraste - fût-ce inconsciemment avec la méthode de pensée caractéristique des adeptes de l'ordre économique capitaliste.
Ce texte est accompagné de notes tout à fait démonstratives, faites de longues citations de Lensch, Metzger et Scheler, Korsch, Spengler, à qui s'ajoutent dans la suite Kelsen, Kjellen, Plenge entre autres. Par exemple, une citation de Plenge aurait parfaitement sa place ici 1. On 1. «La nécessité de la guerre a fait pénétrer l'idée socialiste dans la vie économique allemande, son organisation s'est développée en
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conviendra sans doute qu'un « national-socialisme» était à l'ordre du jour, et que le parti qui a pris ce nom avait en ce sens sa place réservée dès 1920. Ce n'est là que le début d'un long essai. Pribram ne se borne pas à constater, il propose une explication. Selon lui, le nationalisme allemand, c'est-à-dire essentiellement prussien, et le socialisme allemand, au sens de socialisme marxiste, ont des formules idéologiques semblables, de sorte que l'on peut comprendre le glissement de l'un à l'autre, ou du socialisme marxiste au « socialisme» national. Nationalisme et marxisme sont tous deux construits sur un fondement individualiste, « nominaliste », et tous deux prétendent accéder à une collectivité -la nation, ou la classe sociale - douée d'une réalité qui est en fait inconcevable pour de simples agrégats d'individus : elles auraient un destin, la promesse d'un développement, et même une volonté l, soit des caractéristiques qui ne peuvent procéder que d'un mode de pensée holiste, « universaliste ». C'est pourquoi Pribram désigne cette forme de pensée comme un pseudo-holisme (il dit « pseudo-universalisme 2 »). L'expression est peut-être incommode, mais la perception est essentielle, et comme on le voit à la fin de notre citation la formule couvre dans l'esprit de l'auteur l'idéologie allemande en général. Il est vrai que les concepts de Pribram sont autrement définis que les nôtres, mais ils en sont suffisamment voisins pour qu'un résumé sommaire puisse confondre les uns et les autres. Il est vrai aussi que, dans les limites de notre citation, le «pseudo-universalisme» de Pribram peut
un nouvel esprit, et ainsi l'affirmation de soi de notre nation à mis au monde pour l'humanité la nouvelle idée de 1914, l'idée de l'organisation allemande, la communauté populaire du socialisme national » (Johann Plenge, 1789 und 1914, Berlin, 1916, p. 82, cité par Pribram, op. cit., p. 322, n. 34). 1. Gesamtwille. 2. Le terme « universalisme» pris dans le sens de ce que nous appelons (maintenant) holisme est dû à Othmar Spann, qui est assurément plus connu que Pribram comme théoricien, mais par rapport à qui Pribram prend soin de prendre ses distances (cf. sa note 13) et apporte bien évidemment ici un complément indispensable.
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apparaître, malgré son nom, comme une espèce distincte des deux types primitifs, et non, explicitement en tout cas, comme résultat du fait historique de leur combinaison. Mais d'autres passages sont clairs à cet égard. Ainsi, dans sa conclusion, Karl Pribram présente la révolution moderne qui, en Angleterre d'abord, en France ensuite, a fait triompher l'individualisme contre le holisme de l'Église et de l'État absolu, et il ajoute: Il est caractéristique de l'Allemagne que les contrastes nés de la transformation du mode de pensée n'y ont pas éclaté sous une forme abrupte comme chez les peuples d'Europe occidentale, mais que plutôt la synthèse culminant dans le mode de pensée pseudo-holiste y a assumé le rôle d'un médiateur entre holisme et individualisme (Universalismus und Nominalismus) (p. 371).
C'est là, dit Pribram, ce que Marx a pu appeler la révolution dans les têtes (<< sous un crâne ») par opposition à la révolution dans la rue à la française. Cette pensée est commune à Marx et à bien d'autres. Mais, à la différence de Marx, les hommes de la Bildung étaient satisfaits de cet état de choses comme définissant la culture allemande. Le drame d'après 1918, c'est que cette formule idéologique va être confrontée à la réalité politique. Pribram le laissait entendre lorsqu'il ajoutait: Cette forme de pensée (Denkform 1) propre au peuple allemand dans son écrasante majorité n'a pas été altérée en profondeur par la guerre. Le rejet des princes causé par l'issue catastrophique de la guerre mondiale et l'adoption d'une Constitution démocratique ne peuvent guère être considérés comme une révolution au sens strict du terme.
Je ne puis ici commenter comme il le mériterait ce remarquable essai de Karl Pribram. En fait Pribram n'a pas seulement, dès 1922, clairement désigné dans l'idéolo1. Pribram dit simplement « forme de pensée », «méthode de pensée» pour ce qu'on appellera un peu plus tard « conception du monde » - une expression dont Hitler fait grand usage. Un peu plus loin dans le texte (op. cit., p. 373), Pribram indique que « c'est la philosophie idéaliste allemande qui a construit cette forme de morale» qui assujettit l'individu au tout, et il cite Fichte.
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gie allemande la place qu'allait occuper le nationalsocialisme, et devancé ma propre analyse de cette idéologie à partir de la distinction entre individualisme et holisme 1. Il a aussi, implicitement au moins, justifié l'étude qu'on va lire, puisqu'elle consiste précisément à montrer que le nazisme est un pseudo-holisme. When 1 hear the word «gun », 1 reach for my culture 2. Alexander Gerschenkron, dans un séminaire à l'Institut de Princeton, mars 1969.
J'écrivais naguère que le totalitarisme est une maladie de la société moderne qui « résulte de la tentative, dans une société où l'individualisme est profondément enraciné, et prédominant, de le subordonner à la primauté de la société comme totalité ». J'ajoutais que la violence du mouvement est enracinée dans cette contradiction et qu'elle habite « les promoteurs du mouvement euxmêmes, déchirés qu'ils sont entre deux tendances contradictoires » (HAE !, p. 21-22). Telle est la thèse que nous essaierons ici de vérifier ou d'illustrer sur le cas de l'idéologie nazie ou plutôt, de façon plus limitée et plus précise, à propos des représentations d'Adolf Hitler lui-même, soit, selon sa propre expression, de sa « conception du monde», y compris le racisme antisémite qui y est fort accentué. On procédera en deux temps: on résumera d'abord ce qui peut être considéré comme connu d'après la littérature 3; ensuite, à partir d'un inventaire des traits d'inspi1. Découvrant les travaux de Pribram lors d'un séjour à Gôttingen en 1977, j'ai eu la surprise de constater qu'il avait de même dans une très grande mesure devancé dès 1912 mon étude de l'idéologie économique dans un ouvrage auquel il renvoie dans l'article cité (cf. sa note 5), Die Entstehung der individualistischen Soziaphi/osophie (<< L'origine de la philosophie sociale individualiste »). 2. «Quand j'entends le mot" fusil", je me saisis de ma culture », inversion d'une boutade attribuée à Hermann Goering. 3. C'est sur ce point que l'étude n'a pu être mise à jour (cf. n. 1, p. 152). Me cantonnant au plan de l'interprétation et de l'analyse, je ne signalais précédemment que deux ouvrages, celui de Hannah
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ration holiste et d'inspiration individualiste, on cherchera comment ils s'articulent entre eux et se combinent en un ensemble. Auparavant, il faut faire face à des questions préjudicielles. En premier lieu, peut-on s'intéresser de la sorte à un tel personnage? Ce n'est certes pas exaltant, mais c'est utile pour une double raison. Parce qu'il était le chef, et par commodité. Il était le chef, le Führer, et sous ce nom on sait quelle importance et quelle puissance extraordinaire ce que j'appellerais le rôle-personnage - puisqu'on ne peut distinguer la fonction et la personne - a revêtues. Pour une recherche comme la nôtre, soucieuse de tenir le plus grand compte possible de l'idéologie, c'est là quelque chose à prendre au sérieux, et on ne peut étudier le régime comme on ferait d'un autre qui serait dépourvu de ce trait. Ensuite, il se trouve que le Führer a livré ses idées avec une franchise brutale 1 dans un livre écrit en 1924, pendant son emprisonnement en forteresse après l'échec du putsch de Munich, et intitulé Mein Kampf (<< Mon combat ») 2. D'où la commodité: une monographie d'étendue restreinte a chance d'être fructueuse. Mais pouvons-nous d'emblée faire notre profit de l'importance du Führer? Très généralement, la popularité de cet homme serait incompréhensible s'il n'avait pas été d'une certaine façon, sur un certain plan, représentatif de l'AlleArendt, The Origins of Totalitarianism, Londres, Allen and Unwin, 1958, et celui de Nolte, op. cit. Il faut ajouter maintenant à tout le moins l'excellente mise au point théorique de Hans Buchheim, Totalitiire Herrschaft, Wesen und Merkmale, Munich, Kôsel, 1962; la large et précieuse enquête de Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Critique de la raison/l'économie narrative, Paris, Hermann, 1972; enfin l'étude de Eberhard Jackel, Hitler idéologue, Paris, CalmannLévy, 1973 (trad. fr. de Hitlers Weltanschauung, 1969). 1. Cette brutalité commande pour Hitler l'efficacité de la propagande ; c'est pourquoi il est, dans des limites à déterminer, franc dans l'essentiel. Un second tome a été ajouté en 1926. Ni nous ne pouvon!. être sûrs que Hitler dise toute sa pensée dans ce livre, ni il ne faut exclure une maturation subs~quente (cf. Jackel, op. cit.). 2. Mein Kampf, Munich, Franz Eher Nachf, 1933 (ci-après MK); cf. trad. fr. : Mon combat, Paris, Nouvelles Éditions latines, F. Sorlot, s.d. (ci-après MK, fr.).
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mand contemporain et plus largement même de l'homme moderne; et l'analyse devra nous éclairer sur ce point. A l'inverse, sa particularité peut, étant donné son immense pouvoir, être passée dans les faits. La monstruosité la plus spectaculaire du régime, ce qu'on a appelé génocide ou holocauste, soit l'extermination systématique de populations entières, et particulièrement des Juifs, bafoue la compréhension et mobilise l'attention des historiens, légitimement sans doute en première approximation, un peu comme la chose à « expliquer 1 ». Or il y a des raisons de penser que l'extermination est issue de la volonté d'Adolf Hitler, et qu'elle n'aurait pas eu lieu si par impossible le chef du mouvement avait été quelqu'un d'autre. En effet, éliminer ou exterminer les Juifs était une idée fixe chez Hitler au moins depuis 1919, tandis que l'on trouve chez Himmler lui-même des traces de réticence 2. Exemple sinistre du rôle d'une personnalité dans l'histoire. En second lieu, peut-on parler de l'idéologie nazie comme ayant été davantage qu'une série de thèmes de propagande (au besoin contradictoires et fluctuants 3), peut-on parler d'un ensemble de représentations comme ayant été réellement celles d'Adolf Hitler? On pourrait soutenir qu'il n'y avait pas d'idéologie nazie en ce sens que parmi ces gens la primauté n'allait pas à l'idée mais à l'action, l'action étant plus souvent destructrice que tournée vers la réalisation d'un idéal. A la différence du stalinisme, il n'y avait pas ici de doctrine obligée dans le langage de laquelle les conflits intérieurs à la clique 1. Cf. récemment les mises au point de Saul Friedlander et Tim Mason dans Le Débat, 21, septembre 1982, p. 131-150 et 151-166. 2. 1919: lettre à Gemlich, cf. Nolte, op. cit., p. 389-390; 1922 (1) : dialogue d'Eckart, cf. Nolte, op. cit., p. 407 (et ci-après); 1924 : MK, fr., p. 677-678 (suggère l'emploi de gaz toxique); cf. aussi Nolte, op. cit., p. 502. Sur Himmler, cf. Nolte, op. cit., p. 614, n. 113; Arendt, op. cit., p. 375 n. Ce que l'on sait de Himmler fait penser qu'il a pu accomplir avec une précision maniaque la volonté de son chef malgré une réticence marquée (cf. ses Discours secrets, Paris, Gallimard, 1978, p. 14, 167, 204-209) Aussi bien est-ce un principe de Himmler pour toute la SS qu'aucune tâche ne doit être accomplie pour ellemême (cf. Arendt, op. cit., p. 409 n.). 3. Voir spécialement Faye, op. cit., p. 555 sq.
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dirigeante s'exprimeraient: un chef nazi n'a jamais été condamné au nom des principes du parti 1. On a dit aussi qu'il y avait autant d'idéologies différentes que de chefs, et aussi que les plus enclins à l'idéologie, tel Rosenberg, étaient défavorisés par rapport aux cyniques. Tout de même, un petit nombre de notions liées entre elles sont l'objet d'une croyance plus ou moins unanime qui oriente l'action. Ainsi justement de la primauté de l'action, ou plutôt du combat, ainsi de la notion de « chef », la fidélité à la personne du chef unique et suprême constituant la référence ultime et remplaçant ainsi ce qui serait ailleurs « vérité» ou « raison» (Arendt, op. cit., p. 563; Buchheim, op. cit., p. 37). Or, l'idéologie moderne en général s'accompagne d'un primat de la relation à l'objet (et de la vérité «objective») sur la relation entre hommes. Il y a donc chez les nazis, sur ce point déjà, retour au prémoderne (mais nous verrons avec quels changements). Mein Kampf donne une indication précise sur la place de l'idéologie dans le mouvement. Hitler y explique que la violence seule est impuissante à détruire une « conception du monde», il faut pour cela lui opposer une autre « conception du monde » ; pour venir à bout du marxisme et du bolchevisme, il faut donc une idéologie au service d'une organisation de force. Notons que Hitler fait grand usage de cette notion de « conception du monde» (Weltanschauung 2) qui lui convient à cause du relativisme qu'elle implique. Surtout, ce passage montre la nécessité, et la difficulté, de distinguer entre ce que Hitler croyait ou pensait et ce qu'il a voulu faire croire ou penser aux autres. 1. Cependant Faye signale que la plupart des doctrinaires racistes pré hitlériens ont été frappés d'interdiction après 1933 (op. cit., p. 168), et l'on pourrait sans doute l'étendre aux théoriciens en général. II semble y avoir eu une volonté de préserver de toute contamination ou de toute réflexion les simplifications officielles. 2. MK, p. 186-187; MK, fr., p. 171. Weltanschauung ou « conception du monde» est traduit là par « idée (ou conception) philosophique »; ce sont de menues difficultés de cet ordre qui obligent à renvoyer en première ligne au texte allemand. La pagination de M K semble être la même jusqu'en 1939. (On note que la destruction de l'adversaire est mentionnée comme une possibilité dans ce passage.)
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« décrypter» l'idéologie officielle. Ainsi déjà du mot même de « national-socialisme ». La genèse de la chose est donnée très clairement dans Mein Kampf: Hitler raconte comment il a appris à Vienne à emprunter au pangermaniste antisémite Schônerer les buts généraux du mouvement, et au social-chrétien Dr. Lueger le moyen efficace 1. Le «socialisme », c'est-à-dire essentiellement la manipulation des masses, est au service du « nationalisme », entendez du pangermanisme raciste. Pour revenir au rapport posé par Hitler entre la force et la justification idéologique dont elle a besoin, nous dirons sans risque de nous tromper que chez lui il y a un primat idéologique de la force sur l'idée. On pourrait suivre ce primat au niveau de l'organisation et du programme du parti. On peut donc isoler chez Hitler lui-même un ensemble d'idées et de valeurs, ce que nous appelons au plan social une idéologie. Dans cet ensemble, il est clair que le racisme en général et l'antisémitisme en particulier jouent un rôle central. Que nous apprend là-dessus la littérature? Nous avons déjà indiqué que la race a ici un rôle homologue à celui de la classe dans le marxisme, la lutte des races devant remplacer la lutte des classes. Nolte ajoute que les nazis ont combiné toutes les formes existantes d'antisémitisme, mais l'antisémitisme de Hitler est essentiellement racial (Nol te , op. cit., p. 408). La transition est nette d'un antisémitisme religieux à un antisémitisme racial, et Hitler lui-même y insiste. Ainsi, dans le dialogue retracé par Eckart et publié en 1923, Hitler oppose à un texte de Luther que brûler les synagogues et les écoles juives ne servirait à rien, aussi longtemps que les Juifs continueraient à exister physiquement (p. 407). Dans Mein Kampf, Hitler souligne l'insuffisance d'un antisémitisme purement religieux: c'est pur bavardage (MK, p. 397-398). De plus, 1. MK, p. 133; MK, fr., p. 125. Selon Werner Maser, le récit par Hitler de sa jeunesse à Vienne est fort inexact, mais, sur le point qui nous occupe, que Hitler ait ou non reconstruit ses expériences après coup importe peu. (Hitler's Mein Kampf, An Analysis, Londres, Faber and Faber, 1970, trad. angl.)
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l'homme politique doit éviter le terrain de la religion; l'erreur du pangermanisme autrichien parti en guerre contre le catholicisme est longuement critiquée (MK, p. 124 sq.; MK, fr. p. 117 sq.). Le racisme était généralement une idéologie pessimiste ou négative, ainsi chez Gobineau. Hitler a fait du racisme antisémite une doctrine positive : selon lui la race juive est la personnification du mal, la cause qui depuis Moïse intervient toujours à nouveau pour faire dévier le cours normal des choses, le facteur antinaturel dans l'histoire. Il suffit donc d'intervenir - c'est l'aspect « positif» - pour que les choses reprennent leur cours naturel. De plus, on trouve ainsi une cause unique derrière tous les maux et tous les ennemis contemporains: marxisme, capitalisme, démocratie formelle, christianisme même. Cette vue s'accorde bien avec ce que Nolte appelle le caractère infantile et monomaniaque de Hitler lui-même (Nolte, op. cit., p. 358-359) : la cause des maux est simple, unique et, de plus, toute cause historique est incarnée dans un agent humain: tout ce qui arrive résulte de la volonté de quelqu'un, ici la volonté cachée, donc réelle, des Juifs (MK, p. 54, 68; MK, fr., p. 58, 71). Dans quelle mesure Hitler pensait-il vraiment de la sorte? La question serait épineuse, mais nous n'avons pas besoin de la poser. Il nous suffit de constater que Hitler était à coup sûr enclin à ce genre d'explication et, à coup sûr encore, croyait que de telles explications sont celles qui conviennent aux masses \ de sorte qu'assuré de leur efficacité il pouvait s'y laisser aller en toute tranquillité. Toutes ces remarques tirées de la littérature sont sans doute justes et éclairent dans une certaine mesure le phénomène. Ainsi la référence à la «nature» dans l'histoire est à retenir, elle fait entrevoir la vraisemblance d'une action qui se prétendra « scientifique », l'artificialisme de la tuerie massive, en chambres à gaz au besoin. 1. On ne doit jamais désigner à la masse plus d'un ennemi à la fois, et « Il appartient au génie d'un granà chef de faire apparaître même des ennemis distincts comme n'appartenant jamais qu'à une seule catégorie» (MK, p. 128-129; MK, fr., p. 121-122).
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Cette tuerie représente aussi, bien évidemment, le maximum dans la généralisation des procédés de la guerre aux relations politiques et sociales en général, que l'on a souvent signalée chez Hitler. Ce que les nazis ont appelé « la solution finale» du « problème juif» était équivalent, dans l'esprit de Hitler, à l'ouverture d'un nouveau front contre l'ennemi unique et éternel. L'autobiographie montre le jeune Hitler parvenant à s'expliquer la socialdémocratie et le mouvement ouvrier en postulant qu'elle est animée et qu'il est manœuvré par la volonté cachée des Juifs, et prenant la résolution de dresser un mouvement semblable et ennemi, dont sa volonté à lui sera l'âme. Que Hitler ait ou non antidaté ici une décision en réalité postérieure, le moment vient où il engage ce qui est pour lui un duel à mort entre les Juifs et lui-même. Pour tenter de percevoir comme une unité la Weltanschauung de Hitler, nous commencerons par faire le double inventaire d'une part des traits holistes - soit non modernes ou anti-modernes -, de l'autre des traits individualistes ou en première approximation « modernes » dans Mein Kampfl. Si l'on s'attend à une réaffirmation du mode de pensée holiste, il y a deux termes auxquels on sera particulièrement attentif: le Volk, littéralement ou approximativement «peuple », que nous avons déjà rencontré avec Herder, et la « communauté », ou Gemeinschaft, dont la théorie politique du romantisme a fait grand cas et que le sociologue Toennies a clairement opposée à la Gesellschaft, ou société constituée d'individus. Et précisément l'Allemagne nationale-socialiste a résonné indéfiniment du mot de Volksgemeinschaft ou communauté du peuple, mais aussi ne l'oublions pas communauté de culture et, 1. Il Y a ici une facilité, ou une simplification, de langage. Nous définissons individualisme et holisme au sens des valeurs globales, ces termes ne peuvent donc s'appliquer en rigueur à des traits isolés. Mais on peut parler de traits qui ont été reconnus par ailleurs comme faisant partie de l'un ou de l'autre type de système, ou qui l'évoquent ou s'y rattachent - quitte à se tromper peut-être si l'on fait un usage trop lâche de ces associations. C'est ce que l'on a en vue ici.
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surtout, pour les nazis, de race. Le mot est présent dans Mein Kampf, moins souvent qu'on ne s'y attendrait d'après ce qui allait suivre, et on est presque tenté de dire: sans accent particulier. Il intervient par exemple dans la discussion des rapports de classes entre patrons et ouvriers, où il est parfois traduit en français, à tort sans doute mais sans contresens, par « collectivité nationale ». Du reste l'auteur lui-même, qui donne la reconquête des ouvriers gagnés à la lutte de classes comme but essentiel du parti, parle volontiers aussi bien de les « nationaliser ». Et un peu plus loin la collectivité à laquelle l'Aryen sait se sacrifier est appelée aussi bien Gesamtheit (ensemble, totalité) ou Allgemeinheit (généralité, universalité) que Gemeinschaft (MK, p. 327-328; cf. MK, fr., p. 298-299). En fait, il était très difficile d'assimiler directement le Volk à la race. Un chapitre de Mein Kampf est bien intitulé: «Le peuple et la race », mais, outre quelques généralités racistes, il contient essentiellement un portrait contrasté de l'Aryen et du Juif, et conclut par l'affirmation que tous les malheurs de l'Aryen viennent du Juif et de la non-reconnaissance de cette situation, de la négligence « de l'intérêt racial du peuple 1 ». Notons au passage que l'Aryen est le créateur de toute civilisation (Kultur) du fait de sa capacité de sacrifice, de son idéalisme. Son travail même est altruiste, et « cette disposition d'esprit, qui rejette au second plan l'intérêt du moi propre au profit du maintien de la communauté, est la première condition préalable de toute civilisation (Kultur) humaine véritable» (MK, p. 326; MK, fr., p. 297). Ainsi le holisme, ou plutôt une moralité fondée sur le holisme, est donnée comme l'apanage ou le monopole de la seule race aryenne. Seulement, il n'y a de race aryenne que par opposition à la race juive. Le Volk allemand en effet n'est pas r~cialement homogène. Ainsi il est dit au chapitre sur l'Etat (livre II, chap. II) que «notre Volkstum allemand ne repose malheureusement pas sur un noyau (sic) racial unitaire» (MK, p. 436-437; cf. MK, fr. p. 394). 1. MK, p. 360, Faye, op. cit., p. 532; la traduction française p. 328 laisse à désirer.
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On remarque l'emploi de l'abstrait Volkstum, doublet germanique de «nationalité », très fréquent dans Mein Kampfl. Le même passage explique qu'il y a plusieurs, en fait quatre, « éléments raciaux fondamentaux» (rassische Grundelemente) juxtaposés à l'intérieur du Reich, la race dite nordique n'étant que l'un d'entre eux, l'élément supérieur parmi eux. Il est dit d'ailleurs que la Weltanschauung raciste (volkische) reconnaît la signification de l'humanité dans ses éléments raciaux originels 2. Cette absence de coïncidence entre le Volk et les « éléments raciaux» significatifs explique peut-être que le racisme s'abrite sous un mot un peu différent, le mot volkisch que nous venons de rencontrer, et qui a beaucoup servi à l'époque. A propos de ce mot, nous avons le bénéfice d'une enquête vaste et précise de Jean-Pierre Faye, qui a pris à tâche de replacer le national-socialisme dans le pullulement contemporain des mouvements, groupes et groupuscules antidémocratiques de l'Allemagne de Weimar et qui attache une importance particulière au vocabulaire. Simplifiant quelque peu, disons que le mot se répand à partir de la fin du XI xe siècle comme un équivalent germanique de « national », permettant de penser « national» en bon allemand et non plus par le truchement d'un mot d'origine romane. Adopté par les pangermanistes, le mot se colore d'un racisme ou antisémitisme accusé (la communauté culturelle de Herder est ici plus ou moins remplacée par la race) et il a encore une autre facette ou association, une vague teinture de socialisme. Il s'avère ainsi qu'à l'époque de Weimar on ne peut dire « national» en bon allemand sans évoquer à travers le « peuple» à la fois la race et le socialisme. En définitive, le sens du mot c'est, selon Faye, «l'unité du nationalisme conservateur et du prétendu socialisme allemand - dans le " sens racial" » (op. cit., 1. « La nationalité, ou mieux la race, ne se trouve justement pas dans la langue, mais dans le sang ... » (MK, p. 428; MK, fr., p. 387.) Volkstum désigne aussi « l'ensemble des expressions vivantes d'un peuple (Volk) » (Der Neue Brockhaus, 1938, s. v.). 2. Urelemente,' MK, p. 420; MK, fr., p. 380 - inexact.
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p. 161). Et voilà qui confirme avec éclat la thèse de Pribram. Faye consacre toute une section de son livre aux tendances «volkisch », c'est-à-dire racistes présentes autour du national-socialisme (p. 151-199), et il revient plus loin à la notion à propos de Hitler et spécialement de Mein Kampf(p. 531-536). Nous avons vu qu'en somme il y a équivalence entre volkisch et national-socialiste, étant entendu que le racisme demeure implicite dans cette dernière expression. L'organe du parti s'appelait d'ailleurs l'Observateur «volkisch». Il est donc curieux de voir Hitler attaquer longuement les agitateurs volkisch avant de reprendre le terme à son compte comme on pouvait s'y attendre. De quoi s'agissait-il? Mein Kampf discute la question deux fois: une première fois à la fin du livre l, puis, comme si cette première discussion était jugée insuffisante et demandait un complément, une seconde fois vers le début du livre III. Dans le premier livre, il s'en prend au vague du terme, « trop peu saisissable» dit l'index, à la multiplicité des
sens du mot et des rêveurs qui s'en parent, incapables d'action, épris d'antiquailleries germaniques ou de monarchie. Contre cela, on a choisi pour la lutte implacable la dénomination de parti, et on a pris ses distances vis· à-vis des songe-creux volkisch qui tendent vers le « religieux » ou le « spirituel » en précisant : Parti allemand nationalsocialiste des travailleurs. Une notion est ici sous-jacente qui sera explicite dans le deuxième livre, c'est que l'antisémitisme « religieux» doit céder la place à l'antisémitisme raciste qui, seul, manié par un chef décidé, fournira une base solide à la lutte du parti. Le livre II insiste sur la nécessité de transcrire la Weltanschauung en une organisation de lutte et sur le rôle du chef qui, simplifiant la doctrine, assure le passage de l'une à 1. Malheureusement la traduction française obscurcit l'affaire en traduisant d'emblée v61kisch par « raciste », dans le livre 1 (p. 360362), tandis que la traduction du livre II a le bon sens de garder le mot v61kisch dans l'acception rejetée, et de le traduire par « raciste» à partir du moment où Hitler fait sien le terme (p. 376-380).
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l'autre 1. De plus, volkisch dans l'acception hitlérienne met la race à la place de l'État: l'État n'est pas le facteur créateur, mais seulement un moyen au service de la race (MK, p. 431-434; MK, fr., p. 389-392). On observe qu'ici Hitler fait pour la race ce que Marx avait fait pour la classe: lui subordonner l'État (cf. Nolte, op. cit., p. 395) - ce qui en Allemagne n'allait pas de soi" témoin le développement dans l'index de la rubrique : Etat raciste (volkische). En somme, on a imposé à volkisch le sens Jlnivoque d'un antisémitisme de race, qui prétend s'asservir l'Etat. Résumons ce qui résulte de tout cela au niveau de notre enquête. Nous cherchions une affirmation holiste de la communauté ou du peuple, et nous avons trouvé quelque chose d'assez différent, soit à peu près que cette communauté était assujettie à (ou confisquée par) un antagonisme raciste, l'unité de la « race» n'existant en fait que dans l'antagonisme vis-à-vis d'une autre «race », dans l'antisémitisme. On aperçoit déjà ici une fonction structurale de l'antisémitisme: supprimez-le, et l'Allemagne se divise en « quatre éléments raciaux primitifs ». Mais, plus profondément, il nous reste à rechercher, au plan du cadre conceptuel d'ensemble, s'il y a une raison à la subordination de la communauté à la fois sous son aspect national et sous son aspect social à l'idée de race. Il y a là en fait une dissolution de la communauté holiste, qui semble avoir largement échappé aux exégètes. Nous pouvons présumer, entre autres du fait de l'homologie fonctionnelle entre la race hitlérienne et la classe marxiste, que le ferment de cette dissociation est l'individualisme moderne, et nous le vérifierons le moment venu. Continuons pour le moment à essayer d'appréhender des traits holistes, ou non modernes, dans Mein Kampf. En général et sous divers aspects, Hitler refuse le primat moderne de la relation entre l'homme et la nature pour réaffirmer le primat de la relation entre hommes. Ainsi il refuse énergiquement d'admettre que l'homme se soit de nos jours rendu maître de la nature; l'homme a seule-
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1. Comme le dit Nolte, op. cit., p. 395, le rôle du chef est ici de rétrécir» et de « durcir» les idées en vue de l'action.
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ment, nous dit-il, établi sa domination sur d'autres êtres vivants en surprenant quelques-unes des lois, quelquesuns des secrets de la nature (MK, p. 314; MK, fr., p. 286). La formule est effrayante si on y réfléchit, car l'expression «d'autres êtres» pourrait bien désigner aussi des hommes, et on lirait alors ici, non pas un refus de l'artificialisme moderne, mais un désir de l'intensifier en quelque sorte en l'appliquant aux hommes eux-mêmes et c'est en fait ce qu'on trouve avec l'eugénisme d'une part et les camps d'extermination de l'autre. On perçoit le même rejet du primat de la relation de l'homme aux choses lorsque Hitler s'insurge contre la primauté généralement reconnue à l'économie. Voilà, ditil, la sorte de croyance qui a mené à sa perte l'Allemagne wilhelmienne. Le trait est dirigé à la fois contre le libéralisme et contre le marxisme. Hitler en somme englobe l'économique dans le politique (relation entre hommes) (MK, p. 164-167; MK, fr., p. 153-155). Il a en quelque façon perçu que c'est un certain type d'organisation politique qui non seulement rend possible le développement économique, mai aussi permet à l'économie de se
dégager comme ce que Nolte appelle un phénomène « philosophique » (Nolte, op. cil., p. 616, n. 7 et p. 520). On renvoie ici à Karl Polanyi (op. cit.), qui a montré que le nazisme représentait une crise décisive du libéralisme moderne, ou plutôt l'exploitation systématique de la crise de ce monde qui avait cru à l'économique comme catégorie absolue, indépendante du politique. Sur ce point, contrairement à ce que l'on dit souvent, je crois que les nazis ont été fidèles à leur programme de 1920 dans son esprit sinon dans sa lettre : ils ont englobé l'économie dans la politique, maintenu entre les deux une relation proprement hiérarchique 1. On connaît les attaques de Hitler contre la démocratie 1. On semble ici contredire le jugement solidement documenté de Franz Neumann dans son livre Behemoth. The Structure and Practice of National-Socialism, 1933-1944, New York, 1942. En fait la question posée n'est pas la même. Notre question est de savoir si la politique commande l'économique, ou l'inverse. Le point de vue de Neumann ressort bien du résumé de P. Ayçoberry dans Le Débat, 21, septembre 1982, p. 183-186.
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formelle, contre le parlementarisme, condamné comme impuissant et comme préparant les voies à la domination marxiste. L'égalitarisme est une arme juive pour la destruction du système politique. Cependant, ce qui me frappe à la lecture de Mein Kampf, c'est plutôt le caractère limité de cette critique de l'égalitarisme. Qu'on y songe: la Révolution française n'est pas attaquée de front une seule fois. La phraséologie des droits de l'homme est même employée à l'occasion (les droits de l'homme se ramènent alors aux droits de la race supérieure!) (MK, p. 444; MK, fr., p. 400) comme la phraséologie marxiste ou la phraséologie traditionnelle (ci-dessous). On verra plus loin qu'en réalité tout aspect égalitaire n'est pas absent des représentations de Hitler. Il ya des traits nettement holistes. A première vue, nous sommes avec Adolf Hitler dans la tradition allemande où l'homme est un être social. Une fois en Allemagne, Hitler fait figure de patriote petit-bourgeois qui s'engage à la mobilisation et fait bravement toute la guerre, et nous avons vu que selon lui l'Aryen est prêt à servir la communauté jusqu'au sacrifice de soi. L'affaire se complique un peu si l'on considère les années de jeunesse à Vienne, mais en somme Hitler est pangermaniste, et nous avons vu que le pangermanisme peut être considéré comme un corollaire du holisme allemand. Dison~ que le dévouement de Hitler s'adresse à un peuple qui a vocation de domination. Seulement, le mot «aryen» nous le rappelle, et nous avions pris soin de le noter au passage, ce holisme est selon lui limité à une « race », assujetti à la race. Voilà une nouveauté étrange, qui est importante pour notre propos: selon Hitler, je suis dévoué à la collectivité, ou au contraire égoïstement replié sur moimême, selon la race à laquelle j'appartiens. Les Aryens sont aptes au sacrifice, « idéalistes », c'est-à-dire au fond, pour nous, holistes, tandis que les Juifs sont tout à l'opposé, soit, dirons-nous, individualistes 1. Sans doute 1. Hitler peut employer le mot « individualisme » pour des nonJuifs. Ainsi il parle de « l'hyper-individualisme» des Allemands, mais il désigne par là le particularisme régional extrême de l'Allemagne (MK, p. 437; MK, fT., p. 394).
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ce terme n'est pas employé, sans doute aussi les Juifs sont chargés de bien d'autres défauts ou méfaits, mais je crois qu'il est légitime de prélever ce seul trait parmi l'océan de turpitudes que Hitler attribue à son ennemi principal. Déjà dans le dialogue d'Eckart, le christianisme - la prédication égalitaire de Paul, qui a réussi - est présenté comme un bolchevisme produit par les Juifs. Dans Mein Kampf, les Juifs sont responsables sinon tout à fait du capitalisme et de la société moderne, du moins de tout ce qui y est décidément mauvais, comme la transformation de la terre en marchandise, les sociétés par actions, l'orientation destructrice du mouvement ouvrier (MK, p. 338-358; MK, fr., p. 308-326). Il Y a surtout deux pages fort claires 1 où les Juifs sont caractérisés par « l'instinct de conservation de l'individu », « l'égoïsme de l'individu ». Comme des animaux, ils se rassemblent à l'heure du danger pour s'égailler de nouveau sitôt le danger passé. Ils ne connaissent, au plan collectif, que 1'« instinct grégaire », lequel n'est au fond qu'une manifestation circonstancielle de l'instinct de conservation. Nous aurons à nous souvenir de ce trait. Pour le dire tout de suite, je soutiendrai que Hitler a projeté sur les Juifs la tendance individualiste qu'il sentait en lui-même comme menaçant son dévouement « aryen » à la collectivité. On trouve dans Mein Kampf un certain respect pour la religion, en particulier pour l'Église catholique. Pour une part il est d'ordre tactique (pour réussir il faut concentrer l'attaque contre les seuls Juifs - à tout le moins pour commencer 2), et pour une part il s'agit de la puissance et de la stabilité de l'Église comme organisation - un modèle lointain pour le parti - et non de l'Église comme communauté des croyants. Jusqu'à quel point trouve-t-on chez Adolf Hitler la 1. MK, p. 330-331, un peu obscurcies en traduction, MK, fr., p. 301-302. 2. Le 8 février 1942 Hitler, furieux contre les ministres des confessions chrétiennes, promet de les liquider dans les dix ans à venir, car il faut « exterminer le mensonge» (Hitler's Table Talk, 1941-1944, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1973, p. 304).
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dimension hiérarchique du holisme? Théoriquement il faudrait ici distinguer entre la hiérarchie comme expression des valeurs et le pouvoir, et c'est précisément difficile. Cependant on peut dire qu'à côté de quelques traits vraiment hiérarchiques, ce qui domine c'est l'utilisation d'une phraséologie traditionnelle pour exprimer ou masquer des rapports nouveaux. Ainsi du slogan donné aux SS par Himmler: «Mon honneur a nom fidélité» (Meine Ehre heisst Treue). Voilà des mots qui évoquent l'aristocratie féodale et qui doivent faire penser au contraire à la grande parade nazie où chaque atome humain marche au pas de l'oie tandis que le Führer, seul objet de la fidélité de chacun, vocifère d'en haut et figure une transe où l'angoisse de chacun se mue en une force innombrable. « Atomisation », le mot revient souvent dans les meilleurs livres sur le nazisme, et il traduit bien ce tête-à-tête entre masse et chef, si éloigné du réseau médiéval de l'honneur et des fidélités. Mein Kampf contient plusieurs mentions du « principe aristocratique de la nature» (MK, p. 69; MK, fT., p. 71, etc.), mais c'est l'expression de ce qu'on appellerait son darwinisme social : le fort triomphe du faible, et là se trouve la mesure des valeurs. Comme le dit bien JeanPierre Faye, c'est « l'équivalence du bon et du fort, du mauvais et du faible 1 », un rapport de forces érigé en principe moral. Soit une inversion pure et simple du « principe aristocratique ». Au-delà du déguisement de la lutte de tous contre tous dans un langage traditionnel, arrêtons-nous un instant sur l'essentiel: la force érigée en valeur. Rauschning a été abondamment critiqué dans la littérature subséquente à sa Révolution du nihilisme (trad. en 1939) pour avoir défini le nazisme comme le pouvoir pour lui-même, le pouvoir ne reposant que sur lui-même. On a objecté que le pouvoir était au service de certains buts. Si nous nous demandons quels étaient les buts 1. Faye, op. cit., p. 535. Selon lui (p. 522 et n.), Hitler avait rencontré dans une publication antisémite viennoise (Ostara, septembre 1906) l'expression « la pensée volkische, principe aristocratique de notre temps ».
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fondamentaux, Hitler nous répond ici précisément: le pouvoir, la domination qui produit ou manifeste l'excellence. Si l'on fait abstraction des buts de portée intermédiaire, et si l'on fait état de cette seule conception de Hitler lui-même, Rauschning n'avait donc pas tort. Ainsi la déroute des nazis les a jugés selon leur propre critère, et les chefs l'ont fort bien compris. En somme notre quête des traits holistes (ou «non modernes») dans Mein Kampf nous a montré surtout des apparences et nous a renvoyés la plupart du temps à l'intervention d'un élément hétérogène qu'il nous reste maintenant à cerner. Nous en arrivons aux traits individualistes (ou « modernes ») de la conception du monde de Hitler. C'est sur eux qu'il faut insister pour comprendre le phénomène, car ce sont eux qui passent généralement inaperçus. Étant donné que Hitler se méfie des idéaux et des idéologies, considérés comme les véhicules d'intérêts cachés, et qu'il avoue qu'une doctrine est avant tout nécessaire pour soumettre la masse à la force, on peut se demander s'il existait vraiment pour lui quelque chose à quoi il était véritablement attaché, à quoi il croyait indubitablement. On répondra qu'il y avait au moins une telle chose, et c'est la lutte de tous contre tous. Lutte pour la vie, pour le pouvoir ou la domination, pour l'intérêt, voilà où était pour Hitler la vérité ultime de la vie humaine. L'idée est au cœur de Mein Kampf En voici une formulation complète : L'idée du combat est aussi vieille que la vie elle-même, car la vie se perpétue grâce à la mort en combat d'autres êtres vivants ... Dans ce combat, les plus forts et les plus adroits l'emportent sur les plus faibles et les moins adroits. La lutte est la mère de toutes choses. Ce n'est pas grâce aux principes d'humanité que l'homme peut vivre ou se maintenir au-dessus du monde animal, mais uniquement par la lutte la plus brutale 1... 1. Discours du 5 février 1928 à Kulmbach, d'après Alan Bullock, Hitler, trad. fr., Verviers, Gérard et Cie, coll. « Marabout univ. », t. l, p. 24. On notera la dernière phrase, avec l'obstination à
supprimer les principes d'humanité.
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Voilà un fait de la plus grande importance. Observons d'abord qu'un tel état d'esprit, sceptique, désabusé, voire cynique, et une telle croyance dernière sont certainement très répandus de nos jours au niveau du sens commun, en Allemagne et hors d'Allemagne aussi bien. Voilà donc un point fondamental par lequel Hitler a pu être représentatif de son temps et de son pays, reproduire en quelque sorte, sous une forme intensifiée par sa monomanie, les réactions et les représentations d'une foule de gens de milieux sociaux variés. Voilà peut-être pourquoi il se flattait de pouvoir seul soulever par le même discours un auditoire intellectuel aussi bien qu'ouvrier (MK, p. 376; MK, fr., p. 341 ; Faye, op. cit., p. 533). Il se sentait profondément représentatif, même si dans Mein Kampf, pour rapprocher sa condition des ouvriers qu'il veut reconquérir sur les marxistes, il se peint plus pauvre, plus « ouvrier» dans ses années viennoises qu'il ne l'avait été en fait (Maser, op. cit., cf. n. 1, p. 167). De plus Hitler est sans doute à bon droit caractérisé parmi les chefs n~is comme celui qui avait la capacité, ou l'audace, d'aller jusqu'au bout de ses idées, de poursuivre avec une logique implacable les conséquences de principes une fois posés. Cependant, les contemporains ont été déroutés par les contradictions apparentes de son action, et la difficulté demeure, pour l'historien, de mettre au jour les principes qui rendraient raison de ces contradictions supposées volontaires. Or nous tenons ici le principe suprême, ouvertement proclamé, qui devrait tout éclairer. On vient de le lire, c'est simplement le principe de « la lutte la plus brutale ». Il faut seulement l'entendre de façon hiérarchique, comme primauté de la lutte à mort sur tout ce qui paraît la contredire : la paix sera la continuation de la guerre par d'autres moyens, la légalité un moyen de bafouer la légalité. La théorie n'est pas articulée dans Mein Kampf, même si elle est tout à fait compatible avec ce qui y est dit, comme par exemple que l'État n'est pas une fin en soi, mais un moyen de servir d'autres fins. C'est la pratique de Hitler une fois installé au pouvoir qui nous renseigne. Au plan intérieur, Hitler savait qu'il ne pouvait se passer des voies légales. Il les conjugua donc avec ce
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qu'elles sont censées exclure, les modes d'action extralégaux qui sont d'ordinaire l'apanage des conspirateurs et que ce camouflage rendait d'autant plus redoutables en même temps qu'impunissables. Ainsi, en 1933, un mois après l'accession solennelle à la Chancellerie, l'incendie du Reichstag permet de mèttre hors la loi les communistes et de créer les premiers camps de concentration. De même à un tout autre plan en 1938, à peine 1'« apaisement» est-il obtenu à Munich de Chamberlain et de Daladier que l'on passe à l'action antisémite avec la «Nuit de cristal 1 ». Voilà comment, quand on ne peut se passer de légalité et de paix, on prend soin de les englober dans « la lutte la plus brutale» (cf. MK, p. 105; MK, fr., p. 101). Cette transgression du contrat social, des distinctions fondamentales sur quoi repose la vie sociale moderne et auxquelles tout le monde s'en remet de confiance, apparaît dans sa récurrence comme une méthode cachée, un principe stratégique clandestin asservissant les institutions à la violence et qui, en trompant ou désorientant aussi bien les masses que l'ennemi, a sans doute grandement contribué aux succès répétés de Hitler. Pour approfondir l'analyse, il nous faut aussi réfléchir que dans cette «lutte de tous contre tous », dans ce darwinisme social si général parmi nos contemporains, les sujets réels (ou en tout cas principaux) sont les individus biologiques, et il est clair que cette lutte se poursuit à l'intérieur de toute collectivité. Voilà donc l'individualisme présent au niveau des représentations les plus fondamentales, voilà un individualisme fondamental installé au cœur de la conception du monde d'Adolf Hitler, survivant à toutes les attaques et à tout le scepticisme 1. Il est vrai que les historiens discutent encore pour savoir si le feu a été mis au Reichstag sur l'ordre des nazis ou des communistes. Par ailleurs, Ernst von Salomon raconte dans Le Questionnaire (trad. fr., Paris, Gallimard, 1953, p. 372) comment un collègue écrivain trouve inepte de faire succéder un pogrom à la victoire pacifique de Munich. Voilà deux faits bien différents qui montrent l'efficacité du camouflage hitlérien. Encore l'ami de von Solomon, bouleversé par l'événement, aperçoit-il avec effroi la vérité: « Tu sais, je crois qu'il est méchant! »
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visant l'égalitarisme, la démocratie, et l'idéologie en général. Cet individualisme, nous l'avons déjà rencontré, ou du moins ses effets, car c'est lui qui est à l'œuvre toutes les fois que chez Hitler la tendance holiste est arrêtée, détournée ou gauchie. C'est lui; avant tout, qui détruit la communauté donnée dans la vie sociale et la réduit finalement à la race - je m'efforcerai de le montrer plus loin. Il y a d'autres traits individualistes, par exemple des traits égalitaires:. hostilité à la royauté à la noblesse traditionnelle et à toute notion de rang héréditaire. Du reste, la prétention même à la fonction de « chef» de la part d'un homme du commun demande au moins l'égalité des chances. (Il est vrai que Hitler ne se donnait au début que comme le « tambour» ou propagandiste du mouvement.) Pour l'accession à 1'« élite », pour la promotion dans le parti, la réussite est le seul critère, et la concurrence entre chefs est même favorisée par le Führerchancelier, que l'on voit souvent confier des tâches identiques ou similaires à des !ieutenants différents, bien au-delà de la seule dualité de l'Etat et du parti. Or de telles rivalités peuvent compromettre le résultat matériel, et lorsqu'il s'agit de quelque chose d'aussi crucial que l'économie de guerre cette attitude marque péremptoirement la subordination de la réalité objective aux relations entre hommes, à l'encontre de la tendance moderne. La valorisation individualiste ou ses concomitants pénètrent aussi par d'autres voies. Ainsi l'artificialisme marxiste (<< changer le monde »), le socialisme - héritier pour une part de l'individualisme bourgeois -, le bolchevisme ne sont pas exempts de ces traits modernes, et on ne peut les « imiter et surclasser» (Nolte, op. cit., p. 395) sans faire sienne par implication, inconsciemment, cette charge individualiste qui est à vrai dire ubiquitaire dans le monde contemporain. On renchérit sur le marxisme en le calquant: de même qu'il démystifiait l'idéologie bourgeoise, le nazisme va démystifier l'idéologie marxiste. Voici comment: plus réels nous dit-on que les rapports de production sont les hommes mêmes qui entrent dans ces rapports, c'est-à-dire l'homme comme individu biologique, l'exemplaire d'une
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race. Cette transposition s'impose pour Hitler du fait de ce qu'est pour lui l'évidence de la race, mais elle semble de nouveau contenir un mélange caractéristique : d'un côté les relations entre hommes sont plus réelles que les relations aux choses implicites dans la « production », de l'autre, et c'est sans doute le plus important, avant les relations entre hommes viennent logiquement les hommes qui entrent dans ces relations - sophisme moderne bien connu qui évacue la relation au bénéfice de la substance et constitue l'individu métaphysique. Pour Hitler, la réalité qui se cache derrière la construction marxiste c'est la volonté d'individus, les Juifs. L'inventaire qui précède des traits holistes et des traits individualistes dans Mein Kampf est certainement très imparfait: il ne s'est agi en fait que d'une sorte de détection ou de repérage. L'essentiel est de voir comment tout cela se combine ou s'articule, et lequel des deux grands principes subordonne l'autre si tel est le cas. C'est ce que nous allons tenter brièvement maintenant. Reprenons les traits rencontrés. La notion centrale est double : lutte de tous contre tous comme vérité dernière de la vie humaine, et domination de l'un sur l'autre comme caractérisant l'ordre naturel des choses, ou plutôt des sociétés. L'égalitarisme qui va à l'encontre de cet « ordre » réputé naturel étant présenté comme une arme juive de destruction, on pourrait croire - et on a cru semble-t-illa plupa"rt du temps - que nous ne sommes plus dans l'univers individualiste moderne. Or c'est pure apparence. Non seulement nous trouvons des traits individualistes et des traits égalitaires incontestables dans la conception du monde d'Adolf Hitler, mais surtout l'idée de la domination ne reposant que sur elle-même, sans autre fondation idéologique que l'affirmation qu'ainsi le veut la « nature », n'est rien d'autre que le résultat de la destruction de la hiérarchie des valeurs, de la destruction des fins humaines par l'individualisme égalitaire. Il n'y a plus d'autre justification à la subordination telle qu'on la rencontre nécessairement dans toute société - et telle que la plupart des Allemands n'ont jamais cessé de l'admettre - que le fait brut de la domination des uns sur les autres.
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L'accent très marqué mis sur la lutte pour la vie (et pour la domination) traduit précisément la valorisation individualiste et la négation individualiste des croyances collectives. Pour mieux comprendre ce qui arrive ici à l'idéologie moderne, on peut remonter dans le passé. La subordination a toujours fait problème dans ce cadre, et la voici qui apparaît au contraire tout à coup absolument, brutalement affirmée. Ce retournement obscurcit la continuité historique. Qu'on se souvienne seulement comment, dans le droit naturel des XVIIe et XVIIIe siècles, il fallait le plus souvent, en plus du contrat d'association, un second contrat, un contrat politique ou de subordination, pour faire passer les hommes de l'état de nature à l'état social et politique. On voit bien là que la subordination constitue une difficulté spéciale. Du moins recevait-elle sa fondation d'un contrat spécialement conçu à cette fin. On mesure le chemin parcouru dans l'intensification de l'individualisme lorsque Hitler, soucieux avant tout de construire une machine de guerre, et s'adressant à un peuple pour qui la subordination va plu.s ou moins de soi, ne trouve plus pour la fonder que la nature non plus sociale mais physique un peu à la manière, soit dit en passant, de nos éthologistes. On objectera que la domination, le pouvoir hitlérien n'est qu'en apparence sa propre fin et est en réalité au service d'une valeur, à savoir la race. Mais précisément il faut rendre compte de /' émergence de la race comme valeur. Or c'est la lutte de tous contre tous - et donc l'individualisme - qui est à la racine de la race, et non l'inverse. En effet, la lutte de tous contre tous est bien évidemment à l'œuvre partout; elle doit en particulier tendre à affaiblir voire à détruire la représentation de la société globale ou collectivité nationale, et pour entrer plus avant dans les représentations d'Adolf Hitler on peut se demander quelle conception de la communauté allemande va être en état de résister chez lui à cette désagrégation. La forme moderne normale de la société globale, c'est la nation, et les conditions extérieures du moment sont favorables à l'affirmation de la nation allemande et de sa cohésion. Pourtant, même si l'épithète « national », seule ou en composition,
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est abondamment utilisée dans la dénomination des différents partis et mouvements (voir l'inventaire de Faye), la « nation» demeure quelque chose d'assez extérieur, ou superficiel. L'équivalent plus profond, c'est le Volk. Pour Hitler lui-même, il y a des raisons supplémentaires de ne pas faire fond sur l'idée de nation. La nation est vigoureusement attaquée à l'époque par les internationalistes, et Hitler se fera gloire d'avoir brisé l'internationalisme socialiste traditionnel dans le prolétariat. Pourtant sa tactique ne consiste pas en général à attaquer de front une position défendue par les socialistes, mais bien plutôt à contourner leur critique. Ainsi, on ne dit pas qu'il n'y a pas de lutte de classes, on dit que la vraie lutte est la lutte des races. Du reste, comme le livre de Faye le rappelle à chaque instant, ce à quoi tendaient non seulement le national-socialisme mais tout le mouvement à l'intérieur duquel il s'est développé, c'était à absorber et réunir les deux pôles national et socialiste comme Pribram le laissait prévoir. Tout indique que cela devait se faire autour de la notion de Volk. Mais demandons-nous quel pouvait être tout au fond le sentiment de Hitler vis-à-vis de cette notion, et de celle de « communauté du peuple» dont le nazisme devait faire si grand usage dans la suite. Prenons un parallèle. Le sociologue français Durkheim, pour exprimer la communauté de pensée à l'intérieur d'une société, parlait de «représentation collective» et même de « conscience collective » ; du côté des empiristes anglo-saxons la réaction fut vive, ils demandaient à peu près : «Avez-vous jamais rencontré une représentation collective au coin d'une rue? Il n'existe que des hommes en chair et en os. » Il est évident que Hitler, croyant à la lutte de tous contre tous, a dû réagir de façon très semblable devant la notion d'une entité sociale collective, d'une communauté culturelle du « peuple ». Cela semble confirmé par l'usage relativement limité dans Mein Kampf du vocabulaire à base de Volk (Volksgemeinschajt, Volksseele) , à l'exception de Volkstum, nationalité, et du « petit tpot » sur lequel Faye a insisté, le mot v6lkisch. Nous avons vu précisément que ce dérivé permet à Hitler, après rejet des «songeries» culturelles, reli-
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gieuses ou spirituelles qui s'y attachaient, d'opérer la transition à la race, die Rasse. Le seul résidu que son farouche individualisme - caché - pouvait tolérer en matière de communauté était la « race » : les gens pensent de même, et - idéalement au moins - ils vivent ensemble, parce qu'ils sont physiquement, matériellement identiques. Sans doute du reste le glissement de « peuple» à « race », déborde-t-il très largement le seul nationalsocialisme, mais restons-en à Hitler lui-même. « Le but de l'État est le maintien et le développement d'une communauté d'êtres vivants qui sont physiquement et moralement gleichartig », c'est-à-dire semblables parce que de même espèce (Art) (MK, p. 433; cf. MK, fr., p. 391). Ailleurs Hitler exulte à l'idée que ses hommes seraient au bout de quelques années devenus tous physiquement identiques (Arendt, op cil., p. 418, citant Heiden). Pour conclure sur ce point: une représentation fort répandue du sens commun individualiste moderne, la « lutte de tous contre tous », a contraint Hitler à voir dans la race le seul fondement valable de la communauté globale et en général la seule cause de l'histoire. Le racisme résulte ici de la désagrégation de la représentation holiste par l'individualisme. Notons que, dans son rôle fonctionnel comme substitut de la classe marxiste, la race hitlérienne est relativement faible : elle ne fait après tout que juxtaposer des individus qui comme tels n'ont même pas dans la vie courante la solidarité dont les membres d'une même classe - soit des ouvriers en lutte pour leurs revendications - peuvent faire l'expérience. Mais la conception raciste active, c'est l'antisémitisme, qui seul peut fonder la représentation abstraite au niveau populaire. Seul il peut unir « racialement » la population allemande qui autrement se divise, à ce qu'on nous dit, en quatre « éléments raciaux », entendez quatre « races» différentes. Rauschning a pu dire en ce sens que les Juifs étaient indispensables à Hitler. Si cependant Hitler a été poursuivi par l'idée de les éliminer, et s'est décidé finalement à les exterminer, ce n'est pas seulement parce qu'ils constituaient selon lui l'anti-nature écartant l'histoire de son cours normal- on peut voir là une simple
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rationalisation spéculative -, ni même parce qu'il lui fallait intensifier sa guerre sur tous les fronts. Plus profondément, nous observons un parallélisme entre deux opposés. La lutte, nous l'avons dit, était pour Hitler entre les Juifs d'un côté et lui, lui seul, de l'autre. Il a voulu dresser systématiquement sa volonté contre leur volonté supposée. Il voyait en eux des agents de destruction, des individualistes porteurs de tout ce qu'il haïssait dans la modernité, l'argent anonyme et usuraire, l'égalitarisme démocratique, la révolution marxiste et bolchevique. Mais nous avons vu que Hitler lui-même était infecté par ce poison qu'il prétendait combattre. L'individualisme de la lutte de tous contre tous minait dans son esprit ce à quoi il aurait voulu croire et à quoi les Allemands devaient croire: la «communauté du peuple ». Il est dès lors vraisemblable que, à la faveur de la symétrie qui les opposait, Hitler ait projeté sur les Juifs l'individualisme qui le déchirait. L'extermination des Juifs apparaît, au plus profond, comme un effort désespéré de la part de Hitler pour se débarrasser de sa propre contradiction fondamentale: en ce sens c'est aussi une part de lui-même que Hitler a tenté d'annihiler. Je voudrais ajouter une observation. J'ai signalé ailleurs le parallélisme entre la conception hitlérienne et l'obsession du «pouvoir» dans la politologie contemporaine (HAE l, p. 19). Ayant suivi jusqu'au bout la logique de l'aberration, on s'aperçoit que sur ce plan Hitler n'a fait que pousser à leurs dernières conséquences des représentations fort communes à notre époque, que ce soit la « lutte de tous contre tous », sorte de lieu commun de l'inculture, ou son équivalent plus raffiné, la réduction du politique à la notion de pouvoir. Or, une fois de telles prémisses admises, on ne voit pas, Hitler aidant, ce qui peut empêcher celui qui en a les moyens d'exterminer qui bon lui semble, et l'horreur de la conclusion démontre la fausseté des prémisses. La réprobation universelle montre un accord sur des valeurs, et le pouvoir politique doit être subordonné aux valeurs: L'essence de la vie humaine n'est pas la lutte de tous contre tous, et la théorie politique ne peut pas être une théorie du pouvoir, mais une théorie de
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l'autorité légitime. De plus, il doit être clair au terme de cette analyse que la généralisation de la notion de « violence » au mépris des distinctions fondamentales dans le monde moderne (entre public et privé, etc.) est d'esprit totalitaire et nous menace de barbarie (cf. HAE !, p. 2223). Pouvons-nous, pour conclure en général, tenter de dégager une perspective d'ensemble? Elle sera non seulement schématique mais spéculative; il nous faudra mêler, en termes souvent approximatifs, des jugements hypothétiques à des conclusions mieux établies ou plus vraisemblables. Si incertain que soit le résultat, il n'est peut-être pas négligeable dans l'état actuel des études. Au plan idéologique mondial, le nazisme fait partie d'un processus d'intensification et de surenchère lié à l'interaction de l'idéologie individualiste dominante et des cultures particulières dominées. De ce point de vue il fait partie de l'interaction de l'Allemagne et du monde, ce qui est sans doute évident mais ne doit pas être oublié. Au plan allemand, on remarque que la constitution politique wilhelmienne ne résultait pas de l'application systématique d'une idéologie mais de la modernisation d'un système politique traditionnel, de sa modification ou adaptation empirique aux conditions modernes (d'où pour une part l'alliage d'archaïsme et de modernité sur lequel les historiens insistent à l'envi). Ce système une fois balayé par la défaite, la Constitution démocratique et parlementaire de Weimar était sentie par les tenants de l'idéologie traditionnelle comme une imposition étrangère - la conversion de Thomas Mann est sans doute un fait exceptionnel. A ce point, tout se passe comme si l'Allemagne était mise en demeure par sa situation, pour défendre sa culture nationale contre la pression étrangère, de créer un modèle de Constitution politique qui soit en conformité avec son idéologie. Or Pribram nous a appris qu'il s'agirait nécessairement d'un « national-socialisme» (<< socialisme» étant pris au sens d'organisation globale). Nous tenons là une double détermination: une détermination causale (les conditions données), et une détermina-
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tion idéologique (réintroduction d'un aspect holiste), mais les deux réunies ne nous donnent encore qu'un aspect du réel, et non le national-socialisme tel qu'il a existé en fait. Il est à noter du reste que le problème n'a pas été résolu: le nazisme n'a pas construit une Constitution politique, et on, a même dit qu'à parler rigoureusement il n'y a pas eu d'Etat nazi. Ce n'est pas un hasard: le racisme a permis de passer outre ~u problème, et Hitler prévenait dès Mein Kampf que l'Etat ne serait qu'un moyen au service de la race 1. D'après ce que nous avons dit ci-dessus de la survivance de la souveraineté universelle dans l'idéologie allemande et de la vocation correspondante de l'État allemand pour la domination extérieure, il est devenu clair du même coup que, en l'absence d'une transformation profonde de l'idéologie, la dimension de domination extérieure était un sine qua non pour le succès de toute tentative de restaurer l'identité allemande. On voit le genre de question auquel nous arrivons, et qu'on peut tout au plus formuler dans l'abstrait, spéculativement: le rôle majeur joué ici par le racisme est-il contingent, ou au contraire le problème politique était-il insoluble, et le racisme s'est-il imposé nécessairement? Au plan individuel, on a cru voir, chez Hitler lui-même, le racisme abstrait ou théorique résulter de la désintégration individualiste de la représentation holiste de la « communauté ». La proposition pourrait bien être généralisable, non seulement aux cercles allemands vOlkisch, mais beaucoup plus largement, jusqu'à quelqu'un que l'on place souvent à l'origine du racisme européen, le comte de Boulainvilliers, chez qui il serait né d'une crise de la représentation holiste et hiérarchique des «ordres » ou « états» sociaux (noblesse, clergé, tiers état). 1. Ernst von Salomon écrit dans ses souvenirs après la guerre : « Le seul but du grand mouvement national, après l'effondre}llent de 1918, devait être un renouvellement de la conception de l'Etat qui serait révolutionnaire dans ses méthodes mais conservatrice quant à sa nature )), et qualifie de « trahison infâme du véritable but)) la « tentative de déplacer l'accent décisif de l'État au peuple, de l'autorité à la totalité ... )) (op. cit., p. 618).
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Au plan collectif, étant donné que traduite en culture allemande la nation devient le Volk, le glissement était-il inévitable, dans les conditions données, du Volk, peuple ou culture, à la « race» ? Précisons bien qu'il ne s'agit pas de supposer que le peuple allemand est devenu raciste, en majorité ou autrement, sous Hitler, il s'agit seulement du fait qu'il est tombé au pouvoir d'une clique raciste. Admettons que l'idéologie du Volk n'était pas raciste, en tout cas de façon prédominante, avant 1918. Nous observons qu'elle ne répondait alors qu'à des exigences sociales relativement limitées. Après 1918, elle s'est trouvée en quelque sorte sommée par l'histoire de répondre à une exigence nouvelle, proprement politique, savoir un «renouvellement de la conception de l'État». Cette exigence sans doute démesurée a-t-elle - finalement amené Hitler à la Chancellerie, et par là fait basculer l'Allemagne dans le racisme? La question est quelque peu rhétorique dans l'état actuel. Elle a du moins le mérite de rappeler que la conscience nationale a ses problèmes, en Allemagne et ailleurs.
II
LE PRINCIPE COMPARATIF: L'UNIVERSEL ANTHROPOLOGIQUE
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Marcel Mauss . une science en devenir *
Claude Lévi-Strauss a écrit une « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss» qui est importante, et, je crois, indispensable si l'on veut comprendre l'impact des idées de Mauss sur les questions de l'anthropologie contemporaine. Je ne suivrai pas la critique de certains sociologues selon qui la pensée de Mauss aurait été dans ce texte détournée dans une direction structurale, car je crois que cet auteur est ici fidèle à l'inspiration profonde de Mauss. D'autres ont dit que Lévi-Strauss avait présenté Mauss comme plus philosophique qu'il n'était en réalité. Venant après lui, et comme l'aspect le plus évident de Mauss est bien sûr sa tendance concrète, ne pourrais-je adopter une perspective plus modeste et me contenter de vous montrer l'intérêt de Mauss pour le concret? Je consultai là-dessus quelques amis, anciens élèves de Mauss, car je voulais vous apporter davantage qu'un opinion purement personnelle. Ils acquiescèrent et m'aidèrent à préciser: Mauss était un philosophe, un théoricien qui s'était tourné vers le concret, qui avait appris que c'est seulement au contact étroit des données que la sociologie peut progresser. C'est de cet aspect fondamental que je vais parler. Je voudrais montrer comment avec Mauss la sociologie française, ou plutôt la sociologie en France, atteint son stade expérimental. La formule peut paraître excessive, je m'efforcerai de la justifier. La tendance concrète de Mauss est tout à fait caractéris* Reproduit d'après L'Arc, 48, Paris, 1972, p. 8-21. Conférence donnée en anglais, à Oxford, en 1952, comme contribution à une série consacrée à l'histoire de la sociologie en France.
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tique si nous le comparons à Durkheim. Durkheim, s'il s'est assurément tourné vers les faits, peut cependant être considéré comme le dernier d'une lignée de penseurs abstraits. Sans doute, il a fixé les règles pour l'étude des faits, il a souhaité et donné l'exemple de telles études; mais il n'en est pas moins vrai que c'est avec Mauss que la perception concrète réagit véritablement sur le cadre théorique. Je dirai que Durkheim était encore un philosophe. Mais pour Mauss lui-même Durkheim était avant tout le fondateur de la sociologie et il réservait la qualité de philosophe à Lévy-Bruhl, tandis que, d'autre part, il écrit à propos de la méthode de travail de Hertz : « Le plan se modifiait avec les faits, et les faits n'étaient pas là pour l'illustration, car Hertz était un savant, et non pas seulement un philosophe» (Revue de l'histoire des religions, t. 86, 1922, p. 58). Cette différence, presque une contradiction, entre le besoin profond de Mauss pour les données concrètes et la pente abstraite de Durkheim frappait vivement les élèves de Mauss, et ils s'étonnaient de ne pas la trouver exprimée sous forme de divergences théoriques. C'est que Mauss avait le sens de la solidarité dans le travail collectif et était dévoué à la mémoire de Durkheim; fidèle à Durkheim en tant que son disciple et son héritier, il voulait davantage maintenir vivante leur inspiration commune qu'insister sur les désaccords de détail. Durkheim avait fourni un cadre théorique dont Mauss soulignait à toute occasion la valeur aux fins de la recherche. Ce côté étant assuré, la préoccupation première de Mauss, surtout dans ses conférences d'ordre élémentaire, concernait les données. Et il est tout à fait évident que ce qu'il attendait des données, c'était de réagir sur la théorie. S'il lui arrive de se plaindre, c'est à propos des circonstances qui n'ont pas permis aux études de se développer aussi rapidement que le groupe de l'Année sociologique l'avait rêvé, de combler les lacunes, de mettre de la chair sur les os du squelette théorique. Il est tellement imbu de l'idée que les connaissances de fait devraient changer les théories antérieures qu'il ne peut s'empêcher d'exprimer sa déception lorsqu'il rend compte de la troisième édition du Rameau d'or : les faits se sont
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accumulés mais ils n'ont pas modifié les idées, le fût a grandi dans des proportions monumentales mais il contient le même vin. Si l'on dit que Mauss a manqué à construire un système, que signifie dès lors cette critique? Il est vrai qu'il n'en construisit pas, ce n'était pas son intention et on aurait tort de le juger comme s'il l'avait voulu. Mauss était une personne fascinante. Il est impossible de parler du savant sans évoquer, fût-ce en passant, l'homme. C'est probablement le secret de sa popularité auprès de nous, qu'à la différence de tant de maîtres académiques pour lui la connaissance n'était pas un domaine séparé d'activité: sa vie était devenue connaissance et sa connaissance vie, voilà pourquoi il pouvait exercer, sur certains en tout cas, une influence aussi grande qu'un maître en religion ou un philosophe. Et ceci entraîne plus d'un paradoxe. Par exemple, son enseignement élémentaire était simplement destiné à rendre ses étudiants capables d'observer et d'enregistrer les choses correctement. Tel qu'on le trouve dans le Manuel d'ethnographie qui a été rédigé d'après des notes d'auditeurs, cet enseignement peut paraître consister en un catalogue de faits, accru d'instructions qui sont souvent d'un caractère si général qu'elles ont un air de tautologie ou de lieu commun. Finalement, il nous disait qu'il y avait beaucoup de ceci et de cela à observer, et que beaucoup d'idées et de manières de faire humaines douées de valeur attendaient partout simplement d'être enregistrées ... nous n'avions qu'à y aller voir, bien sûr nous devions savoir ce que nous cherchions, et savoir en même temps que tout est dans tout. .. Bien facile et bien difficile tout ensemble. Est-ce tout? Pas tout à fait: un étudiant qui avait pris l'ethnologie comme une matière secondaire me dit un jour qu'en voyageant sur la plate-forme d'un autobus il avait découvert que la relation qu'il sentait entre lui et ses voisins s'était transformée du fait des leçons de Mauss. Peut-être direz-vous qu'il n'y a rien de scientifique là-dedans. Il se peut. En tout cas, grâce à Mauss, tout, même le geste le plus insignifiant,
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prenait un sens pour nous. Il se flattait de reconnaître un Anglais dans la rue à sa démarche (voir ses Techniques du corps). Avec Mauss, l'étroite culture classique dans laquelle nous avions été élevés éclatait en un humanisme plus large, plus réel, embrassant tous les peuples, toutes les classes, toutes les activités. Vous alliez le trouver à la fin d'une leçon et il vous laissait deux heures plus tard à l'autre bout de Paris. Tout le temps il avait parlé en marchant, et c'était comme si les secrets de races lointaines, un morceau des archives de l'humanité vous avaient été révélés par un expert sous la forme d'une simple conversation, car il avait fait le tour du monde sans quitter son fauteuil, s'identifiant avec les hommes à travers les livres. D'où le type de phrase si commun chez lui: je mange ... je maudis ... je sens ... signifiant selon le cas: le Mélanésien de telle île mange, ou le chef Maori maudit, ou l'Indien Pueblo sent. Si Mauss savait tout, comme nous avions coutume de dire, cela ne le conduisait pas à des explications compliquées. Bien au contraire, c'était et cela demeure une difficulté majeure avec lui que sa connaissance était si réelle, si personnelle, si immédiate qu'elle prenait souvent la forme trompeuse de déclarations de sens commun. Voici un exemple. J'allai une fois lui demander des conseils à propos de la « couvade ». C'était le matin. Il termina sa gymnastique sur son balcon et prit son petit déjeuner, parlant des Belges et de leur tartine de beurre, et de bien autre chose. Il demanda: «Savez-vous comment les Anglais reconnurent que Jeanne d'Arc prisonnière, tout habillée en guerrier qu'elle était, était une femme? Eh bien, elle était assise, quelqu'un lui jeta des noix sur les genoux et, pour les empêcher de tomber, au lieu de rapprocher les genoux, elle les écarta comme pour tendre la robe qu'elle aurait portée. » (Je me suis aperçu plus tard que cette histoir~ est dans Mark Twain.) J'arrivai tout de même à la fin à prononcer quelques mots sur l'objet de ma visite, c'est-àdire la couvade, le patriarcat et le matriarcat, etc. « C'est bien plus simple que tout cela, la naissance ce n'est pas une petite affaire, il est tout à fait naturel que les deux parents s'y mettent. » Je le quittai peu satisfait de cette réponse
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énigmatique, et chargé d'un gros livre. Je pensai, comme d'autres dans des circonstances semblables: il est merveilleux, mais est-ce que tout de même cela n'est pas un peu trop simple? Que veut-il dire? Après quelques jours, je compris, et j'appréciai la différence entre une certaine espèce de pédantisme et la connaissance de Mauss. Voilà pourquoi je soutiens que Mauss avait reçu du ciel la grâce spéciale d'être un homme de terrain sans quitter son fauteuil. La carrière active de Mauss, depuis l'agrégation de philosophie en 1895, à 23 ans, jusqu'à sa retraite en 1940, à 68 ans, peut être divisée en trois périodes. La première s'étend jusqu'en 1914, Mauss est alors un spécialiste des religions, principalement indienne et primitives, qui prend une part importante au mouvement de l'Année sociologique sous la direction de son oncle Durkheim. C'est une période de travail d'équipe enthousiaste, de publications nombreuses et brillantes. Jusqu'en 1900, Mauss avait étudié la philologie sanscrite et comparée, l'histoire des religions et l'anthropologie, avec des maîtres à Paris tels que Meillet, Foucher, Sylvain Lévi, qui, paraît-il, considérait son étudiant comme un génie et regrettait plutôt l'influence excessive que son oncle exerçait sur lui; en Hollande, Cal and ; à Oxford, Tylor et Winternitz. En 1901, Mauss est nommé à l'École des hautes études à la chaire d'« histoire des religions des peuples non civilisés ». En même temps, et depuis le début, il avait la charge de la seconde section de L'Année sociologique concernant la sociologie de la religion, et il y publiait chaque année, avec l'aide d'Hubert, des comptes rendus fort détaillés et instructifs de toutes les publications de quelque importance. Ces comptes rendus sont une partie considérable de l'œuvre de Mauss; je viens de les relire et je doute fort qu'il existe ailleurs quoi que ce soit de comparable : chaque ouvrage est résumé avec grand soin avant d'être loué ou critiqué, corrigé ou complété, et tout cela du seul point de vue de la connaissance. Nulle part les théories sociologiques n'apparaissent comme autre chose que des outils, mais des outils indispensables pour la
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recherche. Toute l'histoire, les résultats et les problèmes de la spécialité à l'époque sont résumés magistralement dans ces pages. Mais si l'on touche aux publications de Mauss, il faut bien rappeler qu'il n'a jamais produit un livre, mais seulement des articles, quelquefois fort étendus, généralement intitulés « essai» ou encore « esquisse ». De plus, presque tous ont été écrits en collaboration avec un autre savant, surtout l'historien des religions, archéologue et technologue Henri Hubert, mais aussi Durkheim, ou Fauconnet, ou Beuchat. On a interprété cela de différentes façons, soit comme montrant que ces savants avaient réalisé l'idéal du travail collectif, soit que Mauss était incapable de publier par lui-même, et il est de fait que le volume de ses publications devait décroître de façon marquée après que la mort lui eût arraché ses amis et collaborateurs. La guerre de 1914 frappa durement le groupe des sociologues, lui ôtant ses meilleurs espoirs, comme Hertz, l'auteur de la Prééminence de la main droite et de la découverte de la coutume des doubles obsèques. Avec la mort de Durkheim, en 1917, commença la seconde période de l'activité scientifique de Mauss, période marquée d'une part par le deuil et la préparation dévouée pour la publication des ouvrages des disparus (les Mélanges de Hertz, et, de Durkheim, son Éducation morale et son Socialisme), de l'autre par une responsabilité élargie. Succédant à Durkheim à la direction de l'Année, Mauss devait se consacrer non plus à la seule religion, mais à la sociologie en général. Le champ d'activité s'accrut avec la création en 1925 de l'Institut d'ethnologie où Mauss donna ses « Instructions» année après année. Il attachait beaucoup d'importance à ces cours élémentaires, évidemment parce qu'il y voyait le moyen du développement futur. On notera que si Mauss formait ses étudiants avant tout à la mission monographique sur le terrain, il ne négligea jamais ni les problèmes de la diffusion culturelle et de l'emprunt ni la civilisation matérielle. Par exemple, les ouvrages du professeur LeroiGourhan, qui peuvent être considérés comme fondant la
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technologie ethnographique comme discipline distincte, reposent entièrement sur le développement de la classification systématique des techniques donnée par Mauss dans ses cours. Mais je laisse de côté ici la question de l'influence et de la postérité de Mauss puisque je peux vous renvoyer au chapitre de Lévi-Strauss dans la Sociologie au xx siècle. Dans cette période, à côté de nombreuses contributions plus brèves, Mauss nous donne une seule étude de grande dimension, mais c'est peut-être son chef-d'œuvre, l'Essai sur le don de 1925. Je voudrais souligner que si Mauss a étendu son champ d'activité, déjà si vaste, jusqu'à couvrir le champ indéfini de la sociologie et de l'ethnologie en général, ce n'est pas de son propre choix. Il s'y est vu obligé par fidélité à la mémoire de Durkheim et au développement des études qu'ils avaient inaugurées ensemble. On peut considérer qu'une troisième période s'ouvre autour de 1930. Hubert à son tour a quitté son compagnon de travail et Mauss publie ses deux volumes sur les Celtes. Mauss est élu au Collège de France et pendant dix ans il va enseigner quelque huit heures par semaine dans trois institutions différentes. A cette époque on avait l'impression que la destinée réclamait de lui de tenir bravement seul, ou presque, la place de toute l'équipe de savants avec qui il avait commencé le travail. Il le faisait avec aisance, maintenant le rôle de savant encyclopédique comme si la base matérielle de la connaissance ne s'était pas étendue considérablement en cinquante ans, gardant le contact avec l'histoire, la psychologie, la philosophie, la géographie. C'est ce qui, avec le respect qu'il avait pour les faits, explique sans doute suffisamment pourquoi il publia relativement peu durant cette période. Et pourtant. Est-ce que les idées qu'il semait généreusement dans les pages des Techniques du corps ou de la Notion de personne ne suffiraient pas à établir la réputation de tout autre savant? Il avait trop d'idées pour exprimer complètement l'une d'entre elles. Alors vint la Seconde Guerre mondiale qui allait répéter les épreuves de la première avec une cruauté accrue. Cette
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fois la raison de Mauss ne survécut pas à l'ordalie. La mémoire lui manquait de temps en temps, et sa pensée l'avait abandonné, peut-être du fait du surmenage affectif aussi bien qu'intellectuel, quand il mourut le 10 février 1950. Suivons maintenant chronologiquement les travaux de Marcel Mauss pour souligner l'aspect concret de sa pensée. La préoccupation sera de voir le rôle joué dans la recherche d'une part par les idées de l'anthropologue, d'autre part par les données qu'il étudie. En 1896, Mauss publia une longue étude dans la Revue de l'histoire des religions sur l'ouvrage de Steinmetz sur les origines de la sanction pénale, sous le titre « La religion et les origines du droit pénal» (cf. Œuvres, t. II, p. 651 sq). Steinmetz s'efforçait de montrer que la peine était sortie de la vengeance privée. Tout en louant la méthode, Mauss faisait une objection fondamentale et était conduit à esquisser la question telle qu'il la voyait. L'auteur, dit Mauss, «ne définit pas, il classe suivant les notions communes ». C'est seulement récemment que le mot de sanction a pris le sens rationnel, utilitaire qui nous est familier. C'est là une notion très particulière, et pour exister la sociologie exige quelque chose de plus général. Mauss pense qu'il y a davantage en commun entre les sociétés primitives et la nôtre, et il veut une définition qui leur soit commune. Il dit que Steinmetz, en manquant à définir son objet sociologiquement, a manqué l'élément commun qui se trouve à la base de tout droit pénal. La sanction, c'est toute punition atteignant celui qui a violé le droit et la coutume. Dans les sociétés archaïques, la transgression provoque souvent une réaction religieuse, c'est de là que le droit pénal s'est développé: il n'y a pas seulement dans notre droit moderne des restes de la vengeance privée primitive, il Y a aussi dans les types originaux de la réaction juridique quelque chose comme le germe de notre système pénal. Ce qui nous importe ici c'est qu'une définition sociologique doive exprimer ce qui est commun entre nous et les sociétés primitives. Mauss dit: «si l'on se restreint,
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comme fait M. Steinmetz, à l'étude des peuples non civilisés, on perd de vue la fonction, et même le fonctionnement de la peine ». Ceci implique clairement, me semble-t-il, que c'est à travers notre propre culture que nous pouvons en comprendre une autre, et réciproquement. Mais la possibilité d'une telle définition générale repose sur le postulat de l'unité de l'humanité, et on peut se demander d'où ce postulat à son tour dérive. Steinmetz avait écrit que l'ethnologie doit s'établir sur deux principes: le principe de l'évolution et le principe de la conscience sociale (Volkergedanke). Mauss pense que le second suffit, car la portée du principe d'évolution est purement négative, il signifie seulement que l'on rejette toute différence de nature entre races aussi bien que l'explication par diffusion : Nier l'irréductibilité des races, c'est poser l'unité du genre humain. Écarter la méthode historique [la diffusion], c'est se réduire, dans le cas présent, à la méthode anthropologique (Œuvres, t. II, p. 653).
L'unité du genre humain, voilà une idée que vous aurez suivie comme un fil rouge tout au long de cette série de conférences sur la sociologie française. Le rôle historique de la première école anthropologique anglaise a été pleinement reconnu par Mauss dans le premier volume de l'Année: Les faits qu'étudiaient l'histoire classique ou bien la philologie comparée, ou bien le folklore, reçoivent en effet un jour tout nouveau de leur constant rapprochement avec les faits des religions primitives. Alors l'identité fondamentale de ces trois ordres de faits apparaît : religions primitives, religions des anciens peuples civilisés, survivances des croyances et des rites dans les usages locaux et les traditions de l'Europe et de l'Asie (Œuvres, t. l, p. 110).
Mais les anthropologues eux-mêmes partirent de prémisses évolutionnistes. Nous pouvons rejeter l'évolutionnisme aujourd'hui, mais nous ne devons pas oublier que c'est lui qui a fusionné les « nous» et les « autres », les
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civilisés et les barbares, en une espèce. L'idée d'évolution a servi comme un échafaudage provisoire unissant des ensembles discrets avant qu'ils puissent être incorporés dans un même tout. Maintenant nous trouvons ce tout assez informe et nous demandons une étude des différences, comme Mauss ne cessait de le faire. Mais il n'aurait pas été possible d'étudier les différences avant que l'unité fondamentale fût établie. Dans sa conférence inaugurale d'histoire des religions en 1901, Mauss indiqua ses principes de méthode. D'abord, à strictement parler, il n'y a pas de peuple non civilisé, il y a seulement des peuples de civilisations différentes. Une société australienne n'est ni simple ni primitive, elle a une longue histoire comme la nôtre. Mais, de même que parmi les animaux nous trouvons des espèces vivantes qui, quoique aussi anciennes que les mammifères, sont plus simples et apparentées de plus près aux espèces maintenant éteintes des premiers âges géologiques, de même la société Arunta est plus proche que la nôtre des formes primitives de société. Ainsi, quoique le totémisme des Arunta soit dans un état de décomposition avancée, la naissance parmi eux n'est pas seulement un fait physiologique, mais aussi un événement magico-religieux : un Arunta appartient au clan de l'esprit totémique qui est censé être entré dans le sein de sa mère, et ceci nous ramène à des idées véritablement primitives : Ce sera une de nos principales tâches, et des plus délicates, que d'examiner constamment dans quelle mesure les faits que nous étudierons nous permettent de remonter aux formes vraiment élémentaires des phénomènes (Œuvres, t. l, p. 490-491).
Nous voyons que toute idée évolutionniste n'est pas absente. Mais ce n'est pas la seule raison qui rend nécessaire une analyse soigneuse des données. Car si les faits ethnographiques, pour une part authentiques, sont abondants, si, grâce aux techniques et à la formation modernes, nous sommes mieux informés sur le rituel Hopi que sur le sacrifice lévitique, pour ne rien dire du rituel
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sacrificiel grec, cependant tous les documents ne sont pas d'égale valeur et «nous aurons ensuite à exercer en commun nos facultés critiques » par un examen serré des documents et «nous rechercherons... tous les aspects critiques nécessaires pour retrouver le véritable fait dont il est parlé» (Œuvres, t. III, p. 365-371). Il Y a des difficultés qui sont communes à toutes les observations de phénomènes sociaux. En premier lieu, toute information vient des indigènes et rien n'est plus difficile, même pour nous, que de dire en quoi nos institutions consistent réellement. Comme le dit un missionnaire de Corée: «les coutumes sont, comme le langage, une propriété dont le propriétaire est inconscient ». C'est pourquoi l'ethnologue doit creuser sous la meilleure information indigène jusqu'aux « faits profonds, inconscients presque, parce qu'ils n'existent que dans la tradition collective. Ce sont ces faits réels, ces choses que nous tâcherons d'atteindre à travers le document ». « S'il est vrai qu'il faut avant tout observer les faits religieux comme des phénomènes sociaux, il est encore plus vrai que c'est comme tels qu'il faut en rendre compte ... Nous obtiendrons ainsi des systèmes cohérents de faits, que nous pourrons exprimer en hypothèses, provisoires certes, mais en tout cas rationnelles et objectives. » La méthode intellectualiste ou psychologique est dépassée, « par exemple, le fait avec lequel les rites du deuil sont en relation directe, c'est l'organisation familiale; c'est d'elle qu'ils dépendent et non pas de sentiments vagues et indécis ». Il faut « rester cantonnés sur le terrain des faits religieux et sociaux, ne rechercher que les causes immédiatement déterminantes, renoncer à des théories générales qui n'expliquent que la possibilité des faits ». Voilà ce que Mauss enseignait en 1901. La méthode est ferme, il n'y a pas de théorie pour elle-même. On insiste beaucoup sur l'analyse intellectuelle qui est nécessaire pour transformer les données en faits bien établis. C'est ce que Mauss continua à faire pendant presque quarante ans dans son séminaire, où, vers la fin des années trente, je fus témoin de l'étude de textes de Malinowski. Ici Mauss pouvait atteindre, grâce à sa connaissance de la Mélanésie
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et de la Polynésie, une vue des Trobriandais nettement différente de celle de leur observateur. Une telle réussite scientifique, où la comparaison apporte une vue plus profonde, comme Malinowski le reconnut en une occasion, n'était possible que grâce à la publication par Malinowski d'un vaste corpus de données, procédé qui devient rare de nos jours. Au sujet de l'explication, Mauss ne varia pas non plus. Dans un compte rendu il écrivait qu'« une philologie rigoureuse, une sociologie scrupuleuse comprennent, elles n'interprètent pas », et dans ses derniers exposés sur le Péché et l'Expiation il répétait encore: «l'explication sociologique est terminée quand on a vu qu'est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela ». Voilà une recommandation qui n'est peutêtre pas hors de saison. L'Essai sur le sacrifice fut publié en 1898, soit deux ans avant la deuxième édition du Rameau d'or. Il n'y a pas de doute: l'abîme qui sépare les deux ouvrages, dont l'un apparaît aujourd'hui aussi frais que l'autre est vieilli, résulte de l'adoption dans le premier de la méthode sociologique. L'Essai représentait le premier pas d'Hubert et de Mauss dans une étude systématique de la religion, et ils ont exposé leur méthode dans la préface des Mélanges de 1908. Cette méthode consistait à partir du fait typique, crucial, et c'est pourquoi ils choisirent le sacrifice. Sur ce terrain, les idées de Robertson Smith sur le sacré et le profane furent éprouvées et développées. Si le temps le permettait, j'aimerais louer à tout le moins le côté indien de cet Essai. Tout ici est étonnant, la qualité du travail, sa situation étrange dans la recherche indologique, et plus encore le fait que les auteurs n'ont guère fait qu'ordonner les données, car les fruits de la pensée indienne étaient là, mûrs et prêts à être cueillis. Seulement ils ne paraissaient pas convaincants aux philologues et il fallait un sociologue lisant le sanscrit pour les récolter. L'année 1901 apporte l'article de la Grande Encyclopédie sur la «Sociologie », écrit en collaboration avec Fauconnet. Quoique l'obligation soit ici discutée comme
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une carastéristique des faits sociaux, il est remarquable qu'elle ne soit pas finalement retenue comme telle et que l'accent tombe plutôt sur les « institutions» définies très largement. Plus clairement encore plus tard, surtout en 1908, Mauss s'éloigne de la définition de Durkheim, spécialement en ce qui concerne la religion: « l'obligation n'est pas pour nous une caractéristique des faits sociaux ». En 1903, en collaboration avec Durkheim, l'article « De quelques formes primitives de classification », qui porte comme sous-titre « Contribution à l'étude des représentations collectives », ouvre une voie qui sera suivie et qui représente certainement un des intérêts majeurs de Mauss. Hubert devait plus tard étudier le temps, Mauss la personne, et Czarnowski l'espace. Tout important qu'il soit, ce texte surprend par sa relation relativement lâche à l'idée de sacré. Il se peut que la relation n'ait été établie que par les Origines du totémisme de Frazer, une contribution tout à fait inattendue. De plus, je trouve ici une nuance de dédain dans l'attitude vis-à-vis des idées primitives qui était tout à fait étrangère à la vue objective et sympathique de Mauss, et que l'on inclinerait à attribuer à Durkheim. En 1904, dans la ligne du Sacrifice, paraît l'Esquisse d'une théorie générale de la magie, complétée par une partie de sa base critique, « L'origine des pouvoirs magiques ». Exceptionnellement, l'objet n'est pas ici concret, comme dans le Sacrifice, mais relativement abstrait, et il n'est pas géographiquement circonscrit. Quoique cela soit justifié dans l'introduction, c'est peut-être la raison qui fait que ce n'est pas un des écrits les plus réussis. Ici se pose la question du mana pour laquelle je renvoie de nouveau à l'Introduction de Lévi-Strauss. 1906 voit la publication, en collaboration avec Beuchat, de l'Essai sur les migrations des sociétés eskimo. Le choix procède une fois de plus de la recherche d'un cas typique concernant ici la relation entre la morphologie et la physiologie d'une société. Je passe sur le début d'un texte sur la prière imprimé à titre privé en 1909 et sur les travaux mineurs qui allaient être encore plus nombreux dans la seconde période, après la guerre.
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En 1925, Mauss publie l'Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. Ici encore l'objet est dans une grande mesure concret, et géographiquement limité, à la base du moins (Indiens de la côte nord-ouest, Mélanésie). Mauss chercha, et en effet trouva, le fait typique, le « fait privilégié », ce qu'il appela ici un « fait social total ». C'était l'un de ses thèmes favoris que le but de la recherche était d'étudier non pas des pièces et des morceaux, mais un ensemble, un tout, une chose de la cohérence interne de laquelle on puisse être sûr. Comment la trouver? En un sens, la société est le seul « tout », mais elle est si complexe que même en la reconstruisant le plus scrupuleusement, il y a un doute sur le résultat. Heureusement il y a des cas où la cohérence se rencontre dans des complexes moins étendus, où le « tout» peut être plus aisément embrassé d'un regard, et le « don» est l'un de ces cas. La société tout entière est présente, comme condensée, dans le potlatch. Voilà bien le fait typique dont l'étude scientifique suffirait à établir une loi ou plutôt, comme je voudrais dire plus exactement, un fait qui oblige l'observateur, si l'observateur est Mauss, à transcender les catégories à travers lesquelles il s'en approche. Il s'agit ici des idées de sens commun, ou économiques, du don et de l'échange. Elles sont confrontées à un corpus de données et de cette confrontation résulte la catégorie du potlatch comme «prestation totale de caractère agonistique ». Voilà, pris à Mauss lui-même, un exemple d'un processus sur lequel nous aurons à revenir. Quant à l'idée du « tout », séduisante et énigmatique, peut-être par trop concrète, Mauss ne répond jamais catégoriquement à la question: qu'est-ce qui caractérise un « tout »? Il insiste cependant très souvent sur l'importance des différences, des séparations; il dit que les tabous de contact, les règles qui séparent une sorte de chose d'une autre, sont aussi importants que les identifications ou contagions que Lévy-Bruhl appelait participation. On peut dire que Mauss vint aussi près que possible de la définition d'un « tout» comme une structure, c'est-à-dire, à mon sens, une combinaison de « participations» autour d'une ou plusieurs oppositions, et ici je vous renvoie inévitable-
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ment une fois de plus aux développements structuraux de Lévi -Strauss. Nous avons noté comment Mauss eut à traiter de problèmes généraux. Un long texte sur la classification intitulé Divisions et Proportions des divisions de la sociologie (1927) est caractéristique de son attitude vis-à-vis de l'héritage de Durkheim et de ses tendances propres, aussi bien que de son respect pour les connaissances apportées par d'autres spécialités et de son souci des besoins de la recherche. Il explique quels ajustements ou corrections le vieux cadre de l'Année demanderait. Il lui semble essentiel de reconnaître que toutes ces catégories : religion, droit et morale, économie, etc., sont après tout fixées « par l'état historique des civilisations dont notre science est elle-même le produit », « par exemple, il n'est pas sûr que si nos civilisations n'avaient déjà distingué la religion de la morale, nous eussions pu nous-mêmes les séparer» (Œuvres, t. III, p. 220). Finalement, toutes ces catégories qui semblent entrer dans la science fièrement et de plein droit ne sont rien moins qu'objectives, elles appartiennent exclusivement à notre propre sens commun, ce ne sont pas des catégories sociologiques scientifiques, mais seulement des procédés pratiques ou des maux nécessaires. (Je schématise et je grossis le trait, mai~, voyez Œuvres, t. III, entre autres p. 178-179 et 202-204). Cependant, Mauss pense qu'il faut conserver l'ancien cadre. Mais avec quelle satisfaction il introduit, pour le compléter et le corriger, une autre classification, la division en morphologie et physiologie, forme et fonctionnement, ce dernier subdivisé à son tour en représentations et pratiques, c'est-à-dire idées et actions. Il célèbre les avantages de cette division : elle n'implique aucune idée préconçue, elle prend les faits comme ils sont car elle est concrète (concrète 1). Après avoir montré que les deux divisions peuvent utilement se recouper, il insiste comme à l'ordinaire sur la nécessité de reconstruire après avoir analysé. Comme il disait: « après que l'on a découpé plus ou moins arbitrairement, il faut recoudre ». Vous observerez que ces simples mots nous offrent la même chose que
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ce que certains aujourd'hui appellent prétentieusement la fonction sociale de tel élément. Mauss est même plus rigoureux car il ne s'en remet nullement aux catégories utilisées pour la subdivision. Encore une remarque. Mauss disait de son travail avec Hubert: il y avait deux bœufs à la charrue, le mythologue et le ritologue, et maintenant qu'il n'en reste plus qu'un le travail est plus difficile. Voilà sans doute ce qui conduit Mauss à affirmer comme un fait d'expérience que la division en représentations et en pratiques est utile et pratique. IlIa justifie aussi par une remarque qui va loin: « les représentations collectives ont plus d'affinité, plus de connexions naturelles entre elles bien souvent, même [sic] qu'avec les diverses formes de l'activité sociale qui leur sont une à une spécialement correspondantes ». Un article postérieur de la même série, « Fragment d'un plan de sociologie générale descriptive », montre aussi la largeur des vues de Mauss. Non seulement la cohésion sociale, l'autorité, la discipline, la tradition, l'éducation ne constituent pas l'essence de la sociologie comme dans le fonctionnalisme, elles sont seulement son aspect général; mais encore elles ne sont qu'une partie, la partie intrasociale des « phénomènes sociaux généraux» qui comprennent aussi les faits inter-sociaux (la paix et la guerre, la civilisation). La «civilisation» est définie dans une communication de 1929 où Mauss porte un jugement définitif sur les contributions et les limites en ethnologie des écoles de la morphologie culturelle et des cercles culturels. De fait, Mauss ne séparait l'étude des sociétés exotiques ni de l'étude de la nôtre ni de l'étude de la culture. Comme c"est dans la dernière période que je fus - trop brièvement - l'élève de Mauss, je voudrais y prendre deux exemples pour faire voir à quel degré il portait le respect des faits. En 1937, il donna comme titre à une de ses séries de conférences au Collège de France : « Sur le mât de cocagne, le jeu de balle et quelques autres jeux du pourtour Pacifique. » Il commença par la NouvelleZélande et se trouva pris dans la cosmogonie maori qui lui était familière. Un jour, il arriva à son cours très excité.
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« Il faut toujours relire, dit-il, il y a une chose que j'avais manqué à voir dans le tableau de White (à la fin du premier volume). C'est encore plus simple et plus extraordinaire que je n'avais pensé. Il nous faut recommencer. » Cette année-là il n'alla pas plus loin que la NouvelleZélande. Un autre exemple. Il parla pendant des années sur le péché et l'expiation en Polynésie. Pour commencer, il fallait compléter et publier la recherche de Hertz sur la question, mais en fait il la développa et l'améliora d'année en année. C'était presque fait, lorsqu'il reçut de Hawaii un manuscrit qui allait confirmer et élargir l'étude. Le cycle de conférences fut étendu de nouveau, et ne fut jamais publié. C'est grand dommage. Peut-être quelqu'un se dévouera-t-il à la publication de ces conférences, mais ce ne sera pas une tâche aisée, car ces leçons illuminatrices sont à la limite de la sténographie et de la connaissance ésotérique. Pour comprendre Mauss, il vous faut restituer tout le mouvement de sa pensée. Peut-être peut-on dire qu'il se produisit dans l'esprit de ce grand savant une sorte de court-circuit. Habitué à passer dans son propre langage d'un peuple à un autre ou d'un niveau d'abstraction à un autre, il prit de moins en moins soin de communiquer son expérience en la traduisant avec tout le développement nécessaire en langage scientifique. Ce qui avait commencé comme une science finit un peu en littérature, l'équilibre ne fut pas maintenu entre l'identification personnelle et l'expression rationnelle. Mauss avait dans une grande mesure transcendé par expérience concrète les catégories dont beaucoup de sociologues se satisfont encore aujourd'hui. Pour la plus grande part il ne les avait pas transcendées scientifiquement. Parmi les raisons de ce fait, on pense d'abord à l'extraordinaire souplesse de son imagination qui fait sa grandeur, mais aussi, en multipliant les problèmes, son échec. Il s'était avancé trop loin pour que sa voix pût être aisément entendue.
Après ce qui a été dit du choix des sujets dans les écrits de Mauss, de sa notion du « fait typique », du « fait social
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total », de la théorie comme une condition préliminaire classification et définition permettant une transformation adéquate des données brutes en faits sociologiques -, nous pourrions peut-être déjà parler d'un esprit expérimental. Mais la relation entre théorie et données, entre observateur et observé, entre sujet et objet, demande à être discutée un peu plus avant. Nous pouvons le faire commodément en nous demandant s'il y a dans l'anthropologie, d'après Mauss, quelque chose de semblable à ce qui est appelé expérience dans les sciences de la nature et en quoi cela consiste. Ne pas poser cette question serait à mon sens manquer le point essentiel en ce qui concerne non seulement la place de Mauss dans le développement de la pensée sociologique, mais aussi l'attitude générale des anthropologues d'aujourd'hui et la relation entre anthropologie et sociologie générale. Si l'anthropologie devait donner une classification définitive des sociétés ou énoncer des lois semblables à celles des sciences de la nature, il faudrait d'abord qu'elle ait à sa disposition des concepts et principes définitifs. Tout au contraire, Mauss avait le sentiment vif du caractère temporaire et imparfait des outils conceptuels. Ayant esquissé un plan de sociologie générale à des fins concrètes, il termine la discussion par ces mots: Il est peu utile de philosopher de sociologie générale quand on a d'abord tant à connaître et à savoir et qu'on a ensuite tant à faire pour comprendre (Œuvres, 1. III, p. 354).
Nous avons vu ce que signifie ici « savoir », mais que signifie « comprendre »? Est-ce seulement voir les interrelations ou, mieux, reconstruire le fait réel, le fait « total» qui a été nécessairement, mais plus ou moins arbitrairement brisé en éléments par l'analyse? Il y a probablement dans «comprendre» quelque chose de plus, quelque chose que nous avons déjà rencontré et qui est toujours implicite chez Mauss, la compréhension de l'intérieur, cette faculté remarquable qui sourd de l'unité de l'humanité et par laquelle nous pouvons nous identifier dans certaines conditions avec des gens vivant dans
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d'autres sociétés et penser dans leurs catégories, cette faculté par laquelle, comme le dit Lévi-Strauss, l'observateur devient partie de l'observé. Considérons ici une autre des conclusions de Mauss dont l'importance pourrait échapper à cause de la forme dans laquelle elle est exprimée : «Les catégories aristotéliciennes ne sont pas les seules qui existent. Nous avons d'abord à faire le plus grand catalogue possible des catégories. » Il n'y a guère de doute pour ceux qui connaissent Mauss que « faire un catalogue » ne veut dire rien de moins que faire l'expérience des catégories, y entrer, les élaborer en faits sociaux. Bien sûr, nous sommes ici tout près de l'idée du fieldwork (enquête sur le terrain) tel qu'il est pratiqué ici et de la théorie qu'en a donnée le professeur EvansPritchard. Pour voir que «comprendre» et «faire un catalogue des catégories » sont essentiellement la même chose, pre'nons un petit exemple de plus, après ceux de la sanction et du potlatch. Appliquant notre catégorie de « père », Morgan ne put parvenir à comprendre le système de vocabulaire de parenté qu'il appelait Malayan. Il interpréta, c'est-à-dire qu'il se débarrassa de cette difficulté par une théorie élaborée du mariage de groupe qui aurait existé dans le passé, etc. Mais quand plus tard on a vu que la catégorie indigène pouvait être comprise, la théorie explicative, devenue inutile, fut rejetée, et une nouvelle catégorie apparut, celle de « père classificatoire » qui est scientifique dans la mesure, et seulement dans la mesure, où elle subsume la catégorie de notre sens commun et celle des indigènes. Si je ne me trompe, en anthropologie les catégories proprement scientifiques ne naissent que de la sorte, je veux dire d'une contradiction entre nos catégories et les catégories des autres, d'un conflit entre la théorie et les données. Je crois que c'est pour cette raison que Mauss voulait non pas une philosophie, c'est-à-dire une spéculation avec des concepts insuffisants, mais un inventaire des catégories équivalant à la construction de concepts scientifiques. Je trouve que ceci nous autorise à parler d'étape expérimentale de la sociologie. Ici les deux processus de
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l'expérimentation et de la conceptualisation ne sont pas séparés. S'il y a une différence entre l'expérience scientifique en général et celle-ci, c'est qu'en anthropologie l'expérience ne décide pas seulement d'une hypothèse, mais réagit sur les concepts eux-mêmes et contribue en fait à la construction de concepts scientifiques. Il résulte de l'identification de l'observateur à l'observé que l'expérience s'empare de l'observateur lui-même. Ce qui vient d'être dit contient à coup sûr un élément d'interprétation personnelle. Mais je crois avoir seulement donné une forme précise à quelque chose dont la pensée de Mauss était pénétrée et qu'il n'exprima pas précisément parce que pour lui c'était évident, comme la coutume pour l'indigène. En fait, partis d'un point de départ tout différent, nous rejoignons ici Lévi-Strauss. Il semble qu'il n'est pas possible de faire autrement si l'on veut exprimer en quoi Mauss est allé plus loin que Durkheim. Que l'expérimentation mêle ici le sujet et l'objet, c'est évident dans le travail de maints anthropologues, et l'objectivité scientifique demande que le fait soit reconnu. Il semblerait que, parmi les sociologues français, les non-anthropologues n'aient pas apprécié l'importance de ce fait qui donne à l'anthropologie une valeur particulière parmi les autres disciplines sociologiques. On pourrait prétendre qu'en réintroduisant le sujet nous liquidons la science et rompons avec toute la tradition des Lumières et des sociologues spéculatifs français dont les efforts tendaient à étendre la science à la société. Mais cette conséquence ne suit pas nécessairement. Il se trouve que nous venons tout juste de découvrir certaines des conditions d'une science de la société. Nous n'avons pas à continuer automatiquement comme s'il ne s'était rien passé, ni non plus à nous retourner vers un mode de pensée tout différent, mais seulement à poursuivre en reconnaissant les conditions nouvelles qui commandent une nouvelle étape du développement. En conclusion, passons en revue dans une perspective que j'espère maussienne les principales attitudes des anthropologues aujourd'hui. Sur la question controversée
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de savoir si l'anthropologie atteindra un jour des vérités universelles, on peut peut-être dire ceci: il est très douteux qu'elle puisse jamais formuler une connaissance universelle de la même sorte et dans la même forme que les sciences de la nature, et cependant une valeur universelle s'est déjà glissée et est contenue dans tout concept à l'aide duquel l'anthropologue passe d'une société à une autre. Sinon une science-en-soi, elle est déjà en ce sens une science-en-devenir. Si cette valeur universelle, que l'on cherche souvent en vain dans des « lois» ou propositions générales, est en fait présente de façon immanente dans les outils de l'anthropologie, il faut bien reconnaître aussi qu'elle y est très inégalement répartie, et très souvent encore sous une forme embryonnaire. Il faut la développer, ceci amène un second point. Ce développement intellectuel, ce processus de progrès dans la formulation est peut-être, davantage que la simple accumulation de données, ce par quoi nous avançons. C'est ce que montrent les monographies les plus accomplies, celles où les faits apportent avec eux, dirait-on, leur élaboration conceptuelle adéquate, dont le type est la monographie d'Evans-Pritchard sur les Nuer. Au contraire, lorsque cette nécessité n'est pas reconnue, lorsque comme dirait Mauss, on pense qu'il n'est pas besoin, une fois qu'on sait les choses, d'une démarche lente et pénible pour les comprendre, lorsque cette compréhension n'est pas conçue comme ayant lieu dans le temps, mais comme instantanée ou impossible, alors apparaissent certaines tendances que je crois non scientifiques. L'une d'elles consiste dans une sorte de déception chronique. Une fois ce que j'appelle les notions du sens commun acceptées telles quelles comme des concepts scientifiques, comment admettre l'état imparfait de la discipline dans le présent? On oublie alors la progression prodigieuse du passé récent, et pour ne pas désespérer on prétend construire une science de l'homme aussi rapidement qu'un gratte-ciel, on cherche fiévreusement des thèmes neufs ou on a recours à des modes de calcul compliqués. Ou encore: le double effort intellectuel
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d'identification et d'abstraction est méprisé, on fait de l'état de choses présent un idéal et on nous dit qu'il faut nous satisfaire d'étudier les données sans supposer, sans essayer de découvrir leur cohérence, comme si notre esprit n'était pas une partie de la société en un sens plus strict encore qu'il n'est partie de la nature. En réalité, ces attitudes impliquent une basse opinion de l'homme, aussi bien comme objet que comme sujet. Comme objet, car sa découverte est certainement digne de plus d'efforts et de travaux, comme sujet car l'anthropologue est à coup sûr capable de penser plus exactement qu'il ne le fait à l'heure actuelle. Si maintenant on demande ce qu'il adviendra de l'anthropologie lorsque le progrès économique aura transformé tous les peuples en citoyens modernes du monde, on pourrait répondre qu'à ce moment-là l'anthropologie aura assez progressé pour que nous puissions construire l'anthropologie de nous-mêmes, ce qui n'aurait probablement pas été possible si l'existence de sociétés différentes ne vous avait forcés de sortir de nous-mêmes pour regarder de manière scientifique l'homme en tant qu'être social. Dans cette entreprise, je ne pense pas que la part de Mauss aura été négligeable. Grâce à son génie personnel et à sa place historique, il a pu concevoir mieux que beaucoup d'autres les conditions à remplir. Dira-t-on qu'il a été incapable d'élever l'art de la compréhension au niveau d'une science par ses seuls efforts? Mais il n'a certainement jamais pensé que ce pouvait être là l'entreprise d'un seul homme, mais seulement le travail de générations de chercheurs de vocations multiples.
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La communauté anthropologique et l'idéologie *
On présente ici des vues générales qu'une sene de circonstances a conduit à préciser et à systématiser quelque peu. Quels que soient les succès, les progrès, le développement récent de l'anthropologie, sa situation actuelle et son avenir - particulièrement mais non exclusivement en France - ne laissent pas de préoccuper, sans doute à des titres divers, nombre d'entre nous. On voudrait que les réflexions qui suivent, en principe purement théoriques, contribuent à éclairer cette situation et par là, si possible, à affermir l'unité de la discipline 1.
* Reproduit d'après L'Homme, juillet-décembre 1978, XVIII (34), p. 83-110. De rares additions sont entre crochets. 1. Ce qui suit a d'abord été exposé dans mon séminaire à l'EHESS puis au Département d'anthropologie de l'université de Chicago. Je remercie les auditeurs pour leurs observations, souvent fort utiles. Depuis lors, la première partie a été développée, tout en demeurant à certains égards fort sommaire. On a voulu présenter à la réflexion des anthropologues un principe suffisamment explicité et quelques indications sur ses conséquences. Hors de l'essentiel, un langage approximatif a paru sans inconvénient. Ainsi on désigne tout système d'idées et de valeurs, dans une acception plus stricte ou plus large, comme idéologie, ou, à la manière américaine, comme culture, ou même comme société; on ne distingue pas entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle. Mon intention étant constructive et non polémique, j'ai supprimé dans la première partie les références sur les aspects controversés, et je ne donne pas de bibliographie en forme. Le texte renvoie à « On the Comparative Understanding of NonModern Civilizations », Daedalus, Spring, 1975 (cité infra: Daed.). - Pour les termes « individualisme », etc., voir le lexique.
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La discipline dans sa relation aux idéologies Devant un tel problème, il est naturel de se tourner vers le passé, et vers l'évolution récente de nos études en particulier. Si je pense à la perspective que je crus pouvoir tirer de Mauss il y a vingt-cinq ans, je puis bien en maintenir l'inspiration d'ensemble, mais je devrai tempérer mon optimisme quelque peu juvénile d'alors et corriger l'affirmation d'une continuité sans problème par rapport à l'idéal des Lumières 1. Il Y a bel et bien problème, un problème central pour nous sur le plan théorique, qui correspond d'ailleurs à un problème majeur de la civilisation moderne. Il suffira d'approfondir Mauss pour l'apercevoir. Considérant l'anthropologie des trente dernières années, on peut se réjouir, en première approximation, de la place croissante accordée dans l'ensemble aux systèmes d'idées et de valeurs ou idéologies. Le fait suggère immédiatement, à titre complémentaire, une réflexion sur l'idéologie propre de l'anthropologue au double sens de celle de sa spécialité et de celle de la société ambiante j'entends la société moderne dont nous faisons partie en tant qu'anthropologues, quels que puissent être par ailleurs notre nationalité, notre lieu ou culture d'origine, etc. Ce sera mon premier thème. J'ai dit à l'instant « en première approximation ». En effet, le développement de l'anthropologie paraît souffrir d'une discontinuité chronique qui porte à se demander si chaque pas en avant n'est pas accompagné d'un pas en arrière. J'en donnerai un exemple dans la seconde partie de cet essai, à propos précisément de l'étude des idéologies. Il semble qu'une impatience fiévreuse nous pousse à brûler les étapes, à oublier ou à compromettre à bref délai nos acquisitions les plus précieuses. Ce trait peut venir des États-Unis, où des modes passagères se succèdent rapidement dans un climat idéologique et institutionnel de concurrence propice à la surenchère (cf. chap. v, in fine), 1. Cf. ci-dessus, chap. v.
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mais le fait est fréquent dans la pensée moderne, peut-être à l'intensité près. Il est vrai qu'on présente quelquefois la succession des théories prédominantes, du fonctionnalisme au structuralisme et à «l'analyse symbolique », comme une suite ordonnée de développements qui seraient éphémères parce qu'incomplets. Je soupçonne là de la complaisance, et au risque d'exagérer à mon tour je dirai que nous vivons, en apparence du moins, dans une révolution permanente. De l'alternance de phases que Thomas Kuhn a trouvée dans l'histoire des sciences, l'une, la « révolution structurale» semble constante chez nous, tandis qu'il reste peu de place pour la phase moins ambitieuse et plus calme vouée à la solution de problèmes limités (puzzle solving) dans un cadre sur lequel tous sont d'accord entre deux révolutions. On peut expliquer la faiblesse de la communauté scientifique dans les sciences sociales comme procédant de leur caractère même. Il est de leur nature, en effet, d'être le plus immédiatement exposées à l'idéologie ambiante. Or cette idéologie est non seulement fondamentalement opposée - dans mon opinion, parce que individualiste au principe de l'anthropologie et de toute sociologie saine ou approfondie, mais elle est aussi divisée en tendances diverses. Par suite, elle ne peut qu'affaiblir le consensus qu'on attendrait de la communauté scientifique en période de stabilité. Inversement, il est clair que plus faible est le consensus, moins la communauté est à même de se défendre devant les pressions, voire les incursions de l'idéologie générale. La faiblesse du consensus professionnel se voit le mieux à un autre trait : des tendances plus ou moins opposées prolifèrent à l'intérieur de la discipline, qui semble sur le point d'éclater en un nombre indéfini d'anthropologies portant chacune un qualificatif particulier. Mais c'est là une vue grossière, et il faut préciser. Je distinguerai trois niveaux: il y a d'abord (1) des spécialités, chacune vouée à un champ plus ou moins bien défini à l'intérieur du domaine propre à l'anthropologie ou dans les zones de contact avec d'autres disciplines; il Y a ensuite (2) des orientations concurrentes portant sur le même domaine
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global, et plus ou moins incompatibles entre elles - il Y en a toujours eu et, s'il est vrai que leur nombre s'accroît, elles relèvent en principe du même idéal et reconnaissent les mêmes critères scientifiques; enfin, il y a (3) des orientations ou velléités d'orientation qui se multiplient depuis peu et qui, sous l'apparence d'une anthropologie particulière, proposent en réalité d'asservir l'anthropologie à des préoccupations non anthropologiques. Il y a lieu d'être attentif à la transition de (1) et (2) à (3), qui conduit à substituer un dogmatisme importé aux canons de la recherche anthropologique. En général, c'est ici, dans le cas (3), que la pression de l'idéologie du milieu se fait sentir le plus directement sous la forme de divers « activismes ». La communauté des anthropologues est, institutionnellement au moins, plus faible en France qu'ailleurs. Un colloque récent, destiné dans l'esprit de ses organisateurs à remédier à une carence notoire en préparant la constitution d'une association des anthropologues français, a laissé, à quelqu'un qui il est vrai n'a pu en suivre qu'une partie, l'impression d'une extrême confusion due pour une part au développement de la tendance (3) dans la génération montante. Il est clair pour l'auteur de ces lignes que l'on ne saurait unir les anthropologues dans une association qui se proposerait d'avaliser ces pseudo-anthropologies qui sont en fait autant d'anti-anthropologies. Cela dit, je crois voir là un phénomène profond, qui n'est pas sans rapport - mais seulement dans un faux rapport - avec la nature vraie de l'anthropologie. Sous des formes diverses et parfois caricaturales, on sacrifie à l'engagement personnel l'anthropologie en tant que discipline scientifique, c'est-à-dire en tant qu'activité spécialisée - l'engagement étant au contraire total par définition -, assujettie à ses propres règles et liée à une communauté internationale de spécialistes. Ce qui prête à confusion du côté de l'anthropologie, c'est l'étendue de son ambition, la promesse qu'elle recèle de transcender en quelque façon les spécialités, d'offrir un accès à la totalité, promesse qui exerce un attrait légitime sur la jeunesse et que je serai le dernier à renier, mais que je suis obligé de préciser, de circonscrire.
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J'ai employé le mot vague de « totalité ». Nos contemporains confondent volontiers totalité et totalitarisme, et le totalitarisme recèle précisément une confusion quant à la totalité. Il faut donc absolument préciser de quelle totalité il s'agit, montrer non seulement qu'elle est compatible avec la spécialisation mais même que la promesse anthropologique exige que le sujet consente à distinguer entre ses convictions absolues et son activité spécialisée d'anthropologue. Je ne sais si j'y parviendrai, mais je crois que ce qui suit est pertinent sous ce rapport. J'ai le sentiment que nous touchons ici à la zone où beaucoup de malentendus contemporains s'enracinent: malentendus sur la relation de l'anthropologie au monde moderne, sur la sorte de totalité - restreinte - qu'elle vise légitimement, sur la place qu'elle peut - ou ne peut pas - faire aux totalités sociales concrètes qui sont ses objets majeurs. En somme, malentendus sur la place nécessaire et limitée à accorder aux contraintes tant modernes que non modernes. Notre métier n'est ni un mysticisme ni un art d'agrément ou de conversation. Ainsi se justifie une définition de l'anthropologie qui mette en pleine lumière, dans leur principe, ses attaches idéologiques. Marcel Mauss a défini en fait l'anthropologie sociale dès avant 1900. D'abord, dire « anthropologie », c'est « poser l'unité du genre humain ». Ensuite, «pour donner un tableau scientifique, il faut considérer les différences, et pour cela il faut une méthode sociologique» (HH, p. 324, n. 1 et 2). Tout est là, il n'est que de dégager les implications de ces deux propositions lapidaires. Nous le ferons par degrés. Avec l'affirmation de l'unité du genre humain, nous sommes à l'intérieur du système moderne d'idées et de valeurs, citoyens du monde avec nos contemporains et en particulier avec nos collègues des autres « sciences humaines» et des sciences exactes : essentiellement il n'y a que des hommes individuels à un bout et, à l'autre bout, l'espèce humaine souvent appelée « société du genre humain ». Mais voilà que la considération des « différences» nous conduit, si seulement nous lui don-
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nons tout son poids, dans un tout autre univers mental : avec Rousseau, nous posons que les hommes ne sont des hommes que par leur appartenance à une société globale déterminée, concrète, et de ce point de vue la « société du genre humain» de tout à l'heure apparaît comme une abstraction idéale, ainsi que le disait Rousseau s'adressant en fait à Diderot 1 • Mais faut-il pousser si loin la reconnaissance de la différence? On objectera que cette vue n'est pas généralement admise, que l'on peut à coup sûr s'en tirer à moindres frais puisque beaucoup le font dans la pratique, si même nous ne le faisons pas tous la plupart du temps; outre que la considération globale ne s'impose pas à tous, il suffit qu'il existe quelques catégories applicables à toutes les sociétés, quelques universaux sociaux pour qu'on puisse transcender les différences, et en parler. Or le développement auquel j'ai fait allusion au début a en somme réhabilité les idéologies indigènes face à la nôtre, et, corrélativement, mis en évidence le caractère ethnocentrique ou, comme je préfère dire, sociocentrique, de nombre de nos universaux naïfs ou supposés. La thèse radicale que je présente a la vertu heuristique d'un passage à la limite. Elle a aussi d'autres mérites. Par exemple, elle correspond à diverses formules par lesquelles on a exprimé la situation ou fonction de l'anthropologue: les faits sociaux sont et ne sont pas des choses; l'anthropologue doit « traduire ~~ une mentalité dans une autre; il s'identifie à l'observé tout en demeurant observateur; il lui faut voir les choses à la fois du dedans et du dehors, etc. Au fond de toutes ces formules est tapie notre opposition et elle leur donne leur sens plein: d'un côté, l'individualisme-universalisme moderne qui seul fonde l'ambition anthropologique - je prie qu'on veuille bien peser le fait -, de l'autre, la société ou culture fermée sur soi, identifiant l'humanité avec sa forme concrète particulière (et subordonnant l'homme à la totalité sociale, ce pourquoi je parle de « holisme »). L'anthropologie commence ici. De cette rencontre elle fait une combinaison en en 1. Dans la première version du Contrat social, cf. ci-dessus, p. 114.
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modifiant les deux termes, et il est indispensable de le souligner. Dans le discours que nous tient la société observée, supposée non moderne l, nous opérons un tri. Nous acceptons la prétention de ces gens à être des hommes, nous rejetons leur prétention à être les seuls hommes, la naïve dévaluation des étrangers. Nous rejetons, en d'autres termes, l'exclusivisme ou sociocentrisme absolu qui accompagne toute idéologie holiste. Au pôle opposé, notre propre universalisme se trouve modifié lui aussi, sous deux aspects au moins: en gros il accepte, pour aller de l'individu à l'espèce, de passer par la société, c'est-à-dire que l'individualisme demeure bien comme valeur ultime, mais non comme mode naïf de description du social. Ici, la résistance obstinée opposée, dans les sciences sociales mêmes, à cette vue pourtant incontestable nous avertit, si besoin est, de la force des représentations collectives et nous enseigne la nécessité absolue de ne pas agresser la conscience commune en prétendant lui ens~igner ce que même des spécialistes trouvent offensant. On perçoit ici que la spécialisation anthropologique correspond à une sorte d'avant-garde nécessaire dans le mouvement des idées. De ce premier aspect suit un second : nous-mêmes sommes renvoyés à notre propre culture et société moderne comme à une forme particulière d'humanité, qui est exceptionnelle en ce qu'elle se nie comme telle dans l'universalisme qu'elle professe. Cet universalisme modifié est certes ouvert à tous, et en particulier aux autres sciences humaines, mais il nous caractérise en ce sens qu'il jaillit du cœur de notre pratique. Vu du dehors, il représente un mélange en somme assez subtil de modernité et de tradition, d'universalisme et de particularisme 2. Personne ne pourra récuser 1. Dans une société moderne, le sociocentrisme ne serait pas absent, mais seulement médiatisé. Je choisis la situation typique. 2. A supposer que l'on veuille faire correspondre à ce point de vue professionnel une attitude politique au sens le plus large, elle serait dominée par l'idée du monde comme unité en devenir, ce qui semble, contrairement peut-être à des idées répandues, demander un certain
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en principe l'un ou l'autre des deux pôles, universaliste et « différentiel ». Mais refusez la combinaison ici proposée; modifiez, dans un sens ou dans l'autre, le dosage des ingrédients, et vous obtenez telle ou telle des erreurs, tel ou tel des malentendus contemporains. Lorsque, par exemple, à partir de la constatation qu'une société moderne peut être étudiée anthropologiquement par quelqu'un qui est né et demeure en partie situé dans une autre culture, on tire cette conséquence qu'il peut y avoir une multiplicité d'anthropologies - entendez: autant qu'il y a de cultures distinctes -, on oublie tout simplement la référence universelle. En réalité, il n'y a pas symétrie entre le pôle moderne où l'anthropologie se situe et le pôle non moderne. J'espère mieux mettre en lumière ce point dans la suite. Voilà pour le plan normatif. Au plan du fait maintenant, le point de vue proposé a, je crois, valeur de principe d'intégration. L'anthropologie telle qu'elle se pratique à l'heure actuelle peut, dans ses différentes variétés, être située par rapport à ce principe. Il ne s'agit pas d'une vue exclusive d'autres vues, mais au contraire d'une perspective suffisamment vaste et précise pour rassembler les membres épars d'un effort commun. Par exemple, la simple description, la monographie ethnographique complète, si exagérément décriée de nos jours, retrouve ici droit de cité. Pour le reste, la difficulté de réalisation est si grande que, le plus souvent, il est naturel d'avoir recours à des cloisonnements ou simplifications qui, apparus au cours du développement, combinent de façon variable, incomplète, l'universel et le spécifique. On peut les voir comme des paliers provisoires dont on appréciera les mérites, à un moment donné, par rapport au but global. Nous sommes une science en devenir, qui progresse dans une grande mesure par approximations successives ... et simultanées (cf. chap. v). progressisme - et non un conservatisme jaloux - pour les sociétés non modernes, et un certain conservatisme -le contraire de la « fuite en avant» - pour les sociétés modernes (cf. n. 1, p. 223 et plus loin dans le texte).
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Enfin, je crois que la place de l'anthropologie ainsi caractérisée dans le monde d'hier, d'aujourd'hui et de demain ressort clairement, à l'encontre peut-être de préjugés plus ou moins répandus 1. Toute distance maintenue entre les deux, on perçoit une consonance générale entre la définition et l'avenir de notre discipline et l'évolution prévisible ou souhaitable du monde. Les cultures non modernes pèseront d'un poids toujours plus accentué dans le devenir de la civilisation commune (Daed., p. 159) - sans préjudice de l'originalité qu'on souhaite voir chacune conserver. Or ce processus suppose une action réciproque entre l'universel et le spécifique, semblable à celle que nous avons vue au principe de notre métier. Cela pose, il est vrai, une question redoutable, une question qui de nos jours domine à ce point la scène mondiale - et, en fait, toutes les scènes politiques plus restreintes - qu'on ne peut la passer sous silence, même si elle déborde notre domaine, et même si on ne sait encore la formuler que très imparfaitement. Ouvrons donc une parenthèse pour y enfermer cette constatation grossière. Le grand défi contemporain aux valeurs modernes est constitué par l'exigence, ou le problème, de la solidarité humaine à l'échelle du monde, de la justice - particulièrement sur le plan économique - dans les relations entre peuples et États. Condorcet prévoyait déjà en 1793 que l'inégalité disparaîtrait entièrement entre les peuples, et là seulement. Sans doute, par rapport à l'état présent des choses, la réflexion « mondialiste» est pour autant qu'on 1. Une association humanitaire est récemment partie en guerre contre les « mutilations sexuelles ~~ infligées dans certaines sociétés à des « millions de fillettes et d'adolescentes ~~ (Le Monde, 28 avril 1977). Il s'agit de pratiques liées à l'initiation des filles. Faute de compétence, je laisse de côté les détails, les localisations alléguées, les erreurs d'interprétation, et pose seulement le problème général. Voilà, n'est-ce pas, un cas où l'anthropologie est directement en cause, et où elle ne peut ni rejeter en bloc les valeurs modernes qui fondent la protestation ni endosser simplement la condamnation prononcée, qui pourrait constituer une ingérence dans la vie collective d'une population. Idéalement, nous voilà donc obligés d'établir dans chaque cas, selon sa configuration propre, sous quelles formes et dans quelles limites l'universalisme moderne est justifié à intervenir.
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sache peu avancée, et on voit très bien pourquoi. Mais peut-être bute-t-elle sur la contradiction même que l'on a mise au centre de ces réflexions. Il se pourrait alors que l'anthropologie ait une contribution à y apporter. Je n'ai fait encore qu'énoncer un principe. Est-il réalisable, et comment? Ici la pensée allemande nous servira de guide, positivement et négativement. On peut voir notre ancêtre direct en Johann Gottfried Herder, qui appela Volk, «peuple », la communauté culturelle (plutôt que proprement sociale). Dans Une autre philosophie de l'histoire, en 1774, Herder revendique la valeur originale, spécifique, de toute communauté culturelle. Il s'agit d'une protestation passionnée contre l'universalisme des Lumières, principalement français, que Herder accuse d'être superficiel et vain, réducteur de la complexité et de la riche diversité des cultures, et comme tel oppresseur implicitement au moins - face à l'unité vivante d'une culture concrète, telle la culture allemande (cf. ci-dessus chap. III). Je souligne que Herder percevait très fortement au point de départ l'opposition entre les deux conceptions - appelons-les universalisme individualiste et holisme culturel - même s'il tenta par la suite, comme beaucoup d'autres après lui et sans grand effet, de dépasser la querelle. J'ajoute une remarque: une réaction du genre de celle de Herder doit vraisemblablement se produire toutes les fois qu'un~ culture particulière se sent menacée par la culture universaliste moderne. Herder a profondément influencé l'émergence du nationalisme chez les peuples de langue slave (dont les Tchèques), et par ailleurs l'impact de la culture moderne dans l'Inde, où nulle influence herdérienne (directe) n'est décelée, a produit une réaction similaire. On peut hypothétiquement généraliser pour le présent et l'avenir. Un autre penseur allemand, dont Herder n'était du reste pas indépendant sous ce rapport, nous offre un modèle qui convient à nos besoins - je veux parler du système monadique de Leibniz. Chaque culture (ou société) exprime à sa manière l'universel, comme chacune des monades de Leibniz. Et il n'est pas impossible de
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concevoir une procédure - compliquée et laborieuse il est vrai - permettant de passer d'une monade ou culture à une autre par l'intermédiaire de l'universel pris comme l'intégrale de toutes les cultures connues, la monade-des"" monades présente à l'horizon de chacune (comparaison bipolaire, BB, § 218; simplifications possibles, Daed.) Saluons, en passant, le génie: c'est du milieu du XVIIe siècle que nous vient ce qui est sans doute la seule tentative sérieuse de conciliation entre individualisme et holisme. La monade de Leibniz est à la fois un tout en soi, et un individu dans un système uni dans ses différences mêmes, disons le Tout universel. La fermeture de la monade vis-à-vis du dehors - souvent mal comprise exprime cette double exigence. Non seulement voilà un modèle qui répond à notre problème fondamental, mais il se trouve qu'il a exercé une grande influence sur la pensée allemande dans ce qu'elle a de plus spécifique. Cela peut être de grand profit pour nous, et c'est en fait l'étude de cette pensée qui m'a conduit à dégager clairement la thèse que je propose. Mais il y a là aussi un motif de prudence, car on s'aperçoit vite que les successeurs de Leibniz sont souvent moins précis que lui-même sur un point essentiel : l'incompatibilité de l'individualisme et du holisme est plus souvent chez eux oubliée que reconnue. Ils postulent plutôt le contraire. C'est là un aspect de la démesure, de l'hybris de cette pensée, de la prétention de construire à tout coup sur la contradiction, qu'on rencontre tout particulièrement chez le Grand Conciliateur, et qui doit nous tenir en alerte 1. Nous tirons parti des profondes perceptions des Allemands et nous échappons au danger en prenant le modèle de Leibniz non pas comme justifiant une identification imaginaire, mais comme un idéal orientant notre travail, une « idée régulatrice» au sens kantien. Dans le concert des sous-cultures nationales qui constitue la culture moderne, ce qui fait pour nous l'intérêt de l'allemande, c'est la force relative de la composante 1. Cf. L. Dumont, Homo aequalis, II, Idéologies nationales comparées: l'idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991 : «Individu et communauté dans la pensée allemande. » [Voir ici même, chap. III et IV.]
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holiste. La science sociale de tradition française lui doit peut-être davantage qu'il n'apparaît d'ordinaire. A cet égard, deux des fondateurs de la sociologie sont dans un contraste curieux. Durkheim, dans la mesure où il met au premier plan les représentations collectives, part du tout social, tandis que Max Weber part de l'individu. Par rapport aux traditions nationales prédominantes, il y a là une inversion. Le cas de Weber s'explique par l'évolution des idées en Allemagne dans la seconde moitié du e XlX siècle (éclipse du romantisme et de l'hégélianisme, prédominance du néo-kantisme, influence croissante du positivisme). Quant à Durkheim, l'influence allemande a été décisive dans la formation de son projet. Estompée ensuite, ou exagérée par certains, elle est précisément mesurée par Steven Lukes 1. Une troisième grande figure vient à point nommé compléter le tableau: celle de Toennies. A la différence de Weber, Toennies est en prise directe avec toute la pensée allemande: sa Gerneinschaft, ou communauté, correspond au holisme d'Adam Müller et des romantiques. Son mérite est de réanalyser, de distinguer les deux composantes que Hegel, après être parvenu à les dégager, avait brutalement combinées, et Marx confondues. C'est là, à mon sens, la raison de la fécondité de l'antithèse de Toennies. On connaît la curieuse inversion apparente de sens entre la vue de Toennies et celle de Durkheim dans la Division du travail 2. Durkheim dit «solidarité mécanique» là où Toennies dit «communauté », et «solidarité organique» là où Toennies dit « société ». L'inversion vient de ce que Toennies considère le niveau des représentations et Durkheim, ici, celui des faits matériels. Les deux vues se complètent, à condition de mettre Durkheim dans Toennies. Ce qui a arrêté Toennies dans l'exploitation de son contraste, c'est qu'il a fait porter sa réflexion sur la juxtaposition des deux 1. Émile Durkheim, Penguin Books, 1973, chap. IV, p. 92-93. 2. Werner J. Cahnman a rassemblé les commentaires réciproques de Durkheim et Toennies dans Archiv für Rechts und Sozialphilosophie, 1970, LVI (2), p. 189-208 (textes originaux), et F. Toennies. A New Evaluation, Leiden, Brill, 1973, p. 239-256 (en trad. anglaise).
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éléments dans toute société sans s'appesantir sur leur hiérarchie dans chaque cas. A la seule condition d'y ajouter la dimension de valeur relative, la distinction de Toennies offre l'outil fondamental de la comparaison que commande, comme on l'a dit, la situation même de l'anthropologue. Il est plus facile de maintenir distinctes Gemeinschaft et Gesellschaft, holisme et individualisme, que de chercher à les réunir ou à les subsumer en quelque façon. Les deux vues de l'homme en société, même si dans une société donnée elles sont empiriquement présentes à des niveaux différents, sont directement incompatibles. A vrai dire, et on y a fait allusion, cette incompatibilité est très inégalement perçue. Peut-être certains collègues la sentent-ils fortement et trouvent-ils là une raison de ne pas nous accompagner dans un exercice périlleux où l'on écarte décidément trop les deux pieds l'un de l'autre. Souvent au contraire, sans doute le plus souvent, l'incompatibilité n'est pas perçue ou reconnue. Peut-être une perspective aristotélicienne contribue-t-elle à l'estomper, comme lorsque Marx, rappelant le zoon politikon, ajoute que l'homme est « un animal qui ne peut s'individualiser qu'en société », ou lorsque aujourd'hui Charles Taylor, à la recherche d'une formule de justice distributive, module l'égalité fondamentale des individus selon leur contribution relative au bien commun. Pour ma part, j'affirme que la pensée moderne est singulièrement appauvrie et perd une de ses dimensions essentielles si on ne la considère pas à la lumière de cette incompatibilité, jusques et y compris dans le cas où elle l'ignore, s'en détourne ou la censure 1. S'il en est ainsi, comment procéder pour mettre en relation de façon constructive l'individualisme dont nous sommes issus et le holisme qui prédomine dans notre objet d'étude? J'ai fait état du modèle de Leibniz. Mieux qu'une conciliation, il représente une combinaison hiérarchique 1. Pour Marx, cf. HAE !, p. 195 sq. - Charles Taylor, « Normative Criteria of Distributive Justice », communication inédite (43 p. ronéo); cf. ci-dessus, chap. Il, en particulier sur Gierke, Hobbes, Rousseau, Hegel.
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complexe des deux principes, qu'il y a lieu de caractériser à notre usasge. A un premier niveau, au niveau global, nous sommes nécessairement universalistes. Nous voulons non plus voir l'espèce humaine comme une entité vide de toute particularité sociale, mais la construire comme l'intégrale, que nous postulons réelle et cohérente, de toutes les spécificités sociales. Nous reprenons ici l'ambition des Allemands. Notre humanité est comme le jardin de Herder où chaque plante - chaque société - apporte sa beauté propre, parce que chacune exprime l'universel à sa façon. Ou encore, comme pour Schiller, « le tout est devant nous de nouveau, non plus confus, mais illuminé de toutes parts 1 ». A un second niveau, où l'on considère un type de société ou de culture donné, la primauté se retourne nécessairement, et le holisme s'impose. Ici le modèle moderne lui-même devient un cas particulier du modèle non moderne. C'est en ce sens que j'ai écrit qu'une sociologie comparative, c'est-à-dire une vue comparative d'une société quelconque, est nécessairement holiste. Pour caractériser cette procédure, disons que son mot d'ordre est « la société comme universel concret ». En somme, c'est en hiérarchisant à la fois les niveaux de considération et, à l'intérieur de ceux-ci et de façon oposée, nos deux principes, que nous venons à bout idéalement - de l'incompatibilité que nous avons reconnue et respectée. A la réflexion on reconnaîtra, je pense, qu'il est impossible dans cette tâche d'affecter une autre valeur relative aux deux principes, impossible en particulier de subordonner tout à fait l'universalisme sans détruire l'anthropologie, et on reléguera à la place qui leur revient les rêveries sur une multiplicité d'anthropologies correspondant à la multiplicité des cultures. Outre qu'elle n'est pas dénuée de pertinence quant à l'ordre du monde (cf. ci-dessus), cette solution d'un problème anthropologique se prête à une analogie qui 1. Note de Schiller à un texte de Humboldt sur l'antiquité (W. von Humboldt, Gesammelte Schriften, l, p. 261).
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pourrait lui donner, à longue échéance, un intérêt général. Il se peut qu'elle préfigure la solution de l'autre problème politique majeur des sociétés modernes, celui de la menace totalitaire qui plane sur la démocratie. Si le totalitarisme représente une collision entre individualisme et holisme [ici même, chap. IV], s'il constitue une maladie de la démocratie moderne où celle-ci tombe, par une pente invincible, quand elle perd de vue ses limites, veut se réaliser parfaitement et, mise en échec par les faits, se divise contre elle-même, nous sommes -l'histoire devrait nous l'apprendre - dans un cercle. La revendication des droits de l'homme s'impose certes face au totalitarisme installé, mais à elle seule elle ne nous sort pas du cercle, témoin la Terreur. On s'apercevra sans doute à la longue que la solution consiste à donner à l'un et à l'autre des deux principes opposés son champ légitime de suprématie du point de vue moderne, l'individualisme régnant, mais consentant à se subordonner dans des domaines subordonnés. Il faudra donc distinguer des niveaux, peut-être en grand nombre, mutatis mutandis comme on a fait cidessus, ou comme c'était le cas dans la cité antique. La complication sera grande, pour la conscience individuelle d'abord et sans doute aussi dans les institutions - et qui pourrait s'en étonner? -, mais les collisions majeures seront dépassées. Une analyse suffisante de la société actuelle montrerait du reste qu'un tel retournement de valeurs est implicite dans la pratique : comme le voyait Toennies, Gemeinschaft et Gesellschaft sont présentes tour à tour dans le vécu. Il suffirait par conséquent que ce retournement devienne conscient sous une forme hiérarchique et se généralise. Progrès décisif, et difficile, de la conscience commune, à quoi l'anthropologie aura contribué à sa façon. Ayant articulé un principe, j'en mentionnerai maintenant quelques corollaires ou applications. Commençons par considérer des objections vraisemblables. Le modèle proposé n'est-il pas unilatéral, ne néglige-t-il pas toutes sortes de phénomènes et de préoccupations qui retiennent aujourd'hui légitimement l'attention de nos collègues?
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Qu'y deviennent les déterminismes animaux, techniques et économiques, et plus généralement l'étude des causes et des effets, l'interaction entre niveaux sociaux tels que la société moderne les distingue, et entre sociétés ou cultures distinctes? Que deviennent l'histoire, la diachronie, les changements sociaux, l'aspect génétique ou génératif? Que devient l'individu, la personne humaine? Je ne répondrai pas sur tous ces points, qui revêtent une importance fort inégale si l'on pense aux acquisitions réelles qui leur correspondent. On a seulement esquissé un cadre ou une orientation globale, sans spécifier tout ce qui peut y entrer, que ce soit ce qu'on a appelé ci-dessus les paliers intermédiaires, utiles dans la confrontation, en elle-même fort abrupte, qui nous a occupé, ou encore des adjonctions qui n'altèrent pas le principe, comme l'interaction entre une société et son milieu humain. En effet, on peut sans inconvénient rendre à la monade portes et fenêtres une fois qu'on lui a reconnu un principe d'existence propre en tant que tout, et on peut isoler des monades à des niveaux différents, par exemple une culture régionale aussi bien que les sociétés (ou sous-cultures) qu'elle comprend. La question de l'histoire nous retiendra un instant. Remarquons d'abord que le modèle leibnizien remplace, comme schéma unitaire, le modèle victorien d'une évolution unilinéaire en mettant la différence à la place d'une continuité supposée (cf. HAE l, p. 214 sq.). De plus, on n'a prétendu nulle part qu'une société doive être regardée ou comparée uniquement sous l'aspect synchronique, en excluant sa continuité ou son dynamisme diachronique propre. La question est de savoir si, dans ce modèle, le devenir ou sa loi sont les mêmes pour toutes les monades - ce qui nous rapprocherait du modèle victorien ou des philosophies de l'histoire en général - ou si chaque type social a son devenir propre. Il y a lieu de laisser la question ouverte; elle recoupe d'ailleurs celle de l'interaction. Sur un point important il y a bien exclusion. L'Individu est, en effet, exclu comme coordonnée de référence universelle. L'Individu, j'entends l'individu humain comme valeur, n'apparaît que dans l'idéologie des sociétés
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modernes. C'est la raison de son exclusion et de celle de ses nombreux concomitants. Je vais m'en expliquer mais je dois auparavant formuler une réserve, en l'accentuant au besoin plus qu'il n'est indispensable, pour ne rien laisser dans l'ombre. L'anthropologue ne doit pas, je crois, oublier les limites qui peuvent résulter de sa propre expérience. Dans la généralisation, je suis parti de l'Inde, et jusqu'ici j'avais opposé à la société moderne les sociétés traditionnelles, au sens de ces grandes sociétés fort articulées qui ont porté les civilisations supérieures. Ici je généralise de nouveau, des « sociétés traditionnelles» aux « sociétés non modernes ». Mais peut-on affirmer que les sociétés plus simples, moins nombreuses, moins étendues, qui ont été l'objet principal de l'anthropologie, s'opposent aux modernes de la même façon que les précédentes? A parler sommairement, il y a un doute pour certaines d'entre elles. Pensons à la Mélanésie, plus précisément à la Nouvelle-Guinée. Ce qu'on en sait, l'échec à ce jour dans ce domaine tant des théories substantialistes que structuralistes semble indiquer qu'ici on n'a pas trouvé - ou que, par contraste avec d'autres cas, on n'a pas trouvé du tout - les axes idéologiques qui fourniraient une formule relativement simple et cohérente. On ferait alors l'hypothèse que ces sociétés connaissent des différenciations autres que celles auxquelles nous sommes accoutumés par ailleurs. Pour ce qui nous intéresse, elles se situeraient en deçà ou en dehors de l'opposition individualisme/holisme, de sorte qu'on les décrirait aussi mal d'un point de vue que de l'autre. Ce pourrait être selon un autre axe qu'il faudrait les comparer aux modernes. Pour le moment, ce ou ces axes n'apparaissent pas. Leur découverte aurait certainement des conséquences quant à ce que nous prenons pour établi par ailleurs, et nous devons être prêts à une «révision déchirante» comme toutes les fois qu'un ensemble n'est pas complètement connu. Cela dit - et pour revenir à ce qui est mieux établi -, deux considérations, outre la logique propre du schéma, justifient l'exclusion de l'Individu: (1) c'est lorsque l'Individu est pris comme un fait idéologique que commence
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véritablement, selon moi, la découverte sociologique - ou comparative - des sociétés modernes; (2) l'individualisme et ses implications ont été, en tant qu'ils y étaient naïvement importés, l'obstacle principal dans l'étude et la compréhension des sociétés non modernes (le fait apparaîtra de plus en plus clairement à mesure que ces implications seront mieux dégagées; cf. HAE l, passim). Par conséquent, quand on proteste contre «la conception sursocialisée de l'homme » dans la sociologie contemporaine, ou quand on proclame qu'en fin de compte, au-delà de toute abstraction, c'est des hommes vivants - entendez des individus vivants - qu'il s'agit, je ne vois là, du point de vue qui est ici le mien, qu'une protestation de l'idéologie moderne contre une vraie perspective sociologique. Nous sommes engagés dans la découverte d'une dimension de l'homme qui est en fait occultée, scotomisée, chez les modernes. Tâche de longue haleine pour cette raison même, et qui débouche sur une totalité, mais, comme on l'a dit au début, tâche de spécialistes et totalité spéciale. Nous ne sommes pas voués à la « résurrection intégrale » d'autre chose que des sociétés et des cultures. Du point de vue de l'Individu, cette spécialité a même statut que les autres. C'est évidemment sur ce point que l'on peut s'attendre à la tension la plus forte entre l'idéologie ambiante et l'anthropologie ou la considération proprement sociologique en général. Cette tension se manifeste aujourd'hui par les tentatives d'importer une attitude activiste dans l'anthropologie, j'entends un artificialisme à base d'engagement personnel qui est ici aussi invraisemblable et saugrenu qu'il est actuellement intempestif. En effet, s'il y a une chose que nous avons apprise, malgré les excès et les limites du fonctionnalisme, c'est bien que les faits sociaux sont beaucoup plus interdépendants qu'il n'app~raît à première vue. Il est donc étrange, à l'heure où la protestation contre la destruction des équilibres naturels met en échec pour la première fois dans l'opinion l'artificialisme moderne, qu'il faille rappeler à des gens qui se réclament de l'anthropologie que les milieux sociaux, euxmêmes partie de la nature à cet égard, sont tout aussi
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délicats. Il est vrai qu'on respecte et même qu'on défend les sociétés non modernes. C'est à la nôtre qu'on réserve une intervention plus ou moins arbitraire. Sans doute notre société n'en est-eHe pas une? Certains ajoutent que pour la comprendre il faut un engagement portant sur sa transformation. La contradiction entre marxisme et anthropologie est ici patente. Venons-en donc à ces prétendus déterminismes technico-économiques qui étayent une forme d'activisme. Rappelons qu'ils ont fait partie dès l'origine des hypothèses qui devaient permettre d'« expliquer» les idiosyncrasies des sociétés, de ramener leur diversité à l'unité. Le moins qu'on puisse dire est que ces idées n'ont pas été confirmées: nous savons que nous ne savons pas, et cette connaissance négative n'est pas un résultat négligeable. Un livre récent de Marshall Sahlins me semble tirer admirablement les conclusions de cette longue expérience, et constituer l'explication décisive visà-vis des matérialismes de tout genre 1. Certains souhaitent-ils malgré tout reprendre en les modifiant ces idées surannées à titre d'hypothèses? Fort bien. L'ennui est que ce qui se donne ici comme hypothèse est la même chose que le dogme qui sert ailleurs à détruire des sociétés au profit, en fin de compte, de la volonté de puissance de quelques-uns, la même chose qui ici même permet de sacrifier à l'idéologie ambiante et, tout en se réclamant de l'anthropologie, d'en négliger par commodité personnelle les principales acquisitions, qu'elles soient positives ou négatives. Revenons à l'anthropologie proprement dite. Si sa nature et sa tâche sont telles qu'on l'a dit, certains de ses aspects se comprennent aisément. Ainsi a-t-on parfois regretté que nous n'accédions la plupart du temps qu'à un 1. Marshall Sahlins, Culture and Practical Reason, Chicago, University of Chicago Press, 1977. C'est un ouvrage courageux par l'ampleur du dessein, méritoire par la consciencieuse précision de la discussion, et qui prend un relief singulier du fait de la personnalité de l'auteur et de l'évolution de ses idées. Il est complété par son autre livre, The Use and Abuse of Biology. An Anthropological Critique of Sociobiology, Londres, Tavistock, 1977, 120 p.
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« niveau intermédiaire d'abstraction ». C'est la rançon de notre attachement à la différence, au concret, donc de notre dignité. Il en est de même de la lourdeur et de la complication de nos procédures les plus sûres. Il ne fait pas de doute non plus que nos outils sont pour la plupart imparfaits, et qu'ils demandent à être améliorés. Mais il ne serait pas sage de les rejeter, comme s'ils pouvaient être remplacés d'un coup par des outils parfaits, puisque la nature complexe de la tâche exclut un tel espoir. Soit par exemple la catégorie de la « parenté ». Dans l'état actuel, elle combine, de façon imparfaite sans doute, universalisme et différence concrète, et comme telle n'est pas entièrement dépourvue de valeur (chap. v, p. 213). La nature de la tâche fait qu'une tension profonde caractérise notre travail, tension qui correspond à l'ambition en même temps qu'à la rigueur de notre discipline, et conditionne son progrès. En y réfléchissant, on aperçoit que bien des attitudes contemporaines, qui ne sont pas nouvelles même si elles trouvent un terrain favorable dans les générations montantes, expriment un rejet, souvent inconscient sans doute, de cette tension. Le vérifier demanderait tout un livre, mais il se peut que le sort de l'anthropologie se joue ici : parviendra-t-elle à maintenir sa vocation et son unité, ou est-elle en train de succomber sous la pression multiforme de cette même idéologie moderne qui lui a donné naissance? Le rejet de la tension se constate d'emblée partout où le jugement tranche arbitrairement une situation essentiellement ambiguë ou incertaine (attitude partisane plutôt que scientifique, par exemple), partout où, des deux pôles en présence, l'un est liquidé, arbitrairement subordonné, prématurément ou définitivement effacé au profit de l'autre. Ainsi, du fait que nos habitudes mentales résistent à la transmutation que la culture étudiée exige d'elles, on peut imaginer deux façons opposées de ne pas affronter la difficulté. L'une est de se convertir à la vie exotique, toutes attaches rompues avec la discipline de «traduction » : il y a peut-être expérience personnelle complète, il n'y a pas contribution à la communauté de recherche. L'autre consiste à amoindrir la distance en commençant
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par étudier, pour un premier terrain, des gens proches de soi - entreprise difficile qui conviendrait mieux à des chercheurs mûris ailleurs; on évite le traumatisme du dépaysement mais on risque alors de demeurer superficiel. Il est vrai que le « privilège de la distanciation » que nous revendiquons n'est plus seulement nié de l'extérieur mais contesté du dedans. Signe, ou que le pouvoir de la seule technique de la recherche est surestimé, ou que le conformisme gagne du terrain sur nous. En effet, l'adepte de cette voie aplanie sera vraisemblablement conduit par une pente insensible à se rapprocher de la technocratie, alors qu'on accuse parfois nos devanciers, avec une légèreté incroyable mais révélatrice, de s'être mis au service des pouvoirs établis ou de 1'« impérialisme ». Appliquons maintenant la réflexion qui précède à la relation entre l'anthropologie et son milieu social, ici la société française, et en particulier à la question de l'introduction éventuelle de l'anthropologie dans l'enseignement préuniversitaire. Commençons par déblayer le terrain. Le problème est triple: la finalité de l'enseignement, son contenu et ses conséquences prévisibles. On ne peut vulgariser que ce qui est établi, et la faiblesse du consensus dans la profession rendra difficile de s'en tenir là. De plus, ce qui est enseigné ne dépend pas seulement des livres dont on se sert, mais aussi des tendances prédominantes de ceux qui enseignent. On peut donc s'attendre à voir fleurir un matérialisme sommaire. Il y a pis, car le relativisme risque fort, en l'absence d'une théorie générale, d'être la principale conclusion qui se dégagera d'un enseignement élémentaire. On voudra certainement contrebattre le racisme, et on sera fort étonné si l'on découvre qu'on l'a favorisé. Ce genre de problème s'est imposé à l'attention de nos collègues anglais 1. A ceux qui s'imagineraient pouvoir impunément relativiser les valeurs contemporaines au niveau non plus 1. Rain (Royal Anthropological Institute News), 12, janvierfévrier 1976, p. 2; cependant le projet semble suivre son cours (cf. Rain, 20, juin 1977, p. 14).
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d'une activité spécialisée, mais de la conscience commune, je rappellerai que la société où ce processus a été le plus poussé a été sans doute l'Allemagne de Weimar, et l'on sait ce qui a suivi - sans qu'il faille en voir là la seule cause. En d'autres termes, un enseignement élémentaire d'anthropologie n'est possible qu'une fois notre rapport, je dirais corporatif, aux valeurs modernes élucidé et clairement posé. Autrement, on verserait dans l'irresponsabilité, ou dans quelque chose qui n'aurait d'anthropologique que le nom. (Soit dit en passant, on ne peut toucher au racisme, s'agissant de l'Hexagone, sans mentionner la situation et le traitement des « travailleurs immigrés » ; il Y a là pour l'anthropologie un défi redoutable qu'on voudrait la croire capable de relever.) Or, il se trouve précisément que notre modèle répond parfaitement au besoin qu'on vient d'indiquer. Il répond selon moi à l'ambition humaniste la plus haute et possède donc, en principe, la plus grande valeur pédagogique. En principe seulement: outre que nombre d'anthropologues le récuseront probablement, ceux qui l'accepteraient ou l'acceptent conviendront qu'il constitue un fardeau lourd à porter pour le spécialiste lui-même, et qu'on ne saurait imposer à de jeunes esprits en formation. Concluons: la proposition est prématurée, elle demande une étude plus poussée qu'on n'a semblé le croire, et avant tout que la communauté mette de l'ordre dans ses idées. Certes, ce n'est pas là une conclusion exaltante, mais l'évidence s'impose. Un dernier point. Selon une idée peut-être vague mais assez courante, l'anthropologie, si elle n'est pas de nos jours une science au sens strict, doit en progressant se rapprocher de cet idéal, et peut-être le réaliser à la limite. Or, à la lumière de ce qui a été dit ici, on est conduit, non sans hésitation, à mettre en doute cette idée. En effet, il semble que l'imitation des sciences «dures» soit de nature à nous assurer quelque degré de rigueur et de continuité. Mais en est-il vraiment ainsi? Si l'on fait le compte des apports réels et des ornements empruntés, on trouvera que l'influence des sciences exactes est positive,
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leur imitation négative. Il serait certes souhaitable que tout anthropologue ait une formation élémentaire dans ces sciences, mais c'est un fait que la formalisation mathématique s'accompagne souvent d'une pensée rudimentaire ou dissimule des problèmes réels, et solubles. Reprenons donc le fil de notre argument. Nous avons décelé plusieurs fois une relation malaisée entre l'anthropologie et l'universalisme moderne. Rejetant des négations irréfléchies et des élisions faciles, nous sommes arrivés en somme à l'idée d'un élargissement de cet universalisme, d'abord comme méthode et ensuite, à la limite, comme résultat d'une combinaison réglée avec son contraire sur le plan des valeurs sociales; enfin nous avons rapproché ce processus de celui de l'avenir possible de la civilisation mondiale. Nous en venons maintenant à un autre aspect de cet universalisme moderne. Normativement, l'universel, c'est la rationalité, et les lois scientifiques sont communément données comme les seules propositions non tautologiques vraiment universelles. Notre problème est de nous situer par rapport à cette rationalitélà. Question absurde, dira-t-on: la raison est une, et l'on ne peut s'y soustraire sans s'exiler du vrai. Il ne s'agit pas en fait de se soustraire à la rationalité en soi, et la question est moins absurde qu'il ne semble. Il y a deux - pour ne pas dire trois - grandes sortes de raisons qui commandent la réserve devant la rationalité scientifique. Tout d'abord, les hommes n'ont pas commencé à penser lorsqu'ils ont inventé, en Grèce nous disent les c1assicistes, le « discours cohérent ». L'invention doit avoir consisté dans une décomposition: on a séparé les différentes dimensions de l'existence, chacune dans une séquence distincte du discours. Le discours rationnel dit une chose à la fois, tandis que le mythe, ou le poème, fait allusion à tout dans une phrase. L'un est plat, l'autre est « épais» (cf. la « thick description» de Clifford Geertz). Le mythe est une pensée cohérente, mais sa cohérence est enracinée dans sa multidimensionnalité, elle est d'un autre type que la cohérence discursive ou « rationalité ». Nous ne pouvons pas pour autant la laisser reléguer dans 1'« irrationnel » assimilé à l'incohérence.
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Ce n'est pas tout, car la décomposition s'est poursuivie. La rationalité philosophique vise encore la totalité, même si c'est une totalité « désépaissie ». La rationalité scientifique, qui prédomine chez les modernes, vise chaque fois une tranche de la totalité. Elle est essentiellement instrumentale (rapport des moyens aux fins), et spécialisée en ce sens qu'elle s'exerce à l'intérieur de compartiments qui ne sont pas définis rationnellement mais empiriquement (HAE !, p. 29). La rationalité de la science a entre autres pour résultat que la complexité ou « multipIe xi té » de l'expérience humaine que le mythe présupposait et recueillait est maintenant dispersée. Chacun de nous n'a pas part à la science comme chacun participe ou participait du mythe. Ici on observe un retournement notable (cf. Toennies-Durkheim) : le sujet normatif est l'individu, mais la connaissance n'est présente tout entière que dans le corps social diversifié. Du reste, je crois que l'anthropologie peut aider à retrouver ou révéler le principe d'unité de la culture où prédomine la science [voir chap. vu). Second motif de réserve : cette décomposition scientifique de l'univers de l'homme s'est sans doute imposée de haute lutte, mais elle n'a pas été sans susciter dans notre culture même un courant de protestation. Par exemple, la destruction du cosmos hiérarchique, la coupure objet/ sujet, la hiérarchisation des qualités en mesurables (primaires) et non mesurables (secondaires) ont été ressenties comme des agressions contre l'homme. On connaît l'hostilité de Goethe, au nom du sens humain de la vie et des totalités vivantes, contre la science mécaniste et atomisante de son temps. Lévi-Strauss lui a en somme fait écho dans la défense des qualités sensibles, et ce fait souligne la continuité avec les cultures non modernes de ce courant protestataire, submergé sans doute mais non négligeable pour autant. On pourrait tirer du développement de la science ellemême un troisième argument. Je ne le mentionne que comme confirmation et indice de convergence, car ici un profane risque des erreurs grossières. Restons donc à dessein dans le vague et disons simplement qu'il y a
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une crise de la science type, la physique 1. Le principe d'incertitude de Heisenberg aurait sans doute réjoui et confirmé Goethe, en même temps qu'il rappelle la relation qui nous est familière entre l'observateur et l'observé. De ces deux ou trois sortes de réflexions on peut conclure que la science du type de la physique classique n'est pas coextensive à la rationalité universelle. La réussite de la science est incontestable et il ne saurait s'agir de la rejeter, mais tout aussi bien elle est unilatérale et insuffisante à elle seule, comme celle de la société qui la porte, et les deux prises ensemble sont grosses de conflits et de danger, car elles appellent un complément et le rejettent tout à la fois 2. C'est dire à la fois l'intérêt que peuvent présenter nos efforts et la prudence qui nous est dictée. De même qu'au niveau des valeurs sociales nous avons cru trouver qu'il était possible de dilater l'universalisme moderne pour y faire entrer son contraire, de même ici on peut tenter de réconcilier l'universel « plat» et l'universel « épais» ou, comme nous avons dit à propos des sociétés, l'universel concret. Mais ce n'est possible que dans une perspective inverse: de même que les régularités simples de la physique classique apparaissent comme des cas particuliers dans une perspective plus large, de même l'universel abstrait de la science peut apparaître comme un cas particulier de l'universel concret. On voit quel paradoxe il y aurait - si notre tâche entrevue est bien de travailler à réintégrer la culture scientifique parmi les autres cultures humaines - à vouloir à tout prix calquer les sciences 1. J'ai eu accès aux communications préparées par Daniel Bell et d'autres pour le séminaire d'Aspen-Berlin (septembre 1975), intitulé « The Critique of Science » et organisé par l'Association internationale pour la liberté de la culture. 2. Je suis contraint d'être sommaire, mais on pensera sûrement ici à l'artificialisme social. [Il y a une grosse objection, qu'on doit au moins signaler. Ce qui est dit ci-dessus a le tort de parler de la science sans toucher à la mathématique, qui est pourtant la reine des sciences, en soi pure rationalité, nullement instrumentale, dont les propositions sont nécessaires et valables universellement. Admettons cela ici, sous bénéfice d'inventaire. Il reste que le monde a été décomposé pour pouvoir être mathématisé. Addition 1983.]
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exactes, elles-mêmes d'ailleurs de moins en moins assurées de leur fondement. On verrait bien plutôt la vocation de l'anthropologie, en tant que science sociale fondamentale, dans une démarche inverse et complémentaire de celle de la science (classique) et de l'idéologie moderne en général : ré-unir, comprendre, re-constituer ce que l'on a séparé, distingué, décomposé. Sans parler de parallélismes entre certaines procédures de l'anthropologie et de la physique moderne, il est permis d'observer qu'une semblable démarche est déjà présente dans notre entreprise telle qu'elle est ou plutôt telle qu'elle devient. N'est-ce pas déjà, en fait, en se détournant des sciences de la nature, de l'explication causale, de la prédiction, de l'application, etc., qu'elle a réalisé récemment ses avances les plus notables? Il est vrai que la tâche ainsi aperçue est immense, et paraîtra même insensée si on la rapproche de l'état actuel de la profession, désunie, éparpillée en tendances fort divergentes. On est toujours ramené à la nécessité d'améliorer la communauté scientifique. Tant que le consensus n'y sera pas plus vivant, l'unité plus consciente, nos destins les plus hauts demeureront des ombres vaines. Je m'arrête, et on va me dire que c'est ici qu'il aurait fallu commencer: la réforme est-elle possible? Comment procéder? Je m'en tiens à trois propositions: 1) la communauté anthropologique doit se définir dans sa nature et sa fonction par rapport à l'idéologie moderne; 2) le principe d'unité réside dans une comparaison des universels concrets dans une perspective universaliste; 3) on comprend alors que nombre de pratiques contemporaines sont destructrices de la communauté. Chacun peut examiner sa propre pratique et l'améliorer à cet égard. Où /' égalitarisme n'est pas à sa place
Je souhaite montrer la pertinence de la discussion qui précède quant à la pratique contemporaine sur un exemple précis de portée générale. La communication à l'intérieur de la communauté de
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recherche demande des concepts universels. Or, le développement récent qui accentue la spécificité de chaque culture détruit et affaiblit, parfois sans doute inconsidérément, les universaux auxquels nous avions recours jusquelà. Il est donc utile d'identifier à tout le moins quelques universaux, solides ou suffisamment durables, du discours anthropologique. On a esquissé ci-dessus une procédure comparative qui introduit un principe universel au niveau global. Mais pouvons-nous affirmer la présence dans toute culture de composants universels? A défaut d'éléments substantiels, ce seront des types de relations. Il y a l'opposition distinctive. C'est à l'évidence une acquisition fondamentale. Je montrerai sur un exemple qu'il faut lui adjoindre l'opposition hiérarchique ou englobement du contraire comme type de relation entre élément et ensemble. Ayant introduit ailleurs cette opposition, j'aurais volontiers_laissé à d'autres le soin d'une application assez évidente. Elle n'a pas été effectuée. Il faut croire que l'idéologie ambiante rend la hiérarchie décidément impopulaire (cf. cependant note p. 251). Je propose donc ici une défense et illustration de l'opposition hiérarchique sur un cas où l'opposition distinctive est insuffisante. C'est aussi l'occasion de donner un exemple de la discontinuité si fréquente dans nos études. On peut considérer l'ouvrage classique de Sir Edward EvansPritchard sur les Azandé comme une réponse à LévyBruhl. L'auteur s'était vivement intéressé à Lévy-Bruhl, et dans ce livre il le dépassait en montrant que les jugements que celui-ci qualifiait de «prélogiques» sont liés à des situations déterminées et ne peuvent pas être généralisés comme caractéristiques d'une « mentalité », comme si les mêmes gens ne savaient pas recourir à la logique dans d'autres situations. Le souci de distinguer différentes sortes de situations, que ce soit en rapport avec des croyances relatives à la causalité (Azandé) ou avec la conception d'un «système segmentaire» (Nuer), apparaissait il y a vingt-cinq ans comme une acquisition importante et définitive. Dira-t-on qu'il en est encore ainsi aujourd'hui? Toujours est-il que ce souci fait gravement défaut dans un certain type d'études, et cette discontinuité
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prend un relief remarquable si on la détecte dans l'entourage immédiat d'Evans-Pritchard lui-même. On sait que c'est sous son impulsion que fut remise en honneur, entre autres par des traductions en langue anglaise, toute cette partie de l'héritage de l'école durkheimienne que Radcliffe-Brown n'avait pas reprise. C'est ainsi qu'après avoir traduit les deux grands essais de Hertz, Rodney Needham prépara à partir de 1962, dans l'Institut même d'Oxford aux destinées duquel Evans-Pritchard présida jusqu'à sa retraite, et avec son encouragement, puis publia en 1973 un ouvrage collectif intitulé Droite et Gauche. Essais sur la classification symbolique duelle 1. C'est un ouvrage important, qui part de l'Essai de Hertz de 1909 - il s'ouvre sur une photographie de lui - et ne groupe pas moins de dixhuit contributions anciennes, récentes et nouvelles, dont deux essais de l'éditeur, sans compter une introduction où il présente le panorama qu'il a constitué. Il doit être bien clair que je ne choisis pas Rodney Needham pour lui adresser une critique personnelle: je prends ce livre comme représentatif d'un type d'analyse, et accessoirement comme posant un problème de continuité. Par rapport aux ouvrages classiques d'Evans-Pritchard, l'intérêt s'est ici déplacé vers le système des idées et valeurs, système « symbolique» ou idéologie, considéré en soi et
1. Right and Left. Essays on Dual Symbolic Classification. Edited and with an Introduction by Rodney Needham. Foreword by E. E. Evans-Pritchard, Chicago, University of Chicago Press, 1973. Un petit point d'historiographie pour compléter un développement de Needham (p. XIII-XIV) : Hertz était oublié à Oxford en 1952 lorsque je le mentionnai dans ma conférence sur Mauss (ci-dessus, chap. v) qui attira l'attention d'Evans-Pritchard (cf. son introduction à la traduction de l'Essai sur le don, en français dans L'Arc, 48, 1972, p. 29). II ignorait la présence des Mélanges de Hertz dans la bibliothèque de l'Institut (Fonds Radcliffe-Brown) et s'en saisit aussitôt (cf. sa référence à Hertz dans Right and Left... , op. cit., p. 95 et n. 10). Sa mémoire le trahit lorsqu'il affirme (ibid., p. IX) avoir de tout temps à Oxford parlé de Hertz. Il était moins inexact en 1960 lorsqu'il écrivait : «for a number of years }) dans l'introduction à la traduction de Hertz (Death and the Right Band, Londres, Cohen & West, 1960, p. 9). Ce détail est pertinent quant à la discontinuité en anthropologie et à l'utilité de l'échange de personnel entre pays.
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plus ou moins indépendamment de la morphologie sociale. On a retrouvé Hertz. Ce qui est curieux, vu les circonstances, c'est que soit négligée la distinction evans-pritchardienne des situations, qui aurait permis - sous une forme un peu différente - de prolonger ou renouveler Hertz alors que l'on se borne en fait à l'illustrer, fort richement du reste. C'est du moins ce que je vais m'efforcer de montrer. En somme on a découvert, ou redécouvert, ou mis au premier plan, que l'homme pense par distinctions, et que les oppositions qui en résultent font en quelque façon système. On a été ainsi conduit à présenter des listes d'oppositions plus ou moins homologues entre elles, des «classifications binaires », comme une sorte de grille dualiste constituant l'essentiel du « système symbolique» indigène, ou à tout le moins un aspect important de ce système. Comme la matière est familière, je poserai d'emblée les choses dans l'abstrait. Soit une suite d'oppositions: alh, el/, ilk, olp que l'on présente en deux colonnes: a, e, i, 0 face à h, f, k, p. Au minimum, on a trouvé dans un cèrtain contexte une homologie entre les deux premières oppositions: alb = elf; de même, dans un autre contexte, elf = i/k, etc. Le souci est affirmé (Droite et Gauche, introduction, p. XXVII-XXVIII) de prendre chacune des oppositions dans son contexte, ou plutôt de prendre dans son contexte chacune des homologies entre deux de ces oppositions. Mais il est clair que dans la construction du tableau en deux colonnes tous les contextes sont confondus ou élidés. En somme, la distinction des situations cesse d'être considérée comme pertinente au moment du passage à l'ensemble, comme si chaque situation en soi était indépendante de l'ensemble de la « mentalité », alors qu'il doit être évident que la distinction même des situations dépend de la mentalité en cause. Je ne retiens pas l'argument qui voudrait que la distinction soit chez Evans-Pritchard purement empirique ou extérieure, et non idéologique; il est vrai que l'aspect idéologique est ici accentué : la distinction devient celle de niveaux dans l'idéologie. Sans doute de telles simplifications sont-elles courantes
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lorsqu'une nouvelle perspective est mise en œuvre. Celleci a-t-elle été amendée ailleurs? On me corrigera au besoin, mais je ne vois nulle part une systématique des situations en tant que classées, et donc définies, dans l'idéologie étudiée. Au contraire, on suppose plutôt que le système idéologique est tout d'une pièce, monolithique. Ainsi, mon interprétation du système des castes a été critiquée comme admettant deux sortes de situations définies en relation avec le système idéologique, des situations de valeur et des situations de pouvoir. Mes critiques demandaient que toutes les situations soient regardées comme de même sorte, ce qui correspond à un accord parfait entre l'idéologique et l'empirique (et moimême, du reste, avais sans doute laissé entendre par endroits une telle possibilité). A propos du même exemple, si l'on objecte à l'opposé qu'il y a plus de deux sortes de situations, je n'exclurai pas a priori l'hypothèse, je rappellerai plutôt le sophisme de Zénon sur Achille et la tortue: la disposition hiérarchique a pour conséquence que les distinctions successives possibles sont de signification globale rapidement décroissante; en fait, comme on sait, Achille rejoint la tortue. Précisément, l'aversion pour la hiérarchie joue peutêtre un rôle ici. Si la distinction des situations demande la considération des valeurs, c'est-à-dire l'introduction de la hiérarchie, et si le chercheur moderne fuit celle-ci, il peut tendre à rejeter ou à neutraliser une « situation» épistémologique de ce genre. Il me faut ici poser une définition. J'en profiterai pour élargir quelque peu celle fournie précédemment 1. J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout); l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires: d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus 1. L. Dumont, «On Putative Hierarchy ... /ndian Soci%gy, N.S., V, 1971, p. 72-73.
»,
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strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire (voir cidessous). Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la· hiérarchie est englobement du contraire. Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre propre idéologie, comme j'ai commencé à le montrer (HAE /, index, s. v. «Hiérarchie ») et continuerai de le faire, mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment comporter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou remplacer la relation en cause. Je n'en retiendrai que deux, en vue de la présente discussion. Tout d'abord on peut éviter le point de vue où la relation apparaîtrait. Ainsi, dans les taxonomies, nous avons l'habitude de considérer séparément chaque niveau et nous évitons de rapprocher un élément du premier ordre, soit A, d'un élément du second, soit a. En relation avec cette séparation, les critères de distinction peuvent être différents d'un niveau à l'autre (animaux/végétaux; vertébrés/invertébrés; mammifères, etc.) Nous produisons ainsi des ensembles, non des touts (ci-dessous). Un autre dispositif, fort important, réside dans la distinction absolue que nous opérons entre faits et valeurs 1. La hiérarchie est ainsi exilée du domaine des faits, l'asepsie en vigueur dans la science sociale nous protège de l'infection hiérarchique. C'est là évidemment une situation exceptionnelle au point de vue comparatif, comme on le voit dans l'idéologie moderne elle-même avec sa tendance à réunir à nouveau 1. Une observation de Daniel de Coppet est à l'origine de ce point et de son développement dans la suite.
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et à confondre «être» et « devoir être », qui, comme nous le savons par expérience en Europe, ouvre la voie au totalitarisme, ainsi que Leszek Kolakowski y a récemment insisté 1. Appliquons maintenant le principe hiérarchique aux classifications binaires, ou plus précisément à l'opposition qui leur sert d'emblème entre la droite et la gauche. Le problème, tel qu'il apparaît dans la littérature et dans l'ouvrage cité, est essentiellement épistémologique. L'opposition est uniforméme~t traitée comme une opposition distinctive, simple «polarité» ou «complémentarité ». Mais en fait les deux termes ou pôles n'ont pas un statut égal: l'un est supérieur (généralement la droite), l'autre inférieur. D'où le problème tel qu'il a été historiquement soulevé: comment se fait-il que les deux opposés que nous prenons (gratuitement) comme égaux ne le soient pas en réalité? Dans le langage de Hertz, pourquoi la « prééminence » d'une des deux mains? Ce qui manque ici, c'est de reconnaître que la paire droite-gauche n'est pas définissable en elle-même, mais seulement en relation à un tout, un tout fort concret puisqu'il s'agit du corps humain (et d'autres corps par analogie). Le fait est familier au physicien, qui mettra en place un observateur imaginaire pour pouvoir parler de droite et de gauche. Comment 1'« analyse symbolique» peut-elle l'ignorer? Dire que l'opposition droite/gauche renvoie à un tout, c'est dire qu'elle a un aspect hiérarchique, même si à première vue elle ne tombe pas dans dans le type simple où un terme englobe l'autre et que j'ai appelé ci-dessus « opposition hiérarchique ». Nous avons l'habitude d'analyser cette opposition en deux composantes, comme si elle comportait à la base une symétrie de principe, plus générale, et, de plus, une asymétrie de direction qui s'y ajouterait et à laquelle s'attacherait la valeur. C'est une façon, notons-le, de séparer fait (la symétrie présumée) et valeur (l'additif asymétrique). Concrètement en réalité, 1. «The Persistence of the Sein-Sollen Dilemma }}, Man and World, 1977, vol. 10, n° 2; cf. ci-dessous, p. 266 sq.
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droite et gauche ne sont pas dans le même rapport au tout du corps. Elles sont ainsi différenciées en valeur en même temps qu'en nature. Et aussitôt que des associations et fonctions différentes leur sont attachées, cette différence est hiérarchique parce que rapportée au tout. La fonction de droite sera plus importante par rapport au tout que la fonction de gauche : plus essentielle, plus représentative, etc. On observe d'ailleurs sur ce point une grande variation dans la sensibilité des auteurs à cet aspect. Étudiant le symbolisme de l'arme des Nuer, leur spear (traduit en français par «lance»), Evans-Pritchard la présente comme « une extension de la main droite » et trouve que cette arme « est une projection du moi et le représente » (stands for the self). « En tant qu'extension du bras droit, elle représente la personne tout entière» (Right and Left ... , p. 94, 100) et même, au-delà, le clan. Au contraire, dans ce même volume, Brenda Beek, dans un article, fort tendancieux au demeurant, sur les castes reconnues ou présumées de la main droite et de la main gauche dans une petite région de l'Inde du Sud, parvient à éliminer la référence à l'ensemble au point de prétendre contre toute évidence que les castes de la main gauche seraient telles en tant qu'étrangères au système villageois de division du travail l . La prééminence n'est donc pas ici contingente, mais nécessaire, car elle résulte de la différenciation des deux termes par rapport au tout. On peut objecter qu'en disant cela nous ne faisons que déplacer le problème: quel avantage y a-t-il à admettre qu'une différence de statut est ici nécessaire, s'il reste toujours à savoir pourquoi la 1. B. Beck, « The Right-Left Division of South Indian Society», in Right and Left... , op. cit., p. 391-426. Dans son livre Peasant Society in Konku (Vancouver, University of British Columbia Press, 1972; la région s'appelle en fait Kongu), cet auteur prend soin d'expliquer au début (p. XIV, n. 7) qu'elle a supprimé la référence aux mains, présente dans l'expression locale, et générale dans la littérature, parce que le mot « main » désigne aussi le bras et le côté du corps. Le procédé a pour résultat d'estomper la référence au corps (et la question inévitable: quel corps ?).
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plupart du temps un terme, et dans de rares cas l'autre, est favorisé? On répondra d'abord qu'en substituant une opposition asymétrique ou ordonnée à une opposition symétrique ou équistatutaire imaginaire, nous nous rapprochons de la pensée que nous étudions. Ainsi, il est clair que d'autres oppositions voisines de celle-ci dans nos listes binaires sont elles aussi entre termes hiérarchisés (homme/ femme, etc.), et tel doit être le cas en principe dans 1'« organisation dualiste» puisque là aussi il y a relation au tout 1. (En passant, je dois signaler que dans une étude ancienne j'ai moi aussi abordé la hiérarchie de façon indirecte, à partir de la seule opposition distinctive 2.) En opérant comme il est suggéré ici, nous nous débarrassons en somme d'une difficulté gratuitement surajoutée par nous-mêmes, qui tient à ce que nous séparons faits (ou 1. Un exemple récent est si éclairant qu'il me conduit à ajouter la présente note. Il s'agit de Christopher Crocker, « Les Réflexions du soi », in L'Identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, professeur au Collège de France, 1974-1975, Paris, Grasset, 1977, p. 157-184, édité par J.-M. Benoist. Posons que si la relation entre élément et ensemble est hiérarchique, inversement une relation hiérarchique entre deux termes à l'exclusion de tout autre indique une totalité composée de ces deux termes. Ici, chaque clan bororo est associé à une paire d'aroe hiérarchisés qui patronnent chacun un sous-clan. On lit que le rapport entre les deux « termes de la paire n'est pas essentiellement de ressemblance mais métonymique: plus grand, plus petit; aîné, cadet; haut, bas; premier, deuxième, etc.» (p. 164). La substitution à «hiérarchie », qui s'impose ici, de «métonymie» est fort suggestive: la mode des tropes va-t-elle à son tour nous permettre d'échapper à ce qui nous dérange, a-t-elle même commencé de le faire? (Autre anomalie dans le passage : on lit «nominalisme» pour «réalisme» au sens de l'école, croyance à la réalité de l'idée.) L'expression « métonymie» voile l'homologie avec la situation relative des deux moitiés bororo, qui est dite relever de la métaphore. L'auteur parle très peu des moitiés, et c'est Lévi-Strauss qui dans la discussion qui suit me semble lui avoir demandé de préciser leur asymétrie. Après avoir souligné la force de l'identité de la société bororo (p. 158), l'auteur en a manqué le principe: que tout ce qui est réel se manifeste sous la forme d'une paire hiérarchique. Une « totalité dyadique» (p. 169) est nécessairement hiérarchique. 2. «Définition structurale d'un dieu populaire tamoul, Aiyanâr, le Maître », Journal asiatique, 1953, p. 255-270, reproduit dans La Civilisation indienne et nous, op. cit., éd. 1975.
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idées) et valeurs. Cette séparation apparaît donc comme illégitime. Ce n'est pas tout. Nous retirons de notre effort un avantage pratique immédiat. Par définition, une opposition symétrique est inversable à volonté : son inversion ne produit rien. Au contraire, l'inversion d'une opposition asymétrique est significative, l'opposition inversée n'est pas la même que l'opposition initiale. Si l'opposition inversée se rencontre dans le même tout où l'opposition directe était présente, elle indique à l'évidence un changement de niveau. De fait, elle signale un tel changement avec le maximum d'économie en ne faisant usage que de deux éléments hiérarchisés et de leur ordre. Avons-nous ici la parfaite antithèse de ces taxonomies où nous utilisons un critère nouveau pour chaque niveau? Ici, l'unité entre les niveaux et leur distinction sont toutes deux indiquées : nous avons affaire à un tout, et non plus seulement à un ensemble, et il est fort probable qu'un niveau est contenu dans l'autre (englobement du contraire, hiérarchie au sens strict). On ne saurait rêver plus belle illustration de cette disposition que celle fournie par Pierre Bourdieu dans sa description de la maison kabyle 1. Sitôt le seuil franchi, l'espace se retourne, les orients s'échangent. Comme si le seuil était centre de symétrie, ou plutôt d'homothétie, entre l'espace extérieur et l'espace intérieur à la maison, inversé par rapport au premier. Mais dépassons cette image physique, disons plutôt que l'espace intérieur est qualitativement différent de l'extérieur, autre en même temps que même. Nous sommes avertis, en franchissant le seuil, que nous sommes passés d'un niveau de la vie à un autre. Distinction qu'on retrouvera sans nul doute sous d'autres formes dans la culture, et qui est vraisemblablement beaucoup plus forte ici que chez des gens où une telle inversion n'est pas présente et où l'espace extérieur se continue tout bonnement dans la maison, où en somme la 1. P" Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique précédée de Trois Etudes d'ethnologie kabyle, Genève-Paris, Droz, 1972, p. 57-
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maison n'est pas exprimée comme un tout spatial, subordonné ou super-ordonné à l'espace extérieur. On peut vérifier sur des exemples classiques que la même chose est vraie des retournements entre droite et gauche. Prenons une société où la droite est généralement prééminente. Si, lorsqu'on passe dans un élément classé comme gauche, la prééminence y est inversée, cela indique que ce niveau est nettement distingué des autres dans l'idéologie indigène, et ce fait à son tour demande à être reconnu comme un caractère important de l'idéologie globale. On est donc surpris de voir Rodney Needham, dans son étude sur le Mugwe, éviter d'exprimer un tel cas comme un renversement, et, dans une note, se défendre de poursuivre le thème du renversement parce que trop vaste (Right and Left... , p. 117-118, 126, n. 26). On supposerait pourtant que tous les renversements, qu'ils se produisent entre l'action rituelle et l'action ordinaire, à l'intérieur du rituel lui-même, entre le monde des vivants et le monde des morts, etc., ont cette fonction en commun, et que les rapprocher pourrait les éclairer tous. Plus loin dans le livre, à propos du symbolisme nyoro, Needham incline, particulièrement à propos des devins et des princesses (p. 306-308), à tirer parti du renversement, mais il ne poursuit ni ne systématise. On voit que la saisie hiérarchique d'une opposition comme celle entre droite et gauche nous renvoie à la distinction de niveaux dans l'idéologie globale. Alors que dans la classification binaire l'opposition distinctive employée à l'état pur atomise le donné en même temps qu'elle l'uniformise, la distinction hiérarchique le réunit en soudant deux dimensions de distinction : entre niveaux et à l'intérieur d'un niveau. Ainsi, dans l'étude des castes, la hiérarchie aussitôt reconnue amenait à distinguer des niveaux. Plus généralement, si on consent à rechercher pour chaque culture l'idée-valeur prééminente qui l'anime ou, comme disait Marx, l'éther qui y donne sa couleur à toute chose, on percevra du même coup - dans une perspective comparative en tout cas - les grandes lignes d'organisation du tout idéologique, la configuration nécessairement hiérarchique des niveaux.
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Cette hiérarchie de niveaux résulte de la nature même de l'idéologie : poser une valeur, c'est poser en même temps une non-valeur, c'est organiser ou constituer un donné où il restera de l'insignifiant. Or cet insignifiant ne peut être limité, comme l'idéologie l'exige pour se justifier à ses propres yeux, que parce que la valeur s'étend graduellement sur lui en se dégradant progressivement. La hiérarchie des niveaux est donc hypothétiquement un de ces traits universels que nous recherchions au début. Mais il n'est pas douteux qu'elle varie beaucoup d'une idéologie à une autre dans son degré de complexité. Et c'est une grave insuffisance de la classification binaire que de n'en rien dire et de réduire à la même forme - trop simple la plus simple comme la plus complexe de ces hiérarchies. En somme, la classification binaire est insuffisante de deux points de vue. Quant aux oppositions elles-mêmes qu'elle considère, elle a le tort de prendre comme équistatutaires des oppositions qui ne le sont pas, elle prétend saisir l'anatomie des idées indépendamment des valeurs qui leur sont indissolublement attachées, elle pèche donc par un égalitarisme déplacé qui évacue la valeur de l'idée. En second lieu, elle confond uniformément des contextes ou situations qui peuvent être ou non distingués dans l'idéologie étudiée *. Cet aspect est présent sous une autre forme dans Right and Lett. En effet, la question a été soulevée par Rodney Needham et d'autres de savoir si le tableau binaire dégagé par l'analyste est ou non présent dans l'esprit des gens. T. O. Beidelman, pour sa part, a donné, à côté d'une longue liste globale, deux groupements plus restreints (clusters) dont il dit qu'ils sont réellement présents à l'esprit des Kaguru (Right and Lett ... , p. 154). En général, on peut dire qu'on a procédé dans ce livre un peu comme si tout le monde était chinois.
* [Note 1983 : Je signalais à cette place, en 1977, que M. Serge Tcherkézoff avait, dans un bref mémoire de DEA, présenté tout à fait indépendamment une critique des classifications binaires très semblable à celle-ci. Je peux maintenant renvoyer à son livre: Le Roi Nyamwezi, la Droite et la Gauche: Révision comparative des classifications dualistes, MSH-Cambridge University Press, 1983.]
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La Chine traditionnelle classifie effectivement, comme Needham le dit dans l'introduction (p. XXXIII), «deux classes de symboles» sous les ~~ emblèmes» yin et yang. Mais précisément ce n'est pas tout, et il ne faut pas s'arrêter là. Il ressort abondamment de la belle étude de Granet reproduite dans l'ouvrage que l'étiquette chinoise a recours intensivement au renversement dans un ensemble complexe d'oppositions et d'homologies et parvient ainsi à différencier, dirait-on, chaque situation de toutes les autres, et à réduire à zéro le résidu d'insignifiance de l'idéologie. D'une tout autre façon, il se peut du reste que l'avenir de notre propre culture conduise à une complexité semblable (cf. ci-dessus, p. 229). Je voudrais conclure par une remarque sur le rapport entre idées et valeurs. Nous avons constaté dans un cas donné que leur séparation était fallacieuse. Il y a à cela une raison générale, c'est que le degré de différenciation, d'articulation des idées n'est pas indépendant de leur valeur relative. La corrélation n'est pas simplement directe. Sans doute, il y a peu de chances de trouver des idées élaborées en des matières de peu d'intérêt, et à l'inverse on différencie en même temps qu'on valorise. Mais, au-delà d'un certain degré, tout se passe comme si la valeur occultait ce qu'à l'ordinaire elle révèle: l'idée fondamentale, l'idée mère demeure souvent inexprimée, mais son emplacement est indiqué par la prolifération d'idéesvaleurs dans la zone rpême où elle se cache (HAE l, p. 2829). En ne séparant pas a priori idées et valeurs, nous demeurons plus près de la relation réelle, dans les sociétés non modernes, entre la pensée et l'acte, tandis qu'une analyse intellectualiste ou positiviste tend à détruire cette relation. Mais n'est-ce pas contredire ce qui a été dit ailleurs contre la tendance moderne à réunir « être » et « devoir être» (cf. ci-dessus; HAE l, p. 248-249)? Bien au contraire, la différence des deux points de vue nous ramène à la perspective d'ensemble esquissée dans la première partie de cette étude. D'un point de vue comparatif, la pensée moderne est exceptionnelle en ce qu'elle sépare, à partir de Kant, être et devoir être, fait et valeur.
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Cela a deux conséquences: d'une part cette particularité demande à être respectée dans son domaine, et on ne peut sans conséquences graves prétendre la transcender à l'intérieur de la culture moderne; d'autre part il n'y a pas lieu d'imposer cette complication ou distinction à des cultures qui ne la connaissent pas: dans l'étude comparative on considérera des idées-valeurs. Cela s'appliquera même à notre propre culture considérée comparativement, c'est-à-dire qu'on pourra chercher quel lien sousjacent subsiste dans notre distinction familière; ici on rencontrera par exemple la problématique wébérienne (relation entre wertfrei et Wertbeziehung, «franc de valeur» et « rapport aux valeurs »). Si unir dans la différence est à la fois le but de l'anthropologie et la caractéristique de la hiérarchie, elles sont condamnées à se fréquenter.
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La valeur chez les modernes et chez les autres *
J'ai vu Radcliffe-Brown une seule fois. C'était dans cette même salle. Je l'ai en mémoire - silhouette un peu indécise - prononçant la « Huxley Memorial Lecture » pour 1951. J'avais dû venir à Londres, pour l'occasion, d'Oxford où j'étais depuis peu chargé de cours (lecturer). Comme je l'écoutais, Radcliffe-Brown me parut avoir fait un pas dans la direction de Lévi-Strauss, de quoi encourager mon encore jeune allégeance structuraliste. Ce n'était en réalité que convergence limitée, passagère 1. * Version française d'une conférence donnée en anglais à Londres le 22 octobre 1980 (<< On Value », Radcliffe-Brown Lecture in Social Anthropology 1980, Proceedings of the British Academy, Londres, vol. LXVI, 1980, p. 207-241. 1. En fait, j'ai appris de Sir Raymond Firth que de tels développements étaient habituels dans l'enseignement de Radcliffe-Brown dès les années trente en Australie. Radcliffe-Brown disait dans cette conférence : « la sorte de structure qui nous occupe comporte l'union des opposés» (Methods in Social Anthropology, M. N. Srinivas ed., Chicago, 1958, souligné par moi). C'était donc un cas particulier, et non l'application d'un principe général, qui demandait qu'on parlât d'opposition; cf. Leach, Social Anthropology : A Natural Science of Society? Radcliffe-Brown Lecture 1976 (from the Proceedings of the British Academy, vol. LXII, 1976), Oxford University Press, 1976, p. 9. C'est ainsi que, peu après, ma première tentative d'analyse structuraliste s'attira une réprimande magistrale d'un RadcliffeBrown vieillissant (cf. Dumont, Affinity as a Value. Marriage Alliance in South India, with Comparative Essays on Australia, Chicago University Press, p. 18-23). Mon article relevait de cette « hérésie parisienne» qui, comme Sir Edmund Leach l'a dit (Social Anthropology ... , op. cit.), demeura plus ou moins ignorée en Grande-Bretagne pendant dix ans ou plus. Il faut pourtant marquer le fait que la condamnation de Radcliffe-Brown ne modifia pas l'amicale protection et le distant encouragement que je trouvai chez Evans-Pritchard, de tous les collègues d'alors celui qui montra le plus de compréhension pour cet essai de restitution systématique de l'affinité.
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J'étais alors fort occupé à m'instruire à son école, et en général à celle de l'anthropologie anglaise, qui avait atteint, en partie sous son influence, des hauteurs sans précédent. Il faut bien avouer pourtant que, pour quelqu'un dont le génial humanisme de Mauss avait enflammé l'imagination, la version étroite offerte par RadcliffeBrown de la sociologie durkheimienne n'était pas très attirante. Aujourd'hui, il faut insister, par-delà toute divergence, sur un point essentiel de continuité. A la lecture de sa Science naturelle de la société, on est frappé par le holisme décidé de Radcliffe-Brown 1. Quelles que soient les imperfections de son concept de « système », la chose - faut-il dire l'importation? - a probablement été décisive pour le développement de l'anthropologie en Angleterre, et elle a rendu possible le dialogue avec la tradition sociologique prédominante en France. 1. Sir Edmund Leach a longuement discuté (Social Anthropo[ogy ... op. cit.) cette présentation posthume des vues les plus vastes de Radcliffe-Brown (A Natural Science of Society, Glencoe, Ill., The Falcon's Wing Press, 1957). Les aspects positifs de l'enseignement de Radcliffe-Brown y ressortent clairement, en même temps que ce qui apparaît aujourd'hui comme ses insuffisances. Rétrospectivement on voit qu'il est allé dans la bonne direction, mais non tout à fait assez loin. Cependant, son holisme explicite (p. 22, 110, etc.) combiné avec l'accent qui en résulte sur « l'analyse relationnelle» et la synchronie (p. 14, 63), et, ce qui est assez remarquable, la dépréciation de la causalité (p. 41, cf. ci-dessous n. 1, p. 294), apparait très méritoire par rapport à l'arrière-plan nominaliste de sa propre pensée et de l'idéologie britannique prédominante. Dans cette perspective, il n'est pas surprenant que le holisme de Radcliffe-Brown demeure étroitement fonctionnel, que la distinction entre « culture» (introduite un peu à contrecœur p. 92) et « structure sociale », si elle est juste en principe, réduise en fait la première à un simple moyen de la seconde (p. 121). De plus Radcliffe-Brown n'a pas vu - probablement il ne pouvait pas voir - que l'analyse relationnelle exige que les frontières du « système ) soient rigoureusement déterminées et non abandonnées à un choix arbitraire ou à la simple convenance (p. 60), et qu'une telle analyse est incompatible avec l'accent primaire mis par lui sur la classification ou taxonomie (p. 16, 71) ; cf. le rejet par Leach de la « collecte de papillons )) (Rethinking Anthropology, Londres, 1961). Je ferai référence à quelques autres points dans la suite (<< sortes naturelles de systèmes », n. 1, p. 293; équivalences fixes dans l'échange, n. 3, p. 288).
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Il est relativement peu question des « valeurs» dans les récits de Radcliffe-Brown 1. Pourtant l'impression était d'usage fréquent, elle était en quelque sorte dans l'air parmi les anthropologues anglais dans les dernières années de la vie de Radcliffe-Brown. J'ai gardé l'impression qu'il s'agissait dans une grande mesure d'un substitut du mot « idées », moins désagréable au tempérament empiriste parce qu'il évoquait la dimension de l'action. Sans doute la situation est tout à fait différente aujourd'hui. Mais disons tout de suite la raison du choix de ce thème et de l'emploi du terme ici, de préférence au singulier: j'ai essayé ces dernières années de faire admettre par la profession le concept de hiérarchie, sans guère de succès. D'où l'idée de faire une nouvelle tentative, en utilisant cette fois le vocable reçu, que j'avais jusque-là instinctivement évité, sans doute à cause des difficultés redoutables que le terme paraît présenter. Puisse cette tentative être vue comme un effort de rapprochement vis-à-vis de l'héritage radcliffebrownien. On part d'une observation sur la relation entre idées et valeurs, pour la commenter et en tirer quelques conséquences. Le type moderne de culture, dans lequel l'anthropologie s'enracine, et le type non moderne diffèrent de façon marquée en ce qui concerne cette relation. Les problèmes anthropologiques relatifs à la valeur demandent que les deux types soient confrontés. On commencera par la configuration moderne, qui rep;ésente une innovation, pour introduire ensuite en contraste quelques traits fondamentaux de la configuration plus commune, non moderne, et pour, dans un troisième temps, revenir à la situation moderne afin de la mettre « en perspective» et d'éclairer par là quelque peu la position et la tâche de l'anthropologie comme agent médiateur. La scène moderne est familière. En premier lieu, la conscience moderne attache la valeur de façon prédomi1. Radcliffe-Brown, A Natural Science of Society, op. cit., p. 1011, 119, 136-140 (valeur économique).
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nante à l'individu, et la philosophie traite, en tout cas principalement, de valeurs individuelles, tandis que l'anthropologie considère les valeurs comme essentiellement sociales. Ensuite, dans le langage courant, le mot qui signifiait, en latin, saine vigueur, force, et désignait au Moyen Age la bravoure du guerrier, symbolise aujourd'hui la plupart du temps le pouvoir de l'argent de mesurer toutes choses. Cet aspect important ne sera présent ici que par implication (HAE 1). Quant au sens absolu du terme, la configuration moderne est sui generis, et la valeur est devenue une préoccupation majeure. Dans une note du Vocabulaire philosophique de Lalande, Maurice Blondel écrivait que la prédominance d'une philosophie de la valeur caractérise la période qu'il disait contemporaine, faisant suite à une philosophie moderne de la connaissance et à une philosophie antique et médiévale de l'être 1. Pour Platon, l'être suprême était le Bien. Il n'y avait pas de désaccord entre le Bien, le Vrai et le Beau, et pourtant le Bien était suprême, peut-être parce qu'il est impossible de concevoir la plus haute perfection comme inactive et indifférente, parce que le Bien ajoute la dimension de l'action à celle de la contemplation. Au contraire, nous modernes séparons science, esthétique et morale. Et la nature de notre science est telle que son existence même explique ou plutôt implique la séparation entre d'un côté le vrai, de l'autre le beau et le bien, et en particulier entre être et valeur morale, entre ce qui est et ce qui doit être. En effet, la découverte scientifique du monde a eu comme présupposition le rejet de toutes les qualités auxquelles la mesure physique n'était pas applicable. C'est ainsi qu'à un cosmos hiérarchique fut substitué notre univers physique homogène 2. La dimension de la valeur, qui avait été jusque-là spontanément projetée sur le monde, fut cantonnée à ce qui est pour nous son seul domaine véritable, soit l'esprit, le sentiment et le vouloir de l'homme. 1. Lalande, op. cil., p. 1183. 2. Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinie Universe, Harper Torchbooks, 1958.
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Au long des siècles, le Bien· (social) s'est aussi vu relativiser. Il y avait autant de Bien(s) que de peuples ou de cultures, pour ne rien dire des religions, sectes ou classes sociales. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur audelà»; on ne peut parler du Bien lorsque ce qui est considéré comme bon de ce côté-ci de la Manche est mauvais de l'autre côté, mais nous pouvons parler de la valeur ou des valeurs que les gens reconnaissent respectivement ici et là. Ainsi, «valeur» désigne quelque chose d'autre que l'être, quelque chose qui, à la différence de la vérité scientifique, qui est universelle, varie beaucoup avec le milieu social, et même à l'intérieur d'une société donnée avec non seulement les classes sociales mais aussi les différents secteurs d'activité et d'expérience. Je n'ai énuméré que quelques traits saillants, mais ils suffisent à évoquer le complexe de significations et de préoccupations auquel notre mot est attaché, un écheveau auquel toutes sortes d'efforts de pensée ont contribué, depuis l'élégie romantique sur un monde en miettes et les diverses tentatives pour le reconstituer jusqu'à une philosophie du désespoir, celle de Nietzsche, qui a grandement contribué à répandre l'expression de «valeur». Je ne crois pas que l'anthropologie puisse négliger cette situation. Rien d'étonnant cependant si le vocable a quelque chose de déplaisant. Essentiellement comparatif, il semble condamné à la vacuité: une question de valeurs n'est pas une question de fait. Le mot semble faire la propagande du relativisme, signaler un concept à la fois central et, comme une abondante littérature en témoigne, insaisissable. Il fleure l'euphémisme et l'embarras, comme « sous-développement », «individualisme méthodologique» et tant d'autres éléments du vocabulaire d'aujourd'hui. Et pourtant il y a une contrepartie, modeste mais non dénuée de sens, pour l'anthropologue: nous avons à notre disposition un mot qui nous permet de considérer toutes sortes de cultures et les plus diverses estimations du bien sans leur surimposer la nôtre : nous pouvons parler de nos valeurs et de leurs valeurs tandis que nous ne le pourrions
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pas de leur Bien et de notre Bien. Ainsi, ce petit mot, usité bien au-delà des limites de l'anthropologie, implique une perspective anthropologique et nous investit, à mon sens, d'une responsabilité. Mais laissons cela pour le moment. Commençons par quelques remarques introductives sur l'étude des valeurs en anthropologie sociale. L'usage répandu du mot au pluriel donne une indication non seulement sur la diversité des sociétés et la compartimentation moderne des activités, mais aussi sur une tendance à atomiser chaque configuration qui est générale dans notre culture. C'est certainement le premier point qui demande attention. Dans un article publié en 1961, Francis Hsu critiquait certaines études sur le caractère américain comme ne présentant qu'un simple inventaire de traits ou de valeurs sans se soucier des relations existant entre ces éléments 1. Il voyait des conflits et des désaccords entre les diverses valeurs énumérées, s'étonnait de l'absence d'effort pour les expliquer, et proposait de remédier à cette situation en identifiant une valeur fondamentale et en montrant qu'elle impliquait précisément les contradictions à expliquer. La valeur américaine centrale (core value), suggérait-il, est self-reliance (approximativement en français « ne dépendre que de soi-même»), soit une modification ou intensification de l'individualisme européen ou anglais. Or, cette valeur va dans son application impliquer une contradiction car, dans le fait, les hommes sont des êtres sociaux qui dépendent à un haut degré les uns des autres. Une série de contradictions va ainsi se développer entre le niveau de la conception et le niveau de l'application de cette valeur principale et des valeurs secondaires dérivées d'elle. Comment ne pas applaudir à la fois à la recherche d'une valeur cardinale et à son identification dans le cas en question avec une forme d'individualisme? On note aussi que Hsu suppose, sans l'affirmer expressément, une 1. «American Core Value and National Character », dans Francis L. Hsu, ed., Psychological Anthropology, Homewood, III, 1961, p.209-230.
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hiérarchie entre conception et application. Pourtant sa distinction entre ces deux niveaux est en fin de compte insuffisante. Il utilise une classification de Charles Morris 1 qui distinguait trois usages de la valeur ou trois sortes de valeurs, et il en retient deux, la valeur conçue et la valeur opératoire. Mais, alors qu'il semblait enclin à hiérarchiser ces deux niveaux, Hsu parle de « valeurs» pour les deux, et les amalgame finalement comme le faisaient les auteurs atomisants qu'il a commencé par critiquer. En fait, il faudrait distinguer fermement les deux niveaux, car nous sommes en face d'un phénomène universel. Nous avons à coup sûr tous rencontré cette complémentarité ou inversion entre niveaux d'expérience où ce qui est vrai au niveau des conceptions est renversé au niveau empirique, ce renversement qui rend vains les efforts que nous pouvons faire, dans le sens de la simplicité, pour prendre une vue embrassant à la fois la pensée ou représentation et sa contrepartie dans l'action. Si spécial que puisse être le cas américain, la fin ne peut pas être son propre moyen: ou bien les prétendues « valeurs opératoires » ne sont pas des valeurs du tout, ou bien elles sont des valeurs du second ordre, à distinguer clairement des valeurs du premier ordre, ou valeurs proprement dites. En général, la littérature contemporaine en sciences humaines abuse peut-être des contradictions. Un auteur d'une époque ou d'un milieu différent sera fréquemment accusé de contradiction simplement parce qu'une distinction de niveau évidente pour lui, et pour cette raison implicite dans ses récits, mais non familière au critique, est manquée 2. On verra plus loin que là où les non-modernes 1. Varieties of Human Value, University of Chicago Press, 1956.
2. Arthur Lovejoy voit dans certains passages de Platon une contradiction entre le fait pour le Bien (ou Dieu) de se suffire à soimême dans sa perfection et le fait d'être le fondement et la source de ce monde : la même entité ne peut être à la fois complète en soi et dépendante à un degré quelconque de quelque chose d'autre (The Great Chain of Being (1933), Oxford University Press, 1973, p. 4350). Mais Lovejoy arrive à cette contradiction en faisant abstraction du progrès du philosophe et en aplatissant son résultat. Dans un premier temps il faut se détourner du monde pour parvenir à saisir l'Idée du Bien (qui est aussi le Vrai et le Beau). Dans un second
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distinguent des niveaux à l'intérieur d'une vue globale, les modernes savent seulement substituer un plan spécial de considération à un autre, et trouvent sur tous ces plans les mêmes formes de nette disjonction, contradiction, etc. Peut-être y a-t-il ici confusion entre l'expérience individuelle qui, traversant différents niveaux, peut être sentie comme contradictoire, et l'analyse sociologique, où la distinction des niveaux s'impose si l'on veut éviter le courtcircuit - tautologie ou incompréhension. Avec Clyde Kluckhohn, le regretté Gregory Bateson est l'un des rares anthropologues qui ont clairement vu la nécessité de reconnaître une hiérarchie de niveaux 1. Il y a eu dans l'histoire de l'anthropologie au moins une tentative soutenue de faire progresser l'étude des valeurs. A la fin des années quarante, Clyde Kluckhohn décida de les mettre à l'ordre du jour et de concentrer efforts et ressources à Harvard sur un vaste projet coopératif à long terme consacré à leur étude, «l'étude comparative des valeurs dans cinq cultures ». Il semble que les ÉtatsUnis aient connu, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, un renouveau d'intérêt pour la philosophie sociale et la compréhension des cultures étrangères et de leurs temps, une fois que le Bien est correctement compris - comme générosité sans limite ou irrépressible fécondité - on trouve qu'il explique et justifie le monde tel qu'il est. Ces deux conclusions ne sont pas au même niveau: à un niveau inférieur, Dieu est absolument distinct du monde, à un niveau supérieur le monde lui-même est contenu en Dieu; le Bien transcende le monde et pourtant le monde n'a d'être que par lui. Le monde dépend de Dieu, Dieu ne dépend pas du monde. Le nœud de l'affaire est que Lovejoy s'arrête au niveau inférieur. Il n'accepte pas, probablement il ne peut pas accepter la hiérarchie, ou transcendance. Il jette sur Platon un regard égalitaire. , 1. Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, Paris, Ed, du Seuil, 1977, t. l, p. 243, 247 sq., 270. Cf. Clyde Kluckhohn et al., «Values and Value-Orientation in the Theory of Action. An exploration in definition and classification », dans Talcott Parsons and Edward A. Shils, eds., Toward a General Theory of Action, Cambridge, Mass., 1951, p. 399, n. 19 : « on voit superficiellement des incompatibilités là où un examen plus attentif révèle des différences qui sont fonction de cadres de référence différents» : on voit ou bien des choses-en-elles-mêmes ou bien des choses-enrelation, c'est-à-dire dans un « cadre de référence ».
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valeurs 1. Kluckhohn a sans doute trouvé dans les circonstances d'alors l'occasion de servir ce qui était certainement chez lui une profonde préoccupation personnelle. Il put lancer son projet, qui rassembla nombre de spécialistes et eut pour résultat dans la décade suivante un imposant ensemble de publications. Ce grand effort semble assez oublié aujourd'hui. Ou bien je me trompe fort, ou bien il n'a pas laissé de trace profonde dans l'anthropologie culturelle américaine. Est-ce un exemple de plus de ces modes qui se succèdent de façon si surprenante dans notre discipline, tout particulièrement aux États-Unis? Ou y a-t-il des raisons internes à ce discrédit, comme si les valeurs constituaient un mauvais centre d'intérêt ou un faux sujet, ce que j'ai peine à croire? Je ne suis pas en état de répondre à cette question complexe, je peux seulement essayer de tirer de l'expérience de Kluckhohn une leçon à notre usage. Il y a nécessairement une telle leçon pour quiconque croit comme lui que les valeurs constituent un problème central. Kluckhohn n'était pas naïf, il était de toute évidence un homme de large culture (avec une composante allemande, je suppose, comme c'est le cas pour maint anthropologue américain des premières générations), et nous verrons du reste qu'il nous a devancés pour une bonne part de ce qu'il y aura à dire ici. Cependant, mises à part les contributions fournies par le projet à la connaissance de chacun des groupes ou sociétés étudiés, les résultats paraissent décevants en ce qui concerne le but principal de Kluckhohn, c'est-à-dire l'avancement de la théorie comparative. Comment pouvons-nous rendre compte du fait? Kluckhohn s'associa de près à Parsons et Shils dans le symposium publié sous le titre de Toward a General Theory of Action; il y donna un important essai théorique 2 qui peut être pris comme la charte du Projet de 1. Cf. F.S.C. Northrop, The Meeting of East and West, New York, Macmillan, 1946, p. 257; Ray Lepley, ed., Value; a Co-operative Inquiry, New York, Colombia University Press, 1949; Clyde Kluckhohn lui-même fait allusion aux circonstances (ibid., p. 388-389). 2. «Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 388-433. Kluckhohn a réitéré sa plate-forme dans nombre de textes.
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Harvard. Il est clair que Kluckhohn y développe sa propre position tout en étant d'accord dans les grandes lignes avec le « schéma conceptuel» du symposium. Il n'exprime de désaccord que sur la séparation rigide entre les systèmes social et culturel l . Pour faire bref, je mentionnerai seulement trois points pris chez Kluckhohn et ses principaux associés. D'abord, que les valeurs (sociales) sont essentielles pour l'intégration et la permanence du corps social et aussi de la personnalité (p. 419) - on dirait avec Hans Mol pour leur identité 2 - est sans doute évident, mais dans la pratique c'est facilement oublié, soit par des anthropologues qui insistent sur les changements de façon unilatérale, soit par des philosophes qui détachent les valeurs individuelles de leur arrière-plan social. Saint Augustin a dit qu'un peuple est fait d'hommes unis dans l'amour de quelque chose. En second lieu, le lien étroit entre idées et valeurs - soit ici entre les aspects «cognitifs» et «normatifs», ou « existentiels» et « normatifs» - est clairement reconnu, comme du reste par Parsons et Shils 3, sous le concept central d'orientation aux valeurs (value-orientation) tel qu'il est défini par Kluckhohn 4. (Un anthropologue perspicace a noté que le concept est critiquable sous un autre angle 5.) Ainsi le tableau de classification des valeurs utilisé par Florence Kluckhohn inclut, à côté des valeurs proprement dites, un minimum d'idées et de croyances. On peut préférer le traitement plus large des 1. Parsons et Shils, Toward a General Theory of Action, op. cit., (cité dans l'éd. Harper Torchbook, 1962) n. p. 26-27. 2. Identity and the Sacred, A Sketch for a New Social Scientific Theory of Religion, Agincourt, The Book Soc. of Canada, 1976. 3. Op. cit., p. 159-189. 4. «Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 410-411. 5. «Dans l'élaboration de la théorie, de loin la plus grande part de l'attention va aux orientations aux valeurs (et non aux idées et croyances) parce que la théorie s'occupe beaucoup de la sélection par les acteurs d'objets et de satisfactions », écrivait Richard Sheldon dans ce qui équivalait à un procès-verbal de désaccord (<< Sorne observations on Theory in Social Science », dans Parsons et Shils, op. cit., p. 40). Il ajoutait que cet accent sur la personnalité et sur le « système social» aboutissait à couper en deux la culture.
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Navaho par Ethel Albert, qui inclut non seulement les présuppositions de valeurs» (value-premises) , normalement non exprimées, mais aussi un tableau complet de la conception du monde en tant que «contexte philosophique » du système de valeurs au sens strict 1 . Le troisième point est le fait clairement reconnu que les valeurs sont «organisées hiérarchiquement ». L'articleprogramme de Clyde Kluckhohn avait une page très lucide et sensible sur cette question (p. 420), mais c'est peut-être Florence Kluckhohn qui a le plus développé cet aspect. Elle proposa de bonne heure une grille pour la comparaison des « orientations aux valeurs ». C'est un schéma de priorités distinguant, chaque fois sous trois termes, des accents ou priorités différents en ce qui concerne: les relations entre hommes, le temps, et l'action 2. L'auteur souligne l'importance de la hiérarchie et des nuances dans la hiérarchie. Chaque système de valeurs est vu comme une combinaison sui generis d'éléments, qui sont universels en ce sens qu'on les rencontre partout. C'était là une solution à un problème qui préoccupait Clyde Kluckhohn lui-même. Réagissant contre un accent excessif sur la relativité dans la littérature anthropologique, il voulait éviter de tomber dans le relativisme (absolu) et essayait de sauver un minimum de valeurs universelles 3. Florence Kluckhohn trouvait cette base universelle dans le matériel même que les divers systèmes de valeurs élaboraient chacun à sa manière par une combinaison originale de valorisations particulières. «
1. Ethel M. Albert, « The Classification of Values: A Method and Illustration », American Anthropologist, 58, 1956, p. 221-248. 2. La référence est à une version postérieure de Florence Kluckhohn, « Dominant and Variant Value-Orientations », dans F. Kluckhohn et F. L. Strodtbeck eds., Variations in Value-Orientations, Evanston, Ill., 1961. 3. Cf. spécialement C. Kluckhohn, «Categories of Universal Culture )), Miméo., Wenner-Gren symposium, juin 1952, Tozzer Library (voir n. 1, p. 265). Il faut ajouter que Florence Kluckhohn était particulièrement attentive à des nuances dans la configuration hiérarchique qui lui permettait de saisir des variations non seulement entre cultures, mais à l'intérieur d'un système de valeurs déterminé, obtenant ainsi une ouverture sur la question du changement dans les valeurs.
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Qu'on me permette d'exprimer brièvement une double critique: le tableau n'applique pas encore assez largement la reconnaissance de la hiérarchie, et pour cette raison il demeure encore dans une certaine mesure pris dans l'atomisme: aucune relation n'est posée entre les cinq subdivisions elles-mêmes. Qu'en est-il par exemple de l'accent relatif sur les relations à la nature et les relations entre hommes (rubriques 1 et 3)? Il semble qu'une base universelle est ici présupposée sans justification. Ainsi le schéma demeure inévitablement sociocentrique. En fait, il est véritablement centré sur un modèle américain blanc, et même puritain. Les autres cultures peuvent bien faire des choix différents, mais seulement dans le langage dérivé des choix américains. Un texte postérieur de Clyde Kluckhohn ajoute à une présentation des cadres de classification d'Ethel Albert et de Florence Kluckhohn un autre cadre dû à lui-même. Ce texte 1, apparemment le dernier mot de Kluckhohn sur la question, demanderait à être plus longuement considéré qu'on ne peut le faire ici, moins pour le schéma lui-même que pour les considérations qui y conduisent. L'auteur insiste sur la portée générale, universelle, du projet, tout en reconnaissant le caractère provisoire du schéma proposé. L'effort tend à rendre le schéma purement relationnel: il consiste en une série d'oppositions binaires, qualitatives. Il y a de plus un effort pour faire ressortir, en une table, les associations entre traits et reconstituer ainsi à quelque degré les systèmes analysés. D'où vient donc qu'un effort soutenu contenant maintes perceptions justes laisse le lecteur insatisfait? Côté abstrait, il ne nous reste que des grilles dans les cases desquelles nous devons pouvoir distribuer les éléments d'un système de valeurs quelconque. Malgré le dernier et pathétique effort de Clyde Kluckhohn pour affirmer 1. C. Kluckhohn, « The Scientific Study of Values », tiré à part. Ce texte ne peut être antérieur à 1959, il fait apparemment partie d'un volume de conférences inaugurales que je n'ai pu identifier (p. 25-54) (Dossier Kluckhohn, Tozzer Library, Peabody Museum, Harvard University).
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une perspective structurale, ou structuraliste, et ressaisir l'unité vivante donnée au départ, il est clair que le tout s'est évanoui en ses parties. L'atomisation l'emporte. Pourquoi? Sans doute parce que la tentative a consisté sans le savoir à unir le feu et l'eau, d'un côté la structure, la structure hiérarchique, de l'autre la classification, à l'aide de traits individuels. Le besoin de classification a certainement été renforcé du fait qu'il s'agissait de comparer cinq cultures en même temps, et les produits les plus valables du programme sont probablement les tableaux monographiques à la manière d'Albert qui en sont sortis. On en tire cette conclusion quelque peu désagréable qu'une comparaison approfondie et solide des valeurs n'est possible qu'entre deux systèmes pris comme des touts. Si plus tard on veut introduire la classification, elle devra partir des touts et non pas d'éléments énumérés. Pour le moment, nous sommes plus près de 1'« historiographie » d'Evans-Pritchard que de la « science naturelle de la société» de Radcliffe-Brown. Kluckhohn a noté que le terme « valeur», usité principalement au pluriel, était venu récemment aux sciences sociales de la philosophie. Il y voyait une sorte de concept interdisciplinaire l, et probablement pour cette raison mélangeait à l'occasion valeurs individuelles et valeurs de groupe. Le terme d'« orientation aux valeurs» lui-même indique que l'acteur individuel est la préoccupation dominante. Naturellement, tout ceci s'accorde avec une perspective behaviouriste, mais c'est avant tout la marque de l'arrièreplan philosophique de nos problèmes anthropologiques. Le débat philosophique intimide par sa dimension et sa complexité. Pourtant un effort pour éclaircir la question anthropologique ne peut pas le passer sous silence. Heureusement, je crois qu'inversement une perspective anthropologique peut éclairer quelque peu le débat philosophique, et qu'on peut ainsi en prendre une vue sommaire mais suffisante. 1. Ibid., sect. 2; «Values and Value-Orientation ... p.389.
»,
op. cit.,
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Il Ya en la matière deux sortes de philosophes, ou plutôt deux façons de philosopher. L'une se situe à l'intérieur de la culture moderne et prend soin de tenir compte de ses contraintes, de son inspiration fondamentale, de sa logique interne et de ses incompatibilités. D'un tel point de vue la conclusion s'impose : il est impossible de déduire ce qui doit être de ce qui est. La transition n'est pas possible des faits aux valeurs. Jugements de réalité et jugements de valeur sont de nature différente. Il suffit de rappeler deux ou trois aspects majeurs de la culture morderne pour montrer qu'on ne peut échapper à cette conclusion. D'abord, la science est suprême dans notre monde, et pour rendre possible la connaissance scientifique on a, comme nous le rappelions au début, modifié la définition de l'être en en excluant précisément la dimension de valeur. En second lieu, l'accent sur l'individu a conduit à intérioriser la morale, à la réserver à la conscience individuelle tandis qu'elle était séparée des autres fins de l'action et distinguée de la religion. L'individualisme et la séparation concomitante entre l'homme et la nature ont ainsi disjoint le bien, le vrai et le beau, et introduit un abîme béant entre être et devoir être. Cette situation est notre lot en ce sens qu'elle est au cœur de la culture ou civilisation moderne. Que ce soit là une situation confortable ou raisonnable est une tout autre question. L'histoire de la pensée semble montrer qu'il n'en est rien, car Kant n'avait pas plus tôt proclamé cette disjonction fondamentale que ses talentueux successeurs, et les intellectuels allemands en général, se lancèrent dans des effort variés pour rétablir l'unité. Il est vrai que le milieu social était historiquement arriéré et que l'intelligentsia allemande, tout en s'inspirant de l'individualisme, était encore imbue de holisme au fond de son être. Mais la protestation a continué jusqu'à nos jours. Et il faut bien admettre que, dès qu'on se détourne du milieu et qu'on essaie de raisonner à partir des premiers principes, l'idée que ce que l'homme doit faire est sans relation aucune à la nature des choses, à l'univers et à sa place dans l'univers, une telle idée apparaît bizarre, aberrante, incompréhensible. Il en est de même pour
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quelqu'un qui tiendrait compte de ce que nous savons des autres civilisations et cultures. « La plupart des sociétés, disais-je naguère, croyaient se fonder dans l'ordre des choses naturelles aussi bien que sociales, elles pensaient copier ou dessiner leurs conventions mêmes sur les principes de la vie et du monde. La société moderne se veut " rationnelle", entendons qu'elle se détache de la nature pour instaurer un ordre humain autonome 1. » On peut donc être enclin de prime abord à sympathiser avec les philosophes qui ont essayé de restaurer l'unité entre faits et valeurs. Leurs tentatives témoignent du fait que nous ne sommes pas entièrement dégagés du modèle commun de l'humanité, qu'il est encore présent chez nous en quelque façon, sous-jacent au cadre impératif de la modernité et le modifiant peut-être quelque peu. Mais soyons sur nos gardes ... La tentative peut prendre différentes formes. L'une d'entre elles consiste à annihiler les valeurs complètement. On déclare les jugements de valeur, ou bien dénués de sens, ou bien l'expression de simples humeurs ou états affectifs. Ou bien, pour certains pragmatistes, les fins sont réduites à des moyens : ayant construit une catégorie de «valeurs instrumentales », on poursuit en niant l'existence distincte de « valeurs intrinsèques », c'est-à-dire de valeurs proprement dites 2. De telles tentatives semblent bien indiquer l'incapacité de certaines tendances philosophiques à rendre compte de la vie humaine réelle, et marquer une impasse de l'individualisme. Un autre type peut être pris comme un effort désespéré pour transcender l'individualisme par un recours à un ersatz moderne de religion. Sous sa forme marxiste, et à partir de là de façon assez similaire dans les idéologies totalitaires en général, cette doctrine s'est révélée funeste; on la considère parfois comme sinistre, au moins sur le continent européen, et à 1. HH, app. A, p. 318-319. 2. Tel est le centre de la discussion dans le symposium dirigé par Lepley (op. cit.). La tentative des pragmatistes va à l'encontre de la distinction entre moyens et fins, laquelle est apparentée à celles que nous avons signalées et est tout aussi fondamentale pour la culture moderne.
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bon droit. Ici il faut nous ranger fermement aux côtés de Kolakowski dans sa condamnation passionnée de ce courant, en opposition à certains intellectuels qui battent la campagne 1. Nous suivons Kolakowski spécialement sur un point; le danger ne naît pas seulement de la tentative d'imposer de telles doctrines par la violence, il est contenu dans la doctrine elle-même sous la forme d'incompatibilités de valeurs qui s'expriment par la violence au niveau de l'action. Pour confirmer ce point: dans un article de 1922, qui rétrospectivement apparaît prophétique quant aux développements allemands subséquents, Karl Pribram a fait remarquer la similitude de structure et l'incongruité parallèle du nationalisme prussien et du socialisme marxiste. Tous deux, disait Pribram, présentent un saut d'un fondement individualiste à une construction holiste (<< universaliste »), dans un cas l'État, dans l'autre la classe prolétarienne, qui sont doués par la doctrine de qualités incompatibles avec les présuppositions initiales, et donc illégitimes 2. Dans de telles rencontres le totalitarisme est contenu en germe. Les philosophes eux-mêmes ne sont pas toujours sensibles à de telles incompatibilités, mais il est vrai que leurs constructions sont rarement appliquées à la société 3 . Ici, une question se pose : il est commode de lier le totalitarisme à de telle incompatibilités - et cependant il existe des incompatibilités dans les sociétés sans qu'elles se développent en ce fléau. Toennies y insistait: « communauté » et « société » sont toutes deux présentes comme principes dans la société moderne. Une réponse provisoire est qu'elles se rencontrent à des niveaux différents de la vie sociale, tandis qu'il est caractéristique de l'artificia1. Leszek Kolakowski, «The Persistence of the Sein-Sollen Dilemma », Man and World, 1977, vol. 10, n° 2. 2. Ci-dessus, p. 159 sq. 3. Cf. ci-dessus, chap. VI, p. 227. Un exemple caricatural: d'après Joachim Ritter, Hegel aurait réussi à construire une philosophie aristotélicienne de la Révolution française (<< Hegel und die franzosische Revolution» (1957) , dans Metaphysik und Politik, Francfort, Suhrkamp, 1977).
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lisme de négliger ces niveaux et de rendre ainsi possible la collision entre ce qu'il introduit consciemment et un substrat qu'il ne connaît pas vraiment. Il se peut qu'il y ait, en vérité il y a, un besoin de réintroduire quelque degré de holisme dans nos sociétés individualistes, mais ce ne peut être fait qu'à des niveaux subordonnés clairement articulés, de manière à empêcher tout conflit majeur avec la valeur prédominante ou primaire. Ce peut être fait, donc, à condition d'introduire une articulation hiérarchique très complexe, quelque chose de parallèle, mutatis mutandis, à l'étiquette hautement élaborée de la Chine traditionnelle 1. La chose s'éclairera plus loin. En tout cas, nous devons avant tout, en tant que citoyens du monde et d'un État particulier dans ce monde, rester fidèles avec Kolakowski à la distinction kantienne comme à une partie intégrante de la configuration moderne. Quelles sont les conséquences de cette distinction pour la science sociale? Les temps sont révolus où une science behaviouriste bannissait l'étude des valeurs avec celle des représentations conscientes en général. Nous étudions les représentations sociales comme des faits sociaux d'une espèce particulière. Deux remarques s'imposent. D'abord, il est clair que cette attitude « libre de valeur» (value-free) repose sur la distinction kantienne, faute de quoi notre vue naïve des « faits» commanderait des jugements de valeur, et nous resterions enfermés dans notre propre système, sociocentrique comme toutes les sociétés le sont - sauf, en principe, précisément la nôtre. Ce point ne fait que confirmer le lien entre la science et la distinction être/ devoir-être. Mais alors notre perspective est philosophiquement sujette à caution. On peut soutenir que nous devons distinguer entre tyrannie et pouvoir légitime. Leo Strauss affirmait contre Max Weber que la science sociale ne peut se passer d'évaluer 2, et il est vrai que Weber a été 1. Ci-dessus, p. 228, 252. Il va sans dire que, pour être efficace, une telle distinction de niveaux doit être présente dans la conscience des citoyens. 2. Leo Strauss, Droit naturel et Histoire, Paris, Plon, 1954, chap. II et p. 85 (original: Natural Right and History, Chicago, 1953).
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conduit par son attitude « libre de valeur» à des conséquences indésirables, comme d'admettre une éthique de la conviction. Plus radicalement, on peut prétendre que les valeurs ne peuvent être réellement comprises si l'on n'y adhère pas (on est ici tout près de la thèse marxiste), et que relativiser les valeurs équivaut à les tuer. A. K. Saran affirma cette thèse en parfaite logique dans une discussion 1. S'il en est ainsi, les cultures ne peuvent communiquer entre elles, il y a solipsisme culturel, retour au sociocentrisme. Et pourtant, il y a du vrai là-dedans en ce sens que la comparaison implique un fondement universel: il est nécessaire qu'en fin de compte les cultures n'apparaissent pas aussi indépendantes les unes des autres qu'elles le prétendraient et que leur cohérence interne semble le garantir. En d'autres termes, notre problème est le suivant : comment pouvons-nous construire un passage entre notre idéologie moderne qui sépare valeurs et « faits » et les autres idéologies où les valeurs sont « imbriquées» dans la conception du monde 2? La quête n'est pas futile, car, ne l'oublions pas, le problème est présent dans le monde tel qu'il est. C'est un fait que les cultures agissent les unes sur les autres, et donc communiquent en quelque manière, médiocrement. Il appartient à l'anthropologie de donner une forme consciente à ces tâtonnements, et de réryondre ainsi à un besoin contemporain. Nous sommes commis à la tâche de réduire la distance entre nos deux cas, de réintégrer le cas moderne dans le cas général. Pour le moment, nous essaierons de formuler plus précisément et solidement la relation entre eux. En général, les valeurs sont intimement combinées avec d'autres représentations. Un « système de valeurs» est ainsi une abstraction tirée d'un système plus large d'idées 1. Cf. Dumont, «A fundamental problem in the Sociology of Caste », Contributions ta Indian Soci%gy, IX, décembre 1966 (p. 17-32), p. 25-27. 2. Comme la référence à 1'« imbrication )) (en anglais, embeddedness) l'a peut-être rappelé au lecteur, on a ici emboîté le pas à Karl Polanyi, et seulement élargi sa thèse sur le caractère exceptionnel de la civilisation moderne (cf. ci-dessus, p. 14).
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et de valeurs 1. Cela n'est pas vrai seulement des sociétés non modernes, mais aussI, à une exception près, des sociétés modernes, l'exception, qui est cardinale, portant sur les valeurs morales (individuelles) dans leur relation à la connaissance « objective », scientifique. Car tout ce que nous avons dit ci-dessus sur le devoir-être se rapporte exclusivement à la moralité individuelle, «subjective». Que cette moralité soit, en même temps que la science, suprême dans notre conscience moderne n'empêche pas qu'elle cohabite avec d'autres normes, des valeurs de la sorte ordinaire, celles de l'éthique sociale traditionnelle même s'il se produit sous nos yeux certaines transitions, certaines substitutions de l'une à l'autre. C'est ainsi que la valeur moderne d'égalité s'est étendue dans les dernières décades dans les pays européens à des domaines où l'éthique traditionnelle prévalait encore; de la Révolution française, dont les valeurs l'impliquaient, jusqu'à nos jours, l'égalité des femmes ne s'était pas imposée contre la subordination résultant de tout un complexe d'institutions et de représentations. La lutte entre les deux « systèmes de valeurs» s'est maintenant intensifiée, et l'issue n'en est pas encore acquise : nos valeurs individualistes sont en butte à l'inertie considérable d'un système social battu en brèche et perdant graduellement sa justification dans la conscience. L'inséparabilité des idées et des valeurs se voit bien sur un exemple comme celui de la distinction entre droite et gauche. Cette distinction est très répandue, voire universelle, et elle se rencontre encore chez nous en quelque façon, bien que notre attitude sous ce rapport soit tout à fait d'accord avec l'idéologie moderne. Nous avons l'habitude d'analyser cette distinction en deux composantes. Nous y voyons essentiellement une opposition symétrique, 1. Nous avons trouvé ce point souligné aussi bien par Parsons et Shils (op. cit.) que par Kluckhohn (cf. ci-dessus, p. 262). Ce dernier analyse la relation entre .énoncés normatifs et «existentiels» (<< Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 392-394); il cite (p. 422) Herskovits pour le « foyer de culture» (cultural focus) où se lient distribution des valeurs et configuration des idées (cf. HAE l, p. 28-29, et ci-dessus, p. 252).
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c'est-à-dire où les deux pôles ont même statut. Qu'en réalité les deux pôles aient des valeurs inégales, que la main droite soit sentie comme supérieure à la main gauche nous apparaît comme un trait arbitraire, surajouté, que nous nous employons à expliquer. Tel était l'état d'esprit de Robert Hertz lorsqu'il écrivit son essai devenu classique, et il règne aujourd'hui encore. Or, c'est une erreur complète. Je l'ai dit ailleurs, la référence au corps comme à un tout auquel appartiennent main droite et main gauche, cette référence est constitutive de la droite, de la gauche et de leur distinction 1. Ce devrait être évident : prenez unç opposition polaire quelconque, ajoutez-lui une différence de valeur, et vous n'obtiendrez pas la droite et la gauche. Droite et gauche, ayant une relation différente au corps (une relation droite et une relation gauche, pour ainsi dire) sont différentes en elles-mêmes. (Ce ne sont pas deux entités identiques situées en différents endroits, notre expérience sensible nous le dit fort bien.) Comme parties différentes d'un tout, droite et gauche diffèrent en valeur aussi bien qu'en nature, car la relation entre partie et tout est hiérarchique, et une relation différente signifie ici une place différente dans la hiérarchie. C'est ainsi que les mains et leurs tâches ou fonctions sont tout à la fois différentes et respectivement supérieure et inférieure 2. Il y a quelque chose d'exemplaire dans cette relation droite-gauche. C'est peut-être le meilleur exemple d'une relation concrète indissolublement liée par les sens à la vie humaine, de l'espèce que les sciences physiques ont négligée et que l'anthropologie pourrait bien restaurer ou réhabiliter. Je crois qu'elle nous enseigne avant tout que dire « concret» c'est dire « pénétré de valeur ». Ce n'est pas tout, car une telle différence de valeur est en même 1. Cf. ci-dessus chap. VI, 2e partie.
2. La relation entre tout et partie a été définie antérieurement comme opposition hiérarchique ou englobement du contraire (cidessus, p. 244; HH). Pour Thomas d'Aquin, la différence à elle seule suggérait la hiérarchie: « on voit que l'ordre consiste principalement en inégalité (ou différence: disparitate»), cf. Gierke, Po/itical Theories of the Middle Age, op. cit., Beacon Press, 1958 (= DGR III), n. 88.
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temps affaire de situation, et il faudra y prêter attention. Le fait est que, une fois certaines fonctions attribuées à la main gauche, la main droite, tout en restant dans l'ensemble supérieure, sera seconde quant à l'exercice de ces fonctions. La paire droite-et-gauche est indissolublement à la fois une idée et une valeur, c'est une valeur-idée ou une idéevaleur. Ainsi, certaines au moins des valeurs d'une population donnée sont tissées dans ses conceptions mêmes. Pour les découvrir, il n'est pas nécessaire de s'enquérir des choix des gens. Ces valeurs n'ont rien à voir avec le préférable ou le désirable - sauf qu'elles supposent que la perception naïve de la relation entre tout et parties, donc de l'ordre comme donné dans l'expérience, n'a pas été oblitérée. Les modernes tendent à définir la valeur en relation avec la volonté arbitraire, le Kürwille de Toennies, tandis que nous sommes ici dans le domaine de Naturwille, la volonté naturelle, spontanée. Strictement, le tout n'est pas préférable à ses parties, il leur est simplement supérieur. La droite est-elle « préférable» à la gauche? Elle est seulement opportune dans certaines circonstances. Si l'on insiste, ce qui est « désirable », c'est d'agir en accord avec l'ordre des choses. Quant à la tendance moderne à confondre hiérarchie et pouvoir, qui donc prétendrait que la droite ait pouvoir sur la gauche? Même sa prééminence est, au niveau de l'action, limitée à l'accomplissement des fonctions qui lui reviennent. L'affaire nous donne aussi une indication quant à la façon dont nous modernes parvenons à évacuer l'ordre dans lequel les choses sont données. En effet, nous n'avons pas cessé d'avoir une main droite et une main gauche et d'avoir affaire à notre corps, et à d'autres touts aussi bien. Mais nous sommes devenus tolérants vis-à-vis des gauchers, en accord avec notre individualisme et la dévalorisation des mains. Et surtout nous tendons à décomposer la relation originelle en séparant les valeurs des idées et en général des faits, ce qui signifie que nous séparons idées et faits des touts dans lesquels ils se rencontrent en réalité. Plutôt que de mettre en relation le niveau considéré - droite et gauche - avec le niveau
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supérieur, celui du corps, nous limitons notre attention à un seul niveau à la fois, nous supprimons la subordination en séparant ses éléments. Cette mise à l'écart de la subordination, ou pour l'appeler de son vrai nom, de la transcendance, substitue à une vue en profondeur une vue plate, et c'est en même temps la racine de cette « atomisation » dont se sont si souvent plaints les critiques romantiques ou nostalgiques de la modernité. En général, l'idéologie moderne, héritant d'un univers hiérarchique, l'a éparpillé en une collection de vues plates de la sorte. Mais j'anticipe 1 . 1. Affirmer que le mode moderne de pensée est destructeur des touts dont l'homme se voyait jusque-là entouré peut sembler excessif, voire incompréhensible. Pourtant je pense que c'est vrai en ce sens que chaque tout a cessé d'être pourvoyeur de valeur au sens cidessus. Si l'on se tourne vers nos philosophies avec cette simple question: quelle est la différence entre un tout et une collection, la plupart sont silencieuses, et lorsqu'elles donnent une réponse, elle a chance d'être superficielle ou mystique comme chez Lukâcs (cf. Kulakowski, op. cit.). Je considère comme exemplaire que la constitution du système de Hegel résulte d'un glissement dans la localisation de l'Absolu, ou de la valeur infinie, de la Totalité de l'être (dans les écrits de jeunesse) au Devenir de l'entité individuelle - comme je pense le montrer en détail ailleurs. Il y a bien un petit courant de pensée holiste, mais lui aussi porte la marque de la difficulté qu'éprouve l'esprit moderne en la matière; cf. D. C. Phillips, Holistic Thought in Social Sciences, Stanford University Press, 1976 (discussion parfois tendancieuse). Un livre d'Arthur Koestler constitue une exception (The Ghost in the Machine, Londres, Hutchinson, 1967). Citons son résumé (p. 58) : « Les organismes et les sociétés sont des hiérarchies à niveaux multiples de touts partiels ou subordonnés (subwho/es) semi-autonomes se divisant en touts partiels d'ordre inférieur, etc. On a introduit le terme" ho Ion ,. pour désigner ces entités intermédiaires qui fonctionnent comme des touts fermés sur euxmêmes (self-contained) en relation à leurs subordonnés dans la hiérarchie, et qui fonctionnent comme des parties dépendantes en relation à leurs supérieurs (superordinates) » [souligné par moi]. On voit que Koestler prend la hiérarchie comme une chaîne de niveaux, tandis que j'ai insisté sur la relation élémentaire entre deux niveaux successifs. La définition du holon est excellente. Il faut seulement hiérarchiser de nouveau les deux faces de ce Janus : l'intégration de chaque tout partiel comme un élément de celui immédiatement supérieur est primaire, son intégration propre ou affirmation propre (self-assertion) est secondaire (HH, postface). On a noté la reconnaissance de la hiérarchie des niveaux chez
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Dans la vue non moderne que j'essaie ici de restituer, la valeur de la main droite ou de la gauche est enracinée dans leur relation au corps, c'est-à-dire à un niveau d'être supérieur: la valeur d'une entité est ainsi dans une relation étroite de dépendance vis-à-vis d'une hiérarchie de niveaux d'expérience où cette entité est située. Telle est peut-être la perception majeure que les modernes manquent, ignorent, ou suppriment sans tout à fait le savoir 1. Ce point est pertinent quant au problème du mal. On Gregory Bateson (ci-dessus, n. 1, p. 261). Un biologiste, François Jacob, a introduit 1'« intégron ~~ dans un sens semblable au holon de Koestler (La Logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris, Gallimard. 1970, p. 323). 1. Est-il possible que ce qui est vrai d'entités ou de touts particuliers (les sub-wholes ou « holons » de Koestler) soit vrai aussi du grand Tout, l'univers ou tout des touts? Est-il possible que ce Tout à son tour ait besoin d'une entité supérieure d'où il dérive sa propre valeur? Qu'il ne puisse lui aussi s'intégrer en lui-même qu'en se subordonnant à quelque chose au-dessus de lui? Il est clair que les religions ont une place ici, et on pourrait même essayer de déduire à quoi l'Au-delà doit ressembler dans chaque cas pour être le terme final. Nous pourrions dire alors non seulement avec Durkheim que les hommes ressentent le besoin d'un complément au donné« empirique » mais que ce besoin porte sur une culmination de la valeur. Cette spéculation est suscitée par la vue totalement opposée de Loveioy. Il commence son ouvrage classique sur La Grande Chaîne de l'Eire (The Great Chain of Being, op. cit.) en définissant 1'« ultramondanité» (otherworldliness) comme une attitude générale présente sous différentes formes dans certaines des grandes religions, et consistant à échapper à l'incohérence et à la misère de ce monde en se réfugiant au-delà. Lovejoy pose une séparation absolue entre cette attitude et le monde: ce n'est qu'un lieu à fuir, et sur lequel l'ultramondanité n'a rien à dire (ibid., p. 28-30). On peut s'interroger. Prenons, comme Lovejoy tend à le faire, une forme extrême d'ultramondanité, comme le bouddhisme. Sans doute Bouddha ne s'est pas employé à justifier le monde. Et pourtant il en fournit une sorte d'explication, négative il est vrai. En général, l'au-delà est plus qu'un refuge, c'est un lieu éloigné d'où, pour ainsi dire, on regarde derrière soi avec détachement l'expérience humaine dans le monde - c'est finalement une transcendance qui est posée et en relation à laquelle le monde est situé. Ce regard transcendant n'a-t-il pas été historiquement nécessaire à la compréhension du monde comme un tout? En tout cas l'histoire montre abondamment, dans l'Inde et peut-être en Occident aussi bien, que l'ultra-mondanité a puissamment agi sur la vie dans le monde, un processus qui serait incompréhensible si on présupposait une hétérogénéité absolue.
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contraste d'ordinaire deux conceptions du mal: pour les uns, le mal est seulement l'absence ou l'insuffisance du bien, le vice la limite ou le degré zéro de la vertu; pour d'autres, le mal est un principe indépendant dressé contre son opposé comme la volonté de Satan défiant celle de Dieu 1. Pourtant, si l'on compare la Théodicée de Leibniz avec la discussion par Voltaire du tremblement de terre de Lisbonne, on perçoit un contraste de nature peut-être différente. En gros, pour Leibniz, le fait qu'il y a du mal localement, ici et là, dans le monde n'empêche pas le monde d'être, considéré globalement, le meilleur des mondes possibles. Voltaire fixe son attention sur un exemple massif du mal et refuse de regarder ailleurs ou audelà; ou plutôt il ne peut pas. Voltaire n'est pas quelqu'un qui se demande quelles sont les conditions pour qu'il existe un monde réel. Il pourrait bien dire que c'est là une question hors de l'atteinte de la raison humaine. Pour Leibniz 2, tout d'abord le bien et le mal sont interdépendants, l'un étant inconcevable sans l'autre. Ce n'est pas assez, car à coup sûr ils ne sont pas plus égaux que ne le sont la droite et la gauche. Si je puis faire usage de la définition que j'ai proposée de l'opposition hiérarchique, disons que le bien doit contenir le mal tout en étant son contraire. En d'autres termes, la vraie perfection n'est pas l'absence de mal, mais sa parfaite subordination. Un monde sans mal ne saurait être bon. Bien sûr, nous sommes libJes d'appeler cela un univers de foi, à l'opposé d'un univers de sens commun, de sens commun moderne. 1. Lovejoy, op. cit., chap. VII. 2. Cf. Serres, op. cil. Il ne faudrait pas identifier simplement le monde de Leibniz au monde traditionnel. Peut-être les théodicées indiquent-elles un questionnement individualiste et un effort, plus ou moins réussi, pour réaffirmer la vue holiste. De l'autre côté, l'humeur voltairienne a dû s'accommoder de certaines leçons, apprendre par exemple que le pôle d'un aimant ne peut être séparé de l'autre pôle comme d'aucuns l'auraient souhaité. « Jadis, en brisant les aimants, on cherchait à isoler le magnétisme nord et le magnétisme sud. On espérait avoir deux principes différents d'attraction. Mais à chaque brisure, si subit, si hypocrite que fût le choc, on retrouvait, dans chacun des morceaux brisés, les deux pôles inséparables» (Bachelard, dans sa préface à Buber, Je et Tu, Paris, 1938, p. 9).
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Mais c'est aussi richesse concrète en face de principe desséché. Plus précisément, c'est un univers qui a l'épaisseur des diverses dimensions de la vie concrète, un univers où elles ne sont pas encore disjointes. Naturellement, les diverses dimensions de la vie existent pour Voltaire, seulement sa pensée les trie, elle ne peut pas les embrasser toutes ensemble. Et sans aucun doute nous vivons dans le monde de Voltaire, et non de Leibniz. Il ne s'agit ici que d'améliorer notre perception de la relation entre eux. Supposons maintenant qu'éclairés par l'exemple de la droite et de la gauche nous soyons d'accord pour ne pas séparer une idée et sa valeur et donc pour prendre comme objet d'étude la configuration formée par les idées-valeurs ou les valeurs-idées. On peut objecter que des entités aussi complexes seront bien difficiles à traiter. Est-il possible d'avoir réellement prise sur ces objets multidimensionnels dans leurs interrelations? La tâche est certainement difficile, et va à l'encontre de nos habitudes les plus ancrées. Cependant, pour commencer, nous ne sommes pas entièrement démunis d'indices. Commençons par trois remarques. D'abord, la configuration est sui generis, idées et valeurs sont hiérarchisées d'une façon particulière. Ensuite cette hiérarchie inclut l'inversion comme l'une de ses propriétés. Enfin, la configuration est ainsi, dans le cas normal, segmentée. Je commenterai successivement ces trois caractères. D'abord, la hiérarchie. Les idées « supérieures» contredisent et incluent les «inférieures ». J'ai appelé cette relation toute sp.éciale «englobement ». Une idée qui grandit en importance et en statut acquiert la propriété d'englober son contraire. C'est ainsi qu'en Inde j'ai trouvé que la pureté englobe le pouvoir. Ou, pour prendre un exemple plus proche de nous parmi ceux qui se présentèrent au cours d'une étude des idées économiques: les économistes parlent des biens et services comme d'une catégorie groupant d'une part les marchandises et de l'autre quelque chose de tout différent qu'on leur assimile pourtant: des services 1. Incidemment, c'est un exemple 1. Cf. HAE l, index, s. v. Hiérarchie, exemples.
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de subordination des relations entre hommes (les services) aux relations entre hommes et choses (les biens), et si nous avions à étudier, par exemple, un système d'échanges mélanésien, il serait indiqué d'inverser la priorité et de parIer de prestations et biens en tant que les prestations (relations entre hommes) incluraient des choses ou engloberaient leur contraire, des choses. On a déjà fait allusion au second caractère, l'inversion. La relation logique entre prêtre et roi, telle qu'on l'a rencontrée dans l'Inde ou, plus près de nous, cinq siècles après Jésus-Christ sous la plume du pape Gélase, est exemplaire à cet égard. En matière de religion, donc absolument, le prêtre est supérieur au roi ou à l'empereur à qui l'ordre public est confié. Mais du même coup le prêtre obéira au roi en matière d'ordre public, c'est-à-dire dans un domaiue subordonné (cf. ci-dessus, chap. 1). Ce chiasme est caractéristique de la hiérarchie de type explicite. Il est obscurci seulement quand le pôle supérieur d'une opposition hiérarchique coïncide avec le tout et que le pôle inférieur est déterminé seulement en relation avec lui, comme dans l'exemple d'Adam et Ève, où Ève est créée d'une partie du corps d'Adam. Dans ce cas, c'est seulement au plan empirique, soit hors de l'idéologie proprement dite, que l'inversion peut être détectée, comme lorsque dans la famille la mère est vue comme dominant en fait alors qu'elle est en principe subordonnée à son mari. L'inversion est inscrite dans la structure; la seconde fonction aussitôt définie, elle implique l'inversion pour les situations qui lui appartiennent. En d'autres termes, la hiérarchie est bidimensionnelle, elle ne porte pas seulement sur les entités considérées, mais aussi sur les situations correspondantes, et cette bidimensionnalité implique l'inversion. En conséquence, ce n'est pas assez de parler de différents « contextes» en tant que distingués par nous, car ils sont prévus, inscrits ou impliqués dans l'idéologie elle-même. II faut parler de différents « niveaux », qui sont donnés, hiérarchisés en même temps que les entités correspondantes. En troisième lieu, les valeurs sont souvent segmentées, ou plutôt disons que la valeur est normalement segmentée
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dans son application, sauf dans des représentations spécifiquement modernes. Je donnerai quelques exemples d'un contraste frappant entre cultures non modernes et culture moderne, relativement à la manière dont les distinctions y sont organisées ou configurées. Ici et là, l'impression est toute différente. D'un côté, comme je disais à propos de l'Inde, les distinctions sont nombreuses, fluides, flexibles, elles « courent indépendamment les unes des autres en un lacis de faible densité 1 »; elles sont aussi diversement accentuées selon les situations, tantôt venant au premier plan, tantôt s'estompant. Quant à nous, nous pensons la plupart du temps en noir et blanc, étendant sur un vaste champ de claires disjonctions (ou bien, ou bien), et utilisant un petit nombre de frontières rigides, épaisses, qui délimitent des entités solides. Chose remarquable, on a trouvé récemment le même contraste en théologie politique entre le premier christianisme et la fin du Moyen Age. Selon Caspary, «la lente croissance des modes scolastiques et juridiques de pensée », accentuant «la clarté et les distinctions plutôt que les interrelations », a isolé la dimension politique tandis que «des symboles transparents à facettes multiples... sont devenus des emblèmes unidimensionnels et opaques 2 ». Un contraste semblable a été signalé en psychologie moderne par Erik Erikson. Discutant la formation de l'identité chez l'adolescent, il contraste deux conclusions possibles du processus qu'il appelle respectivement « complétude» (wholeness) et «totalité» (totality) , comme deux formes ou structures différentes d'« entièreté » (entireness) 3. Comme Gestalt donc, « complétude» met l'accent sur une mutualité saine, organique, progressive entre des fonctions et parties diversifiées dans un entier (entirety) dont
1. La Civilisation indienne et nous, éd. 1975, op. cit., p. 30. 2. Caspary, op. cil., p. 113-114, 189-191. Toute la conclusion est à lire. 3. Je n'ai pas su trouver de traduction satisfaisante des termes anglais de l'auteur. Le lecteur est prié de prendre les mots français comme des signes arbitraires renvoyant aux définitions d'Erikson.
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les frontières [notez le pluriel) sont ouvertes et fluctuantes. Au contraire, « totalité» évoque une Gestalt où l'accent est sur une frontière absolue; étant donné un certain contour arbitraire, rien de ce qui a place à l'intérieur ne doit être laissé à l'extérieur, rien de ce qui doit être à l'extérieur ne peut être toléré à l'intérieur. Une «totalité » est aussi absolument inclusive que purement exclusive, que la catégorie-à-rendre-absolue soit ou non logique, et que les parties aient ou non, pour ainsi dire, un penchant les unes pour les autres 1. Nous ne pouvons ici suivre plus avant la fine discussion d'Erikson. Retenons essentiellement la perception de deux conceptions ou définitions d'un tout, l'une par une frontière rigide, l'autre par l'interdépendance et la cohérence internes. De notre point de vue, la première est moderne, arbitraire et en quelque façon mécanique, la seconde est traditionnelle et structurale 2. Il doit être clair que de tels contrastes entre représentations segmentées et non segmentées ne nous ont pas écartés de la considération des valeurs. En première approximation, le contraste est entre valeurs holistes dans le premier cas et valeurs individualistes dans le second. Je dois à Robert Bellah une superbe référence à la hiérarchie dans Shakespeare. Dans la troisième scène de Troïlus et Cressida, Ulysse prononce un long éloge de l'ordre comme « degré» (degree) :
The heavens themselves, the planets, and this centre Observe degree, priority, and place, Insisture, course, proportion, season, form, Office and custom, in ail Une of order 3 .•. 1. Erik H. Erikson, Insight and Responsability, New York, Norton, 1964, p. 92. 2. Erikson considère les deux formes comme normales, bien que l'une soit évidemment inférieure à l'autre (<< plus primitive »). En même temps sa lucidité lui fait signaler la transition possible de la forme mécanique au totalitarisme. De ce point de vue la faiblesse et même l'absence de la forme structurale dans le discours philosophique moderne est remarquable. 3. «Les cieux eux-mêmes, les planètes et notre globe central sont soumis à des conditions de degré, de priorité, de rang, de régularité, de direction, de proportion, de saison, de forme, d'attribution et
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Il y a un exemple hors pair de la segmentation de la valeur. C'est la représentation de l'univers comme une hiérarchie linéaire appelée la Grande Chaîne de l'Être, qui a exercé une grande influence à travers toute notre histoire, depuis le néoplatonisme jusqu'au XIXe siècle, comme l'a montré Arthur Lovejoy dans le livre qu'il lui a consacré et qui a eu un grand retentissement (op. cit.). Le monde est présenté comme une série continue d'êtres]. du plus grand au plus petit. La Grande Chaîne de l'Etre combine, nous dit Lovejoy, plénitude, continuité et gradation. C'est une sorte d'échelle à secret: les barreaux de l'échelle sont multipliés à tel point que la distance entre deux barreaux devient insignifiante et ne laisse pas de vide; la discontinuité entre des sortes d'êtres différents est ainsi vue comme une continuité de l'Être comme tout. L'aspect hiérarchique est en évidence, et cependant on trouve à la réflexion que Lovejoy ne lui rend pas tout à fait justice. Comme la plupart des modernes, il était incapable de voir la fonction de la hiérarchie dans l'ensemble. Il donna peu d'attention au seul traité que nous ayons sur la hiérarchie, celui du Pseudo-Denys l'Aréopagite, en fait un double traité sur la hiérarchie céleste et terrestre. Voici la définition de Denys : 1. La hiérarchie, selon moi, est un ordre sacré, une science, une activité s'assimilant, autant que possible, à la déiformité et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait don, s'élevant à la mesure de ses forces vers l'imitation de Dieu - et si la Beauté qui convient à Dieu, étant simple, bonne, principe de toute initiation, est entièrement pure de toute dissemblance, Elle fait participer chacun, selon sa valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle le parfait dans une très divine initiation en façonnant harmonieusement les initiés à l'immuable ressemblance de sa propre forme. 2. Le but de la hiérarchie est donc, dans la mesure du possible, une assimilation et union à Dieu 1 .•. d'habitude qu'ils observent avec un ordre invariable» (Shakespeare, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », II, 717, trad. F. V. Hugo). . 1. Pseudo-Denys l'Aréopagite, La Hiérarchie céleste, Éd. du Cerf, Paris, 1958, p. 87 (trad. de Gandillac).
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Il Y a lieu de souligner que dans Denys l'accent est tout au long sur la communication sinon sur la mobilité, du moins dans notre sens du terme. Les anges et autres créatures situées entre Dieu et l'homme sont là pour transmettre et relayer la parole de Dieu que les hommes ne pourraient entendre autrement, aussi bien que pour faciliter la montée de l'âme 1. Il ne suffit donc pas de parler d'une transformation de la discontinuité en continuité. Plus largement et plus profondément, la Grande Chaîne de l'Être apparaît comme une forme dans laquelle les différences sont reconnues tout en étant subordonnées à l'unité et englobées en elle. Rien ne p<;mrrait être plus éloigné de ce tableau grandiose que la «barre de couleur» (color bar) des Etats-Unis. Sans doute il n'y a pas homologie, car cette dernière représentation est limitée aux hommes - en accord avec la coupure moderne entre l 'homme et la nature. Mais elle est aussi caractéristique du mode de pensée moderne que la Grande Chaîne l'est du mode traditionnel. Tous les hommes, au lieu d'être divisés comme précédemment en une multitude d'ordres, de conditions ou de statuts en harmonie avec un cosmos hiérarchique, sont maintenant égaux, à une seule discrimination près. Comme si les nombreuses distinctions s'étaient coagulées en une frontière absolue, infranchissable. L'absence des nuances qu'on trouve encore ailleurs, ou dans le passé, est caractéristique: ici, point de sangmêlé, mulâtres ou métis: ce qui n'est pas blanc pur est noir. Il est clair que nous atteignons ici l'opposé parfait de
1. Très semblable est la fonction de l'Amour (Éros) telle que la décrit Diotima dans Le Banquet de Platon: c'est un démon, c'est-àdire un être intermédiaire entre les dieux et les hommes, il a pour fonction « de faire connaître et de transmettre aux Dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des Dieux: les prières et les sacrifices des premiers, les injonctions des seconds et leurs faveurs, en échange des sacrifices; et, d'un autre côté, étant intermédiaire entre les uns et les autres, ce qui est démoniaque en est complémentaire de façon à mettre le tout en liaison avec lui-même» (202 e, Œuvres de Platon, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. l, p. 735, trad. Léon Robin).
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la segmentation. Le contraste est si décisif que l'on parlerait presque d'antisegmentation, et la similitude avec les autres exemples cités tend à montrer que cette forme est caractéristique de l'idéologie moderne. Avec la hiérarchie, l'inversion et la segmentation, nous avons appris quelque chose sur la configuration de valeurs du type commun, non moderne, je suis tenté de dire normal. Une telle configuration est partie intégrante du système de représentations (idées-et-valeurs) que j'appelle, pour faire court, idéologie. Ce type est très différent du type moderne, ou plus précisément, étant entendu qu'il n'est pas complètement absent de la société moderne mais y survit partiellement à quelque degré, c'est un fait que l'idéologie moderne elle-même est d'un type tout différent, qu'elle est bien aussi exceptionnelle que Polanyi l'a dit pour un de ses aspects. Or, nous l'avons vu, la science a une place, un rôle prédominants dans l'idéologie moderne. Il en résulte que les idées modernes, scientifiques et dans une large mesure aussi philosophiques, étant liées au système moderne de valeurs, sont souvent peu adaptées à l'étude anthropologique et à la comparaison sociologique. En fait, il suit du lien entre idées et valeurs que, de même que nous devons être « libres de valeur» dans notre « laboratoire », nous devrions en principe aussi bien nous défier d'appliquer nos propres idées, spécialement nos idées les plus habituelles et fondamentales, à l'objet d'étude. C'est à coup sûr difficile, à la limite c'est impossible, car nous ne pouvons pas être « libres d'idées» au travail. Nous voilà pris entre le Scylla du sociocentrisme et le Charybde de l'obscurité et de l'incommunicabilité. Tous nos outils intellectuels ne peuvent pas être remplacés ou modifiés à la fois. A cet égard, il nous faut opérer au coup par coup, fragmentairement, et c'est ce que l'anthropologie a fait, comme le montre son histoire. La répugnance à se mettre soi-même en question - c'est à quoi aboutit l'effort - nous incline à faire trop peu, tandis que l'ambition personnelle pousse à faire trop, au mépris de la communauté scientifique. A propos de l'usage possible d'un concept donné, il pourrait être utile d'avoir une vue plus claire de sa place
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parmi les valeurs modernes. Prenons un exemple. La distinction absolue entre sujet et objet est évidemment fondamentale pour nous, et nous tendons à l'appliquer partout, même sans le savoir. Il est clair qu'elle est liée à certaines des idées dont nous avons fait mention, et est fortement valorisée 1. En même temps, elle est pertinente quant à un problème contemporain. Nous avons grand besoin d'une théorie des échanges, car ils enferment une bonne part de l'essence de certaines sociétés, mélanésiennes par exemple. Or, à en juger d'après la littérature récente, nous semblons condamnés, ou bien à subordonner les échanges à la morphologie sociale, ou bien à faire l'inverse. Les deux domaines ou aspects s'opposent et nous ne savons pas les subsumer sous une catégorie commune, les décrire dans un même langage. N'est-ce pas un cas où notre distinction absolue entre sujet et objet nous arrête? Quand Lévy-Bruhl parlait de «participation » entre des hommes et des objets, n'essayait-il pas de contourner la distinction? Dans l'Essai sur le don de Mauss, si vanté de nos jours, il s'agissait surtout de reconnaître deux faits: d'abord que les échanges ne peuvent pas être coupés en tranches respectivement économique, juridique, religieuse, etc., mais sont tout cela à la fois - un fait qui est certes pertinent ici, mais est aujourd'hui largement admis; ensuite que les hommes n'échangent pas comme nous aurions tendance à penser des choses, mais, mêlé inextricablement et de manière variable à ces « choses », quelque chose d'eux-mêmes. Je ne demande pas qu'on supprime toute distinction entre sujet et objet, mais seulement que l'on relâche l'accentuation en valeur de l'affaire, suspendant ainsi son caractère absolu et permettant à la frontière de fluctuer au 1. Cette distinction accompagne en particulier la primauté des relations entre l'homme et la nature, et, pour cette raison déjà, est excentrique pour un système qui accentue les relations entre hommes. La distinction est fortement accentuée en valeur jusque dans les valorisations contradictoires du sujet et de l'objet dans le positivisme et dans l'idéalisme, ainsi que Raymond Williams nous le rappelle (Keywords, New York, Oxford University Press, 1976, p. 259-260).
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besoin et à d'autres distinctions d'entrer en jeu en accord avec les valeurs indigènes 1. Mais la chose est-elle seulement praticable? Elle a été tentée. Un jeune chercheur, André Iteanu, a choisi cette voie dans sa nouvelle analyse de la société Orokaiva, en Papouasie, d'après les matériaux de Williams et de Schwimmer. Selon ma lecture de sa thèse 2, il a trouvé un autre principe pour ordonner les données dans une supposition qui elle aussi contredit nos conceptions courantes - même si après tout elle ne devrait pas paraître si surprenante, à savoir que la société doit être pensée comme incluant les morts, les relations aux morts étant constitutives de la société et offrant le cadre global à l'intérieur duquel non seulement tout le détail des échanges des rituels et des fêtes mais aussi ce qu'il y a d'organisation sociale prennent sens. Les Orokaiva n'ont pas de monnaie dans le sens mélanésien classique. Mais, comme la monnaie mélanésienne en général est en rapport avec la vie et les ancêtres, la place prééminente que les Orokaiva donnent aux morts rappelle les cas où les échanges cérémoniels font usage de monnaie institutionnelle. A ce point, je suis tenté de rapprocher deux problèmes qui ne peuvent guère être tout à fait absents d'une discussion portant sur la valeur: quel rapport y a-t-il entre ces monnaies «primitives » liées à la valeur absolue et notre monnaie au sens moderne, restreint du terme; et quel rapport y a-t-il entre la valeur au sens général, moral ou métaphysique du terme et la valeur au sens restreint, économique du terme? A l'arrière-plan des deux cas, on trouve le contraste entre des formes culturelles qui sont 1. Il Y a un précédent dans la philosophie allemande, avec la philosophie de la nature de Schelling, où, voulant transcender la dualité kantienne, il réduisit la distinction à n'être plus que de degré ou de complémentarité à l'intérieur de la même classe. Je ne plaide pas pour le procédé de Schelling, qui est peut-être primitif et inefficace. Pour nous, chaque contexte particulier doit être décisif. 2. André Iteanu, La Ronde des échanges. De la circulation aux valeurs chez les Orokaiva, MSH - Cambridge University Press.
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essentiellement globales et celles où le champ est séparé ou décomposé en domaines ou plans particuliers, c'est-àdire, en gros, entre les formes non modernes et modernes. Deux traits de ce contraste sont peut-être significatifs. Dans les sociétés tribales, est-il vrai que là où nous avons des systèmes d'échange élaborés faisant usage d'une ou plusieurs monnaies traditionnelles - principalement de coquillages - pour exprimer et sceller une gamme étendue de transitions cérémonielles et de rituels importants, nous n'avons pas de chefferie permanente, élaborée, ou de royauté, et qu'inversement là où nous trouvons cette dernière les premiers sont absents? La Mélanésie et la Polynésie semblent en clair contraste à cet égard. S'il en était ainsi, nous pourrions supposer qu'une chose peut remplacer l'autre, qu'il y a entre elles une certaine équivalence de fonction. Dans l'Europe moderne maintenant, la prédominance des représentations économiques a résulté de l'émancipation de l'économique par rapport au politique et a demandé, à un certain stade, une réduction des prérogatives politiques (cf. HAE !, p. 6). Y a-t-il ici, malgré la différence marquée entre les contextes, davantage qu'un parallélisme de hasard, l'indication d'une relation plus générale entre deux aspects du social? Un autre aspect des échanges a attiré l'attention de Karl Polanyi. Il a contrasté les «équivalences» fixes entre objets d'échange dans les sociétés primitives ou archaïques avec le prix fluctuant des marchandises dans les économies de marché. Dans le premier cas, il se peut que la sphère d'équivalence et d'échange possible soit restreinte à un petit nombre de types d'objets, tandis que dans le second la monnaie tend à être un équivalent universel. C'est à propos du contraste entre taux d'échange fixes et fluctuants que je voudrais poser une question. Polanyi a attribué la fixité qu'il rencontrait au Dahomey à la réglementation par le roi 1, mais le phénomène était probablement largement répandu. Aux îles Salomon, où 1. Karl Polanyi et Abraham Rotstein, Dahomey and the Slave Trade: an Analysis of an Archaic Economy, Seattle et Londres University of Washington Press, 1966. '
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la réglementation par l'autorité politique est hors de question, le taux d'échange entre la monnaie indigène et le dollar australien demeura inchangé sur une longue période alors même que la dévaluation du dollar entraînait des conséquences très désagréables 1. A l'autre extrémité du spectre, dans le cas d'une haute civilisation et d'une société complexe, Byzance offre un cas de fixité spectaculaire. Le pouvoir d'achat de la monnaie d'or y est resté pratiquement stable du v e au XIe siècle 2. Le fait semble incroyable si l'on pense aux vicissitudes de l'Empire pendant cette période, où il fut menacé dans son existence même à maintes reprises, et dans chaque siècle. Étant donné ces circonstances, l'excellence de l'administration des finances impériales, qui est admise, n'est peut-être pas une explication suffisante de ce remarquable phénomène. Je propose une autre hypothèse, qui peut ou non être mise à l'épreuve, mais que je vois d'autres raisons de mettre en avant. Quand le taux d'échange est perçu comme lié à la valeur fondamentale de la société, il est stable, et on ne lui permet de fluctuer que lorsque le lien avec la valeur de base et l'identité de la société est rompu ou n'est plus senti, quand la monnaie cesse d'être un « fait social total» et devient un simple fait économique 3 •
1. Communication orale de Daniel de Coppet à propos des 'Are 'Are de Malaita. 2. Georges Ostrogorsky, Histoire de l'État byzantin, Paris, Payot, 1969, p. 68,219,317,371. 3. Radcliffe-Brown déjà avait attiré l'attention sur les équivalences fixes en contraste avec l'action de l'offre et de la demande (Natural Science of Society, op. cit., p. 112, 114, 138). Notre hypothèse peut paraître injustifiée, venant après l'étude soigneuse et adroite de Marshall Sahlins, Stone Age Economies, Chicago, Aldine-Atherton, 1972, chap. v!. Cependant, telle qu'elle est formulée ici, elle n'est pas directement contredite par la conclusion de Sahlins. On peut le lire comme affirmant seulement que le contact avec une économie de marché et/ou des changements économiques radicaux ont à la longue, directement ou indirectement, une action sur les équivalences fixes. Il peut y avoir aussi, entre les deux états que notre hypothèse oppose, des stades intermédiaires de transition avec interaction complexe de la norme et du fait.
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Il reste à récapituler ce qui précède et à mettre en perspective le système idéologique moderne et avec lui la situation de l'anthropologie. Le tableau sera forcément incomplet et provisoire, le langage très approximatif. Le but est d'assembler nombre de traits dont la plupart ont été reconnus isolément ici ou là, de façon à percevoir certaines relations entre eux, voire même seulement à en avoir le sentiment. J'ai insisté ailleurs sur l'homme en tant qu'individu comme étant probablement la valeur moderne cardinale, et sur l'accent concomitant sur les relations entre hommes et choses à l'encontre des relations entre hommes 1. Ces deux traits ont des concomitants importants en ce qui concerne la valeur. D'abord la conception de l'homme comme individu implique la reconnaissance d'une liberté de choix étendue. Certaines des valeurs, au lieu d'émaner de la société, seront déterminées par l'individu à son propre usage. En d'autres termes, l'individu comme valeur (sociale) exige que la société lui délègue une partie de sa capacité de fixer les valeurs. La liberté de conscience est l'exemple type 2. L'absence de prescription qui rend le choix possible est donc en fait commandée par une prescription plus haute. Soit dit en passant, il est vain pour cette raison de supposer que les hommes ont devant eux dans toutes les sociétés une étendue semblable de choix. Au contraire, très généralement, la valeur est imbriquée dans la configuration même des idées. Comme on l'a vu pour droite et gauche, cette situation prévaut aussi longtemps que la relation entre partie et tout est effectivement présente, aussi longtemps que l'expérience est spontanément référée 1. Partant de ces deux sortes de relations, et suivant leur application et leurs combinaisons, le sociologue allemand Johann Plenge a développé une classification complète - hiérarchique - et impeccable des relations dans une brochure publiée en 1930 : Zur Ontologie der Beziehung (Allgemeine Relationstheorie), Münster i.W. (Forschungsinstitut für Organisationslehre). 2. La capacité de l'individu est évidemment limitée. Analytiquement, ou bien il exerce un choix entre des valeurs virtuelles existantes, ou des idées existantes, ou bien il construit une nouvelle idée-valeur (ce qui doit être rare).
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à des degrés de totalité; et il n'y a pas de place ici pour la liberté de choix. Nous avons affaire, de nouveau, à deux configurations exclusives : ou bien la valeur s'attache au tout en relation avec ses parties 1 et la valeur est imbriquée, elle est prescrite, pour ainsi dire, par le système même des représentations, ou bien la valeur s'attache à l'individu, ce qui a pour résultat, on l'a vu, de séparer idée et valeur. Cette antithèse s'exprime bien dans le langage de Toennies : volonté spontanée (Naturwille) et volonté arbitraire (Kürwille) , le nœud de l'affaire étant que la liberté de choix, ou Kürwille, s'exerce dans un monde sans touts, ou plutôt dans un monde où les assemblages, ensembles ou touts empiriques qu'on rencontre encore sont privés de leur fonction d'orientation, de leur fonction de valeur. Tournons-nous maintenant vers le lien complexe entre la configuration moderne des valeurs et la relation entre l'homme et la nature. Il faut que les relations entre hommes soient subordonnées pour que le sujet individuel soit autonome et « égal »; la relation de l'homme à la nature acquiert la priorité, mais cette relation est d'un caractère particulier. En effet, que l'indépendance de l'individu le demande ou non, l'homme est en vérité séparé de la nature: l'agent libre s'oppose à la nature comme déterminée 2, sujet et objet sont absolument distingués. Ici nous rencontrons la science et sa prédominance dans la culture. Pour faire bref, disons que le dualisme dont il s'agit est essentiellement artificialiste : l'homme s'est distancé de la nature et de l'univers dont il fait partie et a affirmé sa capacité à remodeler les choses selon sa volonté. De nouveau, on dira bien que Naturwille a été supplantée par Kürwille, cette dernière étant prise cette fois comme volonté moins arbitraire que détachée, dé simbriguée, indépendante. Etant donné le lien étroit entre volonté et valeur, il vaut la peine de se demander d'où vient ce type de volonté sans 1. Koestler permet de préciser : le « tout » est la plupart du temps un tout partiel ou holon, lui-même partie d'un tout partiel supérieur. 2. La pensée et l'étendue de Descartes, etc.
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précédent. Je suppose qu'il a été forgé dans l'éloignement vis-à-vis du monde de l'ancien christianisme -les premiers chrétiens étaient des individus-hors-du-monde - d'où sort finalement le personnage de Calvin, prototype de l'homme moderne, avec sa volonté de fer enracinée dans la prédestination. Seul cet enfantement chrétien me semble rendre intelligible ce qu'on a appelé le « prométhéisme » unique, et étrange, de l'homme moderne (cf. ci-dessus chap. 1). En tout cas, avec Kürwille, comme volonté humaine détachée de la nature et appliquée à la subjuguer, nous sommes en état d'apprécier combien profondément la dichotomie entre être et devoir-être est ancrée dans l'idéologie et la vie modernes. Finalement, nos deux configurations articulent deux relations différentes entre la connaissance et l'action. Dans le premier cas, l'accord entre les deux est garanti au niveau de la société l : les idées sont en conformité avec la nature et l'ordre du monde, et le sujet n'a rien de mieux à faire que de s'insérer consciemment dans cet ordre. Dans le second cas, il n'y a pas un ordre du monde humainement significatif, et il revient au sujet individuel d'établir la relation entre les représentations et l'action, c'est-à-dire en gros entre les représentations sociales et sa propre action. Dans ce dernier cas, ce monde dépourvu de valeurs, auquel les valeurs ont à être surajoutées par le choix humain, est un monde sous-humain, un monde d'objets, de choses. On peut le connaître exactement et agir sur lui à condition de s'abstenir de toute imputation de valeur. C'est un monde sans l'homme, un monde dont l'homme s'est délibérément retiré et sur lequel il peut ainsi imposer sa volonté. Cette transformation n'a été rendue possible que moyennant la dévaluation des relations entre hommes, qui généralement commandaient les relations aux choses. Elles ont perdu, dans l'idéologie prédominante, leur 1. Pourtant, la relation est intrinsèquement problématique: l'assurer est la fonction essentielle et distinctive de la religion (voir HAE !, p. 248, n. 3).
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caractère concret; elles sont vues spécialement du point de vue des relations aux choses (que l'on pense aux variables de Parsons), sauf en ce qui concerne un résidu, l'action morale. D'où l'universalité abstraite de l'impératif kantien. Voilà pour le côté du sujet. Malgré notre distinction absolue entre sujet et objet, il y a quelque homologie dans notre façon de les considérer, et je voudrais ajouter quelques notes sur le côté de l'objet pour compléter le tableau et pour attirer l'attention sur quelques traits de la configuration moderne de la connaissance. C'est un lieu commun de dire que la connaissance moderne est distribuée en un grand nombre de compartiments séparés, de parler d'un haut degré de division du travail et de spécialisation scientifique. Je voudrais caractériser plus précisément le modèle moderne en contraste avec le traditionnel, dont nous avons rappelé ci-dessus quelques aspects. On peut prendre la configuration moderne comme résultant du bris de la relation de valeur entre élément et tout. Le tout est devenu un tas. Un peu comme si un sac contenant des billes s'était volatilisé: les billes ont roulé dans toutes les directions. C'est de nouveau un lieu commun. Le fait ·est que le monde objectif est constitué d'entités séparées ou de substances à l'image du sujet individuel, et que les relations entre elles que livre l'expérience sont considérées comme leur étant extérieures 1. Mais mon image est pauvre, et d'abord elle suggère que la distribution finale des éléments est affaire de hasard, alors qu'en réalité un monde complexe, multidimensionnel, de relations ordonnées et fluctuantes a été analysé, décomposé par l'effort de la raison (philosophique et) scientifique en composants plus simples dont la constitution interne et les relations sont très particulières. Une image un peu meilleure serait celle d'un solide multidimensionnel éclatant en une multitude de surfaces discrètes et rectilignes, des plans qui ne peuvent accueillir 1. Au moins de façon prédominante. A propos des « relations internes », voir Phillips, op. cit. (cf. ci-dessus n. 1, p. 275).
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que des figures ou relations planes, linéaires. Ces plans ont, je pense, trois caractères: ils sont absolument séparés et indépendants, ils sont homologues l'un à l'autre, et chacun d'eux est homogène dans toute son étendue. L'éclatement comme trait général est relativement familier: l'histoire de la peinture moderne à partir de l'impressionnisme offre un exemple. Les moyens qui étaient jusque-là subordonnés à la référence descriptive ont été émancipés et chacun d'eux à tour de rôle a pu venir au premier plan. Il n'y a pas de doute non plus quant à la parfaite séparation des «plans» de la connaissance: parlons-nous physique ou chimie, psychologie ou physiologie, psychologie ou sociologie? Mais qu'est-ce donc qui a déterminé l'identité de chacune des disciplines entre lesquelles les constituants du monde ont été distribués? La réponse semble être que le point de vue instrumental a été décisif 1. Corrélativement, nous avons eu l'occasion de remarquer la faiblesse, extrême et frappante, de la notion de « tout» dans la pensée philosophique. En second lieu, les « plans » sur lesquels la connaissance et le progrès sont concentrés demeurent « homogènes» dans toute leur étendue. Tous les phénomènes considérés sont de la même nature, ont même statut, et sont essentiellement simples. Ici, le paradigme serait le modèle galiléen du mouvement rectiligne uniforme : un seul point matériel se mouvant dans un espace vide. En conséquence, les plans ont tendance à se scinder lorsque le développement de la science révèle une hétérogénéité (instrumentale) . Pourtant tous les plans sont homologues, au moins en principe, en ce sens que les méthodes appliquées à diverses sortes de phénomènes sont identiques. Il n'y a 1. Radcliffe-Brown parlait de «sortes naturelles de systèmes» (natural kinds of systems, Natural Science of Society, op. cit., p. 23), admettant ainsi implicitement que la séparation entre disciplines scientifiques est fondée dans la nature. II y a une relation évidente avec la prédominance du nominalisme dans la science. La difficulté cartésienne de concevoir les relations entre âme et corps est peut-être l'archétype de cette sorte de division. D'où une prolifération de contradictions et d'oppositions simples mal subsumées.
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qu'un modèle des sciences de la nature. Il est vrai que, le temps et l'expérience aidant, ce modèle peut être modifié, mais seulement avec difficulté (témoins la biologie et la psychologie). Le modèle est mécaniste, quantitatif, il repose sur la cause et l'effet (un agent individuel, un résultat individuel 1). Il est essentiel de noter que la rationalité scientifique est présente et opère seulement sur chacun de ces plans distincts, et que son exercice suppose que l'ensemble a été mis en pièces. Elle ne peut aller audelà de la relation des moyens aux fins. Si elles ont réussi à assurer la maîtrise de l'homme sur le monde naturel, les sciences ont eu d'autres résultats, dont celui de nous confronter à ce qu'Alexandre Koyré a appelé « l'énigme de l'homme». Si l'anthropologie traite, à sa manière propre, de cette « énigme », alors elle est à la fois partie intégrante du monde moderne, et chargée de le transcender ou plutôt de le réintégrer dans le monde plus humain que les sociétés avaient en commun jusque-là. J'espère que nos observations sur la valeur se seront inscrites dans cette direction. Il reste à affronter la question de notre relation à la valeur: l'anthropologie se situe entre une science « libre de valeur» et la nécessité de restaurer la valeur à la place universelle qui lui revient. Le critique philosophique de la science sociale lui demande d'évaluer. Il se peut qu'il nous accorde la capacité de dépasser la simple neutralité en la matière, mais maintienne que nous ne pouvons nous en débarrasser complètement pour évaluer ou prescrire. C'est vrai en pratique. Ce ne l'est pas tout à fait en principe, je crois, et le point vaut d'être marqué. Ce qui se produit dans la vue anthropologique, c'est que chaque idéologie est relativisée en relation à d'autres. Il ne s'agit pas d'un relativisme absolu. L'unité de l'humanité, postulée mais aussi vérifiée (lentement et péniblement) par l'anthropologie, met des limites à la variation. Chaque 1. Il est remarquable que Radcliffe-Brown ait vu l'incompatibilité entre une perspective holiste ou systématique et l'explication causale, et ait rejeté la causalité de sa « science sociale théorique )) (ibid., p.41).
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configuration particulière d'idées et de valeurs est contenue avec toutes les autres dans une figure universelle dont elle est une expression partielle (cf. ci-dessus chap. VI). Pourtant cette figure universelle est si complexe qu'elle ne peut pas être décrite, mais seulement vaguement imaginée comme une sorte d'intégrale de toutes les configurations. Ainsi, il est impossible pour nous de saisir directement la matrice universelle dans laquelle la cohérence de chaque système de valeurs particulier est enracinée, mais elle est perceptible d'une autre façon : chaque société ou culture porte la trace de l'inscription de son idéologie à l'intérieur de la condition humaine. C'est une marque négative, taillée en creux. De même qu'une action a des conséquences imprévues ou des « effets pervers», de même que dans nos sociétés chaque choix individuel est immergé dans un milieu de plus grande complexité et produit ainsi des effets involontaires, de même chaque configuration idéo-normative a ses concomitants spécifiques, obscurs et cependant contraignants, qui l'accompagnent comme son ombre et manifestent par rapport à elle la condition humaine. Ces concomitants sont ce que j'ai appelé dans un autre contexte les «traits non idéologiques» que la comparaison révèle et que nous voyons comme des aspects non conscients, insoupçonnés des sujets eux-mêmes 1. Il y a ainsi dans toute société concrète l'empreinte de ce modèle universel, qui devient perceptible à quelque degré aussitôt que la comparaison commence. C'est une empreinte négative, qui pour ainsi dire authentifie la société en tant qu'humaine, et dont la précision s'accroît à mesure que progresse la comparaison. Il est vrai que nous ne pouvons pas dériver de cette empreinte une prescription, mais elle représente le revers de la prescription, ou sa limite. En principe, l'anthropologie est ainsi grosse d'un progrès dans la connaissance de la valeur, et par suite de la prescription elle-même, ce qui devrait conduire finalement à reformuler le problème du philosophe. Mais qu'en est-il d'ici et de maintenant? Étant entendu que le sens de « prescription » devient plus complexe dans 1. HH, § 118.
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notre perspective, de sorte qu'on préférerait parler de conseil plutôt que d'injonction, n'avons-nous rien de la sorte à offrir à partir de nos conclusions de fait? Nous avons vu que la configuration moderne, tout en s'opposant à la configuration traditionnelle, est pourtant encore située en elle: le modèle moderne est une variante exceptionnelle du modèle général et demeure enchâssé, ou englobé, à l'intérieur de ce modèle. La hiérarchie est universelle, et en même temps elle est ici contredite, partiellement mais effectivement. Qu'est-ce donc qui, en elle, est nécessaire? Une première réponse approximative est que l'égalité peut faire certaines choses, et non d'autres. Une tendance actuelle de l'opinion publique, en France et ailleurs, suggère un exemple. On parle beaucoup de « différence », de la réhabilitation de ceux qui sont « différents» d'une façon ou de l'autre, de la reconnaissance de l'Autre. Ceci peut signifier deux choses. Dans la mesure où c'est affaire de « libération », de droits et de chances égaux, de l'égalité de traitement des femmes, ou des homosexuels, etc. - et telle semble être la portée principale des revendications présentées au nom de telles catégories -, il n'y a pas de problème théorique. Il faut seulement faire remarquer que, dans un traitement égalitaire de ce genre, la différence est laissée de côté, négligée ou subordonnée, et non « reconnue ». Comme la transition est facile de l'égalité à l'identité, le résultat à longue échéance sera probablement un effacement des caractères distinctifs au sens d'une perte du sens ou de la valeur attribués précédemment aux distinctions correspondantes. Mais il se peut qu'il y ait davantage dans ces demandes. On a l'impression qu'elles présentent aussi un autre sens plus subtil, la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre. Ici je soutiens qu'une telle reconnaissance ne peut être que hiérarchique - comme Burke l'a perçu de façon si aiguë dans ses Réflexions sur la Révolution française. Ici, reconnaître est la même chose qu'évaluer ou intégrer (pensons à la Grande Chaîne de l'Être). Un tel énoncé fait injure à nos stéréotypes et à nos préjugés, car rien n'est plus éloigné de notre sens commun que la formule de saint
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Thomas d'Aquin: « On voit que l'ordre consiste principalement en inégalité (ou différence: disparitate) » (cf. cidessus note 2, p. 273). Et cependant c'est seulement par une perversion ou un appauvrissement de la notion d'ordre que nous pouvons croire à l'inverse que l'égalité peut par elle-même constituer un ordre. Pour être explicite: l'Autre sera alors pensé comme supérieur ou inférieur au sujet, avec l'importante réserve que constitue l'inversion (qui n'est pas présente dans la Grande Chaîne comme telle). C'est-à-dire que, si l'Autre était globalement inférieur, il se révélerait supérieur à des niveaux secondaires 1. Je soutiens ceci: si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l'égalité et la reconnaissance, ils réclament l'impossible. On pense au slogan « séparés mais égaux» qui marqua aux États-Unis la transition de l'esclavage au racisme. Pour être plus exact, ou plus complet, ajoutons que ce qui précède est vrai au niveau de la pure représentation égalité ou hiérarchie - et faisons place à une autre sorte d'alternative. Pour ce qui est des formes pratiques d'intégration, la plupart de celles qui viennent à l'esprit ou bien assemblent des agents égaux, identiques en principe, comme la coopération, ou bien renvoient à un tout et sont implicitement hiérarchiques, comme la division du travail. Seul le conflit se qualifie, comme Max Gluckman l'a 1. Pour l'application aux sociétés, voir « La communauté anthropologique ... », op. cit., p. 92, ici chap. VI, 1re partie. Si nous supposons que les niveaux sont nombreux, et l'inversion multipliée, nous avons une relation dyadique fluctuante qui peut donner statistiquement l'impression de l'égalité. Dans un contexte tout différent, l'analyse par Sahlins des échanges dans le golfe Huon est riche de sens (Age de pierre, Age d'abondance, op. cit., p. 322 sq.). Soit brièvement : 1) entre deux partenaires commerciaux, chacun des échanges d'une série est déséquilibré alternativement, dans une direction et dans l'autre, approchant d'un équilibre obtenu à la fin, pour la série entière; l'égalité est ainsi atteinte à travers une succession d'échanges quelque peu inégaux; 2) ainsi, chaque échange particulier n'est pas fermé, mais reste ouvert et appelle le suivant: l'accent est sur une relation continuée plutôt que sur une équivalence instantanée entre choses. Tous les aspects de notre problème sont ici présents en réduction : la vraie différence entre hiérarchie et égalité n'est pas du tout celle que nous supposons d'ordinaire.
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montré, comme intégrateur. Il faut donc dire, en gros, qu'il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon l'Autre : la hiérarchie et le conflit. Maintenant, que le conflit soit inévitable et peut-être nécessaire est une chose, et le poser comme idéal, ou comme « valeur opératoire », en est une autre 1, même si c'est en accord avec la tendance moderne: Max Weber lui-même n'accordait-il pas plus de crédibilité à la guerre qu'à la paix? Le conflit a le mérite de la simplicité, alors que la hiérarchie entraîne une complication semblable à celle de l'étiquette chinoise. Cela d'autant plus qu'il lui faudrait ici être englobée à son tour dans la valeur suprême de l'individualisme égalitaire. Je confesse pourtant ma préférence irénique pour elle.
P.S. (1983) - Il Y a lieu aujourd'hui à une brève mise au point. On peut reprocher à ce qui précède de suggérer une image trop étroite de la culture moderne. Le tableau vaudrait peut-être dans une certaine mesure pour le passé, il ne s'appliquerait plus que très mal au présent. Ainsi, la science dont on a fait état est dépassée depuis longtemps, la séparation entre être et devoir-être est loin d'être admise partout dans la philosophie récente, etc. La réponse est à deux degrés. En premier lieu, ce qu'on a voulu isoler est une configuration idéologique générale, sous-jacente aussi bien à la mentalité commune qu'à la connaissance spécialisée. Et, quand je dis mentalité commune, je ne pense pas qu'à l'homme de la rue, mais aussi bien aux institutions politiques ou encore aux présupposés dominants dans l'étude de la société. Il ne suffit pas qu'un trait apparaisse dans une spécialité pour avoir le même poids qu'un autre dans la configuration globale. Ainsi par exemple il semble bien que la théorie de la relativité, bien que déjà ancienne, n'a pas à ce jour 1. Ce que fait, à mon sens, Marcel Gauchet dans une étude pénétrante sur Tocqueville: « Tocqueville, l'Amérique et nous », Libre, 7, 1980, Paris, Payot (p. 43-120), p. 90-116.
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conquis une place du même ordre que la physique newtonienne dans nos représentations communes. En second lieu, il y a un problème de vocabulaire, qui recouvre un problème de méthode. Dans le texte cidessus, comme dans toute la recherche dont il est issu, le but a été d'isoler comme caractéristique de la modernité, en contraste avec les sociétés non modernes, une configuration que l'on a appelée moderne dans ce sens. Il apparaît aujourd'hui, tout compte fait, qu'on peut l'appeler individualiste, tant l'individualisme y est fondamental. Il est bien vrai que la modernité prise en un sens purement chronologique - et non pas seulement sa phase la plus récente, « contemporaine» - contient bien davantage, au plan de la pratique sociale et même à celui de l'idéologie, que la configuration individualiste qui la caractérise comparativement. A la lumière des résultats acquis, cette situation apparaît chargée de sens et susceptible d'être analysée dans une perspective renouvelée 1.
1. Cf. l'introduction de ce volume, in fine.
Lexique de quelques mots clefs
Abréviations HH = Homo hierarchicus,. le Système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979, coll. « Tel» (réédition augmentée) . HAE 1 = Homo aequalis 1,. Genèse et Épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
Ceci n'est pas un index, mais seulement un rappel de quelques termes de base dans l'acception où ils sont pris ici. On renvoie au besoin à l'intérieur du livre pour des éclaircissements, et exceptionnellement à d'autres ouvrages pour des développements plus amples. L'astérisque * renvoie à une autre rubrique. A distinguer du pouvoir ou commanriement: ordre résultant de la mise en jeu de la valeur. La relation hiérarchique élémentaire (ou opposition * hiérarchique) est celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout (ou ensemble), ou encore entre deux parties par référence au tout; elle s'analyse en deux aspects contradictoires de niveau différent: distinction à l'intérieur d'une identité, englobement du contraire (p. 245). La hiérarchie est ainsi bidimensionnelle (p. 278). En général, voir HH, postface.
HIÉRARCHIE:
On désigne comme holiste une idéologie * qui valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l'individu humain; voir l'opposé: Individualisme. Par extension, une sociologie est holiste si elle part de la société globale et non de l'individu supposé donné indépendamment.
HOLISME :
L'impossibilité de séparer idées et valeurs dans les formes de pensée non modernes conduit à parler d'idées-valeurs (p. 274 sq.).
IDÉES-VALEURS:
304
Lexique
Ensemble social de représentations; ensemble des idées et valeurs communes dans une société (= idéologie globale); partie spécifiée de l'idéologie globale: l'idéologie économique. Voir HAE l, p. 18, 26 sq., etc.
IDÉOLOGIE:
Ensemble des représentations communes caractéristiques de la civilisation moderne (p. 30, 299). Voir Individualisme *.
IDÉOLOGIE MODERNE:
En fait d'individu ou d'homme individuel il faut distinguer : 1) le sujet empirique, échantillon indivisible de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés; 2) l'être moral, indépendant, autonome, et ainsi (essentiellement) non social, tel qu'on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société. La distinction est indispensable à la sociologie (p. 29).
INDIVIDU:
INDIVIDU-DANS-LE-MONDE/INDIVIDU-HORS-DU-MONDE :
L'individu au sens (2) ci-dessus, s'il est «non social» en principe, en pensée, est social en fait: il vit en société, « dans le monde ». En contraste, le renonçant indien devient indépendant, autonome, un individu, en quittant la société proprement dite, c'est un « individu-hors-du-monde » (HH, app. B). 1) On désigne comme individualiste, par opposition au holisme *, une idéologie qui valorise l'individu (= qui a l'individu au sens (2) ci-dessus) et néglige ou subordonne la totalité sociale. Sur la relation entre cette opposition * et celle entre individu-darts-Ie-monde et individuhors-du-monde, voir p. 77, n. 1. 2) Ayant trollvé que l'individualisme dans ce sens est un trait majeur dans la configuration de traits qui constitue l'idéologie moderne *, on désigne cette configuration elle-même comme individualiste ou comme «l'idéologie individualiste », ou « l'individualisme» (p. 30 sq.). Voir Relations *.
INDIVIDUALISME:
Le terme désigne uniquement une distinction intellectuelle et non une relation de fait, conflit, etc. On distingue l'opposition symétrique ou équistatutaire (= où les deux termes ont même statut, soit l'opposition distinctive en phonologie) et l'opposition hiérarchique, asymétrique, dont l'inversion est significative (p. 248). Voir Hiérarchie *.
OPPOSITION:
Dans la configuration idéologique individualiste, la relation de l'homme aux choses (à la nature, à l'objet) est valorisée à l'encontre de la relation entre hommes (HAE 1).
RELATIONS :
Lexique
305
Le contraire est vrai des idéologies holistes. Voir p. 50-51, 173174,289, n. 1. C'est sous ce terme, souvent au pluriel, que la littérature anthropologique fait référence en quelque mesure à ce que nous préférons appeler hiérarchie *. La valeur est ségrégée dans l'idéologie moderne *, individualiste, et au contraire elle fait partie intégrante de la représentation dans les idéologies holistes (chap. VII).
VALEUR:
L'index renvoie aux pages, en italique pour les citations, en chiffres gras pour les développements continus.
Albert E., 264, 265. Althusius, 99. Arendt H., 163n, 166, 185. Aristote, 39, 40, 41, 85-86, 110. Augustin (saint), 54-61, 74, 85, 263. Ayçoberry P., 174n. Babeuf G., 146n. Bachelard G., 277n. Barber B. R, 154n. Barker E., 86n, 96n-98, 101, 114n, 119-120. Barth K., 74n. Bateson G., 261, 276n. Beek B., 247. Beidelman T. 0.,251. Bell D., 239n. Bellah R, 281. Benoist J.-M., 248. Bentham J., 98n, 111, 120, 1220. Beuchat H., 205. Bevan E., 41n, 48. Bidez J., 49n. Blondel M., 257. Bonald (comte de), 126, 132. Bouglé C., 1280. Boulainvilliers (comte de), 188. Bourdieu P., 249n. Bracher K. D., 159. Brésard M., 117n. Brown P., 35n, 54n, 60-61.
Buber M., 277n. Buchheim H., 164n, 166. Bullock A., 178n. Burke E., lOIn, 296. Cahnman W. J., 226n. Calvin J., ~5, 71-81, 106n. Carlyle A. J., 53, 54n, 56, 58, 63n, 66-67. Carlyle R. W., 53n. Caspary G., 45, 49, 51, 53-54, 280. Cassirer E., 85n. Choisy E., 72n, 75, 78. Chrysippe, 40. Clément d'Alexandrie, 50. Comte A., 124n, 126, 128n, 129, 131. Condorcet (marquis de), 123124n-126, 223. Congar y., 66. Conze E., 44n. Coppet D. de, 245n, 288n. Crocker c., 248n. Curtis M., 154n. Czarnowski S., 205. Dante, 93n. Daraki M., 58n. Den ys l'Aréopagite (Pseudo-), 282.
Derathé R, 115n.
308 Descartes R, 76, 290n. Descombes V., 29-30. Diderot D., 115n, 220. Diogène, 40. Douglas M., 16. Dubois P., 93. Durkheim E., 12, 15, 17, 29, 83n, 117-118, 184, 194, 198, 205-207, 212, 226, 238, 276n. Dvornik F., 50n, 63n. Eckart D., 167, 176. Ehrhardt A. A. T., 50n. Epictète, 41. Erikson E., 280-281. Evans-Pritchard E. E., 13, 15n, 211, 213, 241-243, 247, 254n, 266. Fauconnet P., 204. Faye J.-P., 164n, 165n-166n, 170n-171-172, 177, 179, 184. Fichte J. G., 135, 141-149, 162n. Figgis J. N., 84, 89-90-91, 93, 96. Firth R, 254n. Fourier C., 133n. Frazer J.• 12, 205. Friedlander S., 165n. Friedrich C. J., 154n. Gandillac M. de, 130n. Gauchet M., 298n. Geertz c., 237. Gélase (saint), 63-64-65-67, 71, 92n, 279. Gerschenkron A., 163. Gierke O., 84, 86n, 91-93,97-9899, 102, 109n, 111n, 117n, 227n, 273. Gilson E., 54n, 60-61, 94. Gluckman M., 297. Gobineau (comte de), 168. Goethe W., 239. Goodenough E. R, 42. Granet M., 252. Grasset B., 151n. Grégoire le Grand, 56. Grotius, 99. Guéroult M., 142-143.
Index Habermas J., 70n. Halévy E., 84, 98n, 121n, 123, 128n. Haller W., 106. Hegel G. W. H., 23, 44, 70, 83, 108, 112-113, 116n, 119, 126, 129-130-131, 143, 146-147149, 158, 226, 227n, 269n, 275n. Heine H., 135. Herder J. G., 135, 136-141, 145, 148,155,169,171,224,228. Herskovits M. J., 272n. Hertz R, 194, 198,209,242-243, 246,273. Hill c., 105. Himmler H., 165, 177. Hitler A., 162-189. Hobbes T., 99-100, 103, 106n, 130, 132n, 227n. Hsu F. L., 259-260. Hubert H., 197-198, 204-205, 208. Humboldt W., 228n. Hume D., 60. Humphreys S., 35n. Hyppolite J., 130n. Irénée (saint), 54. Iteanu A., 286. Jackel E., 164n. Jacob F., 276n. Jambulos, 49. Jean Chrysostome (saint), 54. Jellinek G., 43n, 121, 124n. Kant E., 143, 145-146, 148, 252, 267,270. Kautilya, 95n. Kluckhohn C., 17n, 261-266, 272n. Kluckhohn F., 263-265. Koestler A., 275n, 290n. Kolakowski L., 246, 269-270, 275n. Koyré A., 44, 257n, 294. Kuhn T., 217.
Index Lactance, 52. Lakoff S. A., lOIn, 104-106n. Lalande A., 12n, 257. Lamennais F. de, 128. Leach E., 17, 47n, 63n, 254n255n. Leibniz G. W., 137n, 224-225, 227, 277-278. Léon X., 143, 146n. Lepley R., 262n, 268. Leroi-Gourhan A., 198. Leroy M., 127n, 128n. Lévi-Strauss c., 193-199, 205207, 211-212, 238, 248n, 254. Lévy-Bruhl L., 168, 206, 241, 285. Lilbume J., 106. Locke J., 23, 83, 98n, 100, 103, 106n-107, 119, 122, 131, 157. Lovejoy A. D., 153n, 260n, 276n, 277n, 282. Lukacs G., 153n, 275n. Lukes S., 29n, 226. Luther M., 72-76, 78-80, 94-95, 104, 106n, 156, 167. Machiavel N., 95-109. Macpherson C. B., 106-109n. Maistre X. de, 126. Malinowski B., 203-204. Malthus T. R., 126. Mandeville B., 26. Mann T., 187. Marcaggi V., 122n. Marcuse H., 126. Marsile de Padoue, 92, 93, 95. Marx K., 118n, 126-127, 129131, 154, 162, 173, 226-227, 250. Maser W., 167n, 179. Mason T., 165n. Mauss M., 11-19, 23, 29, 193214, 216, 219, 255, 285. Meinecke F., 142-143. Mercier S., 122n. Michel H., 121n, 127n-128n. Mol H., 263. Molina L., 99. Momigliano A., 35n.
309 Montesquieu (baron de), 117n118n, 131. Morgan L., 211. Moritz K. P., 152n. Morris Ch., 260. Morris c., 74n. Morrison K. F., 64. Müller A., 226. Müntzer T., 104n-105n. Needham R., 242, 250-252. Nelson B., 43n, 76n. Neumann F., 174n. Nietzsche F., 104,258. Nolte E., 154, 164n, 165n, 167, 173-174, 181. Northorp F. S. C., 262n. Occam G. d', 74, 84-89, 92, 93n, 129. Origène, 45, 49, 51,53, 58. Ostrogorsky G., 288n. Paine T., 123. Parsons T., 261n-263, 272n, 292. Partner P., 68n. Paul (saint), 52-54, 176. Peterson E., 63. Phillips D. c., 275n, 292. Philon, 42, 48, 50. Philonenko A., 145n, 146. Platon, 39, 40, 52, 83, 119,257, 261n, 283n. Plenge J., 160, 289n. Plotin, 60. Polanyi K., 14,23, 30n, 31,174, 271n, 284, 287. Polin R., 108n. Popper K., 83n, 116. Pribram K., 159-160-162-163n, 172, 184, 187,269. Proudhon P. J., 127n, 133n. Pufendorf S., 99, 116. Radcliffe-Brown A. R., 242, 254-255, 266, 288n, 293n. Rauschning H., 178, 185. Renan E., 139. Ricardo D., 126. Ritter J., 269n. Rivière J., 91n, 93n.
310 Robertson R., 23n. Rotstein A., 287n. Rouché M., 137n. Rousseau J.-J., 40,100,103-104, 108, 112-120, 121, 124, 128n, 130, 132n, 138, 145, 220, 227n. Sabine G. H., 40, 114n. Sahlins M., 233, 288n, 297n. Saint-Simon (comte de), 126, 128, 133n. Salomon E. von, 180n, 188n. Saran A. K., 271. Schelling F. W. J., 143, 2860. Schiller F., 228. Schlegel A. W., 143. Schneckenburger F., 79. Schwartz E., 650. Sénèque, 40, 49. Serres M., 137n, 277n. Shakespeare W., 281. Sheldon R, 263n. Shils E. A., 261n-263, 272n. Sieburg F., 151n. Sismondi S. de, 127. Smith A., 26, 123, 126. Smith W. Robertson, 204. Socrate, 42. Southern RN., 68. Spano O., 161n. Spitzer G., 153n. Srioivas M. N., 254n. Starobinski J., 1150.
Index Steinmetz S. R., 200-201. Stern F., 158. Strauss L., 270. Suarez F., 99. Talmon J.-L., 113n. Taminiaux J., 147n. Taylor C., 227n. Tcherkézoff S., 251n. Theunisseo M., 44n, 1470. Thomas d'Aquin (saint), 84-86, 97, 273n, 297. Tocqueville A. de, 122, 125, 128-131, 298n. Toenoies F., 76, 83n, 138n, 169, 226-227, 229, 238, 269, 274, 290. Troeltsch E., 39, 42-46, 48-50, 52-53, 54n, 55, 58-59, 73-75, 78-79, 96n, 135, 1560. Turner H. A., 154n. Twain M., 196. Ullmano W., 64n. Vaughan C. E., 114. Villey M., 85-86, 88n, 89. Voltaire, 136, 138, 277-278. Weber M., 25n, 43n, 75-77, 82, 226, 270, 298. Weldon T. D., 83-84, 116. Williams R, 285n. Zénon de Citium, 40, 48.
Table
Préface ... ..... " .. ,. " ...... .. ....... . . . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9 Il
1. Sur l'idéologie moderne 1.
Genèse, 1. De l'individu-hors-du-monde à l'individu-dans-Ie-monde. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
33
Les commencements chrétiens de l'individualisme, 35 Calvin, 71
2.
Genèse, II. La catégorie politique et l'État à partir du XIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
82
Introduction, 82 Thomas d'Aquin et Guillaume d'Occam, 84 De la suprématie de l'Église à la souveraineté politique (XIve-xvIe siècle), 89 Le Droit naturel moderne, 96 Les implications de l'individualisme: égalité, propriété, 101 Le « Léviathan» de Hobbes, 107 Le « Contrat social» de Rousseau, 112 La Déclaration des droits de l'homme, 121 Le contrecoup de la Révolution: renaissance de 1'« universitas », 126
3.
4.
Une variante nationale. Le peuple et la nation chez Herder et Fichte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
134
La maladie totalitaire. Individualisme et racisme chez Adolf Hitler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
152
II. Le principe comparatif :
l'universel anthropologique 5. 6.
Marcel Mauss: une science en devenir. . . . . . . . La communauté anthropologique et l'idéologie .......................................
193 215
La discipline dans sa relation aux idéologies, 216 Où l'égalitarisme n'est pas à sa place, 240
7.
La valeur chez les modernes et chez les autres
254
Lexique de quelques mots clefs. . . . . . . . . . . . . . . . Index des auteurs cités. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
301 307
IMPRESSION : NORMA.~DIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI DÉPÔT LÉGAL: OCTOBRE 1991. N° 13415-4 (114170) IMPRIMÉ EN FRANCE