Sophie Orlando
Anwar Jalal Shemza, The Wall, 1958, huile sur carton, 60 x 44,5, Birmingham Museum and Art Gallery © Birmingham Museums
10
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Sophie Orlando
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
Exposer, réécrire l’histoire de l’art Des œuvres aux récits au sein des expositions « The Other Story », Hayward Gallery, 1989 et « Migrations: Journeys into British Art », Tate Britain, 2012
Comment exposer des artistes tenus jusqu’ici aux
muséologie, l’année 1989 est devenue un marqueur
marges de l’histoire de l’art ? C’est la question que
historique des processus de réévaluation des relations
se pose Rasheed Araeen en 1989, alors qu’il procède
entre des œuvres créées et reçues sous des régimes
à l’accrochage de « The Other Story » à la Hayward
de légitimation différents. Inscrite dans ce change-
Gallery, l’espace d’exposition de l’Arts Council, à
ment de regard des institutions culturelles envers
Londres. Il tente alors de réinscrire les « Afro and
les frontières de l’histoire de l’art occidentale, « The
Asian artists in post-war Britain »1 dans l’histoire de
Other Story » signale une volonté de reconnaissance,
l’art moderne. L’exposition « The Other Story » affirme,
par un centre d’art national, de la contribution des
selon Jean Fisher, un positionnement curatorial en
artistes étrangers installés en Grande-Bretagne, de
faveur d’une désimpérialisation de l’esprit institution-
la construction du modernisme et de l’art contem-
nel2 ; elle interroge également le traitement spécifique
porain. En 2012, la Tate Britain propose, sous le titre
réservé aux artistes issus des pays du Commonwealth
« Migrations: Journeys into British art », un nouvel
– immigration majeure en Grande-Bretagne depuis les
accrochage des collections permanentes. Les artistes
années 1960 – au sein de l’histoire de l’art nationale
ne sont plus identifiés par une catégorie ethnicisante,
britannique. Ce positionnement la distingue large-
mais plutôt par les liens entre leur statut migratoire
ment des perspectives proposées par «Magiciens de la
et les mouvements artistiques de l’histoire de l’art
terre », une exposition dans laquelle son commissaire,
occidentale, tels que l’internationalisme artistique.
Jean-Hubert Martin, désignait par la magie ou le rite
La Tate Britain réécrit ici l’histoire de l’art nationale
les liens entre l’art occidental et ce qu’il considérait
britannique en désignant la (l’im)migration d’artistes
comme des objets d’art ethnographiques, ou de celles
internationaux comme moteur de l’élaboration d’une
proposées par la Biennale de La Havane3, qui forçait
spécificité plastique britannique.
une définition égalitaire des valeurs des œuvres d’art
Comment la pratique curatoriale et le position-
contemporain issues de l’ensemble des mondes non-
nement d’une institution culturelle élaborent-ils la
occidentaux. Aux yeux des historiens de l’art et de la
réhabilitation de mouvements artistiques consi-
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
11
Sophie Orlando
dérés jusque-là à la marge de l’histoire de l’art ?
celui, en 1989, de Norbert Lynton, Picturing People:
Comment analyser et situer les œuvres des artistes
British Figurative Art Since 1945, qu’il accuse d’oublis
britanniques marginalisés dans cette réécriture du
et de partialité. Il propose alors de réhabiliter la mul-
modernisme et cette nouvelle analyse des arts contem-
tiplicité des productions artistiques (ou des « voix »,
porains ? Quels récits de l’histoire de l’art britanni-
selon le terme de Gayatri Chakravorty Spivak6) au sein
que sont proposés par ces pratiques curatoriales ?
d’un même pays et de faire entendre l’histoire large-
L’article déploie en cinq temps l’étude de ces deux
ment ignorée des artistes d’origines afro-caribéenne
modèles curatoriaux en s’intéressant à la période
et asiatique depuis les années 1960. Araeen interroge
des années 1960 aux années 1980. Les premier et
la manière dont les disciplines de l’histoire de l’art et
deuxième temps analysent, par le biais du concept de
de la muséologie ont fait place ou, au contraire, ont
génération, l’ambition critique et les limites de l’expo-
occulté les productions artistiques qui excèdent la
sition « The Other Story ». Le troisième temps opère en
modernité artistique européano-américaine.
tant que pivot et prend pour objet les liens entre les
Après la Seconde Guerre mondiale, la vague d’im-
pratiques curatoriales et les politiques de la diversité
migration des anciennes colonies favorise les dépla-
culturelle menées entre 1989 et 2012. Le quatrième
cements des artistes afro-caribéens et asiatiques. Le
propose une lecture des œuvres de « Migrations » à
CAM (The Caribbean Artists Movement, 1966-1972), un
l’aune des vocabulaires postcoloniaux employés par
mouvement initié par les écrivains Kamau Brathwaite
les commissaires de cet accrochage, tandis que le
et John La Rose, inclut des professeurs de littérature
dernier compare « The Other Story » et « Migrations » et
indienne, les peintres abstraits Frank Bowling et
en dégage des conclusions concernant la génération
Aubrey Williams, ainsi que le sculpteur Ronald Moody7.
d’artistes des années 1980.
Le CAM propose une interprétation du modernisme artistique dans une perspective anticoloniale. Les
« The Other Story » : une histoire homogène de l’art
« artistes du Commonwealth » sont bien reçus par la
moderne par la contribution des artistes migrants
critique britannique, comme en témoigne la visibilité
« The Other Story » rassemblait 24 artistes et environ
des artistes abstraits Francis Newton Souza et Avinash
260 œuvres. Araeen prit le parti d’écrire une histoire
Chandra. À la même époque, et en particulier autour
des artistes d’origines afro-caribéenne et asiatique
de galeries telles que Signals de David Medalla 8, un
depuis l’après-guerre et la reconstruction de la Grande-
art conceptuel, minimaliste et cinétique se développe
Bretagne grâce aux habitants du Commonwealth
autour d’un internationalisme artistique. En font par-
jusqu’à la gouvernance thatchérienne et ses politiques
tie David Lamelas, Gustav Metzger, des féministes
de régulation de l’immigration. Après avoir constaté
américaines installées à Londres comme Mary Kelly,
que les artistes d’origine afro-caribéenne ont été
mais également le Philippin David Medalla, le Chinois
exclus de l’histoire de l’art à cause du racisme institu-
Li Yuan-Chia, et Araeen lui-même, qui élabore un art
tionnel, Araeen a souhaité écrire « une histoire qui n’a
tantôt minimaliste ou cinétique dont l’ambition croise
jamais été racontée, si ce n’est sous formes de bribes,
l’aspiration cosmopolite et la vision anticoloniale.
témoignant d’une existence retranchée de l’histoire collective 4 ».
Hall parlera de la « condensation d’une
Cette proposition artistique internationaliste est rompue par le mouvement du Black Art au début
série d’histoires qui se chevauchent, s’emboîtent, mais
des années 1980. Ce dernier contredit en effet l’hé-
ne se correspondent pas5 ».
ritage conceptuel par la pratique de la peinture,
Dans le catalogue, le commissaire a situé son
puis du collage et de l’installation, et grandit dans
parti pris, ou son regard sur l’histoire des black artists,
une revendication politique antithatchériste, avec
ou artistes afro-caribéens et asiatiques en Grande-
pour figures de proue Edward Chambers, Keith Piper,
Bretagne, à partir d’un renversement des grandes
Donald Rodney et Sonia Boyce. On considère alors et
histoires de l’art occidentales internationales. Il cite
jusqu’à aujourd’hui ces artistes comme faisant partie
l’ouvrage de Hugh Honour et John Fleming, publié en
d’une catégorie artistique séparée de l’histoire de l’art
1984 en Grande-Bretagne, A World History of Art, ou
nationale britannique. L’histoire de l’art officielle du
12
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
Aubrey Williams, Maya Confrontation (Olmec Maya series), 1982, huile sur toile, 120 x 178, courtesy Aubrey Williams Estate
minimalisme, du conceptualisme, de l’Arte Povera,
la mise à l’écart de ces artistes, au profit d’une histoire
puis de l’art contemporain britannique s’est en effet
de l’art très favorable à l’abstraction américaine. De
majoritairement construite sur les productions artis-
fait, les choix curatoriaux d’Araeen sont fonction de sa
tiques d’artistes blancs européens ou américains. Aux
volonté de relire le modernisme artistique en tant que
yeux d’Araeen, l’histoire et la réception internationale
construction internationale, volonté animée par une
des artistes afro-caribéens et asiatiques vivant en
visée anti-impérialiste. Araeen souhaite, par l’histoire
Grande-Bretagne par les institutions culturelles ont
des formes et des propositions des artistes installés
été affectées par la détérioration des rapports inter-
en Grande-Bretagne depuis les années 1960, décentrer
venus depuis la fin des années 1960 entre artistes et
le parti pris eurocentriste de l’histoire de l’art, tout
institutions culturelles britanniques, liée à la montée
en conservant la structure d’analyse et de compré-
d’un racisme porté par le discours d’Enoch Powell en
hension des œuvres élaborées par l’histoire de l’art
1968. Il attribue également la cause de ce divorce, dans
occidentale. Il propose alors une exposition particu-
le contexte de la guerre froide, à l’affirmation de la
lièrement centrée autour de l’art moderne des artistes
culture américaine, particulièrement soutenue par la
afro-caribéens et asiatiques des années 1960 à 1980,
critique d’art et les commissaires de la Tate Gallery. Ce
sous une perspective linéaire, qui vise non pas à remet-
déplacement géopolitique serait facteur d’un rejet de
tre en cause les catégories classificatoires de l’his-
l’internationalisme artistique associé aux politiques
toire de l’art moderne occidentale, mais au contraire
migratoires du Commonwealth et par conséquent de
à y faire entrer les œuvres d’artistes marginalisés.
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
13
Sophie Orlando
David Medalla, Clouds Canyons, c. 1967, (reconstruit en 1985 par le Auckland City Art Gallery, Nouvelle Zélande), plastique, cylindres, aquarium, pompe, tuyau, 400 x 300, Auckland Art Gallery Toi o Tamaki, purchased 1987
Passage entre la génération des années 1960
moment de l’éclatement des définitions et des formes
et celle des années 1980
des modernismes par la création de formes esthé
Le désir d’une présentation homogène et conforme à
tiques nourries des subjectivités postcoloniales entre
l’histoire de l’art occidentale existante a sans doute
la fin des années 1970 et le début des années 1980 en
été l’une des causes de l’évacuation du rôle très
Grande-Bretagne.
spécifique de l’exposition « The Other Story » dans
Son projet méjuge en particulier de l’apport des tra-
le contexte des expositions internationales de 1989.
vaux de la génération d’artistes de 1980 qui, à rebours
Ainsi, Araeen n’a-t-il peut-être pas suffisamment
de l’effort de contribution au modernisme internatio-
souligné des points essentiels révélés par les corpus
nal dont Araeen s’est fait le représentant, s’en prennent
artistiques réunis dans « The Other Story », à savoir le
à l’hégémonie culturelle occidentale par la décons-
14
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
truction et l’éclatement de ses récits 9 . Si le terme et l’usage de « Black Art » revient à l’artiste Edward Chambers en 1981, selon Araeen, Les figures artis tiques des années 1970 seraient les véritables « pionnières de la formation d’une conscience noire en art10 ». Pourtant, le point d’articulation entre la génération d’artistes de 1960-1970, associée au modernisme artistique, et celle de 1980, puisant dans une négocia-
Edward Chambers, Destruction of the National Front, 1979-1980, collage, 4 panneaux, 35 x 30 chaque, courtesy de l’artiste
tion entre les identités postcoloniales et le développement du postmodernisme, est sans doute la clef
Chambers rassemble alors des jeunes artistes de la
de voûte permettant d’expliquer la marginalisation
région de Birmingham autour d’un Black Art radical,
grandissante des artistes issus de la décolonisation.
antiraciste et anticolonialiste. Il propose « une alter-
Cette transition d’une génération à la suivante est
native noire radicale à la proposition apolitique et
marquée par le paradoxe selon lequel la première
convenue de la forme de créativité encouragée dans
contribution des artistes afro-caribéens et asiatiques
les écoles d’art 12 ». Ces jeunes artistes13 lisent la lit-
à un art décentré (décentré par rapport à l’esthétique
térature noire américaine, en particulier The Black
développée par l’axe européano-américain) consiste
Aesthetic d’Addison Gayle Jr, se retrouvent dans l’hé-
en une auto-désignation sous le terme « Black ». Elle
ritage politique de Marcus Garvey et de Martin Luther
se définit en deux temps : comme forme d’affirmation
King. Ils se reconnaissent dans le sentiment d’appar-
politique commune aux populations afro-caribéennes
tenance à une identité collective d’origine africaine
et asiatiques au sein du « Black Art movement », puis
ou caribéenne14. Malheureusement, cette perspective
comme terme englobant, synonyme de désessentiali-
contestataire sera la seule réellement soulignée par le
sation, menée en particulier par les artistes femmes et
monde de l’art, et elle sera souvent l’unique objet de la
les collectifs de photographes et de réalisateurs.
réception institutionnelle, aux dépens d’une véritable
Si les termes de « Black Art » et de « black artists »
analyse critique des œuvres. La peinture sur papier
finiront par recouvrir un corpus étendu de pratiques
radiologique de Rodney (Britannia Hospital, 1988), ou
artistiques, plus proches des cultures migratoires
l’association de tissus et de peintures à des référents
au sens large, le Black Art désigne à l’origine un
puisés dans la culture populaire dans Reactionary
mouvement artistique, actif de 1981 à 1984 et dont
Suicide: Black Boys Keep Swinging (Another nigger
l’objectif est de revendiquer une conscience noire
died today) de Piper évoquent les conditions de vie
panafricaine11 . Edward Chambers, Piper et Rodney
des esclaves et les pendaisons des hommes noirs aux
sont les pionniers du mouvement. Chambers réalise
États-Unis. Ces œuvres s’inscrivent ainsi dans une
en 1981 Destruction of the National Front. Ce collage
affiliation aux mouvements des droits civiques amé-
déplié en quadriptyque fait écho au titre de l’ouvrage
ricains, tout en citant les travaux de Frida Khalo ou
de Paul Gilroy, “There Ain’t No Black in the Union
de David Hammons, dans une esthétique qui associe,
Jack.” The Cultural Politics of Race and Nation (1987).
combine et réinvente les référents du modernisme
Déchirée, la représentation de la nation récuse le nou-
pictural et les collages postmodernes.
vel Immigration Act de 1971 et évoque les violences
Si les artistes Boyce, Lubaina Himid, et Mona
du long hot summer de 1976, marqué par les tensions
Hatoum sont présentes dans l’exposition « The Other
entre policiers et communautés noires. Le climat de
Story », Araeen ne met pas en relief la désessentialisa-
crise économique, conjugué à la montée du racisme
tion15 du sujet portée par les travaux de ces artistes.
et aux politiques anti-immigrations de Margaret
Ce second Black Art répond à une actualité culturelle
Thatcher ont engendré la multiplication des conflits
et en particulier celle des écoles d’art britanniques
entre forces de l’ordre et populations immigrées des
animées par les artistes américaines comme Mary
villes de Londres, Birmingham et Manchester. En
Kelly, Susan Hiller ou encore Carlyle Reedy16. Le cata-
1981, les émeutes raciales s’intensifient à Brixton.
logue de « The Other Story » cite brièvement l’une
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
15
Sophie Orlando
Avinash Chandra, Hills of Gold, 1964, huile sur toile, 101,6 x 241,3, Londres, Tate Museum, © Tate, London, 2013
des expositions majeures de Himid à l’Institute of
de Hastings. En faisant l’impasse sur ce moment fon-
Contemporary Art en 1985, « The Thin Black Line »17,
damental d’ouverture à la désessentialisation mani-
afin de compenser l’absence des nombreuses figures
feste par l’usage de nouvelles techniques artistiques
des black women artists18 . À travers la pratique de
dans « The Other Story », Araeen masque les enjeux
l’installation, la photographie, le collage et la sculp-
plastiques de pluralisation du médium, mais il tait
ture, Sonia Boyce, Chila Kumari Burman et Ingrid
également les contextes théoriques dans lesquels ces
Pollard rendent visibles les constructions des repré-
œuvres prennent forme. Dès 1978 en effet, les femmes
sentations de la femme. Sonia Boyce, avec Plaited
se regroupent autour d’associations comme l’Organi-
and Knotted (1995), analyse la fonction sociale de la
sation of Women of African and Asian Descent, tandis
chevelure, en écho au texte de Kobena Mercer, « Black
que le Centre for Contemporary Cultural Studies de
L’objet, proche
Birmingham publie The Empire strikes back: Race and
de l’animal ou de l’artefact, tressé, noué, disposé sur
Racism in 70s Britain, un ouvrage pionnier sur les liens
un tissu quadrillé, fait partie d’une étude plus vaste
entre les études culturelles et les pensées postco-
composée de Black Female Hairstyles, une série pho-
loniales. Plusieurs essais des théoriciennes Hazel V.
Hair/Style Politics », publié en
198719 .
tographique de coiffures dont les visages ont été
Carby et Pratibha Parmar y sont publiés, dont « White
découpés et ôtés, ou de Plaited Hair, un gros plan
Woman Listen! Black Feminism and the Boundaries
photographique en noir et banc sur un crâne natté.
of Sisterhood » par Carby, et « Gender, Race and Class:
Dans Wordsworth Heritage (1992), Pollard enquête
Asian Women in Resistance » par Parmar. Ce premier
sur les représentations des populations noires dans
féminisme, basé sur les études culturelles et la diffé-
la Grande-Bretagne du xviiie siècle. Ses cartes postales
rence de classe, sera prolongé par la revendication
fictives font office de preuves de l’effacement des
de la pluralité des identités, soutenue par les histo-
populations minoritaires dans la mémoire et l’histoire
riennes de l’art Gilane Tawadros ou Griselda Pollock.
commune britannique. En 1987, Pastoral Interludes
« The Other Story » minore également le rôle et
présentait une suite de cadres qui associaient une
l’ampleur des collectifs artistiques, associés notam-
photographie, un objet et un commentaire et ren-
ment à la photographie et au cinéma. Très au fait
daient compte des relations entre histoire person-
des ouvrages de Hall, les artistes photographes des
nelle, heritage industry20, histoire et mythe de la ville
années 1980 se construisent en opposition à la photo
16
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
Sonia Boyce, Plaited and Knotted, 1995, longueur : 10 cm, © Sonia Boyce. All Rights Reserved, DACS 2013
graphie documentaire que pratiquent leurs aînés –
tion de photographes noirs, permet de financer des
Horace Ové, Armet Francis ou Vanley Burke – à partir
expositions et d’éditer une cinquantaine d’ouvrages
de la représentation de portraits réalistes de l’homme
sur la photographie 23 , dont la monographie consa-
noir dans la société britannique. L’arrivée des études
crée à Horace Ové en 2004, ou la commission, en 2008,
culturelles conjuguées aux French theories21 (Michel
d’une grande exposition à Harvard (W.E.B. Du Bois
Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze) favorisent
Institute) portant sur le photographe Rotimi Fani-
la déconstruction des identités et signent la « fin de
Kayode. Ce dernier, avec Sunil Gupta, se distinguent
l’innocence du sujet noir », selon les termes de Hall.
par une esthétisation, théâtralisée ou scénarisée,
sont le relais de la nou-
de l’homosexualité et des relations interraciales, le
velle pensée critique, nourrie de poststructuralisme
premier jouant des stéréotypes, des désirs et de l’ho-
et des théories sur le genre, alors que les études post-
mosexualité, hérités de Peau noire, masques blancs
coloniales amorcées par la publication de l’ouvrage
de Frantz Fanon (1952), le second travaillant sur la
Les revues Screen et Ten
822
d’Edward Said, Orientalism, en 1978, prennent de
documentation de l’homosexualité en Inde dans une
l’ampleur grâce à Homi Bhabha, Spivak et Gilroy. Les
verve réaliste et narrativisée. Le cinéma et la vidéo,
questions d’ethnicité, de genre et de classe sociale du
médiums fréquemment investis par les artistes de
Centre for Cultural Studies de Birmingham précèdent
cette génération, se développent dans des collectifs
et engendrent celles de métissage, de l’hybridité et
très dynamiques : le Black Audio Film Collective (John
des cultures diasporiques. Autograph, une associa-
Akomfrah, Reece Auguiste) et Sankofa Film and Video
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
17
Sophie Orlando
Vue de l’exposition « The Other Story », Londres, Hayward Gallery, 29 nov. 1989-4 fév. 1990, au premier plan : Li Yuan-Chia, Mushroom Toy, 1969 ; au fond : Li Yuan-Chia, Floating Discs Toy, 1968-1969, à g. au fond : Rasheed Araeen, 8bS, 1970, courtesy Hayward Gallery, Londres
Collective (lancé par Isaac Julien) ou encore ReTake
américaine. De fait, l’exposition « The Other Story »
Video. Ces réalisateurs tentent de renouveler une
met également au jour les relations entre l’écriture de
esthétique documentaire expressionniste par sa fic-
l’histoire de l’art et l’histoire des politiques culturelles.
tionnalisation et en puisant dans les théories postco-
Elle est en effet conçue en opposition aux pre
loniales et poststructuralistes. Ils sont encouragés par
mières tentatives d’ethnicisation des pratiques artis-
le Great London Council et Channel 4 qui mènent alors
tiques par les institutions culturelles dès 1976. Araeen
une politique culturelle de la diversité en soutenant
avait déjà proposé cette exposition à l’Arts Council
les artistes issus de populations minoritaires.
en 197824 , soit deux ans après la publication de l’essai The Arts Britain Ignores, de Naseem Khan (1976).
Propositions curatoriales
Ce rapport visait à analyser le soutien et la visibilité
et politiques culturelles de la diversité
accordés par l’Arts Council25 aux artistes dits « issus de
L’une des particularités de la proposition curatoriale
minorités ethniques ». Araeen avait immédiatement
de Araeen est de présenter une production artistique
réagi à cet essai dans son article « The art Britain really
dont l’invisibilité dans l’histoire de l’art met en cause à
ignores ». Il y dénonçait les politiques de l’« altérité26 »
la fois le passé impérialiste de la Grande-Bretagne aux
ou celles de la diversité culturelle mises en place dans
lendemains de la décolonisation et son rôle moteur
les années 1960 par la stigmatisation de la littérature
dans la nouvelle géographie artistique à dominance
du Commonwealth, puis la création de corpus identi-
18
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
taires, sous des dénominations du type « art indien ».
tisé Institute of New Internationalism32, futur Iniva.
Cette position institutionnelle a généré, selon lui, un
Désormais, les projets curatoriaux seront inter-
programme de « divertissement exotique » visant à
nationaux, comme le suggère Sunil Gupta avec
résoudre « le problème des noirs »27. À la fin des années
« Disrupted Borders » en 1993, qui déplace la ques-
1970, le Great London Council, autrement dit la mairie
tion du genre et des identités culturelles nationales
de Londres, se lança dans une campagne antiraciste
à l’échelle mondiale : « Il y a eu des expositions sur
en créant un comité des « minorités ethniques 28 ».
les homosexuels et les lesbiennes, sur les Noirs et
Richard Hylton dans The Nature of the Beast, expli-
les Asiatiques, et désormais je veux non seulement
quait que « les principes de soutien aux black artists
confronter ces questions entre elles, mais surtout
se focalisaient exclusivement sur leur “négritude” en
montrer l’échec du modernisme à prendre en consi-
tant que facteur d’intégration dans les expositions29 ».
dération les spécificités de productions et de consom-
C’est la raison pour laquelle les expositions du Royal
mations de l’art au niveau mondial33 . » Le terme de
Festival Hall au South Bank Centre se sont construites
« nouvel internationalisme », soutenu par Gavin Jantjes,
autour de la black experience dans l’histoire écono
traduit, selon l’auteur, une structure non linéaire et
mique et sociale de la Grande-Bretagne, plutôt que sur
non hiérarchique de dissémination du savoir. Le rôle
une analyse critique des œuvres. Lorsque le GLC (Great
de l’Institute of New Internationalism serait donc de
London Council) est aboli par Margaret Thatcher en
déconstruire la catégorisation ethnique et la ghet-
1986, l’Arts Council prendra le relais et proposera un
toïsation des pratiques artistiques en réfutant l’axe
financement moins dirigiste. S’il renonce aux cam
artistique hégémonique européano-américain. Une
pagnes antiracistes, le nouveau mot d’ordre y sera la
grande conférence à la Tate Britain est organisée en
promotion de la « diversité ethnique ». Les nouvelles
1994, l’année de l’ouverture de l’Iniva34 , afin d’inter-
politiques culturelles permettront de financer des
roger les questions de mondialisation des pratiques
projets tels que Third Text, la revue d’Araeen, inscrite
artistiques et de tester le terme de « nouvel interna-
dans une perspective internationale et interdiscipli-
tionalisme ». Elle accueille notamment les chercheurs
naire, critique et théorique sur les arts contempo-
Araeen, Hal Foster, Sarat Maharaj, Olu Oguibe, Judith
rains30.
Pendant ce temps, les politiques culturelles
Wilson, Gilane Tawadros, Gerardo Mosquera. Le résul-
se donneront pour mission d’imposer les expositions
tat du colloque est si polémique, et le « new inter-
sur des scènes artistiques noires. Les blacks artists
nationalism » si contesté que l’Institut se renomme
n’auront jamais connu autant de visibilité dans les
Institute of International Visual Arts 35 . Néanmoins,
musées et galeries soutenus par des financements
ce sont ces débats qui permettent d’introduire un
publics31 . Si « The Other Story » était au départ une
vocabulaire postcolonial dans l’analyse de l’écriture
tentative de déstabilisation des politiques culturelles
de l’histoire de l’art. En effet, Sarat Maharaj déploie
ethnicis antes, elle échoue par le fait même qu’elle
son analyse de l’hybridité en tant que véhicule d’une
reproduit la marginalisation des pratiques artistiques
différence irréconciliable, tandis que Kobena Mercer
d’artistes mentionnés comme étant « afro-caribéens et
publie une analyse de « la modernité cosmopolite »
asiatiques ». Dans les années qui suivent l’exposition,
– introduite en histoire de l’art par les études postco-
les politiques basées sur la séparation culturelle vont
loniales –, c’est-à-dire la manière dont « nous sommes
se radicaliser avec le projet de promotion non plus de
arrivés à ce moment du jeu à comprendre la différence
la différence ethnique mais de la diversité culturelle,
culturelle, non pas comme un sujet hors de propos
encouragée par les politiques travaillistes. Peu après
et arbitraire issu de l’essence de l’art, ni comme un
« The Other Story », l’Arts Council publiera, sous la
problème social qui doit être géré par des politiques
direction de Gavin Jantjes, Towards Cultural Diversity
de compensation, mais comme une caractéristique
Action Plan, puis réhabilitera un projet abandonné du
spécifique de l’art moderne et de la modernité36 ». La
Great London Council, celui de la création d’un centre
théorisation de la différence et la conceptualisation
dédié aux black artists, qui sera alors programmé dans
des vocabulaires postcoloniaux s’affirment dans les
le Roundhouse. Le projet est aménagé puis rebap-
années 1990-2000, tandis que l’Iniva37 contribue à
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
19
Sophie Orlando
donner une visibilité à l’actualité intellectuelle, théo-
par les Lumières. Mais aucune de ces expositions n’ose
rique et artistique des artistes britanniques et inter-
réitérer l’affirmation d’une histoire spécifique sous un
nationaux, laquelle reflète « la diversité des sociétés
principe de fragmentation sociale des populations
contemporaines38 ».
d’un même territoire. Le modèle de « The Other Story » avait répondu à l’urgence d’une reconnaissance, qui
Appropriations, déplacements
allait être dépassée au profit du récit de l’histoire de
de « The Other Story » à « Migrations »
la « diversité artistique » issue du multiculturalisme
Comment renouveler les formats curatoriaux habi-
britannique.
tuels afin de dépasser l’ethnicisation de l’art ou la marginalisation de certaines de ses pratiques ? De
Modèles, catégorisations et vocabulaires
1989 à 2012, plusieurs modèles curatoriaux sont donc
postcoloniaux : « Migrations: Journeys into
appliqués de manière conjointe plutôt que successive,
British Art »
bien souvent en réponse au contexte politique, social
« Migrations: Journeys into British Art » est le premier
et théorique du moment. Il fallait répondre à l’urgence
réaccrochage des collections permanentes organisé
de narrer et de tisser les fragments d’une histoire par-
par Lizzie Carey-Thomas à la demande de la nouvelle
cellaire et tronquée. Ceci s’est fait, à la fin des années
directrice du musée, Penelope Curtis. Il est égale-
1990, en regard de la densification d’un corpus fondé
ment la première tentative de lecture de la collection
sur l’appartenance identitaire (ethnique et genrée), ou
nationale britannique par le prisme des productions
autour d’écoles américaines et britanniques. Plusieurs institutions s’essaient à la probléma-
d’artistes d’origine étrangère installés sur le territoire. L’exposition est cette fois placée sous l’égide d’une
tique : ainsi « Rhapsodies in Black Art of the Harlem
pluralité de commissaires, Karen Hearn, Tim Batchelor,
Renaissance », une exposition proposée par David A.
Emma Chambers, Leyla Fakhr et Paul Goodwin, et non
Bailey et Richard J. Powell, qui s’est tenue en 1997 à
définie par une vision unique de l’histoire de l’art. En
la Hayward Gallery, avec un corpus artistique améri-
outre, elle prend pour objet la migration des artistes
cain se déployant de 1919 à 193839. La même année, le
internationaux et leur participation à l’histoire de
Caribbean Cultural Centre de New York organise au
l’art nationale. L’exposition répond à une probléma-
Studio Museum de Harlem « Transforming the Crown:
tique à la fois historique et thématique, grâce à deux
African, Asian and Caribbean Artists in Britain, 1966-
modes de découpage scénographiques. Le premier
1996 », tandis qu’au Bronx Museum of the Arts est
est chronologique et propose un agencement des
présentée une autre exposition des scènes artistiques
œuvres de 1500 à nos jours dans un parcours circulaire,
noires britanniques. La perspective du commissaire
le second place au centre de cette chronologie des
Mora J. Beauchamp-Byrd est thématique : le corps, le
vidéos d’artistes qui posent un regard contemporain
mythe et la spiritualité, les revendications et la nation.
sur les autres salles – celle consacrée aux « Dialogues
Elle procède d’une révision de « The Other Story », avec
between Britain, France and America » par exemple, ou
l’incorporation des formes de Black Art désormais
celle dédiée aux « Artists in Pursuit of an International
comprises dans leurs pluralités40. Théoriquement défi-
Language ». Goodwin déclare à ce propos : « Quand on
nies en regard de l’extension des cultural studies et
est dans la partie historique, on peut s’imaginer qu’il
des black studies, les années 2000 voient s’organiser
s’agit d’un propos sur l’Autre, sur l’artiste immigré, sur
des expositions en échos aux discours coloniaux et
l’artiste étranger. La partie contemporaine démontre
aux théories postcoloniales. « Afro Modern: Journeys
que nous faisons tous partie de cette expérience, puis-
Through the Black Atlantic », conçue par Tanya Barson
que certains artistes sont britanniques, d’autres ne
à la Tate Liverpool, se construit autour de l’ouvrage
le sont pas42. » L’exposition présente par ailleurs des
majeur de Gilroy, L’Atlantique noir, paru en Angleterre
artistes à l’histoire migratoire différenciée, en asso-
en 1993 41 . Ce parcours international se veut une
ciant des formes artistiques (langage international,
démonstration de la formation et de la circulation
conceptualisme), à des diasporas (« Jewish Artists and
d’un contre-modèle au modernisme européen défini
Jewish art »), à des contextes politiques et sociaux
20
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
Plan de l’exposition « Migrations: Journeys into Bristish Art », Londres, Tate Britain, 31 janv.-12 août 2012
moteurs de ces déplacements (« Refugees from Nazi
Other Story », entre une histoire de l’art britannique
Europe »), ou encore à des formats artistiques (« The
et celle produite par les artistes afro-caribéens et
Moving Image »). Cet éclatement des catégorisations
asiatiques installés en Grande-Bretagne, autrement
vise davantage à déconstruire l’analyse des migrations
dit, par les artistes issus de la décolonisation.
en termes de causes, d’origines, de résultats formels.
Ces jeux de découpes effectués par l’équipe cura-
Il contourne l’écueil de l’identification ethnique, ou de
toriale constituent un nouveau modèle d’exposition,
la « diversité culturelle », il empêche la construction
qui tire parti de la spécificité de ce qu’un réaccro-
d’un récit unique, centré soit sur les causes histori-
chage des collections permet, en termes de pluralisme
ques et politiques de la migration, soit sur les clas-
des voix et des analyses, ou restreint, au regard des
sifications de mouvements artistiques, soit sur une
contenus réels d’une collection. À partir du vide criant
perspective comparatiste entre les artistes admis
en matière de politiques d’acquisition de productions
dans l’histoire de l’art moderne et contemporaine
artistiques des artistes de la génération 1980, les com-
– tels Oskar Kokoschka, Piet Mondrian, mais égale-
missaires de l’exposition ont réussi à valoriser les
ment Metzger, John Latham dans les années 1970 – et
fonds du musée et cela grâce à une problématique qui
ceux laissés jusque-là à sa marge comme Williams et
pointe les atouts et masque d’un même mouvement
Medalla dans les années 1960 puis Piper et Rodney
la partialité de la collection. L’accrochage se distin-
dans les années 1980. Ce dispositif a également pour
gue par l’invention d’une posture « progressiste 43 ».
effet un brouillage de la distinction sans cesse récu-
En 2009, en tant que commissaire de la Triennale de
sée, mais cependant renouvelée par Araeen dans « The
la Tate Britain, Nicolas Bourriaud avait déjà proposé
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
21
Sophie Orlando
Chronologie de l’exposition « Migrations: Journeys into Bristish Art », Londres, Tate Britain, 31 janv-12 août 2012
une lecture de l’art britannique à travers une alter-
est de fournir un récit, sinon une analyse, des ruptu-
modernité, conviant Okwui Enwezor et T. J. Demos à
res esthétiques intervenues depuis les années 1960.
discuter, respectivement, de l’ambivalence moderne
« Migrations » se fait à la fois l’héritière de l’exposition
et postcoloniale, et de la fin de l’exil et du retour à
chronologique et thématique développée à la Tate
l’universalisme. Invité également à contribuer au
Britain et à la Tate Modern, et y ajoute également les
catalogue de « Migrations », T. J. Demos s’attache là
références théoriques appartenant aux exercices de
à décrire les formes artistiques de la mobilité, issues
la Biennale et de la Triennale.
de la diaspora et s’appropriant une esthétique de
Le choix des termes « migration » et « artistes dias-
la fragmentation, de la dislocation, propre à rendre
poriques » sont-ils toutefois adéquats pour décrire
compte du contexte social et politique des années
des pratiques artistiques extrêmement diversifiées
1980. Lorsqu’il évoque les œuvres des artistes inscrits
et régies par des types de migrations plurielles ? Si
en tête d’une histoire de l’art internationale biennali-
la figure de « l’artiste ethnographe44 » est de plus en
sée – dont font partie Mona Hatoum, Gabriel Orozco,
plus employée en tant que grille de lecture dans le
Rikrit Tiravanija –, T. J. Demos puise dans une biblio-
monde curatorial, comme le démontre la Triennale
thèque dans lesquels Spivak, Toni Negri, Slavoj Žižek,
parisienne de 2012, « Intenses proximités », ainsi que
Gilroy siègent désormais aux places de choix et tisse
les autres travaux de son commissaire Okwui Enwezor,
un récit capable de reposer de manière critique le
la catégorie « artiste diasporique » est-elle opérante ?
statut de la figure du nomadisme dans les pratiques
La « migration » recouvre à la fois l’itinérance, notion
artistiques. Néanmoins, l’enjeu de l’accrochage des
née au xixe siècle, tout autant que le nomadisme et
collections, au contraire des formats des biennales,
l’immigration, par conséquent des réalités sociales,
22
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
économique et politique extrêmement variées. Les migrations sont plus volontiers collectives, le mot est rarement employé pour un individu, lequel est plutôt sujet au « déplacement » ou à l’immigration. Si le mot de « migration » fait désormais partie du champ de recherche des études postcoloniales, des études subalternes et des analyses des formes de marginalités45, la découpe des pratiques artistiques à partir des vagues migratoires effectuée par Lizzie Carey-Thomas, trouve sa légitimité dans les nomenclatures proposées par le représentant des études culturelles, Hall, en 2003. Celui-ci distingue les « derniers artistes colonisés arrivés en Grande-Bretagne après la Seconde Guerre mondiale pour participer à l’avant-garde moderniste, qui étaient anticoloniaux, cosmopolitains et modernistes, et ceux de la seconde génération, “les premiers postcoloniaux”, nés en Grande-Bretagne, pionniers du mouvement Black Art et de l’explosion créative des années 1980 qui, eux, étaient antiracistes, relati vistes culturels et portés par l’identité46. » Selon Hall, la différence entre les types de productions artistiques post-1960 tient à des différences d’attitudes envers les modèles du modernisme. Les artistes de la première vague de migration faisaient comme Picasso,
Keith Piper, Reactionary Suicide: Black Boys Keep Swinging (Another Nigger Died Today), 1982, peinture acrylique et technique mixte sur toile, 183 x 222
venant à Paris « en tant que personne moderne » pour participer à l’innovation artistique, encouragée par les connexions coloniales créant cette relation spécifi-
Boys Keep Swinging (Another nigger died today) (1982),
que de la « mentalité anticoloniale au modernisme47 ».
afin de souligner l’emprunt de ces nouveaux angry
L’absence de réception critique de cette articulation
young men à l’histoire de l’esclavage, aux théories de
générationnelle est certainement l’un des facteurs du
Garvey et aux tendances marxistes. Goodwin écrit en
changement de définition du modernisme artistique,
revanche en 2012 une histoire artistique des années
celui-ci ne sachant plus porter l’ensemble des cou-
1980 (postmoderne et postcoloniale) éclatée et nuan-
rants artistiques, il cesse alors de représenter « des
cée. Il est vrai que Lena Mohamed dans la salle des
valeurs d’universalisme et de
cosmopolitisme48 ».
« artistes en quête d’internationalisme » et Goodwin, en charge des salles sur les « New Diasporic Voices »
Deux expositions, deux interprétations
ont puisé pleinement dans l’approche d’Araeen, en
du passage d’une génération à l’autre
optant pour sa définition politique du terme « Black »,
La comparaison entre « The Other Story » et « Migra–
plutôt que pour une référence aux seuls représen-
tions » souligne une faiblesse face à une difficulté
tants du Blk Art Group de 1981 à 1984. Goodwin
semblable, celle d’analyser le statut de la génération
s’explique : « En incluant Mona Hatoum et Rasheed
des artistes britanniques de 1980, au regard de la
Araeen, j’ai essayé de montrer qu’il y avait un débat
césure entre deux visions difficilement conciliables du
intellectuel plus large sur l’art britannique. C’était la
modernisme. De son côté, en 1989, Araeen choisissait
première fois que les notions de “postcolonial”, de
des œuvres particulièrement radicales de cette géné-
“diaspora”, d’“identités diasporiques” émergeaient
ration, celles d’Edward Chambers comme African Icons
dans l’art britannique. Le Black Art s’est fait connaî-
(1987), ou de Piper comme Reactionary Suicide: Black
tre comme un art politique portant sur le racisme,
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
23
Sophie Orlando
Keith Piper, Go West Young Man (détail), 1987, série de 14 panneaux de photomontages noir et blanc et texte contrecollés sur carton, 84 x 56 chaque, Londres, Tate Museum, © Tate, London, 2013
l’identité, point à la ligne. Cette période est bien plus
2012 à Wolverhampton, et intitulée « Reframing the
complexe. Araeen était très critique envers le Black
Moment. Legacies of the 1982 Blk Art Group », Mercer
Art tout en organisant des expositions sur le sujet, et
présentait la génération 1980 comme étant celle des
en travaillant sur les débats politiques de la blackness.
« orphelins de la modernité », une génération sans filia-
Les artistes comme Mona Hatoum, et les artistes asia-
tion, car prise entre le difficile usage de la peinture
tiques comme Chila [Kumari] Burman, Sutapa Biswas
jugée conservatrice par les mondes de l’art, et son
n’étaient pas noires africaines mais en faisaient
refus d’affiliation avec la pratique des photos-textes,
partie49. » Ainsi, Measures of Distance (1988) de Mona
afin de contester la politique de représentation du
Hatoum, que Araeen avait présentée en 1980 comme
sujet portée par le réalisme documentaire. Cette
membre du Black Art50 , avant qu’elle décide de s’en
génération, non pas perdue, mais qui a certainement
écarter, est intégrée à « Migrations » aux côtés de Go
manqué son public et sa critique entre 1980 et 1990,
West Young Man de Piper et de l’œuvre de Sonia Boyce
pourrait donc très bien être introduite par certaines
From Tarzan to Rambo: English born “native” considers
œuvres d’Araeen, qui a physiquement expérimenté le
her relationship to the constructed/self image and her
passage d’un art conceptuel et minimaliste à une pra-
roots in reconstruction. Si ces deux œuvres de 1987
tique multimodale, en passant par la performance ou
évoquent les questions de la filiation et de l’héritage,
encore la peinture dans la fin des années 1970, comme
de la construction du sujet et du poids des représen-
en témoigne Paki Bastard (Portrait of the Artist as a
tations identitaires, Bismullah d’Araeen, tout comme
Black Person). Cette œuvre témoigne d’un retour du
la vidéo de Hatoum, sortent définitivement la section
sujet en associant les œuvres minimalistes de Araeen
« New Diasporic Voices » d’une lecture centrée sur la
à son auteur, par un dispositif de projection de diapo-
contestation sociale et la revendication politique51 .
sitives, reproduites sur le visage masqué et bâillonné
Si, dans « Migrations » les œuvres d’Araeen lient
de l’artiste. Ce déplacement du sujet emprunte le
d’un fil rouge le passage entre les années 1960 et les
chemin de la peinture dans Colored (1979) ou assez
années 1980 et articule la rupture générationnelle
significativement dans How could one paint a self-por-
entre un modernisme international et un postmoder-
trait ! (1978-1979). Cependant, aucune des deux exposi-
nisme anti-impérialiste, il est difficile d’en comprendre
tions ne se réfère à cette période artistique éclairante
l’enjeu. Dans une conférence donnée le 27 octobre
d’Araeen, que la muséographie se place sous l’égide
24
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
du concept d’une histoire de l’art construite à partir
le modernisme universaliste et le modernisme anti-
des œuvres d’artistes migrants ou à partir de la notion
colonialiste généré par le racisme institutionnel. De
de migration.
1989 à 2012, depuis la tentative d’incorporation des
À l’aide d’un corpus iconographique très proche,
artistes ethnicisés dans une histoire de l’art générale,
« The Other Story » et « Migrations » contribuent à la
jusqu’au déplacement des modernités artistiques anti
reconnaissance d’une part négligée de l’histoire de l’art, mais n’interrogent peut-être pas suffisamment l’objet de la rupture entre la génération moderniste
Rasheed Araeen, How could one paint a self-portrait!, 1978-1979, peinture acrylique polymère sur carton rigide, 122 x 101,6
internationale abstraite, puis conceptuelle, et la génération anti-impérialiste de l’esthétique du collage et des pratiques mixtes. « The Other Story » et « Migrations » s’attellent à la production d’un récit de l’histoire de l’art britannique à partir d’un corpus d’artistes séparés historiquement de l’histoire de l’art générale. En dépit des tentatives de redéfinition entreprises par le monde de l’art, le modernisme reste pour beaucoup associé au seul récit de l’art occidental, auprès duquel le modernisme anticolonialiste serait indéfectiblement comparé ou rapporté. L’analyse des modernismes internationalistes et anticoloniaux, et notamment celle du « fossé des générations52 » entre 1960 et 1980, est un véritable enjeu dans l’écriture de l’histoire de l’art. La recherche de modèles d’exposition est en ce sens une quête pour la définition d’un modernisme artistique « englobant » plutôt que mondialisé, capable de rendre compte de la césure plastique tout autant que politique entre
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
25
Sophie Orlando
Sonia Boyce, From Tarzan to Rambo: English born “native” considers her relationship to the constructed/self Image and her roots in reconstruction, photographies noir et blanc sur papier et photocopies sur papier, 124 x 359, Londres, Tate Museum, © Tate, London, 2013
coloniales vers les problématiques postcoloniales de
ou de la diversité54 . Les propositions curatoriales pour
la migration, les commissaires effectuent un « pas de
de nouveaux modèles d’analyse du modernisme sou-
côté53 » qui masque l’indécision, à caractère d’aporie,
lignent encore trop peu la manière dont les œuvres
entre une perspective universalisante et une perspec-
des artistes des années 1980 travaillent cette disconti-
tive anticoloniale. Si le vocabulaire postcolonial est
nuité : entre un modernisme universaliste nationalisé
largement utilisé aujourd’hui pour penser l’art depuis
et un modernisme/postmodernisme anticolonial. Or,
les années 1960, rares sont les documentations dispo-
ces œuvres portent en elles un changement dont elles
nibles sur la nature critique des œuvres, sur les liens
sont les témoins, changement paradigmatique d’ordre
entre les artistes (migrants ou non), les critiques d’art,
plastique et théorique, synonyme d’un décentrement
les historiens, les réseaux internationaux, tant l’atten-
de l’histoire de l’art occidentale, aujourd’hui appelé
tion s’est focalisée sur les politiques de la différence
« mondialisation artistique ».
Notes 1. Le sous-titre du catalogue de l’exposition est « L’autre histoire, artistes afro-asiatiques dans la Grande-Bretagne d’après-guerre ». 2. Jean Fisher, « The Other Story and the Past Imperfect », Tate Papers, no 12, automne 2009, revue en ligne : http://www.tate.org.uk/research/ publications/tate-papers/issue-12, consulté le 16 novembre 2012 (notre traduction, comme chaque fois où il n’est pas fait mention de traducteur). 3. « Magiciens de la terre », Paris, Centre Georges Pompidou / Grande Halle de la Villette, 18 mai-14 août 1989, commissaire : Jean-Hubert Martin ; Cuba, Biennale de La Havanne, 1989. 4. Rasheed Araeen, « When chickens come home to roost », The Other Story, cat. d’expo., Londres, South Bank Centre, 1989, p. 9.
26
5. Stuart Hall, conférence en mémoire de Raphael Samuel donnée à l’University of East London, 2004 ; S. Hall, « Black Diaspora Artists in Britain: Three “Moments” in Post-War History », History Workshop Journal, vol. 1, no 61, 2006, p. 1-24. 6. Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? [1988], trad. de l’anglais par J. Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2006. 7. Les différentes conférences conduisent à la réalisation d’une expo sition de grande ampleur, « Caribbean Artists in England », au Commonwealth Institute, à Londres, en 1971. 8. Signals contribue à l’émergence de l’art cinétique dans des cercles londo niens autour des figures de Sergio de Camargo, Lygia Clark, Jesús-Rafael Soto, Takis, ou Li Yuan-Chia, notamment.
9. Son essai de 1988, The Essential Black Art (Londres, Chisenhale Gallery, 1988), clarifie sa position sur la rupture avec le Black Art. 10. « The Pioneers of Black Consciousness in Art » (R. Araeen, The Essential Black Art, op. cit., p. 6). 11. À ce sujet, voir Glenn Ligon dans Huey Copeland, « Post/Black/Atlantic: A Conversation with Thelma Golden and Glenn Ligon » (28 septembre 2009), reproduit dans Tanya Barson et Peter Gorschlüter (eds), Afro Modern: Journeys Through the Black Atlantic, cat. d’expo., Liverpool / Londres, Tate Liverpool, 2010. 12. « This group exists as the brainchild of Eddie Chambers, who, from the late 70s saw the need to present a radical black alternative to the self-indulgent and apolitical brand of creativity being encouraged within art school » (The Pan-
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
Afrikan Connection, document de 1983, disponible dans une archive non publiée produite par Keith Piper pour le Blk Art Group en 1983, n. p., http:// www.keithpiper.info/blkArtGroupRes. html, consulté le 16 novembre 2012). 13. L’exposition de l’Africa Centre en 1983 réunit Claudette Johnson, Donald Rodney, Wenda Leslie, Janet Vernon, Marlene Smith, Eric Pemberton, et Keith Piper. 14. Après leur première exposition, « Black Art an’ done » à la Wolverhampton Art Gallery en 1981, ils proposent en 1982 « Pan-Afrikan Connection », qui se tient à Bristol, Nottingham et Coventry et qui regroupe Eddie Chambers, Keith Piper, Donald Rodney et Claudette Johnson. En 1984, ils se nomment Blk Art Group et exposent au Battersea Arts Centre à Londres (Eddie Chambers, Keith Piper, Donald Rodney, Marlene Smith). Les expositions sont accueillies avec virulence, notamment lors de leur passage à la Ikon Gallery de Birmingham en 1983. Le Coventry Evening Telegraph du 19 février 1983 évoque les tensions morales provoquées par l’exposition, tandis que le Daily Mirror du 21 février 1983 qualifie les œuvres d’« obscènes et racistes ». 15. Au contraire de l’analyse de l’homme en termes de caractéristiques « essentielles » associées à un genre ou à une ethnicité, le terme de « désessentialisation », utilisé par les théories poststructuralistes et les études postcoloniales, vise à déconstruire cette analyse et à remettre en cause ses catégories figées. 16. Après avoir étudié à la Saint Martin’s School of Art entre 1968 et 1970, Mary Kelly donne des conférences et des cours au Goldsmiths College et expose Post-Partum Document à l’Institute of Contemporary Art (ICA) en 1976. Susan Hiller, installée en Grande-Bretagne, expose de manière intensive à Londres depuis 1973 (elle participe notamment à « About Time: Video, Performance and Installation by 21 Women Artists », ICA, 1980, ainsi qu’à « The British Art Show 2 », 1984). Carlyle Reedy dirige la Crypt, un espace dédié à la poésie et à la performance à Notting Hill jusqu’en 1968. 17. Lubaina Himid rédige au Royal College of Art un master portant sur les
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
« Young Black Artists in Britain Today ». Elle travaille pour un temps à la galerie Africa Centre à Londres, où elle expose Claudette Johnson, Sonia Boyce ou encore Veronica Ryan, puis, elle prend en main le commissariat de l’exposition des black women artists, dont elle fait partie, et organise notamment « Five Black Women », à l’Africa Centre, où prennent place les œuvres de Sonia Boyce, Chila Kumari Burman, Claudette Johnson ; « Into the Open », à la Mappin Art Gallery de Sheffield en 1984 ; « Black Women Time Now », au Battersea Arts Centre la même année. 18. « La fine ligne noire » fait référence à l’espace d’exposition de l’Institue of Contemporary Art, où sont présentées dans un corridor à l’étage inférieur les œuvres de Sonia Boyce, Ingrid Pollard, Sutapa Biswas et Chila Kumari Burman 19. Kobena Mercer, « Black Hair/ Style Politics », New Formations, no 3, hiver 1987, p. 33-54. 20. Robert Hewison, The Heritage Industry: Britain in a Climate of Decline, Londres, Methuen Publishing, 1987. 21. Voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003. 22. Critical Decade: Black British Photography in the 80s, Ten 8, vol. 2, no 3, 1992. Le numéro est dirigé par S. Hall et David A. Bailey, avec des contributions de Kobena Mercer, Isaac Julien, Eddie Chambers, Paul Gilroy et des photographies de Franklyn Rodgers, Rotimi FaniKayode, Joy Gregory, Sunil Gupta. 23. Rotimi Fani-Kayode et Sunil Gupta fondent Autograph, l’association des photographes noirs, en 1988. Le directeur, Mark Sealy, définit l’association comme un lieu d’échanges sur les différentes identités culturelles qui font le lien entre la question de la race et de la représentation, et celle des droits de l’homme. 24. « It is important therefore for the people to know that black people constitute not only those who by their hard work have been contributing to the material prosperity of the country but also those who have been engaged in artistic and cultural activities » (R. Araeen, lettre à Andrew Dempsey, 28 octobre 1978, reproduite dans id., Making Myself Visible,
Londres, Kala Press, 1984, p. 163). 25. Le « conseil des Arts », ou « ministère des Arts ». 26. À ce sujet, voir la définition du terme « othering » par Spivak, mais surtout celle proposée par Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin dans Post-Colonial Studies: The Key Concepts, Londres / New York, Routledge, 2000. 27. Ibid., p. 100-105. 28. De 1981 à 1986, l’Arts Council développe un programme agressif pour lutter contre le logement précaire et le racisme, et en faveur du droit des femmes et des homosexuels, notamment en créant la Race Equality Unit et, dans le domaine des arts, l’Ethnic Arts Subcommitee. 29. Richard Hylton, The Nature of the Beast, Bath, ICIA, 2007, p. 48. 30. L’Arts Council finance également la création d’une grande archive sur les arts africains et asiatiques agencée par Edward Chambers (AAVAA 1989, devenu Diversity Forum), ou encore la création de l’association Autograph. 31. « The Thin Black Line », Londres, ICA, 1985 ; « From Two Worlds », Londres, Whitechapel Gallery, 1986. 32. L’Arts Council lance, sous la direction de Gavin Jantjes, une grande consultation dès 1991 en direction des galeries, musées, commissaires, et des secteurs de la recherche. 33. Sunil Gupta, Disrupted Borders, Londres, Rivers Oram Press, 1993 [Introduction]. 34. Les actes de ce colloque sont reproduits dans Jean Fisher (ed.), Global Visions: Towards a New Internationalism in the Visual Arts, Londres, Kala Press, 1994. 35. À ce sujet voir l’article de Nikos Papastergiadis, « Dispute at the Boundaries of New Internationalism », Third Text, no 25, hiver 1993-1994, et Lotte Philipsen, Globalizing Contemporary Art: The Art World’s New Internationalism, Copenhague, Aarus University Press, 2010. 36. « […] how we have arrived at the current state of play with regards to understand cultural difference, not as an arbitrary irrelevence that detracts from the “essence” of art, nor as a social problem to be managed by compensatory policies, but as a distinct feature of modern art and modernity that was always there and which is
27
Sophie Orlando
Mona Hatoum, Measures of Distance, 1988, vidéo U-Matic Colour, 15’, courtesy de l’artiste
not going to go away » (K. Mercer, dans id. (ed.), Cosmopolitan Modernisms, Londres, Iniva / The MIT Press, 2005, p. 9). 37. De 1994 à l’ouverture de ses nouveaux locaux de Rivington Place, l’Iniva établit un programme d’événements, de lectures, de projections de films, crée une maison d’édition et une bibliothèque spécialisée. Ses directeurs et membres du conseil d’administration (dont Stuart Hall, Gilane Tawadros, Sarat Maharaj, Homi K. Bhabha, Thelma Golden et Isaac Julien) s’évertuent à rendre visibles Keith Piper, Edward Chambers, Donald Rodney, Sutapa Biswas, Li Yuan-Chia Chris Ofili, Yinka Shonibare, David Medalla et Zineb Sedira, en mettant l’accent sur certaines scènes artistiques africaines avec des expositions comme « Fault Lines: Contemporary African Art and Shifting Landscapes » (2003), ou en invitant à relire des auteurs
28
anticoloniaux comme Frantz Fanon (« Mirage: Enigmas of Race, Difference and Desire », 1995), mais surtout en collaborant avec des acteurs intellectuels importants comme Kobena Mercer, Coco Fusco, Stuart Hall, Sarat Maharaj, Françoise Vergès, Jean Fisher, David A. Bailey et Gerardo Mosquera. On peut également noter la publication d’un ouvrage majeur sur le Black Art, Shades of Black: Assembling Black Arts in 1980s Britain, Durham / Londres, Duke University Press, en 2005. 38. Voir http://www.iniva.org (consulté en juillet 2012). 39. L’exposition est une collaboration entre la Hayward Gallery, la Corcoran Gallery of Art de Washington et l’Iniva. 40. Tandis que l’accent est mis sur le CAM et Vanley Burke, l’exposition accueille aussi de grandes figures, absentes de « The Other Story » : Ingrid Pollard, Donald Rodney, Joy
Gregory, Sunil Gupta, Rotimi FaniKayode et Yinka Shonibare. 41. Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience [1993], trad. de l’anglais par C. Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2010. 42. « When you are in the historical part you could think that it is about the other, the immigrant artist, the foreign artist. What the contemporary part shows is that it is an experience we are all part of, certain artists are British, others are not » (Paul Goodwin, entretien avec l’auteur du 12 avril 2012). 43. Ibid. 44. En référence à l’article de Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe » (1995), Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, trad. de l’anglais par Y. Cantraine, F. Pierobon et D. Vander Gucht, Bruxelles, La Lettre volée, 2005, p. 213-249. 45. Saloni Mathur, The Migrant’s
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
Exposer, réécrire l’histoire de l’art
Time: Rethinking Art History and Diaspora, Williamstown, Sterling and Francine Clark Art Institute, 2011. 46. « […] of the artists-the last colonials–who came to London after World War 2 to join the modern avantgarde and who were anti-colonial, cosmopolitan and modernist in outlook, and that of the second generation–the “first post-colonials” who were born in Britain, pionneered the Black Art Movement and the creative explosion of the 1980s, and who were anti-racist, culturally relativists and identity driven » (S. Mathur, ibid., p. 1). 47. « The distinctiveness of the relationship of this anti-colonial mentality to Modernism is a difficult horizon of the future for younger contemporaries to imagine or inhabit » (S. Mathur, ibid., p. 5). 48. Ibid., p. 6. 49. P. Goodwin, entretien
avec l’auteur, 12 avril 2012. 50. Mona Hatoum fait partie de l’exposition « The Essential Black Art », de Rasheed Araeen à la Chisenhale Gallery, 1983. 51. Les salles « New Diasporic Voices » doivent également se lire en regard de l’accrochage temporaire réalisé simultanément par Paul Goodwin et Lubaina Himid dans la collection permanente et portant sur les travaux des black women artists. Le titre de l’accrochage, « Thin Black Line(s) », fait référence à une œuvre ainsi qu’à trois expositions majeures organisées par Lubaina Himid : « Five Black Women », Africa Centre, 1983 ; « Black Women Time Now », Battersea Arts Centre, 1983-1984 ; et « The Thin Black Line », Londres, ICA, 1985. 52. Margaret Mead, Le Fossé des générations. Les nouvelles relations entre les générations dans les années
1970, trad. de l’anglais par J. Clairevoye et W. Desmond, Paris, Denoël / Gonthier, 1979 (nouvelle éd. revue et augmentée). 53. Expression notamment utilisée par Sanjay Subrahmanyam, Explorations in Connected History, Oxford, Oxford University Press, 2004. 54. En 2000, Araeen fait parvenir à l’Arts Council une proposition pour une exposition accompagnée d’un catalogue et intitulée « The Whole Story: Art in Post-War Britain ». Ce projet, non réalisé, visait à écrire une histoire de l’art qui reflète la société multiethnique d’après-guerre à l’aide de « critères esthétiques et historiques communs » afin de « situer » les artistes étrangers dans la société britannique en dépassant « les frontières de la différence raciale et culturelle ». Il proposait à cette occasion d’associer les artistes inclus au modernisme officiel et ceux qui en sont exclus.
Sophie Orlando est historienne de l’art, membre associée de l’HiCSA, Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son doctorat portait sur les identités culturelles au sein des mondes de l’art contemporains britanniques, sujet sur lequel elle a publié de nombreux articles (Revue de l’art, Muséologies). Elle poursuit actuellement des recherches sur les productions des Black British Artists. Elle édite également, sous la direction de Catherine Grenier, Art et Mondialisation, une anthologie de textes essentiels, 1950-2012, à paraître aux Éditions du Centre Pompidou en avril 2013.
Les Cahiers du Mnam 122 hiver 2012 / 2013
29