L’amitié épicurienne, entre plaisir et vertu Pierre-Marie MOREL ENS de Lyon / UMR 5037 Institut Universitaire de France Les adversaires d’Épicure n’ont pas manqué, dès l’Antiquité, de dénoncer dans son hédonisme une conception égoïste de la conduite de la vie, une pratique qui négligerait délibérément le souci d’autrui. Ainsi, l’épicurisme serait par essence incapable de fonder une morale, voire incompatible avec la vertu. De telles attaques se retrouvent notamment chez Cicéron et chez Plutarque. Quant à l’image de l’épicurien jouisseur et intempérant, elle se construit dès les premiers temps du Jardin et se renforcera au gré des polémiques, tout au long de l’Antiquité : Épicure répond lui-même à cette accusation1 et pour Épictète il reste « celui qui profère des obscénités »2. Cela ne veut pourtant pas dire que les épicuriens auraient renoncé à toute morale. Et c’est bien là le problème. Ils ne défendent pas un mode de vie amoral, et qui serait ainsi, pour certains, immoral parce qu’il s’accomplirait en dehors de toute morale. Ils entendent au contraire assumer et promouvoir une certaine morale et, qui plus est, une morale capable de s’étendre aux différents types de relations interindividuelles, depuis les liens privilégiés que nous entretenons avec nos proches et nos amis jusqu’aux relations de niveau politique qui concernent les citoyens d’une même cité. Pourtant, la règle fondamentale, le plaisir, est une affection propre à l’individu, et nous devons tout faire pour éprouver cet état, parce que, selon Épicure dans la Lettre à Ménécée, le plaisir est « le principe (archê) et la fin (telos) de la vie heureuse »3. Or cette formule fameuse ne dit pas simplement que le plaisir est la condition du bonheur, mais encore que seul le plaisir peut être considéré comme une fin bonne. Elle signifie que toute activité, y compris l’activité morale, doit être réglée sur le plaisir, parce que seul le plaisir constitue un telos par soi, et non pas une fin poursuivie en vue d’une autre fin supérieure. En d’autres termes, le plaisir n’est pas seulement un indicateur de satisfaction, mais aussi un principe pratique : il ne me dit pas seulement ce que je ressens, mais encore ce que je dois faire. La suite du texte dit en effet ceci : Nous savons en effet qu’il est un bien premier et apparenté, et c’est en partant de lui que nous commençons, en toute circonstance, à choisir et à refuser, et c’est à lui que nous aboutissons, parce que nous discernons tout bien en nous servant de l’affection comme d’une règle4. Épicure, Mén. 129
Le plaisir, dit ici Épicure, est « apparenté » ou « congénital » (suggenikon), parce qu’il accompagne nécessairement notre constitution fondamentale. En ce sens, il est « naturel », approprié à notre nature. Il est « connaturel » (sumphuton), dit-il un peu plus bas. Certains épicuriens en voient d’ailleurs la preuve dans la recherche du plaisir et dans l’aversion de la douleur chez les jeunes animaux et les petits enfants dès le berceau5. Il nous est donné sur le 1
Lettre à Ménécée (ci-dessous : Mén.), 131. Selon Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes, X, 6. 3 Mén., 128. 4 Mes traductions d’Épicure sont extraites de ma propre édition : P.-M. Morel, Épicure, Lettres, maximes et autres textes, Paris, GF-Flammarion, 2011. 5 Diog. Laërce, X, 137 ; Cicéron, De finibus bonorum et malorum (ci-dessous : Fin.), I, 30 ; 71. Voir J. Brunschwig, « L’argument des berceaux chez les Épicuriens et chez les Stoïciens », repris dans ses Études sur les philosophies hellénistiques. Épicurisme, stoïcisme, scepticisme, Paris, P.U.F., 1995, p. 69-112 ; J. Warren, « L’éthique », in A. Gigandet, P.-M. Morel (éd.), Lire Épicure et les épicuriens, Paris, PUF, 2007, p. 117-143, 2
2 mode du pathos, de l’affection. Or l’affection, qu’elle soit de plaisir ou de douleur, est un des critères, c’est-à-dire l’une des évidences premières, comme la sensation ou comme la prénotion (ou préconception : prolêpsis) que nous avons de certaines choses. C’est un état que l’on éprouve en soi-même et qui nous indique spontanément ce que nous devons rechercher ou éviter. C’est précisément à ce point que le rôle du plaisir dépasse, et de très loin, sa fonction de simple indicateur interne de satisfaction pour remplir une véritable fonction pratique et normative : il délimite tout ce que nous devons choisir ou refuser, tout choix et tout refus, ce que je rends dans ma traduction par « en toute circonstance ». On doit ici comprendre – et la suite de la Lettre le confirme clairement – que cette extension inclut la conduite morale : le plaisir est non seulement ce que nous avons intérêt à rechercher parce que la nature nous recommande de jouir, mais encore ce sur quoi nous devons (moralement) régler nos actions. C’est pourquoi il n’est pas seulement archê au sens de « point de départ », mais aussi au sens de « principe » d’action. C’est pourquoi encore il n’est pas seulement, comme telos, un but à atteindre par tous les moyens, mais aussi une limite pratique – telos est souvent, chez Épicure, l’équivalent de peras, la limite –, capable d’orienter positivement la conduite. Il n’est donc pas seulement une garantie naturelle de satisfaction, mais encore une norme pratique de conduite, un critère de rectitude morale en matière de choix. Toutefois, dans ce cas, nous nous retrouvons face à ce qui se présente comme une morale – un ensemble de préceptes de conduite obéissant à une norme ayant pour fin le bien d’autrui, ou tout au moins étant compatible avec lui –, qui se fonde sur un affect personnel et se donne pour fin une satisfaction individuelle. La moralité est subordonnée au plaisir et la considération d’autrui est seconde par rapport à l’intérêt que l’on se porte à soi-même. La situation est-elle tenable ? On se demande notamment quelle fonction les épicuriens peuvent bien réserver aux vertus : n’en font-ils pas de simples moyens en vue d’atteindre la fin, le telos que constitue le plaisir ? Les vertus, dans ce contexte, ne se justifient pas par elles-mêmes, car elles n’ont de valeur que par référence au plaisir qu’elles sont susceptibles de procurer. Pour les épicuriens, en effet, « on choisit les vertus pour le plaisir, et non pour elles-mêmes, de même que l’on choisit la médecine pour la santé »6. On comprend que le stoïcien Cléanthe se moque des vertus épicuriennes, en les représentant comme des servantes soumises, agenouillées devant le trône royal de la Volupté7. L’éthique épicurienne est donc confrontée à deux difficultés de principe : une conception essentiellement instrumentale des vertus et une conception « égoïste » des relations interpersonnelles qui semble à première vue exclure un véritable altruisme. C’est ce que je propose d’appeler « l’aporie instrumentaliste ». Une première solution pour sortir de l’aporie serait d’admettre la dimension ouvertement utilitariste de la morale épicurienne, comme on l’a parfois fait à partir de l’ouvrage de JeanMarie Guyau8, partisan des thèses utilitaristes de Bentham et de Mill, et lui-même lu par Nietzsche. Si la morale épicurienne est une morale de l’intérêt, elle peut sans risque d’incohérence se présenter comme une morale personnelle, ou bien comme une morale dont la dimension altruiste serait garantie par la recherche d’un intérêt collectif. Si le plaisir, entendu comme fin de l’action, définit l’intérêt, alors on peut assimiler l’épicurisme à une forme d’utilitarisme. traduit récemment en portugais: "Ler Epicuro e os Epicuristas", Edições Loyola, São Paulo, 2011. Collection: Leituras Filosóficas. 6 Diog. Laërce, X, 138. 7 Cicéron, Fin., II, 69. 8 J.-M. Guyau, La Morale d’Épicure, Paris, 1886 ; rééd. La Versanne, Encre Marine, 2002. J.S. Mill reconnaît d’ailleurs sa dette à l’égard d’Épicure, dans son ouvrage Utilitarianism (1863) ; voir notamment Chapter 2 : « What utilitarianism is. », où Mill félicite Épicure pour avoir associé l’utile à l’agréable.
3 Cette solution, cependant, ne s’impose que si l’on part du principe que l’épicurisme distingue ce qu’elle entend concilier, à savoir : la satisfaction personnelle, d’une part, et la relation positive à autrui, d’autre part. Cette distinction repose sur un double présupposé : l’idée que le plaisir épicurien est nécessairement et exclusivement personnel et la conviction que le souci du bien d’autrui, dans une philosophie hédoniste, ne saurait être qu’accidentel ou contingent. Or il n’est pas du tout certain que l’éthique hédoniste d’Épicure soit personnelle à tous égards et que le rapport à autrui ne soit pour lui qu’un accident dans la recherche du bonheur. On sait en effet que les épicuriens ont réservé une place de premier plan à la philia, à l’amitié, dans leur tableau de la vie bonne et heureuse, ainsi que dans leur propre pratique de l’existence communautaire au sein du Jardin. Cela signifie au minimum qu’ils ont estimé que leur éthique n’était pas incompatible avec le souci d’autrui et, par conséquent, qu’elle était aussi une véritable morale. On doit dès lors se demander si l’amitié n’apporte pas à l’aporie une solution plus solide que la précédente, pour autant que l’on déplace le problème : au lieu de la voir comme un obstacle potentiel au plaisir, ne doit-on pas la concevoir comme un moyen de restaurer la place d’autrui dans la théorie épicurienne du bonheur personnel9 ? Je commencerai par « l’aporie instrumentaliste », le rapport entre moyens et fin qui semble condamner les vertus à rester les servantes du plaisir, et la solution d’inspiration utilitariste que l’on peut être tenté de lui apporter. J’envisagerai ensuite le problème de l’égoïsme supposé, pour montrer que l’amitié apporte une solution radicale au problème général du rapport entre plaisir et vertu. L’interprétation que je propose consiste en effet à insister sur le lien modal entre la vie heureuse d’une part, le plaisir et l’amitié d’autre part : pour le sage, l’amitié – et par conséquent le rapport à autrui – ne relève pas d’un choix, mais d’une nécessité, au même titre que le plaisir. 1. L’aporie instrumentaliste et la solution pragmatique Commençons par le problème que pose la réduction de la vertu à un simple moyen. Je ne reprendrai pas les aspects, bien connus, de la critique traditionnelle de l’épicurisme, critique que j’ai du reste évoquée en commençant. Rappelons cependant qu’Épicure lui-même a beaucoup fait, malgré un mode de vie plutôt austère, pour encourir le reproche d’immoralité. Il déclare par exemple « cracher sur la beauté » – probablement la beauté morale – et ceux qui l’admirent sans raison, quand elle ne produit aucun plaisir10, et il estime que si une vie de débauche procurait le bonheur, nous n’aurions rien à reprocher à ceux qui la mènent11. Sans doute faut-il tenir compte de la part de provocation que contiennent ces propos. Comment concevoir en tout cas une vertu réelle si celle-ci n’est qu’un moyen au service d’une fin plus haute et différente, en l’occurrence le plaisir ? Les épicuriens répondent à leurs détracteurs par des arguments qui présentent incontestablement un aspect utilitariste et pragmatique. Le principe général de la solution 9
Les arguments que je proposerai prennent en compte plusieurs travaux, plus ou moins récents, qui se sont efforcés de préciser la fonction pratique de la philia épicurienne. Voir notamment Ph. Mitsis, Epicurus’ Ethical Theory. The Pleasures of Invulnerability, Ithaca-London, Cornell University Press, 1988, p. 98-128. Voir notamment, p. 96 : « Friendship is the proper focus for developing concerns for other’s interests. ». Voir encore D. Konstan, « Friendship from Epicurus to Philodemus », in G. Giannantoni, M. Gigante (éd.), Epicureismo Greco e romano, Naples, 1996, I, p. 386-396 ; E. Brown, « Epicurus on the Value of Friendship ("Sententia Vaticana" 23) », Classical Philology, Vol. 97, N° 1 (Jan., 2002), p. 68-80 ; G. Roskam, “Live unnoticed”. Lathe biôsas. On the Vicissitudes of an Epicurean Doctrine, Leiden-Boston, Brill, 2007 ; E. Brown, « Politics and Society », in J. Warren (éd.), The Cambridge Companion to Epicureanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 179-197. 10 Athénée, Deipnosophistes, XII, 547 a (Us. 512). 11 Maxime Capitale (ci-dessous : MC) X.
4 consiste à refuser une antinomie de principe entre le plaisir et la vertu. Choisir de poursuivre un plaisir exige un calcul prudent des conséquences, une anticipation et une comparaison des plaisirs et des peines qui en résulteront. Cela signifie que, comme le dit Épicure, « tout plaisir n’est pas à choisir », bien que tout plaisir soit un bien12. Le plaisir est bon en général, mais tel plaisir particulier ne remplit sa fonction et n’a de la valeur que s’il participe effectivement de notre préservation. Un plaisir doit nous être utile, et ne pas engendrer d’effets qui nous seraient préjudiciables. Si les plaisirs de la table me retiennent au point de me détourner de la philosophie, il y a de fortes chances qu’ils entraînent des peines ou des douleurs, au moins psychiques. Je dois donc m’en détourner. Le plaisir est une fin, mais une fin qui exige un calcul. Ce calcul est le « raisonnement sobre » (nêphôn logismos) évoqué par Épicure dans la Lettre à Ménécée. La vertu entre donc en ligne de compte dans ce raisonnement : la prudence (phronêsis) évalue le plaisir à l’aune de l’intérêt ou du bénéfice que l’on peut en tirer ; or ce bénéfice est conditionné par la stabilité des relations avec autrui. Les plaisirs qui nuisent à autrui entraînent en effet des conséquences sociales et morales contraires au plaisir : la réprobation, la punition ou le trouble intérieur13. Il est plus profitable d’agir de manière vertueuse que d’être méchant ou malhonnête. On reconnaît là une solution de type pragmatique, qui a suscité, dès la fin du dix-neuvième siècle, les rapprochements que j’ai évoqués entre l’épicurisme et l’utilitarisme. Est bon ce qui nous est utile ; or la vertu même nous est utile ; elle est donc indissociable du plaisir. Inversement, comme on le voit, le plaisir et les conditions de sa conservation constituent la matière même du raisonnement pratique dont la vertu est la prudence. On ne saurait abstraire le plaisir de la prudence avec laquelle on procède au calcul pratique et l’on doit donc dire que le plaisir est indissociable de la prudence elle-même, de l’honnêteté et de la justice14. Une telle liaison n’a rien d’accidentel : « les vertus sont naturellement liées à la vie agréable et la vie agréable en est inséparable »15. D’une manière générale, il serait absurde de vouloir réprimer le plaisir au nom de la vertu. Le plaisir est en effet le seul état qui nous soit parfaitement naturel. Or nous devons vivre en conformité avec la nature. Inversement, le plaisir coïncide avec l’absence de trouble psychique ; or seule une vie vertueuse, parce qu’elle est une vie de mesure, préserve du trouble psychique. Plaisir et vertu renvoient nécessairement l’un à l’autre. La solution à l’aporie instrumentaliste ne passe donc pas par l’accession de la vertu à un ordre supérieur à celui des moyens, mais plutôt par une réévaluation de l’idée de moyen. Les épicuriens ne semblent voir aucune dépréciation de la vertu dans l’attitude qui consiste à la tenir pour un moyen. Il faut en effet garder à l’esprit le fond naturaliste de l’éthique épicurienne, pour comprendre que la notion d’utilité est, dans ce cadre, pleinement positive. La justification de la vertu par son utilité – de même que la science du médecin ne vaut que par la santé qu’elle produit – apparaît dès le début de l’argumentation que l’épicurien Torquatus consacre à la question chez Cicéron16. Cette position poserait problème si les 12
Je n’aborderai pas ici la distinction entre les deux types de plaisir, cinétiques et catastématiques. Les premiers sont considérés comme mobiles ou instables et les seconds comme stables et nécessaires à notre constitution. Cette distinction ne me semble pas être en cause ici, où il est question non pas des types de plaisirs mais des conséquences de tel ou tel. Du reste, les plaisirs cinétiques (comme apaiser sa soif par la boisson) ne sont pas nécessairement à rejeter, dès lors que l’on atteint les plaisirs catastématiques (comme l’équilibre de l’âme par la pratique continue de la philosophie). Je me permets de renvoyer, sur cette question complexe et sur la conception épicurienne du plaisir en général, à mon ouvrage P.-M. Morel, Épicure. La nature et la raison, Paris, Vrin, 2009, p. 184-198. 13 Cicéron, Fin., I, 50-51. 14 Mén., 132. 15 Mén., 132. 16 Fin., I, 42-54.
5 moyens vertueux devaient être abandonnés au profit du seul plaisir. En réalité, la prudence, la phronêsis épicurienne, institue, non pas exactement une relation linéaire des moyens vers les fins, mais plutôt un rapport circulaire entre la vie agréable et les vertus, celles-ci et celle-là s’entraînant réciproquement17. Les vertus sont les moyens du plaisir, mais ces moyens doivent être mobilisés à tout moment d’une vie bien conduite. C’est donc de manière légitime et sans rien perdre de leur efficacité morale qu’elles remplissent cette fonction instrumentale. En ce sens, l’objection instrumentaliste ne tient plus : les vertus sont des moyens et non des fins ; vouloir qu’elles soient des fins, c’est oublier que seul le plaisir est à rechercher pour lui-même. Il semble par ailleurs que certains épicuriens aient cherché à perfectionner ce dispositif et à concilier cette conception délibérément instrumentale de la vertu avec l’idée que seule une vie vertueuse pouvait être considérée comme une vie bonne. Entendons ici par « vie vertueuse » une vie qui s’accomplit par la vertu réelle en acte, qui est faite d’actions mais aussi d’intentions vertueuses, et non pas une vie qui se contenterait d’une vertu apparente. Les épicuriens n’adoptent certainement pas le mode de vie politique prôné par Protagoras, selon Platon, et qui consiste, non pas à « être vertueux », mais à « paraître vertueux ». L’épicurien tardif Diogène d’Œnoanda apporte de précieuses indications sur le statut des vertus dans la conception générale de la vie bonne. Je citerai les deux passages qui me semblent les plus significatifs, dans les fragments 32 et 33 de son inscription : Sur les vertus et le plaisir, voici ce que j’ai à dire. Messieurs, si le sujet qui nous oppose, eux et nous, était examiné en ces termes : « qu’est-ce qui produit le bonheur ? », et s’ils décidaient de dire « les vertus », ce qui, on le sait, est assurément vrai, il n’y aurait rien d’autre à faire que (col. 2) d’être du même avis qu’eux sans nous en inquiéter. Mais puisque, comme je le dis, le problème n’est pas « qu’est-ce qui produit le bonheur ? », mais « qu’est-ce qu’être heureux ? qu’est-ce que notre nature désire plus que tout ? », je l’affirme haut et fort, maintenant et toujours, devant tous, Grecs et Barbares : le plaisir est la fin de la vie la mieux conduite ; (col. 3) et les vertus, qu’ils convoquent là de manière désordonnée et à contretemps – car elles sont déplacées du rang d’agent producteur à celui de fin –, ne sont aucunement une fin, mais des agents producteurs de la fin. (fgt 32) C’est pourquoi je veux également corriger l’erreur qui, avec la passion d’amour de soi, s’empare de vous – une erreur qui, plus que n’importe quelle autre, rend votre doctrine pleine d’[ignorance]. C’est la suivante : les agents producteurs contenus dans les [choses ne] sont [pas] tous antérieurs à leurs effets dans le temps, même si la plupart sont dans ce cas, (col. 6) mais les uns sont antérieurs à leurs effets, d’autres leur sont [simultanés] et d’autres leur sont postérieurs. C’est-à-dire : les uns sont antérieurs, comme la cautérisation et l’incision apportent la survie. Il faut en effet, dans ce cas précis, qu’on porte la douleur [à son sommet], pour qu’après cela le plaisir s’ensuive. D’autres sont simultanés, comme les [aliments solides] et humides, ou encore [les plaisirs sexuels]. (col. 7) Il n’est pas vrai, en effet, que nous mangions du [pain] et qu’ensuite nous éprouvions du plaisir, que nous buvions du [vin] et qu’ensuite nous éprouvions du plaisir, que nous répandions la semence et qu’ensuite nous éprouvions du plaisir ; mais, en vérité, c’est à l’instant même que [l’action accomplit ces] plaisirs en nous, [sans attendre] l’avenir. [Les autres sont postérieurs, comme s’attendre à recevoir] des éloges après sa mort. (col. 8) Bien que les hommes, en effet, éprouvent déjà du plaisir du fait qu’il y aura, après eux, quelque souvenir de leur bonté, cependant l’agent producteur du plaisir vient plus tard. Mais vous, qui êtes incapables de discerner ces différences et ne savez pas non plus que les vertus ont 17
Voir MC V. Notons que la phronêsis d’Épicure n’est pas sans points communs avec celle d’Aristote. Chez Aristote, la prudence est une vertu rationnelle ou intellectuelle et, comme cela semble être le cas chez Épicure, elle dirige et unifie les autres qualités morales. Toutefois, à la différence de la prudence aristotélicienne, la prudence épicurienne n’est pas elle-même la règle ou la norme de référence, étant donné qu’elle prend le plaisir pour critère. Je renvoie à P.-M. Morel, « Prudence aristotélicienne et prudence épicurienne », dans D. Coitinho Silveira, J. Hobuss (éd.), Virtudes, Direitos e Democracia, Ed. Universitária UFPEL, Pelotas (Brasil), 2010, p. 11-30.
6 leur place parmi les agents producteurs dont les effets sont simultanés, car elles se portent aux côtés de [plaisir, vous faites fausse route]. (fgt 33)
Contre les stoïciens, qui assimilent la vertu au bonheur, ou placent la vertu sur le même plan que le bonheur lui-même, Diogène assigne à la vertu le statut d’un « agent producteur » (poiêtikon) de plaisir. Elle est donc distincte du plaisir lui-même. Il y a toutefois trois types d’agents producteurs : ceux qui précèdent leur effet (comme l’intervention chirurgicale par rapport au plaisir) ; ceux dont l’effet est immédiat (comme certaines activités par elles-mêmes plaisantes) ; ceux qui viennent après leur effet, du fait d’une sorte d’anticipation psychique (comme les éloges funèbres qui nous réjouiraient de notre vivant). La vertu est pour sa part un agent dont l’activité est simultanée à l’effet qu’elle produit. On aurait donc tort de croire que vertu et plaisir ne peuvent venir ensemble. Sur ce point, ce sont peut-être aussi les cyrénaïques qui sont visés18, parce que ces derniers opposent à tort plaisir et vertu. De même que boire ou répandre sa semence apporte aussitôt du plaisir – alors qu’une intervention chirurgicale ne produit au mieux qu’un plaisir différé –, la vertu fait partie de ces agents qui, tout en étant distincts de leurs effets, en sont inséparables. Elle est productrice de plaisir dès lors qu’elle est réalisée. La vertu est donc un moyen, mais un moyen qui ne cesse pas d’opérer lorsqu’on atteint la fin. La fin – ici, le plaisir – n’abolit pas le moyen – vertueux – qui l’a préparée : les vertus ne s’opposent pas aux plaisirs parce qu’elles leur sont, en quelque sorte, coextensives. 2. Égoïsme et amitié Cependant, aucun de ces arguments ne résout directement le problème de l’égoïsme : si la vertu est effectivement un moyen, n’est-ce pas autrui qui à son tour devient nécessairement un simple moyen de notre bonheur ? Le lien qui nous rapporte à autrui n’est-il pas finalement dérisoire, s’il ne tient qu’à l’utilité ? Et s’il est vrai, comme l’assure Diogène d’Œnoanda, que cet état qu’est la vertu peut coexister avec l’état de plaisir, peut-il en aller de même avec autrui, qui n’est pas réductible à un état, fut-il vertueux ? L’objection du paradoxe que représenterait une amitié utile se comprend aisément. Elle n’est d’ailleurs pas anachronique : Aristote avait déjà distingué, au livre VIII de l’Éthique à Nicomaque, aux chapitres 3 à 5, entre trois types d’amitiés : celles qui se fondent sur la vertu, celles qui ne visent qu’au plaisir, et celles qui reposent sur l’utilité. Seule la première vise autrui pour ce qu’il est et pour luimême ; les autres ne le visent que « par accident » (kata sumbebêkos). Les épicuriens pouvaient difficilement ignorer ce problème. Si l’amitié vise avant tout la sécurité de l’âme, elle se donne encore pour ultime fin la tranquillité personnelle. Or celle-ci, peut-on leur objecter, n’implique pas le bien d’autrui, sinon par accident. Épicure lui-même affirme sans ambiguïté que l’amitié trouve son origine dans le besoin (chreia) et la recherche de l’utile19. Torquatus, dans le De finibus de Cicéron, doit sur ce point défendre la doctrine : on l’accuse de rendre la véritable amitié impossible, dans l’idée que celle-ci serait incompatible avec la recherche intéressée du plaisir20. Il s’efforce donc de répondre aux objections, académiciennes et stoïciennes, qui reposent sur une antinomie de principe, il faut bien le dire assez compréhensible, entre la recherche égoïste du plaisir et l’altruisme compris dans l’idée 18
Voir D. Sedley, « Diogenes of Oenoanda on Cyrenaic Hedonism », PCPhS 48, 2002, p. 159-174. Sentence Vaticane (ci-dessous : SV) 23 ; Diog. Laërce, X, 120b. Notons que le texte des manuscrits au début de la SV 23 (« toute amitié est par elle-même une vertu (aretê) ») a été corrigé par certains éditeurs à la suite d’Usener. Il donnerait dans ce cas : « toute amitié est par elle-même désirable (airetê) ». Sur ce texte, voir notamment l’analyse d’E. Brown, « Epicurus on the Value of Friendship… », art. cit. 20 Cicéron, Fin., I, 65-70. 19
7 d’amitié. L’amitié semble fondamentalement contingente par rapport à la seule véritable fin, à savoir le plaisir. On peut même imaginer que les épicuriens eux-mêmes, étant donné qu’ils assument le statut instrumental de la vertu, ne voient pas d’objection à faire de l’amitié et de l’ami de simples instruments du bonheur. Il est cependant très douteux qu’Épicure se soit contenté d’assumer la dimension utilitaire de l’amitié afin de la justifier. En matière de rapport à autrui, les épicuriens privilégient une conception positive des rapports humains que l’on peut caractériser comme un idéal de sociabilité restreinte, par opposition à une sociabilité large et non élective, dont la cité serait le lieu naturel. La sociabilité véritable, celle qui est le plus conforme à la nature, consiste pour Épicure à vivre entouré d’amis, dans une communauté restreinte et en retrait de la vie publique21. Dans une telle conception de l’amitié, autrui est-il encore assimilable à un simple instrument du bonheur personnel ? L’amitié épicurienne, en effet, n’est pas seulement une situation de coexistence pacifique, ni une simple option préférée à d’autres choix possibles. C’est principalement et au plus haut point dans l’amitié que l’on trouve la pleine sécurité (asphaleia)22. Elle est donc indispensable au bonheur, comme le laisse clairement entendre la MC XXVII : « de tout ce que la sagesse procure en vue du bonheur de la vie tout entière, le plus important de très loin, c’est la possession de l’amitié. » Pour le comprendre, il peut être utile de distinguer trois niveaux implicites dans l’amitié telle que la décrit et la recommande Épicure : le niveau utilitaire et contractuel de l’engagement réciproque à se venir en aide ; le niveau affectif de la sympathie réelle entre les amis ; un niveau existentiel et radical, enfin, où l’amitié apparaît comme une composante essentielle de la vie bonne. Au premier niveau, l’ami est en quelque sorte l’analogue du contractant dans le domaine juridique23, même si son engagement est d’une force supérieure. Le principe est simple : on s’engage au même titre que l’ami à se venir mutuellement en aide. Qu’il y ait une dimension contractuelle dans l’amitié épicurienne est bien attesté chez Cicéron, où l’on voit Torquatus indiquer que, selon certains épicuriens, « il existe une sorte de pacte (foedus) entre les sages, qui fait qu’ils n’aiment pas moins leurs amis qu’eux-mêmes »24. Le sentiment que procure l’amitié est en effet un état stable et constant : il repose sur la conviction (pistis, pistôma) que cette amitié sera pour nous un secours, sur la confiance que nous sommes en sûreté. La Sentence vaticane 34 suggère ainsi que le bienfait principal est la confiance que nous plaçons dans l’ami et non pas tant le bénéfice que l’on tire de lui : « Nous n’avons pas tant besoin que nos amis satisfassent notre besoin que de la certitude que notre besoin . » Le second niveau s’impose du même coup : l’amitié n’est pas réductible à un simple accord juridique ou moral, parce qu’elle repose sur un engagement plus profond et une parenté des affects. La communauté en question est en effet une communauté continue des affections, de sorte que l’âme se trouve durablement renforcée dans ses dispositions. Partager une joie passagère ou un état constant d’ataraxie avec son ami, c’est faire en sorte que les états respectifs de l’un et de l’autre interagissent. L’argument repose du reste en partie sur le fondement naturaliste qui régit toute l’éthique épicurienne. Dans la célèbre lettre d’Épicure à son ami Idoménée25, le souvenir des joies communes induit un véritable mieux être et un soulagement effectif des douleurs physiques. De même, selon la Sentence Vaticane 56, « le sage ne souffre pas plus s’il est torturé que si son ami est torturé ». La théorie de l’amitié a 21
MC VII ; SV 58 ; DRN, V, 1120-1135. Épicure, comme on le sait, prescrit le « vivre caché » (Us. 551). MC XXVII, XXVIII, XL ; SV 34, 39. 23 Voir les Maximes capitales XXXI à XXXVIII d’Épicure. Voir aussi le fragment d’Hermarque restitué par Porphyre, De l’abstinence, I, 7-12. 24 Cicéron, Fin., I, 70 ; expression reprise et critiquée en II, 83. 25 Diog. Laërce, X, 22. L’idée d’une « co-affection » littérale est clairement suggérée par la SV 66 : « Éprouvons de la sympathie pour nos amis, non pas en pleurant , mais en nous souciant d’eux ». 22
8 sans doute sa physiologie sous-jacente, qui expliquerait comment les atomes de l’âme retrouvent ou conservent leur stabilité par le truchement de la vie commune ou de son évocation. Quoi qu’il en soit, en réalisant le bien de l’ami, je réalise du même coup mon bien propre. L’utilité que l’on trouve à l’amitié encourage doublement, sur un plan non seulement pragmatique mais également affectif, et sans doute aussi physiologique, à bien agir pour autrui. Selon Torquatus, c’est l’amitié qui, pour Épicure, procure le plus de plaisir ; or elle produit cet effet non pas individuellement mais en communauté, créant une véritable conspiratio amoris26. L’argument des épicuriens auxquels fait allusion le texte de Cicéron est assez clair : le sage éprouve les mêmes sentiments envers son ami qu’envers lui-même et il œuvre au plaisir de son ami autant qu’au sien propre. La thèse est classique : l’ami est un alter ego, de sorte qu’il n’y a pas, en principe, de concurrence entre l’affection portée à l’ami et l’amour de soi ou l’intérêt pour soi-même. L’amitié est tout autant altruiste qu’égoïste. Cependant, même à ce niveau, l’amitié peut encore apparaître comme une simple alternative à la vie solitaire, où la tranquillité personnelle se réaliserait avec la même intensité, bien que par des voies plus austères. On peut également objecter qu’Épicure promeut l’autosuffisance, l’autarkeia, dans laquelle il voit l’un des traits caractéristiques du sage27. C’est un des arguments qui ont pu inciter certains commentateurs à voir une tension, interne à la doctrine épicurienne, entre l’altruisme impliqué par l’amitié et la justice d’une part, et la doctrine du plaisir d’autre part28. La question de la fonction exacte de l’amitié dans la réalisation du bonheur semble du reste avoir été discutée au sein même de l’école épicurienne, si l’on en croit l’exposé de Torquatus. Ce dernier témoignage est malheureusement assez elliptique, ne précisant pas l’identité des tenants des trois positions concurrentes : celle des hédonistes purs qui jugent que l’amitié vaut essentiellement par le plaisir qu’elle procure, celle d’épicuriens « plus timides » (timidiores) qui cherchent à soustraire l’amitié durable à l’attente d’un bénéfice de plaisir, celle enfin des partisans de la conception contractualiste que j’ai évoquée plus haut. Je ne sais pas si les divergences entre épicuriens témoignent d’une émancipation progressive par rapport à la doctrine originelle. J’aurais tendance à penser qu’elles s’y laissent reconduire29. Il est clair en tout cas que leur exposition donne l’occasion à Torquatus de révéler les différentes strates de la philia épicurienne, strates qui se retrouvent toutes dans la position la plus radicale, celle de l’hédonisme pur. Son témoignage invite en effet à identifier, au-delà mais aussi à partir des deux premiers niveaux que je viens de mentionner, un troisième niveau, proprement existentiel, où l’amitié n’est plus envisageable comme un moyen possible, mais comme un moyen nécessaire. Pour le comprendre, voyons comment Torquatus relie l’amitié au plaisir. Les épicuriens qu’il évoque en dernier lieu répondent que l’amitié, au même titre que les vertus, est en fait intrinsèquement liée au plaisir30. Or l’une des propositions de base de la doctrine épicurienne est que le plaisir est nécessaire à la vie heureuse, parce que c’est le seul telos par soi. Il serait donc absurde d’imaginer que le sage balance entre une vie selon le plaisir et une vie qui suivrait d’autres critères. Le sage ne « choisit » pas le plaisir, car il s’impose à lui par nature ; il en choisit seulement les modalités. Le raisonnement sobre déterminera ainsi les occasions d’éprouver le plaisir pour en cultiver la forme la plus stable. Dès lors, si l’amitié est nécessaire au plaisir, elle est elle-même une dimension nécessaire de la vie du sage, une composante essentielle de la vie bonne.
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MC XL ; Cicéron, Fin., I, 65. Voir Mén., 130 ; SV 44, 45, 77. 28 Voir Ph. Mitsis, op. cit. 29 Torquatus lui-même termine son analyse de l’amitié par une synthèse qui inclut toutes les positions évoquées : « de toutes ces considérations, on peut juger que… » (quibus ex omnibus judicari potest…), § 70. 30 Fin., I, 68. 27
9 Le portrait du sage, qui clôt la Lettre à Ménécée, est à cet égard très instructif : il vit parmi ses semblables, « comme un dieu parmi les hommes »31. Si l’on souligne, non pas seulement le saisissant « comme un dieu », mais aussi la deuxième partie de la formule, « parmi les hommes », on constate que le sage épicurien vit en communauté par essence ou par définition. Cela confirme qu’il ne fait pas à proprement parler le choix de l’amitié, et que le souci d’autrui ne vient pas en surplus, une fois la sagesse atteinte. Du reste, le « pacte entre sages » de la troisième position doctrinale suggère une relation particulièrement forte entre les contractants. La notion de foedus, dans le contexte épicurien, ne désigne pas seulement l’engagement mutuel à respecter les clauses d’un contrat, conformément au sens juridique du terme. Comme on le voit bien chez Lucrèce, elle dénote dans le registre poétique un rapport naturel contraignant. Ainsi l’âme et l’esprit, anima et animus, sont enchaînés mutuellement par un foedus dans l’accomplissement de leurs fonctions vitales respectives32. La notion de foedus ne renvoie donc pas nécessairement à une décision, collective ou personnelle, de passer contrat. Elle n’implique pas non plus nécessairement l’institution d’un nouvel état des choses : comme dans la notion lucrétienne de foedera naturae, de « pactes de la nature », elle indique avant tout la force du lien existant entre les êtres. De même que la nature ne peut déroger à ses propres pactes, de même que seul un insensé envisagerait de se soustraire aux pactes de la nature, de même encore les sages sont littéralement « conjoints » – Torquatus parle plus bas de conjunctio – par leur amitié réciproque. Dès lors, on assiste à un retournement très net par rapport aux justifications pragmatiques de l’amitié et des vertus : si l’on considère que l’amitié n’est pas une option parmi d’autres, parce qu’elle n’est pas un simple adjuvant du bonheur mais une condition première de toute vie heureuse, le souci d’autrui cesse d’apparaître comme un moyen parmi d’autres, également envisageables, d’accéder au bonheur. Si l’amitié appartient au sage nécessairement et si l’amitié implique nécessairement la vertu – ou tout au moins certaines vertus –, on doit alors conclure que la vertu elle-même appartient au sage nécessairement. Dans l’amitié entre sages, plaisir et vertu sont donc intimement liés et, a fortiori, pleinement compatibles. En conséquence, il est logique que plusieurs textes – comme la Sentence Vaticane 23, selon les manuscrits – considèrent l’amitié comme une vertu ou l’associent directement aux vertus. Ainsi, Philodème, dans son traité Sur la liberté de parole, parmi les qualités morales qui accompagnent l’amitié, s’intéresse de près à la liberté de parole ou franchise (parrhêsia). Alors que son contraire, la flatterie, ne vise que l’intérêt et le plaisir de celui qui la pratique, la franchise est la marque de l’amitié véritable, parce qu’elle vise la vérité et le bien. D’une manière générale, dans la mesure où plaisir et vertu sont interdépendants, et si l’on admet par ailleurs que l’amitié et le plaisir sont nécessairement associés, les relations entre sages sont nécessairement vertueuses. Ce n’est nullement par hasard que Torquatus estime que le lien est de même force entre vertus et plaisir d’une part et entre amitié et plaisir d’autre part33. Pour résumer, la nécessité propre à l’amitié réside dans son rapport au plaisir : le plaisir et la sérénité de l’âme sont impossibles sans l’amitié34. En ce sens, le sage peut choisir ses amis, mais il ne saurait choisir de se passer de l’amitié elle-même, parce qu’elle s’impose à lui. L’amitié, avant de requérir un choix, est une nécessité. 31
Mén., 135. Lucrèce, De Rerum Natura (ci-dessous : DRN), III, 416. Pour une analyse exhaustive des occurrences de foedus chez Lucrèce, on se reportera à G. Droz-Vincent, « Les foedera naturae chez Lucrèce », in C. Lévy (éd.), Le Concept de nature à Rome. La physique, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1996, p. 191-211. 33 Cicéron, Fin., I, 68. 34 Cicéron, Fin., I, 67 ; II, 82. L’amitié œuvre directement à notre bonheur, comme le suggère la fameuse – et mystérieuse – SV 52 : « L’amitié danse autour du monde, nous ordonnant à tous, comme un héraut, de nous éveiller à ce qui fait notre béatitude. » 32
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L’amitié apporte-t-elle pour autant une réponse totalement satisfaisante au problème que représente l’égoïsme pour une société humaine, quelle qu’elle soit ? En effet, évoquer l’amitié entre sages, faite de plaisirs stables et de vertus, ne suffit pas à prouver que la vie de plaisir est compatible avec la vertu sous toutes ses formes : que cela soit vrai pour le sage, dans une sphère de sociabilité restreinte et d’affinités électives, ne signifie pas qu’il en aille de même dans les autres types de relations. Je vois deux raisons au moins de faire cette restriction. En premier lieu, l’amitié confidentielle, telle qu’elle est cultivée entre les « murs » du Jardin, est une forme très particulière de sociabilité et elle est contenue dans une sphère assez étroite, peu représentative des rapports habituels et communs entre les hommes. La justice, comme le précisent par exemple les Maximes d’Épicure sur la politique, est un simple accord contractuel – qui, à la différence du pacte entre sages, ne requiert aucun engagement affectif – sur le fait de ne pas se nuire les uns aux autres : ce n’est pas une vertu « amicale » au sens le plus fort. En second lieu, l’attention que les épicuriens portent ailleurs aux différents types d’associations qui apparaissent au cours de l’histoire de l’humanité montre bien qu’une certaine forme de philia excède la sphère de la sociabilité restreinte. Épicure et ses successeurs ne parlent pas nécessairement de la philia des sages à chaque fois qu’ils évoquent des relations de sympathie. Diogène d’Œnoanda justifie son inscription murale par sa destination thérapeutique et par la philanthrôpia de son auteur. C’est une bienveillance qui s’adresse, non pas à des intimes, mais à tous, y compris, en l’occurrence, les étrangers de passage35. Le fait même de l’association entre les hommes montre que l’amitié en quelque sorte civile ou sociale n’est pas de même nature que l’amitié qui existe entre les sages. Ainsi, dans l’histoire culturelle du chant V de Lucrèce, qui retrace les progrès techniques et sociaux de l’humanité, l’amitié ne vient qu’après coup, comme un résultat de l’évolution des situations et des sentiments36. La peur de la mort, chez la plupart des hommes, suffit à rompre ce qui nous apparaît alors comme de fragiles « liens d’amitié » (vincula amicitiai)37. L’amitié d’association n’a pas la nécessité et la radicalité de l’amitié qui unit les sages. Le fait même de s’associer ne nécessite pas les dispositions et les actions proprement morales. L’association progressive des hommes entre eux, même si elle repose sur une forme de concorde ou de civilité, n’est pas nécessairement ni d’emblée vertueuse. L’amitié des sages ne peut être, de ce point de vue, qu’un modèle, une solution paradigmatique pour la sociabilité commune, parce qu’elle offre le meilleur exemple possible d’une sécurité fondée sur l’utilité réciproque38. Se retrancher dans la sphère de l’amitié véritable, c’est investir le champ d’une sociabilité possible et d’un altruisme crédible. Dans les autres situations interpersonnelles, ce n’est pas par l’amitié véritable, mais par un contrat de type légal, que l’on imitera – sciemment ou non – ces relations exemplaires. Les épicuriens ont-ils considéré que leur conception de l’amitié fournissait une réponse définitive et complète aux accusations d’immoralité dont ils étaient l’objet ? Torquatus attend manifestement beaucoup de l’amitié pour réhabiliter les vertus épicuriennes, mais il n’est pas certain qu’Épicure lui-même ait explicitement décidé de résoudre le problème moral par 35
Fgt 3, col. 5 ; 119, col. 1. DRN, V, 1014. D. Konstan, op. cit., p. 386-396, insiste à juste titre sur l’extension de la philia au-delà de la sphère des sages. Il discerne par ailleurs chez Épicure une distinction implicite entre l’amitié elle-même (durable, dépendant de nous et étroitement liée au bonheur) et les amis (contingents et auxquels nous sommes liés par utilité et loyauté). 37 DRN, III, 84. 38 Voir en ce sens A.A. Long, « Pleasure and Social Utility. The Virtues of Being Epicurean », in Aspects de la Philosophie Hellénistique, Entretiens sur l’Antiquité Classique, xxxii, Vandœuvres–Genève, 1986, p. 283-329, repris dans A.A. Long, From Epicurus to Epictetus. Studies in Hellenistic and Roman Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 2006, p. 178-201 ; voir notamment p. 185. 36
11 l’amitié commune, ou l'amitié sous sa forme la plus générale. La Lettre à Ménécée, même si elle ne l’exclut pas, ne le prouve pas non plus, puisqu’elle ne mentionne pas explicitement la philia. L’amitié entre sages, forme particulière et éminente d'amitié apporte en tout cas de facto une solution à cette difficulté cruciale, à l’intérieur de sa propre sphère, et cela de manière radicale. Le mieux, à tous égards, est donc de mener la vie d’un sage, ce qui pour un épicurien n’a rien d’un idéal inaccessible, même si c’est là, dit Lucrèce, une vie « digne des dieux »39. Ainsi, nous vivrons tout à la fois dans la vertu, le plaisir et l’amitié. La communauté des amis apporte une réelle solution au problème de la vertu parce qu’elle montre que vouloir le bien d’autrui, pour le sage, n’est pas une simple option parmi d’autres, mais une nécessité. Or cette nécessité, même si elle touche à l’intérêt, donne à la théorie épicurienne de l’amitié une radicalité qui empêche de l’assimiler à un simple choix pragmatique. Le lien d’amitié véritable n’est pas seulement utilitaire, mais également existentiel : se trouver dans une communauté d’amitié, et par conséquent pratiquer les vertus qu’elle suppose, cela fait partie, par nature, de la vie du sage40.
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DRN, III, 322. Je tiens à remercier Alfredo Storck, avec qui j’ai eu le plaisir de discuter mes arguments lors de la conférence que j’ai donnée sur ce sujet à son invitation, à Porto Alegre en 2009.
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