Penser à Strasbourg
Penser à Strasbourg Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Lucien Braun, Martin Heidegger, Francis Guibal, Isabelle Baladine Howald, Jacob Rogozinski, Gérard Bensussan, Joseph Cohen
Galilée Ville de Strasbourg
© 2004, ÉDITIONS GALILÉE, 9 rue Linné, 75005 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d ’exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. ISBN : 2-7186-0657-6
Recueil p ublié à l'occasion de la session du « Parlement d es p hilosophes », consacrée à
Jacques Derrida, à Strasbourg, en juin
2004.
Avant-propos
Penser à Derrida La philosophie ne s'assigne jamais à résidence. Il lui faut les seuils et les passages, les marges et les marches, les chemins de traverse et les itinéraires bis. Là se tient sa liberté. Que s’est-il donc passé au cours des trois der nières décennies pour que Jacques Derrida prenne si régulièrement les chemins qui mènent à Strasbourg, non pas comme un visiteur banal mais pour, délibérément, venir y penser ? Elle est, en effet, l’une des villes françaises où Jacques Derrida a le plus souvent enseigné, parlé et débattu. Certains, d’ailleurs, lui ont taillé, sur mesure, la réputation d’être la ville de la « déconstruction », osant même le mot d’« École déconstructionniste de Strasbourg » et faisant de « derridien » et de « strasbourgeois » des synonymes — honneur inestimable à nos yeux Entre Jacques Derrida et Strasbourg, les affinités sont multiples. On pourrait évoquer la généa 9
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logie « intellectuelle », qui relie sa pensée à celles d'Emmanuel Lévinas et de Maurice Blanchot. On pourrait parler de « vocation », celle qui aurait appelé dans la capitale parlementaire de notre continent celui qui a tenté de penser l'Europe comme une question philosophique. Pourtant, ce ne sont là que des spéculations ; la réalité est autre, plus simple. Le génie des lieux est, avant tout, le génie des hommes. Si Derrida est venu aussi régulièrement à Strasbourg, c'est qu'il se savait y être accueilli, avec amitié, par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Il savait, surtout, qu'il pouvait y engager un dialogue et un travail féconds avec eux. Tous deux ont fait de Strasbourg une ville de rencontres et de création philosophiques. Plus que de faire fructifier un héritage ancien, ils ont inventé une tradition, que nous souhaitons voir se perpétuer aujourd'hui, notamment à travers le Parlement des philosophes. Au moment où la Ville de Strasbourg rend un hommage légitime à Jacques Derrida et à ses iti néraires strasbourgeois, nous voulons exprimer notre gratitude la plus sincère à Jean-Luc Nancy et à Philippe Lacoue-Labarthe, sans lesquels rien de tout cela ne serait jamais advenu. Fabienne KELLER, maire de Strasbourg Robert GROSSMANN, président de la CUS
Jean-Luc Nancy Philippe Lacoue-Labarthe
Derrida à Strasbourg Ainsi qu'il devait arriver au penseur de l’origine différée, Derrida fUt à Strasbourg avant de s’y être rendu. Ou bien encore : il était déjà venu avant que nous lui disions « Viens ! ». Il y fut en pensée, en effet, mais non au sens où il aurait pensé à cette ville, rêvé d’elle ou médité son his toire philosophique d’Albert le Grand à Eckart, à Goethe, à Benjamin et à Lévinas, sans oublier Canetti, Bachelard, Canguilhem, Ricoeur ni Henri Lefèvre. Il n’avait peut-être jamais vraiment pensé à Strasbourg, mais il y fUt d’abord en tant qu’une pensée : lorsque nous —Philippe et Jean-Luc nous sommes rencontrés à Strasbourg, en 1967, nos lectures récentes ou contemporaines, plutôt De la Grammatologie pour Philippe, plutôt La Voix et le Phénoméne pour Jean-Luc, se sont avé rées sans tarder constituer une référence com
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Penrer à Strarbourg
mune majeure au sein de la pensée contempo raine, dans l’ordre proprement philosophique, cependant que sur un plan plus politique nous partagions, chacun à sa manière, quelque chose du situationnisme par la médiation d’un ami commun, Daniel Joubert, qui n’était pas étranger aux événements situ de Strasbourg d’avant 68, puis de 68. Nous n’avions ni l’un ni l’autre rencontré Jacques Derrida, mais ses textes nous avaient déjà rencontrés depuis quelques années. Et cette ren contre faisait partie d’une sorte de grand rendezvous d’époque : un « vieux monde » semblait se disloquer. La suite montrerait combien c’était vrai. C ’est sur le fond de ce partage d’intérêts, parmi d’autres affinités électives, que nous prîmes la décision - fortement encouragée par Lucien Braun, dont nous reparlerons - de rester à Strasbourg. À l’automne de 1968, nous n’avions rien perdu de l’élan de Mai (ce qui ne veut pas dire qu’au jourd’hui il soit retombé), car nous avions peu d’intérêt pour les réformes en chantier, tandis que nous mettions notre énergie dans un enseigne ment partagé avec des étudiants avides, et dans un séminaire de recherche interdisciplinaire bricolé à la hâte avec des collègues non moins impatients. Nous étions encouragés et dotés de quelques moyens grâce à Lucien Braun, le seul de notre 12
Derrida à Strarbourg
faculté à percevoir l’enjeu de ce qui serait plus tard lourdement étiqueté comme la « pensée 68 ». Ce séminaire, d’abord consacré à Bataille (dont le nom, sans doute, avait été fort peu prononcé jusque-là dans notre université), devait donner naissance à un « Groupe de recherches sur les théories du signe et du texte » (GRTST) dont l’intitulé laborieux témoigne des intérêts que nous voulions déclarer, et du rôle qu’y jouait Jacques Derrida. Dans cette période, Jean-Luc écrivit pour le séminaire une manière d’« état des lieux » du chantier philosophique tel quil lui apparaissait. Toujours grâce à Lucien Braun, nous eûmes la possibilité de publier des textes dans le Bulletin de la Faculté des Lettres (numéro de décembre 1969, en fait le dernier numéro de cette publica tion avant la refonte des facultés) et Jean-Luc se décida à envoyer le sien à Derrida, qu’aucun de nous ne connaissait personnellement (à quelle adresse fut expédié l’envoi ? sans doute à I’e n s ). À notre surprise, Jacques Derrida répondit, même un peu longuement. Il témoigna avoir déjà lu quelques articles publiés par Jean-Luc dans Esprit, et surtout il soulignait son plaisir de se sentir rejoint dans ce quil désignait comme une situation d’isolement au sein de l’université. Un peu plus tard, en 1970, il écrivit aussi à Philippe qui venait de publier « La fable » dans
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Poétique, la revue fondée par Genette (son ancien professeur d’hypokhâgne au Mans ; Genette et Derrida s’étaient aussi retrouvés dans cette ville, après avoir été condisciples à l’ENS). Nous avons alors décidé de l’inviter à un petit colloque que nous projetions, sur la rhétorique. C ’était un centre d’intérêt que Philippe tenait en partie de Genette, lequel était donc notre pre mier invité. S’y ajouta Lyotard, dont la femme apprit notre projet (elle enseignait dans notre université). C ’est ainsi qu’au printemps 19701, dans une configuration dont le caractère excep tionnel ne nous était encore qu’à demi manifeste, nous pouvions entendre des textes qui seraient ensuite publiés dans Figurer IL dans Discours, figure et dans Marges. Le texte de Jacques Derrida était La Mythobgie blanche. Lucien Braun, grâce à des relations, avait logé nos hôtes au siège, plutôt somptueux, de la Société des Forges. Nous ne savons plus comment fonc tionnait le reste de l’intendance, mais il nous semble que ce premier « colloque » se passa bien. Nous nous souvenons d’une promenade le long de l’Ill : Philippe marchait devant avec Genette, Jean-Luc suivait avec Jacques (Lyotard n’était pas
1. Les dates sont indicatives : nous ne sommes pas toujours sûrs de notre mémoire. 14
Derrida à Strasbourg
encore arrivé). Genette et Philippe se connais saient et bavardaient ; Jean-Luc, en revanche, découvrait la capacité de silence de Jacques Derrida et s’angoissait légèrement de se trouver réduit à lui désigner tour à tour le palais des Rohan, la cathédrale, l’ancienne douane, ce qui, de fait, n’appelait guère de réponses... En revan che, à un autre moment, il devint plus loquace pour raconter l’histoire toute récente d'un de ses fils, très jeune, parti sans permission en vélo sur la route nationale. La peur qu’il en avait eue était encore très perceptible. Nous étions vaguement étonnés : nous apprenions qu’on ne parle pas forcément de philosophie avec un philosophe, et que le travail passe par les textes. Philippe, cepen dant, parla avec lui des positions théoriques et politiques de Tel Quel, avec qui Jacques Derrida entretenait encore des rapports... De ce moment, notre relation ne devait plus cesser, et les visites de Jacques à Strasbourg allaient se succéder. En même temps, il se mit à nous inviter à parler à la Rue d’Ulm, où il se trou vait en compagnie d’Althusser et de Pautrat, et il nous fit connaître Michel Delorme, le fondateur des éditions Galilée, chez qui nous publiâmes notre premier travail commun —un travail sur Lacan élaboré pour le séminaire interdisciplinaire que d’autres collègues avaient engagé avec nous. Plus tard, avec Jacques Derrida et Sarah Kofman 15
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nous dirigerions la collection « La philosophie en effet ». À travers ces échanges, Strasbourg devenait à la fois un lieu privilégié pour Jacques Derrida, et une manière de signifiant ou d’emblème pour cette collaboration qui se doublait d'amitié. Pendant l'une de ses visites —nous ne savons plus laquelle, si c'était une conférence ou un jury de thèse, il y en eut un bon nombre -, Lucien Braun entreprit Jacques pour lui proposer de ren dre visite à Heidegger (avec lequel Braun était depuis longtemps en rapport). Il se montrait pressant, il esquissait des plans, il expliquait que Heidegger avait déjà entendu parler de Derrida. Mais cela ne se fit jamais. Jacques ne s'y décida pas, et sans doute (notre souvenir reste flou) res tait-il comme nous deux suspendu entre le désir d'une telle visite et le sentiment de son inanité (de nouveau : on ne fait pas de philosophie en parlant avec le philosophe1...) Sans doute, Faye avait publié le « Discours de rectorat » dans Médiations dès 1962. Mais l'effet n'était pas encore celui de ce qu'on nommerait plus tard l'« affaire Heidegger » : l'obstacle n’était pas exactement là. Par ailleurs, Heidegger était alors souffrant et affaibli. Quoi qu il en soit, aucun
1. Sur cet épisode, cf. dans ce même recueil le témoignage de Lucien Braun. 16
Derrida à Strarbourg
de nous trois ne fit la visite de Fribourg (seul Philippe, plus tard, accompagna Braun chez la veuve de Heidegger, qui leur remit des livres). Le rapport ainsi créé entre nous et qui se pour suivit à Strasbourg comme à Paris ou encore ailleurs dans le monde a donné un caractère parti culier au lien de Derrida avec Strasbourg. À l’évi dence, c’est la ville de France quil a sans doute depuis lors le plus souvent visitée, que ce soit à titre professionnel ou bien à titre personnel (si l’on excepte Nice, la ville de sa famille). C ’est ainsi, disons-le pour ne rien négliger, que la rue Charles-Grad, où nous avons habité ensemble de 1970 à 1988 (et où Jean-Luc habite toujours) se trouve mentionnée dans La Carte portale (p. 165, sous la date du 22 juin 1978, « après le dîner rue Charles-Grad, XAntigone de Philippe que je relis à haute voix dans l’avion sans que personne s’en aperçoive1») —privilège que cette rue au nom du député Protestataire ne partage, à notre connaissance, qu’avec le roman de Sylvie Morgenstern, Le Vampire du CDI...
1. Il s’agissait de ïAntigone de Hôlderlin, traduite et mise en scène par Philippe avec Michel Deutsch ; Sarah Kofman et Jean-Christophe Bailly étaient aussi présents, comme en bien d’autres circonstances dans ces années strasbourgeoises.
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Parmi les circonstances dans lesquelles Stras bourg a reçu Jacques Derrida, nous rappellerons au moins les plus notables, pour autant que notre mémoire ne nous trahisse pas trop. La première serait, en 1979, le colloque international Le Genre, organisé sur une initiative de Sam Weber, autre ami de Jacques que nous avions connu à Berlin et, cette année-là, invité à Strasbourg. Ce fut, au début de l’été, une grande rencontre entre Américains (Paul de Man était là, Avital Ronell), Allemands (Werner Harnacher entre autres), Luxembourgeois (Rodolphe Gasché) et tant d’autres (comme Lucette Finas) impossibles à énumérer. Jacques y prononça « La loi du genre », le premier de ses textes consacrés à Blanchot. Pendant le colloque, les Percussions de Strasbourg nous firent présent d’un concert orga nisé pour nous dans l’aula de l’université. En 1974 (sans doute), nous l’invitions à une rencontre autour de Roger Laporte, avec lequel il était déjà lié et qui avait dédié Fugue, en 1970, « à Jacques et Marguerite Derrida ». En 1980, il était invité, sous l’égide de Lucien Braun, à prononcer la conférence inaugurale du congrès des Sociétés de Philosophie de langue française, dont le thème était « la représentation ». La même année, nous étions tous les deux invi tés à diriger à Cerisy-la-Salle la première des décades « à partir du travail de Jacques Derrida ». 18
Derridt à Strasbourg'
Notre intitulé, « Les fins de l'homme », était celui d’un texte de Jacques de 1968, repris dans Marges en 1972. En 1987, il était au jury de la thèse de Philippe, dirigée par Braun (il était aussi, comme Braun d’ailleurs, au jury de celle de Jean-Luc, l’année suivante, mais c’était à Toulouse, car le directeur en était Granel). Il participa à plusieurs autres jurys, celui de Daniel Payot en particulier. En 1992, au sein du Carrefour des littératures européennes, dirigé par Christian Salmon, nous avons organisé une rencontre de philosophes, dont Agamben, Balibar, Cacciari, Virilio, Derrida. Ce dernier parla dans la continuité de LAutre Cap, qu’il venait de publier. L’année sui vante, le même Carrefour le recevait à nouveau, en compagnie de Bourdieu, de Surya ou de Rancière, entre autres. Salman Rushdie y fit une apparition. Nous engagions alors, à partir du Carrefour, la constitution d’un « Parlement inter national des écrivains ». Catherine Trautmann, en ce temps maire de Strasbourg, déclara publique ment la cité « ville-refuge » pour les écrivains contraints de s’exiler. Dans les années qui suivi rent, plusieurs écrivains venus des Balkans y furent accueillis. Plus tard, en 2001, Jacques fut invité par la Cour européenne des droits de I’homme à une grande rencontre sur la peine de mort, sujet 19
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auquel il venait de consacrer un séminaire et plu sieurs textes. La même année, il était reçu par Isabelle Howald au forum Kléber pour parler de son rapport avec la littérature, ou bien de sa pro pre littérature, selon la perspective qu’on adopte. Si l’on voulait poursuivre, il faudrait bien entendu franchir le Rhin (et que serait Stras bourg sans port ni pont du Rhin ?) et suivre ses traces à Fribourg, à Tübingen, à Heidelberg et sans aller jusqu’à Berlin au moins jusqu’à Francfort où le prix Adorno lui fut solennellement remis en septembre 2001. Mais pour ne pas allonger la chronique, nous terminerons par une vignette, ou par une vidéo : un jour d’hiver, sans doute autour de 1980, nous venions tous les deux en voiture depuis l’Isère avec Jacques pour faire soutenir la thèse d’un étu diant — Mikkel Borch-Jacobsen. Lévinas, qui devait par ailleurs prononcer une conférence, nous attendait à Strasbourg. Il s’est mis à tomber une neige assez épaisse pour nous ralentir sérieu sement. Le voyage s’éternisait. Jacques, muni d’une lampé de poche, relisait la thèse et griffonnait quelques remarques supplémentaires. En ces temps-là, il n’y avait pas d’hiver sans neige à Strasbourg. Et presque pas de saison de pensée sans un passage de ses cheveux qu’il nous semble aujourd’hui avoir toujours connus blancs, comme l’était sa mythologie de 1970.
Lucien Braun
À mi-chemin entre Heidegger et Derrida Dans les années 1960, Martin Heidegger était régulièrement tenu au courant de la vie phi losophique en France par Jean Beaufret. Par Jean-Luc Nancy et Philippe LacoueLabarthe, qui allaient devenir mes collègues, mais aussi par Michel Haar (qui passait ses jours de congé universitaire à Strasbourg), j'ai beaucoup entendu parler de Jacques Derrida que je ne connaissais pas encore, mais dont les articles et surtout De la Grammatologie et LÉcriture et la Différence - qui venaient de paraître- faisaient alors l'actualité des conversations entre phi losophes. En septembre 1967, après le repas d'anniver saire qui s'est tenu à Messkirch, Martin invita ses convives à se rendre sur le Feldweg (sic) et à pren dre l'air. Il me fit signe, me retint, et me proposa 21
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une promenade dans le parc, où se trouve la tour ronde au toit pentu que le Land Wurtemberg lui avait offert pour l’honorer. Il fUt question, lors de cet aparté, de la Critique du jugement. Je lui avais demandé s’il avait tenu un séminaire sur cet ouvrage qui me posait encore beaucoup de questions, longtemps après que j’en avais fait l’objet de mon mémoire ( d e s ), soutenu jadis devant Georges Canguilhem et Jean Hyppolite. Malicieux, Martin Heidegger me répondit que c’est un ouvrage trop difficile (zu schwer). C ’est là que, pour changer de sujet, il me demanda ce qui se passait en France, côté philosophie. J ’ai cité des noms, mais beaucoup d’entrepri ses étaient sans rapport avec sa pensée à lui. J ’ai estimé que la nouveauté philosophique était - pour faire écho à sa question — Jacques Derrida. Je lui ai donc dit ce que j’en savais. Cela l’a vivement intéressé, parce que, dit-il, on ne lui en avait pas encore parlé. Vu l’attention manifes tée, je lui ai spontanément proposé de lui appor ter, lors de la prochaine visite (qui devait avoir lieu en novembre avec Gadamer, dont la venue à Strasbourg était annoncée à cette date), les ouvrages de Jacques Derrida. Il m’écrira, trois jours plus tard, le 29 septembre 1967 : Cher Monsieur Braun, je vous sais gré de m’avoir rendu attentif aux publications de J. Derrida. 22
A mi-chemin entre Heidegger et Derrida Je suis à même de me les procurer facilement par l’intermédiaire de la Librairie Alber, de sorte qu'il n’est pas nécessaire de faire appel à votre amabilité. Mon frère et moi-même se souviennent encore volontiers de la visite par laquelle vous et votre épouse vous nous avez honorés. Ma femme est pour le moment en cure à Badenweiler. Dans les prochains jours, je retournerai à Fribourg. Avec les salutations amicales, pour vous deux, de nous deux, votre Martin Heidegger.
En novembre, en présence de Hans-Georg Gadamer, nous avons surtout évoqué l'histoire de l’histoire de la philosophie que j’étais en train de rédiger. Il fut question, à ce propos, de Michel Foucault, car j’écrivais ce travail dans l’ésprit et selon la méthode de ce philosophe. C ’est au beau milieu de cette conversation que Martin Heidegger demanda subitement à Gadamer s’il connaissait les écrits de Jacques Derrida. Gadamer répondit que oui, qu’un de ses assistants lui en avait parlé, mais qu’il n’avait pas lu les ouvrages qui venaient seulement de paraître. C ’est à cette époque aussi que je fis la connais sance de Jacques Derrida qui, à plusieurs reprises, était venu à Strasbourg - comme y vinrent aussi, ces années-là, Roland Barthes, Jean-François Lyotard et d’autres. Strasbourg était devenu, et plus encore après 1968, le lieu où des Parisiens ne se sentaient pas forcément en province. 23
Penser à Strasbourg
J ’appréciais la courtoisie de Jacques Derrida, l’authenticité de son écoute. J ’assurais alors la direction de la faculté de philosophie et il m’arri vait de me trouver invité par Jean-Luc Nancy ou Philippe Lacoue-Labarthe à table avec Jacques Derrida. L’on bavardait et - inévitablement - aussi de Martin Heidegger lors de ces rencontres. Y a-t-on évoqué, alors, une visite de Jacques Derrida à Fribourg ? Je ne sais. Toujours est-il que je me sentis autorisé à suggérer à Martin Heidegger une rencontre avec Jacques Derrida. Ce fut en avril 1973 : Je vous écris, très honoré Monsieur Heidegger, pour convenir d’une visite —si cela devait vous être possible. Le philosophe parisien Jacques Derrida, qui jouit d'un grand renom en France et à qui il est arrivé d’avouer qu il vous devait sa vocation philosophique, me disait récem ment que ce serait pour lui un grand honneur et une joie d’avoir l’occasion de vous saluer. Jacques Derrida est sans conteste actuellement le philosophe qui, en France, parti de Heidegger, est le penseur le plus authentique ment lui-même. Comme il vient souvent à Strasbourg, il serait peut-être possible de convenir d’une rencontre, soit que je vienne vous voir avec lui, soit que je vienne vous pren dre, vous et Madame Heidegger, pour vous amener ici, à Strasbourg. 24
A mi-chemin entre Heidegger et Derrida
Martin Heidegger me répondit, le 16 mai : Cher Monsieur Braun, un grand merci pour votre lettre. Je me réjouis de faire la connais sance de Monsieur Derrida qui m'a déjà fait parvenir quelques-uns de ses écrits. Je vous prierai toutefois de différer la visite à l'au tomne, parce que les prochaines semaines et les prochains mois sont déjà remplis [ausgefu llt] et, étant donné mon âge, je ne suis plus à même de trop me charger. Avec mes saluta tions cordiales, de foyer à foyer, votre Martin Heidegger.
Puis il y eut 68. Je me souviens que parut, cette année-là, une interview de Jacques Derrida, dans laquelle il reconnaissait sa dette envers Heidegger et qu'il entendait se situer dans la per cée ouverte par lui. J'ai envoyé la coupure de journal à Martin Heidegger - il doit être facile de retrouver ce texte. En conclusion de ces anecdotes, je ne puis résister d'évoquer —puisque nous parlons de la relation de Jacques Derrida avec Strasbourg - un vrai projet consacrant cette relation. Il s'est tenu dans mon bureau (j'assurais alors la présidence de l'université - c'était en juillet 1980) une réunion à plusieurs qui avait pour objet d'envisager une éventuelle candidature de Jacques Derrida à un poste de professeur à notre université. Il venait d'ouvrir avec brio le congrès des Sociétés de Philosophie de langue française 25
Penser à Strasbourg
par un envoi (dont nous avons conservé l’enregis trement, réalisé par Jean-Luc Nancy). Retenir Jacques Derrida à Strasbourg parut subitement naturel. Les témoins de l’entretien peuvent témoigner du sérieux de ce projet, et aussi de ce qui en est advenu. Ce n’est pas la première fois que notre université n’a pas été assez convaincante pour retenir en son sein ceux dont c’eût été la vocation d’en être.
Martin Heidegger
« Ich freue mich, Herrn Derrida kennen zu lernen »
Les Éditions Galilée et la Ville de Strasbourg remercient Lucien Braun, aujourd'hui président des Presses universitaires de Strasbourg, qui leur a permis de reproduire ces deux lettres tirées de sa correspon dance inédite avec Martin Heidegger.
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Jacques Derrida
Le lieu dit : Strasbourg
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Il y va de la pensée, bien sûr. De la pensée comme elle va, bien ou mal (essayez de traduire cela dans une autre langue, pour voir, en alle mand par exemple : la pensée comme elle va). Il y va de l’écriture pensante qui transit la philoso phie, la littérature, la poésie, la musique, le théâ tre, les arts visuels, et la politique - et le reste. Pourquoi commencer par une déclaration aussi sèche, froide et abstraite ? Si j’insiste pour dire que, d’abord et enfin, tout aura tenu, en der nière analyse, pour moi, pour nous, pour vous, à la pensée et à l’écriture, quoi que cela veuille dire et quoi que cela engage, c’est en partie pour me défendre. Contre moi. C ’est pour tenter d’endi 31
Penser à Strasbourg
guer le flot, en vérité les larmes d’émotion, de gratitude, d’amour et d’amitié, de nostalgie aussi, voire de mélancolie qui ne manqueraient pas autrement de submerger ma parole, ici, aujourd’ hui, à Strasbourg. Mon ton ne devrait pas être celui du pathos eschatologique en philosophie. Ceci n’est pas une dernière rencontre avec mes amis de Strasbourg. J ’en forme en tout cas le vœu et j'y mets tout mon cœur. Si je commence ainsi par rappeler la pensée ou l'écriture, ce n’est pas que je sache encore, après tant d’années, ce que ces mots veulent dire ou devront avoir signifié un jour, au moins pour nous. Non, c’est pour qu’à travers l’effusion nous ne perdions pas de vue, dans le paysage si riche de notre mémoire commune, cette certitude et cette vérité : ce qui m’a, depuis le commence ment, appelé à Strasbourg, attiré vers votre ville (et que je n’ai jamais distingué, depuis des décen nies, de l’existence concrète, des corps et des figures, des visages de mes premiers et plus chers amis dans la pensée et dans l’écriture, Philippe Lacoue-Labarthe et Claire, Jean-Luc et Hélène Nancy, Lucien Braun, Isabelle Baladine Howald, d’autres encore, Paola Marrati, Francis Guibal, Daniel Payot, Denis Guénoun qui, entre autres choses, organisa sous l’autorité de la faculté de philosophie, en novembre 1992, avec Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Daniel 32
Le lieu dit : Strasbourg
Payot, dans le Carrefour des littératures euro péennes de Strasbourg, animé par Christian Salmon, de riches débats publiés sous le titre Penser lPurope h ses frontières1) y ce qui nous a ici rassemblés, ce qui a fait de mon amour pour cette ville une des bénédictions de ma vie, ce fut d’abord et toujours, entre nous, entre tous ceux et toutes celles que je viens de nommer, l’injonc tion intraitable de la pensée. Rien n’aurait eu lieu, et pour lieu Strasbourg, sans cela, sans cette injonction qui fut aussi un désir de penser et d’é crire, chacun à sa manière, de la philosophie, au sujet de la philosophie mais aussi de la littérature, de la poésie, du théâtre, de la musique et des arts visuels, puis traversant tout cela, puisque c’est de l’amour d'une ville que je parle, d’une métropole qui n’est pas n’importe laquelle en France et en Europe, puisque ce sont des municipalités que je veux aussi remercier, traversant tout cela, disaisje, il y eut la politique, le politique dont nous reparlerons encore. Car ce que Strasbourg, la ville et mes amis, mes premiers hôtes et les hôtes d’aujourd'hui encore m’ont donné la chance de partager avec eux, comme je ne l’ai jamais fait avec d’autres, c’est aussi, j ’en rappellerai quelques moments, une expérience politique. Non seule
1. Éditions de l’Aube, 1993. 33
Penser à Strasbourg
ment universitaire et culturelle mais politique : nationale, européenne et internationale. Tout cela - penser, dire, écrire à Strasbourg n'aurait pas été possible, je le répète, et la chose politique elle-même, sans le premier souci dont Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et moi-même avons compris dès le départ qu'il nous appelait ensemble, à vivre et à venir ensem ble, à convenir dans quelque chose comme une synagogue. Vous le savez, c'est le premier sens du mot : une synagogue (cTDVa7tayr|), c'est le rassem blement, le lieu dit qui dit ou dicte de se rendre ensemble, le lieu où l'on va et vient à la rencontre des autres, l'espace où l'on conduit ses pas et mar che côte à côte. Dans le milieu juif algérien de mon enfance, on disait d'ailleurs curieusement « temple » au lieu de « synagogue ». Comme pour cacher ce mot en le voilant, en le réformant. Strasbourg, c'est aussi pour moi la synagogue aux yeux bandés de votre cathédrale. J'idolâtre cette idole, cette femme privée de vue et de voix, cette figure muette et douloureuse. C'est à elle que j'ai rendu visite la première fois. Pour remarquer d’ailleurs, au passage, que le titre donné par les reproductions sur carte postale de cette image (aux éditions de la fabrique de la Cathédrale), ce n'est pas « La synagogue aux yeux bandés », mais tout simplement, comme si cela allait de soi : « La Synagogue, allégorie de l’Ancien 34
Le lieu dit : Strarbourg
Testament (1er quart du XIIIe siècle) ». Hélène Nancy, quelle en soit remerciée, vient de m’en voyer une autre carte postale qui dit : La Synagogue, « ^Ancienne Loi ». Car, au-delà du mal ou de la calomnie quelle insinue sans doute, à savoir un certain aveuglement juif à la vérité de la révéla tion chrétienne, il m’a semblé que cette synago gue aux yeux bandés nous interrogeait. Elle nous adresserait une demande silencieuse, à tous les trois et à tous nos proches. Comme seule une femme peut le faire, elle ne nous demanderait pas naïvement : qu’est-ce que la vérité de la révé lation, qu’est-ce que la vue, le voile ou le dévoi lement ? Qu’est-ce que le judaïsme, le christia nisme ou l’islam dans l’Europe d’aujourd’hui et de demain ? Elle nous presse d’une question pré liminaire : que signifie bander, bander les yeux ou avoir les yeux bandés pour la pensée, l’écri ture, la philosophie, la politique, l’existence en général ? Cette question nous vient aussi depuis l’é preuve d’une judéité qui a toujours été un souci profond et constant pour nous trois, chacun à sa manière, Jean-Luc le juif, Philippe le judéocatholique, et moi qui suis, chacun le sait, à moi tié catholique, à moitié calviniste. La « question juive », dans toutes ses dimensions —religieuse, philosophique, politique —, résonne à Strasbourg de façon très singulière. Non seulement à cause 35
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de la proximité de l'Allemagne et la mémoire du nazisme, mais aussi en raison de la présence active d'une remarquable et vivante commu nauté juive de vieille souche. Hélène Nancy m'a souvent conduit et dans la Petite-France et dans les lieux où se concentre cette communauté juive. À la fois ashkénaze et sépharade, notre amie Hélène Cixous, qui fut reçue il y a quelques semaines (comme je l'avais naguère été moimême) à la librairie Kléber par Isabelle Baladine Howald, était aussi venue accompagnée d'Eve, sa mère, et d'Anne, sa fille, pour retrouver la trace de ses ancêtres strasbourgeois. Et c'est encore elle qui m'a suggéré hier que synagogue, c'était la Chose même, la Cause, das Ding, the Thing, c'est-à-dire, Heidegger le rappelle et n'a cessé de le méditer, le lieu où l'on se rassemble pour par ler, débattre, parlementer autour d'un litige. Et puis je pense au rapport singulier de l'Église et de l'Etat en Alsace. Et puis je ne trouve pas insigni fiant que l'un de mes hôtes et amis d'aujourd'hui à l'université de Strasbourg soit Gérard Bensussan, dont je n'oublie pas qu'il m'avait déjà généreusement reçu à Aix-en-Provence pour trai ter justement d'un certain rapport entre Scholem et Rosenzweig sur la langue hébraïque, qu'il avait ensuite participé avec Jean-Luc et d'autres à un colloque parisien sur la judéité et qu'il s'impose aux yeux de tous comme l'un des meilleurs 36
Le lieu dit : Strasbourg
experts de la philosophie judéo-allemande, et non seulement du grand Rosenzweig. Puisque je joue un peu à tourner autour de votre célèbre cathédrale et de cette synagogue aux yeux bandés, permettez à quelqu’un qui a beau coup écrit sur les yeux, les aveugles et l'aveugle ment dans l’histoire des arts, sur la singularité de la femme et des pleureuses dans cette histoire, d’en abuser encore un peu. Je rappelle au passage que crovaTtayn fut d’abord la traduction grecque de l’hébreu knesset. Knesset signifiait justement le lieu ou la maison du rassemblement (bet ha-knesset), le Parlement en somme. Quand le Temple fut détruit et pendant la captivité de Babylone, les synagogues se multiplièrent dans la diaspora. Le Parlement, la synagogue, la knesset, au fond, ce n’est pas seulement la même chose, c’est la Cause, c’est la Chose même, das Ding, the Thing. Et donc Strasbourg, la ville des Parlements (Parlement européen, Parlement international des écrivains, Parlement des philosophes), Strasbourg, la ville du Parlement en général, du Parlement par excellence, du Parlement même, Strasbourg devient à la fois une synagogue, une Knesset et la Chose même. Si aujourd’hui quelqu'un retradui sait la « synagogue aux yeux bandés » par la « Knesset aux yeux bandés », si pour lui rendre la vue, à la Knesset de Jérusalem, il en appelait, plu tôt qu'aux Etats-Unis, à l’Europe, dont 37
Penser à Strasbourg
Strasbourg, siège du Conseil de l'Europe puis de l’Assemblée européenne, est à mes yeux la méto nymie, et donc l'autre Knesset, je gage que mal heureusement cet imprudent se ferait traiter d’antisémite, voire de néo-judéophobe. Car une des choses les plus révoltantes et intolérables de notre temps, c'est qu’on ne peut plus critiquer Sharon et la politique israélienne élaborée par la Knesset et soutenue par les États-Unis sans se faire accuser de racisme antisémite ou, comme on dit maintenant, de judéophobie. Et même de complicité avec la renaissance terrifiante de l'an tisémitisme en Europe. Comme si l'oubli de la Shoah était du côté de ceux qui critiquent la politique israélienne, soutenue par les ÉtatsUnis, plutôt que, comme je le crois moi-même, du côté de ceux qui conduisent et soutiennent cette politique désastreuse qui n'est malheureuse ment pas étrangère au réveil du monstre antisé mite, même si cela n'explique pas tout, loin de là, et ne justifie en rien aucun des deux racismes antisémites, la judéophobie et l'islamophobie. Je m’éloigne de mon sujet, comme toujours. Ce que mes premiers amis et mes premiers hôtes de Strasbourg, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et leurs proches, m’ont appris à penser dès leur première invitation, il y a quelque trente-cinq ans (presque toute notre vie d’adultes en somme), c’est que la pensée, ce que j’appelle 38
Le lieu dit : Strasbourg
ici de ce mot à la fois modeste, abstrait et pom peux, la pensée qui traverse et excède la philoso phie, la littérature, la poésie, la musique, le théâ tre, le dessin et la peinture - et la politique -, cette pensée ne penserait pas, elle ne donnerait pas à penser, elle ne se laisserait pas penser sans le corps de l’amour, de l’amitié, de l’hospitalité, sans l’expérience du don aux limites du possible et de l’impossible. J ’ose prétendre que ce dont nous sommes sûrs tous les trois, avec ceux et cel les qui nous ont accompagnés pendant ces décennies strasbourgeoises (mais j’y viendrai, Strasbourg fut aussi un centre de rayonnement qui nous a envoyés, je dis bien envoyés, partout dans le monde, à Paris d’abord puis dans toute l’Europe et sur tous les continents), c’est que sans le souci de penser en écrivant qui nous a transis tous les trois du même trait - même si le même, on le sait, n’est pas l’identique -, sans l’attrait de ce trait qui nous attira tous les trois ensemble les uns vers les autres et tous vers Strasbourg, notre amitié n’aurait eu, comment dire, aucun sens (en tous les sens du mot sens, comme dirait Jean-Luc Nancy), elle n’aurait eu aucune chance. En tout cas inversement, sans cette amitié, je sais, moi, que je n’aurais jamais osé m’avancer dans ce que j’appelle encore, pour faire vite, la pensée et l’écriture. Mais parce que je n’en aurais pas le temps, parce que ce n’est pas 39
Penser à Strasbourg
le lieu ni le moment, parce que cette généalogie infiniment surdéterminée appellerait une analyse interminable, j’ai décidé, de façon un peu bar bare et peu philosophique, de me contenter d’a necdotes et de n’aborder ni de près ni de loin les nombreux écrits dont le contenu forme pourtant le ressort même de la riche expérience dont je parle. Je viens, de façon sans doute abusive et infi dèle, de privilégier, comme j’ai cru aussi devoir le faire, notre trio. Mais avant de céder au désir, je ne dis pas au devoir de mémoire et de raconter quelques histoires, je ne veux pas trahir ou passer sous silence tous ceux et toutes celles qui restent inséparables de notre aventure commune et du long voyage qui va toujours de Strasbourg à Strasbourg. Je les saluerai chemin faisant et leur dirai toute ma gratitude. Rassurez-vous, je ne vous imposerai pas les récits exhaustifs de ce que furent mes amours, mon amour pour votre ville, qui pour personne au monde n’est simplement une grande métro pole parmi d’autres, puisqu’elle est à la fois capi tale de l'Europe, d'une certaine manière, et ville frontière, ville qui n’a cessé d’être expropriée et réappropriée, ville ouverte, ouverte à plus d’une langue, ville-refuge avant même que le Parlement international des écrivains, fondé ici même (j'en dirai un mot tout à l’heure) ne réinventât l’insti 40
Le lieu dit : Strasbourg
tution biblique et médiévale des villes-refuges ; ville de la parole politique aussi, de la liberté de parole publique, ville en un mot, si j’ose dire, de la parole parlementaire, d’une parole qui argu mente, dialogue, discute, délibère démocratique ment, et parlemente avec l'autre. Et parlementer, ce n’est pas seulement prendre la parole, c'est aussi la laisser à l’autre et l’écouter. Ville de la parole parlementaire, ville du parlement, donc. Parlement est un mot ambigu. Sa charge poli tique ou sa charge d'inconscient sont redoutables, non seulement à cause de ce que la crise de la représentation parlementaire aura, au moins depuis les années 1920, engendré en ce siècle où elle se poursuit encore, non seulement parce que le signifiant se laisse envahir ou pervertir de mille manières : « parle m'en donc, de Strasbourg », le parle-ment, la parole ment, le parlementer devient souvent un parlementir. Mais « parle ment », en dépit ou à cause de cela, reste un mot magnifique. On devrait le substituer à parole, si l’on entend « parlement » comme un « parler », un acte de parole, un speech act, une parole en acte, voire une parole donnée : ce que je fais en ce moment, mettons que je ne l'appellerais pas un discours ou une parole mais un parlement, et mon parlement, comme tout parlement, tente d'accueillir plus d'une voix dans sa parole. Dans la parole donnée qui engage aussi, je le répète, à 41
Penser à Strasbourg
laisser la parole à l'autre, à écouter autant qu'à dire. Le parlement que je prononce ici rappelle que dans ma génération au cours des dernières décennies, Strasbourg, ville parlementaire par excellence, y aura connu le Parlement européen, le Parlement international des écrivains et main tenant le nouveau Parlement des philosophes que vous avez eu l'heureuse initiative d'inaugurer cette année. J'aurai eu l'honneur et la chance incroyables de prendre la parole et de parlemen ter en chacun d'eux, sans oublier, bien entendu, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe auprès duquel j'ai eu à parler aussi. Si je pense à l'essentiel de ce qui compte dans ma vie, Strasbourg aura été une ville-refuge pour l'exilé algérien que je suis et qui ne s'est jamais bien senti chez lui à Paris, surtout pour ce qui est des institutions universitaires, philosophiques, culturelles ou médiatiques en général. Puisque je viens de nommer mon pays d'origine, permettezmoi d'évoquer en deux mots la singulière expérience, encore parlementaire, que je fis un jour à Strasbourg dans les années 1995 ou 1996. Lors d'une table ronde du Parlement internatio nal des écrivains sur l'Algérie, et sur le terrorisme qui y faisait rage, je me trouvai sur la tribune à côté d'une jeune universitaire algérienne qui avait habité, pendant toute sa vie, la maison et même la chambre de mon enfance à El-Biar. En 42
Le lieu dit : Strasbourg
quittant leur maison, en 1962, .mes parents l’a vaient confiée aux parents de cette jeune Algérienne, qui étaient aussi nos voisins. Au cours d’un bouleversant témoignage, elle raconta comment un certain terrorisme algérien venait de la contraindre à se réfugier en France où une université parisienne et, ce jour-là, Strasbourg l’avaient accueillie. Rassurez-vous, disais-je, je ne vais pas tout vous dire de ce qu’aura été, pendant plus de trente-cinq ans, ma nostalgie strasbourgeoise. Nostalgie car si j’y ai vécu les moments que je situe parmi les plus heureux et les plus intenses de ma vie de voyageur ou de philosophe errant, je n'ai jamais habité Strasbourg et d’une certaine manière j’en ai toujours rêvé. Philippe et Jean-Luc prétendent que je fus à Strasbourg avant de m’y être rendu. Ils racontent même ce qu’ils tiennent pour nos premières ren contres, en personne ou à travers des textes, autour de 1970. Mais le privilège ambigu de l’âge m’autorise à remonter plus haut dans le passé. Plus de dix ans auparavant, en 1959, alors que je commençais à peine à enseigner dans ce qui fut mon premier poste, en classe de philosophie et en hypokhâgne au lycée du Mans, mon ami de l’École normale supérieure et, depuis, mon collè gue au Mans, notre ami commun Gérard Genette me dit à mon arrivée : « C ’est dommage, tu 43
Penser à Strasbourg
manques de peu un de nos plus brillants étu diants, un certain Philippe Lacoue-Labarthe qui vient de partir pour Bordeaux où il suit son père, proviseur de lycée. » Son père, j’en fis la connais sance beaucoup plus tard, ici même, au moment où Philippe soutint sa thèse. De ma place, dans le jury, je vis ce que Philippe, face à nous, ne pou vait voir : les larmes de son père au moment où son grand penseur de fils évoquait la mémoire de sa mère. Depuis Le Mans, le nom de Lacoue-Labarthe s’était gravé dans ma mémoire. Je me rappelle avoir été si heureux le jour où, avant même de l’a voir rencontré, j’ai admiré l’une de ses premières publications. Ce qui alors me remplit de joie, ce fut à la fois de reconnaître les qualités dont m’avait parlé Genette et de sentir entre nous, déjà, une proximité pour moi si rare et si rassurante. Philippe et Jean-Luc se rappellent donc nos pre mières rencontres, dès 1970, et je les laisse en dire l’essentiel. Avant même le colloque qu’ils avaient organisé sur la rhétorique, j’avais déjà correspondu avec Jean-Luc dont j’avais tout de suite, là aussi, admiré les premiers textes lus en revues. Toutes ces années de l’après-68 et du début des années 1970 - dates de nos premières ren contres et commencement de notre amitié dans la pensée, dans la politique, dans l’universitémarquèrent pour nous trois et pour chacun de 44
Le lieu dit : Strasbourg
nous en particulier un tournant significatif. Il appellerait de longues analyses que je ne peux déployer ici. De mon côté, après mon assistanat en Sorbonne et six années d’enseignement à l'ENS de la rue d’Ulm, après mes premières publications, c'étaient déjà les prémisses de ma rupture irréver sible avec le mouvement Tel Quel - non pas avec la revue à laquelle je n’ai jamais appartenu, mais avec un groupe qui supportait de plus en plus mal mon indépendance politique, aussi bien quant à leurs positions pro-PCF, et pro-soviétiques en 1968 au moment de l’invasion de Prague, et, un peu plus tard, quant à leur conversion tout aussi dogmatique à un maoïsme caricatural, aveugle, accompagné d’un terrorisme intellectuel un peu puéril. Ces moments de solitude furent difficiles pour moi. Dès lors, la complicité affectueuse et hospitalière de Philippe et de Jean-Luc com mença en effet à faire de Strasbourg, pour moi, le symbole d’une ville-refuge. À quoi il faut ajouter que dans la réaction politique qui suivit 1968, en dépit ou à cause du travail que nous faisions tous les trois, et de façon de plus en plus visible, à Strasbourg comme à Paris, le pouvoir universi taire, représenté par toutes sortes d'instances, nous barrait la route du professorat. Ce fut pen dant longtemps le cas d’autres philosophes de nos amis, en particulier d’Althusser, de Rancière et de Sarah Kofman, notre amie et notre alliée de tou 45
Penser à Strasbourg
jours, dont je veux ici saluer la mémoire et dont je reparlerai dans un instant. Je dois dire aussi —mais Philippe et Jean-Luc le savent et en parle raient beaucoup mieux que moi - que la présence protectrice et généreuse de Lucien Braun aura beaucoup fait, en tant d'occasions, pour rendre possible ce que nos ennemis voulaient interdire ou enfermer dans une quasi-clandestinité. Les œuvres de Philippe et de Jean-Luc étaient de plus en plus influentes et rayonnantes, ici et ailleurs, par exemple à Paris et non seulement à Paris et non seulement auprès des étudiants. Ils commençaient à écrire ensemble des textes aussi tôt remarquables et remarqués. Cette écriture à deux dura de nombreuses années sans les empê cher l'un et l'autre d'écrire seuls d'autre part, et, j'imagine aussi, d'écrire seuls même dans leurs œuvres communes. Cette écriture ou cette pen sée à deux, trois ou quatre mains a toujours été pour moi une apparition fascinante, admirable, énigmatique, mais aussi impensable et impossi ble aujourd'hui encore. Rien ne me paraît aussi inimaginable, et je le ressens comme ma propre limite, aussi inimaginable que, dans la vie privée qui fut indissociable des expériences publiques dont je parle, leurs liens de communauté familiale. Le fait est que dans ce début des années 1970, après être venu à Strasbourg, j'ai eu la chance de pouvoir à mon tour faire venir Strasbourg, mes 46
Le lieu dit : Strasbourg
amis et mes hôtes strasbourgeois.à Paris d’abord, aux Etats-Unis ensuite. La mondialisation, je dirai même l’altermondialisation de la pensée philosophique strasbourgeoise se mettait en mouvement. Pour Paris, je n’en donnerai que deux ou trois exemples. D ’abord, en 1970, après ma rencontre et mon accord avec Michel Delorme, fondateur et directeur des jeunes éditions Galilée - cet ami fidèle à qui nous devons tant tous les trois et même d’autres Strasbourgeois comme Daniel Payot par exemple -, après la parution du livre de Philippe et Jean-Luc sur Lacan qui fit date et que Lacan lui-même, non sans quelque grogne ment, encouragea tous ses disciples à lire et à sui vre, nous fondions, avec Sarah Kofman, la col lection « La philosophie en effet ». Avec près de cent titres publiés, c’est aujourd’hui, j’ose le sou ligner sans souci promotionnel, l’une des collec tions de philosophie les plus traduites dans le monde, peut-être le plus traduite dans le monde pour certains de ses ouvrages. Elle représente, si j’ose encore le dire, à défaut d’un autre, un TGV philosophique entre Paris et Strasbourg, transportant et transmettant tout ce qui nous paraissait exceptionnel et inédit en philosophie, et cela sans le moindre souci d’école ou de doc trine. Car, permettez-moi d’y insister, il n’y a jamais eu entre nous quatre comme entre tous 47
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ceux et toutes celles qui se sont associés à nous, à un titre ou à un autre, aucune grégarité doctrinale, aucune « ligne » commune et encore moins d’ho mogénéité. Les écarts, les différences, les chiasmes, les emprunts délibérés ou non, les débats ouverts ou non, restaient justement la règle spontanément acceptée de tous et de toutes. Même dans les liv res signés en commun, les différences de voix pouvaient être sensibles sans que cela devînt signe de guerre, discorde ou polémique. Alors, bien sûr, quelque chose a bien dû nous rassem bler que je ne saurais définir ici, surtout en peu de temps. Il y faudrait de longues, profondes et prudentes analyses historico-philosophiques. Plus tard, d’autres peut-être trouveront un inté rêt à le faire sérieusement. Ce ne sera pas facile. Mais quelque chose a dû favoriser notre synago gue sans synagogue, je n’ose pas dire notre « communauté sans communauté », que je sur nommerai, faute de mieux, un sens respectueux non seulement du droit à la philosophie mais de la justice dans la pensée, c’est-à-dire aussi la pro bité dans l’écriture, l’éthique, le droit et la poli tique. Jean-Luc a dit et pensé ce qu il fallait « de » la probité (Redlichkeit) dans un de ses plus beaux textes, « Notre probité » (« Unsere Redlichkeit »). Si j’osais citer, par exception, le titre d’un de mes livres, Politiques de l'amitié, je dirais quil doit presque tout, dans ses visées et dans ses apories, à 48
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l'expérience que j'ai partagée depuis trente-cinq ans avec mes amis de Strasbourg. Le deuxième exemple de cet aller-retour, de ce TGV sans TGV entre Strasbourg et Paris, ce furent les célèbres séminaires que donnèrent Philippe et Jean-Luc à l'ENS où j'enseignais alors. Ces séan ces sur le retrait du politique rassemblèrent les penseurs les plus exigeants et laissèrent une trace profonde dans la réflexion politique de ce temps. C'est dans ces années-là, troisième exemple, que j'avais conseillé à Yves Mabin (au ministère des Affaires étrangères) qui me le demandait, de charger mes trois amis, mes trois autres mousquetaires de « La philosophie en effet » d'une mission aux États-Unis. Ce fut le début de ce que j'appellerai pompeusement notre conquête de l'Amérique. Car, depuis lors, nous avons tous les quatre multiplié les enseignements et les conférences aux États-Unis, de la côte Est à, et surtout, la côte Ouest : Strasbourg et Paris à Berkeley, San Diego, Irvine, mais aussi à Chicago, Buffalo, Baltimore, New York et bien ailleurs sur tous les continents. Avec, dès lors, tant d'amis, de collègues et d'étudiants en commun. J'accélère le rythme afin de ne pas vous rete nir trop longtemps. Pour en rester aux années 1970, je rappellerai 1972, la première de nos nombreuses décades de Cerisy-la-Salle (« Nietzsche aujourd'hui »), dont on a célébré le 49
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trentième anniversaire en Allemagne tant il fUt marquant. Déjà les collusions de notre synago gue sans synagogue apparaissaient à tous comme telles, au grand jour et les yeux grands ouverts. Sarah, Philippe, Jean-Luc et moi étions là, avec des amis communs comme Lyotard ou Deleuze qui formaient pourtant un autre « camp philoso phique ». 1974 : toujours organisé par Jean-Luc et Philippe, un colloque réunit ici tous les amis et admirateurs de Roger Laporte. 1978 : je viens de Bâle voir XAntigone de Sophocle, traduite par Philippe Lacoue-Labarthe qui en assura aussi, au Théâtre national de Strasbourg, avec Michel Deutsch, la mise en scène. Je lus d’abord le texte dans l’avion, « à voix haute et cependant intérieure » tantôt en alle mand tantôt en français. Dans une note brève et un peu cryptée que j’écrivis pour l’occasion, sous le titre de Ex abrupto, tout commence par une citation : « Dcr Ortragt... », « Le lieu dit », « c’est le lieu qui me dicte ». Créon se prononce : « Der Ort ragt mir wohl, was ich ordnen murs (C’est le lieu qui me dicte ce que je dois mettre en ordre). » Comme Strasbourg aujourd’hui. Dans Ex abrupto, je rappelle à mots couverts une conversation sur les bancs du théâtre, avec Claire, au sujet de la paternité et de la « filiation impossible ». Puis la dernière phrase évoquait un 50
Le lieu dit : Strasbourg
certain Hôlderlin, « venu se mêler à la foule, un peu égaré, ne s’interrogeant plus ». Jean-Luc avait dans la pièce un rôle qu’il assume aussi avec talent dans sa famille, celui du menuisier. Les années 1979-1981 furent pour moi parmi les plus riches de ma strasbourgeoisie. En mai 1979, en route vers Freiburg-im-Breisgau où je prenais prétexte d’une conférence pour me laisser hanter par Husserl et Heidegger, je m’arrêtais à Strasbourg et comme je le rappelle dans La Carte postale (dont le projet était en train de mûrir et dont j’allais écrire les Envois l’été suivant), notre ami Sam Weber qui séjournait à Strasbourg était venu me chercher à la gare pour me conduire en voiture à Freiburg. Je lui confiai comme un sec ret absolu ce projet de Carte postale et je m'aper çus en arrivant à Freiburg quil avait déjà trahi le secret auprès de nos hôtes de Freiburg, Kittler en l’occurrence, avant même d’y arriver. Le signa taire des Envois fictifs raconte cette histoire, dans La Carte postale, à la date du 9 mai 1979, et il annonce tous les colloques qui nous attendent, notamment à Strasbourg : Je t’écris dans le train qui me ramène de Strasbourg (j'ai failli le manquer, dès lors que S. m'y accompagnait : il arrive toujours en retard, toujours le dernier [sous entendu comme Socrate, sujet de La Carte postale] - quand il arrive - là je l'attendais rue Charles-Grad où
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Penser à Strasbourg comme à l’aller je m’étais arrêté. Nous avons parlé de l’Athéneum [allusion au grand livre de Philippe et Jean-Luc, L'Absolu littéraire] et de plus d’un symposium en perspective : car il faut remettre ça, et plusieurs fois dans l’année qui vient).
Tous les symposiums qu'annonce cette carte postale qui en reparlera ensuite, furent autant de traits d'union et de voyages entre Strasbourg et d'autres lieux, ou mieux, des allers et retours vers Strasbourg : Strasbourg, Paris, Strasbourg, Cerisyla-Salle, Strasbourg, Grenoble, Strasbourg. D ’abord en mai 1979, se tinrent, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, avec près de deux mille personnes, les États Généraux de la philo sophie, organisés par le Greph, auquel Jean-Luc et Philippe ont activement participé depuis 1975, et non seulement en écrivant dans Qui a peur de la philosophie ? Ils étaient naturellement présents aux États Généraux et parmi les plus engagés. Le mois suivant, ce fut, ici même, le grand colloque international sur « Le genre » organisé par Philippe et Jean-Luc. Une de leurs plus remarquables réussites dans ce genre. L'année suivante, pendant l’été 1980, ce fut d’a bord le XVIIIe congrès des Sociétés de Philosophie de langue française sur le thème de La représenta tion, organisé par Lucien Braun et l'université de Strasbourg. La conférence d’ouverture que j'y 52
Le lieu dit : Strarbourg
prononçai s’intitulait aussi « Envoi », cette fois au singulier, comme si le geste d’envoyer, l’« Envoi » de la conférence ou les « Envois » de La Carte postale avaient toujours Strasbourg pour origine, destin ou destination. Le même été, Philippe et Jean-Luc organisaient la décade de Cerisy-la-Salle qu’ils intitulèrent Les Fins de I'homme. Outre celle qui suivit sur Lyotard, ce fut la première d’une série de décades auxquelles nous avons presque tous pris part, en 1992, 1997, 2002. Je garde pour cela aussi une infinie reconnaissance à Jean-Luc et à Philippe. De cette décade de 1980 je ne rappellerai, faute de temps, que deux choses qui sont d’ailleurs archivées dans le volume de sept cents pages publié par Galilée et qui rassemble sous ce titre, Les Fins de I’homme, la participation de près de cent personnes à dixhuit conférences et sept séminaires. Deux choses, donc. D ’abord, c’est, autant que je me sou vienne, la première et unique fois de ma vie où, au cours d’un colloque qui m’est consacré, je me suis, dès le premier jour, opposé frontalement à un couple de conférenciers dont j’ai ensuite demandé à Jean-Luc et à Philippe pourquoi dia ble ils les avaient invités (car je n’étais intervenu en rien dans l’organisation de la décade, dans le choix de son thème et des invités). L’avenir me donna raison : ce couple de conférenciers furent bientôt les auteurs tristement célèbres de La 53
Penrer à Strasbourg
Pensée 68, et l’un des deux vient de faire un pas sage aussi bref que tragi-comique au ministère de l’Éducation nationale. L’autre fait, plus heureux, que je voulais rappeler aujourd’hui, pour saluer sa présence, c’est que Jacob Rogozinski, qui n’é tait pas encore strasbourgeois, y prononça une belle conférence intitulée « Déconstruire - la révolution », conférence suivie d’un riche débat lui aussi archivé. Et puis, d’autres belles voix strasbourgeoises se firent entendre à Cerisy, et ce fut le commen cement pour moi de grandes et précieuses ami tiés, Rodolphe Burger et Isabelle Baladine Howald qui fut, je crois, la première au monde à parler si lucidement et si généreusement de La Carte postale qui venait de paraître. 1981 : j ’ajouterai deux choses à ce que Philippe et Jean-Luc ont rappelé de notre voyage dans la neige et dans la nuit, de Grenoble à Strasbourg, Philippe au volant, moi préparant la soutenance de thèse de Borch-Jakobsen avec une lampe de poche. L’une, c’est qu’à l’arrivée, nous retrouvions Lévinas qui me dit en aparté, lors de la soutenance, avec une ironie terrible et rési gnée : « Aujourd’hui quand on prononce le nom de Dieu, il convient d’ajouter “passez-moi l’ex pression !” » L’autre souvenir, c’est que pendant ce retour à Strasbourg depuis la maison de la cul ture de Grenoble alors dirigée par Georges 54
Le lieu dit : Strasbourg
Lavaudant, nous apprîmes que l’état de guerre venait d’être décrété par Jaruselski en Pologne. Ce fut le début d’un durcissement policier dans tous les pays communistes voisins. Or, une semaine plus tard, à cause de ce contexte de répression accrue, j'étais emprisonné à Prague sous l’accusation grotesque de trafic et de pro duction de drogue alors que j’y étais allé pour y donner des séminaires clandestins organisés par l’association Jan Hus que nous venions de fon der, Jean-Pierre Vernant et moi. J ’associe tou jours cette aventure de Prague à ce voyage de toute une nuit entre Grenoble et Strasbourg. Je parle trop comme toujours. Pour accélérer mon récit télégraphique, et délaissant les thèses et les conférences qui m’ont toujours reconduit à Strasbourg, tellement plus souvent que dans n'importe quelle ville française, je m’en tiens aux choses, disons, parlementaires. Après avoir parti cipé à différents Carrefours des littératures, ani més par Christian Salmon, Philippe et Jean-Luc, toujours avec le soutien bienveillant de Catherine Trautmann que nous ne remercierons jamais assez pour l'aide et les conseils, pour l’hospitalité dont elle a été prodigue, comme maire d’abord, puis comme ministre de la Culture, j'ai vécu, avec d’autres, ces grands moments où dans l’ésprit de ces Carrefours, nous avons tous participé à la fondation du Parlement internatio 55
Penser à Strasbourg
nal des écrivains, aux côtés de « personnalités », comme on dit, à grande visibilité médiatique, Pierre Bourdieu, Susan Sontag, Toni Morrison, Salman Rushdie et tant d'autres. Ce Parlement survit activement sous un nouveau titre, INCA, International Network o f Cities of Asylum (Réseau international des villes-refuges). Il se développe en multipliant les publications et les villes-refuges. J ’y participe encore de façon plus ou moins active. Mais, pour ne pas m’engager dans une histoire longue, une décennie déjà, une histoire interna tionale et compliquée, je me réfugie une fois de plus dans l'anecdote locale. C’est à l'occasion de la venue à Strasbourg, au Parlement international des écrivains, de celui qui devait en être le premier président, Salman Rushdie, que j'ai assisté à la chose la plus drôle et la plus étonnante dans la vie d’une grande ville. C'est qu’à Strasbourg les services de sécurité municipale sont capables de changer le nom d'une rue pour une nuit, afin d’égarer les éventuels assassins qui auraient pu venir mettre à exécution la fatw a lancée par l'ayatollah Khomeiny, le soir où Salman Rushdie, entouré de ses gardes du corps, venait dîner avec nous dans une maison privée de la ville. J ’ai oublié le nom originel et permanent de la rue, j'ai oublié son nom de substitution ou son nom d'une nuit, mais je me rappelle l'étonnement de mes amis stras bourgeois devant le simulacre d’une plaque toute 56
Le lieu dit : Strasbourg
neuve dont ils ne reconnaissaient pas le nom. Les assassins redoutés pouvaient savoir dans quelle ville, Strasbourg, dans quel bourg ils poursuivaient leur victime, mais il avaient perdu la trace du mal et la strasse du crime qu'ils préméditaient. Strasbourg, j'en conclus, est une ville qui peut changer de pays, Strasbourg est une ville qui peut changer le nom de ses rues pour une nuit, mais le lieu dit Strasbourg reste et dicte Strasbourg : « ... Der Ortsagt... » Et puis, je ne veux pas oublier le Collège international de philosophie qui nous trouva tous les trois réunis depuis le début, en 1983, et dont Philippe, après moi, puis après JeanFrançois Lyotard, autre Strasbourgeois d'adop tion, fut un temps le directeur ; et puis tous les colloques et toutes les décades de Cerisy auxquels nous avons ensuite participé dans les deux der nières décennies, la décade sur Lyotard, puis les trois suivantes, animées et mises en musique par notre chère amie commune, Marie-Louise Mallet qui aura tant partagé avec nous, au Greph, aux États Généraux de la philosophie, au Collège, dans notre collection « La philosophie en effet », où elle aura publié La Musique en respect et admira blement pris en charge l'édition de trois décades de Cerisy de 1992 (Le Passage desfrontières), 1997 (L'Animal autobiographique), 2002 (La Démocratie à venir) qu'elle avait elle-même dirigées. Et puis, 57
Penser à Strasbourg
les deux colloques sur la souveraineté au château de Castries et à Coimbra au Portugal, et puis le colloque autour de Jean-Luc au Collège interna tional de philosophie dont les Actes viennent de paraître, et puis, et puis... Ultime expérience parlementaire, celle qui m'honora le plus et dont je suis presque aussi fier et reconnaissant qu'aujourd'hui : le réquisitoire contre la peine de mort que j'ai pu prononcer en 2001 devant le Conseil de l'Europe à l’invitation d’Emma Bonino, à une époque où je consacrai un séminaire de plusieurs années à ce grave sujet et où je militai sur plusieurs fronts ou plusieurs cas, en particulier celui de Mumia Abu Jamal. Presque aussi fier et reconnaissant qu'aujour d’hui, disais-je. Et heureux. Ce qui me rend aujourd'hui encore plus heureux, encore plus reconnaissant, et de surcroît confiant dans l'ave nir, ce n'est pas seulement tout ce que j'ai déjà reçu de tous les amis et partenaires que je viens de nommer, et bien sûr, en premier lieu, de l'œu vre comme de l'amitié de Philippe et de Jean-Luc sans qui rien de tout cela n'aurait eu lieu et lieu à Strasbourg. La rue Charles-Grad devrait un jour porter leurs noms. Et même, je rêve un peu, l’u niversité. Ce qui me rend encore plus joyeux et recon naissant aujourd'hui, c'est surtout, au présent et pour l'avenir, le sentiment que, inaugurées dans 58
Le lieu dit : Strasbourg
l’université par Philippe, Jean-Luc, Lucien Braun et d’autres, engagées dans la municipalité sous l’autorité éclairée de Catherine Trautmann, ces belles traditions semblent résolument et remar quablement respectées, assumées, développées. Elles le sont dans l’université et le département de philosophie, notamment par Gérard Bensussan et Jacob Rogozinski (et je n'oublie pas la part active qu’y prend un passant, comme moi, je veux nommer Joseph Cohen), elles le sont aussi dans la municipalité sous l’impulsion généreuse de Madame le maire, Fabienne Keller, de Robert Grossmann, président de la Communauté urbaine de Strasbourg, de François Miclo et de tous leurs collaborateurs. À vous tous et à vous toutes, du fond du cœur, le Strasbourgeois de cœur que je suis ne cessera jamais de rendre grâce.
Francis Guibal
Lettre à Jacques Derrida
Cher Jacques Derrida, Lorsque Jacob Rogozinski et Gérard Bensussan m’ont fait part de leur désir de vous offrir un recueil qui témoigne de votre « présence » ensei gnante et suscitante parmi nous au long des trente dernières années et qu’ils m’ont demandé d'y par ticiper, plus d'un « oui », de gratitude et d’admira tion, s’est évidemment imposé à moi. Impensable, en effet, de ne pas dire quelque chose, à ma manière, de ce que j’ai perçu de votre travail et de la façon dont il a contribué à pro duire des effets de sens inédits jusque dans le monde intellectuel de cette région spécifique. Et puis, presque immédiatement, une certaine 61
Penrer à Strarbourg
inquiétude - celle du négatif ? - n’a pas manqué de m’envahir. Mon arrivée tardive en Alsace, ma carrière brève à l’université, le fait aussi qu’une certaine distance, de pudeur et de respect, a tou jours accompagné la proximité que je ressentais à votre égard, tout cela ne faisait pas de moi un témoin privilégié pour évoquer vos nombreux « passages » strasbourgeois, que ce soit pour des événements strictement universitaires (conféren ces, séminaires, colloques ou jurys de thèse) ou à l’occasion de rencontres plus larges (littéraires, culturelles ou politiques) qui ont valu à Strasbourg une réputation de « ville ouverte », voire de « ville-refUge », dont l’importance n’est guère niable à l’intérieur d’une France, d’une Europe et d’un monde que continuent de guet ter les menaces identitaires et les souverainetés en conflits. Je me suis donc finalement décidé à prendre la voie, bien peu habituelle pour moi, de l’adresse épistolaire et de quelques références peut-être trop personnelles pour vous exprimer une recon naissance que je me permettrai de médiatiser, je sais que cela ne vous surprendra pas, par le recours à ce grand Strasbourgeois d’adoption et de formation que fut Emmanuel Lévinas. C ’est après lui, à sa suite et en écho évidemment affai bli à sa voix, que je voudrais redire que « tout est autrement » - moins assuré, plus fragile, plus 62
Lettre à Jacques Derrida
allégé et plus risqué, davantage ouvert à « plus d’une » éventualité - pour qui a eu la chance de vous « croiser sur son chemin »l ? Vous ne m’en voudrez pas si je commence par quelques souvenirs bien éloignés de la capitale alsacienne. Je vous ai « rencontré » - éblouisse ment partagé par beaucoup à la lecture de vos trois livres de 1967— alors que j’étais encore jésuite et travaillé déjà, dans le sillage de Georges Morel, par des questions (m’ont-elles jamais quitté ?) qui portaient essentiellement sur la possibilité d'une répétition philosophique (avec ou sans « relève » hégélienne ?) de la religion en général et du christianisme en particulier. Rien d’étonnant, en ce sens, si c’est surtout votre pre mier grand article sur Lévinas, « Violence et métaphysique », qui a retenu mon attention par la manière notamment dont il « nous » interro geait sur les provenances conflictuelles qui nous habitent : le tissu cohérent du discours grec peut-il —et comment ? —se laisser entamer par les déchi rures traumatiques de l’altérité juive ? Il me souvient encore des débats que vos « positions » pouvaient susciter jusque dans
1. Nomspropres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 85 et 89. Lévinas ajoute que cette croisée des chemins « est probablement la modalité même de la rencontre en philo sophie ».
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Penser à Strasbourg
l’enceinte théologique de Fourvière, où la fran chise de mes interventions interrogatives faisait contraste avec les perplexités nuancées de Guy Petitdemange ! Et je continue à regretter la perte, dans ces années 1970, d’un article sur « La pas sion de l’origine » où je tentais de signaler au public des « Études » la pertinence dérangeante, pour les « chrétiens », de votre articulation pen sante du « Grec » et du « Juif ». Vous l’avoueraije, cependant ? Mes réticences restaient fortes à l'égard de votre subversion de tout royaume ; j’y percevais comme une « dés-orientation » radicale qui, dans sa mise en cause de « la divine, pater nelle, logique et capitaliste "présence"1 », m'apparaissait trop purement négative. Dans mes travaux sur Hegel d’abord, sur Heidegger et Lévinas ensuite2, je ne saluais donc l’acuité criti que de vos traversées pensantes de leurs œuvres qu'en me demandant comment reprendre et infléchir autrement, plus « positivement » (?), ce que vous soumettiez à une « dissémination » sans retour. Dans mon parcours d’alors, ces tensions qui m'habitaient devaient aboutir, provisoirement,
1. Gérard Granel, Traditionis Traditio, Paris, 1972, p. 153. 2. Dieu selon Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1976 ; ... et combien de dieux nouveaux, 1- Heidegger 2- Lévinas, Paris, Aubier-Montaigne, 1980. 64
Lettre à Jacques Derrida
à une prise de distance, où je vous incluais (!), à l'égard de la « vieille Europe » et de ses maîtres à penser. Mon intérêt se tournait alors vers la « praxis de libération », qui se cherchait en Amérique latine, et les études par lesquelles je tentai d'y prendre ma part1 ne se référaient plus que très lointainement au champ théorique de la « déconstruction ». J'en viens maintenant à Strasbourg où me conduit, fin 1982, l'imprévisible contingence. C'est au professeur de lycée que je suis devenu que Pierre-Jean Labarrière fait appel, en 1984, pour une séance au Centre Sèvres, publiée plus tard sous le titre $ Altérité?. Cela me permet à la fois de reprendre la lecture de votre œuvre (c'est l'époque de La Carte postale ainsi que du collec tif sur Les Fins de I’homme) et de faire enfin plus directement connaissance avec vous. Je repars de votre première lecture de Lévinas, qui montre les risques d'une opposition frontale à la machinerie dialectico-spéculative, mais je vous suis à présent sur les chemins d'une écriture (« Comment donc
1. Notamment Antonio Gramsci,filosofia, politica, culture, Lima, Tarea, 1981. 2. Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrière, Altérités, avec des études de Francis Guibal et Stanislas Breton, Paris, Osiris, 1986.
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Penser à Strasbourg
écrit-il1 ?... ») qui s’emploie à « déjouer la maî trise », sans assurance possible, « au prix d’une négociation et d’une stratégie » tournant le calcul vers l’incalculable, vers le « sans destination ni retour » d’envois et d’adresses qui peuvent tou jours ne pas arriver. Je m’aperçois désormais que, si la décons truction récuse bien toute « Versammlung » ultime, elle se veut affirmative et ne va jamais sans un étrange amour ; courage « mystique » d’une pensée qui se laisse appeler à l’aventure du hors de soi, voire du contre soi ? Et les échanges qui suivent me permettent de découvrir, avec une surprise plus admirative encore, que vous avez aussi l’art de la parole improvisée et surtout que vous acceptez de revendiquer sans détour vos affinités avec Lévinas : vous partagez le même « héritage traditionnel », vous êtes toujours aux prises avec ses questions, y compris celles de l’« ultra-éthique » ou de la « rela tion au tout autre » qui affole(nt) les circularités « économiques » du savoir en quête de maîtrise... Votre amitié, dès lors, me soutient généreuse ment, aussi bien dans ma recherche de liens à maintenir {via le Collège international dont vous êtes président en ces années) avec le monde
1. « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », texte de 1980, repris dans Psyché, Paris, Galilée, p. 165. 66
Lettre à Jacques Derrida
latino-américain que dans ma candidature, tar dive et atypique, à un poste universitaire. Et lorsque cette dernière aboutit, à Strasbourg, en 1989, elle va me permettre d'assurer un enseigne ment - sur Lévinas en particulier et sa situation dans le panorama philosophique de l'époque-, d'où votre inspiration (celle notamment de Psyché, Inventions de Vautre ou de De Vesprit, Heidegger et la question:) ne sera jamais absente. Si je continue d'ailleurs à fréquenter des « maîtres » - Éric Weil notamment ou Georges Morel - qui me renvoient davantage à mes ori gines « hégéliennes », c'est aussi en poursuivant avec eux, et dans le sillage également de Jean-Luc Nancy, des traversées de la cohérence spéculative susceptibles d'y repérer —dichosa ventura l —des traces d'altérités prévenantes et excessives. Rapprochements possibles, risqués sans doute, entre les horizons universalisants d'une recon naissance raisonnablement finie et les venues surprenantes auxquelles ne peut manquer d'ou vrir l’expérience entendue comme « traversée, voyage, épreuve, à la fois médiatisée (culture, lec ture, interprétation, travail, généralités, règles et concepts) et singulière1» ?
1. C'est la signification pour vous de l'expérience : Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p. 373.
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Penser à Strasbourg
C ’est en tout cas ce qu'essaient d’articuler, à travers l’idée d'une instance d’« autonomie » tou jours précédée et transie d'« altérités », les travaux d’une « habilitation » soutenue en octobre 1990, dont je voudrais ici simplement rappeler qu’Emmanuel Lévinas m’invita justement à y préciser ce que pouvait signifier pour moi une référence discrète, mais insistante et permanente, à vos travaux et que sa publication me valut de votre générosité habituelle un mot qui vous disait « touché de voir entre nous tous ces partages1». Avec la dernière décennie du siècle, ce que je reçois de vous se déplace plus explicitement vers le champ éthico-politique. «Assigner l’identité depuis l'altérité2 », cette injonction invite les puis sances capital(ist)es à se laisser déloger de leurs positions hégémoniques et à ne garder d'autre cap que celui de l'Autre. Des actions de « résistances » se laissent envisager, qui ne rassemblent leurs protagonistes qu’en les « déliant » de toute sécu rité identitaire et en les livrant à la chance d'une responsabilité sans recours, vous en témoignez à
1. Autonomie et Altérité, Paris, Cerf-Cérit, 1993. De cet « événement » de soutenance que vous « imaginez », vous ajoutez justement dans votre lettre que « c’est un peu comme si j’y étais ». 2. L'Autre Cap, Paris, Minuit, 1991, p. 33. 68
Lettre à Jacques Derrida
l’occasion du deuxième colloque franco-péruvien de philosophie organisé conjointement à Paris, Strasbourg et Toulouse1. Mais c’est surtout spectres de Marx1 qui vient dénoncer avec une vigueur impressionnante les méfaits de la mondialatinisation capitaliste et rappeler non moins fortement qu’il « faut » quelque dé-faut, dis-jonction ou dés-ajustement, pour garder leur éventualité à une démocratie à venir et à une justice toujours à inventer. Toutes ces orientations, non moins que celle d’une messianicité sans messianisme que vous commen cez à exposer dans le sillage de Walter Benjamin^ me permettent de laisser « revenir », à partir d’une autre Europe, les « spectres » révolutionnai res qui avaient su déranger et inspirer, en son temps, l’action à la fois éthique, politique et culturelle de ce « Gramsci péruvien » que fut José Carlos Mariategui3. Et on les retrouve également, à l'intérieur du numéro que Les Cahiersphilosophiques de strasbourg consacrent à Emmanuel Lévinas, dans l’article notamment de Paola Marrati-Guénoun,
1. La Notion d'analyse, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992. « Résistances » y est le titre de votre interven tion, qui deviendra par après Résistances —de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996. 2. Paris, Galilée, 1993. 3. Vigencia de Mariategui - Ocho espectros, Lima, Amauta, 1995. 69
Penser à Strasbourg
« Derrida et Lévinas : Éthique, Écriture, Histo ricité1 », qui met justement en relief la manière dont la diachronie lévinassienne se fait chez vous, sous la poussée d'indécidables négociations, dis jonction d'une historicité imprévisible et inan ticipable, toujours déjà ouverte à et par la promesse messianique. De «Violence et Métaphysique» (1964) à « Donner la mort » (1992) en passant notamment par « En ce moment même dans cet ouvrage me voici » (1980), vous n'aviez pas cessé d'avoir à faire, toujours autrement, aux questions d'Emmanuel Lévinas. Des préoccupations analo gues passaient à travers une autre singularité idio matique, qui vous amenait à repérer les ouvertures éventuelles de la « totalité » à l'« infini », à donner sa place énigmatique et inquiétante à certaine voix féminine jusque dans la rectitude de la parole adressée, à brouiller enfin des frontières peut-être trop clairement établies entre éthique et religion (« tout autre est tout autre »).
1. N° 6, automne, 1997, p. 257-278. Je rappelle que Paola Marrati-Guénoun a également soutenu à Strasbourg une thèse publiée chez Cluwer, Dordrecht, sous le titre La Genèse et la Trace. Derrida, lecteur de Husserl et Heidegger.
Par ailleurs, un autre numéro (14, automne 2002) des Cahiers philosophiques de Strasbourg est consacré à « Lévinas et la politique ». 70
Lettre à Jacques Derrida
Le départ de Lévinas allait vous donner l'occasion de relancer vos propres interrogations à travers un « à-dieu » d'émouvante proximité. En le suivant sur la voie d'une phénoménologie s'interrompant ou se suspendant elle-même au nom de l'altérité éthique, vous soulignez notam ment que l'interpellation « sinaïtique » du Visage présuppose, pour être entendue, l'an-archie d'un « accueil originaire [...] avant et après Sinaï1 ». L'ouverture de la « demeure » à l'« hospitalité » ne peut pas ne pas renvoyer l'un à l’autre les deux pôles indissociables et hétérogènes de la Loi inconditionnelle ordonnant à tout autre et des lois toujours à renégocier qui règlent la particula rité conditionnelle du droit entre les uns et les autres. L'indécidabilité de ce genre de tensions « éthiques » se laisse aussi remarquer, selon vous, dans la pensée plus « ontologique » de cet autre « Alsacien » de renom qu'est Jean-Luc Nancy : n'est-ce pas « la loi du tact » que de « toucher sans toucher2 » ? Si vous opposez donc l'éco-technie des
\. Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, p. 160. La transcendance, autrement dit, ne passe quà même l'ou verture pluriellement exposée de la finitude. Puis-je indi quer simplement que cette orientation interprétative inspire plus que le seul titre de La Gloire en exil, le témoignage phi losophique d'Emmanuel Lévinas (Paris, Le Cerf, 2004) ? 2. Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 81.
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Penser à Strasbourg
corps abandonnés aux visées intuitives de la vie charnelle - comme s’il vous fallait préserver le tact nancyen des prises séductrices d'une phéno ménologie de l’incarnation ! -, c’est en suggérant de plus secrètes proximités avec le sentir lévinassien. L’an-économie d’un « sans retour et sans recours1» ne traverse-t-elle pas « également » les fulgurations immaîtrisables de l’existence et le tranchant déchirant de l’injonction ? Ce type d’interrogation(s) est au cœur du colloque sens en tous sens, autour des travaux de Jean-Luc Nancy, que vous encouragez chaleureusement le départe ment de philosophie de Strasbourg à organiser en liaison avec le Collège international de philo sophie, que vous suivez avec une fidélité aussi attentive qu’active et auquel vous apportez la plus belle des « touches » finales par le dialogue amical, exigeant... et parfois amusant (!), que vous menez avec Jean-Luc autour de (la) « responsabilité - du sens à venir ». J ’en retiens notamment votre insis tance réitérée sur l’infini d’une sorte d'élection hétéronomique d’avant toute liberté souveraine, qui vous engage à penser l’unicité singulière et
1. La formule est de Jean-Luc Nancy. Je la lui ai emprun tée que pour confronter quelques-unes de ses perspectives à celles de Lévinas à l’occasion du colloque sens en tous sens, autour des travaux de Jean-Luc Nancy, tenu à Paris en 2002 et récemment publié chez Galilée (mai 2004). 72
Lettre à Jacques Derrida
exceptionnelle d’une « responsabilité à plus d’un [...] devant plus d’un », ainsi que votre manière de vous sentir « tenu ou [d’]osciller dans l’entredeux » de YOffenbarung historique ou de YOffenbarkeit transcendantale, de l’abandon donné ou du don abandonné... Cher Jacques Derrida, j’ai bien peur de n’avoir guère échappé, en me livrant au genre difficile de la missive, à certains tropismes de mon économie égologique, qui risquent de trop vous inscrire dans les limites de mes propres paysages contextuels. J ’ose espérer que vous ne m’en voudrez pas et que vous me pardonnerez même d’aller jusqu’au bout de cette « responsabilité » en reprenant et en sou lignant une fois de plus ce qui, de votre œuvre immense, « me » touche plus singulièrement. Il y a d’abord, bien évidemment, la « frappe » de votre écriture ou le timbre de votre voix, soit le secret, à nul autre pareil, d’un style - « manière de ne pas se rassembler qui se ressemble1» - qui incise, dérange et déplace tout le « bien connu » des références familières, qui fraye à partir et hors d’elles des voies d’expérience(s) inédites. Il témoi gne à mon sens, ce style, d’une vie blessée, ouverte
1. Points de suspension, op. cit., p. 365. 73
Penser à Strasbourg
« à autre chose et plus qu'elle-même1», qui résiste à tous les recueils totalisants du logos classique. Comme si « une certaine déliaison interruptive » était « la condition du lien social, la respiration même de la communauté », de la communauté sans doute de ceux qui ne se laissent pas prendre aux sécurités de l'appartenance. Que cela vous vienne de cette « impossibilité d'être soi » qui serait la paradoxale « définition » de l'être-juif, il se peut ; et l'on sait bien que, sans être « de la famille », vous n'en récusez nullement la marque indéniable2. Mais si les « thèmes » de la « religion » - entendue comme « "scrupule”, réponse et responsabilité » -, de « l'alliance » —folie incondi tionnelle d'une « foi jurée entre deux singularités absolues3 » - , de « l'à-dieu » ou de la « messiani(ci)té » « reviennent » avec force dans nombre de vos textes, c'est en refusant résolument que la transcendance du « tout autre » qui se signifie en eux soit assignable à une « incarnation particulière et empiriquement déterminable4 » et sans doute même à aucun « visage ». 1. Foi et savoir, Paris, Le Seuil, 2000. 2. C’est surtout votre belle Circonfession (Paris, Le Seuil, 1991) qui en témoigne. Ou, plus récemment, cet aveu : « Quelqu’Un a marqué mon destin avant que j’aie eu un mot à dire. » (De quoi demain..., Paris, Fayard, 2001, p. 312.) 3. Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p. 205. 4. Adieu à Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 121 et 184. 74
Lettre à Jacques Derrida
Aussi cette dimension « religieuse » vous renvoie-t-elle et nous renvoie-t-elle avec vous à la pos sibilité problématique d'une « répétition » rigou reusement philosophique qui ne peut pas ne pas « affecter » la raison traditionnelle, l'obligeant finalement à avoir « raison d'elle-même1» et de ses fantasmes idéologiques. Présence, sens, désir, liberté, responsabilité même, tous ces « philoso phèmes » entrent avec vous dans une ronde dont ils ne reviennent que décisivement altérés, référés, renvoyés, ordonnés à la fulgurance de « la plus grande intensité possible de vie ». Une intensité affrontée, toujours à nouveau, à la merveille terri fiante, déjouant toutes les anticipations de nos savoirs, de ce qui peut (nous) venir, nous tomber dessus et nous toucher... Pour tout ce qui s’atteste ainsi en vous, pour tout ce qui nous vient de vous et par vous et dont je n’ai évidemment pu donner ici qu’un trop fai ble écho, cher Jacques Derrida, je ne saurais avoir d’autre mot que celui de « merci », un merci dont je ne peux que souhaiter, sans assurance, qu’il m’échappe, vous arrive et vous rejoigne « autrement que savoir »... Avec toute ma reconnaissance admirative.
1. De quoi demain..., op. cit., p. 289.
Isabelle Baladine Howald
Je peux le lire les yeux fermés « Qui peut oser un "nous" sans trembler ? » Jacques Derrida,
Chaque fois unique, la fin du monde, Galilée, 2003
C ’est à Strasbourg que j’ai vu Jacques Derrida pour la première fois, je ne suis pas sûre d’avoir su alors que c’était lui. Je ne l’avais jamais vu en photo. C ’était en 1979 et nous préparions le colloque Le Genre à la faculté de philosophie, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et d’autres étudiants comme moi. Je vis cet homme - qui était-ce ? - dans le grand hall de l’université, il écoutait quelqu’un qui lui parlait, et nous nous sommes regardés en silence. L’histoire de nos silences commençait. L’année d’après, en 1980, lorsque je le revis, c’était à Cerisy. Je fUs par hasard la première à 77
Penrer à Strarbourg
parler publiquement de La Carte postale, qui venait de paraître, lors du séminaire « Littérature » dirigé par Roger Laporte, notre ami commun, qui m’offrit la possibilité, inespérée étant donné ma jeunesse, d’y participer. La fidélité de Jacques Derrida est légendaire, il n’oublia pas. Mon premier souvenir de lui là-bas, c’est sa sortie d’une cabine téléphonique devant laquelle j’attendais, il murmura des excuses. Plus tard durant cette décade, ayant fait connaissance, nous parlâmes des cendres, notre schibboleth à nous, à la mémoire des enfants morts. Dans la cour, un photographe nous prit en photo, une photo en noir et blanc ; nous étions si jeunes et si intimidés, lui autant que moi, ce qui m’a toujours surprise. Lors de la fête clôturant la décade de Cerisy, il m’invita pour un tango inoubliable tant je lui ai marché sur les pieds. Je sais qu’il ne s’en souvient pas, moi, oui ! Il écrivit plus tard « Feu la cendre » pour la revue que je dirigeais chez Jacques Brémond, Anima, texte réédité ensuite aux éditions des Femmes. Nous nous sommes ainsi croisés quelques années durant, ici et là, et à Strasbourg lors des Parlement des écrivains et Carrefour des littéra tures. Également dans divers bureaux parisiens où il travaillait, nous nous parlions très peu, assis ensemble sans mot dire. 78
Je peux le lire les yeux fermés
Un jour où je m’excusais pour la énième fois, par écrit, de ce silence, dont je pensais qu'il lui faisait perdre son temps, il me répondit : « Ce silence est notre mode. » Plus tard je lus ce qu’il disait des silences échangés entre Celan et lui, et je me sentis moins coupable. C ’est très rare, quel qu'un qui supporte le silence, qui le laisse ainsi, dans sa tension et son flottement. Durant des années je disparus corps et biens. Il restait là, faisait signe. Je finis par revenir à la surface, il était toujours là. Nous avons com mencé à nous parler. Je l’ai invité en décembre 2001 à la librairie Kléber. Je me demandais sans cesse si je ne rêvais pas, s'il était bien là, avec moi, dans ma ville adoptive (c'est elle qui m'a adoptée, j'étais sans ville, je me suis laissé faire ; impossible, impen sable, de résister à une ville pareille), ma ville litté raire, traversée des fantômes de Lenz, Büchner, Hôlderlin, Maître Eckhart, Rousseau, Nietzsche, Goethe, etc., pour parler avec moi de ce que nous aimons sans doute plus que tout, la littérature. Je voulais dire aussi cette nuit-là ce qu'on ne dit pas assez, l'immense écrivain quil est, la beauté de sa langue, l'audace de sa langue. Dans la rue nous marchions, il vit l'enseigne d'un magasin de vête ments pour hommes : « Esprit d'homme », il s’arrêta, frappé et se demandant à voix haute ce que ça pouvait bien être, un esprit d'homme... 79
Penser à Strasbourg
Lors du dialogue à la librairie, tout à coup nous échangeâmes un sourire, tourné l’un vers l’autre, que sans doute personne ne vit. C'était un sourire tellement heureux. Jacques Derrida est quelqu'un qui sourit peu, son sourire est timide, bref. Nuit très froide de décembre, peu de jours avant Noël, les guirlandes électriques tintant dans les arbres, les câbles des drapeaux européens heurtant les poteaux place Kléber, dans notre dos les grandes fenêtres de la librairie, les amis dans la salle. Nuit de grâce. Il y fut libre, abandonné aux questions sans crainte, déclinant à l’infini les variations de sa pensée subtile, sensible, si pro fonde. Peu après, à la demande d’auditeurs, nous eûmes un projet de livre avec mes questions et ses réponses, enregistrées sur vidéo par Safaa Fathy. Il s’enquit souvent du projet, à la fois intéressé et réservé, je transcrivis pendant des semaines ses longues réponses dans un cahier, puis je cessai, me souvenant que pour lui ce qui est parlé ne peut pas être écrit, c’était là sa réserve. S’il parle, comme dans ses séminaires, c'est à partir de tex tes très écrits. S’il parle sans ces textes très écrits, c’est qu’ils ne doivent pas l’être après-coup. Lui penché, penché plus que jamais sur l’écriture, ne croit qu'en la parole. Je l'invite cette année, en juin 2004, toujours à la librairie, parce que je crois aux librairies comme aux universités, les unes et les autres plus 80
Je peux le lire les yeux fermés
menacées que jamais, pour parler de notre autre passion commune, l'amitié. Strasbourg est la ville des amis de Jacques Derrida, qui dit en 2001 qu'il y avait ses meilleurs amis. Les années passent, Jacques Derrida s'est assombri, moi aussi. La mélancolie nous gagne, la métaphysique nous travaille aussi au corps. L’amitié est chose secrète, donc je ne dévoilerai rien d'autre de la nôtre. Le secret est aussi au cœur de sa pensée de l'amitié. Cicéron comme Aristote ou Montaigne n’envisageaient guère d’avoir plus d’un ami. La condition posée par Jacques Derrida —qui a plus d’un ami -, la condition qui rend possible cette pluralité, c'est le secret. Nous parlerons donc ensemble du secret (en latin, secret veut dire séparé), et de la mélancolie qui est l’autre condition de l'amitié, puisque dès la rencontre des amis, constitutive d'elle, les amis savent qu’ils seront séparés par la mort. Je n’en dis pas plus pour le moment. La mort n’a pas seulement le dernier mot ni le dernier souffle, elle est là aussi au premier mot, au premier souf fle, à la main pour la première fois serrée. Jacques Derrida prend soin de ses amis, il n'est pas « intéressé » par ce qu'il peut vous apporter, il est occupé à comprendre qui vous êtes, il parle peu, il observe beaucoup, il est ce solitaire « jaloux de sa solitude » comme il dit —regardez-le repartir, il est seul et anticipe tou 81
Penser à Strasbourg
jours cet instant au moment même où il est avec vous -, mais qui ne vous laissera jamais souffrir de la vôtre pas plus qu’il n'essaiëra d’en forcer l'entrée. Il lui arrive de ne rien dire, sage, les mains posées sur la table, comme le fils qu’il est resté, attendant la fin d’une imaginaire punition, bien réelle pour lui, dont j’ai toujours envie de le déli vrer sur-le-champ. Lorsque je pense à mes amis, car j’ai comme lui la chance d’avoir plus d’un ami, je pense à eux tra vaillant, écrivant, lisant. Je me souviens, à Cerisy, un soir, me promenant dans une allée : je vis JeanLuc Nancy travailler sous une lampe dans sa chambre, il faisait une conférence le lendemain. De ce jour c’est l’image pour moi la plus rassu rante du monde, mes amis travaillant, ici et là. C ’est Philippe Lacoue-Labarthe qui me fit lire Roger Laporte, Maurice Blanchot et Jacques Derrida, entre autres, ici à Strasbourg. Les ami tiés se décident en quelques secondes et sont définitives, quant à moi. Ensuite, on doit pren dre toute sa vie pour les élever, les garder hautes et uniques. Mais quelle chance fut la mienne de les rencontrer, de construire mon existence alors si précaire près de la leur. Ils me protègent et me protégeront toujours. Il n’y a pas de pensée qui me soit plus proche que la pensée de Jacques Derrida qui aura accompagné ma vie, toute ma vie, toute mes vies. 82
Je peux le lire 1eryeux fermés
À l’heure actuelle, où je pense à peu près bien connaître nombre de ses livres, chaque fois que je travaille, comme en ce moment sur l’amitié, j’ai la même joie inouïe, et je me sens aussi profon dément désespérée, pour la même raison. On ne peut que s’approcher de son œuvre, jamais la connaître parfaitement. Ce qui me désespère, ce n’est pas qu’elle soit si infinie, c’est que moi je ne le sois pas, et c’est de savoir que je n’aurai pas assez de temps pour m’en approcher davantage. Chaque fois je la reconnais, c’est mon intime, cette œuvre, je la connais comme ma poche, je sais ce qu’il va dire, je sais ce quil pense, je sais comment il pense, je tremble quand il écrit en tremblant et pleure avec lui quand il pleure sur lui, je ferme les yeux, je peux le lire les yeux fer més, je sais par cœur sous mes paupières le texte. Des phrases entières de lui tombent de moi, moi dont la mémoire est pourtant mauvaise. Mais chaque fois je me retrouve devant l’insondable, l’abyssal. Chaque fois je vois la clef et j’entre et chaque fois c’est somptueux. Et chaque fois j’entrevois que ma vie ne suffira pas à le lire, qu’il y a tant de clefs, que chaque texte est crypté, crypte sur crypte, porte sur porte, détour sur détour, qu’il a inventé la crypte de l’écriture comme il a tenu les promesses de saint Augustin, Rousseau ou Montaigne quant à la pensée du cœur et du corps du philosophe. 83
Penser à Strasbourg
Et je me souviens alors de sa prudence infinie. Lui si impatient, il a toute la patience du monde quant aux textes. Il développe, déploie, à l’infini, il nous épuise tous, il complique tout, mais c'est lui qui a raison. Chaque fois je me rends à lui désarmée en souriant, j’accepte et je dis oui, parce que je me réjouis aussi déjà de la prochaine relecture, chaque fois je ne m’arrête que parce qu’il faut bien hélas s’arrêter. Chaque fois je rêve d'être son scribe quand je ne rêve pas d'être de son sang, de sa veine avec laquelle il écrit, rêves inavouables. Je voudrais lui dire deux choses. La première, c’est un aveu. Il disait récemment lors d’un entretien avec Hélène Cixous dans Le Magazine littéraire qu’elle était sans doute la seule à penser qu’il ne mentait jamais. Je voulais lui dire - et Hélène Cixous sera, j'en suis sûre, heureuse de ce partage— que nous sommes deux, non pas à croire mais à savoir, qu’il ne ment jamais. La seconde, c'est qu’il sera à Strasbourg avec moi - comme il dirait : « tant que je vivrai ».
Jacob Rogozinski
« Ils n auront pas Strasbourg »
Je n’ai jamais étudié à Strasbourg. Je ne m’étais même quasiment jamais rendu dans cette ville avant d’être nommé en 2002 à l’université Marc-Bloch comme « professeur de métaphy sique » —titre assez singulier, et rare de nos jours, qui fait un peu penser aux Grands Satrapes du Collège de pataphysique. Quand j’étais étudiant, le nom de Strasbourg évoquait surtout pour moi le pamphlet de Khayati sur la mirére en milieu étudiant et je me la représentais assez ingénu ment comme la Ville Sainte des situationnistes, vouée à toutes les « dérives » et à la plus radicale subversion de la vie quotidienne. Quelques années plus tard, les noms de Debord ou de Vaneigem n’étaient plus les seuls à y être associés. Selon la rumeur publique, « Strasbourg » évoquait toujours un lieu où il y avait du nouveau, où de l’inédit, de l’inouï, 85
Penser à Strasbourg
s’expérimentait, mais le champ de cette expéri mentation semblait s’être déplacé : de la poli tique au théâtre et à la philosophie. Je devais être un jeune professeur de lycée lorsque, pour la première fois, j’ai compris que le nom de cette ville désignait désormais un enjeu, une sorte de cible dans un Kriegspiel dont les règles m’étaient inconnues. Le nom d’un otage, peut-être : d’une cité, ou plutôt de son univer sité, prise en otage par des adversaires d’autant plus inquiétants qu’ils n’avaient pas de visage ; qu’il s’agissait d’un « ils » anonyme, une bande, un clan, une mafia, une clique d’imposteurs sans scrupules. Portée par la rumeur, une phrase m’avait été en effet rapportée, allusive et vaguement menaçante : « Ils ont déjà Strasbourg ; ils n’au ront pas X***. » Il importe peu de savoir à qui elle était attribuée : c’était l’un de ces mandarins comme la Sorbonne en produisait encore naguère, « philosophe » sans pensée et sans œuvre, qui jouis sait en ce temps-là d’un pouvoir considérable dans toutes les instances officielles où se déci daient qualifications, nominations et carrières. L’un de ces trois ou quatre Patrons qui choisis saient souverainement qui entrerait à l’université et qui en serait à jamais exclu, qui accéderait au rang envié de « professeur de rang A » et qui resterait toute sa vie cantonné à un échelon infé rieur de la hiérarchie. 86
« Ils n'auront pas Strasbourg »
Quant à ce X"*, qu’il fallait à tout prix défen dre contre les usurpateurs, peu importe, là encore, le nom de cette grande université de la région parisienne. Ce qui me surprenait le plus, c’était le ton belliqueux d’une telle déclaration : à cette époque, je croyais encore qu’un philosophe était par essence destiné à la recherche sereine et désintéressée de la Sagesse, de même qu’un poli tique n’agissait jamais qu’en vue du Bien com mun (ou qu'un psychanalyste devait être par principe doté d’une robuste santé mentale). Le Kampjplatz dont parlait Kant me semblait limité au domaine de la pure pensée : lecteur assidu de Marx, je n'avais pourtant pas compris que les pensées viennent à chaque fois s’inscrire dans des institutions - universitaires, éditoriales, média tiques... - qui leur donnent leur audience et déci dent en grande partie de leur succès ou de leur échec. Voilà que je découvrais qu il y avait des « phi losophes » qui considéraient l’université comme le champ et l'enjeu d'une bataille où il ne s’agissait pas d'argumenter, de discuter des concepts et des théo ries, mais de conquérir des positions et d'étendre des réseaux. Contre quel adversaire se mobilisait ainsi le paladin de l’Ordre universitaire ? Contre une secte de sophistes invétérés, de nihilistes désireux d'anéantir l'Homme, la Raison, le Sens Commun 87
Penrer à Strarbourg
et la Moralité, une petite coterie qui s’était empa rée subrepticement de la vénérable université de Strasbourg - pensez donc, celle où s’étaient illus trés un Windelband, un Pradines, un Gusdorf ! pour en faire un repaire de déconrtructeurs. « Ce mal qui répand la terreur, la peste. Puisqu’il faut bien l’appeler par son nom », c’était la pensée de Jacques Derrida, soutenue et diffu sée par l’enseignement de ses amis Nancy et Lacoue-Labarthe —ceux-là mêmes que l’on dési gnait à l’époque, avec un zeste d’ironie, comme l’« École déconstructionniste de Strasbourg ». Pourquoi tant de haine, demandera-t-on ?... C ’est le destin de toute pensée radicale, de toute œuvre novatrice, qu’elles suscitent en leur temps une violente hostilité —et, à chaque fois, les tenants de l’Ordre et de la Tradition leur reprochent d’être « destructrices » : si Shakespeare était surnommé par ses contemporains the Shake-scene, le « brisescène », l’auteur de la Critique de la raison pure a été stigmatisé comme l’universel Démolisseur, der All-Zerreifiende Kant. Malgré ces précédents, dans le cas de Derrida, la violence de certaines attaques continue de nous étonner : se rappelle-t-on que, au moment où de respectables universitaires américains le dénon çaient à la vindicte d’un ministre comme un « obs curantiste terroriste », un brillant philosophe alle mand le traitait d’« antimoderniste préfasciste » ? 88
Ils n’auront par Strarbourg »
Néanmoins, ces attaques venues d’outre-Rhin ou d’outre-Atlantique se réclamaient d’un système de pensée, s’adossaient aux thèses de la philoso phie analytique anglo-saxonne ou de l’herméneu tique allemande, qui s’estimaient menacées par la radicalité de la déconstruction. Tandis que, lors qu’il s’agit des adversaires français de Derrida —de ceux qui l’auront empêché durant toute sa carrière d’enseigner à l’université -, l’on sera bien en peine de trouver l’ébauche d’une doctrine capable de s’opposer à sa pensée, l’esquisse même ténue d’une idée qui pourrait justifier un tel rejet. S’agissant de Searle ou de Danto, de Habermas ou de Manfred Frank, leur opposition à la déconstruction témoignait d’un phénomène paradoxal : l’existence d’un « principe de natio nalité » en philosophie, de « traditions philoso phiques nationales » sédimentées depuis des dizaines d’années, dont les représentants officiels réagissaient avec inquiétude à 1’ouverture desfron tières et à la circulation désormais mondialisée des livres et pensées. Leur méfiance initiale allait d’ailleurs souvent céder la place à un désir de dia logue, comme le montre l’attitude actuelle de Habermas (ou déjà celle de Rorty). En revanche, nous savons que, depuis la guerre, aucune tradition nationale n’est parvenue à s’imposer durablement dans notre pays : ni le courant phénoménologique porté par la vague de 89
Penser à Strasbourg
l’existentialisme sartrien, ni le structuralisme des années I960, ni le rationalisme épistémologique illustré par Bachelard, Cavaillès ou Canguilhem. On n’a donc pas affaire, soulignons-le, à un débat d'idées, à une confrontation entre deux courants philosophiques, mais à l’hostilité tenace d’une Institution, des principaux représentants de l'institution universitaire française, envers une pensée singulière. C'est sans doute le lieu de rappeler ce qu’écrivait il y a quarante ans Althusser (dans la préface de Pour Marx) sur ce qu'il appelait la « misère française », c'est-à-dire la misère intellectuelle de l'Université française, son « incroyable acharnement » à isoler et à exclure les « rares esprits originaux » qui y sont apparus depuis plus d'un siècle. La liste est lon gue, et Althusser lui-même y figure en bonne place, lui qui allait se voir refuser son inscription sur la « liste d'aptitude aux fonctions de maître de conférences » pour ce motif assez inattendu : manque de travail... A vrai dire, le ressentiment de quelques mandarins envers des penseurs plus inventifs - et plus connus - qu'eux ne suffit pas à expliquer une telle situation. Car il y a bien, dans l'Université française, l'équivalent d'une « tradition nationale », mais elle ne consiste pas en une doctrine, un sys tème conceptuel cohérent. Il s'agit plutôt d'une attitude intellectuelle, d'une hexis ou d'un code 90
« Ils n'auront pas Strasbourg
implicite, d’une certaine manière d'aborder la philosophie qui se présente comme la seule légi time - ce que nous pouvons désigner comme le commentarisme historien. Hors du commentaire des Classiques, point de salut ! C'est ce que l'un des grands patrons de l'Institution s'était chargé de rappeler à l'une de mes amies —aujourd'hui disparue, sans avoir jamais pu accéder à l'univer sité - et qui s'étonnait d'avoir été une fois de plus recalée par la Commission nationale à la liste des qualifications : « Madame, vous pensez trop. Votre thèse sur Kant ne se limite pas à un commentaire historique : vous avez voulu présenter une inter prétation originale de cet auteur ! Mais enfin, madame, ni vous ni moi ne sommes Heidegger —nest-cepas ? » Sur les « procédures de délimitation et de contrôle du discours » que suppose la pratique du commentaire —qu'il soit théologique ou uni versitaire —, sur sa tendance à bannir toute inven tion, tout jeu aléatoire avec le texte, en réduisant la lecture à une simple « récitation » sous « la forme de la répétition et du même », l'essentiel a déjà été dit par Foucault. Ajoutons seulement ceci : ce qui caractérise le style de commentaire en vigueur dans l'Université française, c'est qu'il est strictement tourné vers le passé. Le Grand Estomac est capable de tout digérer - même Nietzsche, même Heidegger finiront par 91
Penser à Strasbourg
y passer— mais à condition que l'aliment sente déjà le cadavre. Aujourd'hui encore, où la pres sion de l'Institution s'est quelque peu assouplie, il reste vivement déconseillé à un jeune chercheur de choisir comme sujet de thèse un auteur contemporain, sous peine de le payer d'un purga toire plus ou moins long dans un lycée de ban lieue. De là une situation pour le moins para doxale : en dehors de la Corée du Nord, la France demeure sans doute le seul pays au monde où l'étude des penseurs français contem porains —celle des œuvres de Lévinas et de Deleuze, de Lyotard et de Foucault, de Henry, d'Althusser, de Barthes et de Lacan, pour ne par ler que des morts - n'a toujours pas droit de cité à l'université. S'agissant de Derrida (et tout autant de Deleuze), un tel rejet aurait de quoi surprendre : après tout, une part importante de son œuvre consiste en une relecture patiente et rigoureuse des Classiques de la philosophie, depuis Platon jusqu'à Hegel. À première vue, l'on ne comprend donc pas ce qui explique l'hostilité des tenants du commentarisme historien. Si ce n'est que la lecture derridienne des Classiques n'est précisé ment pas un « commentaire », au sens tradition nel du terme. Non seulement elle déroge à tous les codes de cet exercice académique (notamment en subvertissant les hiérarchies implicites entre le 92
« Ils n’auront par Strarbourg »
« concept » et l’« exemple » ou la « métaphore », entre la dimension « théorique » et les éléments « autobiographiques », entre le « corps » du texte et sa préface, son titre ou ses notes, etc.), mais encore, au lieu de réciter fidèlement le supposé Sens Unique que l’on attribue au texte, cette lec ture cherche à comprendre l’auteur autrement quil ne s’est compris lui-même, en dé-sédimentant les différentes strates de son écriture, en repérant ses lignes de fracture, ses transgressions, ses défaillan ces et les points paradoxaux où sa pensée s’excède elle-même « en faisant signe vers un tout autre texte ». Et surtout, la lecture derridienne ne se limite jamais à questionner une pensée, à s’interroger sur ses exclusions implicites et ses hiérarchies cachées, à repérer ses « impensés » qui l’enra cinent dans une tradition « métaphysique ». Bref, elle ne se limite pas à la « déconstruire » (au sens négatif et critique que l’on donne à tort à ce terme) : elle s’attache à chaque fois à dégager à m êm e le texte certains motifs marginaux ou clan destins, ignorés par les commentaires traditionnels, et qui commandent secrètement sa probléma tique et ses enjeux. Il en va ainsi du « supplément » chez Rousseau, du pharm akon chez Platon, de l’« hymen » mallar méen ou du parergon kantien, de la marque GL chez Hegel et Genet, sans oublier le « spectre » 93
Penser à Strasbourg
de Marx, le « style » de Nietzsche, le « subjectile » d’Artaud ou la « main » de Heidegger. En les pré levant de cette manière et en les transposant dans d’autres textes, en les soustrayant aux puissants sys tèmes de références qui les assignaient à une place fixe et limitaient leur jeu, Derrida fait travailler autrement ces motifs : il les greffe sur d’autres questions et d’autres écritures, les fait librement circuler entre différents domaines (de la philoso phie à la littérature ou à la psychanalyse, et inver sement), en leur donnant ainsi la fécondité opé ratoire d’un quasi-transcendantal. Il en va de même de motifs apparemment plus idiomatiques comme la « trace », la « dissémina tion », la « différance », le « seing », l’« itération », et tant d’autres encore : s’ils peuvent apparaître comme des découvertes « originales » de Derrida, il n’omet jamais de désigner leur multiples prove nances entrecroisées et l’altération radicale quil leur impose en les réitérant pour les faire travailler sur une autre scène, dans de nouvelles stratégies d’écriture et de pensée. Ainsi, l’exercice derridien de la lecture est-il à chaque fois indissociable de l’affirmation inventive de nouveaux motifs de pensée — et c’est cela que les vigiles du Commentaire récitatif ne pourront jamais lui pardonner. Dans Quest-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari la définissaient comme « l’art de former, 94
« Us n'auront pas Strasbourg »
d’inventer, de fabriquer des concepts ». De cette définition, Derrida ne retiendrait sans réserves aucun des termes - ni le « concept », ni la « for mation » ou la « fabrication », ni même l’« art » ou l’« invention ». Mais si les motifs derridiens, ces « quasitranscendantaux » dont parlait Gasché, ne sont certes pas des concepts au sens traditionnel, rien n’interdit de les désigner comme des quasi-concepts, plus proches qu’on ne le croit de ces « ponts mobiles », ces « centres de vibration » fragmen taires et auto-référentiels que Deleuze désignait de ce nom. Et rien n’interdit, en fin de compte, de parler déinvention pour caractériser la portée affirmative de la déconstruction, sa capacité à affirmer une « multiplicité irréductible et générative » de marques textuelles. Le principal carac tère de ces marques étant d’être itérables (à la fois répétables et altérables à l’infini), elles sont aussi indéfiniment substituables les unes aux autres, sans qu'aucune marque ne puisse prétendre occuper la place d'un maître-mot., d’un « signifié transcendantal » qui vaudrait pour tous les autres et arrêterait ainsi leur jeu. Ni Dieu, ni Sujet ni Homme, ni l'Être ou l’Autre, ni même la Déconstruction, l'Écriture ou la Différance... C ’est sans doute ce rejet de tout maître-mot qui rend la pensée derridienne si singulière, si insaisissable, si difficile à transmettre ou à ensei 95
Penser à Strasbourg
gner - et si insupportable aux gardiens de l’Institution universitaire, de toutes les institu tions. Rien, dans une telle pensée, ne permet de s’accrocher à un Sens Unique clairement identi fiable, à un « mot d’ordre » univoque quil serait possible de diffuser scolairement, politiquement ou médiatiquement. Rien en elle ne permet de faire école, de recruter des disciples, de constituer des réseaux d’influence et de pouvoir. C ’est bien pour cela qu'il n’y a jamais eu d’« École déconstructionniste de Strasbourg » et qu’il n’y en aura pas. Et c’est ainsi que Derrida et ses amis ont pu éviter les mésaventures habituelles - rivalités sans merci, guerres de succession, scissions et anathèmes —qui auront affecté diverses « écoles » de la pensée française contemporaine. En effet, la fixation d’un Maître-Mot, d’un signifié ultime et non substituable, n’a pas seule ment des conséquences redoutables sur le plan théorique (verrouillage de la pensée en un sys tème clos, primat du commentaire répétitif sur la libre interprétation, mise en place de mécanismes de contrôle et de censure des énoncés, etc.). Elle opère tout autant de manière « pratique » en accordant une autorité écrasante à celui qui aura, le premier, fixé le Signifié suprême. C ’est le titre de propriété du Maître-Mot, c’est son appropria tion exclusive par le nom propre d’un « sujet » - son assignation à une unique signature - qui 96
« Ils n'auront pas Strasbourg »
constitue l’autorité symbolique *du Maître, de l’ Urvater despotique d’une petite horde philoso phique, littéraire ou psychanalytique (mais l’on pourrait aisément montrer que ces effets de nomination se retrouvent à une plus grande échelle, sur le plan politique ou religieux). Même chez ceux ou celles qui prétendent s'en affran chir, il est particulièrement difficile d’échapper à un tel dispositif, comme en attestent les dérives de certains groupes féministes ou les efforts pathétiques du dernier Lacan pour démarquer du « discours du Maître » celui du psychanalyste - tout en laissant se reproduire dans son École les effets de maîtrise les plus massifs et les plus carica turaux. Ces stratégies d'appropriation et d'assigna tion réapparaissent sans cesse et elles viennent inévitablement contaminer l’autorité intellectuelle que confère le véritable exercice de la pensée. Nous savons que Derrida s’est intéressé très tôt aux effets de signature ; qu’il s’est efforcé d’inter roger et d’inquiéter ces procédures de réappro priation qui prétendent assigner la « propriété » d’un texte ou d’une pensée à l’identité illusoire d’un « nom propre ». Il souligne que la décons truction (et tout ce que l’on désigne sous ce titre comme « la pensée de Derrida ») n’appartient « en propre » à personne ; qu’elle « ne revient pas à un sujet (individuel ou collectif) qui en aurait l’initiative » : « la déconstruction a lieu » comme 97
Penrer à Strarbourg
un événement anonyme, « ça se déconstruit », « c’est en déconstruction » (cf. notamment Psyché, op. cit., p. 391). Affirmation à rappeler constam ment, à l’usage de ceux qui rechercheraient ici une Doctrine à réfUter ou à appliquer, une École, un Maître et ses disciples. Mais cela suffit-il pour déjouer la très puissante tendance à l’assignation qui confère son prestige au Nom du Maître ? Comment éviter d’ériger à son tour en « maître » celui qui aura travaillé, durant tant d’années, à déstabiliser l’hégémonie des maîtres-mots ? Sur la question de la maîtrise, Derrida ne s’est jamais exprimé —à l’exception d’un texte déjà ancien où, à propos de son rapport à Foucault (dont il avait été l’élève), il évoque la condition de disciple, cette « conscience malheureuse » toujours déjà contestée « par la voix du maître qui en lui précède la sienne » et le réduit au silence. Mais « ce malheur intermi nable du disciple rient à ce quil ne sait pas [...] que, comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent. Il faut donc briser la glace, ou plutôt le miroir, la réflexion, la spéculation infinie du disciple sur le maître. Et commencer à parler » (L’Ecriture et la Différence, Le Seuil, 1967, p. 52). Commencer à parler, à enseigner, à écrire sans maîtres-mots, sans soumission paralysante au Nom d’un Maître ; éviter autant que possible de reconstituer dans sa langue et dans sa vie des effets de maîtrise et d’assujettissement - cela suffit-il 98
« Ils n'auront pas Strasbourg »
pour donner sa chance à une communauté orpheline, délivrée de tout rapport ambivalent à l’ Urvater, une communauté dont l’unité ne repo serait plus sur la rivalité mimétique, l’amourhaine, l’envie, mais simplement sur Xamitié t Telle serait l’utopie qu’une déconstruction des maîtres-mots rendrait possible - la promesse d’une « démocratie à venir ». Il ne s’agit là, bien entendu, que d’une simple promesse : Derrida nous a aussi appris à interroger les double-binds et les paradoxes (parfois meurtriers) que supporte l’idéal classique de la pure philia ; et il a mis en lumière les systèmes d’exclusion - de la Sœur, de l’Etranger, de l’« Ennemi » externe ou interne... » qui sous-tendent à chaque fois la proclamation d’une « communauté fraternelle ». Il ne saurait être question pour autant de renoncer à la com munauté, à l’amitié, à l’égalité, voire à la frater nité - bien plutôt de les penser et de les vivre autrement, dans une « altérité sans différence hié rarchique », une communauté sans préséances et sans hiérarchies instituées. C ’est cette promesse quasi messianique d’une « amitié d’avant les ami tiés » quil invoque parfois, une « amitié ineffa çable, fondamentale et sans fond, celle qui respire dans le partage de la langue (passée ou à venir) et dans l’être-ensemble que suppose toute allocution » {Politiques de Pamitié, Galilée, 1994, p. 264). Cette archi-amitié qui sous-tend toute 99
Penrer à Strarbourg
adresse, toute parole ou tout geste amicaux (ou hostiles), qui les précède et leur permet Savoir lieu, nous n’aurons pas la naïveté de croire quelle resterait pure de toute violence, miraculeusement préservée de tout ce qui génère la rivalité ou le res sentiment. Car cette confiance archi-amicale dans le partage des langues n’a de sens qu’à s’effectuer à travers des « actes de langage » déterminés, en se « performant » dans des discours. Et l’on se gardera bien d’oublier ce quil rappelait jadis à Lévinas : que « le discours est originellement violent » ; que « la guerre habite le logos philosophique dans lequel seul pourtant on peut déclarer la paix » (cf. L’Ecriture et la Différence, op.cit., p. 171). Comment tenir compte de cette irréductible « violence transcendantale » qui revient sans cesse hanter le partage amical des pensées et des voix ? Et comment l’utopie d’une communauté philo-sophique toujours à venir - d’un espace de rencontres et d’échanges aimanté par la seule philia — pourrait-elle se traduire ici et maintenant dans la réalité concrète des institutions ? On aurait tort de croire que la déconstruction resterait indif férente à la question de l’Institution, des différen tes formes d’institutions universitaires, éditoria les, médiatiques, etc., qui supportent la pratique, l’enseignement et la diffUsion de la philosophie. Il ne s’agit pas, précise bien Derrida, de s’attaquer seulement à des philosophèmes, mais toujours
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aussi à leurs « conditions d'exercice extrinsèque », aux « structures sociales, économiques ou poli tiques de (1')institution pédagogique. C'est parce qu’elle touche à des structures solides, à des insti tutions "matériales", et non seulement à des dis cours ou à des représentations signifiantes, que la déconstruction se distingue toujours d'une ana lyse ou d'une "critique"... » {La Vérité en pein ture, Flammarion, 1978, p. 23-24). Je n’ai pas l’intention de raconter ici com ment, depuis une trentaine d’années, ses amis et lui auront tenté de réaliser concrètement ce pro gramme. Disons seulement que, dans notre pays, sa mise en œuvre passe à la fois par la création d’« analyseurs » institutionnels (dont le Greph aura été le plus visible), par une action politique de défense de la philosophie et de son enseigne ment (par exemple lors des États généraux de 1979) et par la création de nouvelles institutions censées échapper aux contraintes et aux rigidités de l'université traditionnelle (le Collège interna tional de philosophie en demeure la plus remar quable illustration). Dans cette entreprise, ils allaient bien évidemment faire cause commune avec ceux (Châtelet, Lyotard...) qui menaient sur d'autres fronts un combat semblable. Il ne pou vait être question cependant de se détourner entièrement de l’université, au risque d'isoler définitivement les forces qui y travaillent de
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l'intérieur à déverrouiller l’Institution. Il s'agis sait donc, il s'agit toujours de travailler sur les marges, à la fois au-dedans et en dehors de l'Institution, à la fois en défendant l'enseigne ment philosophique en tant que tel contre les for ces qui tendent à l’affaiblir et à le détruire, et en cherchant à introduire du nouveau dans cet enseignement, en donnant leur chance à des écri tures et des voix singulières qui tentent de s’affranchir des normes et des révérences acadé miques. En cette matière, tout est affaire de ren contres aléatoires, de coups de chance - et d’amitié, encore et toujours. C ’est dans ce contexte que se situe l’exception strasbourgeoise, le cas singulier de cette univer sité qui aura été, pendant de longues années, l’une des seules à accueillir la force d’effraction d’une pensée. Singularité toujours précaire, menacée —et Derrida le sait bien, qui me confiait récemment (en évoquant la « normalisation » aca démique qui avait aussitôt suivi son départ de Yale University) : « Vous savez, l’Institution se re-forme toujours, et cela peut aller très vite : c’est comme s’il ne s’était rien passé. » Essayer de résister à l'inévitable sclérose qui guette toute institution et toute communauté ; de contrer, pour un temps, ce « glissement vers la mort » en quoi consiste selon Freud toute vie. Tenter d'ouvrir de nouveaux espaces de rencon102
« Ils n'auront pas Strasbourg »
très et d'amitié capables d’accueillir l'événement d'une pensée, de multiples pensées. S'efforcer d'inscrire à même l'Institution les traces fugitives de ce qui /estpasse. Tel serait le programme d'une politique de résistance en philosophie. De cette résistance dont la pensée de Derrida, avec quelques autres, est à la fois une ressource et un enjeu.
Gérard Bensussan
« Université amie »
Il y a près de dix années, je recevais Derrida à Aix-en-Provence - il venait y faire une confé rence sur une lettre adressée par Scholem à Rosenzweig, en forme de « confession » entre amis / non-amis, dont le texte inédit jusqu'ici a été publié il y a peu, je crois. Je laisse ici de côté les énigmes enchâssées qui m'avaient alors saisi : pourquoi une « confession », pourquoi cet envoi d'un sioniste à un non-sio niste, pourquoi sur la langue hébraïque, pour quoi Derrida sur cette confession à propos de la langue - questions qui en bonne part demeurent encore, surtout la dernière : pourquoi Derrida et pourquoi pas, toujours pas, Derrida sur Rosenzweig, adresse suspendue et ici répétée. Nous déambulions sur le cours Mirabeau dans la douceur d'un soir aixois et dans la rete nue aussi, non dénuée de quelque chose d'étran 105
Penser à Strasbourg
gement doux, où baignait la simplicité de la conversation. Entre d’autres choses (le football, je me souviens), Derrida m’expliqua son conten tement étonné devant l’invitation qui lui avait été faite par Aix, car, ajouta-t-il, la seule univer sité française à l’avoir jusque-là convié à parler, normalement, sans crainte hostile et sans défé rence particulière, mais poussée cependant par le désir pressant d’une venue, la seule « université amie », c’était Strasbourg. Qu’est-ce qu’une université amie ? Une excep tion, avant tout, et c’est ce que disait Derrida (« la seule », « une ») en choisissant une expres sion légèrement (!) oxymorique, une exception à la règle universelle, à la raison institutionnelle. Comment l’amitié tient-elle sa place, si elle le peut, dans le réseau de relations académiques et plutôt froides de Xuniversitas, et même s’il arrive que s’y inscrivent des rapports entre personnes, même si elles arrivent à s’y creuser parfois ? En y faisant exception donc, en enjoignant à la fonction de l’universel (de Xunivérité - coquille lue un jour avec bonheur sur la page de garde d’une thèse de doctorat) la dysfonction de l’amitié, en accroissant la bonne règle, la bonne et due forme, d’une contre-venue qui n’est rien d’autre que le désir de la venue. En venant à Strasbourg, Derrida contre-venait. Strasbourg, ainsi, par lui et par ceux qui man106
« Université amie »
daient sa venue, contrevenait. • Mais Derrida contre-venant n’opérait aucune espèce de geste transgressif, de provocation repliée sur sa seule contre-venue. Il venait et répondait à l’invitation d'une université amie, se rendait à l’amitié d’une université. Mais, encore, qu’est-ce que c'est, l’amitié d’une université ? Comment peut-elle valoir et se. faire valoir ? En faisant exception dans son corps anonyme et universel, en se mettant en disposi tion de faire accueil à l’effraction d’elle-même, en faisant droit à l’appel ou à l’invitation d'amis. Une université amie, c’est, ce ne peut être qu’une université où l'on a des amis, un environ nement neutre dont la neutralité peut être exca vée par l’amitié des amis. Strasbourg, les amis, NancyLacoue. Une tournure de la neutralité en amitié, voilà ce qu'opérait la venue en amitié, soit une tournure sans retour de l’échange, en prin cipe réciproque et symétrique, entre universitai res, une sorte de détournement, impardonnable aux yeux de certains, admirable en vérité. Car, justement, la figurabilité de l'amitié s’y donne alors une figure, si improbable sans la disposition de la venue. Quand je raconte cette anecdote, rien davantage au fond qu’une anecdote, un souvenir, un propos sans doute oublié par celui qui le tint, je dis aussi quelque chose qui excède le simple tode ti, le 107
Penser à Strasbourg
simple ceci que je raconte, quelque chose qui recroise les grands motifs, entre autres, de Politiques de ldmitié —autrement pourquoi raconter ? Universitaire, je me demande comment et sur quel mode l’université peut se mettre à l’amitié. Comment peut-elle se faire amicale et prendre le visage de ceux qui accueillent ? Et Strasbourg, ici, fait réponse, a fait réponse. Fera encore réponse ? C ’est là, aussi, l’enjeu d’une venue, d’une venue encore à venir, en tout cas d’une autre venue de la philosophie en amitié par où Strasbourg pourra, par les amis, continuer de faire lieu à la pensée, à une pensée, à quelque chose d'une pensée. Venir, se rendre à la proposition d'un accueil ne se peut que sans condition, Derrida nous l’apprend et nous le signifie. Sans condition ne veut pas dire sans obstacles ou sans difficultés. C ’est tout autre chose : les obstacles et les difficultés sont les conditions du sans-condition. Parce qu'elle s'enjoint de les vaincre, la venue comme venue en amitié donne sa chance à la redoutable incondi tionnalité du témoignage amical. C'est-à-dire qu'elle effectue la « déconstruction » de tous les modèles où l'ami n'est qu'un autre moi-même, un homme comme moi, un universitaire comme moi, un comme moi. Venir répond et cette réponse déconstruit en acte « l’amitié » supportée par son institution nalisation, venir déconstruit ce support et fait 108
« Université amie »
voir de l’amitié, selon un registre évidemment derridien, l’impossible, le don et l’hospitalité. Lorsque Derrida, il y a longtemps, me parlait des amis et de cette université amie et du lien d’amitié, il me racontait une histoire qui n'était pas la mienne (institutionnellement tout au moins, philosophiquement, c'est une tout autre affaire, mais tout ici se joue entre les deux, dans l'écart des deux, précisément). Selon une suite de hasards parfaitement objectifs, aussi hasardeux qu’une « carrière » en train de se faire, aussi « objectifs » qu’une carrière faite, cette histoire est pour ainsi dire venue à son tour à ma ren contre - bien que je l'eusse depuis longtemps philosophiquement rencontrée. Institutionnelle ment, un sceau vint la sceller lorsque je devins professeur en cette « université amie » et que le mot de Derrida me revint alors en tête à la façon d’un très heureux présage. Comme une responsabilité aussi, sûrement, comme une heureuse responsabilité. Une tâche à lancer, dans l'entrain qui est celui-là même du concept, im B e g r if f garder, tenir encore en mains l'attache, le lien à l'amitié, à la possibilité de sa venue, à l’« université amie », du dedans désormais ; passer et tresser ce lien en un nœud toujours dénouable ; transmettre quelque chose de l'amitié ainsi signifiée au travail de la pensée tel qu'il s'exerce dans un enseignement, une 109
Penser à Strasbourg
parole, une recherche, c’est-à-dire dans la multi plicité inordonnable des rencontres, des travaux et des jours. Rien n’est moins garanti, rien n’est moins assuré de pouvoir être fait, rien n’est plus essentiel à l’exercice délié de la philosophie que ce mouvement amical de la venue. Rien n’a moins de consistance que ce signifiant : une université amie, et cette inconsistance forme et informe quasi utopiquement ce que j’appelais la « tâche » entraînante à quoi Strasbourg m’aura convié, à mi-chemin du programme et de la promesse. Strasbourg aura ainsi, pour moi, bouclé une boucle, fait circuler sous des figures et des avatars hétérogènes l’amour de la pensée. L’amitié à Strasbourg est peut-être la réponse incertaine à l’adresse signifiée une autre fois à Derrida, des années après Aix, non sans une extrême per plexité : peut-on aimer une pensée ? Une boucle ne boucle jamais que le tour d’une vie, elle en dessine le tour incertain, un tour, puis la préfiguration d’autres, elle la marque et ne la bloque point, l’ouvre donc, et rapporte ainsi la géographie universitaire à l’expérience vécue de ses paysages, inamicaux et, exceptionellement, amicaux. D ’une venue les autres, par Derrida : Strasbourg, la pensée, les amis, comme le passage d’un relais, comme une promesse tremblée.
Joseph Cohen
En passant...
C ’est comme si quelqu’un passait devant la cathédrale de Strasbourg, entre les figures de la Synagogue et de l’Église, et à l’instant même où il tendrait les yeux vers l’horloge astronomique la voix d’un autre passant résonnerait : avez-vous déjà pensé à ce que veut dire penser ? et pensé à ce que veut dire passer ? Comme si penser et passer revenaient, non pas simplement à dire la même chose, mais à ouvrir dans le temps et comme le temps l’intimité d’une adresse inconditionnelle, c’est-à-dire d’une sup plication qui n’aurait pas encore trouvé les mots de sa propre possibilité et qui serait en quelque sorte toujours en retard sur sa propre énonciation. Un appel, en somme, aussi tremblant et fragile, aussi incertain et indéterminé que les battements chaque fois solitaires d’un cœur.
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Penrer à Strarbourg
Et parler du cœur, parler chaque fois depuis chaque battement du cœur, c’est peut-être la seule chance qui m’incombe, ici et maintenant, pour écrire à Jacques Derrida, depuis Strasbourg. Mais qu’est-ce que parler du cœur ? Que dit un cœur en parlant, pour ainsi dire, à cœur ouvert ? Et quels mots peuvent encore porter ou rappor ter ce que promettrait un cœur ? C ’est d’abord évoquer des souvenirs, qui sont pour moi plus que des souvenirs, car ils m’ont plus que formé ou marqué, ils me portent encore et me traversent toujours, à chaque instant, comme s’ils me regardaient depuis l’avenir. Les premiers, ce sont bien sûr les séminaires de l’École des hautes études, sur l’hospitalité et sur la res ponsabilité, sur le témoignage et le secret, sur le don et le pardon, sur la souveraineté... L’enseignement, dira-t-on, qui était toujours pour nous tous plus qu’un simple enseignement, car il se formulait chaque fois singulièrement comme une promesse, comme une parole tou jours exposée au risque de la promesse. Et de la générosité. Entre promesse et générosité, il y avait à chaque instant dans l’amphithéâtre du boulevard Raspail un événement de langage sans précédent qui nous enjoignait de penser en fai sant toujours trembler les prémisses de ce que nous pensions ou croyions penser.
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En passant..
Comme aussi lors de ces journées de décem bre 2000, où nous nous retrouvions autour de Jacques Derrida pour penser ensemble en ques tionnant les judéités. Et ces journées, qu’avec mon ami Raphaël Zagury-Orly, nous avions organisées et qui nous avaient d’émotion plus d’une fois coupé la parole voire le souffle, par laient aussi d’amitié et de ce qui demeure dans l’amitié d’insondable et d’inavouable. Je me souviens de cette phrase avec laquelle Jacques Derrida avait commencé sa conférence. C ’était un dimanche soir, et il citait Kafka : « Je pourrais quant à moi imaginer un autre Abraham », nous priant ainsi, encore une fois, de penser plus que ce que nous avions pensé dans les judéités possibles et, peut-être, de toucher à ce que pourrait vouloir dire une fidélité. Fidélité, dont il aura toujours été l’exemplarité même, s’exposant à tous les risques et à tous les obsta cles, à toute l’impossibilité aussi inscrite dans le « venir » et, à la fois et simultanément, précédant chacune de nos invitations par un « oui, je vien d rai! », comme si venir signifiait depuis toujours venir sans condition et dans l’inconditionnalité même qui seule peut donner toutes ses chances à un témoignage d’amitié. Au Phtlorophtrcher Semimr de l’université de Heidelberg et au Collège international de philosophie en juin 2001, par exemple. Et aujourd’hui encore, à Strasbourg, 113
Penser à Strasbourg
pour penser ensemble ce qui se joue dans chaque pensée. Autour d'amis et au nom de l'amitié. Car depuis longtemps, entre Strasbourg et Jacques Derrida, se tisse une singulière et excep tionnelle amitié. Et les noms propres de cette amitié traversent les âges. Je l'ai plus d'une fois sentie et ressentie. Un exemple parmi tant d'autres qui touche non seulement au passé mais aussi et surtout à l'avenir ; dès que l'heureuse nouvelle de la venue de Jacques Derrida résonna dans les locaux du département de philosophie de l’université MarcBloch, les jeunes philosophes s'exposèrent à l'évé nement promis en s’adonnant de tout cœur à la relecture exigeante de ses écrits devenus si incontournables pour nous tous. Comme s'ils lui promettaient déjà l'avenir de sa parole dans le silence de l'étude et comme s'ils cherchaient déjà à lui dire, par le regard porté sur ses mots et la pensée attachée à ses lettres, l'impatience d'une amitié et l'exaltation d'un désir, celui de l’accueillir, de l'écouter, de le rencontrer... Et de philosopher avec lui... en étant déjà appelé, interpellé et apostrophé par une citation, celle justement qui nous enjoindrait de penser au cœur de Strasbourg quelque chose comme une « communauté de la question » : « Communauté de la question sur la possibilité de la question. C'est peu - ce n'est presque rien - mais là se 114
En passant...
réfugient et se résument aujourd’hui une dignité et un devoir inentamables de décision. Une inentamable responsabilité1. » Mais si cette communauté doit un jour voir le jour - et Jacques Derrida nous l’aura appris mieux que quiconque et surtout dans la gratuité sans hésitation de son « oui, je viendrai ! » - c’est qu’il y a là, au cœur de cette inéluctabilité de la question, à même le devoir inconditionnel et la responsabilité sans réserve de cette injonction, de cet appel, de cette interpellation ou de cette apostrophe quelque chose comme une loi qui n’aurait au fond rien d’une loi au sens d’une norme, d’une règle ou d’un devoir, mais depuis laquelle tout aura déjà commencé et qui ne se réduirait pas à la question, mais la déborderait bien plutôt au moment même d’en réaffirmer la nécessité et l’urgence. Une loi qui aura, en vérité, déjà engagé la question en la précédant toujours déjà comme cette « archi-originaire » réponse d’hospitalité inconditionnelle, quelque chose comme un « oui » anachronique, venant avant toute affir mation ou négation, en disant ceci : pour pou
1. Jacques Derrida, « Violence et Métaphysique », in L’Écriture et la Différence, op. ch., p. 118.
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Penser à Strasbourg
voir questionner et afin de questionner, « il faut » déjà répondre inconditionnellement « oui » à la visitation de l'autre. Tels seront à la fois et simul tanément le risque et la chance de penser à Strasbourg. Parler du cœur, en lui insufflant à chaque instant sa respiration, de l’amitié à venir et de l'amitié pour l'avenir. Et ce, parce que parler du cœur, c’est aussi aimer l'avenir et aimer ce qui dans l’avenir vient. C ’est déjà aimer quelque chose comme le secret de l’avenir. Or, ce secret, autour duquel ne cesse de tourner l'amitié entre Strasbourg et Jacques Derrida, je n'en ai ni les mots ni les lettres pour le dire ou l'écrire. Il échappe sûrement et aux mots et aux lettres. Mais ce secret me tient au cœur plus que toute autre parole possible. Car, en excédant le savoir (savoir-dire ou savoir-écrire), il promet et conditionne toute adresse comme toute amitié à l'autre. Depuis l'impossible et au cœur de l’impossi ble, le secret traverse et laisse dans l’amitié la trace de son passage. Comme si l'amitié partici pait toujours de quelque chose comme un passage si secret quil serait encore inconnu et toujours à venir. Mais, s'il m'est permis encore une phrase depuis Strasbourg à Jacques Derrida, une phrase sans « dernier mot » et dans l’intimité d’un secret d'ami, j'aimerais la lui dire et la lui écrire ainsi 116
En passant...
(même si je sais que les mots sont piégés) : le secret du passant, là où justement il est Ximpossi ble même, vous nous l’aurez toujours donné à penser, et donc, en donnant ainsi toute sa chance comme tout son avenir à l'amitié...
Table
Fabienne Keller, Robert Grossmann Penser à D errid a ...................................................... 9
Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe Derrida à Strasbourg .............................................. 11 Lucien Braun À mi-chemin entre Heidegger et D errida ................. 21
Martin Heidegger « Ichfreue mich, Herrn Derrida kennen zu lemen »... 27 Jacques Derrida Le lieu dit : Strasbourg..............................................31
Francis Guibal Lettre à Jacques D errida ........................................... 61
Isabelle Baladine Howald Je peux le lire les yeux ferm és ....................................77
Jacob Rogozinski « Ils n auront pas Strasbourg » ...................................85 Gérard Bensussan « Université amie » ............................................... 105 Joseph Cohen En passant.............................................................. 111