tiré à p a rt
Karl Otto Apel
penser avec Habermas contre Habermas traduit de l'allemand par Marianne Charrlère
l'é c la t
■ Avec celui d'Habermas, le nom de I Karl Otto Apel est associé au débat qui oppose la rationalité et l'éthique de la communi cation aux formes d'abandon ou d'adieu qui mar quent la philosophie contemporaine dans ses compo santes néostructuralistes ou pragmatiques : adieu à la métaphysique, à la raison, à la philosophie ou à l'universel. Encore q u'ils puissent être tenus pour engagés dans le même combat, Habermas et Apel divergent toute fois sur un point décisif qui concerne le statut de la communauté de la communication que réclame le concept de la raison communicationnelle et les exi gences de légitimation qui lui sont associées. C'est à cette question que Apel consacre ses réflexions dans ce texte récemment publié en Allemagne à l'occa sion des soixante ans de Habermas. L'hommage de Apel consiste en une reconstruction de la théorie habermassienne de l'activité communicationnelle destinée à mettre au jo u rje s difficultés internes qui lui sont propres. C'est en se plaçant dans cette pers pective que l'auteur reprend à son compte une for mule que Habermas, autrefois, avait appliquée à H e id e g g e r : « P e n se r avec H a b e rm a s contre Habermas ». L'échange auquel ce texte dense donne lieu peut être considéré comme une contribution majeure aux débats qui animent et divisent le champ de la philo sophie contemporaine, et dont le lecteur français, souvent privé des textes essentiels, n'a parfois qu'une connaissance limitée. Karl Otto Apel est né en 1 9 2 4 . Son ouvrage majeur « Transformation der Philosophie » (Francfort, 1973) n'est pas encore traduit en français. Seule la der nière partie a fait l'objet d'une publication séparée sous le titre : « L'éthique à l'âge de la science », Presses Universitaires de Lille, 1 9 8 7 .
ISBN 2 905372-40-0
60 F
Publié avec le concours du Centre National des Lettres
Ce texte a paru dans le volume intitulé Zwischenbetrachtungen im Prozeß der Aufklärung édité par A, Honeth, T. Mac Carthy, C. Offe et A. Wellmer (Suhrkamp, Francfort, 1989).
Titre original : Normative Begründung der « Kritischen Theorie » durch Rekurs auf lebens weltliche Sittlichkeit ? Ein transzendentalpragmatisch orientierter Versuch, mit Habermas gegen Habermas zu denken © 1989, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, pour le texte. © 1990, Editions de l ’Eclat pour la traduction française.
KARL OTTO APEL PENSER AVEC HABERMAS CONTRE HABERMAS
traduit de Vallemand par
Marianne Charrière
« Tiré à part »
EDITIONS DE L’ÉCLAT
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avec
contre
H
aberm as
H aberm as
La Moralité du monde vécu peut-elle assurer à la « Théorie critique » un fondement normatif ?
I. Traits préliminaires : Tentatives pour déterminer l’enjeu du différend à partir d’un horizon commun. A l’occasion du colloque de 1985, consacré à la Théorie de l ’Activité Communicationnelle,* je me suis engagé dans une tentative de reconstruction du développement de 1’« archi tectonique » philosophique habermassienne depuis Connais sance et Intérêt,** dans l’intention d ’en confronter l’élabo ration théorique avec mes propres recherches parallèles. N ’ayant pu mener cette tentative à son terme, ni en donner une publication, j’ai d’abord envisagé de la reprendre pour en faire l’objet de la présente présentation. Il me faut cepen dant avouer que la possibilité d ’y parvenir de façon satis faisante ne me paraît pas ici envisageable, si bien qu’il me faudra, une fois encore, en repousser l’exécution. A défaut, je m’efforcerai donc de m’attacher, aussi directement que possible, au point central qui nous oppose Habermas et moi, comme cela s’est manifesté au fil des ans. S’agissant de ce * J. H abermas, Théorie de l ’agir communicationel 2 voll. trad, franc. J. M. Ferry et
j.
L. Schlegel, Fayard, Paris, 1987.
** J. H abermas, Connaissance et Intérêt, trad franç. G. Clemençon et J. M. Brohm, Gallimard, Paris, 1976.
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différend, je préciserai toutefois qu’il concerne moins nos projets philosophiques respectifs que nos stratégies concep tuelle et argumentative. Mais je voudrais également soute nir que ce que je tiens pour un tel différend appartient à ce point à la pensée d ’Habermas qu’il en menace la cohé rence, voire la consistance. Comment donc en soumettre l’objet à la discussion de manière aussi directe que possible ? La façon la plus rapide d ’y parvenir consiste à se tourner vers la signification pouvant être prêtée à l’abandon de la reconstruction, et à confronter les deux conceptions archi tectoniques qui sont les nôtres. Un tel abandon ne m’inter dira pas, par la suite, de faire appel à une représentation vague des horizons de précompréhension qui doivent être reconstruits, puisque c’est en eux que résident les « ressour ces » [Hintergrund-Ressourcen] spécifiques du « monde vécu » [Lebenswelt], dont dépend toute possibilité d ’entente mutuelle, conformément à la conceptualisation qu’en a don née Habermas dans la Théorie de l’Activité Communication nelle (abrégée désormais TAC). Selon Heidegger et Gadamer, il s’agit ici de la « préstructure » de la factualité de l’être-au-monde-comprenant, structure antérieure à toute entente mutuelle actuelle et qui la rend possible). Que de telles ressources de l’entente mutuelle ne soient pas seule ment présupposées dans le quotidien mais aussi, et ce en permanence, au niveau de la discussion argumentée de la phi losophie, là-dessus nous sommes effectivement en accord, Habermas et moi. Sur ce point, la position d ’une pragmati que universelle (formelle) et celle d ’une pragmatique transcen dantale se rejoignent. A ce titre, nous sommes tous deux héri tiers de 1’hermeneutic linguistic pragmatic tum de la philoso phie contemporaine et nous sommes en accord avec des pen seurs tels que Wittgenstein, Heidegger, Gadamer, Searle1 et Richard Rorty.2 1. Cf. J. Searle, Intentionality, Cambridge University Press, 1983 : chap. 5, « the Background ». [L ’intennonalité, trad. franç. C. Pichevin, éd. de Minuit, Paris, 1985], 2. Ce qui ne signifie pas, je pense, qu’il faille accepter la thèse selon laquelle il n’y a de base consensuelle que contingente, thèse par laquelle Rorty définit son historisme. Cf. ma discussion de l’article de R orty « Der Vorrang der Demokratie vor der Philosophie » (Zeitschrift für philosophische Forschung, 41, 1988 : 13-17) : in « Zurük zur Normalität ? Oder könnten wir etwas
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Toutefois, ce qui pourrait bien se révéler obscur et prêter à controverse entre Habermas et moi, c’est la réponse que réclame la question : est-il suffisant (ou en tout cas néces saire) pour la discussion philosophique de faire appel aux mêmes ressources d ’entente mutuelle que celles du monde vécu, c’est-à-dire à des certitudes qu’on ne peut factuelle ment mettre en doute,3 certitudes qui ne sont même pas totalement objectivables et qui, à ce titre, ne peuvent être dépassées dans la vie pratique ? Mais en tant que certitudes d’une « forme de vie » au sens wittgensteinien,4 elles auto risent, concrètement, la mise en doute de telle ou telle con viction ou des accords concrets théoriques ou pratiques (con sensus, agreement) sur des questions litigieuses. Ou encore : la « discussion argumentée » qui doit être comprise comme une forme réflexive de la communication du monde vécu (sur ce point, pragmatique formelle et pragmatique trans cendantale tombent d ’accord) peut-elle et doit-elle non seulement recourir aux ressources mentionnées qui appartien nent aux formes de vie socio-culturelles, mais en outre à celles qui la rendent possible en tant que discussion argu mentée et la font prévaloir sur les formes de communica tion du monde vécu (présuppositions dont on peut s’as surer réflexivement) ? La discussion philosophique que la réflexion critique sur la contingence historique des cer titudes d ’arrière-plan de toutes les formes de vie socio culturelles a rendue possible, systématiquement et histo riquement, peut-elle et doit-elle par exemple, à côté de l’interprétation relativisante des choses, faire simultanément appel à des présupposés nouveaux ? c’est-à-dire des présup posés d ’entente mutuelle non pas historiques-contingents mais irréfutablement universels qui, en tant qu’ils fondent la possi bilité du doute et des limites du doute et constituent à ce Besonderes gelernt haben ? » in K. O Apel , Diskurs und Verantwortung : Das Problem des Übergangs zur postkonventionellen Moral, Suhrkamp, Franc fort, 1988. 3. Cf. C. S. P eirce sur le « Paper doubt » dans sa critique de Descartes (Collected Papers 5. 265). Peirce, assurément, a établi plus tard, dans son article « Faillibilismus, Continuity and Evolution » in Collected Papers 1. 141-175, qu’en dépit des certitudes indubitables à un niveau métaméthodologique, la réserve du principe faillibiliste peut être maintenue. 4. Cf. L. Wittgenstein, Über Gewißheit, Suhrkamp, Francfort, 1970 ; [De la Certitude, trad, franç. J. Fauve, Galimard, Paris, 1976],
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titre la fondation philosophique ultime des prétentions à la validité, transcendent par principe les ressources relativisables des formes de vie historiques-contingentes et sont, à ce titre, transcendantaux ? Autant que je puisse en juger, la plupart des philosophes qui font aujourd’hui autorité adoptent la première position. Ils y voient une médiation plausible et suffisante ou une synthèse du faillibilisme de Peirce et Popper et de la con ception (qui est aussi celle de Peirce mais également de Wittgenstein et de la philosophie herméneutique) qui pose le caractère indispensable d ’un fonds factuel de certitudes, néces saire à la conscience concrète et à la solution potentielle des problèmes. En effet, si tout devait à la fois, ou immédiate ment, être mis en doute, on ne pourrait commencer à dou ter concrètement ni formuler des questions : c’est une chose claire pour les esprits formés à l’école de Peirce et Wittgenstein. En revanche, beaucoup éprouveront certainement de grandes difficultés à comprendre ne serait-ce que le sens exact et la motivation rationnelle de l’alternative pragmaticotranscendantale que j’esquisse. Croyant en comprendre le sens et la motivation, ils pourraient bien être enclins à y voir l’amorce d’une régression, aussi bien par rapport au principe du faillibilisme que par rapport à des concepts que la pragma tique du langage et l’histoire de l’herméneutique ont rendus clairs, qu’il s’agisse de la factualité, de l’historicité ou de la con tingence de tout ce qui relève de la « précompréhension » et de l’accord processual en situation d ’entente mutuelle. Au regard d’une alternative comme celle que je défends, qu’en est-il de la position fondamentale propre à Habermas, c’est-à-dire de la conception (complétée dans TAC par le con cept de « monde vécu ») d ’une pragmatique universelle (for melle) du discours humain (en l’occurrence : de 1’« activité communicationnelle ») ? Je crois qu’il n’est pas facile de répondre à cette question, car Habermas fait partie de ceux qui, justement, aimeraient se soustraire à l’alternative que je propose. Habermas voudrait d’une part sauvegarder Yuniversalité des prétentions à la validité inhérentes au discours humain (sens, vérité, véridicité, normativité) ainsi que le caractère d ’inconditionalité et d’idéalité qui appartient au pré supposé contrefactuel et à l’anticipation effective d ’un con sensus possible de tous les participants imaginables, impli qués dans l’argumentation, sur la légitimité des prétentions 10
à la validité. Dans cette optique, il a repris à son compte les structures « quasi transcendantales » ainsi qu’une « ver sion faible » de la démarche pragmatico-transcendantale.5 Mais d’autre part, Habermas a toujours rejeté comme impos sible et inutile l’exigence d ’une fondation ultime, valable a priori, de la prétention philosophique à la validité des énon cés universels-pragmatiques relatifs aux présupposés néces saires de la discussion argumentée. Il a par exemple contesté6 la différence de principe, essentielle du point de vue épistémologique et méthodolo gique, qui oppose les énoncés possibles des sciences socia les empiriques reconstructrices (par exemple : les énoncés hypothétiques de la linguistique de Chomsky sur les univer saux grammaticaux) et les énoncés universels (selon moi : valables a priori) de la philosophie. Il a contesté les énoncés de la pragmatique universelle et il a utilisé, sans limite aucune, le principe du faillibilisme pour les énoncés (valables fac tuellement seulement, à son sens, sans alternative possible) de la pragmatique philosophique universelle (donc aussi pour les énoncés portant sur le principe du faillibilisme et ses pré supposés nécessaires). Il a de ce fait, malgré d’apparentes restrictions,7 accepté le principe non restreint et, partant, 5. Cf. en particulier J. H abermas, Moralbewußtsein und kommunikatives Handeln Suhrkamp, Francfort, 1983 : 53 sq. [Morale et Communication. Cons cience morale et activité communicationnelle, trad. franç. C. Bouchildhomme, Le Cerf, Paris, 1983]. 6. Ainsi, d ’abord, dans « Was heißt Universalpragmatik ? », in K. O. Apel (éd.), Sprachpragmatik und Philosophie, Suhrkamp, Francfort, 1976. 7. Selon moi, la manière dont Habermas explique la problématique de la réserve faillibiliste dans A. H onneth & H. J oas (éd.), Kommunikatives Handeln, Suhrkamp, Francfort, 1986 : 350 sq., manque de clarté : en effet, ce que souligne Habermas qui, du point de vue de la pragmatique du lan gage est incontestable, est totalement inessentiel pour le principe faillibi liste de Peirce et de Popper, à savoir que, dans les cas où, faute d ’avoir des critères contraires, nous sommes convaincus de la vérité définitive de l ’énoncé p admis comme valide (op. cit., p. 351), nous ne parlons plus d ’« hypothèses ». C ’est précisément l ’argument que formule Habermas aussi, selon lequel néanmoins des « raisons aujourd’hui suffisamment con vaincantes pourraient être l ’objet de la critique de demain ( ...)» qui amène Peirce et Popper à déclarer hypothèses les prétentions à la validité qui, fac tuellement, sont tenues pour certaines, voire définitives — hypothèses soumi ses à la réserve faillibiliste. Habermas en arrive aussi à cette conclusion en prenant la défense de 1’« ouverture » de principe de toutes les discussions — sauf que Peirce et Popper reconnaissent en outre qu’on peut simultané-
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applicable à lui-même, du faillibilisme, principe adopté par les jeunes poppériens (Bartley, Albert, Radnitzny).8 De la ment prétendre à la vérité, vérité définitive au sens du rôle grammatical de l ’expression « vrai », et être conscient, au niveau de la réflexion philo sophique critique, de la faillibilité possible de la prétention à la vérité. En cela, c ’est-à-dire dans la distinction de principe, conditionnée par la réflexion, entre prétention à la vérité et prétention à la certitude, je vois, avec Hans Albert, (qu’il le croie au non) un acquis de l ’Aufklàrung philosophique. Mais VAufklàrung réflexive n ’en a pas encore fini avec ce problème. 11 reste encore à répondre à la question que nous avons soulevée, Kuhlmann et moi, de savoir s ’il est sensé d ’attendre que se révèlent un jour faillibles les énoncés philosophiques qui contiennent la réserve faillibiliste et par conséquent le postulat des essais, toujours renouvelés, de falsification. L’argument décisif de la critique du sens, invoqué contre cette possibilité est : si cela survenait, on ne pourrait plus comprendre la signification de « faillible », en l ’occurrence de « falsification ». Car ce sont des énoncés qui expliquent le principe du faillibilisme, en l ’occurrence les présupposi tions qui y sont nécessairement impliquées (il s ’agit très exactement de présuppositions nécessaires de l ’argumentation, qu’a explicitées Habermas dans le postulat de la discussion et du consensus). Ces énoncés peu vent dans le meilleur des cas être corrigés en tant qu’ils sont une explici tation du sens qui présuppose sa propre vérité. Mais ils sont infaillibles dans la mesure où ils énoncent des présuppositions nécessaires du prin cipe faillibiliste. Kuhlmann en déduit à juste titre je crois, une différence fondamentale entre différentes classes d ’énoncés (cette distinction correspond à mon avis à la distinction qu’ont déjà su faire Peirce et Popper entre les énoncés — ceux de la science empirique — qui formulent une prétention à la vérité et les énoncés réflexifs — ceux de la méthodologie philosophique, en l’occur rence de la logique des sciences — qui formulent une réserve de certitu des, voire une réserve faillibiliste, inhérente à toute prétention empirique à la vérité. Simplement, il est vrai, la réflexion méthodologique philoso phique dans les énoncés pragmatico-transcendantaux sur les limites du sens de la réserve faillibiliste est poussée encore plus loin — jusqu’à s ’auto-assurer réflexivement des prétentions à la vérité indépassables de la philosophie. Habermas a rejeté l’argumentation de Kuhlmann par l’assertion suivante : « Il n ’y a pas de méta-discours au sens où un discours supérieur pourrait prescrire des règles à un discours qui lui serait subordonné. Les jeux argu mentatifs ne consument pas une hiérarchie » (op. cit., p. 350) A-t-il remarqué que cette proposition revendique précisément ce qu’elle nie et qu’elle exprime donc une (auto)contradiction performative ? Il n ’est pas si facile (impossible à mon avis) pour les philosophes de renoncer à formuler, au plus haut degré de la réflexion et de la généralité, des énoncés qui disent de quoi ils retournent vraiment. Cf. sur ce point W. Kuhlmann, « Philosophie und rekonstruktive Wissenschaft », in Zeitschrift fur philosophische Forschung 40, 1986 : 224-234. En outre : K. O. Apel, « Faillibilismus, Konsenstheorie der Wahrheit und Letztbegrùndung », in Forum für Philosophie Bad Homburg, Philosophie und Begriindung, Suhrkamp, Francfort, 1987 : 116-211. 8. Cf. G. Radnitzky, « In défense of self-applicalbe critical rationalism » in Absolute values and the création of the new world, International Cultural Foundation Press, New York, 1983, vol. II : 1025-1069.
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même manière, il a reconnu (dans ce qu’il a dit depuis TAC sur le potentiel de raison des ressources du monde vécu) que la précompréhension du monde, comme l’admettent aussi Gadamer et les wittgensteiniens, est liée à la communauté factuelle d’une forme de vie déterminée.9 C’est ce rapatrie ment de toutes les ressources de l’entente mutuelle à l’arrière-plan d’un monde vécu toujours déjà concrétisé (pour parler avec Heidegger : « je unsrig ») qui, pour autant que je puisse en juger, conditionne chez Habermas la con textuante, l’historicité et la contingence de principe des conditions nécessaires de la communication et, à ce titre, des discours argu mentatifs qui ne sont manifestement nécessaires et universel lement valables que dans la mesure où ils se sont révélés n ’admettre jusqu’à présent aucune alternative (cette interpré tation ressort principalement de l’exigence habermassienne d ’une vérification empirique aussi étendue que possible por tant aussi sur les présuppositions de l’argumentation — par analogie avec les universaux de Chomsky.10 Dans la pers pective de la pragmatique transcendantale, il faut évidem ment poser ici la question de savoir comment on peut pro céder à une vérification empirique sensée des présuppositions, explicitées dans le principe de la discussion, de concepts tels que la « vérification » (passant par l’essai de falsification). Car, même dans le cas où elles seraient falsifiées, elles devraient être simultanément corroborées en tant que pré suppositions pragmatico-transcendantales de la falsification. Il peut donc s’agir dans le meilleur des cas de corriger Vexpli citation du sens des présuppositions. Mais il faudrait ce fai sant que soit présupposée à son tour la vérité des présuppositionsde telle manière que persiste la différence transcendan tale entre des hypothèses empiriquement vérifiables et des énoncés portant sur les présuppositions de la vérification. Or comment Habermas peut-il, avec les présupposés « antifondamentalistes » que je viens d ’esquisser, mainte nir ses prétentions fondatrices, normatives-universalistes et, en fin de compte, éthiques, eu égard aux conditions de pos sibilité d ’une théorie critique ? Comment peut-il partir du 9. Cf. J. H abermas « Entgegnung » in H onneth & J oas (éd.), op. cit., 1986 : 369 sq. et 375 sq. 10. Cf. H abermas (1976), op. cit. note 6 ; ainsi que id. (1983 : 107 sq.) op. cit. note 5, et ailleurs.
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principe selon lequel, lorsqu’il y a jugement critique des for mes de vie socio-culturelles qui déterminent la teneur spé cifique des ressources du monde vécu dans chaque contexte respectif, peuvent non seulement intervenir d’autres présup posés du monde vécu mais aussi les normes susceptibles de justifier la critique ? Herbert Schnâdelbach a très bien formulé le problème que j’esquisse ici à la fin de son compte-rendu de TAC : « Il peut arriver que soient posées dans l ’activité communicationnelle des exigences inconditionnelles, mais cela ne les qualifie pas pour fonder une théorie critique. Il faudrait pour cela qu’elles puissent être elles-mêmes l’objet d ’un jugement critique, c ’est-à-dire que le théoricien les aborde impé rativement en disposant déjà des critères inconditionnels de la critique [souli gné par K.O. Apel] et il ne pourra jamais les tirer de son objet par la voie de la construction hypothétique de règles... L’inconditionalité de la criti que sans fondamentalisme, tel est le but que s ’est assigné Habermas : il est permis de douter qu’il y soit parvenu, b11
La stratégie habermassienne d’une fondation antifonda mentaliste des critères normatifs d’une Théorie Critique pas sant par la science reconstructrice se caractérise par deux figu res argumentatives : à mon sens, on peut juger la première comme une figure qui a besoin d ’être complétée, mais qui peut l’être. La seconde en revanche n’est qu’une consé quence de ce qui manque à la première ; elle est donc un symptôme essentiel de l’inconséquence de la stratégie fon datrice poursuivie jusqu’ici par Habermas. Ad. 1 : la première figure de pensée, d’argumentation con cernée, a trait à l’impossibilité d ’une compréhension norma tive neutre. On peut l’expliciter dans les propositions suivan tes : on ne peut comprendre la plupart des énonciations humaines (et, à ce titre, la réalité structurée symboliquement dont s’occupent les sciences humaines-sociales) sans com prendre simultanément, implicitement du moins, des préten tions à la validité universelles et porter un jugement de valeur sur les raisons qui parlent pour ou contres elles. A ce titre, la dynamique d ’un processus d ’apprentissage est associée d’emblée à l’entente communicationnelle (et aux sciences sociales qui lui sont liées). Un tel processus doit déboucher sur une rationalisation de l’entente du monde vécu et une rationalisation du monde vécu, pour autant que les ressour11. H. Schnâdelbach, « Transformation der kritischen Théorie » in H on& Joas (éd.) (1986 : 15-34), (ibid. : 34).
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ces elles-mêmes en sont remises en question. Le but de ce processus de rationalisation, à long terme (plus exactement : du triple processus de rationalisation, relatif aux trois pré tentions à la vérité, à la véridicité et à la normativité distin guées selon les fonctions du langage et les formes de rap port au monde) ne peut être expliqué que par l’idée régula trice d ’une satisfaction, universellement valable — en l’occurrence : de la légitimation des prétentions à la vali dité pouvant faire l’objet d’un consensus universel. Pour ce qui concerne la prétention à la validité, essentielle au plan éthique, de la normativité des actions / des normes d ’action et des actes de langage qui s’y rattachent (demandes, exi gences, propositions, etc.), cela signifie que, implicitement dans tout acte de langage et explicitement dans tout acte de langage normatif, se trouve toujours anticipée, contrefactuellement, la structure d’égalité de droit et de solidarité (coresponsabilité) d ’une « situation de langage idéale », en l’occurrence d ’une « communauté communicationnelle » idéale. Aussi cette anticipation elle-même doit-elle être tenue pour une motivation réellement efficiente de la dynamique du processus d ’apprentissage et de rationalisation à long terme. Je peux tout à fait accepter la figure argumentative que je viens d’exposer. Dans une certaine mesure, elle est cen sée prendre la succession de la philosophie spéculative de l’Histoire, et je la défendrai tout à l’heure contre d ’éven tuelles objections. Mais je ne peux le faire qu’à la condition de la compléter par une fondation ultime pragmaticotranscendantale, ce qui veut dire que je suis contraint de rejeter, comme un reliquat de la philosophie spéculative de l’Histoire, plus ou moins passé sous silence ou inaperçu, l’exigence qui, de manière apparemment implicite chez Habermas, voudrait que la figure argumentative esquissée contienne elle-même sa propre fondation suffisante. Ceci m’amène à la seconde figure argumentative qui caractérise à mes yeux de la position d ’Habermas. Ad. 2 : Habermas croit manifestement pouvoir admettre sans qu’il soit besoin d ’en établir le fondement que la com munication du monde vécu (en raison des ressources de l’entente du monde vécu auxquelles on fait appel même quand on tend à les remettre en question dans le processus des Lumières [Aufklârungsprozesse] par exemple, contient les 15
potentiels de raison qui fixent aussi, simultanément, les buts à long terme des processus d’apprentissage — de rationali sation. De tels buts pourraient en principe être atteints — tout au moins dans la dimension, éthiquement essentielle, de la rationalisation — et assignés à la déontologie, de telle manière qu’un refus de principe des buts d’apprentissage immanents, des processus de rationalisation, déboucherait obligatoirement sur un processus pathologique d ’autodes truction.12 Si je comprends bien, Habermas croit pouvoir tirer de ce présupposé les conséquences suivantes pour la fondation de l’éthique : 1 — on parvient à une version faible de la fondation pragmatico-transcendantale des principes fondamentaux de la morale dès qu’on est parvenu à saisir les conditions norma tives nécessaires de toute communication dans le monde vécu et, à ce titre, les conditions nécessaires de la moralité ;13 2 — une fondation ultime des principes de la morale allant plus loin que la première, et qui s’assurerait par exemple réflexivement des présuppositions du discours argumenta tif en tant que forme réflexive de la communication dans le monde vécu, est finalement impossible et inutile.14 Telle est la conséquence que tire Habermas bien que, d’après lui, il n’appartienne pas à la moralité véeue, dans chaque cas par ticulier, mais aux principes de la morale — au sens de Kant, disons au sens de la transformation kantienne de l’éthique de la discussion — de représenter les critères formels et, à ce titre, les seuls critères universels du devoir qui, néces12. Cf. plus bas, 105 sq. 13. Cf. H abermas (1983 : 109 sq., 112). Quand Habermas résume : « Il [le sceptique] peut, en un mot, nier la morale mais non la moralité », j’aime rais répondre : le sceptique, en tant que représentant de YAufklàrung phi losophique, peut, en ayant d ’apparentes bonnes et/ou vraiment bonnes rai sons de le faire, remettre en question toute forme de moralité factuelle et la renier — non sans un risque existentiel important. Mais s ’il réussit à penser jusqu’au bout (à « achever » le scepticisme ou, pour reprendre Kohl berg librement, à dépasser le stade critique 4 1/2 de YAufklàrung « sophis tique », il verra qu’il ne peut renier rationnellement (c’est-à-dire sans com mettre de contradiction performative) le principe de la morale au sens d ’une éthique de la discussion. Il sera alors parvenu à ce critère de raison de la morale dont Habermas, dans sa discussion avec Bubner (1984, cf. note 14) a plaidé une si convaincante défense contre la tentation du substantialisme. C ’est avec ce Habermas-là que j’aimerais argumenter contre le Habermas de 1983. Cf. aussi note 44. 14. Ibidem.
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sairement, font abstraction de toutes les évaluations parti culières de la vie bonne et par conséquent viennent se gref fer sur la moralité des formes de vie concrète — avec pour conséquence un problème complémentaire, celui de la réa lisation individuelle de la vie bonne dans les conditions res trictives de la morale.1516 3 —La fondation ultime de la morale (impossible selon Haber mas) doit être remplacée par le recours à la moralité, tou jours déjà attestée dans la structure de l’activité communi cationnelle, moralité sans laquelle l’individu en serait réduit à l’autodestruction. Le piquant, dans la figure de pensée explicitée en [1] et [3], réside, je crois, dans ce que Habermas souligne luimême (et c’est là que se révèle l’aporie de la seconde figure argumentative) lorsque, contre tous les philosophes qui remettent en question la rationalité et, avec elle, le carac tère impératif de la morale, il produit l’argument quasi wittgensteinien que voici : « Nous n ’avons pas besoin de nous cramponner à l’exigence d ’une fon dation ultime, même si nous prenons en compte son importance présu mée pour le monde vécu. Les intuitions morales quotidiennes n ’ont pas besoin des lumières des philosophes. Dans ce cas, l ’idée, inaugurée par Wittgenstein, selon laquelle la philosophie devrait se comprendre elle-même comme thérapie me semble, exceptionnellement, être ici de mise. L ’éthi que philosophique a, dans le meilleur des cas, la fonction d ’apporter quel que lumière face aux confusions qu’elle a pu causer dans la conscience des gens cultivés, fonction dont elle s ’acquitte seulement dans la mesure où le scepticisme des valeurs et le positivisme du Droit se sont établis comme idéologies professionnelles et où ils ont pénétré, par l’intermédiaire du système de la culture, dans la conscience quotidienne. Ces deux facteurs ont neutralisé, par des interprétations erronées, les intuitions acquises natu rellement dans le processus de socialisation. Dans des cas extrêmes, ils peuvent contribuer à désarmer, au plan moral, certaines catégories d ’uni versitaires saisis par le scepticisme de la culture. »lfi
Dans ce passage, qui a choqué bien d’autres que moi, à commencer par les familiers de Habermas, je ne voudrais pas critiquer la thèse selon laquelle la philosophie, par ses positions, a semé le trouble dans la conscience des gens cultivés — sans parler de la manière dont Nietzsche expli 15. Ibidem, 113 sq. ; voir aussi « Über Moralität und Sittlichkeit. — Was macht eine Lebensform rational ? », in H. Schnädelbach (ed.), Rationa lität, Suhrkamp, Francfon, 1984 : 218-235.
16. J. H abermas, (1983 : 108).
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que la conscience morale. Ce fait, que l’on peut en réalité observer depuis YAufklärung philosophique, peut devenir assez clair si on y voit une expression de l’égarement de la pensée post-conventionnelle à la phase que Kohlberg appelle phase de crise 4 1/2 (passage, non encore maîtrisé, de la morale conventionnelle à une morale post-conventionnelle rationnellement fondée)17 — et ce, en restant tout à fait dans la ligne de la logique du développement de la cons cience morale définie par Piaget et Kohlberg et reprise par Habermas lui-même en lui donnant le sens de « science reconstructrice » (donc de Théorie Critique), avec la tenta tive d’une application à la phylogénèse. Mais comment concilier avec la compréhension recons tructrice l’idée que la « moralité substantielle naïve » (Hegel) du monde vécu d’avant ¡’Aufklärungphilosophique — donc, au sens de Kohlberg : la morale interne conventionnelle des pha ses 3 et 4 (pour schématiser : celle des sociétés tribales et des premières sociétés dotées d’une organisation étatique)18 — aurait en quelque sorte constitué, au plan moral, un monde sain, sans problème ? Ou bien, pour en citer la ver sion moderne, selon Kohlberg, l’idée que les 80 % environ de la société industrielle occidentale qui se réfèrent à la morale conventionnelle19 représentent une base d ’« intui tions morales quotidiennes » n’ayant, par principe, aucun besoin des lumières de la philosophie ? Aucun besoin, donc, selon Kohlberg, des orientations universalistes au sens d’une théorie contractuelle de fondation utilitariste et pas plus que du principe d ’une « réciprocité parfaitement réversible du rôle talking » — principe, en l’occurrence, de la justice défi nie comme équité (faimess) ? N ’a-t-il pas fallu attendre YAußlärung philosophique (Socrate en Occident, et, dans un sens plus large, ce que Jaspers appelle le « temps axial des hautes civilisations antiques ») pour que soit créée la méta-institution de la discussion argumentée sans laquelle on ne peut envisager la possibilité de satisfaire — ou de reje ter — radicalement, rationnellement, les prétentions à la vali dité, par-delà toutes les solutions violentes ouvertes ou mas 17. Cf. Les deux derniers essais in K. O. Apel , (1988). 18. Cf. Kl. E der , Die Entstehung staatlich organisierter Gesellschaften, Suhrkamp, Francfort, 1976. 19. L. K ohlberg, Moral stages. A current formulation and a response to critics, Bâle, 1983.
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quées, donc par-delà, aussi, les rituels et les négociations ? Et d’autre part, la remise en question, on peut même dire la ridiculisation des idées de droit et de morale d’ambition universelle, humanitaire, (le slogan, par exemple : « est bon ce qui est utile au peuple ») n’a-t-elle jamais fait appel avec succès, aux sentiments de solidarité anté-philosophiques, et donc conventionnels, inspirés par une morale interne nationaliste ? Seul le contexte spécial du problème de la fondation expli que le passage que j’ai cité, qui ne s’accorde absolument pas avec la ligne principale de la pensée habermassienne. Car il permet d’y voir une réaction de défi due à l’absence d’issue (que croit à tort constater Habermas) eu égard à une fonda tion philosophique ultime de l’éthique. A ce titre, ce pas sage s’inscrit assurément dans une figure de pensée qui, à l’œuvre depuis passablement longtemps chez Habermas, représente, logiquement parlant, un cercle vicieux, voire une pétition de principe et, déontologiquement parlant, un para logisme naturaliste ou même substantialiste. J’aimerais la décrire ainsi : bien qu’il faille aussi admettre, dans l’opti que de la reconstruction habermassienne de l’évolution cul turelle, que la communication anté-philosophique du monde vécu, en raison de ses ressources, n ’est pas en mesure de satisfaire les prétentions à la normativité de la morale con ventionnelle dont on reconnaîtrait la légitimité ; bien que, par conséquent, au niveau du discours que nous pouvons et devons tenir aujourd’hui, le seuil culturel de l’argumen tation philosophique soit toujours déjà franchi et que la situa tion post-conventionnelle du discours argumentatif soit par tie intégrante de la « préstructure » de notre entente sur des normes — plus exactement : sur des principes de fondation de normes — bien que tout cela doive être présupposé dans toute discussion, la fondation philosophique et, à ce titre, rationnelle, du principe de l’éthique (et même de l’éthique de la discussion !) doit être remplacée par le recours à la moralité de l’activité communicationnelle dans le monde vécu telle qu’elle fonctionne factuellement. Telle est, me semble-t-il, la structure « architectonique » du différend qui nous oppose et vis à vis duquel je m’en vais prendre plus précisément position. A cette fin, je revien drai une fois encore sur la première figure argumentative qui, à mon sens, nécessite un complément —la figure de l’impos 19
sibilité d’une compréhension normative neutre des actes de langage humains — pour montrer, par le biais d ’une recons truction critique, qu’elle ne suffit pas à fonder normativement la Théorie Critique (Cf. § II de mon exposé). J’essaierai ensuite de montrer que la figure argumentative de la fonda tion ultime pragmatico-transcendantale du principe de la discus sion et de son implication historique, le principe d’autoali gnement [Selbsteinholung] des sciences reconstructrices, est un complément qui, du point de vue de la cohérence, convient beaucoup mieux au projet de la science critique reconstruc trice que l’idée propre à Habermas du remplacement de la fondation ultime par le recours à la moralité du monde vécu (cf. § III de mon exposé). J’aimerais enfin suggérer que la fon dation ultime pragmatico-transcendantale ne comporte pas de régression vers la métaphysique dogmatique mais qu’elle nous donne, au contraire, les moyens de démasquer certai nes formes de crypto-métaphysique, lourdes d ’influence aujourd’hui : le réductionnisme scientiste des explications du type « rien que » et les suggestions historicistes du genre : ceci ou cela est désuet, tenant lieu d ’arguments.
II — Pourquoi la compréhension scientifique d’actes commu nicationnels peut-elle et doit-elle être guidée par l’idée régulatrice de processus de rationalisation susceptibles d’être reconstruits par une critique normative ? Légitimité et limites du point de départ méthodique de la TAC. Dans son compte-rendu de TAC, Herbert Schnâdelbach a rethématisé le problème qui était au centre des débats depuis Max Weber. Ce problème qui, je crois, n ’est toujours pas clarifié, est celui de la possibilité d’une neutralité axio logique, ou d ’une neutralité normative de la compréhension rationnelle des actes humains. Il a eu raison de le faire puis que dans la TAC — comme chez Max Weber déjà — il y va de la compréhension rationnelle du sens d ’une construction après coup des processus de rationalisation de l’évolution cul turelle. Mais Schnâdelbach remet en question le présupposé fondamental même de la reconstruction rationnelle. Selon ce présupposé la rationalité des actes humains, qu’il s’agit de 20
comprendre —celui de la disposition des sujets de l’acte — constitue un critère normatif, pour le sujet aussi bien que pour le (sujet) objet de la reconstruction. Il pose la question de savoir s’il ne faut pas concevoir la « normativité du ration nel » comme quelque chose que l’on peut totalement « rabat tre du côté de l’objet », au sens où on ne peut parler de cette normativité que si elle vise les régulations du comportement ou les orientations d ’actions de personnes ou de systèmes sociaux observés.20 Schnâdelbach argumente contre Habermas, en faisant valoir qu’« on ne voit pas pourquoi celui qui, dans l’acte de compréhension, se représente les raisons d ’agir d ’un autre et tente de les interpréter rationnellement, serait engagé dans le processus d ’un jugement des préten tions à la validité ». Il oppose l’idée selon laquelle « inter préter rationnellement quelque chose, c’est-à-dire l’inter préter à partir de ses raisons, ne signifie pas le tenir pour rationnel » .21 Que dire ? Faut-il considérer comme une réminiscence métaphysique de l’idéalisme allemand (réfu tée par la philosophie analytique) l’hypothèse d ’une ratio nalité identique pour le sujet et le (sujet) objet de la com préhension ? C ’est ce que soupçonne Schnâdelbach. C ’est, selon moi, le contraire qui est vrai. La longue dis cussion entre les tenants du réductionnisme scientiste (réduction de la compréhension de l’ontique, mentionnée plus haut, à une explication causale, voire nomologique) et ceux d ’une explication rationnelle passant par la compréhension des raisons (W. Dray, Ch. Taylor, G. H. v. Wright etc.) abou tit, dans la question que soulève Schnâdelbach, au résultat suivant :22 Toute tentative d ’appliquer le schéma explicatif nomolo gique (théorie de la subsomption) à la compréhension des raisons ou des motifs des actions humaines requiert, pour commencer, qu’une prémisse supplémentaire, très spécifi que, soit insérée dans le schéma explicatif : la prémisse selon laquelle l’acteur est (était) rationnel. Sans ce présupposé, même le schéma explicatif intuitivement le plus éclairant peut être remis en question par l’objection selon laquelle 20. H. Schnädelbach (1986 : 21), Op. cit. cf. note 11. 21. Ibidem, p. 24. 22. Cf. K. O. A pel Die ‘‘Erklären-Verstehen” - Kontroverse in transzenden talpragmatischer Sicht, Suhrkamp, Francfort, 1979 : 233 sq.
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l’acteur n’est peut-être pas (n’était peut-être pas) rationnel. Il s’est avéré que dans ce genre d’explication (du compor tement humain) qui passe par la compréhension rationnelle des raisons, il faut admettre de fait la rationalité non seulement du sujet mais de l’objet de la connaissance. Mais un critère déterminant identique est-il toutefois également nécessaire ? Pour le cas où la normativité du rationnel devrait être située « totalement du côté de l’objet », il devrait être possible de satisfaire la condition supplémentaire de l’insertion d’une prémisse de rationalité dans le schéma de 1’« explication rationnelle » en excluant l’objection de l’irrationalité possi ble de l’acteur. Ce à quoi on ne pourrait parvenir qu’à la condition de définir la signification de la rationalité indépen damment de la possibilité d ’auto-compréhension du sujet de la compréhension rationnelle explicative — comme dans les sciences de la nature par exemple les prédicats tels que « soluble dans l’eau » qui peuvent être empiriquement opé ratoires. Or c’est précisément ce qui n ’est pas possible pour le prédicat « est rationnel ». Aucune liste de caractéristi ques empiriquement opératoires, intégrée dans le schéma explicatif, n’est à même de définir le prédicat « est ration nel », de telle façon que, dans le cas où la prévision de l’explication rationnelle ne se vérifierait pas, l’objection « l’acteur n’est (n’était) peut-être pas rationnel » pourrait être exclue. A ce titre, une explication rationnelle, si on la conçoit comme une explication nomologique, est par principe à l’abri de toute possibilité de falsification. Si en revanche — ce qui me semble plus juste — on la conçoit, comme le font Weber, Dray, Ch. Taylor et von Wright, avant tout comme performance de compréhension rationnelle, notre pro blème trouve sa réponse : la « normativité du rationnel » ne peut être située « totalement du côté de l’objet » de la manière posée par Schnâdelbach. Il faut bien plutôt comp ter avec la possibilité que le concept de rationalité du sujet de la compréhension soit corrigé par la rationalité, factuel lement attestée, des sujets des actes à comprendre, tandis qu’inversement, la disposition factuelle de ces derniers à la rationalité est corrigée par le présupposé de rationalité du sujet de la compréhension. Mais c ’est précisément cet apprentissage — au sens du « cercle herméneutique » — caractéristique de la compréhension rationnelle et de la science reconstructrice qui présuppose une rationalité admise par 22
principe comme identique et normative pour les deux pôles de 1’« entente mutuelle ». La réponse à la deuxième thèse de Schnâdelbach se trouve ainsi préfigurée : interpréter quelque chose rationnellement, c’est-à-dire à partir de ses raisons, sans le tenir pour ration nel par principe, peut signifier dans le meilleur des cas : interpréter quelque chose de non compréhensible dans l’opti que de Dilthey — la nature inorganique par exemple — à partir de causes qui sont des raisons rationnelles de connais sance pour les hommes uniquement, c’est-à-dire, au sens de Dilthey, expliquer de l’extérieur. Mais toute compréhen sion rationnelle — précisément aussi : la compréhension rationnelle téléologique que pose Max Weber comme pré supposé minimal de la « sociologie compréhensive » — signi fie nécessairement que l’acte humain thématisé peut être tenu pour rationnel — en admettant une rationalité norma tive déterminante pour le sujet et le sujet-objet de la compré hension. A ce titre, il n ’y a pas pour Max Weber non plus, dans la compréhension rationnelle téléologique, de neutra lité normative de la compréhension. On peut dire plutôt que la compréhension est à la mesure de la possibilité de rendre compréhensible l’acte de l’autre en fonction d’un « good reason essay » (W. Dray)23 normativement plausible pour le sujet de la compréhension, c’est-à-dire applicable à l’acte propre dans une situation suffisamment semblable. Dans le cas des pratiques magiques, l’usage des amulettes par exem ple, la compréhension rationnelle téléologique consiste en ce que, malgré une croyance en l’efficience de l’amulette dont nous ne pouvons plus guère admettre la rationalité, nous pouvons, en faisant l’hypothèse de la croyance chez le sujet de l’acte, comprendre l’usage instrumental de l’amulette dans un sens qui soit pour nous rationnellement convaincant. Même le choix des buts, dont le présupposé rend possible la compréhension rationnelle téléologique en tant que « good reason essay », peut, selon Weber, être reconstruit par le sujet de la compréhension en tant que normativement juste pour le (sujet)objet et le sujet de la compréhension, si ce der nier réussit à poser l’hypothèse d’une rapport axiologique fondant rationnellement la compréhension du but fixé. Ce 23. Cf. W. D ray, Laws and explanation in history, Oxford Univ. Press, 1957.
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n’est que le rapport axiologique, fondant l’acte, axiologiquement rationnel, et sa compréhension, qui, selon Weber, ne peut plus être évalué d ’une façon rationnellement con vaincante — fondé. Il ne sert qu’à constituer la rationalité qu’il faut nécessairement présupposer pour toute compréhension (ultérieure), rationalité impérative pour le sujet et le (sujet) objet. Mais comme la position des valeurs — le choix des valeurs — ne peut plus, selon Weber, être fondée comme rationnellement impérative, la compréhension rationnelle des sciences de la culture (dont la possibilité implique le pré supposé hypothétique de ce postulat) devient en elle-même et dans l’ensemble une entreprise axiologiquement neutre à ses yeux. Il s’agit ici d’une reconstruction analytique-normative et, à ce titre, axiologiquement neutre, de modes d ’action fon dés rationnellement. Celle-ci devient possible en présuppo sant hypothétiquement diverses orientations axiologiques — ainsi, par exemple, dans le décisionnisme et la stratégie du jeu, il devient possible de procéder à une reconstruction analytique-normative de l’action en faisant le présupposé hypothétique d’une orientation axiologique formelle égoïste, relative à l’intérêt de chaque acteur.24 La reconstruction du « processus occidental de rationalisation » qui constitue l’horizon le plus général de la « sociologie compréhensive » de Weber obéit aussi à une conception méthodique analo gue, car les buts du processus de rationalisation sont don nés, par avance, dans une hypothèse. Assurément, on aboutit à une évaluation de contenu quand Weber, présupposant Virrationalité et la pluralité antagoniste des décisions axiologiques ultimes, admet comme forme suprême de rationalisation (au sens aussi du « processus occi dental de rationalisation ») non pas la rationalité axiologi que (par exemple, le choix du but de l’action en raison de la valeur absolue d’un mode d ’action) mais la rationalité téléologique (c’est-à-dire le choix des moyens au nom des buts et une évaluation analogue des buts en tant qu’ils cons tituent des moyens possibles pouvant entraîner des consé quences).25 Pour Weber, il en résulte la priorité rationnelle 24. Cf. O. H offe, Strategien der Humanität, Albler, Fribourg-Munich, 1975. 25. Cf. Max W eber, Wirtschaft und Gesellschaft, Cologne, 1964 : 17. Et, à ce sujet, J. H abermas, TAC, I : 380 sq.
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de 1’« éthique de la responsabilité » sur l’éthique de la men talité. Comme chez Popper plus tard, cette conception de l’éthique de la responsabilité présuppose que les êtres humains savent faire une distinction entre les conséquen ces désirables et les conséquences indésirables de leurs actes et, avant tout, qu’une divergence dans l’évaluation des con séquences n ’entraîne aucun problème de principe pour les fondements rationnels de l ’éthique. 26 C’est ici, à mon avis, que doit intervenir une fondation pragmatico-transcendantale de l’éthique (et de la reconstruction de la science). Dans la conception wéberienne du processus de rationa lisation, une autre évaluation, ultime, non soumise à la réflexion, résulte du postulat de la neutralité axiologique de la science. Ce postulat n ’est pas neutre lui-même. On peut voir facilement qu’il présuppose bien davantage, comme sa propre fondation, la valeur suprême de l’objectivité, condi tion de la possibilité de la vérité (ou de la fausseté) des énon cés scientifiques. Il s’avère donc que Weber, implicitement du moins, en concevant le projet de reconstruction des pro cessus occidentaux de rationalisation, présuppose — outre la rationalité téléologique, comme condition de la possibilité d ’une responsabilité morale des conséquences — la valeur suprême de la vérité (et à ce titre, évidemment, celle de la consistance logique). Or une conception de la rationalité dépassant l’idée de rationalité téléologique, au sens où nous l’entendons Haber mas et moi-même, peut être élaborée sur une telle base et corriger, voire compléter, les présupposés de Max Weber comme suit :27 1. Une telle conception peut tout d ’abord montrer que la rationalité de l’argumentation — et, partant, d ’une éthique de la responsabilité — ne se borne pas à ce que chaque in dividu soupèse, indépendamment de tous les autres, les 26. cf. K. O. Apel, « Das Problem einer Begründung der Verantwortung sethik im Zeitalter der Wissenschaft », in E. Braun (éd.), Wissenschaft und Ethik, Lang, Francfort, 1986 : 11-52. [in Sur le problème d ’une fondation ratio nelle de l ’éthique à l ’âge de la science, trad, franç. R. Lellouche et I. Mittman, Presses Universitaires de Lille, 1987]. 27. Cf. K. O. Apel , « The commune pressupositions of hermeneutics and ethics types of rationality beyond science and technology », in J. Bärmark (éd.), Perspectives in metascience, Göteberg, 1979.
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conséquences prévisibles des actions (au sens de la rationa lité moyens/flns) pour rapporter ensuite leurs conséquen ces à ses décisions axiologiques à lui, lesquelles, tout compte fait, sont irrationnelles. A vrai dire, la rationalité de l’argu mentation consiste bien plutôt en ce que les participants sui vent des règles dans le discours communicationnel, règles qui leur permettent même de parvenir à un consensus à pro pos de l’évaluation, convaincante pour tous, des conséquen ces envisagées. 2. Elle peut en outre indiquer le principe formel et procé dural qui doit sous-tendre les règles selon lesquelles s’éla bore un consensus relatif à l’évaluation des conséquences de l’action (et des conséquences du respect des règles). C ’est-à-dire qu’elle peut indiquer le principe d ’une éthique de la discussion à deux niveaux qui ne fonde pas elle-même des normes concrètes situationnelles, mais qui fonde l’idée régulatrice d ’une fondation (susceptible d ’être révisée) des normes dans la discussion pratique des personnes concernées (ou de leurs représentants). Mais pour pouvoir fonder le principe formel et procédu ral de l’éthique de la discussion, c’est-à-dire expliquer dans une argumentation convaincante que les prétentions à une validité morale universelle ne se rencontrent pas seulement dans la moralité du monde vécu et que ces prétentions, en outre, peuvent non pas être contestées au titre d’illusions, par une remise en question rationnelle (« Aufklärung »), mais au contraire se trouver définitivement légitimées (par la réflexion, liée à la remise en question rationnelle des con ditions normatives de leur possibilité) il faut, à mon avis, une fondation ultime pragmatico-transcendantale qui recoure non seulement aux ressources du monde vécu, préci sément remises en question par YAufklärung-, mais aussi aux présupposés de l’argumentation auxquels fait appel la remise en question rationnelle et qui, pour cette raison, ne sont plus rationnellement contestables. Pour le dire brièvement, la fondation ultime pragmaticotranscendantale doit montrer que la prétention à la vérité de la science, présupposée par Weber dans le postulat de la neutralité axiologique (prétention qui, de fait, ne peut être remise en question par une argumentation rationnelle) doit, pour faire valoir ses droits dans une argumentation, faire appel à son tour aux présupposés éthiques de la rationalité 26
de la discussion comunicationnelle. En tant que prétention, elle doit nécessairement (puisque toute pensée passant par 1’ argumentation dépend de l’interprétation du langage et du contrôle du respect des règles) s’engager sur le terrain de la discussion argumentée et, à ce titre, reconnaître la vali dité des normes éthiques d’une communauté communica tionnelle idéale infinie. A ces normes fondamentales appar tiennent non seulement l’égalité de droit de tous les parte naires imaginables de l’argumentation, mais aussi le devoir qui est le leur, par principe égal pour tous, de coresponsabi lité dans la solution des problèmes susceptibles d ’être dis cutés. Toute question passant par la contribution à la discus sion atteste de l’acceptation de cet engagement sous les espè ces du souci — au sens pragmatico-transcendantal.28 Mais qu’en est-il, par rapport à cette reconstruction criti que wéberienne, de l’entreprise d’une reconstruction ration nelle de l ’activité communicationnelle, en l’occurrence des pro cessus de rationalisation qui s’y trouvent virtuellement impli qués, telle que l’envisage Habermas dans sa critique de Weber ? Dans le contexte actuel, ce qui m’importe n ’est pas tant la possibilité (admise par Habermas et par moi-même) d ’étendre le concept de la rationalité de l’action au sens de la rationalité communicationnelle, que de réenvisager le rap port entre la compréhension et l’évaluation rationnel les — ce qui est lié à l’extension du concept de rationalité. Schnàdelbach, comme tous les lecteurs de Habermas, a l’impression que celui-ci, dans le dessein de renouveler la « Théorie Critique », remplace le postulat wéberien de neu tralité axiologique par celui d ’une interdépendance interne de la compréhension rationnelle (prétentions à la validité) et de l’évaluation (raisons). Mais il repousse cette possibilité en se rappelant de Max Weber et de l’explicitation (habituelle dans la sémantique formelle) du sens des propositions, dans les termes d ’une connaissance des conditions possibles de vérité (et non d ’une permanence de ces conditions !). « Pour reprendre librement Davidson [il présuppose ici une géné28. Cette réflexion contient — à condition d ’explicitation — la réponse de l ’éthique de la discussion, fondée pragmatico-transcendantalement, aux objections qui peuvent être faites, dans la perspective de l ’éthique de la responsabilité ou care-éthique, contre une pure éthique de la justice. Cf. sur ce point K. O. Apec (1988 : index).
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ralination de la compréhension des prétentions à la vérité au sens d ’une compréhension des prétentions de toutes sor tes à la validité], on peut comprendre l’activité communi cationnelle d ’autres personnes quand on sait dans quelles circonstances les prétentions à la validité formulées sont satisfaites dans la discussion, c’est-à-dire quelles seraient les modalités du consensus constitué. »29 Quelle est, à cet égard, la position de Habermas ? Force est de reconnaître que cette position est si complexe qu’on ne peut d ’emblée en exclure l’obscurité, l’ambiva lence. J’aimerais, pour ma part, commencer par écarter une confusion que je rencontre chez Schnâdelbach mais qui, je suppose, remonte à la tendance propre à Habermas à ne pas distinguer entre la compréhension concrète, empiriquement vérifiable, reconstructrice, et la théorie philosophique de cette compréhension — la TAC, c ’est-à-dire la pragmatique universelle/formelle qui lui donne son fondement décisif. Il me semble clair, pour commencer, que la TAC ellemême (dans son noyau pragmatico-formel, par exemple, et dans ses distinctions entre différents types de rationalité de l’action, puis la distinction entre « système » et « monde vécu ») n ’est pas impliquée dans la compréhension et le juge ment concrets (évaluation) des raisons de l’action à propos des quelles elle formule des énoncés prétendant à une universa lité formelle. Elle ne peut y être impliquée, car elle se situe à un niveau réflexif par principe plus élevé de la prétention à l’universalité.30 Mais elle n ’est pas non plus, dans son noyau pragmatico-formel du moins, une théorie normativement neutre, empiriquement généralisante, établissant des universaux hypothétiques (comme le fait par exemple la lin guistique de Chomsky eu égard aux présupposés gramma ticaux humains innés) qui pourraient ou devraient être véri fiés par le biais d ’expériences ou d’observations « aussi lar ges que possible » sur des locuteurs compétents. En effet, la TAC, dans son noyau pragmaüco-universel/formel, contient des énoncés qui sont déjà présupposés par toute vérifica tion empirique imaginable d ’hypothèses (par exemple les énoncés sur lés quatre prétentions à la validité, nécessairement impliquées, des actes communicationnels humains sur lesquels 29. Schnâdelbach (1986 : 26), op. cit. 30. Cf. pour ce passage et la suite, la note 7.
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la discussion argumentée peut faire porter sa réflexion, les énoncés sur la nécessaire présupposition d’une résolution con sensuelle des prétentions à la validité ; et les énoncés sur le pri mat de la rationalité communicationnelle par rapport à la ratio nalité téléologique instrumentale et stratégique (cf., dans ce con texte, l’importante thèse du parasitisme à propos du rap port entre l’usage du langage « orienté vers le succès » et l’usage « orienté vers l’entente mutuelle »). En résumé, on pourrait dire : le principe de la discussion31 (contenant tou tes les déterminations relatives aux prétentions à la validité et à leur satisfaction) est une présupposition transcendantale du principe de falsification. Il peut au mieux (comme c ’est le cas, trivialement parlant, pour toute théorie ou énoncé venant d’êtres humains) être explicité de façon défectueuse ou incomplète. Mais en tant que condition de sens pragmaticotranscendantale du principe de falsification (et, à ce titre, du principe de faillibilisme), il ne peut être empiriquement véri fiable, falsifiable ou faillible, même au méta-niveau, par exem ple, d ’une réserve faillibiliste (de principe). Car à ce métaniveau, le rapport des conditions pragmatico-transcendantales resterait inchangé. Au lieu de Vexigence (formulée par Habermas depuis 1971, c’est-à-dire après l’extrapolation du paradigme chomskyien d ’une élaboration théorique reconstructrice) de la vérifica tion empirique s’étendant aux énoncés centraux de la prag matique universelle, on se trouve, quand on passe à l’inter prétation pragmatico-transcendantale, devant l’alternative de vérification suivante : tous les candidats au statut d’énoncés pragmatico-universels proprement dits doivent être exa minés pour savoir s’ils peuvent être réfutés sans qu’il y ait contradiction performative — en font partie, à mon sens, les nombreux énoncés de la philosophie analytique du langage, ceux de la théorie des actes de langage par exemple, dont la contestation conduit à des anomalies dans le langage, qui ont leur importance en tant qu’indicés philosophiques —. Si ce n ’est pas possible (comme dans le cas, quoi qu’en dise31 31. Dans mes textes « Die Logosauszeichnung der menschlichen Sprache » (in H. G. Bosshardt éd., Perspektiven au f Sprache, De Gruyter, BerlinNew York, 1986 : 45-87) et « die Herausforderung der totalen Vernunftkritikund das Programm einer philosophischen Theorie der Rationalitätsty pen » in Concordia 11 (1987 : 2-23), j’ai expliqué le principe de la discus sion aussi en tant que principe de logos orienté vers les propositions au sens de la sémantique logique, du « cadre » heideggerien et du « logoeentrisme » de Derrida.
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Lyotard,32 d ’une prétention à la possibilité d ’un consensus universel, liée par principe à la prétention théorique à la vérité) on se trouve alors face à un énoncé pragmaticotranscendantal qui possède une fondation philosophique ultime dans la mesure où il est indépassable pour toute argu mentation (au même titre que celle-ci) et où, bien entendu, il ne peut être fondé par dérivation de quelque chose d’autre sans que s’instaure un cercle vicieux.33 Quel est donc le rapport (important pour le renouvelle ment de la Théorie Critique) entre les énoncés de la TAC (pour autant qu’ils sont de nature pragmatico-universellé) et les énoncés qui représentent la compréhension concrète, empiri quement vérifiable, des sciences sociales reconstructrices, com préhension qui, d ’après le postulat de Habermas, est impli quée dans le processus de l’évaluation des prétentions à la validité prises comme objet de la compréhension ? Il faut dire tout d ’abord que la TAC contient nécessaire ment, selon moi, les énoncés universels-formels qui explici tent le rapport interne entre la compréhension possible d ’actes de langage et ce qu’on est supposé savoir des condi tions de possibilité susceptibles de résoudre les prétentions des actes de langage à la validité. Chez Habermas, ce type d ’énoncé est présenté par la définition suivante, qui résume l’ensemble des conditions : « Nous comprenons un acte de langage quand nous savons ce qui le rend acceptable. » (TAC, I, 400). Mais à cet égard, Schnâdelbach le constate à juste titre, aucun écart n ’est impliqué par rapport à la manière dont on conçoit habituellement le rapport de la com préhension et de l’évaluation. En effet, la définition habermassienne ne contient pas la thèse selon laquelle il nous fau drait, pour comprendre, savoir si les conditions d ’accepta bilité sont remplies (voir la proposition de Wittgenstein : « comprendre une proposition veut dire : savoir ce qui arrive quand elle est vraie (on peut donc la comprendre sans savoir si elle est vraie). » Tractatus, 4.024. 32. Cf. J.F. Lyotard, La condition postmodeme, éd. de Minuit, Paris, 1979. Et sur ce point, M. F rank, Die Grenzen der Verständigung, Suhrkamp, Francfort, 1988. 33. Cf. ma formule pour la fondation ultime in « Das Problem der philo sophischen Letztbegründung im Lichte einer transzendentalen Sprachpragmatik », in B. Kanitscheider (éd.), Sprache und Erkenntnis, Innsbruck, 1976 : 55-82. Cf. aussi W. K uhlmann, Reflexive Letztbegründung. Unter suchungen zur Transzendentalpragmatik, Alber, Fribourg-Munich, 1985.
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La possibilité d’une abstention d’évaluation (au sens de Max Weber par exemple et des théorisations analytiques empi riques) est donc tout à fait prévue ici : on peut même dire que la distinction entre la représentation des conditions de satisfaction possibles et le constat permettant d’établir si elles sont réunies est un vrai tour de passe-passe philosophique qui autorise, dans les sciences historiques-herméneutiques, une abstention abstraite d’évaluation (abstention méthodo logiquement déterminée). Il ne faut évidemment pas con fondre cette abstention d’évaluation, propre à la la méthodolo gie, avec la neutralité axiologique de principe requise dans les sciences de la nature à l’égard de l’objet. Car dans le second cas, il n’y a évidemment du côté de l’objet aucune prétention à la validité — nulle raison qu’il faudrait com prendre et juger. A la différence de la relation sujet-objet, non axiologique par principe, qui est ici admise nécessairement, et supposée dans toute forme de connaissance visant à une explication nomologique, la compréhension, en tant que moment d ’entente vir tuelle avec des co-sujets, est toujours déjà impliquée dans le jugement virtuel des prétentions à la validité et des raisons. Mais, dans l’intérêt même d’une évaluation qui n’est pas décidée à l’avance, elle peut, en tenant compte de tous les critères déterminants possibles, s’abstenir de tout jugement de valeur et le déterminer dans le sens de l’abstraction méthodique précédemment expliquée. Je ne pense pas cependant que cette position méthodique suffise à rendre possible quelque chose comme une Théorie Critique, c’est-à-dire une science critique reconstructrice qui, à l’égard des prétentions à la validité, historiquement com préhensibles, du Droit et de la morale ou des morales formu lées par des philosophes qui appartiennent à une forme de vie, ou à une époque socio-culturelle précise, permettrait pour un jugement normatif sur les bonnes ou mauvaises rai sons les mêmes prétentions que celles qu’elle a fait valoir pour la reconstruction de 1’« histoire interne de la science » (Lakatos) par exemple.34 J’ai fait précédemment allusion au fait que Habermas admet en réalité une possibilité de reconstruction norma34. Cf. I. Lakatos, Die Geschichte der Wissenschaft und ihre rationalen Rekonstruktionen, in W. D ietrich (éd.), Theorien der Wissenschaftsgesckichte, Suhrkamp, Francfort, 1974 : 55-119.
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tive évaluante de ce type pour les processus de rationalisation qu’il distingue lui-même — processus correspondant aux trois dimensions quasi-kantiennes des prétentions à la vali dité et, à ce titre, à la Raison. Cette hypothèse permet à mon avis de comprendre que Habermas s’efforce de dépasser l’explication habituelle du rapport entre comprendre et éva luer et, s’en écartant, de démontrer qu’il y a une relation interne entre les deux opérations, relation qui rend en quel que sorte impérative, pour la science reconstructrice quand elle se rattache à l’entente mutuelle préscientifique et en fait l’objet d ’une réflexion critique, la dynamique d ’un progrès de l’apprentissage, rendue possible, obligatoire même, par l’entente mutuelle. C ’est ce présupposé, et lui seul, qui per met de comprendre les énoncés qui ont dépaysé Schnâdelbach et d ’autres, sur la nécessité d’une évaluation dont il est si difficile de jauger la portée exacte. Il s’agit, par exem ple, des énoncés suivants : « Mais quand l’interprète, pour comprendre une énonciation, doit mettre en évidence les raisons à l ’aide desquelles un locu teur défendrait, si nécessaire et dans des circonstances appropriées, la validité de son énonciation [jusque là, tout est en accord avec l’explication habituelle qui rend tout à fait possible, prévoit même, l’abstention factuelle d ’évaluation] il se trouve lui-même engagé dans le processus de jugement des prétentions à la validité [ici, le lecteur commence à tendre l’oreille ! Habermas étaie ses déclarations comme suit] : * les raisons sont en effet d’une texture telle qu’il n’est pas possible de les décrire en adoptant l’attitude d’une tierce personne, c’est-à-dire sans réac tion ou d ’assentiment ou de refus ou d ’abstention [c’est nou veau !] L ’interprète n’aurait pas compris ce qu’est une « raison » s’il n ’était pas amené à la reconstruire dans une optique fonda trice, c’est-à-dire, au sens de Weber, à l’interpréter rationnel lement. La description des raisons requiert eo ipso une éva luation, même quand celui qui propose la description se voit inca pable dejuger sur le moment de leur pertinence. On ne peut com prendre des raisons que dans la mesure où on comprend pour quoi elles sont pertinentes [c’est stupéfiant ! l’explication habi tuelle serait en effet : dans la mesure où on comprend dans quelles conditions, réunies ou non, elles seraient pertinen tes. Mais il suit quelque chose comme une réponse à la stu péfaction du lecteur] et pourquoi, en l ’occurrence, il n ’est pas (encore) possible de décider si les raisons sont bonnes ou mauvai 32
ses. C’est la raison pour laquelle un interprète ne peut interpréter des énonciations qui, par le biais de prétentions criücables à la validité, sont liées à un potentiel de raison sans prendre position. Et il ne peut prendre position sans poser ses propres schèmes de jugement, en tout cas des schèmes qu’il a fait siens [voilà qui témoigne sans ambiguïté de la divergence d’une Théorie Cri tique par rapport aux sciences sociales neutres. La suite fait la jonction avec la théorie de la rationalité communication nelle], .. A cet égard, une participation simplement virtuelle ne libère pas l’interprète des engagements d ’une personne directement impliquée. En ce point, décisif pour la question de l’objectivité de la compréhension, la même forme de performance interpréta tive est exigée de l ’observateur en sciences sociales et du profane [ici est introduit un nouveau concept d’objectivité de la com préhension et, partant, des sciences sociales médiatisées par l’herméneutique, concept qui diffère du concept d ’objecti vité des sciences de la nature, donc de Weber aussi, dans la mesure où Habermas conçoit la compréhension non pas du point de vue de la relation sujet-objet mais de la relation sujet — co-sujet dans l’entente communicationnelle mutuelle à propos de quelque chose dans le monde] {TAC, 169 sq.) ». Le bilan du passage cité, dans la formulation qui s’y trouve tentée d ’une position méthodique non neutre de la compré hension, consiste, à mon avis, dans le point suivant : l ’abs tention de toute évaluation, qui est prévue dans l’explication habituelle du rapport entre comprendre et évaluer en tant que position normale de la méthode abstraite au service de l’idéal d ’objectivité, ne se trouve pas rejetée par Habermas (elle peut, de fait, être indispensable pour une compréhen sion impartiale des prétentions à la validité, des raisons d’autres locuteurs) mais elle est conçue comme un mode défi cient de compréhension évaluatrice qui serait partie inté grante de l’entente mutuelle passant par l’élaboration de consensus, comme un « ne pas être encore en mesure de » juger définitivement de la pertinence des raisons et contre-raisons qui parlent en faveur d ’une prétention à la validité. L’expli cation habituelle du sens des énonciations en termes de : conditions de possibilité de résolution de la prétention à la validité postulant en quelque sorte en permanence l’absten tion abstraite méthodique d’évaluation définitive, est donc différente de la position habermassienne, mais elle
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n ’est pas logiquement incompatible avec elle. Elle devrait seulement faire l’objet d ’une réinterprétation critique, en tant que fixation méthodique-abstraite d’un mode de compréhen sion en soi déficient et être en quelque sorte élevée/supprimée dialectiquement [aufgehoben] au rang d ’une Théorie Cri tique. De fait, le piquant de l’explication habituelle qui pré voit qu’on s’abstienne d ’une évaluation définitive consiste en ce qu’elle fixe aussi clairement que possible en quoi con sisterait l’accès méthodique à l’évaluation définitive à venir. Ce renvoi à la possibilité d’une évaluation définitive faisait déjà tout le piquant du principe de vérification conçu comme un critère du sens. Je serais prêt à voir dans la position que je viens d ’esquis ser une explication adéquate de la position méthodique des sciences critiques reconstructrices. Mais j’aimerais y ratta cher la question suivante : d’où la compréhension propre aux sciences sociales reconstructrices (critiques) — pour autant que cette compréhension doit être en mesure de procéder à un jugement d’évaluation — tire-t-elle les cri tères d’un jugement rationnel des raisons — en particulier les critères de jugement nécessaires à la reconstruction critique des processus de rationalisation, admis confor mément aux trois prétentions à la validité du discours hu main ? J ’ai déjà fait allusion à la manière dont Habermas répond à cette question. Il part de l’idée que les trois types de pré tentions à la validité du discours (vérité, véridicité, justesse) qui correspondent aux trois formes de rapport au monde du discours, afferent déjà, en tant que prétentions susceptibles d ’être comprises, à une validité universelle et que, par consé quent, le processus d’entente mutuelle ne peut avoir de prin cipe régulateur de son progrès téléologique que dans un con sensus universel (je dirais : dans le consensus d’une com munauté communicationnelle idéale infinie). Moi-même, en partant de Popper et de Royce, j’ai pro posé de voir dans cette idée une alternative normative (sans fondation ultime pragmatico-transcendantale, à l’époque), dans ma contribution aux Hommages dédiés à Gadamer en 1970, en prenant position par rapport à la conception gadamérienne, inspirée de Heidegger, de 1’« advenir de la vérité », conception d’après laquelle seule une « compréhen34
sion autre », liée à un contexte particulier, semble pos sible.35 Dans sa conception de la « pragmatique universelle », Habermas a ensuite inscrit dans le postulat de la constitu tion d ’un consensus les analyses de la théorie des actes de lan gage, la trichotomie des fonctions langagières au sens de Bühler et le concept — problématisation — de la résolution des pré tentions à la validité dans la discussion argumentée.36 Mais comment peut-on fonder un tel concept sans don ner l’impression de céder à une philosophie téléologique de l’Histoire dont on poserait dogmatiquement le principe ? En déclarant, par exemple, que les idées régulatrices du pro grès de la rationalisation, posé comme une tâche à accom plir, définissent un but hypothétique qui n ’a pas, à ce titre, d ’autre fondation ? C ’est effectivement à cela qu’aboutit Habermas quand il considère les présuppositions de la dis cussion argumentée relatives à la constitution de consensus, uniquement comme des hypothèses empiriquement vérifia bles. Dans ce cas, sa conception, dans son principe, ne serait finalement pas différente de celle de Max Weber, comprise comme axiologiquement neutre. Mais alors, l’élargissement de la conception wéberienne du processus de rationalisation, dans l’optique de la ratio nalité comunicationnelle et de l’éthique de la discussion deviendrait au premier chef problématique. Comment se figurer en effet une éthique déontique qui, au bout du compte, ramènerait le caractère d ’inconditionnalité de sa validité à une hypothèse empiriquement vérifiable ? D ’après Kant, on devrait nécessairement aboutir à une relativisation du caractère impératif du principe de l’éthi que, et dans le cas où on admettrait un processus de ratio nalisation correspondant pour la morale (tel qu’on peut le structurer par exemple en s’aidant de la logique du déve loppement de Piaget et Kohlberg — logique du développe ment de la capacité morale de juger —) le caractère euro centriste de l’ensemble de la conception du progrès ne pour rait, au mieux, se voir opposer que la compétence empiri que de la théorie génétique —empirique. Mais aucun argu 35. K. 0 . Apel , « Szientistik oder transzendentale Hermeneutik ? » in Transformation der Philosophie, Suhrkamp, Francfort, 1973, vol. II : 178-218. 36. Cf. surtout J. H abermas (1976) et TAC I, III.
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ment authentiquement philosophique ne permettrait de fon der la prééminence des niveaux supérieurs, en particulier celle du plus haut niveau de la faculté morale de juger.37 Il serait encore moins possible de fonder éthiquement le pro grès moral comme une tâche à accomplir dont le caractère impératif, selon le postulat, serait indépendant du cours fac tuel de l’Histoire.38 Comment donner alors à la fondation normative de la Théorie Critique une force suffisante pour qu’elle puisse faire appel à une éthique de caractère impératif ? III — Quelle est la figure argumentative la plus apte à fonder la science reconstructrice (« Théorie Critique ») ? La fondation ultime pragmatico-lranscendantale et Vautoalignement ou le rem placement de cette stratégie fondatrice par la mobilisation d ’une moralité du monde vécu, préalablement remise en question ? De facto, dans ses contributions à la « fondation norma tive » de la Théorie Critique — Théorie Critique que Horkhei mer et Adorno suggèrent seulement, dans le cadre d ’une philosophie de l’Histoire (c’est-à-dire, à mon sens, dans un cadre métaphysique, si ce n ’est quasiment théologiqueeschatologique) — Habermas a fait appel à des présupposés beaucoup plus forts que ceux d ’une « théorie forte » — au sens où l’entendent Popper et Chomsky, c ’est-à-dire dotée d ’hypothèses empiriquement vérifiables sur les universaux). Dans l’architectonique théorique qu’il prend en réalité pour base, les hypothèses empiriquement vérifiables des scien ces sociales reconstructrices remplissent seulement la fonc37. L. Kohlberg le voit très bien dans l ’article « Justice as reversibility : the claim to moral adequacy of the hightest stage of moral judgment » in L. KOHLBERG, The philosophy of moral development, Harper & Row, San Francisco, 1984 : 191 sq. 3 8 . Cf. E . K a n t Welches sind die wirklichen Fortschritte, die die Metaphysik seit Leibnizens und Wolfs Zeiten in Deutschland gemacht hat ? Auflösung der Aufgabe, II : Fortschritte der Theologie [Les Progrès de la métaphysique en Alle magne depuis le temps de Leibniz et de W olf, trad, franç. L. Guillermit, Vrin, Paris, 1973.] ; voir aussi « A propos de la formule : c ’est peut-être juste dans la théorie mais faux dans la pratique » III.
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tion de « composantes » complémentaires d’une combinai son alliant méthode philosophique et méthode de la science empirique (comme c’est déjà le cas, par exemple, dans sa première ébauche d’une reconstruction critique de Marx39 et surtout dans la proposition qu’il fait —proposition accep tée, à juste titre, par Kohlberg — pour fonder une interac tion et la possibilité d ’un étayage et d’une correction mutuels d ’une fondation philosophique, d’une élaboration d’hypo thèses empirique-psychologique et d’une vérification dans le cadre de la théorie génétique-structurale du développe ment de la capacité morale de juger,40 Comment se pourrait-il que des élaborations théoriques philosophiques et empiriquement vérifiables s’étayent et se corrigent mutuellement (plus exactement : s’incitent à des correc tions) alors qu’elles ne pourraient recourir à des méthodes différentes de fondation (présumées « complémentaires ») dont le rapport pourrait être défini dans un système ?41 II faut qu’il y ait ici deux classes différentes d ’énoncés : soit leur vérification empirique et leur falsification possible sont prévues, soit la fondation consiste en ce que à défaut d ’en présupposer la validité, l’exigence et le sens du principe de la vérification empirique et de la falsification ne peuvent absolument pas être compris. Dans ce dernier cas, l’exigence d ’une vérification empirique ne fait pas sens. Or dans sa « réplique » aux prises de position critiques par rapport à la TAC dans L ’Activité Communicationnelle, Habermas a d ’une part carrément rejeté les arguments de Kuhlmann (et les miens) en faveur de la distinction des énon cés empiriquement vérifiables et des énoncés de la pragma tique transcendantale,42 d ’autre part, dans sa réplique aux nombreuses objections qui le soupçonne, non sans raison, d’avoir « introduit en fraude » de fortes prémisses normati ves dans une théorie quasi descriptive du monde vécu, de 39. Cf. J. H abermas, « Zur philosophischen Diskussion um Marx und den Marxismus » in Theorie und Praxis, Neuwied, Luchterhand, 1963 : 261-335. 40. Cf. J. H abermas (1983 : 48). Ainsi que L. K ohlberg, Moral Stages op. cit. note 19, p. 15 sq. 41. K. O. Apel « Die transzendentalpragmatische Begründung der Kom munikationsethik und das Problem der höchsten Stufe einer Entwicklungs logik des moralischen Bewußtseins », in Diskurs und Verantwortung, Suhrkamp, Francfort, 1983 : 306-369. 42. Voir sur ce point la note 7.
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l’activité communicationnelle factuelle et de l’usage du lan gage, il n’a pas cessé de rappeler la différence, passée ina perçue des lecteurs, qu’il y a lieu d’établir entre le niveau philosophique et le niveau sociologique empirique,43 Il faudrait en outre rappeler que Habermas, toutefois, comme moi-même,44 entend distinguer45 le principe formel procédural fondamental de l’éthique de la discussion et la fondation comme telle, en l’occurrence la légitimation de normes concrètes, situationnelles et évidemment suscepti bles d ’être révisées, confiée à la discussion pratique des per43. Cf, J. H abermas (1986 : 349 sq.) et par contre (id. 368 sq.) où le carac tère indépassable — essentiel au plan pragmatico-transcendantal — des pré suppositions de la communication, analysées au plan de la pragmatique formelle — donc au moment de la problématisation du discours argumen tatif — se trouve assurément mêlé au caractère indépassable (dans la vie pratique et non dans la réflexion méthodique) de la « précompréhension de masse » des participants de la communication, dans des évidences acqui ses dans les habitudes culturelles et la socialisation et d ’une forme de vie intuitivement présente, préréflexivement connue et présupposée comme non problématique. Cf. en outre (id. : 375) où 1’« avantage » d ’une « conceptualisation de la philosophie en partant des prémisses philosophiques » ne peut être cla rifié de façon convaincante parce que la conceptualisation recourt unique ment à la « reconnaissance factuelle des prétentions contrefactuelles à la validité » dans le monde vécu et non — comme il le faudrait pour réfuter les objections — à la démonstration de l’incontestabilité de la reconnais sance de normes fondamentales précises, universelles et formellesprocédurales, d ’une éthique de la discussion, démonstration faite par celui qui argumente — à la différence de la moralité factuelle du monde vécu qui va toujours « plus ou moins au devant » du critère formel de la mora lité de la discussion.
44. Cf. K. O. Apel « Ist die philosophische Letztbegründung moralischer Normen auf die reale Praxis anwendbar ? » in Funkkolleg Pratische Philo sophie/Ethik : Dialoge, Fischer, Francfort, 1984, vol. 2 : 123-146 ; et Stu dientexte, Beltz, Weinheim-Bâle, vol. 2 : 606-634.
45. Cf. J. H abermas, « Moralität und Sittlichkeit. Treffen Hegels Ein wände gegen Kant auch auf die Diskursethik zu ?» in W. K uhlmann (éd.), Moralität und Sittlichkeit, Suhrkamp, Francfort, 1986 : 16-37. Selon moi, cette argumentation qui, au bout du compte, défend le primat du cri tère universaliste de la morale contre le néo-aristotélisme et le néo hégélianisme (bien que, à juste titre, elle reconnaisse la nécessité complé mentaire de la réalisation de la « vie bonne » au niveau de la moralité) est en contradiction avec la stratégie — mise en œuvre contre la fondation ultime de la morale — qui voudrait fonder sur la moralité du monde vécu le critère universellement valable pour la morale.
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sonnes concernées ou, en remplacement, à leurs représen tants. Il distingue également le critère de la moralité tel qu’il intervient dans la morale du monde vécu, et les normes, plus ou moins complaisantes, acquises dans l’habitude, de la moralité concrète. Or quel sens peuvent avoir ces distinc tions, si, au bout du compte, le principe de l’éthique de la discussion doit être ramené à un présupposé historiquecontingent de l’activité communicationnelle du monde vécu (présupposé qu’il faut constamment vérifier par des tests étendus) ? Si, au contraire, on prend au sérieux ces distinc tions en leur reconnaissant le sens d ’une différence transcen dantale, il est alors facile de reconnaître que des fondations de normes de contenu situationnel (les principes de justice de Rawls, par exemple) ne peuvent jamais être fondées sur le seul principe formel universellement valable a priori de l’éthique de la discussion, mais qu’elles doivent toujours se rattacher à une « base consensuelle-contingente » (Rorty) — comme c’est le cas chez Rawls, en référence à la tradition de la Constitution Américaine.46 Dans les cas exemplaires auxquels je viens de faire allu sion, il me semble que la stratégie argumentative de Habermas, dans la mesure où elle veut faire l’économie d’une dis tinction méthodologique entre philosophie et science recons tructrice empiriquement vérifiable, est à l’évidence incohé rente. Je crois que Habermas se verra un jour dans l’obliga tion de décider s’il veut persister dans l’incohérence ou res tituer à la philosophie sa fonction fondatrice authentique, liée à des prétentions à la validité universelles a priori et auto référentielles 0 ’aurai l’occasion de revenir sur les raisons, propres à notre époque, du refus de ces prétentions). L’argument le plus fort qui explique que Habermas pour suive de facto une stratégie fondatrice autre (et plus forte) qu’il ne l’admet, se révèle en cela que lui-même, aux endroits les plus décisifs de ses plus récents ouvrages ( Le discours de la Modernité47 — malheureusement inconséquent pour ce qui concerne la fondation de l’éthique) ne fait aucun appel à des arguments empiriques ou quasi empiriques mais au procédé (dont j’ai précédemment montré qu’il constituait une alternative, au sens d’une vérification authentiquement 46, Cf. note 2. 47. Voir plus bas, note 56.
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philosophique des arguments) qui consiste à tirer la consé quence d ’une contradiction performative. Assurément, l’enjeu est ici la saisie de la possibilité d ’appliquer le procédé envi sagé (fondation ultime réflexive transcendantale par la réduction ad absurdum de la réfutation des énoncés de prin cipes) au seul niveau supérieur de l’épistémologie et de la théorie de l’argumentation (donc au niveau de Yautoréflexion de la discussion argumentée) et non au niveau des énoncés théo riques portant sur la communication du monde vécu. Il n ’y a que pour celui qui fait de la philosophie, qui réfléchit sur les pré supposés irréfutables de l’argumentation en tant que telle et qui y voit le premier « coup » dans le jeu de langage pragmatico-transcendantal, que les présupposés nécessai res (les « présuppositions ») de la communication passant par P argumentation sont méthodiquement indépassables.^ Ne le sont nullement, en revanche, les présupposés norma48. Cf. mon argumentation et l ’intervention très caractéristique de Habermas in Transzendentalphilosophische Normenbegründungen, Paderborn, UTB 779, 1978 : 227. La saisie du caractère méthodiquement indépassable est liée à l’autoréflexion de l’argumentant en tant qu’argumentant et, à ce titre, à la pratique de la philosophie en tant que la forme de réflexion de la com munication du monde vécu qui peut établir définitivement que les présup posés d ’arrière-plan de la communication, nécessaire factuellement seule ment mais historiques-contingents, spécifiques d ’une forme de vie, ne doi vent pas être confondus avec les présuppositions nécessaires a priori de toute communication argumentative et, à ce titre, de toute pensée com portant des prétentions à la validité. Cette séparation, à l ’analyse, entre présupposés contingents et présupposés aprioriques ne peut être faite au nom de théories « objectives » concernant le respect nécessaire des règles — au sens de la grammaire par exem ple, puisque de telles théories, qui ne sont pas autoréférentielles, peuvent éventuellement, en explicitant la néces sité, objectivement constatée, du respect des règles, relativiser simultané ment celui-ci en tant qu’il est contingent (c ’est le cas de la théorie chomskyenne de la compétence humaine innée à suivre les règles de la grammaire, compétence qui ne concerne pas toutes les règles de grammaire susceptibles d ’être élaborées par les linguistes). Il en va de même pour la « déduction transcendantale », dans la mesure où cette théorie aussi — qui au titre de théorie transcendantale, devrait être autoréférentielle ! — ne peut justifier son propre appel à une autre connaissance — transcendante — de l ’existence et de la fonction des « choses en soi ». Kuhlmann a formulé ce détail qui ne manque pas de piquant en l’appe lant « réflexion stricte » (des certitude performatives de l ’argumentation) en y adjoignant l ’argument selon lequel, pour que l ’argumentation ait un sens, nous devrions, à chaque moment de la discussion, être capables de transposer en certitudes propositionnelles les certitudes performatives, cf. K uhlmann, « Reflexive Letztbegründung » in Zeitschrift fur philosophische Forschung 35 1981 : 4-26.
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tifs, peut être indépassables pratiquement pour le sujet de la communication du monde vécu — ils ne sont pas, par exem ple, liés, au sens d’une morale conventionnelle (une « mora lité substantielle naïve ») à son rôle ni à son statut dans le contexte d ’une « forme de vie » (Wittgenstein). Si l’on vou lait recourir à ces présupposés (« ressources ») en y voyant des présupposés méthodiquement indépassables, il faudrait sans doute — avec Gethmann et Hegselmann — en arriver à la conclusion que pour un aristocrate, les normes d’une morale aristocratique ont une fondation ultime,49 ou même, avec Rossavaer, à la macabre conclusion d’une interpréta tion peut-être conséquente de Wittgenstein, selon laquelle les SS à Auschwitz ont peut-être suivi l’impératif kantien à leur manière c’est-à-dire conformément aux règles d’appli cation de leur « forme de vie » et de leurs usages.50 C’est là une dépréciation totale (bien contemporaine) des « prin cipes » philosophiques et de leur signification pratique au profit des conventions usuelles. Chez Richard Rorty, le prin cipe n’est guère différent quand il refuse de mesurer à l’aune de principes philosophiques la forme de vie et les institu tions américaines (et peut-être, probablement même) de leur donner une justification, en recommandant, au lieu de cette démarche, la procédure inverse.51 Il est assez clair que les conséquences d ’une philosophie néopragmatiste du commun sense, orientée vers des formes de vie factuelles, n ’est pas compatible avec le projet habermassien d ’un renouvellement et d ’une fondation normative de la Théorie Critique. Mais il faut, à mon sens, montrer claire ment qu’on ne peut venir à bout des suggestions de la phi losophie néopragmatiste du commun sense (qui, forte de la promesse wittgensteinienne d ’une solution au problème et forte aussi de quelques restes néo-aristotéliciens lénifiants, 49. Cf. C. F. G ethmann & R. H egselmann, « Das Problem der Begrün dung zwischen Dezisionnismus und Fundamentalismus », in Zeitschrift für allgemeine Wissenschaften VIII (1977 : 342-368). 50. Cf. Viggo R ossavaer, « Transzendentalpragmatik, transzendental Hermeneutik und die Möglichkeit, Auschwitz zu verstehen » in D. Böh ler , T. N ordenstam et G. Skribekk (éd.), Die pragmatishce Wende. Sprachspielgrammatik oder Transzendentalpragmatik, Suhrkamp, Francfort, (1986 : 187-201). 51. Cf. note 2.
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s’oppose à ceux qui veulent améliorer le monde) si l’on ne montre pas que la reconstruction post-conventionnelle et la fondation des processus de rationalisation du monde vécu peuvent recourir à des ressources de la raison [HintergrundRessourcen\ qui ne sont pas identiques aux ressources histo riquement conditionnées, contingentes, de chaque « monde vécu », c’est-à-dire d’une forme de vie parmi d ’autres. C ’est à cela que tient la possibilité d ’une solution cohérente de la problématique de la fondation normative de la Théorie Cri tique, et non pas à l’assurance, devenue habituelle aujourd’hui, selon laquelle il faudrait trouver et il sera trouvé une solution en-deça ou au-delà de la polarité relativisme/fondamentalisme (quel qu’il puisse être). Ce que la stratégie fondatrice habermassienne comporte de plus ambigu me semble résider en ceci : d ’une part, Habermas a trouvé, dans le principe du discus sion (j’entends par là le théorème, largement abordé précé demment, des quatre prétentions nécessaires à la validité de la discussion et de la nécessité d ’en anticiper contrefactuellement la satisfaction consensuelle, possible par principe dans la discussion argumentée) le « point d’Archimède » (il ne voudrait évidemment rien entendre de tel !) d’une fon dation ultime de la philosophie, non dans un cadre ontologi que ni dans celui d ’une théorie de la conscience mais au plan pragmatico-transcendantal (j’assume bien sûr la responsabi lité de mes dires !). Mais d’autre part, il ne fait pas d’utili sation appropriée de cette découverte, car (par peur, mani festement, de perdre le contact avec la pratique du monde vécu en tant que base matérielle de la philosophie) il tente de ramener finalement aux ressources de la communication du monde vécu non pas la seule constitution de sens, inten tionnelle (là, je le suivrais) mais aussi la justification de la validité — la fonction de la validité de la morale par exem ple. On pourrait parler ici d ’un naturalisme reconstructeur de la justification de validité. Je ne voudrais pas aller ici plus loin dans la tentative d’une critique immanente de la stratégie fondatrice de Habermas, mais dans l’optique du complément, précédemment promis, de la première figure argumentative, j’aimerais expliciter une proposition positive d’alternative. Selon Habermas, une fondation incontestable de la prétention de validité des scien ces reconstructrices normatives engagées — en tant que Théorie 42
Critique renouvelée — ne doit pas être entreprise à partir du fait [Faktum] des prétentions et ressources du monde vécu, mais à partir du point de vue de la discussion, toujours déjà atteint par la remise en question des prétentions et des ressources du monde vécu — propre à la science et à la phi losophie : le point de vue, méthodiquement indépassable, de la discussion argumentée. Ce faisant, la discussion ne doit pas être séparée du monde vécu (on pourrait caricaturer l’éthique de la discussion en concevant une morale straté gique finalisée uniquement pour l’entreprise, parfois utile pour les participants, de la discussion argumentée).5253Il faut plutôt montrer la chose suivante : le fait que la discussion argumentée ne puisse pas, précisé ment, être choisie ou non (refusée par exemple) comme entreprise parce que, structurellement, elle est déjà présup posée pour la pensée solitaire aussi (l’autocompréhension) de tous ceux qui font un choix compréhensible,53 son carac tère indépassable, habilite a priori le disciple de la science reconstructrice à admettre — et à reconnaître au plan criti que normatif — un processus de rationalisation du monde vécu de manière telle que la discussion argumentée et ses présuppositions puissent être admises en tant que présup posé incontestable de la reconstruction et simultanément comme fait historique, partant : comme lelos, déjà atteint et pouvant être atteint, du processus de rationalisation du monde vécu. C ’est ce que j’ai appelé le principe d’autoalignement des sciences reconstructrices54 et j’y vois la fondation pragmatico-transcendantale, c’est-à-dire non métaphysique, de la Théorie Critique. Le principe d’autoalignement découle du principe de l’évi tement de la contradiction performative en posant le présup 52. J’ai amplement discuté cette conception, prônée par Ilting, dans « Fak tische Anerkennung oder einsehbar notwendige Anerkennung ? Beruht der Ansatz der transzendentalprogmatischen Diskursethik auf einem intellektualistischen Fehlschluss ? » in K. O. A pel et R. P ozzo (éd.), Zur Rekons truktion der praktischen Philosophie. Gedenkschrift jur Karl-Heinz Ilting (à paraî tre chez Fromann-Holzboog). 53. Cf. mon argumentation contre l ’hypothèse poppérienne d ’une déci sion prérationnelle en faveur de la raison, in « Sprache als Thema und Medium der transzendentalen Reflexion », in Apel (1973), vol. II : 311-329. Mais cf. aussi mon argumentation, en note 57, contre l ’hypothèse de Habermas selon laquelle le sceptique pourrait en principe refuser l ’argumentation. 54. Cf. Apel , (1988 : index).
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posé supplémentaire, que je viens d ’esquisser, selon lequel le principe de la discussion indépassable au plan pragmaticotranscendantal doit, en tant que condition de possibilité de reconstruction de l’Histoire, être aussi, simultanément, un fait et un telos de l’Histoire à reconstruire. A mon avis, le principe d 'autoalignement montre de manière incontestable que la reconstruction rationnelle des processus de rationalisation doit à tout moment avoir la priorité sur les stratégies exter nes qui expliquent et dévoilent (par exemple celles de la socio logie des sciences, qui donnent des explications externes, ou des théories « base/superstructure » et autres concepts de la critique de l’idéologie, de la psychanalyse, de la « généalogie » au sens de Nietzsche ou de Foucault, des explications structuralistes, fonctionnalistes ou historiales de ce qui arrive au moment opportun, du déconstructivisme, etc.). Cela ne signifie nullement que les explications exter nes ici évoquées ne soient pas (plus ou moins) légitimes, en tant qu’elles apportent un complément à une reconstruction « interne maximale » (Lakatos), mais le principe à ’autoali gnement des sciences reconstructrices règle définitivement son compte au réductionnisme des explications du type « rien que » — contre-métaphysique à vrai dire riche d’influences, d ’orientations la plupart du temps scientistes, modernes et apparemment « post-modernes ». Ceux qui « démasquent allègrement la rationalité », s’empêtrent dans une contra diction performative ou bien s’immunisent contre les criti ques possibles en refusant la discussion argumentée (libé ration totale des règles). Il faut souligner aussi que la recons truction des processus de rationalisation, intégralement fon dée par le principe d ’autoalignement (à la différence de la reconstruction hypothétiquement fondée de Max Weber qui, du point de vue du principe discursif, apparaît comme mani festement unilatérale et incomplète) ne peut plus être accu sée d ’eurocentrisme, à moins que l’on juge possible de criti quer la raison, dont il faut soi-même démontrer qu’on y fait appel, à partir de 1’« Autre de la raison » ou, ce qui revient au même, d ’une « autre raison » qui sera déterminante plus tard. Or Habermas, dans son principe tridimensionnel de la dis cussion — au sens des trois formes de rapport au monde et des trois prétentions à la validité de la discussion — a pro posé une base de départ relativement complète, pour la 44
reconstruction des processus de rationalisation possibles, au sens de Vautoalignement du logos de la reconstruction.55 Il apparaît donc comme incontestable au plan pragmaticotranscendantal que les sciences reconstructrices (comme l’admet hypothétiquement Habermas) sont habilitées à une priorité de rationalité communicationnelle (dans ce qui les sépare analytiquement de la rationalité téléologique instrumen tale et stratégique et de la « rationalité systémique ») ; elles peuvent et doivent partir du principe que les prétentions universelles à la validité qui sont déjà, dans la communica tion du monde vécu, liées aux actes de langage, peuvent et doivent, à la différence des simples prétentions au pouvoir, être satisfaites par principe au niveau de la discussion con sensuelle et non par des négociations stratégiques. On peut à cet égard démontrer la relation de dépendance parasitaire dans laquelle se trouve placé l’usage du langage « orienté vers le succès » par rapport à celui qui est « orienté vers l’entente », non seulement en songeant à un usage du langage secrète ment stratégique mais aussi à l’usage ouvertement stratégique (pas seulement aux impératifs comme « haut les mains » mais surtout aux offres et aux menaces, qui fondent une atti tude d ’acceptation lors de rudes négociations). Celui qui argumente sérieusement sait en effet reconnaître qu’en jouant la carte de la prétention au pouvoir, il bloque néces sairement l’entente mutuelle à propos des prétentions à la 55. Il subsiste encore — Habermas le sait — des difficultés dans le cas d ’une prétention à la véridicité de l ’expression, en tant qu’elle fonde la préten tion à une expression artistique authentique dans laquelle on pourrait voir un processus de rationalisation. La prétention à une validité de sens qui doit précéder la triple prétention à la validité (selon les formes de rapport au monde) ne devrait pas non plus être réduite à l ’exigence d ’une forme grammaticale correcte. L’une des grandes conquêtes de la critique du sens d ’inspiration post-peircienne et post-wittgensteinniene réside dans la démonstration que, non seulement les propositions correctement construites syntaxiquement mais même les propositions en apparence irréprochables sémantiquement parlant ne se voient pas reconnaître le statut de proposi tions pouvant prétendre à la vérité parce qu’elles annulent leur propre sens (par exemple, la proposition : « finalement, tout ce qui est réel n ’est que mon rêve »). Il faudrait enfin mettre d ’emblée la prétention à la validité de sens en relation avec la constitution de sens du monde — conditionné par le monde vécu et, partant, par l’histoire. Sans vouloir, ici encore, réduire au monde vécu la dimension propre de sa justification de validité. Cf. K. O. Apel, « Sinnkonstitution und Geltungsrechtfertigung » in Forum für Philosophie (éd.), Martin Heidegger : Innen — und Aufienansichten, Suhrkamp, Francfort, 1989 : 107-152.
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validité alors que simultanément, il reconnaît la nécessité de cette entente en tant qu’entente mutuelle complète, pour qu’il y ait résolution de ces prétentions. Mais la fondation à laquelle je viens de faire allusion — fondation pragmatico-transcendantale partant de l’autoré flexion de la discussion argumentée en tant qu’indépassa ble — cette fondation ne se confond pas avec la référence habermassienne aux rapports, démontrables au plan de l’analyse descriptive du langage, de la communication du monde vécu. On peut en effet, en s’y référant, démontrer, certes, que celui qui veut persuader les autres en faisant du langage un usage stratégique masqué a toujours déjà reconnu en lui la dépendance parasitaire de cet usage du langage par rapport à un usage « orienté vers l’entente mutuelle » (usage virtuellement argumentatif). C’est ce que montre son com portement discursif. Mais à ce niveau de la TAC, en tant que théorie reconstructrice, empiriquement vérifiable, il n ’est pas possible de montrer que celui qui fait appel à une stratégie ouverte et joue la carte du rapport de forces (tels les Athéniens contre les Méliens, chez Thucydide) aurait déjà reconnu, dans l’usage qu’il fait du langage, le parasi tisme de la position de force vis à vis de l’entente mutuelle argumentative sur des prétentions à la validité. Cela, on ne peut le montrer (c’est-à-dire : le saisir réflexivement) qu’à la condition d ’une argumentation, c ’est-à-dire à la condi tion de trouver qui a raison.56 56. On pourrait peut-être objecter que lors de négociations rudes — celles qui opposent les Athéniens aux M éliens, par exemple — même les adver saires qui optent pour la position de force devraient au moins poser des prétentions à la vérité (par exemple pour étayer des menaces rhétoriques en faisant allusion aux rapport de forces effectifs) et ils devraient à ce titre poser aussi des prétentions à la justesse, liées à l ’acte de langage, au sens d ’Habermas. Mais cela me paraît faux, dans la mesure où les adversaires « durs » peuvent limiter leur prétention à la justesse au pouvoir de moti vation des raisons que fait valoir l ’usage ouvertement stratégique du lan gage, s’appuyant sur la force (des prétentions, par exemple) visant à faire accepter le discours par le destinataire. C ’est seulement si les adversaires durs défendaient leurs prétentions à la vérité dans une discussion argu mentée, en tant que prétentions à la validité susceptibles de faire l ’objet d ’un consensus, que l ’on pourrait leur montrer en principe qu’ils sont, de ce fait, simultanément obligés de reconnaître l ’égalité de droit morale des destinataires et de renoncer à restreindre l ’entente communicationnelle en jouant la stratégie de la position de force. Pour éviter tout malentendu : je ne voudrais nullement, en argumentant en faveur du primat du présup-
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Mais il en résulte en retour non pas que le refus volon taire de la discussion (par le sceptique, par exemple, qui ne voudrait pas être réfuté) pourrait rendre impossible la fon dation ultime pragmatico-transcendantale, car au niveau de la discussion philosophique, nous avons le droit et l’obliga tion de présupposer la volonté d’argumentation (la volonté d ’une entente mutuelle complète à propos des prétentions à la validité morale aussi, que nous ne sommes pas habilités à présupposer au niveau de la communication du monde vécu) dans le cas de négociations par exemple. Celui qui, au nom de quelque position que ce soit, refuse de jouer le jeu, ne peut, pour cette raison même, argumenter. Avec ses moti vations impossibles, il ne peut qu’être Yobjet d ’une élabora tion théorique, mais non le sujet d’une argumentation.57 Et pour autant qu’on veut faire abstraction du piège, sans gra vité, de celui dont le refus est stratégique (dans le fond, il posé méthodique de la pragmatique transcendantale de la discussion argu mentée pour justifier la validité de TAC, contester que dans la réalité de l ’entente mutuelle langagière des hommes déjà, et à ce titre dans toutes les formes de vie socio-culturelles, la poursuite de l ’activité communicationelle par des moyens argumentatifs est au moins implicitement conte nue » (H abermas 1983 : 110). C ’est une conviction que je partagerai plu tôt avec Habermas (et à cet égard, j’estime qu’on ne peut concilier avec la réalité de l ’entente mutuelle langagière la fiction de Hobbes d ’un « état de nature » au sens d ’une interaction purement stratégique entre les hom mes. Mais cette conviction constitue l ’hypothèse centrale d ’une théorie reconstructrice de l ’évolution culturelle qui, de son côté, doit encore être fondée. Si elle-même est comprise comme fondation, l’hypothèse se trans forme en axiome dogmatique d ’une métaphysique spéculative de l’Histoire. Mais il n ’est pas difficile de fonder l ’hypothèse puisque toute contestation de l’hypothèse se meut nécessairement sur le terrain de la discussion argu mentée et devrait, à ce titre, enfreindre le principe d ’auto alignement. On peut affirmer : la possibilité de poursuite... doit être contenue implicite ment dans la communication du monde vécu. Et il reste pourtant faux de prétendre que l ’on pourrait le démontrer quasi sociologiquement par une compréhension empiriquement vérifiable de la réalité du monde vécu. 57. Etrangement, Habermas, (1983 : 109) voit justement dans cet circons tance un argument en faveur de l’idée que le sceptique ne peut être réfuté au niveau argumentatif — comme si le sceptique pouvait se soustraire tota lement à la discussion tout en faisant valoir sa position de sceptique. Mais peuvent dans le meilleur des cas faire valoir cette position ceux qui se font son avocat — Habermas, par exemple. Dans la mesure où ils argumen tent, cependant, on peut les accuser de commettre une contradiction per formative et, en raison de la certitude immanente à la discussion, on peut se poser de sérieuses questions sur la constitution morale du sceptique exis tentiel qui refuse l’argumentation.
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a déjà reconnu la supériorité des arguments de l’opposant) pour faire de celui qui oppose un refus de principe l’objet de théories, il faut accepter nécessairement qu’il se refuse également à la discussion qui lui permettrait de s’entendre avec lui-même. A ce titre, on a raison de supposer chez lui un processus pathologique, au sens d ’une autodestruction. Je n’ai remarqué que sur le tard que Habermas utilise cet argument (un argument analogue) dans un sens fondamen talement différent. Il suppose en effet (à tort) qu’un scepti que ne peut certes être réfuté au niveau de la discussion mais qu’en sa qualité d’être humain existant dans le monde vécu, il ne peut, sous peine d ’autodestruction, en nier le principe discursif — et à ce titre le principe moral aussi — qui est enchâssé dans la communication langagière et l’activité com municationnelle.58 Cela ne me semble pas représenter un argument suffisant. Car la morale conventionnelle (la « morale substantielle naïve ») qui est enchâssée factuellement (et non virtuellement, en tant que susceptible d ’être satisfaite dans la discussion) dans l’activité communicationnelle du monde vécu, est certes fondamentalement différente de la remise en question morale à laquelle procède le sceptique radical ou le cynique de principe (et elle ne peut, par principe, être ramenée à une motivation de l’action purement stratégique au sens de l’état de nature chez Hobbes), mais elle diffère aussi de la morale de celui qui a percé à jour le compromis de toute morale interne conventionnelle et de ses impératifs d’auto-affirmation sociale et de rationalité stratégique d’action et qui, par une saisie rationnelle des choses, sait dire oui à la prétention à la validité universelle d ’une éthique de la dis cussion et de la responsabilité post-conventionnelle. Pour celui qui, au niveau de la post-Aufklârung de la remise en question sceptique radicale et de l’exigence d ’une fondation rationnelle, pose la question « pourquoi au juste me faut-il être moral ? (c’est-à-dire : pourquoi prendre la co responsabilité des conséquences des activités collectives de la société industrialisée et non vivre selon la devise « en quoi cela me concerne-t-il ? » en l’occurrence : « après moi le déluge » !) pour lui, l’allusion à la moralité incontournable du monde vécu n’est nullement une réponse digne de ce nom. Car notre questionneur saura aussi en prendre à son aise 58. H abermas (1983 : 109 sq.).
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avec cette morale conçue sans le critère décisif de la morale post-conventionnelle, s’il ne sait répondre à la délicate ques tion de la fondation rationnelle de la morale (on en resterait alors, à mon avis, au niveau 4 1/2 de la crise kohlbergienne. IV — La fondation pragmatico-transcendantale représente-telle une régression dans la métaphysique dogmatique ou est-elle capable de son côté de démasquer les tendances crypto métaphysiques, par exemple les suggestions à propos de la désué tude, historiquement nécessaire, de certaines positions ? Le lecteur —et le dédicataire de cet ouvrage, à qui s’adres sent avant tout mes arguments — aura remarqué que ce qui se joue ici encore est le rejet du cercle vicieux du paralogisme substantialiste. C’est ce que projetait principalement de déga ger cette analyse, l’irrecevabilité, pour ainsi dire, d ’un reconstructivisme naturaliste ou d ’une fondation « par le bas » de la validité qui, à mon avis, est obligatoirement liée à une évaluation non réaliste des modalités du monde vécu —une transfiguration idéaliste. Par contre, il ne m’est malheureusement pas possible de procéder à une démons tration suffisamment complète qui montrerait que l’alter native architectonique d ’une stratégie fondatrice pragmatico-transcendantale que je prône —c’est-à-dire une fondation « par le haut », à partir du point de la fondation ultime réflexive de l’argumentation, peut finalement être menée à bien tout en reconnaissant, dans le même temps, la dépendance de la constitution de sens (constitution, dans le langage, du sens du monde) par rapport aux formes de vie socio-culturelles conditionnées par l’Histoire. C ’est-àdire que toutes les objections évoquées jusqu’ici contre la fondation ultime réflexive peuvent être infirmées. Je me con tenterai de faire quelques remarques à propos de telles objec tions, que Habermas a apparemment faites siennes. Ce qui me paraît le plus important et le plus étonnant dans ce contexte, c’est la remise en question de la possibilité de la réflexion de celui qui argumente sur son savoir-faire per formatif (à propos d ’une assertion par exemple), remise en question, en l’occurrence, de la possibilité de la conversion discursive de ce savoir réflexif en un savoir propositionnel 49
(par exemple dans la proposition : « c’était une assertion prétendant à la validité »). Habermas semble tenir a priori pour illégitime le recours à un savoir-faire réflexif auquel je fais appel, de fait, dans le jeu de langage de l’autofondation pragmatico-transcendantale de la discussion argumen tée. Il l’assimile au recours à une expérience de certitude antérieure au langage, telle qu’elle peut être utilisée « uni quement dans les conditions » de la philosophie de la cons cience (Fichte, par exemple), vis à vis de laquelle je prends moi aussi mes distances.59 Je ne peux faire que l’objection suivante : Je n’ai jamais fait appel à une « expérience de la certitude » antérieure au langage au sens de Descartes, Fichte ou Hus serl, mais, au sens de Wittgenstein, à la certitude ressortis sant à un jeu de langage, certitude pragmatique déjà inter prétée dans/par le langage qui, selon Wittgenstein, est une condition de sens du discours.60 Avoir montré qu’on peut (par analogie avec la manière dont Fichte s’assure de l’évi dence d’« actes d’action » [Tathandlungen]) la rapporter aussi au savoir-faire performatif des actes de langage : c’est ce que je tiens pour la plus grande conquête de la théorie des actes de langage d ’Austin et Searle, conceptualisée par Habermas lui-même quand il parle de « structure duelle » des actes de langage (et des propositions explicites) 61 Ce n ’est qu’en mobilisant le savoir réflexif performatif, conver tible en propositions, que la philosophie analytique du lan gage peut être en mesure de réaccéder, dans une dimen sion pragmatique (pragmatico-transcendantale) de l’usage du langage, à la problématique du sujet de la philosophie de la conscience et à en mettre à l’œuvre la transformation, au sens du primat de l’intersubjectivité communicationnelle (de la réciprocité de l’autoréflexion et de la compréhension de Valter ego chez Mead par exemple). Par contre, le refus 59. H abermas (1983 : 106). 60. Cf. K. O. Apel « Das Problem der philosophischen Letztbegründung im Lichte einer transzendentalen Sprachpragmatik », in B. K anitscheider (6d.), Sprache und Erkenntnis, Festschrift für G. Frey, Innsbruck, 1976 : 55-82. 61. K. O. Apel « Die Logosauszeichnung der menschlichen Sprache. Die philosophische Relevanz der Sprechakttheorie », in H. G. Bosshardt (¿d.) Perspektiven auf Sprache, De Gruyter, Berlin-New York, 1986 : 45-87.
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du recours pragmatico-transcendantal au savoir réflexif lié à l’acte de langage devrait obligatoirement ramener la phi losophie du post-linguistic tum à la déficience abstraite de la phase sémanticiste, pragmatique behavioriste de Morris et Carnap.62 Il ne serait absolument pas possible de réfléchir sur les prétentions à la validité, posées au plan performatif, des sujets de la communication : c’est là peut-être la plus importante découverte d ’Habermas. D ’autres objections, manifestement présentes aussi chez Habermas, contre la possibilité d’une fondation ultime pragmatico-transcendantale, consistent dans l’argument de la possibilité de refus de la discussion par le sceptique (ce que je tiens pour insoutenable, j’y ai fait allusion)63 ainsi que dans l’argument, très prisé aujourd’hui, de la particula rité, argument qui semble identique à l’objection : peut-être que toutes les présuppositions de l’argumentation que nous sommes à présent obligés de considérer comme sans alter native et, à ce titre, nécessaires, ne sont pas vraiment uni versellement valables, et que par la suite, elles se révéleront inutiles, voire remplaçables. J’aimerais faire à propos de ce dernier argument la remarque suivante :64 Je pourrais reconnaître à cet argument une légitimité de principe, mais elle reste très ésotérique, eu égard aux pré supposés catégoriels de notre compréhension du monde (nous pouvons par exemple, au prix de grandes difficultés mais sans commettre du moins de contradiction performa tive,envisager un monde où il ne nous serait pas possible, en faisant A, de provoquer B, ceteris paribus, et, à ce titre, d’admettre la nécessité causale d’une succession d ’événe ments en tant que condition de possibilité d ’expériences relatives à l’action dans le monde vécu comme en physique expérimentale.65 Mais même dans cette expérience intel lectuelle — comme dans toute autre tentative d ’invalider en 62. K. O. Apel « Pragmatische Sprachphilosophie in transzendental semioscher Begründung », in H. Stachowiak (éd.), Pragmatik, vol. IV, 1" partie, Meiner, Hambourg, 1989. 63. Cf. note 56. 64. Cf.
J.
H abermas (1983 : 106).
65. Cf. à ce propos K. O. Apel, « Die Erklâren-Verstehen-Kontroverse », in Transzendentalpragmatischer Sicht, Suhrkamp, Francfort, 1979 : 79 sq.
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pensée notre compréhension catégorielle du monde — il nous faut présupposer les présuppositions nécessaires du principe de la discussion propre à l’argumentation (présup positions des quatre prétentions à la validité et présupposé de la possibilité de leur résolution de principe, dans le con sensus). Si nous voulions essayer de penser aussi ces pré supposés comme falsifiables, nous ne serions plus en mesure de donner un sens au concept de falsification et, partant, à celui de substitution des présuppositions admises dans la fiction. On peut, je crois, faire comprendre plus clairement la défi cience réflexive de Vargument de la particularité : comme la plupart des objections contre la fondation ultime réflexive, cet argument ne peut être avancé sans que soit produit un énoncé philosophique contenant lui-même une prétention à la validité universelle. (Si on le conteste après coup, on tombe dans le paradoxe du principe faillibiliste applicable à lui-même, que j’ai amplement exposé ailleurs).66 Se mon tre ici le caractère réflexivement indépassable de la préten tion à la validité universelle des énoncés spécifiquement philosophiques. Il n ’est qu’à vouloir ignorer le caractère réflexivement indépassable du contexte de jeu de langage de l’argumen tation philosophique que l’on en vient à l’objection de G. Schônrich — apparemment reprise par Habermas — qui assi mile l’argument de la fondation ultime pragmaticotranscendantale à une petitio tollenti au sens de H. Lenk, c ’est-à-dire à la preuve logico-formelle de l’impossibilité de rejeter une prétention à la validité à l’intérieur d ’un jeu de langage qui, en tant que factuel, peut bien être remis en question dans sa totalité.67 Mais c ’est justement ce que je juge impossible eu égard au jeu de langage — auquel Schôn rich fait appel aussi — à l’intérieur duquel on parle de jeux de langage et où les présupposés paradigmatiques de certi tude peuvent être relativisés en tant qu’ils sont factuels seu lement. En tant que présupposés ne pouvant être contestés sans qu’il y ait contradiction performative et, pour cette rai 66. K. O. Apel, « Faillibilismus, Konsenstheorie der Wahrheit und Letzt begründung », op. cil. note 7, 174 sq. 67. Cf. G. Schönrich, Kategorien und transzendentale Argumentation, Suhrkamp, Francfort, 1981 : 188 sq. Sur ce point, H abermas (1983 : 105 sq.).
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son, ne pouvant être fondés déductivement sans pétition de principe, ces présuppositions, réflexivement déterminables, ne doivent pas seulement être tenues pour non rejetables formellement — en corrélation avec la présupposition sim plement factuelle du jeu de langage — mais simultanément, en corrélation avec le présupposé pragmatique non contin gent du jeu de langage pragmatico-transcendantal, elles doi vent être considérées comme des présupposés indépassables de la philosophie. Il me semble que Schônrich, et beaucoup d’autres criti ques de la pragmatique transcendantale, n’a pas véritable ment pris au sérieux le fait qu’ici (nous l’avons souligné Kuhlmann et moi), le concept de fondation logicosémantique de la déduction (plus généralement : de la déri vation à partir de quelque chose d ’autre au moyen de la déduction, de l’induction ou de l’abduction) —et, à ce titre, de la « déduction transcendantale » aussi — est remplacé par le concept pragmatique de retour réflexif à ce qui est indé passable dans la situation de l’argumentation philosophique et a besoin, à ce titre, d’être fondé. Cette réflexion est pour moi l’occasion de conclure en tentant de cerner — je prends quelque distance — la place centrale de la stratégie fonda trice pragmatico-transcendantale dans le contexte de la fon dation philosophique de l’éthique en particulier. Je me con tenterai de trois remarques : 1. Nous ne pouvons aucunement nous trouver dans la situa tion du dilemme logique, à laquelle on se réfère souvent, qui consisterait dans l’impossibilité de fonder rationnelle ment ce qui doit être, au plan de la morale ou de la raison, parce que serait déjà supposé ce qui doit être fondé : la fon dation pragmatico-transcendantale en effet consiste à s’assu rer réflexivement des principes, déjà reconnus, de la rai son (celui qui argumente sérieusement aura déjà, en raison même du sérieux de son interrogation, reconnu, je l’ai mon tré précédemment, la co-responsabilité de principe, au sens de la raison pratique). 2. En évitant le concept traditionnel de fondation (dériva tion déductive, inductive ou abductive, de quelque chose à partir de quelque chose d ’autre), la fondation ultime pragmatico-transcendantale a laissé aussi derrière elle le fon damentalisme, au sens de la métaphysique dogmatique con trainte de recourir à des axiomes admis comme évidents. 53
La fondation ultime, strictement réflexive, n ’implique nul lement d’hypothèses métaphysiques. Elle est disposée à l’auto-critique et à une perpétuelle auto-révision, dans la mesure où elle est toujours prête à remesurer les explicita tions nécessaires du principe de la discussion à l’aune des présupposés qui sont déjà nécessairement posés dans le sens même du principe de la discussion pour toute révision éven tuelle et qui, à ce titre, ont une fondation ultime. Une auto correction de ce type, assurément — ma pensée diffère ici de celle d’Habermas — est quelque chose d’essentiellement autre que la vérification d’hypothèses dans les sciences empi riques reconstructrices quand on procède à une confronta tion avec des évidences externes à l’argumentation — en lin guistique, par exemple, avec les intuitions des règles des locuteurs compétents (aussi nombreux que possible). 3 — En tant qu’elle s’assure des présupposés indépassables de l’argumentation philosophique — sans métaphysique, au niveau réflexif transcendantal — la fondation ultime pragmatico-transcendantale du point de vue de la raison con tient, je crois, les critiques permettant de démasquer les éla borations théoriques crypto-métaphysiques : par exemple, je l’ai montré, les variantes du réductionnisme scientiste. Mais il me faut dire que figure au nombre des plus sublimes tendances à retomber dans une crypto-métaphysique, la ten tative, très prisée aujourd’hui, de remplacer les arguments d ’une réfutation philosophique par la simple suggestion qui déclare désuet ou historiquement dépassé ceci ou cela — la « fondation ultime » ou la « philosophie transcendantale » par exemple, peut être même la philosophie en tant que dis cipline fondatrice. Ces réactions témoignent de l’impossi bilité de se défaire de la figure de pensée de la nécessité his torique, au sens de la philosophie spéculative de l’Histoire (« historicisme » défini par Popper). Le danger de crypto métaphysique est particulièrement grand quand on essaie d ’éviter la fondation ultime réflexive-transcendantale qui garantit à elle seule un « point de vue de la raison » indé pendant de l’Histoire.68 Ce qui a pour conséquence une certaine outrecuidance de la part d’une philosophie qui veut 68. K. O. Apel, « Die Herausforderung der totalen Vernunftkritik und das Problem einer philosophischen Theorie der Rationalitätstypen » in Concordia 11 (1987 : 2-23).
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absolument comprendre sa propre fin comme nécessaire. La philosophie critique réflexive entend y survivre. A moins que la « barbarie de la réflexion » (Vico) ne conduise réelle ment à une régression de la culture humaine à des états primitifs.
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Adorno T. : 36. Albert H. : 12. APEL K. O. : 9 n., 14 n., 18 n., 21 n., 27 n., 35 n., 37 n., 43 n., 45 n., 50 n., 52 n., 54 n. A u s t i n J. L. : 50.
D r a y W . : 2 1 , 2 2 , 23.
11 25 38 51
n., n., n., n.,
Eder
K. : 18 n.
Fauve J. : 9 n. Ferry J. M. : 7 n. Fichte J. G. : 50. Foucault M. : 44. Frank M. : 30 n. FREY G. : 50 n.
BÂRKMARK J. : 25 n. : 12. BËHLER D. : 41 n. BOSSHARDT H. G. : 29 n., 50 n. Bouchildhomme : 11 n. Braun E. : 25 n. BROHM J. M. : 7 n. Bubner : 16 n. BÜHLER : 35.
Ba r t l e y
Gadamer H. G. : 8,13, 34. Gethmann F. : 41. Guillermit L. : 36 n. Habermas J. : passim. Hegel G. W. F. : 18. Hegselmann R. : 41. Heidegger M. : 8, 13, 29 n., 34, 45 n. Hobbes T. : 47, 48. Hoffe O. : 24 n. Honneth A. : 11 n., 13 n., 14 n. Horkheimer M. : 36. Husserl E. : 50.
Carnap R. : 51. Chomsky N. : 11, 13, 29, 36, 40. CLEMENÇON G. : 7 n. D avidson : 27. D errida J. : 29 n. D escartes R. : 9 n., 50. D ietrich W. : 31 n. D ilthey W. : 23.
ITLING
K. H. : 43 n.
Jaspers K. : 18. 59
JOAS
H. : 11 n., 13 n., 14 n.
Pozzo R. : 43 n.
B. : 30 n., 50 n. KANTE. : 16, 32, 35, 36 n., 4L K o h l b e r g L. : 16 n., 18, 35, 36 n., 37, 49. K u h l m a n n : 12, 30 n., 37, 38 n., 40 n., 53. KANITSCH EIDER
RADNITZNY G. : 12. Rawls J. : 39. RORTY R. : 8, 39, 4L ROSSAVAER V. : 41. Royce J. : 34. Schlegel J. L. : 7 n. SCHNÀDELBACH H. : 14, 17 n., 20, 21, 22, 23, 27, 28, 30, 32. SCHONRICH G. : 52, 53. Searle J. : 8, 50. SKRIBEKK G. : 41 n. Socrate : 18. STACHOWIAK H. : 51 n.
Lakatos : 31, 44. Leibniz G. W. : 36 n. Lellouche R. : 25 n. Lenk H. : 52. Lyotard J. F. : 30. Marx K. : 37. M e a d G . M. : 50. MiTTMAN I. : 25 n. M o r r i s : 51. N i e t z s c h e F. N orden sta m
Taylor C. : 21, 22. Thucydide : 46. Vico G. : 55.
: 17, 44. T. : 41 n.
Weber M. : 20, 22, 23, 24, 25,26, 27,31,32,33,35,44. Wittgenstein L. : 8, 9 n., 10, 13, 30, 41, 45, 50. Wolf C. : 36 n. Wright G. H. von : 21,22.
Peirce C. S. : 9 n., 10, 11 n., 12, 45. PlA G ET J. : 18, 35. Popper K. : 10, Il n., 12, 25, 34, 36, 54.
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