Georges Mounin
Les problèmes théoriques de la traduction PRÉFACE DE DOMINIQUE AURY
Gallimard
Ce livre a initialement paru dans la « Bibliothèque des Idées » en novembre 1963.
© Éditions Gallimard, 1963.
Dans l’armée des écrivains, nous autres traducteurs nous sommes la piélaille; dans le personnel de l’édition, nous sommes la doublure interchangeable, le besogneux presque anonyme. Sauf en France et en Angleterre quelques hono rables exceptions, si la couverture d’un livre traduit porte le nom de l’auleur et le nom de l’éditeur, il faut chercher à la page de litre intérieure, et plus encore face à celle page, tout en haut ou tout en bas, dans le plus petit caractère possible, le mieux dissimulé possible, le misérable nom du traducteur. L ’opération par laquelle un texte écrit dans une langue se trouve susceptible d’être lu dans une aulre langue est sans doute un acte vaguement indécent, puisque la poli tesse exige qu’on ne le remarque pas. Là-dessus tout le monde est d’accord, et aussi bien les critiques que les lecteurs. Quelques maniaques tentent parfois de signaler des mer veilles fil y en a) et plus souvent de crier au massacre, mais ces maniaques sont toujours des traducteurs, et qui les écoule? d’autres traducteurs... Nous vivons en circuit fermé. Le fléau de l’espéranto et du volapuck ne nous hante plus, mais la machine à traduire nous guette, qui traduira plus vile et plus juste que nous, disent les prophètes de malheur — el voici venir la traduction presse-boulon. Si bien que les temps difficiles que nous vivons seraient encore un paradis. Il faut ajouter que nous sommes, comme tout prolétariat, coincés entre l’offre et la demande, et coincés une deuxième fois entre la qualité et le rendement. Nous ne sommes même pas sûrs de nous entendre entre nous: les « techniques », comme nous disons dans notre jargon, envient les « littéraires », parce que les littéraires n’ont pas de diffi-
vui
Les problèmes théoriques de la traduction
cultés de vocabulaire, et les littéraires envient les techniques, parce que les techniques n’ont que des difficultés de vocabu laire. Nous nous efforçons tout de même, comme nous pouvons, d’améliorer notre métier, et de temps en temps, peur nous encourager ou nous consoler, nous allumons un cierge devant l’effigie de nos saints patrons: saint Jérôme, qui fil quel ques contresens et saint Valéry Larbaud, qui n’en fit aucun, saint Étienne Dolet, qui nous donna notre première charte, et le bienheureux Jacques Amyot, et Chapman, et Galland, et Burlon, et Schiller, et Nerval, et Baudelaire, qui nous ont prouvé l'existence du miracle. Ces faiseurs de miracle, nous en avons besoin. Car s'il s’agit effectivement de métier sur le plan du travail quoti dien, lorsque le résultat de ce travail atteint à une rigueur indiscutable (ce qui est rare), à une permanence univer sellement reconnue (ce qui est encore plus rare), c’est qu'entre le travail et le résultat du travail quelque chose de peut-être indicible s’est passé. Par exemple, il ne viendrait à l’idée de personne de traduire, après Amyot, Daphnis et Cliloé, après Baudelaire, les Histoires extraordinaires d’Edgar Poe. Baudelaire avait du génie, mais Amyot? L ’élément indicible n’est pas le génie. D ’autre part, pour ne pas quitter ces deux exemples, on a relevé dans Amyot des contresens et dans Baudelaire des faux sens, d'où il ressort que l’impar faite connaissance de la langue que l’on entreprend de traduire n’est pas toujours un obstacle. Et pourquoi tant d’admirables anglicistes, dans les cinquante dernières années, ont-ils vainement traduit Shakespeare, vainement, puisqu'il faut recommencer? Ils ne commettaient, eux, ni contresens, ni faux sens, ni fautes de français. On répondra qu’ils n’étaient pas écrivains. André Gide était écrivain, savait honorablement l’anglais, s’entourait des plus justes conseils. Ses traductions de Shakespeare ne ressemblent pas à Sha kespeare. Il n’a pas, lui non plus, franchi l’obstacle. Où est l’obstacle? Une chose est de le forcer, de le tourner, de l’effacer, enfin d’en venir à bout, à quoi chacun de nous tâche à l’aveugle de parvenir, une autre de le connaître. Personne, apparem ment, en dehors de quelques rares traducteurs, ne s’était avisé de poser le problème. Pour la première fois chez nous un linguiste fait aux traducteurs l’honneur de prendre leur activité au sérieux. C'est Georges Mounin. Avec la
P réface
IX
thèse que Georges Mounin a soutenue sur Les Problèmes théoriques de la Traduction, nous nous sentons tous dans la peau de M . Jourdain. Que M . Jourdain traducteur ouvre par hasard à la page 55 et du premier coup, il va s’écrier : « Comment, lorsque je traduis: He swam across the river par: il traversa la rivière à la nage, j ’accomplis une opération linguistique? » Mais bien sûr, puisque vous remarquez aussitôt, monsieur Jourdain, faisant passer le propos d’une langue dans l’autre, que la linguistique ( même inconsciente) vous est nécessaire pour ne pas traduire en palagon : il nagea à travers la rivière. La linguistique vous apprend ce qu’un vieux professeur d’anglais enseignait avant tout aux grands commençants, comme disent les universitaires: en anglais la pensée ne court pas sur les mêmes rails qu’en français. L ’anglais ici commence par le mouvement du corps (he swam), notion concrète que le verbe exprime, le lieu de ce mouvement étant confié à une simple préposition (across). Le français relègue le mouvement du corps à ce que l’ancienne analyse grammaticale appelait un complément circons tanciel (à la nage), et pour lui le mouvement est un dépla cement abstrait (il traversa). Le point fixe et commun aux deux langues se trouve être cette fois l'objet. Mais ici le mot qui désigne l’objet reste indécis, faute de contexte, puis que l’anglais nomme indistinctement du même mol river ce que nous séparons en fleuve et rivière. El voilà pour quoi M . Jourdain fait de la linguistique, voilà pourquoi le détail seul, l’exemple seul prouvant quelque chose, toute discussion sur des problèmes de traduction s’enlise en géné ral dans les détails. Passer du détail à l’ensemble, de la pratique à la théorie, c’est se colleter, pioche en mains, avec des montagnes de déblais, construire sur les précipices, creuser dans le roc, être à la fois géomètre et bâtisseur de ponts. Georges Mounin s’y prend comme un brave: retrous sons nos manches. Dans un impressionnant monceau de documents, d’ouvrages de linguistique pure et de linguis tique comparée aussi bien étrangers que français, il a trié, compté, classé. Il a procédé par catégories, confronté points de départ et conclusions, et trouvé moyen d’être clair dans une démarche compliquée. On avance avec lui dans l’émer veillement et dans l’inquiétude. Dans l’émerveillement, comme l’honnête matelot qui navigue à l’estime et voit arriver
x
L es problèmes théoriques de la traduction
le camarade sorti des écoles, muni du calendrier des marées, de la dernière édition des caries, el d’un sextant perfectionné. Dans l’inquiétude, parce que ces magnifiques moyens démon trent cent et mille fois que le métier de traducteur est impos sible, el qu’on avait raison de se méfier. Qu'on en juge. Il s’agit donc, puisque le passage d’une langue à l’autre ne va pas de soi, de définir en quoi consiste l’obstacle, opé ration à la fois d’analyse (de quoi est fait tel ou tel obstacle) el de synthèse (quel est l’élément que ces obstacles ont en commun). Divisant son sujet par ordre, Georges Mounin expose d’abord de quelle nature est l’obstacle proprement linguistique (ayant trait aux structures de tel langage par rapport à tel autre), dont relève l’exemple de la rivière tra versée à la nage: une même expérience peut être vue, et découpée, d’une manière différente. « L ’action regardée, la même dans le monde de l’expérience, n’est pas la même dans l’analyse linguistique. » Tant pis, on sait que nous sommes prêts à nous contenter d’approximations. Mais il y a plus grave. Que se passe-t-il lorsqu'il faut « décrire dans une langue un monde différent de celui qu’elle décrit ordinaire ment? Comment traduire la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie, comment faire comprendre le compor tement du semeur, dans une civilisation d’indiens du désert où l’on ne sème pas à la volée, mais où chaque graine est individuellement déposée dans un trou du sable? (...) Com ment traduire désert dans la forêt subéqualoriale amazo nienne? » Même lorsque les disparates sont moins éclatants, l’ensemble de l’expérience pour un peuple ou pour un pays donné, que les ethnologues appellent culture, ne recouvre jamais entièrement un autre ensemble, fûl-ce dans l’ordre seulement matériel : on ne traduit pas dollar, on ne traduit pas rouble parce que la chose en France el en français n'existe pas; et comment traduire en anglais ne serait-ce que trois ou quatre des cinquante mois qui désignent dans la région d'Aix en 1959 tel ou tel genre de pain (baguette, flûte, couronne, fougasse, fusée, elc.) el dont Georges Mou nin donne une liste à faire frémir? Inversement, dans un registre plus modeste, quand on aura traduit le scone écos sais el le muffin anglais par petit pain, on n’aura rien traduit du tout. Alors que faire? Mettre une noie en bas de page, avec description, recette de fabrication et mode
P réface
xi
d’emploi? La noie en bas de page est la honle du traduc teur... Mais il y a pire. On se croyait tranquille avec une notion aussi simple que celle des couleurs; pour tous les hommes, après tout, le vert est vert, le rouge est rouge. Il suffit de savoir de quel vocable chaque langue le désigne, et là au moins un terme peut exactement recouvrir l'autre. Erreur, illusion! « Le grec a le même mot pour un vert jaune et pour un rouge, le même mot pour un vert jaunâtre et pour un brun grisâtre. » On est surpris parce qu’il s’agit du grec, que l’on respecte a priori, mais l’anglais aurait dû nous habituer : les habils rouges des soldais anglais, qui demeurent l’uniforme des cavaliers des chasses à courre, ils hes appellent pink habits, pink, comme les yeux du Lapin blanc d’Alice, pink-eyed (ils sont rouges, bien sûrJ, et sauf l’innocent étranger qui se fie à la logique et au bon sens, tout le monde sait que pink, adjectif, veut ici dire rouge, et partout ailleurs rose, honnêtement, comme dans le dictionnaire. Ces glissements de signification, sou vent infiniment plus subtils, à l’intérieur d’un même lan gage, ont été baptisés par certains linguistes « connotations », terme barbare et conception confuse que Georges Mounin parvient à rendre claire, comme il rend claire une concep tion nouvelle des universaux appliquée au langage. Mais les universaux ne résolvent rien, puisqu’ ils ne se préoccupent que de ce qui est suffisamment général pour être identique chez tous les hommes : soleil, lune, pluie, par exemple. La difficulté reparaît tout de suite, avec neige, glace, verglas. Si l’on se débarrasse des latitudes, comment esquiver le temps? A deux siècles près, les mêmes mots n'ont pas tou jours le même sens : l’ennui de Racine, le cœur de Cor neille. Nous revoilà dans les connotations. Et personne ne parle des variations qui ne se peuvent percevoir que par l’oreille. Must I remember? dit Hamlet dans le célèbre monologue où il évoque la mort de son père. Faute de prendre garde à la scansion du vers shakespearien, on ne s’aper çoit pas que le I souligné par un temps fort veut dire moi, et non je. « Faut-il, moi, me souvenir? » (moi, et non pas elle...) tout le ser.' est changé. Entre tous ces pièges, pièges des structures linguistiques, pièges des cultures, pièges des vocabulaires, pièges des civi lisations, le traducteur est rejeté de l’outrecuidance (tout
xi i
Les problèmes théoriques de la traduction
peut se traduireJ au désespoir (rien ne peut se traduire). Au terme de sa longue élude, la conclusion du linguiste que la passion de traduire n’aveugle pas, est plus nuancée. « La linguistique contemporaine, dit Georges Mounin, aboutit à définir la traduction comme une opération relative dans son succès, variable dans les niveaux de la commu nication qu'elle atteint. » Un autre linguiste dit que « la traduction consiste à produire dans la langue d’arrivée /'équivalent naturel le plus proche du message de la langue de départ, d’abord quant à la signification, puis quant au style ». Mais Georges Mounin remarque avec justesse que cet équivalent naturel le plus proche est rarement donné une fois pour toutes. Et il est vrai qu’on n’en a jamais fini, que chaque traducteur a souvent envie de recommencer les traductions des autres, et toujours de recommencer les siennes. Le livre de Georges Mounin est passionnant pour nous, ne serait-ce que parce qu’il nous délivre de l’ inquié tude muette ou criante à laquelle notre travail nous voue: ce n’est pas nécessairement notre maladresse qui est en cause. Un métier qu’on fait d’instinct, comment en avoir une vue juste? Nous ne savions rien sur les fondements de notre métier. Avec Les Problèmes théoriques de la Traduction, notre univers familier devient un nouveau monde. Nous apercevons enfin dans son entier ce mons trueux obstacle de Babel, dont nous rencontrons tous les jours les pierres éparses. Nous en renversons parfois quel ques-unes. Il faudra bien essayer de continuer, et les machines ne nous aideront guère; oui, tout ce qui peut réellement se traduire sera traduit par elles. Mais la marge est minime. A nous tout le reste, à nous les approches plus ou moins accomplies, les fureurs de fidélité, les enthousiasmes mal récompensés, à nous l'impossible. L'impossible, c’est le désespoir, mais c’est aussi la revanche du traducteur. Dominique Aury.
PREMIÈRE
PARTIE
Linguistique et traduction
CHAPITRE
PREMIER
La traduction comme contact de langues
i Selon Uriel Weinrcich, « deux ou plusieurs langues peuvent être dites en contact si elles sont employées alter nativement par les mêmes personnes1 ». Et le fait, pour une même personne, d’employer deux langues alternati vement est ce qu’il faut appeler, dans tous les cas, bilin guisme. Selon Weinreich aussi, du seul fait que deux langues sont en contact dans la pratique alternée d’un même individu, on peut généralement relever dans le langage de cet individu des « exemples d ’écart par rapport aux normes de chacune des deux langues2 », écarts qui se produisent en tant que conséquence de sa pratique de plus d’une langue. Ces écarts constituent les interférences des deux langues l’une sur l’autre dans le parler de cet individu. Par exemple, ayant comme langue première le français, qui dit : un simple soldat, cet individu transférera le même concept en anglais sous la forme : a simple soldier, au lieu de la forme anglaise existante : a private. Weinreich insiste sur ce point, que le lieu de contact de langues, c’est-à-dire le lieu où se réalisent des interfé rences entre deux langues — interférences qui peuvent se maintenir, ou disparaître — est toujours un locuteur individuel. L ’observation du comportement des langues dans des situations de contact, à travers les phénomènes d’inter férence (« et leurs effets sur les normes de chacune des 1. Weinreich, I.anguages in mnincl, p. I. hl., ibhi., p. I. '
V.
4
Les problèmes théoriques de la traduction
deux langues exposées au contact1 ») offre une méthode originale pour étudier les structures du langage. Pour vérifier, notamment, si les systèmes — phonologiques, lexicaux, morphologiques, syntaxiques — constitués par les langues sont bien des systèmes, c’est-à-dire des ensem bles tellement solidaires en toutes leurs parties que toute modification sur un seul point [toute interférence, ici] peut, de proche en proche, altérer tout l’ensemble1 23 . Ou pour vérifier, de plus, si tels ou tels de ces systèmes, ou parties de système, la morphologie par exemple, sont impéné trables les uns aux autres de langue à langue. il Pourquoi étudier la traduction comme un contact de langues? Tout d’abord, parce que c ’en est un. Bilingue par définition, le traducteur est Bien, sans contestation possible, le lieu d’un contact entre deux (ou plusieurs) langues employées alternativement par le même individu, même si le sens dans lequel il « emploie » alterna tivement les deux langues est, alors, un peu particulier. Sans contestation possible non plus, l’influence de la langue qu’il traduit sur la langue dans laquelle il traduit peut être décelée par des interférences particulières, qui, dans ce cas précis, sont des erreurs ou fautes de traduction s, ou bien des comportements linguistiques très marqués chez les traducteurs : le goût des néologismes étrangers, la tendance aux emprunts, aux calques, aux citations non traduites en langue étrangère, le maintien dans le texte une fois traduit de mots et de tours non-traduits. ni La traduction, donc, est un contact de langues, est un fait de bilinguisme. Mais ce fait de bilinguisme très spécial pourrait être, à première vue, rejeté comme inin 1. Weinreich, Ouvr. cit., p. 1. 2. ■ Tout enrichissement ou appauvrissement d'un système entraîne nécessairement la réorganisation de toutes les anciennes oppositions dis tinctives du système. Admettre qu’ un élément donné est simplement ajouté au système qui le reçoit, sans conséquences pour ce système, ruinerait la notion même de système >. Vogt H., Dans quelles conditions, p. 35. 3. Bréal avait déjà bien noté cette parenté des contacts de langues danB le bilinguisme, et dans la traduction : < Partout où deux populations diffé rentes sont en contact, écrit-il, les fautes et les erreurs qui se commettent de part et d'autre [...] sont au fond les mêmes fautes qu’on fait au collège, et que nos professeurs estiment au jugé ». Sémantique, p. 173.
Linguistique et traduction
5
téressant parce qu’aberrant. La traduction, bien qu’étant une situation non contestable de contact de langues, en serait décrite comme le cas-limite : celui, statistiquement très rare, où la résistance aux conséquences habituelles du bilinguisme est la plus consciente et la plus organisée; le cas où le locuteur bilingue lutte consciemment contre toute déviation de la norme linguistique, contre toute interférence — ce qui restreindra considérablement la collecte de faits intéressants de ce genre dans les textes traduits. Martinet cependant souligne, concernant les bilingues qu’on pourrait appeler « professionnels » en général1, cette rareté du phénomène de résistance totale aux inter férences : t Le problème linguistique fondamental qui se présente, eu égard au bilinguisme, est de savoir jusqu’à quel point deux structures en contact peuvent être maintenues intactes, et dans quelle mesure elles influeront l’une sur l’autre [...] Nous pouvons dire qu’en règle générale, il y a une certaine quantité d’influences réciproques, et que ta séparation nette est l’exception. Cette dernière semble exiger de la part du locuteur bilingue une attention soutenue dont peu de personnes sont capables, au moins à la longue * ». Martinet oppose également par un autre caractère aber rant ce bilinguisme « professionnel » — qui inclut les traducteurs — au bilinguisme courant (lequel est toujours la pratique collective d’une population). Le bilingue professionnel est un bilingue isolé dans la pratique sociale : « Il apparaît que l’intégrité des deux structures a plus de chances d’être préservée quand les deux langues en contact sont égales ou comparables en fait de prestige, situation qui n’est pas rare dans des cas que nous pouvons appeler bilinguisme ou plurilinguisme individuels ®. » Il revient à la même idée dans sa Préface au livre de Wcinreich, où il met à part encore une fois le cas de « ces quelques virtuoses linguistiques qui, à force de constantI.*3 I. A. Meillet et A. Sauvageot avaient déjà senti le besoin de distinguer du bilinguisme ordinaire < le bilinguisme des hommes cultivés •, — c'est le titre de leur article double dans : Con/érences de l'Institut de linguistique, II, 11)34, pp. 7-9 et 10-13. ‘I. Martinet, Diffusion of tanguage, p. 7. Les parties soulignées le sont par lo cilaleur. 3. Martinel, Art. cit., p. 7. Les passages soulignés le sont par le cltateur.
6
Les problèmes théoriques de la traduction
exercice, parviennent à maintenir nettement distincts leurs deux (ou multiples) instruments linguistiques ». « Le conflit, dans le même individu; de deux langues de semblable valeur culturelle et sociale, poursuit-il, peut être psycho logiquement tout à fait spectaculaire, mais, à moins que nous n’ayons affaire à quelque génie littéraire, les traces linguistiques permanentes d’un tel conflit seront nulles L » L ’étude de la traduction comme contact de langues ris querait donc bien d’être inutile parce que pauvre en résultats. Cette opinion se voit corroborée par celle de Hans Vogt, spécialiste lui aussi des études sur les contacts de langues : « On peut aller jusqu’à se demander s’il existe un bilin guisme total, à cent pour cent; cela signifierait qu’une personne puisse employer chacune de ses deux langues, dans n’importe quelle situation, avec la même facilité, la même correction, la même capacité que les locuteurs indigènes. Et si de tels cas existent, il est difficile de voir comment ils pourraient intéresser le linguiste, parce que les phénomènes d’interférence se trouveraient alors exclus par définition 2. » iv Mais si Martinet écarte — et Vogt après lui — l’étude de ces faits de bilinguisme individuel parce qu’ils n’offrent qu’une matière d’intérêt secondaire, c’est d’un point de vue qui n’est pas le seul possible, et qui n’est pas celui où l’on se propose, ici, de se placer. Ce qui intéresse les deux linguistes, c’est que l’étude du bilinguisme — outre que celui-ci est une réalité linguis tique — est un moyen particulier de vérifier l’existence et le jeu des structures dans les langues. Notons que les bilinguismes individuels, quelque secondaires qu’ils soient, restent à cet égard un fait digne d’étude aux yeux de Martinet : « Ce serait une erreur de méthode, écrit-il, que d’exclure de telles situations dans un examen des pro blèmes soulevés par la diffusion des langues3 ». Cette atténuation de son jugement sur l’intérêt des bilinguismes1 3 2 1. Wcinreich, Ouvr. cit., pp. vm el vu. 2. Vogt H., Contact o/ languages, p. 369. Les passages soulignés le sont par le citateur. 3. Martinet, Diffusion of language, p. 7.
Linguistique et traduction
7
individuels se trouve aussitôt délimitée, toutefois, par l’exemple donné : « Le fait que Cicéron était un bilingue lutin-grec a laissé des traces indélébiles dans notre voca bulaire moderne *. » On admettra donc, ici, que la traduction, considérée comme un contact de langues dans des cas de bilinguisme assez spéciaux, n’offrirait sans doute au linguiste qu’une moisson maigre d’interférences ®, en regard de celle que peut apporter l’observation directe de n’importe quelle population bilingue. Mais au lieu de considérer les opérations de traduction comme un moyen d’éclairer directement certains problèmes de linguistique générale, on peut se proposer l’inverse, au moins comme point de départ : que la linguistique - et notamment la linguistique contemporaine, structu rale et fonctionnelle — éclaire pour les traducteurs euxmémes les problèmes de traduction. Au lieu de récrire (foutes proportions gardées) un traité de linguistique générale à la seule lumière des faits de traduction, on peut se proposer d’élaborer un traité de traduction à la lumière des acquisitions les moins contestées de la linguis tique la plus récente. Un tel projet se justifie au moins pour trois raisons : 1. L ’activité traduisante, activité pratique, importante, augmente rapidement dans tous les domaines, ainsi qu’en témoignent les chiffres publiés, particulièrement depuis l'.KJ2 par l’ Institut de coopération intellectuelle, et depuis Hl-18 par l’U.N.E.S.C.O. dans son Index Translationum annuel. Il serait paradoxal qu’une telle activité, portant1 1. Martinet, Diffusion'o/ language, p. 7. 7. Surtout si l'on ne perd pas de vue que, pour les spécialistes des contacts dn langues, l'interférence relient uniquement l’attention comme une saisie du moment initial de ce qui deviendra un emprunt, i La majorité de tels phéno mènes d’interférence sont éphémères et individuels •, dit H. Vogt (art. cité, p. ,'IGD). < Dans le langage, dit Weinreich, nous trouvons des phénomènes d'interférence qui, s'étant reproduits fréquemment dans la parole des lilllngucs, sont devenus habituels, Axés. Leur emploi ne dépend plus du hum anisme. Quand un locuteur du langage X emploie une forme d'origine étran gère non pas comme un recours fortuit au langage Y , mais parce qu’il l’a entendue employée par d'autres dans des discours en langue X , alors cet élément d’emprunt peut être considéré, du point de vue descriptif, comme èlunl devenu partie intégrante du langage X . > (Languages, p. 11.)
8
Les problèmes théoriques de la Iraduclion
sur des opérations de langage, continue d’être exclue d’une science du langage, sous des prétextes divers, et qu’elle soit maintenue au niveau de l’empirisme artisanal. 2. L ’utilisation des calculatrices électroniques comme possibles machines à traduire pose et va poser des pro blèmes linguistiques liés à l’analyse de toutes les opérations de traduction considérées comme telles. 3. L ’activité traduisante pose un problème théorique à la linguistique contemporaine : si l’on accepte les thèses courantes sur la structure des lexiques, des morpholo gies et des syntaxes, on aboutit à professer que la tra duction devrait être impossible. Mais les traducteurs existent, ils produisent, on se sert utilement de leurs pro ductions. On pourrait presque dire que l’existence dé la traduction constitue le scandale de la linguistique contem poraine. Jusqu’ici l’examen de ce scandale a toujours été plus ou moins rejeté. Certes l’activité traduisante, impli citement, n’est jamais absente de la linguistique1 : en effet, dès qu’on décrit la structure d’une langue dans une autre langue, et dès qu’on entre dans la linguistique comparée, des opérations de traduction sont sans cesse présentes ou sous-jacentes; mais, explicitement, la tra duction comme opération linguistique distincte et comme fait linguistique sui generis est, jusqu’ici, toujours absente de la science linguistique enregistrée dans nos grands traités de linguistique2. On n’imaginait peut-être qu’une alternative : ou condam ner la possibilité théorique de l’activité traduisante au nom de la linguistique (et rejeter ainsi l’activité traduisante dans la zone des opérations approximatives, non scienti fiques, en fait de langage) ; ou mettre en cause la validité des théories linguistiques au nom de l’activité tradui1. Roman Jakobson soutient même qu'il n’y a pas de comparaison possible entre deux langues, sans recours de (ait à des opérations constantes de traduction. (Linguistic aspects, p. 2 3 i). J. R. Firth a de son cé ti tenté d’attirer l’attention sur l'usage et l’abus des opérations non explicites de tra duction dans l’analyse linguistique (Linguistic analysis, p. 134). 2. A notre connaissance, J. P. Vinay et J. Darbelnet sont les premiers & s’être proposés d'écrire un précis de traduction se réclamant d’ un statut scienti fique. Mais ils intitulent encore leur ouvrage : Stylistique comparée du fran çais et de l’anglais.
Linguistique et traduction
9
santé l. On se propose, ici, de partir d’un autre point : qu’on ne peut pas nier ce qu’apporte la linguistique fonc tionnelle et structurale, d’une part; et qu’on ne peut pas nier non plus ce que font les traducteurs, d’autre part. Il faut donc examiner ce que veut dire et ce que dit exacte ment la linguistique quand elle affirme, par exemple, que « les systèmes grammaticaux sont [...] impénétrables l’un à l’autre a. » Examiner aussi ce que font exactement les traducteurs quand ils traduisent : examiner quand, comment et pourquoi la validité de leurs traductions n’est pas réellement mise en cause par la pratique sociale, alors que — théoriquement — la linguistique tendrait à la récuser.
CHAPITRE
II
U étude scientifique de l'opération traduisante doit-elle être une branche de la linguistique?
i Contrairement à ce que laisserait supposer le chapitre précédent, jusqu’à ces dernières années quiconque entre prenait d’étudier les problèmes posés par l'opération traduisante dans leur ensemble s’apercevait d’un fait assez surprenant : considérée comme un ordre de phéno mènes particuliers, comme un domaine de recherches ayant un objet sui generis, la traduction restait un secteur inexploré, voire ignoré. Elle souffrait de la même situation qu’un certain nombre de régions du savoir humain : se trouvant à l’intersection de plusieurs sciences — notam ment de la linguistique et de la logique, de la psychologie sans dou.te et de la pédagogie certainement — elle n’était considérée comme objet propre d’investigations par aucune de ces sciences. Certes, il y avait depuis longtemps des apprentissages d’interprètes, des cours d’interprètes, dont Cary a pu même esquisser l’histoire à grands traits, depuis l’École de Tolède ( x i i ® siècle)1 et le recrutement des drogmans français près de la Sublime Porte, jusqu’aux cours de l ’École des Langues Orientales1 2. Et — depuis moins de vingt ans presque toutes, cependant — les universités de Genève, Turin, Vienne, Paris, Louvain, Heidelberg, Mayence ont leurs instituts d’interprètes, comme celle de Naples a son cours d’interprètes à 1’ lslituto Orientale. Mais ces ,orga1. Dunlop D. M., The work of translation al Toledo, dans Babel, VI, 2, I960, pp. 55-59. 2. Cary, La traduction dans le monde moderne, pp. 137-140, notamment.
Linguistique et traduction
11
nismes enseignent la pratique des langues et la traduction comme activité pratique, sans qu’il soit jamais sorti de leur enseignement ni une théorie de la traduction, ni une étude des problèmes au moins que poserait cette théorie. Chose plus singulière encore concernant l’étude scien tifique de l’opération traduisante : alors que tout traité de 1 philosophie complet se doit d’inclure une théorie du langage, , cette dernière n’ofïrc jamais une étude sur la traduction considérée comme une opération linguistique, spécifique et courante cependant, révélatrice peut-être concernant le langage et sans doute la pensée. Les grands ouvrages récents de synthèse sur la linguistique, eux-mêmes, restent muets sur ce point. La traduction, comme phénomène et comme problème distinct de langage, est passée sous silence1. Chez Ferdinand de Saussure, chez Jespersen, chez Sapir et chez Bloomfield, il est difficile de relevér plus de quatre ou cinq mentions épisodiques, où le fait de la traduction comparaît de façon marginale, à l’appui d’un point de vue sans rapport avec lui, presque jamais pour lui-même : et le total de ces indications couvrirait à peine une page. Le corollaire parlant de cette ignorance est l’absence d’un article traduction dans les grandes encyclopédies : ni la française, ni l’anglaise, ni l’italienne, ni l’allemande 1 2 (qui consacrent un article à l’hérésie théolo gique minuscule du traducianisme) n’accordent une ligne à la traduction, son histoire et ses problèmes. Le Larousse du X X e siècle, seul, lui dédie vingt lignes un peu vieillottes. (En regard, il est intéressant de noter que l’Encyclopédie de Diderot lui consacrait un long article, qui faisait le point pour l’époque, avec des renvois nombreux et d’impor tance.) Les traducteurs n’ont donc disposé, sur leur activité, depuis deux millénaires, que de témoignages, certains très étendus, presque tous instructifs, plusieurs importants. 1. Une exception : dans Language and realilg (N. Y., 1951) ouvrage dont le sous-titre est : La philosophie du langage et les principes du symbolisme, Urban, \V. M., a consacré 5 pages (pp. 736-740) au Problème de la traduction en linguistique générale. 2. L’ Encyclopédie soviétique, 2* éd., 1955, résume à son article Perevod les idées de Fédorov, dont il sera parlé ci-dessous, et les discussions qu’elle9 ont suscitées. L’article traduction apparaît dans l’édition 1960-61 de la Britannica.
12
L es problèmes théoriques de la traduction
Les noms de Cicéron, d’Horace, de saint Jérôme, de Dante, d’Erasme, d’Étienne Dolet ,de Joachim du Bellay, d’Amyot, de Luther, de La Motte-Houdar, de Montesquieu, de Mm® Dacier, de Rivarol et de Pope; ceux de Chateau briand, de Paul-Louis Courier, de Goethe, de Schlegel et de Schopenhauer, de HumboI
Linguistique et traduction
13
Au contraire, A. V. Fédorov, isolant l’opération tradui sante afin d’en constituer l’étude scientifique (et de pro mouvoir une science de la traduction) pose en premier lieu qu’elle est une opération linguistique, un phénomène linguistique, et considère que toute théorie de la traduc tion doit être incorporée dans l’ensemble des disciplines linguistiques L Vinay et Darbelnet, suivant la même démarche, proposent a l’inscription normale [de la traduc tion] dans le cadre de la linguistique », et pour les mêmes raisons que Fédorov : ils considèrent que « la traduction est une discipline exacte, possédant ses techniques et ses problèmes particuliers », qui méritent d’être étudiés à la lumière des « techniques d’analyse actuellement à l’honneur [en linguistique]2 ». Cette candidature que la traduction pose à figurer dans un traité de linguistique générale — au même titre que le bilinguisme et le contact de langues, la géographie linguistique ou l’étymologie — s’est trouvée contestée dès le départ, et non par les linguistes, mais par les traduc teurs. Considérant la traduction surtout comme un art, ils nient qu’elle doive être définie comme une opération relevant strictement de la connaissance scientifique, et spécifiquement de l’analyse linguistique. C’est la position d’Edmond Cary, dont les arguments méritent d’être pesés, parce qu’il incarne une expérience de traducteur à l’échelon le plus élevé, qui s’étend depuis la traduction littéraire des chefs-d’œuvre poétiques, jus qu’à l’interprétation simultanée dans les grandes confé rences internationales. Selon lui, la thèse de Fédorov et de Vinay « résiste mal à l’épreuve des faits 3 ». La traduc tion, quand on en recense tous les aspects, dans toute leur complexité, ne paraît pas réductible à l’unité d’une définition scientifique entièrement justiciable de la linguistique. « La traduction littéraire n’est pas, dit-il, une opération linguistique, c’est une opération littéraire 4. » — Heldkamp, Karl, Théorie der Übersetzung, dans : Bôrsenblall far den deulsehen Buchhandel, Leipzig, 122, 1955, pp. 281-282. 1. Fédorov, A. V., Vvedenie v teorfu perevoda. V. notamment, pp. 17-18 et 21-22. 2. Vinay et Darbelnet, Stylistique comparée, p. 23. 3. Cary Ed., Comment faut-il traduire? [p. 4]. 4. Cary Ed., ouvr. cit., leçon 2 [p. 8].
14
Les problèmes théoriques de la traduction
La traduction poétique est une opération poétique : « pour. traduire les poètes, il faut savoir se montrer poète1 ». Une traduction théâtrale jouable est le produit d’une activité nôn pas linguistique, mais dramaturgique — sinon, comme le faisait remarquer Mérimée à propos de la traduction du Revizor « on aura beau traduire la langue, on n’aura pas traduit la pièce 1 2 ». Et le doublage cinématographique est un travail de dialoguiste, une opération spécifiquement ciné matographique, qui déborde la linguistique, puisque le choix des équivalents se trouve tyrannisé par l’obligation de respecter les mouvements de lèvres des acteurs, leur débit, leurs gestes, la musique, la situation définie par l’image visuelle, et même les réactions sociologiques propres à l’audi tion en groupe 3. Si l’on ajoute, comme le fait Cary 45 , que l’interprétation consécutive et surtout la simultanée, relèvent autant, sinon plus, des dons du mime et de l’ora teur que de ceux du polyglotte et du traducteur-écrivain, force est d’admettre avec lui qu’il est difficile d’enclore tous les faits de traduction dans une définition qui soit exhaustive et qui relève exclusivement de la linguistique. « La traduction, dit Edmond Cary, est une opération sui generis 8.» iv Ces vues d’Edmond Cary — comme celles des critiques soviétiques contre F édorov6 — à leur tour peuvent être contestées. En fait, elles nient moins la thèse de Fédorov et de Vinay qu’elles ne la limitent et ne la complètent, à juste titre 7. Elles accusent Fédorov, quant 1. Cary, Ed., Traduction et poésie, dans : Babel, vol. III, n° 1, 1957, p. 25. 2. Id., Comment faut-il traduire? Leçon 4 [p. 5]. 3. Id., Comment faut-il traduire f Leçon 6 [pp. 1-7]. 4. Id., La traduction dans le monde moderne, pp. 144-152. 5. Id., Comment faut-il traduire? Leçon 1, p. 4. Voir aussi : Cary, Théories soviétiques de la traduction, p. 186. 6. Id., ibid. 7. A la suite de ces discussions d’ailleurs, fédorov a marqué dans la deuxième édition de son ouvrage que la traduction peut être étudiée de beaucoup de points de vue (p. 15); que son ouvrage s’attache au cété linguis tique de la traduction (p. 16); que la linguistique ne saurait tout résoudre de la traduction, surtout les problèmes historiques (p. 17). < Dans le système des sciences linguistiques, écrlt-11 (p. 21), la théorie de la traduction est liée d’une part avec la linguistique générale, sur les thèses de laquelle, comme discipline généralisée, elle ne peut pas no pas se guider — et d’autre part avec la lexicologie, la grammaire, la stylistlquo et l’ hialoire des langues parti-
Linguistique et traduction
lo
à la formulation d’une théorie de la traduction, de tomber dans une « déviation linguistique », tandis que lui les accusait d’en offrir une « déviation littéraire ». Ce sont les deux excès, chacun consistant à voir un aspect seule ment d’une opération qui en compte au moins deux. Cary et les Soviétiques disent, en substance, que la traduction (littéraire, poétique, théâtrale, cinématographique etc...) n’est pas seulement une opération linguistique, qui puisse être épuisée par l’analyse scientifique des problèmes de lexique, de morphologie et de syntaxe. Fédorov, lui, met l'accent sur l’autre aspect : que la traduction est d’abord et toujours une opération linguistique; et que la linguisti que est le dénominateur commun, la baàe de toutes les opérations de traduction. C’est ce que reconnaît A. Leitès, selon qui « la traduction artistique est une entreprise d’ordre littéraire, et la connaissance linguistique n’est nécessaire que pour mieux pénétrer le texte origi nal 1 ». Cette concession suffit à le mettre d ’accord avec Fédorov. Mais cette concession, Cary ne la fait pas. Il estime que, quant aux différents genres de traduction, « le dénomi nateur commun linguistique ne reflète qu’une abstraction formelle, qui ne nous fait pas avancer d’un pas dans la réalité2 ». Sans nier lui non plus tout à fait que la linguisti que ait quelque chose à voir avec l’opération traduisante (« Pour traduire, il faut connaître les langues », admet-il; et la traduction n’est une opération littéraire qu’ « en fin de compte 3 ») il minimise le moment linguistique dans l’analyse de cette opération traduisante. Il le minimise même doublement. D’abord, il sous-estime, au moyen de comparaisons inexactes, l’apport que peut faire la linguistique à toute théorie de la traduction : « Polir compo ser de la musique, écrit-il, il faut connaître ses notes, pour culières données, dans leur essence et dans tous leurs aspects particuliers y compris la phonétique, par exemple dans la traduction des noms propres, dans la translittération, problème duquel est aussi tenue de s'occuper la théorie de la traduction; ou le problème de la traduction des différentes formes de vers, Immédiatement lié 6 la phonétique > (note 1, p. 21). 1. Cité par Cary, E., Théories soviétiques de la traduction, p. 187. 2. /
16
Les problèmes théoriques de la traduction
jouer du violon, il faut avoir un violon, pour écrire un romani il faut connaître une langue et aussi avoir du papier et une plume ou une machine à écrire [...] Pour traduire, il faut connaître des langues [...] Énoncer cela, c’est énoncer un truisme...1 ». Ensuite et surtout, Cary, pour nier l’apport de la linguistique à toute théorie de la traduction, restreint sa définition de la linguistique à celle de la linguistique descriptive formelle. Traducteur et non linguiste, il confond linguistique générale et linguistique descriptive, il ignore à côté de la linguistique interne l’existence d’une linguis tique externe (d’une psychologie linguistique, ou psycho linguistique, et d’une sociologie linguistique, ou socio linguistique), aussi bien que d’une stylistique dont les problèmes sont justement ceux qui le préoccupent en tant que traducteur. Croyant opposer la linguistique elle-même aux prétentions linguistiques de Fédorov et de Vinay concernant la traduction, Cary leur oppose que « les lin guistes eux-mêmes tendent à s’éloigner des conceptions étroitement formelles de naguère [?], pour concevoir la langue et ses différentes composantes'' comme autant de faits liés à tout un contexte culturel et se dissolvant en lui * ». Ce sont toutes les analyses linguistiques concernant la notion de connotation qu’il évoque alors sans le savoir, et tout ce qu’on appelle (sans doute à tort) la méialinguislique — c’est-à-dire des problèmes et des domaines que, pour des raisons de méthode, la linguistique isole de mieux en mieux, mais qui restent inclus dans la recher che linguistique au sens large du mot. La traduction (surtout dans les domaines du théâtre, du cinéma’3, de l’interprétation) comporte certainement des aspects franchement non-linguistiques, extra-linguis tiques. Mais toute opération de traduction — Fédorov a raison — comporte, à la base, une série d’analyses et d ’opérations qui relèvent spécifiquement de la linguistique, et que la science linguistique appliquée correctement peut éclairer plus et mieux que n’importe quel empirisme arti sanal. On peut, si l’on y tient, dire que, comme la méde cine, la traduction reste un art — mais un art fondé 1. Cary, Ed., Théories soviétiques de la traduction, p. 186. 2. Cary, Ed., Comment /aut-il traduire? Leçon 1 [p. 5]. 3. Voir Babel, VI, 3 (sept. 1960) : numéro spécial Cinéma et traduction.
Linguistique et traduction
17
sur une science. Les problèmes théoriques posés par la légitimité ou l’illégitimité de l’opération traduisante, et par sa possibilité ou son impossibilité^ ne peuvent être éclairés en premier lieu que dans le cadre de la science linguistique. Fédorov et Vinay ne disent et ne prétendent pas autre chose. ■
DEUXIÈM E
PARTIE
Les obstacles linguistiques
CHAPITRE
III
Inactivité traduisante à la lumière des théories sur la signification en linguistique i Vinay et Darbelnet soulignent, avec raison, que « le traducteur [...] part du sens et effectue toutes ses opérations de transfert à l’intérieur du domaine séman tique 1 ». On peut donc avoir l’opinion que l’objection théorique la plus forte — soit contre la légitimité, soit même contre la possibilité de toute traduction — pro viendra de la critique à laquelle un certain nombre de linguistes modernes, Saussure, Bloomfield, Harris, Hjelmslev, ont soumis la notion classique du sens d’un énoncé linguistique. L ’analyse de Saussure ébranle la notion traditionnelle, empirique, et souvent implicite : « Pour certaines per sonnes, écrit-il, la langue, ramenée à son principe essen tiel, est une nomenclature, c’est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses [...]. Cette conception [...] suppose des idées toutes faites préexistant aux m ots1 3. » 2 Mais, écrit-il encore (et sa réflexion touche directèment la traduction), « si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d’avance, ils auraient chacun, d’une langue à l’autre, des correspondants exacts pour le sens : or il n’en est pas ainsi8 ». Martinet, plus de quarante ans après Saussure, estime encore utile de combattre cette notion de langue-réper toire 4, comme il la nomme, déjà dénoncée par le Cours. « Selon une conception fort naïve, mais assez répandue, 1. 2. 3. 4.
Vinay et Darbelnet, Stylistique comporte, p. 37. Saussure, Cours, p. 87. Saussure, Ouvr. clt., p. 101. Martinet, Eléments, p. 14.
22
Les problèmes théoriques de la traduction
une langue serait un répertoire de mots, c’est-à-dire de productions vocales (ou graphiques), chacune correspon dant à une chose : à un certain animal, le cheval, le réper toire particulier connu sous le nom de langue française ferait correspondre une production vocale déterminée que l’orthographe représente sous la forme cheval; les différences entre les langues se ramèneraient à des diffé rences de désignation : pour le cheval, l’anglais dirait horse et l’allemand Pferd; apprendre une seconde langue consisterait simplement à retenir une nouvelle nomencla ture en tous points parallèle à l’ancienne L » « Cette notion de langue-répertoire, ajoute Martinet, se fonde sur l’idée simpliste que le monde tout entier s’ordonne, antérieurement à la vision qu’en ont les hommes, en catégories d’objets parfaitement distinctes, chacune rece vant nécessairement une désignation dans chaque langue a. » Le monde étant considéré comme un grand magasin d’objets, matériels ou spirituels, bien séparés, chaque langue en ferait l’inventaire avec un étiquetage propre, une numérotation particulière : mais on pourrait toujours passer sans erreur d’un inventaire à l’autre, puisque, en principe et grosso modo, chaque objet n’aurait qu’une étiquette, et que chaque numéro ne désignerait qu’un article dans le même magasin donné d’avance à tous les faiseurs d’inventaires. Saussure ne conduit pas la critique de cette notion traditionnelle au nom de l’existence d’étiquettes identiques pour des choses distinctes (homonymes), ou de numéros multiples pour une même chose (synonymes). Dans ces cas, statistiquement peu nombreux pour chaque langue, la possibilité de confronter chaque fois les numéros ou les étiquettes avec la chose correspondante éluciderait l’obscurité des répertoires, et ferait concorder les inven taires, au moyen de quelques dérogations au principe. Il n ’en est pas ainsi, dit Saussure, et le défaut de cette notion de langue-nomenclature, c’est qu’elle « laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est bien loin d’être v rai3 ». 1. Martinet, Eléments, p. 14. 2. Id., Ibid., p. 15. 3. Saussure, Ouvr. cit., p. 97.
Les obstacles linguistiques
23
Le rapport entre chose et mot se trouve établi par une opération beaucoup plus complexe. Cette opération n’est même pas décrite par la formule saussurienne, souvent citée, selon laquelle « le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acous tique 1 ». En ce qui concerne le problème qui noi>3 occupe ici, cette formule, supposant donné (par la psychologie) le rapport qui unit les concepts aux choses, substituerait seulement le répertoire des concepts au répertoire des choses. « Quand j'affirme simplement qu’un mot signifie quelque chose, quand je m’en tiens à l’association de l’image acoustique avec un concept (précise Saussure lui-même), je fais une opération qui peut dans une cer taine mesure être exacte et donner une idée de la réalité; mais en aucun cas je n’exprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur1 23 . » Quelle est donc cette opération complexe (qui seule révélerait l’ampleur et l’essence du fait linguistique), au moyen de quoi le sens s’associe au mot, le signifié au signi fiant? Pour Saussure, le sens d’un mot dépend étroitement de l’existence ou de l’inexistence de tous les autres mots qui touchent ou peuvent toucher la réalité désignée par ce mot : le sens du mot redouter se voit délimité par l’exis tence d’autres mots tels que craindre, avoir peur, etc... dont l’ensemble forme, non pas un inventaire par addi tion, mais un système, c’est-à-dire une espèce de filet dont toutes les mailles sémantiques sont interdépendantes. Si l’on déforme une maille, toutes les autres se déforment par contrecoup : r La partie conceptuelle de la valeur [d’un terme] est constituée uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue*. » Si certains mots du système redouter, craindre, avoir peur, être effrayé, trembler que, n’êlre pas tranquille pour, etc... n’existaient pas en français, le sens du signifiant « craindre », par exemple, recouvrirait toute l’étendue de ces signi fications apparentées. Saussure exprime ce fait, essentiel aux yeux de la linguistique, de la façon suivante : r Dans 1. Saussure, Ouvr. clt., p. 98. 2. Id., ibid., p. 162. 3. Id., ibid., p. 162.
24
L es problèmes théoriques de la traduction
tous ces cas nous surprenons donc, au lieu d’idées données d’avance, [des valeurs émanant du système. Quand on dit qu’elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas L » Prenons encore un exemple très simple pour illustrer cette vue capitale. Un petit citadin moyen de dix ans, pour désigner toutes les productions végétales qu’il classe très vaguement comme herbacées dans la campagne, dispose en général de deux mots, mettons : blé, herbe. Toute production herbacée, dans un terrain bien délimité, visiblement travaillé, pour lui, c’est du blé; dans un ter rain, même bien délimité, mais dont le sol ne parait pas avoir subi de façon culturale, pour lui, c’est de l’herbe. Tout ce qui n’est pas l'herbe est du blé; tout ce qui n’est pas du blé, de l’herbe. Si notre petit citadin, par hasard, apprend à distinguer l'avoine à son épi, par différence tout ce qui n’est pas avoine reste blé. Mais s’il apprend encore à distinguer l’orbe à son épi, le blé, ce sera toujours le reste, qui n’est ni orge ni avoine. Enfin, le jour où il distinguera le seigle è son épi, le blé sera ce qui n’est ni orge, ni avoine, ni seigle ; le seigle, ce qui n’est ni blé ni orge, ni avoine, etc... Au lieu du système à un seul terme indifférencié (l’herbe du petit citadin de six ans, par exemple), il possède un système lexical à cinq termes interdépendants, se définissant chacun par opposition à tous les autres, et ceci dans les limites de ses besoins réels de communication linguistique : à Paris, il ne savait pas nommer chaque céréale par son nom, parce qu’il n'était pas en situation d’avoir besoin de la nommer. (Son système risque encore de lui faire nommer blé un champ de riz jeune en Camargue, ou de jeune maïs en Dordogne ou de sorgho dans le Vaucluse.) Maintenant, son pouvoir de nomination différentielle des céréales correspond à sa pratique sociale de petit citadin en vacances au nord de Lyon, capable de nommer ce qu’il voit. Mais1 1. Saussure, Ouvr. clt., p. 162.
Les obstacles linguistiques
25
le même système des céréales, ou des herbes, est suscep tible, selon le même processus, de se compliquer encore, pour des gens — ce petit garçon devenant ingénieur agro nome, ou vendeur de semences — dont la pratique sociale est liée à une détermination différentielle plus poussée du même champ de réalité à nommer. De ce filet à une seule maille du petit citadin qui débarque à la campagne, ils feront un filet à dizaines de mailles, de formes et de tailles différentes, qui couvrira la même surface sémantique; c’est-à-dire qui désignera la même quantité de réalité dans le monde extérieur, mais connue, c’est-à-dire orga nisée, ou qualifiée autrement, — ordonnée de plus en plus, selon des différenciations de plus en plus poussées. Saus sure a pleinement raison quand il définit la valeur d’un terme comme étant ce que tous les autres termes (du système) ne sont pas. Là où le petit citadin dit : de l’herbe, le producteur distingue et nomme cinquante-trois variétés de vingt-trois espèces : agroslide, alpiste, brome, canche, carthame, crolelle, cynodon, dactyle, féluque, fléole, fromental, lotier, lupin, mélilol, millet, minette, palurin, pimprenelle, psylle, ray-grass, spergule, trèfle et vulpin \ par le processus génétique qui vient d’être analysé : système dont tous les termes se tiennent, car si le spécialiste ne sait pas distinguer les sept variétés de flouves, par exemple, six mailles sautent dans son système à cinquante-trois mailles, mais la maille unique restante couvre la même surface sémantique que les sept noms de flouve qui seraient pos sibles. On apercevra sans doute mieux, par ces exemples, l’abîme qui sépare la notion saussurienne de la nomination comme « système », d’avec la notion traditionnelle de la langue comme nomenclature, ou répertoire. Notion tra ditionnelle qui remontait peut-être à la Bible, décrivant la nomination des choses comme une attribution de noms propres : « Et Dieu nomma la lumière Jour, et les ténèbres, Nuit [...]. Et Dieu nomma l’étendue, Cieux [...] Et Dieu nomma le sec, Terre; il nomma l’amas des eaux, Mers » (Genèse, I, 5-8-10). « Or l’Éternel Dieu avait formé de la terre toutes les bêtes des champs, et tous les oiseaux1 1. Gramlniet el ligumlneu«e* Catalogue Vilmorin, 1959.
26
Les problèmes théoriques de la traduction
des deux : puis il les avait fait venir vers Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait : et que le nom qu’Adam donnerait à tout animal vivant fût son nom. Et Adam donna les noms à tous les animaux domestiques, et aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs... » (Genèse, II, 19-20) 1. A ce propos, quelle que soit l’intention finale de Platon dans le Cralyle, il faut aussi souligner la place énorme, dans ce dialogue, des exemples tirés des noms propres (quarante-neuf exemples sur cent trenteneuf, plus du tiers) pour exposer une théorie des noms communs, c’est-à-dire de la nomination des choses en général; et plus important que le nombre d’exemples, le fait que Platon parte du nom propre, base tout son exposé sur le nom propre, passe indifféremment du nom propre au nom commun, comme si ces deux opérations de nomination pouvaient être assimilées. La Bible et le Cratyle, qui tiennent une grande place dans l’origine de notre notion traditionnelle de langue-répertoire, illus trent aussi le processus mental archaïque par lequel l’assi gnation des noms aux choses (et des sens aux mots), se voyait conçue comme un baptême et comme un recen sement. La critique de Saussure ébranle donc profondément la vieille sécurité des personnes pour qui la langue est une nomenclature, un répertoire, un inventaire. Toutefois, l’analyse saussurienne de la notion de sens n’entame pas la validité des opérations de traduction, parce que, fondée sur la psychologie classique, elle ne met vraiment nulle part en doute la nature universelle des concepts — quel qu’en soit le découpage en valeurs — qui reflètent l’expé rience humaine universelle. Tout au plus cette analyse, précieuse en soi, démontre que, dans le signe linguistique, le rapport entre l’image acoustique et le concept est beau coup moins simple qu’on ne l’imaginait. Comme dit aussi Z. S. Harris qui combat, à son tour, en 1956, la même vieille notion, la langue n’est pas a bag of uiords a, un sac1 2 1. La Sainla Bible, à Genève, pour la Compagnie des Libraires, 1712, pp. 1-3. 2. Harris, Dislribulional Structures, p. 156. B. L. Whorf a aussi combattu l’erreur de ceux qui supposent que le langage n’est rien d ’autre qu’ un empi lement de noms [a piling up of teintions] [Language, p. 83).
Les obstacles linguistiques
27
de mots, c’est-à-dire un sae-à-mots, où l’on pourrait puiser les mots un par un, comme on puise les caractères d'imprimerie un par un dans la casse du typographe : c’est une suite de tables de systèmes, à partir desquelles on doit, dans chaque cas particulier, recalculer des corres pondances. La critique saussurienne du sens explique tout au plus, scientifiquement, pourquoi la traduction mot pour mot n’a jamais pu fonctionner de façon satis faisante : parce que les mots n’ont pas forcément la même surface conceptuelle dans des langues différentes. ii La critique de Bloomfield, elle, apparaît radicale. Afin de fournir à la notion de sens une base objective, en effet, Bloomfield élimine, en premier lieu, tout recours aux mots pensée, conscience, concept, image, impression, sentiment, comme autant de notions non encore véri fiées scientifiquement. Pour avoir le droit d ’utiliser ces mots dans une sémantique scientifique (une science des significations), nous devrions avoir une psychologie scien tifique, c ’est-à-dire une explication totale des processus dont le cerveau du locuteur est le siège. Or, dit Bloom field, nous en sommes encore très loin. Voulant donc éviter toute définition mentaliste de la notion de sens, il a recours à la définition behaviouriste : le sens d’un énoncé linguistique est « la situation dans laquelle le locuteur émet cet énoncé, ainsi que le comportement-réponse que cet énoncé tire de l’auditeur1 ». Cette définition, méthodologiquement, ne laisse pas d’être remarquable. C’est elle, à bien considérer les choses, qui fonde les recherches au terme desquelles on peut parler de la communication animale. C’est elle aussi qui rend compte de l’acquisition fondamentale du contenu du langage par l’enfant, type d’acquisition qui devrait chaque fois étonner, si l’on y songeait bien : l’enfant qui naît arrive aussi étranger à la terre que l’habitant d’une autre planète. Comparée aux autres moyens dont nous disposons pour apprendre des langues, l’originalité de ce qui se passe chez l’enfant nous est dissimulée quand nous disons qu’il apprend à parler, comme nous disons 1. Bloomfield, Language, p. 139.
28
Les problèmes théoriques de la traduction
des adultes qu’ils apprennent à parler le russe ou l’anglais. En fait, chose toute différente, il apprend à communi quer, pour la première fois. Mais, disait déjà Jespersen, pour ce faire, « l’enfant bénéficie d’un autre avantage inestimable : il entend la langue dans toutes les situa tions possibles, et dans de telles conditions que langage et situation correspondent toujours exactement l’un à l’autre et s’illustrent mutuellement l’un l’autre 1 ». La définition de Bloomfield se trouve matérialisée dans le fait que nous pouvons lire certaines langues mortes sans pouvoir les traduire parce que toutes les situations qui pouvaient nous donner le sens de ces langues ont disparu avec les peuples qui les parlaient. Mais sa définition, de l’aveu de Bloomfield lui-même, amène à dire que la saisie du sens des énoncés linguis tiques est scientifiquement impossible, puisqu’elle équi vaut, reconnaît-il, à postuler « guère moins que l’omni science 2 1 ». En effet, « l’étude des situations des locuteurs et des comportements-réponses des auditeurs est équi valente à la somme totale des connaissances humaines 3 ». « Les situations qui poussent les gens à proférer des énon cés linguistiques comprennent tous les objets et tous les événements de leur univers. Afin de donner une défi nition scientifiquement exacte de la signification de chaque énoncé d’une langue, il nous faudrait avoir une connais sance scientifique exacte de toute chose dans le monde du locuteur 4 », dit Bloomfield. Et dans la connaissance de ce monde du locuteur, il inclut non seulement « les processus macroscopiques qui sont à peu près les mêmes chez tout le monde et qui présentent une importance sociale » (marcher, rire, avoir peur, avoir mal à la tête, etc...), mais aussi « ces sécrétions glandulaires et ces mouvements musculaires obscurs, hautement variables et microscopiques [...], très différents de l’un à l’autre locuteur, mais qui n’ont pas d’importance sociale immé diate et ne sont pas représentés par des formes linguis 1. Jespersen, O., Languagc, p. 142. 2. Bloomfield, Language, p. 74. 3 Id., ibld., p . 74. 4 . Id., Ibid., p . 139.
L es obstacles linguistiques
29
tiques conventionnelles 1 ». Tout le monde sera d’accord avec Bloomfield pour conclure que « l’étendue véritable de la connaissance humaine est très petite en comparai son * ». Concernant le sens des énoncés linguistiques ainsi défini, force nous est également de reconnaître que « notre connaissance du monde dans lequel nous vivons est si imparfaite que nous ne pouvons que rarement rendre un compte exact de la signification d’un énoncé® »; et que « la détermination des significations [des énoncés] se trouve être, par conséquent, le point faible de l’étude du langage, et qu’elle le restera jusqu’à ce que la connais sance humaine ait progressé bien au-delà de son état présent1 4 ». 3 2 La théorie bloomfieldienne en matière de sens impli querait donc une négation, soit de la légitimité théorique, soit de la possibilité pratique, de toute traduction. Le sens d’un énoncé restant inaccessible, on ne pourrait jamais être certain d’avoir fait passer ce sens d’une langue dans une autre. Mais une telle définition du sens, aux yeux de Bloom field lui-même, exprime une procédure idéale, un absolu qui sera très progressivement approché par le chemine ment de l’humanité vers plus de connaissance à travers des siècles et de3 siècles. C’est actuellement, pour des raisons méthodologiques et provisoires, que la saisie du sens est, scientifiquement parlant, impossible; c’est donc actuellement que la traduction est, au sens scientifique, impossible. En attendant, Bloomfield, en tant que lin guiste, passe outre à sa propre exigence théorique en tant qu’épistémologiste. Il renonce à fonder la séman tique et la linguistique en vérifiant la signification de chaque énoncé par sa récurrence constante entre tel énoncé linguistique et telle situation objective, toujours la même, exhaustivement connue. Il existe un véritable postulat de Bloomfield (jamais assez mis en relief au cours des discussions) qui justifie la possibilité de la science 1. Bloomfleld, Language, pp. 142-143. 2. Id., ibid., p . 139. 3. H , ibid., p . 74. 4. Id., ibid., p . 140.
30
Les problèmes théoriques de la traduction
linguistique en dépit de la critique bloomfieldienne de la notion de sens, postulat qu’on doit toujours remettre au centre de la doctrine bloomfieldienne après l’avoir critiquée : « Comme nous n’avons pas de moyens de défi nir la plupart des significations, ni de démontrer leur constance, nous devons adopter comme un postulat de toute étude linguistique, ce caractère de spécificité et de stabilité de chaque forme linguistique, exactement comme nous les postulons dans nos rapports quotidiens avec les autres hommes1. Nous pouvons formuler ce pos tulat comme l’hypothèse fondamentale de la linguistique, sous cette forme : Dans certaines communautés (commu nautés de langue), il y a des énoncés linguistiques qui sont les mêmes quant à la forme et quant au sensa. » Ce qui signifie, en d’autres termes, que « chaque forme linguistique a une signification spécifique et constante 1 3 ». 2 En fin de compte, après un long circuit, qui n'a pas été inutile en ce qu’il nous a mieux renseignés sur les limites scientifiques de la notion de sens, Bloomfield aboutit à légitimer tous les moyens que la pratique sociale utilise afin de s’assurer de la constance (relative) et de la spécificité (relative) de la signification propre à chaque forme linguistique : désignation de la chose, ou bien définition du terme, ou bien même sa traduction4. La critique bloomfieldienne, elle non plus, ne peut pas être considérée comme fondant théoriquement l’impossibi lité de traduire; et là traduction reste pratiquement possible pour la même raison que la linguistique bloomfieldiennc reste possible : en vertu du postulat de Bloom field. iii Sur les traces de Bloomfield, essayant d’aller plus loin dans la rigueur en se passant du postulat de Bloomfield, une autre école essaie de fonder ses analyses du langage en faisant abstraction du Sens : il s’agit de la linguistique distributionnellc. Cette condamnation de tout recours au sens, ici aussi, 1. 2. 3. 4.
Souligné par le cilatcur. Bloomfield, Ouvr. cit., p. 141. Id., ibid., p. 145. Id., ibid., p. 140.
Les obstacles linguistiques
31
vise à donner plus de rigueur scientifique encore à lu description des structures qui constituent les langues. Comme Bloomfield, on récuse ici la sémantique, non pour des motifs a priori, mais pour des raisons de fait : parce que c’est la partie de la linguistique où les acquisitions sont les moins solides et les moins nombreuses. L ’analyse distributionnelle, en face d’un corpus lin guistique, se place donc volontairement dans la situa tion qui, par force, est celle d’un décrypteur en face d’un cryptogramme. Au lieu que le sens fournisse le point de départ de l’analyse du texte, c’est l’analyse formelle du texte qui doit permettre de remonter finalement jusqu’au sens. Comme le décrypteur fonde sa recherche sur la statistique des fréquences des lettres, des lettres doubles et des groupements de lettres dans le crypto gramme, pour la rapprocher des corrélations statistiques connues entre les fréquences et les configurations des diverses lettres, fréquences et configurations caracté ristiques dans chaque langue, — ainsi l’analyse distribu tionnelle essaie de retrouver l’ensemble des structures qui gouvernent une langue donnée, par l’étude des dis tributions des éléments dans le texte. Une analyse, ainsi conduite, du français comme une langue inconnue, révé lerait assez vite des séries de formes linguistiques telles que, par exemple : imprime, comprime, déprime, prime, réprime, supprime, qui permettraient d’isoler l’élément formel prime; tandis qu’une série : comprime, compare, comprend, combat, commue, dégagerait l’élément com, et ainsi de suite. Toute la langue du corpus en question, théoriquement, se trouverait décrite par l’inventaire de toutes les distributions de tous les éléments isolés, les uns par rapport aux autres. Même en admettant qu’on puisse analyser ainsi l’ensemble de tous les systèmes de corrélations qui constituent la structure d’une langue, et sans introduire aucune préconception d’aucune sorte, surtout quant au sens, Martinet fait justement cette remarque préjudicielle : « En fait, aucun linguiste ne semble s’être avisé d’analyser et de décrire une langue à laquelle il ne comprendrait rien. Selon toute vraisem blance, une telle entreprise réclamerait, pour être menée à bien, une consommation de temps et d'énergie qui
32
L es problèmes théoriques de la traduction
a fait reculer ceux-là mêmes qui voient dans cette méthode la seule qui soit théoriquement acceptable K » De plus |Martinet2, puis Frei3, ont démontré que le critère distributionnel ne décrit pas exhaustivement, ni toujours à coup sûr, les structures d’une langue : il ne peut pas distinguer, par exemple, les différences de fonction de l’élément de dans la même série distributionnelle : (to) déclaré, debauch, décrépit, demenled, etc..., ni de l’élément ceive dans la série : conceive, deceive, receive, etc...; tandis que sa méthode devrait lui faire isoler les éléments fl et gl dans des séries telles que /lare, flimmer, et glare, glimmer. Rien, dit Frei, ne peut permettre au di'stributionaliste de deviner que les analyses formelles des termes é-tager et par-lager, é-taler et dé-taler, en-tamer et ré-tamer sont agencées selon des corrélations distributionnelles entièrement fausses à partir d’éléments non reconnus, donc mal isolés; d’ailleurs, dit aussi Frei, si Harris ne connaissait pas le sens des mots par ailleurs, il pourrait isoler, dans les termes, d’autres éléments tels que : conc-eive et rec-eioe, cons-ist et res-isl. Harris, à qui l’on doit l’exposé le plus notoire sur l’analyse linguistique distributionnelle, a donc été conduit à réintroduire la prise en considération du sens comme critère adjoint de cette espèce d’analyse. Après avoir posé que # la principale recherche de la linguistique des criptive et la seule relation que nous accepterons comme pertinente dans la présente étude est la distribution ou l’arrangement à l’intérieur de la chaîne parlée, des différentes parties ou particularités les unes par rapport aux autres 4 », il écrit que le sens peut être utilisé « au moins comme une source d’indices * ». Ensuite, comme complément de l’analyse distributionnelle (« Étant donné un nom, par exemple doclor, on emploiera les adjectifs qui font sens avec lui ») ®. Enfin, comme une des procé1. Martinet, Éléments, p. 40. 2. ld., Compte rendu de E. Nida, Morphology: The descriptive analysis 0/ mords, dans : Word, l. VI (année 1950), n° 1, pp. 84-87. 3. Frei, Critères de délimitation, pp. 136-145. 4. Harris, Melhods, p. 5. i 5. ld., ibid., p. 365, note 6. 6. Harris, Dislribulional structure, p. 155. Les mots soulignés le sont par le cilateur : le chapitre dont la citation est extraite s'intitule : Meaning as a funclion oj distribution, pp. 155-158.
Les obstacles linguistiques
33
dures possibles entre d’autres : « Les méthodes qui ont été présentées dans les chapitres précédents, dit-il, pro posent les investigations distributionnelles [sur un corpus] comme solutions de rechange [alternatives] aux consi dérations sur le sens1 ». L ’examen des tâtonnements et des repentirs théoriques de Harris concernant l’emploi de la notion de sens en linguistique descriptive, si l’on voulait le traiter comme un problème en soi, pourrait être plus détaillé. Signalons encore que Harris convient sur un point de l’impossi bilité d’une analyse linguistique sans recours au sens : « En acceptant ce critère de la réponse du locuteur [pour dégager des phonèmes], admet-il, nous rejoignons l’appui sur le sens, qui est habituellement requis par les linguistes. Quelque chose de cet ordre est inévitable, au moins à l’étape actuelle de la linguistique : outre les données concernant les sons nous avons besoin de données rela tives à la réponse du locuteur1 2 ». Plus loin, dans un Appen dice de dix pages intitulé : Le critère du sens3, il tente de minimiser ce recours : « On notera que même quand la signification est prise en considération, il n’est nulle ment besoin d’une formulation détaillée et complète de la signification d’un élément, et encore moins de ce que le locuteur entendait signifier quand il l’a énoncé. Tout ce qui est nécessaire, c’est que nous trouvions une différence régulière entre deux ensembles de situations [...] Naturellement, plus cette différence est exactement, finement, détaillément établie, mieux cela vau t45 . » Se fondant sur l’intuition du linguiste pour apprécier des « différences régulières » entre ensembles de situations non linguistiques (et même des différences exacte ment, finement, détaillément établies) Harris ne voit pas son erreur logique : déterminer des différences de sens suppose résolus les problèmes de détermination du sens lui-même6. Harris minimise aussi le rôle du sens 1. Harris, Melhods, p. 365, note 6. 2. /
34
Les problèmes théoriques de la traduction
comme indice, parce que, dit-il, les renseignements four nis par cet indice doivent être ultérieurement vérifiés par les techniques d’analyse distributionnelle l . Dans un dernier cas, celui de la séparation de deux dialectes ou de deux langues entremêlées dans un corpus bilingue, Harris est dans l’impossibilité, pratiquement, d’éviter le recours au sens : « Ou bien, dit-il, nous pouvons sépa rer ces fragments de discours, qui peuvent être décrits au moyen d’un système relativement simple et cohérent, et dire que ce sont des échantillons de l’un des dialectes, tandis que les fragments de l’autre sont des échantillons d’un autre dialecte. Nous pouvons le faire habituellement sur la base d’une connaissance des différents dialectes des autres communautés2. » Par de telles atténuations, si latérales soient-elles dans son texte, Z. S. Harris rejoint la position de ses critiques : Frei qui déclare : « Jusqu’à ce jour, quarante ans après l’enseignement de Saussure, les linguistes n’ont pas encore réussi à découvrir une méthode qui permettrait de délimiter les monèmes sans tenir compte du signifié3 »; Cantineau qui, plus généralement, pose que « la langue étant un sys tème de signes vocaux utilisés pour se comprendre à l’inté rieur des groupes humains, ce qui contribue à la signification de ces signaux est ce qu’il y a en eux de [...] « pertinent4 ». L ’analyse distributionnelle 5, ainsi réduite à sa dimension théorique correcte, apparaît comme une formulation trop extrême de la vieille méthode combinatoire, proposée, dès le x v m e siècle, par l’abbé Passeri et employée pour lions interpersonnelles [sociafj dans lesquelles Us se produisent. » Ibid., p. 187. 1. Harris, Melhods, p. 189. 2. Id., ibid., pp. 9-10. 3. l'rel, Critères de délimitation, p. 136. 4. Cantineau, Compte rendu de Harris, Melhods in structural linguislics, dans le B.S.L., t. L (année 1954), fasc. 2, p. 6. 5. Les tâtonnements et le6 repentirs théoriques ne sont pas propres à Harris parmi les < distributionalistes >. C. C. Fries, dans The structure of English, critique le recours au sens en analyse structurale {ibid., p. 8), mais précise aussitôt que t nouB devons saisir assez de la signification de6 énoncés [...] pour décider si deux éléments sont les mêmes dans un aBpect particulier de signification, ou différents • (note C, p. 8). La note 6, pp. 74-75, répète que l'usage de la technique distributionnelle • demande toujours un contrôle de certains traits de signification ». La même expression reparaît encore une fois, p. 363 fwilh enough contrat of meaning).
Les obstacles linguistiques
35
accéder aux langues non déchiffrées1. C’est sur des cas comme l’étrusque qu’on pourrait vérifier si cette théorie fonctionne, car toutes les fois qu’on l’applique à des langues dont le linguiste connaît les significations par ailleurs, il est établi qu’il ne peut pas se comporter comme s’il ignorait ces significations. L ’analyse distributionnelle appliquée au corpus connu de textes étrusques, permettrait de vérifier si, en conclusion, nous nous retrouverions ou non devant un formulaire impeccable de combinaisons, mais dont nous ne saurions toujours pas à quoi appliquer les formules — ou devant une description de l’étrusque qui soit utilisable (à la lettre, il faut imaginer un volume rempli de signes et de calculs algébriques, dont nous restituerions toute la logique, mais dont nous ne posséderions pas les valeurs, de sorte qu’il serait impossible de deviner si elles concernent le cubage du bois, la résistance du ciment vibré, le débit des liquides dans des conduites, etc... sauf si nous avions, d’autre part, des notions en ces matières). Relativement à notre problème (qui est d’explorer toutes les théories linguistiquès modernes afin de vérifier si, détruisant toute confiance dans notre aptitude à traiter intelligemment du sens des énoncés linguistiques, elles atteignent la légitimité de la traduction), les concessions des distributionalistes valent en elles-mêmes, quelles que soient leur place et leur dimension dans la théorie des auteurs : les significations — c ’est-à-dire la sémantique — chassées, non sans bonnes raisons, par la porte théorique, rentrent dans la linguistique distributionaliste elle-même, et non sans autres bonnes raisons, par la fenêtre de la pratique. iv Hjelmslev, avec une intention très différente au départ, arrive à des positions, sur le sens, apparemment 1. ■Tout ce qu’on sait de l'étrusque a été patiemment conquis sur l’obscu rité de9 textes par la méthode combinatoire : il 6'agit d’assurer l’interpréta tion des mots, de leur sens et de leur fonction, par l’étude exclusive des tex tes mêmes, en écartant par principe tout rapprochement avec d'autre9 langues ». (E. Benveniste, dans : A . Melllet et M. Cohen, Les langues du monde, Paris, C.N.B.S. 1952, p. 214). G. B. Passerl avait déjà bien formulé la liaison de cette méthode avec celle du décryptage : • La vole la plus sQre pour découvrir une chose si incertaine [le sens de l’étrusque] est celle-là même par laquelle ont été tant de fols déchiffrés des messages chiffrés, même sans la clé, c’est-à-dire à force de combiner... » Cité par G. Dcvoto, Knciclopedia ilaliana, i X IV , p. 517.
36
L es problèmes théoriques de la traduction
très semblables à celles de Bloomfield et de Harris. Et, pour d’autres motifs, il aboutit à préconiser de construire une théorie de la linguistique, lui aussi, en refusant toute utilisation des significations. Pour lui, le langage offre à notre observation deux subs tances : la substance de l’expression, généralement considérée comme physique, matérielle, analysable en sons par la physique et la physiologie, mais étudiée par Hjelmslev uniquement dans sa valeur abstraite : les relations entre les différences élémentaires qui font que ces sons devien nent utilisés comme éléments de signaux (nous n’en parle rons plus ici); la substance sémantique, ou substance du sens, ou substance du contenu. Cette dernière est, par elle-même, informe au sens propre du mot. Qu’on prenne une série d’expressions connues pratiquement comme exprimant des situations synonymes : Fr. : Je ne sais pas1', Angl. : I do not know; Ail. : Ich weiss es nicht; It. : Non so ; Russe : Ja ne znaju, etc... Qu’on analyse et qu’on numérote le découpage de ces expressions selon les marques du sens : 1 = je 1' = flexion verbale indiquant spécialement la première personne du singulier 2 = sais 3 = négation exprimée en un seul mot 3 3' 1 g 3 " [ = négation exprimée en deux mots 4 = négation exprimée par un auxiliaire, type do 5 = objet de la négation. Fr.
Angl
AU. Ital. Russe
1
3
2
3'
11
4 3
3 3"
2 2
1 3 1
2 2 3
5 1' 2
3
(si do est analysé comme auxiliaire) (si do not est analysé comme négation à deux termes)
1'
1. Cet exemple est adapté de Hjelmslev (Prolegomena, pp. 31-32).
Les obstacles linguistiques
37
On aperçoit que »e sens est littéralement construit (bâti, disposé, organisé) c’est-à-dire formé de façon diffé rente selon les langues. Hjelmslev en conclut qu’il existe, à côté de la substance du contenu (postulée comme étant la même dans les cinq énoncés), une forme du contenu qui peut varier et qui varie visiblement en fait, selon les langues. Ici, la même substance du contenu reçoit cinq formes dont aucune ne coïncide avec le découpage des quatre autres. Le même liquide, selon l’image de Martinet — et vraisemblablement le même volume de ce liquide1 — est mis dans cinq récipients de forme assez différente. Supposons encore que la substance du sens, pour être transmise, doive être projetée sur un écran structuré (c’est-à-dire, ici, quadrillé); la projection se ferait, pour chaque langue, en des zones différemment localisées de l’écran et, de plus — ce qui n’est pas repré sentable graphiquement — selon les séquences temporelles différentes (indiquées, ici, par l’ordre a, b, c, d, e).
Le point de vue de Hjelmslev, entièrement vérifié dans les faits, comme on le voit, c’est que « la substance [du contenu], [le sens], étant par elle-même, avant d’être « formée »,] une masse amorphe, échappe à toute analyse, et, par là, à toute connaissance1 2». (Il n’envisage même pas 1. Hjelmslev dit : < la même poignée de sable peut être jetée dans des moules différents • (Prolegomena, p. 32). 2. Martinet, Au sujet des Fondements, p. 31.
38
Les problèmes théoriques de la iraétclion
la possibilité, théoriquement concédée par Bloomfield, d’une connaissance du sens par référence à la situation correspon dante.) « Elle est totalement dépourvue d’existence scienti fique 1 », ajoute-t-il— non pas comme chez Bloomfield, pour des raisons qui tiennent à la théorie de la connaissance et à l’état actuel de nos connaissances, mais pour des raisons qui tiennent à la nature même de l’opération linguistique. « La description des langues ne saurait donc être une des cription de la substance [de l’expression, ou du contenu]. La substance ne saurait être objet d’examen qu’une fois effectuée la description de la forme linguistique. Toute tenta tive pour établir un système universel de sons, ou de concepts, est scientifiquement sans valeur. L ’étude linguis tique de l’expression ne sera donc pas une phonétique, ou étude des sons, et l’étude du contenu ne sera pas une séman tique, ou étude des sens. La science linguistique sera une sorte d’algèbre... a » conclut-il, en ce sens qu’elle étudiera uniquement les formes, vides, des relations des éléments linguistiques entre eux. L ’analyse hjelmslévienne, clic non plus, ne détruit donc pas la notion de signification en linguistique. Pour des raisons de méthode, elle écarte tout recours au sens comme substance du contenu, elle veut éviter le cercle vicieux qui consiste à fonder l’analyse des structures (phonétiques, morphologiques, lexicales, syntaxiques) d'une langue en s’appuyant implicitement sur le postulat qu’on connaît le sens exact des énoncés linguistiques qu’on analyse — pour ensuite établir la connaissance du sens de ces mêmes énoncés d’après l’emploi des structures qu’on en aura tirées1 3. 2 Hjelmslev comme Saussure, comme Bloomfield et comme Harris, essaie de mettre la connaissance du sens au-delà du point d’arrivée de la linguistique descriptive, au lieu de la mettre (sans le dire) au point de départ. Tous quatre ne
1. Voir les formulations de Hjelmslev, Prolegomcna, p. 48 : « The purport is in itself inaccessible to knowledge [...] and thus has no scientiflc existence apart from [an analysis of some kind] >. . 2. Martinet, Au sujet des Fondements, pr 31. (Voir Hjelmslev, Prolegomena, pp. 48-49). 3. Hjelmslev attribue nommément aux autres sciences l'analyse de la substance du contenu, accessible donc par ces sciences, et confrontable avec l'expression linguistique (Prolegomena, p. 49) ; ce qui est une inconséquence.
Les obstacles linguistiques
39
visent qu’à fournir des méthodes plus scientifiques pour approcher finalement le sens. En attendant que ces méthodes plus scientifiques soient définitivement construites, accep tées, prouvées — puis qu’elles aient permis d’analyser scientifiquement la substance du contenu — Hjelmslev écrit des livres et des articles dont chaque phrase, comme celles de Saussure, de Bloomficld et de Harris, est empiri quement fondée sur le postulat fondamental de Bloomfield lui-même : l’existence d’une signification relativement spécifique et relativement stable (dans certaines limites chaque jour mieux connues), pour chaque énoncé linguis tique distinct1. Mais ce postulat qui soutient, empirique ment sans doute, aussi provisoirement qu’on le voudra, la légitimité de toute recherche linguistique, soutient égale ment — sous les mêmes réserves — la légitimité de l’opé ration traduisante. v Plusieurs grandes théories linguistiques modernes ont donc approfondi l’analyse des relations exactes entre l’énoncé linguistique formel et la signification de cet énoncé. Elles ont aussi essayé, pour des raisons de méthode, d’atteindre à une définition des systèmes de relations qui constituent les langues, sans recourir à la notion de sens. Elles n’éliminent pas, ce faisant, la sémantique de la lin guistique générale, mais seulement de la linguistique des criptive : elles s’interdisent seulement de s’appuyer (théo riquement) sur la sémantique considérée comme étant la partie la moins scientifiquement constituée de la linguisti que actuelle, afin que la validité des procédures et des résultats éventuels demeure indépendante du point de faiblesse constitué par cette sémantique. Mais, comme on l’a vu, cette tentative d’éliminer tout recours au sens, même en linguistique descriptive formelle, est contesta ble et contestée. Ces théories, surtout les trois dernières, auront donc à juste titre ébranlé la sécurité traditionnelle avec laquelle on opérait sur la notion de sens. Elles ont 1. Hjelmslev l’admet, de la mâme façon que les distributionalistes, quand il montre que la commutation ne peut fonctionner que si, avec une différence d'expression, on peut mettre en corrélation une différence de contenu (Prolegomcna, pp. 40 et ss., p. 46). Pour être en mesure d’apprécier des dif férences de contenu, il faut être en mesure d’appréhender des contenus.
40
L es problèmes théoriques de la traduction
montré combien la saisie des significations — pour des rai sons non plus littéraires et stylistiques, mais proprement linguistiques, et même sémiologiques — est, ou peut être, très difficile, approximative, hasardeuse. Tout en marquant fortement des limites inaperçues jusqu’alors, selon les cas et les situations, elles n’ont entamé, cependant, ni la légitimité théorique, ni la possibilité pratique des opérations de traduction.
CHAPITRE
IV
L ’activité traduisante à la lumière des théories nêo~humboldtiennes sur les langues comme « visions du monde » i La linguistique contemporaine a mis en cause, indi rectement, la légitimité comme la possibilité de toute tra duction en détruisant d’une autre manière la notion qu’on se faisait traditionnellement du sens. On avait longtemps pensé — comme les arguments du chapitre précédent l’acceptent encore implicitement pour base — que les structures du langage résultaient plus ou moins directement des structures de l’univers (d’une part) et des structures universelles de l’esprit humain (d’autre part). Il y avait des noms et des pronoms dans les langues parce qu’il y avait des êtres dans l’univers, des verbes dans les langues parce qu’il y avait des processus dans l’univers, des adjectifs dans les langues parce qu’il y avait des qualités des êtres dans l’univers ; des adverbes dans les langues parce qu’il y avait des qualités des processus et des qualifications des qualités elles-mêmes, dans l’univers; des prépositions et des conjonctions parce qu’il y avait des relations logiques de dépendance, d’attribution, de temps, de lieu, de circonstance, de coordination, de subordina tion, soit entre les êtres, soit entre les processus, soit entre les êtres et les processus dans l’univers. On pouvait toujours traduire parce que : 1. Une langue mettait le signe égale entre certains mots (a, b, c, d...) et certains êtres, processus, qualités ou relations (A, B, C, D...) a, b, c, d... = A, B, C, D...
42
Les problèmes théoriques de la traduction
2. Une autre langue mettait le signe égale entre cer tains autres mots (a', b', c',d'...) et les mêmes êtres, proces sus, qualités ou relations : a', b', c\ d'.... = A, B, G, D... 3. La traduction consistait à écrire que : a, b, c, d ... = A, B, C, D... a', b', c', d'... = A, B, C, D... donc : a, b, c, d... = a', b', c', d'... Traduire, c ’était exprimer la contenance en litres d’un tonneau par sa contenance en gallons, mais c’était tou jours la même contenance, qu’elle fût livrée en litres ou en gallons; c’était bien, croyait-on, la même réalité,.la même quantité de réalité qui se trouvait livrée dans les deux cas. Cette façon de résoudre le problème postulait (même si les langues découpaient différemment la substance du contenu linguistique, et les catégories linguistiques) que la pensée de l’homme, elle, toujours et partout, découpait l’expérience qu’elle a de l’univers suivant des catégories logiques ou psychologiques universelles. Toutes les lan gues devaient communiquer les unes avec les autres parce qu’elles parlaient, toutes et toujours, du même univers de la même expérience humaine, analysé selon des catégories de la connaissance identiques pour tous les hommes. Si des locu teurs disent à des auditeurs : Quelle heure est-il? ou What time is it? (ou : \yhat o’clock is it?) ou Che ore sono? ou Wie spâl isl es? ou Sa’a kam? ou Kotoryj Sas? nous pour rons soumettre ces sept expressions à des découpages analogues à ceux de l’expression : Je ne sais pas, dans le chapitre précédent, qui feront apparaître une grande variété dans les formes du contenu linguistique de cette expression. Mais chaque auditeur, dans chacun de ces dialogues en une langue différente, tirera sa montre de sa poche, ou repliera son avant-bras pour découvrir son poi
Les obstacles linguistiques
43
gnet afin d’y lire la réponse : preuve que nous serons bien dans le même monde de significations pour tous, et dans la même expérience de ce monde. Dans cette optique, les difficultés de la traduction relevaient de faits accidentels : ou bien le traducteur ne saisissait pas toute la substance du contenu d’une expression de la langue-source et la rendait, par conséquent, de manière incomplète; ou bien le traducteur connaissait insuffisam ment les ressources des formes du contenu et des formes de l’expression dans la langue-cible et les utilisait inexactement. Dans les deux cas, la faute de traduction restait une faute de traducteur. Et si l’on évitait ces deux sortes de fautes, les autres difficultés de la traduction devenaient justicia bles de l’esthétique seulement, non de la linguistique : si la traduction ne satisfaisait pas, par rapport à un original esthétiquement fameux, c’est parce que le traducteur n’avait pas de talent. h Cette façon de concevoir les rapports entre l’univers de notre expérience (ou notre expérience de l’univers), d’une part, et les langues, d’autre part, a été lentement mais complètement bouleversée depuis cent ans, c’est-àdire dèpuis les thèses philosophiques sur le langage exposées par Wilhelm von Humboldt, et surtout ses descendants, dits néo-kantiens ou néo-humboldtiens. « Se réclamant de Hum boldt, cette philosophie refusait de voir dans la langue un outil passif de l’expression. Elle l’envisageait plutôt comme un principe actif qui impose à la pensée un ensem ble de distinctions et de valeurs : Tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celle d’autres langues ou d’autres étapes de la même langue. Dépositaire de l’expérience accumulée des générations passées, il fournit à la génération future une façon de voir, une interprétation de l’univers; il lui lègue un prisme à travers lequel elle devra voir le monde non-linguistique1. » Ce commentaire d’Ullmann sur l’ouvrage de Cassirer, Le langage et la construction du monde des objets, constitue également une des plus claires inter prétations des formules ambiguës de Humboldt (dont Max
1. Ullmann, S., Précis, p. 300.
44
Les problèmes théoriques de la traduction
Müller, lui-même, disait qu’elles lui donnaient l’impression de marcher dans une mer mouvante de nuages) ; formules selon lesquelles « le langage n’est pas un ergon, mais une energeia », et « le langage est le moyen par lequel les hommes créent leur conception, leur compréhension et leurs valeurs de la réalité objective ». Cassirer, lui-même, s’exprime ainsi : « Le monde n’est pas [seulement] compris et pensé par l’homme au moyen du langage; sa vision du monde et la façon de vivre dans cette vision sont déjà déterminées par le langage1 ». Ces thèses ont été longtemps négligées. Mais elles se sont vues revaloriser par la linguistique structuraliste*. On peut dire qu’aujourd’hui tout le monde souscrit à la thèse humboldtienne plus rigoureusement reformulée, refondée sur des analyses satisfaisantes. Ullmann la reprend à son propre compte en plusieurs endroits1 3. W. von Wart2 burg en nuance l’expression telle qu’elle est donnée par Jost Trier, mais l’accepte en gros : «.Trier revient à la conception soutenue par Humboldt que le contenu et la forme linguistique de la vie spirituelle de l’homme se conditionnent réciproquement et ne sauraient être consi dérés séparément. La langue est l’expression de la forme sous laquelle l’individu voit le monde et lé porte à l’intérieur de lui-même 4 ». Voici la position de Jost Trier énoncée par lui-même : « Chaque langue est un système qui opère une sélection au travers et aux dépens de la réalité objective. En fait, cha que langue crée une image de la réalité, complète, et qui se suffit à elle-même. Chaque langue structure la réalité à sa propre façon et, par là-même, établit les éléments de la réalité qui sont particuliers à cette] langue donnée. Les élé ments de réalité du langage dans une langue donnée ne reviennent jamais tout à fait sous la même forme dans une 1. Cassirer, Pathologie de la conscience symbolique, dans : Journal de Psycho logie, 1929, p. 29. 2. Cassirer, Sirucluratism in modem linguislics, dans Word, vol. I, n° 2, 1945, pp. 99-120; et notamment, p. 117. 3. Dans son Précis, p. 19. V oir aussi son Hislorical semanlics and the structure of the vocabulary, dans : Eslrucluralismo y hisloria, t. I, Miscelanea homenaje a André Martinel, Canarias, Universitad de la Laguna, 1957, p. 297. 4. Dans Problèmes et méthodes, p. 148.
Les obstacles linguistiques
45
autre langue, et ne sont pas, non plus, une copie directe de la réalité. Ils sont, au contraire, la réalisation linguistique et conceptuelle d’une vue de la réalité qui procède d’une matrice structurelle unique mais définie, qui continuellement compare et oppose, relie et distingue les données de la réalité. Naturellement, dans ce qui précède, est impliquée comme évidente l’idée que rien dans le langage n’existe de manière indépendante. Dans la mesure où la structuration cons titue l’essence fondamentale du langage, tous les éléments linguistiques sont des résultats de cette structuration. La signification finale de chacun de ces éléments est déter minée précisément et seulement par sa relation à la struc ture linguistique totale, et sa fonction dans cette même structure1. » Voici une analyse de Louis Hjelmslev qui, partie d’une tout autre province de la linguistique structurale, illustre à la perfection la généralisation de Trier, aboutissant aux mêmes conclusions : « Ce n’est pas par la description physi que des choses signifiées1 23que l’on arriverait à caractériser utilement l’usage sémantique adopté dans une commu nauté, les appréciations collectives, l'opinion sociale. La description de la substance [du contenu] doit donc consister avant tout en un rapprochement de la langue aux autres institutions sociales, et constituer le point de contact entre la linguistique et les autres branches de l’anthropologie sociale *. C’est ainsi qu’une même « chose » physique peut recevoir des descriptions sémantiques bien différentes selon la civilisation envisagée. Cela ne vaut pas seulement pour les termes d’appréciation immédiate, tels que « bon » ou « mauvais », ni seulement pour les choses créées directement par la civilisation, telles que « maison », « chaise », « roi », mais aussi pour les choses de la nature. Non seulement « cheval », « chien », « montagne », « sapin », etc... seront 1. Das sprachliche Feld, dans N eue Jahrbücher fûr Wissenachaft a. Bildung. 10 (1934), pp. 428-449. 2. Par exemple, la définition du cheval dans un traité de zoologie, celle de la montagne dans un traité de géographie physique, celle du sapin dans un traité de botanique. 3. Hjelmslev, dans les Prolegomena, pp. 32-36 et pp. 48-49, a donné une analyse, indépendante de celles de Trier et de Whorf, du fait que les langues sont des découpages différents de l’expérience, des organisations dilférentes de ce que les locuteurs saisissent dans le monde.
46
Les problèmes théoriques de la traduction
définis différemment dans une société qui les connaît (et les reconnaît) comme indigènes, et dans telle autre pour laquelle ils restent des phénomènes étrangers — ce qui n’empêche pas, on le sait bien, que la langues dispose d ’un nom pour les désigner, comme par exemple le mot russe pour l’éléphant, slon. Mais l’éléphant est quel que chose de bien différent pour un Hindou ou un Africain qui l’utilise et le cultive, et, d’autre part, pour telle société européenne ou américaine pour laquelle l’éléphant n’existe que comme objet de curiosité, exposé dans un jardin d’acclimatation, et dans les cirques ou les ménageries, et décrit dans les manuels de zoologie. Le « chien » recevra une description sémantique tout à fait différente chez les Eskimos, où il est surtout un animal de trait, chez les Parses, où il est animal sacré, dans telle société hindoue, où il est réprouvé comme paria, et dans nos sociétés occi dentales dans lesquelles il est surtout l’animal domestique, dressé pour la chasse ou la vigilance1 ». Ces vues humbold tiennes ont été redécouvertes indé pendamment, reformulécs avec vigueur, actualisées sur tout, par B. L. Whorf, qui leur a procuré l’audience linguis tique qu’elles n’avaient pas jusque-là, d’abord en Amérique, puis en Europe même par contrecoup. Quelle est cette formulation renouvelée, de ce qu’on appelle aussi « l’hypo thèse de Sapir-Whorf1 2*»? Whorf pose que « tous les obser vateurs ne sont pas conduits à tirer, d’une même évidence physique, la même image de l’univers, à moins que l’arrièreplan linguistique de leur pensée ne soit similaire, ou ne puisse être rendu similaire d’une manière ou de l’autre8 ». Selon lui, « le langage est [donc] avant tout une classifi cation et une réorganisation opérées sur le flux ininter rompu de l’expérience sensible, classification et réorgani sation qui ont pour résultat une ordonnance particulière du m onde...4S .* ». La métaphore qui revient avec insis 1. Hjelmslev, La stratification, pp. 175-176. 2. Voir J. D. Carroll, Introduction à l’ouvrage de Whorf cité ci-dessous, pp. 27 et 29. Les tenants de la ■ Sémantique Générale • américaine vont Jus qu'à parler de « l’hypothèse de Sapir, Korzybskl et Whorf » (cf. Hnyakawa, S. I., dans son Editorial au numéro spécial de 1a revue ETC, vol. X V , n° 2 [1957-58], p. 84, note 2). 9, 4. Whorf, Langnaga, pp. 211, 55.
Les obstacles linguistiques
47
tance dans ses formules, c ’est celle d’un découpage [lo segment the world, io segment the situation \ io dissecl nature *, lo break up the flux of expérience8, lo chop up the conlinuous spread and flow of existence4] ; découpage opéré dans le fdm ininterrompu de notre vision du monde ; mais découpage qui n’est pas fait suivant les mêmes règles et qui ne dégage pas les mêmes unités dans des langues différentes : « Chaque langue est un vaste système de struc tures, différent de celui des autres [langues], dans lequel sont ordonnées culturellement les formes et les catégories par lesquelles l’individu non seulement communique, mais aussi analyse la nature, aperçoit ou néglige tel ou tel type de phénomènes ou de relations, dans lesquelles il coule sa façon de raisonner, et par lesquelles il construit l’édifice de sa connaissance du monde 5. » En fin de compte, « nous dis séquons la nature suivant des lignes tracées d’avance par nos langues maternelles 6 ». « L ’hypothèse de Whorf » pourrait être considérée sim plement comme une série de variations sur les formules humboldtiennes, et comme la forme sous laquelle ces formules sont devenues familières à la linguistique amé ricaine, si Whorf n’avait pas — à côté de ses énonciations générales — puissamment éclairé le problème au moyen d ’analyses concrètes, multiples, sérieuses, originales, tirées surtout des langues amérindiennes. En quelques pages7, il fait toucher du doigt comment le système verbal en hopi, avec ses neuf voix (intransitive, transitive, réflexive, passive, semi-passive, résultative, passive étendue, posses sive et cessative), puis ses neuf aspects (ponctuel, duratif, segmentatif, ponctuel-segmentatif, inceptif, progressif, spatial, projectif et continuatif), organise forcément l’expé rience du monde du locuteur hopi de telle sorte qu’on doive conclure que « l’observateur hopi conçoit les événe ments d’une manière différente de celle dont le ferait quel qu’un dont la langue maternelle est l’anglais 8 ». Saisis santes aussi sont les analyses de Whorf sur le jeu des emplois de l’inceptif, du projectif et du futur pour expri mer des événements qui tous « commencent à être » ou1 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8. Whorf, Language, 55 et 162, 213 et 214, 239, 253, 252, 213, 50-5G, 101.
48
Les problèmes théoriques de la traduction
« commencent à se faire », mais que la grammaire hopi classe en trois catégories selon des critères inapparents : commencer à écrire ou à respirer, etc..., ne requièrent pas la même forme verbale que commencer à courir ou à reve nir, etc...; et commencer à tomber, ou à répandre, exigent une autre forme verbale encore1. Les exemples qu’il propose aussi, de noms comme maison et autres, qui, en nitinat, ont des duratifs au même titre que des verbes comme courir2; des noms de lieux comme chambre ou pièce qui en hopi ont un comportement « adverbial » (impossibilité de prendre la marque du possessif)3; ou des noms indiquant les divisions du temps (été, matin) qui ont également un comportement adverbial et ne peu vent prendre un démonstratif, ni un cardinal, etc...4; des noms de nombre, toujours en hopi, qui contraignent à distinguer grammaticalement l’addition de quantités dans l’espace (dix hommes) de l’addition de quantités [imaginaires] dans le temps (dix joursJ5 : autant de faits qui justifient les énoncés whorfiens. Cette idée, que chaque langue découpe dans le réel des aspects différents (négligeant ce qu’une autre langue met en relief, apercevant ce qu’une autre oublie), et qu’elle découpe aussi le même réel en unités différentes (divisant ce qu’une autre unit, unissant ce qu’une autre divise, englobant ce qu’une autre exclut, excluant ce qu’une autre englobe), est devenue le bien commun de toute la linguistique actuelle. Quand Masson-Oursel, entre autres philosophes, écrit que « chaque société a pour logique les raisonnements que lui inspire la syntaxe de son langage » — et quand Marcel Cohen reprend cette affirmation pour préciser que « chaque peuple a la logique que révèle la syntaxe de son langage 6 », ils admettent, tous deux, que les langues, malgré certaines apparences, n’analysent pas de la même manière une même donnée objective. « Si Aristote avait été Dakota, disait déjà Mauthner, sa logique aurait pris une forme tout à fait différente 7. » Cette phrase, qui eût semblé une boutade, ou un crime1 1, 2, 3, 4, B. W horf, ouvr. cil., pp. 72-73 et 104, 95-96, 199 à 206, 143, 139. C. Fails linguistiques et faits de pensée, p. 398. 7. Mauthner, F., cité par Ullmann, Précis, p. 300.
Les obstacles linguistiques
49
de lèse-humanité voici cinquante ans, c ’est une thèse fort sérieuse aujourd’hui : « Les anciens Grecs, écrit Bloomfield, n'étudièrent que leur propre langue; ils considé rèrent comme évident que la structure de cette langue incarnait les formes universelles de la pensée humaine ou, peut-être, de l’ordre du cosmos. En conséquence, ils firent des observations grammaticales, mais les limitèrent à une seule langue, et les formulèrent en termes de philo sophie L » Et Charles Serrus, essayant de démontrer qu’il n’y a pas de parallélisme logico-grammatical, apercevait déjà que cette opinion fausse provenait de ce qu’ « on était dupe d’une certaine métaphysique spontanée de la langue grecque8 ». E. Benveniste a fourni sur ce point, finalement, la démonstration formelle de cette vue en établissant que les catégories logiques, telles qu’Aristote les énonçait, sont seulement la transposition, en termes de philosophie, des catégories de langue propres au grec. Il démontre même que la considération des catégories grammaticales grecques (notamment des verbes mogens, et des parfaits) permet seule de comprendre correctement « l’être en pos ture » (il est couché, il est assis); et « l’être en état » (il est chaussé, il est armé), — catégories logiques dont les histo riens de la philosophie se trouvaient généralement embar rassés, qu’ils considéraient comme épisodiques, logique ment parlant3. Benveniste, avant d'en donner cette illus tration remarquable, avait déjà formulé la thèse en ces termes : « On discerne, écrivait-il en 1952, que les catégo ries mentales et les lois de la pensée ne font, dans une large mesure, que, refléter l’organisation et la distribution des catégories linguistiques 4. » Et encore : « Les variétés de l’expérience philosophique et spirituelle sont sous la dépen dance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est la langue et qu’elle symbolise. » En bref : « Nous pensons un univers que notre langue a d ’abord modelé *. » C’est désormais, sur ce point, l’enseignement constant.1 5 4 3 2 1. 2. 3. 4. 5.
Language, p. 5. Le parallélisme, p. 386. Benveniste, Catégories, pp. 419-429. Benveniste, Tendances récentes, p. 133. Id., ibid., pp. 134 et 133.
50
Les problèmes théoriques de la traduction
« La structure linguistique que l’individu reçoit de son entourage est essentiellement responsable de la façon dont s’organise sa conception du m onde1 », écrit Martinet, au terme d’une analyse sur « l’opposition verbo-nominale ». Et c’est à la même conclusion qu’il arrive au terme de son étude sur « L ’Arbitraire linguistique et la double articu lation » : « Nous mesurons jusqu’à quel point c’est la langue que nous parlons qui détermine la vision que chacun de nous a du monde *. » ni Toutes ces citations ne sont pas d’abord, ici, des références, ni des autorités, ni des preuves. Elles essaient, premièrement, de délimiter l’étendue du règne de la thèse en question dans le monde linguistique. Et, deuxièmement, par un rassemblement des noms et des assertions, de faire toucher du doigt l’importance de cette thèse qui, semblant aller maintenant de soi pour tous les linguistes, n’appelle jamais, quant aux problèmes théoriques de la traduction, de longs commentaires. Or cette thèse implique à la lettre (beaucoup plus radicalement que les critiques du chapitre précédent relatives à la notion de sens) la négation de toute possibilité de toute traduction : on mettait alors en cause la possibilité actuelle d’accéder aux significations des énoncés linguistiques — mais on postulait l’existence de significations communes à tous les hommes, implici tement universelles, comme l’expérience d’un monde sup posé commun pour tous les hommes. Mais, maintenant, quelle est la situation? C’est parce que les significations ne sont plus assurées d’être universelles, qu’elles ne sont pas accessibles. 1. Une langue met le signe égale entre certains mots (a, b, c, d,) et certains êtres, processus, qualités ou relations (A, B, C, D,) : a, b, c, d... = A, B, C, U... 2. Une autre langue met le signe égale entre certains autres mots (a', b', c', d'...) et certains êtres, processus,1 2 1. Martinet, L ’opposition verbo-nominale, p. 100. 2. Martinet, L'arbitraire linguistique, p. 116.
Les obstacles linguistiques
51
qualités ou relations. Mais, cette fois-ci — même lorsque ces êtres, processus, qualités op relations se réfèrent aux mêmes situations non-linguistiques, ou aux mêmes com portements non-linguistiques que A, B, C, D — si nous acceptons la thèse humboldtienne ou structurale, nous ne pouvons plus jamais être sûrs qu’il s’agit bien des mêmes êtres, processus, qualités et relations. Nous pouvons seu lement écrire, maintenant, que :
a', b' c', d'... = A', B', C', D'... 3. Nous n’avons donc plus la possibilité de démontrer logiquement l’équivalence «traductionnelle » entre a, b, c, d... et a', b', c', d'... iv Après avoir exploré l’étendue des thèses linguis tiques qui, pour ainsi dire, anéantissent théoriquement toute possibilité de traduire — ou toute possibilité de justifier théoriquement, sur le plan de la linguistique, la validité de cette opération traduisante pratique — il faut examiner les preuves apportées par la linguistique contem poraine à l’appui de ces thèses. Est-il vrai que nous pen sons dans un univers que notre langage a d’abord modelé? Est-il vrai que nous ne voyons le monde qu’à travers les verres déformants d’une langue particulière, de telle sorte que les images différentes (de la même réalité) que nous obtenons dans chaque langue particulière, ne sont jamais exactement superposables? Est-il donc vrai, finalement, que, quand nous parlons du monde dans deux langues différentes, nous ne parlons jamais tout à fait du même monde, et que, par conséquent, la traduction non seule ment n’est pas légitime de l’une à l’autre langue, mais n’est matériellement pas possible scientifiquement par lant? Ces conclusions, qui découlent pourtant logiquement de tous les points de vue cités, depuis W . von Humboldt jusqu’à Benveniste, apparaissent tellement exorbitantes qu’il faut encore une fois tâcher de bien illustrer la situa tion qu’elles décrivent. D’après la linguistique actuelle unanime, c’est celle-ci : — supposons, dans l’univers, un astre, une lune (immo bile afin de simplifier la comparaison) contemplée par les
52
Les problèmes théoriques de la traduction
habitants de quatre planètes différentes, l’une, bleue, au nadir de cette lune; l’autre, rouge, à son zénith; une troisième, jaune, à son ouest; une quatrième, blanche, à son est. Quand les habitants de ces quatre mondes parlent de cette lune, ils ne parlent pas tout à fait du même astre, qu’ils éclairent eux-mêmes par réflexion de leur propre lumière. Les habitants de l’étoile A décrivent la demisphère A ' + A " (A' le quart de sphère, orangé; le quart de sphère A ", rose). Ceux de l’étoile B décrivent la demisphère B ' + B " (B', vert, B " bleu clair). Ceux de l’étoile C, la demi-sphère A' + B' (A' orangé, B' vert). Ceux de l’étoile D, la demi-sphère A " -(- B " (A " rose, B " bleu clair). Aucune de ces demi-sphères ne coïncide avec aucune autre en totalité (les habitants des étoiles A et C ne connaissent en commun que le quart de sphère A', et ainsi de suite...) * ^ - rouge
— supposons que ces habitants n’aient aucune notion d’astronomie (pas plus que ceux de la planète Terre, en général, n’ont de notion de linguistique), et réunissons-les : ils ne savent pas qu’ils ne parlent pas de la même lune. La situation des diverses langues vis-à-vis du monde de l’expérience humaine — suivant la thèse humboldtienne — est exactement la même : c’est du même objet qu’elles parlent, mais ce n’est jamais du même point de vue; c’est le même monde qu’elles nomment, et pourtant ce n’est jamais tout à fait la même expérience de ce monde
Les obstacles linguistiques
53
qu’elles expriment. On ne peut pas traduire parce qu’on ne parle jamais tout à fait de la même chose, même quand on parle du même objet, dans deux langues différentes. Et c ’est beaucoup plus grave que la critique de la notion de sens : ici, même si nous admettons, malgré Bloomlield ou Hjelmslev, que dans chaque langue nous atteignons une certaine quantité de la substance du contenu qui se trouve associée à une forme linguistique, et non cette substance tout entière, nous ne pouvons jamais être sûrs que c ’est la même fraction de la substance de ce contenu pour deux langues différentes. v Les preuves linguistiques de la justesse de cette façon de voir peuvent être de deux sortes : ou des preuves générales, d’ordre logique et théorique; ou des preuves particulières, d’ordre pratique, des exemples. Ces deux espèces de preuves ont été présentées. C’est peut-être chez Harris qu’on trouve le meilleur classement des preuves de la première espèce. Il servira de cadre, ici, pour la présentation des exemples. Harris part de sa position propre : il y a dans les langues des structures distributionnelles, c’est-à-dire des régula rités analysables, quant aux places où chaque élément d’une langue peut apparaître dans le discours, par rapport à tous les autres éléments de cette langue. Compte tenu des réserves déjà faites eu égard à la description des langues qu’on peut tirer de cette analyse, on peut admettre avec Harris que ces structures (distributionnelles) sont indis cutablement présentes dans les langues. Ainsi l’élément able ne peut jamais suivre des éléments comme hier, aujourd’hui, demain, dessus, dessous, etc... mais selon cer taines règles, il peut suivre le premier des éléments dans des formes comme trou-er, perc - er, gouvern - er etc... C’est à partir de telles observations que Harris se demande, ensuite, quelle espèce de réalité ont ces structures linguis tiques distributionnelles, et notamment « si la structure distributionnelle existe dans le locuteur comme un sys tème parallèle de comportements linguistiques et de pro ductivité [linguistique] *. »1 1. Harris, Dislribulional structure, p. 151, note 11.
54
Les problèmes théoriques de la traduction
Il prétend, d’ailleurs, que « ceci est tout & fait différent de la supposition discutable, faite à maintès reprises, que les catégories du langage déterminent les catégories de la perception des sujets parlants, supposition qui [...] n’est pas sérieusement contrôlable tant que nous n’avons pas plus de connaissances sur les catégories de la percep tion chez les hommes1 ». C'est-à-dire qu’il refuse comme point de départ de Bon analyse, la thèse selon laquelle, suivant une autre formule de Whorf, nous voyons le monde de la manière que notre langage nous dit de le voir. Mais en fait, il est bien sur le même terrain de discus sion : la question qu’il se pose est bien de savoir si la structure du langage ne refléterait pas automatiquement la structure de l’univers — ou plutôt, de démontrér qu’il n’en est pas ainsi pour trois sortes de raisons. La première, c’est la constatation de ce fait : que des langues différentes expriment par des structures linguis tiques différentes un même fait physique invariable. Ceci prouve, dit Harris, que « la structure de telle ou telle langue ne se conformé pas, à beaucoup d’égards, à la structure du inonde physique [...] c’est-à-dire à la structure de l’expé rience objective d’où nous tirons vraisemblablement nos significations1 ». Quelques exemples très simples suffisent à montrer que Harris (après beaucoup d’autres linguistes) a raison : a) Si l’on admet dans l’univers une structure causale, ainsi qu’une structure temporelle, on admet une situation dans laquelle un agent, Pierre, produit un certain acte, battre, dont l’objet s’appelle Paul. On peut admettre aussi que le reflet linguistique « logique » (où la succession des termes est censée reproduire la logique et la chronologie), ce serait Pierre bat Paul. Or, il existe, on le sait, Côte à Côte avec la structure française, des structures latines totalement contradictoires : Paulum Peirus caedit, Pelrus Paulum caedit, Paulum caedit Pelrus, etc... b) Si l’on admet, de plus, dans l’univers Une structure modale (répondant à la question comment? posée sur 1. Harris, art. cit., p. 151, note 11. 2. ld., ibid., ouvr. cit., p. 151. Voir aussi : Buyssens, Langue et pentie, dans Revue de eoeiologie, Bruxelles, n° 2,1960, pp. 23 et ss.
Les obstacles linguistiques
55
l'action) la phrase suivante paraît bien refléter la structure de l’expérience objective : il traversa la rivière à la nage1. Mais l’anglais décrit la même situation, contenant les mêmes structures de la même expérience objective, en disant : He swam across the river. Le découpage de l’expé rience est devenu tout autre. L ’agent et l’objet demeurent bien les mêmes, mais l’action regardée, la même dans le monde de l’expérience, n’est pas la même dans l’analyse linguistique : en français, traverser; lo swim en anglais. Le verbe français s’intéresse à l’aspect de l’opération comme déplacement dans l’espace (traverser, monter, descendre, longer, contourner, suivre, etc...). L ’anglais s’intéresse à l’aspect moteur, ou technique de la même opération (lo swim, lo walk, to run, lo jump, io ride, etc...). Ce que le français considère comme une modalité de l’action de traverser (à la nage, et non pas à gué, à cheval, ou d’un bond), l’anglais le considère comme l’action par excellence. Inversement, l’action par excellence du français, traverser, ne devient, pour l’anglais, qu’un aspect secondaire (across, along, around, etc...) de l’opération lo swim. Comment décider laquelle des deux structures linguistiques reflète plus exactement la structure de l’expérience objective? (Et peut-on — c’est notre problème — affirmer que l’une traduit l’autre tout entière?). Le point de vue de Harris, à l’égard d’observations de ce genre, est que « tout ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas largement interconnexion entre langage et significa tion, dans tous les sens possibles de ce m o t2 »; mais, ajoute-t-il aussitôt, « ce n ’est pas une relation univoque entre structure morphologique et quelque chose d’autre. Ce n’est même pas une relation univoque entre le vocabu laire et une classification de signification indépendante, quelle qu’elle soit 3 ». « Il n'existe pas de structure des significations, qui soit connaissable de manière indépen dante [du langage], et qui soit exactement parallèle à la structure linguistique 4. » « Dans la mesure, écrit encore 1. Cet exemple est proposé par Vinay et Darbelnet, Stylistique comparée, p. 56. Voir dans Buyssens, art. cit., p. 28, l'exemple de l'ekpresalon : « Le soleil se lève >, déjà signalée par Jakobson, dans Linguislic aspects, p. 234. 2. Harris, art. cit., p. 151. 3. Jd., ibid., pp. 151-152. 4. Id.. ibid.fp. 152.
56
Les problèmes théoriques de la traduction
Harris, où une structure formelle [distributionnelle] peut être découverte dans le discours, elle est en correspon dance, d’une manière ou de l’autre, avec la substance de ce qui est d it1 »; c’est-à-dire que nous comprenons ce qu’on nous dit dans les langues que nous connaissons. Mais, ajoute-t-il, « ceci n’est pas la même chose que de dire que la structure distributionnelle du langage (phonologie, morphologie, et, au mieux, une petite partie de la structure du discours) reflète d'une manière bi-univoque une struc ture des significations qui soit observable indépendamment du langage * ». Harris a raison : he swam across lhe river est lié dans notre esprit à une signification (si nous savons l’anglais), mais ce n’est pas la même chose que de préten dre que la structure linguistique : he swam across the river reflète exactement la structure physique de l’opération qu’elle dénote : le fait que la structure française (il tra versa la rivière à la nage) existe à côté de l'anglaise, assez différente, est au moins l’indice du contraire. C’est surtout sur ce point que la linguistique, et la pratique des traducteurs, fourmillent d’exemples. Mais Harris expose, ensuite, une seconde raison pour appuyer la thèse humboldtienne, selon laquelle les langues ne reflètent pas la même expérience du même monde objectif unique pour tous les humains. C’est ce fait qu’un même individu dont l’expérience du monde [c’est-à-dire le stock de significations connues, ou acquises] s’accroît et change au cours des années, garde sensiblement le même langage *. Ce second fait tend à prouver que la structure du langage ne se conforme pas à la structure de l’expérience objective : nous pouvons changer, et nous changeons effectivement plusieurs fois, de notre naissance à notre mort, dans notre façon d’organiser ce que nous savons sur le monde, parce que ce que nous savons sur le monde s’accroît et change. Harris attirait d’abord notre attention justement sur le fait qu’une structure physique identique était exprimée par des structures linguistiques différentes. Il souligne, maintenant, le fait que des structures physiques différentes (quant au niveau de la connaissance que nous en avons) 1. Harris, art. clt., p. 152. 2 . Id., ibld., p . 152. 3. Id., Ibid., p . 151.
Les obstacles linguistiques
57
sont exprimées par une structure linguistique inchangée : le petit enfant de six ans qui disait : il tonne, il éclaire, il va faire un orage, devenu savant météorologiste, expri mera par les mêmes mots, dans la vie quotidienne, les mêmes phénomènes, dont il a maintenant une connais sance objective infiniment plus étendue. Cette immobilité des structures linguistiques par rapport à la mobilité des structures qui organisent notre connaissance du monde toujours en mouvement, devient plus sensible encore quand on examine, non pas l’expérience du monde dans le langage d’un même individu, mais dans celui d’une communauté linguistique. Tous les Allemands savent, aujourd’hui, que la baleine n’est pas un poisson, mais ils continuent de la nommer der Walfisch. Tous les Français savent que les chéiroptères de nos régions n’ont rien de commun, zoologiquement, avec nos petits rongeurs, mais ils continuent à les nommer chauves-souris, tandis que l’Anglais n’a jamais inclus de relation linguistique [c’est-àdire originellement conceptuelle] entre la souris [mouse] et la chauve-souris [6af] : exemples qui reconfirment, de plus, l’absence de corrélations entre structure de l’expé rience objective et structure linguistique. Enfin, Harris invite à bien considérer le fait qu’un individu ne peut pas toujours s’exprimer, ne peut pas toujours exprimer une idée ou un sentiment qu’il éprouve, dans son propre langage. (« Pourquoi nous arrive-t-il si souvent de ne pas savoir dire tout ce que nous voulons, ou d’avoir l’impression d’avoir très mal dit ce que nous pensions? » demandait déjà Serrus, en 1933, avec la même intention)1. Ce fait montre également « que la structure du langage ne se conforme pas nécessairement à la structure de l’expérience subjective, du monde subjectif des signi fications * ». Ces trois séries de raisons peuvent être jugées comme étant de valeur inégale, mais elles sont toutes valables. vi La linguistique actuelle a raison. Manifestement, les structures de l’univers sont loin d’être reflétées, méca niquement, c’est-à-dire logiquement, dans des structures 1. Serrus, Le parallélisme, p. 39. 2. Harris, art. cit., p. 161.
58
Les problèmes théoriques de la traduction
universelles du lahgàgé. Il est pleinement justifié d’inclure, dans un enseignement de la linguistique générale, comme une chose admise, aujourd’hui, par tous les linguistes, la thèse suivante : « A chaque langue correspond une orga nisation particulière des données de l’expérience [...]. Une langue est un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse différemment dans chaque communautél. » Les problèmes théoriques de la traduction ne peuvent être compris, et peut-être résolus, que si l’on accepte — au lieu de les éluder, de les nier, voire de les ignorer — ces faits apparemment destructeurs de toute possibilité de traduire.
1. Martinet, Éléments, pp. 16 et 26.
CHAPITRE
V
L'activité traduisante et la m ultiplicité des civilisations i La linguistique interne la plus récente amène donc à prendre conscience du fait que chaque langue découpe dans le même réel des aspects différents ; que c’est notre langue qui organise notre vision de l’univers; que nous ne voyons littéralement de celui-ci que ce que notre langue nous en montre, avec toutes les conséquences que ces thèses impliquent en ce qui concerne une théorie de la traduction. Mais la linguistique externe — qui recourt à la socio logie comme science auxiliaire — ajoute à celles de la linguistique interne d’autres raisons de mettre en cause la légitimité, de même que la validité, de l’opération tra duisante. Non seulement la même expérience du monde s’analyse différemment dans des langues différentes, mais l’anthropologie culturelle et l’ethnologie amènent à pensër que (dans des limites à déterminer) ce n’est pas toujours le même monde qu’expriment des structures linguis tiques différentes. On admet, aujourd’hui, qu'il y a des « cultures » (ou des « civilisations ») profondément diffé rentes, qui constituent non pas autant de « visions du monde » différentes, mais autant de « mondes » réels diffé rents. Et la question s’est posée de savoir si ces mondes profondément hétérogènes se comprennent ou peuvent se comprendre (c’est-à-dire aussi se traduire); de savoir, comme on l’a dit en résumant et confondant tout un cou rant de pensée anthropologique et ethnologique avec le courant humboldtien, si « en profondeur, chaque civili sation est impénétrable pour les autres1 ». 1. Malraux, A., La Vote royale. Lee Noyere de l'Altenbarg répètent la même thèse : « Les état9 psychiques successifs de l'humanité sont Irréducti blement différents. >
60
Les problèmes théoriques de la traduction
ii L ’existence de ces obstacles à la traduction, qui proviennent de la différence des « mondes » réels exprimés par des langues différentes, n’a jamais été démontrée spécifiquement, c’est-à-dire séparément. La plupart des travaux qui traitent cette question confondent les obstacles qui proviennent des façons différentes d ’exprimer le même monde, et les obstacles qui proviennent des façons de nommer des « mondes » de l’expérience humaine entiè rement étrangers les uns aux autres. C’est le cas pour Korzybski qui a proposé, sous le nom discuté de Sémantique générale, l’étude des différences profondes entre les structures du langage et les structures de la pensée; puis l’étude des influences réciproques entre langage et pensée ; puis encore l’étude des relations totales entre langage et comportementl. C’est le cas pour Whorf dont, nous l’avons vu, la thèse centrale est qu’il existe, dans les structures de la pensée des hommes, certaines différences profondes, qui séparent la culture occidentale et les cultures exotiques : mais il hésite, et cherche la raison de ces différences, tantôt dans l'infrastructure économico-sociale des populations *, tantôt dans la pensée elle-même®, tantôt dans la langue informant la pensée, comme les analyses du chapitre précédent l’ont montré. C’est le cas aussi pour G. L. Trager, condisciple et conti nuateur de Whorf, qui, sous le terme discutable de mélalinguisiique, propose la mise en évidence des corrélations fait à fait et structure à structure, existant entre une langue et les autres « systèmes culturels » qu’elle exprime, tels que la religion, le droit, mais aussi l’organisation sociale concrète, mais aussi toute la technologie la plus matérielle1 4. C’est le cas, également, pour Vinay et Dar3 2 belnet, qui, sous le nom de divergences métalinguistiques, englobent à la fois l’étude des découpages différents de la même réalité (par exemple la nomination, différente 1. Voir, parmi le9 formulations les plus récentes : Fishman, J. A., A loyal Opposition View, dans ETC, X III, 1956, pp. 225-232; et le numéro spécial de cette rev u e Bur L'inlerprêtation el la communication inlerculturelle, ETC, X V *, 1958, notamment pp. 83-86. 2. Notamment, à plusieurs reprises, dans son article : The relation of habituai thoughl and behaviour lo language (ouvrage cité, pp. 134-159). 3. Id., Ibid., pp. 57 et ss. 4. Voir The field of linguislics, S.I.L., Occasional papers, n ° 1, 1949.
Les obstacles linguistiques
61
selon les langues, de zones différemment découpées et apparentées dans le même spectre physique de la lumière solaire), et l’étude des difficultés nées du fait que les choses à traduire dans une langue n’existent pas dans la culture correspondante à cette langue, et ne s’y trouvent donc pas nommées (par exemple, le fait qu’en Angleterre un père embrassera sa fille sur les lèvres au retour d’un long voyage ne peut être rendu mot à mot dans la langue fran çaise où la chose avec cette signification n’existe pas). C’est le cas, enfin, pour E. Nida, dont la tentative nous servira de trame, parce qu’elle est, jusqu’ici, l’une des plus riches en exemples, et la plus systématique1. Lui non plus, dans son énumération des problèmes de tra duction qui naissent du passage d’un « monde ethno graphique » à un autre, ne distingue pas les difficultés qui proviennent d’une façon différente de regarder, et de nommer la même réalité (comment traduire un juger ment de divorce, en totonaque, langue d’une population chez qui le divorce existe?),2, d'avec les difficultés qui pro viennent de la nécessité de décrire dans une langue un monde différent de celui qu’elle décrit ordinairement. (Comment traduire la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie, comment faire comprendre le comporte ment du semeur, dans une civilisation d’indiens du désert où l’on ne sème pas à la volée, mais où chaque graine est individuellement déposée dans un trou du sable, protégée heure après heure des insectes, des rongeurs, des pluies, des vents et des froids, par un comportement qui rappelle invinciblement, pour nous, celui du garde-malade ou de l’éleveur de jeunes animaux de prix, beaucoup plus que celui de l’agriculteur ou même du jardinier®?) ni Nida classe les problèmes posés par la recherche des équivalences — lors du passage d’un monde culturel à un autre au cours d’une traduction — selon cinq domaines : l’écologie, la culture matérielle (toutes les 1. Nida, Linguisties and elhnologg in translation problème, pp. 194-208. 2. Selon Nida, al on traduit • jugement de divorce » ( bill o/ divorcement) par une expression totonaque du type : letter staling thaï lhe man is leaving his mi/e, 'on n’ en] rend pas l’aspect légal. Il faut une expression qui décalque la procédure administrative : lo hâve one's name erased. 3. Voir Talayesva, Soleil hopi, Paris, Plon, s. d. [1959].
&î
Les problèmes théoriques de la traduction
technologies au sens large» toutes les prises de l’homme sur le inonde au moyen d’outils, d'actions matérielles), la culture sociale, la culture religieuse 1 et la culture linguistique1 23 *. Dans le domaine de l’écologie, Nida n’a pas de peine à faire toucher du doigt, par des exemples saisissants, combien notre planète unique, y compris sa géographie la plus générale, est loin de n’offrir que des concepts universels. Comment traduire en maya, dit-il (en pleine zone tropicale à deux saisons, la sèche, et l’humide), la notion de nos quatre saisons différenciées tout autrement par rapport aux températures, aux précipitations, aux cycles de végétation? Comment traduire en maya figuier: le pays n’en a qu’une espèce, sauvage et sans fruit? Tra duit-on vraiment vigne quand on substitue à cette notion tel mot désignant une plante qui ressemble à la vigne botaniquement, mais qui n’est pas cultivée, et ne donne pas de fruit non plus? Comment traduire désert dans la forêt sub-équatoriale amazonienne? Comment traduire montagne pour les Indiens de la péninsule absolument plate du Yucatan, dont l’éminence la plus haute atteint 30 mètres? Comment, poursuit Nida, traduire rivière ou lac pour des peuplades qui n’ont aucune expérience de ces réalités? L ’histoire de la traduction fourmille d’exemples analogues : ils illustrent, mais en sens inverse, le vieux dit d ’Étienne Dolet, lequel en faisait la première loi de tout art de traduire : « En premier lieu, il fault que le traducteur entende parfaitement le sens et matière de l’autheur qu’il traduit8. # Le traducteur est vaincu si l’assemblage des mots qu’il produit (par exemple, en 1. On lui accordera moins de place ici : son importance est justifiée, chez Nida, par son expérience et par son objectif, la traduction de la Bible en toutes langues. On préférera considérer un domaine de plus d'extension, la culture idéologique, l'ensemble de toutes les idées que les hommes d'un monde donné se font sur ce monde. 2. Les problèmes linguistiques de la traduction, rapidement oxaminés par Nida dans son article, sont ceux que l'on a rencontrés ici dans les chapitres précédents. Nida, lui-même, est revenu de façon plus étendue sur ces pro blèmes dans l'ouvrage collectif de Reuben A. Brower, On Translation, avec son article Principles of translation as exemplifltd bg Bible translating, pp. 11-31. Sous une terminologie différente, avec une classification moins nette, 11 aboutit aux mêmes règles pragmatiques que Vlnay et Darbelnet. 3. Une réédition récente, accessible, de son texte se trouve dans la revue Babel, vol. I, 1955, n° 1, pp. 18-19.
Les obstacles linguistiques
63
maya, Nida peut traduire montagne, dit-il, par : une grande colline haute de 3 000 pieds; rivière, par : eau coulante; lac, au moyen de : vaste étendue d’eau), si l’assemblage de ces mots ne fait pas sens pour l’individu maya? Les exemples de Nida sont moins précieux par leur nouveauté que parce qu’ils obligent à bien prendre conscience de ce fait : en même temps qu’on fait passer des énoncés dans l’expérience linguistique maya, il faut faire passer aussi, au moins, l’image ou la représentation (des choses énoncées) dans l'expérience du monde maya1. Cette commu nication de l’expérience du monde s’avère impossible dans certains cas : sur notre planète, il y a divers mondes de l’expérience, que les ethnologues ont pris l’habitude de nommer des « cultures ». iv La culture matérielle accentue la coupure entre ces mondes, par toutes les différences entre les modes de vie matérielle (avec les technologies correspondantes). Quand il s’agit de traduire la Bible dans les langues de l’Amérique centrale, l’agriculture offre déjà mille pièges, comme celui de la vigne (pour lequel il faudrait chercher des équivalents non pas botaniques mais alimentaires); du froment souvent inconnu. La notion de semeur est inaccessible à des populations entières; et, dit Nida, « seules des explications considérables parviendront à convaincre l’ Indien que le semeur de la parabole fameuse n’était pas complètement fou 1 2 ». Comment faire aussi, non pas même pour traduire les mots porte et ville, mais la notion des portes de la ville, à des populations qui ne connaissent que le campement nomade ou semi-nomade? Là aussi, les exemples de Nida sont moins nouveaux que frappants parce qu’ils sont vraiment des cas-limites qui, dans la réflexion traditionnelle, étaient écartés comme marginaux; relégués presque, dans la zone des paradoxes, avec le système attribué par la bouffonnerie de Swift 1. Celle dissociation des deux operations de transfert que recouvre toute traduction, l’opération qui introduit les choses, et l'opération qui Introduit les noms, est apparente dans certains cas à l’intérieur d'une même langue : le petit Français de six anB, né au Caire, a l’expérience linguistique du mot neige, mais la première fols qu’il voit de la neige en France, 11 ne sait pas ce que c'est. 2. Nida, art. cité, p. 198.
64
Les problèmes théoriques de la traduction
à la grande académie de Lagado. Système paradoxal qui constituait, d’ailleurs, la solution correcte du problème paradoxal : < Il suffirait, dit Swift, de porter sur soi les choses nécessaires pour exprimer ce qui pourrait se rap porter à l’affaire dont on aurait à parler. L ’usage d’un ou deux domestiques porteurs de paquets serait recom mandé pour les conversations d’une heure; quant aux petits entretiens, un certain nombre de matériaux dans les poches ou sous les bras pourrait convenir. Un autre avantage de cette invention était qu’elle pouvait tendre à l’établissement d’une langue universelle; tout au moins entre nations civilisées dont les marchandises ou les usten siles sont généralement de même nature. » Avant de quitter le domaine de la culture matérielle, il faut souligner que cette notion de mondes culturels étrangers les uns aux autres (et seulement parce qu’ils sont constitués sur des technologies différentes) ne doit pas être restreinte aux civilisations nettement hétéro gènes, telles que la biblique d’une part, et la maya d’autre part. La présence, dans une grande langue de civilisation, comme le français ; de termes étrangers désignant les choses étrangères à la « culture » française (au sens ethno graphique du mot) — comme yard, ou versle, ou stade; ou gallon; dollar, ou mark ou rouble; ou troïka, iélègue, etc. — cette présence indique déjà qu’à l’intérieur d’une même civilisation, les cultures matérielles ne se recou vrent, et donc ne se traduisent pas exactement. L ’analyse poursuivie dans ce sens, — du point de vue du problème de la traduction, — montre qu’à l’intérieur d’une même grande civilisation, l’européenne, au xix® siècle, par exemple, il existe des mondes culturels partiellement séparés par leurs cultures matérielles elles-mêmes. Il suffit de passer de France en Sardaigne pour être embar rassé par la traduction de dizaines de mots, comme orbace, par exemple. Ce mot désigne un tissu de laine de mouton sarde, tissé de la même manière depuis des temps qu’on croit immémoriaux, toujours selon les mêmes méthodes rudimentaires, dont la chaîne est toujours faite d’un même nombre de fils tordus à droite, et la trame d’un même nombre de fils (par unité de longueur) tordus à gauche; tissu, de plus, soumis à un foulonnage au marteau,
Les obstacles linguistiques
65
puis au pied nu. Le mot ne figure pas dans les grands lexiques du x ix e siècle, bien que les voyageurs en aient parlé, bien que Yorbace soit, encore aujourd’hui, très recherché par la marine anglaise, pour son imperméa bilité. On pourra récuser les exemples sardes, en allé guant qu’il s’agit là d’une civilisation très archaïque, ayant survécu plus de deux millénaires isolée dans une île, incluse dans la nôtre comme un corps presque aussi étranger que la civilisation hopi dans celle des ÉtatsUnis. Mais il suffit de passer de la France à l’ Italie pour apercevoir aussi que presque tous les noms de fromages, par exemple ( bucherato, marzolino, stracchino, caciocavallo, pecorino...) résistent à la traduction pour la même raison, comme le prouvent inversement parmesan, gor gonzola, provolone : il faut que le mot italien passe en fran çais quand la chose italienne passe en France. Il suffit d’étudier les noms du pain dans la région d’Aixen-Provence, en 1959, pour vérifier que la simple culture matérielle, — à l’intérieur d’une même grande civilisa tion, — peut opposer à la traduction des difficultés consi dérables (que dissimulent, dans les cas voyants, comme celui de parmesan, par exemple, les emprunts ou les calques linguistiques. Les emprunts existants, exceptionnels, mas quent le fait normal : on ne peut pas toujours et tout emprunter, ni calquer). En effet, cette nomenclature du pain ne comporte pas moins d’une cinquantaine de mots : la baguette (et la baguette sur plaque), le boulot, la chenille (à La Ciotat), le chemin de fer (à Saint-Chamas), le coupé, la couronne, Yépi, le fendu (le petit, le gros ou le grand), le fil de fer (à Saint-Chamas), la ficelle, la flûte (l’ordinaire, la longue, la ronde, la coupée), la fougasse, le fuseau, la fusée (ces deux derniers ne sont pas synonymes), le gressin, le grichon (à Serres), le kilomètre (à La Ciotat), le longuet, la main, le marseillais, le pain d’Aix, le pain de mie, le pain mousseline (à La Ciotat), le restaurant (et le restau rant sur plaque, le restaurant moulé, le restaurant au ciseau ou charleslon), la rosace, le roulé, le saucisson, le seiglon (à Marseille), la tête d’Aix, la tière, la tresse, la torsade, le tordu, la tomate. Ce ne sont pas des créations passagères imagées, plus ou moins personnelles, instables,
66
Les problèmes théoriques de la traduction
qui ressortiraient plus à l’expressivité stylistique qu’à la lexicologie ; ce ne sont pas non plus des termes techniques d’un argot de boulange, en ce sens qu’ils débordent l’usage des boulangers eux-mêmes, et que tous ont été recueillis dans la clientèle 1. Tous ces termes correspondent à des « objets » différents, soit par la matière (farine ordinaire, ou pâtissière), soit par le poids, soit par la panification (levure ou levain), soit par la cuisson (four ouvert : croûte terne à tons blancs; four fermé : croûte lustrée à tons dorés), soit surtout par la forme et l’aspect en combi naison avec les caractéristiques précédentes. Il suffirait qu’un roman français de quelque valeur eût pour cadre un milieu de boulangerie dans cette région, pour vérifier combien la traduction de ces termes en anglais, ou même en italien, pose de problèmes insolubles, moins voyants mais aussi extrêmes que ceux de Nida sur la nomination en langue maya de choses qui n’existent pas dans la civilisation maya. Comme le moindre déplacement dans l’espace, tout déplacement dans le temps, même de peu d’amplitude, à l’intérieur d’une même grande civilisation, donnerait des exemples analogues : d’il y a un siècle à aujourd’hui, et souvent moins, les noms des boissons, par exemple (il suffit de considérer celles qui sont nommées dans l’Assommçir), les noms des danses, les noms des tissus et des vêtements posent au traducteur (et même au lecteur) des problèmes aussi complexes que ceux qui sont posés par la translation des notions propres à une civilisation dans la ou les langues d’une autre, parce que les choses ne sont plus les mêmes. v On imagine aisément que la culture sociale, dont les nominations ne reposent pas même sur des objets concrets, démontre encore mieux l’imperméabilité des civilisations : comment, dit Nida, traduire frère et sœur en maya, lorsque cette langue n’a pas de mots pour l’exten sion de ces notions chez nous, mais des termes distincts pour frère plus jeune, et frère plus âgé? Comment, d’une 1. Neuf de ces termes : boulot, roulé, saucisson, coupé, fougasse, baguette, fendu, tête, ficelle, figurent dans les arrêtés préfectoraux fixant le prix du pain. Six autres : flûte, flûte longue, longuet, fuseau, couronne, main, figurent, en outre, au tarif syndical des ouvriers boulangers.
Les obstacles linguistiques
67
façon plus générale, traduire les termes indiquant la parenté, pour des civilisations dont la famille n’a pas du tout la même structure que la nôtre? Comment, sans aller plus loin que le simple exemple latin, traduire les termes avunculus et patruus, qui distinguaient l’onclefrère de la mère et l’oncle-frère du père, amila et malerlera, qui distinguaient la tante-sœur du père et la tantesœur de la mère, avec le plein sens que ces termes avaient dans la structure juridique et sociale, et, par conséquent, dans la vie pratique? Comment traduire les « gens du peuple » dans une civilisation qui n’a pas la même struc ture de classes sociales, ou de castes, que la nôtre ou celle des Hébreux? Comment traduire, avec toutes ses impli cations signifiées, l’exemple de l’homme qui porte une cruche d’eau, dans une culture sociale où ce travail est impensable pour un homme*? Ici aussi, la démonstration de Nida peut être poussée jusqu’au point où l’on fait toucher du doigt que, dans le cadre d’une même grande civilisation, coexistent des mondes de l’expérience sociale, si différents que la traduc tion d’une notion, de l’un à l’autre, apparaît extrêmement difficile, et quelquefois sans doute impossible. Qui croi rait qu’une notion de base aussi courante, aussi élaborée par toute l’économie politique, que capitalisme, puisse prêter à difficulté quant à l’interprétation de la structure économique que le terme dénote? Voici pourtant le pro blème de traduction pure qu’il peut poser : « Le capita lisme américain possède [.... ] des caractéristiques propres, qui le rendent différent du capitalisme classique dont il est le prolongement. Ce sont ces caractéristiques qui l’ont amené à tenter de se définir avec un peu plus de précision dans cette expression : « Le capitalisme de tout le monde », qui traduit assez mal une terminologie américaine plus concise, « people’s capitalism » [...], qu’on a également baptisé parfois « capitalisme démocratique » ou « capita lisme populaire » et que nous appellerons pour plus de commodité, au cours de cët article, tout simplement,1 1. Le numéro spécial de la revue ETC (vol. XV, n° 2, mars 1958), consa cré en entier 6 L'interprétation et ta communication inlercullurelle fournit aussi, pour les grandes civilisations contemporaines, beaucoup de bons exemples, notamment pp. 90-94 et pp. 115-117-121
68
L es problèmes théoriques de la traduction
« le capitalisme américain1 ». Indiscutablement, le lecteur français, même moyennement nourri d'économie poli tique, reconnaîtra que les quatre équivalents proposés (du terme américain) ne donnent pas une idée claire de la structure économique que veut distinguer et que semble distinguer — pour un locuteur américain — l’étiquette anglo-saxonne « people’s capitalism ». vi Nida, dans le domaine de la culture idéologique, cite enfin — pour ce qui est de l’idéologie religieuse seule ment — maints exemples qui rendent tangibles, dans ce domaine aussi, la séparation profonde entre les mondes de l'expérience idéologique de deux civilisations différentes. La traduction des termes, sainteté, possession par l’esprit prophétique, Esprit-Saint, en aztèque ou en mazatèque, est un problème linguistiquement insoluble hic et ruine, dit Nida. Si, d’autre part, on admet avec Whorf et Korzybzki que notre langage fabrique notre pensée pour nous, qu’il y a, par conséquent, — suivant rigoureusement la structure de chaque langue, — des structures de pensée différentes, il est évident que les produits de ces struc tures de pensée sont, eux aussi, différents, c ’est-à-dire que chaque langue a sa conception du monde, son idéo logie sous-jacentes : la
TROISIÈME
PARTIE
Lexique et traduction
CHAPITRE
VI
La structure du lexique et la traduction
i Par des assauts venant de trois directions diffé rentes au départ, — approfondissement des notions de sens, de vision du monde et de civilisation, — la linguis tique moderne a, comme nous venons de le voir, ébranlé profondément la vieille notion tout empirique et tout implicite, du lexique considéré comme un répertoire, un inventaire, un sac-à-mots. C’est-à-dire la vieille notion qu’il y aurait, malgré des exceptions négligeables, une relation bi-univoque entre chose et mot, signifié isolé et signifiant isolé, sens linguistique et forme linguistique. Ces trois efforts conduisaient, chacun de son côté, à substituer à la vieille notion du lexique comme nomencla ture, celle du lexique comme une structure, ou plutôt comme un ensemble de structures. C’est cette idée qui s’exprime aujourd’hui couramment par une image com mune, celle de champ sémantique: le sprachliche Feld de Jost Trier et des Allemands, l’area of meaning des auteurs anglo-saxons, le champ notionnel de Matoré1, les champs lexicologiques * de Guiraud. h Cette notion de champ sémantique, conçue comme un instrument d’analyse linguistique dans le domaine1 2 1. Voir : La Méthode en lexicologie, pp. 63-79. 2. Voir : Lee champs morpho-sémantiques, pp. 265-288. P. Guiraud emploie la notion de champ comme faisant partie de la terminologie courante aujour d’hui; toutefois, trois fois de suite, il la mentionne entre guillemets, p. 169; il utilise dans le titre el le corps de son article l’ expression de champs morpho sémantiques, mais la définition qui résume son analyse, p. 287, est présentée comme celle du champ lexicologique. Dans La Sémantique, Paris, P.U.F., 1959, pp. 82 et ss., 11 opte pour l'expression : champ morpho-sémantique.
72
L es problèmes théoriques de la traduction
du lexique, a déjà des acceptions variées. Elles ont touteB en commun cependant le fait d’être des applications de la vieille idée de Humboldt, que la parole « en réalité n’est pas composée par l’assemblage des mots préexis tants, [mais que] au contraire les mots résultent de la totalité de la parole1 »; et de l’idée saussurienne, mieux explicitée, que « la partie conceptuelle de la valeur [d'un terme] est constituée uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue ». Si l’on prend la notion chez Jost Trier, qui en est le créateur, on peut la décrire ainsi : le champ sémantique est l’ensemble des mots, non-apparentés étymologique ment pour la plupart (ni reliés non plus entre eux par des associations psychologiques individuelles, arbitraires, contingentes *) qui, placés côte à côte comme les pierres irrégulières d’une mosaïque, recouvrent exactement tout un domaine bien délimité de significations constitué soit traditionnellement, soit scientifiquement, par l’expé rience humaine. On peut ainsi parler de champ séman tique constitué par les mots qui désignent l’entendement, le bétail ou les céréales, ou les habitations; ce sont des mosaïques de mots, ce que Trier appelle Wortdecke. Pour Trier et pour les linguistes qui le suivent — et c’est un fait qu’ils admettent sans discussion comme une donnée antérieure à toute analyse linguistique — il existe dans la pensée des champs conceptuels, des espèces de mosaïques de notions associées, recouvrant un domaine bien délimité que l’expérience humaine isole et constitue en unité conceptuelle. Il existe, à côté, des champs lexicaux, chacun formé par l’ensemble des mots qui recouvrent, en les morcelant, les champs conceptuels correspondants. La totalité du lexique d’une langue est constituée par l’articulation de tous les champs lexicaux restreints, puis leur insertion dans des champs lexicaux de plus en plus généraux. Nous retrouvons aussi, chez Trier, la démonstration saussurienne que le mot isolé acquiert sa signification seulement par l’ensemble des oppositions1 2 1. Humboldt, Über die Verschiedenheit des menschtichen Sprachbaues, Akad. Augsb., VII, 1-72. 2. Ce9 sortes d'associations seront examinées plus loin : c’est le problème des connotations.
Lexique et traduction
73
qu’il soutient avec tous les autres constituants du champ. Cette démonstration, très célèbre, a été illustrée par l’ana lyse du champ sémantique des termes Wisheit, Kunst, List (grosso modo: sagesse, art, artifice) et Wisheit, Kunst, Wizzen (savoir), à cent ans de distance, au début du x n ie et du x iv e siècle L Nous retrouvons, ainsi, le processus saussurien de constitution du sens, à travers lequel un petit enfant pour qui tout ce que nous nommons habita tion se trouve d’abord être appelé maison (même le nid, même le terrier, même la niche), finit, dans une suite de différenciations conceptuelles et lexicales successives, par appeler les mêmes choses, à dix-huit ans : villa, cabane, immeuble, gratte-ciel, cahute, baraque, bicoque, gourbi, chaumière, masure, borde, cabanon, bastidon, mas, châ teau, manoir ou résidence, et même case, bungalow, igloo, wigwam, etc... L ’introduction de chacun de ces termes ajoute une maille au filet linguistique qui recouvre tou jours à peu près la même surface conceptuelle. Et, par conséquent, dans le cas simple où il n’y a pas modifica tion de la surface du champ conceptuel ou notionnel, chaque maille nouvelle se constitue sur la surface des mailles précédentes, à leurs dépens, par l’opposition, c ’est-à-dire la différenciation, qui n’existait pas aupara vant. Dans les cas, au contraire, où la surface du champ conceptuel est modifiéea, la maille nouvelle déforme les mailles proches : immeuble et surtout gratte-ciel ont peut-être déplacé la surface d’ensemble du terme maison; gourbi, celle des termes cahute ou cabane, par exemple. m Cette notion de champ sémantique intéresse d’abord une théorie de la traduction parce qu’elle fournit les démonstrations les plus tangibles et les plus variées du fait que « tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre, et qui diffère de celle d’autres langues ou d’autres étapes de la même1 2 1. Trier, Der deutsche Wortschatz im Sinnbezirk des Verslandes, Heidel berg, 1931. 2. Parce que la notion s’enrichit de caractéristiques nouvelles, comme dans l'analyse que Trier (ait du vocabulaire allemand du domaine séman tique de l’entendement, & cent ans de distance, dans des conditions de vie sociale modifiées.
74
Les problèmes théoriques de la traduction
langue » — du fait que, quand nous parlons du monde dans deux langues différentes, nous ne parlons jamais tout à fait du même monde : d’où l’impossibilité théorique de passer d’une langue à une autre, quand ce passage linguis tique postule un autre passage — en fait, inexistant — d’un monde de l’expérience, à un autre (d’une expérience du monde à une autre). La langue des gauchos argentins, par exemple, possède un champ sémantique qui, uniquement pour analyser la diversité des pelages de chevaux, compte deux cents expressions : deux cents mailles du filet, deux cents petites pierres pour la mosaïque entière1, — là où le français courant disposerait seulement d’une douzaine de termes simples (du type alezan) et deux douzaines de termes composés (du type alezan doré). Notre filet linguistique français n’aurait, pour saisir cette réalité linguistique des gauchos, que des mailles dix fois trop larges, ou des pierres dix fois trop grandes à sa mosaïque : il différencierait sans doute dix fois moins, saisirait et par conséquent tra duirait des réalités dix fois moins fines. La même chose arriverait pour traduire les langues africaines qui nomment soixante espèces de palmiers. Comment traduire aussi toutes les différenciations que les Indiens Pyallup ont dans le champ linguistique où nous ne disposons que du mot saumon? Celles que les Eskimos possèdent concernant le champ linguistique qui couvre notre unique terme neige? Ces exemples sont classiques. Peut-être plus frappant — parce qu’il ne sort pas des limites d’une même civilisa tion (la nôtre), ni même des limites d’une langue — est l’exemple fourni par la comparaison du champ linguistique des termes analysant le paysage de montagne, tel qu’il est saisi, décomposé, finement « maillé » par les dialectes de la Suisse allemande, et par le filet linguistique ordinaire en allemand couranta. (C’est Zinsli, l’auteur de cette analyse, qui a généralisé l’excellente image du « filet linguistique », empruntée à Jost Trier et que Whorf emploie de son côté ®.) 1. Vossler (Karl), Volkeprachen u. Weltsprachen, dans Well und Worl, 1946, p. 96. 2. Zlnsll, Grund and Gral : die Bergwelt im Splegel der Schweilzerdeultehen Alpenmundarlen, 1945. 3. Languagt, Ihoughl and realily, p. 156 : a nelwork of language. Hjelmslev
Lexique el traduction
75
iv Mais l’exemple type — à la fois par la généralité de l’expérience physico-physiologique qu’il suppose, et la variété des solutions linguistiques offertes par cette même expérience, c ’est l’exemple de la nomination des cou leurs. Le point de départ accepté, démontré même, est que la lumière est physiquement la même partout; que l’œil humain, d’autre part, reste le même sous toutes les lati tudes et pour toutes les races. Lors du colloque de Paris sur les problèmes de la couleur, en 1954, J. Filliozat, par exemple, a exposé que < pour les Japonais, nous avons la preuve que la vision des couleurs est la même que la nôtre1 » : en effet, les mêmes tests sont utilisés pour déceler les mêmes anomalies de la vision chromatique, et les décèlent effectivement. « Il existe, ajouta Galifret lors de la discussion, un journal japonais de physiologie où les faits physiologiques de la vision, en particulier de la vision des couleurs, décrits par nos collègues japonais, apparais sent tout semblables aux faits physiologiques décrits par des Américains, des Français ou des Italiens [...] Il n’y a pas de raison, concluait le physiologiste, de sup poser que les cellules rétiniennes ou celles du cortex fonc tionnent différemment selon les races ou les latitudes1. » Si donc la nomination des couleurs est tellement diffé rente selon les langues, il ne sera pas possible de mettre en cause la diversité des expériences du monde, ni celle de l’œil : il s’agira bien du cas, particulièrement typique, où des langues différentes expriment par des structures linguistiques différentes des faits physiques identiques, et prouvent ainsi que la structure du langage ne reflète pas automatiquement celle de l’univers. Le classement même des couleurs varie avec les langues en même temps que leur nomination — et la référence à l’analyse scientifique des sept couleurs de l’arc-en-ciel est absente de tous ces classements ou systèmes linguis tiques des termes désignant les couleurs. L ’hébreu semble aussi dit que la (orme linguistique découpe la substance du contenu •comme un Qlet déployé projette son ombre sur ia surface indivise du sol au-dessous de lui ■ (Prolegomena, p. 36). 1. Problème! de la couleur, pp. 299 et 300. 2. Ibid., p. 6, note 3.
76
Les problèmes théoriques de la traduction
distinguer nettement le blanc, le noir et le rouge; il possède un mot qui s’applique à des choses vertes et des jaunes, sa nomination du bleu pour nous n’est pas nette; les couleurs, sauf le rouge, n’ont pas de connotations symboliques affirmées; le vrai classement pourrait être une opposition de base entre sombre et brillantL Le sanscrit, lui, possède un classement explicite, qui figure à son dictionnaire classi que : blanc, noir, jaune, vert, rouge, brun, couleurs bigar rées. Ce classement n’est pas lié à la symbolique sociale des couleurs (blanc, rouge, jaune, noir). Il l’est peut-être à une symbolique archaïque théologico-intellectuelle (le terne lié au vent, le sombre au feu, la brillance à l’eau, le blanc à la contemplation, le rouge à l’action, etc...). Le bleu et le noir ont des nominations chevauchantes, le jaune et le vert aussi2. Le grec a le même mot pour un vert jaune et pour un rouge, le même mot pour un vert jaunâtre et pour un brun grisâtre, un autre pour bleu, noir et quelquefois sombre, et peu de traces de valeurs symboliques, sauf l’opposition du rouge ou du blanc (fastes) au noir (néfaste) 3. Le latin possède une opposition symbolique originelle entre blanc (albus) et blanc brillant ( candidus), entre noir (aler) et noir brillant ( niger) ; purpureus est usité pour l’arc-en-ciel et pour la neige 4. Le chinois fournit un exemple impressionnant de structure du champ sémantique des couleurs associées de façon rigide à des structures symboliques, intellectuelles et sociales : le classement des cinq couleurs de base (vert, blanc, rouge, noir, jaune), y correspond terme à terme avec celui des cinq éléments (bois, métal, feu, eau, terre), des cinq tons en musique, des cinq saveurs, des quatre sai sons, des cinq points cardinaux 5 qui incluent le zénith. Les langues polynésiennes offrent des associations symbo liques du même genre, le noir avec la mort, le noir terne avec la pluie, le vert avec la genèse, le rouge avec le pou voir et la virilité (de même que le noir brillant)01 6 5 4 3 2 1. 2. 3. 4. 5. 6.
Gulllaumont, dans Problèmes de la couleur, pp. 339-346. Fllllozat J., ibid., pp. 303-308. Gernet L., ibid., pp. 315-324. André J., ibid., pp. 327-335. Gernet J., ibid., pp. 295-298. Mêlais P., ibid., pp. 349-356,
Lexique el traduction
77
Tous ces faits commencent à peine d’être étudiés, beau coup reste à faire afin de les analyser correctement, du seul point de vue de la linguistique. Il suffit, pour l’instant, qu’ils illustrent bien — ce qu’ils font — la thèse selon laquelle chaque langue découpe et nomme différemment l’expérience que les hommes ont du monde, ici dans le cas d’un phénomène physique absolument commun à tous : la couleur. Il suffit que ces faits rendent tangible — pour un même champ physique et physiologique scien tifique, de la couleur — l’existence de champs sémantiques dont la mosaïque varie tellement de langue à langue que la traduction de ce que les Grecs, ou les Chinois nomment d’un seul mot kuanos, ou ts'ing exige en français que nous choisissions non sans peine entre sombre, noir, bleu, grisbleu, bleu-noir ou même vert. C’est d’ailleurs ainsi que les problèmes linguistiques de la couleur sont nés : « de la difficulté, dit Weisgerber, rencontrée en traduisant les termes qui désignaient certaines couleurs chez les Grecs anciens, spécialement Homère. On rencontre des obstacles inattendus lorsqu’on essaie de trouver des équivalents précis, par exemple, pour zanthôs, glaukôs, ôchrôs et autres, parmi les termes de couleur les plus communs. Dans un cas, vert ou jaune conviennent, dans d’autres non. Si l’on considère l’ensemble des emplois de chaque terme, on arrive à des conclusions surprenantes : ôchrôs signifie vert jaunâtre en certains cas, mais aussi gris, brun, etc. [...] On a été tenté de traduire tous ces mots par brillant, selon la supposition que les Grecs étaient moins attentifs à la teinte particulière qu’à l’intensité, à l’éclat, à cause des conditions de luminosité du ciel méditerranéen. Cette tentative d’explication fut un échec : en effet, le grec possède aussi une série bien fournie d’adjec tifs concernant l’éclat : lamprôs, phaidrôs, aiglïels, etc... Une autre solution consistait à supposer que ce problème de traduction offrait une base pour étudier le développe ment du sens de la couleur chez l’homme. De ce point de vue, certains affirmèrent sérieusement que, sur les termes en question, les Grecs devaient avoir été collectivement aveugles à la couleur. Mais cette conclusion ne résista pas non plus, et la voie resta donc ouverte à la solution correcte : si les contradictions observées ne pouvaient
78
L es problèmes .théoriques de la traduction
être attribuées ni à la nature des phénomènes eux-mêmes, ni à la structure de l’œil humain, c ’est qu’elles doivent être fondées sur ce qui est intermédiaire entre la réalité [du monde] et l’expression [linguistique], c’est-à-dire sur les différences entre les façons que les hommes ont de concevoir [le m onde]1 ». v Si l’on pouvait démontrer que la totalité du lexique, dans toutes les langues — et quel que soit le niveau de la civilisation, de la culture, enregistré par chacune de ces langues — est structurée selon de tels champs sémantiques, on aboutirait à dire que chaque lexique est constitué par des mosaïques de termes, dont presque jamais les sur faces, ni les subdivisions (intérieures à ces surfaces), ne coïncident entre elles. 2
1
E n a z tèq u e
En eskimo
D iffé re n ts term es p o u r :
1) 2) 3) 4) 5) 6)
Neige qui tombe Neige au sol Neige durcie Neige molle Neige poudreuse etc...
R a c in e com m u n e X
-
1) X substantivi = glace 2) X adjectivé = froid 3 ) Brume de X = neige
L e ch am p lingu istiqu e d e la neige *.
On démontrerait que la coïncidence traductionnelle exacte de deux éléments d’un même champ sémantique,1 2 1. Welsgerber, Vom Wellbild der deulschen Sprache, Düsseldorf, 1950, p. 141. 2. Ce schéma traduit l’observation sur ce point de Whorf, Language, etc., p. 216. Voir aussi : Aginsky B. et E., Language universals, p. 171; et M. B. Emeneau, Language and non-linguislic patterns, dans Language, vol. X X V I, n. 2, p. 199 (1950).
Lexique el traduction
79
dans deux langues différentes, est presque toujours impossible. vi Mais il n’en est pas encore ainsi. La notion de champ sémantique, et la notion conjointe de structure du lexique, sont encore des notions discutées, dont le statut n’est pas définitivement fixé dans la linguistique actuelle. Ce ne sont pas des acquisitions méthodologiques o u théoriques aussi universellement admises que les notions de structure phonologique et de structure morpholo gique. Une première sorte de critiques s’adresse essentielle ment aux utilisateurs allemands de la notion de champ sémantique. On trouve anti-scientifique, au moins préma turée, leur tendance à vouloir utiliser la théorie des champs linguistiques afin de justifiér l’existence d’une communauté culturelle des Européens d’expression germanique — et le ton « missionnaire et théologique » de leurs démonstra tions, chez Weisgerber, par exemplel. On insiste, au moins, sur le fait qu’il resterait beaucoup de vérifications de détail [Kleinarbeil] à faire, avant de conclure 2 — et qu’on aurait besoin de nombreuses monographies afin d’appuyer solidement de telles vues 3. On reproche aux Allemands d’avant 1944 de partir de « considérations philosophiques abstraites » et fort peu scientifiques, comme la « volonté communautaire » ou la « lutte pour l’ordre 4 ». Il est jus tifié d’incriminer cette précipitation à transformer la linguistique en Geisleswissenschafl; justifié de ne pas vou loir être satisfait de formules méthodologiques ou conclu sions comme celle de Gilnther Ipsen : « La langue est l’esprit véritable de la communauté se déployant en monde, et se rencontrant, se reconnaissant comme monde; la communauté est le Nous, qui prend conscience de luimême dans la langue et se communique en elle 6 », — ou celle de Jolies : « Les changements affectant le contenu de la langue — autrement dit : les processus véritablement historiques de l’histoire d’une langue — doivent être 1. 2. 3. 4. 6.
Basllfus H., Neo-humboldlian elhnolinguisllcs, pp. 99 et 104. Id., ibid. Ullmann S., Précis, p. 305. Matoré G., La méthode en lexicologie, p. 64. Citée par W . v. Wartburg, Problèmes et méthodes, p. 175.
80
Les problèmes théoriques de la traduction
compris en dernière analyse comme l’expression du désir d ’une communauté d’approcher la vérité de plus près et comme une véritable lutte pour l’ordre 1 ». Cette première série de critiques est fondée, mais elles atteignent l’uti lisation philosophique, idéologique — extra-linguistique — que certains auteurs allemands font de la notion de champ linguistique; elles n’entament ni la réalité, ni la validité de cette notion. vu Sans nier tout ce que la notion de champ séman tique apporte, d’autres auteurs ont souligné ses limita tions actuelles. « Le lexique proprement dit, remarque Martinet, semble beaucoup moins facilement réduisible à des modèles structuraux que les morphèmes gramma ticaux, une fois que certains domaines particuliers, tels que celui des termes de parenté, les numéraux, et quelques autres ont été examinés 1 23 . » C’est aussi la conclusion de Weinreich, selon qui « le vocabulaire d’une langue [est] structuré d’une manière considérablement plus lâche que sa phonologie et sa grammaire8 ». Et c’est celle de Hans Vogt : « De toutes les descriptions de langues, il appa raît clairement que le langage n’est pas également struc turé dans tous les domaines. Il y a des domaines hautement structurés, d’autres moins, certains même qui révèlent difficilement des structures quelles qu’elles soient45 6 ». « En ce qui concerne le vocabulaire, ajoute-t-il, de véri tables structures ne peuvent être mises en évidence que dans certaines parties seulement8. » Il insiste sur ce point, de « la nature non-systématique de la plus grande partie du vocabulaire 9 ». « Quand on affirme que, puisqu’une langue est un système intégré, toute addition quelle qu’elle soit doit avoir pour conséquence la restructuration de tous les modèles structuraux [pafterns] antérieurement existants, ceci ne doit pas être compris comme étant vrai rigoureusement pour le voca 1. 2. 3. 4. 5. 6.
Citée par W. v. Wartburg, Problèmes et méthodes, p. 175. Martinet,Structural linguislics, p. 582. Languages, p. 56; voir aussi p. 1. Contacts of languages, p. 366. Id., ibid., p. 367. Id., ibid., p. 369.
Lexique et traduction
81
bulaire pris dans son ensemble1. » Et comme une de ses déclarations au V Ie Congrès International des Linguistes *, à propos du caractère structural du langage, était sus ceptible d’interprétations ambiguës, lui-même éprouve le besoin de la préciser ainsi : « J ’avais avant tout dans l’esprit le système morphologique [...] Ma phrase, telle qu’elle est, reste beaucoup trop générale8 ». Ces conclusions des recherches de structuralistes, convaincus mais objectifs — et désireux de vérifier dans quelle mesure la notion de structure pouvait être étendue correctement au domaine du lexique — ont pris place comme des résultats acquis dans les bilans actuels en sémantique, a La raison pour laquelle la sémantique, écrit Ullmann, n’a pas réussi à s’adapter à la nouvelle perspective [structuraliste] ne doit pas être cherchée très loin : le vocabulaire n’est pas réductible à une des cription exhaustive et ordonnée par les mêmes méthodes que les moyens grammaticaux et phonologiques d’une langue * ». Exception faite de quelques domaines comme la gamme des couleurs, la nomenclature des grades mili taires, le réseau des relations familiales, il demeure, selon le même auteur, constitué par « des amas lâche ment organisés d’un nombre infiniment grand d’élé ments * ». Pierre Guiraud, de son côté, conclut de ses recherches « qu’un champ lexicologique est un ensemble de relations d’où chaque terme tire sa motivation, mais de relations non-coordonnées; le champ ne constitue pas un organisme au même titre qu’un système phonolo gique où chaque terme assure une fonction commune nécessaire à l'ensemble • ». v m Mais une autre tentative pour structurer le lexique avec un point de départ entièrement différent a été faite plus récemment par Cantineau, et, à sa suite, par Prieto. Leur point de départ est ouvertement l'inten tion de vérifier si les démarches qui ont permis de struc1. Vogt, Contacta of languagcs, p. 349. 2. Actes du V I‘ C. I. L., Paris, Klincksleck, 1949, p. 36. 3. Contacts of langaages, note 7, p. 369. 4. et 5. Descriptive semantics and linguistic lypology, dans Word, I. IX , n°3, 1953, pp. 226. 6. Les champs morpho-sémantiques, p. 287.
82
L es problèmes théoriques de la traduction
turer rigoureusement le système des phonèmes d’une langue ne pourraient pas aussi s’appliquer au lexique : i Depuis longtemps, dit Cantineau, on soupçonne que la méthode qui a permis de créer [...] la phonologie devrait permettre des réussites semblables dans d’autres parties de la linguistique*. » Cantineau cherche donc à déceler dans le lexique, et par commutation, ce classement des oppositions de signifiés qui pourrait utiliser les catégories créées par Troubetzkoy (oppositions bilatérales, privatives, etc...)** Il part de la notion d'opposition significative* : « celle que forment deux signes de la langue dont les signifiants sont diffé rents 4 ». Rendre et rendu, j'ai et nous avons, mille et lime, biche et faon sont de ce type. Il distingue ensuite des oppositions (significatives) équipollentes : < dont les signi fiants des deux termes sont équivalents, c’est-à-dire carac térisés tous les deux de façon positive, et ne comportent ni l’absence, ni la présence d’une marque formelle 4 » Coq et poule forment une telle opposition. Dans les oppositions significatives privatives, au contraire, « le signifiant d’un des termes est caractérisé par la présence d’un élément significatif (ou marque formelle) qui manque au signifiant de l’autre 4 » : Mange et mangeons, par exemple. Mais l’opposition significative la plus importante aux yeux de Cantineau, pour son éventuelle construction d’un système des signifiés, c’est l'opposition [significative] pro portionnelle. Il nomme ainsi « toute opposition significative telle que le rapport formel et sémantique existant entre ses termes se retrouve entre les termes d’au moins une autre opposition significative de la même langue7 », exemple : nous disons est à vous dites comme nous faisons est à vous faites (d’où la « proportion » : nous disons : vous dites : : nous faisons: vous faites). Les oppositions qui, de ce 1. Cantineau, Le» opposition» significatives, p. 11. 2. Cantineau dit tris justement : ■ En efTet ces principes auraient pu aussi bien Sire utilisés pour classer des objets quelconques, par exemple des vases ou des motifs décoratifs .» [Ibid., p. ,16). 3. Déjà employée en passant chez Bally [Linguistique générale et lin guistique française, p. 151). 4. Cantineau, art. cité, p. 16. 6. Id., ibid., p. 31. 6. Id., ibid., p. 28. 7. Id., ibid., p. 27.
Lexique el traduction
83
point de vue, ne sont pas proportionnelles, sont isolées: sec et sèche, coq et poule sont de telles oppositions. Sur ces bases, Cantineau pense apercevoir une structure des signifiés ; soit dans la morphophonologie (structures des signifiés du type : peuvent: pouvons; gebe: gib; Buch: Bûcher, etc...), soit dans les oppositions proportionnelles de nature grammaticale (structure des signifiés du type rend: rendra; bon: bonne, etc...), soit dans les opposi tions proportionnelles de nature lexicale (dérivations dont le suffixe est productif) ainsi maison: maisonnette; chemise: chemisette, etc. Prieto, qui a repris et développé ces analyses, étend le domaine des oppositions proportionnelles, que Cantineau semblait limiter au mot, malgré quelques exemples. Pour lui, les syntagmes grammaticaux (du type la porte : une porte; la chaise: une chaise) et les syntagmes lexicaux (du type l’arbre: le petit arbre; l’homme : le petit homme) sont explicitement considérés comme des oppositions signifi catives proportionnelles L Que penser de la structure des signifiés ainsi mise en évidence? Cantineau, certes, attire l’attention d’une manière originale a sur des parties vraiment structurées du lexique, auxquelles on ne pensait jamais comme telles. Il démontre, en somme, que la morphologie d’une langue en structure le lexique (mais partiellement). La morpholo gie, certes, est bien cette structure partielle du lexique qu’il met en lumière® : les 117 formes distinctes que peut prendre le radical d’un verbe français constituent réellement le champ sémantique de 117 signifiés distincts, organisés de telle sorte qu’on puisse les obtenir les uns à partir des autres par commutation; les ensembles de mots français1 3 2 1. Prieto, Signe articulé, pp. 134-143 (1954). Ultérieurement, Prieto a développé les vues de cet article, dans une autre direction, au moins en partie. Ce développement sera exposé et discuté dans le chapitre vu. 2. Kurylowlcz, en 1949, avait esquissé une tentative en passant, de construire un système d'oppositions sémantiques (du type château : châ telet) parallèle au système des oppositions phonologiques (Linguistique et théorie du signe, dans Journal de psgchologie, 1949, 2, pp. 170-180). 3. J. Dubois el Guilbert en ont donné, plus récemment, un bon exemple, avec l'analyse du champ sémantiquo de la notion de degré en français, telle qu'elle est structurée par un système morphologique plus ou moins apparent (plus, très, hgper-, super-, in/ra-, etc...). Voir : La notion de degré dans le système morphologique du français moderne, JdP, n° 1, 1961, pp. 57-64.
84
Les problèmes théoriques de la traduction
qui peuvent prendre le préfixe hyper ou le suffixe able constituent réellement deux champs sémantiques égale ment structurés de signifiés commutables. Cantineau cherchait une structure des signifiés : toutes les fois qu’il en trouve une, c’est au niveau de la morphologie : soit morphophonologie1; soit oppositions proportionnelles grammaticales; soit oppositions proportionnelles lexicales mais grammaticalisées : dérivation ou composition. Toutes les fois qu’il reste au contraire sur le terrain proprement dit du lexique, il ne trouve plus de structure linguistique, ou bien se réfère de manière implicite à quelque structure nonlinguistique. Sa notion d’opposition significative isolée n’a et ne peut avoir aucun sens structural. Ou bien elle désigne le rapport de deux mots entre lesquels on ne voit pas de rapport linguistique « formel » * coq et poule sont en oppo sition isolée suivant cette définition, mais partir et chanter, baratte et complexe, mort et demain le sont aussi. Un signe arbitraire (non-motivé, selon la terminologie de Saussure) est en opposition isolée avec tous les autres signes arbi traires de la langue. On bien l’opposition significative isolée ne vaut que pour deux termes entre lesquels on ne voit pas de rapport linguistique « formel » (coq, poule), mais entre lesquels il existe d’autres rapports (logiques, bota niques, zoologiques, etc...). Dans ce cas, on étudie un champ lexical délimité par une structure extérieure et antérieure à la linguistique : un lexique délimité a priori par un champ conceptuel, qui lui fournit sa propre struc ture : c ’est dans ce cadre seulement que l’opposition coq: poule devient « sémantiquement » significative, tandis que les oppositions isolées coq: demain, coq: faon, coq: partir, coq: baratte, etc... cessent d’être considérées comme légitimes. Prieto a bien aperçu cette faille dans la construc tion de Cantineau, lorsqu’il a précisé que la « marque formelle » dont la présence ou l’absence caractérise les termes d’une opposition doit être un élément significatif (pour cette opposition), sinon dent et banc constitueraient une opposition équipollente isolée. Mais dans la définition de Cantineau, « marque formelle » a le sens de « marque 1. Voir cè que dit Martinet sur le caractère strictement morphologique des alternances morphophonologiques, Êlimentt, p. 66.
Lexique el traduction
85
morphologique », non sans quelque flottement. Il précise bien, dans sa définition de l’opposition proportionnelle, la nécessité d’un rapport formel (morphologique) et séman tique (significatif) entre les termes du type mange: man geons. Sa définition pose donc implicitement la limitation des oppositions significatives au cadre de la morphologie. Dans sa définition de l’opposition équipollente, marque formelle signifie toujours marque morphologique. Mais dans sa définition de l’opposition privative, il dit « élément signi ficatif (ou marque formelle) », ce qui semblerait faire les deux expressions synonymes. Il est évident qu’il a voulu dire ici : élément significatif (par exemple première per sonne du pluriel du présent) signalé par une marque for melle (terminaison ons). Cantineau lui-même a eu conscience des intrications de son analyse entre sémantique et mor phologie, quand il a dit que seules les oppositions gramma ticales sont proportionnelles, et que les oppositions lexi cales sont isolées. De même, il a signalé qu’il sortait de la linguistique pour structurer les oppositions lexicales isolées : quand il parle des notions de mâle et femelle, homme et femme, etc... comme étant en opposition équipollente physiologiquement et linguistiquement1. Les illustrations que Prieto donne après Cantineau suggéreraient les mêmes remarques. En outre, ses exemples d’oppositions proportionnelles entre les syntagmes (homme: petit homme), permettent de préciser que Cantineau et Prieto en 1954 confondent au moins trois niveaux distincts de la structure des signifiés : — la structure du sens au niveau du syntagme. Cette structure est de nature linguistique, elle a ses marques formelles dans l’énoncé, elle est étudiée par la syntaxe structurale; — la structure du sens au niveau du mot, au sens géné ral et courant du terme (maison: maisonnette, ou bien take: took). Cette structure est elle aussi de nature linguis tique, elle a ses marques formelles dans l’énoncé, elle est étudiée par la morphologie; — la structure du lexique au niveau des unités signi ficatives (sémantiques) linguistiquement indécomposables 1. Cantineau, art. cité, pp. 27 et 30.
86
L es problèmes théoriques de la traduction
en unités plus petites (kônn-: diirf-; coq: poule). Cette structure n’est pas de nature linguistique, elle n’est pas signalée par des marques formelles dans l'énoncé. Rien n’avertit, linguistiquement parlant, que coq: poule est une opposition significative sémantiquement proportion nelle (parce qu’il y a un rapport sémantique entre coq et poule) tandis que coq: après n’en est pas une; rien, sauf le sens des termes, qu’il faut connaître pour aper cevoir l’opposition sémantique. Comme Cantîneau, Prieto en 1954 ne découvre donc une structure des signifiés que dans les domaines de la syntaxe et de la morpho logie1. Mais justement, la structure des signifiés propre ment dite, la structure du lexique que l’on recherche est celle qui commence en deçà de la structure morpholo gique et syntaxique des significations : au niveau des oppositions lexicales isolées, eu niveau des unités signi ficatives minima, que Martinet, comme nous le verrons, propose d’appeler des monèmes, notion dont l’usage insuf fisamment explicité a paralysé les analyses qu’on vient de discuter. Prieto l’a certes entrevu, plus clairement même que Cantineau, mais il n’en a pas tiré la conclusion véritable en 1954. « L'analyse des signes de la langue, écrit-il, doit aboutir à des signes non-analysables que nous appellerons signes minima. » Puis il ajoute : « Deux signes minima peuvent se trouver seulement en rapport isolé 1 23 . » Puis encore : « Seuls les signes minima sont arbitraires. Le signe articulé * est relativement m otivé4. » C’est dire que la structuration du lexique ainsi conçue ne fait que retrouver (en soulignant leur valeur sémantique à juste titre) des structures déjà bien connues : celles de la morphologie, et celles qui lient les signes arbitraires [du type pomme] aux signes que, de Saussure à Ullmann, on appelle « rela tivement arbitraires » ou « relativement motivés » [du type : pommeau, pommier, pommeraie, etc...]. Répétons-le, la structure totale des signifiés d’une langue ne peut être 1. Ceci concerne uniquement son article indiqué ci-dessus de 1954. 2. Prieto, Signe articulé, p. 141. 3. Prieto nomme ici, de cette manière ambiguë, les mots, les Byntagmes et même les phrases. 4. Prieto, Signe articulé, p. 141.
L exique et traduction
87
construite qu’à partir des oppositions significatives iso lées de Cantineau, des signes minima de Prieto, des monèmes de Martinet. Sur ce point, dans un article ulté rieur, auquel on reviendra, Prieto ne dit pas autre chose (en passant) que Cantineau : la structuration du lexique, quand elle atteint le niveau des signes minima, « ne nous montre rien de spécifiquement linguistique1 ». Si nous pouvons structurer des champs de termes tels que : coq, poule, poulet, poussin, poulette, chapon, etc..., c’est par rapport à un champ conceptuel biologique et zootech nique prédéterminé, qui nous a préparé le cadre mâle, femelle, jeune, nouveau-né, femelle jeune, mâle castré, etc... Prieto, comme Cantineau, suggère ainsi que la structu ration du lexique est conditionnée par des facteurs nonlinguistiques, conditionnement sur lequel on reviendra dans les deux chapitres qui suivent. Les analyses de ces deux auteurs sont loin d’avoir été vaines, mais elles nous ramènent toutefois aux observations d’Ullmann et de Martinet * sur le caractère exceptionnel des champs lexi caux nettement structurés. ix Ce point atteint, peut-être que la recherche inté ressante alors, et la plus productive, est celle qui veut répondre à la question : « Pourquoi, visiblement, dès aujourd’hui, les lexiques des langues, étudiés de ce point de vue, montrent-ils une résistance à se laisser totalement décrire sous forme de structures? Pourquoi le lexique est-il i plus lâchement structuré que les autres domaines linguistiques »? Indiscutablement, cependant, les parties structurées du lexique sont bien des ensembles d’éléments interdépen dants, dont l’interdépendance est liée à des oppositions du type saussurien ou pragois, oppositions nées de la présence ou de l’absence d’un certain « élément de signi fication » qui s’ajoute ou se retranche aux autres, déjà donnés dans le contenu d’un terme. L ’exemple du champ sémantique des céréales a montré comment, dans l’expé rience individuelle d’acquisition, chaque terme se constitue par opposition-différenciation avec les autres termes. Et 1. Prieto, Figurai, p. 248. 2. Voir cl-dessus, pp. 80 et es.
88
L es problèmes théoriques de la traduction
le champ, une fois constitué, continue bien à fonctionner comme un système structuré d ’oppositions. Pour le faire toucher du doigt, rien ne serait plus facile que de construire la « table de détermination » du terme convenant à n’importe quel type d’habitation, par exemple, exactement sur le modèle des dichotomies qui structurent les Flores, en botanique, — chaque dichotomie successive jouant sur la présence ou l’absence d’un trait supplé mentaire dans le contenu sémantique du terme cherché. Par exemple : 1
L ’habitation est-elle destinée : à l’homme? v. sub 3 à l’animal? v. sub 2
2
...........
3
l’habitation comprend-elle : un ou quelques étages seulement? v. sub 6 beaucoup d’étages? v. sub 4 l’habitation compte-t-elle : moins de dix ou quinze étages? Réponse, v. sub 5 : plus de quinze étages? Réponse : g r a t t e - c i e l ................ l’habitation est-elle : européenne? v. sub 7 exotique? v. sub 8 l’habitation est-elle : occidentale? v. sub 9 ou russe? Réponse : i z b a l’habitation est-elle : africaine? v. sub. 10 : amérindienne? Réponse : w i g w a m etc... etc...
4
5 6
7
8
Le même champ sémantique, c ’est-à-dire, ici, la même surface de réalité, se voit réellement structuré par des oppositions successives qui lient réellement l’extension du terme cherché à la réduction correspondante de l’exten sion de tous les autres termes. Mais ces oppositions, qui structurent certaines parties du lexique — même en laissant maintenant de côté le problème de savoir si elles structurent tout le lexique — ont-elles le même caractère de règles nécessaires que
Lexique el traduction
89
celles qui structurent la phonologie et la morphologie? Ces dernières sont obligatoires1 pour tous les locuteurs dans une langue donnée : si l’opposition /p /- /t /, ou l’opposition présent - passé sont données dans une langue, aucun locuteur n’est libre de s’en servir ou non : tout le monde s’en sert et doit s’en servir. Au contraire, dans le domaine du lexique — même structuré — les choses ne sont pas si claires : le locuteur peut ou non recourir aux oppositions lexicales, s’il les connaît, dans la mesure où il les juge utiles. Des groupes entiers de citadins français, par exemple, s’en tiendront toute leur vie au niveau d’opposition herbe-blé; d’autres attein dront le niveau : blé-orge-seigle-avoine; d’autres encore, le niveau blé-orge-seigle-avoine-millet-sorgho-maïs, etc... *. Ces différents niveaux de l’usage du lexique montrent que les structures dans ce domaine n’ont pas, suivant l’observation de Guiraud, le même caractère de néces sité que les autres. Le problème est maintenant d’aper cevoir au moins pourquoi. x La première direction des recherches pour une solution de ce problème — rarement posé — nous est proposée par une observation remarquable de la linguis tique structurale* systématisée par André Martinet : les éléments d'une langue appartiennent à deux types : ceux qui font partie d’ « inventaires limités » 4, de « listes fermées » *, et ceux qui font partie d’ « inventaires illi mités », de « listes ouvertes ». 1. Mise» à part les variantes des riallsatlons, Individuelles ou non, qui ne sont pas pertinentes pour telle opposition dans telle langue. 2. Buyssens est arrivé à la même conclusion : • On comprend pourquoi, dlt-11, 11 est dilllcile d’introduire le structuralisme dans la lexicologie : c'est parce que la valeur d’ un élément lexical dépend de la présence des autres; or, pour la même langue, Il y a des locuteurs dont le lexique a 4 000 mots, d'autres 40 000. Le même élément lexical n'a pas la même valeur dans ces lexiques '» (Structuralisme et arbitraire, p. 404). 3. Toute la linguistique a toujours su que les phonèmes, et les procédés grammaticaux sont en nombre limité : mais cette observation ne semblait pas productive. La volonté d’exploiter jusqu’au bout la notion de système en linguistique en a suggéré la fertilité. Le départ se trouve peut-être chez Hjelmslev : ■ Le fait que le signe e6t formé au moyen d’un nombre limité de non-signes que Louis Hjelmslev appelle des figures, parait à l’auteur un des traits fondamentaux de la structure linguistique >. A. Martinet, A u sujet des fondements, p. 27. 4-&. Martinet, Éléments, pp. 117-119 et 24.
90
L es problèmes théoriques de la traduction
Martinet appelle monèmes « les unités significatives successives minima » des énoncés linguistiques : hier est un monème simple; travaillons contient deux de ces unités minima significatives successives : un certain type d’activité (travail) plus celui qui parle et une ou plusieurs autres personnes (ons) L « La liste des monèmes d’une langue [donc] est en fait une liste ouverte », écrit-il, alors que « la liste des phonèmes d’une langue est, elle, une liste fermée1 23» (comme l’est aussi la liste des « élé ments grammaticauxs) ». La distinction capitale de Martinet ne fournit cepen dant pas encore explicitement ni directement la solution du problème de savoir pourquoi le lexique résiste à la structuration systématique. Martinet, dont les analyses sur ce problème ont été le point de départ et la clé de celles qu’on tente ici, poursuit dans son ouvrage un but différent. Il marque d’abord la parenté des méthodes utilisées pour isoler les plus petites unités distinctives non signifiantes [phonèmes] et les plus petites unités signifiantes [monèmes] : « L ’opération qui permet l’analyse des énoncés en monèmes n’est pas sans analogie avec celle qui permet d’analyser les signifiants en phonèmes 45». Mais ensuite, il en marque les différences : la commuta tion, qui permet de dégager les phonèmes /r / et /I / dans rampe et lampe, est fondée sur l’incompatibilité de ces deux phonèmes en un point de l’énoncé; l’incompa tibilité de /hier / et jdemain] qui dégage deux monèmes, ne les oppose que dans un énoncé déterminé; je ne peux pas dire : « hier, je suis parti demain », mais je peux dire : « hier, je suis parti tôt (vite), (en voiture), (avec mes valises) etc... » On ne pourra pas, souligne Martinet, pour les monèmes procéder sans restrictions à l’établis sement d ’inventaires d’unités susceptibles d’apparaître en un même point de la chaîne 8 ». Par la suite encore, il souligne nettement que son analyse d’un énoncé lin guistique en monèmes est une analyse formelle, non pas 1. 2. 3. 4. 5.
Martinet, Id., ibid., Id., ibld., Id., ibid., Id., ibid.,
Éléments, p. 20. p. 24. p. 117. p. 99. p. 106.
Lexique el traduction
91
Une analyse du contenu de signification des monèmes, mais le découpage de l’énoncé qui les met en évidence en tant qu’unités distinguées par leur forme : « En ffançais, il est [...] difficile de déceler dans tous les cas si l’on a affaire à un, deux ou trois mots : bonne d'enfants n’a pas un comportement différent de son équivalent allemand Kindermâdchen, et on le considère volontiers comme un mot composé, mais si l’on utilise, comme on doit le faire si l’on veut éviter l’arbitraire, des critères formels el non sémantiques, et qu’on se prononce pour un ou plu sieurs mots sur la foi des formes du pluriel, on sera tenté de considérer comme un seul mot sac à main, qui fait au pluriel /sakamê / et non (sakzamê), mais comme trois mots cheval à bascule qui ferait au pluriel chevaux à bas cule1 ». Ces pages par contraste aident à poser clairement le problème, très différent, de l’analyse du contenu de signification des mots : grâce à Martinet, il n’est plus possible de confondre analyse formelle des monèmes avec analyse sémantique des monèmes (ou des mots); ni surtout de passer sans distinguer des opérations struc turales de la première (commutation pour dégager des monèmes dans l’énoncé) aux tentatives de structuration de la seconde (recherche de champs sémantiques struc turés). En effet, rien n’empêche un ensemble ouvert (illimité) d’être rigoureusement structuré. Par exemple, l’espèce chien constitue zoologiquement, les espèces rose ou blé constituent botaniquement, de tels ensembles où, sinon chaque jour au moins chaque année, s’ajoutent de nouveaux termes représentant les variétés nouvelles obtenues par toutes sortes de techniques. Les arbres taxonomiques qui représentent graphiquement la struc ture classificatoire de ces espèces peuvent toujours être construits, possèdent toujours virtuellement des rameaux d’attente (sans feuilles), où viendront « pousser » les nouvelles feuilles représentant les nouveaux termes qui désignent les variétés nouvellement créées. Le fait que le lexique constitue un inventaire ouvert, illimité — le fait qu’il soit « impossible de déterminer précisément combien une langue présente de monèmes distincts parce 1. Martinet, Éléments, p. 54.
92
L es problèmes théoriques de ta traduction
que, dans toute communauté, de nouveaux besoins se manifestent à chaque instant et que ces besoins font naître de nouvelles désignations1 » — ce fait seul en soi n’éclaire pas pourquoi le lexique se laisse si malaisé ment structurer. Mais on avance d’un pas vers la solu tion si l’on se demande pourquoi cet inventaire ouvert, illimité, théoriquement structurable, ne semble pas l’être pratiquement : l’enquête atteint en effet le point logique où l’on ne peut que se poser les questions suivantes : que signifie le mot structure (ou le mot : système) dans l’expression : structure du lexique? A-t-il exactement la même signification, la même valeur que dans les expressions: structures morphologiques, ou : structures phonologiques? Si l’on reprend de ce point de vue les exemples de champs sémantiques déjà constitués, ou proposés, le champ sémantique des céréales, celui de l’habitation, celui du paysage de montagne, celui de l’entendement chez Trier, celui de la neige en eskimo, celui des couleurs, on aperçoit plus facilement pourquoi le lexique résiste à la notion de structure, ou de système : c’est parce que, la plupart du temps, la structure d’un même champ sémantique dans une seule langue, et a fortiori dans deux langues données n’est pas déterminée d’un point de vue unique — selon un classement homogène — mais, au contraire, à partir de points de vue différents qui se chevauchent, ou laissent des lacunes; selon plusieurs classements divers à la fois, qui se juxtaposent, ou se recouvrent en partie, ou laissent entre eux des solutions de continuité, jouent ou ne jouent pas, de manière arbi traire quant à l’ensemble des termes du champ consi déré. C’est dans ce sens aussi qu’on peut dire, avec Guiraud, qu’un champ sémantique offre entre tous ses termes un réseau de relations, mais de relations non-coordonnées. Le champ sémantique de l’habitation, par exemple, offre à première vue sept ou huit règles de structuration différentes, qui se superposent ou s’entremêlent, se complè tent ou s’excluent tout à fait au hasard : — classement selon la forme de la construction (à quelques étages ou à beaucoup d’étages) 1. Martinet, ËltmenU, p. 24.
Lexique et traduction
93
— classement selon la matière de la construction (en dur, type : maison, etc; en matériau de fortune : cahute, cabane...)1 — classement selon la fonction du bâtiment (loge, pavillon, rendez-vous de chasse, etc...) — classement selon l’usage permanent, semi-perma nent, ou occasionnel (pied-à-terre, cabanon, bastidon, etc...) — classement selon l’état de la construction (solide; ou vétuste : masure, etc...) — classement selon la localisation (campagne, ou ville; Europe ou autres parties du monde) — classement selon le point de vue, souvent social, du locuteur (termes dépréciatifs : bicoque, etc...; termes socialement classificateurs : hôtel particulier, château, palais, résidence, demeure, etc...) a. — classement selon l’histoire (persistance de diffé renciations antérieures : communs, manoir, etc... ). xi Notons ici que — la pratique de la traduction ayant précédé toute théorie de la traduction et survi vant à toute théorie de la traduction qui nierait la possi bilité de traduire — il ne s’agit pas de collectionner polémiquement toutes les critiques (de la notion de champ sémantique structuré), qui justifieraient, par contre coup, l’activité traduisante. Tous les travaux qui seront faits pour approfondir la notion de structure du lexique, et tous les travaux qui seront faits, d’autre part, afin de critiquer cette notion, c’est-à-dire de la mettre à sa juste place, dans ses limites propres, ont également leur1 2 1. Ici, on volt l’hiatus entre les classements de deux langues : izba, quant aux matériaux de construction (paille et bois) se traduit fidèlement chaumière, mais le mot russe n’a pas la couleur un peu miséreuse, et la note apitoyée qu'apporte toujours l’emploi du terme français. Voir aussi, pour la labilité (dans une même langue) de tels classements sémantiques, i'article cité de J. Dubois et Guilbert (ci-dessus, p. 83). 2. Le champ sémantique de la connaissance, chez Trier, montrerait une structuration selon deux points de vue au moins : fonctionnement de l'esprit tel qu’on le concevait au xm * siècle, d’ une part; usage social des facultés de l'esprit, d’autre part. Le • système • des couleurs, chez les Latins par exemple, révélerait ainsi plusieurs sous-systèmes amalgamés, provenant : du classement des termes indo-européens hérités, peut-être aussi de celui de termes étrusques (aler, etc...); de celui d’une symbolique archaïque à coloration religieuse; de celui de9 textiles et colorants tincto riaux; de celui des matières à couleur caractéristiques [ceraBinue,aureut), etc...)
94
L es problèmes théoriques de la traduction
prix aux yeux d’une théorie de la traduction. Elle y gagne la connaissance du maniement plus juste des significations; elle y gagne aussi des règles de corres pondance de plus en plus fines de champ sémantique à champ sémantique entre deux langues, — en même temps qu'elle aperçoit mieux, sur chaque point particulier, sa propre limite comme activité pratique, limite mesurée de plus en plus scientifiquement par des analyses lin guistiques de plus en plus fines. De ce point de vue, les remarques auxquelles on vient de procéder conduisent à conclure que, si le lexique révèle moins facilement des « structures » ou un « système », que ne l’a pensé la théorie des champs, c’est parce que celle-ci croyait, (en opérant sur les mots, ou même sur les monèmes) opérer sur les unités linguistiques minima de sens, les éléments derniers irréductibles, les atomes de signification. L ’échec partiel de la théorie des champs donne tout leur intérêt à des recherches tournées vers la vérification d’une autre hypothèse, selon laquelle il se pourrait que le secret de la structuration du lexique dépendît de l’existence (ou non) d’unités minima de signification plus petites que le monème, ou le mot, lesquels sont seulement les plus petites unités de signi fication formelles (c’est-à-dire décelables uniquement par l’examen des formes linguistiques.) Une théorie de la traduction — parce que la traduc tion part du sens, et effectue toutes ses opérations de transfert à l’intérieur du domaine du sens — est trop intéressée à la recherche et à la découverte d’une unité de signification, pour se désintéresser des idées de Hjelmslev, ou de Prieto sur cette question, qui feront l’objet du chapitre suivant.
CHAPITRE
VII
La recherche des unités sémantiques minima : Luis J . Prieto i Le matériau des analyses de Trier sur les champs sémantiques, et de Martinet sur les monèmes — il faut y insister, car ce sera la différence fondamentale avec Prieto — c’est toujours une forme linguistique. C’est parce que Kunst, List et Wisheit sont des unités linguis tiques formellement différentes que Trier peut essayer de les constituer en un système qui montre leurs inter connexions, leurs interdépendances. C’est parce que travaillons peut être décomposé en deux formes linguis tiques qui sont les supports évidents de significations différentes (grâce aux séries : travail, travailler, travailleur, travailliste, etc... puis : formons, disons, courons, etc...) que Martinet peut considérer ces deux formes comme des unités (bien palpables) signifiantes minima, qu’il appelle monèmes. Hjelmslev arrive alors, à ce point de l’analyse, un peu comme le physicien qui — devant ses collègues habitués à considérer l’atome comme l’élément vraiment ultime de la matière — proposa le premier de découper cet atome, pensé jusqu’alors insécable, en éléments nouveaux plus petits, électrons, protons, neutrons, etc... On se rappelle la terminologie de Hjelmslev. Pour lui, le langage est saisissable en son aspect acoustique et phonétique (qu’il néglige) : c'est le bruit tel que l’ana lyserait un physicien, fait par les mots qui sortent d’une bouche, la substance de l'expression. Cette substance de l’expression n’intéresse le linguiste que lorsqu’elle est analysée en forme de l'expression : celle-ci est la quali fication, par leurs oppositions, des différents bruits bue-
96
L es problèmes théoriques de la traduclion
eaux que nous appelons / p /, /b /, / o /, /a /, etc., les pho nèmes. Mais le langage existe aussi par son aspect séman tique, le fait qu’il véhicule des significations : c’est ce que Hjelmslev appelle la substance du contenu du langage — , la totalité de ce que le locuteur a dans la tête quand il articule un énoncé, la totalité (probablement différente) de ce qu’en tire dans sa tête un auditeur. Hjelmslev néglige aussi cette substance du contenu du langage comme étant scientifiquement inaccessible, et ne s’inté resse qu’à la forme du contenu, la manière dont le langage organise et découpe la substance informe du contenu en unités formelles et combinables de contenu : jtravaillons/, /deux + chevaux /, /j ’ + ai + mal + à + la + tête/. C’est quand elle en arrive à ce point que l’analyse de Hjelmslev intéresse les recherches qui tendent à décou vrir si les significations véhiculées par le langage peuvent être organisées en structures, dites structures sémantiques. On trouve, en effet, chez le linguiste danois, « la convic tion fréquemment affirmée que contenu et expression présentent des structures de type absolument identique1 ». Qu’est-ce à dire? Comme on le sait, la linguistique contem poraine a bien établi ce fait que, sur le plan de l’expres sion, le langage est articulé, c’est-à-dire structuré, deux fois : une première fois, en unités signifiantes successives minima, grosso modo : en mots; puis, une seconde fois, en unités non-signifiantes successives minima, en pho nèmes. Hjelmslev a émis l ’hypothèse que sur le plan du contenu, (le plan des signifiés saussuriens, le plan du sens), le langage serait également articulé, c’est-à-dire structuré deux fois. Il suggère donc qu’il existe des unités de sens plus petites que les unités signifiées successives minima formelles dégagées par les linguistes (et qu’ils appellent traditionnellement des mots, ou plus scienti fiquement « morphèmes8 », ou monèmes). Si l’on suit Hjelmslev, le monème ne serait pas la plus petite unité signifiante, il existerait dans cette unité qu’on a consi-1 2 1. Martinet, A., Au sujet des Fondements, p. 39. Sur cette conviction, voir Hjelmslev, Prolegomena, pp. 28, 29, 35, 41, 42, 45. 2. Suivant la terminologie américaine bloomfleldienne.
Lexique el traduction
97
dérée longtemps comme un atome de signification, des unités plus petites, des particules plu3 « élémentaires » de signification qui permettraient de comprendre la vraie structure du lexique d’un langage. Si de telles « par ticules » de sens existaient, la traduction deviendrait quelque chose d’aussi simple que l’analyse et la synthèse en chimie. C’est cette identité présumée, reformulée par Hjelmslev lui-même avec plus de nuances dans La stratification du langage1 qu’on désigne sous le nom de principe d'iso morphisme. « Ce principe, écrit Martinet, implique le parallélisme complet des deux plans du contenu et de l’expression, une organisation foncièrement identique des deux faces de la langue, celles qu’en termes de substance on désignerait comme les sons et le sens* ». Ces vues sont un développement de la distinction saussurienne entre face signifiante et face signifiée du signe : distinc tion que, comme on vient de le voir, Cantineau, de son côté, avait essayé d’approfondir, en appliquant aux signifiés les règles que la phonologie applique à l’analyse des signifiants, pour dégager dans le domaine sémantique des oppositions significatives. Ce sont ces vues qui forment le point de départ des recherches de Luis J. Prieto, lequel se propose explicitement de vérifier l’existence de struc tures du contenu, puis, le cas échéant, de les décrire. il Dans son article de 1954, Signe articulé et signe proportionnel, il pose comme assurée l’existence de « l’orga nisation de la substance du contenu 8 », c’est-à-dire l’exis tence, au moins sous-jacente, d’une structure des signifiés, donc la possibilité d’une sémantique structurale. De là son objectif : analyser cette organisation de la substance du contenu. Mettre si possible, donc, en évidence, des traits pertinents de signification, dans ce domaine du contenu [sémantique] et « dans la mesure où l’on pourrait [y] reconnaître des unités analysables en traits pertinents, [...] essayer de classer les oppositions qu’elles formeraient1 4 », 3 2 1. 2. 3. 4.
Voir surtout p. 165. Martinet, Arbitraire linguistique, p. 105. Prieto, Article cité, pp. 134-135. Prieto, Article cité, pp. 134-135.
98
L es problèmes théoriques de la traduction
par une démarche analogue à celle de la phonologie lors qu’elle structure en système de phonèmes et de traits pertinents la substance de l’expression [phonique] d’une langue. C’est bien là l’idée de Hjelmslev, selon qui « on doit pouvoir, sur le plan du contenu, comme on l’a fait sur celui de l’expression, dégager des unités plus petites que le signe1 », unités que Hjelmslev nomme figures. Hjelmslev lui-même avait aperçu ceci : les mêmes pro cessus de commutation qui, dans l’analyse phonologique, permettent de démontrer, par exemple, l’existence des phonèmes /p / + /a /, /p / + /o /, jt / + /a /, dans les signes pas, peau, fa, permettent de dégager dans les signes cheval, jument, verrat, truie, des éléments commutables : /cheval/ + /mâle/, /cheval/ + /femelle/, /porc / + /mâle /, /porc / + /femelle /, etc.... « En conti nuant assez longtemps de la même façon, dit Martinet résumant Hjelmslev, on aboutira, sur le plan du contenu, à obtenir un inventaire limité d’éléments, exactement comme sur le plan de l’expression1 2 ». Prieto fournit deux exemples d’une analyse du contenu [sémantique], conduite sur cette base. « En français, le signifiant /puvuar/ pouvoir est utilisable aussi bien- s’il s’agit de possibilité matérielle que de possibilité morale. En allemand, au contraire, on a /kônen / kônnen pour la possibilité matérielle et /dyrfen/ dürfen pour la possi bilité morale. Dans le français /puvuar/, donc, seul le trait « possibilité » est pertinent, tandis que dans l’alle mand /kônen/ ce sont les deux traits de contenu « possi bilité » et « matérielle » qui sont pertinents3 ». L ’autre exemple, par la même analyse, met en évidence, dans les signes anglais llejk / take et /tuk / look, les traits de contenu « prendre », « présent », « passé », par commuta tion avec les signes /ie jk / shake, /Suk/ shook, e tc...4. Dans son article Figuras de la expresion y figuras del conlenido, Prieto revient sur le même problème de base : « 11 faut, écrit-il, se demander si, dans la langue, il existe 1. Martinet, Au sujet des Fondements, p. 30. 2. Id., ib id ., p. 30.
3. Prieto, Signe articulé..., p. 135. 4. Prieto, Id., ibid.
99
Lexique el Iraduclion
aussi des figures [au sens hjelmslévien] du contenu, c’est-àdire si le plan du contenu [sémantique] comme celui de l’expression [phonique] présente une articulation indé pendante de l’articulation du signe 1 ». Cette simple question ainsi posée remet en cause la formulation d’un des résultats les plus récemment acquis de l’analyse structurale. Celle-ci, en effet, vient tout juste de décrire clairement les faits qui constituent la double articulation du langage évoquée ci-dessus. Une première articulation, rappelons-le, découpe l’énoncé en signes, unités successives à deux faces, une face signifiante, une face signifiée (l’énoncé : j ’ai un horrible mal de lêle contient sept signes ainsi définis). Une seconde articulation du langage découpe l’énoncé en unités successives minima à une seule face, unités distinctives, non signifiantes (le signe mal est constitué de trois de ces unités distinctives : /m /a/1 /). Si l’hypothèse de Hjelmslev, approfondie par Prieto, se vérifie, la double articulation du langage acquiert une autre structure. Actuellement, le linguiste se la représente ainsi :
I re A R T IC U L A T IO N ÉN ON CÉ
J fai un horrible mal de tête
P LA N
(e n
s ig n e s )
Plan du contenu
Faces signifiées des sept signes
Plan de l’ expression
Faces signifiantes des sept signes
2 e A R T IC U L A T IO N (e n
f ig u r e s )
Unités minima distinc tives non signifiantes (non-signes ou figures hjelmBléviennes)
Ce tableau rend visible le fait que, pour l’analyse struc turale actuelle, le langage est articulé une fois sur le plan du contenu, et deux fois sur le plan de l’expression. L ’intention de Prieto est donc de montrer que ce que la linguistique actuelle appelle première arliculation du 1. P rieto, Figuras, p p . 244-245. (Signe, ici, signifie phrase, inonci.
100
Les problèmes théoriques de la traduction
langage en faces signifiées, se trouve, sur le plan du contenu [sémantique] lui-même, soumis à une deuxième articula tion qui découpe, dans la face signifiée, c’est-à-dire dans le sens du signe, des unités de contenu plus petites que ces signes mêmes, des figures du contenu. Le tableau de la double articulation du langage devient celui-ci, par exem ple :
ÉNONCÉ
PLANS
1*® A R T IC U L A T IO N
2 e A R T IC U L A T IO N
E N S IG N E S
E N F IG U R E S
du contenu
Face signifiée /jum ent/ du signe
Unités minima du contenu: cheval + femelle
de l’ expreaaion
Face signifiante. /2ümâ/ du signe
Unités minima d ’expression 2/ü/m /â/
Un digne : jument
Dans cette analyse, le langage articulé deux fois sur le plan de l’expression, l’est également deux fois sur le plan du contenu, le principe de l’isomorphisme apparaît vérifié. Dans ce nouvel article, Prieto propose encore deux exemples pour illustrer cette analyse, de la face signifiée d’un signe, en unités plus petites de signification, qui divisent cette face signifiée en traits pertinents de sens, séparables et commutables. Ainsi, le mot latin vir offre les deux traits « homo » et « masculus »; par la commutation du trait « masculus », on obtiendrait le terme mulier : celle du trait « homo » donnerait equus par exemple. De la même façon, la terminaison um (accusatif singulier) des subs tantifs latins de la deuxième déclinaison fournit le trait « singulier » et le trait « accusatif » (par commutation avec os, accusatif pluriel, et us, nominatif singulier) \ La conclusion, c’est que, — cette décomposition de la face signifiée d’un signe en unités de signification plus petites que le signe, et commutables, pouvant être effec1
1. Prieto, article cité, p. 245.
Lexique et traduction
101
tuée, — « l’existence de figures du contenu ne paraît pas. niable1 ». Dans ses Contributions à l'élude fonctionnelle du contenu, Prieto formule une autre fois cette conviction : « Depuis que l’utilité de la phonologie pour l'étude des signifiants des signes est devenue évidente, on a cru que des résultats également intéressants pourraient être obtenus en appli quant des méthodes semblables à l’étude des signifiés. En principe cette idée est pleinement justifiée * ». Et il réitère l’espoir que, comme la phonologie peut construire un système structuré de l’expression phonique de toute langue, le même type d’analyse pourrait construire un système structuré des contenus sémantiques de toute langue, une « théorie des signifiés1 34». 2 La mise en évidence de structures du contenu dans chaque langue, la mise en évidence de l’organisation de ces struc tures du contenu dans chaque langue, ainsi que la consti tution d’une théorie des signifiés, répétons-le, serait un apport inestimable à toute théorie de la traduction. Ce seraient trois instruments qui permettraient d’opérer, quant au passage des signifiés de langue à langue, des comparaisons plus scientifiquement fondées. Tout en continuant à suivre avec attention la tentative de Prieto, qui se développe comme la vérification d’une hypothèse, il est utile de la confronter avec un certain nombre de réserves qu’elle suscite. La principale difficulté des exposés de Prieto, c'est que, de 1954 à 1958, il ne précise jamais assez nettement sur quels signes il fait porter son analyse sémantique. Dans Signe articulé..., il parle du « signe constitué par la phrase en question » [j’ai un horrible mal de tête]; il y trouve sept éléments qui sont « aussi des signes ». Le signe articulé, pour lui, serait alors la phrase, articulée en mots. D'une manière cohérente, il appelle donc chacun de ces sept éléments : des « signes non articulés » [sur le plan du contenu]. La division de la phrase en sept éléments consti tuerait « l’articulation du signe * ». De tels passages, 1. 2. 3. 4.
Prieto, Figuras, p. 245. Id., Conlributions, pp. 23 et 24. Id., ibid., pp. 23-24. Prieto, Signe articulé, pp. 136*137.
102
L es problèmes théoriques de la traduction
il ressort que Pietro vise essentiellement à l’analyse séman tique, non pas de ce qu’on appelle unité signifiante mini mum, ou monème, mais à celle eu grand signe constitué par l’énoncé libre complet, la phrase. Cependant, dans le même article, Prieto multiplie les exemples d’analyse sémantique portant sur les signes minima, dürfen, kônnen, pouvoir, chaise, table, lake, took1. Or l’analyse sémantique de la phrase, c’est-à-dire du grand signe linguistique consti tué par un énoncé libre complet, va se révéler toute diffé rente de l’analyse sémantique des unités signifiantes minima. Celles-ci, quand on essaie de les analyser sémanti quement pour apercevoir la structure du lexique qu’elles constituent, peuvent être et sont en fait analysées isolé ment, hors de tout contexte et de toute situation, par une analyse paradigmatique entièrement située sur le plan du système, de la langue (au sens saussurien), du code. L ’analyse sémantique de la phrase, au contraire, va devenir de plus en plus sous la plume de Prieto l’analyse de l’énoncé libre complet avec la situation dans laquelle il est proféré; donc une analyse, au fond, syntagmatique et située sur le plan de la parole (au sens saussurien), du message. Prieto a hésité entre les deux types d’analyses, avant de clarifier sa position (du moins pour le lecteur), dans D ’une asymétrie..., article dont la première phrase est celle-ci : « L ’unité linguistique avec laquelle nous opérons est la phrase, c’est-à-dire l’énoncé complet minimum ». Cette déclaration liminaire vaut pour toutes ses publications ultérieures. Mais dans la présente discussion, nous ne retenons que le premier aspect des essais de Prieto, l’analyse sémantique des signifiés des unités signifiantes minima, isolées de tout contexte et de toute situation : même si Prieto l’a par la suite abandonnée, c’est la seule qui nous intéresse ici, parce que c'est la seule qui corresponde à des recherches sur la structuration du lexique (qui ne peut être qu’une structuration des signifiés sur le plan du code constitué par les unités signifiantes minima de la langue.) Les réserves faites à propos de ce type d’analyse séman1. P. 141, il emploie même l’expression « signe articulé > pour désigner ce que Saussure appelait des signes « relativement motivés >, donc pour des mots ordinaires isolés, et non des énoncés complets minima.
L exique et traduction
103
tique, (visant à dégager, dans les unités minima lexicales, d’autres unités plus petites de contenu, dites ligures ou traits pertinents de contenu), sont essentiellement celles qu’a formulées Martinet. Tout d’abord celles qu’il formulait en 1946 à l’endroit du principe d’isomorphisme hjelmslévien, réserves qui se trouvent renouvelées et précisées dans Arbitraire linguistique et double articulation : « Ce qui paraît généralement critiquable dans l’isomorphisme, écrit-il, c’est le caractère absolu que lui prête la glossématique1 ». Pourquoi Martinet met-il en question ce caractère absolu de l’isomorphisme des deux plans? Sa raison centrale paraît être qu’il doute de la validité du concept de trait pertinent de contenu. Dans une publication postérieure il répète « qu’il serait hasardé d’opérer avec des traits pertinents de sens dont il reste à voir s’ils s’imposent ou non dans l’analyse du contenu linguistique * ». On notera que, par un réalisme prudent, Martinet limite sa négation des traits pertinents de sens au domaine de Y analyse linguistique du contenu ; ce qui laisse toute latitude de les rechercher dans d’autres domaines ; par exemple dans celui d’une analyse logique des contenus sémantiques des unités signifiantes minima, ana lyse dont nous rencontrerons plus loin des exemples. Mais sur quoi se fonde cette réserve de Martinet quant aux traits pertinents de sens? Il semble bien que, depuis 1946, on n’ait pas levé son objection première, sur la nature des produits qu’on obtient quand on recherche, dans des signes tels que jumenl, vir, dürfen, des unités de contenu plus petites, comme cheoal et femelle, homme et mâle, possi bilité et morale. « Nous admettons volontiers, disait Marti net, qu’on puisse aboutir de cette façon à des inventaires, limités aussi bien pour le contenu 1 3 que pour l’expression, 2 mais nous comprenons moins bien que les unités obtenues soient des non-signes, et par conséquent des figures 4 ». Martinet répète en outre inlassablement que le caractère propre de l’opération fondamentale en linguistique struc turale, la commutation, c’est de dégager des unités succes1. Martinet, Article cité, p. 105. 2. Martinet, Substance phonique, p. 85. 3. C ita it déjà pressentir tout ce que peut donner la t description séman tique > de SOrensen, avec ses < primitifs >, que nous retrouverons ci-dessous. 4. Martinet, A u sujet des Fondements, p. 39.
104
L es problèmes théoriques de la traduction
sioes : il y a deux unités signifiantes minima dans travaillons. donc deux unités linguistiques de signifiés minima, parce que l’unité de signifié : un certain type d’action, et l'unité de signifié : celui qui parle et une ou plusieurs autres per sonnes, correspondent à deux tranches de sonorité dis tinctes, et commutables : /travaj / + /O /. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse il est vrai qu’on peut dégager dans le signifié : jument, les deux unités de signification « cheval » et « femelle »; mais il est également vrai que ces deux unités n’ont pas de marque linguistique formelle corres pondant à des tranches de sonorité distinctes et successives qui découperaient le signifiant /fümSL / ; également vrai, de plus, que « cheval » et « femelle » restent aussi des signes, des unités signifiantes. L ’analyse proposée par Hjelmslev et Prieto procède bien par commutation, d’une part, et dégage bien des unités linguistiques formelles, d’autre part — mais ce n’est pas une analyse linguistique for melle — qui prenne appui sur des marques linguistiques formelles. Le problème n'esl pas de nier les résultats visibles, de cette analyse: il est d’en trouver le caractère et la signifi cation véritables, c’est-à-dire la vraie place dans l’analyse structurale du langage. C’est pourquoi Martinet, qui formule toutes ces réserves, est aussi le linguiste qui suit et soutient « l’intéressante tentative de Luis Prieto1 ». ni Quelles réponses ces réserves ont-elles provoquées? Chez Hjelmslev, un emploi de formules plus nuancées quant à l’isomorphisme des deux plans : dans La Stratifi cation du langage, il en parle comme « d’une hypothèse de travail » et « d’une relation fondamentale analogue à certains égards 2 » entre les deux plans (et les strates qu’il y distingue). Il essaie objectivement d’examiner les diffé rences entre ces plans et ces strates, avant de considérer leurs analogies. Mais, sans être des concessions de pure forme, ces formules plus nuancées ne vont pas jusqu’à reconnaître l’asymétrie profonde des deux plans du langage. Cette asymétrie des deux plans, Prieto, non seulement l’admet, mais, à la suite de Martinet, il l’analyse et l’appro-1 2 1. Martinet, Arbitraire linguistique, p. 108. 2. Hjelmslev, Article cité, p. 165.
Lexique et traduction
105
fonditL Toutefois, pour ce qui est de l’objection-clé (que les unités minima de contenu dégagées dans les signes ne sont pas des non-signes, ne sont pas des figures), Prieto l’écarte : « Si nous nous plaçons strictement Bur le plan du contenu, à notre avis, le fait que les figures obtenues par commutation aient à leur tour une expression, c’est-à-dire soient à leur tour le signifié d’un autre signe ou non, ce fait n’importe pas1 23 ». Bien que cette affirmation sans justification ne soit pas du tout convaincante, on comprend son attitude : il lui suffit de mettre en évidence une orga nisation de la substance du contenu, quelle qu’elle soit, en unités plus petites que le signe saussurien. Son problème n’est pas, d’abord, de déterminer la nature de ces unités, ni de dire si elles sont de même nature que les unités minima d’expression : c’est de prouver qu’elles existent. iv On rencontre chez Martinet deux autres réserves concernant la possibilité de constituer le système des contenus d’une langue (ce que Prieto nomme le système plérologique) de la même façon qu’on en constitue le système des expres sions ou système phonologique. La première de ces réserves touche au fait que le système phonologique est un ensemble fini, tandis que le système plérologique pourrait ne pas l’être . « Le linguiste ordinaire, écrit Martinet, conçoit bien qu’il puisse exister de profondes analogies entre les systèmes de signes et les systèmes de phonèmes, et que le groupement de ces unités dans la chaîne puisse présenter de frappantes similitudes, encore que les tentatives pour pousser un peu loin le parallélisme se heurtent vite à la complexité bien supérieure des unités à deux faces et à l’impossibilité où l'on se trouve d’en clore jamais la liste * »: Cette remarque oriente la critique du principe d’isomor phisme dans une voie inexplorée, probablement très intéressante 4 : celle qui suggère une étude des différences 1. Dans Figurai, pp. 246-249; et dans D'une asymétrie 2. Figuras, p. 245. 3. Arbitraire linguistique, p. 107. La partie soulignée l'est par le citateur. Cette phrase est citée telle quelle, sans la correction dont A. Martinet la fait suivre pour expliquer qu’il faudrait plutôt concevoir la pensée de Hjelmslev comme une profonde analogie entre tystimei de signifiés et sys tèmes de phonèmes. 4. Déjà signalée ci-dessus, ch. vi, pp. 89 et 92.
106
L es problèmes théoriques de la traduction
de nature profonde, dans une même langue — (est-ce à dire dans un même code?) — entre ce qu’on pourrait appeler le code des unités dont l’inventaire est illimité, le lexique, donc la sémantique, d’une part; et, d’autre part, le code des unités dont l’inventaire est limité (phonologie, morphologie). Cette voie parcourue, on retrouverait pro bablement, justifiée par des analyses nouvelles, la vue de Martinet selon laquelle l’absence de parallélisme entre les deux plans de l’expression et du contenu « n’est pas for tuite1 », mais provient du fait que « l’expression est un moyen, le contenu une fin a ». Dans le domaine des inven taires limités (linguistique interne, structurale), la variété des langues elle-même illustre bien ce caractère de moyen des structures de l’expression, par la variété des « codes », illustration parfaite de leur « arbitraire ». Dans le domaine des inventaires illimités (du lexique, de la sémantique), les structures, si structures il y a, ne peuvent pas être arbitraires en totalité, puisqu’elles doivent signifier le3 structures non-arbitraires (traduites par une langue) dans l’expérience du monde; expérience, de plus, jamais achevée. Prieto voit très bien cette réserve de Martinet, l’explicite même avec bonheur : « Un système de signes, écrit-il, requiert que certaines différences dans une substance [ici la substance du contenu sémantique,. l’expérience du monde] correspondent à certaines différences dans une autre (substance) [ici, la substance phonique de l’expres sion]. Cependant, dans l’une de ces substances [celle du contenu], les termes des différences intéressent positive ment, c ’est-à-dire pour eux-mêmes [...] tandis que dans l’autre substance [celle de l’expression], les traits perti nents n’intéressent que négativement, en tant que l’un n’est pas l’autre ». Et il ajoute en note ceci, qui clarifie parfaitement l’asymétrie profonde des deux plans de la langue : « une de ces substances [celle de l’expression ] peut être changée sans que change la fonction du système de signes comme instrument; l’autre [celle du contenu] non 8 ». Prieto voit donc et comprend bien l’objection de Martinet, mais nulle part il n’en tire aucun parti. Pourtant1 3 2 1. Arbitraire linguistique, p . 108. 2 . A propos des Fondements, p . 40.
3. Figuras, p. 246.
Lexique et traduction
107
cet avertissement va loin : suggérant que la structure du contenu n’est pas entièrement contingente (à la différence de celle de l’expression), mais nécessaire, qu’elle est une fin et non un moyen, Martinet souligne d’une autre manière, une nouvelle fois, que la structure des signifiés ne sera peut-être pas de nature essentiellement linguistique, mais qu’elle tiendra à l’analyse qui est faite du monde lui-même par le sujet parlant : ce qui est une manière de suggérer que l’analyse de la structure des signifiés pourrait être partiellement de nature épistémologique, ou logique. v Une autre réserve de Martinet, concernant toute tentative d’étudier les structures du contenu, c’est « la difficulté qu’on éprouve à manipuler la réalité sémantique sans le secours d’une réalité concrète correspondante, phonique ou graphique1 ». Il s’agit là d’un avertissement fondamental à tous ceux qui se proposent d’étudier la substance du contenu sémantique : comment faire pour étudier les signifiés linguistiques sans recourir aux signi fiants linguistiques, les contenus sans recourir aux conte nants? C’est le problème évoqué par Z. S. Harris en d’autres termes : apercevoir s’il existe une structure des significa tions [une structure de l’expérience du monde] qui soit étudiable indépendamment de la connaissance que nous en avons par le langage. Comment étudier, comment mesurer même, un liquide sans utiliser aucun récipient? C’est la question préalable à tout progrès dans l’étude du contenu. Redisons-le, ce serait la baguette magique en fait de traduction : si l’on pouvait définir la n surface d’un champ de signification » par des moyens indépendants du langage, il suffirait de superposer à cette surface, ensuite, les « champs sémantiques » qui la concernent en chaque langue pour vérifier dans quelle mesure ceux-ci la recou vrent, la débordent, la laissent découverte : on aurait le dictionnaire idéal des significations. Martinet lui-même suggère à Prieto l’un des instru ments possibles pour une telle investigation : considérer, suivant le point de vue bloomfieldien, que le contenu d’un énoncé, ce n’est pas l’inaccessible face signifiée de cet 1. Arbitraire linguistique, p. 107.
108
L es problèmes théoriques de la traduction
énoncé dans la conscience du locuteur, mais la réaction que cet énoncé provoque chez l’auditeur. Dans son article D ’une asymétrie entre le plan de l’expression et le plan du contenu dans la langue1, Prieto a commencé à utiliser ce nouvel instrument d’analyse linguistique indiscutable ment valide ici, puisque c’est celui grâce auquel un enfant prend possession des contenus exprimés par la langue qu’il acquiert. Mais, dans cet article, le « comportement de l’auditeur », la « réaction de l’auditeur » sont très vite employés comme une convention de langage et non comme un moyen d’analyse des contenus. Dans tous les exemples cités, les « réactions de l’auditeur » sont postulées à partir du conteiiu linguistique de l’énoncé. Sans doute, il s’agit là d’un procédé d’exposition commode pour éviter de recourir au vocabulaire mentaliste ouvert des « contenus de conscience » du locuteur, et ce procédé se soutient dans l’exposé de Prieto, mais nous ne sommes pas en face, vraiment, d’un moyen d’étudier les contenus indépendam ment du langage, uniquement par l’analyse des comporte ments. vi Sur un autre point, les travaux de Martinet, bien qu’ils ne mettent pas en cause nommément la recherche de Prieto, contribuent néanmoins à la critiquer : quand ils précisent la notion de monème. Martinet nomme ainsi, on le sait, « les unités significatives successives minima * ». Prieto, pour analyser les « signes » saussuriens en unités de contenu plus petites que le signe, afin d’y trouver des figures hjelmsléviennes, part d’une notion trop floue du mot : signe. Il arrive ainsi qu’il dégage dans les signes qu’il analyse, non pas des figures ou des traits pertinents de contenu qui soient des unités plus petites que le signe, mais des monèmes (par exemple, dans l’analyse de take look). Reprenons la réponse de Prieto : le fait que les figures obtenues par commutation (sur le plan du contenu) aient à leur tour une expression, c’est-à-dire soient à leur tour le signifié d’un autre signe ou non, ce fait n'imporle pas.1 2 1. Prieto, Article cité, p. 87. 2. Voir Éléments, pp. 19 et 97.
Lexique et traduction
109
Cette réponse n’est pas convaincante. Dégager dans travaillons deux unités de contenu, travaill — qui désigne une certaine action, et ons qui désigne celui qui parle et une ou plusieurs autres personnes — c’est une analyse linguistique soutenue par des critères formels. Il semble que dégager dans kônnen les deux traits pertinents de sens /possibilité/et /matérielle/; ou bien dans jument les deux traits pertinents de sens /cheval / et /femelle /, est une autre espèce d’analyse, (est-elle encore linguistique demande précisément Martinet?). Ici, les traits pertinents de signification ne peuvent pas être mis en évidence par des marques formelles apparentes dans la face signi fiante des signes. Dans le premier cas d’analyse, quand il n’opère pas sur des monèmes, ne peut-on dire que Prieto dégage des monèmes (et non des figures ou des traits pertinents de sens), c’est-à-dire qu’il ne fait comme Cantineau que réinterprèter la morphologie dans une termino logie personnelle1? Dans le second cas d’analyse (à condi tion de partir toujours de monèmes, c’est-à-dire d'unités significatives successives minima formelles qu’on s’est assuré préalablement être telles), les unités plus petites de signification qu’on dégage (bien que n’étant peut-être pas des figures au sens hjelmslévien) sont sûrement des unités intéressantes à dégager quant à la structure séman tique. La notion de monème chez Martinet doit donc permettre une analyse plus serrée de la notion de trait pertinent de sens, analyse qui reste en suspens, jusqu’ici, chez Prieto. Notons, en rapport avec cette remarque, que dans ses exemples, l’analyse en traits pertinents de sens, pour un signe donné, n’est jamais exhaustive; et c’est une autre lacune grave quant à la recherche de structures du contenu. Le mot jument, par exemple, exigerait d’être caractérisé par tous ses traits pertinents qui, peut-être, impliqueraient : être, animal vertébré, mammifère, pachyderme, solipède, équidé, cheval, femelle, domestique. L ’analyse du contenu sémantique en traits pertinents semble devoir être un 1. Et, comme Cantineau, ne peut-on"*dire que Prieto, alors, analyse seulement la manière dont morphophonologie et morphologie structurent, è leur niveau, le contenu sémantique d ’ un énoncé?
110
L es problèmes théoriques de la traduction
des points par où l’on passe de la structure linguistique à une structure des significations qui serait indépendante du langage. vu. Sur un dernier point, l’analyse structurale du contenu proposé par Prieto appelle des éclaircissements : c’est lorsqu’il est conduit, comme Cantineau, à la notion de signes minima qui sont en rapport isolé1 (c’est-à-dire en fait, et par définition, sans rapports entre eux quant à la forme du contenu). La crainte qu’on éprouve alors, c’est qu’une terminologie structurale ne dissimule préci sément une absence de relations structurées — ne dissimule précisément ce caractère « plus lâchement structuré » du domaine sémantique, signalé par tous les auteurs qui s’en sont occupé récemment (Martinet, Vogt, Ullmann, Weinreich). Pour s’en tenir à cette notion de « rapport isolé », par exemple, entre signes minima (qui semblent correspondre aux monèmes de Martinet) l’ana lyse structurale de Prieto ne peut en dire qu’une chose, très juste, comme on l’a déjà vu, c’est que seuls les signes minima sont arbitraires *. Mais c’est uniquement à partir de là que l’analyse des structures des significations devient intéressante : en effet, dire que les monèmes blé, orge, avoine, seigle, maïs, sorgho, sont des signes minima, non analysables en signes plus petits, qui, par conséquent ne peuvent se trouver qu’en rapport isolé (c’est-à-dire en absence de rapport), c’est rester sur le plan de l’analyse structurale formelle dont le terme final est, ici, précisé ment, par définition, le monème. Mais c’est dans le système linguistique seulement que ces monèmes sont en rapport isolé : dans le système des significations liées à l’expérience indépendamment de toute expression linguistique, ces termes sont liés par des rapports définissables dans un champ botaniquement structuré, celui des céréales. Exacte ment comme les monèmes, ou signes minima non-analy sables : maison, cabane, palais, villa soutiennent des rap ports structurés très précis dans le système technologique habitation ®. 1. P rieto, Signe articulé, p . 141. 2 . Id., ibid., p . 141.
3. Buyssens a formulé cette idée ainsi : < La méthode structurale vaut
Lexique et traduction
111
viii On a dû s’étendre longuement, détaillément, sur ces recherches de Prieto, parce qu’elles représentent, à la suite de Hjelmslev et de Martinet, l’effort à la fois le plus original et le plus ardu pour essayer d’atteindre la structure totale du lexique par une voie tout à fait nouvelle : la mise en évidence d’unités de signification, d’atomes sémantiques véritables — plus petites que le signe, ou plus exactement : plus petites que l’unité signi fiante minimum ordinairement considérée comme telle par les linguistes — qu’on l’appelle mot, morphème, ou monème. Le résultat fondamental est atteint par Prieto; c’est d’avoir établi que de telles unités existent bien. Si banale que paraisse l’observation, la chose est scientifiquement d’importance. Jument contient réellement ces deux traits pertinents de signification : la notion d’espèce cheval + la notion de sexe femelle; kônnen contient réellement ces deux traits pertinents de contenu : la notion de possibi lité + la notion que cette possibilité est matérielle. Mais toute la recherche de Prieto suggère aussi que la séparation de ces atomes de signification contenus dans le signe minimum, ne peut pas être effectuée par l’analyse linguistique formelle — celle qui s’attache à tous les éléments du signe dont l’existence est signalée par des marques formelles (éléments phonologiques, éléments morpholo giques). Toutes les fois que Prieto cherche des unités minima de signification par une analyse formelle (ex. : take et took; dominus, dominum, dominos), il n’atteint que des espèces d’unités signifiantes minima, certaines espèces de monèmes — dont les uns, et c’est sans doute ce qui l’a conduit à la confusion, ne contiennent apparem ment qu’un trait pertinent de signification (oo = prétérit; os = accusatif et pluriel, inséparables); mais dont'les autres (prendre, espèce, cheval, notion de possibilité) contien nent vraisemblablement plusieurs traits pertinents de sens que rien ne signale séparément dans la forme du signifiant. C’est en deçà des monèmes que commencerait la vraie recherche exhaustive des unités de signification pour [l’analyse de ] la • valeur », non pour le < désignant ». (Structuralisme H arbitraire, p. 408).
112
L es problèmes Ihéoriqves de la traduction
plus petites que le signe, en général. Et c’est en deçà des monèmes que Prieto devrait définir la méthode d'analyse qui lui permet de dégager des traits pertinents de signication sans recourir à des marques formelles : dans les exemples qu’il donne (jument = cheval + femelle; kônnen = possibilité + matérielle), il pratique une analyse intuitive, dont il ne fournit nulle part les critères. ix Toutes les autres objections faites à Prieto recon duisent à la même suggestion : ce n’est pas au moyen de l’analyse linguistique formelle qu'on pourra mettre en évidence les unités de signification plus petites que le signe. Le fait que les inventaires lexicaux sont des inven taires illimités parce qu’ils reflètent une expérience non-linguislique du monde, elle-même toujours inachevée; le fait aussi que les unités de signification plus petites que le signe tendent à se trouver mises en évidence hors du domaine proprement linguistique, soit dans l’analyse des corrélations entre langage et comportement, soit dans l’analyse des classifications scientifiques, non-linguistiques (classification zoologique pour la totalité des traits per tinents de sens recouverts par le mot jument; classifica tion botanique pour blé, orge, avoine etc...; classification technologique pour immeuble, maison, gratle-ciel, etc...), tous ces faits mènent à proposer de transporter la recherche des unités de signification plus petites que le signe dans un autre domaine, où nous feront pénétrer maintenant les travaux de Jean-Claude Gardin.
CHAPITRE
VIII
La recherche des unités sémantiques minima : Jean-Claude Gardin i Malgré le nombre et l’intérêt des travaux qui la concernent depuis deux ou trois décennies (ceux de Trier, ou de Zinsli, de Matoré, de Quemada, par exemple, ceux de Guiraud), malgré ceux de Prieto, donc, on reconnaît généralement que la sémantique est le domaine linguis tique où l’on a le moins avancé depuis trente ou qua rante ans. Rien de comparable, ici, en effet, aux grandes constructions systématiques de la phonologie, ou de la linguistique descriptive formelle, ou structurale, ou distributionnelle. Rien qui ressemble à la mise en lumière d’éléments constituants de la sémantique (en tant que « système des significations »), constituants qui soient comparables aux phonèmes, aux morphèmes (ou aux monèmes) quant à leur importance fonctionnelle dans le système, rien de totalement comparable à la mise en évidence d’éléments derniers aussi fondamentaux q' les traits pertinents en phonologie. Les travaux de Jean-Claude Gardin sont foncièrement différents, par leur point de départ et leur objet, de ceux de Prieto. C’en est peut-être le premier intérêt pour un linguiste : la convergence des conclusions où conduisent l’un et l’autre est indépendante de toute contamination des idées de l’un par les idées de l’autre; elle n’en est que plus démonstrative. Le point de départ de Gardin, c’était, en effet, le besoin d’organiser le classement de documentations données, sur la base de leur contenu sémantique : comment cons truire les règles d’un inventaire d’objets archéologiques, de manière à couvrir tous les caractères de tous les objets
114
L es problèmes théoriques de la traduction
considérés, que ce soient des outils de métal à l’âge du bronze depuis les Balkans jusqu’à l’ Indus, ou des formes de vases en poterie, ou des éléments décoratifs géomé triques sur ces vases, ou des ornements variés sur des monnaies grecques, ou des motifs de sceaux orientaux1. Le premier pas de Gardin, qui concerne directement le linguiste, c’est de ne pas utiliser, pour ce classement, le vocabulaire du langage ordinaire, c’est-à-dire le véhi cule ordinaire des contenus sémantiques. « On a délibé rément renoncé, dit-il, à nommer les outils, ou certains de leurs aspects fragmentaires, à l’aide des termes du langage courant. En effet, les frontières sémantiques entre ces termes sont généralement imprécises; tel est, par exemple, le cas des mots serpes, faucilles, couteaux courbes, qui désignent des outils souvent mal différenciés, d’un groupe à l’autre a. » Les codes constitués pour désigner les objets par des symboles mécanographiques doivent toujours « fournir une manière d’exprimer, par le moyen d’un ensemble relativement limité dé traits élémentaires non-ambigus, un très grand nombre de caractères intri qués les uns dans les autres dans les objets à décrire et classer, qui ont des noms très vagues ou qui n’ont pas de noms du tout dans l’usage ordinaire * ». il Comment va-t-il donc procéder pour obtenir une analyse sémantique * des objets qui soit indépendante de leurs noms dans les langues ordinaires? Il constitue, pour chaque sorte d’objets, le code des symboles qui noteront la présence ou l’absence de tous les traits distinctifs du type d’objet à décrire et classer. Le codage est donc précédé d’üne analyse technologique destinée à établir le recensement de tous les traits distinctifs nécessaires à la description d’objets de ce type, c’est-à-dire le cadre1 4 *3 1. Voir Gardin, Problèmes de la documentation, dans : Diogène, n° 2, 1965, pp. 107-124. 2> Voir Gardin, Le fichier, p. 3. 3. Gardin, On lhe Coding, p. 76. 4 . Gardin nomme cette analyse : mécanographique. « La mécanographie consiste, on le sait, à exprimer les éléments caractéristiques de la matière étudiée, quelle qu'elle soit, par des symboles — lettres ou chiffres — trans crits 6 l'aide de diverses combinaisons de positions perforées, sur des cartes d’un modèle particulier > (Gardin, Le fichier, p. 2.)
L exique el traduction
115
exhaustif où tiendra la définition de chaque objet. Par exemple, pour constituer le fichier mécanographique de l’outillage en métal à l’âge de bronze, des Balkans à l’ Indus, qui contient plus de 4 000 fiches à l’ Institut Français d’Archéologie de Beyrouth, Gardin s’est constitué le cadre suivant : — A. Forme de la partie fonctionnelle de l’outil (15 types) — B. Mode d’emmanchement (15 types) — C. Dimensions (6 cotes) — D. Section des faces de l’outil (20 types) — E. Section des côtés de l’outil (15 types) — F. Contour de la partie fonctionnelle, côté supérieur (35 types) — G. Contour, côté inférieur (35 types) — H. Liaison du corps de l’outil et du tranchant (10 types) — I. Forme du tranchant (10 types) — J. Section du trou d'emmanchement (20 types) — K. Section longitudinale du talon de l’outil (20 types) — L. Coupe longitudinale du talon de l’outil (20 types) — M. & N. Talons, soies et appendices divers (20 types) — O. Profil du bord supérieur de la douille (10 types) — P. Profil du bord inférieur de la douille (10 types) — Q. Flancs de la douille (10 types) — R. Nervures et arêtes (50 types) — S. T. et U. Particularités diverses (210 types) — Décoration. En quoi ce travail intéresse-t-il le linguiste? D’abord, il aboutit à des définitions mécanographiques (en code) de chaque objet, qui sont une nouvelle nomination (méca nographique) des objets, véritable nom, grâce auquel « les ambiguités de la terminologie courante se trouvent, pour la plupart, résolues par la précision des caractères entre lesquels le choix doit s’opérer [...] D’autre part, le repérage même des traits distinctifs de l’outil est facilité par l’existence du cadre analytique exhaustif que cons titue le code 1 ». (Il faut répéter, ici, que ces traits dis1. Le fichier, p. 13.
116
L es problèmes théoriques de la traduction
tinctifs, indiqués au nombre de vingt-deux, sous forme de termes du langage ordinaire, ont, en fait, une défini tion, métrique ou graphique, c’est-à-dire exprimable, et toujours exprimée, par des mensurations ou par des dessins schématiques, sans aucun recours au langage ordinaire). Voici, par exemple, le nom mécanographique de l’outil originaire d’Agha Evlar (talyche persan) de niveau Kourgan n° 2 ,de date supposée 1450-1350 (Schaef fer), et de dimension 16,6 centimètres : A 13 — B 34 — C 36 — D 1 2 — E 2 3 — F 123 — G 1258 — H 24 — I 138 — J 13 — K 12 — L 12 — O 12 — P 126 — Q 247 — T 167 — V 257. Cette nouvelle nomination mécanographique peut être considérée, d’abord, comme une définition référentielle au sens des logiciens, car elle définit l’outil d’abord en le montrant, c ’est-à-dire en permettant, comme un numéro d’inventaire ou de classement topographique, d’aller en chercher la reproduction (dans une fiche classée, dans un catalogue) ou l’échantillon (dans une vitrine). Mais elle est aussi autre chose, une définition logique opéra tionnelle : « ainsi, on peut extraire du fichier, en une seule opération mécanique, l’une ou l’autre des collections sui vantes : toutes les haches à moignons — les haches à moignons à côtés concaves — les haches à moignons à côtés concaves et talon droit, etc...1 ». Ces noms mécanographiques ont une valeur sémantique opérationnelle parce qu’ils contiennent leur propre analyse sémantique, leur propre définition : ce sont, à la fois, sous la même forme graphique, des signes dénotant cer tains objets, et des définitions de ces signes. Par rapport aux signes linguistiques que sont les mots des langues ordinaires, ces noms mécanographiques offrent cette différence de n’être pas des signes arbitraires de la même manière, ni au même degré (nous y reviendrons). Cette différence en entraîne, à son tour, une autre : tandis que les signes linguistiques ne sont pas susceptibles d’enre gistrer toutes les gradations distinctives des éléments sémantiques qui constituent la définition des objets qu’ils désignent (à part ces acceptions qui restent trop vagues : 1 Le fichier, p. 16.
L exique et traduction
117
pûL_pichet, cruche, jarre, amphore, etc...) les mots méca nographiques de Gardin possèdent cette valeur classi ficatoire intrinsèque. Si l’on prend le code des traits dis tinctifs au moyen duquel il analyse les formes de vases, on trouve (définis graphiquement ou métriquement) les traits pertinents (« descriptive features ») suivants : base, corps, col, anse, bec. Le « corps » est lui-même analysé en deux demi-profils définis par six termes (géométriques) : droit, concave, convexe, divergent, convergent, paral lèle. La liaison entre les deux demi-profils est analysée par trois termes : courbe, angle, ressaut. Le résultat de ces analyses des traits sémantiques susceptibles de définir et de classer les formes de vases est celui-ci : « le nombre de formes qui peuvent être différenciées de cette manière s’élève à 12 150, par emploi de 8 termes dans chaque cas, choisis dans un total de 27. En fait, parmi ces 27 termes, 11 reviennent deux fois [. •.], de sorte que le nombre total de traits descriptifs s’élève réellement à 16 seulement1 ». Nous sommes en présence d’un véritable champ sémantique artificiel de la notion conceptuelle de vase en poterie, et structuré de telle sorte que n’importe quel vase, grâce à 8 traits pertinents, s’y trouve loca lisé automatiquement dans une mosaïque pourtant cons tituée par 12 150 petits éléments. Gardin, procédant toujours de la même manière, a constitué un code susceptible de décrire et de nommer d’une manière classificatoire tous les ornements et combi naisons d’ornements géométriques rencontrés sur des vases. Au moyen de 20 signes élémentaires seulement (dont chacun symbolise un élément d’ornement, point, droite, courbe, spirale, etc...) et de 30 signes combi natoires (indiquant l’arrangement géométrique des élé ments), le code peut nommer 600 ornements primaires, puis 18 000 ornements secondaires, puis 500 000 orne ments tertiaires : il pourrait nommer 15 000 000 d’orne ments du quatrième degré, de telle sorte que cette nomination définisse, dans chaque cas, « la spécificité d’un objet quelconque1 2 ». 1. Gardin, J. C., On lhe toding, pp. 81-84. 2. Id., ibid., pp. 77-79.
118
Les problèmes théoriques de la traduclion
ni Gardin, lui-même, à bien senti l’analogie des unités qu’il appelle « traits distinctifs » (distinctive features) ou « traits descriptifs » (descriptive features)1 — unités qui découpent le « nom mécanographique » — avec les unités minima de la linguistique structurale, les pho nèmes. Il voit bien que les codes qu’il a construits décou pent dans les noms des objets archéologiques — serpe, faucille, ou bien jarre, amphore, etc... — des unités séman tiques plus petites que les noms eux-mêmes. « Les codes [...] substituent à l’anarchie des apparences macrosco piques [les noms arbitraires des objets dans les langues naturelles] un système fait à partir d’un petit nombre d’unités micro graphiques [les traits distinctifs] 2. » Mais il marque aussitôt les limites de cette analogie entre ses traits distinctifs et des phonèmes. En fait, l’intuition de Gardin semble juste si on la reporte au domaine qui lui convient : non pas la phonologie, la linguistique structurale formelle, mais au contraire la sémantique structurale. Les signes de Gardin ne sont pas arbitraires par rapport au sens des mots qu’ils codent, bien qu’on puisse croire, à première vue, le contraire. Qu’il s’agisse des signes alpha-numériques d’ un dictionnaire automatique (exemple : « périodique » = 00A-0449, etc...), ou des éléments constituant un « nom mécanographique » chez Gardin (A 13 — B 14 — G 36, etc...), les représen tations semblent d’abord arbitraires comme dans n’importe quel signe : il n’y a en effet aucun rapport intrinsèque entre la représentation formelle A 13 et son contenu sémantique : telle forme de la partie fonctionnelle de l’outil. Mais la ressemblance des deux sortes de signes alpha-numériques s’arrête là. Les signes alpha-numériques, dans un dictionnaire électronique automatique (qu’on prend, ici, comme exemple, mais dont il ne s’agit pas de faire la critique en les opposant à ceux de Gardin, puisqu’ils n’ont pas le même objet) ces signes, donc, sont en fait des nombres ordinaux, dont l’analyse formelle ne donnerait aucun renseignement de nature sémantique concernant le mot qu’ils codent : seulement sa place dans le code. Les « noms 1. Gardin, Four Codes, pp. 335-357. 2. Id., ibid., p. 351.
Lexique el traduction
119
mécanographiques » de Gardin sont bien formés, eux aussi, par des unités minima dont la forme est choisie arbitrai rement (A, B, G, D, etc...). Mais ces unités minima for melles expriment de façon bi-univoque des unités minima sémantiques : donc les signes complexes de Gardin ne sont pas des signes arbitraires, leur analyse formelle nous renseigne sur le contenu sémantique de chaque « unité plus petite » qui les compose; ainsi que, par addition (Gardin appelle aussi ses « noms mécanographiques » des summarizing names)1, par addition, donc, sur le contenu sémantique du signe entier. Par comparaison, la diffé rence avec les phonèmes est visible aussi : la liaison des phonèmes entre eux, pour constituer un monème, est totalement arbitraire : ce qui se trouve nommé par la chaîne parlée /5 /v /a /I / ( cheval) aurait aussi bien pu se trouver désigné par les chaînes de phonèmes : Pferd, horse, Mad’, muslim, etc... sans changer le fait linguis tique : c’est l’arbitraire non seulement du phonème, mais du groupement des phonèmes en signifiants. Les noms mécanographiques de Gardin ressemblent, au contraire, au signe cheval, mais dans lequel C signifierait vertébré, H, mammifère, E, pachyderme, V, solipède, A, équidé, L, mâle. Alors qu’il n’existe aucun rapport linguistique formel entre serpe, faucille, couteau courbe et que celui qui ne sait pas le sens de ces mots ne peut pas les apparenter sur le vu de leurs seuls signifiants, chez Gardin, la présence du symbole A suivi de l’un des quinze numéros désignant les quinze types de formes de la partie fonctionnelle de l’outil, puis des symboles F et G, suffit pour le faire. Pour illustrer encore mieux l’originalité des codes cons truits par Gardin, on pourrait rappeler que les signes qu’il utilise ressemblent aux mots d’un hypothétique langage naturel qui a fait souvent parler de lui, depuis le Platon du Cralgle, en passant par le Président de Brosses et Court de Gébelin, puis Fabre d’Olivet, jusqu’à Jespersena, W horf1 3 et Harris 4 : un langage naturel où les phonèmes 2 1. 2. 3. 4.
Gardin, Four Codes, p. 153. Jespersen, Language, p p . 596 et S9. W horf, Language, notamment pp. 8-9, pp. 11-13-25 et 32. Harris, Melhods, pp. 192-193.
120
L es problèmes théoriques de la traduction
ne seraient pas arbitraires, où chaque phonème aurait un sens (comme celui qu’on croit sous-jacent à certaines séries anglaises : th contiendrait une signification démons trative, wh. une valeur d’interrogation, si. une valeur de glissement, gl. une idée de lumière, etc...). De telles langues naturelles, même s’il en a jamais existé, n’existent plus. L ’expérience de Gardin montre qu’on peut en construire d’artificielles où le système des formes calque rigoureusement le système des significations : chaque élément de signe (A, B, C, D, etc...) constitue, à la fois, une unité formelle minimum E T une unité séman tique minimum. Contrairement à ce qui se passe dans les langues naturelles, les unités distinctives minima ont une face signifiante et une face signifiée, le système des signifiants reflète donc un système isomorphe des signi fiés. C’est là que réside, pour la recherche sémantique, l’intérêt des travaux de Gardin : s’il aboutit aux résultats qu’on vient de formuler, c’est parce qu’en réalité son système des signifiants (le code) est construit a posteriori sur un système de signifiés dont il calque étroitement l’orga nisation : or cette organisation du système des signifiés est une Systématique, fondée sur des critères sémantiques : c’est le classement scientifique non-linguistique des formes d’outils en bronze, ou de récipients. Cherchant une parenté « phonématique » à ses unités minima (traits distinctifs, ou traits descriptifs), Gardin semble avoir trouvé, plutôt que des unités minima distinctives non signifiantes (comme sont les phonèmes), des espèces d’unités minima signi fiantes, des espèces d’unités minima de contenu séman tique. Ou, tout au moins, une des méthodes pour mettre en évidence de telles unités. iv Les recherches de Gardin mènent donc le linguiste à des conclusions nouvelles, et précieuses. 1° Elles attirent, en premier lieu, l’attention sur l’exis tence d’autres faits analogues, dans d’autres domaines généralement connus, très connus même, et qui n'avaient jamais été considérés comme constituant des systèmes sémantiques artificiels, dont les structures ont des pro priétés révélatrices. C’est le cas des numéros de téléphone, qui ne sont pas
Lexique et traduction
121
de simples numéros d’un code arbitraire. Il est vrai que l’annuaire des téléphones est d’abord un code, où chaque numéro correspond d’une manière arbitraire à chaque nom propre (25-86 = Mounin). Mais ce numéro possède, en outre, d’autres propriétés proprement sémantiques. Pour les services techniques des P. T. T., qu’on peut appeler pour un dérangement de ligne, le numéro possède un second trait pertinent de signification, celui qui loca lise le jack de l’abonné dans le Central : 25-86 signifie le sixième jack dans la huitième rangée du meuble n° 25. Les numéros de téléphone à six chiffres, en province, contiennent un troisième trait pertinent de signification, qui classe l’abonné dans son département : ce trait s’exprime dans la tranche binaire de gauche du numéro : 28.49.00 indique l’abonné 49.00 du département 28 (Hérault)1. Le numéro de téléphone, arbitraire par rap port à l’état civil de l’abonné, ne l’est pas par rapport au système sémantique du réseau téléphonique : c’est un « nom mécanographique » exprimant la définition de l’identité téléphoniquea de l’abonné. Les numéros des assurés sociaux présentent le même caractère : la suite de groupes de chiffres qui les constitue est arbitraire par rapport au nom propre de l’assuré. Mais les tranches d’un numéro constituent des unités minima de signification. Dans le n° 1.10.06.76.739.001.23.506, par exemple, les tranches expriment de gauche à droite, le sexe de l’assuré, la fin du millésime de sa naissance (1910), le mois de sa naissance (juin), le département de sa nais sance (Seine-Maritime), le numéro administratif de sa commune natale dans le département, le numéro d’ordre de la déclaration de sa naissance sur le registre d’état civil de sa commune, etc... Ce numéro d’assuré se comporte donc à la fois comme un « nom propre mécanographique » et comme la définition de l’identité administrative de ce nom propre, pour l’administration intéressée : définition1 2 1. Voir : Sage, M., L'automatique interurbain, dans la Revue des P.T.T., 1958, n° 3, pp. 13-15. 2. C'est pourquoi ce numéro ne contient pas des traits sans intérêt pour la technique des communications; il n’exprime ni l'ordre chronologique des demandes d'abonnement satisfaites, ni la répartition géographique locale des abonnés.
122
Les problèmes théoriques de la traduction
constituée par l’ensemble des traits descriptifs et dis tinctifs pertinents pour cette administration. Les numéros de la Classification de Dewey et la Déci male Universelle font pénétrer cette notion de système sémantique artificiel dans le domaine de la connaissance intellectuelle pure. Le n° 535.51-3, qui renvoie à « Polari sation de la lumière ultra-violette », se décompose en unités signifiantes plus petites d’après un système où chaque chiffre se lit, à la fois suivant sa place dans le symbole et suivant sa valeur numérique propre : 5 signifie 53 — 535 — 535.51 — 535.51-3 —
sciences pures sciences pures, physique sciences pures, physique, de la lumière polarisation de la lumière lumière ultra-violette.
La croix signifie la combinaison des deux branches 51 + 53 : polarisation de la lumière ultra-violette. C’est ainsi qu’un objet bien défini, localisable sur un rayon de bibliothèque — tel article traitant de la pola risation de la lumière ultra-violette, en français ( = 40), dans un périodique (045) — se trouve nommé par le sym bole suivant : 535.5-3 (045) = 40. Symbole décomposable en unités de signification plus petites que le symbole global lui-même, ce symbole étant à la fois le nom de l’objet et la définition utile de cet objet dans le domaine employant ce symbole. Il existe bien, donc, des systèmes sémantiques arti ficiels, mécanographiques ou non, constitués par des noms artificiels non-arbitraires, décomposables en unités minima de signification intercombinables, structurées elles-mêmes en définitions, ces définitions permettant de repasser du système sémantique artificiel au système sémantique des langues naturelles. 2° En second lieu, les systèmes sémantiques artifi ciels imaginés par Jean-Claude Gardin satisfont à l’exi gence fondamentale exprimée par André Martinet : pour instituer la méthodologie propre d’une véritable analyse sémantique, ils fournissent le moyen de tourner « la diffi
Lexique et traduction
123
culté qu’on éprouve à manipuler la réalité sémantique sans le secours d’une réalité concrète correspondante1... »; ils fournissent vraiment, dans leur domaine, le moyen de « traiterf...] les faits sémantiques indépendamment de leurs supports [linguistiques] formels * ». 3° Si, comme les analyses de Prieto, celles de Gardin mettent bien en évidence, avec plus de rigueur méthodo logique, des unités de signification plus petites que le signe (ordinaire), elles ne lèvent pas, elles non plus, l’objec tion faite à Prieto par André Martinet : ces unités minima de signification plus petites que le signe sont aussi des signes. Il apparaît bien que, là aussi, l’observation de Martinet reste fondamentale. En effet, conduites avec une méthode, un point de départ, un objectif entièrement différents, d’autres recherches, celles de Sôrensen, tombent sous le coup de la même objection. Sôrensen essaie de constituer la « description séman tique » d’un signe, afin de la distinguer de la « description référentielle » de ce signe, qui consiste à rapprocher le signe de l’objet non-linguistique qu’il nomme; et de la distinguer aussi de la « description grammaticale » de ce même signe, qui consiste à décrire et classer ses règles d’emploi dans le système des signes dont il fait partie. Ceci le mène à concevoir la description sémantique d'un signe comme seulement possible en termes de synonymie, c’est-à-dire en termes d’identité de significations. Ce qu’il entend par là, c’est qu’un signe peut être décrit sémanti quement comme étant la somme [linguistique] d’un cer tain nombre d’autres signes. Les exemples qu’il donne sont très clairs® : Soit une série de descriptions sémantiques telles que : parent père enfant
= ancêtre du premier degré = ancêtre du premier degré, de sexe mas culin = descendant du premier degré1 3 2
1. Martinet, Arbitraire linguistique, p. 107. 2. Id., ibid., p. 107. 3. SOrensen, Word-classes, p p . 34-36 e t p p . 42-44.
124
Les problèmes théoriques de la traduction
fils
= descendant du premier degré, de sexe masculin [mon] neveu = le descendant du premier degré, de sexe masculin, d'une personne qui a le même ancêtre du premier degré de sexe mascu lin et le même ancêtre du premier degré du sexe féminin [que moi]. On voit très bien que l’analyse de Sôrensen est parente de celle de Hjelmslev quand il pose : jument = cheval + femelle; de celle de Prieto, quand il pose : dürfen = possi bilité + morale; de celle de Gardin, quand il pose : tel outil = telle forme de la partie fonctionnelle + tel mode d’emmanchement + tel contour supérieur + tel contour inférieur, etc... On voit bien aussi que Sôrensen dégage la même espèce d’unités minima de signification que Hjelmslev, Prieto, et Gardin, — unités minima qui demeurent, ainsi que Martinet l’a dit, des signes eux aussi. Que ce soient des termes (ou leurs équivalents graphiques) tels que partie fonctionnelle, emmanchement, contour, section, profil, chez Gardin, descendant, degré, masculin, personne, ancêtre, chez Sôrensen, la « description séman tique » ne fournit, comme unités minima de signification constituant un signifié, que d’autres signes. 4° Mais confrontées avec l’objection de Martinet, toutes ces tentatives conduisent à la même conclusion : que ce soit chez Hjelmslev ou chez Prieto, d’une manière intui tive, que ce soit chez Sôrensen explicitement, que ce soit chez Gardin scientifiquement, nous observons la même démarche : le choix des traits descriptifs ou distinctifs, le choix des traits pertinents de sens, est un choix de carac tères définitoires, — c’est la constitution d’une définition. L ’analyse qui permettra probablement de (constituer (peut-être dans certains domaines seiuls) une sémantique structurale — un système des signifiés — n’est pas une analyse linguistique formelle des signifiants : .c’est une analyse (est-elle encore linguistique?) des définitions des signifiés.
CHAPITRE
IX
La recherche des unités sémantiques minima : définitions, terminologies, term inologies normalisées
i Nous avons vu, dans les deux chapitres précédents, que trois recherches totalement indépendantes l’une de l’autre, essayant de détecter ces unités minima de signifi cation dont serait constitué le sens d’un terme, se sont trouvées conduites à chercher toutes les trois ces espèces d’unités non pas dans les caractéristiques linguistiques formelles du terme, mais dans la définition de ce terme. Quand Hjelmslev opère en effet sur le mot jument comme étant composé de deux unités minima de contenu, cheval et femelle, il ne fait pas autre chose qu’analyser la définition du mot jument par rapport au mot cheval; et Prieto, quand il trouve dans dürfen les deux traits perti nents de signification possibilité + morale, ne fait pas autre chose non plus que d’analyser la définition de dürfen par rapport à kônnen (possibilité + matérielle) et surtout par rapport au français pouvoir (possibilité). L’analyse de Hjelmslev et celle de Prieto sont incom plètes de ce point de vue, même comme exemples, en ce sens qu’elles acceptent apparemment, l’une le terme cheval, l’autre le terme pouvoir, comme des unités de signification sémantiquement premières, indécomposables à leur tour. Sôrensen, lui, va jusqu’au terminus logique de la procédure. A force d’analyses régressives où des termes comme père sont remplacés par la somme de termes plus généraux ,qui leur équivaut (ancêtre + premier degré + mâle, etc...), il aboutit à des termes pour lesquels il n’est plus possible d’établir une description régressive au moyen d’autres
126
Les problèmes théoriques de la traduction
termes plus simples. Il appelle ces résidus irréductibles de son analyse, — qui restent bel et bien des signes, ainsi que Martinet l’objectait à Hjelmslev en 1946 — des « signes sémantiquement primitifs », ou des « primitifs1 ». Il pose (sans le démontrer) que le nombre des primitifs ainsi définis, dans-une langue, est un nombre « restreint * ». La signification de ces primitifs est accessible suivant deux voies seulement : la description référentielle (en montrant ce que le signe dénote : eau, pierre, etc...); ou la description comportementale (en observant la situation dans laquelle est employée le signe : je, maintenant, ce, etc...1 34 2 ). Même si « la tâche de recenser les primitifs dans une langue ordinaire est réellement difficile », ajoute Sôrensen, c ’est une tâche absolument nécessaire, car « le développement de la lexicographie comme science systé matique en dépend1 ». Ceci revient à démontrer que la sémantique, pour être structurale [c’est-à-dire « systé matique »], doit être fondée sur les définitions des termes au moyen des « primitifs» considérés comme unités minima de signification. Quant à Gardin, c’est consciemment qu’il a substitué le traitement des définitions — sommes de traits descriptifs ou distinctifs, qui sont ses « primitifs » au sens de Sôrensen — au traitement des termes linguistiques pour constituer sa sémantique mécanographique. il La nouveauté de cette procédure en linguistique apparaîtra mieux si l’on considère quels sont, jusqu’ici, les matériaux sur lesquels opère la linguistique, et les unités qu’elle a dégagées comme constituant le langage. Elle connaît, quant aux premiers, le corpus linguistique et l’énoncé linguistique, ou la chaîne parlée ; pour les secondes, elle admet le message, la phrase, la proposition, le syn tagme, le mot ou signifiant, ou morphème, ou monème (selon les critères délimitatifs employés), la syllabe et le phonème. Nulle part, même en sémantique, même en lexicologie, n’est apparue cette idée que les définitions 1. 2. 3. 4.
SOrensen, I i., ibid., Id., ibid., Id., ibid.,
Ouvr. cité, p. 45. p. 46. pp. 53-54. pp. 46-47.
Lexique el traduction
127
des signifiés peuvent ou doivent constituer le matériau d'une analyse linguistique scientifique1. Or la démarche spontanée de Hjelmslev et de Prieto, la démarche techno logique empirique de Gardin, la démarche logique de Sôrensen tendent toutes à proposer que l’analyse de la définition des signifiés soit officiellement considérée comme une opération proprement linguistique. m Cette convergence impressionnante à réclamer pour la définition des termes le statut d’élément linguis tique reconnu se trouve renforcée par l’activité théorique des terminologistes et des normalisateurs depuis plus d’un quart de siècle. Si l’on prend les formulations d’ Eugen Wüster — l’un des pionniers dans ce domaine depuis trente ans, et l’une des deux ou trois autorités mondiales en la matière 1 3— 2 on voit qu’il pose comme principe fondamental de toute normalisation d’un vocabulaire scientifique ou technique ce fait que « les définitions doivent être traitées avant les termes3 ». L ’intérêt premier de cette observation, c’est qu’il s’agit là d’une règle imposée lentement par la pratique, née de la réalité des choses elles-mêmes. Avant la seconde guerre mondiale, VInternational Fédération of National Standards Association (I. S. A.), partant de l’expérience linguistique traditionnelle, collectionnait ou fixait d’abord les termes, qui renvoyaient ultérieurement à leurs définitions, lesquelles délimitaient les notions. C’est une expérience de vingt-cinq ans qui a conduit YInternational Organisation for Standardisation (I. S. O.), successeur de l’ I. S. A., à adopter, depuis 1953, la pro cédure inverse : aller des notions aux définitions, puis des définitions aux termes. C’est-à-dire à reconnaître que l'unité linguistique la plus propre à l’étalonnage des termes 1. Sauf chez HJeIm9lev, qui assimile sa recherche de • figures de contenu • dans les signes linguistiques ô l'opération définitoire. ■ Ces définitions, dit-il, avec lesquelles le9 mots 9ont traduits dans un dictionnaire unilingue sont en principe des unité9 de cette sorte >, Prolegomena, p. 45.
2. Voir : Wüster, Bibliography of monolingual and lechnical glossartes, vol. I : National Standards, P., Unesco, lst édition, (1955). Cet ouvrage analyse environ 1 600 dictionnaires. 3. Wüster, La normalisation du langage technique, p. 46. Cet article donne une abondante bibliographie des travaux de Wüster.
128
Les problèmes théoriques de la traduction
dans des langues différentes (à la comparaison de leur surface sémantique), c’est la collection des caractéristiques qui décrivent la notion correspondante : la définition. Cette thèse, qui confère à la définition le statut d’un objet d’analyse linguistique (au même titre, répétons-le, que le morphème, ou le syntagme) est courante aujourd’hui1, n’est contestée par personne. Elle s’exprime aussi par cet adage — de plus en plus cité — que « les traductions [des termes scientifiques ou techniques] doivent être basées sur des définitions [et non sur les simples équivalents fournis par des dictionnaires abrégés bilingues*] »; et que, par conséquent, « les dictionnaires [scientifiques et techni ques] doivent toujours inclure les définitions [des termes ®] ». iv La linguistique générale n’aurait pas raison de rejeter cet ensemble de faits sur le prétexte qu’il s’agit là de phénomènes marginaux, linguistiquement non-typiques, appartenant à ce qu’on commence à nommer la linguistique appliquée, dont le domaine est restreint : celui d’une espèce de linguistique technologique et normative, dans lequel on essaie de faire échec aux lois d’évolution spon tanée des langues naturelles. En fait, ces procédures, dont on vient d’esquisser la signification méthodologique la plus générale, se révèlent apparentées dans la mesure où elles sont des applications d’une démarche plus fondamentale : celle de la logique contemporaine, lorsqu’elle construit la langue logique applicable dans un domaine défini (prélèvement, dans une langue naturelle, d’un vocabulaire constitué du plus petit nombre possible de termes premiers, explicitement énoncés, expressément définis, dénombrés en totalité; puis énon ciation de toutes les relations permises entre les termes,1 3 2 1. V oir : Jumpelt : Scienliflc lerminology, p. 11. V oir aussi : Jumpelt, Mullilingual spécial diclionaries pp. 4-8-9. Voir également Lang, A la recherche des principes de terminologie et de lexicographie, p. 112. 2. V oir : Jumpelt, Towards a FIT-Policy in Scienliflc and Technical Translation, dans Babel., vol. I, (1955), n° 1, p. 23. V oir aussi, du même auteur, Praclical Aspects of Terminological Services in International Orga nisations, dans Babel, vol. IV, 1958, n° 3, p. 169. 3. Voir : Holmstrom, Aslib conférence on Scienliflc and Technical Trans lation, dans Babel, vol. IV, (1958), n° 2, p. 115; Voir aussi Iannucci, James, E., Explanalory Maller in Bilingual Diclionaries, dans Babel, v ol. V , (1959), n° 4, pp. 195-198.
Lexique el traduction
129
définies et dénombrées limitativement). C’est d'ailleurs à ce point qu’on aperçoit nettement le vrai problème théo rique posé par la prise en considération de la définition des termes en linguistique : seul Jumpelt en a la claire intuition quand il observe que la procédure proposée pour la standardisation terminologique « est un problème de logique autant que de linguistique1 ». Cette observation capitale, les autres spécialistes de ces questions, sans la formuler dans toute sa netteté, la rencontrent et l’expriment sous des aspects différents, qui l’éclairent encore mieux, finalement, dans sa pleine signi fication : « Il est impossible de normaliser les termes d’une façon appropriée si l’on n’a pas, préalablement ou simultanément — dit Eugen Wüster — réduit en système toutes les notions apparentées a. » Jumpelt, lui-même, a dit ailleurs : « Ce dont nous avons besoin, par conséquent, c’est d’un système de classification des domaines auxquels les concepts [dont il s’agit de standardiser la délimitation et l’expression] appartiennents. » Et Friedrich Lang, rendant compte des travaux du Comité Technique 37 de l'I. S. O. (qui est le comité « Terminologie » de cette orga nisation mondiale) exprime également cette thèse lorsqu’il dit que « tout vocabulaire devrait rendre visible par la disposition des rubriques le système formé par les inter connexions des notions 4 ». Çette corrélation cherchée entre structuration logique des concepts dans un domaine de la connaissance ou de la technique, et structuration linguistique de sa terminologie standardisée, se reflète aussi, matériellement, dans un autre fait. Dans tous ces domaines où la structuration sémantique calque une structuration scientifique logique, le3 diction naires, ou lexiques, ou glossaires, optent généralement pour une présentation non-alphabétique : « Il existe un accord très large des opinions, note Jumpelt, pour préférer la disposition systématique ou logique de la terminologie à la disposition alphabétique* ». C’est aussi la thèse, Jumpelt, Mullilingual Spécial Diclionaries, p. 10. Wüster, La normalisation du langage technique, p. 46. Jumpelt, Scienliflc Terminology, p. 10. Lang, art. cité ci-dessus, p. 112. Jumpelt, Scienliflc Terminology, p. 10. Voir aussi du même auteur, Mullilingual Spécial Diclionaries, p. 12. 1. 2. 3. 4. 6.
130
Les problèmes théoriques de la traduction
classique, de Wüster :
1. Wüster, art. cité ci-dessus, p. 48. 2. Id., ibid., p. 48. 3. Lang, art. cité ci-dessus, p. 112. 4. Cordonnier, G., Organisation de la Documentation, Paris, filbliothiquc Centrale des Industries Navales, 1944, p. Il (document photocopié).
L exique el traduction
131
comprend les mathématiques, la physique, la chimie, la génétique formelle et la logique symbolique1. » v Tout ce courant de travaux sémantiques pourrait aussi se voir écarté des préoccupations de la linguistique générale sur le prétexte qu’il rappelle invinciblement les vieilles spéculations de Descartes, de Dalgamo, de Wilkins et de Leibniz, au sujet des langues philosophiques uni verselles. Mais on peut penser, au contraire, que cette convergence est une raison de plus pour bien examiner les faits. Quelles étaient donc, en effet, ces spéculations longtemps reléguées au musée des utopies rationalistes? Descartes, critiquant un projet de langue universelle constitué par un code chiffré multilingue, était amené à lui préférer une autre « invention » comme il l’appelle : un projet de Ianguo universelle que l’on constituerait « en établissant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l’esprit humain, de même qu’il y en a un naturellement établi entre les nombres * » — projet où l’on retrouve le principe fondamental : instituer d’abord un système de classifi cation des concepts ; ensuite calquer sur ce système d’inter connexion des notions, le système de leurs nominations [leur sémantique]. Et Descartes expose en toutes lettres qu’il s’agirait bien de traiter l’ensemble de la connaissance humaine, comme le3 terminologistes modernes ont traité les domaines restreints de leurs spécialités : « l’invention de cette langue dépend de la vraie philosophie1 34», dit-il, 2 et nous traduirions : c’est un problème de logique, et non de linguistique. « Car, poursuit Déscartes, il est impossible autrement de dénombrer toutes les pensées des hommes, et de les mettre par ordre * ». Si Descartes n’a pas développé son projet de 1629, l’Anglais Dalgarno, dans son Ars signorum vulgo Characler universalis el lingua philosophica, en 1661, le matérialise avec une des premières « Caracté ristiques universelles » : il propose une classification 1. Cité par Delavenay, La Machine à traduire, p. 6B. 2. Descartes, Œuvres complltes, édition C. Adam et P. Tannery, Paris. Louis Cerf, 1913, t. I, p. 81. 3. Id., ibid., t. I, p. 81. 4. Id., ibid., p. 81.
132
Les problèmes théoriques de la traduction
méthodique de toutes les idées, puis la représentation (de chacune de ces « idées simples qui sont en l’imagination des hommes desquelles se compose tout ce qu’ils pensent1 » comme disait Descartes), la représentation donc, de chacune de ces idées par un Caractère 1 2, une lettre d’alpha bet. Leibniz, entre 1659 et 1679, a conçu plusieurs fois le projet d’une espèce d’Alphabet des pensées humaines3, fondé lui aussi sur la réduction de tous les concepts à leurs éléments simples, leur inventaire et leur classement, puis leur représentation par des Caractères appropriés combi nables selon des règles indiquées et fixées par des signes. Les objections qu’on pouvait faire à tous ces projets se trouvent résumées par Couturat et Leau : 1° Quant à la syntaxe, ces projets sont fondés sur la thèse fausse d’une identification des relations gramma ticales avec les relations logiques; « le vice capital du système de Leibniz, [c’est que] les idées ne se combinent pas entre elles suivant un mode de composition symétrique et uniforme comme la multiplication arithmétique : elles ont entre elles des relations hétérogènes et très variées4 »; 2° Quant au lexique, ces projets sont fondés sur la thèse fausse que le stock des concepts (ou « idées simples ») est dénombrable et qu’il est achevé à la date du dénom brement. « Les langues philosophiques [c’est ainsi qu’on a nommé ce type de langue artificielle] reposent toutes sur une classification logique de nos idées, sur une analyse complète de nos connaissances, objectent Couturat et Leau : elles présupposent donc une connaissance parfaite du monde physique et moral [...] Or il est clair que la science et la philosophie ne seront jamais achevées 5. » « Nous n’atteindrons jamais la science complète et parfaite que supposait l’idée de la langue philosophique, écrivent-ils encore. Une telle langue ne pourrait être, dès lors, que 1. Descartes, Œ uvres complètes, p. 81. 2. C'est l’emploi de ces Caractères, pour la dénolation quasi algébrique des idées simples, qui donne leur nom à ces systèmes comme chez Wilkins, John : An Essag towards a Real Characler and a Philosophical Language (1668J; ou chez Leibniz avec sa Caractéristique Universelle. 3. Voir Œuvres choisies de G. W. Leibniz, éd. par L. Prenant, Paris, Garnier, s. d., pp. 62-63-64. 4. Couturat et Leau, Langue universelle, p. 27. 5. Id., ibid., pp. 113-114.
Lexique el Iraduclion
133
l’expression précaire d’une science toujours provisoire, et serait sans cesse exposée à une refonte complète1. » L ’intérêt de ces objections très fortes, aujourd’hui, c’est qu’elles ont cessé de jouer contre la procédure qu’elles attaquaient, celle de Descartes et de Leibniz, lorsque cette procédure est appliquée par les terminologies scientifiqiiès et techniques normalisées dont Wüster et Jumpelt ou Lang exposent les principes. Ces objections devenues inefficaces posent au linguiste un problème : pourquoi, dans des domaines limités certes, constate-t-il un rétablissement du pont qui s’était trouvé coupé, à juste titre, entre logique et langage1 2? Et, si le rétablissement de ce pont coupé s’avère légitime, d’où vient cette nouvelle légitimité des relations entre logique et langage? vi Le tableau qui vient d’être esquissé montre que la démarche commune à Hjelmslev et Prieto, Gardin, Sôrensen, est très ancienne, et qu’elle remonte au-delà même de Descartes et Leibniz, au moins jusqu'à Raymond Lulle. Il montre aussi qu’il s’agit là de l’une des deux voies par lesquelles on tentait de passer de la logique au langage : c’est celle qui consistait à passer de la logique à la séman tique et vice-versa; l’autre étant la tentative séculaire de démontrer que l’on pouvait passer de la logique d’Aristote à toutes les syntaxes, c’est-à-dire que la logique d’Aristote était aussi la grammaire générale. Or, pour des raisons diverses, et jusqu’à l’aube du x x e siècle (à travers la logique de Port-Royal et l’Encyclopédie, jusqu’à Couturat, par exemple) la recherche des universaux de la grammaire a toujours dominé dans l’étude des rapports entre logique et langage. Cette recherche a presque totalement éclipsé l’étude des rapports entre logique et sémantique. La démonstration toujours plus irréfutable qu’il n’y a pas de parallélisme logico-grammatical a relégué hors de la linguistique l’étude de tout parallélisme ou même de tout lien logico-sémantique possible. Il apparaît pourtant qu’il y a là un domaine d’analyses 1. Couturat et Leau, Langue universelle, p. 548. 2. Par Serrus en dernier lieu, de manière exhaustive : voir Le parallé lisme logico-grammalical. La première phrase est : < Cet ouvrage a pour but de dénoncer ...] la croyance en un parallélisme logico-grammatical •, p. ix.
134
Les problèmes théoriques de la traduction
distinctes, où les démonstrations qui valaient contre le parallélisme logico-grammatical ne pouvaient pas être mécaniquement transposées : plusieurs sortes de travaux d’une espèce de linguistique appliquée ont constitué des modèles de sémantiques logiquement structurées, en dépit de l’arbitraire des signes linguistiques, qui semblait inter dire a priori toute logique en matière de classification sémantique. Pourquoi ces travaux ont-ils été possibles? a) Les classements sémantiques des lexiques des langues naturelles, fondés sur des critères formels, étaient à la fois des amorces visibles de classements logiques, et visiblement irréductibles à des classements logiques. Le suffixe able indique la possibilité dans buvable, mais non dans misé rable; et dans lisible, ou soluble, ce sont d’autres suffixes. Le préfixe r indique la réitération dans rhabiller, mais nullement dans rabattre : on connaît bien cette vieille critique du manque de parallélisme entre la morphologie (qui est aussi une espèce de classification sémantique), et la logique. Tandis que les linguistes cherchaient, ou niaient, une solution du problème parce qu’ils se cantonnaient à juste titre dans leur domaine — l’analyse des formes des unités sémantiques — les logiciens possédaient la clé, mais on ne la leur demandait pas : ce ne sont pas les termes, les formes des termes, qui permettaient de passer de la sémantique à la logique, ce sont les contenus signifiés par ces termes; et la définition constitue la seule forme complète d ’analyse sémantique. Or, c ’est une opération logique, et non linguistique. C’est donc la définition qui constitue la vraie voie du passage entre sémantique et logique. Mais pourquoi cette découverte du rôle capital de la définition, faite depuis des siècles, explicite au moins depuis Leibniz, n’a-t-elle commencé d’être vraiment pro ductive en sémantique appliquée qu’au cours du x x e siècle? Parce que, comme le répètent à l’envie Descartes et Leibniz, la constitution de telles définitions « dépend de la vraie philosophie », c’est-à-dire d’une connaissance objective plus exacte des structures du monde et des lois logiques. Tant qu’on n’a pas disposé d’une connaissance exacte au moins dans son principe, au moins dans ses approxima
Lexique et traduction
135
tions, des structures objectives du monde, on a produit des définitions inopérantes et des classifications inadé quates : il suffit de considérer des domaines comme la zoologie, la botanique, l’alchimie, jusque vers le x v ie siècle et même au x v i i i ® siècle ( l ’ oxygène et l'azote, par exemple, ont été définis, nommés et classés erronément sur la base de la connaissance très insuffisante qu’on en avait quand on les découvrit1). Parallèlement, toutes les classifications qui se voulaient logiques, depuis au moins Raymond Lulle, ont reflété la lutte de l’homme pour dépasser le cadre aristotélicien-médiéval où l’on enfermait la description des structures du monde. Dans l’Ars magna, Raymond Lulle combine encore les catégories d’Aristote et celles de la théologie : le classement des subjecla comprend Dieu, les anges, le9 cieux, l’homme, l’imaginative, la sensitive, etc... Les vertus (justice, prudence, etc...), les vices (avarice, etc...) tiennent plus de place organiquement dans la structure sémantique universelle que les trois règnes de la nature. La classification de Dalgarno (1661), celle de Wilkins (1668), celle du P. Kircher (1669) marchent vers plus d’objectivité : si les êtres théologiques y gardent une place, décroissante, on y voit s’élaborer (et gagner de l’espace) des catégories classificatoires distinctes comme les animaux, les plantes, les minéraux, les materialia (chez Kircher), le concret mathématique, le concret physique, le concret technique (chez Dalgarno). Cet humble effort tâtonnant (chez Wilkins, on trouve dans l’ordre : la Transcendance, le Discours, Dieu, le Monde, les Éléments, la Pierre, le Métal, la Plante, l’Animal, etc...) vers une classification logique du connu se poursuit dans l’Arbre de la connaissance chez d’Alembert, dans la classification des sciences, chez Auguste Comte, et, selon d’autres critères, la classification décimale universelle, ou Dewey. Mais le propre de tous ces classements, c’est qu’ils tendent tous à produire en lin de compte des structurations non arbi traires du contenu sémantique de notre connaissance du monde. Elles ont été probablement les premières, et peut-être les plus vraies recherches de sémantique structu rale : et Raymond Lulle ou le P. Kircher, Descartes et 1. Cet exemple) est emprunté à Couturat, Langue universelle, pp. 1M-11S.
136
Les problèmes théoriques de la traduction
Leibniz auront été les précurseurs authentiques des sémanticiens d’aujourd’hui, avec lesquels il faut rétablir ce contact : car, dans la théorie des classifications, la séman tique structurale risque de trouver les lumières qui lui permettront de sortir de la période des tâtonnements et des résultats partiels. b) La théorie des classifications enseigne en effet qu’il existe beaucoup de classements légitimes, c'est-à-dire non arbitraires par rapport à leur point de vue : le classement chronologique (date du fait classé), le classement topo graphique (place du document qui contient le fait classé) ; les classements formels divers (ex. : le classement alpha bétique des termes, les classements selon des critères morphologiques, etc...), le classement logique des contenus cios termes. Les recherches des sémantiques structurales actuelles, dans cette lumière, que ce soient celles de Trier et des Allemands, celles de Matoré, celles de Guiraud, sont toutes des recherches d’une classification structurale formelle des unités sémantiques. Toutes s’appuient, empi riquement, sans le dire et quelquefois sans le savoir, sur le postulat qu’il existe, antérieurement à la structuration linguistique formelle qu’ils recherchent, une structuration non-linguistique qui fournit le support accepté, non discuté, de leurs travaux. Trier construit ses analyses linguistiques sur l’existence reconnue de champs conceptuels qui soustendent ses champs lexicaux, dont ils fournissent les cadres; Matoré nomme explicitement les unités de signi fication a priori, sur lesquelles il entreprend ses analyses structurelles, des champs notionnels, etc... Tous étayent leur linguistique structurale sur l’existence antérieure, acceptée a priori, d’une autre structure (existant indé pendamment du langage) dans les « contenus » du monde. C’est de cette structure, [conceptuelle ou notionnelle], qu’ils s’autorisent pour inclure dans des ensembles structurés les termes comme Kunst, List, Wîsheit, ou bien tous les mots qui touchent à la notion d’artiste — alors qu’aucune procédure linguistique formelle, rigoureusement parlant, ne leur permettait de grouper ces termes. Tou3 — à cause des vieilles démonstrations contre Port-Royal — interdi raient sans doute à la logique de contaminer la linguistique, mais sans s’apercevoir qu’ils s’appuient implicitement au
Lexique el traduction
137
départ sur une logique naïve des définitions comme base de leurs sémantiques. Et sans s’apercevoir, non plus, qu’il justifient de la sorte l’antique et long effort de structu ration logique [ou conceptuelle ou notionnelle] exprimé par les recherches sur les classifications, qu’on vient d’évo quer. La linguistique du x ix e siècle et du x x e siècle a bien fait de ruiner les vieilles idées qu’on se faisait sur de pré tendues corrélations rigides entre logique et langage ; mais à condition de ne pas oublier la nécessité de rechercher les beaucoup plus subtiles corrélations véritables entre logique et langage. vu La légitimité de cette démarche, qui propose de rétablir un pont neuf entre logique et langage, se trouve confirmée encore autrement. Lorsque la sémantique structurale se heurte à l’objection de Martinet (selon qui, comme on l’a vu, c’est parce que le lexique est constitué d’inventaires illimités qu’il résiste à toute structuration complète), elle retrouve la vieille difficulté de Descartes, à laquelle avait tenté de répondre Leibniz ; car, en termes d’aujourd’hui, lorsque Descartes écrit que sa langue universelle dépendrait de la vraie philosophie, c’est-à-dire du dénombrement de toutes « les idées simples » et de leur mise en ordre, il ne propose rien d’autre que la structura tion d’un ensemble qu’il craint de découvrir illimité. C’est ce qui tourmente Leibniz, lequel essaie de poser que cet ensemble, ou bien n’est peut-être pas illimité (le nombre des a idées simples » est peut-être fini), ou bien est illimité mais structurable car, « si l’institution de cette langue dépend de la vraie philosophie, elle ne dépend pas de son achèvement et de sa perfection, dit-il [...], mais seulement de l’établissement des principes et des définitions1 ». L ’importance de cette séparation — qui passe entre inventaires limités et inventaires illimités en linguistique — vient de ce qu’elle touche aux problèmes capitaux de l’analyse structurale. Les inventaires limités (de la phono logie, de la morphologie) marquent profondément par où la langue est un système sui generis, un code de signalisa tion qui cherche à transmettre le plus d’information pos 1. Leibniz, Opuscules, p. 56.
138
Les problèmes théoriques de la traduction
sible avec le moins de signaux possibles et le moins d'erreurs possibles à la fois; par où Saussure a donc raison de définir la linguistique comme la science qui « a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même1 ». Les inventaires illimités reflètent, eux, la séparation capitale entre la linguistique considérée comme un système de formes, et les significations de ces formes : la séparation capitale entre les structures limitées du code constitué par le langage, et les structures illimitées de notre décou verte, de notre expérience, et de notre connaissance, éternellement inachevées, du monde. Les inventaires illimités du lexique reflètent un passage continuel de la structure acquise du langage à la structure de l’expérience jamais achevée que nous faisons du monde; puis l'incor poration des nouvelles expériences du monde dans une structuration légèrement modifiée du langage (en sa par tie sémantique au moins). La sémantique est la partie de la langue où l’on passe le plus visiblement des structures linguistiques fermées, aux structures toujours ouvertes de l’expérience ; où l’on passe de la linguistique au monde non-linguistique, à la logique d’une expérience du monde. La sémantique est la partie de la linguistique où la for mule de Saussure est fausse, la partie où la langue ne peut pas être envisagée en elle-même, parce que c’est la partie par où l’on passe incessamment de la langue au monde, et du monde à la langue. v m Si des recherches du type de celles de Hjelmslev, Prieto, Sôrensen, et surtout de Wüster et de Gardin, de tous les terminologistes, ont finalement démontré qu’on peut établir des structures de certaines parties du lexique, reflétant exactement les structures non-linguistiques de l’expérience du monde, c’est donc par une série de progrès historiques de la logique depuis Lulle. Tout d’abord un progrès dans la distinction des diffé rentes espèces de définitions. Certaines peuvent être dites exhaustives, elles prétendent épuiser la totalité des carac tères possédés par le défini. D’autres, au contraire, pour I. Sau86urfl, Cours, p. 317.
Lexique et traduction
139
raient être nommées signalétiques, elles se proposent uniquement d’énumérer le minimum des caractères par lesquels un défini se distingue de tous les autres définis, ou des définis les plus prochains. D’un autre point de vue, certaines définitions peuvent être dites génétiques : elles prétendent décrire le défini par la totalité des enchaîne ments de cause à effet, de principe à conséquence, qui font que le défini en question est. Tandis que d’autres défini tions, au contraire, peuvent être nommées descriptives et se proposent uniquement de relever des caractères distinctifs, sans se préoccuper de leur structuration géné tique. Les définitions auxquelles songeait Descartes, et dont Leibniz a développé la théorie (la décomposition de tous les concepts, leurs « idées simples »), étaient, dans leur principe, des définitions à la fois exhaustives et génétiques. De telles définitions seraient sans doute aujourd’hui possi bles dans tous les domaines où l’analyse des constituants peut remonter jusqu’aux infra-éléments dégagés par la physique nucléaire : on peut concevoir la définition du corps chimique le plus complexe en termes de complexes structurés de particules nucléaires. Mais les définitions de Gardin sont purement signalétiques et descriptives, le choix des caractères distinctifs étant arbitrairement limité à leur nombre utile pour la fin du classement (l’analyse métallographique des différents bronzes, ni l’utilisation des outils, par exemple, n’interviennent jamais comme traits descriptifs). Les définitions des dictionnaires techniques, qui sont purement signalétiques aussi, uti lisent, par ordre de préférence, pour constituer leurs défini tions, les caractères inhérents à l’objet, surtout ceux qui sont directement perceptibles (forme, couleur, matériau); puis l’utilisation de l’objet (fonctionnement, champ d’appli cation, montage); puis l’origine de l’objet (procédé de fabrication, inventeur, pays d’origine); mais la définition s’arrête au minimum de caractères suffisant pour décrire l’objet sans équivoque. Les définitions dont Sdrensen s’est servi comme exemples (père = ancêtre + premier degré - f mâle...) sont génétiques, comme celles de la chimie exprimées, soit par les formules symboliques, soit par les noms de la terminologie normalisée. La sémantique
140
Les problèmes théoriques de la Iraduclion
doit apprendre à ne pas opérer indistinctement sur ces définitions dont les propriétés sont différentes. A côté du perfectionnement de la notion de définition considérée comme un instrument d’analyse, les sémantiques structurées d’aujourd'hui, dans les domaines scientifiques et techniques, ont bénéficié des progrès faits par notre connaissance des structures réelles du monde : la classi fication linnéenne en botanique et en zoologie, celle de Mendéléieff, la classification décimale universelle, se sont avérées solides parce qu’elles reflétaient beaucoup plus exactement la structuration réelle ou la hiérarchie des analyses des phénomènes de l’univers, que les classifica tions embryonnaires de Raymond Lulle et de Dalgarno. Enfin, les classements eux-mêmes ont bénéficié des pro grès logiques effectués dans la connaissance des propriétés des classifications les plus diverses, notamment pour les problèmes posés par le classement d’ensembles à la fois illimités (par leur nature même) et ouverts1 (par suite de la connaissance progressive que nous en acquérons). L ’utilisation des propriétés des arbres taxonomiques, et peut-être plus encore l’utilisation des propriétés du transfini (c’est-à-dire des structures mathématiques d’ensembles infinis qui supportent, en outre, l’intercalation d’un nombre infini de termes entre deux de leurs termes prochains de puissance donnée) fournit probablement toutes les possibilités répondant aux besoins des classifications ouvertes d’ensembles illimités. ix Au terme de ce panorama des frontières nouvelle ment explorées entre logique et linguistique, on peut avancer quelques propositions sur les problèmes posés par la structure du lexique. 1. Si la sémantique structurale est l’un des secteurs les moins développés de la linguistique actuelle, c'est d’abord parce que la notion de structure du lexique n’est pas une notion simple. Il existe au moins trois niveaux de la structuration du lexique, qu’il ne faut pas confondre : 1. Wilkins avait déjà, pratiquement, pressenti le problème. Il avait, signale Couturat, • prévu une disposition particulière de 6es classements pour le cas où il y aurait plus de neuf différences dans un genre, ou plus de neuf espèces dans une différence • [La logique de Leibniz, p. 549, note 1).
Lexique de traduction
141
a) le lexique ollre d’abord une structure sémantique visible au niveau de la morphologie, structure à la fois prometteuse, parce qu’elle semble obéir à des règles (un préfixe, un suffixe, un préverbe, une désinence, ajoutent un sens à un autre selon des lois sémantiques) — et trompeuse, parce que ces règles de combinaison des signi fications sont arbitraires, équivoques, redondantes ou lacunaires. b) L ’analyse morphologique la plus poussée aboutit à isoler dans le langage des « unités significatives successives minima », celles que l’usage trop commun nommait les mots, puis les racines que Bloomfield appelle morphèmes, et que l’école genevoise et Martinet proposent de nommer monèmes. Au niveau des monèmes, il existe une seconde possibilité de structurer le lexique, qui peut sans doute être explorée par la méthode proposée par Sôrensen : la recherche des primitifs dans les monèmes (ou par les méthodes logiques apparentées qui ont constitué le basic English, lequel, en fait, a tenté de constituer un diction naire des « primitifs » anglais). c) Enfin, troisième niveau, soit les monèmes, soit les primitifs (qui sont restés des unités sémantiques formelles, puisque chaque signifié s’y voit représenté par un signi fiant distinct) — peuvent être décomposés en unités de signification plus petites, par une opération de définition, qui dégage de chaque monème des caractères descriptifs ou distinctifs. Il existe, démontrée par la pratique, une structuration possible de certaines régions du lexique, à partir de ces unités minima de signification. Le passage illégitime de l’un à l'autre de ces trois niveaux de structuration du lexique, formellement distincts, explique une partie des difficultés rencontrées jusqu’ici par la sémantique structurale. Hjelmslev suppose donnée a priori la structuration définitionnelle (jument = cheval + femelle); Prieto également, qui, de plus, tend à la confondre avec la structuration de niveau morphologique (dominos = domin + accusatif + pluriel). Sôrensen, enfin, ne structure si bien ses monèmes en primitifs (père = ancêtre + premier degré + mâle, etc.) que parce qu’il a choisi des domaines bien connus des autres sémanticiens, où pré-existe une structuration définitionnelle non-linguis
142
Les problèmes théoriques de la traduction
tique d’ordre biologique (parenté), d’ordre technique (effectifs des unités militaires), etc... 2. Si certaines régions du lexique ont pu, quelquefois depuis longtemps (depuis Linné, par exemple) être struc turées sur la base de la méthode logique des définitions, cette méthode, on doit maintenant nettement en prendre conscience, ne fonctionne qu’à condition de respecter formellement cette exigence logique : bien que le lexique de la botanique, de la zoologie, de la chimie, de toutes les terminologies techniques et scientifiques normalisées soit (comme celui du langage ordinaire) un lexique ouvert, illimité, il n'est structurable que si l’on opère sur des définitions fermées, c’est-à-dire constituées d’un nombre intangible de traits descriptifs pour chaque terme : électron, proton, sulfate de fer, épilobc des montagnes, moteur à courant continu, clavette inclinée creuse sans talon ne sont pas susceptibles, dans leur domaine, de subir les avatars auxquels sont exposés les mots du langage ordinaire, et que décrivent les traités de sémantique, depuis Bréal jusqu’à Ullmann. Les analyses conduites jusqu'ici ne lèvent pas cette objection majeure à la structuration totale du lexique d ’une langue donnée. Tout au plus, le linguiste a-t-il pu remarquer que, sur bien des points, le langage scientifique ou technique issu d’une classification normalisée, tend à substituer son lexique au lexique antérieur de la langue, disons, spon tanée. Basilius, par exemple, observe que le vieux classe ment de l’allemand répartissait le champ sémantique du règne animal sur quatre termes : Fisch, Vogel, Gewürm, Thier; et que c’est « la zoologie moderne [qui], particu lièrement à travers la classification linnéenne [...] a modifié radicalement ce schème catégorique1 ». On pourrait dire la même chose au sujet du triomphe du classement des couleurs suivant le spectre optique qui tend universelle ment à se substituer aux classements déjà cités, partout archaïques. S. ühman, de même, observe, à propos des confusions du langage ordinaire (ex. : emplois du français : conscience) que « c’est la terminologie de la psychologie qui clarifie graduellement les limites de la mosaïque des sens2 ». 1. Basilius, Mo-humboldlian elhnolinguisücs, p. 103. 3. ülunau, Théories o/ lhe UnguisUc fltld, p. 138.
Lexique el traduction
143
3. Enfin, les analyses précédentes n’ont, à aucun moment, permis de surmonter l’opposition fondamentale entre langage ordinaire et terminologies techniques et scientifiques : l’existence, dans celui-là, l’inexistence dans celles-ci, de valeurs linguistiques spéciales, dites connota tions, qui doivent, maintenant, faire l’objet d’un examen quant aux obstacles qu’elles constituent pour une théorie de la possibilité de la traduction.
CHAPITRE
X
Lexique , connotations et traduction
i Le mot connotation se trouve être un très vieux terme de logique scolastique, comme le mot dénotation. La linguistique vient de les admettre conjointement dans sa terminologie la plus récente. Le point de départ de l’usage moderne est la Logique de Stuart Mill. Chez lui, la dénotation d’un terme, c ’est l’extension du concept, c’est-à-dire l’ensemble des objets dont ce concept est l’attribut. La connotation du terme est la compréhension du concept, c’est-à-dire l’ensemble des caractères appartenant à ce concept. Or il y a une compréhension totale (énoncé de tous les caractères inhé rents au concept), une compréhension décisoire (énoncé d’un petit nombre de caractères suffisant à le distinguer sans ambiguïté), une compréhension implicite (avec les caractères qu’on peut déduire des explicites), une compré hension subjective enfin : l’ensemble des caractères qu’évoque un terme dans un esprit, ou chez la plupart des membres d’un groupe. Stuart Mill a tendance à nommer conno tation d’un terme sa compréhension subjective la plus étendue, qui fait connaître les êtres par certains caractères, certaines propriétés en quelque sorte supplémentaires par rapport à la compréhension décisoire. Cette connota tion du terme étant source d’erreurs et de confusions, Stuart Mill « insiste sur la nécessité, pour les philosophes, de substituer à cette compréhension lâche a fixed compré hension qui sera exprimée par une définition1 ». (Goblot, 1. Voir Lalande, Vocabulaire, t. I et Supplément, aux articles compré hension, connotation, dénotation.
Lexique ei traduction
145
par la suite, emploiera aussi connotation comme synonyme de compréhension, et parlera de connotation subjective1). il A ce stade, le terme passe de la logique surtout anglo-saxonne, à la linguistique également anglo-saxonne, avec une acception, déjà, qui sépare la partie objective de la définition d’un terme (énoncé des caractères néces saires) et la partie subjective, collectionnant des caractères non-nécessaires à la définition. Connotation ne figure pas à l’index du Cours de Saussure, ni du Language de Jespersen, ni du Language de Sapir, ni du Langage de Vendryes. On saisit probablement son entrée chez Bloomfield, qui lui consacre cinq pages, en 1934, dans son Language. Il note, à propos de < l’élargissement de la signification » [widened meaning] des mots la présence [dans cette signification] de « valeurs supplémentaires que, dit-il explicitement, nous appelons connotations* >. Délimitant le terme, il en sou ligne bien l’origine : il l’oppose de façon formelle à la dénotation quand il écrit que « les variétés de connotation sont innombrables, impossibles à définir, et dans l’ensem ble, ne peuvent être clairement distinguées de la signifi cation dénotative 1 *3 ». Malgré cette réserve finale, l’opposi tion qu’il marque entre la dénotation d’un terme comme définition objective de ce terme valable pour tous les locuteurs, et la connotation comme ensemble de valeurs subjectives attachées à ce même terme et variables selon les locuteurs, est très nette lorsqu’il précise : « Dans le cas de termes scientifiques, nous nous arrangeons pour maintenir les significations pures ou presque de tous facteurs connotatifs bien que, même dans ce domaine, il arrive que nous n’y parvenions pas; le nombre treize par exemple, a pour beaucoup de gens une forte conno tation 4 ». Toutes les variétés de valeurs de cette sorte énumérées par Bloomfield (connotation vulgaire, familière, académique, provinciale, rustique, archaïque, technique, savante, étrangère, ironique, argotique, enfantine) ont en commun ce caractère : elles ajoutent à la définition 1. Littré disait déjà : • Connotation, terme de logique. Idée particulière que comporte un terme abstrait à côté du sens générai. ■ 2 et 3. Bloomfield, Language, p. 151 et p. 155. 4. /
146
Les problèmes théoriques de la traduction
objective d ’un terme des valeurs auxquelles,.d’une manière ou de l’autre, s’attache la coloration de certains sentiments : pour désigner tel personnage, l’expression mon père fixe un rapport défini de parenté : mais si le locuteur dit papa, ou dad, ou ton paternel, ou son vieux, nous apprenons quelque chose de plus1 : c’est ce quelque chose de plus que désigne et veut analyser la notion de connotation. (On pourra se demander pourquoi la présente analyse, concernant les valeurs affectives — ou subjectives — du langage, n’a pas été conduite à partir du Traité de Stulistique française de Charles Bally, qui |reste probablement l’étude descriptive et classificatoire la plus riche encore aujourd’hui sur ce point. La raison principale en est que Bally accepte en fait comme une donnée intuitivea a priori les faits psychologiques inhérents au langage, notamment la séparation entre aspects intellectuels [les dénotations bloomfieldiennes] et aspects affectifs [les connotations]. De plus, son maniement de la terminologie psychologique courante au temps du Traité reste assez approximatif : « Notre pensée, écrit-il par exemple, oscille entre la perception et Fémotion1 3 ». Jamais donc il ne se 2 propose l’étude sémiologique de] cette coexistence, dans le signe, des aspects intellectuels et des aspects affectifs. Et, par conséquent, jamais non plus il ne se pose la ques tion de savoir si les valeurs affectives font partie ou non de la signification d’un signe4. La séparation qu’il opère entre dénotation et connotation5 se trouve donc effectuée d ’une manière efficace, mais empirique — comme aussi la façon dont il caractérise le langage scientifique par 1. Sur ce point, Buyssens a proposé de corriger la terminologie saussurienne : il distingue dans le signifié deux aspects : le désignant (rapport entre signe et l'objet de la connaissance) et la valeur (rapport du signe avec les autres signes ayant le même désignant). Père, papa, dad, etc..., ont le même désignant, mais non la même valeur. Cette observation va dans le sens des distinctions des logiciens dont on parlera ci-dessous (V. Buyssens, Structuralisme et arbitraire, pp. 407-408). 2. Il parlo du • flair « indispensable aux analyses stylistiques. 3. Bally, ouvr. cité, p. 151. 4. Il frôle ce problème quand il dit que « la définition, qui semble à pre mière vue le procédé le plus simple pour fixer le sens d'un mot, est en réalité une opération assez étrangère au maniement le plus spontané du langage » (i bief., p. 98). Puis, quand il dit que • par nécessité, une définition ne peut être affective » [ibid., p. 120). 5. Répétons qu’il n’emploie jamais cette paire de termes.
Lexique et traduction
147
rapport à la langue commune. De cette absence de position théorique nette découle une terminologie pratique, mais peu rigoureuse : ce qu’il étudie sous le nom de stylistique, il le nomme, tantôt « la valeur affective des faits de lan gage », tantôt « les éléments affectifs de la pensée », tantôt les « faits expressifs », tantôt le « caractère affectif » des faits d’expression, tantôt « les aspects affectifs1 » des faits de langage. Rien de tout cela n’est franchement obscur, certes, mais, ni l’attitude de Bally devant les faits, ni sa terminologie ne se prêtent aussi bien que celles de la lin guistique américaine, de Bloomfield à Morris, à des ana lyses plus poussées du problème). La linguistique anglo-saxonne a donc de plus en plus utilisé cette distinction faite entre les deux parties de la signification d’un mot — même si les auteurs ne gardent pas toujours la terminologie bloomfieldienne. Ogden et Richards opposent les significations référentielles aux émotives — et référentielle, ici, signifie dénolative, c’est-àdire qui renvoie à l’existence objective d’une chose définie. Pollock oppose les signes référentiels aux évocatifs; Feigl, les informationnels aux non-cognitifs ; Stevenson, les cognitifs aux dynamiques. Mais sous ces terminologies variées, court toujours la même division fondamentale : les non-cogni tifs de Feigl se réfèrent, pour une large part, aux valeurs « imaginatives », « affectives »; et les instrumentaux de Reichenbach, de même, aux valeurs « communicatives » et « suggestives* » etc... Charles Morris, lui-même, qui utilise le terme dénotalion dans le sens des logiciens modernes, évite tout emploi du mot connotation. Mais il maintient pourtant la distinction de base qu’il critique chez les autres, surtout chez Ogden et Richards; il parle de l’émotion comme « information additionnelle », et de l’expressivité « comme propriété additionnelle des signes 1 3 » : c’est Bloomfield et ses « valeurs supplémentaires » 2 pures et simples. Il unifie les terminologies qu’il a contre dites, de Pollock à Reichenbach, sous la double étiquette 1. Bally Traité, pp. I, 7, 1, 16, 151, 156. 2. Voir Morris, Ch., Signs, pp. 69 et 71 (sur la terminologie d’ Ogden et Richards); et pp. 92-94 (sur les autres auteurs). 3. lit., ibid., pp. 68 et 69.
148
Les problèmes théoriques de la traduction
d’usages primaires et d’usages secondaires des signes1. m A l’heure actuelle, cependant, la terminologie n’est pas encore vraiment fixée sur ce point. Dénolation et connotation restent des termes discutés, et fluctuants. D’une part, dénolation continue sa carrière chez les logiciens, à qui les linguistes réempruntent le terme de temps en temps, mais à des moments variables de son histoire. G. A. Miller, par exemple, bien que tout récent (1951), n’emploie ni dénolation ni connotation comme termes de logique. Mais il leur substitue deux locutions conformes à la logique de Stuart Mill. La dénotation, il l’appelle la définition en extension, qui « catalogue ou indique chaque objet que le symbole représente ». La définition en exten sion du mot homme consisterait à dénombrer toute la classe des êtres qui sont désignés par ce mot; à énumérer nominativement, ou à montrer, tous les hommes. La connotation devient la définition en compréhension ou définition intensive, elle est, pour un symbole [ou terme] donné, < un autre ensemble de symboles applicables au même objet désigné par le symbole défini8 ». La définition en compréhension du mot homme dénombre les caractères distinctifs de la classe d’êtres nommés hommes : vertébré supérieur, mammifère, bipède, etc... L ’usage des logiciens s’était pourtant déplacé depuis Stuart Mill. Il aboutit aujourd’hui à l’emploi plus limité du terme dénolation pour indiquer l’attribution arbitraire de tel signe à telle réalité non-linguistique. Ainsi « le son musical ré peut être dénoté par un certain schéma géomé trique de lignes et d’ellipses [le symbole de la note sur la portée], aussi bien que par le groupe écrit de lettres r, é, ou le son parié /r /é / ». De même « les mots dogs et dog dénotent tous deux les chiens [l’espèce chien] 1 3 ». De même 2 1. Maigri sa terminologie tris rigoureuse, la pensée de Morris reste contra dictoire. Il écrit que « l'expressivité des signes [...] est une propriété addi tionnelle, en plus et au-delà de leur signification > (p. 68); mais il peut tou jours y avoir pour un signe < des significations additionnelles > (p. 120). Des usages secondaires des signes qu'il vient d'admettre, il ne parlera nulle part; et, bien qu’il ait critiqué les signes émotifs d'Ogden, il inscrit l’ usage évaluatif (poétique...) des signes parmi les quatre usages primaires (p. 94). 2. Miller, Langage et communication, p. 152. 3. Position du logicien Bar-Hillel, dans Three remarks, p. 325.
Lexique el traduction
149
aussi, tel individu bien connu comme étant Anderson est « dénoté par [le nom propre] Anderson1 ». Tel est l’usage enregistré et proposé par Colin Cherry, un an après Miller, dans un ouvrage sur le même thème de la communication humaine. Son Appendice donne la définition suivante : « Dénotation. La relation non-causale établie par conven tion [imputed] entre un signe et son référent, spécialement lorsque ce dernier est une chose, un fait, une propriété, physiques (un dénolalum) 3 ». Miller, lui, sans recourir au mot dénolalion, décrivait la même opération de la façon suivante : a On nomme symboles en général les stimuli arbitrairement associés aux objets1 34 2 5 ». Telle était aussi l’acception du terme dénolation chez Charles Morris : « Le signe dénote le dénolalum4 », c’est-à-dire indique, montre la réalité non-linguistique à laquelle il est associé. C’est le sens franchement courant du mot dénoter même hors de la linguistique anglo-saxonne 6. Hjelmslev dit en propres termes que la dénotation est la relation qui réunit les deux plans du langage : le plan du contenu et celui de l’expression ®. Quand Sôrensen dit que, comme relation, la dénotation [l’expression is denoted by] » est la relation fondamentale entre notre monde extra-linguistique et notre monde linguistique 7 », il dit la même chose 8. C’est, retrouvée et adoptée par les logiciens, la vieille position de Saussure énonçant que la fonction du signe est d’établir la relation linguistique fondamentale arbitraire, entre un signifié [un objet du monde extra-linguistique, du plan 1. Position de SOrensen, Word classes, p. 12. 2. Colin Cherry, ouvr. cité, p. SOS. 3. Miller, ouvr. cité p. 11. 4. Morris, ouvr. cité, p. 17. 5. C'est d’ailleurs le vieux sens général du mot, qui, à la différence de connotation, n’était jamais sorti du lexique : Littré note, après l’Académie Française (1694) : ■ Dénotation : désignation d'une chose par certains signes. Dénoter : désigner par certaines marques ou notes. > 6. Hjelmslev, La stratification du langage, p. 170. 7. SOrensen, ouvr. cité, p. 12. II dit explicitement que son analyse et sa terminologie partent de celles de Saussure, p. 11. 8. Usage commun. Martinet parle naturellement, sans guillemets ni commentaire, d’ unités signifiantes ■ dont la valeur dénolative est faible, et la valeur relationnelle élevée >(Structural linguislics, p. 582). Joshua Whatmough, comme on le verra plus loin, se sert aussi du terme dénolalion dans le même sens; ainsi que Roman Jakobson, avec des équivoques, relevées justement par l’article de Bar-Hillel, cité ci-dessus.
150
Les problèmes théoriques de la traduction
du contenu] et un signifiant [un objet du monde linguis tique, du plan de l’expression]1. iv Cet accord assez largement constaté quant aux emplois actuels du mot dénolalion, ne se retrouve pas lorsqu’il s’agit de connotation, bien que les deux termes soient apparus comme complémentaires en quelque sorte. Tout d’abord, les logiciens modernes écartent toutes les valeurs affectives de langage, que Bloomfield a préci sément désignées sous le nom de connotations. « La conno tation, comme les logiciens la comprennent, est quelque chose d’objectif, et non quelque chose de subjectif [men tal] * » écrit Rulon S. Wells à propos des travaux de Russell. Et Weinreich, tout en marquant que le sens du mot connotation chez Stuart Mill est un sens technique aujour d’hui sorti de l’usage *, s’y tient pourtant sur le plan linguistique1 45 3 2 . Pour lui, la dénotation d’un terme reste la référence [que le signe fait à la chose], l’extension [du concept exprimé par le signe], la relation entre signe et chose. Au contraire, la connotation de ce même terme reste proprement sa compréhension au sens logicien du mot [inlension], sa signification, c’est-à-dire l’ensemble des caractères distinctifs qui définissent le concept atta ché à ce terme (« Les conditions, dit-il aussi, qui doivent être satisfaites si un signe doit dénoter quelque chose » ) ®. C’est toujours le pur sens logique de Stuart Mill, indiqué par les dictionnaires : « la connotation, c’est la 6ignifi1. La seule chose dont il faille tenir compte, quant aux différences entre le signifié de Saussure et le dénolalum ou le referenl des logiciens et des psychologues anglo-saxons, c ’est celle-ci : pour Saussure, le signifié est un concept, la réalité extra-linguistique est une réalité psychologique. Pour les Anglo-Saxons, la réalité extra-linguistique est généralement constituée par les objets du monde extérieur, les réalités « publiquement observables » de BorgstrOm. 2. Wells, Meaning and use., p. 238. 3. Weinreich, Travets through semanlic space, p. 359. 4. En 1958. Car l'exemple de Weinreich est parlant quant aux difllcullés d'emploi du mot connotation. En 1958, il dit que Bloomileld est coupable d ’avoir employé le mot dans une acception lâche et non technique; il estime que l’ opposition dénotation-connctatlon n’est qu’ une < dichotomie gros sière >. Mais en 1953, dans Languages in contact, il employait encore conno tation dans son acception bloomfleldlenne, parlait d’ • un mot patois ayant acquis une connotation vulgaire en devenant archaïque », et des « conno tations péjoratives » de certains mots, p. 56. 5. Weinreich, art. cité, p. 359.
Lexique el traduction
151
cation d’un terme défini par les qualités abstraites com munes à la classe d’objets ou de faits désignés par ce terme ». Et Weinreich a recours à l’exemple classique des traités de logique : la dénotation du terme citoyen américain, c’est son extension, la classe de tous les indi vidus qui possèdent ou peuvent obtenir le passeport du Département d’État; sa connotation, c’est l’ensemble des conditions qui définissent l’attribution de ce passe port, avec les droits, devoirs et privilèges qui s’y atta chent à l’intérieur comme à l’extérieur des États-Unis. De plus, les logiciens modernes utilisent le langage d’une façon propre aux analyses particulières de la réalité non-linguistique qu’ils conduisent. Ceci les amène à pous ser plus loin les spécifications de leur terminologie. La condition d'existence ayant une importance dans le calcul logique, ils doivent distinguer les signes qui dénotent une réalité vérifiable (chien) d’avec les signes qui ne dénotent pas ( licorne, sirène1). Cette distinction logique n’a pas de raison d’être en linguistique : sirène et chien, Jupiter, Napoléon, Julien Sorel, et Winston Churchill, linguisti quement parlant, se comportent de la même façon, bien que certains de ces termes dénotent au sens logique du terme, et d’autres non. Mais cette distinction conduit logiciens et sémanticiens à bien marquer la différence entre signes compris par définition référentielle, et signes com pris par définition linguistique. La définition référentielle ou déictique du signe exige que l’utilisateur du signe ait eu contact avec la chose dénotée par ce signe. Avec la définition linguistique du signe, celui-ci est compris par référence à un autre ensemble de signes. Alors qu’ils appellent dénotation la référence du signe à la chose, les logiciens et sémanticiens nomment signification la connaissance du signe seulement par référence à d’autres signes. Les signes qui ne dénotent pas, comme licorne ou Jupiter, ont néanmoins, selon cette terminologie, une signification *. 1. Ceci explique les réserves faites par la définition de Colin Cherry (« ... spécialement lorsque le signifié est une chose, un fait, une propriété, physiques >); et par celle de Weinreich (• ... les conditions qui doivent être satisfaites si un signe doit dénoter quelque chose ■). 2. C’est la position de C. Morris : < Habituellement, nous commençons par les signes qui dénotent. Ensuite nous tentons de formuler le aigrtifi-
152
Les problèmes théoriques de la traduction
Russell aussi, toujours pour des raisons qui tiennent à la recherche logique, propose de bien distinguer, parmi les signes, ceux qui indiquent, en gros ceux qui dénotent au sens ci-dessus, d’avec ceux qui expriment •or (ou bien), nol (négation) : ces derniers ne dénotent pas, dit Russell, mais ils sont privés de dénotation d’une autre façon que les termes comme sirène. Il en résulte que, dit Rulon S. Wells, « ce qu’un signe indique correspond à ce qu’il dénote, mais ce qu’il exprime ne correspond pas à ce qu’il connote1 ». Ces nuances et ces fluctuations dans la terminologie des logiciens doivent être présentes à l’esprit quand on essaie de discerner les valeurs actuelles du mot conno tation chez les linguistes. Certains, comme Joshua Whatmough, s’en tiennent visiblement à l’acception bloomfleldienne : « La signification linguistique, écrit-il, s’est élargie par cette circonstance précisément que les mots connotent aussi bien qu’ils dénotent®. » Sa terminologie bloomfleldienne est pourtant contaminée par le souvenir approximatif de Stuart Mill, ainsi qu’il ressort de la phrase suivante : « C’est seulement si le langage était statique qu’il serait possible de confiner ses valeurs à la dénotation et à l’extension, excluant la connotation et la compréhen sion [intension] s. » Pourtant, la coloration bloomflel dienne reste dominante : la connotation, pour Whatmough, se réfère essentiellement aux valeurs émotives, affectives du langage, ainsi qu’en fait foi la première des trois mentions du mot dans l’ouvrage : « Il faut prendre en considération, dit-il, la différence entre connotation et dénotation, et c’est par les connotations que le discours esthétique est concerné4. » On peut affirmer que ce sens bloomfieldien du terme ealum d’ un signe en observant les propriétés de ses denolata [...]. Mais aux niveaux* les plus élevés [...] il est possible de fixer par décision le signiftcalum d'un signe (de poser les conditions pour lesquelles un signe déno tera), et dans ce cas le problème n'est pas ce que le signe signifie, mais s’il dénote ou non quelque chose > (ouvr. cité, p. 18). 1. Wells, art. cité, p. 238. 2. Whatmough, Joshua, Language, p. 233. C’est l'écho fidèle de la pre mière phrase de Bloomfleld sur la question. (Voir ci-dessus, p. 145, notes 2 et 3.) 3. h t., Ibid., p. 233. 4. Ib., ibid., p. 101.
Lexique et traduction
153
est actuellement le plus répandu, même si l’on perçoit quelque réserve dans la linguistique américaine (réserve compensée par l’expansion du terme, dans la linguis tique européenne). On trouve le mot chez des auteurs aussi difîérénts que Nida, qui parle des « significations lourdement connotatives1 » de certains mots; H. F. Muller qui mentionne l’emprunt fréquent de termes étrangers parce que « dépourvus des anciennes connotations* » dans le groupe qui les adopte, ils sont plus aptes à de nou velles fonctions; Delavenay, qui parle de « la connotation totale du terme français champignon », des « sens à forte connotation collective », du vocabulaire qui devient « plus connotatif et moins dénotatif », et de « la valeur connotative des mots, si importante en poésie * ». v Les critiques adressées à l’emploi du mot conno tation dans son acception bloomfieldienne n’en méritent pas moins d’être examinées. Celle de Rulon S. Wells* incrimine moins l’emploi du terme que le droit de Bloomfield à l’employer. Il est certain que celui-ci niait théori quement toute possibilité d’accès à la signification com plète d’un énoncé : il est par conséquent légitime de lui demander d’où il tire le droit théorique d’introduire dans son exposé la notion de « valeurs supplémentaires » de la signification. Il est certain aussi qu’il rejetait toute conta mination de la linguistique par le « mentalisme » : on est donc fondé à lui demander compte de cette introduction qu’il fait en cours de route, de valeurs purement psycho logiques, subjectives, associées à la signification. Mais il s’agit là d’objections méthodologiques opposables à Bloomfield, et non pas en général à toute notion de conno tation. Weinreich va plus loin. Pour lui, si le « pouvoir [qu’ont les mots] de produire des réactions émotionnelles extralinguistiques 1 5 » est improprement nommé connotation, ce 4 3 2 n’est pas seulement parce que Stuart Mill et la logique 1. 2. 3. 4. 6.
Nida, Linguislia and etlmologg, p. 201. Muller, L'tpoque mérovingienne, p. 222 (note). Delavenay, La machine à Induire, pp. 106, 119, 121. Wells, art. cité, pp. 238 et B9. Weinreich, art. cité, p. 359.
154
Les problèmes théoriques de la traduction
emploient le terme autrement. Certes, « ce sont peut-être des connotations, pour3uit-iI, dans le sens lâche et nontechnique du terme (de l’emploi duquel, pour le dire en passant, Bloomfield est coupable lui aussi*) ». Mais pour Weinreich si l’emploi du mot connotation dans ce sens est impropre, c’est parce qu’il y a « une contradiction interne dans l’expression signification émotive * ». (Cette der nière n’apparaît pas chez Bloomfield, mais elle découle des termes émotifs ou évocalifs ou expressifs, etc... d’Ogden, Pollock, Mace, etc...). Weinreich accepte, sur ce point, les vues de Sôrensen (auxquelles il renvoie) : ces vues sont une critique explicite de l’ usage bloomfieldien de conno tation. Pour Sôrensen, les connotations bloomfieldiennes d’un terme ne font pas partie de sa signification. Père et papa, dit-il en substance3, ont des connotations différentes; cependant, ces deux mots sont strictement synonymes au regard de la signification. Si quelqu’un dit à la police que l'individu recherché pour meurtre est le père de Jacques, et si Jacques interrogé dit à la police : « En effet, c’est bien papa », la police a reçu la même information sur l’identité du meurtrier dans les deux cas, identité définie de la même façon dans les deux cas : par la relation paren tale. Les connotations ne font donc pas partie de la signi fication, parce qu’elles ne font pas partie de la sémantique au sens de la logique contemporaine, pour qui la séman tique désigne les relations entre les objets et les signes. Les connotations font partie de la pragmatique, qui désigne les relations entre les signes et leurs utilisateurs. Papa n’apprend rien de plus que père sur l’identité du meur trier, mais il ajoute à père une information sur l’attitude et l’identité de l’utilisateur qui dit papa. vi Des investigations nombreuses, instructives, quoi que dispersées, ont donc été menées par la linguistique1 3 2 1. W einreich, art. cité, p. 359. 2. Id., ibid., p. 359, note 12. 3. Sôrensen, Word-classes, p. 39. Il critique aussi l’usage, tout à fait personnel, que fait Hjelmslev des termes langue de dènolalion, et langue de connotation. Cet usage est sans rapport immédiat avec la discussion conduite ici.
Lexique el traduction
155
actuelle au sujet de la notion de connotation. De ces inves tigations découle une connaissance, plus approfondie qu’au temps de Bloomfîeld, des notions recouvertes par ce terme. Certaines conclusions peuvent en être aujour d’hui tirées. 1° Bloomfîeld, dont le texte doit être lu sans précipi tation, pose un premier problème que ses critiques ont souligné plus que lui, mais n’ont pas résolu mieux que lui : les connotations font-elles parties de la signification du mot? La position de Bloomfîeld est nuancée. Bien qu’à partir de sa définition de la signification, strictement behaviouriste, il eût pu inclure les connotations d’un terme dans sa signification, et bien qu’il parle de « signification dénotative », il n’emploie pas l’expression : signification connotative1. Il parle seulement de connotations, de facteurs connotatifs. En définissant les connotations comme des « valeurs supplémentaires » dans la signification, ne peut-on dire qu’il pose le problème plus qu’il ne prétend le résoudre? Il est certain qu’il dit également que « les connotations [...] ne peuvent être clairement distinguées de la signi fication dénotative ». Mais, là encore, ne peut-on dire que la phrase inclut moins les connotations dans la signi fication, qu’elle n’exprime le souhait de pouvoir les en exclure? Dans l’ensemble, lorsque Charles Morris parle de l’expressivité des signes comme d’une « propriété addi tionnelle » et de l’émotion comme d’une « information additionnelle », même s’il ajoute qu’elles sont « en plus et au-delà de la signification des signes », il ne dit pas plus que le petit mot de Bloomfîeld : supplémentaires. Les exemples de Bloomfîeld suggèrent, eux aussi, d’une autre façon, la complexité du problème : sans même parler de la stylistique, et sans sortir de la sémantique, toutes les valeurs affectives du langage ne sont peut-être pas assumées par les connotations. Certains termes déno tent, par définition même, des états affectifs : aimer, haïr, amitié, gentillesse, trisle, gai, heureux, joyeux, scru 1. A laquelle se laissent aller, comme nous l’avons vu, Nida, et, impli citement, Morris (quand il parle de lignifications additionnelles après avoir parlé des informations additionnelles émotives).
156
Les problèmes théoriques de la traduction
puleux, difficile1. Si, dans certains énoncés, ces termes peuvent garder leur simple valeur dénotative de froide information intellectuelle (je sais qu’il ne l’aime pas; c’est un ami à eux), la plupart du temps, justement parce qu’ils ont une « dénotation affective », si l’on peut dire, pour le locuteur, les énoncés de ce genre ont des conno tations du même genre pour l’auditeur : c’est triste, je l'aime, lu le hais, c'est un scrupuleux, ne sont presque jamais des phrases froidement objectives, purement dénotatives * : elles renseignent à la fois l’auditeur sur jle rap port entre la chose et le signe, et sur le rapport entre le signe et le locuteur. Sôrensen écrit contre ce point de vue, pensant à Bloomfield : « On doit observer que les émotions et les signifi cations sont des phénomènes incommensurables. Des émotions peuvent être déclenchées par des significations [...] mais les émotions ne sont jamais des significations. L ’amour, la haine, la crainte, la joie et la peine sont des émotions, et comme telles elles ne sont pas des signifi cations de signes, mais des denolala de signes, les denotata, respectivement des signes « amour », « haine », « crainte », « joie » et « peine ». C’est un non-sens de dire que la joie est une signification, et c’est un non-sens également de dire que la signification du mot « joie » est une émotion s. » Ces formulations très impressionnantes distordent celles de Bloomfield qui ne dit ni que la joie est une signification, ni que la signification du mot « joie » est une émotion : seulement, que la signification du mot « joie » comprend, plus que celle d’autres signes, des « valeurs supplémen taires » émotives. En fait, il s’agit ici d’un conflit pure ment terminologique : si l’on accepte les définitions de Sôrensen, il a raison. Pour lui, la signification d’un terme, c’est sa définition, l’énumération d’un certain nombre de caractères distinctifs, faite au moyen d’autres termes, qu’il appelle « primitifs ». La signification ainsi définie n’est ni la définition référentielle, ni la définition déictique, 1. Ce sont des exemples de Bloomfield, ouvr. cité, p. 280. 2. Ce qui explique comment Morris inclut l’ usage évaluatif (qui Inclut lui-même par définition toutes les évaluations y compris les émotives, du locuteur) parmi les usage» primaires des signes. Le classement de Morris montre au moins que le problème n’est pas aussi simple qu’il parait. 3. Sôrensen, ouvr. cité, p. 39, note 4.
Lexique el Iraduclion
157
ni la dénotation, qui renvoient toutes, pour expliquer l’usage du signe, à la chose qu’il désigne. Mais cette opé ration de Sorensen, en fait, est une opération logique1 a posteriori sur le langage. Ce n’est pas une analyse géné tique de la façon dont se constitue la signification d’un signe chez le sujet parlant. Par contre, si l’on reste dans le cadre de la pensée de Bloomfield, la signification d’un énoncé, c’est le contenu total de la situation dans laquelle un locuteur l’énonce et l’auditeur y répond par son com portement, définition qui nous maintient certainement sur le plan de la linguistique, et de l’analyse génétique de la notion de signification chez les sujets parlants. Mais alors, la valeur affective des mots, qui fait indubi tablement partie de la situation du locuteur et de l’audi teur, apparaît comme faisant partie de la signification ainsi définie. Sorensen, en fait, admet formellement que certains designalors (dans sa terminologie : certains, signifiants, ou mots) sont plus ou moins « chargés émo tionnellement* »; mais il ne dit nulle part ailleurs ce qu’il fait de cette partie reconnue du langage, qu’est sa charge émotionnelle; ce qui ne suffit pas à la supprimer. Les énoncés de Bloomfield à propos des connotations, les discussions qu’elles provoquent, et qu’elles exigeaient sans doute, ont. eu le mérite — il faut le répéter — d’attirer l’attention sur la difficulté de séparer les valeurs dénotatives d’avec des valeurs connotatives d’un même terme. Prenons le cas du mot français bouc. Son sens peut être acquis, soit par définition déictique ou référentielle (on montre à l’enfant l’animal); soit par définition linguis tique (on lui dit que le mot signifie : mâle de la chèvre); soit en extrayant la signification de ce terme des contextes variés dans lesquels il est apparu pour un locuteur (et rien n’empêche, à cet égard, que certains francophones ne conçoivent assez longtemps le bouc comme une espèce particulière, et non le mâle de la chèvre). Et déjà ces trois cas sont bien différents quant aux connotations qu’acquiert le terme : à qui n’a jamais senti l’odeur à la fois suffocante1 2 1. La signification chez SOrensen (ou chez Morris) équivaut à la comprihen• sion ou définition décisoire des logiciens. Elle exclut la compréhension totale; et la compréhension subjective, où réapparaîtraient les connotations. 2. SOrensen, ouvr. cité, p. 39, note 4.
158
Les problèmes théoriques de la Iraiüiclion
et nauséeuse, inimaginablement puissante aussi, du bouc, il manquera toujours une connotation capitale du terme, même si le locuteur en question sait que le bouc sent mauvais, particulièrement mauvais. Mais, de toute façon, la signification du mot bouc obéira, pour chaque locu teur, à la règle indiquée par Bloomfield : « la signification n’est rien de plus que le résultat des situations dans les quelles il a entendu cette form e1 ». Ceci implique que la signification au sens de Bloomfield tend vers la compréhen sion lotale du mot « bouc » au sens des logiciens, c’est-àdire l’ensemble des caractères inhérents à l’être dénoté par ce terme (y compris la compréhension subjeclive du terme, l’ensemble des éléments émotionnels, « addi tionnels », attachés au terme). La signification du terme est donc susceptible de s’enrichir indéfiniment. Si le locu teur est campagnard, de tout ce qu’il verra sur le compor tement, génital par exemple, du bouc. Ou, s’il est citadin, de tout ce qu’il arrivera qu’il lise sur la salacité du bouc. Lorsque le locuteur utilisera ou entendra l’expression : « c’est un vieux bouc », la connotation péjorative du terme ne sera pas du tout la même, en énergie, dans les deux cas. Nous voyons, sur un exemple, que les connotations d’un terme varieront, pour chaque locuteur, en fonction de la richesse des situations (non-linguistiques, ou lin guistiques) qui auront nourri la « signification dénotative » du terme. On peut, pour des raisons de méthode, abstraire entièrement, et a posteriori, la signification dénotative d’un terme d’avec toutes ses connotations, — décider que, pour des raisons de commodité dans la divi sion du travail scientifique *, les connotations relèveront plutôt de la pragmatique, ou de la stylistique, — que de la sémantique8. Mais Bloomfield a raison : génétiquement, linguistiquement, les connotations sont liées de manière indissoluble aux dénotations, c’est-à-dire qu’elles font1 *3 1. Bloomlicld, uuvr. cité, pp. lâl-lüC. îi. Ou des raisons pédagogiques : dans les vocabulaires, lexiques, manuels, dictionnaires, etc... 3. Weinreich écrit : « Les relations intimes entre signification et affec tivité méritent une investigation systématique, mais la démarche première serait d’opérer entre les deux une distinction théorique > (art. cité, p. 360). Le problème est de savoir si la nature des choses permet cette distinction.
Lexique et traduction
159
partie intégrante de la réalité non-linguistique à laquelle le signe qui la dénote renvoie globalement. Telle est, élucidée à partir de Bloomficld et de ses adver saires, la première source des difficultés suscitées par la définition et l’emploi du mot connotation. 2° Une seconde difficulté, dans l’emploi du terme, provient du fait que les connotations — même définies et traitées comme des valeurs affectives « supplémentaires », « additionnelles » des signes — désignent des valeurs affec tives dont les fonctions peuvent être très différentes lin guistiquement. Nous admettrons ici provisoirement que les connotations, pour des raisons de méthode, soient considérées non comme une notion de sémantique, mais comme une notion de pragmatique (traitant des relations entre les utilisateurs des signes et les signes eux-mêmes). Si, par utilisateurs des signes, on entend, comme il est normal, aussi bien l’auditeur que le locuteur, il apparaît plusieurs espèces de relations (très différentes) entre les utilisateurs et les signes : soit des relations exclusives entre le locuteur et le signe, soit des relations exclusives entre l’auditeur et le signe, soit des relations communes au locuteur et à l’auditeur avec le signe. Ces trois sortes de relations pragmatiques existent, et permettent de dis tinguer trois espèces de connotations. Qu’on les ait confon dues compte pour beaucoup dans le fait que la notion de connotation reste discutable, ou douteuse, aux yeux de certains. Par exemple, il existe des connotations qui sont l’expression de l’attitude affective du locuteur1 envers les signifiés de l’énoncé : les diminutifs, les péjora tifs, les augmentatifs, les hypocoristiques, etc... L ’audi teur enregistre ces connotations comme des informations sur le locuteur, sans partager pour autant l’attitude affec tive de celui-ci : c ’est ce qu’Ogden et Richards appellent tone 2 de l’énoncé. D’autres connotations sont, au contraire, l’expression de l’attitude affective (individuelle ou sociale) de l’auditeur seul envers les énoncés du locuteur : c’est 1. Ch. Morris appelle justement ce type de connotation • un signe sur l'utilisateur du signe • (ouvr. cité, p. 68). 2. Ogden et Richards distinguent ce tone (attitude du locuteur vis-à-vis du signifié) d’avec le feeling de l'énoncé (attitude du locuteur vis-à-vis de l’auditeur). Ce pourrait être une quatrième espèce de connotation, pragma tiquement et stylistiquement distincte de la précédente.
160
Les problèmes théoriques de la traduction
le sens des connotations dites vulgaires, argotiques, pédantes, archaïques, provinciales, enfantines, etc... La règle, ici, c’est que ces connotations formulent des juge ments de valeur de l’auditeur sur l’énoncé du locuteur, indépendamment de celui-ci, qui ne les perçoit pas (quand il les perçoit, c’est avec un complexe d’infériorité, qui est une valeur affective différente de ce qu’on appelle la connotation de l’énoncé). Enfin, pour d’autres conno tations encore, les valeurs affectives de l’énoncé sont communes au locuteur et à l’auditeur : c’est le cas des connotations qui traduisent l’affectivité la plus socia lisée, les résonances, très différentes, par exemple, citées par Hjelmslev, que provoque le mot éléphant chez des Hindous et chez des Russes, le mot chien chez des Esqui maux, des Parsis et des Anglais, le mot sapin chez des montagnards alpins et des Soudanais. On comprend que cette diversité des « fonctions connotatives » n’ait pas facilité l’analyse d’une notion si controversée. vu De ce long périple, indispensable pour apercevoir comment s’est historiquement constituée la notion de connotation chez les linguistes, nous ne rapportons pas jusqu’ici de conclusion satisfaisante. L ’usage du terme ne fait apparaître aucune conver gence; le mot recouvre des faits linguistiques sans com mune mesure. L ’explication semble celle-ci : l’analyse des faits de connotation n’est jamais restée fermement sur le terrain de la linguistique seule. Bloomfield et Bally sont passés de la linguistique à la psychologie; Carnap et Sôrensen, de la linguistique à la logique. Quand Bloomfield définit le sens d’un énoncé comme le résultat d’ensemble de toutes les situations dans les quelles cet énoncé a été entendu, il définit la signification d’une unité linguistique généralement plus grande que le mot ou le monème : « l’énoncé-en-situation ». Mais il passe insensiblement, surtout par ses exemples, de la signification de cet énoncé libre minimum (ou phrase)1, à la signification de la forme signifiante libre minimum 1. Qu'il définit assez lâchement, comme le remarque Fries, The structure 0/ English, pp.- 20-22.
Lexique et traduction
161
(minimum free-form) qu’il appelle « morphème ». Il n’a pas vu nettement que son morphème n’a pas de signi fication réelle tant qu’il n’a pas de situation, tant qu’il reste isolé, dans une liste de formes. Quand Bloomfield oppose les connotations des morphèmes aux dénotations, c’est qu’il essaie de classer les significations de ces mor phèmes (et donc il recourt implicitement aux situations dans lesquelles elles ont été acquises) selon les vieux cri tères logiques et psychologiques qui opposent les élé ments de la vie intellectuelle aux éléments de la vie affec tive. Il le fait parce qu’il sait, en dehors de toute analyse linguistique explicite formelle, l’existence de ce vieux classement, bien qu’il eût dû s’interdire d’y recourir au nom de ses principes behaviouristes anti-mentalistes. Quant à Bally, il accepte et pose sans discussion l’exis tence de ces catégories psychologiques, lorsqu’il parle sans aucune démonstration de type saussurien, de « lan gage affectif » et de « langage intellectuel ». C’est chez Martinet, pourtant peu bloomfieldien, qu’on peut apercevoir la solution linguistique correcte (rigou reusement bloomfieldienne) : le sens d’un mot s’établit par audition ou lecture, dans certaines situations ou contextes : ceci vaut pour les connotations comme pour les dénotations. Comme ce sens, dans l’apprentissage premier des langues naturelles, n’est pas acquis par la transmission de définitions logiques, des enfants croient, par exemple, que les boucs sont une espèce différente des chèvres, ou, inversement, que les crapauds sont les mâles des grenouilles. Les mots appris dans des situations et des contextes particuliers sont réemployés dans des situations et des contextes également particuliers : les traits particuliers des situations et des contextes où le même locuteur dit père ou dit papa font partie, linguis tiquement, du sens de ces monèmes. « Sur l’opposition de dénotation à connotation repose en grande partie la dis tinction entre éléments a affectifs » et éléments « intel lectuels » du langage, écrit Martinet; la dénotation, nous dit-on, est la même pour angl. fiddle et violin, c’est-àdire qu’il s’agit bien du même instrument de musique; ce sont les connotations qui sont différentes, fiddle évo quant la contredanse et violin l’orchestre symphonique.
162
L es problèmes théoriques de la traduclion
Mais s’il est vrai qu’il n’y a de signification en linguistique qu’en rapport avec une situation déterminée, fiddle a une autre signification que violin, et l’identité substan tielle du « thing-meant » n’a rien à voir en l’occurrence. Sans doute l’emploi de crin-crin au lieu de violon peut-il, à l’occasion, marquer mon énervement, c’est-à-dire modi fier le ton du message, et non la valeur d’un segment particulier, comme ce serait le cas si je disais mandoline au lieu de violon. Mais dans la mesure où chaque segment ne reçoit tout son sens que de l’ensemble de l’énoncé et de la situation où il apparaît, et pour autant qu’il contri bue lui-même à fixer et à concrétiser le sens des autres segments de cet énoncé, il n’est pas possible de décréter que la différence entre crin-crin et violon est d’un ordre particulier, dit « affectif », parce que suprasegmentale, car l’apport sémantique du segment à l’énoncé ne se limite jamais au segment lui-même. Ceci revient à dire que les. conditions qui ont été attribuées au langage « affectif » sont en fait celles qui valent pour le langage en général1. » La façon dont le locuteur apprend à distinguer les usages de père et de papa, de fiddle et de violin, n’est pas diffé rente de celle dont il apprend à distinguer les usages d’étour neau et sansonnet, de maigre et maigrioi ou de grêle et gracile, d’inactif et paresseux2: l’opposition entre « lan gage affectif » et « langage intellectuel » ici n’est pas déga gée par une procédure linguistique spécifique1 3. 2 Si Sôrensen, après Carnap, exclut de la signification des monèmes leurs connotations c’est en vertu d’un pos tulat logique : il a d’abord posé que la signification d’un mot serait un ensemble de traits définitoires minima, publiquement observables, c’est-à-dire accessibles à tous les locuteurs — en fait, que la signification (linguistique) ne serait autre que la compréhension décisoire des logi ciens. Si ce passage d’une procédure linguistique à une procédure logique a pu se produire, c’est parce que la 1. Martinet, C. r. de Sandmann, < Subject and prédicats «, dans B. S. L. 64 (1959), faec. 2, pp. 42-43. 2. Exemple suggéré par A. Martinet; slgniflcatlf parce que inactif et paresseux sont des mots • intellectuellement > différents, mais différenciés fortement aussi par un Jugement de valeur • affectif >. 3. Voir Martinet, Éléments, p. 201.
Lexique et traduction
163
frontière entre logique et linguistique ne peut pas être tracée nettement dans le domaine sémantique. Il est vrai de dire que la signification (linguistique) d’un terme est, pour chaque locuteur, la somme des situations et des contextes dans lesquels ce locuteur a entendu et utilisé ce terme. Mais il faut tenir compte aussi du fait que dès l’âge de six ans, et même plus tôt, l’individu parlant acquiert toujours plus de significations par voie de défi nitions de type logique (écoles de toutes sortes, lectures didactiques de toutes sortes, consultations de diction naires ou de lexiques de toutes sortes, etc...). Poussant à l’extrême, on peut dire que l’humanité dans le déroule ment de son histoire a conçu des méthodes toujours plus rapides pour transmettre aux jeunes générations des stocks déterminés de signifiants avec leurs signifiés par voie logique : partout où il existe une instruction scolaire des jeunes locuteurs, les dénotations sont donc acquises assez massivement dans un système logique et linguistique, et en tant que système, plus vite que les connotations, dont l’acquisition reste liée à l’expérience naturelle des contextes et des situations, au hasard des messages. La position de Bloomfield serait la seule vraie si tous les locuteurs appre naient leur langue uniquement par les situations et les contextes naturels; la position des logiciens serait la seule juste, s’ils apprenaient au contraire leur langue unique ment par des définitions. L’analyse linguistique en séman tique est inextricablement compliquée par ce fait, qu’il faut bien accepter : l’apprentissage des significations sc fait par au moins trois ou quatre voies assez différentes : la voie déictique, et la voie situationnelle (on montre les choses; on perçoit les situations correspondantes aux énoncés); la voie “ linguistique” (les significations sont acquises par des contextes d’autres mots); la voie logique (les « situations » sont des contextes spéciaux minima, dits définitions, dont les propriétés sont très particulières). Il n’en reste pas moins qu’en fin de compte, linguisti quement parlant, les connotations font partie de la signi fication. La division séduisante que les logiciens proposent entre sémantique (rapports entre objets non-linguis tiques et signes), et pragmatique (rapports entre signes et utilisateurs de ces signes) n’est pas pertinente linguis
164
Les problèmes théoriques de la traduction
tiquement. Parfois le rapport entre l’utilisateur et le signe est un fait de lexique comme tous les autres (choix d’un monème, et non d'un autre : fiddle ou violin). Parfois ce rapport est un fait de morphologie comme tous les autres (choix de maisonnette au lieu de maison, de mai griot au lieu de maigre). Parfois ce rapport est un fait de syntaxe [je suis été au lieu de j ’ai élé, méridionalisme). « Ce pour quoi on pourrait, si on le désire absolument, retenir l’épithète d’affectif, écrit en conclusion Martinet, c’est Pensemble des traits qui, échappant en tout ou en partie à la double articulation du langage, et ne parti cipant plus au caractère discret des unités qui en résul tent, réalisent directement, par une modification paral lèle et proportionnelle de la phonie, une modification du message à transmettre : tels sont les modulations de la voix ou les allongements expressifs de voyelles (tous prononcé / tu : s /) ou de consonnes (affolant avec / f : /) L » En fin de compte, sous le terme passe-partout de conno tation, l’analyse la plus rigoureusement linguistique conduit à distinguer plusieurs catégories de faits, — et non pas suivant qu’il s’agit de rapports entre le locuteur et le signe; entre l’auditeur et le signe; entre le locuteur et l’auditeur; ou entre le locuteur, l’auditeur et le signe, — mais suivant des critères linguistiques : 1° Ou bien il s’agit de rapports, assez divers, entre les signes et leurs utilisateurs, et de rapports qui se trou vent exprimés dans le système de la langue, soit par son lexique (crin-crin, violon); soit par sa morphologie (maisonn-etle, tour-elle, barc-asse, etc...), soit par sa syntaxe (je suis élé, etc...). 2° Ou bien il s’agit de rapports entre les signes et leurs utilisateurs, mais de rapports qui sont exprimés au moyen d’une modification personnelle de la phonie de l’énoncé, de la part du locuteur — et d’une modification volontaire [affolant avec f : etc...). L ’expression de ces rapports est facultative, mais socialisée. Les formes phoniques de ce type sont employées par le locuteur avec intention de communiquer, et perçues comme telles par l’auditeur. 3° Ou bien il s’agit de rapports entre les signes et les1 1. Martinet, c. r. cité, p. 43.
Lexique el traduction
165
locuteurs, mais de rapports qui sont manifestés involon tairement par ces locuteurs, et qui sont perçus ou non par l’auditeur selon sa perspicacité psychologique ou ses connaissances de tous ordres. Ce type de rapports ne fait pas partie des moyens de communication de langue, ils sont, selon les termes de Martinet, des traits caractéris tiques mais non-fonctionnels de cette langueI. Cette analyse linguistique a l’avantage de clarifier les problèmes de traduction, qu’elle hiérarchise et distingue, au lieu de les nommer indifféremment connotations. D’abord, et d’une manière générale, elle sépare les rapports entre utilisateurs et signes qui n’ont de manifestations qu’orales1 2, des rapports entre utilisateurs et signes qui peuvent être écrits ou transcrits; la traduction classique n’aura de difficultés qu’avec ces derniers. Mais la traduc tion des rapports de la troisième catégorie ne s’impose que comme un problème très marginal, s’ils sont percep tibles pour le lecteur du texte original : 'alors surgit la question relativement simple de savoir s’il faut ou non traduire un argot par un argot, un patois par un patois, etc... La traduction des rapports de la deuxième catégorie est elle-même un débat à peine moins marginal : elle n’a de sens que si les connotations obtenues par altérations de la phonie disposent de transcriptions par écrit (usage des italiques, altération des orthographes, transcription plus ou moins phonétique des accents étrangers ou des défauts de prononciation, etc...); et dans ce cas, le tra ducteur dispose presque toujours d’équivalences, ou de transpositions. Les rapports pragmatiques de la première catégorie seuls, qui font partie du système même de la langue, posent les vrais problèmes, de traduction, nombreux et difficiles, dont la solution doit être recherchée par tous les moyens. vin De ce périple autour de la notion de connotation, la théorie de la traduction ne revient pas les mains vides. 1. Voir Martinet, Éléments, p. 53 (renseignements sur la personnalité, la place dans la société, la région d'origine du locuteur) et p. 13 (usage de la langue pour extérioriser l’état psychologique du locuteur dans intention de communiquer). 2. Dont la traduction peut faire problème pour les interprètes.
166
Les problèmes théorûjues de la traduction
Outre la connaissance plus précise, qu’elle y gagne, des notions recouvertes par ce terme, le périple a permis de constater l’unanimité sur un point fondamental. Qu’on les appelle connotations ou non; qu’on les juge plutôt du ressort de la pragmatique, ou de la stylistique, que de la sémantique; qu’on estime ou non qu’elles s’incorporent à la signification ou qu’elles s’y ajoutent, il existe bien des « valeurs particulières » 1 du langage qui renseignent l’audi teur sur le locuteur, sa personnalité, son groupe social, son origine géographique, son état psychologique au mo ment de l’énoncé. On les appelle, soit des valeurs supplé mentaires, comme Bloomfield, soit des informations addi tionnelles, ou des propriétés additionnelles des signes, comme Morris, soit des charges émotionnelles comme Sôrensen, soit des affecls comme Weinreich, soit des valeurs émotives, non-cognitives, évocatrices, expressives, sugges tives, communicatives, comme la terminologie américaine foisonnante. On peut penser que leur place dans un tableau systématique des faits de langue, et dans l’organisation des disciplines linguistiques, reste un problème. Mais ce qui intéresse la théorie de la traduction c’est que les connotations, où qu’on les classe et de quelque façon qu’on les nomme, font partie du langage, et qu’il faut les traduire, aussi bien que les dénotations. Le tableau des difficultés qu’opposent à la traduction Tes connotations.n’est, lui, plus à faire, il est inlassablement fait et refait depuis qu’il y a des traducteurs. Les analyses de la linguistique récente clarifient, en les classant, toutes 1. La netteté (le cette notion distincte, son acceptation par tous les linguistes aujourd’hui, ne doivent pas cacher qu’elle est récente histori quement. Bréal effleure à peine l'élément subjectif du langage dans son Essai de Sémantique; Saussure l’ignore dans son Cours, môme au chapitre des rapports associatifs, même au chapitre de la mutabilité du signe, où l'on pouvait attendre une allusion pour le moins. Cependant, elle était déjà vigoureusement marquée chez Humboldt : « Un échange de paroles et de conceptions n'est pas une transmission d’une idée donnée par une personne à une autre : chez celui qui assimile comme chez celui qui parle, cette idée doit sortir do sa propre force intérieure; tout ce que le premier reçoit consiste uniquement dans l’excitation harmonique qui le met dans tel ou tel état d'esprit. > Et, beaucoup moins obscurément : < Les paroles, même les plus concrètes et les plus claires, sont loin d'éveiller les Idées, les émotions, les souvenirs que présume celui qui les prononce. » Ueber die Verschiedenheil des menschlichen Sprachbaues, 2* éd., 1880. Cité suivant traduction de E. Roubakine, Psychologie üibliologique, t. II, pp. 26-27.
Lexique et traduction
167
ces difficultés : c’est le premier pas de la bonne méthode cartésienne pour essayer de les résoudre séparément. Mais une théorie de la traduction devra finalement répondre aux questions suivantes : faut-il traduire, et comment, les connotations totalement différentes qui s’attachent au terme éléphant pour un Russe ou pour un Hindou? Faut-il traduire, et comment, les connotations littéraires et poétiques, qui, selon Sapir1, attachent indissolublement pour les locuteurs anglo-saxons le mot tempest au souvenir de Shakespeare? On pourrait multiplier les exemples. L ’analyse des connotations comme notion relevant de la pragmatique est, sur ce point, capitale. Elle montre pourquoi, scientifiquement, cette « atmosphère affective » qui enveloppe les mots résiste à la traduction. C’est parce qu'elle est un rapport entre chaque signe et chaque locu teur individuellement, rapport instable au regard de chaque locuteur, et divers au regard de locuteurs différents ; parce que, selon le mot de Bloomfield, « en fait, jamais deux situations ne sont semblables1 23 *». Il en résulte que les 4 connotations du même terme « varient remarquablement, d ’un individu à l’autre, et [pour le même individu] d’un moment à l’autre8 ». (Même une connotation qui devrait être commune, étant donné sa base physiologique — puant comme un bouc — ne l’est pas : telle vieille paysanne, un peu sorcière, utilise journellement son bouc comme monture au retour du pacage. Il est donc difficile de croire qu’elle réagisse comme un citadin à la puanteur du bouc, et que l’expression ci-dessus ait pour elle la même conno tation *.) Au moment où la notion de définition — fondée, il est vrai, sur la logique (et sur la pédagogie empirique des dictionnaires) — apportait ses caractères distinctifs ou traits pertinents de contenu comme des sortes d’unités minima de signification qui semblaient permettre enfin la mesure — scientifique — de la surface sémantique d’un terme, les connotations viennent recreuser le fossé qui 1. Sapir, ouvi. cité, p. 43. 2. BloomQeld, ouvr. cité, p. 140. 3. Sapir, ouvr. cité, p. 43. 4. Spectacle vu par l’auteur, en 1917, au hameau de Basse-Coppette, commune de Campneuseville (Seine-Maritime).
168
Les problèmes théoriques de la traduction
sépare les langues, fossé déjà creusé profondément par les différences les plus matérielles entre civilisations, par les différences les plus subtiles entre « visions du monde ». Faut-il traduire, et peut-on traduire, et comment? les connotations du mot train, c’est-à-dire mesurer la surface sémantique de ce terme dans un contexte donné, lorsque les connotations rendent floues les limites mêmes à partir desquelles mesurer cette surface sémantique : s’il est vrai que le mot train, quand un locuteur l’emploie, réfère (au sens logique du terme) trois auditeurs différents à la réalité non linguistique : suite de wagons tirés par une locomotive, mais de plus, pour l’un, à l’atmosphère joyeuse d’un départ en vacances, pour l’autre au souvenir ou à l’appréhension d’une catastrophe, pour le troisième, à la monotonie d’une navette quotidienne entre l’usine et la maisonl? Quand on dit que la traduction est impossible, neuf fois sur dix, on pense à ces connotations qui mettent en cause non seulement la possibilité de transfert de civilisation à civilisation, de « vision du monde » à « vision du monde », de langue à langue, mais,finalement, d ’individu à individu même à l’intérieur d’une civilisation, d’une « vision du monde », d’une langue qui leur sont communes. En fin de compte, la notion de connotation pose à la théorie de la traduction le problème, soit de la possibilité, soit des limites de la communication interpersonnelle intersub jective.
CHAPITRE
XI
Traduction, langage et communication interpersonnelle i Pendant des siècles, depuis Cicéron jusqu’à Leconte de Lisle, en passant par saint Jérôme, Étienne Dolet, Joachim du Bellay, les difficultés de la traduction se sont trouvées décrites comme des difficultés surtout de stylis tique et de poétique (opposition de la circonlocution tra duite à l’énergie du mot propre original; de la lourdeur de la construction traduite à la rapidité de l’original; de la platitude traduite à l’éclat de l’image originale; de la cacophonie traduite à la musicalité de l’original, etc...). Mais que ce soit Cicéron, Jérôme ou du Bellay, tous ceux qui traitent des difficultés de la traduction sont persuadés qu’ils saisissent le sens à traduire, persuadés qu’ils peuvent exprimer ce sens d’un texte, comme on exprime le jus d’une orange, même si c’est une opération malaisée, même si le résultat n’est pas littérairement comparable à l’original. Un postulat sous-tend tous les raisonnements des Anciens sur la traduction : le postulat qu’on peut toujours et tout communiquer tout de suite, le postulat de l’unité de l’expérience humaine, de l’identité de l’esprit humain, de l’universalité des formes de la connaissance. La linguistique récente a montré que ces difficultés étaient plus grandes qu’on ne l’avait cru, et qu’elles tenaient à la nature des choses linguistiques. Elle a même ajouté de nouvelles difficultés, celles qui tiennent à la différence des visions du monde, et des civilisations. Mais en maintenant que les hommes communiquent par les langues, en étudiant plus détaillément comment les hommes communiquent par les langues, la linguistique récente aide autant la traduction qu’elle la paralyse. Signalant les obstacles, elle empêche de
170
Les problèmes théoriques de la traduction
les ignorer. Décrivant ces obstacles, elle indique en même temps dans quelle mesure et comment les vaincre. Ensei gnant des analyses plus fines des faits de langue, elle en seigne au traducteur à calculer plus finement sa fidélité relative, à mesurer consciemment sa marge d’infidélité, d’intraduisibilité même. Il reste à voir l’objection fondamentale que fait à la traduction tout un courant do pensée moderne, peu représenté chez les linguistes, et pour cause; moins rare chez les psychologues, plus commun chez les philosophes, et de plus en plus fréquent chez les littérateurs. Courant de pensée qui se définit par le postulat que la communi cation chez les hommes est impossible, qu’on ne peut rien communiquer, jamais. La traduction devient impossible parce que le langage lui-même n'assure pas la communi cation des hommes entre eux, même la communication unilingue. il Étudier les origines, l’histoire, et les composantes modernes de ce courant de pensée n’est pas la tâche qu’on s’est proposée ici. Il suffira de rappeler quelques énoncés typiques de cet état d’esprit, qui soient en même temps descriptifs, et signés de noms représentatifs, afin de le soumettre au jugement de la linguistique contemporaine. La solipsisme linguistique est déjà sensible chez Humbolt : « Un échange de paroles et de conceptions, dit-il, ainsi qu’on l’a déjà vu, n’est pas une transmission d’une idée donnée par une personne à une autre : chez celui qui assimile comme chez celui qui parle, cette idée doit sortir de sa propre force intérieure : tout ce que le premier reçoit consiste uniquement dans l’excitation harmonique qui le met dans tel ou tel état d’esprit. » Les paroles, ajoute Humboltd, « même les plus concrètes et les plus claires, sont loin d’éveiller les idées, les émotions, les souvenirs que présume celui qui les prononce1 ». Ici, le solipsisme linguistique est encore tempéré par le réalisme d’une pensée d’époque foncièrement positiviste : en parlant d'excitation harmonique, provoquée par un même énoncé I. Humboldt, Uebcr die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, 2® éd., 1880, trad. N. Roubakine, Psychologie bibliologique, p. 26.
Lexique et traduction
171
chez le locuteur et chez l’auditeur, Humboldt est encore sur le plan de l’universalité de l’expérience humaine. Mais on a quitté ce plan lorsqu’un poète comme Rilke affirme que « presque tout ce qui nous arrive est inexprimable », et que « au fond, et précisément pour l’essentiel, nous sommes indiciblement seuls1 ». Un disciple de Humboldt, au début de notre siècle, a formulé la théorie absolue de cette situation, c ’est Nicolas Roubakine. Il affirme « qu’un livre n’est pas autre chose que la projection extérieure de la mentalité du lecteur » (« un livre dit-il aussi, c’est ce qu’on pense de lui » [...]. « Personne ne sait rien des livres que les impressions et opinions qu’il en a. ») Ou encore : « Il est indispensable de se défaire de cette idée trop répandue que chaque livre possède un contenu qui lui est propre, et que ce contenu peut être transmis, lors de la lecture, à n’importe quel lecteur*. » Peut-être personne au monde n’a-t-il jamais réellement compris les fables de La Fontaine1 3? En France, l’œuvre entière d’un des 2 critiques littéraires le6 plus doués d’aujourd’hui, sinon l’un des plus connus, — Maurice Blanchot — s’appuie sur l’analyse éternellement reprise de ce paradoxe irritant pour la littérature, que « toute communication directe [au moyen du langage] est impossible 4 ». n i Que peut répondre la linguistique contemporaine à ce paradoxe? D’abord, qu’il est stimulant au départ, par les problèmes qu’il pose, les insatisfactions qu’il crée, les anomalies qu’il exploite, même s’il les grossit. Il aura été salutaire de perdre la naïve prétention des langages d’autrefois, qui croyaient qu’on peut dire tout ce qu’on veut dire; et que tout ce qu’on a bien conçu se transmet clairement. Mais, en même temps, la linguistique est en droit de faire observer que les tenants du postulat de la noncommunication corrigent l’excès du postulat de la commu nication par un excès inverse. Ils érigent, eux aussi, leurs intuitions sur le langage, et leur expérience empirique du 1. 2. 3. 4.
RUke, Lettres à un jeune poète, p. 26. Roubakine, Psychologie bibliologique, pp. 62, 12, 86. Cateseon, J., Dans ta mitée, p . 137, dans Le monde nouveau (1956). Blanchot, Faux-pas, Paris, N. R. F., 1943, pp. 21 et 30.
172
L es problèmes théoriques de la traduction
langage, en dogme non scientifique. Sans compter Humboldt lui-même, il y a longtemps que la linguistique a combattu les vieilles vues simplistes qui postulent la communication totale. Le langage, avertissait déjà Bréal, « ce n’est point — il s’en faut — un miroir où se reflète la réalité : c’est une transposition de la réalité au moyen de signes particuliers, dont la plupart ne correspondent à rien de réel1 #. Et aussi : « Le langage n ’est pas et n’a jamais pu être la notation complète de ce qui se passe dans notre pensée*. » iv Mais la linguistique contemporaine permet, de plus, d’analyser les raisons qui fondent le paradoxe de la non-communication, et de marquer par où, à quel endroit, et à quel moment, les analyses sur la non-communication deviennent des paralogismes. Né comme une intuition sur le langage, grossi philo sophiquement par système, le solipsisme linguistique ne s’est jamais soumis à la vérification de l’analyse linguis tique, et n’a jamais suivi les progrès de cette analyse. Or celle-ci, depuis bientôt un demi-siècle, a renouvelé complètement la description du langage comme outil de communication. Tout d’abord, la linguistique contemporaine a vérita blement découvert et distingué, c ’est-à-dire délimité de manière enfin scientifique, et défini, les fonctions multiples du langage restées jusqu’alors dans une indivision qui fut la source de beaucoup de confusions *. Certes, on est encore loin d’un accord absolu sur une formulation classique des fonctions distinctes exercées par le langage 1 4, mais 3 2 1. Bréal, Sémantique, p. 329. 2. Id., ibid., p. 335. 3. Voir Martinet, Eléments, pp. 12-14. 4. Par exemple, J. Kurylowicz a posé que, dans le langage, < la fonclion de représentation ou fonction symbolique (Darsleltungs/unklion de Bühler) était ia seule qui méritât l’attention (...] tandis que les fonctions expressive et appeliative, dans la mesure où elles ont un caractère spontané et non conventionnel, [...] relèvent d’une théorie des activités humaines plus que d'une théorie des signes < (Linguistique et théorie du signe, p. 180) dans le Journal de Psychologie (2-1949). Par exemple aussi la corrélation du classe ment de Morris avec celui de Martinet demanderait une longue analyse critique de la terminologie du premier. Par exemple, enfin, les sept ou huit fonctions [sorts of work] que I. A. Richards découvre dans la communi-
Lexique el traduction
173
une convergence visible dessine suffisamment les grandes lignes sur lesquelles se fait et se fera cet accord : une fonc tion communicative de base, une fonction d’outil de la pensée logique, une fonction d’extériorisation ou de mani festation ou même de communication des états affectifs, une fonction esthétique, avec une coupure assez profonde entre les deux premières et les deux dernières fonctions. v Au lieu d’opposer à la vieille conviction commune (qu’on peut communiquer tous les messages et tout dans chaque message), une intuition nouvelle (qu’on ne peut rien communiquer d’aucun message), la linguistique contemporaine a donc opposé l’idée qu’on communique quelque chose; et cherché la nature et les degrés de ce quelque chose. Au lieu de s’hypnotiser sur la part non communiquée ou non communicable des messages, elle a donc entrepris l’analyse de la part communiquée. C’est cette analyse qui mène à la séparation de fonctions dis tinctes du langage. Et la séparation de ces fonctions dis tinctes, à son tour, aide à préciser l’analyse de la part communiquée des messages. L ’acquisition fondamentale ici, dans cette analyse, pour une théorie de la traduction, reste celle dont Bloomfield est probablement, comme nous l’avons déjà vu, le premier formulateur : il n’y a jamais eu deux situations semblables, disait-il, et par conséquent les sens de deux messages liés à deux situations qui paraissent semblables, ne le sont jamais non plus. Mais la communication reste quand même possible parce que ces situations et les mes sages afférents contiennent, du point de vue de la com munication, deux sortes d’éléments : des faits macros copiques [large-scale processes] « qui sont largement les mêmes chez différents locuteurs », et des traits « obscurs, hautement variables et microscopiques [...] très différents de l’un à l’autre locuteur, mais qui n’ont pas d’impor tance sociale immédiate1 ». Bloomfield pose donc qu’il y a dans deux situations « semblables » et les deux énoncés cation linguistique (indicaling, characlerizing, realizing, vatuing, inftuencing, conlrolling, purposing, et même venting) demanderaient une analyse ana logue (v. Towards a theory of translation, pp. 253 et 261-262 note 7). 1 BloomUeld, Language, pp. 142-143.
174
Les problèmes théoriques de la traduction
qui leur correspondent — par exemple la notion de pomme chez un locuteur et son auditeur, qui n’ont peut-être jamais vu ensemble la même pomme — des traits cpmmunicationnellement non-distinctifs de la situation (taille, forme, couleur de la pomme, etc...) et des traits communicationnellement distinctifs*, ou sémantiques. Il atteint ainsi la première définition scientifique, réaliste, d’un fait déjà bien formulé grosso modo par Meillet par exemple, disant que le sens d’un mot ne se laisse définir que par une moyenne entre ses emplois linguistiques1 2 par les individus et les groupes d’une même société; ou par Bally, disant que « notre langage étant un fait social, ne peut exprimer des mouvements de l’être individuel que la face accessible à la connaissance des autres indi vidus 3 ». L ’intérêt de la formulation de Bloomfield est qu’elle permettait de prolonger l’analyse, à partir de la notion de traits sémantiquement pertinents parce qu’ils étaient socialement communs au locuteur et à l’auditeur. Et Borgstrôm a donné par exemple ce prolongement d’une façon très claire : Les locuteurs « ont certaines expé riences et ils essaient de les communiquer à d’autres indi vidus. En le faisant, ils postulent que d’autres individus peuvent avoir des expériences semblables. Mais les expé riences ne sont pas automatiquement communes à plu sieurs individus : dans beaucoup de cas, je suis sûr que je ne sais rien des expériences d’un autre homme, et qu’il ne sait rien des miennes. Quelquefois, cependant, je suis également sûr que cet autre homme et moi avons des expériences semblables, par exemple : quand il écrase une guêpe ou mange une pomme, alors que j ’aurais fait la même chose s’il ne l’avait faite avant moi. Le postulat que plusieurs individus ont des expériences semblables n’a de sens que s’il y a un moyen de mesure, accessible à tout le monde, grâce auquel nous pouvons nous mettre d’accord sur les expériences des uns et des autres. Notre milieu physique, à l’influence duquel nous ne pouvons échapper, est supposé nous donner ce moyen de mesure; nous disons que nos expériences sont les mêmes si elles 1. Bloomfield, Language, p. 141. 2. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, t. I, p. 256.
3. Bally, Stylistique, p. 6.
Lexique el traduction
175
découlent du même phénomène physique. Par conséquent, nous distinguons entre phénomènes publiquement obser vables, et phénomènes privés observables par le sujet qui en est le siège et lui seul : ces derniers ne peuvent être perçus que par l’individu dans l’organisme duquel ils se produisent. Les expériences sont des phénomènes pri vés; nous ne pouvons pas comparer directement les expé riences de deux individus; toutes les fois que je considère que telle de mes expériences est semblable à celle d’un autre homme, ou différente de celle-ci, mon jugement est fondé sur d’autres phénomènes, des phénomènes publique ment observables, par exemple la conduite manifeste de cet autre homme1 ». « Nous pensons habituellement, poursuit Borgstrom, que nous pouvons communiquer des expériences par le moyen d’énoncés linguistiques, mais il est évident que les expériences ainsi communiquées ne sont pas les expé riences des sons, ou des caractères écrits, qui sont les phénomènes publiquement observables des énoncés. Par conséquent, les individus qui communiquent par le moyen d’énoncés [linguistiques] doivent se mettre d’accord sur les catégories d ’expériences (phénomènes privés) qui doivent être communiquées par les diverses catégories d’énoncés. Si l’on admet ce qui a été dit plus haut, il semble que la seule manière de se mettre d’accord sur des significations, ce soit de se référer à des phénomènes publi quement observables. Il est certainement beaucoup de mots, soit d’usage quotidien, soit techniques, sur la signification desquels nous pouvons nous mettre d’accord assez facilement par l’emploi, comme illustrations, de phénomènes publique ment observables — par exemple, pomme, dent, etc..., mais il y a aussi de nombreux mots, mettons : peine, nation, beau, phonème, mol, expérience, dont apparemment nous connaissons la signification — sur laquelle nous sommes d’accord — mais qui ne peuvent pas être aussi aisément illustrés par référence à des phénomènes publi quement observables. Cependant, si nous pouvons réelle 1. BorgstrOm, A problem of melhod, pp. 191-192. Buyssen9 a exprimé cette Idée en disant que >la communication est [...] basée principalement sur lo désignant ». (Structuralisme et arbitraire, p. 408).
176
L es problèmes théoriques de la traduction
ment nous accorder sur de telles significations, il est rai sonnable de penser qu’elles sont, elles aussi, fondées en dernier recours sur des phénomènes publiquement; obser vables; c’est, tout au moins, une hypothèse qui mérite considération1. » Les analyses les plus récentes et les plus approfondies de l’acte de communication en général, par exemple celle de Colin Cherry, restent dans cette ligne tracée par Bloomfield. Considérant que le même signal phonique, par exemple, le mot man, est utilisé pour des designala différents [des individus jamais les mêmes], dans des contextes très différents, par des locuteurs différents, Colin Cherry définit l’établissement de la communication, par le moyen de ce signal phonique, grâce à l’existence, sous tous ces changements, d’une « certaine invariance * ». A travers la totalité de ce qui est perçu dans des situations données, dit-il aussi, < certains invariants subsistent1 34 2 5 ». Par exemple, malgré l’infinité de leurs variétés indivi duelles, « les voix de tous les locuteurs anglais forment une classe ayant certaines propriétés acoustiques en commun [...]. Des écritures, bien que toutes différentes, ont des propriétés de forme en commun. Ces ultimes résidus fondamentaux, ou invariants, que l’on suppose exister, ont été appelés éléments porteurs d’information * ». Toute analyse des faits de communication se fonde sur ce fait : « Puisque des structures [patterns] visuelles, audi tives et autres sont reconnaissables à travers une grande quantité de transformations, de distorsions, de présen tations, c’est qu’elles maintiennent nécessairement des propriétés communes (des invariants) sous tous ces chan gements®. » vi De ces exposés — qui donnent les résultats de l’analyse linguistique contemporaine — on peut déduire 1. BorgstrOm, Ouvr. cit., pp. 191-192. 2. Cherry, C., On human communication, p. 269. 3. Id., Ibid., p. 259. 4. Id., Ibid., p. 259. 5. Id., Ibid., p. 289. Colin Cherry, après avoir exposé cette conception de l’acte de communication, la critique ou plutôt la nuance. 11 (ait remar quer que le processus d'identification des invariants, c ’est-à-dire la recon-
Lexique el traduction
177
plusieurs conclusions concernant le problème de la com munication interpersonnelle, ou inter-subjective : 1° La communication est possible, et la preuve expé rimentale en est fournie par la possibilité de provoquer une situation déterminée par l’emploi d’un énoncé lin guistique déterminé : la preuve que les hommes commu niquent par le langage, dit Bloomfield, c’est qu’un locu teur peut envoyer son auditeur à une adresse où celui-ci n’est jamais allé1. Les analyses de Borgstrôm et de Colin Cherry ne font que développer et codifier la procé dure indiquée par Bloomfield. Cette procédure permet de définir le contenu d’une signification par rapport à des vérifications pratiques et sociales : par des traits communicationnellement pertinents, c’est-à-dire en référence à des phénomènes publiquement confrontables par le locuteur et son auditeur; c’est-à-dire par des traits inva riants, communs à tous les emplois d’un signe, toujours présents dans le signe, quels que soient le locuteur, le contexte, et le signifié particulier d’un énoncé. Cette procédure d’analyse permet aussi, comme nous l’avons déjà vu, d’expliquer pourquoi les deux significations attachées à une situation, bien que subjectivement diffé rentes quand nous sommes le locuteur et quand nous sommes auditeur [nous ne parlons presque jamais de la même pomme que notre interlocuteur], fonctionnent comme une seule et même signification : nous savons, en tant qu’auditeur, que notre interlocuteur (quand nous sommes le locuteur), ne saisit de notre énoncé que les traits sémantiquement pertinents de la situation, les traits socialement nécessaires. 2° Cette analyse est la seule à pouvoir rendre compte, ainsi que nous l’avons vu également, de l’acquisition du langage par l’enfant. C’est par référence à la situation dans laquelle a lieu l’énoncé, par approximations succes sives des traits communicationnellement pertinents de cette situation, par élimination aussi de ses traits nonpertinents socialement, que l’enfant acquiert progressinaissance des signes comme signes, • ne reste pas stationnaire A mesure que la communication se poursuit » (p. 259). Mais cette nuance n'entame pas la validité de la conception d'ensemble qu’il expose. 1. BloomQeld, Language, p. 27.
178
Les problèmes théoriques de la traduction
vement la signification du signe. Il fait l’apprentissage du langage en même temps que l’apprentissage de la communication; de même, il fait l’apprentissage du lan gage en général en même temps que l’apprentissage d’une langue particulière. 3° Cette analyse est la seule à pouvoir rendre compte d’un argument souvent donné, de manière intuitive, au moins depuis Schleicher1 : on peut traduire, parce qu’on peut apprendre une langue étrangère, et l’on peut apprendre une langue étrangère parce que (ou : puisque) on a pu apprendre une langue première *. Le logicien W. V. Quine a donné la théorie de cette procédure de l’apprentissage d’une langue totalement étrangère, par référence aux situations dans lesquelles elle est parlée par les locuteurs dont elle est la langue. Il appelle cette procédure : la traduction radicale®. (Il est même dommage que cette théorie n’ait jamais été soumise à l’expérimentation, qu'un linguiste, volontairement, n’ait jamais observé sa procédure d’acquisition d’une langue totalement incon nue, au contact de locuteurs naturels.) 4° Cette analyse de plus en plus fine de l’acte de com munication, finalement, conduit la linguistique contem poraine à la notion qu’il y a différents niveaux de réali sation de l’acte de communication (par conséquent aussi, des niveaux de traduction). Le solipsisme linguistique parle toujours de la communication comme d’un phéno mène justiciable de la loi du tout ou rien. La linguistique contemporaine, au contraire, en séparant des fonctions distinctes dans le langage, mène à cette thèse que la com munication est un phénomène dont le succès peut être approximatif, ou relatif, avoir des degrés. Quand je dis, citant Mallarmé : « La chair est triste, hélas! et j ’ai lu tous les livres », mon auditeur peut saisir cet énoncé : a) Soit au niveau de la fonction de communication1 3 2 1. Cité par Je9persen, Language, p. 74. 2. Cf. M. Cohen : « Tous les hommes peuvent se transplanter dans une société quelconque. Une marque en est la possibilité d'apprendre un langage étranger, de le comprendre parfaitement, et de s’en servir pour exprimer sa pensée. Ce simple fait, d’expérience courante, montre que l’individu n’est pas prisonnier de sa langue maternelle » (Faits linguistiques et /ails de pensée, p. 3S6). 3. Quine, Meaning and translation, p. 148.
Lexique et traduction
179
sociale minimum. (L’auditeur, un enfant doué du cours moyen deuxième année, comprend le vocabulaire et la syntaxe de la phrase. Il se demande presque sûrement pourquoi l’on peut dire que la chair est triste; et si quel qu’un peut vraiment dire qu’il a lu tous les livres); b) Soit au niveau, tout proche du premier, de la fonc tion d’élaboration de la pensée. (L’auditeur, un élève moyen de la classe de troisième, comprend que ta chair est triste est un jugement du poète sur la vie et les plaisirs de la chair, opposée à l’esprit; il comprend aussi que j ’ai lu tous les livres est une expression hyperbolique). c) Soit au niveau de la fonction d’expression des valeurs affectives. L ’auditeur, un élève doué de seconde ou de première, sait quelque chose de la vie de Mallarmé, de ses idées, notamment sa quasi-déification du Livre. Il connaît aussi les connotations culturelles en français, bibliques, religieuses, philosophiques, morales, du mot chair. Il saisit, ainsi, la valeur du second hémistiche, et comprend la plénitude du désespoir d’un poète qui dit, en somme : la chair est triste, et l’esprit aussi. d) Soit au niveau de la fonction esthétique du langage. Le même élève doué saisit peut-être, plus ou moins analyti quement, la solidité du vers, son équilibre dans l’antithèse, ses valeurs phoniques, la pesanteur qu’on peut donner à sa diction, malgré les liquides, grâce aux seules occlusives sourdes bien placées [tristes, tous] — peut-être aussi grâce au fait que le vers est constitué de dix monosyllabes sur onze mots. Naturellement, ces niveaux, séparés par l’analyse, peu vent eux-mêmes s’entremêler, avec des valeurs très diverses, chez le même locuteur : l’enfant du cours moyen peut saisir partiellement la tonalité du vers grâce à la « déno tation affective » des termes hélas et triste; il peut être intuitivement sensible aux valeurs de rythme et d’articu lation, qui peuvent lui faire sentir à son insu le poids du désespoir qu’il y a dans le vers. Chaque fonction du langage, dans le même énoncé, peut établir la communication à des niveaux qui dépendent à la fois de l’énoncé lui-même, et de l’expérience de chaque auditeur. Il reste que les lin guistes sont d’accord sur l’existence de ces niveaux dans la communication; d’accord aussi, comme nous l’avons
180
Les problèmes théoriques de la traduction
vu, depuis Bloomfield1 jusqu’à Jakobson *, sur les possi bilités de communication pratiquement universelle concer nant les niveaux qui se réfèrent à des phénomènes publi quement observables1 *8. 3 2 v ii La plupart des tenants contemporains du solipsisme linguistique afHrment, cependant, qu’ils souscrivent à tout ce qui vient d’être dit sur la communication. Comme ce solipsisme est une thèse née sur le terrain littéraire et philosophique, il ignore totalement les travaux de lin guistique qui, depuis Humboldt jusqu’à Bloomfield et Whorf, auraient appuyé des enquêtes objectives sur les difficultés, les obstacles, les impossibilités partielles, les limites de la communication : par exemple, ce solipsisme linguistique ignore tout des thèses sur l’hétérogénéité des visions du monde selon les langues, sur la non-coïn cidence des expériences que les hommes ont du monde extérieur, suivant leurs civilisations diverses. II ignore même les travaux des linguistes sur la stylistique, comme ceux de Bally, qui pouvaient fonder des analyses sur la difficulté de communiquer les valeurs affectives de l’expé rience individuelle. Ce solipsisme (qu’on nomme donc linguistique unique ment parce qu’il affirme l’impossibilité de communiquer par le moyen du langage) est fondé sur une expérience intuitive souvent raffinée des valeurs affectives, émotion nelles, esthétiques du langage; et sur l’expérience intui
1. « Quant à la dénotation, [c’ est-à-dire la référence à un phénomène publiquement observable], quoi que ce soit qui puisse être dit dans une langue peut sans aucun doute être dit dans n'importe quelle autre langue » (Language, pp. 277-78). 2. • Toute expérience cognitive, et sa classiQcation, sont référableB en n'importe quelle langue existante > (Linguislic aspects, p. 234). 3. ShirO Hattori dans The analysis o{ meaning, une fois de plus revient sur les différences de vision du monde et de découpage de l'expérience, selon les langues, et conclut : « Il est tout à fait évident que ni une traduction avec un mot étranger synonyme, ni un dessin, ne sont suffisants pour la description du sémème d’ un mot. Même si nous voyons les choses que le mot dénote, nous ne connaissons pas les traits de ces choses auxquelles les indigènes ont l’habitude d'accordcr leur attention >, p. 210. Observation très juste, mais le fait même qu’il ait pu distinguer les • sémèmes > de mots japonais et mongols dénotant les mêmes phénomènes publiquement obser vables (œil, puits, table, etc.), prouve qu’on peut accéder à ces sémèmes, qu’on peut communiquer.
Lexique et traduction
181
tive juste des difficultés que présente la pleine communi cation de ces valeurs. Cela mène les solipsistes du langage à séparer par un fossé qu’ils veulent infranchissable, d’une part, la fonction communicative pratique et la fonction intellectuelle ou logico-rationnelle du langage, et, d’autre part, sa fonction expressive et sa fonction esthétique. Si l’on prend les énoncés de Maurice Blanchot, le plus subtil et le plus cohérent, le plus intellectuellement probe et le plus profond de ces analystes du solipsisme linguistique actuel, on trouve partout cette opposition entre la connais sance discursive ou logique, et la connaissance non-dis cursive, alogique, supra-intellectuelle1; par cette dernière, il entend ce que les linguistes appellent les valeurs connotatives émotionnelles, affectives du langage — y compris quand ces valeurs affectives sont de nature religieuse, mystique, métaphysique. C’est l’aboutissement de la vieille dichotomie entre prose et poésie, systématisée par Paul Valéry, que Maurice Blanchot approuve : à la prose ainsi définie revient d’énoncer « les données de la connais sance discursive » ; à la poésie « les créations de l’être intime et les puissances de l’émotion 1 23 5». Le langage, dans 4 sa fonction communicative pratique et sa fonction intel lectuelle n’est qu’un outil quelconque; la vraie difficulté de la communication, c’est la transmission des valeurs affectives, et « la poésie est l’essai de représenter ou de restituer par les moyens du langage articulé ces choses ou cette chose que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs * ». Sur cette lancée, Blanchot pose « qu’il n’y a pas d’art possible sans une révélation non-rationnelle * », et que « l’une des prétentions de la littérature est de suspendre les propriétés logiques du langage, ou, du moins, d’y ajouter des propriétés alogiques 6 ». S’ils ne disaient rien de plus, les solipsistes du langage ne seraient pas des solipsistes : ils attireraient seulement 1. 141. 2. 3. 4.
Blanchot, Faux-Pas, notamment, pp. 13, 60, et 61 et pp. 57, 114 et
Valéry, Variété II, Paris, N R F, p. 166. Id., Morceaux choisis, Paris, N R F, p. 168. Blanchot, Faux-Pas, p. 57. 5 . Id., Ibid., p . 114.
182
L es problèmes théoriques de la traduction
l’attention, de manière inlassable, à juste titre (et c’cBt le grand mérite d’un Blanchot) sur les difficultés de la com munication, sur les zones d’ombre du langage, sur ses franges d’incertitude. La paralogisme apparaît lorsqu’ils valorisent à l’absolu la fonction expressive et la fonction esthétique du langage, et dévalorisent jusqu’à les nier sa fonction communicative pratique et sa fonction logique. Ils décrètent que les deux fonctions qu’ils considèrent sont (ou seraient) la seule vraie communication, les deux premières n’étant « qu’une transmission banale, celle qu’exprime le terme de compréhension1 ». Cette suresti mation, Rilke la formule ên poète lorsqu’il dit que c’est pour l'essentiel que l’homme est indiciblement seul; et Blanchot, malgré ses concessions concernant la communi cabilité de la connaissance discursive, va jusqu’au bout de cette position : la tentative de communication véri table entre les hommes, celle des valeurs alogiques, échoue. La littérature et la poésie ne parviennent pas à leur but avoué. Elles permettent tout au plus de faire entrevoir indirectement, par cette tentative avortée elle-même, que chaque homme est enfermé dans une solitude et dans un silence infranchissables. On voit mieux comment la démonstration du solipsisme linguistique est fondée, en premier lieu, sur une manipu lation non explicite de la définition de la communication. Exprimée dans la terminologie de Bloomfield, cette mani pulation sè formulerait de la sorte : on accepte bien, dans un premier temps, que le langage véhicule des références aux traits macroscopiques des situations qu’il exprime, largement les mêmes chez différents locuteurs pour une même situation, traits qui, donc, ont une valeur sociale — et de plus, des références à des traits obscurs, hautement variables et microscopiques, de cette même situation, peut-être inaccessibles d’auditeur à locuteur, mais sans importance sociale immédiate. (Les termes, écrit Bloom field, qui se réfèrent à des états de l’organisme du locu teur, qui sont perceptibles pour lui seulement, tels que nauséeux, écœuré, triste, gai, joyeux, heureux, ne peuvent être définis que si nous possédons une connaissance 1. Blanchot, Ouvr. cité, p. 113.
Lexique et traduction
183
détaillée de ce qui se produit dans l’organisme d’une per sonne vivante1 »). Puis, dans un deuxième temps, l’on pose une définition de la communication qui exclut les premiers traits, qui la limite expressément aux seconds traits : communiquer signifie exclusivement transmettre ces mouvements internes, microscopiques, variables de locuteur à locuteur, ces traits qui justement ne sont acces sibles directement qu’au locuteur lui-même. Sur le plan de la communication esthétique, par conséquent, c’est poser que comprendre Mallarmé par exemple, ce serait connaître par le détail la chaîne ininterrompue des cir constances et des états obscurs ou clairs qui l’ont conduit à chacune de ses émotions, de ses idées, de ses phrases et de ses actions; comprendre Mallarmé signifierait donc recommencer consciemment Mallarmé, toute sa vie, tous ses rêves, toutes ses lectures et les impressions qu’il en tirait, tout ce qui l’a précédé sur la terre et l’a déter miné. Définir la communication de la sorte, c’est, en pro pres termes, exiger que je sois Mallarmé. Le solipsisme linguistique définit un mirage de la communication, puis prouve que ce mirage est inaccessible. Toutes les autres critiques qu’on peut faire au solipsisme linguistique sont secondaires à côté de celles-ci. Mais il faut signaler cependant deux autres de ses points faibles : a) Même en ce qui concerne la communication des états affectifs les plus profondément subjectifs, individualisés, rebelles à l’expression — le solipsisme linguistique néglige le fait qu’il existe des marques spécifiques et perceptibles extérieurement de beaucoup d’états affectifs. De la sorte, ils deviennent, en partie, des phénomènes publiquement observables : « La signification du mot douleur, écrit Borgstrom, peut être tirée, partie du comportement mani feste de quelqu’un qui souffre, et partie de coups ou de blessures reçues, avec l’expérience privée [personnelle, intime] de douleur, qui en découle [pour le sujet] * ». Le fait que la même personne, alternativement, se trouve en position de locuteur et d’auditeur, en ce qui concerne l’expérience de ces états affectifs, permet de socialiser1 2 1. Bloomfleld, Language, p. 280. 2. BorgstrOm, A problem of melhod, p. 192.
184
L es problèmes théoriques de la traduction
l’expression de plus en plus fine d’au moins tous les traits de ces états affectifs qui sont communs à la majorité des locuteurs. Et le solipsisme linguistique, à cet égard, a négligé tous les traits communs d’affectivité qui découlent, pour tous les hommes, de ce fait qu’ils ont en commun au moins une situation : celle d’être homme, avec tous les universaux que cette situation comporte, comme nous le reverrons bientôt. b) Enfin, conséquence de ce qu'on vient d’exposer, la puissance des bons et des grands écrivains qui ont traité le thème si spécifiquement subjectif, individuel, intrans missible, de la solitude des consciences — cette puissance de suggestion même prouve la matérialité de la communi cation linguistique. Certes, cette communication n’est pas automatique, ni sans doute totale, comme l’a cru longtemps la conception naïve du langage, mais elle existe. Pour tous les* lecteurs qui ont une conception sommaire, mais claire, du système de Copernic (ou de Laplace, ou d’Einstein aujourd’hui) et qui ont contemplé le ciel étoilé — c ’est-à-dire pour tous les lecteurs qui se sont mis au centre de la situation où s’était mis Pascal — les pages des Pensées sur les deux infinis transmettent bien ce que Pascal a voulu transmettre en écrivant : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie ». Et même, si les lecteurs peuvent se remettre non seulement dans la situa tion matérielle, intellectuelle, psychologique, philosophique où était Pascal — mais également dans la situation histo rique — alors les lecteurs peuvent aussi saisir, au moins grosso modo, la différence entre ce que dit la phrase de Pascal pour Pascal, chrétien du xvn® siècle, et pour eux, lecteurs agnostiques ou même chrétiens du xx® siècle. De même, le fait que Kierkegaard, ou Maurice Blanchot, puissent obséder des lecteurs (avec lesquels ils ont eu en commun certaines situations psychologiques, ou intellec tuelles) par leurs descriptions minutieuses de l’insatisfac tion ou de l’échec dans la communication de telles ou telles situations, prouve qu’on peut communiquer. Que, par conséquent, on peut traduire. Peut-être trouvera-t-on qu’une telle discussion des thèses psychologiques et métaphysiques du solipsisme linguis tique — essentiellement littéraire, au demeurant, dans
Lexique el traduction
185
leur expression même — était superflue sur le plan scien tifique, ou sur le plan linguistique. Elle a paru nécessaire, en partie pour combler l’hiatus inter-disciplines déjà déploré, qui fait que ni la critique littéraire, ni l’histoire littéraire, ni l’esthétique n’ont vraiment pris possession des résultats de la linguistique récente. En outre, l’impor tance, claire ou dilTuse, de ces thèses dans le domaine de la culture littéraire française exigeait qu’on leur fît une place. Enfin, toute la discussion qui précède, on l’aura vu, ne tend pas à nier les apports du solipsisme linguistique. On souligne la nouveauté, l’importance même de cet apport, qui peut enrichir la stylistique, en approfondir les analyses-et les démarches. Mais on essaie de marquer l’empirisme non-scientifique de cette attitude et d’en contester surtout les énonciations portées à l’absolu. v m Cette lourde hypothèque levée, contre la possi bilité de la traduction, il reste une ultime objection, qui met en cause radicalement toute possibilité de traduction : car elle met en cause l’unité d’esprit même du bilingue qui possède deux langues, et qui exprime ou peut exprimer alternativement les mêmes choses, dans ces deux langues. Cette objection a été bien formulée par I. A. Richards qui, à la différence du courant solipsiste français, connaît bien les travaux de l’ethnologie américaine — et, de plus, est un logicien, linguiste et sinologue. « Pouvons-nous, se demande-t-il, maintenir deux systèmes de pensée, correspondant à deux langues exprimant deux visions du monde aussi éloignées que la chinoise et l’anglaise, dans notre esprit, sans qu’il se produise une contamination réciproque entre les deux, contamination qui par consé quent s’interpose [médiate] en quelque sorte entre ces deux systèmes de pensée? Est-ce qu’une telle médiation ne requiert pas un troisième système de pensée assez général et compréhensif pour inclure les deux premiers ? » Jusqu’ici, Richards semble formuler la théorie logique et psychologique d’une possibilité de traduire; mais il ajoute : « Et comment ferons-nous pour empêcher ce troisième système d’être seulement notre propre façon de traduire notre pensée, notre système de pensée fami lier, bien établi, mais habillé d’une terminologie toute
186
L es problèmes théoriques de la traduction
neuve, ou de quelque autre travestissement * ? » Croyant traduire, nous ne ferions qu’adapter : la plus fidèle des traductions ressemblerait toujours à ces tragédies de Cor» neille ou de Racine où les Grecs et les Romains ne sont jamais des Grecs et des Romains, mais des contemporains de Corneille ou de Racine travestis en Grecs ou Romains. La plus fidèle des traductions serait toujours comme ces traductions d’Homère qui pendant des siècles francisaient et modernisaient tout ce qui, dans Homère, ou leur était inaccessible, ou leur était étranger, s’accrochant pour le faire au seul élément commun des situations décrites (régner, manger ou boire, être amoureux, jaloux, se mettre en colère, etc...). Mais le plus grave, dans l’hypothèse de Richards, c’est que les traducteurs feraient toujours, et sans le savoir, ce que les adaptateurs d’Homère faisaient consciemment, du moins au x v m e siècle, puisqu’ils ont explicitement formulé la théorie de leur pratique. L ’objection de Richards, comme celle du solipsisme linguistique, est importante pour les mêmes raisons que les leurs : elle avertit d’un risque longtemps ignoré, dont la réalité s’étale dans toutes les « belles infidèles », d’un risque aussi qu’on a sans doute minimisé depuis qu’on croit avoir dépassé l’époque de ces belles infidèles. Mais l'objection de Richards n’anéantit pas la théorie de la possibilité de la traduction : si le troisième système de pensée du bilingue anglo-chinois de Richards était pure ment le premier [c’est-à-dire l’anglais], le bilingue en ques tion n’aurait jamais pu apprendre le chinois, sinon comme un perroquet reproduit des sons, mais sans pouvoir se servir de leurs valeurs comme signes. La preuve qu’il existe des traits communs entre les énoncés du système de pensée de la langue anglaise, et les énoncés du système de pensée de la langue chinoise, c’est que le bilingue peut se servir de la langue chinoise, provoquer par ses énoncés en chinois les situations qu’il a prévues, réagir correcte ment aux énoncés en chinois qui lui sont adressés : la preuve de la communication des deux systèmes est la pratique sociale, c’est-à-dire encore une fois le recours aux situations bloomfleldiennes, aux phénomènes publiquement1 1. Richard», Menclut on the mind, pp. 86-87.
Lexique et traduction
187
observables qu’en a tirés Borgstrôm. Et Richards lui-même, dans une étude ultérieure, a défini très clairement cette preuve en termes bloomfieldiens : « Le langage, écrit-il, est notre tentative collective de minimiser les différences de signification personnelles » [entre] « des situations par tiellement semblables au cours desquelles des énoncés linguistiques partiellement semblables ont été proférés1 ». La traduction, comme la communication, n’en demande pas plus.1
1. Richards, Towardu a lheory of translation, p. 261.
QUATRIÈME
PARTIE
« Visions du monde » et traduction
CHAPITRE
XII
Les universaux du langage
i On a dressé jusqu’ici l’inventaire, aussi objective ment et aussi complètement que possible, de toutes les observations de la linguistique contemporaine qui sem blent asseoir définitivement l’opinion que la traduction n’est théoriquement pas possible. II reste à considérer pourquoi et comment, et surtout dans quelle mesure et dans quelles limites, l’opération pratique des traducteurs est, elle, relativement possible. Si l’on voulait reprendre un par un, polémiquement, les exemples types, ou les exemples classiques, allégués contre la possibilité de traduire, on ferait, avec un certain nombre d’entre eux, le catalogue intéressant déjà de la surlraduclion : la peur de ne pas traduire assez poussant à traduire tro p l. La perception aiguë des différences entre langue-source et langue-cible aboutissant à les exagérer (« les enseignants — reconnaît un linguiste pour tant convaincu de ces différences — ont depuis des siècles insisté sur les complications, qu’ils appellent beautés, des langues qu’ils enseignent * »). La perception de conno tations là où il n’y en a pas, comme chez cet Allemand cité par Bréal, qui s’en allait « répétant de livre en livre que le mot français ami est loin d’avoir la sincérité ni la profondeur de l’allemand Freund »; ou cet autre qui trouvait dans le français merci « quelque chose de blessant et de b as8 » (il pensait au latin mercedem). Mais ce cata logue n’est plus à faire, et la surtraduction se trouve, 1. Voir Vinay et Darbelnet, Stylistique comparée, riche en exemples. 2. Martinet, C.R. de M. Swadesh, dans Word, vol. IV (1949), p. 234. 3. Bréal, Sémantique, p. 281.
192
L es problèmes théoriques de la traduction
aujourd’hui, décrite et définie comme une maladie bien connue de la traduction. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’on en ait fini avec elle. L ’article cité, par exemple, sur l’intradüisibilité de l’expression people’s capilalism1, est typique à cet égard. Si on se reporte à la définition donnée par l’auteur, on voit que les caractères de ce « people’s capitalism » sont la diffusion de la propriété des moyens de production (15 % des familles américaines possédant des actions) ; la participation large — et souhaitée toujours plus large — des consommateurs et des actionnaires à la direction de l’économie; la prépondérance de l’intérêt général dans la politique de chaque entreprise ; et le niveau de vie élevé. Un traducteur professionnel aurait sûrement vu que ces quatre caractères suggéraient une traduction du type : le capitalisme universel, par analogie avec suf frage universel— il aurait écarté cette version comme encore équivoque (le capitalisme universel, ce pourrait toujours être, en premier lieu, l’ensemble des capitalismes natio naux). Mais elle suggère, à son tour, la bonne : le capitalisme pour tous, comme on dit en français : lectures pour tous, bibliothèque pour tous, médecine pour tous, assurances sociales pour tous, exactement pour les mêmes caractères — l’exten sion démocratique d’une espèce de privilège, et la contri bution de ce fait à l’amélioration du sort de tous les hommes. il. D ’autres arguments vont plus loin que les surtra ductions, s’il s’agit de limiter cette thèse que traduire est impossible. Bien des exemples tendant à justifier l’existence de « visions du monde » irréductiblement différentes, ou de « civilisations » impénétrables peuvent être récusés par une observation de logique relativement élémentaire. La richesse des dénominations des Indiens Pyallup en matière de saumons, des Eskimos en fait de neige, de certaines sociétés africaines à propos de palmiers, des gauchos argentins quant à la robe des chevaux, nous étonnaient comme une façon différente de la nôtre de découper l’expérience du monde, comme une vue du monde 1. Voir ci-dessus, pp. 67-68 : l’article déjà cité : Table ronde à Yale.
«
Visions du monde
»
el traduction
193
différente de la nôtre. Mais les mêmes analyses, conduites à l’intérieur d’une même langue, aboutissent à constater qu’il existe — reflétés par la structure de son lexique — des niveaux de l’expérience du monde différents pour des locu teurs différents dans cette même langue, sans qu’on puisse ici parler de vues du monde linguistiquement différentes. Toutes les fois que le niveau de l’expérience du monde n’est pas le même pour deux groupes donnés de locuteurs en une même langue, on pourrait collecter des faits aussi étonnants que ceux qu’on va chercher dans un autre hémisphère. Là où les petits citadins ne connaissent que les petits oiseaux, les paysans chasseurs différencient et nomment trente passereaux1. Là où le Français moyen ne connaît que la neige, le skieur français distingue et nomme, aussi bien que les Lapons ou les Eskimos les plus polaires, la poudreuse, la folle, la sèche — c’est-à-dire les soufflées — là pailletée, la collante, la neige humide, la cartonnée, la croûte de vent, différente de la plaque à vent (qui n’est pas la planche de neige), la tôle d’hiver, la mouillée, la croûte de soleil, la croûte de printemps, la neige de prin temps, la tôle de printemps, la croûte lisse, la croûle à pelli cule, la croûte perforée, la neige pourrie. Sans compter huit termes descriptifs, qui ne sont pas aussi proprement techniques : fraîche, farineuse, granuleuse, molle, fondante, gelée, dure, rugueuse. Sans compter quatre séries de termes, structurées suivant les techniques de fartage différentes qu’elles dénotent (un peu comme des séries de termes de couleur structurées selon les matières tinctoriales : pourpre, garance, cochenille, etc... guède, pastel, indigo, etc...) : la neige à Mix, c’est la « poudreuse », et c’est la neige qui vole »; la neige à Medium, c’est « l’humide », et c’est la neige qui « roule »; la neige à Klister, c’est la « mouillée », et c’est la neige qui « coule », la neige à Skare, c’est la « planche » et c’est la neige qui « glisse 1 2 ». Si l’ on prend, 1. Et P. Gardette fait observer, pour le domaine provençal et francoprovençal, t l’oubli rapide des noms d’oiseaux dès qu’on ne les chasse plus, comme des noms de plantes dès qu'on ne s'en sert plus d’ un point de vue médical » Actes et mémoires du I I « Congrès international de langue el littéra ture du midi de la France, Aix-en-Provence, 1961, p. 172. 2 . Voir Frendo, Ëd., Le ski par ta technique française, Chamonix, Ëd. Jean Landru, s. d. (1946), pp. 260-274 et 282-291. On peut mesurer le déve loppement d'un vocabulaire lié au développement d'une technique, c'est-à-
194
L es problèmes théoriques de la traduction
de même, le vocabulaire de la robe des chevaux en français (ou en anglais, ou en italien), au même niveau de pratique de l’élevage du cheval que chez les gauchos, on trouve une terminologie de plus de deux cents termes L Exacte ment comme chez les gauchos. Ce sont des termes nominateurs, en même temps que classificateurs, en ce sens que chacun d’eux pourrait et peut servir de nom propre au cheval qu’il distingue, selon la vieille coutume toujours vivante au moins depuis Homère * : on peut dire le Noir, l’Alezan, le Blanc, l’ Isabelle, le Bai, le Souris, le Louvet, le Gris, l’Aubère, le Rouan, le Pie; mais aussi le Mal teint, l’ Isabelle foncé, le Bai Cerise, l’Alezan lavé, le Por celaine, le Fleur de Pêcher, le Vineux, etc... Puis, avec les particularités des robes, le Jais, le Zain, le Truité, le Tête en Cœur, Moustaches, Cape de Maure, Raie de Mulet, Trois Balzanes, etc... Tirer de la nomenclature du saumon chez les Pyallup, ou de celle de la neige chez les Eskimos des preuves d’une « vision du monde », ou d’une « civilisation » irréductibles aux nôtres est illégitime. On compare deux niveaux lexicaux qui ne sont pas compara bles. L’un représente une langue commune, certes, mais où tel vocabulaire technique d’un champ linguistique donné fait partie de la langue de tous parce que la techni que correspondante est pratiquée par tous les locuteurs ; l’autre, une langue commune où le même champ linguistique est traité d’après le niveau le moins technique qu’il ait dans cette langue, parce que la technique correspondante y est le fait d’un groupe restreint de locuteurs. ni Mais la discussion la plus pénétrante des « visions du monde » et des « civilisations » différentes prend appui sur une notion relativement nouvelle en linguistique dire au développement de notre expérience du monde, dans un domaine donné, par la comparaison du livre de Frendo avec le Manuel d’alpinisme (t. I, Partie scientifique), Chambéry : Darde) (1934). Celui-ci, au chapitre Neige el nivation (pp. 26-39) ne contient pratiquement rien sur le vocabu laire de la neige : à cette date le ski commence à peine sa carrière de sport. 1. Par exemple : 214 chez Amiot, F., Le cheval. Paris, P.U.F. (1949), pp. 37-38. Voir aussi : Jacoulet et Chomel, Traité d’hippologie, Saumur, 1900, 3 vol. (3* éd., revue, en 1 vol.). 2. Voir Delebecque, E., Le cheval dans l’ Iliade. Paris : Kllncksleck (1951), 2* partie, ch.m et ch. iv : Les noms des chevaux (Le Gris, l’Alezan, ie • Poil Brillant », l’Alezan Brûlé, « Crin Bleu >, p. 152).
«
Visions du monde
»
et traduction
195
générale, celle des universaux de langage;et (chose entière ment distincte) celle des universaux anthropologiques et culturels qui sous-tendent les significations dans les langues. C’est une notion jeune, favorisée et gênée à la fois parce qu’elle s’exprime sous un vieux terme brusquement rajeuni (mais avec un sens entièrement nouveau) : les universaux des nominalistes médiévaux, qui survivaient en histoire de la philosophie1. Le terme n’apparaît à l’index d’aucun des grands ouvrages de linguistique générale de la première moitié du xx® siècle a. Il réappa raît, d’abord chez les auteurs anglo-saxons, dans la termi nologie des anthropologistes, des sociologues et des psycho logues — d’où il pénètre dans celle des linguistes. Alors que le terme est absent chez G. A. Miller en 1951 s, il occupe une place notable chez Colin Cherry (1957) * où l’on observe le passage de la notion psychologique à la notion linguistique. Joshua Watmough mentionne universals à son Index (en 1956), et dit, comme une chose normale aujourd’hui pour la linguistique américaine : « Aussi différents que soient les aspects du langage [...], il y a cependant des universaux fondamentaux, intrinsèques au langage, qui réapparaissent dans toutes les langues particulières examinées jusqu’ic i1 5 ». Le sens du terme est 4 3 2 clair : il est passé du sens de la logique classique, indiqué par le Vocabulaire de Lalande et par l'Oxford English Diclionary de la même façon (« une chose qui puisse être le
1. Le Vocabulaire de Lalande ne leur accorde pa9 même'un article séparé : on en trouve mention, cursivement, à l’article universel (substantif). Dans le Bulletin analytique [ultérieurement B. signalêlique] du C.N.B.S., entre 1947 et 1960, on ne trouve qu’une vingtaine de travaux sur ce sujet, pres que tous occupés d’histoire de la notion médiévale. 2. Serrus, Ch., dans Le parallélisme, examine, pour la mettre en doute, la notion recouverte par ce terme, mai9 il n’emploie pas le terme : il parle d 'invariants universels des langues du monde (pp. 6, 71-78), d'éléments uni versels des grammaires (p. 53), de fonctions universelles du discours (p. 248), de techniques invariantes dans le fonctionnement des langues (p. 270). Uni versaux ne figure pas dans le Lexique de Marouzeau, 3* éd., 1951. 3. Miller, Langage el communication. 4. Cherry, On human communication, ch. vu sect. 3. Becognillon of uni versale p. 267 ; sect. 6. • The search for Invariants ln pattern récognition •. p. 289. (Voir aussi pp. 259-260.) 5. Whatmough, Language, p. 16.
196
L es problèmes théoriques de la traduction
prédicat de beaucoup d’autres1 »), au sens implicite chez Whatmough : les universaux sont les traits qui se retrouvent dans toutes les langues — ou dans toutes les cultures exprimées par ces langues. La recherche de tels traits se trouve avoir été tardive pour au moins deux raisons évidentes. D’abord, la linguistique comme science s’est constituée par une analyse qui tendait naturellement à mettre en relief tout ce qui différenciait chaque languç. Ensuite, la recherche philosophique sur les universaux s’était appuyée sur une métaphysique a priori de l’iden tité de l’esprit, de l’unicité de la pensée, de l’universalité de la logique, qui s’est trouvée discréditée dans tous les domaines à la fin du xix® siècle. Actuellement, s’il y a des universaux, au sens qui vient d'être défini, leur exis tence doit être établie par une enquête purement empiri que, sans préconception d’aucune sorte, sauf celle de vérifier cette existence ou non. iv En fait, la linguistique n’a pas ignoré totalement la notion que recouvre le terme récent d’universaux; mais la constatation de leur existence, toujours faite à propos d’autre chose, avait généralement le caractère d’une obser vation marginale, ou d’une précaution logique au moment d’aborder ce qui faisait presque toujours l’objet des ana lyses : une différenciation quelconque entre des langues ou des types de langues. Or, il est normal que ces consta tations, marginales pour la linguistique descriptive, devien nent centrales pour une théorie de la traduction, laquelle cherche à comprendre pourquoi et comment, en dépit de tout ce qui a été dit sur l’hétérogénéité radicale des divers systèmes linguistiques, les hommes communiquent de langue à langue. Une première espèce de ces universaux peut être nommée cosmdgonique : parce que « tous les hommes habitent la même planète », selon l’observation de Màrtinet, nous devons nous « attendre à découvrir un certain parallé lisme* » dans les idiomeB. Ceci parait une banalité dont1 2 1. Colin Cherry dit : • Une propriété, ou une classe [logique] supposée générale », p. 303. 2. Martinet, L'oppoailion ucrbo-nominale, p. 104.
«
Visions du monde
»
et traduction
197
peu de linguistes ont osé se rendre coupables, tant la chose l’air d’aller de soi. Mais elle cesse de le paraître quand les traducteurs collectionnent, en les opposant, des « visions du monde » ainsi faites que le maya ne peut plus traduire notre notion de saison, de désert, de montagne, de rivière, de lac, etc. Alors, il devient nécessaire, afin de déterminer les limites dans lesquelles est vraie cette opposition, de compter les notions d’écologie communes à deux langues aussi éloignées que le grec de la Bible et le maya, pour les comparer statistiquement aux notions non-communes. Alors, en face de quelques notions exceptionnelles, on découvre toute la zone des universaux écologiques : le froid et le chaud, la pluie et le vent, la terre et le ciel, le règne animal et le règne végétal, les divisions planétaires du temps, jour et nuit, parties du jour, mois d’origine lunaire, année Iuni-solaire, cycles de la végétation. Quel que soit le découpage du champ sémantique des préci pitations atmosphériques, et quelle que soit la nomination de la neige en aztèque, par exemple (ce terme « non-motivé », sans rapport avec glace en français, est un terme « motivé », dérivé de glace en aztèque), la signification référentielle de base est la même, les cadres de référence au monde extérieur sont les mêmes : il y a des universaux cosmogo niques. Et l’on ne pourra parler de « visions du monde » irréductibles que pour un pourcentage déterminé de notions dans chaque cas (d’une langue à l’autre), après dénombrements, entiers. a
v II y a aussi des universaux biologiques, et les lin guistes qui l’ont dit sont déjà plus nombreux. L ’observa tion de Martinet déjà citée, disait en les englobant : « Comme tous les hommes habitent la même planète et ont en commun d'être hommes avec ce que cela comporte d'analogies physiologiques et psychologiques, on peut s’attendre à découvrir un certain parallélisme dans l’évo lution de tous les idiomes1 ». Dans un des premiers tra vaux expressément consacrés à l’esquisse de ce problème des universaux de langage, Ethel et BurtAginsky disaient aussi que « l’unicité fondamentale de l’espèce [humaine] X. Martinet, article cité ci-dessus, p. 104.
198
L es problèmes théoriques de la traduction
et les conditions de vie sur notre planète > expliquaient la présence de ces universaux — parmi lesquels, au niveau biologique, ils dégageaient six (ou plutôt sept) champs linguistiques essentiels : nourriture, boisson, respiration, sommeil, excrétions, température et sexe, auxquels ils adjoignaient les universaux anatomiques*. Et Suzanne Ohman a exhumé les vieux travaux d’Esaïas Tegner (1874), qui, d’une part, avait bien vu que chaque langue divise le champ du vocabulaire à sa manière, mais d’autre part, avait su marquer « qu’il y a des domaines où c’est la nature elle-même qui trace les limites du découpage linguistique »; et que les langues, alors, « coïncident* ». Il est facile de trouver des langues où les diverses espèces de chênes ont des noms différents (rouvre, serre, yeuse, kermès...); plus difficile d’en trouver où la parenté bota nique entre ces noms ne soit pas sentie; mais on peut affirmer qu’il est impossible de trouver des langues où les diverses parties de l’ar&re auraient des noms distincts (racine, tronc, branche, feuille) tandis que l’unité linguis tique arbre comme somme des quatre autres n’existerait pas. « Tout mot doit être conçu comme une partie d’un groupe sémantique », dit von Wartburg, et c’est la pure doctrine saussurienne ; mais « ces groupes sont très diffé rents dans leur essence. Il y en a qui sont délimités de façon précise et qui restent à peu près constants : tels sont, par exemple, les parties du corps, les rapports de parenté, les phénomènes de température, les actions quotidiennes de la vie humaine (manger, boire, dormir)3 ». L ’exposé de von Wartburg est celui d’un linguiste réaliste qui, tout en acceptant les vues de Trier sur la prépondé rance du découpage linguistique de la réalité, n’en perd pas de vue les limites. On peut dire la même chose de Martinet : critiquant la notion de langue-répertoire, parce qu’elle « se fonde sur l’idée simpliste que le monde tout entier s’ordonne en catégories d’objets parfaitement distinctes, antérieurement à la vision qu’en ont les hommes » il ajoute aussitôt : « ceci [c’est-à-dire ce point de vue simpliste] [...] est vrai, jusqu’à un certain point, lorsqu’il1 3 2 1. Aginsky, Language universale, pp. 169 et 170. 2. Ohman, Théories, p. 130. 3. W artburg, Problèmes et méthodes, p. 141. V oir aussi p. ISO.
«
Visions du monde
»
el traduction
199
s’agit [...] d’espèces d’êtres vivants1 ». Cette répugnance des linguistes réalistes à négliger tout un substrat d’uni versaux, même quand ces auteurs centrent leurs analyses sur des problèmes typiques ou classiques de différenciation linguistique, nous la retrouvons dans le domaine des études sur la couleur, pourtant si favorable, comme on l’a vu, aux démonstrations d'une hétérogénéité des « visions du monde » selon les langues. Au colloque déjà mentionné, presque tous les participants, tout orientés par principe vers les découpages spécifiques à chaque langue, ont cependant marqué l’existence de constantes dans la perception de la couleur, c’est-à-dire l’existence de ce substrat d’universaux physiologiques antérieurs à tous faits de nomination. « Il n’y a pas de raison, déclara Galifret, de supposer que les cellules rétiniennes ou celles du cortex fonctionnent différemment selon les races ou les latitudes1 23 ». Filliozat, qui provoquait cette mise au point d’un physiologiste, amenait le sinologue Gernet à convenir de ceci : « Quand vous dites que les Chinois ne voient pas les couleurs comme nous, vous entendez, je suppose, qu’ils les voient tout de même comme nous, mais qu’ils ont des habitudes de dénomination différentea. » « J e pense, disait-il aussi à propos du sanscrit, que la perception des couleurs a été, dans les temps anciens, aussi large qu’aujourd’hui 45 6»; tandis que Métais, pour le canaque, admettait que « toutes les nuances qui, chez nous, sont désignées par des adjectifs, sont certainement appréhendées par le Canaque e». Meyerson, en conclusion, reflétait cette allée-venue, dans le dialogue, entre la notion d’universaux et celle de découpages irréductiblement différents : « La couleur, énonçait-il, nous apparaît comme un fait humain, où les sociétés, les langues, les techniques, les arts ajoutent diversement à la physiologie8 ». Aussi 1. Martinet, Éléments, p. 15. 2. Voir, Problèmes de la Couleur, p. 300. 3. Ibid., p. 299. 4. Ibid., p. 311. 5. Ibid., p. 356. 6. Voir Problèmes de la Couleur, p. 358. La partie soulignée l’est par le citateur. Meyerson écrit aussi, reflétant le même balancement de l’ une A l’autre notion : • Les systèmes de nomination des couleurs ne se recouvrent pas d’une langue 6 l'autre. Sans doute il y a des faits de nomination communs
200
L es problèmes théoriques de la traduction
minces que puissent paraître ces concessions, dans la perspective des linguistes surtout structuralistes, répétons qu’elles sont centrales dans une théorie de la traduction, parce qu’elles établissent ceci : dans un domaine aussi défavorable à première vue que celui de la nomination des couleurs, il existe un noyau de significations référen tielles (de références à des faits communs de physiologie de la perception), qui, même si toutes les valeurs connotatives ne sont pas transférables automatiquement de langue à langue, permet au moins la communication des dénotations, liées par définition à ces références physiologiques. En un domaine important, celui de la nomination de l’espace et du temps, la thèse des « visions du monde » diffé rentes, bien que solidement installée, n’est pas, non plus, à l’abri de toute discussion. La thèse de Whorf à cet égard est connue : « L ’espace, la matière et le temps newtoniens ne sont pas des intuitions. Ce sont des produits de la culture et du langage. C’est de là que Newton les a tirés1 ». Sur ce point, Suzanne ühman a produit une objection qui mérite réflexion : c’est celle qui découle des phénomènes obser vables concernant l’emploi d’unités de mesure de toutes sortes, quand le même locuteur passe d’une langue à l’autre. Elle fait observer comme il est difficile, par exemple, de penser une distance en milles, ou en verstes, quand on est habitué à la concevoir en kilomètres. A première vue, cette observation semble appuyer la thèse de Whorf : on dirait que la conception des distances est liée indissolu blement au langage à travers lequel est acquise, puis exprimée pour la première fois, l’expérience concrète. Mais les faits sont plus complexes. Suzanne Ohman fait observer que le locuteur français par exemple, peine à concevoir les distances en milles, même s’il connaît par faitement les règles de conversion. Ceci tend à prouver que le champ conceptuel distance n’est pas rigidement lié au champ linguistique, sinon l’acquisition d’un nouveau champ conceptuel organisant les unités de distance autrement comme il y a des faits d’atlenlion perceptive communs, etc...... La théorie de la traduction ne peut passer sur ce aussi vite que la linguistique classique. 1. Whorf, Language, p. 153.
«
Visions du monde
»
et traduction
201
devrait permettre le maniement sans difficulté du nouveau système sémantique d’unités. Mais « le champ sémantique de distance est profondément lié à l’expérience totale de l ’individu », dit-elle. Elle ajoute : « Il y a autre chose que des composantes intellectuelles dans la signification d’un terme exprimant une distance1 ». La discussion de Suzanne ühman est conduite, ici, du point de vue des idées de Trier qu’elle critique, et non pas du point de vue des universaux. Ce qui l’intéresse est de prouver que certains champs linguistiques sont liés directement à la perception du monde, indépendamment de l’organisation conceptuelle : la perception des distances, par exemple, est pour elle indépendante en partie de sa conceptualisation dans un système de mesures. L ’argument prend toute sa valeur examiné du point de vue des universaux bio-physiologi ques. Si l’on analyse ses exemples dans cette nouvelle lumière, on pose le problème de savoir s’il y a des universaux de perception de la distance, s’ils sont indépen dants du langage (puisqu’ils résistent à la possession d’un second langage, même bien assimilé), pourquoi et comment se produit cette indépendance vis-à-vis du langage. On s’aperçoit alors que dans ce domaine, comme dans celui de tous les systèmes de mesure, la possession intellectuelle et linguistique parfaite des notions ne suffit pas, si elle n’est pas accompagnée de la pratique, de l’activité, de l’utilisation concrète de ces notions dans la vie concrète. Par exemple, l’Arabe d’Égypte divise l’heure en trois tiers (tilt), plutôt qu’en quatre quarts; l’acquisition lin guistique intellectuelle de cette notion ne présente aucune difficulté. Si l’on a souvent l’occasion de répondre en arabe à la question : quelle heure est-il? on acquiert l’habi tude, même en consultant la montre classique (le même cadran, d’ailleurs, sans marque distinctive pour le tilt, est employé par les Égyptiens), de répondre par rapport au tilt, et l’on acquiert l’habitude d’une évaluation intui tive de cette division du temps. De même, si l’on conduit assez longtemps dans un pays où les distances sont mar quées en milles 6ur les bornes routières, avec une voiture dont le compteur marque les vitesses en milles. Il suffit, 1. ühman, Théories, pp. 123-134, et notamment, p. 132.
202
Les problèmes théoriques de la traduction
d’ailleurs, d’une brève enquête parmi les marins français pour confirmer que l’intuition des distances est liée aux technologies qui permettent de l’appréhender autant et plus qu’au langage qui l’exprime. Les distances à terre, en kilomètres, même pour un marin, sont liées à la marche à pied et au temps [rythme] de la marche (ainsi probable ment qu’à l’éducation terrestre de l’œil). En pleine mer, sans aucun repère, le marin évalue les distances en nœuds par référence à des perceptions de vitesse (aspect du sillage, mouvement de l’eau contre la lisse, cadence des vibrations du moteur transmise à la masse du pont), mais il ne voit pas des milles. Au contraire, dès que s’offrent des repères, côte ou navire, le même marin peut évaluer des distances marines en milles à vue. Le problème soulevé par Suzanne Ohman est complexe, il exigerait des vérifications de psychologues (assez faciles, mais auxquelles aucun des critiques de Whorf n’a songé sur ce point). Toutefois, l’examen le plus rapide amène — plutôt qu’à Whorf — à donner raison, sur ce point très précis, aux vues de Piaget pour qui « la logique du sujet parlant ne tient pas à son langage seul, mais avant tout aux modes de coordination de ses actions1 ». Il y a des universaux bio-physiologiques, il y a des universaux de sensation et de perception, liés à l’unicité bio-physiologique de l’espèce humainea. Et ces universaux fournissent forcément des significations référentielles communes — si minima soient-elles — à tous les hommes, à toutes les langues vi Les Aginsky ne s’étendent pas sur les « universaux psychologiques », (dont ils disent seulement « qu’il doit en exister dans la pensée et dans lé rêve ») 1 3 : universaux dont 2 l’existence est admise chez Martinet de manière explicite, chez Meyerson de manière implicite, ainsi qu’on l’a vu. Chez Serrus, tout tend à démontrer qu’il n’y a pas d’univer 1. Piaget, J., Mandelbrot, B. etc... Logique, langage et théorie de l'infor mation, p. U, Paris, P.U.F., 1957. 2. L'examen de la notion de temps mène aussi, contre Whorf, à la mise en évidence d’ universaux de temps, liés à l'équilibre biologique profond du corps humain. Voir Gaston Cohen : Fuseaux horaires et rythme de vie des aviateurs long-courriers, dans la Nature, déc. 1961, pp. 527-532. 3. Aginsky, Language universale, p. 170.
«
V isions du monde
»
et traduction
203
saux logico-grammaticaux, parce que l’expression linguis tique est radicalement contingente, et parce que cette « contingence de l’expression » recouvre peut-être « une contingence — autrement grave pour le sort de la logique — des formes de la connaissance1 »; mais Serrus, en même temps qu’il rejette les universaux du domaine de la logique, leur offre le refuge de la psychologie : « A supposer cepen dant que l’on découvre des invariants dans les langues du monde, écrit-il, faudra-t-il les expliquer par une influence de la logique, qui ferait irruption dans la grammaire? Ne seraient-ils pas tout simplement des attitudes psychologiques, condition de toute connaissance, mais ne pouvant suffire à développer le mouvement de la pensées? » Et dans sa Conclusion : « S’il y a quelques attitudes très générales communes à toutes les langues du monde, elles tiennent au type mental de l’espèce humaine et il faut en demander l’explication à la psychologie1 3 ». Il reflète, en fait, les 2 idées courantes, et relativement peu développées sur ce point, de la linguistique générale de Meillet, pour qui la psychologie fait partie des « données constantes, qui sont partout sensiblement les mêmes4 », quant à leur action sur les langues. Ce qui importe ici aussi, c’est beaucoup moins de tirer argument (contre les universaux psychologiques) du carac tère sommaire ou rapide de toutes ces mentions — que de notér leur existence reconnue, et insuffisamment étu diée, tout au moins dans la perspective de cette question fondamentale : comment et pourquoi et jusqu’où les 1. Serrus, Le parallélisme, p. 72-73. 2. id., Ibid., p. 78. Bien qu’il cite, en cet endroit, H. Delacroix (< Le lan gage est un, et il n'y a qu’une langue humaine. Sous les procédés &elle propres que chaque langue met en jeu se retrouve un fond commun de conditions et de méthodes qui répondent à la constitution de l’esprit humain >, La pensée et la langue) Serrus se sépare nettement de la métaphysique pour qui l’identité de l’esprit humain est posée a priori. Pour lui, la preuve qu’il y a des < fonctions universelles du discours [...] est affaire de constatation empirique » (Ibid., p. 248J. Puis encore : ■Il appartient à la linguistique de nous apprendre si les langues sont particulières aux diiTèrents peuples, ou si elles comportent un certain nombre d'éléments universels > (ibid., p. 55). 3. id., Ibid., p. 388. 4. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 16. H. Berr, dans la Préface au Langage de Vendryes (p. xvm ), explique de la même manière ces similitudes entre les langues • ayant pour cause l'identité ini tiale de la vie représentative chez les êtres humains ».
204
Les problèmes théoriques de la traduction
langues différentes communiquent-elles entre elles, en dépit de toutes les raisons qu’on aurait de craindre le contraire? vu Sur le problème de savoir s’il y a des traits com muns à toutes les langues du monde — c’est-à-dire des « universaux linguistiques » — on trouve beaucoup plus d’éléments de réponse qu’on ne le croirait d’après tout ce qui précède. Les Aginsky, là aussi, sont un peu brefs, et se contentent de dire « qu’il est facile d’être si frappé par les différences [entre langues] qu’on va jusqu’à décrire deux langues comme totalement différentes » mais que « ceci est une exagération1 ». Comme universaux de langage, ils mentionnent le nombre limité des phonèmes, la division des énoncés en morphèmes, l’usage des morphèmes en séquences, etc... Hjelmslev a longuement considéré la chose dans son rapport introductif à la question I du V Ie Congrès Inter national des Linguistes : Existe-t-il des catégories qui soient communes à Vuniversalité des langues du monde1 23 ? mais en limitant sa réponse aux universaux morphologiques. Toutefois, avant d’aborder cette réponse proprement dite, il avait proposé de distinguer les faits généraux des faits universels en linguistique, et d’écarter de la discussion ce qu’il appelait les faits universels, ceux qui sont constitutifs de la définition du langage en général (et sont inclus, par conséquent, dans toutes les langues, quelles qu’en soient les différenciations ultérieures). Il s’agissait, selon lui, des faits suivants : le fait que le langage véhicule une substance au moyen d’une forme ; l’opposition et l’interdépen dance entre signifiant et signifié, entre expression et contenu, entre système et texte, entre paradigmatique et syntagmalique ; les trois grandes fonctions syntaxiques (parataxis, hypotaxis et catataxis) ; certaines catégories sémantiques ®. Cette vue de Hjelmslev éliminait, de la catégorie des universaux recherchés, tout ce qui faisait aux yeux de Sapir, par exemple, l’essentielle universalité du langage — 1. Aginsky, Language universale, p. 169. 2. A cta du VI* C.I.L., pp. 419-431. 3. Ibid., p. 420.
«
Visions du monde » el traduction
205
quand il écrivait < qu’il n’y a pas de particularité plus saisissante dans le langage que son universalité1 ». Mais il était dans la tradition linguistique la plus pure, celle de Meillet, qui, parlant de la diversité des langues, ne mentionnait qu’en passant leur universalité : < Sans doute le langage recourt chez tous les hommes à un même type de procédés : en ce sens, il est u n 1 ». La thèse explicite de Hjelmslev— implicite chez Meillet, chez Saussure aussi1 3 — doit être admise comme légitime 2 par rapport à l’objet de leur recherche, et à la méthode propre à délimiter cet objet; c'est-à-dire admise comme un point de vue relatif à une analyse donnée, non comme une vérité absolue. L ’universalité d'un certain nombre de types de procédés « élémentaires » (comme dit aussi Hjelms lev) est, au contraire, capitale pour une théorie de la com munication entre les langues. Il suffit de penser à ce que seraient les problèmes de la communication entre les diverses collectivités humaines, si ces collectivités, au lieu de posséder toutes des langues fondées sur l’emploi des mêmes types de procédés élémentaires4, possédaient seu lement, tantôt des systèmes de communication pourvus d’une première articulation en signes, mais sans la seconde articulation en phonèmes (dans ces systèmes phoniques, chaque signifié devrait être exprimé par un cri ou un sifflement distincts, sans éléments communs avec aucun autre cri ou sifflement) ; tantôt des systèmes de communica tion pourvus d’une seconde articulation en phonèmes, mais sans la première, en signes (dans ce système, l’unité de signification la plus petite serait le message global); tantôt des systèmes de communication non fondés sur l’usage de la voix articulée, mais sur l’usage de mimiques diverses, elles-mêmes susceptibles d’utiliser la première 1. Saplr, Le langage, p. 28. 2. Meillet, Encyclopédie française, t. I, I* 32-4. Encore un « sans doute » aur lequel une théorie de la traduction ne peut passer aussi vite que la lin guistique classique. 3. Lequel postule • une faculté plus générale [que celle qu'on a localisée dana la troisième circonvolution du cerveau] celle qui commande aux signes et qui serait la faculté linguistique par excellence ». Cours, p. 27. 4. Cette hypothèse a été exploitée, quelquefois brillamment, par les sciencefictions, depuis Cyrano de Bergerac, avec son
206
Les problèmes théoriques de la traduction
articulation seulement (comme les langages gestuels des Indiens Rouges) ou les deux articulations ensemble (comme celui des sourds-muets); tantôt des signaux optiques où l’on découvrirait les mêmes variétés de procédés; tantôt même des systèmes de communication non fondés sur le déroulement des messages dans le temps, mais sur leur figuration mimique ou graphique dans l’espace (comme, partiellement, chez les abeilles); tantôt enfin, des systèmes de communication non fondés sur l’usage d’unités discrètes, mais symbolisés par des phénomènes continus : par exem ple, la notion de distance y serait représentée par un signal, cri ou geste, dont l’amplitude ou la durée varierait de façon continue proportionnellement à la quantité figurée1. Le fait que toutes les langues humaines appartiennent au même type de procédés, et constituent une même famille technologique d’outils de communication, permet de dire que tous ces types de procédés élémentaires qu’énon cent les Aginsky, que rejette Hjelmslev, sont déjà des universaux de langage, qu’il ne faut pas sous-estimer. Leur importance est capitale du point de vue de la possibilité et de la facilité relative des apprentissages divers, et du succès des communications de langue à langue. Mais au-delà de ces caractères communs à toutes les langues, que les linguistes considèrent comme élémen taires, y a-t-il de « vrais » universaux linguistiques, en morphologie, en syntaxe, en sémantique? En matière de morphologie, un certain nombre de faits sont éclairés par des discussions longues et solides, notamment pour ce qui concerne les parties du discours. 1. Un autre exemple est suggéré par Mandelbrot. Qu’ on imagine ce que serait la communication si toutes les langues n’étaient pas des systèmes d’unités discrètes, c'est-à-dire où deux symboles ne peuvent être qu'iden tiques ou différents, sans aucune gradation; s'il fallait, pour communiquer, reproduire tous les caractères acoustiques et physiologiques d'un r français, ou anglais, ou arabe, c’ est-à-dire en imiter la prononciation dans tous ses détails actuellement non-distinctifs. La communication deviendrait alors entre langues différentes une opération sémiologique très difficile du tait de la différence technologique de systèmes de production des signaux, et ne pourrait être confiée qu'à des phonéticiens très exercés, ou à des sujets très doués pour mimer phonétiquement. C'est exactement le cas pour la transcription de la musique écrite dans des systèmes étrangers au nôtre. (Voir B. Mandelbrot, dans Structure formelle des textes et communication, p. 8).
«
Visions du monde
»
et traduction
207
Parce que la vieille grammaire logique avait assimilé purement et simplement les catégories logiques d’Aristote aux catégories grammaticales — celles-ci étant l’expres sion linguistique de celles-là — , la linguistique moderne a multiplié les démonstrations du contraire : les caté gories grammaticales ne sont pas universelles, elles ne recouvrent ni n’expriment les catégories logiques (les quelles, d’ailleurs, ne sont peut-être pas universelles). Mais, chose curieuse, même Serrus, dont tout l’ouvrage est le développement de cette thèse, sauve au moins deux catégories d’universaux sur ce point, lorsqu’il pose que « nous énonçons spontanément soit des états, soit des procès1 ». De cette position découle que le nom, comme partie du discours, est ou doit être universel : (« Si le nom existe partout, dit Serrus, c’est parce que la dénomination est le fondement du vocabulaire et de la signification des idées ») *. Et que le verbe devrait l’être aussi. N’importe quelle théorie de la traduction considérerait comme encourageante pour l’inter-communicabilité des langues, l’existence établie sans conteste de ces deux universaux. Malheureusement, ce n’est pas le cas, Serrus lui-même le sait, puisqu’il se voit obligé de noter le3 réserves de Vendryes : la distinction moderne entre proposition verbale et proposition nominale n’est pas universelles, il y a probablement des langues sans verbes1 45 3 2 . L ’analyse la plus récente et la plus fine de ce problème est sans doute celle de Martinet. Pour lui, l’opposition du verbe et du nom comme parties du dis cours, qui pour beaucoup « semble résulter de la structure de l’univers », en fait « ne recouvre pas une différence réelle * » : en français, pleuvoir n’est pas un verbe pour des raisons de logique (il exprimerait un procès), mais pour des raisons de linguistique (il se fléchit comme pouvoir, vouloir, etc...) « Dans bien des cas, les deux énon cés qui précèdent [la pluie continue, il pleut sans arrêt] 1. Serrus, Le ParalUlitme, p. xv. 2. Id., ibid., p. 95. Il dit aussi que • le sujet [de la proposition] est tou jours un nom [au sens logique du terme] parce qu'il évoque naturellement la pensée d'une notion stable. » p. xv. 3. Id., ibid., p. 278. Voir aussi, pp. x iv et 388. 4. Id., ibid., pp. 95 et 285. 5. Martinet, L'opposition verbo-nominale, p. 100.
208
L es problèmes théoriques de la traduction
ont exactement le même contenu sémantique, ou, ce qui revient au même, s’emploient dans des situations identiques et affectant de la même façon le comporte ment de l’auditeur1 », bien que le procès soit exprimé par un verbe dans le premier exemple : continue; et par une locution nominale, qui est la seule et vraie por teuse du procès : sans arrêt, dans le second exemple. Martinet montre aussi que la catégorie (verbale) de « l’aspect » pourrait et peut être nominale, dans des séries comme : semence, blé germé, blé en herbe, blé grenant, blé mûrissant, blé mûr, blé trop mûr, etc... De même la catégorie du < temps » qui paraît impensable détachée du verbe a pourtant des paradigmes nominaux, de véri tables passés ou futurs nominaux (feu mon père, ex-pré sident, futur gendre). Mais Martinet dit aussi que c la plupart des langues parlées tendent à l’opposition verbonominale * ». Et c’est à ce même propos qu’il écrit sa remarque, déjà citée, sur l’existence de parallélismes linguistiques, conséquence des universaux cosmogoniques, physiologiques et psychologiques. « La tendance à dis tinguer entre des noms et des verbes doit participer à ce parallélisme 8 », conclut-il. Une théorie de la commu nication entre les langues différentes, et de la traduction, n’en demande pas plus au départ. Or, c ’est fréquemment que l’on constate ce phénomène : les linguistes, par définition très attentifs aux différen ciations entre langues, mentionnent cependant des thèses qui sulïïsènt à montrer qu’il existe une sorte de théorie des universaux sous-jacente à la linguistique explicite ment développée en traités. Par exemple, Benveniste pose, à l’entrée d’une discussion, comme une chose admise, ne requérant plus ni preuves ni références : « Quel que soit le type de langue, on constate partout une certaine organisation linguistique de la notion de temps. Il importe peu que cette notion se marque dans la flexion d’un verbe ou par des mots d’autres classes (particules; adverbes; variations lexicales, etc...), c’est affaire de structure1 3 2 1. Martinet, L'opposition vcrbo-nominale, p. 101. 2. Id., ibid., p. 103. 3. Id., ibid., p. 104.
«
Visions du monde
»
et traduction
209
formelle. D ’une manière ou d’une autre, une langue distingue toujours des « temps »; que ce soit un passé et un futur, séparés par un « présent », comme en français ou un présent-passé opposé à un futur, ou un présentfutur distingué d’un passé, comme dans diverses langues amérindiennes, ces distinctions pouvant à leur tour dépendre de variations d’aspect, etc... Mais toujours la ligne de partage est une référence au « présent1 ». Répé tons qu’une théorie de la traduction et de la commu nication ne saurait demander, au départ, rien de plus que l’existence reconnue de tels universaux, si « élémen taires » puissent-ils paraître au linguiste. Donnez-moi, peut dire le traducteur, un seul point de référence commun, sur un thème donné, dans deux langues distinctes, et, muni de ce levier, je soulèverai le monde. Donnez-moi la seule universalité d’une référence commune au «présent», je peux redéfinir un système de communication pour toutes les notions de temps de langue à langue. Benveniste fournit aussi sur ce thème un autre exemple précieux, celui des pronoms. « Toutes les langues possèdent des pronoms1 2 », dit-il; et, plus explicitement encore : « C’est un fait remarquable — mais qui pense à le remar quer tant il est familier? — que parmi les signes d’une langue,, de quelque type, époque ou région qu’elle soit, jamais ne manquent les « pronoms personnels3 ». Si toutes les langues possèdent des pronoms personnels, l’existence de cette partie du discours est l’un des cas les plus remarquables d’universaux linguistiques. En effet, contrairement aux apparences (leur existence uni verselle suggérerait qu’ils répondent à quelque nécessité logique, ou linguistique universelle) cette catégorie ne relève pas d’une nécessité matérielle objective (comme celle qu’on peut apercevoir dans le besoin de distinguer les états d’avec les procès, par exemple). Il y avait plu sieurs solutions linguistiques, assez diverses, du problème : soit la répétition fort peu économique du nom propre ou du nom commun concernant la personne ou l’objet 1. B enven iste, De la subjectivité dans le langage, p p . 261-262. 2. Id., La nature des pronoms, p. 34. 3. Id., De la subjectivité, p . 260.
210
L es problèmes théoriques de la traduction
visés par l’énoncé, soit l’utilisation de la seule troisième personne par le locuteur pour parler de lui-même L Ces solutions rares du problème existent ou ont existé appa remment, ce qui fait du cas des pronoms quelque chose de passionnant, soit en linguistique historique, soit en linguistique générale : y a-t-il eu, pour rendre compte de cette universalité actuelle, invention indépendante de cette partie du discours en plusieurs points de la pla nète, ou des emprunts faisant tache d’huile? Ou bien même les pronoms seraient-ils une preuve de la monogénèse du langage, de son invention en une seule fois, en un seul point? Y a-t-il eu, au contraire, développe ments parallèles et convergence des langues, à partir d’un besoin psychologique fondamental, ou d’une pro priété fondamentale aussi du langage en soi? Questions brûlantes pour le linguiste, mais qui ne touchent pas le théoricien de la traduction : pour lui, seule compte non pas l’origine, mais la réalité de cette universalité des pronoms. Seule compte, même, cette universalité (ou quasi-universalité) empiriquement constatée. Le fait que chez quatre ou cinq groupuscules de quelques mil liers d’individus, au fond des montagnes indochinoises et des forêts brésiliennes ou des îles du Pacifique, on constaterait aujourd’hui l’absence totale de « pronoms » serait très important pour la linguistique générale. Pour une théorie de la traduction, c ’est-à-dire pour la démons tration théorique d’une possibilité pratique, ces excep tions n’auraient que leur très faible poids statistique, on noterait que le 1 /100 000e de l’humanité ne peut pas communiquer pleinement avec les 99 999 /100 000e restants. Ainsi donc, il y a des universaux grammaticaux1 2, mal 1. Ces solutions ont été constatées chez l’enfant,'et dans certaines sociétés primitives : « Lorsque les Phi-Tong-Luang parlaient d’eux, ils ne disaient pas • je > ou • nous », mais < le fils s’en va • ■ le pire voudrait ça ou (a » ou bien • les Youmbri ont peur, les Youmbri veulent partir » (H. A. Bernatzik, L u uprils du feuillu jaunes, P. Plon, 1945, p. 166). Ces observations d’ethno graphe manquent malheureusement de rigueur linguistique. Le même auteur ajoute : • Si, par hasard, ils prononcent •je », le ■ je veux » ne tarde guère à suivre. La volonté s'éveille avec cette notion de « je » (ibid., p. 166). 2. ■ Le répertoire des catégories morphologiques, dit aussi Benvenlste, al varié qu’il soit, n'est pas illimité ». Dans Tendancu récentes, p. 133.
« Visions du
monde
»
et traduction
211
étudiés, peu connus, négligés, parce qu’ils ne faisaient pas vraiment partie de l’objet de la linguistique scienti fique. Nida, dont l’expérience comme traducteur de la Bible, et surtout comme professeur de traduction de la Bible, est une des plus vastes qui soient, décrit parfaite ment leur existence, bien qu’il n’emploie pas le terme universaux. « Derrière cet immense désaccord apparent des parties du discours selon les langues, écrit-il, il y a des similitudes étonnantes. En premier lieu, la plupart des langues décrites jusqu’ic i1 se sont trouvées avoir des nominations d’objets [objeci-words] (habituellement considérées comme des espèces de noms) et des nomina tions d’événements [evenl words] (généralement désignés comme des sortes de verbes), et au moins quelques autres classes de mots, souvent des pronoms, des adjectifs, et (ou bien) des particules relationnelles. Ce qui, par conséquent, est plus significatif que les différences appa rentes entre le grec et les autres langues [...] c’est l’accord fondamental des langues quant aux classes communé ment appelées noms et verbes* ». « De plus, ajoute-t-il, en tant que classes de mots plus ou moins développées, les langues ont nettement tendance à présenter toujours les quatre groupes principaux suivants : nomination des objets (grossièrement équivalente à une classe de noms), nomination des événements (grossièrement équivalente à celles des verbes), abstraits (modificateurs des noms d’objets ou d’événements) et relationnels (grossière ment équivalents aux propositions et conjonctions des langues indo-européennes1 3) ». Une théorie de la traduc 2 tion n’en demande pas plus. La sémantique ajoute encore, à ce tableau déjà très favorable, une série d’arguments de poids. Les mêmes auteurs qui développent longuement le fait que deux langues données sont toujours incommensurables, mettent entre parenthèses — par une démarche méthodologi quement légitime — tout ce qui n’est pas le matériau de leur démonstration. Mais le contenu de cette paren 1. Comme spécialiste des problèmes posés par la traduction de la Bible, Nida peut recourir aux problèmes posés par 1.109 langues. 2. Nida, Principles of translation, p. 20. 3. Id., ibid., pp. 20-21.
212
Les problèmes théoriques de la traduction
thèse est justement plein d’intérêt pour une théorie de la traduction : dans ces « universaux sémantiques », indiqués en passant d’un trait de plume, par Hjelmslev, on retrouve évidemment la nomination des universaux cosmogoniques e t . physiologiques, déjà rencontrés. C’est le sens de cette concession liminaire de Sapir au moment même où il va insister sur la diversité profonde des mor phologies : « Le contenu latent de tout langage est le même, et c’est la connaissance intuitive engendrée par l’expérience1 ». C’est le sens de cette observation de Serrus, présentée elle aussi comme une restriction sans importance (de son point de vue) : « Nous ne nous arrê tons pas, au profit des concordances entre langues, à l’argument spécieux que l’on serait prêt à tirer des tra ductions. C’est un argument que fait valoir l’Encyclo pédie : or il ne prouve pas la correspondance des gram maires; il peut, tout au plus, établir que la totalité des langues est un vaste fait de synonymie laissant inchangé le sens des textes sous la diversité fondamentale des formes* ». C’est probablement le sens de cette remarque trop elliptique de Hjelmslev, que « les catégories séman tiques sont la plupart du temps considérées comme uni verselles® ». De telles propositions, venant d’auteurs aussi préoc cupés de démontrer, par ailleurs, les différences irréduc tibles entre les langues, sont saisissantes. Elles ne le sont pas moins chez Bloomfield, infiniment plus réaliste à cet égard, et plus nuancé, que les formulations systé matiques et simplifiées qu’on a tirées de son œuvre. Il y a pour lui des significations accessibles, malgré toutes les réserves qu’il multiplie : « Nous pouvons définir, écrit-il, la signification d’une forme linguistique avec précision, quand cette signification concerne quelque chose dont nous possédons une connaissance scientifique. Nous pouvons définir les noms des minéraux, par exemple, en termes de chimie et de minéralogie, comme lorsque nous disons que le sens ordinaire du mot anglais sel est :1 3 2 1. Sapir, Le langage, p. 203. 2. Serrus, Le parallélisme, p. 76. 3. Hjelmslev, Actes du S• C.I.L., p. 421.
«
Visions du monde
»
et traduction
213
chlorure de sodium [Na Cl]; et nous pouvons définir les noms des plantes ou des animaux par le moyen des termes techniques de botanique ou de zoologie [...] Dans la pratique, nous définissons la signification d’une forme linguistique, toutes les fois que nous le pouvons, en termes de quelque autre science1 ». Il s’agit là d’une concession immense (en ce qui concerne la quantité de formes lin guistiques qu’elle englobe) puisqu’elle englobe tout ce qui peut être dénoté par définition référentielle, c’est-àdire par une référence à quelque chose de tangible et d’appréhensible dans le monde extérieur1 3. En fait, du 2 point de vue de Bloomfield — et bien qu’il répète que jamais deux « situations » ne sont semblables quant à la totalité des éléments qui les constituent — c’est admettre qu’il y a d’énormes quantités de situations qui sont universelles en ce qu’elles comportent de significatif*. Il y a donc d’énormes quantités d’universaux sémantiques, et Bloomfield l’admet expressément : ■ La question pratique de savoir quelles choses peuvent être dites dans des langues différentes est souvent confondue avec celle des significations des mots et des catégories. Une langue emploiera une phrase là où une autre usera d’un seul mot, et là où une troisième se servira d’une forme compo sée. Une signification qui dispose d’une catégorie lin guistique pour s’exprimer dans une langue (par exemple, la pluralité des objets en anglais) peut n’apparaltre que sous l’action de stimuli pratiques limités dans une autre langue. Mais pour ce qui est de la dénotation, quoi que ce soit qui peut être dit dans une langue donnée peut sans aucun doute être dit dans une autre 4. » v in A côté des universaux linguistiques proprement dits, le langage véhicule aussi d’autres universaux, liés 1. Bloomfield, Language, pp. 139-140. 2. Bloomfleld dit : This approach to an external standard. Ibid., p. 280. 3. L'idée qu'une situation offre des caractères sémantiquement perti nents, et d'autres non, est déjà bien exprimée chez Bloomfleld (ibid., p. 141). La psychologie de la communication, sous le nom d’ universaux, considère le minimum de ceB caractères pertinents sémantiquement, de ces < inva riants » qui existent dans toutes les langues imaginables, quand quelqu'un dit arbre, ou cheval, etc... 4. Bloomfleld, Language, pp. 277-278.
214
L es problèmes théoriques de la traduction
eux aussi à la vie de l’homme en société : ce sont ceux que l’anthropologie américaine appelle les universaux de culture (dont les universaux linguistiques ne sont qu’un élément). « On a montré, disent les Aginsky, que certains aspects des cultures, incluant le langage, la technologie, la reli gion, l’éducation, le pouvoir, se rencontrent dans toutes les culturesl . • « De plus, ajoutent-ils, beaucoup de détails spécifiques de culture sont eux aussi universels : ces détails comprennent le feu, le levier, la lance, la numé ration, l’inceste, les tabous, etc...1 ». L'inventaire de ces universaux dans les cultures humaines est à peine commencé, dans un tout petit secteur de l’anthropologie, parce que l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie, comme la linguistique, ont dû se constituer d’abord comme sciences des différen ciations constatées entre les groupes humains, relati vement à leur objet d’étude. Mais il suffirait, par exemple, de réétudier le problème classique de la nomination des couleurs en liaison avec les universaux technologiques pour, en changer totalement l’éclairage ; et modifier pro fondément les conclusions qu’on en tire habituellement quant aux « visions du monde » irréductiblement diffé rentes exprimées par les systèmes différents de nomi nation des couleurs. On constate, en effet, que, dans toutes les langues étudiées de ce point de vue, une partie au moins des couleurs est nommée par référence à des technologies de teinture, de peinture, de marquage ou de coloriage, par référence au matériau d’origine, au produit colorant, au procédé, à la nuance définie par comparaison avec un objet de couleur standard. Le latin a de la sorte des termes qui nous réfèrent au miel, à l’ivoire, au buis, au lierre, à la cerise, au plumage du pigeon, à la cendre, à la poix, au myrte, à la rouille, etc... (comme nous avons, en français : bordeaux, cachou, tabac, brique, havane, etc...). Le sanscrit a de même des termes référant au curcuma, au pelage du singe, à l’or, etc... Le grec, à la violette, au poireau, à des tein-1 2 1. Aginsky, Languagt universal», p. 168. 2. Id., ibid., p. 168.
«
Visions du monde » el traduction
215
tures extraites de divers coquillages, au safran, au feu : l’hébreu, au lait, au corbeau, à des noms de pierres, ou de métaux précieux, à la chenille kermès; le canaque a de nombreux mots pour noircir (avec l’écorce de l’arbre buia, avec le champignon baru, avec le suc de l’arbre pémo, etc...1). Lévi-Strauss, à propos de la tribu brési lienne des Nambikwara, note que « le jaune et le rouge forment souvent pour eux une seule catégorie linguis tique en raison des variations de la teinture d’urucu qui, selon la qualité des graines et leur état de maturité, oscille entre le vermillon et le jaune orangé* ». Tous ces faits de nomination de couleurs (outre qu’ils perdent leur étrangeté psychologique lorsqu’ils sont examinés à la lumière des universaux technologiques) mènent à constater que les c visions du monde » qu’ils extériori seraient ne sont pas incommunicables : en référant à quelque chose de tangible dans le monde extérieur, elles permettent toujours de saisir un minimum invariant de signification dénotative, qui peut toujours être transmis de langue en langue. ix L ’existence de ces universaux de culture, dont l’origine est un problème anthropologique difficile, mène à mettre en lumière un autre phénomène connexe, et d’une importance immédiatement visible pour une théorie de la traduction : le phénomène de la convergence des cultures, impliquant la communauté de référence à une réalité culturelle, et, par conséquent, l’équivalence déno tative (une fois de plus) des dénominations, dans deB cultures différentes. Or cette convergence, souvent men tionnée rapidement par des sciences dont elle n’est pas l’objet d’étude essentiel, apparaît comme recouvrant des quantités de faits impressionnantes, dès qu’on entreprend leur dénombrement. C’est déjà l’opinion courante — et qui s’énonce tou jours comme allant de soi, ne prouvant rien, linguisti quement sans intérêt — qu’il existe une communauté de culture européenne. Le peu de crédit linguistique1 2 1. Voir Problèmes de la couleur. 2. Lévi-Strauss, Tristes tropiques.
216
L es problèmes théoriques de la traduction
actuellement de cette opinion, pourtant courante, s'expli que surtout par l’usage qu’en a fait la linguistique tra ditionnelle, laquelle passait témérairement, comme par décret, des faits linguistiques à la psychologie des peuples. Et ceci depuis Mm« de Staël et Humboldt, jusqu’à Whorf, sans soupçonner la complexité des questions qu’elle sup posait ainsi résolues. Bally est très représentatif en Europe de cette attitude sans prudence : parlant de < la conver gence des langues modernes des pays dits civilisés1 », constatant que, pour ces langues, « le nombre des symboles interchangeables de langage est devenu si considérable que l’effort de réflexion [quand il faut traduire] est pour ainsi dire nul », il aboutit à des énoncés de ce genre : c Les calques et les emprunts suffiraient à prouver l’exis tence de cette mentalité européenne *. » A l’autre extré mité de l’éventail linguistique, on trouve les énoncés de Whorf qui, tout en se défendant de vouloir établir des correspondances mécaniques entre langage et culture1 34 2 , insistent sur le fait que < la grammaire des langues euro péennes » comporte une relation « avec notre culture occidentale ou européenne ». Cette relation réciproque inclut « les larges notions d’expérience que le langage réBume sous des termes tels que substance, matière, espace, temps* », dit Whorf. « Et comme, ajoute-t-il, en ce qui concerne les traits ici comparés, il existe peu de différences entre l’anglais, le français, l’allemand, ou les autres langues européennes à l’exception possible (mais peu probable) des langues balto-slaves et non indo-européennes, j ’ai considéré ces langues en bloc, comme un seul groupe, nommé Standard Average European [européen moyen courant] (S. A. E.) 3 ». Ceci lui permet de passer de la linguistique S. A. E. à la considération, en propres termes, du « monde de pensée habituel en européen moyen cou rant* ». Contre cette précipitation psycho-linguistique, la linguistique moderne, même la plus modérée, main 1. 2. 3. 4. 6. 8.
Bally, SlylUtique, pp. 22-23. Id., ibld., pp. 51-52 et p. <8. Whorf, Language, p. 139, note 1. Id., Ibid., p. 138. Id., ibld., p. 138. Id., ibid., p. 147.
«
Visions du monde
»
et traduction
217
tient ses mises en garde. Par exemple, parlant d’un ouvrage de Malblanc qui synthétisait cette tendance à propos d'une stylistique comparée de l’allemand et du français, Vendryes concédait d’abord cette communauté cultu relle européenne : « Le progrès des relations culturelles a sans doute rapproché les langues occidentales de l’Europe au point qu’on peut souvent passer de l’une à l’autre par simple transposition de vocabulaire, en traduisant mot pour m o t1 », disait-il. Il insistait ensuite — attitude de linguiste — sur les différences entre langues euro péennes « malgré cette tendance à l’uniformisation, manifeste dans la correspondance administrative et com merciale, ou dans les bulletins d’information, etc... » 1 23 . 4 Ce malgré allait dans le sens de Malblanc, mais le dernier mot de Vendryes était qu’il est hasardeux d’en tirer des conclusions sur la psychologie des peuples, et qu’un linguiste doit s’en abstenir. Cependant cette défiance de la linguistique moderne vis-à-vis de tout mentalisme ou psychologiame a priori n’empêche pas des structuralistes américanistes, plus convaincus, de faire état de ces convergences culturelles européennes, et de leur incidence, notamment, sur la facilité relative de traduction qui en découle. Nida, par exemple, qui' pose que « les mots ne peuvent pas être compris correctement, séparés des phénomènes culturels localisés dont ils sont les symboles », pose aussi que « la plupart des traductions avec lesquelles nous sommes familiarisés ont été exécutées à l’intérieur de la famille linguistique indo-européenne et, pour la plus grande part, la culture de ce domaine linguistique est relativement homogène * ». Weinreich, étudiant les causes de l’emprunt lexical, admet que « une masse considérable de culture commune en Europe est reflétée dans le vaste corpus du vocabulaire commun à toutes les langues européennes* ». Et Vogt, à son tour, s’exprime en ces termes : « Il semble hautement improbable que les développements convergents 1. Vendryes, J., Compte rendu de Malblanc dans B.S.L., t. X L II, 1946, fasc. 2, p. 116. 2. Id., Ibid., p. 116. 3. Nida, Lingulallu and elhnologg, pp. 207 et 194. 4. W einreich, Languaget, p. 57.
218
L es problèmes théoriques de la traduction
des langues de l’Europe occidentale durant les 1 500 der nières années soient purement accidentels. Ils pourraient sans doute être expliqués comme reflétant le fait qüe les communautés européennes se sont toutes, grosso modo, développées suivant des lignes semblables, depuis les économies agraires jusqu’au capitalisme industriel moderne, si et seulement si les structures linguistiques pouvaient être mises en corrélation sans équivoque avec les structures sociales [...] Comme de telles corrélations n’ont cependant pas été jusqu’ici démontrées, les convergences doivent être dues aux contacts linguistiques incessants, au bilin guisme largement répandu, et à la diffusion des phénomènes d’interférence linguistique1 ». Un tel énoncé montre bien que si les linguistes peuvent être en désaccord quant aux causes des convergences constatées, la matérialité ni l’étendue de ces convergences elles-mêmes ne sont niées *. Or, une théorie de la traduction n’est liée qu’à cette exis tence, et à cette extension des convergences constatées, quelles qu’en soient les explications proposées. On pourrait penser néanmoins que c’est peu de fonder l’intertraductibilité. relative des langues européennes sur l’existence d’une communauté culturelle européenne. Ce serait constater seulement l’illusion d’optique linguistique qui a fait si longtemps croire à la possibilité de traduire, parce qu’on ne traduisait qu’à l’intérieur d’un domaine linguistique et culturel commun. Mais, en réalité, étant donné les démonstrations des divergences8 linguistiques profondes, même entre langues indo-européennes, le fait d’admettre — en même temps que ces divergences — la présence de convergences dues à la communauté cultu relle, est déjà un argument de poids quant à la possibilité de traduire en dépit du fait que les systèmes linguistiques sont « incommensurables ». Mais il y a plus. Cette convergence constatée pour les langues indo-européennes de l’Europe occidentale seule-1 * 3 2 1. Vogt, Compte rendu de : Welnreich... p. 373. 2. Guiraud, dans Le» caractère» tlalistiquc» du vocabulaire, cite les démons trations tirées de ce domaine : • Mademoiselle Eaton relève 700 mots com muns [quant & la signification] aux listes des 1.000 mots les plus employés, établies pour l'anglais, le français, l'espagnol et l'allemand > (Ibid., p. 60). 3. Ce sont elles qui nourrissent la • stylistique comparée • de Malblanc, de Vinay, la < typologie linguistique > d'Uümann, etc.
«
Visions du monde
»
et traduction
219
ment, d’autres linguistes (ou bien les mêmes) l’étendent bien au-delà. Depuis un siècle, au moins, force est de reconnaître qu’il n’y a plus de culture isolée. Sapir disait déjà — dans son chapitre intitulé : Comment les langues s'influencent réciproquement — qu’à cause de ce fait, * il serait difficile de citer une langue ou dialecte complètement isolés », et que « le fait serait encore plus rare parmi les peuples primitifs1 ». Les Aginsky le répètent, avec raison, car la chose cesse d'être une banalité dès qu’on la pose comme une tâche d’anthropologie culturelle ou de linguis tique à l’ordre du jour : « Depuis un certain temps les conditions des communications se sont trouvées tellement améliorées qu’il n’y a pratiquement pas de cultures isolées, ce qui permet dans le développement de l’époque moderne une diffusion de traits de culture universels * ». Lorsque Guiraud, cherchant à montrer les difficultés d’application de la méthode historique en matière de sémantique, écrit que ces difficultés s’expliquent par « les contacts [...] devenus si complexes qu’ils échappent à toute description et définition* », il constate la même chose d’une autre manière. Et c’est souligner l’un des universaux culturels les plus vastes et les plus voyants que de dire comme Benveniste : « C’est un fait que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la pensée adopte partout les mêmes démarches, en quelque langue qu’elle choisisse de décrire l’expérience. En ce sens, elle devient indépendante, non de la langue, mais des structures linguistiques particulières. La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques que le tao, le yin et le yeng : elle n’en est pas moins capable d'assimiler les concepts de la dialectique maté rialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure de la langue chinoise g fasse obstacle* ». On ne saurait mieux caractériser la science comme un outillage universel, un des universaux technologiques et culturels les plus certai nement prouvés. Un tout autre biais, celui du problème d’une langue universelle artificielle auxiliaire, conduit Martinet vers la même constatation, non seulement des1 3 2 1. 2. 3. 4;
Sapir, Le langage, p. 182. Aginsky, Language univenale, p. 168. Guiraud, Lee champs morpho-sémantiques, p. 284. Benveniste, Catégories de langue, p. 429.
220
L es problèmes théoriques de la traduction
universaux de culture en leur aspect statique, mais en leur dynamique : « Il s’agit, dit-il & propos d’une langue arti ficielle universelle auxiliaire, d’assurer les rapports linguis tiques entre des gens de même civilisation, ou qui ont atteint un degré d’évolution pratiquement identique [...] Une langue commune complète suppose un large fonds commun de civilisation [...] C’est pour cette forme de civilisation qu'on cherche aujourd’hui une langue com mune [...] El si celle langue doit être une langue mondiale, c’est que celle forme de civilisation tend aujourd'hui à être mondiale1 ». De tels points de vue montrent combien la notion de convergence des cultures, et celle d’universaux de culture ont, aujourd’hui, gagné, même en linguistique, le droit & l’existence reconnue. Rien de plus significatif à cet égard que le changement d’attitude enregistré devant les faits : lorsque Jespersen englobait l’étude de certains traits des langues, qu’on appellerait aujourd’hui des traits tendanciellement panchroniques ou des universaux linguisti ques2, dans la thèse discutable d’un progrès des langues, il recueillait le scepticisme s. Mais aujourd’hui, débarrassée de toute présupposition, l’étude des convergences linguis tiques est considérée comme un problème théorique légi time, important même. C’est le thème de l’article déjà cité de Vogt *. Martinet fonde, à deux reprises, la légitimité de cette étude en linguistique générale : en 1954, il insiste sur le fait que les dialectes naissent aussi bien par conver gence, par concentration d’une nébuleuse linguistique de patois de villages autour d’un bourg devenu centre — que par divergence. II pose nettement que « les linguistes doivent dorénavant se montrer pleinement conscients de ce fait que la divergence est seulement la moitié du tableau complet [de l’évolution linguistique], l’autre moitié étant la convergence 8 ». Il montre bien que la .1. Martinet, Langues artificielles, pp. 41-42. 2. Jespersen, Progress in language (Ch. ix). Par exemple : élimination des phonèmes dlfllciles, disparition graduelle des accents musicaux, raccour cissement des signes, syntaxe à ordre libre, élimination des types ilexlonnels, réduction du nombre des Irrégularités, etc... 3. Cf. Vendryes, Le langage, pp. 405, 409 et ss. 4. Vogt, Compte rendu de : Weinrelch, pp. 373-374. 5. Martinet, Dialeel, pp. 10-11.
«
V isions du monde
»
el traduction
221
convergence linguistique est liée, comme la divergence, à une donnée fondamentale de l’acte de communication : la nécessité d’intercompréhension. Cette nécessité, sensible dans l’évolution linguistique au niveau du dialecte, ne cesse pas par décret au niveau des grandes langues et des grandes cultures. On pourrait presque dire : au contraire. « Le contact [des langues] engendre l’imitation, et l’imitation engendre la convergence linguistique, écrit Martinet en 1956. La divergence linguistique résulte de la sécession, de l’éloignement, de la perte de contact [entre communautés linguistiques]. En dépit des efforts de quelques rares grands linguistes, comme Hugo Schuchhardt, la recherche linguis tique a jusqu’ici favorisé l’étude de la divergence aux dépens de la convergence. Il est temps que le juste équi libre soit rétabli. La convergence linguistique doit être observée et étudiée dans tous les domaines et pour toutes les époques 1..> ». Martinet, certes, parle ainsi pensant aux dialectes, et aux langues considérées une à une, ou plutôt deux à deux. Toutefois, ce n’est pas extrapoler, ni déformer sa thèse que de vouloir aussi lui donner sa signification la plus générale, en donnant aux faits de convergence (culturels aussi bien que linguistiques) leur signification la plus générale aussi. Les effets de cette convergence des cultures (dont la convergence linguistique est un reflet partiel) ont été de plus en plus signalés par les ethnologues, dont LéviStrauss a résumé le drame en termes parlants : Voici « le cercle infranchissable, écrit-il : moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, et moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité [des cultures]. En fin de compte, je suis prisonnier d’une alternative : tantôt voya geur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque tout lui échappait, pire encore, inspirait raillerie et dégoût, tantôt voyageur moderne courant après les vestiges d’une réalité disparue *. » Il paraîtra peut-être littéraire, mais ce ne l’est pas, de résumer cette accélération de la convergence des cultures 1. Martinet, Préface, dans : Welnreich : Languages in contact, p. vin. 2. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 33.
222
L es problèmes théoriques de la traduction
par une page de Teilhard de Chardin. Cette « planétisation > de l’espèce humaine, cette « noosphère » qui paraît encore aujourd’hui science-fiction philosophique, magie de savant visionnaire un peu trop poète, demain sera le chapitre introductif, presque banal, de tous les traités : c Depuis longtemps, sans doute, le groupe humain a réussi à couvrir la face de la Terre, et depuis longtemps aussi, cette ubiquité zoologique tend à se muer en totalité organique. Mais n’est-il pas évident qu’aujourd’hui seulement la transfor mation parvient à son point de maturité? Suivons, au long de l’histoire, les grandes étapes de cette agrégation. D’abord, s’élevant de la nuit des temps, une poussière de groupes chasseurs, disséminés un peu partout sur l’Ancien Monde. Puis, il y a environ quinze mille ans, une autre poussière (déjà bien plus grosse et plus distincte), celle des groupes agriculteurs, fixés en quelque vallée heureuse, centre de vie sociale, où l’ Homme, enfin stabilisé, achève de développer la force expansive qui lui permettra d’envahir le Nouveau Monde. Puis, il y a sept ou huit mille ans, apparition des premières civilisations couvrant chacune de larges morceaux de continents. Puis de véritables empires. Et ainsi de suite, par taches humaines de plus en plus larges, se rejoignant sur les bords, s’absorbant souvent pour se segmenter ensuite, mais bientôt après se reformer en taches plus larges encore. Ceci posé, de cet établissement, et de cette prise irrésis tible, ne voyons-nous pas, sous nos yeux, se réaliser les ultimes efforts? Sur la carte des peuples, les derniers « blancs » ont disparu. Tout est maintenant au contact, et combien serré 11... » x Tel est le vaste ensemble de raisons pour lesquelles on peut parler d’universaux de langage : cosmologie, biologie, physiologie, psychologie, sociologie, anthropo logie culturelle et linguistique elle-même contribuent à dresser ce vaste inventaire de traits communs, grâce auxquels le nombre des références et des dénotations communes permet le passage de toute langue en toute langue, pour de très vastes secteurs de l’expérience humaine, 1. Teilhard de Chardin, L’avenir de l’homme, pp. 222-223.
«
V isions du monde » et traduction
223
qui vont s’élargissant. Les Aginsky ont raison, « l’inven taire complet ne pourra être fait que par une recherche inter-langues d’une ampleur considérable1 ». Mais, en même temps, peuvent-ils affirmer déjà : « les universaux sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le suppose * ». Une fois reconsidérées attentivement toutes les différen ciations entre systèmes linguistiques si souvent décrites, on peut conclure avec eux : « Nous insistons seulement sur ce fait qu’en regard de toutes ces différences, il reste néanmoins une masse importante et impossible à éviter dç traits universels communs [à toutes les langues] et de similitudes qui méritent l’étude la plus attentive *. » Et si l’on accepte cette conclusion mesurée, fondée sur des faits et des analyses difficilement récusables, il faut conclure aussi que la traduction de toute langue en toute langue est au moins possible dans le domaine des univer saux : première brèche dans un solipsisme linguistique absolu.1 3 2
1. Aginsky, Language universals, p. 170. 2. Id., ibid., p. 171. 3. Id., ibid., p. 171.
CINQUIÈME
PARTIE
Civilisations multiples et traduction
CHAPITRE (
,
»
’ :'
XIII
,(■ *
U ethnographie est une traduction
i II a fallu jusqu’ici centrer la discussion sur les rela tions de fait entre linguistique et traduction ; puis sur les apports de la linguistique moderne à la solution des pro blèmes de la traduction. Cette insistance a été nécessaire parce que ces apports dans beaucoup de travaux n’avaient jamais été rassemblés, ni discutés, ni synthétisés du point de vue de la traduction. Ce qu’on s’est proposé jusqu’ici, c’était donc de fonder ce droit, qu’a la traduction, de figu rer comme problème linguistique notable, dans un traité de linguistique générale. Cette tâche, dans la mesure où elle a été accomplie, a justifié contre certains traducteurs dont le porte-parole est Cary, le droit qu’a la linguistique de considérer la traduction comme un problème de son ressort. Mais ce serait commettre l’erreur inverse de celle qui vient d’être longuement combattue, que de vouloir enfer mer la traduction, ses problèmes et ses solutions, dans les frontières de la linguistique — et surtout dans les frontières de la région centrale de la linguistique : la linguistique descriptive moderne, la linguistique structurale. il Prétendre — puisque chaque langue est décrite comme un système algébrique de relations et de corréla tions formelles — que la traduction peut être réduite à des problèmes de conversions algébriques formelles, au passage mécanique des formules linguistiques d’un système (le russe, par exemple), aux formules linguistiques d’un autre système (le français), c’est une vue partielle qu’on prend pour une vue totale. Et cette erreur découle en grande
228
L es problèmes théoriques de la traduction
partie d’un emploi métaphorique de l’expression système [algébrique], inconsciemment prise au sens propre. Il est bien vrai que par toute sa partie totalement réductible en système — la morphologie et la' syntaxe — chaque langue est une espèce d’algèbre. Mais il est non moins vrai, nous l’avons vu, que toute une autre partie de la langue — le lexique — a résisté jusqu’ici à ce traitement. Et par conséquent, laissant de côté la question théorique d’une possibilité de réduire ultérieurement le lexique à un ensem ble de structures formelles rigoureuses, nous pouvons considérer, ici et maintenant, qu’une théorie de la tra duction doit se passer par force de cet instrument — la structuration formelle de tout un lexique — non encore inventé, ou découvert. Les mathématiciens eux-mêmes d’ailleurs suggèrent que cette limite posée à l’emploi de l’expression système algé brique (appliquée aux langues) est peut-être de nature logique. En effet, qu’il s’agisse d’un théoricien classique comme Bouligand, ou d’un carnapien comme Bar-Hillel, ils insistent sur ce fait que la mathématique formelle, en tant que système de relations formelles, est une espèce de modèle vide, qui n’acquiert sa pleine validité que s’il est vérifié dans un monde de significations. Toute algèbre ne devient utilisable que finalement confrontée à ce monde des significations, qui est le monde des vérifications —- dans lequel on affecte, aux signes et symboles algébriques, des valeurs arithmétiques (numériques) qui les éprouvent. « On ne saurait, dit Bouligand, tirer de la mathématique elle-même une preuve de la cohérence de cette science envisagée globalement [...]. Les conclusions doivent être finalement confrontées avec les faits qui ont suscité la théorie1. » Et aussi : « la sérénité du travail mathématique ne peut [...] se fonder que sur des justifications d’ordre extérieur* ». A ces formules nettes, mais qu’on peut trouver trop générales (elles sont les conclusions de tout un traité), Bar-Hillel offre l’illustration d’une analyse logique de détail, à propos du langage scientifique, celui de la physique 1. Bouligand, G. et Desbats, J., La mathématique et ton unité, Paris, Payot, 1947, pp. 297-298. 2. Id., ibid., p. 297.
Civilisations multiples et traduction
229
étant pris comme exemple. Il insiste sur le fait que les modèles mathématiques (il les appelle un « sub-langage théorique ») qui décrivent abstraitement les phénomènes de la physique doivent être assortis de certaines règles de correspondance avec la réalité physique concrète, à propos desquelles il écrit ces lignes remarquables : « La théorie par elle-même, sans [ces] règles de correspondance, est un calcul non inlerprélé. Ses termes et ses phrases sont, jusque-là, privés de signification1, et le sub-langage théorique, jusque-là, est inutilisable comme moyen de communication. Avec l’adjonction des règles de corres pondance, les termes théoriques sont interprétés, les phrases théoriques acquièrent une signification, le langage théorique tout entier devient moyen de communica tion 1 ». Le caractère vide de ces grands modèles mathématiques abstraits se trouve illustré par la mise en évidence de systèmes isomorphes8, c’est-à-dire de modèles mathéma tiquement polyvalents. C’est ainsi, dit Mandelbrot, que les équations de la thermodynamique (le schéma mathéma tique de ces lois physiques) fournissent un modèle pure ment formel qui convient au traitement mathématique de la statistique linguistique, de l’économétrie, de la théorie des grands systèmes de neurones, des grands automates, des jeux de stratégie complexe, des théories sur la population, des problèmes de taxonomie 1 4*. On ne 3 2 1. L’inondation de Bar-Hillel est sans doute excessive. Les < phrases mathématiques • ne sont pas privées de toute signification. Leur nature formelle, c ’est-à-dire leur abstraction par rapport au concret (leur générali sation du concret) garde une certaine valeur de signification partielle : elles signifient des relations à des niveaux d’abstraction qui peuvent être très différents : i R j , relation logique (2 est en relation avec y) est plUB abstrait que 2 + y, 2 — y, x = y, x.y, 2 > y, 2 < y, relations algébriques sémantiquement concrètes. Le plan de construction d’un pont, sans aucune indication d'échelle, et sans aucune cote, signifierait l’idée abstraite d'un oertain type de pont : une seule cote, cependant, la plus quelconque, per mettrait de recalculer tout le pont de proche en proche, de lui donner sa signification concrète complète (longueur, largeur, hauteur, etc...). Le pont, sans échelle ni cote, est la figure d’un calcul non interprilt; la cote unique Introduit à elle seule toutes les règles de correspondances avec la réalité. 2. Bar-Hillel, Tkree remarks, p. 331. 3. Blanché, L'axiomalique, Paris P.U.F., 1955, pp. 37-39. 4. Mandelbrot, Logique, langage et théorie de la communication, Paris, P.U.F., 1957, pp. 7 et ss.
230
L es problèmes théoriques de la traduction
saurait mieux marquer, que ces mathématiciens ne font, le côté par où les systèmes mathématiques formels méritent de se voir appliquer le dicton que Wittgenstein applique au langage : ils n’ont pas de signification [complète], ils n’ont que des usages — et c’est bien d’eux qu’il faut dire : don't look for the meaning, look for lhe use, ne cherchez pas leur signification, cherchez leur usage. Et le seul usage qu’on peut en faire, c’est de remplir leurs formes vides au moyen de règles de correspondance, avec des valeurs, ici arithmétiques et physiques, nombres, dis tances, vitesses, masses, etc..., ce qui les rend (pleinement) signifiantes. m Le parallèle avec la linguistique à cet égard n’est ni artificiel, ni superficiel. En effet, la linguistique descrip tive moderne (la structurale, la distributionnelle) obtient, ou pourrait obtenir, des formules vides, morphologiques et syntaxiques, de ce même type : on peut dire qu’elles reflètent la structure des langues comme des calculs non interprétés. Mais elles ne deviennent signifiantes que lors qu’on leur adjoint des valeurs concrètes qui les rattachent au monde de l’expérience non-linguistique : la sémantique (ou plutôt le lexique) est à la linguistique descriptive formelle, ce que l’arithmétique est à l’algèbre. Et la preuve que ces deux lectures linguistiques sont séparément possibles — celles des structures formelles non-interprélées, celles des structures formelles inter prétées par addition de valeurs sémantiques (la lecture algébrique, et la lecture arithmétique des formules) cette preuve est facile à fournir. Un premier exemple est donné par les langues encore insuffisamment déchiffrées. Ainsi on peut actuellement lire en palaïte des énoncés qui matérialisent, une fois transcrits et traduits, cette « demi-lecture » d’une langue : « Les kuwanis, dans le taJiura qu’ils soient en... ; les warlahis, dans le kuwàlima, qu’ils soient en ..., — toi, tâzzu (imp. sg. 2) les ittinanla; toi, tâzu les kartinanta!1 ». Un second exemple est donné par l’expérience courante, 1. Voir Kammenhuber, A, Esquisse de grammaire palatte, dans B.S.L., t. LIV (1655), lasc. I, p. 43. Autres exemples typiques, pp. 43-44.
Civilisations multiples el traduction
231
dans les langues étrangères au stade où l’on en connaît pratiquement le système morphologique et syntaxique complet, mais insuffisamment le vocabulaire. Un troisième exemple est apporté par les argots (« Lourde ta bafouille, tu m’enboucanes à jaspiner comme un cave »). Un quatrième exemple est fourni d’une manière qu’on pourrait appeler chimiquement pure par un jeu litté raire dont le modèle parfait doit être Henri Michaux : « Il l’emparouille et l’endosque contre terre; il le rague et le roupète jusqu’à son drâle; il le pratèle et le libuque et lui barufle les ouillais; il le tocarde et marmine, le manage râpe à ri et ripe à ra, enfin il l’écorcobalisse1 >. Un dernier exemple enfin, de ce double sens que peut prendre l’expression « Je sais le français », nous est donné brutalement par tous les énoncés apparemment moins étranges que nous reconnaissons pour être du français, dont nous lisons la structure formelle *, mais que nous ne com prenons pas faute de posséder les valeurs sémantiques qui les rendraient (pleinement) signifiants *. Soit quand un Neuchâtelois dit : « Les cantiques qui n’ont pas de fourre n’osent pas sortir des rangs », soit quand un phy sicien dit que « la famille F est formée par tous les inter valles de l’extension en phase G qui sont issus de pavés à extrémités rationnelles des espaces d'observation des diverses grandeurs observables *. » iv On pourra penser que tout ce qui précède est la démonstration trop laborieuse d’un truisme linguis tique, d’une vérité de fait universellement admise, au1 4 3 2 1. Michaux, Le Grand Combat, dans l'Espace du dedaru, Gallimard, 1944, p. 16. C.C. FrieB a longuement analysé ce procédé sur les exemples de < Jabberwocky verses > d’Alice au paye de» merveille», et précisément pour Illustrer la notion de a signification structurale > qu'on rejoint Ici par le biais de celle de a calcul non-interprété ■ (Voir : The tlruclure of Englith, pp. 70-72). 2. Voir les pages où C. C. Fries aboutit à poser catégoriquement qu’en linguistique il y a deux sortes de significations, les a lexicales > et les a struc turales a [The structure of English, p. 66). 3. Le langage enfantin fournirait aussi de bonnes démonstrations de cette dissociation nette entre acquisition des significations structurales et des significations lexicales, de même que la •grammaire des fautes a. 4. P. Destouches-Février, La structure de* théorie» physiques, P.U.F., 1951, p. 11,
232
L es problèmes théoriques de la traduction
moins depuis Saussure1. Mais ce truisme, apparemment improductif en linguistique, est une vérité productive dans une théorie de la traduction. Il suggère à son tour — comme la tendance des structuralistes & retrancher la sémantique de la linguistique formelle proprement dite; comme la résistance du lexique à se laisser structurer sur le plan purement linguistique ; comme la persévérance des logiciens et logisticienB à mettre une coupure pro fonde dans leurs « langues • axiomatiques, entre syntaxe et sémantique — il suggère à son tour, donc, que le système de communication constitué par le langage pourrait bien être, en fait, la combinaison de deux familles au moins de systèmes sémiologiques d’espèce ou de nature différente : la famille des systèmes constitués par la phonologie, la morphologie et la syntaxe, d’une part, aisément forma lisés aujourd’hui — et le système « sémantique » formé par le lexique, système dont l’obscurité structurelle n’a pas été percée jusqu’ici, si structure il y a. La traduction, qui est une série d’opérations dont les matériaux initiaux et les produits finaux sont des signi fications, peut bien dans des opérations intermédiaires avoir recours à la linguistique formelle; mais elle ne peut pas demeurer dans ce domaine de l’algèbre linguis tique, du calcul non interprété — finalement, toujours, elle doit rentrer dans le domaine du calcul interprété, de l’arithmétique linguistique, assigner — c ’est-à-dire — des valeurs sémantiques concrètes aux formules vides : rentrer dans le monde des significations. Comme activité pratique, la traduction ne peut donc pas se contenter de cette position méthodologique, inattaquable scienti fiquement, de la linguistique moderne : attendre, pour les utiliser, que les lois de la structuration sémantique soient découvertes. v
Sur ce point, la linguistique américaine propose
1. Encore que cette division entre ■ l'algèbre « et • l'arithmétique ■ du langage ne coïncide pas exactement avec la division eaussurienne de la langue et de la parole. C'est une division qui passe entre phonologie-morphologle-syntaxe d'une part, et lexique de l’autre; tandis que la division saussurienne passe entre phonologie, morpholàgie, syntaxe et sémantique consi dérées comme systèmes abstraits d’ une part, et leur actualisation concrète dans un discours donné, d'autre part.
Civilisations multiples et traduction
233
une première solution du problème qu’elle fut la première à poser. Critiquant la notion traditionnelle de sens [meaning], et niant — depuis Bloomfield jusqu’à Z. S. Harris — toute possibilité d’accéder totalement aux significa tions, la linguistique américaine aboutissait à retrancher la sémantique de son domaine. C’est aussi cette opé ration qu’ont reflétée les termes qui définissent cette conception de la linguistique : linguistique descriptive, linguistique formelle, linguistique structurale, linguis tique distributionnelle, linguistique interne. Mais si l’on exclut de cette linguistique « interne » toute référence aux significations, c’est-à-dire à la sémantique, il faut réintroduire celle-ci sur un autre point du domaine de la linguistique générale, créer de nouvelles divisions dans ce domaine, ou lui annexer de nouvelles provinces. Cette étude des significations, que la linguistique interne écarte, s’est donc vue confiée à des spécialités neuves (ou vieilles, mais rebaptisées) de la linguistique générale : la psy chologie du « comportement significateur », la psycho linguistique; et surtout, la socio-linguistique, l’ethno linguistique, et même la « méta-linguistique ». Si l’on appelle ethnographie la-description complète de la culture totale d’une communauté donnée, et si l ’on appelle cultures l’ensemble des activités et des institutions par où cette communauté se manifeste (technologies, structure et vie sociale, organisation du système des connaissances, droit, religion, morale, activités esthétiques1), on peut souscrire à cette définition (que Trager a donné de sa « métalinguistique ») : < Les relations entre le langage et chacun des autres systèmes culturels contiendront toutes les significations des formes linguistiques et cons titueront la métalinguistique de cette culture* ». On peut critiquer ce terme de métalinguistique, et — comme nous l’avons vu à propos surtout de Whorf — l’idée que la « métalinguistique » américaine se fait des rap ports (d’analogie, de parenté, de causalité même) entre systèmes culturels et système linguistique; mais la lin guistique américaine a raison sur un point, le point de 1. Dana cette acception, le terme ethnographie correspond à la descrip tion de ce qui a été nommé civilisations dans le ch. v ci-dessua. 2. Trager, The field oj lingaistics, S. I. L., Occasional papers, n° 1, 1949.
234
L es problèmes théoriques de la traduction
départ : le contenu de la sémantique d’une langue, c’est l’ethnographie de la communauté qui parle cette langue. Et ce nouveau truisme apparemment improductif en linguistique est, lui aussi, productif dans une théorie de la traduction, parce qu’il ouvre une voie d’accès, très mal explorée juBqu’ici, vers les significations. vi Quand on dit que, sur ce point, la linguistique américaine a raison, on veut souligner simplement que sa démarche méthodologique et ses excès mêmes abou tissent à la formulation la plus claire et la plus scienti fique. Mais on peut dire aussi qu’empiriquement cette idée a été connue de tout temps. C’est la vieille idée des traducteurs gréco-latins, que pour traduire le sens, il ne suffit pas de connaître les mots, mais qu’il faut aussi connaître les choses dont parle le texte; la vieille idée d’Étienne Dolet, qui réclamait du traducteur non seulement la connaissance de la langue étrangère, mais celle du « sens et matière » de l’ouvrage à traduire. C’est l’idée — partiellement juste, on le voit — qui pousse Edmond Cary à soutenir que la traduction n’est pas une opération linguistique (alors qu’il aurait raison s’il disait : n’est pas une opération seulement linguistique); mais qu’elle est une opération sur des faits liés à tout un contexte culturel (il aurait donc plus raison de dire : une opération sur des faits à la fois linguistiques et cultu rels, mais dont le point de départ et le point d’arrivée sont toujours linguistiques). C’est l’idée, brillamment exprimée par Paulo R ônai1, que si l’on a un manuel de géologie hongrois à traduire en portugais, il est impor tant de savoir le hongrois (et aussi le portugais), mais au moins autant la géologie. Cette bipartition tout empirique et spontanée que les traducteurs expérimentés ont toujours signalée1 2 (et qui
1. Rônai, Escola de iradulores, Rio de Janeiro, Livraria Sâo José, 2 ' éd. 1956, p. 84. 2. Voir Herbert, Jean, Manuel de l'interprète, où l’auteur explique que comprendre, pour un interprète, signille t connaître 6 fond la langue à partir de laquelle U traduit « (p. 14), < avoir un contact aussi intime que possible avec la culture du pays dont provient l’orateur • (p. 15); puis connaître le
Civilisalions multiples el traduction
235
illustre, elle aussi, l’opposition profonde entre linguis tique formelle et sémantique), des linguistes également l’ont bien observée, clairement énoncée et décrite. « Sup posons, dit Bréal, que pour connaître les magistratures romaines, nous n’ayons que l’étymologie mais non l’his toire de termes comme consules (ceux qui siègent ensemble), praetor (celui qui marche en avant), tribunus (l’homme de la tribu), etc..., nous lirions les textes latins qui parlent de ces termes, mais nous ne les comprendrions pas1 ». Dire cela, c’est dire que « comprendre le latin » signifie deux choses distinctes, mais toujours confondues : savoir la langue latine, et connaître l’histoire — c’est-à-dire « l’ethnographie » telle qu’on l’a définie ci-dessus — du monde latin. « En même temps que l’histoire explique ces mots, dit aussi Bréal, elle y fait entrer une quantité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées * ». Meillet a redit la même chose avec la même netteté : « Tout vocabulaire exprime une civilisation. Si l’on a, dans une large mesure, une idée précise du vocabulaire français, c ’est qu’on est informé sur l’histoire de la civi lisation en France3 ». Mais cette espèce d’observations, pour importante qu’elle soit en elle-même, n’a jamais eu sous la plume de ces linguistes la dimension théorique qu’elle mérite; il s’agit toujours d’une observation marginale, occa sionnelle, elle n’est jamais mise au centre d’un exposé; jamais énoncée Comme une des vérités cardinales de la sémantique générale *. Le caractère incident de ces obser vations reflète un fait propre à la culture européenne : depuis plus de deux millénaires, elle est un type de culture ouverte à la fois sur l’espace (voyages, relations de voyages, explorations, colonisations, sciences géographiques) et sur ■ujet traité, non seulement par les rapports et mémoires qui doivent être discutés durant la session, mais par les documents antérieurs, et même des ouvrages de fond (p. 2). 1. Bréal, Sémantique, p. 113. 2. Ib., ibid., p. 115. 3. Meillet, A., Linguistique historique el linguistique générale, t. II, p. 145. 4. Même chez Vinay et Darbelnet, dont l'ouvrage est une < méthode de traduction >, la disproportion reste visible entre l'ensemble du livre, et son ch. vii (de neuf pages.), qui considère rapidement ■l'Incidence •de ces faits mélallngulstlques [...] Bur la traduction (Stylistique comparée, pp. 258-266, •t notamment p. 265).
236
L es problèmes théoriques de la traduction
le temps (sciences historiques). De ce fait, la culture européenne a depuis longtemps conçu, constitué, déve loppé toutes les branches de l’ethnographie, elle y a depuis longtemps recouru, mais sans se le dire. Le tra ducteur européen se sert sans cesse, au cours de son tra vail, de la ressource ethnographique, mais il l’a puisée empiriquement, inconsciemment, au hasard (même s’il exploite et cherche méthodiquement à accroître ce hasard), dans ses études ou lectures géographiques, économiques, sociologiques, historiques, dans des récits de voyage, des mémoires, des romans exotiques, toutes sortes d’iïnages, de photos, de films. Supposons un traducteur français qui travaille soit sur le domaine russe, soit sur le domaine japonais, soit sur le domaine brésilien : cette expérience multiple, inorganique, inégale, hasardeuse,' qu’il possède en fait, de l’ethnographie soit russe, soit japonaise, soit brésilienne, lui masque le fait théorique, qu’il faudrait énoncer ainsi, et qu’on peut énoncer ainsi : « pour tra duire une langue étrangère, il faut remplir deux condi tions, dont chacune est nécessaire, et dont aucune en soi n’est suffisante : étudier la langue étrangère; étudier (systématiquement) l’ethnographie de la communauté dont cette langue est l’expression ». Nulle traduction n’est totalement adéquate si cette double condition n’est pas satisfaite. L ’ignorance de cette double condition — mieux, de ces deux conditions égales en dignité théorique — se reflète aussi dans ce fait que l’on appelle indistinctement fautes de traduction les fautes qui ressortissent à l’insuffi sante connaissance de la langue étrangère, et celles qui ressortissent à l’ignorance de la civilisation dont cette langue est l’expression; dans le fait même qu’on reproche au traducteur qui commet ces dernières d’ignorer la < langue » qu’il traduit. Un autre fait marque également combien peu la connais sance distincte de la civilisation étrangère est aperçue comme une des deux conditions de base de la traduction : c ’est la manière dont est définie l’étude de cette civi lisation étrangère dans les Instructions officielles et dans les Programmes de l’enseignement des langues vivantes. En effet, l’acquisition de ces éléments de civilisation
Civilisations multiple» et traduction
237
étrangère est toujours présentée comme un complément ou comme un supplément, distinct de l’étude de la langue elle-même, destiné à « contribuer à l’enrichissement inté rieur » des élèves, et non pas indispensable à l’enrichis sement de leur possession de la langue étrangère1. vu Ces analyses, de positions européennes courantes, marquent par contraste la force théorique de la formu lation américaine. Car, au contraire de ce qu’on vient de voir, c’est tout un courant dominant de la linguis tique américaine (sinon celle-ci tout entière) qui souscrit en fait à cet énoncé de Nida comme à un principe fonda mental : « Les mots ne peuvent pas être compris correc tement, séparés des phénomènes culturels localisés dont ils sont les symboles8 >. Et ce n’est pas un principe empirique, la codification d’une expérience pratique dont le succès soit purement d’ordre statistique : c’est un principe d’ordre véritable ment théorique, lié à l’analyse de la nature des choses elle-même. En effet, dire que l’accès aux significations véhiculées par une langue est possible par deux voies complémentaires, celle de la linguistique et celle de l’ethno graphie, c’est généraliser au niveau d’une langue tout entière des théorèmes linguistiques ou logiques déjà soli dement établis au niveau des analyses de détail : a) C’est généraliser les analyses sur l’acquisition des significations chez les unilingues : par la double voie de la « situation », et de l’explication ou définition lin guistique. Analyses résumées par Jespersen, déjà cité : ■ L ’enfant a un autre avantage inestimable dans l’appren tissage de sa langue première; il entend le langage dans toute» les situations possibles, et dans de telles conditions que langage et situation correspondent toujours exac tement l’une à l’autre et s’illustrent mutuellement l’une par l’autre8 ».1 3 2 1. Voir les Imtruclian» générale» peur renseignement de» langue» vivante* gu 1** décembre 1950. Celles de 1937 étalent plus explicites encore à oet égard. Empiriquement, les manuels de langues vivantes corrigent cette lacune théorique en multipliant les Tom in England. 2. Nida, Llnguitlie» and ethnology, p. 207. 3. Jespersen, Language, p. 142.
238
L es problèmes théoriques de la traduction
b) C’est généraliser la thèse de Bloomfield sur la défi nition scientifique (exhaustive, idéale, jamais atteinte) de la meaning. Si la signification d’une forme linguis tique est bien, comme l’a dit Bloomfield, la situation dans laquelle le locuteur l’énonce et la réponse [compor tementale] qu’elle tire de l’auditeur, il s’ensuit que (surtout dans les cas où l’explication ni la définition linguistiques de l’énoncé ne semblent livrer totalement le sens) il reste toujours une voie d’accès vers l'exploration de ce sens total. Ce sera — pour le linguiste et pour le tra ducteur — d’aller collecter, d’aller vivre sur place les situations 1 qu’il a besoin de comprendre plus pleinement. Ce sera de se faire ethnographe (et c’est ce rôle, mal défini théoriquement, que jouent « les séjours à l’étran ger » tant prônés unilatéralement « pour acquérir une bonne prononciation »). c) C’est généraliser enfin (à toute une langue) la thèse des logiciens modernes qui distinguent soigneusement deux grandes classes de définitions : celle où le signe est expliqué par le recours à la chose qu’il dénote (la « this-descriplion », la « définition déictique », la « défini tion référentielle », la « signification ostensive » de Kotarbinska, la « désignation », la signification par « indica tion » de Russell etc...) ; puis celle où le signe est expliqué par le recours à d’autres signes du même système (« défi nition sémantique » de Sôrensen, « définition linguis tique » de la plupart des logiciens, « signification » de Morris, etc...). Là encore on peut dire que si l’étude d’une langue étrangère permet d’acquérir les définitions lin guistiques des énoncés, seule l’étude des définitions référentielles permet de lever toutes les incertitudes, d’éviter toutes les équivoques, de combler toutes les lacunes. Or, il n’y a pas moyen de décrire et de nommer la totalité des définitions référentielles concernant une1 1. Bréal avait bien senti le rôle que l'histoire Joue par rapport à la phi lologie — fournir au moins des descriptions de situations, quand on ne peut plus recourir aux situations elles-mêmes, rôle parallèle è celui de l'ethno graphie par rapport à la langue — lorsqu’il disait comme on vient de le lire : « En même temps que l'histoire explique les mots, elle y fait entrer une quantité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées. • Elle ajoute les situations historiques.
Civilisations multiples et traduction
239
communauté donnée autrement que par Vethnographie de cette communauté. Aller chercher toutes les définir tions référentielles de la langue d’une communauté donnée sur place, pour comprendre et traduire le plus pleinement possible le sens des énoncés dans cette langue, c’est se faire ethnographe. Et tout traducteur qui, de mille maniè res empiriques, ne s’est pas fait aussi l’ethnographe de la communauté dont il traduit la langue, est un traduc teur incomplet. vin Si l’on admet que, pour des raisons méthodo logiques et théoriques à la fois, cette distinction des deux voies d’accès aux significations — la voie ethno graphique et la voie linguistique — est une distinction pleinement fondée en droit comme en fait, on peut aller plus loin. En effet, lorsqu’on a recensé tous leB obstacles opposés & la traduction par la différence des « visions du monde > et des « civilisations », on s’est maintenu sur le plan d’une seule voie d’accès aux significations, la voie linguistique. La possibilité d’accéder aux significations d’une autre « vision du monde » que la nôtre, d’une autre * civilisa tion » que la nôtre, par la voie « ethnographique », n’a jamais été explorée par les linguistes1. On peut la contes ter, mais il faut admettre alors qu’on situe le débat sur un autre terrain, dans un autre domaine. Nier qu’on puisse accéder aux significations par la voie « ethnogra phique », il faut s’en rendre clairement compte, c’ est nier la réalité et l’efficacité du processus par lequel un petit enfant (in-fans) accède à la communication par acquisition de sa langue première. C’est nier qu’aucune langue étrangère ait jamais été apprise, ni comprise. C’est même affirmer que dans le cerveau du même indi vidu qui parle deux langues, il y a deux consciences qui ne communiquent pas. C’est un problème sérieux, mais il faut l’appeler par son nom, le traiter à sa place.1 1. Elle l'a été par les ethnographes et les ethnologues; c’est le problème central de leur discipline. Et c'est toute l’histoire et tous les résultats de l'ethnologie qui répondent à la question de savoir si l’ on peut accéder aux significations d’une communauté donnée par la vole de l’exploration vécue des situations.
240
L es problèmes théoriques de la traduction
C’est le problème de la réalité de la communication inter personnelle unilingue, très différent de celui de la possi bilité de traduire — et qui a été examinée dans un cha pitre précédent. Mais la thèse d’une voie d’accès « ethnographique » aux significations offre encore, avant d’être quittée, la preuve de sa validité sur un point particulièrement sen sible : elle explique pourquoi, malgré tant d’obstacles, les langues du vieux domaine indo-européen donnent matériellement l’impression de vaincre finalement toujours le mur des langues les plus éloignées de leur structure, et des civilisations les plus étrangères à la leur. Ce n’est pas par hasard que la formulation la plus claire de ce fait soit donnée par Nida, dont on ne sait jamais (comme avec bien d’autres Américains), s’il est un linguiste nourri d’ethnographie, ou un ethnographe nourri de linguis tique : c La plupart des traductions, dit-il, qui impli quaient des données provenant de cultures très différentes, ont été des traductions de langues représentant des cultures simples vers des langues représentant des cultures complexes, par exemple : des traductions de données folkloriques du zuni en anglais. Les cultures complexes ont tant d’équivalents de comportement, et ont acquis une telle connaissance des équivalents en d’autres cultures, que le travail de traduction n’est pas aussi compliqué, et que le traducteur n'est pas aussi conscient des traits de culture [dont la connaissance est ] impliquée dans sa traduction1 ». Cette observation remarquable explique pourquoi, toutes les conditions linguistiques étant égales d’ailleurs, un problème donné de traduction n’est pas le même entre deux langues dans les deux sens. S’il s’agit de traduire l’expression « jugement de divorce », le pro blème n’est pas le même dans le sens totonaque-anglais, par exemple, que dans le sens anglais-totonaque. Non parce que les langues indo-européennes auraient des vertus traductionnelles particulières, ou bien les langues amérindiennes des subtilités inextricables — mais pour la raison donnée par Nida : le problème n’est pas d’ordre linguistique, il est d’ordre ethnographique — l’anglais 1. Nida, Linguitlict and elhnographg, p. 194.
Civilisations multiples el traduction
241
ayant l’expérience de beaucoup de cultures différentes de la sienne, le totonaque non. * On. a dit parfois que la société occidentale était la seule à avoir produit des ethnographes1 », écrit Lévi-Strauss : autant que les lin guistes, ils ont fondé les possibilités d’une vraie théorie et d’une vraie pratique scientifique de la traduction.
1. Lévi-Strauss,
Triste» tropique»,
p. 420.
CHAPITRE
XIV
La philologie est une traduction
i L ’ethnographie s’est donc, ainsi qu’on vient de le voir au chapitre précédent, révélée comme un moyen (relativement mais vraiment efficace) de pénétrer les « visions du monde » et les « civilisation » des communautés différentes de' la nôtre. Mais il reste un cas où le recours à l’ethnographie comme moyen d’accès aux significations s’avère impossible : c’est celui des textes exprimant des « visions du monde » et des « civilisations » qui n’existent plus. La solution, connue en tant que telle dans la civilisa tion occidentale depuis un demi-millénaire, est le recours à l’histoire comme description ethnographique du passé, et particulièrement comme exploration ethnographique qu’une civilisation conduit elle-même sur son propre passé. C’est à cette solution que pensaient Bréal et Meillet, beaucoup plus qu’à l’ethnographie, quand ils distinguaient, dans la compréhension d’un texte, la connaissance de la langue, et la connaissance de la civilisation dont cette langue est le véhicule. Cette solution, bien connue, constitue une discipline bien délimitée : c’est la philologie. Mais il reste à la considérer, par rapport aux opérations de traduction, pour ce qu’elle est vraiment : comme l’ethno graphie, pour les mêmes raisons que l’ethnographie, la philologie esl une traduction — ou plus exactement, pour emprunter aux machines à traduire une notion très par lante ici : la philologie e3t une pré-édition du texte à tra duire (en ce qu’elle apporte à ce texte, dans ses éditions critiques, des éclaircissements sur les informations nonexplicites qu’il véhicule), ainsi qu’une posl-édition de
Civilisations multiples et traduction
243
ce même texte (en ce qu’elle ajoute au texte, original ou traduit, des notes qui complètent l’accès aux significations de ce texte). ii Mais le mot philologie comporte tellement d’accep tions qu’il est nécessaire d’expliciter l’usage qu’on en fait ici. C’est l’usage français courant traditionnel. On ajoutera cependant que toutes les acceptions du terme ont en commun la référence à son caractère essentiel : elle est une ethnographie non-organique du passé. C’est bien le sens des vieilles définitions naïves et concrètes du mot, qui font si vivement toucher du doigt ce caractère essentiel, inaperçu comme caractère, embar rassant justement de n’être pas aperçu. Par exemple, la définition de Rollin, dans la Grande Encyclopédie de Diderot, selon qui la philologie « est une espèce de science composée de grammaire, de poétique, d’antiquités, de philosophie, quelquefois de mathématique, de médecine, de jurisprudence, sans traiter aucune de ces matières à fond, ni séparément, mais les effleurant toutes ou en partie ». Cette espèce de science, on a peiné pendant des siècles à vouloir en démêler les éléments disparates. On aboutissait de la sorte à des bipartitions qui, de notre point de vue, sont parlantes, même si elles ne sont jamais tout à fait satisfaisantes. L ’une de ces bipartitions conduit à considérer la philo logie comme l’étude des écrits d’une langue, l’élude des textes. On met l’accent sur l’établissement, la restitution, la critique, l’interprétation, le commentaire de ces textes. C’est une bipartition qui semble rationnelle, et c’est celle qui, peu à peu, a dégagé la linguistique de la philologie. C’est l’opposition oral-écrit, présente encore aujourd’hui dans maintes définitions. Celle de Saussure, qui dit de la philologie qu’elle « veut avant tout fixer, interpréter, commenter les textes1 ». Celle de Sommerfelt, qui oppose la philologie, « étude des documents écrits et de leur langue », à la linguistique, « étude de langue elle-même, écrite ou n on 1 ». Celle de Marouzeau, dont l’une des trois1 2 1. Saussure, Cour», p. 13. 2. Sommerfelt, Tendancei récentes, pp. 77-78.
244
L es problèmes théoriques de la traduction
définitions présente la philologie comme « l’étude des documents écrits, et de la forme de la langue qu’ils font connaître 1 ». Cette bipartition moderne, qui vise à séparer l’objet de la philologie de l’objet de la science la plus voisine, la linguistique, n’est pas totalement satisfaisante. Une autre bipartition tend à la compléter, celle qui se fonde sur l’opposition présent-passé. C’est la vieille idée, issue de la pratique elle-même, la philologie étant née comme une lutte pour la pleine compréhension des textes du passé. D ’où l’accent mis par Rollin sur l’étude des « antiquités », l’accent mis par la philologie réelle des Allemands sur l’étude de l’épigraphie, et de l’archéologie comme auxi liaires de la philologie. (Boeckh, au x ix e siècle, en arrive à définir la philologie comme « la science de l’antiquité »). Rollin lui-même définit le philologue comme celui qui a « travaillé sur les auteurs anciens pour les examiner, les corriger, les expliquer et les mettre au jour ». Cette oppo sition présent-passé se retrouve implicitement chez Max Müller, quand il définit la linguistique comme une « science physiologique » par rapport à la philologie qui serait une « science historique ». C’est dans le domaine anglo-américain que cette bipartition s’est sans doute affirmée le plus catégoriquement — jusqu’à l’excès, philology finissant par signifier « linguistique historique, et linguistique comparée », c ’est-à-dire réenglobant toute la « science du langage », à la fin du xix® siècle ; tandis que linguist était presque synonyme de polyglotte; et que linguislics aboutissait à désigner « quelque chose de tota lement différent, n’ayant que peu de liens, ou n’en ayant pas du tout, avec le passé a ». Mais cette bipartition présent-passé ne permettrait pas non plus de délimiter complètement l’objet de la philologie, ce qui explique la présence, dans les définitions de cette discipline, d’une troisième opposition, celle qui passe entre langue et non-langue. Par rapport à la linguistique, dont l’objet pur et bien défini est l’étude de la langue seule envisagée en elle-même et pour elle-même8 la philo1. Marouzeau, Lexique, p. 174. 2. Martinet, The unily of linguislics dans Word, vol. X , 2-3 (1954), p. 121. 3. Saussure, Coure, p. 317.
Civilisations multiples el traduction
245
logie reste toujours « l’espèce de science » décrite avec embarras mais avec précision par Rollin. « La langue n’est pas l’unique objet de la philologie, dit Saussure [...]. Cette première étude des textes l’amène à s’occuper aussi de l’histoire littéraire, des mœurs, des institutions, etc...1 ». Cette extension du domaine, sinon de l’objet de la philo logie, a presque toujours été ressentie comme un obstacle à la définition claire de la philologie en tant que science, plutôt que comme un problème théorique à résoudre. De là, chez Littré comme chez Saussure, et dans les grands dictionnaires encyclopédiques, la présence de plusieurs définitions, plus ou moins larges, de la philologie. Mais les difficultés qui surgissaient de cette opposition (langue et non-langue), lorsqu’on a tenté de les résoudre, se révèlent très intéressantes théoriquement, comme on va le voir. Ainsi chez Vittorio Santoli1 2. Pour lui, la philologie « n’est pas une discipline spéciale dans la mesure où ces problèmes (et en général tous ceux que peut présenter la tradition du passé) constituent les éléments d’un système qui est, précisément, le passé ». Santoli rappelle la vieille distinc tion, entre l’étude des mots (Yexplanalio) et l’étude des choses ( Yhermeneulica) , qui se trouvent combinées dans la philologie classique. En termes modernes, qui condensent les énumérations antérieures — sur cette « espèce de science » qui mêle des connaissances de grammaire, de rhéto rique, de prosodie, d’histoire, de philosophie, de mathé matique, de médecine, de jurisprudence, mais aussi de législation, de mythologie, d’épigraphie, d’archéologie — Santoli dit que la philologie est tout simplement «la connais sance intégrale de civilisations déterminées ». Jespersen aboutissait à la même formule : la philologie, considérée non comme science du langage, mais comme « érudition littéraire ou classique » ne pouvait être définie selon lui que comme « la compréhension de la culture totale d’une nation quelconque3 ». Et c’est là qu’en vient également Coquelin quand il définit la philologie comme « la science de la vie intellectuelle d’un ou plusieurs peuples », et, 1. Saussure, Cours, p. 13. 2. V. à l’article Filologia de VEnciclopcdia Ilaliana (Treccanl). 3. Voir Encyclopaedia Britannica, art. Phüology.
246
Les problèmes théoriques de la traduction
plus largement, comme « l’ensemble des études nécessaires pour acquérir la connaissance littéraire d’une langue1 ». On ne saurait dire plus clairement que la philologie est, comme nous l’avons proposé, l’ethnographie du passé, non pas en tant que telle — ce serait alors une définition de l’histoire — mais au service de la lecture des textes du passé. Parallèlement à l’ethnographie, qui nous permet de pénétrer les « visions du monde » et les « civili sations » actuelles différentes des nôtres, la philologie nous permet de pénétrer les « visions du monde » et les « civilisations » passées par rapport aux nôtres. Elle est une réponse, incomplète peut-être, mais efficace, aux pro blèmes soulevés par une théorie de la traduction, quant à ces * visions du monde » et ces « civilisations ». m Cette analyse des opérations exécutées sous le nom de philologie permet une fois de plus de mettre en évidence la double nature des opérations de traduction elles-mêmes. Elle le permet en illustrant, une fois de plus, le fait que, dans les textes concernant le passé, nous pou vons comprendre les signifiants sans comprendre les signifiés. Aussi clairement que l’ethnographie, la philologie démontre que comprendre un texte signifie ces deux choses séparables^ et quelquefois séparées. Comprendre les signifiants^ sans comprendre les signifiés, c’est com prendre tout ce que permettent de comprendre les rela tions formelles qui constituent le système linguistique d’une langue, sa structure : lexicologique, morphologique, syntaxique — ce qui peut se faire sans atteindre les signi fiés. La compréhension des signifiés, c’est — ajoutée à la précédente, accessible par une autre opération : la connaissance des relations arbitraires, à travers le temps, cette fois, des mêmes signes avec leurs signifiés succes sivement différents. Soit des expressions telles que : « potenza spirituale », « virtù spirituale », « essenza spirituale », par le moyen des quelles Léonard de Vinci cherche à définir la notion de force. Une lecture non-philologique des textes de Léonard,
1. Voir Larousse du xx* siècle, art. Philologie.
Civilisations multiples el traduction
247
ou même une lecture philologique insuffisante1, persuadera que Léonard avait une conception vitaliste, ou spiritua liste de cette notion de force. Or une analyse philologique vraie des valeurs sémantiques des termes anima, spiriio, et spirituale chez Léonard a donné des résultats très diffé rents. Suivant une conception médicale et physiologique antique, qui va de Galien jusqu'à son époque — en passant par Pline, Macrobe, Jean Philoponos, Avicenne, Oresme, Buridan — Léonard ne conçoit l’esprit que comme une matière, subtile et mobile certes, mais une matière. Il combat la définition (de Ficin par exemple), qui veut que l’esprit soit « un corps quasiment non-corps »; et la défi nition de l’esprit comme « souffle ». Il démontre avec insistance qu’il ne peut exister d’ « instruments incorpo rels s. II aboutit à des définitions qui font toutes de l’esprit, non pas une substance différente de la matière, mais « una potenzia congiunta al corpo », c’est-à-dire un pouvoir, une faculté liée aux propriétés des corpj. Et de là vient qu’il essaie de donner des explications, fondées sur la mécanique, du mouvement chez les êtres vivants : « le mouvement matériel, écrit-il — celui qu’exécutent les muscles — a pour cause le mouvement spirituel, [il moto spirituale] qui parcourt les membres des êtres vivants, contractant leurs muscles, lesquels, étant contractés se raccourcissent et tirent les nerfs auxquels ils sont rat tachés... ». Quand Léonard définit donc la force comme ( una potenza spirituale, incorporea, invisible [...] impalpabile », Cesare Luporini démontre clairement que « la qualification de spirituale attribuée à la « force » semble résumer en soi les trois autres qualificatifs, incorporelle, invisible, impalpable * ». Traduire ces expressions léonardiennes signifie deux choses : en comprendre les rapports entre signifiants et signifiés dans le système linguistique italien d’aujourd’hui;1 2 1. • L’usage que fait Léonard du terme spirituale donne lieu, très souvent, à des malentendus et à des Interprétations désinvoltes. • C. Luporini, La mente di Leonardo, Firenze : Sansoni, 1953, p. 54. 2. Luporini, La mente di Leonardo : L’analyse ci-dessus résume les démons trations philologiques qu’on trouvera pp. 54-59 (concernant spiriio) ; pp. 6878 (concernant spirituale). On peut lire aussi, pp. 119-135, et surtout 132134, la solide correction philologique de tous les contresens infligés è cette autre formule célèbre de Léonard : < la pittura i cosa mentale ».
248
Les problèmes théoriques de la traduction
en comprendre les rapports entre signifiants et signifiés, dans le système intellectuel et culturel du temps de Léonard, entièrement différent du nôtre, malgré la permanence des mêmes signifiants dans les deux systèmes sémantiques. La philologie est aussi une traduction.
SIXIÈME
PARTIE
Syntaxe et traduction
CHAPITRE
XV
Syntaxe et traduction
i La syntaxe a fourni des arguments de poids, peutêtre même les plus difficilement réfutables, contre la possi bilité de traduire1, ainsi qu’on l’a déjà vu lorsqu’ont été exposées les idées de Humboldt et de Whorf sur l'hétéro généité des < visions du monde » selon les langues — ou les idées de Charles Serrus ou celles de Harris sur l’absence de corrélations entre la logique et la grammaire *. h Ici non plus, pour une théorie de la traduction, il ne peut être question, ni de nier, ni d’esquiver, ni de feindre ignorer les difficultés mises en lumière par la linguistique contemporaine. Il faut chercher seulement les raisons théoriques à cause desquelles on a pu, pendant des siècles, pratiquement, traduire avec une approxima tion très acceptable, en dépit de ces difficultés; puis cher cher les moyens que l’analyse linguistique contemporaine elle-même offre pour résoudre ce problème qu’elle a posé, de l’incommensurabilité des langues, et singulièrement de l’impénétrabilité réciproque de leurs syntaxes.1 2
1. Un plan plus externe et traditionnel, aurait voulu que l’examen de la syntaxe vienne après celui du lexique. En fait, il n’a pas été possible de trouver une solution pour les problèmes posés par la syntaxe avant d ’avoir analysé la réponse des universaux, et celle des ■ situations > nonlinguistiques aux problèmes de traduction. 2. Voir cl-dessus, ch. iv (et, notamment, pp. 54-55, l'exemple tiré de Vlnay et Darbelnet). Bien qu’elle ait été formulée dans une perspecUve tout autre, des traducteurs linguistes auraient pu se sentir Inquiétés aussi par la formule de Meiilet : < Les systèmes grammaticaux de deux langues sont [...] impénétrables l'un & l’autre > (Linguistique historique, I, p. 82). Se demander le pourquoi de cette Impénétrabilité, sur ce point, pouvait peut-être conduire & Humboldt, ou k Whorf.
252
L es problèmes théoriques de la traduction
ni Une première réponse est suggérée par la linguisti que : si l’on a toujours pu traduire, en dépit de l’hétéro généité quelquefois radicale des syntaxes, c ’est parce que, sous les différences voyantes entre ces syntaxes, il doit exister des universaux de syntaxe. En ce qui concerne la syntaxe, on peut dire, cependant, que c’est le secteur de la linguistique où l’on a le moins profité des renouvel lements récents du fonctionnalisme et du structuralisme linguistique. C’est à peine ces années-ci que les études des logisticiens, des statisticiens et des mathématiciens sur la phrase, et celles des structuralistes sur les articulations de l’énoncé, commencent à remettre la syntaxe au pre mier plan des recherches, et fournissent des faits nouveaux susceptibles d’être utilisés par une théorie de la traduction. Dans quelle mesure ces études récentes font-elles entre voir des universaux de syntaxe? En fait, ces universaux semblent avoir été recherchés dans trois directions. La première est encore trop rare ment prise, parce qu’elle rappelle fâcheusement les vieilles tentatives de fonder la grammaire générale sur des caté gories logiques, retrouvées dans toutes les langues. « On se détourne, écrivait à leur propos Benveniste, des recher ches sur une catégorie choisie dans l’ensemble des langues, et censée illustrer une même disposition de Yesprit humain1». Mais elle reste la direction des recherches de vérification pratique, auxquelles on ne pourra jamais se soustraire, et Benveniste lui-même en offre un modèle dans son étude sur «.La phrase relative, problème de syntaxe générale 1 3 ». 2 Il y montre que « ce qu'il y a de comparable dans des systèmes linguistiques complètement différents entre eux, ce sont des fonctions, ainsi que des relations entre ces fonctions indiquées par des marques formelles3 ». Et il conclut : « On a pu montrer, même d’une manière encore schématique, que la phrase relative, de quelque manière qu’elle soit rattachée à l’antécédent (par un pro nom, une particule, etc.), se comporte comme un « adjectif syntaxique » déterminatif. En somme, les unités complexes 1. Tendances riantes, p . 133. 2. Dans le B .S .L . 53, (1957-58), fasc. I, pp. 39-54. 3 . Id., ibid., p . 53.
Syntaxe et traduction
253
de la phrase peuvent, en vertu de leur fonction, se dis tribuer dans les mêmes classes de formes où sont rangées les unités simples, ou mots, en vertu de leurs caractères morphologiques1 ». Si l’on pouvait démontrer que, sous des syntaxes complètement différentes, on retrouve un minimum de grandes fonctions et de grandes relations syn taxiques communes, une théorie de la traduction ne pourrait qu’y gagner : ce seraient ces universaux de syntaxe, dont le chapitre consacré aux universaux linguistiques n’a rien dit, moins parce qu’il devait en être parlé ici, que parce que la récolte aujourd’hui même en reste encore très mince. La deuxième direction dans laquelle on voit apparaître des universaux de syntaxe, c’est celle où sont engagées certaines recherches structurales, mais au niveau le plus général de ce qu’on peut nommer la logique linguistique formelle, ou l’axiomatique linguistique — axiomatique et logique posées d’ailleurs comme des généralisations de faits empiriquement constatés, de manière non exhaustive. Ainsi, ce que dit Hjelmslev à propos des relations possibles entre signes linguistiques : il ne voit que trois types géné raux de ces relations, l’interdépendance (un terme présup pose l'autre et vice versa), la détermination (un terme présuppose l’autre, mais la réciproque n’est pas vraie), la constellation (les deux termes sont compatibles, mais aucun ne présuppose l’autre) *. Ces trois types de relations, Hjelmslev ne les énonce nulle part comme se référant spécifiquement à la syntaxe, parce qu’il nie la nécessité de constituer à part l’étude de la syntaxes, mais elles peuvent constituer la base de cette étude. Ces trois types généraux de relations, proprement référés à la syntaxe cette fois, se retrouvent en partie dans ce que Tesnière a nommé la jonction, la connexion (dépendance) et la translation1 4. Toute théorie de la traduction né pourrait 3 2 qu'accueillir avec beaucoup d’intérêt des démonstrations qui réduiraient n’importe quelle syntaxe à trois universaux.
1. 2. 3. 4.
Dans le B.S.L. 53, (1957-58). fasc. I, pp. 53-54. Hjelmslev, L., Prolegomena, pp. 14-15. Id., ibid., pp. 16, 37, 46, 54-64. Voir : Tesnière, Éléments de syntaxe, pp. 11 et sa., 323 et ss., 361 et ss.
254
L es problèmes théoriques de la traduction
Mais Hjelmslev, et Tesnière1, à cet égard, suggèrent l’existence possible de tels universaux plus qu’ils ne la démontrent. Non loin d’eux, dans cette même direction, se situent les recherches de Chomski, qui se propose explicitement de construire à partir « d’un petit noyau de phrases de base [anglaises] (simples, déclaratives, actives, sans verbe complexe ou phrases nominales) * », un formalisme mathématique reflétant fidèlement la structure de base de ces phrases. Puis, cette construction faite, d’en déduire (au moyen des propriétés purement mathématiques de ce formalisme exploitées à fond) ®, toutes les autres phrases structuralement possibles et correctes en anglais, par une sorte de « grammaire transformationnelle » : espèce d’algèbre naturelle 1 4 permettant 3 2 d’opérer sur les formules symboliques des structures d’une langue comme sur les formules d’un calcul. Une telle méthode d’analyse, ou, plutôt, de représentation symbo lique de la syntaxe, suggère la possibilité de faire ensuite des comparaisons rigoureusement objectives sur les for malismes mathématiques obtenus à partir de deux ou plusieurs langues, ou toutes les langues. Ce qui, par un moyen différent, fournirait des universaux de syntaxe. Et c ’est bien quelque « ultime produit » * de cette sorte que Chomski lui-même attend de sa recherche — mais celle-ci n’en est qu’à son début. Des universaux de syntaxe paraissent également devoir être mis en évidence par des recherches conduites dans une troisième direction, celle où s’est engagée, depuis trente ans, la linguistique structurale proprement dite, celle des linguistes, non pas exploitée par des mathématiciens ou des logiciens, mais par les linguistes eux-mêmes. A partir du moment où la procédure de commutation, née de l’ana lyse phonologique, était étendue aux unités signifiantes — aux mots — ce qui constituait une analyse distribu1. On pourrait ausal mentionner les travaux de F. Mlkus sur la structure du syntagme. Voir, par exemple, son article : Le syntagme est-il binaireI, Word, 3, 1-2 (VIII- 1947), pp. 32-39. Voir aussi la réponse de H. Fret, dans Word, 4, 2 (VIII-1948), pp. 85-70. 2. Chomski, Synlaelie structures, pp. 106-107. 3. Id., ibid., p. 6. 4. Id., ibid., p. 44. B. Id., ibid., pp. 106-107.
Syntaxe et traduction
255
tionnelle élargie, on pouvait entreprendre une étude des » parties du discours » (au sens le plus matériel du mot : les divisions signifiantes trouvables dans l’énoncé) sans recourir aux classifications basées sur le sens. « Tous les mots, dit Fries, qui pourraient occuper le même ensemble de positions dans le3 patrons d’énoncés libres minima anglais, doivent appartenir à la même partie du discours1 ». Mais à partir du moment où l’on obtenait, par cette pro cédure, des parties du discours définies par leurs distri butions caractéristiques dans le discours, on pouvait commencer l’analyse des relations soutenues, dans le discours, par ces parties du discours entre elles. C’est-àdire, fonder l’analyse des « constituants immédiats » de la syntaxe des énoncés, sur ces mêmes critères distributionnels. Le livre de Fries fournit un modèle méthodologique à peu près unique encore aujourd’hui de cette sorte d’analyse. Mais il se limite à l’anglais, sans aucune référence à la valeur de la méthode en linguistique générale. Il est vrai qu’on peut trouver chez d’autres représentants de cette tendance linguistique américaine, chez Nida par exemple, une généralisation de cette analyse syntaxique distributionnelle, comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré aux universaux. Nida tend à retrouver dans toutes les langues du monde quatre grandes « parties du dis cours » ou classes : « mots pour objets »; « mots pour évé nements »; « abstraits », modificateurs des deux premières classes; et « relationnels ». Les relations entre ces quatre classes de termes esquisseraient une syntaxe générale, linguistiquement plus précise que les trois relations de Hjelmslev, ou de Tesnière, et recouvriraient assez bien grosso modo les classes ou parties du discours chez Fries : les < mots pour objets » étant sa classe I; les « mots pour événements », sa classe 2; les modificateurs, ses classes 3 et 4 et ses groupes A, B, C, D, G, H ; tandis que les rela tionnels couvriraient ses groupes E, F, I, J. Cependant, la syntaxe générale de cette tendance américaine reste encore ambiguë : les parties du discours définies comme telles dans le domaine paradigmatique, deviennent des 1. Frie», The itrudure, p. 74.
256
L es problèmes théoriques de la traduction
« constituants de l’énoncé » dans le domaine syntagmatique [... separate constituents, single constituents, immédiate constituents Mais ces constituants immédiats, définis clairement dans leur distribution comme parties du discours ne le sont pas aussi nettement dans leur fonction syntaxi que. L ’analyse de Fries peut donner la formule2 d’une phrase en parties du discours : Ex. : Take the uniforms of the régiment which are there 2 + f + 1 + f+ f + 1 + f + 2 + f Cette analyse peut aussi donner le schéma du découpage de la phrase en « constituants immédiats », par une pro cédure distributionnelle : 1* niveau : Take||the uniforme of the repiment which are there [loyer] ------2* niveau : Take| [the uniformB of the régiment) [which are there 3e niveau : Takej jthe uniforms| [of the regiment| |which| |are there 4* niveau : Take the| |uniforms| |of| |the regimentj jwhichj |are| |there
Mais nulle part l’analyse en « constituants immédiats » ne nous dit rien de différencié sur ces constituants. Tous, en tant que constituants, semblent égaux syntaxiquement. Nous ne savons pas le pourquoi des règles plus propre ment syntaxiques qui permettent ou qui excluent les combinaisons formelles de leurs positions réciproques, combinaisons que Fries décrit minutieusement (Ch. v u ) a. Même si nous savions que toutes les langues ont une syntaxe décomposable en constituants immédiats (comme elles ont toutes une forme phonique décomposable en phonèmes), nous saurions seulement qu’elles appartien-1 3 2 1. Fries, The structure, pp. 257, 264, 258. 2. Les chiffres symbolisent les • classes ■ ; « f » symbolise l’un des quinze groupes de « function words > chez Fries. La formule qui différencierait ces groupes serait : 2 + A + 1 + F + A + 1 + 1 + 2 + 4. 3. En fait, Fries, au ch. vu, est plus préoccupé d’identifier les < posi tions > qui constituent des marques ou caractéristiques formelles pour ses parties, du discours, que de rechercher la fonction syntaxique propre de ces < positions >.
Syntaxe et traduction
257
nent au même ensemble très général de systèmes où l’énoncé est divisible, en unités signifiantes plus petites que le message global, et dont les positions dans l’énoncé ont une signification. Mais nous ne saurions pas si ces unités plus petites, sur le plan syntaxique, se combinent selon des relations dont certaines pourraient être des universaux de syntaxe. iv C’est sans doute chez André Martinet qu’il faut voir, à l’heure actuelle, l’approche la plus détaillée de ce problème1 — c ’est-à-dire, la recherche la plus poussée pour différencier ces « constituants immédiats » de l’énoncé selon leur fonction proprement syntaxique. L ’analyse de Martinet marque bien, dès le départ, l’insuffisance à laquelle il veut remédier, celle de Sapir, et de Fries : « Il semble qu’on se soit toujours, en la matière, laissé guider beaucoup plus par la forme que par là fonction », dit-il *. Et aussi : « On analyse la chaîne en éléments signifiants : on en trouve un certain nombre; on considère a priori que ces éléments signifiants sont tous de même type, qu’ils appartiennent avant tout à une même catégorie, les élé ments signifiants, et c’est ultérieurement que l’on consi dère la possibilité de les classer, de les répartir en un cer tain nombre de classes [formelles] distinctes® ». La méthode préconisée par André Martinet, pourtant, comme celle des Américains, c’est l’analyse distributionnelle; mais sa découverte est çelle-ci : l’analyse distributionnellc en fait de syntaxe est inopérante si elle porte sur les unités signifiantes minima (ou monèmes), parce que la place du monème dans la chaîne parlée n’est pas toujours pertinente 1 4 : « si (écrit-il), dans je partirai demain, 3 2 je remplace demain par en voilure ou par avec mes valises, cela ne veut pas dire que j ’ai eu à choisir entre demain, en voiture et avec mes valises, l’emploi de l’un excluant celui des deux autres comme le choix de/m / à l’initiale 1. Voir Martinet, Éléments, pp. 104-127. Voir aussi, du même auteur, deux exposés légèrement dilTérenls du même point de vue : Quelques traits généraux de la syntaxe, et Éléments of (unctional syntax. 2. Martinet, Quelques traits, p. 10. 3. Id., ibid., p. 4. 4. Martinet, Éléments, p. 104.
258
L es problèmes théoriques de la traduction
de mal exclut /b / . . . 1 ». Le caractère sur lequel il faut s’appuyer si l’on veut isoler et spécifier des fonctions syntaxiques, c’est « l’autonomie1 2 » relative de certains signes ou groupes de signes qui sont ces « constituants immédiats » de l’énoncé dégagés de manière indifférenciée par Fries, par exemple. Sur ces bases méthodologiques, Martinet dégage expres sément des faits de syntaxe générale, c’est-à-dire, des faits qui concernent « les façons dont les langues, en général, peuvent exprimer la fonction d’un des éléments de la chaîne [syntagmatique] »; des « faits fondamen taux de toute syntaxe 34 5». Quels sont ces faits? D'abord, il y a les procédés généraux dont les langues disposent pour marquer les rapports d’un élément de l’énoncé avec le reste de cet énoncé : du fait du caractère linéaire du langage *, ces procédés se réduisent à trois : ou' bien le sens,lexical de l’élément considéré implique son rap port avec le reste de l’énoncé (ex. : demain, vite, etc...); ou bien l’élément considéré n’implique pas son rapport avec le contexte, et s’adjoint un élément marquant ce rapport (ex. : à, pour, avec); ou bien le rapport de cet élément avec le reste de l’énoncé se trouve indiqué par sa place dans l’énoncé (ex. : Pierre bal Paul, Paul bal Pierre). Ensuite, ces éléments syntaxiques ou consti tuants immédiats de la chaîne syntagmatique peuvent être groupés dans cinq catégories générales. Des « monèmes ou des syntagmes autonomes » (ex. : hier). Des « monèmes ou des syntagmes non autonomes 6 » ou « dépendants • » (ex. : le recteur) : ils sont dépourvus par eux-mêmes de toute marque de leur fonction syntaxique, ils attendent cette marque soit de leur position (ex. : le recteur par 1. Martinet, Éléments, p. 105. 2. A propos de cette « autonomie > en général des constituants Immé diats de la chaîne syntagmatique, on peut dire ce que Martinet dit à propos de la diiTérenciation de deux de ces constituants : • mon seul critère ici est le critère de l’autonomie syntaxique. Il y a des éléments qui assurent l’autonomie syntaxique [...] il y a des éléments qui n’assurent pas l’auto nomie syntaxique [...] Voilé le critère formel, au fond distributionnel, qui me sert à établir une distinction... » (Quelques traits, p. 14.) 3. Martinet, Quelques traits, pp. 5 et 10. 4. ld., ibid., p. 1. 5. Id., ibid., pp. 104 et 116. 6. Idem.
Syntaxe et traduction
259
lera), soit d’une autre catégorie (ex. : chez le recteur). Des « monèmes ou des syntagmes fonctionnels » (ex. : d, pour, avec, chez). Des < monèmes ou des syntagmes prédicatifs » qui constituent le noyau minimum dont le retrait détruirait l’énoncé en tant que tel (ex. : a parlé, dans hier le recteur a parlé dans le grand amphithéâtre; énoncé où l’on peut supprimer hier, et dans le grand amphithéâtre, mais non le syntagme prédicatif : le recteur a parlé). Enfin, des modificateurs (ou spécifications, ou modalités1), très différents des monèmes fonctionnels en ce qu’ils ne marquent pas la fonction d’un autre monème, mais l’actualisent, le spécifient, le complètent : ce sont des éléments centripètes du syntagme (ex. : le, dans : « le recteur »; grand et le, dans : < le grand amphithéâtre »). alors que les monèmes fonctionnels sont des éléments centrifuges de leur syntagme (ex. : chez, qui, dans « chez le recteur », oriente son syntagme vers une autre partie de l’énoncé.) v On peut soutenir, non sans raison, que de tels éléments de syntaxe générale n’apportent, en ce qui concerne la traduction, qu’une maigre moisson d’uni versaux. C’est, à première vue, peu de chose, dira-t-on, de prouver que toutes les langues du monde recourent â cinq catégories distinctes de constituants immédiats de la chaîne syntagmatique, et disposent de trois pro cédés formels pour marquer les relations proprement syntaxiques entre ces constituants immédiats. La réponse est, ici, encore une fois, celle qu’on a donnée dans le chapitre consacré aux universaux linguistiques en général. L ’universalité d’un certain nombre d’unités et de procédés élémentaires en matière de syntaxe est capitale pour une théorie de la traduction. Que toutes les langues humaines, sur ce point, recourent aux mêmes types de procédés, et constituent par là une même famille technologique d’outils de communication, ceci est un fait qui limite les difficultés ou les impossibilités de la traduction, exactement comme le fait que toutes les 1. Martinet, Quelques traita, p. 71. Éléments, p. 117. Eléments 0/ funclional synlax, p. 10.
260
L es problèmes théoriques de la traduction
langues du monde recourent à la deuxième articulation en phonèmes, ainsi qu’à la première en monèmes1. vi La véritable objection qu’on peut faire aux uni versaux de syntaxe, c ’est celle de Whorf. Et Martinet la reprend de manière insistante, justement dans la perspective — au moins une fois — de la traduction. Sur le plan de l’expérience non-linguistique que les hommes ont du monde, les éléments de l’expérience ont entre eux des rapports. Par exemple, dit-il, vous avez présenté Pierre à Jean. Quels sont les éléments d'expérience que vous distinguerez dans ce fait? « Sans doute, vous (A) aurez une désignation pour une deuxième personne, (B), une désignation pour une troisième personne (C). Un autre élément de l’expérience, l’action de présenter (M. P.), trouvera également son expression linguistique * ». Il faut indiquer, par les moyens du langage, quels sont, dans l’expérience, les rapports non-linguistiques exis tant entre A, B, C, et M. P. « Ce qui correspond, sur le plan linguistique, à ces rapports, c’est ce qu’on appelle la fonction 1 34». Quelle que soit la langue, on a longtemps 2 pensé que les rapports entre les éléments de l’expérience devaient être les mêmes. Or, c ’est là qu’interviennent les analyses de Whorf. Il montre, par exemple, que la même « expérience » (celle qui consiste à nettoyer le canon d’une arme au moyen d’une baguette) est littéra lement vue de façon différente par la langue anglaise et la langue shawnee. L ’anglais dégage trois éléments d’expérience : nettoyer, avec, baguette, un sujet plus un objet : I clean it wilh a ramrod. Le shawnee a les mêmes éléments d’expérience pour l’agent de l'action (ni), l’objet de cette action ici (a), mais il dégage trois autres élé ments d’expérience dans la même action : place séchée (pèkw), intérieur d’un trou (âlak), par le mouvement d ’un instrument (h) ; d’où sa phrase : nipekwâlakha *. Whorf analyse de la même façon la phrase anglaise : 1. V. cl-dessus, ch. x i i , pp. 205-206. 2. Quelques traits, pp. 2-3. 3. /
Syntaxe et traduction
261
I push his head back et son équivalent shawnee décomposé dans les éléments de l’expérience que cette langue sélec tionne : action de presser sur quelque chose qui réagit, un endroit de la tête, par le moyen de la main, un « datif » animé. La même structure shawnee traduit cette phrase anglaise, pourtant si différente à nos yeux : I drop it in water and it bobs back [action de presser sur quelque chose qui réagit, un endroit de la surface de Veau, un « datif » inanimé *]. Martinet montre de son cô té 1 2 le même phénomène dans les langues indo-européennes : par exemple, avec la même expérience que le français traduit par la struc ture syntaxique : J ’ai mal à la tête, et l’italien par : mi duole il capo. (« Dans un cas, le sujet de l’énoncé sera celui qui parle, dans l’autre, la tête qui souffre; l’expres sion de la douleur sera nominale en français, verbale en italien, et l’attribution de cette douleur se fera à la tête dans le premier cas, à la personne indisposée dans le second3 »). D’où l’avertissement répété de l’auteur, « qu’à chaque langue correspond une organisation par ticulière des données de l’expérience 4 ». Dans la linguistique, et jusqu’à l’époque actuelle, « on est parti de l’idée traditionnelle, écrit-il, qu’après tout les hommes étaient des hommes qui disaient les mêmes choses, qu’on pouvait passer d’une langue à une autre par traduction, que, par conséquent, les notions étaient sensiblement les mêmes partout, et qu’en tout cas, les rapports entre les notions devaient être les mêmes. II faut se rendre à l’évidence que ceci est inexact : lors qu’on passe d’une langue à une autre langue, ce ne sont pas seulement les formes et les mots qui changent (arbi traire de Saussure), ce ne sont pas seulement les notions qui changent, mais aussi le choix des rapports à expri
1. Whorf, Langage, p. 235. Autres exemples pp. 234 (shawnee) et 243 (nootka). Tous ces exemples sont illustrés de ligures. 2. Serrus avait formulé d’avance toute la pensée whordennc, mais en termes de logique, dans sa question déjà citée : ■ La contingence de l’expres sion ne va-t-elle pas recouvrir une contingence, autrement grave pour le sort de la logique, des formes de la connaissance? {Le parallèlisme, pp. 72-73). 3. Martinet, Éléments, p. 23. ___ 4. /., ibid., p. 16. Voir aussi p. 23.
262
L es problèmes théoriques de la traduction
m er1 ». D’où sa conclusion : « Nous ne devons jamais poser que ce qui différencie une langue d’une autre est essentiellement un choix différent dans les moyens for mels d’expression, mais bien plutôt le type d’analyse de l’expérience qu’elle manifeste, et le genre de rapports qu’on peut constater entre les chaînons linguistiques * ». v ii Ces analyses, devant lesquelles il faut s’incliner, semblent condamner définitivement le traducteur au désespoir : au moins en ce qui concerne la syntaxe, les universaux ne servent à rien. Qu’importe si partout, dans toutes les langues, on peut trouver les mêmes unités syntaxiques (monème autonome, monème dépendant, monème prédicatif, monème fonctionnel, et modifica teur). Qu’importe si partout aussi, toutes les langues ont recours aux trois mêmes procédés syntaxiques for mels (sens lexical du mot contenant sa propre fonction syntaxique, mot spécialisé adjoint marquant la fonction d’un autre, positions réciproques de deux mots). Qu’importe, puisque ces formes syntaxiques universelles recouvrent des fonctions linguistiques qui n’expriment pas des rapports universels entre les éléments de l’expé rience analysée. « Il est évidemment utile, écrit Mar tinet [...] de savoir si l’opposition du passif et de l’actif s’exprime dans une langue au moyen d’une flexion par ticulière [...], d’un suffixe distinct, [...], d’auxiliaires particuliers [...] Mais il est infiniment plus important de déterminer d’abord si la langue distingue le passif de l’actif1 3. » Et si cette langue ne les distingue pas, nous 2 pouvons, sans doute, traduire le contenu de l’expérience exprimée dans une phrase au passif (au lieu de dire que Pierre a été présenté à Jean par André, nous dirons qu’André a présenté Pierre à Jean), mais nous ne sommes jamais sûrs d’avoir traduit en même temps la façon
1. Martinet, Quelque» traits, p. 14. Dans Eléments 0/ fonclional sgntax, l’auteur rapproche explicitement ses analyses de celles de Whorf : • quoi que ce soit qui doive être retenu de l'hypothèse de Whorf, écrit-il, ce quelque chose s’applique à la syntaxe aussi bien qu’aux autres aspects de la structure linguistique » (p. 10). 2. Martinel, Quelques traits, p. 15. 3. Id., ibid., p. 15.
Syntaxe et traduction
263
(différente de la nôtre) dont le locuteur voit, considère, analyse cette action. Et pourtant, puisqu’on traduit, que fait-on qui vio lente, ou qui tourne, ou qui néglige cette difficulté, lors qu’on traduit? La réponse véritablement théorique, encore une fois, semble devoir être suggérée par Bloomfield. La commune mesure de toute langue en toute langue, et-la seule certaine — le seul invariant — c’est la situa tion à laquelle se réfèrent le-message en langue-source et le message en langue-cible. L'incommensurabilité des structures syntaxiques — reflet d’une incommensurabilité des « visions du monde », ou des » organisations de l’expérience » — lorsqu’elle est regardée du point de vue de la situation commune exprimée par deux messages en deux langues différentes, prend figure de postulat, d’hypothèse à regarder de plus près. Martinet lui-même suggère cet examen, soit lorsqu’il refuse d’examiner les préconceptions épistémologiques de Whorf (« Quoi que ce soit qui doive être retenu de l’hypothèse de Whorf... », écrit-il avec prudence); soit lorsqu’il refuse d’interpréter lui-même la valeur épis témologique de ses analyses « whorfîennes » de certains faits de langue : « Il se peut, pose-t-il, que les différences dans l’analyse [linguistique de l’expérience du monde] entraînent une façon différente de considérer un phéno mène, ou qu’une conception différente d’un phénomène entraîne une analyse [linguistique] différente de la situa tion. En fait, il n’est pas possible de faire le départ entre l’un et l’autre ca s1. » Se tenant sur le plan de la linguis tique descriptive, il a pleinement raison. Mais par les exemples eux-mêmes qu’il propose, il incite à vérifier plus profondément l’hypothèse de Whorf : « Peu importe, écrit-il par exemple, que le Français [qui dira : j ’ai mal à la tête] puisse dire aussi la tête me fait mal. Ce qui est décisif, c ’est que, dans une situation donnée, le français et l’italien auront naturellement recours à deux analyses complètement différentes *. » C’est vrai, quant à la pure description des structures syntaxiques. Mais, surtout1 2 1. Martinet, ÊlimenU, p. 23.
2. ld.. ibid., p. 23.
264
L es problèmes théoriques de la Iraduclion
pour une théorie de la traduction, le fait que dans une même langue, une même situation puisse être exprimée linguistiquement par des énoncés différents, sans gain ni perte visibles de traits sémantiquement pertinents, ce fait mérite examen. La question : Quel temps fait-il aujourd’hui? peut réellement provoquer six ou sept réponses syntaxiquement différentes, sans qu'on puisse vraiment prouver que ces réponses impliquent une ana lyse fondamentalement différente de la « situation » ainsi référée : — — — — — — —
il fait du venl; le vent souffle; ça souffle; il vente; ça vente; le temps est plutôt venteux; la journée est plutôt ventée.
Martinet avait déjà marqué cette limite de l’hypothèse de Whorf en analysant l’opposition verbo-nominale, dan3 les deux énoncés : la pluie continue, et il pleut sans arrêt. < Dans bien des cas, disait-il, les deux énoncés qui précèdent ont exactement le même contenu sémantique, ou, ce qui revient au même, s’emploient dans des situa tions identiques et affectent de la même façon le compor tement de l’auditeur1. # Tous ces faits conduisent à penser qu’au moins partiel lement l’hypothèse de Whorf est fondée sur un cercle vicieux, déjà signalé : postuler des visions du monde différentes parce qu’il y a des structures linguistiques différentes; puis expliquer que ces structures linguis tiques sont différentes parce qu’elles reflètent des visions du monde différentes. On aperçoit des cas où des expres sions structurées linguistiquement de façon très diffé rente n’expriment pas des organisations de l’expérience différentes, ni même,des points de vue différents sur l’expé rience [sur la situation]. Peut-être une survivance de la vieille grammaire logique de Port-Royal pousse-t-elle 1. L’opposition verbo-nominale, p. 101.
Syntaxe el traduction
265
& penser que, puisque la langue exprime la logique, deux énoncés différents doivent exprimer sur la même situation deux analyses logiques différentes. Et peut-être pousset-elle, a posteriori, à vouloir que : he swam across the river exprime une autre vision du monde que : il traversa la rivière à ta nage. L ’explication — très importante au regard d’une théo rie de la traduction — de ces faits rétifs à l'hypothèse de Whorf, on est tenté de la chercher dans la théorie de l’arbitraire du signe. Quand on pense à celle-ci, on la limite habituellement à l’arbitraire des unités signifiantes minima, monèmes, ou mots. Les faits qui viennent d’être analysés montrent que le message, ou la phrase, en tant que signes unitaires, participent aussi de la loi de l’arbi traire des signes. Quand un Hopi dit, se référant aux coups de tonnerre qu’il entend : rehpi (sans référence aucune à un agent de l’action); quand un Français dit : il tonne, ou ça tonne (avec référence à un agent purement fictif); quand un Italien dit : tuona (sans référence à un agent, présent dans le contexte, mais avec la désinence a qui marque le verbe d’une troisième personne du singulier), on peut penser que les trois phrases sont trois signes arbi traires égaux pour la même situation. De même, quand un Anglais dit : he swam across the river à côté du fran çais : il traversa la rivière à la nage. Il y a un arbitraire des grands signes. Ceci explique pourquoi, toutes les fois qu’il y a situa tion commune, ou semblable, il y a, ou il peut y avoir, traduction. Ceci explique en particulier pourquoi, plus les traits sémantiquement pertinents d’une situation sont limitativement décrits, définis, et comptés (ce qui est le cas dans tous les domaines scientifiques) plus la traduction est possible et complète1, et ceci, quels que soient l’écart et même l’incommensurabilité des syntaxes entre langue-source et langue-cible. Ces analyses mènent à considérer la possibilité de la traduction comme un cas particulier de l’apprentissage 1. Voir cl-dessu9 les énoncés è ce propos de Benveniste, Bloomfleld et Jakobson, pp. 180, 212, 213, 219. Dans la même optique, Buyssens se demande si les termes scientifiques, comme hélium par exemple, qui ont un
266
L es problèmes théoriques de la traduction
de la communication. Tous les linguistes qui se sont occupés du problème ont souligné le fait, par des formules, diverses et convergentes : communiquer, ce ne peut être qu'auoir en commun, mettre en commun certains traits sémantiquement pertinents d’une situation donnée. C’est ce que Meillet disait : « le sens d’un mot n’est que la moyenne entre les emplois linguistiques qu’en font les individus et les groupes d’une même société ». C’est ce que Bally disait, quand, après tant d’autres, il répétait que le langage étant un fait social, ne peut exprimer, d’une expérience individuelle, que la face observable par les autres individus. C’est ce que dit le logicien Quine quand il écrit « le sens [meaning] est social1 »; ou le logi cien I.-A. Richards, quand il dit que « le langage [...] est notre effort collectif pour réduire au minimum ces divergences entre les significations [individuelles d’une même expérience ou situation] * ». La traduction est un cas de communication dans lequel, comme dans tout apprentissage de la communication, celle-ci se fait d’abord par le biais d’une identification de certains traits d’une situation, comme étant communs pour deux locuteurs. Les hétérogénéités des syntaxes sont « court-circuitées » par l’identité de la situation. v iii On objectera que se trouve définie par là une espèce de traduction pauvre, de traduction minimum, un peu de la nature de celle qui fonctionne dans l’élabo ration des sabirs et des pidgins. Répétons que pour une théorie de la traduction, nul point de départ n’est trop pauvre, qui permet de sortir du cercle de l’intraduisibilité. Le recours à la situation non-linguistique comme unité de mesure pour deux énoncés linguistiques permet déjà de faire une brèche plus large qu’on ne pense dans la théorie de l’incommensurabilité des langues (et, notam ment, de leurs syntaxes) : il permet, en effet, d’illustrer que la théorie de l’intraduisibilité est construite tout entière sur des exceptions. Elle est même la généralisation des cas exceptionnels, étendue à tous les cas. Une théorie1 2
1. Quine, Meaning and translation, p. 157. 2. Richarde, Towards a theory, p. 251.
Syntaxe et traduction
267
do l’intraduisibilité serait correcte si on la fondait statis tiquement sur des comptages : dans un texte, ou dans un corpus donné, dénombrer les phrases (ou fragments pluB petits d’énoncé) dont la traduction, du fait de leur syntaxe, ne peut transférer totalement la situation qu’elles expriment, dans une autre langue donnée. Ce recours à la situation permet aussi de mettre en évi dence « l’arbitraire des grands signes > dans de nombreux cbb où l’hypothèse de Whorf essaierait de voir une diffé rence de point de vue quant à l’analyse linguistique d’une expérience non-linguistique. Dire : lave tes mains au lieu de lave-toi les mains, je me sèche avec la serviette au lieu de je m'essuie avec la serviette n’implique pas le recours à des « visions du monde », ni même à des « points de vue » différents sur le monde. L ’arbitraire des signes minima s’étend de proche en proche et constitue l’arbitraire du grand signe. Lorsque le phénomène est lié à des modifi cations purement phoniques de l’énoncé le fait est encore plus net : au nord de Paris — Normandie ou Picardie — par un phénomène d’attraction phonique et sémantique à la fois, les locuteurs aboutissent à l’énoncé : pour midi, je vais plumer des patates, sans qu’on puisse inférer, la chose est visible, que l’abandon de peler, ou d'éplucher, change quoi que ce soit au point de vue de l’énoncé sur l’action décrite. Dans le plus frappant des exemples de Whorf (nipekwâlakha), une fois la première surprise passée, l’analyse peut trouver que les énoncés français « passer la baguette dans l’âme du fusil », ou « donner quelques coups de baguette au canon (gauche) » intro duisent des éléments d’expérience assez semblables à l’intérieur d’un trou, et à par le mouvement d’un instru ment. Le recours systématique à la situation non-linguistique comme élément de référence, permet enfin de concevoir la traduction (des hétérogénéités des syntaxes) non pas comme une propriété intrinsèque liée à la nature même du langage en général, ou à la nature de deux langues parti culières, a priori, mais comme un procès; ou plutôt, comme un progrès. On peut alors décrire cette traduction — de même que l’apprentissage de la communication chez le petit enfant — comme une série d'approximations
268
L es problèmes théoriques de la traduction
se corrigeant l’une l’autre à mesure, chaque recours et retour à la situation non-linguistique (c’est-à-dire, à la pratique), améliorant l’analyse des rapports entre l’énoncé et la situation. Les linguistes1 ont souvent montré com ment l’acquisition de l’aptitude à la communication (par le langage) chez l’enfant part, au moins autant, de * l’arbi traire du grand signe » — c’est-à-dire, des énoncés entiers, des segments étendus d’énoncés — que de l’acquisition de signifiants isolés : les premières équations mettent en rapport une situation dans son ensemble avec un énoncé dans son ensemble : et c’est par la comparaison des diffé rences entre énoncés et situations partiellement semblables et partiellement différents que s’opère, peu à peu, la déli mitation des unités signifiantes minima. Les traducteurs font la théorie de cet apprentissage lorsqu’ils préconisent les voyages dans le pays dont ils traduisent la langue : ils vont acquérir ou contrôler sur place une corrélation pratique entre le contenu sémantique des énoncés pure ment linguistiques d’une part, et l’ensemble des traits sémantiquement pertinents des situations auxquelles ces énoncés se réfèrent. C’est cette même conception de la situation comme unité de mesure entre deux énoncés qui seule peut fonder les thèses de Whorf elles-mêmes dans ce qu’elles ont d’exact. Si l’on peut prouver que deux langues différentes analysent l’expérience non-linguistique de manière différente, ce n’est pas en se fiant à l’analyse linguistique, puisque des structures totalement différentes peuvent signifier arbi trairement des situations tout à fait semblables. C’est, comme aide à bien le voir Hattori *, par une analyse conjointe des traits sémantiquement pertinents des énon cés d ’une part, et des traits sémantiquement pertinents des situations auxquels ces énoncés se réfèrent. Quand un Japonais dit : c’est un puits profond, son analyse séman tique se réfère à l’importance d’un volume creux et vide; quand un Mongol dit : c’est un puits profond, c’est la partie creuse remplie d’eau qu’il nomme. Quand un Japonais dit : pose ça là, l’opération qu’il conçoit, c’est placer un1 2 1. Voir Martinet, Éléments, pp. 186 et 203 par exemple. 2. Hattori, The Analysis of meaning.
Syntaxe et traduction
269
objet sur une surface; dans le même énoncé, le Mongol aperçoit l’action de cesser de tenir, de lâcher1. Mais la preuve que la situation sert bien de commune mesure entre deux langues, et deux énoncés, c'est que Hattori a pu s’apercevoir des différences des contenus sémantiques entre les paires d’énoncés, sans doute en cherchant les causes des échecs de communication, comme lorsqu’un énoncé reste ambigu pour deux locuteurs de même langue. (Le puits est profond pourrait, en français, présenter cette ambiguïté. Le locuteur, alors, corrigerait en donnant la profondeur du puits, ou la profondeur de l’eau.) ix Les analyses qui précèdent visent moins à com battre, voire à nier, l’hypothèse de Whorf et les vues sur l’organisation particulière de l’expérience propre à chaque langue, qu’à montrer pourquoi et comment et jusqu’où, malgré leurs analyses indiscutables, la traduction reste possible, quelle que soit l’hétérogénéité des syntaxes. On peut même penser que la notion bloomfieldienne de situation reste la notion-clé qui permet et permettra toujours plus, pour une paire de langues données, d’ana lyser les situations non-linguistiques communes, dont la traduction ne présente pas de difficultés, et d’identifier scientifiquement les situations non-linguistiques noncommunes, pour lesquelles, comme dit Hattori, « même si nous voyons les choses que le mot [ou la phrase] dénote, nous ne connaissons pas les traits de ces choses auxquelles les indigènes ont l’habitude d’accorder leur attention1 2 ». Si, dans un texte mongol, un énoncé jouait sur le fait que lâcher une bombe et poser une lettre sur la table s’expriment par la même structure, une note philologique ou ethno graphique « traduirait » la situation exacte au bas de la 1. Ici aussi, les exemples d’ Hattori permettent de montrer qu’il ne faut pas conclure de la structure linguistique différente à la vision du monde différente, avant d’avoir vérifié • l’arbitraire des grands signes • se référant 6 une même situation : en français, on dit indifféremment, au nord de Paris : pose ça sur la table (« vision du monde > japonaise) ou quitte ça sur la table (• vision du monde > mongole) sans aucune différence; tandis que dans le Midi, pose la veste est devenu le grand signe arbitraire d'une situa tion qui correspond 6 quitte ta veste. Comme les deux opérations-situations : se séparer de quelque chose, et poser quelque chose sont souvent connexes, l’arbitraire d’un grand signe les englobe indifféremment. 2. Hattori, The analysis, p. 210.
270
L es problèmes théoriques de la traduction
page. Si ce qui permet la communication unilingue est la référence à une pratique sociale (à des phénomènes publiquement observables, à des situations) tout ce qui peut être communiqué entre deux locuteurs unilingues peut l’être aussi entre deux locuteurs non-unilingues. Le travail est simplement plus long, l’analyse des réussites et des échecs infiniment plus délicate, et peut-être jamais achevée. La notion de situation, comme la notion connexe d ’arbitraire des grands signes, non seulement ne nient pas les faits d’intraduisibilité, mais sont probablement les seules à les fonder scientifiquement ' par la méthode des résidus. C’est marquer leur vraie place, qui reste consi dérable.
CHAPITRE
XVI
Conclusion
i Les difficultés et les problèmes de la traduction, formulés de manière rationnelle *, ont été perçus très tôt, puisqu'ils sont déjà chez un Cicéron, chez un saint Jérôme, et chez un du Bellay. Mais, pendant longtemps, la réponse à cette question : la traduction est-elle possible? — était tirée dans deux directions contradictoires. D ’une part, et pour un camp, la pratique de la traduction, le manie ment plus conscient des langues lui-même, amenaient toujours plus à penser que traduire était quelquefois, ou souvent, impossible; ou même que traduire totalement était toujours impossible. D’autre part, et pour un autre camp, les postulats régnants de l’identité de l’esprit humain, de l’universalité des formes de la connaissance et de la pensée, poussaient à maintenir que la communi cation linguistique étant possible, la communication interlinguistique était elle-même possible. D’un autre point de vue — qui divisait les traducteurs eux-mêmes — même si les difficultés de la traduction faisaient craindre ou soup çonner son impossibilité radicale au moins sur certains points, la pratique de la traduction prouvait la possibilité de la traduction. Gomme le postulat de l’unité de l’esprit humain a long temps dominé, la thèse de la possibilité de la traduction dominait elle aussi de manière empirique; et la thèse de l’impossibilité de la traduction se rencontrait comme une vue théorique, une espèce de paradoxe à la fois difficile1 1. On élimine avec cet adjectif les attitudes mystiques ou magiques hostiles à la traduction, comme celles qu'a signalées Cary, La traduction, pp. 8 et 14.
272
L es problèmes théoriques de la traduction
à démontrer, et difficile à réfuter. Cela explique sans doute pourquoi le développement d’une attitude scientifique sur ces problèmes a pris surtout la forme d’une critique de la thèse dominante : contre la conviction naïve que la communication linguistique— et par conséquent la com munication inter-linguistique — , était une espèce de faculté innée, de propriété bio-physio-psychologique commune à tous les hommes, comme la vue ou l’ouïe, la linguistique a multiplié les preuves que le langage est une institution plus visiblement qu’une faculté. Les critiques de la notion traditionnelle de signification, la théorie des champs sémantiques, celle des « visions du monde » différentes, celle des « civilisations > multiples et peut-être étanches les unes aux autres, ont accumulé les preuves que < nous pensons un univers que notre langage a d’abord modelé ». Chaque langue contient, préfabriqué, impose à ses locu teurs une certaine manière de regarder le monde, d’ana lyser l’expérience que nous avons du monde. Par consé quent, les phénomènes publiquement observables, la situation commune, apparemment semblables en deux langues, que désignent deux énoncés linguistiques, ne peuvent pas ser vir de commune mesure immédiate à ces deux énoncés : le locuteur mongol et le locuteur japonais qui parlent d*un puits, d’une table, de l’action de poser, ne regardent pas dans les situations correspondantes les mêmes traits distinctifs, ne caractérisent pas ces situations par les mêmes traits pertinents. La volonté de justifier la pratique de la traduction, pendant longtemps, a conduit les défenseurs de la possi bilité de traduire, soit à ignorer purement et simplement, soit à nier polémiquement, soit à minimiser à l’extrême1 ces faits établis par la linguistique moderne. Une théorie correcte de la possibilité de traduire implique, au contraire, la pleine reconnaissance, et sans aucune réticence, de ces conquêtes linguistiques assurées. Aucune théorie n’a jamais rien gagné à nier les faits qui la gênent, au contraire. Si une théorie de la traduction doit s’avérer possible, ce ne sera qu’en comprenant, qu’en analysant, et si possible1 1. Un précédent essai de l’auteur de ce travail, L u belle» Inftdilu, n’ est pas 6 l’abri de ces reproches.
Conclusion
273
on intégrant ces faits qui semblent lui barrer la route. Si nous voulons comprendre pourquoi et comment la traduction reste possible, il nous faut donc d’abord accepter dans son entièreté ce fait, qu’une langue nous oblige à voir le monde d’une certaine manière, et nous empêche par conséquent de le voir d’autres manières *. Il nous faut admettre pleinement le fait que la langue change moins vite que l’expérience du monde (ce qui explique la résis tance du lexique à la structuration) ; que les changements de l’expérience humaine ne se répercutent pas automati quement dans la langue (ce qui explique pourquoi nous continuons à dire que le soleil se lève). La diachronie de l’expérience que les hommes acquièrent du monde ne se reflète pas |dans la diachronie linguistique : le lexique des couleurs en maintes langues reflète autant et plus que l’ex périence des locuteurs actuels, celle de locuteurs lointains dans le passé, dont les classements de couleurs reflétaient l’explication qu’ils donnaient physiquement, métaphysi quement, religieusement, du phénomène de la couleur. La linguistique moderne, bien qu’elle ne l’ait pas dit explicitement, bien qu’elle n'ait pas tiré de ce fait tout ce qu’elle pouvait, nous enseigne que la langue conserve à l’état fossile des structurations dépassées que l’homme s’est données de son expérience passée du monde : il y a dans toutes langues des fossiles linguistiques, lexicaux et syntaxiques, et de tous les âges : le mot surface et le mot courbe à la fin du x ix e siècle, étaient des fossiles lin guistiques, empêchant la mathématique d’apercevoir l’extension complète de la notion de surface et de la notion de courbe que cette mathématique était capable d’attein dre. C’est sans doute un logicien, Serrus, qui a le mieux formulé cette vue très importante lorsqu’il écrivait « [qu’] une langue a toujours sa métaphysique, et qu’ [elle] comporte même généralement plusieurs méta physiques juxtaposées * ». L ’acceptation loyale, et sans aucune réticence, de ces résultats de la linguistique actuelle Implique l’acceptation de ce fait qu’il ne faudra jamais perdre de vue : la traduction1 2 1. Voir Martinet, Êllmenls pp. 43-44 : Dangers de la traduction. 2. Serrus, Le parallélisme, p. 95.
274
L es problèmes théoriques de la traduction
n’est pas toujours possible. Elle ne l’est que dans une certaine mesure, et dans certaines limites — mais au lieu de poser cette mesure comme éternelle et absolue, il faut dans chaque cas déterminer cette mesure, décrire exacte ment ces limites; il faut, faire la statistique des échecs traductionnels pour un texte donné, pour une paire de langues données. Chaque fois, il faut compter des faits, au lieu S’étendre à toute la langue les conclusions qu’on tire d’un petit nombre de faits. Rien de plus certain, par exemple, qu’il sera parfois impossible de traduire du gal lois des notations de couleur. Quelquefois la nature des choses aidera : glas appliqué à de l’herbe ne peut guère être que vert; mais s’il s’agit du ciel, et d’un coucher de soleil ou d’une atmosphère un peu rare ou d’un poème, bleu ne sera pas toujours sûr (Ex. : « le couchant diaphane verdit icomme une chair qui meurt », etc...). Quelquefois, le contexte aidera : dans une description de mauvais temps, concernant certains objets, glas ne pourra signifier que gris. Mais quelquefois, ni le recours au contexte ni le recours à la situation ne seront possibles : une robe que le gallois qualifie de glas dans un texte, sans plus, était-elle verte ou bleue? Dans un roman, la notation peut n’étre qu’épisodique ; mais dans un poème elle peut (comme dans le tercet de Baudelaire sur les parfums verts comme des prairies) être au centre de l’effet produit. Rien de plus certain aussi que la littérature et la poésie d’une civilisation très éloignée de la nôtre réservent au traducteur un nombre plus élevé d’échecs. Le cas le plus extrême est sans doute celui de la poésie chinoise, fondée d ’abord sur un réseau (très socialisé) de corrélations sub jectives entre saisons, points cardinaux, couleurs, odeurs, saveurs,! éléments de l’univers, notes de musique, parties du corps, animaux, nombres, allusions littéraires, etc... corrélations inexistantes en Occident. Tout un poème peut être centré sur les corrélations entre le blanc, le vent d’est, l’automne, la vieillesse et la sagesse, par exempter1. De plus, toute la poésie chinoise est chantée, 1. Voir Cary, Traduction et poésie, pp. 15 et es. avec son commentaire d’ un poème de Li-T’ai-Po, Devant nos coupes pleines. Voir aussi Jean Pré vost L'amateur de poimes, pp. 97-120. Voir enfin Jacques Gernet, La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole. Paris, Hachette, 1969, pp. 247-259.
Conclusion
275
d'une part, et calligraphiée, d’autre part, ce qui lui donne des résonances impossibles à rendre (à moins d’essayer d’appliquer à cette poésie toute la science typographique du Coup de dés mallarméen, et des Calligrammes d’Apol linaire, ou bien d’utiliser, par une sorte d’équivalence, une typographie polychrome, qui a été envisagée d’ailleurs par certains symbolistes; ou bien même les poèmesobjets modernes). Si l’on a, dans les analyses de cet ouvrage, insisté surtout sur toutes les ressources et toutes les raisons que la linguistique récente laisse à la thèse d’une possibilité de traduire quand même, parce que le péril majeur est le dogme a priori de l’intraduisibilité — on a tenté de ne jamais sous-estimer les difficultés concrètes de telle ou telle traduction, de tel ou tel texte, en telle ou telle langue. il En effet le vrai danger qui guette maintenant cette thèse linguistique solidement établie, selon laquelle notre langue oriente, prédispose, prévient, préfabriqué et limite la façon dont nous regardons le monde, c’est que cette thèse soit formulée de manière fixisle. Ce danger, dont Whorf est sans doute la plus illustre victime, guette les linguistes surtout préoccupés d’analyses synchroniques, de linguistique interne, descriptive, formelle — et qui par hypothèse n’envisagent pas le jeu du facteur-temps sur la langue. Alors, cette thèse suggère que non seulement la langue oriente, organise notre vision du monde, mais qu’elle l’immobilise. Accentuant le mouvement trop longtemps inaperçu qui va de la langue au monde, elle oublie le mouvement certain qui va du monde à la langue. Elle ne voit plus qu’un battement sur deux de l’incessant va-et-vient dialectique entre monde et langage, langage et monde. A force d’insister sur le côté méconnu de3 phé nomènes par où la langue empêche de voir le monde, elle oublie le côté par où le monde de l’expérience vainc les empêchements que lui oppose la langue. Elle oublie comme se résolvent à travers l’histoire d’une culture les conflits entre notre connaissance et notre ignorance du monde, médiatisés par les conflits entre notre expérience du monde et notre langue. Elle oublie que, si chaque mot, chaque énoncé, sont une hypothèse sur le monde, cette hypothèse
276
L es problèmes théoriques de la traduction
est soumise sans cesse à la vérification, soit de la pratique, soit de la réflexion. La thèse fixiste de la langue-vision du monde achoppe sur l’explication de ces faits : malgré le corset de la vieille nomenclature linguistique qui divisait le monde animal en bêtes, oiseaux, poissons, reptiles [Thier, Vogel, Fisch, Gewürm], la classification linnéenne a pu se faire jour et s’imposer, même à la langue : aujour d’hui, personne ne pourrait plus dire : un insecte reptile (tournure encore au Littré) ; ni, comme Lamartine, parlant de la terre labourée : « Ses reptiles, ses vers, par le soc déterrés... » (texte où reptiles est presque un doublet de vers, et désigne vaguement des invertébrés). Malgré le corset de sa propre nomenclature, la mathématique a fini par apercevoir une * surface » qu’elle ignorait, la sur face dite du tissu indéfiniment froissé; comme elle a fini par apercevoir que certaines propriétés qu’elle attribuait aux courbes ne dérivaient que de la notion trop limitative qu’elle attachait arbitrairement au mot courbe. On pour rait écrire un long chapitre sur ce thème, et dans chaque domaine de la connaissance : par exemple, sur la nais sance de toutes les notions de la linguistique contempo raine dans un univers conceptuel et terminologique modelé pourtant par la linguistique du x ix e siècle qu’elle a dépassée. La thèse selon laquelle les langues découpent inexora blement (la formule est de Whorf) l’expérience que nous avons du monde n’est méthodologiquement vraie que sur le plan d’une analyse synchronique. Si l’on enferme la « vision du monde » des locuteurs d’une langue donnée dans la camisole de force de structures linguistiques incons-’ cientes inexorables, on se condamne à nier toutes les découvertes qui violent cette vision du monde. En réalité, visions du monde et langues ne sont pas immobiles; et la traduction — contact entre deux langues — n’est pas une situation linguistique immobile, intemporelle, elle non plus. Comme il existe une dialectique des relations entre langue et monde, il existe une dialectique des rela tions entre langue et langue : l’intraductibilité de deux langues données résulte au moins autant de l’histoire des contacts entre ces deux langues, que d’une propriété découlant des caractères communs à toutes les langues.
Conclusion
277
L’examen de la traductibilité du russe en français, par exemple, doit ou devra tenir compte de la typologie comparée des deux langues (analyse conduite sur le plan de la pure linguistique descriptive); mais il doit consi dérer aussi toute l’histoire de tous les contacts entre ces deux langues : traduire du russe en français, en 1960, ne signifie pas la même chose que traduire du russe en français en 1760 (ou même en 1860) quand le premier dictionnaire français-russe (1786) n’existait pas, quand les contacts étaient rares. A partir du xvin* siècle chaque traduction du russe, chaque voyage, chaque récit de voyage ajoute une situation commune entre le russe et le français, chaque contact éclairant les suivants, jusqu’à la vogue de Tourguenev, de Tolstoï et de Dostoïevski, laquelle étend ces contacts à des millions de lecteurs français, diminuant à chaque fois l’écart entre les situations (non-linguistiques et linguistiques) non-communes. C’est dans l’éclairage de cette dialectique des contacts de langue qu’il faut considérer le problème de Yintraduisible. On aperçoit alors qu’il ne s’agit pas là d'une notion absolue, métaphysique, intemporelle — mais toute relative. Même dans les domaines considérés comme les plus rétifs à la communication complète — les domaines de l’expérience affective, subjective, le domaine des connotations — , le pouvoir de cette dialectique du contact (et de la communi cation) par le truchement des situations partagées se montre plus grand qu’on ne le pense à première vue. C’est vrai que, quand quelqu’un dit : « J ’ai faim », selon le siècle, nous ne sommes pas sûrs de comprendre tout ce que le mot signifie pour son locuteur. Un des exemples les plus éloquents en serait peut-être l’interprétation du célèbre fragment dantesque sur la mort d’ Ugolin : à mesure qu’on s’approche de l’époque contemporaine, l’interprétation qui voulait qu’Ugolin eût dévoré ses enfants dans la Tour de la Faim devient de plus en plus inimaginable; et toujours plus de commentateurs s’appli quent à démontrer qu’elle est invraisemblable. Mais aujourd’hui que nous avons repris contact avec des situa tions d’anthropophagie civilisée (l’affaire des naufragés du dirigeable d’exploration polaire Italia, en 1932; les cas d’anthropophagie notoire dans les camps de dépor
278
L es problèmes théoriques de la traduction
tation), le texte de Dante cesse de nous paraître aussi obscur — outre que ces situations récentes remettent en pleine lumière la valeur historique de légendes comme celles du saloir de saint Nicolas, ou de faits du passé, comme l’anthropophagie attestée en France au temps de la guerre de Cent Ans, à l'époque d'Étienne Marcel. Nous saisissons probablement mieux toutes les valeurs contenues dans le chant de la mort d’Ugolin qu’il y a cinquante ans. Même la communication des valeurs connotatives apparemment les plus fugaces, et les plus subjec tives, sont susceptibles d’être socialisées, tout au moins partiellement, par le truchement des situations partagées par le locuteur et l’auditeur. C’est dans cet éclairage que se résolvent les paradoxes de l’intraduisibilité. Grâce à la linguistique contempo raine, nous savons et nous admettons : 1. Que « l’expérience personnelle est incommunicable dans son unicité1 ». 2. Que, en théorie, les unités de base — phonèmes, monèmes, traits de syntaxe, — de deux langues ne sont pas toujours commensurables. 3. Mais que, par référence aux situations partagées par le locuteur et l’auditeur ou par l’auteur et le traducteur, la communication reste possible. Au lieu de dire, comme les anciens praticiens de la tra duction, que la traduction est toujours possible ou tou jours impossible, toujours totale ou toujours incomplète, la linguistique contemporaine aboutit à définir la traduc tion comme une opération, relative dans son succès, variable dans les niveaux de la communication qu’elle atteint. « La traduction, dit Nida, consiste à produire dans la langue d’arrivée l’équivalent naturel le plus proche du message de la langue de départ, d’abord quant à la signification, puis quant au style1 ». Ce serait encore une vue fixiste, anti-dialectique, que d’immobiliser cette formule et de croire qu’étant donné deux langues, étant donné tel message et sa traduction, cet équivalent naturel le plus proche serait donné une foi3 pour toutes.1 2 1. Martinet, ÊUmenlt, p. 18. La partie soulignée l'est par le cltateur. 2. Nida, Prinelpltt of translation, p. 19.
Conclusion
279
La traduction peut toujours commencer, par les situations les plus claires, les messages les plus concrets, les uni versaux les plus élémentaires. Mais s’il s’agit d’une langue considérée dans son ensemble — y compris ses messages les plus subjectifs — à travers la recherche de situations communes et la multiplication des contacts susceptibles d’éclairer, sans doute la communication par la traduction n’est-elle jamais vraiment finie, ce qui signifie en même temps qu’elle n’est jamais inexorablement impossible.
Bibliographie
I
Il n’existe pas de bibliographie générale concernant la tra duction comme problème. A la Salle des Catalogues de la Bibliothèque Nationale, au fichier-matières (depuis 1936), il existe une quarantaine de fiches « traduction ». La plupart des titres, sauf une douzaine, se rapportent à des répertoires de traductions. On trouvera les éléments d’une bibliographie dans les publi cations ci-dessous : 1. Le Bulletin Signalélique du C. N. R. S., Paris, 3® partie (Philosophie et Sciences humaines), à la rubrique : Problèmes de la traduction (depuis 1955). Chaque numéro (trimestriel) offre 1 à 12 entrées concernant l’histoire ou la théorie de la traduction. 2. La Bibliographie Linguistique, Utrecht-Anvers : Spectrum, à la rubrique : Traduction (depuis 1955). L’année 1955 [publiée en 1957] : 37 entrées; l’année 1956 [1958] : 33 entrées; l’année 1957 [1959] : 27 entrées, etc... 3. Babel, Revue Internationale de la traduction, Bonn, à la rubrique : Bibliographie internationale de la traduction (presque à chaque numéro, trimestriel). 900 entrées au 31 décembre 1961. 4. Fédorov, Andrej, V. : Vvedenie v leorju perevoda, à l’appen dice (pp. 355-371) : « Matériaux bibliographiques sur les publications les plus récentes au sujet de la traduction, 1917-1957 », en russe. 230 titres répartis en 6 sections. 5. Brower, R., A. : On translation, à la Bibliographie (pp. 273293), 279 titres : 150 ouvrages (ou fragments d’ouvrages), 17 préfaces, 112 articles.
284
Les problèmes théoriques de la Iraduction ii
La bibliographie ci-dessous comprend uniquement les auteurs cités plus d’une fois, comme références linguistiques en ce qui concerne le problème de la traduction. Les auteurs des ouvrages techniques ou littéraires, mentionnés épisodiquement pour un exemple ou pour un argument, figurent à l’Index, qui relève tous les noms propres cités *. 1. Aginsky, B. et E. : * The importance of language universals. » Word, 1948, n° 3, pp. 168-172 [Language universale]. 2. André, J. : « Sources et évolution du vocabulaire des cou leurs en latin. • Dans Problèmes de la couleur. (Voir su b Meyerson.) 3. Bally, Ch. : Traité de slylislique française, 2e édition, 2 vol., P., Klincksieck, 1930, vol. I, xx-331 p. [Stylistique.] 4. Bar-Hillel, J. : * Three methodological remarks on Fonda mentale of language. » Word, 1957, n° 2, pp. 323-335. [Three remarks.] 5. Basilius, H. : « Neo-humboldtian ethnolinguistics. » Word, 1952, n° 2, pp. 95-105. 6. Benveniste, E. : « Tendances récentes en linguistique géné rale. » J dP, 1954, n° 1-2, pp. 130-145. [Tendances récentes.] 7. Benveniste, E. : « La nature des pronoms. > Dans For Roman Jakobson, La Haye, Mouton, 1956, pp. 34-37. 8. Benveniste, E. : • La phrase relative, problème de syntaxe générale. » BSL, 1957-1958, fasc. 1, pp. 39-54. [La phrase relative.] 9. Benveniste, E. : « De la subjectivité dans le langage. » J d P, 1958, n° 3, pp. 257-265. [De la subjectivité.] 10. Benveniste, E. : s Catégories de pensée et catégories de langue. > Les études philosophiques, 1958, n° 4, pp. 419-429. [Catégories.] 11. Bloomfield, L. : Language, 2a éd. britannique, Londres, Henderson & Spalding, 1955, ix-566 p. 12. Booth, A. D. & Locke (Edited by) : Machine translation of languages, New York, J. Wiley & Sons; Londres, Chapman i Hall, 1955, vn-243 p. [M. T. of languages.]1 1. Pour les auteurs, le prénom n'est pas répété dans les notes ni à l'index, sauf risque d'homonymie. Pour les titres fréquemment cités, une abré viation est donnée entre crochets. Le titre des 4 revues suivantes est donné en abrégé : B. S. L. : Bulletin de la Société de Linguistique de Paris. C. FdS. : Cahiers Ferdinand de Saussure. C. I. L. : Congrès International des Linguistes (Actes). JdP. : Journal de Psychologie normale et pathologique, Paris.
B ibliographie
285
13. Borgstrôm, C. Hj. : « A problem of melhod in linguistic science : the meaning of its technical terms », Norsk Tidsskrift for Sprogvidenskap, XIV, 1957, pp. 191-228. [Problem of method.j 14. Breal, M. : Essai de sémantique, 3e éd., revue, augmentée et corrigée, P., Hachette, 1904, 372 p. [Sémantique.] 15. Browcr, R. A. (Edited by) : On translation, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959, xi-297 p. 16. Buyssens, E. : Les langages et le discours. Essai de linguis tique fonctionnelle, dans le cadre de la sémiologie, Bruxelles, Oflice de Publicité, 1943, 98 p. 17. Buvssens, E. : « Le signe linguistique », Revue belge de Phi lologie el d'Hisloire, 1960, n° 3, pp. 705-717. 18. Buyssens, E. : « Le structuralisme et l’arbitraire du signe », Sludii si cercelâri lingvislici, 1960, n° 3, pp. 403-416. [Structu ralisme et arbitraire.] 19. Cantineau, J. : « Les oppositions significatives », Cah. FdS, n° 10, 1952, pp. 11-40. 20. Cary, E. : La traduclion dans le monde moderne, Genève, Georg et Cle, 1956, 196 p. [La traduclion .] 21. Cary, E. : « Théories soviétiques de la traduction », Babel, vol. III, n° 4, 1957, pp. 179-190. [Théories.] 22. Cary, E. : Comment faul-il traduire? P., Cours polycopié de l’Université Radiophonique Internationale, 1958, non paginé (58 p.). 23. Cherry, C. : On human communication, New York, Wiley et Sons; Londres, Chapman, 1957. 24. Chomsky, N. : Synlaclic structures, La Haye, Mouton, 1957, 116 p. 25. Cohen, M. : « Faits linguistiques et faits de pensée », JdP, 1947, n° 4, pp. 385-402. 26. Couturat, L. et Léau, L. : Histoire de la langue universelle, P., Hachette, 1903, xxx-576 p. (Bibliothèque universitaire de Lyon, cote 458. 240.) [Langue universelle.] 27. Delavenay, E. : La machine d traduire, P., P. U. F., 1959, 126 p. 28. Fedorov, A. V. : Vvedenie v teorju perevoda [Introduction à la théorie de la traduction], 2e éd. refondue, Moscou, Ins titut des littératures en langues étrangères, 1958, 376 p. 29. Filliozat, J. : « Classement des couleurs et des lumières en sanscrit », Problèmes de la couleur (voir sub Meyerson), pp. 303308.
286
L es problèmes théoriques de la traduction
3 0 .
J.
F i r t h ,
R om an g u i s t i c
3 1 .
3 2 .
H
3 3 .
B
G
B
.
:
C .
L i n g u i s t i c
a n a l y s i s
sub
( v o i r
C r it è r e s
B
a n d
t r a n s l a t i o n
e n v e n i s t c ) ,
d e
d é l i m
i t a t i o n
p p .
F or
>,
1 3 3 - 1 3 9 .
W ord ,
» ,
[ L i n -
1 9 5 4 ,
n °
2 - 3 ,
J.
x - 3 0 4
C .
Le
:
I n s t i t u t
N
e w
Y
o r k ,
H
a r c o u r t
p .
fich ie r m éc a n o g r a p h iq u e de V ou lilta g e,
F r a n ç a i s
d ’A
r c h é o l o g i e ,
1 9 5 6 ,
I V
,
2 1
p .
fic h ie r .]
G
J.
a r d i n ,
o l h e r
C .
:
«
O n
t h e
r e p r é s e n t a t i o n s ,
e n t s
o f
T h e stru ctu re o f E n g lis h ,
:
1 9 5 2 ,
a r d i n ,
[Le
m
«
C .
r a c e ,
e y r o u t h ,
3 4 .
<
1 3 6 - 1 4 5 .
F r i e s ,
&
. ,
a n a l y s i s .]
F r e i ,
p p .
R
J a k ob son
» .
P r e p r i n t s
S c i e n t i f i c
w
o f
i n f o r m
c o d i n g
i t h
p a p e r s
a t i o n
o f
g e o m
r é f é r e n c é f o r
t h e
( A r e a
t o
e t r i c a l
s h a p e s
a r c h a e o l o g i c a l
I n t e r n a t i o n a l
5 ) ,
1 9 5 8 ,
p p .
a n d
d o c u
C o n f é r e n c e
7 5 - 8 7 .
[ O
n
t h e
c o d i n g . ]
3 5 .
G
A
J.
a r d i n ,
n
e s s a y
C .
in
:
A n lh r o p o lo g is l, c o d e s
3 6 .
G
«
F o u r
v o l .
L
J.
e r n e t ,
G
le s M
3 8 .
G
e r n e t ,
L .
G r e c s
» ,
u i l l a u m e n
p p .
:
«
L
H
H
n °
a r r is , U
a r r is ,
H
H
o f
t h e o r y
p p .
a r t i f a c t s
:
A m e r ic a n
» ,
3 3 5 - 3 5 7 .
[ «
F o u r
la M
i n a t i o n
c o u l e u r
e n
e y e r s o n ) ,
e t
c h i n o i s
p p .
p e r c e p t i o n p p .
P ro
» ,
2 9 5 - 2 9 8 .
d e s
c o u l e u r s
3 1 5 - 3 2 4
c h e z
su b
( v o i r
.
:
«
L a
d é s i g n a t i o n
d e s
c o u l e u r s
P r o b lè m e s d e la c o u le u r
sub
( v o i r
e n M
h é b r e u
e y e r s o n ) ,
•
Z.
«
L e s
p p .
S .
p s
m
o r p h o - s é m
a n t i q u e s
BSL,
» ,
M elh o d s in s tr u ctu r a l lin g u is tic s ,
: o f
Z. S.
c h a m
2 6 5 - 2 8 8 .
C h i c a g o
:
«
D
P r e s s ,
1 9 5 1 ,
i s t r i b u t i o n a l
x v - 3 8 4
s t r u c t u r e
p .
C h i c a g o ,
[ M
e t h o d s .]
W ord ,
» ,
1 9 5 4 ,
1 4 6 - 1 6 2 .
Z.
S .
:
«
C
o - o c c u r r e n c e
L an gu a ge,
» ,
a n d
v o l .
t r a n s f o r m X
X
X
a t i o n
I I I ,
n °
in
3 ,
li n -
1 9 5 7 ,
2 8 3 - 3 4 0 .
su b
S . B
V
je l m
u n e s
I ,
:
1 1 3
s l e v , à
: « T h e
a n a ly s is
e n v e n i s t e ) ,
J.
e r b e r t ,
1 9 5 2 ,
H
A
s t r u c t u r e
a t t o r i ,
( v o i r
m
1 9 5 8 ,
d e
sub
( v o i r
é n o m
» ,
1 ,
p p .
a r r is ,
p p .
4 5 .
2 ,
’ e x p r e s s i o n
D
n i v e r s i t y
2 - 3 ,
H
4 4 .
«
P .
f a s c .
g u i s t i c
4 3 .
n °
a n d
P r o b lè m e s d e la c o u le u r,
é e n
u i r a u d ,
T h e
4 2 .
:
o n t ,
a r a m
1 9 5 6 ,
4 1 .
d e s c r i p t i o n
3 3 9 - 3 4 6 .
G
4 0 .
,
t h e
e y e r s o n ) .
e t
3 9 .
X
f o r
t e c h n i q u e
» .]
blèm es d e la c o u le u r 3 7 .
c o d e s
a n t h r o p o l o g i c a l
m
», F o r R o m a n J a k o b s o n ,
e a n i n g
2 0 7 - 2 1 2 .
M a n u e l d e V in te rp r ète ,
L .
P . ,
o f
G
e n è v e ,
G
e o r g
e t
C le ,
p .
:
«
E
x i s t e - t - i l
l 'u n i v e r s a l i t é
6 e C . I . L .,
p p .
K
d e s
l i n c k s i e c k ,
d e s
c a t é g o r i e s
la n g u e s 1 9 4 9 ,
p p .
h u m
q u i
a i n e s ?
4 1 9 - 4 3 0 .
s o i e n t » ,
c o m
A c te s
du
287
B ibliographie 4 6 .
H
je l m
l a t e d
s l e v ,
b y
L .
F .
P r o lo g o m e n a lo a lh eo r y o f la n g u a g e ( T r a n s I n te r n a tio n a l J o u r n a l o f A m e r ic a n
:
J .
W
L in g u is lic s ( M P r o le g o m e n a . ]
h i t f i e l d ) .
e m
o i r
7 ) ,
v o l .
X
I X
,
n °
1 ,
1 9 5 3 ,
i v - 9 2
p .
[
4 7 .
H
je l m
n °
4 8 .
s l e v ,
2 - 3 ,
L .
p p .
J a k o b s o n ,
tra n sla tio n 4 9 .
R
5 0 .
J u m
a l l e m p p .
5 1 .
J u m
5 2 .
M
p e l t ,
5 3 .
d e
M
5 4 .
M
M
F .
4 2 .
M
p p .
M
.
W
A
[ A u
:
A
:
.
«
:
s u j e t
A
«
v o l .
V
d e 1 4
[ D
A
A
u
L a
«
i n a l e . ]
a r t i n e t ,
A
.
1 9 5 5 ,
s .
1 .).
p p .
v o l .
2 5 - 2 8
( d o c u m
L V
e t
e n t
»
( t r a
’ o r i g i n a l ,
1 9 5 4 ,
4 9 - 5 2 .
r o n é o t y p é ) ,
s c i e n t i f i q u e
p o u r
d e s
p r i n c i p e s
n °
n °
f o r m
1 ,
2 ,
e l l e
p p .
p p .
d e
t e r m
i n o l o g i e
1 1 2 - 1 1 3 .
d e s
t e x t e s
e t
c o m
m
u
1 - 2 7 .
e t
le s
l a n g u e s
a r t i f i c i e l l e s
»,
3 7 - 1 7 .
s u j e t je l m
d e s
s l e v
d o u b l e
» ,
F o n d e m e n ts d e la th é o r ie lin BSL, 1 9 4 6 , fa s c . 2 , p p . 1 7 -
a r t i c u l a t i o n
de
l i n g u i s t i q u e
C op en h a gu e,
v o l .
V
» , ,
T ra 1 9 4 9 ,
a r t i c u l a t i o n .]
JdP,
«
d .,
e n t a t i o n
1 9 5 8 ,
R é f l e x i o n s
» ,
:
d i c t i o n a r i e s
s .
F o n d e m e n ts . ]
«
:
I ,
li n g u i s t i q u e
H
o u b l e
.
On
» ,
a s p e c t s .]
p .
C e rcle L in g u is tiq u e
3 0 - 4 7 .
1 9 5 4 ,
t r a n s l a t i o n
[ L i n g u i s t i c
s p é c i a l
S u p p l y ,
d o c u m
B a b e l,
p p .
«
:
o f
S t r u c t u r e
L a
d e s
.
W ord ,
» ,
N a e h r . D o c u m e n t a t io n ,
1 9 5 4 ,
L o u i s
a r t i n e t ,
» ,
u l t ilin g u a l
r e c h e r c h e » ,
2 ,
v e r b o - n o m
M
la
B .
.
o f
2 3 2 - 2 3 9 .
S c ie n tific le r m in o lo g y
:
A
n °
d e
a r t i n e t ,
M
1 9 5 5 ,
«
la n g a g e
a s p e c t s
p p .
i n i s t r y
r i e n t ,
1 9 4 6 ,
a r t i n e t ,
e r ) ,
C e n t r e
i n a l e
t ic s
« M
d a n s
.
v e r b o - n o m
5 8 .
:
d u
W ord ,
a r t i n e t ,
va u x du
5 7 .
.
l i n g u i s t i c
r o w
n e s c o ,
:
» ,
g u is tiq u e
5 6 .
R
B
d u
s t r a t i f i c a t i o n .]
1 7 9 - 1 8 3 ,
a n d e l b r o t ,
W ord , 5 5 .
W
e t
U
O n
l e x i c o g r a p h i e
n i c a t i o n
s t r a t i f i c a t i o n [ L a
L a n g u a g e , ils n a tu re d iv e lo p m e n l a n d o r ig in , & U n w in , 1 9 2 2 . [L a n g u a g e .]
:
p a r u
o y e n - O
L a n g ,
e t
«
l l e n
.
a
C a ir e ,
le
:
A
R
a n d
L a
su b
a n g l a is e
1 1 1 - 1 1 4
L e
«
O .
G.
p e l t ,
d u c t i o n
.
( v o i r
J e s p e r s e n ,
L o n d r e s ,
:
1 6 3 - 1 8 8 .
D
1 9 5 0 ,
i f f u s i o n
R o m a n c e P h ilo lo g y ,
o f
s u r
le
n °
1 ,
p r o b l è m p p .
la n g u a g e
1 9 5 2 ,
n °
1 ,
e
d e
9 9 - 1 0 8 .
a n d p p .
l ’o p p o s i t i o n [ L
’ o p p o s i t i o n
s t r u c t u r a l 5 - 1 3 .
[ D
lin g u i s -
i f f u s i o n
o f
l a n g u a g e .]
5 9 .
M
a r t i n e t ,
C h i c a g o ,
6 0 .
M
p p .
6 1 .
M
t i o n
U
a r t i n e t ,
A
.
:
«
S t r u c t u r a l
n i v e r s i t y
A
.
:
«
A
.
:
«
P r e s s ,
D
i a l e c t
l i n g u i s t i c s
1 9 5 3 ,
» ,
p p .
» ,
A n th r o p o lo g y to d a y,
5 7 4 - 5 8 6 .
R o m a n c e P h il o lo g y ,
1 9 5 4 ,
n °
J ,
1 - 1 1 .
a r t i n e t , » ,
t i q u e .]
Cah. F d S ,
A n °
r b i t r a i r e
l i n g u i s t i q u e
1 5 ,
p p .
1 9 5 7 ,
1 0 5 - 1 1 6 .
e t
d o u b l e
[ A r b i t r a i r e
a r t i c u l a l i n g u is
288 6 2 .
L es problèmes théoriques de la traduction M
a r t i n e t ,
BSL, 6 3 .
M
A
.
:
«
S u b s t a n c e
1 9 5 7 - 1 9 5 8 ,
a r t i n e t ,
A
.
f a s c .
:
«
Q
1 ,
p h o n i q u e
p p .
u e lq u e s
7 2 - 8 5 .
t r a i t s
e t
t r a i t s
d i s t i n c t i f s
[ S u b s t a n c e
g é n é r a u x
d e
» ,
p h o n i q u e .]
la
s y n t a x e
» ,
F r e e U n iv e r s ity Q u a r le r ly , 1959, n ° 2 , p p . 1-15. 6 4 .
M
a r t i n e t ,
n °
6 5 .
1 ,
M
p p .
a r t i n e t ,
I 9 6 0 ,
6 6
M
D
M
M
6 9 .
M
m
N
p p .
7 3 .
.
1 5 6
p i o n ,
I .
A
1 9 6 0 ,
P .,
A
.
C o lin ,
p .
1 9 2 6 ,
3 5 1
p .
(2 ®
é d .) .
1 9 3 8 .
P r o b lè m e s de la c o u le u r,
:
.
P . ,
.
C h .
F . ,
A
E
o r k ,
.
:
s
P r e n t i c e - H
«
S .
E
.
V
.
P .
E
.
N
.,
A
.
:
«
1950,
o f
o f
4 e
é d .
x i i -365
t r a n s l a t i o n
O n tra n sla tio n
d a n s
C .
T h o
( l r e
p.
e x e m
p l i f i e d
sub
( v o i r
é d .
:
[ S ig n s .]
B
r o w
b y e r ) ,
t r a n s l a t i o n .]
L i n g u i s t i c s
W ord ,
» ,
( t r a d u c t i o n
p .
a l l ,
P r i n c i p l e s » ,
[ P r i n c i p l e s
.
v i i i -404
1 9 5 6 ,
S ig n s , L a n g u a g e , B e h a v io u r ,
: Y
.
L a n g a g e et co m m u n ic a tio n
:
U
e w
E
p r o b l e m
W ord ,
» ,
L in g u is tiq u e h isto r iq u e et lin g u is tiq u e g én éra le
:
t r a n s l a t i n g
i d a ,
s y n t a x
e n t s .]
l i n c k s i e c k ,
P .
1 1 - 3 1 .
N
f u n c t i o n a l
L in g u is tiq u e h isto r iq u e et lin g u is tiq u e g é n éra le
:
K
G .
i d a ,
o f
3 5 6 - 3 6 3 .
P . ,
i b l e
e n t s
L a m éthod e e n le x ic o lo g ie (d o m a in e f r a n ç a i s ) ,
:
C h a m
A
71. M o r r i s , 1946], N B
É l é m
É lé m e n ts d e lin g u is tiq u e g én éra le,
:
.
P . ,
ille r ,
«
[ É l é m
.
A
p p .
a s ) .
7 2 .
.
e y e r s o n ,
1 9 5 7 ,
:
1 9 5 3 ,
P . ,
I I ) ,
M
7 0 .
G
e ille t ,
( t .
A
i d i e r ,
I ) ,
.
p .
e i l l e t ,
( t .
6 8 .
2 2 4
a t o r é ,
P . ,
6 7 .
A
1 - 1 0 .
1 9 4 5 ,
n °
a n d
2 ,
E
p p .
t h n o l o g y
1 9 4 - 2 0 8 .
in
t r a n s l a t i o n
[ L i n g u i s t i c s
a n d
e t h n o l o g y .]
7 4 .
ü h m
n °
7 5 .
2 ,
a n ,
P r i e t o ,
p p .
7 7 .
L .
«
T h é o r i e s
J .
f a s c .
c o n t e n u
:
1 2 3 - 1 3 4 .
P r i c t o ,
1 9 5 4 ,
7 6 .
S .
p p .
«
S i g n e
p p .
J.
L .
t h e
l i n g u i s t i c
f ie ld
2 3 - 4 1 .
W ord ,
» ,
a r t i c u l é
1 3 4 - 1 4 3 .
:
«
e t
s ig n e
[ S ig n e
1 9 5 3 ,
C o n t r i b u t i o n
», B S L ,
p r o p o r t i o n n e l
p r o p o r t i o n n e l .]
à
l 'é t u d e
f o n c t i o n n e l l e
T r a v a u x de l ’ I n s titu t d e L in g u is tiq u e ,
» ,
P r i e t o ,
:
I ,
o f
[ T h é o r i e s .]
v o l .
I ,
d u
1 9 5 6 ,
[ C o n t r i b u t i o n .]
L .
J .
:
«
F i g u r a s
d e
la
e x p r e s i o n
y
f ig u r a s
d e l
c o n t e -
E s tr u c lu r a lism o y h isto ria , M is c e ta n e a h o m e n a je a A n d r é M a r t in e l, C a n a r i a s , U n i v e r s i t a d d e L a L a g u n a , 1 9 5 7 ,
n i d o
p p .
78.
d a n s
2 4 3 - 2 4 9 .
P r i e t o ,
s i o n
e t
f a s c .
79.
» ,
Q
I ,
L . le
tio n
( v o i r
:
p la n
p p .
u i n e ,
[ F i g u r a s .]
J.
W.
«
D
d u
’ u n e
a s y m
c o n t e n u
d e
é t r i e la
e n t r e
le
p la n
la n g u e
» ,
BSL,
d e
1 9 5 7 - 1 9 5 8 ,
l ’e x p r e s
d a n s
O n tra n sla
8 6 - 9 5 .
V
su b
.
: B
«
M
r o w
e a n i n g e r ) ,
p p .
a n d
t r a n s l a t i o n
1 4 8 - 1 7 2 .
» ,
289
Bibliographie 8 0 .
R
i c h a r d s ,
I .
A
.
:
«
T o w
a r d s
S tu d ies in ch in e se Ih ou g h l, P r e s s ,
8 1 .
R
4 °
g ie
à
2 e
la
E
. G
G .
E
l l m
V
3 3 1
V
p .
V
V
C 1® ,
o f
d a n s
C h i c a g o ,
t h e o r y . ]
s .
d e
d .
[ 1 9 2 1 ] .
( C o t e
A
I I I
S t r a s b o u r g ) . [ P s y c h o l o
:
G
a d ,
H.
g én éra le,
5 *
é d .,
A
l c a n ,
P . ,
e .]
1 8 9
p .
[ W
C o p e n
o r d - c l a s s e s . ]
d e s y n ta x e
stru ctu ra le,
P . ,
K
l i n -
d e s ém a n tiq u e fr a n ç a is e ,
A.
B e r n e ,
[ P r é c i s .]
( &
D
C
D
p t e
1 9 5 4 ,
«
C
&
i d i e r
c o m
o m
S ty lis tiq u e co m p a ré e d u fr a n ç a is
a r b e l n e t ) ,
P . ,
n °
o n t a c t s
M
o n t r é a l ,
B e a u c h e m
i n ,
1 9 5 8 ,
p a r é e .]
r e n d u
d e
1 ,
7 9 - 8 2 .
p p .
o f
W
e i n r e i c h
l a n g u a g e s
L an gu a ges
:
W ord ,
» ,
1 9 5 4 ,
n ° ,
in
2 - 3 ,
3 6 5 - 3 7 4 .
o g t ,
H
.
:
«
D a n s
s ’e x e r c e r
l ’ a c t i o n
d u
q u e l le s
s u r
le
s y s t è m
a n s
q u e l l e s
a r t b u r g ,
( T r a d .
P .
M
c o n d i t i o n s
s y s t è m
e
m
e
m
P . ,
K
e t
d a n s
q u e l l e s
o r p h o l o g i q u e
o r p h o l o g i q u e
A c t e s d u 6 ® C . I . L .,
d a n s
W
lin g u is tiq u e
p .
P r é c is
:
«
:
1 9 5 8 ,
É lé m e n ts
:
:
:
[ L a n g a g e .]
[ C o u r s .]
x x v i - 6 7 0
S .
.
de
l ’élu d e d e la p a r o le
d
1 9 5 3 .
W o r d -c la s s e s in m o d e m E n g lis h ,
S .
.
P a y o t ,
p a r a l lé lis m
i .
1 9 5 2 .
H
o g t ,
p e u t
[ D
[ L e
[ S t y l i s t i q u e
o g t ,
p p .
p .
C .
J . - P
. ,
C ours
:
H
c on ta ct, W o r d ,
9 2 .
a
1,
t r a n s l a t i o n
n i v e r s i t y
la p s y c h o lo g ie b ib lio lo g iq u e,
d
e t
n i v e r s i t a i r e
P
3 3 1
.
a n n ,
i n a y ,
i n ) ,
p .
et d e l'a n g la is ,
9 1 .
U
U
L e p a r a llé lism e lo g ic o -g r a m m a lic a l,
:
1 9 5 9 ,
F r a n c k e ,
9 0 .
P o v o l o s k i
d e
L.
T e s n i i r e ,
U
.
C h .
S ô r e n s e n ,
c k s i e c k ,
8 9 .
1 ;
1 9 6 0 ,
x i v - 5 1 4
h a g u e ,
8 8 .
a r d s
In tr o d u ctio n
:
u i l l e m
F
P a y o t ,
S e r r u s ,
8 7 .
[ T o w
o f
T h e
L e la n g a g e, I n tr o d u c tio n
:
S .
1 9 3 3 ,
8 6 .
.
i b l i o t h è q u e
S a u s s u r e ,
P . ,
8 5 .
2 4 7 - 2 6 3 .
s .
t h e o r y
b i b l i o l o g i q u e . ]
( T r a d .
8 4 .
N
v o l . ,
B
S a p i r ,
8 3 .
p p .
o u b a k i n e , é d . ;
6 9 0
8 2 .
1 9 5 3 ,
a
C h i c a g o ,
d
’ u n e
a u t r e
l i n c k s i e c k ,
l i m
d ’ u n e
1 9 4 9 ,
it e s
la n g u e
l a n g u e ? p p .
» ,
3 1 - 4 0 .
c o n d i t i o n s ...]
W
V.
.
P r o b lè m e s et m éthod es de la lin g u istiq u e .
:
a i ll a r d ) .
P . ,
P .
U
.
F . ,
1 9 4 6 .
[ P r o b l è m
e s
e t
m
é t h o
d e s .]
9 3 .
W
e a v e r ,
su b
( v o i r 9 4 .
W
W B
.
e i n r e i c h ,
t i o n s
o f
t h e
:
«
o o t h , U
.
T r a n s l a t i o n p p .
» ,
M.
d a n s
L a n g u a g e s in co n ta ct,
:
L i n g u i s t i c
T . o f la n g u a g es
1 5 - 2 3 ) .
C ir c le
o f
N
Y
,
N
e w
1 9 5 3 ,
Y
o r k ,
x i r - 1 4 8
P u b l i c a p .
[ L a n
g u a g e s .]
9 5 .
W
e i n r e i c h ,
1 9 5 8 , 9 6 .
W
p p .
n °
e l l s ,
U
2 - 3 , R
.
2 3 5 - 2 4 9 .
S .
.
:
«
p p . :
«
T r a v e l s
t h r o u g h
6 e m
a n t ic
s p a c e
» ,
W
o r d ,
3 4 6 - 3 6 6 . M
e a n i n g
a n d
U
s e
» ,
W ord ,
n °
2 - 3 ,
1 9 5 4 ,
290 9 7 .
L es problèmes théoriques de la traduction W
h a t m
9 8 . W
W
o u g h ,
&
S e c k e r
h o r f ,
i l e y
e t
W B
J .
:
L an gu a ge, A
a r b u r g ,
.
L .
s o n s ,
1 9 5 6 .
m o d e m s y n lh e s is ,
L o n d r e s
[ L a n g u a g e .]
L a n g u a g e , Ih ou g h l a n d r ea lily . N e w Y o r C h a p m a n & H a l l , 1958, x i i -2 7 8
: e t
L o n d r e s ,
k , p .
[L a n g u a g e .] 9 9 .
W
ü s t e r ,
p r o b l è m n °
2 ,
E
e s
1 9 5 9 ,
ch fo r u m ,
.
e t
:
p p .
v o l .
i
é t a t
L a
4 3 - 4 9 . I ,
n o r m
a c t u e l
n °
1 ,
( L
» ,
a l i s a t i o n
d u
l a n g a g e
R e v u e d e d o cu m en ta tio n ,
’ o r i g i n a l 1 9 5 5 ,
p p .
a l l e m
a n d
5 1 - 6 1 .)
a
p a r u
t e c h n i q u e , v o l .
X
d a n s
X
Y
l ,
S pra -
Index
A g in sk y ,
7 8 ,
A r is lo le ,
B o r g s lr ô m ,
1 9 7 - 2 2 3 .
A le m b e r t ( d ' ) , 1 3 A m o s , F . R ., 1 2 . A m io t , 1 9 4 . A m y o t, 1 2 . A n d ré, 7 6 . A n d réeo, 1 3 0 . A p o llin a ir e , 2 7 5 . 4 8 ,
1 5 0 ,
B o u lig a n d , B r ia l, 4 , 1 2 3 5 ,
1 8 3 ,
2 3 8 ,
2 2 8 . 4 2 ,
1 3 3 ,
1 3 5 ,
1 6 8 ,
1 7 5 ,
1 6 6 ,
1 7 2 ,
1 9 1 ,
2 4 2 .
B row er, 6 2 . B u r id a n , 2 4 7 . B u yssen s, 5 4 ,
4 9 ,
1 7 4 - 1 7 6 ,
1 8 7 .
5 .
5 5 ,
8 9 ,
1 1 0 ,
1 4 6 ,
9 7 ,
1 0 9 ,
2 6 5 .
2 0 7 .
A v ic e n n e , B a lly ,
8 2 ,
1 7 4 ,
B a r -H ille l,
B e n o e n is le , 2 1 9 ,
1 4 7 ,
2 1 6 ,
2 6 6 .
1 4 8 ,
1 4 9 ,
B a s iliu s , 7 9 B a u d ela ire, B é d ie r , 1 2 .
,
2 2 8 ,
1 6 1 ,
2 2 9 .
3 5 ,
4 9 ,
5 1 ,
2 0 8 - 2 1 0 ,
2 6 5 .
7 1 ,
1 5 2 - 1 6 1 ,
C o m te , 1 3 C o p e r n ic ,
1 8 1 - 1 8 5 .
1 4 1 , 1 4 5 , 1 4 7 ,
1 6 3 ,
1 6 6 ,
1 7 4 ,
1 7 6 ,
1 7 7 ,
1 8 0 ,
2 1 2 ,
2 1 3 ,
2 3 8 ,
2 6 3 ,
2 4 4 .
1 6 2 .
,2 2 7 ,2 3 4 ,2 7 1 ,2 7 4 .
4 4 .
1 7 1 .
C h a lea u b ria n d , C h e r ry , 1 4 9 , 1 5
1 2 . 1 , 1 7 6 , 1 7 7 , 1 9 5 ,
2 5 4 .
C ic é ro n , 7 , C o h en , G ., C olien , M . ,
2 0 5 .
1 1 , 2 1 , 2 7 - 3 1 , 3 6 , 3 8 ,
3 9 , 4 9 , 5 3 ,
8 1 - 8 7 ,
1 9 6 .
2 2 9 .
B la n c h o l, 1 B lo o m fie ld ,
4 3 ,
C h om sky,
1 2 .
B la n c h i,
C a rn a p , 1 6 0 , C a rro ll, 4 6 . C a ry , 1 0 , 1 3 - 1 6 C a ss ir e r, C a le ss o n ,
1 4 2 .
B ergera c ( C . d e ), B e r n a lz ik , 2 1 0 . B err, 2 0 3 .
B o e ck h ,
1 6 0 ,
2 7 4 .
2 5 2 ,
3 4 ,
110.
1 4 6 ,
1 8 0 ,
B é ra r d ,
C a n lin e a u ,
2 4 7 .
1 5 0 ,
1 6 7 ,
1 7 3 ,
1 8 2 ,
1 8 3 ,
2 6 5 .
1 2 ,
1 6 9 ,
2 7 1 .
2 0 2 . 3 5 ,
4 8 ,
1 7 8 .
5 . 1 8 4 .
C o q u elin , 2 4 C o r d o n n ie r , C o r n e ille, C o u r ie r , 1 C o u lu ra i, C r o ce , 1 2 .
5 . 1 3 0 .
1 8 6 . 2 . 1 3 2 ,
1 3 3 ,
1 3 5 ,
1 4 0 .
294 D a c ie r ,
L es
roh' nés théoriques de la traduction G o b lo l,
1 2 .
D a lg a r n o , 1 3 1 , 1 3 5 , 1 4 0 D a n te , 1 2 , 2 7 8 . D a rb eln e t ( V o i r V in a y ). D e B r o ss e s, 1 1 9 . D e la c r o ix , 2 0 3 . D e la v e n a y , D e le b e c q u e ,
9 ,
1 3 1 ,
1 3 6 ,
1 6 9 ,
1 3 9 .
E a to n , 2 1 E in s te in ,
5 3 ,
1 6 9 ,
2 7 1 .
2 1 ,
2 6 ,
5 3 - 5 7 ,
7 4 ,
8 ,
9 5 ,
4 5 ,
9 6 - 9 9 ,
1 1 1 ,
1 2 4 - 1 2 7 ,
1 4 9 ,
1 5 4 ,
1 3 3 ,
1 6 0 ,
2 5 4 ,
3 8 , 2 5 1 .
4 6 , 1 0 4 , 1 3 8 ,
2 0 4 - 2 0 6 ,
2 5 5 .
1 2 8 . 1 8 6 ,
1 2 ,
1 9 4 .
4 3 ,
1 7 0 - 1 7 2 ,
4 4 ,
1 8 0 ,
5 1 ,
2 1 6 ,
7 2 , 2 5 1 .
2 .’
I a n n u c c i, J p sen , 7 9 .
1 1 9 .
1 2 8 ,
- 1 7 .
J a c o u le l, 1 J a k ob son ,
7 5 ,
7 6 ,
J é r ô m e , S ., J esp ersen ,
1 9 9 .
1 7 8 ,
6 0 .
2 2 0 ,
J o lie s , 7 9 J u m p e ll,
2 5 4 .
0 ,
2 3 1 ,
9 4 . 8 ,
5 5 ,
1 6 9 ,
1 1 ,
2 8 ,
2 3 7 ,
1 9 9 .
1 3 8 ,
G ern et, J . , G e r n e t, L ., G id e , 1 2 .
1 2 6 ,
1 2 7 ,
1 3 9 .
G ib e lin ( C . d e ) , 7 6 , 7 6 .
1 1 9 ,
2 4 5 .
. 1 2 8 ,
K ir c h e r , 1 3 5 . K ie r k e g a a r d , K o r z y b s k i, 4 6
1 9 3 . 1 2 - 1 2 4 ,
1 2 9 ,
1 3 3 .
1 3 0 ,
K o la r b in s k a , K u r y lo w ic z , 8
2 3 0 .
1 8 4 . ,
6 0 ,
6 8 .
2 3 8 . 3 ,
1 7 2 .
1 1 9 . 1 9 9 ,
1 8 0 ,
2 7 4 .
L a la n d e, 1 4 4 , 1 9 5 L a m a r tin e , 2 7 6 . L a m o lle -H o u d a r ,
2 6 5 .
2 7 1 .
2 5 5 - 2 5 7 .
2 4 7 . 7 5 ,
1 4 9 ,
1 2 ,
K am m enh uber,
1 3 3 ,
3 6 ,
2 3 3 ,
3 5 - 3 9 ,
9 4 ,
1 4 1 ,
1 6 6 ,
2 4 7 .
G a lilre l,
1 1 3 ,
2 6 9 .
1 0 5 ,
H u m b o ld l,
1 4 7 .
G a rd elle, G a rd in , 1
9 2 ,
3 2 - 3 4 ,
2 1 ,
8 9 ,
2 1 2 , .2 5 3 ,
7 8 .
F r e i, 3 2 , 3 4 , F ren d o, 1 9 3 . F ries , 3 4 , 1 6 G a lien ,
8 9 ,
1 0 7 , 1 1 9 ,
H o lm s lr o m , H om ère, 7 7 , H ora ce, 1 2 .
1 8 4 .
F a b r e d ’ O livet, F éd orov, 1 1 , 1 3
F illio z a l, F ir lh , 8 . F is h m a n ,
3 9 ,
H je lm s le v ,
2 3 4 .
8 .
E m en ea u , E ra sm e, 1
8 1 ,
2 1 9 .
H a llo r i, 1 8 0 , 2 6 H ayakaw a, 4 6 . H e id k a m p , 1 3 . H e r b e r t, 2 3 4 .
2 3 1 .
2 7 7 .
D u B e lla y , 1 2 , D u b o is , 8 3 , 9 3 . D u n lo p , 1 0 .
7 6 .
7 1 ,
2 1 8 ,
H a r r is , 1 3 7 ,
1 1 , 2 4 3 . ,
9 3 .
1 5 3 .
3 5 .
D o le l, 1 2 , 6 2 D o s to ïe v s k i, D raper, 1 2 .
F e i g l, F ic in ,
G u ira u d ,
1 9 4 .
D e s c a r ie s , 1 3 1 - 1 3 5 , D e s lo u c h e s -F é v r ie r , D e v o lo , 3 5 . D ew ey, 1 D id e r o t,
1 4 4 .
Gaelhe, 1 2 . G u ilb erl, 8 3 , G u illa u m o n l,
.
.
1 2 .
1 4 5 ,
295
Index Lang, 1 2 8 , 1 2 9 , 1 3 3 . Laplace, 1 8 4 . Larbaud, 1 2 . Larwill, 1 2 . Leconle de Liste, 1 2 , 1 6 Leibniz, 1 3 1 , 1 3 2 , 1 3 3 , 1 1 3 7 ,
1 3 9 ,
Ogden, 1 4 7 , 1 4 8 , 1 5 4 Ohman, 1 4 2 , 1 9 8 , 2 0 0 Oresme, 2 4 7 . 9 . 3 4 , 1 3 6 ,
1 4 0 .
Leitès, 1 5 . Léonard (V in c i), 2 4 6 . Lévi-Strauss, 2 1 5 , 2 2 1 , 2 4 Linné, 1 4 2 . Littré, 1 4 5 , 1 4 9 , 2 4 5 , 2 7 6 . Lutte, 1 3 3 , 1 3 5 , 1 3 8 , 1 4 0 . Ljuther, 1 2 . Luporini, 2 4 7 .
1 .
9 ,
2 4 2 ,
2 5 1 ,
2 4 4 .
IV,
V I,
4 8 .
,
1 7 4 ,
1 3 6 .
2 1 7 ,
3 2 ,
6 1 - 6 8 ,
2 3 7 ,
2 4 0 ,
1 4 1 .
2 0 1 , 2 0 2 .
7 , 9 4 , 9 5 - 1 1 2 ,
1 2 5 ,
1 2 7 ,
1 3 3 ,
1 3 . 2 6 6 .
2 0 3 ,
2 0 5 ,
1 8 7 ,
1 4 7 . ,
1 5 9 ,
1 7 2 ,
1 8 5 -
2 6 6 .
Rilke, 1 7 1 , 1 8 2 . Rivarol, 1 2 . Rollin, 2 4 3 - 2 4 5 . Rônai, 2 3 4 . Roubakine, 1 6 6 , Rüdiger, 1 2 . Russell, 1 5 0 , 1 5 2
,
Sage, 1 2 1 . Sanloli, 2 4 5 Sapir, 1 1 ,
1 4 5 ,
1 6 9 ,
1 7 1 .
2 3 8 .
2 6 6 .
M endéléïeff, 1 4 0 . M érimée, 1 4 . M eyerson, 1 9 9 , 2 0 2 . M êlais, 7 6 , 1 9 9 . M ichaux, 2 3 1 . M ikus, 2 5 4 . M iller, 1 4 8 , 1 4 9 , 1 9 5 . Montesquieu, 1 2 . M orris, 1 4 7 - 1 5 9 , 1 6 6 - 1 M üller, H . F ., 1 5 3 . M üller, M ., 4 4 , 2 4 4 . N ida,
1 3 8 ,
1 2 4 ,
Racine, 1 8 6 . Reichenbach, Richards, 1 4 7
X IV , X V , X V I.
2 3 5 ,
1 2 3 ,
1 5 9 .
,
1 8 3 .
V II, V III, IX , X , X I, X II,
1 1 3 ,
1 1 3 ,
Quemada, 1 Quine, 1 7 8 ,
M ace, 1 5 4 . Malblanc, 2 1 7 , 2 1 8 . Mallarmé, 1 2 , 1 7 8 , 1 7 M alraux, 5 9 . Mandelbrot, 2 0 6 , 2 2 9 . Marouzeau, 1 9 5 , 2 4 3 , M artinel, c h . I , I I I ,
Masson-Oursel, M alorè, 7 1 , 7 9 , Maulhner, 4 8 . M azon, 1 2 . M eillel, 5 , 9 , 3 5
Pascal, 1 8 4 . Passeri, 3 4 , 3 5 . Piagel, 2 0 2 . Platon, 2 6 , 1 1 9 . Pollock, 1 4 7 , 1 5 4 . Pope, 1 2 . Postgale, 1 2 . Prévost, 2 7 4 . Prielo, 8 1 , 8 3 , 8 5 - 8
,
1 5 3 , 2 5 5 ,
2 1 2 ,
2 1 9 ,
S a u s s u r e , 3 9 ,
7 2 ,
2 3 8 .
1 5 5 ,
2 1 1 ,
2 7 8 .
. 4 6 ,
1 1 ,
8 6 ,
1 5 0 ,
1 6 6 ,
2 4 5 ,
2 6 1 .
2 1 - 2 4 ,
1 0 2 , 2 0 5 ,
2 0 7 ,
2 1 2 ,
2 6 ',
1 3 8 , 2 3 2 ,
Sauvageol, 5 . Schlegel, 1 2 . Schleicher, 1 7 8 . Schopenhauer, 1 2 . Serrus, 4 9 , 5 7 , 1 3 2 0 3 ,
1 6 7 ,
2 0 4 ,
2 5 7 .
3 ,
2 5 1 ,
3 4 ,
3 8 ,
1 4 5 ,
1 4 9 ,
2 4 3 ,
2 4 4 ,
1 9 5 ,
2 0 2 ,
2 6 1 ,
2 7 3 .
296
L es Problèm es théoriques de la traduction
S o m m e rfell, S ôren sen , 1 1 2 7 ,
1 3 0 ,
1 5 4 ,
1 5 6 ,
V a lé r y ,
2 4 3 . 0 3 ,
1 2 3 ,
1 3 3 , 1 5 7 ,
1 2 4 ,
1 2 6 ,
1 3 8 ,
1 4 1 ,
1 4 9 ,
1 6 0 ,
1 6 2 ,
1 6 6 ,
6 0 ,
2 3 8 .
S ta ël, 2 1 6 . S te v en so n ,
1 4 4 , 1 4 8 ,
1 5 0 ,
1 5 2 ,
6 3 ,
T a la y e s v a , T egn er, 1 9
V o s s le r ,
7 4 .
221. 1 5 1 ,
6 1 . 8 .
T e ilh a r d , 2 2 2 T e s n iir e , 2 5 3 T o ls to ï, 2 7 7 .
. ,
2 5 4 ,
2 2 0 .
1 4 ,
1 6 ,
1 5 3 ,
4 ,
8 0 ,
1 7 ,
1 1 0 ,
7 9 ,
2 1 , 5 5 ,
2 3 5 , 2 5 1 . 2 1 7 ,
2 1 8 ,
1 9 8 .
3 - 9 ,
8 0 ,
1 5 4 ,
1 5 8 ,
1 1 0 ,
1 5 0 ,
1 6 6 ,
2 1 7 ,
5 2 , 1 9 5 ,
1 9 6 .
7 7 - 7 9 . 1 5 2 ,
W
e s f ,
1 5 3 .
1 2 .
W h a lm o u g h , 1 4 9 , 1 W h o r f, 2 6 , 4 5 - 4 8 ,
.
7 8 ,
1 1 9 ,
5 4 ,
1 8 0 ,
6 0 ,
2 0 0 ,
6 8 , 2 0 2 ,
8 2 . 7 1 - 7 4 , 9 3 ,
9 5 ,
2 1 6 ,
2 3 3 ,
2 5 1 ,
2 6 0 ,
2 6 1 ,
2 6 2 ,
2 6 3 ,
2 6 4 ,
2 6 5 ,
2 6 7 ,
2 6 8 ,
2 6 9 ,
2 7 5 ,
2 7 6 .
1 1 3 ,
2 0 1 .
T y ll e r ,
1 2 .
U llm a n n , 8 7 ,
2 1 7 ,
2 5 5 .
7 4 ,
1 3 6 ,
7 .
W e is g e r b e r , W e ll s , 1 5 0 ,
T ou rgu en ev , 2 7 7 T rager, 6 0 , 2 3 3 . T r o u b e tz k o y , T r ie r , 4 4 , 4 5 ,
1 3 ,
W a r lb u r g , 4 W e in r e ic h ,
6 4 .
2 0 7 ,
1 9 1 , 2 1 8 ,
6 ,
220.
1 5 3 .
S w ift,
6 2 ,
1 4 5 , 2 5 .
V o g t, 4 , 1 4 7 .
S lu a r t -M ill,
1 8 1 .
V en d ryes, V ilm o r in , V in a y , 8 ,
W i lk i n s 1 3 1 , W illg e n s le in , 4 3 ,
1 1 0 ,
U rban,
1 1 .
4 4 ,
1 4 2 ,
4 8 ,
7 9 , 8 1 ,
8 6 ,
W ü s le r ,
1 3 2 ,
1 4 0 ,
1 2 7 , 1 2 9 , 1 3 0 , 1 3 3 ,
2 1 8 .
Z in s li ,
1 3 5 ,
2 3 0 .
7 4 ,
1 1 3 .
1 3 8 .
PREMIÈRE
PARTIE
L inguistique et tra d u ctio n .............................. DEUXIÈME
PARTIE
Les obstacles linguistiques................................... TROISIÈME
189
PARTIE
Civilisations multiples et traduction.................... SIXIÈME
69
PARTIE
« Visions du monde » et traduction..................... CINQUIÈME
19
PARTIE
Lexique et traduction............................................ QUATRIÈME
3
225
PARTIE
Syntaxe et traduction............................................
249
Bibliographie................................................................... Index.................................................................................
281 291
Ouvrage reproduit par procédé photomécanique. Impression Société Nouvelle Firmin-Didot à Mesnil-sur-l'Estrée, le 2 janvier 2004. D épôt légal : janvier 2004. Premier dépôt légal : mai 1976. Numéro d'imprimeur : 66489. ISBN 2-07-029464-1 ./Imprimé en France. 1 2 8 4 7 7