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Les cétacés des gravures rupestres néolithiques de Bangu-dae (Corée du Sud) et les débuts de la chasse à la baleine dans le Pacifique nord-ouest The cetaceans of the Neolithic rock carvings of Bangu-dae (South Korea) and the beginning of whaling in the North-West Pacific Sang-Mog Lee a, Daniel Robineau b,* a
Museum of Kyungpook National University, 1370, Sankuk-dong, Bukgu Daegu, South Korea Muséum national d’Histoire naturelle, USM 0304 et 0305, pavillon d’anatomie comparée, 55, rue Buffon, 75005 Paris, France
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Résumé Le site néolithique de Bangu-dae (6000–1000 ans avant J.C.), situé au sud-est la péninsule coréenne, offre de nombreuses gravures rupestres de cétacés (n = 46, soit 19,9 % des gravures), en particulier de grands cétacés, parmi lesquels on peut reconnaître deux familles de mysticètes (Balaenidae et Balaenopteridae) et le cachalot. Il présente également des scènes de chasse à la baleine permettant de penser que les populations néolithiques des côtes coréennes furent parmi les premières à exploiter les grands cétacés côtiers. L’ensemble de ces gravures constitue un témoignage tout à fait exceptionnel sur les débuts de la chasse à la baleine pendant la préhistoire. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The Neolithic site of Bangu-dae (6000–1000 B.C.), south-east of the Korean peninsula, presents numerous rock carvings of cetaceans (n = 46, 19.9% of the figures), and especially large species. Among these two families of baleen whales (Balaenidae and Balaenopteridae) and the sperm whale can be identified. This site also presents whaling scenes suggesting that the Neolithic populations
* Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (D. Robineau). © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anthro.2004.01.001
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who lived along the coast of Korea were among the first to take advantage of coastal whales. All these carvings give exceptional evidence on the prehistoric beginning of whaling. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Cétacés ; Chasse à la baleine ; Gravures rupestres ; Néolithique ; Corée ; Pacifique nord-ouest Keywords: Cetaceans; Whaling; Rock carvings; Neolithic; Korea; North-West Pacific
1. Introduction Le site néolithique de Bangu-dae est constitué par une portion de falaise gréseuse plate (de 3 m de hauteur sur 10 m de longueur) bordant le cours inférieur de la rivière Tachwa qui se jette dans la mer de l’Est (mer du Japon) au niveau de la baie d’Ulsan, au sud-est de la péninsule coréenne (coordonnées du site : 35° 66’ 05 N ; 129° 01’ 07 E). Situé à 20 km de la mer, ce site est de nos jours presque toujours inondé (à l’exception de quelques rares périodes de sécheresse), suite à la construction d’un barrage en aval. Il était autrefois au bord de la mer. Les gravures qui ornent le site (Lee, 2003), au nombre de 213, représentent des animaux marins (n = 76), des animaux terrestres (n = 91), des figures anthropomorphes (n = 12) et divers objet ou réalisations humaines (bateaux, harpon, filet, palissade). Les animaux marins sont principalement des cétacés (n = 46), mais on reconnaît également des pinnipèdes (n = 4), des tortues (n = 6) et des poissons (n = 11). Le site de Bangu-dae offre aussi des gravures de chasse à la baleine par des bateaux armés de plus d’une dizaine de personnes. 2. Répartition et caractéristiques des gravures Le site peut être subdivisé en plusieurs plaques délimitées par des fissures. Les plaques de la paroi principale (Fig. 1) sont désignées de gauche à droite par les lettres A, B, C, D, E (cette dernière située en grande partie sous la plaque D). Il existe aussi des plaques plus petites situées à droite (F, G, H) ou à gauche (I, J) de la paroi principale. La plupart des têtes d’animaux marins (n = 49, soit 67 %) sont orientées vers le ciel, quelques-unes vers le bas (n = 9) ou vers la gauche (n = 9), très peu vers la droite. Chaque animal est désigné par la lettre de sa plaque et un numéro (e.g. A 48). Réalisées à l’aide de pointes lithiques, les gravures peuvent être classées en quatre styles (Lee, 2003). Les gravures de style A sont faites de petites cupules peu profondes, placées côte à côte mais espacées. Celles de type B comportent des cupules serrées et irrégulières obtenues par martelage et occupant toute la surface de la représentation. Dans le style C le martelage se limite au contour de la figure. Les cupules, très serrées, sont régulièrement disposées et forment un contour net ; en outre, des traits s’observent souvent à l’intérieur de ce contour. Les gravures de style D sont réalisées avec un trait poli au profil en U. Le style A est considéré comme le plus ancien. Les styles B et C viennent ensuite dans la chronologie. Le style D pourrait être le plus récent. Les figures de style B sont les plus nombreuses. Pour ce qui est des cétacés les gravures se répartissent comme suit dans les différents styles : A = 3, B = 39, C = 3, D = 1. Les différences de styles, particulièrement
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Fig. 1. Site de Bangu-dae, aperçu des plaques gravées (A, B, C, D, E) de la paroi principale. Fig. 1. Site of Bangu-dae, carved plates (A, B, C, D, E) of the main wall. 3
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notables entre B et C, suggèrent que les gravures ont été réalisées par différentes générations ou différentes tribus. Les communautés utilisant le style B, qui ont surtout représenté des animaux marins (en particulier des cétacés), exploitaient surtout les ressources marines. Celles utilisant le style C, qui paraissent leur avoir succédé, ont surtout représenté des artiodactyles et des carnivores terrestres et exploitaient sans doute principalement les ressources terrestres (Lee, 2003). 3. Les gravures de cétacés 3.1. Différents types de gravures Ont été déterminés comme cétacés les animaux plus ou moins fusiformes présentant une nageoire caudale horizontale, généralement bilobée, et seulement deux nageoires paires (pectorales). Ces caractères sont aisés à distinguer sur les vues ventrales ou dorsales. Lorsqu’ils sont figurés de profil les individus ne présentent en outre qu’une seule nageoire dorsale ou pas de nageoire dorsale du tout. Le nombre de cétacés par plaque est le suivant : A = 21, B = 4, C = 12, D = 3, E = 2, F = 2, G = 1, J = 1. La taille des gravures de cétacés s’échelonne généralement de 1 (taille minimale) à 3 (taille maximum). La longueur totale du plus grand cétacé (A 48) est de 80 cm. Les figurations en vue ventrale ou dorsale (il est rarement possible de les distinguer) sont les plus nombreuses (Figs. 1–3). Ces silhouettes, le plus souvent trapues, évoquent des baleinidés, plutôt que des baleinoptéridés et font penser à des cadavres. Cependant, sur certaines figurations (A 32, A 48), des traits longitudinaux parallèles paraissent représenter les sillons gulaires (cf. Fig. 3) que l’on trouve sur tous les baleinoptéridés. La zone antérieure délimitée sur B 7 (cf. Fig. 1) pourrait être celle des sillons gulaires. Les figurations de profil (33 % des cétacés sont figurés ainsi), offrent plus d’éléments d’information et représentent dans la plupart des cas des animaux vivants dont le pédoncule caudal, le plus souvent abaissé, indique qu’ils nagent (Figs. 2–4). Sur plusieurs de ces gravures (A 41, A 43, A 49, C 22, J 2) le souffle est figuré, ce qui indique que nous sommes en présence de grands cétacés. Des petits cétacés, reconnaissables à leur nageoire dorsale relativement haute sont également représentés de profil (A 22, E 3). A 9, cétacé de petite taille, est gravé sur la partie antérieure de A 10, cétacé de grande taille (Figs. 2 et 3). On peut penser à une mère et son petit, mais dans ce cas, à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau-né, la taille relative de ce dernier paraît trop faible (rapports des longueurs 1/3,5). Par ailleurs, la position du petit exclut qu’il puisse s’agir d’un fœtus in utero. 3.2. Tentative d’identification des espèces Un certain nombre de publications plus ou moins récentes (Berzin, 1972 ; Best et al., 2001 ; Brownell, 1981; Brownell et Chun, 1977; Iwasaki et al., 1995; Mizue, 1952; Omura, 1974,1984; Tomilin, 1957) permettent d’établir une liste (non exhaustive) des espèces de cétacés fréquentant, susceptibles de fréquenter ou ayant fréquenté, les eaux de la péninsule coréenne (certaines de ces espèces sont représentées sur la Fig. 5). Cette liste compte 13 espèces (5 mysticètes et 8 odontocètes), parmi lesquelles devraient se trouver les espèces figurées sur les gravures (la nomenclature zoologique utilisée est celle de l’International Whaling Commission : Journal of Cetacean Research and Management 5 (1) 2003, XI-XII).
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Fig. 2. Site de Bangu-dae : schéma des gravures de la plaque A. Fig. 2. Site of Bangu-dae: diagram of the carved figures on plate A.
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Fig. 3. Photos des gravures de la plaque A (en haut partie supérieure, en bas partie inférieure de la plaque). Fig. 3. Photographs of the carved figures on plates A (upper part above, lower part below).
• Mysticeti (cétacés à fanons ou baleines s.l.) Balaenidae (baleines franches) Eubalaena japonica (baleine du Pacifique nord) Eschrichtidae Eschrichtius robustus (baleine grise)
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Fig. 4. Gravures de grands cétacés soufflant (1 : A 41, 42, 43 ; 2 : C 22 ; 3 : J2). Échelle : 20 cm. Fig. 4. Carved figures representing large whales blowing (1: A 41, 42, 43 ; 2: C 22 ; 3 : J2). Scale: 20 cm.
Balaenopteridae (baleinoptères ou rorquals) Megaptera novaeangliae (mégaptère) Balaenoptera acutorostrata (petit rorqual) Balaenoptera physalus (rorqual commun) • Odontoceti (cétacés à dents) Physeteridae Physeter macrocephalus (cachalot) Delphinidae Tursiops truncatus (grand dauphin) Delphinus delphis (dauphin commun) Lagenorhynchus obliquidens (lagénorhynque à flancs blancs) Grampus griseus (dauphin de Risso) Pseudorca crassidens (faux-orque) Orcinus orca (orque) Globicephala macrorhynchus (globicéphale tropical). Les vues ventrales ou dorsales offrent très peu de possibilités d’identification des espèces. L’aspect massif de la plupart de ces silhouettes évoque des baleinidés Cette famille ne comptant qu’une espèce dans cette partie du Pacifique nord (Eubalaena japonica) il semble justifié de proposer cette détermination. Les silhouettes ornées de sillons gulaires,
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moins trapues, ne rappellent cependant pas le corps très effilé des espèces du genre Balaenoptera (Fig. 5(C)) mais plutôt celui, plus trapu, du genre Megaptera représenté par une seule espèce Megaptera novaeangliae (Fig. 5(B)). Cette détermination n’est malheureusement pas confirmée par la taille des nageoires pectorales, très grandes dans cette espèce, et figurées sur presque tous les spécimens avec une taille normale. Cependant, C 53, un cétacé vu de dessus, présente de très grandes nageoires pectorales (Fig. 1) qui permettent de penser qu’il s’agit de cette espèce. Les vues de profil présentent plus de caractères permettant la détermination (Figs. 2–4). Sur A 41 et A 43 des souffles doubles émis du sommet de la tête indiquent que nous sommes en présence de baleinidés (Eubalaena japonica), ce qui est confirmé par l’absence de nageoire dorsale et, sur A 43, par une lèvre inférieure haute et une ouverture buccale arquée. Une autre espèce, la baleine grise (Eschrichtius robustus), également dépourvue de nageoire dorsale pourrait être aussi concernée. Sur A 42 le souffle, simple, est émis à partir de l’extrémité antéro-supérieure de la tête, ce qui caractérise le cachalot, Physeter macrocephalus. Cette détermination est confirmée par l’aspect de la tête, à extrémité quadrangulaire, celle de la mâchoire inférieure, et l’absence de nageoire dorsale bien distincte. Un seul petit cétacé (E 3) offre des possibilités de détermination : l’aspect globuleux de la tête et la nageoire dorsale relativement basse évoque un globicéphale (Globicephala sp). Le spécimen A 22 porteur d’une nageoire dorsale triangulaire bien développée pourrait être un orque (Orcinus orca). Toutes les espèces identifiées apparaissent de nos jours rares ou absentes au large des côtes de Corée. Les renseignements disponibles sur Eubalaena japonica dans le Pacifique nord-ouest sont maigres. La mer d’Okhostk était autrefois, pendant la période estivale, la principale zone d’alimentation et la mer de l’Est (du Japon) ainsi que la mer Jaune ont été proposées comme zones de reproduction et de mise bas (Best et al., 2001). La baleine grise (Eschrichtius robustus) migrait autrefois le long de la côte est et sud de la péninsule coréenne (Omura, 1984) et quelques individus de Eschrichtius robustus et de Megaptera novaeangliae figurent dans les statistiques de capture de la chasse côtière coréenne dans les années 1960 (Brownell, 1981). Le cachalot (Physeter macrocephalus) est rarement rencontré dans les eaux de Corée du Sud. Quelques spécimens solitaires ont été néanmoins capturés dans le détroit de Corée lors de leur migration (Tomilin, 1957; Berzin, 1972). Globicephala macrorhynchus figure parmi les espèces observées lors d’une campagne à la mer, en 1994, dans les eaux coréennes (Iwasaki et al., 1995). Quant à l’orque (Orcinus orca), il peut se rencontrer dans toute la mer de l’Est (du Japon) (Tomilin, 1957). La rareté ou l’absence actuelle de ces espèces ne présument cependant pas de leur abondance passée. C’est le cas en particulier des grands cétacés dont les populations ont été très réduites (ou
Fig. 5. A, B, D : espèces de grands cétacés figurés sur les parois du site de Bangu-dae. A : Eubalaena japonica (baleine du Pacifique nord), B : Megaptera novaeangliae (mégaptère), D : Physeter macrocephalus (cachalot). En C : Balaenoptera acutorostrata (petit rorqual), principale espèce capturée au large des côtes de Corée après la seconde guerre mondiale. Fig. 5. Species of large whales represented on plates of the Bangu-dae site. A: Eubalaena japonica (North Pacific right whale), B: Megaptera novaeangliae (humpback whale), D: Physeter macrocephalus (sperm whale) and main hunted species offshore the coast of South Korea after the second world war C: Balaenoptera acutorostrata (minke whale).
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parfois quasi exterminées) par la chasse baleinière moderne. Par ailleurs, on ne peut exclure que certaines espèces relativement rares, mais présentant des caractères remarquables (comme par exemple le cachalot), aient été figurées. 4. Les instruments et les scènes de chasse à la baleine 4.1. Description Deux types d’outils pouvant être utilisés pour la chasse aux cétacés sont figurés (Fig. 6) : le harpon (A 22) et divers objets qui pourraient être des flotteurs (A 21, A 23, A 29), dispositifs fixés au harpon par une ligne et destinés à freiner et à retrouver les proies. Le harpon, gravé dans le corps d’un cétacé, suggère que ce dernier avait été harponné. Une scène de chasse typique est représentée (Fig. 6(2)) dans laquelle on peut distinguer un bateau curviligne, armé d’une quinzaine de personnes, relié par une ligne à un cétacé (A 27, A 28). Sur une autre gravure (B 13) un bateau du même type et semblablement armé est relié à une ligne. D’autres scènes pourraient être également des figurations de chasse à la baleine (Fig. 6(3, 4)). Des bateaux plus petits comportant un équipage de cinq à dix personnes (A 33, D 10, F 4) sont aussi présents, attestant qu’une activité de chasse ou de pêche était pratiquée en mer. Notons deux gravures de filets (A 12 et J 1). Par ailleurs, le corps de plusieurs cétacés (D 2, E 5, F 3) est subdivisé en morceaux par des traits (Fig. 7) qui évoquent des lignes de découpe. Cette figuration n’est en rien comparable au remplissage du corps par le réticule à petites mailles irrégulières observé sur certaines gravures rupestres préhistoriques norvégiennes (Hallström, 1938 : 514 et 516, gravures reproduites dans Harrison-Matthews, 1968 : 26–27). 4.2. Contexte archéologique et datation En prenant en compte toutes les données disponibles, le site de Bangu-dae peut-être attribué à des pêcheurs et chasseurs néolithiques qui se sont succédés de 6000 ans à 1000 ans avant J.C. (Lee, 2003). Notons qu’en Corée l’âge du bronze débute vers 1000 ans avant J.C. avec l’arrivée d’un peuple altaïque venu du nord, lesYemak Tungue. Des harpons de deux types ont été trouvé dans le site néolithique de Dongsam-dong situé au bord de la mer non loin de Bangu-dae (Kim, 1999). Cependant, la figuration très grossière du harpon de Bangu-dae ne permet pas de le rattacher à l’un ou l’autre de ces types. Le site de Dongsam-dong a aussi fourni, dans toutes ses couches, qui s’échelonnent de 5500 à 3800 BP (3500 et 1800 avant J.C.), de très nombreux ossements de cétacés qui attestent que ces animaux constituaient une part importante de la nourriture des populations néolithiques côtières de cette partie de la Corée. D’autres sites néolithiques de la région offrent également des os de cétacés. Ces sites, datés par le test du radiocarbone, se placent entre 7000 et 3500 BP (soit entre 5000 et 1500 avant J.C.). 4.3. Données ethnologiques et historiques Les baleines pouvant être chassées avec de petites embarcations basées à terre sont essentiellement des espèces côtières se déplaçant lentement : baleine du Pacifique nord
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Fig. 6. Scènes de chasse à la baleine. 1 : bateau, cétacé (orque ?) harponné (A 22) et objet évoquant un flotteur (A 23). 2 : bateau armé d’une quinzaine de personnes (A 27) relié par un trait linéaire à un cétacé (A 28) et flotteur. 3 : bateau armé par cinq personnes (A 19), objet en forme d’écu tronqué évoquant une sorte de flotteur (A 21) et grand cétacé vu du dessus (A 15). 4 : cétacé au corps compartimenté vu de profil (F 3), sous la partie postérieure du corps de cet animal est peut-être figurée une scène de chasse constituée par un bateau chargé de huit personnes (F 5) et la queue d’un cétacé qui s’immerge. 5 : filet en forme de U (J 1) et grand cétacé représenté de profil soufflant (J 2). Échelle : 20 cm. Fig. 6. Scenes of whaling. 1: boat, cetacean (killer whale ?) harpooned (A 22) and a possible float. 2: Boat carrying a crew of some fifteen men (A 27), connected with a line to a whale (A 28), float. 3: Boat with a crew of five men (A 19), sort of float? (A 21) and a large whale seen from above (A 15). 4: Lateral view of whale body divided into compartments (F 3); under the posterior part of the body, scene of whaling (?) with a boat carrying a crew of eight men (F 5) and the tail of a diving whale. 5: U shaped net (J 1) and profile of a large whale blowing (J 2). Scale: 20 cm.
(Eubalaena japonica), baleine grise (Eschrichtius robustus) et mégaptère (Megaptera novaeangliae). Si la côte est accore les cachalots (Physeter macrocephalus) sont aussi accessibles. Dans le Pacifique nord, les aborigènes utilisaient autrefois deux sortes de méthodes de capture (O’Leary, 1984). Les aléoutes employaient une lance dont la tête de
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Fig. 7. Baleines dont le corps est subdivisé par des traits qui pourraient être des lignes de découpe (1 : E 5, 2 : F 3). Échelle : 20 cm. Fig. 7. Whales with body subdivided with lines probably representing flensing lines (1: E 5, 2: F 3).
pierre était enduite par une substance extraite d’une plante (Aconitum sp.). Le cétacé touché mourrait empoisonné au bout de trois à six jours. Les Inuits quant à eux utilisaient un harpon à tête détachable reliée par une ligne de cuir à des flotteurs en peau de phoque qui ralentissaient l’animal et permettaient de le suivre puis de l’approcher et le mettre à mort lorsqu’il était fatigué. Les embarcations utilisées étaient dans le premier cas des sortes de kayaks (bidarkas) à une ou deux places, dans le second cas de grands canots armés de six à huit personnes. La chasse côtière fut pratiquée par les Japonais dans le détroit de Corée et au large de la côte ouest de Kyushu sur le trajet migratoire des baleines entre la mer de l’est (du Japon) et les régions situées plus au sud. Dés le début du XVIIe siècle, des flottilles baleinières opéraient à partir de plusieurs stations terrestres. Plusieurs bateaux encerclaient les cétacés pour les attaquer de tous côtés avec des harpons ou des lances. Vers 1670, une innovation capitale permit d’améliorer sensiblement le rendement de cette chasse (Harrison-Matthews et Pilleri, 1983). La nouvelle technique consistait à utiliser un vaste filet flottant verticalement, qui était placé sur le trajet des baleines (Fig. 8). Ce filet qui ralentissait considérablement la mobilité des proies permettait de les attaquer plus commodément et plus efficacement. La technique est illustrée et décrite dans un ouvrage fameux publié en 1829 : « Yogiotoru Eshi », par Yamada Yosei. Cet auteur figure très précisément les différentes étapes de la capture et du traitement à terre des individus capturés. Les espèces chassées étaient la baleine du Pacifique nord (Eubalaena japonica), la mégaptère (Megaptera
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Fig. 8. Scène de chasse côtière à la baleine (Eubalaena japonica) avec utilisation d’un filet, Misaki Ura, île de Ikitsuri, Japon, début du XIXe siècle. Yogiotoru Eshi de Yamada Yosei, 1829, in : Pilleri, 1983. Fig. 8. Scene of coastal net whaling of Eubalaena japonica, Misaki Ura, Ikitsuri Island, Japan, beginning of the nineteenth century. Yogiotoru Eshi by Yamada Yosei, 1829, in: Pilleri, 1983.
novaeangliae) et la baleine grise (Eschrichtius robustus). Les bateaux chargés de la capture des cétacés, de forme générale arquée, étaient longs de 12 m, larges au maximum de 3,6 m, et armés par un équipage d’une dizaine de personnes, dont un harponneur. Chaque flottille comptait six bateaux. La chasse côtière était encore pratiquée le long de la côte californienne dans la seconde moitié du XIXe siècle avec des baleinières du même type que celles utilisées pour la chasse pélagique (Sayer, 1984). Deux espèces étaient capturées à moins de 20 km des côtes : la baleine grise (Eschrichtius robustus) et la mégaptère (Megaptera novaeangliae), mais trois autres espèces pouvaient être à l’occasion pourchassées : la baleine du Pacifique nord (Eubalaena japonica) le rorqual bleu (Balaenoptera musculus) et le rorqual commun (B. physalus). Alors que les gravures de Bangu-dae laissent à penser que les habitants du sud de la Corée furent au néolithique des précurseurs en matière de chasse côtière à la baleine, ils ne la pratiqueront plus pendant une très grande partie de l’époque historique (Byen, 2003). Dés le VIe siècle, sous l’influence du bouddhisme, des décrets royaux interdisent en effet la mise à mort des créatures vivantes, y compris les espèces marines. Après la conversion à la doctrine de Confucius de la dynastie en place, au XIVe siècle, l’interdit sera levé mais la pêche restera pendant longtemps encore un moyen de subsistance peu prisé et marginal. Les premiers navires baleiniers américains apparaissent au large des côtes coréennes vers le milieu du XIXe siècle alors que les grands cétacés, inexploités pendant des siècles, sont abondants. Ils seront bientôt suivis par des baleiniers français, britanniques et russes. En
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1893, un traité concède à la Russie pour 20 ans trois bases de chasse (l’une se situe dans la baie d’Ulsan) et le Japon obtient un peu plus tard des permis de chasse. L’accès aux ressources baleinières sera l’un des motifs de la guerre russo-japonaise. Après la victoire du Japon, en 1904, elles devinrent un monopole pour ce pays qui va les exploiter jusqu’à la seconde guerre mondiale. À cette époque 80 % des captures sont traitées dans deux ports de la baie d’Ulsan. Après la seconde guerre mondiale, la Corée entreprend d’exploiter ces ressources, mais la longue et ancienne prohibition religieuse s’oppose à la consommation de la viande de baleine qu’il n’était alors pas possible d’exporter au Japon. En 1966, la normalisation des relations entre les deux pays permet d’exporter la viande au Japon et de rentabiliser l’exploitation. Avant la promulgation du moratoire sur la chasse à la baleine (1985) la flotte baleinière coréenne comptait une vingtaine de bateaux et capturait quelques centaines de baleines par an, pour l’essentiel des petits rorquals (Balaenoptera acutorostrata) et des rorquals communs (B. physalus). Le principal centre baleinier était à Ulsan. 4.4. La chasse à la baleine en Corée à l’époque néolithique Les scènes de chasse à la baleine du site (Fig. 6) présentent un intérêt tout à fait particulier. C’est à notre connaissance la première fois que des représentations aussi explicites sont figurées. Au total cinq embarcations armées de cinq à 18 personnes sont représentées (A 19-27, B 4, B 13, D 10, F 4). La scène de chasse la plus détaillée comporte une embarcation armée par une quinzaine de personnages et reliée par une ligne à la proie (A 27-28). Les sources archéologiques ne permettent pas d’envisager l’emploi d’une embarcation capable d’accueillir une dizaine de personnes avant l’âge des métaux. Cependant, des objets d’obsidienne provenant de l’île japonaise de Kyushu ont été trouvés dans le néolithique de Corée, preuve que le détroit de Corée, large d’une centaine de kilomètres, pouvait être franchi à cette époque par les hommes, ce qui nécessite un bateau d’une certaine taille armé de plusieurs personnes. Notons aussi que la gravure A 27-28 est réalisée dans le style A considéré comme le plus ancien. Un filet en forme de U (A 12) superposé à deux cétacés (A 15, A 16) est représenté (Figs. 2, 3 et 6(5)). Il ne paraît cependant guère possible de supposer qu’il pouvait être utilisé pour faciliter la capture des cétacés, cette technique assez sophistiquée n’ayant été mise au point, nous l’avons indiqué précédemment, qu’au XVIIe siècle au Japon (Fig. 8). Diverses figurations ont été interprétées comme des flotteurs mais aucun n’est relié à une ligne (Fig. 6(1, 2, 3)). S’il s’agit bien de flotteurs, leur usage pour de la chasse à la baleine paraît vraisemblable. Le compartimentage du corps de certains cétacés par des traits semblables à des lignes de découpe (Fig. 7) suggère un partage de la nourriture qui constitue l’un des fondements de la cohésion sociale dans les sociétés de chasseurs comme les inuits. 5. Conclusion Le site de Bangu-dae apparaît à bien des égards exceptionnel. Le nombre de cétacés représentés est très important et presque tous sont des grands cétacés. À titre de comparaison, les gravures rupestres de cétacés découvertes en Norvège sont dispersées sur plusieurs sites et relativement peu nombreuses, par ailleurs il s’agit presque toujours de petits cétacés (Gjessing, 1936; Hallström, 1938; Bakka et Gairstad, 1974; Hesjedal, 1993). Peu d’espèces
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de Bangu-dae sont identifiables avec certitude, mais l’on peut cependant mettre en évidence les deux principales familles de mysticètes (baleinidés et baleinoptéridés) ainsi que le cachalot. En tenant compte, non seulement des figurations, mais aussi des données faunistiques et baleinières, les espèces communément chassées devaient être la baleine du Pacifique nord (Eubalaena japonica), la mégaptère (Megaptera novaeangliae) et peut être la baleine grise (Eschrichtius robustus). Le faible nombre de petits cétacés représentés pourrait traduire leur moindre importance économique. L’intérêt principal du site réside cependant dans les scènes de chasse à la baleine qui y figurent, les plus anciennes connues. Références Bakka, E., Gairstad, F., 1974. Helleristningsundersokelser 1974 i Beistad, Steinkjer, Nord-Trondelag. K. Norske Videnks. Selks. Mus. Rapp. A, 8. Berzin, A.A., 1972. The sperm whale. Israel Program for Sc. Transl., Jerusalem. Best, P.B., Bannister, J.L., Brownell, R.L., Donovan, G.P. (Eds.), 2001. Right whales: worldwide status. Report of the workshop. Journal of Cetacean Research and Management (Special Issue 2), 1–60. Brownell, R.L., 1981. Review of coastal whaling by the Republic of Korea. Report of the International Whaling Commission 31, 395–402. Brownell, R.L., Chun, C.I., 1977. Probable existence of the Korean stock of gray whale (Eschrichtius robustus). Journal of Mammalogy 58, 237–239. Byen, C.-M., 2003. Whaling in Korea and issues after the moratorium. Isana 27, 11–17. Gjessing, G., 1936. Nordenfjelske ristninger og malinger av den arktische gruppe. Instituttet for sammenlignende kulturforskning, Oslo. Hallström, G., 1938. Monumental art of northern Europe from the stone age. The Norwegian localities. Bind 1 (text), Stockholm. Harrison-Matthews, L. (Ed.), 1968. The whale. G. Allen and Unwin, London. Harrison-Matthews, L., Pilleri, G., 1983. Introduction to the Yogiotoru Eshi of Yamada Yosei. In: Pilleri, G. (Ed.), Investigations on Cetacea XIV (Supplementum), pp. 7–12. Hesjedal, A., 1993. Veideristninger i Nord-Norge, datering og tolkningsprolematik. Viking, 27–53. Iwasaki, T., Hwang, H.J., Nishiwaki, S., 1995. Report of the whale sightings surveys in waters off Korean Peninsula and adjacent waters in 1994. Doc. IWC SC/47/NP18 1–15. Kim, K.S., 1999. Recherches sur la pêche préhistorique en Corée. Hakyun, Séoul, pp. 125–185. Lee, S.-M., 2003. Les gravures rupestres du site de Bangu-dae dans la partie méridionale de la péninsule coréenne. Thèse du Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris. Mizue, K., 1952. Gray whales in the east sea area of Korea, 5. Scientific Report of the Whales Research Institute Tokyo, 71–79. O’Leary, B.L., 1984. Aboriginal whaling from Aleutian Islands to Washington State. In: Jones, M.L., et al. (Eds.), The gray whale Eschrichtius robustus. Academic Press, Orlando, pp. 79–120. Omura, H., 1974. Possible migration route of gray whale on the coast of Japan Tokyo, 26. Scientific Report of the Whales Research Institute, Tokyo, 1–14. Omura, H., 1984. History of gray whale in Japan. In: Jones, M.L., et al. (Eds.), The gray whale Eschrichtius robustus. Academic Press, Orlando, pp. 57–77. Sayer, S.H., 1984. Shore whaling for gray whales along the coast of California. In: Jones, M.L., et al. (Eds.), The gray whale Eschrichtius robustus. Academic Press, Orlando, pp. 121–157. Tomilin, A.G., 1957. Mammals of USSR and adjacent countries. Israel Program for Sc. Transl., Jerusalem Cetacea. Yamada, Y., 1829. Yogiotoru Eshi. Whaling in words and pictures. In: Pilleri, G. (Ed.), Investigations on Cetacea XIV (Supplementum), pp. 1–119.