PAUL GREGOR JOURNAL D'UN SORCIER Paul Sebescen Éditeur 12, rue du Square Carpeaux, Paris © by Paul Sebescen, Paris, 1964.
EPI-PROLOGUE Il a fallu que j'invente j 'invente ce mot. Ce que j'ai à raconter se situe en effet, sur un plan assez étrange. Dans ses perspectives le passé ne s'évanouit pas tout à fait, et l'avenir n'est pas entièrement inconnu. Ces deux temps coexistent, en quelque sorte, dans un présent magique. Si j'étais pompeux, je parlerais de la présence de l’éternité. Mais d'autres l'ont fait à ma place. Mon aspiration est différente. Si je visais à une originalité, elle consisterait à raconter des choses compliquées compliquées d'une manière plus simple qu'on ne l'a jamais j amais fait. J'avais vécu pendant des années, habité par les énergies d'arcanes magiques. En écoutant ma voix on devinera la sincérité de mon scepticisme et la férocité de mon refus d'être dupe. Expérimentateur de l'occultisme, j'avais préféré refaire cent fois une expérience plutôt que de me me leurrer.
Mais je suis sûr, comme je suis sûr de l'existence d'une table sur laquelle je m'appuie, que ces arcanes correspondent correspondent à une réalité. Leur possession procure des richesses et des pouvoirs souvent, des amours quelquefois, des vengeances glaciales toujours.
Faut-il en déduire que la majorité des magiciens sont puissants et vainqueurs ? Une parenthèse. Ne sont pas magiciens tous ceux qui le prétendent ou pensent l'être. D'autre part, la majorité des vainqueurs vainqueurs et des des puissants sont sont sorciers, sans l'affirmer ou même sans le 1
savoir. Ils accomplissent les rites des ténèbres instinctivement, i nstinctivement, inconsciem inconsciemment. ment. Dans ce contexte, un personnage comme comme celui d'Hitler mériterait des chapitres. Je le sais et je le montrerai qu'il y a de la sorcellerie un peu partout, surtout là où on en parle fort peu.
Mais si le phénomène est si général, comment a-t-il pu échapper à la science, à l'observation précise ? C'est dans la nature des choses. Ce ne sont pas que les prestidigitateurs qui refusent de révéler leurs tours. Les propriétaires des chevaux dopés qui gagnent des courses ne tiennent pas non plus à la publicité. Aussi Aussi peu que les puissances mondiales quant quant à leurs armes secrètes. secrètes. Les chercheurs de pierres précieuses qui, dans leur solitude, ont trouvé un riche filon se gardent bien d'en divulguer divulguer l'emplacement. Dans le cas de la magie il s'agit, en effet, de filons et d'armes secrètes et de bien d'autres choses semblables.
En y pensant certains mots s'imposent à mon esprit. Tels que : sang, sacrifice, horreur maîtrisée. Car la magie n'est ni noire, ni blanche. La couleur de la magie est rouge. Avec quelques lueurs argentines. Reflet des étoiles. Pressentiment d'une libération cosmique. Mais pour revenir sur terre : voici mon intention. Je veux montrer, au cours de ce récit, le fonctionnement fonctionnement et la naissance des énergies supra-normales, d'une manière aussi plausible que s'il s'agissait d'un cours de développement développement de la mémoire ou de gymnastique suédoise. Je parlerai de la magie. De sa réalité que j'ai connue. Mais entendons-nous. Il en est de la magie comme des bruits nocturnes de la forêt vierge amazonienne que j'ai décrits. D'innombrables films ont traité le même sujet. Aucune bande sonore n'a enregistré rien qui ressemble à ce que je raconte. Le tintement constant et affolant de ces innombrables clochettes qui font vibrer les ténèbres de la jungle n'a jamais été mentionné. Et cependant je n'ai ni inventé, ni créé la race des crapauds-forgerons qui produisent des sons. Si on pose la question à d'autres explorateurs, ils admettent volontiers de les avoir entendus, de n'avoir entendu presque rien d'autre pendant les semaines et les mois de leur isolement. Mais le public n'en saura jamais rien.
2
savoir. Ils accomplissent les rites des ténèbres instinctivement, i nstinctivement, inconsciem inconsciemment. ment. Dans ce contexte, un personnage comme comme celui d'Hitler mériterait des chapitres. Je le sais et je le montrerai qu'il y a de la sorcellerie un peu partout, surtout là où on en parle fort peu.
Mais si le phénomène est si général, comment a-t-il pu échapper à la science, à l'observation précise ? C'est dans la nature des choses. Ce ne sont pas que les prestidigitateurs qui refusent de révéler leurs tours. Les propriétaires des chevaux dopés qui gagnent des courses ne tiennent pas non plus à la publicité. Aussi Aussi peu que les puissances mondiales quant quant à leurs armes secrètes. secrètes. Les chercheurs de pierres précieuses qui, dans leur solitude, ont trouvé un riche filon se gardent bien d'en divulguer divulguer l'emplacement. Dans le cas de la magie il s'agit, en effet, de filons et d'armes secrètes et de bien d'autres choses semblables.
En y pensant certains mots s'imposent à mon esprit. Tels que : sang, sacrifice, horreur maîtrisée. Car la magie n'est ni noire, ni blanche. La couleur de la magie est rouge. Avec quelques lueurs argentines. Reflet des étoiles. Pressentiment d'une libération cosmique. Mais pour revenir sur terre : voici mon intention. Je veux montrer, au cours de ce récit, le fonctionnement fonctionnement et la naissance des énergies supra-normales, d'une manière aussi plausible que s'il s'agissait d'un cours de développement développement de la mémoire ou de gymnastique suédoise. Je parlerai de la magie. De sa réalité que j'ai connue. Mais entendons-nous. Il en est de la magie comme des bruits nocturnes de la forêt vierge amazonienne que j'ai décrits. D'innombrables films ont traité le même sujet. Aucune bande sonore n'a enregistré rien qui ressemble à ce que je raconte. Le tintement constant et affolant de ces innombrables clochettes qui font vibrer les ténèbres de la jungle n'a jamais été mentionné. Et cependant je n'ai ni inventé, ni créé la race des crapauds-forgerons qui produisent des sons. Si on pose la question à d'autres explorateurs, ils admettent volontiers de les avoir entendus, de n'avoir entendu presque rien d'autre pendant les semaines et les mois de leur isolement. Mais le public n'en saura jamais rien.
2
Des clochettes qui sonnent sans cesse sous les ombres de la l a brousse ? Cela surprendrait la clientèle. Cela bouleverserait ses idées i dées préconçues. Des hurlements de jaguar ? Oui. Des cris de singes ? A la rigueur. Des sonnettes dans la brousse ? Mais voyons, quel quel contresens! Par conséquent, on fait hurler les jaguars et les singes dans les studios et on extirpe les crapauds-forgerons crapauds-forgerons des bandes magnétiques rapportées du Brésil. Il me semble que dans ce sens-là, les descriptions de la magie sont aussi fausses que celles de la forêt vierge. Rares sont les écrivains dotés d'une optique indépendante qui se sont fourvoyés dans la jungle de la sorcellerie. Autrement dit : les personnes qui s'empêtrent effectivement dans ses ronces, ne sont presque jamais des écrivains capables d'exprimer une réalité imprévue. D'où la nécessité de cette introduction. Il faut que je précise mon vocabulaire. Il relève de la mathématique, qui est, comme on le sait, un langage. Je crois dur comme fer que : La magie = Sexualité + volonté + Symbolisme fascinant. Dans cette équation, la magie signifie une influence psychique apte à changer le cours normal des événements. Ainsi définie, elle est une institution aussi réelle que la Sécurité Sociale ou la S.N.C.F. Il est une magie de tous les jours. Je l'appellerai plus loin : la sorcellerie de Monsieur Jourdain. On l'exerce sans s'en rendre compte, pas plus que le personnage de Molière de l'usage de la prose. C'est l'envoûtement discret qui décide du sort de mainte négociation ou conquête amoureuse. Il constitue le thème principal de ce livre. La sexualité dont je parlerai est un courant canalisé, endigué, décuplé par de savantes turbines. J'essayerai de montrer comment. La volonté, le deuxième ingrédient de la formule tend à une accélération considérable du rythme vital. Le mot anglais " switching " me vient à l'esprit. On jongle avec un grand nombre de commutateurs qui allument et éteignent instantanément le faisceau lumineux de l'attention, le braquant sur des des objets variés. Les divers Césars et Napoléons qui dictaient à une demi-douzaine de secrétaires, ne le faisaient pas " en même temps ", comme on raconte candidement. Leur attention effaçait et ressuscitait de seconde en seconde seconde et à tour de rôle l'un ou l'autre des secrétaires et les problèmes qu'il représentait. représentait. Contrairement à l'imagerie courante, la volonté correspond à une extrême agilité de l'esprit. C'est une espèce d'acrobatie mentale. Mais tout ce qui compte ne s'obtient qu'au prix d'acrobaties. 3
Les symboles fascinants qui complètent la formule appartiennent au monde des archétypes de la psychologie de Jung. J'ai l'impression que son école n'est pas très connue en France. Les Français sont sans doute un peuple à l'esprit indépendant. Quelquefois, cependant, ils subissent l'influence de préjugés pseudo-cartésiens.
C'est ce qui explique que l'autorité de Freud n'a été reconnue en France qu'avec un retard de vingt ans. Or, les recherches psychologiques de Jung sont au moins aussi révolutionnaires que celles du créateur de la psychanalyse. Le point de départ de mon livre est, du reste, une constatation de ce grand penseur Suisse. La psychiatrie de notre époque, déclare-t-il, est à peu près aussi rudimentaire que la chirurgie du XIIIème siècle. Les archétypes de Jung sont des symboles communs à l'humanité et qui proviennent d'un passé immémorial. Ainsi des esquimaux qui n'ont jamais aperçu un serpent réel, en voient dans leurs cauchemars. Il s'agit d'images quasiment magiques et qui remuent des couches profondes du subconscient. Leur influence libère des forces d'âme exceptionnelles. Aucune magie ne peut se passer de leur aide.
Au demeurant, c'est une histoire vécue. J'ai prouvé sa réalité sur ma peau. Elle brûle encore dans mes tripes, dans mes nerfs, dans mon cerveau. Son dénouement avait, sur moi, l'effet d'un accident d'aviation. Après le choc d'un accident les pilotes hésitent avant de reprendre leur place derrière le manche à balai. Mais c'est précisément ce choc qui me permet de ressaisir le bout du fil magique perdu il y a trois ans. Car j'avais beau fouiller les autres coins de ma mémoire, essayant d'exprimer le secret de la sorcellerie. On n'exprime bien que ce qu'on est. Ce que l'on respire et vit. . Et les esprits de la vie future n'existeront pour les autres qu'à partir du moment où quelqu'un les aura emprisonnés pour de bon, dans la cellule violemment éclairée du langage.
4
Pour y parvenir il était nécessaire de revivre toute mon expérience occulte. Pendant les années de ma reconvalescence psychique, je retrouvais peu à peu une partie de mes forces qui avaient été paralysées au point tournant de l'histoire que voici. Mais le contenu essentiel, le véritable sens de mon récit manquait. C'est le prolongement de son épouvante, c'est le goût d'une madeleine proustienne, trempée dans du sang qui me les fournit.
En me souvenant, je me sens redevenir celui que j'avais été. Je retrouve l'élan de mes décisions d'antan, l'authenticité imperturbable de mes attaques et aussi de mes fuites. Si je suis ici, maintenant, capable d'exposer froidement pourquoi et comment, sous quelles conditions les vibrations sexuelles engendrent la magie, attirent, hypnotisent et influencent les événements, c'est parce que, subjectivement, en déroulant mon film, j'ai réussi à ressusciter mon passé, pour moi, afin de m'en pénétrer, afin de le projeter sur mon avenir. Car je suis mauvais vendeur. J'ai besoin de croire sans aucune réserve à ma marchandise. Et pour croire entièrement à une réalité, il n'y a qu'un seul moyen. Vivre cette réalité. Ce que je vais faire. La voici donc.
Ceci n'est pas un cours par correspondance de Kama-sutra. Je n'ai pas l'intention d'ajouter des variantes inédites aux trente-six (il me semble) postures cataloguées de la volupté asiatique.
Il n'est pas non plus question du développement d'une nouvelle technique amoureuse. D'abord parce qu'elle est ancienne comme le monde, encore que peu connue dans les régions civilisées. Il paraît qu'il y a des peuplades africaines dont les sacrifices à Vénus ont ce caractère ambivalent que je chercherai à décrire. Puis, il y a aux Indes le Tantrisme. Je ne m'intéresse pas spécialement aux philosophies orientales. C'est l'univers des sorciers brésiliens qui m'a formé. Toujours est-il qu'une facette
5
du tantrisme est une religion érotique semblable à celle que j'avais connue. Ses origines se perdent dans les brumes de la préhistoire. On en retrouve les traits, scabreux seulement à première vue, dans les doctrines les plus diverses. Toujours à moitié dissimulées, presque jamais poussées jusqu'à leurs conséquences logiques, comme si la conscience de l'humanité reculait devant une conclusion déconcertante.
Ainsi nous apprend-on, sans commentaire, l'étrange méthode d'Hippocrate et de ses élèves pour soigner certaines maladies. Eh oui, c'est historique. Ils mettent des jeunes filles dans le lit d'hommes trop infirmes pour pouvoir apprécier ce médicament. Pour expliquer ce procédé, Hippocrate parlait vaguement de la transmission du magnétisme animal, de la mobilisation des réserves de l'organisme malade, par l'éveil, même incomplet, de désirs amoureux. Puis c'est le silence et il faut chercher ailleurs pour retrouver un autre morceau de la mosaïque escamotée. Le prêtre catholique appelé à parfaire la plus grande prouesse magique, la matérialisation de la divinité dans le sacrement, doit en principe être chaste. Le principe du célibat est connu. Mais, d'autre part, s'il visait simplement à la pureté, à l'abstinence, pourquoi l'Eglise exigerait-elle impérieusement que le prêtre soit en pleine possession de sa puissance virile ? A-t-on pensé aux motifs pour lesquels l'Eglise interdit l'ordination, l'initiation pour ainsi dire, des eunuques et des personnes organiquement impuissantes ? A l'origine le sacerdoce est magie. Or, aucune magie n'est possible, sans un puissant rayonnement sexuel. La chasteté accroît sa puissance. Jusqu'à une certaine limite. Celle-ci franchie, l'abstinence éteint peu à peu le feu d'Eros. L'ascète se détache de plus en plus de la terre. Les tentations de la chair le hantent de moins en moins. En d'autres termes, il devient gaga. Pas tout de suite évidemment. D'abord il passe par des étapes de déshumanisation. Son cœur, ses sentiments se figent, se refroidissent. Il cesse d'être l'amant de la divinité.
Le mystique chrétien le reste toujours. La secrète vibration de ces transports ne s'éteint pas. L'image de la Passion, de la souffrance et du sacrifice sanglant d'un être divin et infiniment aimable entretient chez lui, constamment, cette obscure et profonde angoisse, ce secret frisson d'où jaillit l'amour. 6
Oui, la passion des saints naît de la Passion. Une fois de plus je laisse aux sots le plaisir de crier au sadisme. L'Abraham de la Bible était sadique, de même que les Aztèques et les Egyptiens et les Babyloniens et les Incas. Toutes les cultures religieuses sont issues du même frisson passionné, du même mystère qui entoure le sacrifice sanglant. Elles ont donc toutes un caractère morbide. Cependant, les religions ont créé les cultures qui sont la base de notre monde. Sans leur inspiration nous serions restés dans les grottes. Le divin marquis n'aurait jamais songé à s'attribuer une aussi grande influence sur l'histoire du monde. Le marquis était un créateur. Détraqué, peut-être, mais certainement pas un cuistre.
J'avoue volontiers que je préfère sa compagnie de très loin à celle de Monsieur Homais.
Le culte des sorciers brésiliens n'est pas moins imprégné de sang que les autres religions créatrices, mais leurs esprits sont telluriques. Leurs pieds ne perdent jamais le contact avec cette terre. Leur regard fouille les secrets de notre nature et ne se lève jamais vers un ciel ineffable. Ils procurent des biens terrestres: la richesse, le rajeunissement, la santé, l'amour, sans se soucier d'une vie éternelle. La torture au rasoir et d'autres qu'ils infligent de temps en temps aux esclaves de leur amour exaspèrent leur passion. Mais ce ne sont que de petits jeux cruels. Leurs victimes plus ou moins bénévoles, plus ou moins ravies, ne sont après tout que de belles petites mulâtresses. Si leur souffrance est émouvante, en tant qu'image, elle ne peut pourtant pas se comparer à la vision d'un Dieu, fait homme, pour se soumettre à un supplice infamant d'où le mystique puise l'angoisse de sa passion perpétuellement renouvelée.
C'est d'une mine bien différente que le sorcier brésilien tire les élans sauvages de son esprit, le rayonnement irrésistible de ses fluides vitaux. 7
Lui aussi vit chastement à sa manière. Il aime pour ainsi dire presque chastement. Pas tout le temps, bien sûr. Il limite sa demi-abstinence aux périodes dramatiques de son activité, au temps des grandes épreuves. Mais alors, pendant des semaines, quelquefois pendant des mois, il n'aime pas tout à fait comme le commun des mortels. Ses étreintes rechargent et surchargent les accus de son magnétisme, au lieu de les vider.
Car tout pouvoir, non seulement celui des sorciers, jaillit du désir. J'ai cent fois constaté la vérité exprimée par la célèbre phrase de Paracelse : " Tout corps humain, agité par des désirs violents, exerce une influence impérieuse, même à distance, sur des vies moins intenses, habitées par des désirs moins forts ". Ceux du magicien de la brousse sont constamment en éveil. Ce qu'il éprouve à l'égard du monde en face de ses adoratrices (et elles sont belles et nombreuses) est plus qu'un insatiable et impérieux désir. Une sensation de douceur de vivre, un bonheur sûr de soi semble couler dans ses veines en même temps que la plénitude et l'agressivité triomphante, que normalement on ne connaît que pendant les quelques secondes demi-conscientes de l'orgasme, de cet éclair d'un autre monde qui s'efface aussitôt devant la morne tristesse de l'animal vidé de sa substance magique. Oui magique, car la transfusion d'éléments organiques n'est qu'une contingence de l'étreinte. L'essentiel en est la décharge d'une sorte d'électricité humaine. La science l'ignorait naguère. A présent elle commence à accorder une attention croissante aux ondes électriques émises par le cerveau. L'éclair qui au moment de l'orgasme fuse entre les amants, vient d'une région qui n'appartient ni à l'âme, ni au corps, mais se situe à la frontière, à l'intersection des deux. C'est ce fluide électrique qu'au milieu de ses étonnants exploits amoureux le sorcier réserve pour l'accumuler, pour le transformer en énergie nerveuse. Non, non, non, il ne s'agit pas tout simplement d'une contrainte, d'une crampe de la volonté et des muscles qui interviendrait au dernier moment, juste à temps pour barrer le cours naturel des manifestations sexuelles. S'il s'agissait tout bonnement d'un coït réservé, tout le monde pourrait devenir sorcier en un clin d’œil, et tout le monde deviendrait mûr pour une maison de foui à brève échéance. Le " macumbeiro " maîtrise ses impulsions, ses désirs amoureux, tout en les vivant, tout en les conduisant jusqu'à un dénouement heureux et simultanément il conserve la substance
8
magnétique de la passion. C'est parce que ses émotions lorsqu'il le veut ne connaissent pas des chutes brusques. Elles le portent et le bercent comme les ondes ensoleillées d'un océan bienveillant, vers des plages où règne l'éternel printemps d'un désir toujours actif, rayonnant, adolescent.
J'essaie d'être plus précis. Des images commencent à tourbillonner derrière mes paupières fermées. Non, il n'est pas vrai que la clarté prime tout. Les " cartésiens " affirment que toute pensée claire s'exprime dans un style limpide. Oui, des pensées de primaires. C'est le grand Jung qui l'a dit : une pensée profonde est toujours trouble, de même qu'un sentiment profond. Une pensée profonde vient des frontières de l'impensable. Toujours selon Jung : les Français sont fiers de leur intelligence et les Allemands de leurs sentiments. En réalité, c'est tout le contraire. C'est la subtilité, souvent contradictoire, parfois trouble du sentiment français qui relève du génie. Quant à la pensée ? Celle des philosophes allemands est fort obscure mais elle a créé les plus transcendants systèmes philosophiques de la planète. Toutes les autres métaphysiques semblent à côté légères, négligeables. Quant aux sentiments allemands, ils sont d'une clarté sans équivoque. Nous savons bien ce qu'ils valent. Clarté ? Cette fois-ci c'est Koestler qui parle : " Lorsqu'on veut exprimer toute la vérité, on laisse l'élégance aux couturiers ".
Non, je ne tiens pas à écrire un texte clair de manuel qui n'apprendrait rien de nouveau à personne. Ici, il s'agit d'autre chose. Je raconterai et les inflexions de ma voie, les symboles dans mon récit feront résonner des couches secrètes de la compréhension, faisant deviner une réalité qui a toujours résisté au langage des recettes pharmaceutiques.
C'est pour cela, que des images, des scènes, envahissent mon esprit au moment où je cherche une définition dialectique de l'amour sorcier. Je songe d'abord aux filles de là-bas. Quand elles ont de l'allure, elles en ont beaucoup. Leur démarche me suggère des mots comme : reines, trapézistes, putains. Elancées comme des 9
silhouettes du Gréco, elles sont par ailleurs plutôt bien en chair. La longueur et la flexibilité des doigts, de ces tentacules porteuses de rubis sont démesurées. La même souplesse un peu monstrueuse baigne les hanches et les jambes. Ces filles coulent plus qu'elles ne marchent. Agressives et timides, leur grâce mauresque sourit du bout de leurs dents scintillantes. Il y a chez elles un mélange du fauve et de petites filles modèles.
Une nuit, avec une de ces filles. Avec Livia. Fenêtre ouverte, air tiède, parfums du parc endormi qui flotte autour de nos torses nus. Quelques petits cubes d'encens amazonien se consument dans des coins obscurs. Tout à l'heure, avec les fenêtres fermées, leur fumée végétale était légèrement enivrante. Il y avait aussi autre chose. Une vapeur, évoquant, de très loin, l'effet de l'éther, distribuée par un lance parfum. Mais tout ceci n'était que secondaire. Nous avions besoin de légèreté et d'euphorie pendant l'interminable attente qui, elle, est tout à fait essentielle. Je suppose qu'un peu de whisky aurait aussi bien fait notre affaire que ces inhalations magiques. Quant à l'expectative, interminable, injustifiée, c'est une autre histoire. Il était indispensable que nous nous voyions, que nous nous sentions, séparés, chastes, étouffant de douceur, sans que rien ne nous empêche de nous unir. Rien que notre volonté de transformer la nature en oeuvre d'art magique. Mais ce n'est qu'après, quand je suis fermement cerné par le velours chaud et humide de son corps, que le temps s'arrête pour de bon. Tout rappelle la vie normale et tout la transfigure. Nos mouvements sont lents, flottants, rappelant ceux des scaphandriers. La chaleur du cœur et les ondes de la tendresse montent lentement, très lentement vers nos gorges. Puis, des spasmes de fièvre, la violence saccadée d'un film accéléré font bouillonner les eaux de la volupté autour de nous, et brusquement : un arrêt mortel, l'immobilité passionnée d'une statue d'amoureux. Des secondes, des minutes passent ainsi, un frémissement nous parcourt et un nouveau flottement ondoyant remonte des profondeurs. Nous vivons pendant des heures, installés dans la volupté. Je lui parle à l'oreille. Je lui raconte des histoires douces et terrifiantes. Nous vivons à l'intérieur de nos corps et loin au-delà d'eux. Nous participons à l'exubérante tendresse de la nature et aux scènes sadiques des messes noires. Nous sommes tantôt fleurs de nuit, tantôt oiseaux, tantôt traînées de sang, tantôt peau déchirée par des rasoirs, tantôt cris rauques, tantôt chuchotements de rivières sous la lune. Rien qu'en imagination ? Mais où commence l'imagination ? Où finit-elle ? Est-elle morbide ? Je n'en sais rien. 10
Ce que je sais, c'est que cela dure éternellement. Que nos soupirs viennent du fin fond de nos cœurs, que nous respirons au rythme d'un orgasme permanent, d'une volonté impérissable, chaque seconde renouvelée. Nous sommes devenus un seul être fabuleux : celui de Platon, aux deux têtes, quatre bras et quatre jambes. Sans me séparer d'elle, je l'enveloppe de mes bras et, obéissant à une nostalgie obscure, je me lève avec elle et je la porte vers la source des parfums enivrants de la nuit, vers la fenêtre entr'ouverte. Tout devient possible. Il ne serait pas étonnant que nous nous envolions audessus des arbres endormis. Etait-ce là le vol des sorcières ? Mais tout ceci n'est que la surface des choses. Tout cela pourrait être crispé, forcé, artificiel. Il n'en est rien. Cela correspond à un nouvel état de conscience. Il ne nous serait accessible si nous n'avions pas, mon amante et moi, le talent de passer avec une vitesse inouïe, avec une légèreté de danseurs, d'une couche de l'âme à l'autre, d'un degré de la tension nerveuse à un autre, si nous n'avions pas acquis la force de maîtriser la douleur physique, la terreur de la mort et l'ivresse des sens, si nous ne savions pas nous dédoubler et regarder de loin nos corps qui s'ébattent, souffrent ou exultent comme des contingences, comme des paravents qui cachent la vraie vie sereine et impérissable et qui nous habite également. On ne peut planer au-dessus du gouffre des passions que lorsqu'on en est à moitié détaché. Sans cela, on est englouti instantanément avec une gloutonnerie enfantine pour se réveiller au milieu d'une tristesse d'animal. L'orgasme qui termine ces nuits ressemble aux autres. Avec quelques différences, cependant. Après ces heures délirantes l'émission de substances vitales est étonnamment insignifiante. Il y a un dicton populaire dans certains pays, suivant lequel les amants qui s'aiment trop passionnément n'arrivent pas à faire d'enfants. Y-a-t-il là un rapport avec mon récit ? Tout indique que l'organisme absorbe au cours de ces transports toujours renouvelés une grande partie de ses propres sécrétions, encore assez mystérieuses sur le plan scientifique. D'autre part, la durée du dénouement final est à son tour si absurdement longue, si peu imprégnée de l'angoisse connue de la " petite mort " qui est le sobriquet de l'acte accompli, qu'on sent des effluves de sa propre passion, d'un magnétisme presque sensible, refluer vers son propre cœur, vers son propre cerveau, les plongeant dans un sommeil d'une profondeur inconcevable.
Jusqu'ici, tout se situe sur un plan plus ou moins subjectif. Mais les lendemains de ces nuits m'apportaient souvent des surprises. Je ne parle pas de ce sentiment de force joyeuse, de cette impression que je pourrai bondir audessus des maisons. Mais il m'est arrivé que Livia, ou une autre, me dise :
11
- Non, réflexion, faite, je ne voudrais pas ce bracelet de la bijouterie X. Je ne lui avais pas soufflé un traître mot de ce bracelet. En revanche, je venais d'en rêver. Oui, il y a un rayonnement en moi à ces moments-là. Les petites choses le prouvent plus que les grandes. Je jette ma cigarette, sans presque viser, en plein milieu d'un cendrier à plusieurs mètres de moi. Je conduis ma voiture au milieu du trafic hystérique de Rio avec une sécurité de somnambule sans y faire attention, rapidement, frôlant le danger à des centimètres, ne m’accrochant jamais. Un garçon de café m'apporte un journal que j'allais lui demander tout à l'heure, une femme qui marche devant moi se retourne et trébuche. Non, je n'éprouve pas le besoin de prouver quoi que ce soit. Je sais que je suis chargé d'électricité et que son rayonnement petit devenir l'apanage de tous les humains. Peu à peu, on devinera comment.
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE I
Je viens de rentrer à Paris, après un bref séjour au Brésil. Cela va faire cinq ans que je me suis fixé ici. De temps en temps je disparais pendant quelques semaines ou mois. Après, lorsqu'ils me revoient, mes amis disent que j'ai changé. Généralement ils ne précisent pas comment. Leurs remarques se bornent à quelques plaisanteries au sujet du soleil infernal, de la faune, de la brousse équatoriale qui auraient déteint sur moi. Car je suis catalogué comme spécialiste de 12
la brousse, de l'équateur, de son soleil et sur les bords un tout petit peu aussi de l'enfer. Ce sont des blagues évidemment. Il y a, en somme, peu d'observateurs curieux dans la faune parisienne. Chacun y est fasciné surtout par les secrets de son âme à lui. Cela ne laisse pas beaucoup de temps pour la détection des mystères du voisin. Voici une des raisons pour lesquelles je préfère Paris à toute autre ville.
Cette fois-ci les copains, les bons amis, de même que les garçons du Flore et les standardistes de chez Julliard me regardent plus attentivement qu'à mes autres retours. J'entends des phrases comme : " ...Mais qu'est-ce qui t'arrive ? On ne te reconnaît pas ! On dirait que les indiens Jivaros ont réduit ta tête. Non ce n'est pas cela. Mais ce n'est pas la tête qu'on te connaît.. voyons... voyons... qu'est-ce qu'ils t'ont fait les Jivaros ?... Tu es bronzé, oui et puis, tu as maigri, mais ce n'est pas cela, non plus... tiens c'est ton regard qui est complètement transformé... bizarre, comme si je ne t'avais jamais vu.. tu as l'air comme si.. tu as un air... " Alors, comme pour aider mon interlocuteur, je pense à des mots. Sans ouvrir la bouche, je laisse les petites cellules de ma matière grise chercher les adjectifs justes. Tels que : " libéré ", " désenvoûté ", " débarrassé d'un fardeau ", " d'un remords "... " d'une malédiction ". Je fais le petit effort mental qu'il faut, et dans la plupart des cas, mon vis-à-vis répète à haute voix les expressions que mon cerveau vient d'inventer. Je télégraphie des phrases de plus en plus insolites, juste pour voir. Je constate que je suis en forme, en pleine possession de mes facultés télépathiques, courtcircuitées il y a cinq ans. Mes camarades, ces médiums qui s'ignorent, continuent à retransmettre, à prononcer mes pensées.
Brusquement, j'ai comme un sursaut et j'arrête le jeu. Je ne veux plus me laisser glisser sur cette pente savonneuse. Plus question de céder à ce côté de ma nature qui m'avait inspiré une peur bleue à moi-même, au premier moment où il s'était manifesté. A ce moment-là, je me penchais sur le corps d'une jeune mulâtresse terrassée. De ses grands yeux écarquillés, verts quelques secondes plus tôt, on ne voyait plus que le blanc, étrangement rougeoyant. Les gens emploient les termes les plus divers pour désigner " ça ". Ils parlent de magie, d'occultisme, de sorcellerie.
13
Une partie de l'humanité croit dur comme fer à la réalité de ces phénomènes surnaturels. La science officielle les conteste, les ridiculise. Mais la science change si souvent ses idées! Je ne suis pas savant, je ne peux parler que de mon expérience. Celle-ci m'a montré la vérité d'une façon nette, directe. A travers le goût du sang et le râlement d'orgasmes bien réels. La voici. Tout être humain diffuse des ondes invisibles, qui déterminent les sympathies, les antipathies, des réussites amoureuses et souvent financières. C'est ce que j'appelle " la magie de Monsieur Jourdain ". Elle s'exerce quotidiennement, sans que les intéressés s'en rendent compte. On dit alors que tel ou tel personnage est fascinant, qu'il arrive à ses buts. C'est un magnétisme. Comme tous les talents, il peut dépasser la bonne moyenne. Il peut, par un entraînement très spécial, et que je connais de près, de trop près, être développé outre mesure, devenir dangereux, hideusement anormal. C'est alors que l'emploi du vocabulaire de la tradition magique est justifié. Celle-ci est évidemment bourrée de fumisterie. Moi je ne sais qu'une chose. La force hypnotique peut dépasser de loin les limites habituelles. Elle peut subjuguer à distance, rendre riche, rendre malade, rendre fou, transporter dans des paradis pas toujours artificiels, ou bien : tuer tout bonnement et simplement. J'ai payé pour le savoir.
Ma femme, qui est Brésilienne, a pendant des années souffert de dépression nerveuse. Jusqu'à ce jour, elle est hantée par l'assassinat de sa mère. Evidemment, pour les médecins, il ne s'agissait pas de mort violente mais de maladies. Oui, au pluriel. Ils attribuaient toutes sortes de maladies à la pauvre, sans jamais pouvoir tomber d'accord. Je crois qu'ils lui ont fait faire toute la gamme des analyses et réactions connues. Négatives, toutes. Pas la moindre trace d'infection, de virus, de microbe. Zéro. Elle dépérissait simplement. Vers la fin elle pesait trente-cinq kilos. Comme si on l'avait vidée de sa substance, me disais je. Je ne croyais pas si bien dire. On l'avait effectivement vidée. Et sur commande, par dessus le marché. A présent, je sais que des gens peuvent mourir comme cela. Il m'a fallu du temps pour accepter cette idée. Du temps et des faits. En voici quelques-uns. Ce n'est qu'après que je dirai comment et où nous avons trouvé, ma femme et moi, un bocal de grosses sangsues qu'on avait alimentées d'une façon peu courante.
Voici une nature morte qu'on aperçoit tous les jours dans les faubourgs fleuris de Rio.
14
Devant la porte d'une villa, sur le trottoir, la dépouille d'un coq noir. Autour : des bouteilles de bière à moitié vides, des bouts de cigares disposés en croix. Les passants crachent, se détournent, font semblant de ne pas voir la chose. Ils se feraient couper la main plutôt que d'y toucher.
Vers le début de mon premier séjour au Brésil, je me trouvais dans une de ces villas, ainsi décorées. Je faisais la cour à la fille du maître de céans, une des lumières du barreau local. Ce jour-là j'avais l'impression que tout était fini entre nous. - Qu'avez-vous donc Isaura... Si je vous embête, je peux... - Non restez ! Je vous en prie ! En me rasseyant, je la dévisageais. Fragile, elle avait toujours été et pâle aussi, contrairement aux usages du pays, mais pas à ce point-là. - Vous n'avez pas entendu un mot de ce que je vous raconte depuis une heure...
- Mais si... - Auriez-vous quelque chose ? Vous sentez-vous bien ?... Malgré l'air conditionné, son front se couvrit de petites gouttes de sueur. - Non, non... je n'ai rien... je ne veux rien avoir... La Sainte Vierge et Saint Georges m'aideront... Je... je n'aurai absolument... rien ! Là-dessus elle se mit à pleurer d'abord, à chuchoter fiévreusement ensuite, et finalement à hurler. - J'ai... Oh, si...,j'ai un serpent vivant dans le ventre. - Isaura, voyons, vous déraillez ! Vous savez bien que c'est impossible... - Oui... je sais que c'est impossible... mais il est là. . . dedans. . . Oh. . . Oh. . . j'ai mal . . . il se tord . . . oh... vous avez vu le sortilège... C'est Bernardes, le sorcier. . . je connais l'ordure. . . la misérable qui l'a payé... vite! Je meurs... vite... vite... qu'on téléphone à Agostinho. . . cela me mord. . . il me déchire tout. . . dedans. . . Je ne pourrai plus. .. personne ne pourra plus... m'aimer... Oh... Sainte Vierge...
15
De la suggestion constatais-je. Mais elle était drôlement efficace.
Ma belle amie vomissait pendant des heures jusqu'à l'arrivée d'Agostinho, du contre-magicien qu'on n'avait pas pu joindre tout de suite au téléphone puisqu'il était en train de visiter à bord d'une magnifique Chevrolet, sa nombreuse clientèle.
CHAPITRE II Quelques années plus tard, toujours à Rio. Je me trouvais à la " Policia Central ". Non, non pas en tant que détenu. Je faisais du journalisme à l'époque. Il était minuit trente cinq. Ce n'est pas par hasard que je me souviens de l'heure exacte. C'était le commencement de la fin de la carrière du " delegado " (commissaire) Antenor Dantas, de la Brigade des Mœurs, célèbre épouvantail du quartier mal famé de la Lapa et de ses maquereaux. Malheureusement, pour le maintien de l'ordre moral et pour le delegado, on lui avait dernièrement confié une tâche supplémentaire sans aucun rapport avec le secteur des putains. Sous la pression de l'Archevêché la police commençait à persécuter les sorciers. Le " bel Antenor ", grand, élégant, olivâtre et brillantiné, brute sadique sur les bords, s'y lança avec son zèle habituel. Ce soir-là, ses " investigadores " (détectives) étaient allés cueillir à la gare Dom Pédro II, un fort inquiétant personnage. Il s'appelait Martiniano De Mendès. C'était le " Babalao ", le "pape" de l'Eglise à rebours, de l'Eglise des démons qui domine secrètement les consciences de cinquante millions de Brésiliens. Je tiens ce chiffre d'un évêque catholique, grand connaisseur de la concurrence. Comme on le verra, la " macumba " dont j'étais un modeste curé, aujourd'hui défroqué, constitue une véritable religion secrète. Tout y est : hiérarchie, messes, (plutôt noires), couvents, nonnes, extatiques, stigmatisées. La vétuste ville de Bahia avec ses 365 églises catholiques, baroques, aux autels en or massif et vides la plupart du temps, hébergent le Vatican du culte souterrain. 16
Le " Babalao " Martiniano venait d'arriver à Rio pour présider une espèce de concile sacrilège lorsqu'il fut happé par les flics. J'avais la nouvelle à la rédaction du " Globo " (le France-Soir de là-bas) par une communication ultrarapide. Il ne s'agissait pas de l'un des tuyaux habituels du journalisme. A l'époque j'étais déjà depuis assez longtemps introduit dans le monde des coqs noirs et des filles hystériques ou envoûtées. Mais avant de raconter le curieux accident de cette nuit, je remarque qu'il s'était produit en avril 1953, que les journaux brésiliens lui avaient consacré des colonnes en dépit de l'odeur sulfureuse de l'événement et que le public " carioca " (habitants de Rio) s'en souvient jusqu'à ce jour et pour cause.
Minuit moins cinq. Squares obscurs. Réverbères 1900. Bruits de pas qui résonnent à l'ombre des palmiers endormis dans le silence de la miteuse Rua da Constituiçao, où se cache la caserne de la " Delegacia Central " à cinq cents mètres de la Lapa, du quartier des putains. Escaliers mal éclairés, labyrinthes de couloirs malodorants, sentinelles également malodorantes en kaki, baillants, tenant à l'envers ma carte de journaliste, grand et sale bureau violemment éclairé.
Le bel Antenor poussa un grand rire lorsqu'il m'aperçut dans l'embrasure de la porte. Cela ressemblait à l'hennissement d'un cheval dégoûté. - Tiens, amigo, c'est toi qui me manquais ! Il faut avouer que tu n'en rates pas une . C'était un grand consommateur de pots offerts par moi. A l'époque. J'assistais en moyenne une fois par semaine à des descentes de la Brigade des Mœurs. Les lecteurs du " Globo " raffolent de ce genre de chose. " Prends une chaise, Paulo, hennissait-il, les actualités viennent de finir. Tu arrives pile pour le grand film. Ah mes petits, vous allez vous frotter les yeux. Toi, Elvira, plus que n'importe qui ! "
17
Dans ma tête, dans mes yeux : le rythme du train rapide. De la vie accélérée. C'est un des secrets fondamentaux de la magie, un état de conscience bizarre. Comme si on vivait dix vies. Chaque seconde, chaque minute, on tire des cascades intarissables de sensations inconnues ; de tout. De la nature, des événements les plus courants et surtout de l'acte sexuel transfiguré qui est, on le comprendra plus loin, la véritable source des fluides occultes. Une seconde me suffit pour voir tout le tableau, tous ses détails, toutes ses menaces cachées. Les longues jambes croisées d'Elvira, espèce de Sophia Loren, en édition plus maigre et plus banale, de son état dactylo à la Préfecture, la plus récente conquête de l'irrésistible Antenor. Les trois flics aux visages très soucieux. Un quatrième, en train de déballer une élégante valise pleine d'objets insolites. Des masques démoniaques, des colliers de dents de crocodiles, des statues de Saint Georges transformées en divinités africaines, des bouteilles avec des serpents conservés dans l’alcool, de petits verres pour en boire, des cache-sexe en plume de perroquets, des lances indiennes, la grande plaque en argent forgé avec les cornes, l'emblème du chien-de-feu de la Brousse du Dieu Exu, l'attirail complet du sorcier, en somme. Mais tous ces détails sombraient dans l'insignifiance en face du " Babalao ". Il se tenait debout, encadré par les poulets, très détendu, dans son complet en toile irlandaise, admirablement coupé. Grand, robuste, cheveux blancs coupés en brosse, sans âge, belle et sévère tête de César noir de race soudanaise aux lèvres fines, au nez aquilin, Martiniano ne broncha pas lorsque je m'assis à côté de ses victimes qui se croyaient bourreaux. C'est lui qui m'avait fait passer les épreuves de l'initiation, deux ans plus tôt. Anténor sortit un dossier du tiroir. Un des flics eut une quinte de toux. Il y avait un malaise presque palpable dans l'air. Alors, pour le dissiper, le délégado commit la gaffe de sa vie et de sa mort. - Escuta, negro, s'écria-t-il avec une gaieté trop marquée, écoute nègre, ici c'est moi le patron. Si je te défère au Parquet, tu en as pour six mois à un an. Moi, je suis un brave type. Je te ferai foutre à la porte dans un quart d'heure. Sous une condition. Tu te déshabilleras, tu mettras ces fringues, et tu exécuteras ici, maintenant, la danse sacrée de ton sacré Dieu Oxala ! Il voulait sans doute amuser la petite pour lui changer les idées. Il y réussit au-delà de toute espérance. Le beau visage de Martiniano resta immobile. Il avait une voix à la fois douce et profonde. " On ne joue pas avec ces choses ", dit-il gentiment, comme pour calmer un bébé trop bruyant. " Sale nègre ! Pouilleux nègre, hurla le commissaire, tu danseras et que ça saute. Je compte jusqu'à trois. Après, ça sera le plus beau passage à tabac que ce bureau ait jamais vu. Et je te jure par tes dieux bidons : ils en ont vu de très beaux. Le beau, l'inoubliable, c'était la danse du sorcier pendant le quart d'heure qui suivit. Je le vois encore. 18
Ses mouvements lents et majestueux traçaient des signes sacrés dans l'air lourd de fumée. La plaque d'argent lançait des étincelles. On en était ébloui. Ou étaient-ce les énormes yeux noirs rigides ? Sans musique tout cela, évidemment. Silence mortel. Ah oui, mortel. Juste le tic-tac d'une pendule. Décidément, il faisait trop chaud. On se sentait engourdi. De plus en plus.
Martiniano bondit, se figea, puis se mit à tournoyer à une allure folle. Comme une toupie. Comme si la pointe d'une vrille labourait ma nuque. Tout le monde semblait rêvasser. Entre mes paupières à moitié fermés, je voyais des taches rouges puis noires, puis des bosquets, un banc... non, une banquette... à l'intérieur de quelque chose... Etait-ce une voiture? Etait-ce un visage de femme aux cheveux en désordre avec, entre ses lèvres, un mégot au bout rougeoyant ? Le Babalao s'arrête. Cliquetis de chaînette, un coup de poing entre mes yeux. Le poids, oui, le poids de son regard. Brusquement, je comprends et je me traduis le langage des signes secrets. Des torsions de hanches presque mobiles. De ses doigts qui pétrissent l'air. Qui étranglent un cou invisible. A présent, je sais que toutes les terribles forces de Martiniano appellent une femme. Je me dis, sans savoir pourquoi, qu'elle rôde dans la nuit. Je sens son désespoir. C'est comme si je l'entendais pleurer. Je me ressaisis. M'étais-je assoupi ? Drôle de demi-sommeil. Il m'est familier. Les épaules raides du sorcier tremblent d'un effort muet, comme sous un énorme fardeau. Le commissaire essaie de sourire. Cela donne une grimace idiote. La petite doit avoir une migraine. Elle se frotte les tempes. Du coin de l’œil, je regarde le ventre noir, musclé, à moitié nu, rentré, écrasé, secoué par une crampe. Eh oui, le sorcier est lui-même en transes. De l'auto hypnose. Quelque chose en lui est prêt à éclater. Son corps est chargé de l'électricité de mille étreintes amoureuses savamment canalisées, accumulées, de mille horreurs, serpents, plaies de rasoir, fièvres artificielles, et lentes strangulation de lianes, maîtrisées par une souveraine volonté sous le regard vide d'idoles noires, aux dents pointues. Martiniano prend une chaise et s'assied, nonchalamment comme au milieu du " terreiro " de la clairière sacrée, après la conjuration du Dieu Exu. D'un geste irrité, le délégado fait claquer un tiroir, les poulets échangent des coups d’œil très gênés. 19
J'ai mal aux oreilles. Je crois entendre un son aigu de plus en plus fort. Une sirène d'ambulance ? Non. Plutôt un hurlement de femme. D'une folle furieuse.
Le reste était dans les journaux du lendemain. Antenor, le délégado, quitta la préfecture à 1 h. 05, bras dessus, bras dessous avec sa petite amie. Il y avait une conduite intérieure devant la " Delegacia ". Le stationnement y était interdit, mais les agents restaient cois. C'était la deuxième Chevrolet du commissaire. La brigade des mœurs de Rio est une entreprise rentable. Dans la bagnole : la femme du bel Antenor. Celui-ci lui avait déjà communiqué qu'il allait l'abandonner mais elle ignorait l'identité de la coupable. Les femmes brésiliennes sont accommodantes. Elles pardonnent tout, sauf une chose. Rien n'est plus dangereux que de les laisser tomber tout à fait. Depuis quelques minutes, elle fumait nerveusement, accoudée au volant, le poing serré, invisible dans la bagnole obscure. Dans son poing serré, il y avait le second revolver d’Anténor, un grand Colt 45. Dans le chargeur du Colt : neuf balles, grosses comme des doigts. A bout portant, elles firent neuf gros trous dans la peau d'Antenor, ainsi que de sa belle. Cela donna plusieurs beaux articles, deux beaux enterrements et un très beau procès. En somme, un drame de jalousie assez banal. A un détail près. La meurtrière, lorsqu'on l'arrêta n'avait qu'un peignoir sur le dos. Elle se trouvait dans un état d'hébétude qu'on attribuait au choc nerveux. Les histoires qu'elle débitait à ce moment-là n'avaient ni queue ni tête. L'épouse trahie affirmait s'être réveillée en sursaut une demi-heure plus tôt, d'un cauchemar. Dans son rêve, la chambre à coucher était éclairée d'une lumière blanchâtre, laiteuse. Un grand nègre, étrangement accoutré, dansait, sautillait devant le lit en chantonnant un texte obscène au sujet de la trahison de son époux qu'elle pouvait, affirmait la chanson, surprendre à l'heure même devant le commissariat, en compagnie de l'infâme séductrice. Le procès fut très touchant. On l'acquitta à l'unanimité. Les jurés brésiliens sont très compréhensifs lorsqu'il s'agit d'un crime passionnel commis par une belle femme. Ils sont sentimentaux et galants par-dessus le marché.
CHAPITRE III 20
Qu'en penser ? Quand on est doué d'un esprit critique et après avoir assisté à un certain nombre de ce genre d'événements, on commence à se demander si on déraille ou non. Faudrait-il adopter, en face de ces phénomènes, l'attitude du paysan balkanique, en train de visiter un jardin zoologique, en compagnie de son fils âgé de six ans. Pétrifié devant la girafe, le môme s'écrie : - Père, Père, viens voir, qu'est-ce que c'est que cette bête. - Ça... mon fils, dit le paysan, après une minute de contemplation horrifiée, cette bête viens... viens... Ça. . . Ça. . . cette bête n'existe pas ! Est-ce après tout la voix du bon sens et de la science ?
J'ai reçu la réponse beaucoup plus tard au cours de mes vagabondages à Hambourg, dans une grande villa dont les fenêtres aux volets toujours fermés donnaient sur le Bois de Boulogne hanséatique, sur l'Alsterufer, sur la rive de l'Alster et ses peupliers déprimants. Pas plus déprimant que la sécheresse et le pédantisme d'un certain Herr Professor Hellmuth Hagen. Il faisait partie malgré son grand sérieux, de l’inénarrablement cocasse groupe de prisonniers, hermétiquement bouclés dans la villa pendant quinze jours et strictement surveillés. Il y avait entre autre une grosse caissière de bistrot, de Sankt Pauli, du quartier des matelots, choisie à cause de son talent, du seul qu'elle possédait. Elle fut soumise à un traitement sévère, à un confinement solitaire encore plus inflexible que nous autres, surtout pour l'empêcher de se saouler. Au bout de dix jours, elle réussit quand même à piquer une crise hystérique, en se roulant par terre et en hurlant qu'elle devenait folle à force de jouer aux cartes, seule par-dessus le marché. Nous finîmes par la calmer. De mon côté, je commençais à avoir la nausée, rien qu'à la vue d'un as de pique ou d'une dame de carreaux. Après quinze jours, le prof. de physique mathématique émergea de ses calculs.
21
- Selon le calcul des probabilités, dans ce jeu que nous avons mis au point, il devrait y avoir 41 à 43 % de réussite. Mais elle a deviné, enfermée au rez-de-chaussée, les cartes et les séries suggérées du premier étage par vous et par le Herr Doktor Kruger 762 fois. Ça correspond à 78,2 %. L'expérience est parfaitement concluante. - Mais tous ces calculs de probabilité, est-ce qu'ils prouvent quelque chose ? " J'essayais de les provoquer pour qu'ils me rassurent davantage. - Ce n'est jamais qu'une approximation ! Et puis, est-ce que cela montre comment, par quel moyen, s'est effectuée la transmission de la pensée, d'une pièce hermétiquement fermée à l'autre ? A travers ses lunettes sans monture, il me dévisageait avec un certain dédain comme si j'étais un nombre irrationnel surgi tout à fait à tort, en plein milieu d'une vulgaire équation algébrique. - Votre question n'a pas de sens. Avez-vous jamais entendu parler du "saut quantique ?" Les gens sont aussi ignorants en matière de science, de nos jours, qu'au XIIIe siècle. Tenez, l'électron qui tourne autour du noyau de l'atome change d'orbite sous l'influence d'une certaine quantité d'énergie. Remarquez que pour cela, il lui faut un quantum d'énergie déterminé et non pas un autre. L'électron obéit à un chiffre, à un mot he.. he... he... magique. Comme un automate, il n'accepte qu'une certaine monnaie, pas une autre. Vous avez beau fourrer un billet de mille dans l'appareil, il ne marchera pas. L'ancien rapport entre cause et effet est mort, enterré par la physique atomique. La logique n'est valable que pour nos sens grossiers. Quant à votre question un peu naïve : comment s'est effectuée la transmission d'une pièce à l'autre... eh bien.. tenez, j'ai dit que l'électron change d'orbite, mais je ne vous ai pas encore dit qu'il le faisait sans aucune transition. Il se trouve sur l'orbite A, puis tout à coup il disparaît et se matérialise sur l'orbite B. Attention : au même instant ; Pas un centième ni un millième de seconde après. Nous pouvons mesurer ces choses aujourd'hui. Quant aux calculs des probabilités et des statistiques, comme celles que nous venons de faire, vous pouvez vous y fier: c'est la base même de la physique moderne. Si ces conclusions n'étaient pas justes, aucune bombe atomique n'aurait jamais explosé. Ne vous creusez pas le crâne ! Nous autres, nous sommes de plus en plus habitués à travailler et à obtenir des résultats pratiques à la base de phénomènes et de situations vis-à-vis desquels aucune explication pensable et rationnelle n'a le moindre sens. Il ne s'agit plus d'expliquer. La seule question est : " qu’est-ce qu'on peut tirer de l'inexplicable ? Ne vous torturez donc pas le cerveau en vain ". Je me le suis tenu pour dit.
Pourquoi me suis-je mêlé si intimement à la "macumba" ? Avais-je des prédispositions? Oui, d'abord ma curiosité. Je vivais dans un pays où la magie fait partie du football, des élections, des fiançailles et des adultères. Bien sûr que cela m'excitait, d'autant plus que souvent ces rites baroques se déroulent, pour ainsi dire, à l'ombre des gratte-ciel.
22
Ai-je des dons ? De nombreuses personnes en ont sans le savoir. Dans mon cas c'est probablement un mélange de robustesse et d'une certaine sensibilité. Mes amis m'appellent : "un éléphant intuitif". Il paraît que j'ai de temps à autre un regard perçant, légèrement désagréable. Je n'ai aucune idée pourquoi. On ignore beaucoup de choses au sujet de soimême. Même avant mon entraînement abracadabrant je me concentrais facilement et je savais faire jouer ma mémoire visuelle. Dès mon enfance, je n'avais qu'à fermer les yeux pour recréer tous les détails d'une scène vécue. C'est cette capacité que les sorciers brésiliens développent et qui devient une des bases de leur pouvoir. Et puis, il y a autre chose. Si j'ai une originalité, c'est ma capacité de parler franchement de tout. Même de la magie au sujet de laquelle on a entendu tant de propos honteux et fumeux.
Oui, je ne le nie pas, je suis devenu sorcier aussi parce que l'image des " Chevaux des Dieux ", de la foule de filles brunes ou claires, couchées à plat ventre devant leur maître, le magicien, m'attirait. Etait-ce aussi simple ? Je ne le pense pas. Il me semble avoir deviné, dès mes premiers contacts avec cette religion souterraine, que la condensation d'énergies sexuelles et de la passion survoltée est la plus puissante source du pouvoir magique. Ainsi, suivais-je mon penchant. Si bien qu'une nuit, je me trouvais debout, au milieu d'une clairière où le tam-tam grondait et où les esprits d'une multitude en transe flottaient autour de moi, faisant tout ce qu'ils pouvaient pour noyer ma lucidité dans leur angoisse, tandis que le mur des corps nus couverts de sueur me menaçait d'étouffement. Les flammes des torches traînaient des sillons rouges par le sol où j'aperçus deux longs serpents noirs qui rampaient lentement vers mes pieds. On poussait une jeune mulâtresse au torse nu d'adolescente vers moi. Je sentais ses deux poignets dans mes mains. Je les serrai brutalement. Je savais que c'était une épreuve et que toute ma future vie en dépendait mais j'étais déjà trop ivre du délire environnant pour me rappeler de quoi il s'agissait et ce qu'on attendait de moi. Brusquement, de mon corps ou de mon esprit ou des deux, jaillit un mouvement de rage. Une tension douloureuse, un déchirement de tous les muscles, des yeux qu'un spasme de volonté semblait projeter des orbites vers le but, vers le grand secret de la magie que j'essaierai de rendre compréhensible plus loin, vers la volupté de toute une vie sauvagement condensée en quelques secondes. L'éclair d'une fureur de vivre, délirante surgit de l'angoisse, d'une agonie délibérément provoquée et, devant moi, le corps de la petite mulâtresse s'écroula, foudroyé.
23
A ce moment-là, je vis une belle et tragique tête de César noir. Le regard du sorcier était un coup de couteau mais qui ne put que m'effleurer. Alors, avec l'ombre d'un sourire sur les lèvres minces, soudanaises, pas nègres pour un sou, il me dit : - Si tu veux... tu pourras faire tout ce que je sais faire. Ce fut le début d'un long chapitre de ma vie.
CHAPITRE IV C'est une sensation insolite d'ouvrir les yeux après avoir dormi quinze jours et quinze nuits. C'est-à-dire, j'avais l'impression de m'être réveillé deux ou trois fois pendant quelques minutes. Mais je n'étais sûr de rien. Ma tête pesait dix kilos. Pas question de changer de position. Plusieurs obstacles insurmontables s'y opposaient. Mon dos reposait sur un tapis de paille posé sur un sol de terre battue. Je n'étais pas exactement enfermé. La baraque n'avait ni portes ni fenêtres. Juste une large ouverture. A travers, j'apercevais les feuilles dentelées de bananiers sauvages et un gros arbre de pain. D'après la force du soleil et la position des ombres, il devait être autour de cinq heures du soir. Où diable étais-je ? Et surtout : qui diable étais-je ? Quelqu’un chuchotait très doucement des syllabes incompréhensibles à mon oreille. Cela ne m'intéressait pas. J'étais passablement abruti. Peu à peu, je reconnaissais l'autel, le crucifix renversé, le Saint Georges à la tête de crocodile, un phallus en bois sombre " Tacaranda ", de la taille d'un tonneau, surplombant tout le reste, enduit de sang de porc. Je me trouvais dans le " terreiro " dans le terroir des dieux et je touchais à la fin des épreuves de l'initiation. Un de mes bras était libre. Je tâtais mon crâne. Il était couvert d'un gros turban. Ah oui, des compresses d'herbes magiques. Leur suc était censé s'infiltrer dans mon cerveau pendant que je dormais. Sans doute pour alimenter mes pouvoirs nouveaux-nés. Ou peut-être pour me faire oublier les scènes cauchemardesques qui précédaient ma promotion. Quant à cela, leur effet était nul. Et puis, à quoi servait donc cette autre compresse froide, lourde, à travers mon corps nu? Pourquoi était-elle si grosse ? Et qui me chuchotait donc, comme cela, à l'oreille ?
24
Je me souvenais de plus en plus nettement de tout. Des heures et des jours sous le soleil de plomb, me refusant la moindre goutte d'eau. Des heures et des jours en complète immobilité, maintenant toujours derrière mes yeux fermés l'image du même triangle flamboyant. Et tout le reste. Le fer rouge, incapable de brûler mes mains. Les animaux égorgés. Mon rasoir. Une cruauté glaciale que je sentais scintiller au fond de mes yeux, au fond de mon cerveau. Des seins noirs. Un dos lisse, couleur ivoire. Deux traînées de sang sous mon rasoir. La soif qui m'étrangle. La sensation que je devenais un autre. Au-dessus de ma souffrance, indifférent à celle d'autrui. Distant, imperturbable devant les horreurs, comme devant la volupté. Maître des lents orgasmes, indéfiniment renouvelés par le seul secret qui comptait. Pendant quelques secondes, mon cœur se gonflait d'un orgueil démentiel. Ensuite, je me rattrapai, pour me demander à quoi rimait cette grosse compresse sur mon ventre et pourquoi elle bougeait. Allait-elle glisser sur mon cou avec sa terrible masse, pour m'étrangler ? Je me rappelais maintenant aussi de ce détail. A présent ma tête était claire, mes pensées froides. J'étais un autre. Je me regardais de loin. Ils avaient raison. Leurs bois grouillaient de reptiles. Ils en avaient horreur à leur tour. Eux aussi. Il fallait bien qu'ils s'en servent. Pour cette douche écossaise d'horreur et de volupté, dont je montrerai la technique. C'est elle qui mobilise les énergies les plus cachées de la vie. Qu'entendais-je en réalité ? J'eus enfin le courage de me l'avouer. Cela, un chuchotement ? Non, un sifflement! Je parvins à me retourner un peu. Je regardais sans broncher dans des yeux inénarrables. Fixes, plantés dans une tête de chat sans oreilles, triangulaire. Dans une tête de serpent-géant aux arabesques brunâtres. Il entourait mon ventre nu. Il m'enlaçait comme un amoureux. Le frisson de l'épouvante parcourut ma peau, mais ce n'était pas moi qui le sentait : je me regardais du coin de la pièce. Je m'étais dédoublé. J'étais un autre.
Pendant une minute, mon regard devint aussi rigide que celui du reptile. Alors, tout doucement, il me libéra pour s'enrouler sous le phallus, noir du sang de porc. Je me redressai. Il y avait sur l'autel, un pot d'eau et une bouteille pleine de cachaça, de rhum blanc. Je savais ce qu'il fallait faire. Dédaignant l'eau, j'avalai d'une traite, au moins trois décilitres de rhum. Cela y était. Mon épreuve avait réussi. L'alcool ne me faisait aucun effet. Il avait le goût et il me désaltérait comme l'eau claire d'une source.
25
Je sortis de la baraque. En bas, à cinquante mètres, dans le ruisseau jusqu'aux genoux, une métisse indienne, plutôt forte, lavait un hamac en toile. Je respirai profondément. La vie venait de changer. Ce monde vert et doré m'appartenait. De même que cette fille là-bas, dans le ruisseau. Je voulais qu'elle le sente. Je voulais comme il faut vouloir pour obtenir. Un vertige faisait tourner ma tête. Je l'avais provoqué moi-même. Je voyais la masse gazeuse d'énormes bras pousser de mes épaules, s'étendre à travers l'espace, toucher la gorge lisse, là bas, au bord du ruisseau. Ma conscience était scindée en deux. Une moitié de mon être frôlait l'évanouissement. L'autre moitié savait que j'étais en train d'hypnotiser et que c'était l'effet d'une concentration apprise au cours de nombreuses et perverses étreintes. Pendant des heures demi-conscientes, soudé à des corps de femmes haletantes, je devins maître de l'art de me dépenser follement, tout en retenant, non pas les sécrétions matérielles, mais les effluves magnétiques de l'orgasme. C'était mon sang, ma substance vitale qui coulait vers l'Indienne à travers l'air doré, et le moindre doute n'effleurait mon esprit : elle devait le sentir. Elle ne pouvait pas m'échapper. Le mystérieux "souffle d'amour du Dieu Xango" caressait de loin sa peau frémissante. L'envoûtement s'infiltrait par ses pores, jusqu'au foyer caché de ses pulsions intimes. Pendant une, deux, trois minutes, mes tempes battaient follement. J'étais aveugle et sourd, paralysé par l'effort de ma volonté insoupçonnée, effrénée, sans bornes. Une crampe douloureuse agitait tous mes muscles. Alors, le soleil se ralluma. Mon cœur battait à tout rompre. Je le ralentis. Je pouvais le faire. Derrière mes paupières mi-closes, je voyais nettement le coeur : ce muscle sanglant en train de battre tout doucement. Quand j'ouvris les yeux pour de bon, je vis la grande fille brune et forte se retourner avec un rire idiot, comme si les doigts d'un libertin la chatouillaient subrepticement. Et, quelques secondes plus tard, j'aperçus ses bras drus et j'entendis son rire roucoulant. Tout près de moi. C'est ainsi qu'avait commencé ma double existence, celle que mènent les sorciers.
CHAPITRE V
26
Moi, je la menais depuis longtemps déjà lorsque je me mariais. Je ne sais plus depuis combien de temps. Là-bas, sous le ciel toujours bleu, dans cet air toujours chaud, humide, excitant, les mois et les années s'écoulent autrement qu'ici. Le temps a un autre sens. Donc, je menais une double existence. De temps à autre je disparaissais dans la nature. Ma femme ne me disait rien. Les Brésiliennes sont discrètes, silencieuses. Tolérantes aussi, sauf quand on veut les abandonner. Un jour ma belle-mère mourut dans les circonstances mentionnées plus tôt. Puis un peu plus tard, brusquement, je me rendis compte que ma femme était en train de dépérir exactement de la même manière. Cela ressemblait à une anémie. Les analyses ne donnaient rien. Elle avait tout le temps sommeil. Elle commençait à dormir douze, quatorze et seize heures par jour. Alors je la mis sur la sellette. Car elles ne parlent jamais de leurs histoires de famille, et j'en soupçonnais une, derrière tout cela. Elle finit par se mettre à table. En effet, il y avait une Amalia, une cousine éloignée, dans le coup. Elle était restée veuve quelques années plus tôt et eut l'idée de jeter son dévolu sur mon beau-père. Celui-ci ne s'apercevait de rien, étant complètement absorbé par sa manie, par la politique et par sa circonscription électorale. Quant à Amalia, elle avait une réputation de sorcière solidement établie. - Elle s'était vantée, me disait ma femme, d'avoir enfermé le double de ma mère dans sa cave et d'avoir nourri des bêtes avec son sang. J'ai reçu des lettres anonymes. Il paraît qu'elle me fait la même chose. Pour que mon père reste seul. Je regardais le téléphone. - C'est dimanche, aujourd'hui, remarquai-je. Dans tout le Brésil il n'y a pas un seul domestique dans aucune maison les dimanches soirs. Appelle-la. Dis-lui que nous serons dans son quartier et que nous voulons lui rendre visite. Je réfléchissais rapidement en serrant les dents. Notre visite allait être quelque chose comme l'assaut d'une banque à main armée. Il fallait que cela se passe vite et que la caissière nous passe le paquet, ce sale paquet, sans l'ombre d'une résistance. Je cherchais dans ma poche mon paquet de petits cigares. Je glissais dans le tas un " cigarillo " un peu plus clair que les autres. On est très poli là-bas. Impossible de deviner qui est brouillé avec qui. Des ennemis mortels échangent des courtoisies, des courbettes ou de tendres baisers. Quelques heures plus tard, nous bavardions aimablement avec Amalia. C'était une bonne femme énorme, mesurant environ 180 cm. Par-dessus le marché, ses longs cheveux noirs formaient une espèce de tourelle au milieu de son crâne. Elle avait de petits yeux jaunâtres profondément enfoncés dans un visage chevalin.
27
Je ne perdis pas mon temps et saisis la première occasion pour raconter un de ces calembours à double sens dont ils raffolent là-bas. En même temps, j'allumais, avec mille précautions le cigarillo blond. - Ma femme est terriblement pudibonde, riais-je, très détendu. Amalia, laissez-moi vous souffler la pointe de mon anecdote à l'oreille. Sans attendre sa réponse, je me penchais sur elle en soufflant une grande bouffée de fumée dans son visage et en crachant en même temps toute ma salive au milieu du beau tapis persan qui ornait le salon. La maîtresse de céans ne protesta pas contre ma conduite inqualifiable. Un large et béat sourire se dessina autour de ses lèvres. Sans raison apparente, elle commença à hocher la tête affirmativement, à plusieurs reprises, encore et encore. Des deux mains je saisis ses tempes, plongeant mon regard dans ses yeux qui s'éteignaient et lui disant doucement les quelques phrases nécessaires. Deux minutes plus tard, elle somnolait, sombrant dans la catalepsie, et me communiquait promptement tout ce que je voulais savoir. Suivant ses indications, je cherchais d'abord un débarras à côté de la cuisine. Soulevant un carreau du sol, je trouvais une cavité. Elle hébergeait un très gros et affreusement laid crapaud-buffle. Je laissai retomber le carreau. Ce n'était qu'un relais. Amalia avait besoin d'être secouée par le dégoût avant de prendre son grand élan, son envol de sorcière. Dans la cave nous tombions sur la contrepartie de l’écœurant crapaud. Elle y avait installé tout un cabinet secret. Rien n'y manquait, ni le divan, ni les petites pyramides d'encens indien, ni l'idole aux douze énormes phallus. C'était ici qu'Amalia plongeait ses nerfs après le bain d'horreur dans les hallucinations érotiques afin d'atteindre l'état de vibration nécessaire pour l'envoûtement à distance. Ce fut ici même que je trouvais le placard. Dans le bocal les grosses sangsues violacées nageaient dans un liquide brunâtre où trempaient deux statuettes en bois, caricatures horriblement grimaçantes de ma défunte belle-mère et de ma femme.
Dans le fond, je ne suis sûr que d'une partie de ces choses. Il me semble évident qu'Amalia hypnotisait à distance émettant les puissantes pulsions de ses émotions, centuplées par la savante gamme des stimulants de la sorcellerie. Je suppose qu'elle alimentait, elle-même, les sangsues, en versant dans le bocal le sang d'une bête quelconque, afin de se convaincre elle-même par cette image effrayante, afin de se pénétrer par une joie délirante et maligne, à la vue des sangsues qui grossissaient. C'est ainsi qu'elle envoyait par l'éther les ondes d'une malédiction libre du doute, certaine de son effet.
28
En même temps, elle écrivait aux victimes, impressionnables grâce à l'ambiance générale du pays, des messages anonymes, dépeignant d'une façon concrète tout ce qui leur arriverait. C'est mon interprétation. Y-a-t-il plus que cela ? Je l'ignore. Est-ce que des gouttelettes de sang suintaient effectivement des statuettes ? Je ne saurais l'affirmer. Au demeurant, je m'étais mis moi-même dans un état d'esprit qui excluait tout examen objectif. Entièrement concentré sur ce qui me restait à faire, je retournais au salon, emportant le bocal. Amalia dormait paisiblement. Je chuchotais quelques mots à l'oreille de la géante étendue. Puis en arrachant le parchemin qui fermait le bocal, je lui jetais tout son contenu en plein visage. Elle ne broncha même pas. Ensuite, je la plongeais dans un sommeil plus profond. Lorsqu'elle atteignit l'état léthargique, je lui suggérai des émotions qu'elle allait revivre désormais, plusieurs fois, tous les jours de sa vie. Je lui communiquais cette volupté des dieux de la brousse qui brûle comme un feu dévorant, des entrailles jusqu'à la gorge. Celle qui montre, comme dans un palais de glaces, l'hallucination de soi-même : au milieu de mille étreintes, de mille corps en convulsions, dans un rêve éveillé, qui s'entrepénètrent de tous les côtés, dont tous les orifices sont percés, pareillement au martyre d'un Saint-Sébastien pornographique, par d'innombrables membres fiévreux. Je l'élevais jusqu'au seuil de l'orgasme et je fis claquer la porte devant son nez en la glaçant d'épouvante ; en lui montrant l'image du crapaud. En renversant l'itinéraire de la volupté noire : en lui servant l'horreur comme dessert au lieu d'un hors-d’œuvre. Pendant une heure, je l'hypnotisais ainsi, faisant pénétrer l'échec de la frustration jusqu'au fin fond de sa conscience. Mon beau-père s'est remarié. Pas avec Amalia. Celle-ci s'est considérablement rassérénée. Elle se trouve dans une ambiance favorable au calme et à la détente. Ce n'est que de temps à autre qu'on est obligé de lui mettre la camisole de force ou de lui faire des électrochocs.
CHAPITRE VI Où, dans tout ceci, commence le surnaturel, où finit le domaine des énergies naturelles, encore que mal connu est. Rien ne m'est plus difficile que de discerner des catégories logiques derrière les rites baroques de la magie brésilienne. Elles avaient été pendant de longues années mon élément vital. Mes cheveux se dressent lorsque je pense à certains moments de cette époque. Par exemple, aux moment de certaines tensions, sous lesquelles le coeur le plus solide risque de flancher. Aux moments où je travaillais avec le diaphragme.
29
Comment décrire ce travail ? J'essaierai plus loin, lentement, minutieusement. Mais comment en donner une image rapide ? Est-ce un spasme ? Sont-ce des phares infra-rouges qui s'allument dans l’œil, teignant le monde de couleurs inconnues, interdites à la vue des mortels ? S'agit-il de remous rugissant d'un cyclotron qui fait tournoyer les atomes de notre corps à la vitesse de la lumière ? Sont-ce des étincelles qui jaillissent de nos tissus ? Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'à ces instants le sorcier est secoué par un courant alternant qui ébranle en même temps l'élément qui l'entoure, ainsi que le ferait une hélice invisible. Certains animaux le sentent très intensément.
Une fois, j'avais vu un indigène encerclé par des murs argentés, scintillants. C'étaient les piranhas, les petits poissons carnivores, assassins. L'eau où cet Indien avait plongé pour gagner son pari était rouge du sang d'un mouton qu'il avait fait jeter au même endroit de la rivière. Parmi les nuages pourpres que balançaient les vagues naguère limpides, on distinguait le squelette complètement nettoyé de la bête. Il oscillait lentement sur le fond boueux, rappelant un de ces animaux en matière plastique qu'on peut tordre dans tous les sens, pour leur donner des formes fantaisistes.
Les pieds du Peau Rouge touchaient le fond. Il pataugeait autour du squelette. Les piranhas l'entouraient de tous les côtés. C'était comme s'il se baignait dans un puits large de deux mètres au parois argentées, mortelles. Les piranhas n'attaquent que lorsqu'ils sentent le goût du sang. La moindre écorchure, à moitié cicatrisée, suffit pour les attirer. Avec un sourire pensif, le sorcier barbotait dans l'eau brandissant vers la voie lactée des poissons meurtriers, un gros morceau de viande rouge. Deux, trois, quatre minutes s'écoulèrent : de temps à autre des tentacules se détachaient des murs scintillants, s'élançant vers le magicien. Une patrouille d'une douzaine de petits monstres se précipita vers lui pour reculer aussitôt comme si elle s'était heurtée à un barrage infranchissable. Au bout de cinq minutes, le sauvage se dirigea vers la rive. Le mur des piranhas se rompit à son passage, exactement comme la Mer Rouge devant la baguette de Moïse. Lorsqu'il sortit de l'eau il chancelait comme s'il était ivre. Je regardais attentivement les mouvements spasmodiques de son corps. De certains groupes de muscles. Ce n'est pas encore le moment de les désigner. Il faut que j'écarte d'abord toute possibilité de malentendu, d'interprétation précipitée. 30
Je revois le petit nègre ratatiné à la barbe blanche qu'était Epaminondas, mon guide dans les forêts d'Amazonie. Je me rappelle du dégoût que j'éprouvais un jour à le voir se débattre avec le bracelet vivant qui venait de lui tomber du toit en feuilles de palmiers de notre campement sur le bras. C'était une mince courroie grise qui se tordait rageusement. Le fameux "serpent quinze minutes". Pas plus gros qu'un ver de terre et à peine plus long. Avant qu'Epaminondas eut réussi à libérer son poignet et à écraser le reptile, celui-ci avait trois fois enterré ses minuscules dents dans la chair du vieux nègre. Ma bande de bûcherons observait avec curiosité la victime de l'accident. Personne ne bougeait. Tous savaient pertinemment qu'il n'y avait rien à faire. Les quinze minutes du serpent pouvaient exceptionnellement se prolonger jusqu'à vingt, vingt-cinq minutes, mais c'était le maximum des concessions qu'il ait jamais faites. Je ne savais pas qu'un nègre pouvait rougir. Le parchemin noir du visage qu'encadrait la barbe blanche brûlait. Des flammes cuivrées semblaient le dévorer, tout en l'éclairant. Mais pas une seconde le vieux ne perdit sa contenance. Ses terribles yeux couverts d'un filet de veines bleuâtres s'arrêtèrent sur Inès, sur l'une des deux jeunes mulâtresses qui exerçaient dans ma bande la fonction de cuisinières et de bonnes à tout faire. Il la prit par le bras et l'entraîna derrière un buisson. Quand une grande demi-heure plus tard, le singulier couple revint de la broussaille, il fallait se rendre à l'évidence. Le digne vieillard était bien vivant et semblait fermement décidé à le rester. Son visage avait retrouvé son habituelle noirceur éclatante de santé. " Je m'en vais pêcher ", déclara-t-il, à l'ahurissement général, d'un ton naturel, avec sa mine éternellement renfrognée. C'était plutôt Ines dont l'aspect inspirait des inquiétudes. Elle était d'une pâleur mortelle, ce qui, chez une mulâtresse, correspond à des nuances verdâtres. Mais à part ces effets coloristiques, tout son corps tremblait, et elle était complètement hébétée, incapable de répondre aux questions dont on la bombardait, et elle fut secouée par une forte fièvre pendant deux jours et deux nuits. Rétablie, elle persista dans son silence. On n'en pouvait tirer que des phrases plus ou moins incohérentes comme :" Il connaît des plantes " ou " le plus clair du venin s'est coagulé dans une boule de sang... il l'a vomi " ou " après... ce qui lui restait encore de venin dans son corps, c'est moi qui ai fini par l'avaler ".
Revenant aux réactions de mon entourage parisien, j'entends aussi des exclamations qui me font franchement plaisir. Je commence à avoir l'âge où on est ravi qu'on vous dévisage avec un certain ahurissement ainsi exprimé : 31
- C'est incroyable " Ton regard pétille, tes mouvements sont souples, rapides... ils font penser à l'élan d'un jaguar en pleine forme... qu'est-ce que tu as donc fait là-bas ? C'est fou ce que tu as rajeuni ! " Je me tais alors, tout en éprouvant un certain malaise. En effet, l'âge ne semblait pas exister pour plusieurs sorciers que j'avais connus.
Le Brésil est, entre autres, le pays des improvisations. On y change souvent de métier. Il y a six ou sept ans, j'étais camionneur. Seul à bord de mon vieux tacot je faisais des voyages de deux à trois mille kilomètres à travers la savane, et longeant la brousse. A un certain moment je dus, pendant trois semaines, réparer mon camion dans un village, au centre d'une région dont l'économie était plus ou moins ruinée, depuis la fin du xix° siècle, plus exactement : depuis l'abolition de l'esclavage. L'hospitalité va de soi là-bas. L'amphitryon qui m'avait accueilli dans une espèce de manoir du xix°, à moitié abandonné, était le roi du patelin. Ce personnage excentrique contrôlait les restes du petit commerce local autrefois florissant. Au surplus, il construisait. Pour son plaisir. Il se disait architecte. Il bâtit des maisons infectes pour les autochtones mais aussi d'imposantes, de majestueuses étables pour ses cochons et une fois même un pont à un endroit où personne n'en avait besoin. C'était un Portugais d'une soixantaine d'année, trapu, au visage rond et rouge des vignerons de Madère, débordant de vitalité, démontrée entre autres par une ribambelle de gosses illégitimes. Il avait parfois de curieux tics autour de la bouche. Un type qui parlait peu mais dans l'ensemble plutôt jovial. Je ne comprenais pas pourquoi les gens semblaient avoir peur de lui. Une fois au bistrot, j'ai posé une question au sujet de son âge. Des vieillards embarrassés me chuchotèrent alors à l'oreille qu'on l'ignorait et qu'il avait très peu changé depuis son arrivée au bourg quarante ans plus tôt. De temps à autre, me disait-on, il disparaissait. Pendant des périodes plus ou moins longues personne ne savait où le trouver. Une nuit, réveillé par un bruit des rats, j'aperçus de la fenêtre mon Portugais qui traversait un champ désert, se dirigeant vers l'ancien cimetière des esclaves.
Je le suivis subrepticement, poussé par une curiosité légèrement amusée. Etait-il somnambule, amoureux ou simplement ivre ? Sa démarche titubante semblait confirmer cette dernière hypothèse. 32
Il y avait du vent. Des nuages déchiquetés galopaient autour de la lune. Me faufilant parmi les bosquets et les croix pourrissantes, j'aperçus vaguement mon bonhomme. Courbé, il cherchait quelque chose. Soudain il n'y était plus. Il n'était plus nulle part. A l'affût derrière un gros tronc, j'épiai la danse macabre des ombres que le jeu de cache-cache lunaire faisait valser sur les tombes. Alors tout à coup la respiration me manqua. Une ombre se détacha du chœur noir et s'achemina vers ma cachette. Il avançait vers moi, lentement, rythmiquement. L'effroi me serra la gorge, fit tourbillonner dans mon cerveau les mots : inexorable, irrésistible, mortel. Une branche craqua. Il y eut une éclaircie et je faillis pousser un hurlement. Le Portugais se tenait devant moi à deux pas, paraissant m'observer. Mais je n'avais jamais vu un visage comme celui-là. Complètement défiguré par une hideuse grimace, sa bouche était devenue un trou quadrangulaire, noir. La peau pendait sur ses joues autrefois rondes, une bave jaunâtre coulait sur son menton, et une plaie béante ouverte sans doute par un coup de hache, divisait son front en deux, tel un sillon barbouillé de sang mais qui ne saignait pas. Me voyait-il ? Au bout de quelques secondes pleines d'épouvante, il se détourna de moi. Un instant plus tard, il s'était perdu une fois de plus parmi les tombes. Le lendemain l'une de ses nombreuses mulâtresses me communiqua qu'il était parti en voyage et que je pouvais rester dans sa maison aussi longtemps que je voulais. Jusqu'à ce point de l'histoire je peux l'expliquer comme une illusion optique ou autre. Mais ma stupéfaction s'accrut lorsque, de retour à Rio, et sans avoir revu ce personnage déroutant, je finis par découvrir sa trace dans les archives de l'école d'architecture, parmi les diplômés de l'année scolaire 1881. Nous étions en 1955. Même s'il avait reçu son brevet à l'âge de 21 ans le Portugais eut dû avoir 95 ans, ce qui était manifestement absurde. D'autre part, je ne voyais pas la moindre possibilité d'une erreur. Son certificat de naissance n'y était pas, mais le registre le décrivait comme un Portugais originaire de Madère, le minuscule, et qui fournit peu d'émigrants et encore moins d'architectes. Son nom, assez insolite, ne revenait ni avant ni après dans l'histoire de la faculté. Au surplus, le lauréat en question avait été décoré en 1881, obtenant les " Palmes de Dom Pedro ", une assez haute distinction académique. Or, au cours de nos occasionnelles libations, je l'avais un peu sceptiquement écouté se vanter d'avoir décroché ce prix, à la fin de ses brillantes études.
33
Je sentis un petit vertige en imaginant que je poursuivais son ombre au travers des temps jusqu'à l'île de Madère pour y déterrer son certificat de naissance. Me réserverait-il de nouvelles surprises ? Serait-il daté de 1800 ? Ou de 1700 ?
Depuis, j'ai acquis la certitude que la magie, ou si on veut, une certaine discipline ésotérique peut augmenter la vitalité et éloigner le spectre de la mort à des distances étonnantes. Il y a une réalité derrière les légendes sur le juif errant et sur les divers Comtes de Saint-Germain. Mon malaise, lorsqu'on parle de ce rajeunissement magique, vient du fait que j'ai connu des thérapies secrètes qui ont un caractère franchement criminel. Les légendes moyenâgeuses sur le vampirisme ne sont pas tout à fait gratuites. J'en ai des preuves. Je n'aime pas anticiper mais c'est, en l'occurrence, mon seul moyen de rester clair. Ma rupture avec la " macumba " est le point final de ce récit. Cette crise m'a obligé d'affronter des personnages en chair et en os qui cependant rappelaient les vampires des films d'horreur connus sous les noms de Dracula ou de Frankenstein. Il n'y a qu'une petite différence. Mes Draculas ont des fiches anthropométriques, des photos de face et de profil avec des numéros. Aussi des empreintes digitales dans les archives des polices judiciaires de Rio et de Sao Paulo. Ceci dit, ils ne semblent pas connaître le vieillissement et jusqu'à ce jour, tout en sachant qu'ils finiront par mourir, cet être irrationnel qui m'habite (ainsi que tout le monde) ne parvient pas à y croire tout à fait. Mais, bien que je les appelle " vampires ", je affirme pas qu'ils sucent le sang des vierges pour garder leur éternelle jeunesse. Cependant leurs procédés sont tout aussi odieux.
Pour le moment je me contenterai d'une allusion. Nous connaissons tous des femmes subjuguées, véritables esclaves qui mènent une existence d'ombre à côté de leurs tyrans.
34
Cette domination peut avoir l'envoûtement comme origine. Dans ces cas, le seigneur, un sorcier de la pire espèce, se nourrit, non pas du sang, mais de toute la substance, de toute la vitalité d'une victime qui se transforme peu à peu en une espèce de cadavre ambulant. Dans tous le sens du mot. Ce livre dissèque le problème des " zombis ". Ce sont des mortesvivantes. On les a plongées dans un état de léthargie prolongée complet. Presque rien ne permet de le distinguer de l'arrêt définitif des fonctions vitales. Je viens de mentionner les comtes de Saint-Germain, des ,juifs errants indigènes, en apparence immortels. Tout indique qu'ils trouvent les hormones et les glandes nécessaires à leurs répugnantes cures dans l'enceinte d'anciens et déserts cimetières. Et cependant, en dépit de ces circonstances fantastiques, il ne s'agit pas de phénomènes vraiment surnaturels. J'ai trouvé une explication rationnelle et, me semble-t-il, assez plausible de ces lugubres traitements rajeunissants.
Et pourtant, j'ai reçu le plus redoutable choc psychologique de ma vie et qui a coupé, au moins provisoirement, les ponts entre moi et la sorcellerie, dans un ancien cimetière de suppliciés, en face d'une tombe couverte de mauvaises herbes et de son habitante exsangue, au visage indiciblement torturé.
Je viens de parler de films de vampire. C'en est un, en effet. Il n'y a qu'un trait qui le distingue des autres, tournés par Mumau ou Fritz Lang. Les Parisiens peuvent retrouver des douzaines de modèles de mon scénario sans quitter leur ville. Ils n'ont qu'à aller avenue Montaigne. A l'agence de la Panair do Brasil ils trouveront des piles de journaux de là-bas. Le portugais se comprend facilement. Puis il y a les illustrés. Des titres comme : "Que signifient les inscriptions à l'intérieur des six crânes humains, saisis lors de l'arrestation du sorcier Pinto ? ou Le Député X dans l'incapacité de prendre l'avion, par suite de la malédiction du sorcier Furumba. Des centaines de film d'horreur sont projetés tous les jours, sur l'écran des faits divers brésiliens. Voici donc mon générique. D'abord une photo du décor. Ensuite, en surimpression, mes trois personnages. Un homme d'Etat. Il a fallu une bonne dose de ce surréalisme qui caractérise la réalité brésilienne pour le mêler à cette histoire. Puis : Tiberio, sobriquet : le Satan. Une sale gueule, en tout cas. Le diable sait qui il est en réalité et où il a disparu. Un voleur de vaches amazoniennes, sans doute. Mais aussi : maître du plus bouleversant pouvoir psychique que j'ai pu observer chez un homme. S'il en était un. Enfin il y a Consuelo, appelée modestement la Reine Noire. Mais celle-là mérite un sous-titre spécial.
35
Il y a des labyrinthes de catacombes, des grottes, sous la jungle inexplorée du Brésil équatorial. Rien que dans la "région pratiquement impénétrable" (à en croire la carte géographique du Musée de l'Homme), où, pendant un an, j'exploitais des bois précieux, j'avais déniché quatre de ces " bouches du métro des enfers " comme je les appelais en plaisantant avec moi-même, rêvassant dans la solitude de l'océan vert. Quelques-uns de ces corridors débouchent sur des salles, galeries et colonnades, pleins de vestiges d'une vieille civilisation. S'agit-il des constructions précolombiennes ? Archéologues, explorateurs disparus comme le colonel Fawcette, Mauffray et bien d'autres poursuivaient jusqu'à leur mort le fantôme d'un ancien et légendaire Empire brésilien. D'après ce que je sais, ils auraient mieux fait de le chercher en profondeur, dans le ventre de l'Amazonie plutôt que sur les. hauts plateaux interminables et vides du Matto Grosso, où tant d’entre eux reposent pour toujours.
N'étant pas archéologue, j'ignore si les idoles aux têtes bestiales, généralement en pierre, quelquefois en céramique que j'avais, au cours de mes descentes nocturnes, contemplées de temps en temps, d'un regard abasourdi, pendant quelques minutes à la lumière de ma torche électrique, sont d'origine précolombienne ou antérieure. D'après ce que les indigènes m'en disent, ces statues qui auraient été sculptées par des artistes divins ou sataniques (c'est pareil pour eux), en tout cas, immortels, venus de loin de l'Est, se réfugier dans ces parages, après un effroyable cataclysme, ce qui fait penser au mythe du continent des Atlantides. A les entendre, mon inquiétant copain Tiberio qui est un des personnages clef de ce récit, serait de leur nombre. Pour des raisons obscures, ils auraient érigé ces redoutables autels, creusé ces galeries par lesquelles ils seraient descendus vers le noyau, vers le " vagin du monde " d'où naît tout le feu et toute l'eau de la planète, d'où jaillissent les courants de lave de tous les volcans de même que les sources inconnues de 1' "Amazonas". Là-bas, parmi les fondations ténébreuses de tout l’univers se serait établi finalement le gros du peuples des mystérieux constructeurs, des " Satans de l'Est " laissant rôder dans les labyrinthes périphériques et autour des entrées, qu'un petit nombre de sentinelles, mon ami Tiberio par exemple. Y a-t-il sous ces grottes, comme les Chavantes affirment, des trésors cachés, des tiares, spectres, gemmes et lourdes pièces d'or avec l'effigie de monstres astraux pareils à ceux qui apparaissent dans mes délires souterrains ? Je l'ignore.
36
Je viens de rentrer de la région et j'y retournerai dans un an. Si je m'abstiens de fournir des précisions topographiques permettant l'invasion de ces lieux par une armée de touristes munis de Kodaks et de Leicas, ce n'est pas parce que j'ai peur qu'ils me chiperont ces trésors problématiques. Je ne crois goutte à leur existence. Ma discrétion à ce sujet a d'autres motifs graves, et de nature psychologique ou magique, si on veut. En me lisant on devinera facilement leur caractère. Il y a des représailles à distance, contre lesquelles aucune police, aucune clinique, aucune Eglise ne pourraient me protéger.
Je ne suis pas certain d'avoir aperçu dans ces couloirs des êtres monstrueux, rappelant une faune extraterrestre. Si je suis ici, en train de raconter mes aventures, c'est parce que j'ai su conserver mon équilibre mental et distinguer les vampires chimériques de ceux qui existent vraiment. Dès que le film de ma mémoire accuse des passages flous, je m'abstiens de toute affirmation.
Toujours est-il qu'il y a au Brésil une forêt noire, grande comme huit fois la France et dont trois quarts restent inconnues. J'entends la voix d'un biologiste allemand qui m'avait dit à Bélem, à l'embouchure de l’Amazone, du "Père des Fleuves" : "Tout est possible ici. Il peut y avoir n'importe quoi dans cette mer végétale. Des races d'animaux préhistoriques qui auraient survécu dans cette terre cosmique ? Et pourquoi pas ? Nous ne savons absolument pas ce qu’il y a là-dedans". Que sait-on du peuple de guerrières des Amazones à un seul sein, qui faisaient la guerre contre (et ensuite l'amour avec) les Espagnols cuirassés du conquérant Pizarro, qui laissèrent leur nom au fleuve et au pays pour disparaître sans traces vers la fin du XVIème siècle ? Que sait-on de la Ville de l'Emeraude Lunaire dont les parchemins de la bibliothèque royale de Bahia conservent pourtant les plans détaillés ? Allez donc chercher des empreintes de pas d'antan effacés par une brousse qui couvre quatre cent millions d'hectares et dont la végétation engloutit en quinze jours un chantier abandonné
37
C'était là que j'avais croisé le chemin de l'inénarrable " Reine Noire ". Très belle fille. Grande, plutôt du genre athlétique. Mulâtresse " sarara ", c'est-à-dire aux cheveux naturellement blonds. La police la cherchait en vain dans les grandes villes du Sud. Voici sa fiche : Consuelo da Costa Lima dite la Reine Noire. Age : vingt-huit ans. Parents : inconnus. Elevée : (mal) à l'Assistencia Publica. Couleur de la peau : brun clair. Couleur des yeux : verts. Marques : cicatrice de 12 cm au-dessus du sein gauche. Domicile antérieur : Pénitentiaire de Caruara, scène de sa première acrobatie (c'est-à-dire elle en a sauté le mur). Empoisonneuse de son état. Nous formions un trio étroitement lié : elle, le Satan Tiberio et moi. Nous avons cité beaucoup d'esprits.
Entre autres : les esprits de "zombis" de filles mortes-vivantes. Celles qu'on racole dans les cimetières pour les réexpédier ensuite vers des établissements plus divertissants. Non, non, il ne faut pas sauter à des conclusions hâtives.
Je ne suis pas le satan de cette histoire. Ma noirceur personnelle est moins épaisse, elle reste à plusieurs nuances en deçà de la teinte vraiment diabolique. J'ai fait beaucoup de choses mais pas le commerce de " zombis ". C'est cette histoire, en elle-même, qui atteint parfois une épaisse terreur. Il y a deux cents ans on l'aurait sans hésitation cataloguée comme " infernale ". En tout cas je n'en suis rétabli que maintenant. Désenvoûté plus exactement. Pendant des années j'ai traîné mon fardeau, errant comme un lourd et inquiet animal à travers les nuits parisiennes. La faune de la rive gauche flairait mon secret sans arriver à le situer. D'une oreille distraite j'entendais derrière mon dos des commentaires intrigués, parfois grotesques. "... Il est bizarre... il a un regard d'assassin... des mains d'étrangleur... il est Brésilien... non, il n'est pas Brésilien, il a seulement publié cinq bouquins sur le Brésil chez Julliard.. il a trouvé un trésor en Amazonie... non il est fauché... Penses-tu ! Il a été garde du corps d'un dictateur et il a épousé sa fille.. mais si, je l'ai vu à la Télé ! Ha-ha-ha il me fait penser aux films de Dracula... oui... à Boris Karloff. Il y a un malaise autour de lui..." Le malaise était en moi. Le film à la Frankenstein se déroulait dans ma mémoire. Une séance sans entr'acte, pendant des années. Superproduction magique. Ambiance : le sous-sol des Atlantides, ensuite les hautes sphères de Rio de Janeiro et leur "dolce-vita". Principale héroïne : Consuelo, vagabonde, reprise de justice, Reine Noire, fabricante de robots érotiques.
38
Et voici un dépliant avec le résumé de l'action, à l'usage de l'unique spectateur qui a assisté à la projection du début à la fin et qui sort de la salle un peu étourdi. Etourdi c'est le mot juste. Voici la découverte que j'avais faite quand les lumières se sont rallumées dans la salle. J'avais vécu une partie de ces événements sous hypnose, moi aussi Hé oui. Sous l'effet d'un envoûtement amoureux ou sexuel. Lisons plutôt le dépliant.
Les cadavres volés dans les cimetières n'étaient que des faux. Les décès de ces filles avaient été truqués. C'est faisable. Des fakirs restent bien enterrés pendant des semaines. Cela ne les empêche pas de revivre et de se porter comme un charme par la suite. Les "zombis" sont tout simplement hypnotisées et droguées avant leur enterrement officiel. Pourquoi ? Parce que c'est commode. Personne ne s'inquiète plus au sujet d'une sœur ou d'une épouse qui repose en terre bénite. Quelqu'un a rencontré la défunte à mille kilomètres du caveau familial ? Il est sans doute malade. Qu'il consulte un psychiatre.
Je me servais de médiums. Là-bas, j'ai eu recours à la télépathie pour dépister des cèdres centenaires et pour apprendre lequel de mes ouvriers ou concurrents avait l'intention de me "liquider", quand, où et comment. Je ne suis pas un enfant de chœur. Ayant appris la technique d'une fascination très efficace, je l'ai utilisée quelquefois pour me défendre. Mais je n'ai jamais songé à mettre les forces les plus secrètes de l'esprit au service de la traite des blanches. Il a fallu une femme pour trouver cela. Je savais que l'occultisme est un nouveau monde qui reste à découvrir, un océan inconnu. J'avais des dons pour y naviguer, je m'y précipitai. Les cadavres ambulants, les automates vivantes représentaient pour moi une nouvelle expérience à tenter. C'était pour pénétrer plus loin dans le monde du subconscient, pour aboutir à des guérisons miraculeuses, à des richesses fabuleuses, à la création d'embryons artificiels, à des pouvoirs presque divins. Et qu'est-ce que cela a donné en fin de compte ? Malgré toute ma force magnétique, je n'étais pendant la plupart du temps qu'un instrument docile entre les mains criminelles d'une belle salope. Elle a jonglé avec Tiberio et avec moi. Anges et diables, esprits et forces surnaturelles : tout cela ne lui servait qu'à des fins alimentaires.
39
Quant à cela, il faut bien avouer qu'elle a réussi. Pendant un certain temps, Consuelo menait une existence de Begum avec Cadillacs, bijoux, haute couture, piscine privée et tout le reste. Trente jours après avoir quitté les catacombes amazoniennes elle loua un appartement dans le Copacabana Palace, au milieu de la plus belle plage de l'Amérique du Sud. La sorcellerie lui apprit entre autres de changer de visage et de se rendre presque méconnaissable. Ce n'était pas tellement nécessaire ni sorcier du reste. Elle avait assez d'argent pour soudoyer tous les flics brésiliens. Et qui aurait reconnu l'ex-bagnarde sous sa cape de vison, devant son cocktail, accoudée au bar ou dans un coin du grill-room ? Je l'y ai rejoint, peu de temps après avoir liquidé mes cèdres amazoniens. Pendant six mois j'ai partagé son existence mouvementée et ses multiples activités. Ce n'est qu'à Paris, après l'avoir quittée que je me suis rendu vraiment compte (comme quelqu'un qui se réveille avec une terrible gueule de bois et se souvient des événements de la veille), du rôle qu'elle m'avait fait jouer. J'avais exécuté un numéro inédit ! J'étais un sorcier ensorcelé. J'avais hypnotisé de nombreux médiums, n'ayant été moi-même qu'un jouet de son incroyable magnétisme charnel.
Pas d'erreur, ce souvenir me donne vraiment la sensation d'avoir assisté à un film de vampires. Il faut que je lise et relise la feuille d'un journal brésilien dont je ne me sépare plus depuis trois mois, pour retrouver mon chemin parmi les spectateurs qui se bousculent à la sortie, pour me convaincre que tout cela est désormais derrière moi. Rien qu'un passé qui pâlira comme la photo de ma Reine Noire dans ce journal de province, de Bahia pour être précis.
C'est dans un faubourg éloigné de cette pittoresque ville que j'ai revu ma belle, exactement dans les circonstances dont j'avais rêvé pendant les longues années de mon exil solitaire. Elle se balançait au bout d'une corde. Son visage était tuméfié, et son corps exquis, enduit de miel, à moitié bouffé par les habitantes de la termitière sur laquelle on l'avait attachée pendant une demi-heure avant de la pendre. C'est un traitement spécial, réservé là-bas aux assassins de proches parents.
Les familles de quelques " zombis " ont fini par dénicher ma Reine Noire. Pas tout à fait sans un coup de pouce de ma part.
40
Vraiment, quand j'y repense tous les " Draculas " et " Frankensteins " me paraissent rassurants. D'autant plus qu'il ne possèdent pas de fiches. anthropométriques. Ici finit le résumé du dépliant. Et voici la première séquence. Non. Encore un entr'acte.
Tous les élixirs de vigueur et de santé ne sont pas d'aussi hideuse origine. Ils proviennent en partie d'un espèce d'alchimie végétale. La forêt brésilienne est pleine de poisons et de contrepoisons. La pharmacologie en ignore la plupart. Par ailleurs, j'ai constaté un autre fait pendant les dix mois passés dans mon " Cloître Vert ", dans les casemates sombres de l'épaisse jungle amazonienne où j'exploitais des bois précieux en compagnie de cinquante indigènes. La végétation, vierge depuis la création du monde, dégage à certains endroits des courants probablement radioactifs, en tout cas, très vivifiants. Ces effluves agissent comme un bain électrisant et ils ont l'effet d'un aphrodisiaque. Souvent en me faufilant parmi les rideaux de lianes pendant qu'une délicieuse et tiède pluie baignait mon torse nu, je tombai, comme foudroyé, en proie à une attaque pareille à une crise épileptique. Or, je ne souffre aucunement du mal sacré. Les médecins sont unanimes quant à cela. Les Indiens que j'avais maintes fois vus saisis par ces mêmes convulsions douloureuses, connaissent les lieux, situés généralement aux bords de ruisseaux et de sources, mais au fond de grottes cachées où se condensent les vibrations de cette électrothérapie naturelle. Ils personnifient ce phénomène et l'appellent " Le Puraquê (poisson électrique) qui nage dans le Vent ", ou aussi " le Poisson de la Foudre ". Selon eux, ces crises fatiguent le coeur. Ils permettent en tout cas de se dépenser après pendant des semaines, démesurément, sans se lasser, intensément, comme jamais avant. Rien n'est plus réel que ces ondes inconnues de la nature vierge. Quelquefois elles deviennent visibles. La nuit personne ne saurait confondre leur lueur orange avec d'autres phosphorescences. Je me demande pourquoi la science n'en fait pas état ? Est-ce à cause d'un de ces partis pris matérialistes qui refuse d'admettre les expériences parapsychologiques et télépathiques de nos jours, pourtant utilisés par l'armée américaine pour établir des communication avec des sousmarins atomiques au moment où l'emploi de la radio les trahirait ?
41
Quant au rôle des drogues revigorantes, revitalisantes, il est inutile d'insister. Elles sont, pour ainsi dire, dans le domaine public. A Rio, à Sao Paulo, tout le monde connaît des hommes et surtout des femmes que les années et leurs ravages effleurent à peine. Ils ont des relations, disons spéciales. Tous les deux-trois mois un messager vient les voir de très loin. D'une distance de trois ou quatre mille kilomètres. Car nous sommes dans un pays dont la superficie couvrirait la mappemonde de Londres au Caire, de Lisbonne à Moscou.
Les domestiques ont peur du messager. Ils font en cachette de grands signes de croix derrière le dos de l'Indien. C'en est généralement un. En guenilles, au visage de Tartare bronzé et immobile, aux paupières baissées au point qu'on voit rarement ses yeux. Quand il les ouvre pour de bon, les servantes se détournent. L'une ou l'autre des boniches a une crise de tremblement ou de larmes. "Ces mulâtresses sont tout à fait hystériques et absurdement superstitieuses," déclare la maîtresse de maison. Elle, bien entendu, n'est pas superstitieuse pour un sou. Pendant une demi-heure, elle restera enfermée avec le demi-sauvage, qui baragouine péniblement le portugais et qui disparaîtra par la suite aussi silencieusement qu'il n'était arrivé. Une racine dure, brune, dont la forme presque humaine rappelle la " mandragore " des sorciers européens, se cachera désormais, soigneusement enfermée à clef au fond d'un tiroir, parmi d'autres plantes et fleurs desséchées, parmi des pollens et des grains multicolores. La démoniaque petite poupée, végétale et grimaçante ne verra le jour que les matins. Pour être limée. Oui, à l'aide d'un bout de la mâchoire d'un très grand poisson appelé par les Indiens " pirarucu ". Sa surface dentelée ressemble à une lime très grossière. J'ignore pourquoi il est absolument indispensable de l'utiliser dans ce cas. Mais je connais la vertu de la pincée de poudre ainsi obtenue, et qui disparaîtra discrètement au fond d'une tasse de café. Les yeux de notre Brésilienne pétilleront comme le regard du messager. Leur éclat sera gênant, irritant. Certaines personnes éprouveront devant elle un désir angoissant, assez angoissant pour causer des nuits blanches à des jeunes, généralement très jeunes gens. La femme, belle et mûre dont je parle, provoquera de temps à autre une stupéfaction muette et croissante. Par exemple lorsqu'elle assistera au mariage de sa fille. On la prendrait pour la sœur cadette de la jeune épouse. Des drames autour d'insolites triangles matrimoniaux. Mère, fille, gendre, belle-mère, s’entr’égorgent par jalousie. Alors on hausse les épaules, on dit des lieux communs au sujet du tempérament tropical. 42
Les Brésiliens détestent parler de ces choses. Ils ne veulent pas qu'on les prenne pour un peuple superstitieux. Les intéressées se taisent à leur tour, sûr. Elles finissent naturellement par s'effondrer comme tout le monde, mais beaucoup plus tard, absurdement tard. Sorcellerie ? Voici un sujet proscrit à l'ombre des gratte-ciel de Brasilia et des autres. Mais elle y fleurit comme nulle part ailleurs. Probablement parce qu'elle a pu s'y amalgamer, comme nulle part ailleurs, avec la vie trépidante du XXème siècle. Avec les championnats de football, l'élection des "miss", des députés, avec les fluctuations de la Bourse et des scandales autour de ballets plus ou moins roses.
En ce qui concerne le magnétisme végétal ; le "Poisson de la Foudre Qui Nage Dans Le Vent" vénéré par les tribus "Xingos" et "Chavantes", le Maréchal Rondon (général à l'époque où je l'avais rencontré) Indien de pur sang et la plus grande autorité mondiale des recherches amazoniennes et d'autres explorateurs, comme le Marquis Dewawrin, Ferreira de Castro, Von Steinen, Martius, les avaient vécues. Mais quand on dépend des représentants de la science traditionnelle, on évite de raconter des histoires qui les scandaliseraient. Moi, je ne dépends de personne. Loup solitaire sur l'asphalte parisien, comme sous les lianes de l’Amazonie, je peux me permettre, surtout après ce dernier retour du purgatoire drôlement sulfureux des sorciers Xingos, beaucoup de choses dans ce domaine. Même de citer comme témoin un homme d'Etat vivant. Sa destinée se confond avec celle de notre planète après avoir été arrachée à l'étreinte de la. mort par cette magie vierge de la nature dont nous discutions autrefois, nos regards plongés dans nos verres de whisky, troublés par un léger malaise issu de nos souvenirs, avec le grand, vieil Indien, avec le général Rondon.
CHAPITRE VIII Un jour, il y a six ans de cela, je venais d'émerger de mon exploitation forestière pour vendre une partie de mes cèdres à Santarem.
43
C'est une espèce de minuscule sous-préfecture, à l'embouchure des fleuves Tapajos et Amazonas, entourée par la plus infranchissable des brousses qui s'étend tout autour sur des milliers de kilomètres. Un député, relativement jeune (il avait juste quarante ans à l'époque), venait d'y être terrassé, en pleine campagne électorale, par un infarctus du myocarde. Inutile de souligner que Santarem (15.000 habitants) n'occupe pas une place très éminente dans la hiérarchie du progrès médical. D'autre part, l'état du malade ne lui permettait pas de reprendre l'avion. Il faisait quarante degrés. Santarem ! Baraques couvertes de bougainvilliers, réverbérations aveuglantes des deux grands fleuves tels des courants de plomb fondu, des rivages crevassés couleur ocre, barques délabrées, pêcheurs bruns dévorés par la dysenterie tropicale, nuages d'insectes qui entrent dans la bouche, dans les narines. Les nuits, plus suffoquantes que les jours, on s'enveloppait dans des draps mouillés, pour essayer de se rafraîchir. Certainement pas l'endroit rêvé pour se remettre d'une crise cardiaque.
Je me promenais devant un bungalow couvert de grandes fleurs rouges en compagnie du médecin personnel du parlementaire. Je le connaissais de Rio. Nous savions tous les deux ce que ce léger toussotement derrière la moustiquaire tendue sur la fenêtre représentait. Une catastrophe nationale. Cette gorge enrouée, exténuée par la crise cardiaque, là-bas, dans la chambre demi-obscure, à deux pas de nous était seule capable de lancer les cris qui touchent le coeur des masses brésiliennes.
Plus exactement : le coeur des dockers et de leurs dirigeants syndicaux dont la révolte semblait alors imminente d'après les informations de la radio, depuis vingt-quatre heures. Et au-delà de tout cela cet épisode avait une portée vertigineuse, (planétaire serait le mot juste) dont nous ne nous doutions pas encore. Comment aurions-nous pu prévoir la crise internationale qui avait failli, quatre ans plus tard, acculer les Etats-Unis à la guerre nucléaire ? On se souviendra de l'événement cité. Il est un peu estompé dans la mémoire du public européen, comme toutes les crises qui secouent les pays exotiques. Mais à l'époque, il y a deux ans de cela, l'opinion mondiale fiévreuse se rendait pendant huit jours parfaitement compte de la grave menace qui pesait sur l'avenir de l'humanité. 44
L'affaire de Cuba et de Fidel Castro est insignifiante comparée aux événements en question. Tous les experts de la politique étrangère le confirment : rien n'eut pu empêcher la mainmise soviétique sur le continent Sud-Américain si le coeur de ce jeune député d'aspect robuste et dont la silhouette fait songer à un joueur de rugby, avait succombé l'après-midi que j'évoque, là-bas, derrière la moustiquaire trouée qui laissait passer des nuages de " carapanas " aux morsures affolantes.
Mes nerfs sont solides et cependant j'ai le trac lorsque je pense à ce que je suis sur le point d'entreprendre ici, maintenant. J'éprouve en même temps une joie secrète. Exactement comme au Musée de l'Homme devant la carte de l'Amazonie et la légende concernant la rive gauche du Tapajos, où j'avais exploité le cèdre à la tête d'une bande de cinquante demi-sauvages. " Région pratiquement impénétrable " dit la légende. A présent je déroulerai les images d'un autre domaine inexploré, insoupçonné. Je montrerai cette alchimie secrète des énergies sexuelles qu'est la sorcellerie du Brésil, en train d'influencer l'histoire de l'humanité. Quelques pages plus loin le lecteur aura compris qu'il serait, depuis deux ans, pulvérisé, transformé en rayons " gamma ", simultanément avec la Tour Eiffel, les Champs-Elysées, la Maison Blanche et le Kremlin, si un magicien inconnu n'avait pas fait, au fond de la brousse amazonienne, quelques cruelles, bien que légères entailles au rasoir, sur la peau veloutée d'une belle fille, en état de transe. Car imagine-t-on que j'oserais mêler à une pareille histoire un des puissants de la terre, également choyé par Washington et par Moscou, et qui n'aurait qu'un coup de téléphone à donner pour me causer les pires ennuis, si je n'étais pas sûr qu'il n'en fera rien ? D'abord, parce qu'il s'agit de faits indéniables. Ensuite parce que l'homme d'Etat en question m'avait démontré sa reconnaissance, il y a deux ans, devant les projecteurs des actualités mondiales. Au surplus, il a manifestement gardé une neutralité bienveillante à l'égard de la sorcellerie. Son nom ? Je suis narrateur. Dois-je abîmer une chute, une pointe créée par la vie elle-même ? J'aurais préféré raconter cette histoire comme elle s'est déroulée, en commençant par le début, sans laisser deviner la fin. Mais il s'agit d'un événement exceptionnel qui fait voler en éclats les cadres de l'art et même de l'imagination. Quel romancier oserait inventer un enchaînement aussi fantastique ?
45
Les sombres scènes moyenâgeuses de sorcellerie et d'envoûtement érotique qui suivent, aboutissent à un dénouement brillamment éclairé, ici, à Paris, à l'Hôtel Prince de Galles, sous les flashes de la grande presse. En septembre 1961, pendant une dizaine de jours, le Brésil avait cessé d'être un pays lointain, effacé. Il fut brusquement projeté au centre des événements. La guerre civile, la révolution des prolétaires menaçait tout le continent Sud-Américain. L'homme-clef de la situation revenait d'une visite diplomatique de Pékin. Un putsch militaire interrompit son voyage, l'empêchant de rentrer dans son pays effervescent, le bloquant à Paris pendant quelques jours. La main tendue, avec son large sourire de collégien et sa démarche de joueur de rugby, il avançait vers moi, à travers le bar désert du Prince de Galles. Dans l’avenue Georges V, les collègues enragèrent. Le personnage du jour n'avait accordé qu'une seule entrevue. A moi. J'entends sa voix à la fois profonde et goguenarde. " Tiens, vous voilà ! Cela fait un bout de temps! Moi ? Vous voyez, je me porte comme un charme. Les toubibs n'y comprennent rien! Ils disent, comme mes ennemis, que je n'ai pas de coeur ! Comme c'est bizarre, ces quelques jours à Santarem! J'y ai souvent repensé et j'avais quelque fois envie de vous en reparler. J'étais dans les pommes la plupart du temps et je rêvais avec une clarté... J'ai de la peine à croire que ce n'était pas réel. Vous vous souvenez, je vous ai raconté, et pourtant, je n'ai pas l'habitude de casser les pieds des gens avec mes rêves. Ces palais souterrains, ces voûtes phosphorescentes, les pyramides noires et le trône basaltique, haut comme un gratte-ciel, couvert d’hiéroglyphes rouges qui suintent, absurde tout cela ! Et sur le trône ce monstre, moitié homme, moitié pieuvre... et la femme qu'on lui sacrifiait. Oh la... la.. ! Je n'ai jamais, ni avant, ni après, eu des songes aussi fous, ni aussi vivants... Enfin... votre guérisseur est un phénomène ! Il m'a vraiment retapé, mais quels cauchemars il m'a flanqués ! Ha-ha-ha ! Mes souvenirs s'embrouillent quand j'y repense. En tout cas c'était encore pire que ce cauchemar, cette bouillabaisse de notre politique... A propos, je vois votre bloc et votre crayon... que voulez-vous savoir au juste ? "
Aussi cette scène me laisse des souvenirs d'un rêve fébrile. Au bout de quelques jours il a disparu abruptement de la scène parisienne pour rentrer et apaiser les foules, conjurer le danger de guerre, reprendre son rôle d'Eminence grise de tous les syndicats ouvriers de l'Amérique Latine, replonger dans une lutte acharnée, inconcevable sans des nerfs robustes et surtout sans un coeur à toute épreuve, ne laissant ici d'autre trace que quatre articles occupant des pages entières de " France-Soir " et trois autres d'importance égale sur les colonnes du " Nouveau Candide ". C'est moi qui les ai écrits. Le nom de mon protagoniste est Joâo Goulart. Il est depuis deux ans et demi Président des Etats-Unis du Brésil (*).
46
* Ce texte fut écrit en 1963. Goulart n'est plus président mais il conserve toute son importance d’homme-clef de l'avenir brésilien.
PAUL GREGOR JOURNAL D'UN SORCIER Paul Sebescen Éditeur 12, rue du Square Carpeaux, Paris © by Paul Sebescen, Paris, 1964.
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE I Avant de révéler les circonstances exactes de cette guérison et ses rapports avec la magie sexuelle du Brésil, il faut que je raconte les événements qui la précédaient de quelques jours. Un après-midi, seul à bord de mon canot à moteur, je m'approchais de Santarem. Les affaires de mon exploitation de cèdres m'obligeaient de m'y rendre assez souvent. Ces voyages duraient trois à quatre jours. Ils me conduisaient à travers un véritable labyrinthe aquatique. Dans la brousse amazonienne, les ruisseaux, canaux, rivières et fleuves remplacent les routes. N'ayant d'autre compagnie que celle des innombrables grues blanches, canards sauvages et perroquets qui voltigeaient au-dessus de moi, chassés des haies de bambous, intrigués par le bruit de mon petit moteur, j'avais amplement le temps de réfléchir.
47
Ce n'était pas que la perspective du gain financier qui m'avait attiré dans cette forêt vierge où je me trouvais depuis dix mois. J'y cherchais la source d'une magie plus puissante que la mienne. J'étais arrivé à la conclusion que celle-ci ne donnait que des résultats relatifs. La sorcellerie assimilée aux abords des villes me fit bien connaître quelques conquêtes, quelques ivresses difficilement accessibles à la plupart de l'humanité. Mais tout cela restait loin en deçà de l'ancienne aspiration des sciences occultes : la pierre philosophale. J'étais persuadé que cette clef miraculeuse censée de nous libérer de la mort, de nous procurer des richesses et des pouvoirs illimités existait quelque part, d'une certaine manière. Tout miracle, me disais-je, était une matérialisation de l'esprit. Les expériences de mon passé me portaient à croire qu'une très puissante concentration de la pensée et de la volonté, renforcées par les vibrations de l'énergie sexuelle, condensée par les pratiques de la sorcellerie, agissent comme un puissant cyclotron qui brasse l'éther, le domaine de l'esprit impalpable pour en tirer de nouvelles formes de la nouvelle vie, autrement dit, j'étais persuadé qu'il y avait des moments d'une exceptionnelle tension mentale où les hallucinations se transforment en réalité. Je sentais d'autre part que je ne parviendrais pas seul à ce genre de réalisation magique. Elle ne pouvait être obtenue, méditais-je, que dans une atmosphère de ferveur collective, comme celle qui produisait des miracles de Lourdes. Seulement tout se passait comme si les extases collectives de la "macumba", telle que je l'avais connue jusqu'alors, n'étaient pas d'une qualité ni d'une intensité suffisante pour atteindre ce but.
Ici, dans la forêt, je n'avais trouvé rien d'extraordinaire, non plus. Tout ce que j'avais observé chez les Indiens ou chez mes bûcherons métisses ne dépassait pas les cadres de l'hypnose ou de l'action télépsychique. Et cependant, mon intuition indiquait la présence, autour de moi, d'un monde supérieur. Des vagues rumeurs confirmaient mes prémonitions. Les rares habitants de la jungle m'avaient maintes fois parlé, en chuchotant, avec des mines terrorisées, d'une singulière race de sorciers. Ils se terraient au fond impénétrable de la brousse, mais les entrailles de la terre étaient leur véritable patrie. La mort les épargnait pendant de longs siècles. Au fait, ils ne mourraient que dans des cas exceptionnels. Dans des catacombes souterraines, qui se faufilaient sous la forêt vierge, ils gardaient leurs nombreux esclaves qu'ils sacrifiaient au cours d'effrayantes cérémonies. Jusqu'à ce jour-là je n'avais rencontré aucun de ses légendaires magiciens.
Je me trouvais à une demi-journée de Santarem. Mon canot avançait près d'un "iguarapé". C'est ainsi que les Indiens appellent ces étroites rivières qui, dans la brousse amazonienne, 48
jouent le rôle des routes à petite circulation. En effet, depuis quarante-huit heures je n'avais rencontré personne. Le soleil était déjà en train de baisser sensiblement lorsque mon attention somnolente fut brusquement éveillée par un étrange manège à l'intérieur de la broussaille que je longeais. Une demi-douzaine de vautours tournoyaient au-dessus des arbres, manifestement attirés par un point invisible et qui devait se situer à environ deux cents mètres de la rive. Une charogne ? Les oiseaux carnassiers s'y seraient déjà précipités. Un animal blessé ? Les craquements du sous-bois, l'agitation du feuillage et des lianes semblaient confirmer cette hypothèse. Les bêtes sauvages se rassemblent volontiers autour d'un congénère impuissant pour le dévorer. Derrière le mur vert-doré, je discernais le bruit d'une assemblée de petits rongeurs mais aussi le pas de créatures plus lourdes. Des " queixadas " qui sont une espèce de petits sangliers, ou des " onças ", des jaguars de bonne taille ? Tous les habitants de l'océan vert s’entre-dévorent et tous prennent la fuite à l'approche d'un être humain, à moins qu'ils se sentent coincés. Il n'y avait là apparemment rien d'extraordinaire et cependant je ralentissais la marche de mon embarcation et la dirigeais vers les bambous du rivage. Après avoir arrêté le moteur et enroulé la chaîne du canot autour d'un tronçon d'arbre moisissant, je restais immobile pendant quelques minutes. Assis sur la banquette, la carabine sur mes genoux, entouré par le feuillage chuchotant des bambous, j'écoutais, en proie à une étrange inquiétude. Mon instinct me disait qu'il y avait là autre chose qu'une bête blessée. Peu à peu ce sentiment devenait une certitude que je ne saurais pas expliquer comment ni pourquoi. A une ou deux reprises, il m'a semblé que j'entendais un lointain gémissement. Mais les bruits de la jungle provoquent les plus absurdes illusions. Les chances de rencontrer un homme dans ces parages déserts étaient négligeables. Une pensée surgit de mon attention inquiète, qui dominait mes nerfs. Obscurément d'abord, puis avec une clarté croissante je commençais à savoir ce qui me guettait derrière l'épais rideau de fougères géantes et de lianes enchevêtrées. Un grondement fracassant, pareil à celui d'une locomotive en marche me fit sursauter. J'en aperçus la cause pendant une seconde. Comme un éclair, un lézard géant verdâtre, long d'un mètre passa à travers le sous-bois. Il devait faire soixante à l'heure. Après, tout redevenait calme. Un caméléon, marron en ce moment car il était collé à un tronc de la même couleur, m'observait scientifiquement. La vue de son corps visqueux si proche que je l'aurais pu toucher, me donna un léger frisson. Je me sentais comme au moment de mon initiation lorsque je me réveillais avec un serpent géant sur mon torse nu. A présent l'image, manifestement d'origine télépathique, s'enrichissait de détails devint précis, obsédant.
49
"Un monstre absurde", m'entendis-je grommeler tout en sifflotant entre mes dents serrés " un serpent à la fois géant et venimeux et par-dessus le marché incarné dans un homme". Il fallait que je lui parle. J'étais venu en Amazonie uniquement pour cela.
Carabine dans ma gauche, le coutelas long et lourd comme un sabre dans ma droite, je sautais sur la rive. Au fur et à mesure que j'avançais dans le cirage vert en abattant des branches, entr'ouvrant le rideau de lianes, le bruit des bêtes s'éloignait. Le règne animal fichait le camp. Au bout de cinq minutes de cette gymnastique, je débouchais sur un acajou gigantesque à l'écorce rouge-brique. Ses racines aériennes forment des triangles verticaux. C'est comme si l'arbre était entouré d'un éventail d'une demi-douzaine de cloisons, hautes d'environ deux mètres. A l'intérieur de l'un de ces boudoirs végétaux, la tête tournée vers le tronc, les jambes bottées comme les miennes mais fantastiquement longues et dépassant de loin les parois rouges, un homme gisait. Je le reconnus presque immédiatement d'après les descriptions qu'on m'en avait faites. Les indigènes lui avaient collé le sobriquet : "Tiberio le Satan". D'après son aspect, il le méritait pleinement. Il devait mesurer près de deux mètres. Le soleil n'éclaire jamais franchement l'intérieur de ces tentes de feuillages. Dans cette lumière verdâtre je contemplais mon homme avec une grande curiosité. Il avait un visage chevalin, à la peau blanche légèrement barbouillé de sang, des cheveux roux coupés courts et un très long nez pointu. On lui aurait donné cinquante à cinquante-cinq ans. Je voyais tout de suite ce qui lui était arrivé. Les branches sèches, parfois lourdes de plusieurs kilos représentent un des plus réels dangers de la forêt. Celle qui gisait à côté de mon homme n'avait qu'effleuré son crâne, sans quoi l'immortalité des sorciers amazoniens aurait été soumise à une très sérieuse épreuve. Sortant une des bouteilles que j'avais dans mon sac je l'aspergeais d'eau. Ses lèvres minces et exsangues, taillées au rasoir, se mirent à trembloter. Je me demandais ce qu'il y avait de vrai dans les légendes qui circulaient autour de lui ?
Etait-ce exact que les nuits sa taille prenait des proportions encore plus gigantesques et qu'il jetait des serpents brûlants à la figure des voyageurs égarés que cela rendait aveugles et fous ? Avec ses blue-jeans crasseux et sa chemise déchirée, il ressemblait à la lumière du jour à ce 50
que sans doute il était, en partie, clochard amazonien, pêcheur, occasionnellement voleur de bétail vagabond, des élevages clairsemés aux abords des fleuves. Cela ne diminuait aucunement son mystérieux prestige. Des esclaves prisonniers dans des catacombes souterraines ? Etait-il maquereau ou marchand de filles sur les bords, en même temps que sorcier ? Je lui jetais un tiers de la bouteille au visage. Alors il ouvrit les yeux et me dévisagea. C'était comme si j'avais reçu un coup de poing dans la figure. Des globes immenses. On aurait dit que ces orbites occupaient un tiers de la surface du visage. Leur blanc était rouge, leurs pupilles jaunes se dilataient et se rétrécissaient comme celles d'un chat. Je fus saisis par un léger vertige devant ce regard. Il brouillait les pensées. On était subitement disposé à voir n'importe quoi. J'avais l'impression confuse que ces yeux pouvaient s'élancer vers moi au bout de souples tentacules, comme ceux d'un monstre sous-marin. Il secoua légèrement la tête lorsque je lui présentais le goulot de la bouteille. Les "macumbeiros" boivent aussi peu d'eau que possible. Il faut être sec et brûlant à l'intérieur pour accueillir les démons souterrains. Mais il refusa également mon flacon de rhum. - Prends ta carabine proféra-t-il d'une voix basse et rauque. Il traînait les syllabes mais son chuchotement avait quelque chose de percutant. On l'aurait entendu à dix mètres. - Il y a un " mutum ", poursuivit-il, dans le buisson derrière toi. Ce sont les dindes de la forêt amazonienne. De très gros et maladroits oiseaux au plumage bleu-foncé brillant, à la chair délicate, blanche. Un festin, quand on en trouve. Mais ils sont plutôt rares. - Tu peux le tirer à la balle - entendis-je de plus en plus stupéfait, il est lourd... assis par terre... vient de manger. Tue-le et apporte-le. En effet, ce n'était pas plus difficile que cela. Lorsque je revins, au bout de cinq minutes, avec la dépouille du " mutum " mon bizarre blessé était assis par terre, le dos appuyé au tronc. Sans un mot il prit la dinde morte, appuya sa lèvre à la blessure et se mit à sucer énergiquement. Il but du sang d'oiseau pendant des minutes avec tous les signes de la satisfaction. Je ne discute pas les goûts mais ce n'était assurément pas beau à voir. Je luttais contre le malaise. De toutes mes forces je tordis le coup du " grand serpent " qui est en nous - du diaphragme. Des triangles brûlants dansaient devant mes yeux, puis, de nouveau, je voyais clairement et ma voix était calme. - Tu es Tiberio, demandais-je. Il essuya son visage barbouillé de deux sangs divers. - Toi aussi, je te connais bien... fit-il, sans répondre à ma question directement, Tu es sorcier. Les esprits ont prédit que tu viendrais. Ton regard est fort. Tu veux tout. L'or, le pouvoir et le secret de la renaissance. Et tu es beaucoup plus jeune que moi.
51
Il parlait un portugais correct, y mêlant quelques mots indiens de temps en temps. Je m'accroupis à côté de lui. - Tu n'es pas encore vieux, lui dis-je. Il riait tout doucement. Le parchemin ensanglanté de son visage aux poils roux se fendit en rides. - Je suis aussi vieux que la terre, déclara-t-il d'un ton naturel et au premier moment on était porté à le croire. Dans l'avenir les gens auront des vies plus longues que maintenant. Ils seront comme le Mathusalem de la Bible. C'est là le grand secret que tu cherches. Mais je crache sur la Bible, termina-t-il sans lever la voix. Il y avait une tempête sous mon crâne. Je sentais le sang affluer vers mes tempes. Ma gorge était sèche. - Je ne crois qu'aux secrets dont on me prouve l'existence, lui dis-je. Et je sais une chose. La première étape des miracles : c'est le moment où un esprit devient matière palpable, Ectoplasme, gélatine peu importe. Tu sais de quoi je parle. Peux-tu créer un embryon du néant ? Il se détourna. Je suivis son regard. Il y avait de ce côté un barrage de feuilles rouges, grandes comme des pneus de camion. A travers une brèche large d'un mètre, j'aperçus dans la lumière verdâtre une chose qui me coupa le souffle. Cela n'avait rien d'une hallucination, la silhouette d'une belle fille y passa, à dix mètres de nous. Pendant une seconde son image se détacha très nettement du fond de fougères. Elle était grande, portait une carabine et traînait derrière elle par une corde deux prisonniers attachés ensemble, un homme et une femme. La procession absurde disparut, sans aucun bruit, comme dans un rêve. Mais ce n'était pas un rêve. J'étais encore abasourdi et je cherchais des mots pour interroger le sorcier lorsqu'un tir retentit.
J'entendis derrière les lianes la chute d'un corps et après un court silence une voix de femme métallique, claire, sereine. - Il était déjà mort bien avant. Toi, Helena, tu es libre, mais tu rentreras chez nous. Je sais que tu rentreras. Tu seras heureuse. Les dieux t'habiteront. Tu seras le cheval des dieux. Après, rien. Que des cris d'oiseaux. Tibério tourna ses terribles phares rouges et jaunes vers moi, secoua la tête comme s'il voulait éluder mes questions, puis reprit, d'un ton indifférent, feignant de n'avoir remarqué rien d'anormal. - La force des esprits peut tout. L'esprit a le pouvoir de se transformer en chair vivante. Mais cela ne peut se réaliser que par l'union d'une foule d'âmes et de corps. Il faut une assemblée d'êtres dociles qui se dévouent et se sacrifient pour que le miracle se produise. Cela ne peut se faire que loin du monde. Le mystère doit être bien gardé, enseveli...
52
Il sourit en découvrant des dents fortes, noircies par le tabac. - Enseveli sous la terre ? demandais-je. Tibério esquissa un mouvement pour se lever, mais il y renonça faisant un geste pour indiquer que sa tête tournait. - Oui... sous la terre... il y a une cité sous la terre. Son entrée se trouve tout près d'ici à quelques pas. Je viens de là. Tu iras, toi aussi, car ta place est là. Des tunnels conduisent loin en bas... jusqu'au trône des Rois... d'un autre monde... tu verras tout. C'est là que nous citons les esprits ! Sa voix faiblit. Il luttait visiblement contre un malaise, mais il continua : - L'assemblée docile est comme une femme... elle s'exalte. Son âme se met à vibrer... alors il faut un homme très fort.., pour la subjuguer et unir tout à fait... et il faut encore une autre femme... mais qui est noble et forte comme Yemandsa la déesse des eaux... une prêtresse qui accomplit les sacrifices... qui est douce comme les femmes et dure comme les guerriers... comme les amazones... c'est elle qui réunit tous les fluides dans son âme et qui les projette comme un miroir là où il faut... tu verras tout cela.
Je ne savais que penser. J'avais beau connaître les sorciers Brésiliens aussi bien que l'Amazonie. Je me répétais en vain que la loi de la jungle régnait dans ces parages et que dans les plantations de caoutchouc isolées les patrons faisaient couramment descendre les ouvriers récalcitrants par leurs hommes de main. J'étais perplexe. Il y avait là quelque chose que je ne me parvenais pas à situer. Je regardais discrètement un petit singe noir qui filait d'une branche à l'autre. Un oiseau doué d'une voix presque humaine toussotait comme un vieillard et répétait inlassablement les mots : ARARA - KWARA ARARAKWARA! " Cette forêt grande comme la moitié de l'Europe est encore bourrée de surprises ", m'avait dit près du port de Bélem, entre deux whiskys, un biologiste allemand. " Il ne croyait pas si bien dire " pensais-je subitement. Car les feuilles rouges rondes et grandes comme des pneus tressaillirent puis se séparèrent et la belle fille de tout à l'heure y apparut. - Voici Consuelo, dit le sorcier. Elle est " Orixa ", prêtresse de Xango, du dieu de la foudre et du feu. Elle est aussi le principal médium de nos séances.
CHAPITRE II 53
- Saude, dit-elle, salut, Tibério ! Zut ! une branche ? Tu as mal ? - Rien de grave. Je vais pouvoir marcher dans une minute, répondit-il. Elle louchait vers moi du coin de l’œil. Le sorcier m'indiqua du doigt : - Oui, c'est lui. Le voyageur annoncé par Olivia, il y a une semaine lorsque le dieu Oxala est descendu sur elle. Tu te souviens, vers la fin de la séance, avant qu'elle se soit évanouie. Elle me dévisagea. Je m'étais redressé. Elle était très grande pour une femme. Presque de ma taille. Je mesure 1 m. 78. C'était une mulâtresse " sarara ", c'est-à-dire aux cheveux blonds, à la peau et aux yeux clairs. Souvenir de l'occupation hollandaise. Les prophéties des filles possédées par un dieu, épuisées par la danse devant l'idole sont la plupart du temps des cafouillages sans queue ni tête. Mais dans le cas où elles fonctionnent, leur lucidité est ahurissante. - Tu t'appelles Raulo ou Paulo, dit-elle en s'approchant et en s’agenouillant à côté de Tiberio. " Tu es le patron d'une exploitation de noix du Pura, ou de bois, ou de teintures, aux abords du fleuve Ituqui. Pas de caoutchouc. Tes ouvriers te volent parce que tu n'as fait liquider personne jusqu'à présent. Elle déposa sa Winchester et tira un pansement de son baluchon. Je n'étais ébloui qu'à moitié. Les nouvelles circulent dans la brousse avec une vitesse inexplicable. Sans parler des radiotélégraphistes, Robinsons des aérodromes isolés, qui s'amusent à échanger des cancans avec leurs collègues, par-dessus les espaces vertigineux de l'océan vert. " Il faudrait le mettre à l'abri " dis-je, " La nuit va tomber ". Ils m'observaient tous les deux sans bouger. L'oiseau insistait à déclarer : " Arara - Kwara ". J'avais un léger vertige. Comme si un vide m'aspirait. A deux, ils rayonnaient un magnétisme redoutable. Evitant les terribles yeux de Tiberio je dirigeais mon regard vers le front haut et lisse de Consuelo. J'y concentrais tout le désir qu'elle m'inspirait depuis une minute. La ligne fière de son corps, ses hanches étroites, ses larges épaules couvertes de cheveux blonds, presque châtains, son visage de princesse mauresque aux pommettes saillantes, au nez court, à la bouche grande et charnue, tout cela tourbillonnait dans mon cerveau, descendait dans mon diaphragme électrisé par le courant condensé de dix nuits d'amour sorcier, reflua vers mes pupilles et s'élança comme un cobra enragé sur la mulâtresse agenouillée. Elle se mordillait les lèvres. " Tu m'aides ? " me lança-t-elle en s'emparant du bras de Tiberio.
54
Nous passions près d'une flaque d'eau à moitié couverte de longues herbes épineuses. Il y avait une paire de jambes immobiles et une assemblée de petits rongeurs. - Il était devenu fou. Il a voulu étrangler la fille, dit Consuelo. Cinq minutes après nous débouchâmes sur une clairière. Il y avait trois poteaux au milieu. Deux avec au bout des squelettes de crânes de chevaux, le troisième avec le masque grimaçant du dieu Xango. Derrière les poteaux j'aperçus un énorme anneau noir et rond. Un mètre de haut et d'un diamètre d'environ quatre fois autant. Les restes d'un vieux cèdre abattu par la foudre et bouffé par les fourmis. Cela ressemblait au rebord d'un puits et cela en était un. Lorsque nous nous approchions j'entendais, très faiblement le chant d'un choeur de femmes évoquant les cantiques en l'honneur du diable Exu, du Chien-de-Feu, que j'avais entendu dans les " candombles ", dans les cloîtres de la sorcellerie à Bahia. Le chant était entrecoupé de pleurs et de gémissements. Il venait de bas, d'un souterrain distant.
L'intérieur du tronc de cèdre était une immense bouche noire. Quand nous en étions tout près, un bizarre couple en jaillit. Un garçon et une fille. Des gens du peuple. Ils riaient aux éclats, se pourchassèrent en sautillant comme des chèvres sans se soucier de nous et disparurent dans la broussaille. Je les cataloguais comme ivres ou plutôt drogués. Tiberio semblait rétabli. Il enjamba sans notre aide le bord du tronc, puis se retourna vers nous. - C'est ici. Reste avec elle. Elle te dira le nécessaire. Et reviens. Tu trouveras tout ce que tu cherches et plus. Il étendit la main vers le gouffre noir. Une roue phosphorescente y apparût, pétillait, flamboyait pendant quelques secondes, puis s'éteignit. Une illusion optique ? Ou la phosphorescence d'un corps astral, révélé par l'hypnose ? Ou simplement des feux follets ? - Tu trouveras les pouvoirs qui te manquent, continua-t-il. Et surtout celui du dédoublement. La faculté d'être ici et ailleurs, en même temps. Là-dessus il descendit dans le puits et sa silhouette disparut dans l'obscurité.
55
Nous étions assis sous les bambous, sur la rive, à deux pas de mon canot. Il faisait presque noir, mais elle ne m'avait toujours pas expliqué grand-chose. J'avais allumé une lampe d'acétylène à l'autre bout de mon petit navire, pour y attirer les moustiques. Cela donnait un jeu d'ombres qui se pourchassaient parmi les bambous. Je la tenais dans mes bras étroitement enlacée. Elle laissait reposer sa tête sur mon épaule, gentiment, comme une midinette quelconque qui file le parfait amour avec son amant sur le banc d'un parc public. La différence : un chœur de crapauds forgerons. Un tintement métallique tout autour. Comme les clochettes d'un troupeau invisible de vaches suisses. Des papillons noirs apparurent, larges comme des paumes, attirés par la lampe. Et puis, il y avait une autre différence. Nous étions passés tous les deux par l'école de la "macumba". C'est une épée à double tranchant.
Sa bouche était chaude, drue, passionnée et elle me rendait mes baisers mais cela s'arrêtait là. Je n'insistais pas trop. Le rituel exclut les conquêtes intempestives. Mais si on obéit au rythme prescrit, le succès est fort probable. L'eau clapotait doucement devant nos bottes. J'embrassais longuement son cou. Elle avait la peau satinée des mulâtresses. Aussi leur tempérament. Elle se blottit contre moi et je sentais ses longs doigts qui labouraient les muscles de mon dos. Je la fis glisser sur l'herbe, elle me repoussa doucement. Ses bras étaient musclés comme ceux d'un homme. Alors nous restions assis pendant quelques moments nous tenant par les mains et c'était dans cette attitude banale que notre duel d'hypnotiseurs commença. Non, il ne faut pas croire que la discipline amoureuse de la " macumba " soit une contrainte. Hommes et femmes se laissent porter, encore que très lentement, graduellement par leurs passions vers une communion, vers un bonheur normal. Les amants ne se réservent qu'une partie infime des fluides magnétiques mobilisés par l'orgasme. Mais ces étincelles forment au bout de quelques semaines un redoutable réservoir de forces nerveuses. Je sentais la pression de ses paumes et une vibration qui se propagea à travers mon corps jusqu'à ma nuque. Comme dans un rêve éveillé, des formes flottantes sortirent de l'obscurité. Une demi-douzaine de femmes noires, des esclaves demi-nues, m'entouraient, me touchaient, me caressaient. Je savais parfaitement que ce n'était que les pensées de Consuelo et que si je m'abandonnais à ces images, je glisserais rapidement dans la léthargie hypnotique.
56
Je dégageai mes doigts et je pris ses tempes entre mes mains. Pendant un moment je fis le grand silence en moi. Mes pensées et mes désirs furent balayés par ma volonté. Puis, brusquement, mon vide intérieur fut traversé par l'éclair d'un couteau qui sifflait dans l'air, lancé vers la gorge de Consuelo. Elle tressaillit et se dégagea poussant un petit cri. Ce fut au moment où je l'enlaçais de nouveau, que la manche de sa blouse glissa et que j'aperçus le tatouage de l'épaule. Elle ne s'opposa pas lorsque j'allumai ma torche électrique pour voir l'inscription. "Pen. d. Car. n° 918". Je reconnaissais la chose. Le pénitentiaire de Caruara se trouvait à cinquante kilomètres de Rio. A trois mille kilomètres d'ici. Il y avait surtout des condamnés à vie. Du reste on ne faisait cela qu'aux condamnés à vingt ans ou à vie. Consuelo avait au grand maximum 27 à 28 ans. Ombre immobile sous les bambous noirs, elle retenait sa respiration. - Si tu veux, va-t’en, dit-elle d'une voix ,rauque, et ne reviens plus. Je me suis évadée il y a un an. Ils m'avaient condamnée comme empoisonneuse. Mais c'était une fausse accusation. J'avais servi les dieux là-bas, comme ici. Evidemment, il y avait des drogues, ou simplement des cuites au rhum blanc pour faciliter le déclenchement des véritables extases. Et il y avait des cœurs fragiles et des tribunaux qui s'en mêlaient de temps à autre. Je n'étais consterné qu'à moitié. Aussi, pendant le carnaval de Rio il y a quantité de morts par épuisement.
CHAPITRE III Ce soir-là, vers sept heures, lorsque j'arrivai du côté opposé, j'aperçus de loin parmi les bambous son blouson bleu-marine et un fichu rouge qu'elle avait noué autour des cheveux. Elle ne répondit pas à mon sourire. A mes baisers, par contre, si. Et comment ! Nous nous assîmes juste au même endroit. - Il est trop tôt, me dit-elle à un moment de répit, en montrant le ciel. Il était comme une aigue-marine lumineuse qui obscurcissait doucement. En face, à trente mètres, des perroquets chahutaient parmi les arbres de l'autre rive. Notre conversation à nous, se limitait à des monosyllabes. Consuelo avait un large ceinturon de cuir sur ses blue-jeans, avec son coutelas. Deux ou trois fois j'essayais de le défaire. Deux, trois fois, elle me saisit le poignet. Une patte de velours et de fer. En même temps elle détourna mon visage vers un nuage noir qui montait et ses lèvres murmuraient des mots incompréhensibles.
57
"Vamos. Viens ", me dit-elle d'un ton paresseux, au bout d'une demi-heure. Nous avancions en flânant à travers la forêt. L'or y changeait en brun et le vert en noir. Elle s'arrêta devant l'acajou sous lequel j'avais rencontré Tiberio et très absorbée se mit à dessiner par terre avec le canon de sa carabine, à l'endroit même où s'était trouvé huit jours plus tôt le corps du magicien.
La fille me tournait le dos et ses épaules tremblaient comme sous un effort. Tout à coup, lorsque j'y regardais il y était de nouveau avec le sang sur sa figure, son crâne écorché et tout le reste. Je savais bien que c'était absurde et impossible, mais il n'y avait rien à faire. Déraillant pour de bon j'avançai pour le toucher. Je réussis en effet à toucher l'écorce du tronc. Il n'y avait plus rien. - Pourquoi fais-tu cela ? m'écriais-je, furieusement, sans savoir pourtant avec certitude si c'était son fait, et comment et pourquoi. Mais son regard sombre, fixe et féroce m'expliquait beaucoup de choses.
Je me rappelais de l'Indien que le Maréchal Rondon avait, quelques années plus tôt, amené à Rio et qui, au cours d'une séance, sortit d'une fenêtre du dix-huitième étage, en plein jour et revint après s'être baladé dans le vide. Deux caméras de dix-huit millimètres avaient filmé l'opération. Sur l'un des films il n'y avait naturellement rien, que l'hypnotiseur en train de fumer sa pipe de glaise, à côté de la fenêtre entouré par le groupe de spectateurs et sans manifester la moindre intention d'aller dehors voltiger. Sur l'autre bobine c'était pareil, mais pas tout à fait. Le sauvage restait où il était mais pendant la projection nous vîmes, à notre ahurissement, une tâche sombre, quelque chose comme un tourbillon de poussière se déplacer devant la fenêtre. Là où nous avions vu l'illusionniste, en train de déambuler au-dessus de l'abîme.
Une redoutable volonté rayonnait de ses yeux, grands, gris, mongoloïdes. Tout à coup, je me mis à penser à des choses ennuyeuses. Une carabine en Amazonie cela tire facilement. Et on peut se tromper lorsqu'on mélange des breuvages douteux pour une foule en extase tout en
58
étant soi-même halluciné. Mais ce couple de fous euphoriques qui avait dansé sur la clairière, pour disparaître derrière les buissons, évoquait chez moi des souvenirs précis. Je revoyais en ce moment l'éclat et la fixité des yeux. Ce satyre, cette nymphe n'étaient pas que drogués ! Il y avait là une autre histoire, plus méchante que tout le reste. Je ne la connaissais que par ouï dire. - Consuelo, demandais-je, vous avez ici des " zombis ", des morts-vivants ? Au lieu de répondre elle se colla dans mes bras. Cela aussi, cela faisait des tourbillons électriques, je le jure ! - Ne me demande rien. Je t'y emmène. Tu verras et tu feras ce que tu voudras. Et quoi que tu décides, je serai à toi ce soir. Ils descendaient vraiment loin, ces corridors. Quel labyrinthe ! Sous le cèdre nous avancions d'abord à quatre pattes et encore ! Au bout de dix à douze mètres, le tuyau formait un coude vertical. Nos torches électriques éclairaient quatre pierres grisâtres qui formaient un escalier naturel. Une fois en bas, nous découvrîmes un carrefour de trois galeries à peu près pareilles. On pouvait s'y tenir debout. Je touchais le plafond de la main. Humide et noir, tout cela. Partout où je me promenais le rayon de ma lampe, cela se ressemblait. Des voûtes rondes, manifestement creusées par des humains. Quels humains ? voulais-je demander à Consuelo mais elle me fit un signe avec sa lampe, montrant le tunnel du milieu. Il était légèrement incliné vers le bas. Elle s'y engagea et je la suivis. Ici, il y avait des niches des deux côtés. Des animaux en pierre poreuse. Des êtres hybrides, faits avec des corps et des membres d'oiseaux, de fauves et de poissons entremêlés. Cela rappelait des gargouilles et des monstres péruviens, mais ce n'était ni l’un ni l'autre. Mon amie semblait pressée. Elle se pencha sur un nouveau puits vertical. Très profond celuilà, vingt à trente mètres. Une échelle de corde y pendait. Le fond était fait de rochers illuminés, où jouaient des reflets d'une fournaise rouge. En bas, très loin, un battement enragé de tambours se fit entendre, puis s'arrêta net. A côté de nous, au bout d'un tunnel horizontal, j'aperçus aussi le clignotement d'un oeil rouge-brique. Je sentais l'haleine chaude de Consuelo. - Le feu du dieu Exu, murmura-t-elle. Ce fut à ce moment-là, qu'à la lueur de ma torche, je découvris la statue du dieu enterré. Jusqu'à la poitrine. Il était jeune et beau, en marbre blanc et semblait nous observer avec un visage douloureux, exténué. J'entendis, le diable sait d'où, un sifflement saccadé, et là, j'eus vraiment peur. Le dieu enterré commença à ramper vers nous.
59
Il n'était pas enterré mais à quatre pattes. Sa gorge ou ses poumons sifflotaient. Il n'était pas dieu pour un sou. Son comportement indiquait quelque chose de tout à fait contraire. Prosterné, devant Consuelo, il pleurnichait. - Reine, ma Reine noire, entendis-je. Je te supplie, laisse-moi partir... laisse-moi vivre... je sais que nous ne vivons plus... ils sont tous en chasse et fous en bas... je n'en peux plus... j'étouffe... Ils se décomposent et pourrissent.. et ils dansent.. des charognes qui dansent... je t'aime... viens, partons ! Tu as promis... Je n'ai jamais su ce qu'elle lui avait promis car elle lui prit la tête, la redressa à moitié et la déclamation insensée cessa. Je la vis secouer furieusement la tête du garçon. Comme une chatte enragée elle lui crachotait à l'oreille. Je n'en ai saisi un traître mot. Il se leva et cette fois-ci sur deux pattes, se traîna vers la galerie latérale, où clignotait l'oeil rouge-brique. Après, cela devenait encore plus cauchemardesque. Et par-dessus le marché c'était justement le cauchemar que j'avais prévu et craint à l'avance.
Je n'aime pas les échelles de corde mais celle-ci était solide. Seulement tout près du fond du puits, j'eus encore un choc. Une caverne latérale ressemblant drôlement à un cimetière. Pas de croix, mais des monticules fort suspects, avec des petites pierres octogonales et blanches. Je ne pouvais pas déchiffrer les inscriptions. Leurs caractères semblaient arabes. De gros rats eurent la mauvaise idée de me lorgner des coins comme je m'immobilisai sur l'échelle pour repérer les lieux. Je trouvais cette nature morte fort déprimante. Les pierres octogonales avaient quelque chose de pédantesquement méticuleux. De toute façon, c'était ancien, me consolais-je. Au dix-huitième, il y a eu, au Brésil, par-ci, par-là, des communautés d'esclaves arabes évadés, révoltés, que sais-je. D'autre part, on rencontre aux alentours de Bahia et de Pernambuco d'illisibles inscriptions, dans une écriture rappelant l'arabe, et qu'on attribue à des navigateurs venus des Atlantides, il y a quinze mille ans. J'avais assez de soucis comme cela et je m'empressais de suivre la reine qui me paraissait, en effet, de plus en plus noire.
60
Au fond du puits c'était le comble. Mon envie de plaisanter en pensée, rien que pour me rassurer, m'y passa radicalement. Une scène de l'enfer de Dante, illustration de Doré, mais en plus réaliste et avec une touche de sordide, d'ignoble. C'était vraiment une bande de morts-vivants, de cadavres pâles, verts, glabres qui dansaient autour de moi, en sautillant en me bousculant presque. Et quelle danse, Seigneur ! Je comptais quelque chose comme une douzaine et demi de ces damnés piteux des deux sexes. Des torches fumaient dans tous les coins fantasques de l'énorme grotte stalactique où nous venions de déboucher. Cela étincelait, scintillait follement de tous les côtés. Je vis des grappes de cristaux verts, bleus et rouges, des colonnes de basalte et d'autres, tronçons et entières, faites de main d'homme. Maintenant, comme si c'était en l'honneur de notre arrivée, ils se mirent à hurler en chœur, à râler, à pleurer. De leurs yeux déments on n'apercevait que les blancs. Pas de trace de pupilles. Et cependant leurs radars devaient indiquer la présence de Tiberio car ils imploraient sa grâce à grands cris stridents. Il fit tout pour mériter son sobriquet. Il était absolument convaincant dans le rôle de Satan, pourchassant les pauvres héros squelettiques, loqueteux avec une énorme massue en vociférant : " Ordures, pestiférés, Ignominieux excréments de tatou! Voici la vengeance d'Oxala! Une marée de serpents vous attaque, vous enlace, vous dilacère, vous déchire les tripes. Sauvez-vous ! Vite ! Vite ! Vite ! Et ce fut la ruée de ces malheureux vers les roches, vers les colonnes. Ils se piétinaient mutuellement, grimpaient mains ensanglantées, grimaçant, bavant, se réveillant d'horreur ou justement sombrant dans une hypnose plus profonde, comment le savoir. Cela dépassait de loin tout ce que j'avais vu dans les "terreiros" de Bahia en matière de conditionnement des disciples, par la douche écossaise de l'horreur et de la volupté. Tiberio leur fit alors le coup du Moïse de la Bible. Pendant qu'ils tremblaient, suspendus aux rochers, il lança au milieu de la grappe grotesque son gros bâton qui se transforma aussitôt en un serpent " souroucoucou " de bonne taille. Alors vint un moment où mes excellents nerfs commençaient à frémir partout dans mon corps. Le serpent se tordait, il le rattrapa par la queue, le fit tournoyer comme un fouet en poursuivant les fuyards puis, d'un coup sec, il fit éclater la tête du reptile sur un rocher.
61
J'étais en train d'essayer toute sorte d'exercice de concentration pour m'empêcher de vomir, lorsque, sans transition, sa voix devint mellifluente, onctueuse, caressante, tendre, riante. " Ha-ha-ha ah-ah-ah ! Pauvres petits enfants, réveillez-vous ! Clic-clac! Ouvrez-les yeux! Quel rêve stupide c'était ! Ha-ha-ha ! Regardez, regardez ce beau jardin! Les fleurs ! Les arbres de mangues dorées ! Mangez-les ! C'est le paradis ! Venez, mes petits enfants. Etendez-vous sur l'herbe ! Soyez heureux... Comme vous êtes heureux ! Aimez-vous !... Embrassez-vous !... Riez de bonheur !... ". Je me grattais la tête, dépaysé comme un bon catholique qui assiste à une messe de rite grec ou arménien. L'hypnose était pour peu de chose dans cette histoire, décidais-je. La forêt est bourrée de plantes vénéneuses et inconnues. Ce que je voyais devait être l'effet d'une drogue de la famille des curares, sans doute, qui empêche toute critique, tout acte de volonté indépendante. D'où sortaient ces types ? Il y en avait trois, au moins deux, efféminés. Cela me rappelait des "terreiros", des cloîtrés où régnait le système matriarcal. J'en avais vu dans le Sud. Mais ce n'était pas pareil. Je n'en revenais pas. Les marionnettes anémiques se vautraient dans l'herbe imaginaire, étendaient leurs mains tremblantes, ébauchaient des étreintes maladroites, de fantômes. - Et cela, m'écriai-je. A quoi rimait donc ces grandes taches brunes sur les cous, sous les nuques de ces deux filles ? Cela semblait suinter. Mais ce n'étaient pas des plaies ordinaires. C'était tout à fait comme les stigmates des religieuses extatiques ou hystériques, comme on veut. J'allais voir cela de plus près, mais Consuelo me prit le bras. " Vamos, Querido! Viens, chéri! Nous allons nager! Une belle piscine nous attend ".
CHAPITRE IV Je plongeais jusqu'au fond. Des bulles montaient partout dans l'eau cristalline et en haut, sur les bords, cela moussait un peu comme si nous nagions dans une immense coupe de champagne, dans un bloc irrégulier de cristal de roches. Le goût n'y était pas bien entendu. Cela sentait l'iode et le souffre. La surface du bassin ne dépassait pas celle de quatre baignoires. Mais alors, quel luxe ! Les salles de bain des palaces, des princes des Khans, sont des cuvettes miteuses à côté! Déjà l'étroite cheminée oblique par laquelle nous venions d'y entrer était sertie de blocs d'agathes.
62
Ici, sous cette voûte, étroite et basse, nos deux torches déchaînèrent un feu d'artifice d'étincelles et d’aigues-marines, de topazes, de kwartz multicolores, de tourmalines rouges. En matière de pierres semi-précieuses, c'est comme au football, le Brésil est champion du monde. Aussi, en matière de pépés, pensais-je en regardant celle-ci qui barbotait autour de moi dans la tiède eau minérale de la source. Elle n'était pas le moins du monde noire, cette reine des empoisonneuses. La couleur café crème de sa peau veloutée devenait plus claire ou plus foncée selon l'éclairage. Mais les lignes élancées et les généreuses rondeurs de son corps ne changeaient pas, dieu merci. Les détails de son anatomie étaient d'une royale élégance. De même que les mouvements. Tête en avant, elle plongeait comme une flèche jusqu'au fond, rebondit trois mètres jusqu'à la surface se retourna comme un joyeux dauphin pour échapper à ma poursuite. Grâce au ciel et à l’exiguïté du bassin, elle n'y réussit pas longtemps. Et à partir du moment où je la tenais fermement dans les bras, elle cessa de rire et de résister. Une plante aquatique inconnue de la science poussa au bord du bassin. J'en étais la tige, debout dans l'eau jusqu'à la poitrine. Feuillage, fleurs, épines : C'était son rôle à elle. Elle m'entourait, m'enlaçait, flottait sur moi, débarrassée de la pesanteur, mais non de la douce souplesse de ses muscles et de ses tissus. Tout en jouant joyeusement et ardemment l'éternelle pantomime de l'amour, nous commençâmes à nous magnétiser mutuellement. Un observateur aurait cru que c'étaient des caresses comme les autres, un peu lentes et d'un rythme solennel dont les mouvements redessinaient les contours des corps de la tête et du cou, descendant jusqu'aux genoux, remontant par le long de l'échine dorsale, recommençant cent fois sans nous lâcher par ailleurs et tout en continuant à nous chuchoter les folies amoureuses de tous les temps. "Oh meu gajo valente!" soupira-t-elle, ce qui est un compliment en portugais populaire, au sujet de la force de quelqu'un, en l'occurrence de mes muscles qui la serraient et brisaient de la manière la plus orthodoxe. Et cependant nos doigts agiles, antennes survoltées, continuaient leurs caresses magiques et bientôt, tout en prolongeant, tout en ralentissant, jusqu'à l'arrêter pendant de longs moments la course haletante de la volupté, - nos dédoublements s'ébauchaient.
Notre extase charnelle, la lumière tamisée et notre entraînement psychique nous permirent d'en être à la fois les agents et les observateurs. Les ondes de la sensibilité du corps astral s'extériorisent par couches concentriques et se résorbent graduellement vers la gauche.
63
Je ne tardais pas à apercevoir une vapeur blanche qui se formait à quelques centimètres du côté gauche de nos poitrines. Consuelo flottait, ondoyait autour de moi, comme un poisson exquis et son corps semblait changer constamment de dimensions. Elle me serrait avec des muscles d'acier qui se rétrécissaient absurdement. Je sentais tour à tour une délicieuse douleur, la sensation qu'elle tournait autour de moi comme une hélice, que nous étions libérés des entraves physiques, ayant gardé et décuplé les joies de la volupté, que nous devenions minuscules, que nous devenions énormes, que nous étions deux danseurs éthérés, heureux. Deux ? Non. Quatre, car les vapeurs blanchâtres autour de nos seins gauches croissaient, Nos effluves magnétiques se condensaient, prenaient nos formes. Nos fantômes, nos corps astraux se balançaient près de nous, reliés à nous par d'étroites bandes de fluides. Tout en nous serrant dans les bras, nous sentions une ivresse surhumaine, celle de nos spectres qui imitaient nos mouvements, tels des reflets d'un miroir magique mais qui nous communiquaient, en nous les renvoyant, une joie infinie, la jouissance à l'état pur, débordant la limite de la matière, le bonheur que les mortels ne devinent que vaguement dans les rêves de l'adolescence. Le temps s'écoulait au ralenti, puis s'accélérait, devenait torrent tout puissant. Les cristaux de la grotte lançaient mille feux. Au-dessus de nous la caverne résonnait d'une danse et d'un chant effrénés. Consuelo caressait ma joue avec la sienne. " C'est le moment " dit-elle. " A présent ils sont mûrs. La cavalcade des dieux peut commencer."
CINQUIEME CHAPITRE De nouveau là-haut, dans la grande caverne au milieu des abrutis, je me posais deux questions. Pourquoi m'y sentais-je dépaysé, comme un catholique pratiquant qui assiste à une messe de rite grec ou arménien ? Et surtout d'où sortaient ces fidèles, de loin les plus ahurissants que j'ai jamais vus ? Pourtant, à première vue c'était une séance de macumba comme une autre. Maintenant je découvris l'autel. Décidément cette grotte était très grande, tout en parois zigzaguantes, niches, rochers escarpés. L'autel se trouvait à côté du trou, par où nous étions
64
entrés entre une grande colonne stalactique et les restes d'une autre artificielle celle-là, blanche et octogonale comme les pierres du cimetière. L'autel me semblait normal, si j'ose employer cet adjectif. Saint-Georges, Ogun, phallus, sang de cochon, masques, dents de crocodiles, rien n'y manquait. Quant aux croyants, ils avaient à présent l'air un peu moins détraqués que tout à l'heure. Ils étaient en train de célébrer une messe noire parfaitement orthodoxe. Tiberio avait revêtu, comme l'aurait fait tout macumbeiro, un uniforme d'opérette, rouge et bleu avec des galons d'or. Des bottes luisantes et un sabre de cavalerie complétaient l'attirail. Il était assis devant l'autel sur un tonneau, avec un air très absorbé. Il fumait un gros cigare et une batterie de bouteilles de cashaga de rhum blanc était disposée à ses pieds. Il y puisait de l'inspiration de temps à autre, buvant au goulot. Dans cet état de demi-transe un sorcier brésilien peut ingurgiter tout à fait impunément, plus d'un litre d'alcool sec. Accroupis au pied de l'autel, à deux pas du sorcier, deux jeunes gens massacraient des tam-tams tonitruants. L'assistance, hommes et femmes, pêle-mêle, se tenait debout formant un large demi-cercle devant l'autel, l'escabeau du macumbeiro et les musiciens. Ils psalmodiaient à voix basse dans la langue africaine Nafio, qui est le latin de cette liturgie sacrilège. " Kao Kabiosile " lança une soprano enrouée. " O gun-yê " répondit un bassiste non moins rauque. De courtes salves d'applaudissements crépitèrent ponctuant certains passages du cantique pour s'arrêter net au bout de quelques instants. " Odo - feaba " " Ooloni - um - um " " Ingaça epa rei Rao Oxala - yê ".
C'est un des préludes de l'incarnation. Le chœur offre aux dieux-démons les portes d'entrées, les vagins et les anus des filles qu'ils habiteront ce soir. Je pris place sur un rocher, à côté de ma reine café crème, un peu à l'écart du demi-cercle. A présent, ils étaient plus nombreux. Je comptais trente-six têtes. Plus d'une douzaine de jeunes gars et de filles ont dû arriver pendant mon absence. Je les distinguais facilement des anciens. Ils paraissaient mieux nourris. D'après leur allure c'étaient des travailleurs de la forêt. Des chasseurs, des pêcheurs de perles 65
ou laveurs d'or avec leurs femmes, filles ou putains. Il y avait même une négresse avec un nouveau-né sur le bras. L'endroit était donc moins secret qu'on ne m'avait fait croire. J'allais interroger Consuelo mais une furieuse rafale de tam-tam et un grand hurlement collectif et prolongé me coupa la parole. Trois filles quittèrent le demi-cercle. Une noire et deux autres à la peau cuivrée. Je les avais aperçu auparavant. Ayant cessé de faire des grimaces horrifiées et de s'arracher les cheveux, elles étaient assez agréables à voir. Leur toilette se limitait à une longue jupe qui descendait jusqu'aux pieds nus. Tout le reste de leur anatomie, nombril, dos, seins, épaules, se réjouissait des bienfaits du grand air. Elles allaient se prosterner devant Tiberio et restèrent immobiles, couchées à plat ventre devant ses belles bottes. C'étaient les futurs chevaux des dieux. Puis vint la négresse qui déposa son bébé par terre, un peu à l'écart des trois adoratrices. J'éprouvais une sensation pénible. J'avais assisté auparavant à une bonne trentaine de baptêmes selon le rite d’Ogun mais je n'arrivais pas à m'y habituer. Tiberio se leva. Il n'en finissait plus. Sa gueule était plus effrayante que jamais. Il a dû y avoir une panne de circulation dans ses phares de monstres sous-marins. Ils étaient devenu plutôt violacés que rouges. Ils avaient l'aspect de grandes flaques d'un épais sang stagnant. On s'attendait à le voir déborder, dégouliner sur son long nez et sur les lèvres blanchâtres, comme il y a huit jours le sang du " mutum ". Il fit quelques pas d'une lente et solennelle danse en brandissant et en faisant étinceler la lame du sabre de cavalerie. Puis il s'arrêta, se pencha en arrière et prit le bout allumé du cigare dans la bouche. C'est un truc de prestidigitation. Aucun risque de se brûler. Il souffla fortement. Une épaisse fumée de tabac monta verticalement de l'autre, du bon bout du cigare. Il sautilla autour du petit noir en faisant de terrifiants mouvement avec le sabre. Plusieurs fois la pointe brillante se projeta en avant vers la poitrine du catéchumène miniature. Le spectateur a l'impression d'un meurtre imminent. Il n'en a la certitude que deux minutes plus tard.
Le sorcier prit le bébé, dansa avec lui, rapprocha le bout allumé du cigare des yeux du patient hurlant, faisant mine de vouloir les brûler, les jeta en haut vers la voûte, le rattrapa et le reposa par terre. Il l'aspergea copieusement de rhum blanc, l'enduisit de cachaça, de fiel de tatou, puis le saisit de nouveau. Le tenant par les jambes, il le fit balancer, tête en bas, comme un poulet.
66
Les tambours se mirent à gronder plus fort. La mère, debout à une dizaine de mètres de là, ne bougea pas. Mais son visage devint grisâtre. C'est comme cela que les nègres pâlissent. Il y avait de quoi. Malgré tout, le Satan botté avait ingurgité une bonne bouteille de " cachaça ". Les roches sont dures, le crâne du bébé est mince et la grimace de Xango, derrière l'épaisse fumée des torches plutôt méchante. Un dernier balancement de la petite tête crépue, et... un cri sauvage du sorcier fit résonner la voûte. Puis le petit s'envola. Promptement il atteignit son altitude de croisière d'environ trois mètres. Il tournoyait comme un boomerang, mais ne revint pas. Avec une précision mathématique il atterrit dans les bras de sa mère. Tiberio se rassit et se concentra sur le bouchon d'une bouteille de "cachaça" encore intacte. Le demi-cercle se resserrait. Les trois filles étendues se dressèrent sur leurs genoux. - Alors ? C'est un cinéma ? demandais-je à Consuelo. " On y entre et on sort comme dans un moulin ? " - Ici, oui. Mais pas plus loin. Pas dans le domaine du fleuve embrasé et des hommes-dieux. Levant le pouce au-dessus de l'épaule elle indiqua quelque chose derrière nous. Déjà avant, j'avais senti de temps en temps des courants d'air chaud dans ma nuque et la rumeur d'une lointaine locomotive.
Les filles toujours à genoux faisaient valser leurs torses nus et gémissaient. Tout leur corps tremblait et la bave coulait de leurs bouches ouvertes. Je me retournai. C'était la sixième bouche de tunnel que je comptais dans cette grotte. Là aussi, il y avait un très distant et clignotant oeil rouge. - C'est là que la prochaine fois tu feras saigner un esprit, me promit-elle. - Pas maintenant ? - Non maintenant je te ferai un "despacho". Que souhaites-tu ? Je lui expliquais. "Despacho" veut dire sortilège. Les cèdres sont généralement éparpillés dans la brousse comme un troupeau de vaches. On parlait dans ma région d'un groupe d'arbres centenaires, mais nous n'avions pas réussi à les trouver. J'avais aussi des différends avec une vieille folle qui avait un "corail de poisson" (espèce d'entrepôt aquatique) près de mon exploitation. Elle ne voulait absolument pas me laisser mouiller mes troncs à côté de son corail, en attendant qu'on vienne les remorquer. D'autre 67
part, elle avait des frères dans la région, la saison des pluies était proche et ce n'était pas le moment de déclencher une guerre civile. Les croyants commencèrent une danse frénétique de derviches, tournoyant comme des toupies. Les trois filles eurent des crises d'épilepsie. Consuelo me tendit un cigare. Il me faisait un effet pareil à la " maconha " familière mais en plus fort. Je devenais extra-lucide et me sentais capable d'arracher des cèdres du sol, comme des radis ou de bondir jusqu'au plafond. Les trois mediums subitement rétablies de leur crise le firent à ma place. C'était inimaginable. Elles battaient certainement tous les records de saut. Elles flottaient, elles semblaient s'arrêter dans l'air, juste sous la voûte comme des marionnettes hissées par un fil invisible. Puis elles finirent par s'écrouler devant les bottes de Tiberio. Ma belle amie me remit une bouteille. Le rhum accentue la lucidité que donnent ces drogues. Alors je vis plus clairement la chose qui m'avait intrigué et dépaysé, dès le début. La tâche. La stigmate qui suinte. Elle fleurissait sous la nuque de l'une des filles écoulées, d'une grande Indienne. - Vous les enterrerez par ici ? commençais-je prudemment. - Mais non, fit-elle, avec une moue. Cela n'arrive que parfois, pour un des " despacho " très compliqué. - Et après, quand elles sortent des tombes ?... - Tu en verras plus tard. Nous n'en avons pas ici maintenant. Elles n'en deviennent que plus dociles. Il faut qu'elles le soient pour que les esprits descendent sur elles. Et puis, elles sont ici parce qu'elles l'ont voulu. C'était vrai. Les "candombles" sont comme les autres cloîtres. Voeux, vocations mystiques, règles, discipline, tout y est. La seule différence : on y mêle des nonnes à des moines. Il est vrai que ceux-ci ne sont dans la plupart des cas, des hommes qu'à moitié. Elle saisit le poignet de deux filles, toupies hurlantes. - Pilar ! Mercedes ! Ici, couchez-vous par terre. Sur le dos et rapprochez vos têtes. Fermez les yeux. Respirez. Dormez !... dormez !... dormez !... dormez... Les deux corps allongés formaient une ligne droite. Ma jolie fit un noeud avec les deux chevelures. Moi, j'étais ailleurs. - Dis-moi, m'écriais-je, qu'est-ce qu'il fiche, Tiberio ? Qu'est-ce que cette plaie ? Il la renifle ou quoi ? Cela en avait l'air. L'Indienne était à genoux, le torse incliné. Le sorcier l'entourait des deux bras. Son visage d'oiseau de proie se pencha sur la nuque qui suintait. La sarabande se déchaîna avec une fureur redoublée autour des deux. Je ne pus pas voir la suite. - Fais attention, dit Consuelo, voici pour tes cèdres. 68
Elle piqua fortement la cuisse de l'une de ses patientes d'une épingle à tricoter. Elle resta insensible Ce fut l'autre qui sursauta en pleurnichant et en se frottant la cuisse. Ensuite, ma magicienne fit flamber une allumette et la rapprocha des plantes des pieds du premier médium. Il y eut de nouveau un transfert sur l'autre qui gémissait en dérobant ses pieds d'une flamme inexistante. Je m'exécutais, suivant le rite, en m'arrêtant à temps et en dispensant avec ma main libre une gamme de caresses mise au point par des générations de macumbeiros pour obtenir le dosage nécessaire de volupté et d'horreur dans l'esprit de l'agonisante. Après le traitement, je sortis de mes blue-jeans un dessin grossier de ma propriété et y promenai le petit doigt de la main gauche du médium. Elle me donna des indications en s'écriant et en retirant le doigt, comme si elle avait touché une flamme, à deux reprises. La seconde fois elle murmurait entre ses dents serrées une idiotie au sujet d'un méchant dragon. J'étais en train de gribouiller deux croix sur ma carte lorsque deux paires de bottes enjambèrent le corps étendu de ma pythonisse. En levant la tête je vis deux vieillards de très haute taille. Ils ne pouvaient venir que du tunnel, indiqué par Consuelo tout à l'heure, éclairé par un incendie lointain. Ils ressemblaient comme des frères à Tiberio. L'un des deux était borgne. Ils se dirigeaient à pas lents, tâtonnants vers l'Indienne stigmatisée. " Consuelo ", dis-je, ces deux types, d'où sortent-ils ? " Elle se détourna. " Mercedes, réveilles-toi. Lève-toi! Paulo, prends ses mains. Fais le " travail ". Je le fis. Au bout de deux minutes, elle s'assoupit de nouveau, cette fois-ci transformée en double, en projection psychique de ma voisine embêtante. - Couche-la sur ce rocher Paulo. Pilar apporte la hache. Et maintenant prends ses cheveux. Tends son cou! " Cela ressemblait tout à fait à une véritable exécution capitale. La hache était grande. Consuelo la souleva des deux mains et l'abattit de toutes ses forces sur le cou de la condamnée. Un truc que je ne connaissais pas. J'entendis l'impact sur l'os mais la lame ne pénétra pas dans la chair. En revanche un mince filet rouge apparut autour du cou de Mercedes, même aux endroits que la hache n'avait pas touché. C'était étonnant. Mais cela m'intriguait moins qu'un autre spectacle qui se déroulait de l'autre côté de la caverne. - Mais alors, cela, maintenant, ces trois types, qu'est-ce qu'ils fabriquent avec l'Indienne?" Ils l'entouraient. Tiberio et les deux autres. On ne voyait que leurs dos penchés, se bousculant comme des chiens autour d'un os. - Tu ne veux pas retourner nager ? me demanda Consuelo affligée d'une surdité subite. Ses cheveux sentaient le miel des fleurs forestières. J'éprouvais le besoin urgent d'un exercice sain et reconstituant. Nous nous dirigeâmes promptement vers notre piscine.
69
Les cèdres que nous trouvions à l'emplacement désigné par le médium n'étaient certainement pas le groupe de centenaires dont on avait parlé. En revanche ma déplaisante voisine tomba à l'eau, sur un pieu, se blessa méchamment, non pas au cou mais aux reins, resta immobilisée pendant une semaine et manifesta pendant sa maladie le désir - les petits diables savent pourquoi - de conclure un accord à l'amiable avec moi. D'autre part, à l'endroit où la fille avait cafouillé d'un dragon il y avait un " parana ", un ruisseau et une plage de sable, avec dedans, des grains qui brillaient au soleil. Ce n'était pas le Pérou, mais de l'or quand même. Pas à cracher dessus. J’y plantais deux nègres à peu près nus pour laver. Ils ne pouvaient pas me fausser compagnie. Par la brousse, on n'arrive nulle part surtout demi-nu et quant à mes barques, je les bouclais soigneusement.
Trois jours après avoir quitté Consuelo son canot accosta mon embarcadère de fortune. Pendant une semaine, sous les cèdres et toutes sortes d'autres plantes nous filions le parfait amour sorcier et pas sorcier, vu que sa peau était si appétissante et ses muscles si acrobatiquement souples, capables des plus douces soumissions aussi bien que des plus affolants serrements qu'on n'avait pas besoin de sortilèges pour trouver sa compagnie fort plaisant. - Qui étaient les vieux, les copains de Tiberio ? lui demandais-je un soir ". Et que faisaient-ils avec l'Indienne ? Es-tu sûre que ce n'était pas une morte-vivante ? A propos, où les mettezvous... après ? - Tu comprendras tout. Dans deux jours nous y retournerons ensemble. Toi, moi et encore quelqu'un. Tu obligeras un esprit de prendre corps, de naître du rien. De devenir un petit enfant qui fait des miracles. Mais ton esprit à toi aura besoin d'un cheval et de son sang... tiens, le voilà... Le sous-bois craquait. C'était Téodora, une blanche dodue qui avait laissé tomber son mari, un flic municipal du port de Belain, pour aboutir à mon exploitation où elle exerçait fort consciencieusement du reste les fonctions de cuisinière et de putain. Elle me cassait les pieds car Exu sait pourquoi, elle semblait fascinée par Consuelo et la suivait partout comme une petite chienne. Aussi maintenant et sans desserrer les dents elle s'accroupit à côté de ma magicienne et en la regardant avec adoration. 70
- Tu veux que je t'emmène avec moi, Théodora ? - Oh oui, belle Senhora! - Oh, je ferai tout ce que tu voudras, ma maîtresse ! - Tu seras gentille ? Tu m'obéiras ? - Prouve-le maintenant. Paulo, elle a trop d'humeurs, trop de vapeurs en elle. Cela effarouche les esprits. Rends-la plus légère, plus docile. Je fis à Teodora ce que Consuelo me suggérait. Non, il ne s'agissait pas de ce qu'on pourrait imaginer après les préliminaires. Je lui appliquai un ensemble de passes et de vibrations magnétiques appelés " Kadura ". C'est un procédé qui cause de douloureux spasmes et diminue la vitalité du patient. Mais j'étais plutôt consterné. Pourquoi fallait-il que je vide maintenant ce corps blanc et gras d'une partie de sa substance vitale ? En soi l'opération ne comporte pas de dangers pour le médium, à moins qu'on la répète trop souvent. Mais il faudrait que je la répète et à fond quatre jour plus tard. C'était indispensable pour obtenir la matérialisation d'un esprit. Téodora râlait. - Aie, je n'en peux plus ! Aie ! Consuelo riait. - Ce n'est rien, tu en verras d'autres. Mais si tu as peur, tu peux rester ici. Les premiers souffles d'un orage amazonien faisaient hurler les cimes invisibles des arbres, loin au-dessus de nous. - Mais non, maîtresse ! Fais de moi ce que tu veux ! Je te suivrai partout ! Nous partîmes ensemble tous les trois, deux jours plus tard. Je les abandonnais en cours de route (car une fois de plus, j'avais à faire à Santarem). Je leur promis de les rejoindre à mon retour du patelin. Ce fut lors de voyage que je rencontrai le médecin de Goulart et que j'appris la nouvelle de la crise cardiaque du député.
CHAPITRE VI 71
Généralement je n'ai pas froid aux yeux mais là, j'ai eu froid. Très froid dans le dos et partout. C'est une sale sensation : sentir qu'on va devenir fou. Nous étions dans une petite caverne pleine d'une dense fumée grise. Devant moi, dans l'air étendu sur le dos, le corps opulent de Téodora. Son occiput et la pointe de ses pieds touchaient à peine deux chaises. C'était comme si elle flottait librement, du reste, tout à l'heure, lorsque je l'avais mis dans cette position, après l'avoir endormi, son corps ne pesait plus que celui d'un bébé. Cela n'aurait pas été terrible. C'est une expérience courante, je l'avais souvent réussie... Si seulement son ventre n'eut pas été ouvert ! Ouvert comme une immense bouche béante ! Et si seulement, au bout d'un cordon ombilical, qui en sortait, cette horrible chose n'avait pas dansé devant mon nez dans la fumée ! Cela ressemblait à une petite pieuvre d'abord et peu à peu cela prit les formes d'un affreux petit monstre tordu au visage de singe. Oui, un fœtus se balançait dans le brouillard comme un poisson dans un aquarium sous mes yeux que je frottais en vain, tandis que je me demandais, ce qui était vrai dans ce que je voyais et dans quelle mesure, j'étais à mon tour saoulé, hypnotisé, privé de mon jugement, prisonnier sans volonté d'une bande de démoniaques prestidigitateurs.
J'avais eu, bien sûr, ma dose de rhum et de drogue, mais cela n'avait qu'éclairé mes pensées. Elles étaient limpides, jusqu'à un certain point, ou alors elles commençaient à s'embrouiller désespérément. J'avais hypnotisé cette fille, c'était certain. Mon coeur était sur le point d'éclater de l'effort intérieur. On ne sait pas ce que c'est. Mes muscles, mes tripes, mon âme : lessivés, supprimés, mutés en fauve bondissant, en volonté tendue vers un seul but, vers cette chose, couverte des excréments et du sang coagulé d'une naissance du néant ! Vers cet embryon arraché à un utérus où il ne s'était pas trouvé avant ! Vers ce rêve des Anciens, des alchimistes. Vers cette réalité, qui grimaçait dans le brouillard. Vers 1' "Homunculus" de Paracelse et des autres thaumaturges du Moyen-Age. Celui qui avait réussi à le créer devenait tout puissant toujours, selon les anciens. Le nouveauné magique réalisait tous ses désirs. Cela voulait sans doute dire et très clairement, que celui dont la volonté était devenue assez forte pour condenser une obsession en réalité, pouvait désormais à peu près tout. Plus qu'un Hitler dont l'âme hallucinée fit délirer les foules.
72
Mais, moi, étais-je Hitler ou foule, créateur ou rêveur ? Cette chose que je voyais, y était-elle vraiment ? J'étendis la main. C'était chaud, visqueux. Cela ne prouvait rien non plus. Ma tête tournait. J'étouffai d'angoisse car je ne pouvais plus contrôler mes pensées. Je sentais que quelqu'un d'autre me les soufflait à l'oreille. Mon effort nerveux m'avait vidé de ma substance. Comme j'avais vidé cette malheureuse. Oui, je l'avais étreint auparavant et on peut faire cela d'une manière qui coupe la vitalité, qui serre comme une ventouse les fluides vitaux d'une nature de femme subalterne, née pour l'esclavage. Quant à moi, je n'étais plus libre non plus ! Mes pensées ne m'obéissaient plus. Sous les regards glacials de Tiberio et de Consuelo je sentais la sueur froide couler sur mon front. La veille, dans mes bras, à moitié endormie, elle m'avait murmuré : " Ils m'ont condamnée, humiliée. Je me vengerai. Que cela coûte cent mille vies. Tant pis. Toi, tu m'aideras!" Se servaient-ils de moi comme d'une marionnette ? Comment, pourquoi ? Pourquoi Consuelo était-elle accroupie sous le médium, en train de lui gratter la nuque ? Pourquoi son visage était-il devenu méconnaissable, allongé, évoquant une louve noire, grimaçante ? Et surtout, d'où venait ce monstre, certainement inexistant mais pire que tout le reste ? Cet homme Michelin fait de serpents et de tentacules ? Avec un dernier effort je m'arrachai au cercle vicieux de ma volonté qui débouchait sur le délire, coupai le courant mental et tout disparut, sauf le corps de Téodora qui s'écroula. Elle n'avait pas la moindre plaie au ventre.
CHAPITRE VII Santarem. Nous buvions de la bière à la terrasse couverte de bougainvilliers. Le toussotement derrière la moustiquaire avait cessé. Le silence devenait lourd, déprimant. - Que voulez-vous que je vous réponde ? grommelait le Docteur Rodriguez. C'était un petit jeune homme à l'aspect fragile et au comportement plutôt pédantesque. - Ils n'ont rien dans ce patelin, poursuivit-il, pas la moindre tente d'oxygène. Si au moins je pouvais voir son électrocardiogramme ! Des piqûres ? Ne m'en parlez pas ! Je crains de ne lui en avoir fait que trop... Je suis dans le cirage complet. Il n'y a pas deux cœurs tout à fait pareils... Quelle sale situation! " Le docteur avait le trac, constatai-je avec une secrète satisfaction. Cela ne desservait pas mon projet. Bientôt, j'allais essayer de l'intimider. Juste assez pour qu'il consente à m'abandonner son patient, pendant quelques heures ou quelques jours. J'ignorais la durée exacte de l'opération qu'on m'avait annoncée. Je ne connaissais que le ténébreux chirurgien qui allait l'entreprendre.
73
Derrière les fenêtres obscures le lit craquait. Etait-ce le malade qui se réveillait ? Nous tendîmes l'oreille. En vain. Des vers tropicaux en train de ronger les meubles ? Là-bas, on les entend jour et nuit. Dans une pièce silencieuse et sombre, cela fait un effet passablement lugubre. - D’aprés vous, m'adressai-je au docteur, pour le sauver, il aurait besoin pendant au moins un mois, d'un traitement, impossible sur place. Ne vaudrait-il pas mieux l'évacuer ? S'il ne peut pas prendre l'avion, il y a deux fois par semaine un bateau de la Lloyd relativement moderne... - Mais non, il est absolument intransportable 1 C'est sa deuxième crise. Vous savez que la troisième est à peu près toujours fatale. - A son âge ? - Ce genre d'accident peut se produire à n'importe quel âge, dès qu'on y est prédisposé. Il est un peu trop lourd, et puis, la vie qu'il mène! Les bagarres politiques, ces discours! Pour lui, c'est un suicide à tempérament. Entre nous, il peut claquer d'une minute à l'autre. A votre avis, quelles sont ses chances de s'en tirer ? - Comment le prévoir ? Intuitivement, je dirai vingt-cinq pour cent... ou peut-être moins. Bien entendu, ce que j'avance là est tout à fait gratuit... Zut! Regardez quelle saleté! C'est dégoûtant, hideux !... Un claquement humide et assez violent nous avait fait sursauter. Une balle de tennis verdâtre s'abattit sur notre table. Un verre tomba par terre et se cassa en mille morceaux. J'avais juste le temps de rattraper la bouteille de bière. Le docteur pâlit, tout en regardant fixement l'étrange balle de tennis ; puis il se détourna et avala sa salive. J'en étais ravi. Cela confirmait mon impression à son sujet. Son estomac ou son système nerveux ou les deux n'étaient pas faits pour l'Amazonie. Il allait céder à la première pression un peu sérieuse. . Et cependant, ce qui le déroutait à ce point n'était qu'un petit échantillon des accouplements insolites, de la " messe noire ", permanente des sexes, célébrée par la nature équatoriale. Je balayai la balle avec un journal plié. Par terre, elle se fendit en deux parties à peu près égales. - Après tout, le docteur s'efforçait de sourire pour se donner une contenance, cela rappelle les êtres parfaits de Platon. Vous vous souvenez, ceux qui possédaient deux têtes, quatre jambes, quatre bras et ainsi de suite... Plus tard, je ne sais plus quel méchant dieu grec les trancha en deux. Depuis, les moitiés séparées essayent désespérément de se rejoindre afin de reconstituer l'être idéal. Voici comment Platon explique l'amour charnel. Seulement, je ne l'ai jamais vu sous un aspect aussi visqueux et gluant.
74
- Cet air chaud et humide agit comme un aphrodisiaque ", réfléchissais-je à haute voix. " Ici tous les organismes vivent et respirent sous l'empire d'une incessante obsession sexuelle. J'avais sans doute raison, car la balle qui venait de tomber du plafond de la tonnelle n'était rien d'autre que deux petits lézards aux gros ventres, enlacés, en train de faire l'amour.
CHAPITRE VIII Mon regard glissa sur les deux fleuves étincelants et sur l'infinité des forêts verts sombres qui les encadrait. Le soleil baissait. Le noir s'apprêtait à envahir cet univers taciturne. Le mien, à présent. Ce fut alors que l'idée qui avait, depuis longtemps germé dans mon cerveau, envahit mes nerfs et prit possession de tout mon être. Je ne connaissais le parlementaire malade que superficiellement. Bien sûr, sa mort aurait été prématurée, absurde. Mais mon excitation croissante avait une cause différente. Il y avait autre chose dans l'air, dorée, vibrante, de la chaleur. Une pensée. Démoniaque? Peut-être. Tant pis! Voici l'idée qui m'obsédait. Je voulais savoir si les monstres du subconscient pouvaient, dans certaines conditions exceptionnelles, envahir le monde physique. Je n'excluais pas entièrement cette hypothèse. Le grand Jung, ce véritable Einstein des psychiatres, qui est à Freud ce que Gagarine est à Blériot, n'a-t-il pas écrit que la psychologie contemporaine était aussi primitive, aussi ignorante devant les secrets de l'âme que la chirurgie du XIIIème siècle par rapport à la biologie et à l’anatomie du corps humain. Dans un laboratoire spécialisé, on vient de réussir à allumer, à distance, des ampoules électriques en se servant des ondes émises pour le cerveau humain. Le médium se concentre et la lampe se met à rayonner. La pensée est dotée, entre autres, d'une énergie physique, apte à causer des effets palpables, mécaniques. Paracelse et plusieurs autres alchimistes du Moyen-Age en avaient des preuves. Elles furent détruites par leurs ennemis fanatiques, par les Inquisiteurs du Saint Office. Notre époque réalise les visions les plus délirantes des imaginations d'autrefois. C'est le siècle des volontés crispées, des nerfs survoltés, Ne serait-il pas possible qu'un jour nous assistions à la matérialisation directe de la pensée ?
75
Que nous retrouvions une fonction oubliée de notre cerveau ? De nos nerfs ? Que nous devenions émetteurs de T.V. ? Transformateurs de courants ? Cyclotrons ? Nous, personnellement! En libérant l'énergie nucléaire de l'être astral qui dort en nous. Inimaginable ? Qu’aurait-on dit en 1863 à celui qui eut parlé de l'énergie atomique ? Jaspers, le philosophe allemand, enseigne que les hallucinations des surréalistes et les visions d'un Van Gogh, d'un Strindberg, ne sont que les anticipations de futurs états de conscience. Si Jaspers voit juste, le monde du XXIème siècle sera peuplé, non seulement de robots, d'engins humanisés, faits de matière pénétrée par l'intelligence, par l'esprit du présent, mais aussi de fantômes vivants, créés par le processus inverse : par la matérialisation des esprits imaginatifs. Les imaginations exacerbées comme jamais, se condenseront, se transformeront en matière. Exactement comme dans les cyclotrons des chercheurs atomiques, l'énergie invisible, dépourvue de corps, dès qu'on l'intensifie au-delà d'une certaine limite, se cristallise en molécules solides.
Des images déroutantes tourbillonnaient dans mon cerveau. Je prévoyais, en pensée, une scène de meurtre rituel précédant la mystérieuse action du Grand Arcane qui allait galvaniser, insuffler un semblant de nouvelle vie à un cadavre. Les prémonitions de scènes de plus en plus atroces se mirent à me hanter. L'amputation d'un coeur palpitant. Sa greffe sur veines et artères desséchées. Dans la poitrine ouverte d'un agonisant. Mon scepticisme moderne fit son possible pour balayer ces cauchemars moyenâgeux de ma conscience. J'ébauchais un sourire dédaigneux. Mais je ne pouvais pas me débarrasser d'un sentiment d'incertitude fort inquiétant. Il était trop profondément ancré. Des souvenirs précis et récents l'alimentaient.
- Quel silence, dans cette chambre, doctor! Illustrissimo doctor Rodriguez, e agora ? Et maintenant ? Qu’allez-vous faire ? Que diriez-vous s'il était déjà mort ? Et surtout, qu'en dira le Parti à Rio ? Et les Syndicats ? Ce serait une assez mauvaise réclame pour vous non ? En tout cas cela fait plus d'une heure qu'il ne donne aucun signe de vie. Je regarde avec une joie franchement et indéniablement diabolique la sueur qui perle sur son front. La chaleur n'y est que pour peu de choses. 76
- Mais non, dit-il, c'est l'effet du sédatif. Il dort. - Moi, à votre place, j'irais voir. Ses petits yeux noirs, pareils à des boutons s'agitent dans tous les sens. Affolés, ils accompagnent deux vautours qui voltigent à basse altitude au-dessus de nous. - Impossible, répond Rodriguez en essuyant son front. Il ne faut pas le déranger. Il a peur d'apprendre l'irrémédiable, jubilai-je en pensée. Ce garçon allait encaisser n'importe quoi! Outrage à la science, aux mœurs, sacrilège, viol de cimetière, tout lui semblera préférable au décès inattendu de l'idole des masses. Et surtout à l'accueil que ces mêmes masses réserveront à Rio, au médecin de l'idole.
Les maisons de Santarem, chaumières, villas, ruines de palais baroques, sont dispersées comme un troupeau de vaches entre collines verdoyantes et carrières de sable. De loin, j'entrevis la tour carrée de la vétuste église. Le cimetière se trouvait là derrière. Je m'y étais rendu la veille, aussitôt après mon arrivée, pour exécuter les directives de Tiberio. L'absurde vision de tout à l'heure prenait des formes de plus en plus nettes. Pour la chasser de mon cerveau, j'essayais de la ridiculiser, en l'exagérant, en l'agrémentant de traits grotesques, grand-guignolesques. Une fille fraîchement enterrée qui sort d'un caveau en grimaçant, emmitouflée dans un grand linceul blanc au son de l'horloge qui bat minuit! Une zombi, une morte-vivante ! Je ne savais pas grand chose au sujet de ce mythe. Mon expérience antérieure étant nulle il m'était impossible de distinguer dans la bande à Tiberio les abrutis des aliénés. Quoi qu'il en soit, les gens du pays croyaient dur comme fer que les plus puissants magiciens possédaient des troupeaux de ces esclaves, privés de l'usage de leur volonté, plongés dans une constante torpeur. D'après les récits qui circulent, ces automates humains assurent à leurs sataniques maîtres de substantiels revenus. Autrement dit, ceux-ci les sous-louaient aux bordels qui abondent même dans les patelins les plus perdus du Brésil. Des bruits aussi persistants ne sont généralement pas dépourvus de tout fondement, me disais je. Je me proposais d'examiner de plus près le terrain autour de la tombe d'une future "zombi" dès que l'occasion, sans doute imminente, s'en présenterait. J'allais aussi tâcher de déceler certains détails concernant l'enterrement et si possible la cause et les circonstances du décès. 77
Serait-ce de la peine perdue ? Mes soupçons s'avéreraient-ils injustifiés ? Les magiciens étaient-il à même d'insuffler à un authentique cadavre une nouvelle vie, encore qu'incomplète ? De régénérer des tissus à moitié décomposés ?
Le fil de ma méditation fut brusquement interrompu par le l e chuchotement suspect des buissons qui longeaient la terrasse. Les branches tressaillirent. Moi aussi. J'eus juste le temps d'apercevoir la queue verte et jaune d'un interminable serpent "papagaio" en train de se faufiler sous une touffe de feuilles. Une inconcevable exubérance exubérance de vie reptilienne r eptilienne fourmillait autour de moi, à peine cachée, sous ce soleil forcené qui brouillait les limites entre le naturel et le monstrueux. - Régénérer des tissus pourris ? Ressusciter des cadavres ? répétais-je et soudain je sentis une peur glaciale. Mon front se couvrit de sueur froide. Je me souvins d'un fou furieux que notre bande de bûcherons avait capturé en pleine forêt. Cela arrive de temps à autre. La densité de la jungle est inimaginable. i nimaginable. On étend sa main et on ne la voit plus. Trois minutes peuvent suffire pour s'y égarer pour toujours. Les nerfs ne résistent pas à une pareille épreuve.
Je repensais aux yeux déments de l'égaré, à son visage lacéré par les épines, à son hurlement d'animal et j'eus froid dans le dos. Etait-ce mon avenir ? Je serrai les dents m'efforçant à penser à autre chose. chose. Je souriais au docteur, lui donnais du feu en détournant la conversation vers la pluie et le beau temps. Simultanément, je tendis l'oreille vers la chambre du cardiaque. Pas d'erreur possible, quelqu'un y marchait. Des pas feutrés, pareils à ceux d'un fauve s'approchaient du lit pour s'y arrêter. Le silence se réinstalla derrière la moustiquaire, mais cette fois-ci il me rassurait. Le vautour s'envola comme si quelque chose l'avait effrayé. - Les élections s'annoncent mal pour les conservateurs, dis-je à Rodriguez distraitement. Mes derniers doutes se dissipèrent. Je n'attendais pas en vain. Et je n'avais pas été dupe d'une simple illusion, lors de cette récente et troublante expérience dans la grotte de Tiberio. 78
Il y avait un élément réel et contrôlable dans la magie. Le petit docteur Rodriguez faisait les plus grands efforts pour protéger son nez contre un moustique obstiné. - Quel est ce bruit, me demanda-t-il en explorant du regard la terrasse et ses environs. On dirait un bec d'oiseau en train de gratter une surface rugueuse. Bizarre. - Ce n'est pas bizarre, fis-je. C'est un bec d'oiseau en train de gratter une surface rugueuse. Retournez-vous, il est derrière vous. Un vautour-ouroubou assis devant la fenêtre de votre patient. - Sale bête. - Et sale présage, d'après les Chavantes, ajoutai-je méchamment.
CHAPITRE VI Jusqu'à ce moment les événements avaient suivi leur cours à peu près normalement. Ce ne fut qu'à partir de la visite du maire de Santarem que la scène commença à devenir un univers absurde à cinq dimensions. C'est le docteur qui l'aperçut d'abord. - Caramba ! Tenez. Il nous a dénichés ! Le voilà qui s'amène ! Le vieux raseur ! Nous sommes cuits ! En effet, le digne vieillard était en train de descendre le sentier poussiéreux qui conduisait à travers une colline couverte de cactus sauvages vers le bungalow isolé, prêté au docteur par un ami politique. - Comment s'en débarrasser ? Que lui dire ? Dans un quart d'heure tout Santarem saura ! Pour plusieurs raisons politiques il fallait aussi longtemps que possible cacher l'accident cardiaque. Pour l'opinion publique du patelin le député était parti à la chasse pour quelques jours. A part nous deux, le propriétaire propriétaire de la villa et une vieille cuisinière cuisinière noire, à moitié moitié sourde, personne n'était au courant de la situation. Et voilà que tout allait être éventé. - Faites donc quelque chose !
79
- Que voulez-vous que je fasse ? - Mais, retenez-le ". Le docteur semblait sur le point de s'arracher les cheveux. " Il le verra par la fenêtre ! Ne le laissez pas monter à la terrasse ! - Retenir celui-là ? Vous n'y pensez pas ! A moins de le jeter dans l'Amazone. Mais cela ferait du bruit. C'est quand même le maire de Santarem, non ? - Venez... disons-lui qu'on sort... amenons-le au bistrot... - Trop tard ! Chut !
- Bôa tarde, senhores ! Bonne après-midi, Messieurs ! Le brave ex-colonel et maire en exercice Eusebio da Ribeira Silva avait déjà escaladé les trois marches de la terrasse. C'était un petit vieux au pince-nez, vêtu comme tous les gens bien des bourgs et villages de 1' "interior" d'un pyjama pyjama rayé. Un canotier canotier et un parapluie noir (contre (contre le soleil) complétaient son élégance. - Mas que calor do inferno ! Quelle chaleur infernale, n'est-ce pas, Messieurs! Messieurs! gémissait-il en s'essuyant s'essuyant le visage. " Non, non, merci, je n'ai pas le temps de m'asseoir, je vais à l'embarcadère, le bateau de Manaos arrive dans un quart d'heure. Le garçon du boulanger m'avait dit de vous avoir vu par ici, alors j'ai fait un crochet pour... vous demander... avezvous des nouvelles du deputado, du député ? - Un verre de bière, Monsieur le Maire... venez donc par ici... il fait plus frais dans la maison... - Oh non, vraiment merci, je n'ai pas le temps. Si vous insistez je boirai ici... ah, mais tenez franchement, il faudrait réparer cette moustiquaire, tous les insectes entrent et sortent par cette fenêtre comme ils veulent ! - Mais venez donc à l'intérieur de la maison, monsieur monsieur le maire, vous serez beaucoup mieux et nous allons vous trouver un verre... " - Oh non, obrigado! Merci ! Je suis très pressé. Mais puisque vous êtes si gentils, je boirai ce reste comme cela, au goulot. Ah, c'est frais, cela fait du bien. Ah, oui, au fait le comité local du P.T.B. aura une réunion après-demain. Croyez-vous que le deputado sera de retour d’ici là ? Tout en bavardant avec vivacité et en gesticulant avec la bouteille conquise, le brave colonel sautillait sur la terrasse dans tous les sens. Nous faisions ce que nous pouvions pour couvrir la fenêtre de nos corps.
80
" Le deputado... " bafouilla Rodriguez " le... le deputado, je crois que... sans aucun doute... il me semble bien que..." A ce moment-là le malheur tant redouté s'abattit sur le pauvre petit docteur. Le maire, emporté par son tempérament, leva le parapluie noir (le prenant sans doute pour son épée de colonel) et le brandit en défense d'une juste cause : de l'hygiène publique. Il nous écarta d'un geste poli mais énergique et s'approcha de la fenêtre. " Mais est-ce que vous vous rendez compte des dangers de notre climat ? Il y a encore des cas de malaria par ici. Ce sont les moustiques qui transportent les germes ! Cette maison a dû être abandonnée... Il faut absolument faire réparer cette moustiquaire, regardez dans quel état elle se trouve ! J'espère que personne ne songe à faire sa " siesta " dans cette pièce infestée ! " D'un geste désespéré Rodriguez leva les bras au ciel derrière le dos du colonel-maire. Tout en discourant, celui-ci s'était approché de la fenêtre, y jeta un regard, se figea.
Cinquième dimension, espace, temps, voilà de bien grands mots. Et cependant, comment éviter leur usage en l'occurrence ? Le maire ne dit rien. Puis il avala sa salive. Puis il eut un hoquet. Son nez faillit toucher la moustiquaire. Il enleva le pince-nez et il le remit. L'image qu'il voyait c'est-à-dire, l'intérieur de la pièce, débordait d'une certaine manière les limites de l'Espace et du temps pour empiéter sur une dimension inconnue. Le brave colonel ne s'en rendait pas compte, heureusement. Il était simplement abasourdi, et pour cause. Encore un hoquet. Le maire leva vers nous qui étions restés à deux pas de la fenêtre, des yeux égarés. "Mais.. mais... il y a quelqu'un dans cette pièce... qu'est-ce qu'il fait... celui-là ? Il dort? Mais... mais... je le connais... non... je croyais pourtant... oh mais il est affreux à voir..." Il essuya encore une fois son pince-nez. Mais cela ne l'avança à rien. " C'est déconcertant, de voir quelqu'un comme cela... non, je croyais, mais je n'ai jamais vu cette tête! Est-ce un malade ? Un fou ? Mais qu'est-ce qu'il a donc. On dirait un mauvais rêve ! " A ce moment-là nos deux nez étaient déjà également appuyés contre la moustiquaire et c'était en effet comme un mauvais rêve. Contrairement aux apparences, Rodriguez ne manquait pas de présence d'esprit. Il fut le premier de nous deux à se ressaisir et sauva la situation.
81
" Oh celui-là... " fit-il en feignant l'indifférence, " ce malheureux... oh, c'est un cas tragique!.. il a subi un choc... c'est l'ami d'un ami... de passage vers Manaos... il va falloir l'interner... Venez, monsieur le maire... il vaut mieux ne pas attirer son attention..." Dès que le maire fut parti, nous nous précipitâmes dans la chambre du malade. C'était lui et ce n'était pas lui.
Le dos appuyé contre deux coussins, le parlementaire tournait vers la fenêtre des yeux ouverts et un visage méconnaissable, défiguré par une horrible et immobile grimace de fou enragé. Un horrible rictus engloutit un oeil, écarquilla l'autre, aplatit le nez et fit voler une physionomie plutôt belle et virile en éclats et fragments grotesques d'une caricature inexplicablement endormie. Car, il fallait nous rendre à l'évidence, après l'avoir appelé et secoué en vain : il était plongé dans un état de profonde inconscience. Son pouls était presque imperceptible. Ce ne fut qu'au bout de plusieurs minutes, après que nous l'ayons étendu et massé ses tempes et son coeur que ses traits reprirent peu à peu leur aspect normal. L'oeil béant se fermait et finalement son corps crispé se détendit. Un quart d'heure plus tard nous l'entendions respirer profondément et régulièrement. "Santa Virgem!" s'exclama Rodriguez, dès que nous eûmes regagné la terrasse, "qu'était-ce donc mon Dieu! Je n'ai jamais vu une gueule... une expression... un masque aussi infernal! Et vous ? Qu’en pensez-vous ?" Je ne répondis pas. Je n'avais aucune envie de lui confier mes pensées. Comment aurais-je pu lui dire que je connaissais une gueule, un masque diabolique qui ressemblait d'une manière assez frappante au rictus dément de tout à l'heure. Qu'il s'agissait d'un bas relief situé assez près d'ici, dans la brousse, à l'entrée d'un couloir souterrain qu'empruntaient de temps à autre, trois sorciers de la région. Que je faisais partie du trio. Que le plus puissant du groupe m'avait, quarante-huit heures plus tôt, murmuré à l'oreille : " Il y a un secret que tu ignores encore. Je peux me trouver ici et ailleurs, à la fois. Si l'esprit est assez fort, il peut faire en sorte que moi, toi ou par exemple ce masque du dieu Xango se trouvent ici et ailleurs en même temps. " Si l'esprit veut une chose de toutes ses forces et si le sang a inondé le souterrain au bon moment, rien n'empêche que cette chose devienne réelle, même si elle semble impossible. D'ici peu, si tu regardes bien, tu verras de tes yeux ce que les autres n'osent, ne peuvent même pas imaginer. Et lorsque tu verras, là-bas, à Santarem, cette tête de Xango, fais le nécessaire. Ce sera le signe que j'arrive, que je suis déjà près de toi ".
82
CHAPITRE VII Il était six heures du soir. Le soleil baissait vers les eaux reluisantes du Tapajos. En ce moment il se trouvait juste en face de la fenêtre. J'en avais, suivant les ordres du nouveau maître des lieux, arraché le moustiquaire délabré et les rideaux. Les rayons du jour frappaient de plein fouet le lit et l'étrange groupe qui l'entourait. Teodora a dû maigrir de dix kilos, pensais-je. Ce n'était plus que l'ombre de la fille bien en chair que j'avais hypnotisée quelques jours auparavant. Sans parler d'autres symptômes de son état général, bien plus inquiétants. " Es-tu sûr que le médecin ne reviendra pas trop tôt ? " demanda Tiberio. " La pharmacie se trouve à plus d'une heure d'ici " répondis-je. " D'abord il n'a pas voulu s'absenter. Mais je n'ai pas menti en lui disant que Castro, le pharmacien, fait les pires difficultés chaque fois que je lui demande de me délivrer les quantités de pilules d'Analène gratuites, distribuées par le Gouvernement, dont j'ai besoin pour éviter le paludisme parmi mes ouvriers et qu'il n'osera pas chinoiser si un médecin, ami d'un politicien de Rio, vient les lui réclamer. " " Il ne risque pas de changer d'idée en cours de route ? " " Cela m'étonnerait. Je lui ai juré mes grands dieux que je ne bougerais pas d'ici, et puis le malade a dormi aussi calmement que maintenant. Comme cela, j'ai réussi à l'expédier en compagnie de la boniche noire pour ramener mon paquet d'Araléne aussitôt ton télégramme reçu. Dès que j'ai vu apparaître en face de moi, comme tu l'avais prédit, la tête de Xango ". fis un geste vers le député. Son visage somnolent à moitié caché par l'oreiller, ne rappelait plus en rien la grimace démoniaque de tout à l'heure. En revanche, j'y décelais un autre effet de la télépathie. Sa pâleur naturelle n'y était plus. Un nouveau sang affluait de plus en plus fortement vers ses joues. Simultanément, celles de Teodora se décoloraient à vue d’œil. Il semblait évident que Tiberio avait réussi à lier les deux circulations sanguines. Mais où et comment ? Y avait-il un rapport entre ce qui se passait devant mes yeux, à la lumière du jour et l'autre énigme, sonore celui-là, dont les accords résonnaient à mes oreilles ?
J'avais bien dormi, bien mangé. Pas une goutte d'alcool, aucun stimulant depuis plusieurs jours. Je voulais observer. 83
Le matin j'avais nagé trois kilomètres et demi et après je me suis amusé à descendre une demi-douzaine d'oiseaux à la balle de carabine et finalement j'ai réussi, en moins de deux heures, à mettre de l'ordre dans l'inextricable pagaïe de mes feuilles de paie, carnets de cubage et notes d'achats et de ventes. Cela peut paraître comique mais j'éprouvais le besoin de voir où j'en étais. Sur le plan, disons, extérieur, je n'avais jamais fonctionné mieux.
Et cependant, j'entendais clairement cette musique. Un solennel prélude, peut-être de Haydn, joué par des orgues souterraines. Supposons que c'était une illusion auditive quelconque. Mais comment interpréter le reste ? Toute cette scène. Sombre feu d'artifice des rayons du soleil réverbérés par l'éclat noir du jacaranda de l'ébène brésilienne. Lourds meubles Dom Pedro I, rappelant le premier Empire français, avec des nattes de paille à la place des coussins. Des saints de bois, un grand crucifix doré du XVIIème. Téodora n'a comme tout vêtement qu'une longue chemise d'un grossier tissu de jute. Dans le nord archaïque du Brésil c'est l'accoutrement des morts. On les enterre ainsi. Elle aussi, elle sera enterrée dans quelques heures. J'ai graissé les pattes du croque-mort et du gardien du cimetière. Pas curieux, les gars, dès qu'ils voient un gros billet couleur orange. J'ai obtenu juste ce qu'il me fallait. Les barons de Tapajos étaient les rois du patelin au XIXème siècle. Sacrilège ou pas sacrilège, cette nuit, je disposerai des ruines de leur ridicule mausolée. Il est prêt à accueillir Téodora. Elle est à genoux, à côté du lit. La chemise a été enlevée de son épaule gauche. Juste audessus du sein j'aperçois une petite croix qui saigne légèrement. Deux entailles au rasoir, pratiquées par le sorcier il y a un quart d'heure. Un long fil noir est collé sur la peau du médium en sorte que son bout touche le centre de la plaie. " C'est le fil d'un " caranguejo ", d'une araignée géante ", m'avait expliqué Tiberio, " trempé une nuit de pleine lune dans un mélange de lait de coco et de la cervelle d'un tatou nouveauné, ce qui le rend incassable. " L'autre bout du conducteur soumis à un aussi peu appétissant traitement se trouve entre les dents du député inconscient qui, grâce au ciel, ne se doute de rien. Quoi qu'il en soit, l'absurde transfusion des fluides vitaux produit des effets visibles. La respiration du cardiaque est de plus en plus profonde et calme. L'expression de son visage a changé. Il ressemble à un homme en pleine santé qui a des rêves agréables. Un sourire s'ébauche autour de ses lèvres.
84
Tiberio est effrayant. Il ne fait rien, il se contente d'écraser sous le poids de sa présence tout le monde, y compris moi-même. N'importe qui sentirait la menace, le trouble dense à couper qui émane de sa personnalité. Le sorcier gigantesque se tient debout, immobile, de l'autre côté du lit, en face de la fille agenouillée. Sa tête chevaline semble toucher le plafond. Ses bras étendus en croix sans le moindre tremblement, n'ont pas bougé depuis une vingtaine de minutes. Les yeux de Téodora sont fermés. Elle se tord lentement sur ses genoux, comme sous l'emprise d'une crampe, d'une douleur qu'elle essaie de contenir. Des frissons parcourent son corps chaque fois que le regard de son maître l'effleure. Ces yeux démesurés de requin jaunes et rouges ! On a l'impression que leur contour s'étend des pommettes exsangues jusqu'au milieu du front. Les pupilles dilatées, brillantes comme de grandes topazes brûlées, oscillent rythmiquement comme deux pendules. Ils dirigent lentement, sans fléchir, vers le centre de l'éblouissant disque du couchant, pour balayer ensuite un vaste demi-cercle. Avec un mépris muet, elles s'arrêtent sur le beau crucifix dégoulinant de salive. Avant de commencer ses incantations, Tiberio a trois fois et copieusement conspué la figure d'ivoire. Haine séculaire des macumbeiros poursuivis par le clergé catholique ? Ou bien l'hostilité de la religion, des Atlantides que j'ignore, refoulée aux entrailles de la terre, contre une divinité céleste ? Je me suis crispé. Pour mon goût il y a trop d'éléments inconnus dans ce jeu. Sursaut. Trois feuilles de papier carbone voltigent dans l'air. Trois immenses papillons de nuit autour de la tête de Tiberio. Sur leurs ailes : des dessins blancs évoquant des squelettes. Ils font du zèle, des heures supplémentaires, quoi. On en voit rarement avant le crépuscule. Ce n'est pas inouï. C'est irritant, comme cette attente muette. Attente de quoi ? Qu’a-t-il dit exactement avant de cracher sur le crucifix ? - Elle va être ensevelie dans leur terre sacrée. Et la force de mon esprit la fera ressusciter. Elle sortira de la tombe comme ce miteux esclave rampant qu'il vénère. Et si on me laisse faire, ici maintenant, les deux vivront. Mais si on rompt le fil qui conduit le feu, la flamme de la vie souterraine, alors... Ce fut alors qu'il s'interrompit pour inonder de sa bave la jolie sculpture baroque. Je tressaillis. Dehors, le gravier grinçait sous des pas rapides. Il ne manquait plus que cela. Rodriguez? Je courus à la fenêtre et pouffai de rire. Un " guariba ", un petit singe noir jouait avec le chien des céans. Un sourd gémissement me fit revenir sur mes pas. Téodora haletait. Des larmes apparurent sur ses paupières fermées. Assise sur ses talons, pliée en deux, elle semblait suffoquer tandis que la petite croix rouge au-dessus de son sein grandissait à vue d’œil.
85
Que lui avaient-ils fait ? Je ne le devinais qu'en partie. Il y avait une autre plaie de rasoir sous sa nuque et encore une autre au-dessus du poignet droit. Mais elle était presque belle maintenant, avec ses longs cheveux très noirs, sa peau très blanche, son visage torturé, extatique, avec quelque chose de noble qui m'attirait. Brusquement, je me rendis compte que je la désirais violemment. Tant mieux. Je prévoyais, non sans une trouble sensation de plaisir, ce que je lui allais faire, tout à l’heure. Pour l'acheminer vers le mausolée des barons de Tapajos il fallait la vider du reste de ses fluides vitaux qui sont aussi ceux du désir et de l'amour.
Je souhaitais qu'elle survécut à l'expérience, et cependant en regardant la victime agenouillée, gémissante, je sentais en moi une dureté impitoyable. Je n'étais plus qu'un bourreau chargé d'une exécution capitale. Il fallait que je pénètre le secret des morts-vivants. Alors, tout à coup, les papillons s'envolèrent, les bras de Tiberio se baissèrent et une voix nasillarde lança à travers la fenêtre : - Caramba ! Quel est ce carnaval ! Bon dieu de bon dieu, tout ce monde est devenu fou ! Le docteur Rodriguez se précipita dans la pièce en claquant la porte et en vociférant. - Paulo ! Aurez-vous la gentillesse de m'expliquer... Je l'avais sous-estimé. Le brave petit universitaire pétait des flammes. La rage de la science contre les superstitions, quoi 1- Calmez-vous, Rodriguez, c'est ce que vous appelez un guérisseur. Puisque vous ne saviez plus à quel saint vous vouer, j'avais pensé... - Il ne manquait plus que cela. Quelle est cette saloperie qu'on a mis dans sa bouche ? Il arracha le fil puis il trébucha, puis, il s'assit sur le lit. - Comment osez-vous me frapper ? - Qui ? Moi ? - Si, gémit-il, vous m'avez ou quelqu'un... m'a frappé au creux de l'estomac. Sortez tous d’ici! - Soyez tolérant, Rodriguez, fis-je. Puisque le cas semble désespéré pourquoi n'essayerait-on pas ?... Il est presque guéri. Peu importe comment. Vous devez me laisser faire! On peut le transporter à présent et on va le transporter! Oh pas loin d'ici... - Vous déraillez ? Sortez! Vous avez abusé de ma confiance! Fiche le camp sale sorcier! Dehors!
86
Les événements se précipitèrent. Goulart émit un son rauque, guttural, se redressa dans son lit, sans ouvrir ses yeux, puis s'affaissa. - Il est mort, dit Tiberio. Téodora gisait par terre inanimée, foudroyée par la même décharge astrale qui avait terrassé le malade. Rodriguez saisit son stéthoscope. Une demi-minute plus tard il leva vers moi son regard désespéré. - Vous l'avez tué avec vos sales superstitions ! Tiberio pointa son index vers le front de Goulart. Un chuchotement plaintif s'éleva d'un coin de la pièce. - Laissez-moi. Laissez-moi... mourir tranquillement. Le docteur laissa tomber son instrument. Les lèvres du pseudo-mort tremblaient, articulaient des paroles, mais le son semblait venir d'ailleurs. Un lointain grondement de tonnerre secoua l'atmosphère chaude surchargée d'électricité. Et au-dessus de nos têtes ce frit une autre tempête : ce fut la fureur de Tiberio qui se déchaîna. - Misérable petit médecin, tonna-t-il, tu es aussi impuissant devant moi qu'un nouveau-né. Il est mort mais tu ne peux pas l'enterrer. Une autre vie est en train de naître en lui. La vie d'une autre créature qui sera enterrée à sa place. Son coeur ne bat plus. Son corps se refroidit, mais de temps à autre, il parlera, il soupirera. Je n'ai pas besoin de l'amener ailleurs! Il est déjà ici et ailleurs, à l'endroit où l'esprit le veut. Téodora lève-toi! Elle ne bougea pas. Rodriguez, incapable de dire un mot, jetait des regards hébétés autour de lui. Une silhouette noire se dessina, à contre-jour dans l'embrasure de la fenêtre.
Consuelo. J'avais failli ne pas la reconnaître. Elle avait abandonné ses blue-jeans et portait une robe noire. Pendant quelques secondes elle observait le corps écroulé de Téodora d'un oeil dur, impassible. - Lève-toi ! Vite ! Vamos ! dit-elle ensuite. Mais ce n'était pas sa voix. J'aurais juré qu'un homme inconnu âgé, robuste, ivre et brutal venait de prononcer ces paroles. Téodora frémit. Elle leva lentement la tête. Ses yeux s'entr'ouvrirent ; j'y vis cette lueur d'une muette adoration, ce dévouement de chienne que je connaissais déjà. Elle se mit à ramper vers la fenêtre. Je l'aidais à se redresser. Ensuite, nous l'amenâmes vers son supplice. 87
CHAPITRE VIII En bas, le delta formé par l'Amazone et le Tapajos n'était plus qu'un immense Y grec en argent. Après il y avait le cimetière et puis cette déserte carrière. Conduisant Téodora par le bras j'étais en train d'escalader une pente escarpée, cherchant l'endroit que Tiberio m'avait indiqué. Ce n'était pas difficile à trouver. Deux énormes cônes en granit. Les rayons du couchant rougeoyaient sur leurs bouts. Du patelin, de très loin : les derniers coups de cloche de l’angélus. Une plate-forme presque lisse s'étendit entre les deux pics. Superficie : trois ou quatre mètres environ, celle d'une petite pièce. Des vampires noirs s'envolèrent à notre approche. Pas de vrais, c'est-à-dire justement de vrais : de grandes chauve-souris plutôt maladroites. Je lâchais le bras de Téodora. Elle s'accroupit et se mit à dessiner avec son index quelque chose par terre. Comme une enfant. Elle était devenue une enfant. En même temps une femme. Pas la même qu'avant. Celle-ci était belle et désirable. Elle me faisait penser à une princesse endormie, avec ses longs cils à moitié baissés, avec sa taille élancée, à présent. Elle n'appartenait pas tout à fait à cette planète. J'avais l'impression que la fierté d'un monde inconnu baignait la ligne de son cou, de ses seins rebelles. C'était exact. Elle était en route vers une région située en dehors de la vie et qui, cependant, n'est pas dominée par la mort non plus.
Un ouroubouru nous survolait avec ses ailes immobiles. Je pris la tête de la jeune femme entre mes mains. Ses lèvres étaient humides et son regard étonné, presque souriant. Elle devait être à moitié consciente de ce qui lui arrivait. Je l'entourais de mes bras et l'embrassais sur la bouche. Son corps était chaud et souple, sous la chemise grossière. Les reflets rouges s'effaçaient des deux sommets. Tout devenait gris-noir. Mon coeur battait follement. J'étendis le corps docile sur le sol rocailleux.
88
Là-haut ! Là-haut! avait dit Tiberio en indiquant la plate-forme. " Ce lieu sera transfiguré cette nuit. Ce sera le trône des esprits des profondeurs qui remonteront à la surface. Tout doit s'accomplir là : entre les deux pics : ce sont les seins et les phallus de Quimbandor qui est à la fois homme et femme ".
Je n'avais pas encore entendu parlé de Quimbandor et sa bisexualité était le dernier de mes soucis. L'haleine de Téodora était chaude, elle balbutiait des syllabes sans suite, nous étions entortillés, inextricablement enchevêtrés comme des serpents amoureux, puis, soudain, juste au milieu de la dernière vague de chaleur qui me montait des tripes à la gorge, tout s'arrêta. Je la retenais avec une force insensée, mes bras étaient des crochets de fer qui la rivaient au sol et mes lèvres chuchotaient à son oreille les premiers mots de l'incantation magique. - Tu es fleur de " manaca " et le fleuve t'emporte, tu glisses sur l'onde tiède, tu es bercée... C'est banal de se dominer et de ralentir, de freiner le torrent de la passion, mais cela devient différent lorsque l'hypnose et l'auto-hypnose s'y mêlent. Je magnétisais les muscles de ce jeune corps qui brûlait dans son immobilité et tout devenait possible. Des fleurs aux parfums doux et lourds poussaient des rochers noirs autour de nous. Nos doigts, nos membres s'allongeaient comme des tentacules gazeux mais hypersensibles. Je me sentais étendre à travers toutes les cavités du corps de Téodora, jusqu'à sa gorge palpitante et je sentais le contact électrisant de ses doigts à l'intérieur de mon échine dorsale. Des extases d'amoureux comme d'autres ? Peut-être. Mais maintenant j'entendis un hoquet convulsif et je sentis le brusque raidissement du corps de Téodora. Je refis quelques rapides passes autour de ses yeux et ses tempes. Sa peau se refroidissait rapidement. Le meurtre magique allait s'accomplir. Je serrais fortement sa gorge. Aucune réaction. J'enfonçais de la même façon mes doigts dans le vide, dans l'air à un demi-mètre de sa pomme d'Adam. Cette fois-ci elle gémissait, s'étranglait, son visage s'empourpra. Sa langue apparut. Je lâchais sa gorge, non l'air, pour arracher un cheveu d'une tête de fantôme loin de la sienne. Elle sursauta en poussant un cri de douleur. Son dédoublement avait commencé. Sa vitalité affluait rapidement dans ce corps astral, dans cette gaine éthérée qui entoure chacun de nous. J'entendais mes dents grincer. Un effort de volonté inhumain faisait craquer toutes mes jointures. Entre mes paupières demi-closes, je voyais la phosphorescence d'effluves oranges au-dessus de l'épaule gauche de Téodora. Alors je lui donnai le coup de grâce. L'enlaçant de toutes mes forces, la pliant, la brisant, je lui fis franchir le seuil du bonheur. C'est le moment où chez tous les couples heureux de la terre les corps invisibles, les ondes vibrantes du magnétisme de l'âme s'entremêlent en même temps que les haleines, les transpirations, les sécrétions des glandes. Seulement, moi, je voyais ce
89
globe rougeâtre qui flottait autour de la tête inconsciente de Téodora et qui se gonflait de sa vitalité, de son désir de douceur et de tendresse. D'un mouvement violent, impitoyable de ma volonté et de mon corps je la déchirai. Je voyais la couleur de ses fluides changer en mauve, en violet, s'éloigner vers le bout froid du spectrum. Son désir, son amour, se répandirent dans le vide tandis que sa taille, ses épaules, se pressaient contre ma peau, plus fébrilement que jamais, comme aspirées par des ventouses invisibles. Avec le battement d'aile des chauve-souris j'entendais les mots de Tiberio : - Il faut un homme fort, qui peut tendre son corps et son esprit plus fortement que les autres, pour finir ce travail. Ce travail, c'était quelque chose qui arrivait tous les jours, encore que moins intensément, entre hommes et femmes qui ne s'en rendaient pas compte. La femme devenait alors la chienne fidèle d'un homme indifférent. Elle " l'avait dans sa peau ". Il la tyrannisait. Cela arrivait à un degré moins fatal aussi sans hypnose et sans la mâchoire de serpent que j'avais fixée sur moi pour l'enfoncer au dernier moment lucide dans le corps, et l'esprit glacé de Téodora. Ensuite je la plongeais dans une catalepsie voisine de la mort. Je la rendis rigide comme du bois, puis l'assoupis un peu, juste pour qu'elle puisse marcher. Ils m'attendaient dans une baraque au bout du cimetière. Ils l'avaient torturée, choquée, assujettie, mais c'était moi qui l'avait vidée de sa substance vitale : de son désir de vivre. J'ignorais encore combien de fois j'allais encore et contre mon gré accomplir cette opération. En fermant la porte de la baraque, je souriais. Du pur mélo. Ils clouaient le cercueil. Un truc de fakir. Presqu'un tour de prestidigitation. Mais pourquoi avais-je, tout à coup, si mal à la nuque ?
Le visage de Rodriguez semblait décomposé, sous la lumière blafarde de la lampe à pétrole. - Que dois-je faire, me demanda-t-il, indiquant d'un geste désemparé le lit sombre et son occupant rigide. - Rien. Attendre, répondis-je en fermant derrière moi la porte et en m'asseyant vis-à-vis de lui. - Je deviens fou, fit-il en mordillant ses lèvres. " Je suis médecin, vous comprenez cela non ? Il est mort dans le sens clinique du mot. " Rigor mortis " et tout. Froid. Pouls : zéro. Et tout à l'heure il vient d'ouvrir la bouche, il a marmonné quelque chose. Il faudrait que je prévienne quelqu'un, mais qui ? "
90
- Personne. Veillez-le. Après minuit il est possible que vous ayez une surprise. Mais je n'en sais rien. Je suis à moitié dans le cirage, moi aussi. - Vous, me dit-il d'un ton plaintif, avec l'air d'un gosse abasourdi, " vous, un homme cultivé, mêlé à ces choses ! Je ne sais plus que penser. Ces gens-là, qui sont-ils ? Des "macumbeiros", des envoûteurs ? C'est de l'hypnose, bien sûr, mais qu'est-ce que l'hypnose au juste ? Mes idées s'embrouillent, tout cela me donne un vertige, un vrai. Tout à l'heure, a-t-il vraiment parlé le... le mort, ou était-ce une illusion ? Les eaux des deux fleuves géants murmuraient, les oiseaux de nuit pleuraient, des chiens hurlaient, l’atmosphère ne pouvait pas être plus romantique. Je baillais. - Comment vous répondre, Rodriguez. Quand vous voyez une image à l'écran de la télé, ce n'est ni la réalité ni de l'illusion. Des ondes, inconnues hier. Aujourd'hui on en fait ce qu'on veut. L'essentiel c'est que vous voyez l'image. Suspendez votre philosophie jusqu'à une heure du matin. Un point c'est tout. Le mort resta aussi mort que possible jusqu'à onze heures et demi lorsque je quittai le docteur pour rejoindre mes complices.
CHAPITRE IX Pas de lune. Une mer d'étoiles dans un ciel noir. Le cimetière était une petite jungle de mauvaises herbes au format tropical. Il ne reste plus grand chose du mausolée, sauf des pierres de taille, des anges dorés dont la plupart sont heureusement décapités et cette grille massive couverte d'un centimètre de rouille. Accoudé à une croix moisissante, je ne voyais que le dos monumental de Tiberio collé à la grille. Consuelo tenait ma main. Je sentais la chaleur, les pulsations de ses veines, de ses tissus, pénétrer jusqu'à mon coeur, jusqu'à mon cerveau. J'étais exténué, angoissé, tendu vers la grille et avec tout cela un peu amoureux, un peu fier de mes conquêtes. C'était au moins ce que je croyais sentir. Poisson rapace, que savais-je encore de la race du grand requin qui s'apprêtait à me déguster à mon tour ?
91
Je ne me souviens pas d'un pareil silence. Comme si les oiseaux et les crapauds avaient déclaré la grève. Le sol est marécageux. Des feux follets jouaient avec les vers luisants. Le vacarme explosa sans préavis. C'était comme si les poings des dieux souterrains déchiraient d'un seul coup une immense toile. Je vis les épaules de Tiberio se cabrer comme s'il voulait escalader la grille. Je me sentis étouffer d'un noeud qui serra ma gorge. Consuelo saisit mon bras. Un météore fendit le ciel en deux. Je sentis la terre vaciller sous mes pieds. Je m'arrachais des mains de mon amante et me précipitais en avant. Alors je compris que Tiberio était en transe. Son visage de Dracula était tourné vers les étoiles, ses yeux étaient écarquillés, vides et tenant dans sa droite un bizarre engin pareil au trident de Neptune il faisait des gestes impérieux, comme s'il piochait, appelait, arrachait une chose des entrailles de la terre. Et la chose vint, plus impressionnante que tout ce que j'avais pu imaginer. Je ne savais pas ce qu'ils lui avaient mis entre les doigts inertes avant de l'enterrer. Les pierres de taille du mausolée flambaient. Un vampire passa en vol rasant devant mes yeux. Je sentis de nouveau une vrille qui creusait ma nuque et j'avais peur comme jamais, sans savoir pourquoi.
Ce n'était pas Téodora qui marchait vers moi, une torche dans la main, pareille à une mauvaise litho, c'était la sensation de la mort, du vide, du noir. Elle avançait lentement, irrésistiblement, je sentais que j'aurais beau fuir ou résister il n'y avait rien à faire qu'à subir son inexorable présence. La rigidité de ses mouvements était celle même que ma volonté inflexible lui avait insufflée. Ma tête tournait, tandis que je la vis sortir du tombeau. Ses yeux vides luisaient, lançaient des foudres terrifiantes vers moi. Il est certain qu'une colonne de vapeur brûlante s'éleva de cette bouche horriblement déformée, pareille à un trou béant, quadrangulaire et je suis sûr d'avoir vu la grille plier, sauter, se casser en morceaux devant l'avance de cette horrible force que j'avais planté en elle : la force de la mort, de l'existence à rebours, de l'anti-matière qui était tout à coup là : devant moi, dans le sombre cimetière tropical, déguisé sous les traits idiots de Téodora qui me toucha la poitrine, souffla son haleine devenue pestilentielle au visage et me dit en ricanant, le ciel sait pourquoi : - Paulo ! Querido ! Tu vois, je suis toujours là. En d'autres termes je devenais dément et je subissais ce qu'on appelle entre sorciers-experts le " choc en retour " qui n'a rien à voir avec la morale, avec la conscience et le remords mais qui 92
était le simple rebondissement de mon énergie, issue de mon exubérante vitalité et que j'avais, par curiosité puérile, détourné de sa finalité vers la non-existence.
Mais tout cela, je ne l'ai compris que plus tard. Sur le moment j'éprouvais juste une espèce d'engourdissement, je suivais le reste des événements de la nuit avec le sentiment d'une scission complète - un peu comme un personnage à moitié ivre qui s'aventure dans une salle de cinéma en plein milieu d'une séance et se rend parfaitement compte de la situation mais finit quand même par perdre le fil et du film de sa vie réelle. Ce fut cette nuit-là que je me rendis clairement compte d'un fait assez inquiétant. Ils m'hypnotisaient tous les deux. J'ignorais encore pourquoi. Et je ne savais pas qu'on pouvait en même temps être envoûteur et envoûté. Comme la Terre qui attire la Lune mais suit la masse du Soleil.
Mais maintenant, au moment où Consuelo, me voyant chanceler sous l'ombre d'un palmier desséché, m'entoura de ses bras et m'embrassa longuement sur la bouche, je sentis la pointe douloureuse dans ma nuque s'élargir comme une tache d'huile et je me souvins de nos nuits d'amour. Au moment où elle se laissa aller (même ici au cimetière, tout en suivant Téodora qui avec la détermination d'un automate s'achemine vers la carrière, même ici, j'étais obsédé par les souvenirs de son ventre dur et chaud, de ses jambes nerveuses et caressantes), eh bien elle ne le fit pas comme les autres femmes. Elle tombait verticalement comme les hommes, du sommet de la béatitude dans la morne indifférence de la satiété. C'était la contrepartie féminine des amours de la " macumba ". Cela enrichissait sa nature d'une force virile et cela expliquait en partie son ascendant sur les femmes qui devait la perdre.
J'étais aveugle. Je trébuchais, je me heurtais contre des rochers. Ce n'était plus Consuelo qui me soutenait. Deux bras de fer m'étreignirent dans l'obscurité et soudain, surgissant du noir, je vis, penché sur moi, le visage, les dents, les yeux rouges de Tiberio. Il me sourit exactement comme une hyène. Et alors je sentis, comme on sent dans le noir la proximité d'un mur, deux pointes acérées s'approcher de mes pupilles pour les crever. Un instant après je les vis. C'étaient les doigts, les griffes de vautour du sorcier. Je poussais un cri, je me dégageais, il me rattrapa, je luttais comme un forcené, je lui décochais un coup de poing, je m'entendis hurler
93
tandis que mon poing s'écrasa contre un rocher et le rire du sorcier retentissait loin au-dessus de moi et de la carrière. Sous mes pieds un feu follet surgit, dont la flamme plissa le long de mes jambes, de mon ventre, de ma bouche, tandis qu'un frisson glacial parcourut tout mon corps. Une sirène de bateau retentit d'un autre monde, de l'Amazone, tout à coup très distinct. Et moi, en dépit de tout, me relevant, avec mes mains ensanglantées, ne sachant pas pourquoi, je suivais une loi implacable : je montais vers la carrière.
Là-haut, je compris que désormais, j'allais vivre comme cela, que j'étais dédoublé et qu'il y avait deux réalités distinctes, aussi vraies l'une que l'autre, et qui, parfois, s'entremêlaient. La carrière était fortement éclairée. Ou bien, je voyais dans le noir. Cela revenait au même. Il y avait une nombreuse assistance. D'où venaient-ils ? Je ne discernais pas leurs silhouettes. Mais leurs yeux brillaient dans tous les coins. Je me balançais, déplaçant mon poids d'un pied à l'autre et je raisonnais et discernais assez clairement. La carrière était devenue un immense amphithéâtre noir. Cela c'était faux. Mais Téodora était vraiment couchée à plat ventre, là, devant moi sur une pierre plate comme un billard, immobilisée par les poings de Consuelo qui la tenait par les cheveux et par l'épaule. Goulart qui apparut, tel que je l'avais vu au lit, vêtu d'un pyjama rayé, les yeux fermés, n'était qu'un mirage. Je voyais un rocher à travers sa poitrine. Mais la tache brune sur la nuque de la victime blanche, en chemise de bure, était réelle. Et maintenant, en voyant les lèvres avides de Tiberio s'approcher du cou sans défense, je compris avec la plus grande clarté de quoi il s'agissait. Plusieurs médiums ont, en état de transe, des sécrétions inconnues par la médecine. Paracelse, Alain Kardec et d'autres croyaient qu'il s'agissait de l'ectoplasme, de la substance matérialisée des esprits, de fluides vitaux solidifiés. Cela rappelle les stigmates des saints. Mes cheveux se dressèrent car je vis à une distance de deux mètres Tiberio, la bouche sur cette nuque suintante, en train de se désaltérer, d'accomplir le seul acte de vampirisme qui n'appartient pas à la légende. Le jeune corps de Téodora se tordit et elle poussa un cri de bête égorgée qui résonna loin audessus des eaux du Tapajos. Tout cela était réel et l'horreur physique de ces moments me poursuit encore. 94
Mais après les choses s'embrouillèrent et une espèce de paludisme psychique m'envahit. J'eus une attaque de fièvre et je brûlais, grelottais et la sueur froide couvrit mon front.
Avec les restes de ma lucidité j'accompagnais mon délire : je vis les couteaux briller, le sang couler, les cœurs palpitants qu'on arrachait des poitrines ouvertes, sachant parfaitement que je rêvais. Le monstre, entrevu dans la grotte était assis, au-dessus de ma tête, sur l'un des deux pics comme sur un trône, brillamment éclairé. Il ressemblait effectivement à un homme-Michelin, fait uniquement de serpents et de tentacules. Une glaciale haine et avidité dardaient vers moi, de ses trois yeux de poisson qui formaient un triangle brûlant sur son front gélatineux. Je savais qu'il était sorti de moi, qu'il incarnait les monstrueuses forces du subconscient qui sont en train de se libérer dans ce siècle, qui déclenchent des guerres, ou inspirent la course vers les étoiles des astronautes. Mais, d'autre part, je me rendis compte qu'ils avaient vraiment, tout à fait réellement égorgé Téodora. Lorsque Tibério retourna son torse inerte et enfonça le " terçado ", le coutelas brillant dans son cou, il n'y avait là aucun effet de transparence optique. Le sang jaillit comme d'une fontaine. J'ai emporté un sale, mais contrôlable souvenir de la soirée : sur mes blue-jeans. Mais avant, j'ai dû tomber dans les pommes, comme une vieille fille qui voit égorger un poulet.
Je me suis réveillé dans l'unique pension de Santarem. Il n'y a que des cloisons en bois et des crochets pour y accrocher les hamacs. Je découvris que j'avais déliré pendant quarante-huit heures. La grande rue y ressemble à celle d'une sous-préfecture quelconque. Des magasins, des débits d'alcools. Les hommes sont généralement barbus et portent des revolvers à la ceinture, c'est toute la différence. Il y avait une foule devant l'église. Encore un peu étourdi j'entendis quelque chose comme : - Les travailleurs du Brésil ne le permettront jamais ! Un tonnerre d'applaudissements s'éleva et la tête de l'orateur émergea d'un nuage de poussière agrémentée de la fumée de pétards et de fusils déchargés dans l'air.
95
C'était Goulart, très en forme. Je me heurtais à Rodriguez. Il cafouillait. - ...Je ne vous l'ai pas dit. C'est un secret. Il ne veut pas qu'on en parle. Vous allez comprendre pourquoi je ne comprends rien. Ce n'était pas une simple crise. Tout le monde est cardiaque du côté de son père, on meurt jeune dans sa famille. Malgré cette histoire absurde, vous savez comment cela s'est passé. Il s'est réveillé vers minuit et demi, il a demandé un verre de " cachaça ", de rhum blanc et il l'a bu par-dessus le marché ! Après il s'est levé, il a arpenté la pièce et il m'a parlé de ses rêves. Des rêves absurdes, morbides ! Eh bien comme je vous disais, malgré cette absurde histoire, je m'attends au pire, d'un moment à l'autre. Il attend encore, le petit docteur Rodriguez.
Consuelo me guettait dans la foule. Je la pris par la main et l'amenais dans un bistrot vide. - C'est de nouveau de la supercherie, tout cela, lui disais-je j'avais rêvé. Un point c'est tout. - Tu viens de l'entendre parler à la foule. C'est un rêve, cela ? Ma tête était encore lourde comme après une beuverie. - Vous avez assassiné Téodora, lui dis-je. Elle tourna vers moi son visage de Schéherazade avec les yeux de jaguar somnolent. - Cela tu l'as rêvé, fit-elle. Téodora est rentrée à Belein, retrouver son mari. Je savais que c'était un mensonge mais un ressort avait claqué en moi. Je ne pouvais plus discuter avec elle et je n'étais sûr de rien. - Tiberio ?... - Tu ne le reverras plus jamais. Il est parti loin. Dans son royaume souterrain. Bouffer de l’ectoplasme ou simplement voler des vaches dans la région du Haut-Tapajos, me morfondai-je. Je pensais aux histoires des fakirs qui fascinent leurs spectateurs sur les places publiques en les obligeant de voir des spectacles aussi sanglants qu'irréels. Elle me prit les mains. - Je sais que tu auras bientôt fini avec tes cèdres. Amène-moi avec toi à Rio 1 Je tombais des nues. - Mais... mais... La police... bafouillais-je. 96
- Je me déguiserai... et tu verras comment les choses se passent à Rio dès qu'on est protégé... j'ai besoin de toi... on m'a salie... tu m'aideras à me venger... j'ai besoin de toi... tu m'aimes, n'est-ce pas ? On jouait une marche militaire sur la place. Je savais obscurément pourquoi elle s'accrochait à moi. Pour plusieurs raisons. Je lui plaisais, peut-être, entre autres. Mais j'avais des appuis, et en plus une certaine force, un puissant magnétisme animal, une espèce de pouvoir hypnotique essentiellement masculin, qui lui manquait et qu'elle voulait utiliser dans un jeu trouble et compliqué. Je ne devinais pas encore lequel. J'avalais une grande rasade de " cachaça ". Elle pressa ses seins contre ma poitrine et sa bouche contre la mienne. Je pensais que je l'aimais plus que tout autre femme avant elle. Je pensais que ce n'était que cela.
PAUL GREGOR JOURNAL D'UN SORCIER Paul Sebescen Éditeur 12, rue du Square Carpeaux, Paris © by Paul Sebescen, Paris, 1964.
TROISIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER Deux mois après cette entrevue, à l'heure de l'apéritif du soir, j'essayais en vain de ranger ma Studebaker devant le Copacabana-Palace à Rio. Je venais d'accomplir une des fréquentes métamorphoses au Brésil. Mon smoking blanc ne rappelait en rien les blue-jeans et les bottes de l'exploitant forestier.
97
La piscine en mosaïque bleue destinée à désoler les milliardaires revenus de la plage avoisinante était déjà déserte. Je m'acheminai vers un temple babylonéen tout en marbre et en or, surveillé par un amiral, en tenue d'été, qui me salua casquette en main. Je lui donnai cent cruzeiros, les clefs de ma voiture pour qu'il la fasse ranger, et lui demandai, en dissimulant ma nervosité, si quelqu'un m'avait téléphoné. Après avoir reçu la trente et unième réponse négative à cette question au courant de ces derniers jours, je m'assis dans un coin du sanctuaire. Des robes du soir de Dior et de Balenciaga, escortées par d'autres smokings blancs commençaient à défiler en direction du cocktail-bar et du restaurant, du célèbre Golden-Room. - Boa tarde Paulo! Celui qui venait de me frapper sur l'épaule était un charmant copain. Il s’appelait Pereira Pinto et il était quelque chose au Ministère de l'Intérieur. Je n'éprouvais pas un grand plaisir à le rencontrer en ce moment. En lui serrant la main, je me souvins, par hasard, de ce qu'il faisait exactement au Ministère et mon plaisir continua à diminuer. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps il me dit tout à coup : - C'est fou, la quantité de dingues qu'on trouve parmi les filles des riches planteurs de l'interieurr, de la province! - Oh, répondis-je distraitement, je suppose qu'on en trouve à peu près autant dans les autres classes sociales. - Non, non c'est une race spéciale. Extravagantes, ne sachant que faire de leur fric, étant obligées de s'ennuyer ferme pendant une partie de l'année. Des bijoux de Cartier et toutes les habitudes patriarcales du terroir, y compris les superstitions. S'il s'agit de superstitions. Quelle histoire! Je suis atterré, meu velho, mon vieux! - Pourquoi ? Votre ministre s'est suicidé à cause d'une belle fille de 1' " interior " ? - Si ce n'était que cela! Il vient de m'arriver une aventure bien plus remarquable, tout à l'heure, au bar. Une chiromancienne extraordinaire. Je serai transféré à Sâo Paulo, paraît-il, et je ferai un héritage d'ici quinze jours. C'est possible, mon beau-père va très mal. Non, mais ce qui m'a coupé le souffle c'est le luxe des détails de mon passé! Des choses que personne, absolument personne ne savait, elle les a découvertes en un clin d'oeil! - Qui, elle ? - Une ravissante créature, fantastiquement élégante, avec ce petit air sauvage de nos terroirs. Vous pouvez l'apercevoir d'ici. De dos, et quel dos! Là au coin du bar. Je vis un grand décolleté et puis le bout d'un profil. Là-dessus j'essuyai mon front. Je commençais à transpirer, nonobstant l'installation d'air climatisé qui marchait fort bien. Mon interlocuteur était adjoint du directeur général de l'administration des prisons et pénitentiaires. Et la fille au bar était Consuelo. - Euh... comment savez-vous qu'elles est fille de planteur ? 98
- Cela se voit tout de suite. Du reste je connais son père de vue. C'est Machado, le roi du cacao de Bahia. Elle vient de l'embrasser. Il va rentrer chez lui et elle reste. Dommage que je dois aller chercher ma femme. Allez-y Paulo, vieux bandit, tentez votre chance. - En effet, j'ai envie de le faire. Ciao Pereira! - Ciâo Paulo et... euh... mes hommages à votre épouse. - Mon épouse s'évertue, depuis six mois, à représenter dignement le gouvernement brésilien en Australie... Boa tarde! En effet, ma femme (en ce moment chef du service brésilien d'émigration à Bruxelles) voyage presqu'autant que moi. Les femmes du peuple brésilien sont souvent d'une étonnante distinction naturelle. J'étais quand même abasourdi. De l'autre côté de la table, peu éclairée, où je l'avais entraînée, Consuelo me dévisageait, à travers la fumée de sa cigarette avec la nonchalance d'une femme du monde occupée à s'ennuyer.
J'ai failli l'interroger au sujet de ses bijoux. Ce n'était pas moi qui l'en avait couverte. D'abord parce que ce n'est pas mon habitude. Deuxièmement parce qu'elle m'avait à sa manière, c'està-dire très mystérieusement plaqué trois semaines plus tôt, à l'aérodrome de Bahia. L'hôtesse de l'air m'avait tendu un billet laconique. " Continue ton voyage seul, je te ferai signe dans quinze jours à Rio, au Copacabana Palace ". Sa robe au grand décolleté et sa cape de vison n'avaient aucun rapport avec celle que je lui avais acheté dans l'équivalent d'un Prisunic de Santarem, avant de prendre l'avion. Je me souvenais du roi du cacao que Pereira avait pris pour son père. Cela ne me plaisait qu'à moitié. Mais une quantité d'autres détails qui me plaisaient encore moins surgirent dans mon esprit. Les Brésiliens sont choqués lorsqu'on aborde les questions qui vous intéressent trop directement. J'en avais toute une série à poser. J'avais été incapable de les formuler avant. Il a fallu que je les repense pendant des semaines, loin de l'endroit où leurs énigmes m'avaient troublé.
- Tu n'aurais pas, par hasard, commençais-je prudemment, des nouvelles de Tiberio ? - J'ai tous les jours de ses nouvelles répondit la voix métallique pareille à un gong qui vibre en sourdine. - Tiens, tiens, c'est curieux. Je ne savais pas que le courrier marchait si bien entre ici et le fond de la brousse. Sa santé est bonne ? 99
- Très bonne. Depuis très longtemps. Il y avait l'ombre d'un sourire autour de ses lèvres. - Hum, en effet, selon lui.., euh. Au fait, je n'avais jamais très bien compris. Pourquoi ne voulait-il plus me revoir ? Le regard à la fois glacial et brûlant de ses yeux clairs n'avait pas changé. Il me faisait le même effet qu'avant. Ou plutôt : les mêmes nombreux et divers effets. Les larges pommettes et le nez impérieux étaient également à leur place habituelle. Quant au reste, elle était méconnaissable. Pas seulement à cause de son accoutrement et du coiffeur de luxe dont elle arborait le chef-díoeuvre. Avant elle était sûre d'elle, mais avec une détermination farouche. Elle desserrait rarement les dents. A présent, elle semblait beaucoup plus détendue. On aurait dit qu'elle trouvait l'organisation du monde absolument satisfaisante. - Pourquoi s'est-il évaporé comme cela, subitement, sans laisser d'adresse, insistai-je. - Parce que tu ne crois pas en lui. Et parce que tu poses trop de questions qui n'ont pas de sens. J'eus un sursaut. Ç'avaient été les mots du mathématicien hambourgeois au moment où j'exprimais quelques doutes au sujet des expériences de télépathie qu'il contrôlait. - Ou peut-être parce que mes questions ont trop de sens ? Parce qu'il est incapable d'accomplir le " grand travail " miraculeux qu'il m'avait promis et ne m'a donné en échange que des mirages ? Sans déposer sa cigarette, elle étendit au-dessus de la table son bras vers moi. C'était le bras gauche. Bronze doré, velours, parfum du miel des fleurs sauvages. Dès qu'elle se trouvait à cinquante centimètres de moi, mon coeur dansait comme une marionnette. Devant moi, le restaurant ressemblait à un aquarium tout en verre, aux mille lumières. Audelà de sa paroi vitrée : le sombre bleu de l'Atlantique et le clignotement rouge et jaune de deux phares. Bruits tamisés. Soudain un hurlement de fou et puis son rire. Mes nerfs tendus frémirent. Ce n'était qu'un grand plateau qu'un boy avait laissé tomber à côté de nous et le tintement des petits éclats de verre. Consuelo, d'un mouvement saccadé avança encore son bras comme si elle voulait saisir les revers de ma veste. Ses lèvres tremblaient, ses yeux fulgurants riaient. C'était un mauvais rire. Un courant d'air froid effleura ma nuque. - Regarde, fit-elle, le " grand travail " vient de commencer. Mais regarde donc ! Que vois-tu ? La marque, le tatouage du pénitentiaire avait disparu de son avant-bras. Une sale cicatrice de brûlure l'avait remplacée. Comme si on avait gommé l'inscription infamante au fer à repasser. - Et regarde maintenant! Que vois-tu ?
100
Elle avait fait deux passes rapides avec la paume étendue de l'autre main vers la cicatrice. La peau était lisse et j'y aperçus deux majuscules bleuâtres, pâles mais lisibles. Un Q et un U. Furtivement, je portais ma main aux yeux pour les frotter. Mais elle avait déjà retiré et caché le bras sous la table.
Alors, telle une tempête d'images toute mon aventure magique dans la brousse passa devant mes yeux, éclairée comme jamais auparavant. Je me réveillais d'un profond sommeil. J'ai dû être passablement abruti, deux mois plus tôt, dans la carrière, pour ne pas avoir fait le rapprochement entre le nom du monstre subconscient, de Quimbandor et la religion des profondeurs, la contre-macumba si on veut. Je ne l'avais connu que d’ouï-dire plus tôt. - Tu es.. vous êtes là-bas, disciples de la Quimbanda ? Elle hocha lentement la tête. Cela expliquait un tas de choses. - Mais toi, fit-elle, tu n'es pas de l'Umbanda, non plus! . J'avais été initié dans l'Umbanda. C'est le catholicisme de la sorcellerie pour ainsi dire. La Quimbanda! Ç'avait été donc cela! Si l'Umbanda est comme la foi apostolique et romaine, la Quimbanda serait l'équivalent des manichéismes, des cathares, avec un accent de satanisme en plus. - Je suis né - me défendis-je - sous Jorima, sous la septième vibration de la Lune, dans la deuxième légion des Orixas, des prêtres et sur la cinquième ligne qui est celle d’Ogum, du tueur de dragons. Selon l'Umbanda on descend du Soleil ou de la Lune. Chacune se divise en sept vibrations, sept légions et sept lignes. L'appartenance exacte n'est révélée qu'au moment de l'initiation, par la vision de l'officiant. - Ils t'ont menti ! Elle pinça dédaigneusement les lèvres. Tu descends d’Ogun, qui est aussi des nôtres, cela, c'est vrai, car... Subitement elle se leva, ouvrit la bouche avec une grimace de fureur, comme si elle allait pousser un cri insensé, mais au lieu de cela elle se pencha sur moi, recomposa ses traits et me dit dans un murmure secret : - ...Car tu aimes le sang. Parce que tu es de la race des forts. Parce que maintenant tu es mûr, prêt à égorger des agneaux pour le " grand travail ".
101
Je n'appréciais pas du tout cette psychanalyse forestière. Encore moins le picotement de mes yeux et ce bruissement de coquillage dans mes oreilles. Que me voulaient-ils ? " Ils " C'était ainsi que je venais de formuler ma pensée. Obéissant à une impulsion subite, la question s'élança de mon subconscient, comme une chauve-souris du noir : - Et dis-moi, où est-il allé se terrer, le vieux gredin, ton illustre Tiberio ? Sans sourciller elle me répondit avec un petit geste : - Tiberio ? Mais il est ici. Devant toi. Bien sûr, je connaissais ces plaisanteries par coeur. Mais la suite était quand même désagréable. Je ne vis rien du tout. Seulement je n'avais qu'une unique pensée dans la tête, un seul sentiment dans mes nerfs. La certitude qu'il était là. Puis je me mis à lutter contre ce courant magnétique. Plus je m'acharnais pour chasser la sensation de cette présence, plus vivante elle devenait. J'étais payé pour le savoir : c'est cela le fonctionnement psychologique de l'envoûtement, de l'hypnose. Dehors sur la masse sombre de l'Atlantique les phares rouges et jaunes devenaient des yeux terrifiants, s'approchèrent, s'installèrent dans un coin du hall derrière le feuillage d'une plante. Avec un suprême effort je les chassais, je respirais librement enfin. Alors Consulat me sourit et mon coeur s'arrêta. Une feuille de la plante se mit à bouger. Il n'y avait aucune espèce de vent. La feuille s'arrêta net. Consuelo me sourit et fit subrepticement un geste vers la porte vitrée du restaurant. Une grande fille blonde, brillante dans une robe de lamé argenté en sortit et à pas lents avançait vers notre table.
Le bar était presque vide. La fille argentée s'immobilisa à deux pas de notre table. Elle avait une silhouette pleine et sa beauté aurait rappelé une Vénus grecque si une trop petite et grosse bouche, ouverte en ce moment et un menton pâteux n'avaient pas gâché ce classicisme. Elle resta debout, là, devant nous, les bras pendants, en regardant un point au-dessus de nos têtes, comme si c’était la chose. la plus naturelle du monde à faire. J'écarquillais les yeux vers Consuelo. - C'est une amie, me dit-elle sans broncher. Nous verrons cela tout à l'heure. J'ai deux ou trois choses à te dire d'abord. Maintenant elle n'entend rien. Tout se passait comme si le Palace, ses lumières et ceux de tout le vingtième siècle avaient disparus. Les grosses lèvres de la fille blonde et muette tremblaient et se tordaient. J'étais de nouveau jusqu'au cou dans les cavernes de Tiberio. Consuelo pencha tout son torse sur la table et prit ma main entre les siennes. Son débit était rapide, presqu'un murmure. Plus elle parlait, plus ma lanterne s'éclairait. C'était mon impression au moins. 102
- Tu n'as compris ni Tiberio, ni la loi des esprits. Tu veux voir et tu as vu. Mais tu veux aussi toucher. Mais ce que tu as vu, le " travail " des esprits est plus réel que ce monde, que cette table. Tu as voulu que Tiberio t'aide à créer un être en chair et en os de rien. Car alors tu serais convaincu de pouvoir tout. Alors tu serais tout-puissant et immortel. C'est cela le " grand travail ". Mais écoute-moi bien, Paulo, on le peut. Quoi que tu penses : on peut mettre dans ce monde, comme des enfants vivants, non pas un seul esprit, mais toute une légion. On peut dominer le monde entier, et c'est ce que Tiberio prépare sous la terre : faire en sorte que le monde entier devienne le Royaume des Esprits souterrains. C'est toi et moi ensemble qui avons été choisis pour le faire. Nous sommes tous les deux des enfants de la lune, cela est vrai, mais en réalité nous relevons de la Légion des Orixas-Gangus, des grands prêtres et de Quimbandor, du seigneur des profondeurs et du feu et de la vibration des Yeshu, des Tourne-Monde, et tu sais qu'il n'en naît que deux sur cette terre, tous les mille ans ! "
J'étais moins impressionné par ma promotion au rang d'un Orixa-Ganga de la vibration Yeshu que par le fait de voir bouger la blonde statufiée. Sans la moindre explication elle s'approcha, prit une chaise, s'assit et se coucha à moitié sur notre table, appuyant le visage sur ses bras croisés, exactement comme un ivrogne qui s'endort dans un bistrot. Je commençais à en avoir assez et des deux mains souleva sa tête. Pas de vapeurs alcooliques. Pas de drogue non plus à en juger par ses yeux ouverts immobiles. J'étais perplexe et inquiet. Au début de la léthargie hypnotique on rencontre toutes les réactions d'un être vivant encore qu'au ralenti. Cette tête entre mes mains n'était qu'un poids mort. Je sentais très intensément l'absence des rêves, de tout désir et sensation, la présence de la mort en somme. Laissant retomber la chevelure blonde sur la table je constatai que le chapitre amazonien de ma vie semblait loin d'être clos. Je n'en étais pas ravi.
- Qui étaient les hommes que j'avais vus, là-bas dans vos souterrains ? demandais-je. Ils ressemblaient à Tiberio. Ou est-ce que j'avais rêvé ? - Il y a un peuple de dieux sous la terre qui sont les parents de Tiberio. Mais nous hébergeons là-bas aussi pets mal de mortels. Des orixas et des babalaos de diverses communautés quimbandas, de Bahia, de la ville sacrée. Ils sont persécutés par la police. On les accuse, à tort, d'avoir sacrifié des nouveaux-nés à Exu, au Chien-de-Feu. Tu as pu les confondre avec les dieux souterrains.
103
Impossible de m'en sortir. Chaque fois que je croyais toucher au surnaturel, une explication relativement banale s'interposait entre le mystère et moi, telle que des sorciers réfugiés dans la nature, avec les flics à leurs trousses. - Et votre communauté, là-bas, c'étaient tous des zombis, des morts-vivants ? - Mais non, penses-tu ! On n'utilise des morts-vivants que pour certains " travaux ", pour les plus difficiles. Il faut alors les enterrer car la terre donne une force immense. Ceux qui sont restés sous la terre, morts, faisant partie de la terre sont notre matière qui résiste à tout, qui exécute toutes les injonctions de notre esprit. C'est pour cela que... Elle sortit une tabatière émaillée de son sac, alluma une nouvelle cigarette et en me regardant de biais acheva sa phrase : - C'est pour cela qu'il faut les ressusciter, quitte à les sacrifier aux esprits ensuite. - Je sais. Comme Téodora qui est rentrée chez son mari à Bélem ! Ecoute, ma querida, tout cela est bien beau, mais j'ai réfléchi et je ne veux plus entendre parler de... Elle reprit ma main, puis se leva, me saisit les deux épaules et plongea son regard dans le mien en me chuchotant de tout près. C'était comme si je descendais dans un volcan en plein fonctionnement.
- Tu accompliras la grande oeuvre avec moi ! Tu es puissant, mais tu as besoin de moi. Tu verras tout de suite pourquoi. Nous ferons un essai avec elle. Regarde là ! C'est ta première esclave, la tienne et des esprits. Nous l'assujettirons, et nous subjuguerons le monde entier. Tu sais comment ? En dominant les femmes des puissants. En leur faisant connaître une volupté plus grande que celle de leurs plus doux rêves. Tu auras un candomble, pas de vulgaires "caboclas", de paysannes aux âmes grossières, non tu auras un couvent à toi, peuplé de filles riches et nobles. C'est de leurs âmes délicates, de leur ravissement que tu créeras l'esprit qui saigne, l'esprit qui palpite sous tes doigts. Regarde, voici le récipient de ton " garoa ", de tes fluides. Observe et écoute bien ! Consuelo effleura le cou de l’abrutie. Celle-ci commença alors à se trémousser. Des ondes de convulsions parcoururent tout son corps. On aurait dit qu'elle subissait un traitement aux électrochocs. A première vue j'aurais du reste dit qu'elle en avait un besoin urgent. - Je ne veux plus avoir affaire à des zombis, proférais-je péniblement, dans un dernier sursaut de mon être éthique. - Mais quelle idée, querido ! Les zombis ne courent pas les mes. Je lui ai fait un travail à la " baraka ".
104
C'était possible. Il s'agissait d'une variante des procédés d'envoûtement par les statuettes que je ne connaissais pas directement. Des ongles et des cheveux du patient sont incorporés dans la poupée de cire qui baigne pendant trois jours dans une solution de lait de tatou et... dans l'urine de la personne qu'on veut influencer. En outre, il est nécessaire de persuader la personne en question de porter cette poupée pendant vingt-quatre heures comme une compresse attachée à ses parties intimes. De l'hypnose à distance, bien sûr, encore et toujours. La poupée agissait en réalité sur l'imagination surchauffée de l'opérateur. Mais chaque cérémonie abracadabrante mobilisait d'autres courants de cet océan inexploré qu'est le subconscient, produisant des effets nettement différents.
Un boy me demanda si nous souhaitions quelque chose. J'exprimais mon souhait qu'il aille au diable et le bar redevint désert, abstraction faite de quelques smokings isolés qui filaient vers le restaurant. Consuelo étendit sa main au-dessus de la tête de la belle endormie. Celle-ci se redressa comme une marionnette dont on tire le fil. - Qui es-tu ? lui demanda mon amie. - Maria-Ruth ! répondit l'autre dont les yeux restèrent ouverts et immobiles. Sa voix rappelait irrésistiblement le débit d'un phonographe. - Dis ton nom de famille. - Maria-Ruth de... ? - Maria-Ruth de Azvedo Lima. Je sifflotais tout doucement. Ma belle nécromante n'avait pas perdu de temps. C'était une famille qui contrôlait le trust de l'industrie... disons de la bière. - Et comment te sens-tu ? - Je suis malheureuse. - Pourquoi ? - Parce que ma mère veut me prendre Ricardo. La société de Rio est comme celle d'un petit patelin. Je savais que la mère Azevedo avait une réputation de veuve joyeuse. - Qui est Ricardo ? Que fait-il ? L'aimes-tu ? - C'est un violoniste, un très grand violoniste. Je l'aime de tout mon coeur. 105
- Pourquoi l'aimes-tu ? - Parce qu'il est beau et.. oh... je ne peux pas le dire. - Parce que tu couches avec lui ? Pas de réponse. L'excellente éducation reçue par Maria Ruth semblait agir même en état d'hypnose. - L'aimes-tu parce qu'il te rend heureuse au lit ? - Oh... oui... très heureuse. C'est si... si... doux d'être avec lui ! Consuelo fit deux passes verticales et rapides devant elle, effleurant du bout des doigts ses lèvres, son cou, sa poitrine et la région abdominale. - Tu es désormais la fille de l'ordre de Quimbanda, chuchota mon amante lentement, lentement, avec une terrible force. - Jusqu'à présent, tu ne savais pas ce qui est vraiment doux. Tu ne te doutais même pas de l'existence du vrai bonheur. Ce n'est que maintenant que tu le connaîtras. Elle me fit un signe imperceptible. Je compris où elle en voulait venir. Elle voulait jouer un des jeux d’Ogun, du maître de la tempête et des passions. Je pris sa main ainsi que celle de la fille.
Comme si nous allions exécuter tous les l es trois une danse folklorique quelconque. C'en était une. La danse des petites cellules grises, nerveuses et corticales. La danse d'une rare volupté. Je la sentais dévastatrice car réfrénée, projetée uniquement par des pulsations cérébrales, imaginatives. Derrière mes paupières à moitié fermées je sentis mes yeux brûler de la délirante tension de ma volonté, mon diaphragme obéissant se laissa secouer par le spasme artificiel qu'enseignent les sorciers, un éclair sembla déchirer mes poumons et ensuite j'étais : nous étions là où j'avais choisi d'être. En l'occurrence c'était la piscine, la source aux mille feux stalactiques sous la grotte de Tiberio, c'était notre premier flottement libre dans les eaux de l'amour souterrain.
Au bout d'une minute je compris ce que Consuelo voulait dire. A partir d'une certaine intensité, l'imagination agit plus fortement que n'importe quelle réalité.
106
Agrippée à ma main, Maria-Ruth soupirait. Pliée en deux, puis redressée, le visage extatique tourné vers le plafond, des convulsions la secouaient comme le vent secoue un drapeau. Des sanglots de béatitude s'échappèrent de ses lèvres. Et cela recommençait recommençait et n'en finissait plus. - Comprends-tu, lui dit Consuelo à un certain moment ce que cela veut dire : tu es habitée par un dieu ! Un dieu t'aime. Ton seigneur et maître est en toi : dans ton corps et dans ton âme. Vois-tu combien l'amour des mortels est dérisoire comparé au sien ! - Oui... oh oui ! cafouillait Maria-Ruth tandis que sa tête retomba sur la table. Elle semblait évanouie ou presque. - C'est cela notre force, dit mon amante. Les femmes l'ignorent, mais aucune d'elle n'est jamais entièrement entièrement heureuse. Elles ont une une double nature. nature. Il y a aussi une une partie, ne fut-ce que petite, qui reste inassouvie. inassouvie. Car, vois-tu vois-tu dans son âme, âme, chaque femme femme est aussi un peu, peu, un tout petit peu homme : pareille pareille au foetus qui a deux sexes. Et nous nous deux ensemble, ensemble, par la force de nos esprits, nous leur donnerons des rêves qui assouviront leurs deux passions, leurs deux natures assoiffées. Elle secoua rudement la tête écroulée et lui souffla sur les paupières.
Maria-Ruth se réveilla, alerte, jetant des regards autour d'elle, me souriant comme à une vieille connaissance. connaissance. - Comme c'était beau! s'écria-t-elle. Quelle merveilleuse excursion " Oh cette grotte et cette eau tiède et ces cristaux multicolores! Mes chers, chers amis! Je voudrais y retourner! Mais dites-moi Consuelo, fit-elle en tenant son front, c'est curieux, j'ai un trou de mémoire. Est-ce que j'ai bu ? Comment sommes-nous rentrés de cette grotte ? En voiture ? Mes cheveux sont secs 1 Où les ai-je séchés ? " J'eus toutes les peines du monde à lui imposer un autre sujet de conversation. Heureusement Heureusement sa mère vint nous rejoindre. C'était une grande et élégante brune qui devait absorber des doses massives de racines rajeunissantes car elle aurait pu être êt re la soeur de MariaRuth. Elle salua Consuelo comme une amie et nous invita à dîner dans l'aquarium de luxe. Les vagues de perles, de bras nus, de diadèmes et d'hermine autour de nous n'intimidèrent pas mon amie. S'il est exact, ce qu'on m'avait dit plus tard, t ard, qu'elle avait commencé sa carrière comme bonne à tout faire dans des maisons riches, elle a dû y exercer son grand don d'observation et d'imitation. D'autre part un grand laisser-aller est presque de rigueur dans la société de Rio. En tout cas, Consuelo jouait à merveille son rôle de riche héritière de 1'"interior", un peu magicienne sur les l es bords. Au dessert, un beau jeune homme vint nous rejoindre.
107
Lorsqu'il la salua, Maria-Ruth fronça les sourcils et des rides se formèrent sur son front. Elle semblait se casser la tête. Au bout de quelques secondes elle s'écria : - Ah... mais c'est vous Ricardo! Vous avez ce soir un air si bizarre, si différent... j'ai failli ne pas vous reconnaître! reconnaître!
C'était une soirée mémorable. Dehors les phares continuaient à clignoter sur l'Atlantique. Un ministre vint nous rejoindre et nous cassa les oreilles avec ses idées sur Brasilia qui n'était encore qu'un projet grandiose. Après nous allâmes prendre plusieurs verres dans une boîte à l'Urca au coin de la baie argentée. Tout le monde était comblé. Ricardo subissait de bonne grâce la cour effrénée que lui faisait la mère, tandis que sa fille, fill e, assise entre Consuelo et moi, nous racontait mille bêtises, pareille à une écolière heureuse heureuse et détendue. détendue.
Quinze jours plus tard, je pris l'avion pour Bahia en compagnie de Maria-Ruth et d'une de ses amies à laquelle je fus par elle entre temps t emps présenté. Pendant le voyage les deux jeunes filles étaient d'excellente humeur mais se plaignaient d'avoir souffert d'insomnies ces derniers temps et paraissaient avoir de la peine à tenir les yeux ouverts.
A Bahia, ville vétuste qui s’enorgueillit de 363 églises catholiques baroques, somptueuses et désertes, j'achetai pour une bouchée de pain une gentilhommière délabrée. Je la fis nettoyer et meubler d'une façon tout à fait sommaire, j'engageai une des vieilles " mae de santo ", aidesorcières qui fourmillent dans les ruelles sombres et sur le marché installé sous l'ancien échafaud en pierre de la justice des vice-rois portugais et lui confiai mes deux novices. Un nouveau "candomble", "candomble", un couvent de la sorcellerie, venait d'être fondé. Bahia en est pleine. Les novices allaient dormir pendant des semaines, comme j'avais dormi moi-même avant mon initiation. Leurs rêves allaient être beaux : un dieu les habitait. Il n'y avait là rien de scabreux dans le sens courant du mot. J'étais heureux avec Consuelo. Consuelo. Je n'avais pas touché les corps de mes deux adeptes. Même pas avec une pensée impure. C'était de leurs esprits extatiques que j'avais besoin. Des leurs et de ceux de la communauté qui viendrait bientôt les rejoindre. 108
Mon idée fixe était la matérialisation des esprits. La réalisation de miracles par ma volonté. En somme, je voulais avoir mon Lourdes à moi. J'étais sur le point de l'obtenir.
CHAPITRE II - Basilio! Margarida! Apportez une tasse et un verre de liqueur! On va offrir un "cafézinho", un petit café expresso et un verre de cognac à l'âme défunte dès qu'elle se restaure, cette pauvre âme de l'outre-tombe avant de poser pour les photos. La mère de Maria-Ruth était exubérante, euphorique, volubile et plus belle que jamais, avec ses cheveux aile de corbeau et sa peau d'ivoire. Depuis le départ de sa fille, Ricardo lui appartenait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y avait quantité d'autres plus ou moins belles filles autour de la piscine aux contours abstraits, évoquant une immense goutte d'huile en train de s'étendre et éclairé par de multicolores réflecteurs submergés. Une douzaine de jeunes lions avec quelques croulants entreprenants complétaient le tableau. Il faisait vingt degrés. Gazon anglais sur lequel se vautrait à l'ombre de bosquets et de palmiers, magnolias, une lune grande comme un pneu de camion, des gouttes étincelantes sur les corps demi-nus ; le Brésil n'a pas attendu Profumo et le docteur Ward pour inventer les "moonshine-parties" au bord des piscines. Dans l'eau on pataugeait et on hurlait des blagues. - Laisse-moi ! J'ai froid ! - Il fait chaud, idiote! - J'ai froid dans le dos ! J'ai peur du mort ! - De quel mort, gourde! - Mais voyons, il n'y en a pas deux heureusement! Je parle de celui que Consuelo et Paulo vont citer! Ploum. Pouf. Rrr - rrr. Pouf. - C'est une vaste blague ! Ils se paient notre tête ! - Aie ! Aie ! Au secours ! Notre-Dame... du Perpétuel Secours ! Aidez A-i-i-i-i! " - Vite ! Vite ! Tenez-la ! Qu’avez-vous Nininha ? 109
- J'ai... vu le mort ! - Vous déraillez ! Ils ne vont le citer que dans une demi-heure ! - Mais si... là-bas derrière les magnolias ! Un grand type! Une affreuse lumière verte autour de sa tête! - Mais non ! Un arbuste ! Les projecteurs de la piscine ! - Je vous jure... - Vous voyez bien qu'il n'y a rien. Vous avez eu un scotch de trop, ma pauvre Nininha ! - Vous êtes des dégoûtants ! Je l'ai vu... Plouf... Br-rr-rr ! Couac ! Couac ! - Basilio ! Il n'y a plus un atome de glace ! - Aïe - aïe - aïe ! - Encore le mort, Nininha ! - N... non... on m'a pincée... c'est malin... c'est spirituel ! J'aurai des bleus ! Aïe ! Aïe! - C'est le mort qui vous a pincé Nininha ! - Albertino ! Vous ! Vous êtes le roi des crétins ! - Paulo ! Vamos ! C'est Consuelo. Une fois de plus nous nageons enlacés. Au bord de la piscine, il n'y a qu'un mètre et demi d'eau. A moitié accroupi, je la prends sur mes genoux. Je suis d'excellente humeur. Mais pas d'humeur magique. Pas ce soir. Je l'embrasse longuement. Elle est crispée. Je ne l'ai jamais vue aussi crispée. Elle me serra les bras de toute sa considérable force musculaire. - Consuelo, lui dis-je, à quoi rime ce carnaval que tu as organisé ? On ne peut pas citer des morts comme cela. Pour leur faire franchir la distance... entre les deux mondes... il faut du recueillement, du silence ! Je la sens trembler comme une feuille dans le vent. - Si, chuchota-t-elle, on peut. Il n'y a pas de distance.
110
De sa peau, de ses nerfs, je reçois des étincelles, une frénétique douche écossaise de frissons et de fièvre. Autour de sa tête, je devine des effluves jaune-soufre comme je n'en ai jamais vu. Il se peut aussi que ce soit l'effet du scotch et les reflets de l'éclairage. Mais ses dents grincent et claquent, c'est certain. J'essaye de découvrir ce qui se passe. - Paulo ! Paulo ! Un gai luron me hurle à l'oreille : - C'est vrai que votre mort signera ses photos ? - Paulo ! Consuelo! Nous sommes entourés de joyeux hennissements. - J'espère Paulo, que vous allez introduire ici un mort de bonne famille ? - Lamento rapazès! Je regrette mes enfants ! Ce soir je n'ai que des esclaves pendus à vous offrir. Ils se tapent sur les cuisses mouillées, ils me tapent sur le ventre et finissent par nous laisser seuls. - Consuelo, cette histoire de plaque photographique, ce n'est pas faisable... - Si c'est faisable. Ricardo le violoniste est photographe. Il m'a préparé ce qu'il faut. Une plaque à l'ancienne, enveloppée dans du papier rouge isolant. Ricardo a installé une chambre obscure dans la villa. Dès que l'âme l'aura imprégnée de sa substance, il développera la photo. Et tout en souriant, elle continue à trembler et à claquer des dents. Ricardo le violoniste nous aborde. - Vous savez, je ne crois pas un instant à votre histoire I Enfin, c'est une blague comme une autre. Mais comment allez-vous vous en tirer ? Ricardo est très blanc et maigre. Elégance de tubard. Plus tubard que jamais depuis qu'il est livré à la mère Azevedo. Je pense à Maria-Ruth qui dort depuis une dizaine de jours devant là sale gueule du dieu Xango. J'espère que les deux " giboias ", les serpents-géants-bébés que j'avais achetés pour les initiations ne la serreront pas trop fort. En principe, ce sont des animaux totalement inoffensifs. Même utiles dans une vieille bicoque, car entre deux initiations ils exterminent les rats et les souris. - Ne vous tracassez pas Ricardo. Vous allez voir, Ricardo! Exit Ricardo. J'ai subitement une intuition. - Consuelo, dis-moi... depuis quand connais-tu Maria-Ruth et la mère Azevedo ? Elle a un rire bizarre. - Depuis longtemps. Elle ne m'a pas reconnue. J'étais bonne à tout faire chez eux. J'étais gosse encore. Je n'ai jamais mangé autant de mauvaise soupe. C'est tout ce qu'elle donne aux domestiques. Elle achète les os en gros chez le boucher. Et elle enferme le pain à clef. 111
Re-brou-ha-ha. C'est encore Nininha qui a vu le mort. Elle est hystérique, moche, pleine de taches de rousseur. Cette fois-ci elle a choisi de se sentir mal. Le mort l'aurait guettée derrière le grand palmier. On décide que c'était un intrus, un vagabond du " morro ", de la colline qui a voulu voir la fête. Nous tombons entre les bras de la maîtresse de céans. - Consuelozinho ! Meu anginho ! Mon petit ange, je vous cherche partout. Est-ce qu'on va commencer ? Ah, ah... Pourquoi vous occupez-vous de ces bêtises, vous, une fille si sérieuse ? A propos, je n'ai pas une ligne de Maria-Ruth. Vous avez de ses nouvelles ? - Elle se plaît beaucoup. La fazenda de mon père est énorme. Il y a de beaux chevaux. Elle va à la chasse avec la " gerente ", l'administrateur. - Drôle de passe-temps pour une débutante. Enfin, elle a toujours fait ce qu'elle a voulu et maintenant elle est majeure. Bem, bem, bien. Alors, il vient bientôt votre revenant ? Ha-haha-ha ! - Nous pouvons commencer. - Basilio! Margarida! Apportez de la glace ! Et éteignez les lampes sur la terrasse !
Assis sur l'herbe nous formons une grande chaîne et d'abord les événements ont un caractère plaisant. Des paumes de Consuelo je sens monter l'onde bien connue, dense comme un corps chaud, qui grimperait sur ma poitrine, sur ma nuque. Cela me caresse et me donne des petits chocs électriques, plutôt agréables qu'ésotériques. Je m'abandonne à la rêverie. Nouveau hurlement. La chaîne est rompue. Décidément Nininha nous casse les pieds. Elle vient de se réévanouir. Il y a heureusement un toubib chauve parmi nous qui s'occupe d'elle. Entre temps, Rlcardo s'empare, en pouffant de rire, de la plaque photographique enveloppée de papier rouge que Consuelo avait tenue la pressant contre son front. Nous buvons du scotch. L'herbe est humide et chaude. La bande est plus tranquille. On dirait que Nininha, enfin ranimée, les dégoûte avec ses crises hystériques. A présent, la main de Consuelo est de glace. Ricardo revient de la villa plus hilare que jamais. - Je l'avais bien prédit ! Pas le moindre mort sur cette plaque ! Du reste il y a erreur, on a dû confondre les plaques. Figurez-vous qui est sur celle-ci ? Ha-ha-ha ! Notre chère Madame Azevedo ! Oui, c'est elle, bien vivante, Dieu merci ! Madame Azevedo, qui vous a photographié avec ce vieux machin ? 112
Elle est distraite, Madame Azevedo. En train de rêvasser sur le gazon. Assoupie ? Je lui touche le décolleté. Comme si j'avais touché un crapaud. Nouveaux hurlements et bondissements, cette fois-ci paniqués. Ricardo, encore plus vert qu'habituellement, radote : - Deus no ceu ! Elle n'a jamais été cardiaque ! Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! Et un macumbeiro lui avait prédit qu'elle ne souffrirait jamais d'aucune maladie. Le toubib chauve a le sens de l'humour noir. - C'est exact, dit-il. Elle ne souffrira plus jamais d'aucune maladie. Les paumes de Consuelo semblent se réchauffer lentement. Sa respiration est saccadée, comme si elle venait de faire de la gymnastique, avec des haltères de vingt kilos. Je touche son front. Sueur. Froide. Mais son regard pétille. - Maria Ruthzinha va hériter, me chuchote-t-elle gaiement. Je dus me rendre à l'évidence. Elle ne perdait pas son temps. Par-dessus le marché, huit jours plus tard elle embarque l'hypersensible Nininha ressuscitée dans un avion Rio-Bahia. Ma gentilhommière délabrée commençait à prendre l'allure d'un " candomblê " aussi sérieux que les autres qui se cachaient dans les ruelles avoisinantes.
CHAPITRE III - Ah non, décidément, je ne regrette pas d'avoir fait le voyage Rio-Bahia ! J'ai vu votre cirque ! Quel cirque en effet ! Dans un pays à peu près normal rien ne vous sauverait des travaux forcés ! Javohl, Zweifellos ! Sans aucun doute ! Ou au moins on vous flanquerait dans une maison de fous et on vous mettrait la camisole de force ! La journaliste allemande qui me parle évoque un grand cheval de Mecklenburg. Derrière ses gros verres de lunettes des yeux sans couleur, aqueux, m'épient. - Oui, oui, lui dis-je, mais le Brésil, vous savez, c'est un pays tout à fait surréaliste.
113
Sans sourciller je la regarde droit dans les yeux. Tout en lui donnant mentalement des ordres précis, je tapote, en cachette, un tiroir demi-ouvert de mon bureau. J'essaye de préparer les mouvements que j'exécuterai tout à l'heure. D'abord le briquet dans ma poche pour allumer le petit cube de " defumador indio ", d'encens indien. Ensuite je saisis la baguette du petit gong camouflé. Cette bonne femme s'est infiltrée chez Consuelo, le diable sait comment, et maintenant elle a l'air trop consterné. Mes "nonnes" sont toutes majeures, bien sûr. Néanmoins, ce serait idiot de laisser éclater un scandale. - J'ai vu ces filles, poursuivit-elle. C'est révoltant ! Elles ne savent pas ce qu'elles font ! - Et que dites-vous des religieuses d'un couvent catholique ? Celles-ci sont libres de s'en aller dès qu'elles le désirent. Elles ont la vocation. Un point, c'est tout. - Mais elles vivent dans des rêves éveillés ! Et quels rêves ! E-ro-tiques ! Vous les avez droguées ou quoi ? Je les ai entendues soupirer : "meu querido", mon bien-aimé, sans qu'il y ait personne pour justifier ces élans amoureux ! Personne, si j'excepte ces hideux masques. Et cet énorme phallus inondé de sang ! Dites-moi... Une lueur d'intérêt s'allume derrière ses hublots. - Dites-moi, continue-t-elle, ce phallus est stylisé ou réaliste... euh... je veux dire... est-ce que les indigènes ont vraiment ces... curieuses. euh.., excroissances sur... euh... J'ai envie de pouffer mais je me domine. Le " defumador " se consume tout doucement. Je me lance dans une explication pour gagner du temps. - Vous comprenez, elles ont le sentiment d'être habitées par un dieu. C'est tout à fait comme l'extase des mystiques chrétiens. - Mais il n'y a rien. Rien que leur imagination surexcitée. C'est morbide de vivre comme cela. Je fais le petit effort nécessaire et en même temps, je commence à faire vibrer le gong, imperceptiblement, à la limite de ce que l'oreille peut percevoir. Tout se déroule comme prévu. Elle a chaud et gigote nerveusement. - Un paradis imaginaire, s'écrie-t-elle. Il y a un terme précis dans la psychiatrie pour désigner cela ! L'imagination ne nous fut pas donnée pour en abuser ainsi ! - Comment pouvez-vous savoir pourquoi l'imagination nous fut donnée ? Les gens restent de plus en plus souvent chez eux pour vivre le monde extérieur à travers les images de l'écran de leur téléviseur. Ici, dans ce " candomblê ", vous êtes en face d'un téléviseur intérieur qui transmet des sensations aux cinq sens et qui, au surplus, déclenche des émotions sexuelles. - Oh ! Affreux ! Devant des idoles ! - Vous avez entendu parler des archétypes de Jung? Des symboles anciens, religieux, nés avec l'humanité et qui remuent tout notre être. Il y a un rapport secret entre la sexualité et tous nos
114
élans. Il se pourrait que les symboles de la " macumba " soient des catalyseurs. Quíun jour on parvienne à s'en s'en servir pour mobiliser nos nos facultés supérieures. supérieures. - Ha-ha-ha ! Vous êtes peut-être le futur Jung d'une psychiatrie basée sur la "macumba"? - Peut-être.
La fumée d'encens monte. Je la souffle doucement vers elle. Que fait Consuelo dans la pièce voisine avec sa poupée ? L'Allemande devrait s'agiter davantage, à l'heure qu'il est. - Tout cela est maladif, décrète-t-elle. C'est cérébral ! De l'imagination morbide ! - Vous savez, ce sont surtout le cerveau et l'imagination qui nous distinguent des bêtes. Il faudrait que vous en parliez avec ma collaboratrice qui vous a... - Ah, quelle charmante fille ! Comment avez-vous pu l'embarquer l'embarquer dans cette morbide galère ! Elle est si simple, naïve, si j'ose dire. Elle est sculpteur ? Tout à l'heure, elle m'a prié de poser pour une miniature de cire. Pas très réussie, je dois l'avouer. l'avouer. Pourquoi m'a-t-elle demandé demandé de tenir la miniature entre mes mains pendant cinq minutes ? " - Cela, tu le verras tout de suite, lui dis-je en pensée. Cette fois-ci elle frétille et elle rougit, sans raison apparente. A côté, Consuelo doit être en train de caresser la poupée. C'est le moment. J'étends les doigts de ma gauche vers son front. Derrière les hublots la fixité subite de son regard évoque celui d'un chien de porcelaine. Boum ! Le gong. Elle sursaute puis se fige. A première vue personne ne devinerait qu'elle dort déjà. - Dites après moi : Obrokuri! Karangulu! - Obrokuri ! Karangulu ! - Dites : Le Seigneur Xango est la douceur suprême. Par la suite, elle a répété également : - Il est le maître de mon âme, de mon corps et de mes plus intimes inti mes pulsations. Je veux me dévouer à lui. Ce qu'elle fit. Ce fut sans aucun doute la l a moins séduisante de nos novices.
115
CHAPITRE IV La vieille maison de Bahia se peuplait de nouvelles pensionnaires. Consuelo disparaissait de temps à autre. Je n'étais pas toujours dans le secret de ses allées et venues. Je consacrais de plus en plus de temps au " candomblê ". Lorsque Consuelo y était nous nous aimions comme autrefois, cachés dans la vieille ville pendant les longues nuits tièdes, à l'air lourd du parfum des fleurs, quittant parfois notre chambre pour errer ensemble dans les ruelles tortueuses, ou sur la plage, surplombée par la forteresse des vice-rois portugais, comme de bienheureux fantômes. fantômes.
Pendant ses absences je recommençais mes expériences. Je travaillais les subconscients des novices comme un paysan laboure sa terre. Je fis tout pour qu'ils soient imprégnés de mes fluides magnétiques, sensibilisés, prêts à servir mon rêve. Ma pierre philosophale, le but auquel je me vouais, restant toujours la matérialisation de nos énergies occultes. J'obtins plusieurs résultats partiels au cours de de mes séances. séances. Je pus vérifier vérifier une fois de plus la formation d'ectoplasme autour et sur le corps de mes médiums. J'eus aussi des réussites dans le domaine de la télékinésie. C'est-à-dire, le déplacement d'objets distants simplement par la concentration des forces psychiques de ma communauté fascinée.
- Unduriima-a-a ! - Buru Kwirima-a-a-a! Les sept filles aux yeux écarquillés psalmodiaient. - Seigneur Xango, je t'offre mon ventre, mes seins, mon coeur. Tu es le feu dont je veux être dévoré. Tu es la passion qui fait couler mon sang, tu es l'amour, la tendresse t endresse et la force, tu es la joie de mon âme, dieu Xango-o-o-o ! Maintenant les silhouettes vêtues de légers péplums se prosternèrent restant immobiles devant l'autel et le phallus monumental et sanglant qui les dominait. J'avais, avec l'aide de Consuelo, mis au point un rituel adapté à mes intentions dérivées du Quimbanda. Il n'y avait pas d'homme ni d'inverti dans l'assemblée. l'assemblée. La vieille sorcière labourait les tamstams en arrachant des rythmes saccadés à la place du grondement uni, sans nuance, cher aux oreilles des fidèles de l'Umbanda. 116
Je n'avais évidemment pas poussé les choses au point d'endosser l'uniforme d'opérette et j'avais renoncé aussi au sabre de cavalerie, mais mais j'étais assis, comme comme tous les autres macumbeiros sous l'autel, sur un tabouret, au milieu de bouteilles de rhum, fumant le cigare consacré dont, de temps à autre je poussais le bout allumé entre mes lèvres. - Mangaritirunga. Irunga ! Une des filles se dressa sur ses genoux. Elle était frêle et gracieuse comme une poupée de porcelaine. En face face d'elle sous la lumière lumière rougeoyante rougeoyante des torches, au au milieu d'une dense dense masse d'encens se dressait la fière silhouette de Consuelo, vêtue d'une robe du soir blanche. J'interceptais son regard qui dardait vers la petite. Celle-ci, à moitié inconsciente, ébauchait ébauchait de ses lèvres tremblantes des baisers sans objet mais passionnés et se mit ramper comme un serpent vers les sandales de ma compagne. Ramassant dans une pointe embrasée toute mon énergie passionnelle, je lançais vers Régine le "feu clignotant de Xango", cette puissante alternance d'ondes envoûtantes et glacialement hostiles. Elle arrêta son mouvement et lentement retourna sa tête vers moi. Alors une autre fille se mit à hoqueter et une grosse voix d'homme sortit de sa gorge : - Moi, le dieu Oxala, je vous ordonne d'allumer le feu de l'amour dans votre corps, de le laisser flamber dans les recoins les plus cachés de votre être, de le laisser envahir votre peau, vos membres, vos entrailles et de danser en mon honneur ! Elles dansèrent. Chaque pas fut une torsion voluptueuse.
CHAPITRE V Au cours de cette activité, disons ésotérique, tantôt à Rio, tantôt à Bahia, j'étais en pleine forme la plupart du temps, mises à part quelques brèves dépressions dépressions nerveuses, qui se manifestaient périodiquement, périodiquement, simultanément avec mal à la nuque dont j'avais parlé plus tôt. A l'époque, j'attribuais ces symptômes uniquement à la fatigue psychique consécutive consécutive aux expériences d'hypnoses d'hypnoses collectives auxquelles je me livrais. Entre temps, j'avais obtenu deux guérisons. Je ne poursuivais pas des buts cliniques. C'étaient pour ainsi dire des des ballons d'essai, d'essai, des épreuves épreuves auxquelles j'astreignais j'astreignais les forces et et les fluides de ma communauté extatique. Comme on sait je voulais en faire le premier cyclotron de l'imagination matérialisée, plus conscient, (au moins en ce qui me concernait) que Lourdes, plus maniable et plus facile à contrôler. 117
Dans cet ordre d'idées je parvins à faire marcher une bonne femme complètement paralysée. On avait par la suite affirmé que sa maladie était d'origine nerveuse. Toujours est-il que pendant les deux ans qui précédaient le soir où on déposa son brancard par terre, au milieu du cercle de mes belles hallucinées, elle avait été incapable du moindre mouvement. Quant à l'autre infirmité soumise au même traitement, personne ne saurait nier sa nature organique. Il s'agissait d'un gendarme six fois opéré d'ulcères à l’estomac et que mon vieux Xango réussit à gommer, comme s'ils n'avaient jamais existé.¨
Ce fut ensuite que Consuelo me fit participer, plutôt en tant que témoin, à deux sales histoires qui me troublèrent, diminuant pendant quelque temps mon efficacité d'hypnotiseur. Même maintenant quand j'y repense, je n'arrive pas à déceler la logique de ces macabres anecdotes. On peut encore, à la rigueur, attribuer la seconde à la soif de vengeance qui obsédait Consuelo au point de la rendre irresponsable de ses actions, mais la première, même vue sous cet angle, ne rime à rien. C'était plus qu'un simple fait divers. La soirée en question prit les proportions d'un crime de jalousie assez mélodramatique pour que son retentissement impressionne un public habitué à ce genre de nouvelles scandaleuses. Pendant tout le dîner, (car toute cette scène se déroula autour d'une table couverte de vieille argenterie portugaise et de porcelaine de Sèvres), j’eus l'impression, évidemment tout à fait subjective, que Tiberio, avec sa gueule patibulaire se tenait dans un coin de la pièce, immobile, tel un affreux porte-manteaux vivant. Mais je le répète, ce n'était qu'une sensation personnelle encore que très intense.
Nous étions à Laranjeiras. C'est à Rio ce qu'avait été à Paris le Faubourg Saint-Germain. De grands jardins ombrageux mais pas de villas modernes. On n'y voit que des "palacetes", petits palais, baroques généralement. Je ne connaissais que vaguement le jeune ménage chez qui Consuelo m'avait entraîné. La cinquième personne à table était une championne d'équitation et moins douée pour un jeu de hasard, appelé pif-paf, très en vogue il y a quelques années. La cavalière, apparemment très liée avec ma maîtresse, était en train d'y perdre une deuxième fortune, récemment héritée après s'être déjà une fois minée aux cartes. Tant de malchance ne la rendit cependant pas heureuse en amour. Avant le dîner, Consuelo m'avait soufflé à l'oreille que la malheureuse championne (une fille élancée, osseuse, mais ayant beaucoup d'allure) était l'amante secrète et délaissée du maître de céans. Celui-ci se comporta étrangement. Pendant tout le repas, il n'ouvrit la bouche qu'une ou deux fois. Sa mine ténébreuse me fit penser tantôt à la statue du Commandeur, tantôt au fantôme du 118
père d'Hamlet. Ce ne fut que vers le dessert que je le découvris : notre amphitryon était Othello en personne. Il explosa au dessert, presque sans transition, comme quelqu'un qui avait longtemps couvé sa fureur, essayant de se contenir. Il couvrit sa jeune et charmante épouse des injures les plus ordurières, l'accusant de le tromper honteusement avec toutes sortes de voyous et alléguant d'en posséder des preuves matérielles, confirmées par l'oracle des esprits d'outre-tombe. Jetant un regard à ma compagne j'eus vite compris de quel véhicule les esprits s'étaient servis en l’occurrence. La jeune femme lui répondit en souriant et avec beaucoup d'esprit d'à propos que tout était rigoureusement exact, qu'elle l'avait épousé uniquement par intérêt et qu'il en a résulté un véritable enfer sur terre. Métis quant à l'avenir de leur triste vie conjugale elle le voyait réduit à une très brève durée. Connaissant la tiédeur des sentiments religieux de son époux elle ne lui conseillait pas de faire venir un prêtre sur le champ, bien qu'après tout c'eût été le moment de le faire. Elle venait, dit-elle, de glisser dans la tasse de potage de son mari une dose de poison amplement suffisante pour exterminer toute la belle-famille et qui ne tarderait pas à produire ses effets. Par surcroît il s'agissait d'une substance inconnue qui ne laisserait aucune trace décelable, aucun corpus delicti, en sorte qu'elle pouvait tout nier et n'avait pas besoin de se priver du plaisir de cette déclaration. Là aussi, je n'étais long à formuler des idées précises en ce qui concernait la provenance du mystérieux venin.
A la joie des lecteurs de la presse matinale, la victime, tout en continuant de hurler de plus belle, sortit son revolver, cet instrument dont les Brésiliens dignes de ce nom ne se séparent au grand jamais, même pas au lit. La jeune empoisonneuse courut, mais une balle l'atteignit à la cuisse, une autre au milieu du dos. Presque simultanément ce tireur d'élite se mit à vomir d'abord, et s’écroula ensuite de la manière la plus shakespearienne. Je plaisante parce que l'histoire eut une happy end parfaitement inattendue. La médecine brésilienne étant une des rares institutions qui fonctionnent paradoxalement et admirablement bien dans cette patrie du surréalisme, on les tira d'affaire tous deux. Mais le comble de l'imprévisible frit leur réconciliation subséquente. C'est encore un paradoxe mais il faut croire que dans certains cas, le poison et les balles de revolver agissent comme philtre d'amour car on me relate que la jeune meurtrière finit par s'éprendre franchement et très passionnément de son mari autrefois haï et que leur ménage est un des plus heureux et des plus unis de Rio. Je dois ajouter que l'amie sportive de Consuelo, le troisième personnage de l'intrigue, devint à son tour pensionnaire provisoire de mon " candomble ".
L'autre drame manigancé par mon inquiétante amante, moins de trente jours après celui que je viens de raconter, fut loin d'avoir un dénouement aussi idyllique. Pour le comprendre il faut connaître une coutume brésilienne dont on lit très fréquemment les repoussants récits dans les 119
journaux. Là-bas, les amantes trahies ont la fâcheuse habitude de se suicider en s'arrosant d'essence et en se transformant en torches vivantes, de préférence sur le seuil de l'infidèle, sans doute pour lui causer d'ineffaçables remords.
La très jeune fille qui nous accueillit pour trois jours dans son " sitio " (maison de campagne) inventa une variante inédite de ce lugubre feu d'artifice. Je suis absolument certain qu'elle avait agi sous l'influence hypnotique de Consuelo, d'autant plus qu'aucun autre mobile de son acte ne put être découvert. Dès le matin du jour fatal elle se plaignait, en plaisantant du reste, qu'elle souffrait depuis quelques jours d'une inexplicable affection de la peau et que le seul remède empirique quelle avait trouvé contre l’intolérable démangeaison consistait à s'arroser et à se frotter d'essence à tout moment. Ma fameuse intuition m'avait complètement trahi ce jour-là. Je ne devinai et ne prévis rien jusqu'au moment où la jeune malheureuse se jeta, avec des cris de démente et briquet en main dans la voiture de son père qui venait d'arriver pour nous rejoindre. Il avait fait le voyage en conduisant lui-même et c'était un homme à l'esprit ouvert et attiré par les innovations de toutes sortes. Ce fut sa perte et compléta le tableau lugubre : au moment de la crise de folie de sa fille il était entortillé dans une des premières et peu pratiques ceintures de sécurité, apparues sur le marché de l'automobile brésilien. Il resta fort peu de choses de la voiture, du prudent pilote et de sa pauvre fille. Celle-ci n'avait fait la connaissance de Consuelo qu'une semaine plus tôt. Quant au père, c'était une très ancienne relation de Consuelo qui n'aurait certainement pas manqué de la reconnaître s'il en avait eu le temps. Il était magistrat de son état, plus exactement " Procurador da Republica ", connu pour l'efficacité de ses réquisitoires, dont un des mieux étoffés avait autrefois servi à envoyer derrière les grilles mon inénarrable " Reine Noire ".
Le " Delegado " du commissariat du quartier vint la voir par la suite au Copacabana Palace (qui était resté notre point de chute à Rio de Janeiro), sans doute pour lui poser des questions indiscrètes. Il ne dut pas en tirer grand chose. Elle savait être évasive et j'ignorais moi-même tout sur une bonne partie de ses allées et venues. Je déduisais seulement de certaines circonstances qu'elle faisait de nombreuses et influentes relations. Ainsi, je sus que peu de temps après cette visite saugrenue, le pauvre delegado se vit transféré à Macapa. Cela se trouve à trois mille cinq cents kilomètres au Nord de Rio, juste sous l'Equateur. Le climat y est infect et il n'y a que deux mille habitants si on ne compte pas les perroquets et les scorpions.
120
CHAPITRE VI - Unduribira-a-a-a ! La nuit du " Grand Travail ". C'était au moins ce que j'avais espéré. Il y avait neuf filles. Consuelo brillait par son absence. Maria-Ruth pareillement. Elle serait partie pour Rio d'abord, pour l'Europe ensuite, m’avait-on communiqué. Quatre des premiers médiums m'avaient également quitté. D'autres novices affluaient, comblant les lacunes. A l'époque ces détails ne retenaient pas mon attention absorbée par l’œuvre ineffable. Je fis éteindre toutes les lumières à l'exception d'une veilleuse. Le tam-tam se tut et j'ordonnai qu'on éloigne aussi la musicienne surveillante générale qui était toujours la vieille sorcière des débuts. Je restai seul avec les neuf filles prosternées dans leurs légers péplums déployés qui fleurissaient autour d'elles dans la pénombre. C'était beau. Je me sentais joyeux et léger comme dans ces rêves qui nous transforment en oiseaux oniriques nous faisant voltiger parmi les nuages. Je n'avais jamais été aussi détendu au cours de mes acrobaties d'occultisme. Je magnétisais presque sans aucun effort intérieur, comme si j'étais arrivé à l’automatisme et à la désinvolture de la suprême maîtrise. Je sentais au sens littéral du mot, mes effluves s'élancer au travers des espaces sombres, caressant ou foudroyant selon mon bon plaisir. J'avais au préalable réussi plusieurs expériences difficiles, dont une lévitation presque complète avec la petite Maria-Regina. Son corps fragile suspendu entre les dossiers de deux chaises avait perdu trois-quarts de son poids. J'étais convaincu qu'à la prochaine occasion elle allait être lancée vers le plafond comme Saint-Jean-de-la-Croix. Alors je fis agenouiller deux médiums des deux côtés de mon siège et après avoir éteint la dernière veilleuse, je reposai mes mains étendues sur leurs têtes et me concentrai d'une manière que j'avais ignorée jusqu'à ce moment.
En regardant les bien connus halos lumineux s'élever des bouches de mes adeptes hypnotisées, je priais à ma façon, invoquant des profondeurs de mon être les forces de la nature, les rayons et les ondes au-dessus de moi, de même que cette lave de puissance virile condensée que je sentais couler en moi, à travers mes veines, afin que l’œuvre s'accomplisse.
121
Les corps étendus des médiums formaient une chaîne trépidante, débordante d'électricité animale. Je me sentais baigner dans l'aura de leur jeune sensibilité qui se propageait autour de moi, visible, luisante comme un arc-en-ciel phosphorescent. Soudain, un léger tintement se révéla à mon ouïe et voilà... oh miracle... au-dessus de ma tête, au milieu d'un éclat cristallin évoquant une coupe précieuse, je vis apparaître une silhouette et un visage d'enfant net et beau. Les quelques fractions de secondes pendant lesquelles il me fut donné de le contempler suffirent pour me rendre compte que l'apparition n'avait aucun des traits odieux aperçus dans les grottes Amazoniennes et qu'il s'agissait, cette fois-ci, bel et bien du rêve matérialisé de tous les mages, de 1' " homunculus " des alchimistes moyenâgeux, de la plus glorieuse et plus puissante matérialisation des esprits créateurs.
. Cela ne dura certainement pas plus de trois secondes. Alors, j'entendis la fille agenouillée à ma gauche hoqueter convulsivement. Les sons gutturaux et en quelque sorte odieux des hoquets se muèrent en tout un orchestre de rires masculins et ignobles au milieu desquels je distinguais le nom " Quim-ban-dor " scandé et répété par des voix tantôt nasillardes tantôt basses. Je fus parcouru par un frisson glacial, mortel, et tout à coup, comme à la lumière d'un éclair ma conscience fut envahie par un sentiment de confusion et de culpabilité, comme si j'avais été sali par un acte criminel et irréparable, auquel j'aurais participé, je ne savais pas comment. La vision de tout à l'heure avait déjà disparu et je n'entendis plus qu'un cliquetis de verres cassés auquel se mêlait un rugissement effrayant, des hurlements de jaguar blessé. J'étais tout à fait incapable de deviner que c'était moi-même qui venait de les pousser. Une fois de plus on me ramassa avec une jolie crise de paludisme, sans qu'on pût trouver dans mon sang le moindre virus qui l'eut justifiée et une fois de plus j'étais passé à deux doigts de l'ineffable sans aucun moyen de savoir s'il s'était agi d'une hallucination ou de beaucoup plus que cela. En revanche, je fus gratifié huit jours plus tard, comme je traînais péniblement et sans but à travers les ruelles tortueuses de Bahia, d'une certitude garantie et indubitable. Maria-Ruth, censée voyager en Europe et que j'aperçus subitement à une distance de quelques pas, n'avait absolument pas l'air des revenants traditionnels. Du reste, ce n'est pas tout à fait exact non plus. Elle semblait être atteinte de cette surdité qui me rappelait mes plus désagréables souvenirs d'Amazonie, de même que sa démarche de somnambule, d'automate, semblable à celles des zombis. Je n'eus aucun mal à la suivre discrètement.
CHAPITRE VII 122
C'était une bien belle maison du premier Empire brésilien. Le patio était désert et une fenêtre du rez-de-chaussée éclairée. En épiant l'intérieur je compris en fort peu de temps une quantité étonnante de choses. Cette assemblée-là comportait outre Consuelo, manifestement très à son aise dans cette ambiance, Maria-Ruth et deux autres de mes médiums dont on m'avait dit qu'elles étaient rentrées dans leurs familles respectives. Il y avait aussi le roi du cacao. Son aspect physique s'éloignait des règles universelles de l'esthétique autant que celui de Tiberio mais dans un autre sens. Le roi en question était aussi gluant et répugnant que les exercices auxquels il était en train de se livrer dans ce charmant entourage.
Mais son comportement changea radicalement dès que, fou de rage, j'eus cassé la fenêtre, sauté dans la pièce et mis mon poing en contact avec sa physionomie. Il s'écroula comme un de ses sacs de cacao et ne joua qu'un rôle muet dans la scène qui s'ensuivit. - Tu es une charogne, dis-je à Consuelo avec une belle et sincère spontanéité. Elle me rit au visage. - Tu as racolé ces infortunées, hurlais-je, sous le prétexte de mes expériences occultes. Pour moi c'étaient des médiums, sans plus. Elles m'aidaient à réaliser une idée à laquelle je croyais. Cela ne détruisait pas leur personnalité. Cela ne faisait qu'aiguiser leur réceptivité naturelle. Rien ne les aurait empêché de retrouver leur existence antérieure dès qu'elles en eussent éprouvé le désir. Mais toi, ordure, tu as profité de leur état momentanément affaibli pour les faire vider de leur substance vitale, sans doute par un autre des sorciers de cette belle ville et que j'ai hâte de rencontrer. Tu leur avais fait infliger le même traitement que j'avais une seule fois et, poussé par une curiosité malheureuse appliqué à Téodora, dans la carrière de Santarem. Elles n'ont plus d'âme ni de volonté. Plus tard, quand il en sera lassé, tu les revendras aux bordels. Mon beau discours l'amusait de plus en plus. - Et c'est ce que tu voudrais faire avec toutes les autres, si je te laissais ! m'écriai-je en avançant et en levant le bras. Ce fut à peu près tout ce que je pus faire. Ses yeux clairs de fauve astral s'élargirent immensément, devinrent deux fleuves puissants qui déferlèrent sur moi. Je ne pus pets avancer. Elle avait érigé entre nous deux ce que l'argot secret de la macumba appelle le " mur de cristal aciéré ". Je tendis toutes mes forces pour le briser, puis j'abandonnai mes efforts.
123
D'un moment à l'autre, je me rendis à l'évidence. J'étais, moi aussi, vidé d'une bonne partie de ma substance, de mon pouvoir de fascination. En sortant de là je devais ressembler de près à un chien atteint d'anémie pernicieuse. Je n'avais plus rien à faire au Brésil. Nous étions en décembre 1959.
En traînant comme un lourd et bizarre animal à travers les nuits parisiennes, je compris peu à peu la portée et la signification secrète de ce qui m'était arrivé. Eux, les Quimbandos, faisaient le mal et s'en nourrissaient. Moi, je leur appartenais aussi peu qu'à leurs ennemis, qu'aux légions angéliques de l'Umbanda. J'étais sous l'influence d'un astre situé entre les deux. Si je m'étais servi des forces souterraines ou sataniques ou tout simplement animales (à chacun de choisir l'adjectif qu'il préfère !) c'était toujours avec le but d'une évolution, visant à un style de vie, à un état de conscience supérieur. Je ne pouvais donc pas participer aux actions des Quimbanda sans éprouver un puissant " choc en retour ". Et cependant, même dans cet état, je ne démordais pas de mon idée fondamentale. Il doit y avoir une possibilité, (et il n'y en a pas d'autre) d'arriver, comme sur le fil d'une épée, comme sur une corde raide, justement en profitant de notre nature souterraine, satanique, à une richesse magique de l'être pur.
A Paris, je végétais pendant longtemps. J'avais besoin de m'alcooliser souvent et insensément. Ma constitution chevaline résistait héroïquement à ce genre d'existence et je pouvais même éveiller autour de moi l'impression qu'abstraction faite de quelques excentricités je menais une vie à peu près semblable à celle des autres. Cependant les rares connaissances antérieures que je rencontrais ici, voyaient bien que je n'étais plus qu'une ombre grimaçante de moi-même. J'avais des migraines, des douleurs atroces dans la nuque et de fréquents cauchemars, au cours desquels je voyais Tiberio et ses collègues en train de me déguster. En tout cas et, vu sous tous les angles, mon avenir semblait noir. Puis, tout à coup, il y eut un changement. Les Quimbanda peuvent exécuter impunément tous les crimes. Leur nature est ainsi faite. Mais tôt ou tard ils commettent de stupides erreurs. Une loi secrète, la plus secrète de toutes, leur en tient rigueur, non pas pour satisfaire je ne sais quelle justice universelle, mais parce qu'en commettant des fautes, les " Quimbandas " compromettent leur raison d'être : leur capacité de nuire. Alors ils deviennent vulnérables. C'est ce qui arriva à Hitler qui était de leur race.
124
C'est la fin de ce chapitre de ma vie. Un beau jour, tout à fait au début de cette année, je constatai que je n'éprouvais plus le besoin de boire. Migraines et cauchemars avaient disparus. Je n'avais jamais cessé de croire au contact psychique. Je savais que Consuelo était affaiblie. Comme par miracle je tombai à Bruxelles sur un ami, un pilote brésilien détaché aux Forces de l’O.N.U. au Congo. Il allait rentrer et m'emmena dans son bombardier. Je restai peu de temps au Brésil. C'est depuis mon retour que mes amis me trouvent changé. Je n'aime vraiment pas me souvenir de ce qui est arrivé là-bas. J'ai retrouvé une loque à la place de Consuelo. Mais une loque assez odieuse. Elle s'était faite entre-temps épouser par son roi du cacao qui venait de décéder dans des circonstances peu catholiques. En somme : une petite Brinvilliers tropicale. Mais moi j'étais complètement réveillé. Je la fis bénéficier du même traitement qui, autrefois, avait si bien réussi à Amalia, à la parente de ma femme qui voulait l'envoûter. Elle cracha tout. Les endroits où se trouvaient les filles et la manière de les récupérer. Ce qui en restait. Pour une fois le téléphone interurbain brésilien marchait. Les familles accoururent. Elles avaient toutes les adresses, y compris celle de mon grand amour. On connaît le reste. Il n'y a pas de peine de mort là-bas. Mais la loi du juge Lynch fonctionne souvent. Depuis le mois de mars je suis redevenu parisien. Pour longtemps. FIN BRUXELLES, juillet-août 1963.
125