LA PAROLE
MUETTE
D U MP.MT. A U T E U R
Marcel Broodthaers (ouvrage collectif), Images en manœuvre, 2 0 0 4 .
Malaise dans l'esthétique, Gallimard, 2004. Aux bords du politique, Gallimard, 2004. Le Maître ignorant : cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, 1 0 - 1 8 , 2 0 0 4 .
Le Destin des images, la Fabrique, 2003. Les Scènes du peuple (Les Révoltes Logiques
1975-1985),
Horlieu éditions, 2 0 0 3 .
La Fable cinématographique, Seuil, 2001. L'Inconscient esthétique, Galilée, 2001. Le Partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique, 2 0 0 0 .
La Chair des mots, politiques de l'écriture, Galilée, 1998. Arrêt sur histoire (avec Jean-Louis Comolli), Éditions du Centre Georges Pompidou, 1 9 9 6 .
Politicas da escrita, Rio de Janeiro, Editora 34, 1995. La Mésentente, politique et philosophie, Galilée, 1995. La Politique des poètes : pourquoi des poètes en temps de détresse (sous la direction de Jacques Rancière), Albin Michel, 1 9 9 2 . Dans la m ê m e collection :
La Nuit des prolétaires. Mallarmé, la politique de la sirène.
JACQUES RANCIÈRE
LA PAROLE MUETTE Essai sur les contradictions de la littérature
Pluriel
ollection fondée par Georges Liébert et dirigée par Joël Roman
Couverture : Rampazzo & Associés Illustration : © Bridgcman/Giraudon ISBN 978-2-8185-0215-0 Dépôt légal : juillet 2011 Librairie Arthèmc Fayard/Pluriel, 2010. © Librairie Arthèmc Fayard, 2010. © Hachette Littératures, 1998.
Introduction
D'une littérature à l'autre
Il y a des questions que l'on n'ose plus poser. Un éminent théoricien de la littérature nous l'indiquait récemment : il faut ne pas craindre le ridicule pour intituler aujourd'hui un livre : « Qu'estce que la littérature ? » Et Sartre qui le faisait, en un temps qui nous paraît déjà si loin du nôtre, avait eu au moins la sagesse de ne pas répondre. Car, nous dit Gérard Genette, « à sotte question, point de réponse ; du coup, la vraie sagesse serait peut-être de ne pas la poser1 ». Comment entendre exactement cette sagesse au conditionnel ? La question est-elle sorte parce que tout le monde sait, en gros, ce qu'est la littérature ? Ou bien, à l'inverse, parce que la notion est trop vague pour faire jamais l'objet d'un savoir déterminé ? Le conditionnel nous convie-t-il à nous délivrer aujourd'hui des fausses questions d'hier ? Ironise-t-il au contraire sur la naïveté qui nous en croirait une bonne fois délivrés ? Sans doute notre alternative n'en est-elle pas une. La sagesse d'aujourd'hui allie volontiers à la pratique démystificatrice du savant le tour d'esprit pascalien qui dénonce en même temps la duperie et la prétention de n'être point dupe. Elle invalide théoriquement les notions vagues mais elle les restaure pour l'usage pratique. Elle tourne en dérision les questions mais elle leur propose quand même des réponses. Elle nous montre, en définitive, que les choses ne peuvent être plus que ce qu'elles sont, mais aussi que nous ne pouvons moins faire que d'y ajouter toujours nos chimères.
7
LA PAROLE MUETTE
Cette sagesse laisse pourtant bien des questions en suspens. La première est de savoir pourquoi certaines notions peuvent être à la fois si vagues et si bien connues, si faciles à concrétiser et si propres à engendrer les nuées. Et il faut ici opérer des distinctions. Il y a deux types de notions dont nous croyons assez bien savoir pourquoi elles demeurent indéterminées. Ce sont, d'une part, les notions d'usage courant qui tirent leur signification précise des contextes de leur usage et perdent toute validité si on les en sépare. Ce sont, d'autre part, les notions de réalités transcendantes, situées hors du champ de notre expérience, rebelles donc à toute vérification comme à toute invalidation. Or la « littérature » n'appartient apparemment à aucune de ces deux catégories. II vaut donc la peine de se demander quelles propriétés singulières affectent sa notion, jusqu'à faire paraître désespérée ou ridicule la recherche de son essence. Il faut surtout se demander si ce constat de vanité n'est pas lui-même la conséquence du présupposé qui prétend séparer les propriétés positives d'une chose des « idées » que les hommes se font à son sujet. Il est certes commode de dire que le concept de littérature ne définit aucune classe de propriétés constantes et de le renvoyer à l'arbitraire des appréciations individuelles ou institutionnelles, en affirmant avec John Searle que « c'est aux lecteurs de décider si une œuvre est ou non de la littérature2 ». Il semble pourtant plus intéressant de s'interroger sur les conditions mêmes qui rendent énonçables ce principe d'indifférence et ce recours à la conditionnais. Gérard Genette répond fort justement à John Searle que Britannicus, par exemple, n'appartient pas à la littérature en raison du plaisir que j'y éprouve ou de celui que j'attribue à tous ses lecteurs ou spectateurs. Et il propose de distinguer deux critères de littérarité : un critère conditionnel, qui tient à la perception d'une qualité particulière d'un écrit ; et un critère conventionnel, qui tient au genre de l'écrit lui-même. Un texte appartient « constitutivement » à la littérature s'il ne peut appartenir à aucune autre classe d'êtres : une ode ou une tragédie sera dans ce cas, quelle qu'en soit la valeur. Il lui appartient « conditionnellement », en revanche, si seule la perception d'une qualité particulière d'expression le fait distinguer de la classe fonctionnelle à laquelle il appartient : par exemple mémoires ou récit de voyage.
D'UNE LITTÉRATURE A L'AUTRE
Mais l'application des critères ne va pas de soi. Britannicus, dit-il, appartient à la littérature non en raison d'un jugement porté sur sa valeur, mais simplement « parce que c'est une pièce de théâtre3 ». Or, cette déduction est faussement évidente. Car aucun critère, ni universel ni historique, ne fonde l'inclusion du genre « théâtre » dans le genre « littérature ». Le théâtre est un genre du spectacle, non de la littérature. Et la proposition de Genette serait inintelligible pour les contemporains de Racine. Pour eux, la seule inférence correcte est que Britannicus est une tragédie, obéissant aux normes du genre, et appartient donc au genre dont le poème dramatique est lui-même une subdivision, la poésie. Mais elle n'appartient pas à la « littérature », qui est, pour eux, le nom d'un savoir et non d'un art. Si elle y appartient, en revanche, pour nous, ce n'est pas par sa nature théâtrale, c'est d'une part parce que les tragédies de Racine ont pris place, entre les Oraisonsfunèbres de Bossuet — qui appartenaient au genre oratoire - et les Essais de Montaigne, qui n'ont pas de nature générique bien identifiable, dans un panthéon des grands écrivains, une grande encyclopédie de morceaux choisis que le livre et l'enseignement, et non la scène, ont constitués ; d'autre part parce qu'elles sont des exemplaires d'un genre de théâtre bien spécifique : un théâtre comme on n'en écrit plus, un genre mort, dont les oeuvres sont, pour cela même, le matériau de prédilection d'un genre nouveau de l'art qui s'appelle « mise en scène » et identifie communément son travail à une « relecture » de l'œuvre. Elle y appartient, en bref, non comme pièce de théâtre mais comme tragédie « classique », selon un statut rétrospectif que l'âge romantique a inventé pour elle en inventant une « idée » nouvelle de la « littérature ». Il est donc bien vrai que ce n'est pas notre arbitraire individuel qui décide de la nature « littéraire » de Britannicus. Mais ce n'est pas non plus sa nature générique, telle qu'elle a guidé le travail de Racine et le jugement de ses contemporains. En somme, les raisons de l'appartenance de Britannicus à la littérature ne sont pas les mêmes que celles de son appartenance à la poésie. Mais cette différence ne nous renvoie pas à l'arbitraire ou à l'inconnaissable. Les deux systèmes de raisons peuvent être construits. Il faut seulement pour cela renoncer à la position commode qui sépare à bon compte les propriétés positives des idées
8
11
LA PAROLE MUETTE
D'UNE LITTÉRATURE A L'AUTRE
spéculatives. Notre époque se vante volontiers de la sagesse relativiste qu'elle aurait durement conquise sur les séductions de la métaphysique. Elle aurait ainsi appris à ramener les termes surchargés de l'« art » ou de la « littérature » aux caractères empiriquement définissables des pratiques artistiques ou des conduites esthétiques. Ce relativisme est peut-être un peu court et il convient de l'inviter à aller jusqu'au point où sa position est ellemême relativisée, c'est-à-dire réinscrite dans le réseau des énoncés possibles qui appartiennent à un système de raisons. La « relativité » des pratiques artistiques est en fait l'historicité des arts. Et cette historicité n'est jamais simplement celle de manières de faire. Elle est celle du lien entre des manières de faire et des manières de dire. Il est commode d'opposer les pratiques prosaïques des arts aux absolutisations du discours de l'Art. Mais cet empirisme de bon aloi ne peut s'en tenir aux « simples pratiques » des arts que depuis que le discours absolutisé de l'Art les a toutes mises au même rang en abolissant les vieilles hiérarchies des Beaux-Arts. Les simples pratiques des arts ne se laissent pas séparer des discours qui définissent les conditions de leur perception comme pratiques d'art. Plutôt donc que d'abandonner la chose littéraire au relativisme qui constate l'absence d'un certain type de propriétés et conclut au règne de l'humeur ou de la convention, il faut se demander de quelle configuration conceptuelle de cette chose la possibilité d'une telle inférence dépend elle-même. Il faut s'efforcer de reconstruire la logique qui fait de la « littérature » une notion à la fois si évidente et si mal déterminée. On n'entendra donc ici par la « littérature » ni l'idée vague du répertoire des oeuvres de l'écriture ni l'idée d'une essence particulière valant à ces œuvres la qualité « littéraire ». On entendra désormais sous ce terme le mode historique de visibilité des œuvres de l'art d'écrire qui produit cet écart et produit en conséquence les discours qui théorisent cet écart : ceux qui sacralisent l'essence incomparable de la création littéraire, mais aussi ceux qui la désacralisent pour la renvoyer soit à l'arbitraire des jugements soit à des critères positifs de classification4.
Partons, pour cerner la question, de deux discours sur la littérature, tenus à deux siècles de distance, par deux hommes de lettres, ayant également joint à la pratique de l'art d'écrire l'investigation philosophique sur ses principes. Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire incriminait déjà l'indétermination du mot de « littérature ». C'est, dit-il, « un de ces termes vagues si fréquents dans toutes les langues » qui, comme celui d'esprit ou de philosophie, sont susceptibles de prendre les acceptions les plus diverses. Cette réserve initiale ne l'empêche pas pourtant de proposer pour son compte une définition qu'il déclare valable pour toute l'Europe, autant dire pour tout le continent de la pensée. La littérature, explique-t-il, correspond chez les Modernes à ce que les Anciens appelaient « grammaire » : elle « désigne dans toute l'Europe une connaissance des ouvrages de goût, une teinture d'histoire, de poésie, d'éloquence, de critique »'. Voici maintenant quelques lignes empruntées à un auteur contemporain, Maurice Blanchot, qui se garde bien, pour son compte, de « définir » la littérature. Car elle est justement pour lui le mouvement infini de se tourner vers sa propre question. Considérons donc les lignes suivantes comme une des formulations de ce mouvement vers elle-même qui constitue la littérature : « Une œuvre littéraire est, pour celui qui sait y pénétrer, un riche séjour de silence, une défense ferme et une haute muraille contre cette immensité parlante qui s'adresse à nous en nous détournant de nous. Si, dans ce Tibet originaire où ne se découvriraient plus sur personne les signes sacrés, toute littérature venait à cesser de parler, ce qui ferait défaut, c'est le silence, et c'est le défaut de silence qui révélerait peut-être la disparition de la parole littéraire6. » La définition de Voltaire et les phrases de Blanchot nous parlent-elles, si peu que ce soit, d'une même chose ? Le premier fait état d'un savoir, mi-érudit mi-amateur, qui permet de parler en connaisseur des œuvres des Belles-Lettres. Le second invoque, sous le signe de la pierre, du désert et du sacré, une expérience radicale du langage, vouée à la production d'un silence. Entre ces deux textes qui semblent appartenir à deux univers sans communication, une seule chose paraît commune : leur distance par rapport à cette chose que tout le monde connaît bien : la littérature comme recueil des productions de l'art de parler et d'écrire,
10
LA PAROLE MUETTE
D'UNE LITTÉRATURE A L'AUTRE
incluant, selon les subdivisions des âges historiques et des partages linguistiques, L'Iliade ou Le Marchand de Venise, le Mahaharata, les Nibelungen ou A la recherche du temps perdu. Voltaire nous parle d'un savoir qui juge normativement des beautés et des défauts des œuvres faites, Blanchot d'une expérience de la possibilité et de l'impossibilité d'écrire dont les oeuvres ne sont que les témoins. On dira que ces deux écarts ne sont pas de même nature et doivent être expliqués séparément. Entre la définition commune et le texte de Blanchot, il y a l'écart entre l'usage ordinaire d'une notion large et la conceptualisation particulière qu'une théorie personnelle vient y greffer. Entre la définition de Voltaire et notre usage ordinaire ou l'usage extraordinaire de Blanchot, il y a la réalité historique d'un glissement de sens des mots. Au X V l i r siècle, le terme de littérature ne désignait pas les œuvres ou l'art qui les produit mais le savoir qui les apprécie. La définition de Voltaire s'inscrit en effet dans l'évolution de cette res litteraria qui, à la Renaissance et au Grand Siècle, signifiait la connaissance érudite des écrits du passé, qu'ils fussent de poésie ou de mathématiques, d'histoire naturelle ou de rhétorique7. Les littérateurs du XVII e siècle pouvaient dédaigner l'art de Corneille ou de Racine. Voltaire leur rend la monnaie de leur pièce en distinguant le littérateur du poète : « Homère était un génie, Zoïle un littérateur. Corneille était un génie ; un journaliste qui rend compte de ses chefs-d'œuvre est un homme de littérature. On ne distingue point les ouvrages d'un poète, d'un orateur, d'un historien par ce terme vague de littérature, quoique leurs auteurs puissent étaler une connaissance très variée, et posséder tout ce qu'on entend par le mot de lettres. Racine, Boileau, Bossuet, Fénelon, qui avaient plus de littérature que leurs critiques, seraient très mal à propos appelés des gens de lettres, des littérateurs8. » D'un côté donc il y a la puissance de produire les œuvres des Belles-Lettres, la poésie de Racine et de Corneille, l'éloquence et l'histoire de Fénelon ou de Bossuet, de l'autre il y a la connaissance des auteurs. Deux traits donnent ici à cette connaissance un statut ambigu : elle oscille entre le vieux savoir des érudits et le goût des connaisseurs qui démêle les beautés et les défauts des œuvres proposées au jugement du public ; elle oscille aussi entre un savoir positif des normes de l'an et une
qualification négative où le littérateur devient l'ombre et le parasite du créateur. Comme littérateur, Voltaire juge, scène par scène, le langage et les actions des héros cornéliens. Comme antilittérateur, il impose le point de vue de Corneille et de Racine : que les amateurs goûtent leur plaisir et laissent aux auteurs le souci de démêler les difficultés d'Aristote. On dira alors que la définition voltairienne, dans la restriction même qu'elle donne au terme, en centrant le savoir littéraire sur les œuvres des Bel les-Lettres, témoigne du lent glissement qui conduit la littérature vers son sens moderne. Et elle participe de cette valorisation du génie créateur qui donnera son mot d'ordre au romantisme et à une « littérature » émancipée des règles. Car la supériorité du génie sur les règles n'est pas la découverte des jeunes gens de l'âge de Victor Hugo. Le « vieux cancre » Batteux qui, pour Hugo, symbolise la poussière des normes d'antan, l'avait suffisamment établi : l'œuvre existe seulement par le feu enthousiaste qui anime l'artiste, par sa capacité de « passer » dans les choses qu'il crée. Et, à l'aube du siècle romantique, le représentant exemplaire du siècle passé et de la poétique d'hier, La Harpe, explique sans difficulté que le génie est le sentiment instinctif de ce que les règles commandent, et les règles la simple codification de ce que le génie met en œuvre''. Ainsi, le passage des Belles-Lettres à la littérature semble se faire par une révolution suffisamment lente pour n'avoir pas besoin même d'être remarquée. Batteux déjà ne jugeait pas utile de commenter l'équivalence qu'il établissait entre un « cours de Belles-Lettres » et un « cours de littérature ». Marmontel ou La Harpe ne se soucient pas davantage de justifier l'emploi du mot « littérature » et de préciser son objet. Ce dernier commence en 1787 ses cours au Lycée, il publie son Cours en 1803. Entre l'une et l'autre date, ce disciple de Voltaire sera devenu révolutionnaire, montagnard, thermidorien, puis restaurateur du catholicisme. Le Cours porte la trace des événements et de ses palinodies. Il ne s'occupe, en revanche, à aucun moment de la révolution silencieuse qui s'est accomplie à l'ombre de l'autre : entre le début et la fin de son Cours de littérature, le sens même du mot a changé. Ceux qui, au temps de Hugo, de Balzac et de Flaubert, rééditeront inlassablement Marmontel et La Harpe ne s'en soucieront pas plus. Mais pas davantage, non plus, ceux dont les livres, dans les premières
11
10
12
LA PAROLE MUETTE
D'UNE LITTÉRATURE A L'AUTRE
années du nouveau siècle, dessinent la géographie nouvelle du domaine littéraire. Mme de Staël et Barante, Sismondi et August Schlegel bouleversent, plus encore que les critères d'appréciation des oeuvres, les rapports de l'art, du langage et de la société qui circonscrivent l'univers littéraire ; ils expulsent de cet univers des gloires d'hier et y incluent des continents oubliés. Mais aucun d'eux ne juge intéressant de commenter l'évolution même du mot 10 . Et pas davantage Hugo dans ses déclarations les plus iconoclastes. La postérité des écrivains comme celle des professeurs de rhétorique ou de littérature les suivront sur ce point. Entre la définition de Voltaire et la nôtre, il n'y aurait ainsi qu'un glissement lexical, accompagnant une révolution silencieuse. Les métaphores de Blanchot, elles, relèveraient d'un tout autre écart dont le positivisme de notre temps n'a guère de mal à déceler les raisons. La muraille et le Tibet, le désert et le sacré dont nous parle notre texte, l'expérience de la nuit et du suicide, le concept du « neutre » que nous exposent d'innombrables autres ont leurs sources bien repérables. Elles renvoient à cette sacralisation de la littérature dont Flaubert et Mallarmé sont chez nous les grands prêtres, à cette désertification de l'écriture qu'implique le projet flaubertien du livre sur rien, à cette rencontre nocturne de l'exigence inconditionnée d'écrire et du néant qu'implique le projet mallarméen du Livre. Elles exprimeraient cette absolutisation de l'art proclamée par de jeunes têtes allemandes exaltées autour des années 1800 : mission hôlderlinienne du poète médiateur, absolutisation schlégélienne du « poème du poème », identification hégélienne de l'esthétique au déploiement du concept de l'Absolu, affirmation par Novalis de l'intransitivité d'un langage qui n'est « occupé que de lui-même ». Enfin, par l'intermédiaire de la pensée schellingienne de l'indéterminé, elles renverraient, à travers la théosophie de Jacob Bœhme, à la tradition de la théologie négative, vouant la littérature au témoignage de sa propre impossibilité, comme celle-là se vouait à dire l'indicibilité des attributs divins". Les spéculations de Blanchot sur l'expérience littéraire, ses références aux signes sacrés ou son décor de désert et de murailles seraient possibles seulement parce que, voici bientôt deux siècles, la poésie de Novalis, la poétique des frères Schlegel et la philosophie de Hegel et de Scheîling ont irrémédiablement confondu l'art et la philosophie - avec la
religion et le droit, la physique et la politique - dans la même nuit de l'absolu. Quelque perspicacité qu'ils puissent montrer, ces arguments nous laissent toujours, en définitive, devant la conclusion un peu courte que les hommes se mettent en tête des illusions en vertu de la tendance humaine à l'illusion et, tout particulièrement, de l'affection des poètes pour les mots sonores et des métaphysiciens pour les idées transcendantes. Il est peut-être plus intéressant de chercher à savoir pourquoi les hommes et telle ou telle sorte d'hommes, à tel ou tel moment, « se mettent en tête » ces « illusions ». Plus encore, il faut s'interroger sur l'opération même qui sépare le positif et l'illusoire et sur ce qu'elle présuppose. Nous ne pouvons qu'être surpris alors de l'exacte coïncidence entre le moment où s'achève le simple glissement de sens du mot « littérature » et celui où s'élaborent ces spéculations philosophico-poétiques qui soutiendront, jusque dans notre présent, la prétention de la littérature à être un exercice inédit et radical de la pensée et du langage, sinon même une tâche et une prêtrise sociales. A moins de donner dans la paranoïa aujourd'hui répandue qui veut que, entre les dernières années du XVIII e siècle et les premières du XIX*, la complicité des révolutionnaires français et des rêveurs allemands ait mis à l'envers toute chose raisonnable et provoqué deux siècles de folie théorique et politique, nous devons chercher un peu plus précisément ce qui lie le glissement tranquille d'un nom à l'installation de ce décor théorique qui permet d'identifier la théorie de la littérature à une théorie du langage et son exercice à la production d'un silence. Il faut voir ce qui rend compossibles la révolution silencieuse qui change le sens d'un mot, les absolutisations conceptuelles du langage, de l'art et de la littérature qui viennent se greffer dessus et les théories qui opposent l'une aux autres. La littérature, comme mode historique de visibilité des oeuvres de l'art d'écrire, est le système de cette compossibilité. Ainsi se définissent l'objet et l'ordre du présent livre. Il cherchera d'abord à analyser la nature et les modalités du changement de paradigme qui ruine le système normatif des Belles-Lettres et à comprendre, à partir d'elles, pourquoi la même révolution peut passer inaperçue ou être absolutisée. Il en trouvera la raison dans le caractère particulier de cette révolution. Elle ne change pas les
14
LA PAROLE MUETTE
normes de la poétique représentative au profit d'autres normes, mais d'une autre interprétation du fait poétique. Celle-ci peut alors se superposer simplement à l'existence des oeuvres comme une autre idée de ce qu'elles font et de ce qu'elles signifient. Mais elle peut, à l'inverse, nouer principiellement l'acte d'écrire à la réalisation de son idée nouvelle et définir l'exigence d'un art nouveau. Dans un deuxième temps, on s'interrogera sur la cohérence même du paradigme nouveau. La « littérature » émancipée a deux grands principes. Aux normes de la poétique représentative, elle oppose l'indifférence de la forme à l'égard de son contenu. A l'idée de la poésie-fiction elle oppose celle de la poésie comme mode propre du langage. Les deux principes sont-ils compatibles ? Tous deux, il est vrai, opposent à la vieille mimesis de la parole en acte un art qui est proprement celui de l'écriture. Mais c'est alors le concept de l'écriture qui se dédouble : celle-ci peut être la parole orpheline de tout corps qui la conduise et l'atteste ; elle peut être, à l'inverse, le hiéroglyphe qui porte son idée sur son corps. Et la contradiction de la littérature pourrait bien être la tension de ces deux écritures. On cherchera alors à montrer les formes de cette tension chez trois auteurs dont le nom symbolise communément l'absolutisation de la littérature : Flaubert, Mallarmé et Proust12. La tentative flaubertienne du « livre sur rien », le projet mallarméen d'une écriture propre de l'Idée, le roman proustien de la formation du romancier mettent à nu les contradictions de la littérature. Mais aussi ils en montrent le caractère nécessaire et productif. Les impasses de l'absolutisation littéraire ne proviennent pas de la contradiction qui rendrait inconsistante l'idée de la littérature. Elles surviennent, à l'inverse, là où la littérature veut affirmer sa cohérence. En étudiant les formes d'expression théoriques et les modalités de réalisation pratiques de ce paradoxe, on pourra peut-être sortir du dilemme entre relativisme et absolutisme, opposer à la sagesse convenue du relativisme le scepticisme en acte d'un art capable de jouer avec sa propre idée et de faire œuvre de sa contradiction.
Première partie
D e la poétique restreinte à la poétique généralisée
1 D e la représentation à l'expression
Repartons donc de cette muraille de pierre et de ce refuge de silence pour constater d'abord ceci : les métaphores par lesquelles Blanchot célèbre la pureté de l'expérience littéraire ne sont pas de son invention et ne servent pas non plus à la seule valorisation de cette pureté. Ce sont les mêmes qui servent à dénoncer la perversion inhérente à cette pureté. Elles structurent ainsi l'argumentation de Sartre, contempteur fasciné de Flaubert et de Mallarmé. Interminablement, Sartre dénonce l'engouement flaubertien pour les poèmes en langues mortes, « paroles de pierre tombant des lèvres de statues », ou la « colonne de silence » du poème mallarméen « qui fleurit solitaire dans un jardin caché ». A une littérature de la parole exposante, où le verbe sert d'intermédiaire entre un auteur et un lecteur, il oppose une littérature où le moyen devient fin, où la parole n'est plus l'acte d'un sujet mais un soliloque muet : « Le langage est présent quand on le parle ; autrement il est mort, les mots sont épinglés dans les dictionnaires. Ces poèmes que personne ne parle et qui peuvent passer pour un bouquet de fleurs choisies selon leurs rapports de couleur ou pour un assortiment de pierreries, sont très certainement du silence1. » On peut penser que Sartre répond à Blanchot et utilise tout naturellement son lexique. Mais la critique de la « pétrification » littéraire a elle-même une histoire bien plus ancienne. En dénonçant, au nom d'une perspective politique révolutionnaire, le sacrifice de la parole et de l'action humaines aux prestiges d'un langage
18
LA PAROLE MUETTE
pétrifié, Sartre reprend paradoxalement le procès que les traditionalistes, littéraires ou politiques, du XIX e siècle n'avaient cessé d'instruire contre chaque génération de novateurs littéraires. Ceux-là avaient en effet continuellement opposé le primat de la parole vivante et agissante aux images du « romantisme » hugolien comme aux descriptions du « réalisme » flaubertien ou aux arabesques du « symbolisme » mallarméen. Dans Qu 'est-ce que la littérature ?, Sartre oppose la poésie qui se sert des mots intransitivement, comme le peintre de ses couleurs, à la littérature qui s'en sert pour montrer et démontrer. Mais cette opposition d'un art qui peint et d'un art qui démontre est déjà le leitmotiv des critiques du XIX e siècle. C'est, contre Hugo, l'argument de Charles de Rémusat, qui dénonce cette littérature « cessant d'être l'instrument d'une idée féconde, s'isolant des causes qu'elle doit défendre [...] pour devenir un art indépendant de tout ce qu'il aurait à exprimer, une puissance particulière, suigeneris, ne cherchant plus qu'en elle seule sa vie, son but et sa gloire ». C'est, contre Flaubert, l'argument de Barbey d'Aurevilly : le réaliste « ne veut que des livres peints » et repousse « tout livre ayant le dessein de prouver quelque chose ». C'est enfin la grande dénonciation par Léon Bloy de l'« idolâtrie littéraire » qui sacrifie le Verbe au culte de la phrase2. Pour comprendre cette dénonciation récurrente de la « pétrification » littéraire et ses métamorphoses, il faut donc franchir la commode barrière mise par Sartre entre la naïveté panthéiste des temps romantiques, où « les bêtes parlaient » et « les livres s'écrivaient sous la dictée de Dieu », et le désenchantement post-quarante-huitard des esthètes désabusés. Il faut saisir ce thème à son origine, au temps même où s'affirme la puissance de parole immanente à tout être vivant, et la puissance de vie immanente à toute pierre. Commençons donc par le commencement, soit la bataille du « romantisme ». Ce ne sont pas d'abord « l'escalier/ dérobé » et autres enjambements A'Hernani ou le « bonnet rouge » mis par Hugo au vieux dictionnaire qui dressent contre lui les partisans de Voltaire ou de La Harpe. C'est l'identification de la puissance du poème à celle d'un langage de pierre. Témoin l'analyse incisive que Gustave Planche fait de l'œuvre qui, bien mieux qu'Hernani, emblématise le scandale de l'école nouvelle,
DE LA REPRÉSENTATION A L'EXPRESSION
19
Notre-Dame de Paris : « Dans cette œuvre si singulière, si monstrueuse, l'homme et la pierre sont confondus et ne forment plus qu'un seul et même corps. L'homme sous l'ogive n'est pas plus que la mousse sur le mur ou le lichen sur le chêne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s'anime et semble obéir à toutes les passions humaines. L'imagination, éblouie pendant quelques instants, croit assister à l'agrandissement du domaine de la pensée, à l'envahissement de la matière par la vie intelligente. Mais, bientôt désabusée, elle s'aperçoit que la matière est demeurée ce qu'elle était, et que l'homme s'est pétrifié. Les guivres et les salamandres sculptées au flanc de la cathédrale sont restées immobiles et le sang qui courait dans les veines de l'homme s'est glacé tout à coup ; la respiration s'est arrêtée, l'œil ne voit plus, l'acteur est descendu jusqu'à la pierre sans l'élever jusqu'à lui3. » La « pétrification » dont nous parle ici le critique de Hugo ne relève pas d'une posture de l'écrivain, instaurant le silence de sa parole. Elle est proprement l'opposition d'une poétique à une autre, opposition qui met la nouveauté romantique en rupture non seulement avec les règles formelles des Belles-Lettres mais avec leur esprit même. Ce qui oppose ces deux poétiques, c'est une idée différente du rapport entre pensée et matière qui constitue le poème et du langage qui est le lieu de ce rapport. Si l'on se rapporte aux termes classiques de la poétique - X inventio qui concerne le choix du sujet, la dispositio qui arrange ses parties et Xelocutio qui donne au discours les ornements qui conviennent - , la nouvelle poétique, qui triomphe dans le roman de Hugo, peut se caractériser comme bouleversement du système qui les ordonnait et les hiérarchisait. L'inventio classique définissait le poème, dans les termes d'Aristote, comme arrangement d'actions, représentation d'hommes agissant. Et il faut bien voir ce qu'implique l'étrange démarche de mettre la cathédrale à la place de l'arrangement d'actions humaines. Assurément Notre-Dame de Paris aussi raconte une histoire, noue et dénoue le destin de ses personnages. Mais le titre du livre n'est pas pour autant la seule indication du lieu et du temps où se passe l'histoire. Il définit ces aventures comme une autre incarnation de ce que la cathédrale elle-même exprime, dans la répartition de ses volumes, dans l'iconographie ou le modelé de ses
20
21
LA PAROLE MUETTE
DE LA REPRÉSENTATION A L'EXPRESSION
sculptures. Il met en scène ses personnages comme des figures détachées de la pierre et du sens qu'elle incarne. Et, pour cela, sa phrase anime la pierre, la fait parler et agir. C'est-à-dire que Velocutio, qui naguère obéissait à Yinventio, en donnant aux personnages de l'action l'expression qui convenait à leur caractère et à la circonstance, s'émancipe de sa tutelle, à la faveur du pouvoir de parole accordé au nouvel objet du poème, et prend la place de sa maîtresse. Or, cette toute-puissance du langage est aussi, nous dit Planche, un renversement de sa hiérarchie interne : c'est désormais la « partie matérielle » du langage - les mots avec leur pouvoir sonore et imagé - qui prend la place de la « partie intellectuelle » : la syntaxe qui subordonne ceux-ci à l'expression de la pensée et à l'ordre logique d'une action. L'analyse de Planche nous permet de comprendre l'enjeu de la « pétrification » hugolienne : celle-ci est le renversement d'un système poétique. Et elle nous permet de reconstituer le système ainsi renversé, le système de la représentation, tel que l'avaient fixé, au siècle précédent, les traités de Batteux, de Marmontel ou de La Harpe, ou tel qu'il inspirait les commentaires de Voltaire sur Corneille. Ce système de la représentation tenait en effet moins à des règles formelles qu'à un certain esprit, à une idée des rapports entre la parole et l'action. Quatre grands principes animaient la poétique de la représentation. Le premier, posé au premier chapitre de la Poétique d'Aristote, est le principe de fiction. Ce qui fait l'essence du poème n'est pas l'usage d'une régularité métrique, plus ou moins harmonieuse, c'est d'être une imitation, une représentation d'actions. Autrement dit, le poème ne peut pas se définir comme un mode du langage. Un poème est une histoire et sa valeur ou son défaut tiennent à la conception de cette histoire. C'est ce qui fonde la généralité de la poétique comme norme des arts en général. Si la poésie et la peinture peuvent être comparées l'une à l'autre, ce n'est pas parce que la peinture serait un langage et que les couleurs du peintre seraient assimilables aux mots du poète. C'est parce que l'un et l'autre racontent une histoire, laquelle renvoie à des normes fondamentales communes de Yinventio et de la dispositio. Ce primat de l'« arrangement d'actions » qui définit la fable fonde aussi la désinvolture du critique ou du traducteur à l'égard de la forme langagière de l'œuvre, la licence que celui-ci
se donne, soit de traduire des vers en prose, soit de les traduire par des vers conformes à la poésie de sa nation et de son temps. La Harpe s'indigne contre La Motte qui, pour montrer que la métrique n'était qu'un obstacle à la communication des idées et des sentiments, avait transposé en prose le premier acte de Mithridate. Pourtant, l'un des exercices couramment proposés aux écoliers, pour former leur style, est et restera longtemps encore au XDC siècle de transposer des fables de vers en prose. C'est d'abord la consistance d'une idée mise en fiction qui fait le poème. Le principe de fiction a un second aspect. Il présuppose un espace-temps spécifique où la fiction se donne et s'apprécie comme telle. La chose semble évidente. Aristote n'a pas besoin de l'écrire et elle va de soi encore à l'âge des Belles-Lettres. Un héros de fiction pourtant a déjà montré la fragilité de ce partage : Don Quichotte, en brisant les marionnettes de Maître Pierre, en refusant donc de reconnaître un espace-temps spécifique où on fait comme si on croyait à des histoires auxquelles on ne croit pas. Or, Don Quichotte n'est pas simplement le héros de la chevalerie défunte et de l'imagination en folie. Il est aussi celui de la forme romanesque, celui d'un mode de la fiction qui met en péril son statut. Il est vrai que ces confrontations entre héros de romans et montreurs de marionnettes appartiennent à un monde qu'ignore l'ordre des Belles-Lettres. Mais ce n'est pas par hasard que la littérature nouvelle fera de Don Quichotte son héros. Le deuxième principe est le principe de généricité. Il ne suffit pas que la fiction s'annonce comme telle. Il faut aussi qu'elle soit conforme à un genre. Or, ce qui définit un genre n'est pas un ensemble de règles formelles, c'est la nature de ce qui est représenté, de ce qui fait l'objet de la fiction. C'est encore Aristote qui a posé le principe, dans les premiers livres de la Poétique: le genre d'un poème — épopée ou satire, tragédie ou comédie - est d'abord lié à la nature de ce qu'il représente. Or, il y a fondamentalement deux sortes de gens et d'actions qu'on imite : les grands et les petits ; deux sortes de gens qui imitent : les esprits nobles et les esprits communs ; deux manières d'imiter : l'une qui rehausse l'objet imité, l'autre qui le rabaisse. Les imitateurs à l'âme noble choisissent de représenter les actions
22
LA PAROLE MUETTE
DE LA REPRÉSENTATION À L'EXPRESSION
d'éclat, les grands, les héros et les dieux, et de les représenter selon le plus haut degré de perfection formelle qu'on peut leur attribuer : ils se font poètes épiques ou tragiques. Les imitateurs de moindre vertu choisissent de traiter les petites histoires des gens de peu ou de blâmer les vices des êtres médiocres : ils se font poètes comiques ou satiriques. Une fiction appartient à un genre. Un genre est défini par le sujet représenté. Le sujet prend place dans une échelle de valeurs qui définit la hiérarchie des genres. Le sujet représenté lie le genre à une des deux modalités fondamentales du discours : l'éloge ou le blâme. Il n'y a pas de système générique sans hiérarchie des genres. Déterminé par le sujet représenté, le genre définit des modes spécifiques de sa représentation. Le principe de généricité implique alors un troisième principe, que nous appellerons principe de convenance. Qui a choisi de représenter des dieux plutôt que des bourgeois, des rois plutôt que des bergers, et a choisi ainsi un genre de fiction correspondant, doit prêter à ses personnages des actions et des discours appropriés à leur nature, donc au genre de son poème. Le principe de convenance s'accorde ainsi exactement au principe de soumission de Yelocutio à la fiction inventée. « C'est l'état et la situation de celui qui parle qui marquent le ton du discours4. » C'est là-dessus, bien plus que sur les trop célèbres « trois unités » ou la trop fameuse catharsis, que l'âge classique français a construit sa poétique et fondé ses critères. Le problème n'est pas d'obéissance aux règles, il est de discernement des modes de la convenance. Le but de la fiction est de plaire. Voltaire est là-dessus d'accord avec Corneille qui l'était avec Aristote. Mais c'est justement parce qu'elle doit plaire aux honnêtes gens que la fiction doit respecter ce qui accrédite la fiction et la rend aimable, soit le principe de convenance. Les Commentaires sur Corneille de Voltaire sont une minutieuse application de ce principe à tous les personnages et situations, à toutes leurs actions et tous leurs discours. Le mal n'est jamais que de non-convenance. Ainsi le sujet même de Théodore est vicieux, parce qu'il n'y a « rien de tragique dans cette intrigue ; c'est un jeune homme qui ne veut point de la femme qu'on lui offre, et qui en aime une autre qui ne veut point de lui ; vrai sujet de comédie, et même sujet trivial ». Les généraux et les princesses de Suréna « parlent d'amour
comme des bourgeois de Paris ». Dans Pulchérie, les vers où Martian avoue son amour sont « d'un vieux berger plutôt que d'un vieux capitaine ». Pulchérie, quant à elle, s'exprime « en soubrette de comédie » ou bien, simplement, comme un homme de lettres. « Quelle princesse débutera jamais par dire que l'amour languit dans les faveurs et meurt dans les plaisirs ? » Et d'ailleurs, « il ne sied point à une princesse de dire qu'elle est amoureuse »'. Une princesse en effet n'est pas une bergère. Ne nous trompons pas sur cette messéance. Voltaire connaît assez son monde pour savoir qu'une princesse, amoureuse ou non, parle pour l'essentiel comme une bourgeoise, sinon comme une bergère. Il veut nous dire qu'une princesse de tragédie ne doit pas déclarer ainsi son amour, qu'elle ne doit pas parler comme une bergère d'églogue, sauf à faire de la tragédie une comédie. Et, tout de même, Batteux, quand il recommande de faire parler les dieux « comme ils parlent réellement », est assez conscient que notre expérience pratique est, en la matière, plutôt limitée. Le problème est de les faire « parler de tout en dieux », de les faire parler « comme ils doivent parler quand on leur suppose le plus haut degré de perfection qui leur convient »6. Il ne s'agit pas de couleur locale ou de reproduction fidèle, mais de vraisemblance fictionnelle. Et dans celle-ci quatre critères de convenance se chevauchent : c'est d'abord la conformité à la nature des passions humaines en général ; c'est ensuite la conformité aux caractères ou mœurs de tel peuple ou tel personnage, tels que les bons auteurs nous les font connaître ; c'est ensuite l'accord avec la décence et le goût qui conviennent à nos mœurs ; c'est enfin la conformité des actions et paroles avec la logique même des actions et des caractères propres à un genre. La perfection du système représentatif n'est pas celle des règles des grammairiens. Elle est celle du génie qui met ces quatre convenances - naturelle, historique, morale et conventionnelle - en une seule, qui les ordonne selon celle qui doit dominer en ce cas précis. C'est pourquoi, par exemple, Racine a raison, contre les doctes, de nous montrer dans Britannicus un empereur, Néron, qui se cache pour surprendre une conversation d'amoureux. Cela ne convient point à un empereur, donc à la tragédie, disent-ils. C'est là une situation et des personnages de comédie. Mais c'est qu'ils n'ont pas lu Tacite, et ne sentent pas en
23
24
L\ PAROLE MUETTE
DE LA REPRÉSENTATION À L'EXPRESSION
conséquence que ce type de situation est une peinture fidèle de la cour de Néron, telle que nous la connaissons par lui. Cela en effet doit se sentir. Et c'est le plaisir ressenti qui avère la convenance. C'est pourquoi La Harpe peut laver Chimène de l'inculpation de se conduire en « fille dénaturée » lorsqu'elle écoute le meurtrier de son père lui parler d'amour. Car la nature et l'antinature se vérifient au théâtre, fût-ce a contrario : « J'en demande encore pardon à l'Académie ; mais il m'est bien démontré qu'une fille dénaturée ne serait pas supportée au théâtre, bien loin d'y produire l'effet qu'y produit Chimène. Ce sont là des fautes qu'on ne pardonne jamais, parce qu'elles sont jugées par le cœur, et que les hommes rassemblés ne peuvent pas recevoir une impression opposée à la nature7. » Sans doute l'accent rousseauiste de la formule permet-il de dater l'argument du temps d'enthousiasme révolutionnaire de l'auteur. Elle ne fait pourtant qu'actualiser, à l'usage du peuple républicain, un principe de vérification que le maître de La Harpe, Voltaire, réservait aux connaisseurs avertis. Le principe de convenance définit un rapport de l'auteur à son sujet dont le spectateur - un certain type de spectateur - est seul apte à mesurer le succès. La convenance se sent. Les « littérateurs » de l'Académie ou des journaux ne la sentent pas. Corneille et Racine, eux, la sentent. Non par connaissance des règles de l'art, mais par la parenté qu'ils ont avec leurs personnages - ou plus exactement avec ce que ceux-ci doivent être. En quoi consiste cette parenté ? En ce qu'ils sont comme eux, à l'encontre des littérateurs, des hommes de gloire, des hommes de la parole belle et agissante. Cela suppose aussi que leurs spectateurs naturels ne sont pas des hommes qui regardent, mais des hommes qui agissent et agissent par la parole. Les premiers spectateurs de Corneille, nous dit Voltaire, étaient Condé ou Retz, Molé ou Lamoignon ; c'était des généraux, des prédicateurs et des magistrats qui venaient s'instruire à parler dignement et non point ce public de spectateurs d'aujourd'hui, simplement composé d'« un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes8 ».
« viennent s'instruire à parler », parce que la parole est leur affaire propre - qu'il s'agisse de commander ou de convaincre, d'exhorter ou de délibérer, d'enseigner ou de plaire. En ce sens, « les hommes rassemblés » de La Harpe s'opposent tout autant que les généraux, magistrats, princes ou évêques de Voltaire au simple rassemblement d'« un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes ». C'est comme acteurs de la parole qu'ils sont aptes à faire du plaisir ressenti par eux la preuve de la convenance du comportement de Chimène et de la pièce de Corneille. L'édifice de la représentation est « une espèce de république où chacun doit figurer selon son état »9. Il est un édifice hiérarchisé où le langage doit se soumettre à la fiction, le genre au sujet et le style aux personnages et situations représentés. Une république où le commandement de l'invention du sujet sur la disposition des parties et l'appropriation des expressions mime l'ordre des parties de l'âme ou de la cité platonicienne. Mais cette hiérarchie n'impose sa loi que dans le rapport d'égalité de l'auteur, de son personnage et de son spectateur. Et ce rapport lui-même est suspendu à un quatrième et dernier principe que j'appellerai principe d'actualité et qui peut se définir ainsi : ce qui norme l'édifice de la représentation, c'est le primat de la parole comme acte, de la performance de parole. C'est ce primat que vérifie exemplairement la scène idéale décrite ou plutôt Actionnée par Voltaire : les orateurs du barreau ou de la chaire, les princes et les généraux s'instruisant au Cid de l'art de parler, mais aussi fournissant à Corneille le jugement des hommes de la parole en acte qui permet de vérifier l'accord entre sa puissance de représenter la parole agissante et celle qui est attachée à la grandeur de ses personnages. Le système de la représentation tient à l'équivalence entre l'acte de représenter et l'affirmation de la parole comme acte. Ce quatrième principe ne contredit pas le premier. Celui-ci affirmait que c'est la fiction qui fait le poème et non une modalité particulière du langage. Le dernier principe identifie la représentation d'actions fictionnelle à une mise en scène de l'acte de parole. Il n'y a pas là contradiction. Mais il y a comme une double économie du système : l'autonomie de la fiction, qui ne s'occupe que de représenter et de plaire, est suspendue à un autre ordre, elle est normée par une autre scène de parole : une
Le principe de convenance repose ainsi sur une harmonie entre trois personnages : l'auteur, le personnage représenté et le spectateur qui assiste à la représentation. Le public naturel du dramaturge, comme de l'orateur, est un public de gens qui
25
26
LA PAROLE MUETTE
DE LA REPRÉSENTATION A L'EXPRESSION
scène « réelle » où il ne s'agit pas seulement de plaire par des histoires et des discours, mais d'enseigner des esprits, de sauver des âmes, de défendre des innocents, de conseiller des rois, d'exhorter des peuples, de haranguer des soldats, ou simplement d'exceller dans la conversation où se distinguent les gens d'esprit. Le système de la fiction poétique est placé sous la dépendance d'un idéal de la parole efficace. Et l'idéal de la parole efficace renvoie à un art qui est plus qu'un art, qui est une manière de vivre, une manière de traiter les affaires humaines et divines : la rhétorique. Les valeurs qui définissent la puissance de la parole poétique sont celles de la scène oratoire. Celle-ci est la scène suprême à l'imitation de laquelle et en vue de laquelle la poésie déploie ses perfections propres. C'est ce que nous disait Voltaire, dans cette évocation de la France de Richelieu que valide aujourd'hui l'historien de la rhétorique classique : « Notre concept de "littérature" trop exclusivement lié à l'imprimé, au texte, laisse hors de son champ ce que l'idéal compréhensif de l'orateur et de son éloquence englobait généreusement : l'art de la harangue, l'art de la conversation, sans compter la tacita significatio de l'art du geste et des arts plastiques [...] ; ce n'est point un hasard si la période 1630-1640 voit un tel essor du théâtre à la cour de France : miroir d'un art de vivre en société où l'art de parler est au coeur d'une rhétorique générale dont l'art d'écrire et l'art de peindre sont les principaux réflecteurs10. » Mais cette dépendance de la poésie à l'égard d'un art de la parole qui est art de vivre en société n'est pas propre à la hiérarchie d'un ordre monarchique. Elle trouve son équivalence au temps des assemblées révolutionnaires. Et c'est encore le caméléon La Harpe qui nous l'explique : « Nous passons de la poésie à l'éloquence : des objets plus sérieux et plus importants, des études plus sévères et plus réfléchies vont remplacer les jeux de l'imagination et les illusions variées du plus séduisant des arts [...]. En quittant l'une pour l'autre, nous devons nous figurer que nous passons des amusements de la jeunesse aux travaux de l'âge mûr : car la poésie est pour le plaisir et l'éloquence est pour les affaires [...] ; quand le ministre des autels annonce dans la chaire les grandes vérités de la morale [...] ; quand le défenseur de l'innocence fait entendre sa voix dans les tribunaux ; quand l'homme d'Etat délibère dans les
conseils sur le sort des peuples ; quand le citoyen plaide dans les assemblées législatives la cause de la liberté [...], alors l'éloquence n'est pas seulement un art, c'est un ministère auguste, consacré par la vénération de tous les citoyens [...]"• » Le plus haut des styles que la tradition distingue, le style sublime, a son lieu essentiel dans cette parole oratoire. Notre époque, en relisant le Pseudo-Longin et en réinterprétant le concept du sublime, associe volontiers ses métaphores d'orage, de laves et de vagues déchaînées à une mise en crise moderne du récit et de la représentation. Mais le système de la représentation, des genres et de la convenance a toujours connu Longin et trouvé dans le « sublime » sa garantie suprême. Et plus encore qu'Homère ou Platon, qui lui sont associés, le héros de la parole sublime que son texte a donné à près de deux millénaires est Démosthène. Primat de la fiction ; généricité de la représentation, définie et hiérarchisée selon le sujet représenté ; convenance des moyens de la représentation ; idéal de la parole en acte. Ces quatre principes définissent l'ordre « républicain » du système de la représentation. Cette république platonicienne où la partie intellectuelle de l'art (l'invention du sujet) commande à sa partie matérielle (la convenance des mots et des images) peut épouser aussi bien l'ordre hiérarchique de la monarchie que l'ordre égalitaire des orateurs républicains. D'où, au XIXe siècle, la constante complicité des vieilles perruques académiques et des républicains radicaux pour protéger ce système contre les assauts des novateurs littérateurs, accord que symbolisera par exemple, face à Hugo comme aux yeux de Mallarmé, le nom de Ponsard, le très républicain auteur de tragédies à l'antique. C'est également leur perception commune que résume la réaction de Gustave Planche devant le monstrueux poème de Notre-Dame de Paris, ce poème de prose dédié à la pierre, qui n'humanise celleci qu'au prix de pétrifier la parole humaine. Cette invention monstrueuse emblématise la ruine du système où le poème était une fable bien construite nous présentant des hommes en acte qui explicitaient leur conduite en de beaux discours, convenant en même temps à leur état, à la donnée de l'action et au plaisir des hommes de goût. L'argument de Planche désigne le coeur du scandale : le renversement de l'âme et du corps lié au déséquilibre des parties de l'âme, la puissance matérielle des
27
28
LA PAROLE MUETTE
DE LA REPRÉSENTATION À L'EXPRESSION
mots à la place de la puissance intellectuelle des idées. Mais c'est toute une cosmologie poétique qui est renversée. La poésie représentative était faite d'histoires soumises à des principes d'enchaînement, de caractères soumis à des principes de vraisemblance et de discours soumis à des principes de convenance. La nouvelle poésie, la poésie expressive, est faite de phrases et d'images, de phrases-images qui valent par elles-mêmes comme manifestations de la poéticité, qui revendiquent un rapport immédiat d'expression de la poésie, semblable à celui qu'elle pose entre l'image sculptée sur un chapiteau, l'unité architecturale de la cathédrale et le principe unifiant de la foi divine et collective. Ce changement de cosmologie peut s'exprimer strictement comme le renversement terme à terme des quatre principes qui structuraient le système représentatif. Au primat de la fiction s'oppose le primat du langage. A sa distribution en genres s'oppose le principe antigénérique de l'égalité de tous les sujets représentés. Au principe de convenance s'oppose l'indifférence du style à l'égard du sujet représenté. A l'idéal de la parole en acte s'oppose le modèle de l'écriture. Ce sont ces quatre principes qui définissent la poétique nouvelle. Reste à savoir si le renversement systématique des quatre principes de cohérence définit une cohérence symétrique. Disons-le par anticipation : le problème est de savoir comment l'affirmation de la poésie comme mode du langage et le principe d'indifférence sont compatibles l'un avec l'autre. L'histoire de « la littérature » sera l'épreuve toujours refaite de cette compatibilité problématique. Ce qui revient à dire que, si la notion de littérature a pu être sacralisée par les uns et déclarée vide par les autres, c'est qu'elle est, stricto sensu, le nom d'une poétique contradictoire. Partons de ce qui est le cœur du problème, soit la ruine du principe de généricité. Cette affirmation, il est vrai, prête à discussion : parmi les grandes ambitions des frères Schlegel, il y avait la reconstitution d'un système des genres tombé en désuétude. Et plus d'un théoricien d'aujourd'hui estime que nous avons nous aussi nos genres, simplement différents de ceux de l'âge classique12. Nous ne faisons plus de tragédies, d'épopées ou de pastorales, mais nous avons des romans et des nouvelles, des récits et des essais. Mais l'on voit bien ce qui rend
problématiques ces distinctions et a rendu vain le projet des frères Schlegel. C'est qu'un genre n'est tel que s'il est commandé par son sujet. Le genre sous lequel se présente Notre-Dame de Paris est le roman. Mais il s'agit d'un faux genre, un genre non générique qui n'a cessé de voyager, dès sa naissance antique, des temples sacrés et des cours princières aux demeures des marchands, aux tripots ou aux lupanars, ou de se prêter, dans ses figures modernes, aux exploits et aux amours des seigneurs comme aux tribulations des écoliers ou des courtisanes, des comédiens ou des bourgeois. Le roman est le genre de ce qui est sans genre : pas même un genre bas comme la comédie à laquelle on voudrait l'assimiler, car la comédie approprie à des sujets vulgaires des types de situations et des formes d'expression qui leur conviennent. Le roman, lui, est dépourvu de tout principe d'appropriation. Ce qui veut dire aussi qu'il est dépourvu d'une nature fictionnelle déterminée. C'est, on l'a vu, ce qui fonde la « folie » de Don Quichotte, c'est-à-dire la rupture qu'il marque avec le réquisit d'une scène propre à la fiction. C'est proprement l'anarchie de ce non-genre que Flaubert élève au rang d'« axiome » exprimant le « point de vue de l'Art pur » en affirmant qu'il n'y a « ni beaux ni vilains sujets » et même « qu'il n'y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses »13. Et, bien sûr, si « Yvetot vaut Constantinople » et si les adultères d'une fille de paysan normand sont aussi intéressants que les amours d'une princesse carthaginoise et propres à la même forme, il s'ensuit aussi qu'aucun mode expressif spécifique ne convient plus à l'une qu'à l'autre. Le style n'est plus alors ce qu'il était jusque-là : le choix des modes d'expression convenant aux différents personnages dans telle ou telle situation et des ornements propres au genre. Il devient le principe même de l'art.
29
Reste pourtant à savoir ce que cela veut dire. Une doxa paresseuse voit là la seule affirmation de la virtuosité individuelle de l'écrivain qui transforme toute matière vile en or littéraire - et en or d'autant plus pur que la matière est vile - , pose son aristocratie à la place des hiérarchies de la représentation et la sublime, pour finir, en prêtrise nouvelle de l'art. La muraille, le désert et le sacré ne se laissent pas penser à si bon compte. L'identification du « style » à la puissance même de l'œuvre
30
LA PAROLE MUETTE
n'est pas un point de vue d'esthète, mais l'aboutissement d'un processus complexe de transformation de la forme et de la matière poétiques. Elle présuppose, quitte à en effacer les marques, une histoire plus que séculaire de rencontres entre le poème, la pierre, le peuple et les Ecritures. A travers cette longue histoire s'est imposée cette idée dont le refus déterminait toute la poétique de la représentation : le poème est un mode du langage, il a pour essence l'essence même du langage. Mais à travers elle aussi s'est manifestée la contradiction interne du nouveau système poétique, cette contradiction dont la littérature est le règlement interminable.
2 D u livre de pierre au livre de Vie
Avant la muraille et le désert sacré, il y a la cathédrale. Avant le « livre sur rien » de Flaubert, et pour que ce livre soit pensable, il y a le livre monstrueux, le « livre de pierre » de Hugo. Et, assurément, le texte de Planche est « métaphorique ». Hugo fait le roman d'une cathédrale, mais il écrit dans la matière des mots, non de la pierre. Pourtant la métaphore n'est pas seulement une manière figurée de dire que le livre de Hugo subordonne l'action à la description, le discours aux images et la syntaxe aux mots. Elle entérine, sous forme polémique, un nouveau principe de traduction des arts les uns dans les autres. Elle nous rappelle ainsi que la poésie est deux choses : elle est un art particulier mais elle est aussi le principe de la cohérence du système des arts, de la convertibilité de leurs formes. La poétique de la représentation unifiait le système des Beaux-Arts selon un double principe. Le premier était celui de l'identité mimétique, exprimé dans le ut pictura poesis. C'était comme histoires que la peinture et la poésie étaient convertibles l'une en l'autre, mais aussi que la musique et la danse devaient être appréciées, pour mériter le nom d'arts. Sans doute le principe développé par Batteux avait-il tôt rencontré ses limites. Diderot avait exploré, à ses propres dépens, les limites de la traduction entre la scène picturale et la scène théâtrale. Burke avait montré que la puissance des « images » de Milton tenait paradoxalement à ce qu'elles ne faisaient rien voir. Le Laocoon de Lessing avait proclamé la ruine du principe : le visage de pierre
32
33
LA PAROLE MUETTE
DU LIVRE DE PIERRE AU LIVRE DE VIE
donné au héros de Virgile par le sculpteur ne pouvait traduire la poésie de Virgile sauf à convertir le terrible en grotesque. Mais le principe d'une traductibilité des arts n'est pas ruiné pour autant. Il doit seulement se déplacer de la concordance problématique des formes de l'imitation vers l'équivalence des modes de l'expression. Le second principe était le modèle de la cohérence organique. L'œuvre, quelles que fussent la matière et la forme de l'imitation, était un « beau vivant », un ensemble de parties ajustées pour concourir à une fin unique. Elle identifiait le dynamisme de la vie à la rigueur de la proportion architecturale. Cet idéal unificateur de la belle proportion et de l'unité organique avait lui-même été maltraité par la critique de Burke. Mais il n'y a pas de poétique sans idée de la traductibilité des arts et la nouvelle poétique ne se séparera pas de l'effort pour repenser cette traductibilité : non plus pour imposer aux autres arts le modèle de la fiction représentative, mais au contraire pour leur emprunter un principe substitutif de poéticité, un principe propre à délivrer la spécificité littéraire du modèle représentatif. Mallarmé et Proust illustreront exemplairement cette singulière démarche où la poésie cherche à dérober à la musique, la peinture ou la danse la formule susceptible d'être « rapatriée » à la littérature et de refonder ainsi le privilège poétique, quitte à fournir elle-même à ces arts ce principe : « métaphore » picturale d'Elstir ou « conversation » de la sonate de Vinteuil. Le principe de ces jeux complexes est, en tout cas, clair : il s'agit désormais de penser la correspondance des arts non comme équivalence entre des manières de traiter une histoire mais comme analogie entre des formes de langage. Si Gustave Planche peut retourner contre Hugo la métaphore de la pierre qui parle, c'est que celle-ci est plus qu'une métaphore, ou bien que la métaphore est désormais plus qu'une « figure » destinée à orner opportunément le discours, qu'elle est, comme analogie des langages, le principe même de la poéticité.
scriptural. Cela veut dire deux choses. Si l'œuvre est une cathédrale, c'est, en un premier sens, parce qu'elle est le monument d'un art qui n'est pas gouverné par le principe mimétique. Comme la cathédrale, le roman nouveau ne se laisse comparer à rien d'extérieur à lui-même, il ne renvoie à aucun système de convenance représentative avec un sujet. Il édifie, dans la matière des mots, un monument dont il faut seulement apprécier l'ampleur des proportions et la profusion des figures. La métaphore architecturale peut se traduire en métaphore linguistique pour exprimer que l'œuvre est d'abord l'effectuation d'une puissance singulière de création. Elle est comme une langue particulière taillée dans le matériau de la langue commune. C'est ce que dit un autre rédacteur de la Revue des Deux Mondes : « Les pages écrites par M. Hugo, défauts et beautés, ne peuvent l'être que par lui. C'est tantôt une pensée si puissante qu'elle semble prête à faire éclater la phrase qui la renferme ; c'est tantôt une image si pittoresque que le peintre ne pourrait la rendre comme le poète l'a comprise ; c'est quelquefois une langue si étrange qu'il semble que pour l'écrire l'auteur a employé les lettres inconnues d'un idiome primitif et que la même combinaison des lettres de l'alphabet ne soit en la puissance d'aucun autre1. » La cathédrale de mots est œuvre unique, relevant d'une puissance du génie outrepassant la tâche traditionnelle du génie, telle que Batteux l'avait analysée : « bien voir » l'objet à représenter. Elle est déjà « livre sur rien », signature d'un individu comme tel2. Mais, en exprimant la seule puissance individuelle du génie, le livre incomparable se fait semblable à ce qui n'exprime aussi que la seule puissance anonyme de ses créateurs, le seul génie d'une âme commune, la cathédrale de pierre. Le génie délié du créateur se reconnaît semblable au génie anonyme qui a édifié le poème collectif, la prière collective de la cathédrale. Le poète peut faire, en une cathédrale de mots, le roman de la cathédrale de pierre parce que celle-ci est déjà elle-même un livre. C'est ce que note le voyageur Hugo, découvrant dans la nuit le tympan de la cathédrale de Cologne : « Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d'exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les
Le roman du novateur Hugo et le discours de son critique rétrograde sont compossibles sur cette base : tous deux présupposent l'analogie entre le monument du livre et le poème de pierre comme analogie de deux œuvres de langage. La cathédrale ici n'est pas un modèle architectural, elle est un modèle
32
LA PAROLE MUETTE
autres enseignent. Admirable prologue pour une église qui n'est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre3. » La puissance originale du poème est empruntée à la puissance commune d'où les poèmes prennent leur origine. La cathédrale est poème de pierre, identité de l'œuvre d'un architecte et de la foi d'un peuple, matérialisation du contenu de cette foi : la puissance d'incarnation du Verbe. Au principe unificateur de l'histoire, tel que l'exprimait le ut pictura poesis, s'oppose le principe unificateur du Verbe comme langage de tous les langages, langage rassemblant originairement la puissance d'incarnation de chaque langage particulier. L'idiome singulier du poète ne vaut qu'à exprimer la puissance commune du Verbe telle que la visualise la cathédrale, la puissance divine de la parole devenue esprit collectif d'un peuple ; parole qui s'oublierait dans la pierre et la livrerait à l'insouciance des bâtisseursdémolisseurs si une parole poétique ne venait manifester à nouveau dans le poème des mots la puissance poétique-religieuse qui s'est inscrite en elle. Entre les lecteurs et prêcheurs du livre de Vie représentés sur le tympan de pierre, la cathédrale comme Livre ou Verbe incarné dans la pierre, la foi des bâtisseurs de cathédrales, l'entreprise de faire vivre en un roman des figures charnelles analogues à sesfiguressculptées et les mots-pierres du livre-cathédrale, un cercle se dessine qui mime celui qui liait naguère le poète dramatique à tout un univers de la parole en acte. Mais ce cercle n'est plus celui de la parole-acte de l'orateur. II est celui de l'écriture. A l'orateur sacré s'oppose le saint ou l'ange de pierre qui dit mieux que lui la puissance du Verbe fait chair. A l'orateur profane exhortant les hommes rassemblés s'oppose le bâtisseur du poème de pierre qui exprime mieux que lui la puissance de la communauté habitée par la parole. La parole éloquente désormais est la parole silencieuse de ce qui ne parle pas dans le langage des mots ou qui fait parler les mots autrement que comme instruments d'un discours de persuasion ou de séduction, comme symboles de la puissance du Verbe, de la puissance par laquelle le Verbe se fait chair. Le cercle de parole qui lie le livre du poète au livre du tympan, et le livre du tympan au livre de Vie qui a inspiré le bâtisseur peut sembler tout proche de celui qui se dessinait autour de la scène dramatique. Et pourtant, c'est un paradigme de la parole vivante qui
DU LIVRE DE PIERRE AU LIVRE DE VIE
35
s'est substitué à un autre : un paradigme de l'écriture comme parole vivante. C'est lui qui régit désormais la poésie, qui fait qu'elle n'est plus un genre des Belles-Lettres, défini par l'usage de la fiction, mais un usage du langage, et un usage qui se démontre exemplairement dans la prose du genre sans genre qu'est le roman. La prose de Hugo est poétique parce qu'elle reproduit, non pas la scène sculptée au tympan de la cathédrale, mais ce que cette scène exprime - c'est-à-dire manifeste et symbolise en même temps - , ce que son mutisme donc dit deux fois : la différence par laquelle la pierre se fait verbe et le verbe pierre. Mais, pour comprendre la formule qui rend le poème et la pierre équivalents et déduire ses conséquences, il faut déplier les diverses relations qu'elle enveloppe : entre le roman et le livre de Vie ; entre le livre de Vie et le poème ; entre le poème, le peuple et la pierre. Commençons donc par le commencement, c'est-àdire par l'apparent paradoxe qui lie, au nom de la poésie, le nongenre romanesque au texte sacré. C'est en 1669 que PierreDaniel Huet a publié son traité De l'origine des romans. Huet est le type de ces « littérateurs » dont nous parle Voltaire, plus féru de vers latins qu'il échange avec son ami Ménage que des nouveautés du théâtre tragique. Il n'en est que plus significatif de le voir, comme son complice, s'intéresser à la littérature sans règles du roman, collaborer discrètement avec Mme de Lafayette et écrire, pour accompagner La Princesse de Montpensier de cette dernière, cette préface aussi longue que le livre lui-même. Et il l'est plus encore de voir la liaison qu'il opère entre le genre dédaigné du roman, la tradition poétique et le Livre sacré dont il sera bientôt le prêtre. A première vue, le propos de Huet semble se résumer en un élargissement du domaine poétique, propre à y inclure le genre marginal du roman. Il s'appuie d'ailleurs pour cela sur une « maxime d'Aristote », introuvable dans le texte de la Poétique, mais assurément conforme à sa doctrine : « Le poète est plus poète par les fictions qu'il invente que par les vers qu'il compose. » Au concept de la mimesis est discrètement substitué un concept plus large, celui de fabulation. Or c'est autour de cette substitution que l'apparent élargissement du domaine mimétique commence à subvenir son principe même. Car la
32
LA PAROLE MUETTE
DU LIVRE DE PIERRE AU LIVRE DE VIE
« fabulation » est deux choses à la fois : elle est la perception imagée et confuse que les peuples de l'Occident barbare se font d'une vérité qu'ils sont incapables de discerner. Mais elle est aussi l'ensemble des artifices (fables, images ou jeux de sonorités) que les peuples de l'Orient raffiné ont inventés pour transmettre la vérité, pour cacher ce qui devait en être caché et orner ce qui devait en être transmis. Le domaine de la fabulation est alors celui de la présentation sensible d'une vérité non sensible. Et ce mode de présentation est en même temps l'art par lequel les sages enveloppaient en fables ou dissimulaient en hiéroglyphes les principes de la théologie et de la science et le tour naturel de peuples « à l'esprit poétique et fertile en inventions » qui ne discourent qu'en figures et ne s'expliquent que par allégories. C'est cette manière-là qu'Homère et Hérodote ont apprise aux Grecs et où Pythagore et Platon ont travesti leur philosophie, qu'Esope a traduite en fables populaires, que les Arabes ont reprise d'Esope et transmise au Coran. Mais c'est aussi la manière des Perses, amoureux de cet « art de mentir agréablement » dont témoignent encore les bateleurs de la grande place d'Ispahan. C'est encore celle des apologues chinois ou des paraboles philosophiques des Indiens. Cette manière orientale, c'est enfin la manière de l'Ecriture sainte elle-même, « toute mystique, toute allégorique, toute énigmatique ». Les Psaumes, les Proverbes, l'Ecclésiaste et le livre de Job sont « des ouvrages poétiques, pleins de figures qui paraîtront hardies et violentes dans nos écrits et qui sont ordinaires dans ceux de cette nation » ; le Cantique des cantiques est « une pièce dramatique en forme de pastorale, où les sentiments passionnés de l'époux et de l'épouse sont exprimés d'une manière si tendre et si touchante que nous en serions charmés si ces expressions et ces figures avaient un peu plus de rapport avec notre génie »4.
humain de la fabulation mais aussi le génie propre d'un peuple qui est loin de nous. Sous la même notion de fabulation tombent alors les images des prophètes, les énigmes de Salomon, les paraboles de Jésus, les consonances recherchées des Psaumes ou de saint Augustin, les tours orientaux de saint Jérôme, les exégèses des talmudistes et les explications figurales de saint Paul. La fable, la métaphore, la rime et l'exégèse sont toutes des modes de ce pouvoir de fabulation, c'est-à-dire de présentation imagée de la vérité. Toutes composent un même langage de l'image dans lequel viennent s'abîmer ensemble les catégories de Yinventio, de la dispositio et de Y elocutio et, avec elles, la « littérature » des érudits. Le roman vient communiquer avec l'Ecriture sainte au nom d'une théorie de la poésie qui en fait une tropologie, un langage figuré de la vérité. La notion de fabulation fait ainsi coexister les contraires : la vieille conception dramatique de la poésie et une nouvelle conception qui lui donne une nature essentiellement tropologique. C'est Vico qui, dans la Science nouvelle de 1725, brise le compromis et proclame le renversement de « tout ce qui a été dit sur l'origine de la poésie » d'Aristote à Scaliger. La formule « aristotélicienne » de Huet disait que le poète est tel par son usage des fictions et non par l'utilisation d'un mode déterminé du langage. Mais la notion de la fabulation qu'il utilisait ruinait en fait cette opposition : la fiction et la figure s'y identifiaient. Vico formule alors le renversement dans toute sa généralité : la fiction est figure, elle est manière de parler. Mais la figure ellemême n'est plus une invention de l'art, une technique du langage au service des fins de la persuasion rhétorique ou du plaisir poétique. Elle est le mode du langage qui correspond à un certain état de son développement. Et ce stade du langage est aussi un stade de la pensée. Le mode figuré du langage est l'expression d'une perception spontanée des choses, celle qui ne distingue pas encore le propre et le figuré, le concept et l'image, les choses et nos sentiments. La poésie n'invente pas, elle n'est pas la tekhné d'un personnage, l'artiste, qui construit une fiction vraisemblable pour le plaisir d'un autre personnage nommé spectateur, également habile en l'art de parler. Elle est un langage qui dit les choses « comme elles sont » pour celui qui s'éveille au langage et à la pensée, comme il les voit et les dit, comme il ne peut
Assurément il est admis, depuis le De doctrina christiana de saint Augustin, que le texte sacré utilise des tropes formellement comparables à ceux de la poésie profane, et Erasme l'avait fortement rappelé. On voit cependant le chemin parcouru : l'écriture sacrée tout entière se trouve ramenée sans problème par cet ecclésiastique, homme de cour et de lettres, non seulement aux tropes des poètes mais au génie fabulateur des peuples. L'Ecriture sainte est un poème, un poème qui exprime le génie
37
32
38
LA PAROLE MUETTE
DU LIVRE DE PIERRE AU LIVRE DE VIE
pas ne pas les voir et les dire. Elle est union nécessaire d'une parole et d'une pensée, d'un savoir et d'une ignorance. C'est cette révolution dans l'idée de la poéticité que résume la vertigineuse cascade de synonymies qui ouvre le chapitre de la logique poétique : « Logique vient de Xàyoq . Ce mot, dans son premier sens, dans son sens propre, signifia fable (qui a passé dans l'italien favella, langage, discours) ; la fable, chez les Grecs, se dit aussi |iÛ0OÇ, d'où les Latins tirèrent le mot mutus ; en effet, dans les temps muets, le discours fut mental; aussi XÔyoq signifie idée et parole''. » Suivons l'ordre des implications. La fiction - ou la figure, ce qui revient au même - est la manière dont l'homme enfant, dont l'homme encore muet conçoit le monde, à sa ressemblance : il voit le ciel et désigne un Jupiter qui parle, comme lui, un langage de gestes, qui dit sa volonté et l'exécute en même temps par les signes du tonnerre et de la foudre. Les figures originaires de l'art rhétorique et poétique sont les gestes par lesquels l'homme désigne les choses. Elles sont les fictions qu'il s'en fait, fausses si on leur donne valeur de représentation de leur être, vraies en ce qu'elles expriment sa position au milieu d'elles. La rhétorique est mythologie, la mythologie est anthropologie. Les êtres de fiction sont les universaux de l'imagination qui tiennent lieu des idées générales que l'homme n'a pas encore la capacité d'abstraire. La fable est la naissance commune de la parole et de la pensée. Elle est le stade premier de la pensée, tel qu'il peut se formuler dans une langue de gestes et de sons confus, dans une parole encore égale au mutisme. Ces universaux de l'imagination, à quoi se résume la puissance fictionnelle, on peut rigoureusement les assimiler à un langage de sourdsmuets. Ceux-ci parlent en effet de deux manières : par les gestes qui dessinent la ressemblance de ce qu'ils veulent dire et par les sons confus qui s'efforcent en vain au langage articulé. Du premier langage sortent les images, similitudes et comparaisons de la poésie : les tropes qui ne sont pas les inventions des écrivains mais « les formes nécessaires dont toutes les nations se sont servies dans leur âge poétique pour exprimer leurs pensées ». Du second sortent le chant et le vers, lesquels sont antérieurs à la prose : les hommes « formèrent leurs premières Lingues en chantant»6.
Ainsi la puissance originelle de la poésie est égale à l'impuissance première d'une pensée qui ne sait point abstraire et d'un langage qui ne peut pas articuler. La poésie est l'invention de ces dieux dans la figure desquels l'homme manifeste, c'est-à-dire connaît et ignore en même temps, son pouvoir de pensée et de parole. Mais, bien sûr, ce « savoir » sur les faux dieux qui est la poésie et la sagesse premières des peuples est aussi la manière dont la providence du vrai Dieu leur permet de prendre conscience d'eux-mêmes. Et ce savoir n'est pas un savoir abstrait. 11 est la conscience historique d'un peuple qui se traduit dans ses institutions et ses monuments. Les « poètes » sont aussi théologiens et fondateurs de peuples. Les « hiéroglyphes » par lesquels la providence divine se signifie aux hommes et leur donne la connaissance d'eux-mêmes ne sont pas ces signes énigmatiques, dépositaires d'une sagesse cachée, sur lesquels tant d'interprétations et de rêveries se sont construites. Ce sont l'autel du culte et la baguette des augures ; le flambeau du ménage et l'urne funéraire ; la charrue de l'agriculteur, la tablette du scribe et le gouvernail du navire ; l'épée du guerrier et la balance de la justice. Ce sont les instruments et les emblèmes, les institutions et les monuments de la vie commune. La poésie, on le sait, n'était pas l'objet de Vico. S'il s'est soucié de chercher « le véritable Homère », ce n'est pas pour fonder une poétique mais pour régler une querelle aussi vieille que le christianisme, pour réfuter une bonne fois l'argument du paganisme qui voyait dans les fables d'Homère, comme dans les hiéroglyphes égyptiens, la dissimulation d'une antique et admirable sagesse. A la théorie d'un double fond du langage poétique, il oppose une thèse radicale : la poésie n'est qu'un langage d'enfance, le langage d'une humanité qui passe, par l'image-geste, et la surdité du chant, du silence originel à la parole articulée. Or cette apparente réfutation de la duplicité du langage poétique va constituer en fait sa radicalisation. La parole « muette » de la poésie est aussi la forme sous laquelle une vérité est révélée aux mortels, une humanité prend conscience d'elle-même. En réfutant le caractère allégorique de la poésie, Vico assure son statut de langage symbolique, de langage qui parle moins par ce qu'il dit que par ce qu'il ne dit pas, par la puissance qui s'exprime à travers lui. Aussi le succès du poème s'identifie-t-il au défaut d'une parole,
32
LA PAROLE MUETTE
c'est-à-dire à la manifestation sensible d'une vérité, c'est-à-dire encore à la présentation à soi d'une communauté à travers ses œuvres. Cette conscience s'inscrit dans le langage des mots poétiques comme elle s'inscrit dans les outils de l'agriculture, les institutions du droit ou les emblèmes de la justice. D'un côté, la poésie n'est qu'une manifestation particulière de la poéticité d'un monde, c'est-à-dire de la manière dont une vérité se donne à une conscience collective sous forme d'œuvres et d'institutions. De l'autre, elle est un organon privilégié pour l'intelligence de cette vérité. Elle est un morceau du poème du monde et une herméneutique de sa poéticité, de la manière dont cette vérité s'anticipe en œuvres muettes-parlantes, en œuvres qui parlent en tant qu'images, en tant que pierre, en tant que matière résistant à la signification qu'elle délivre. C'est bien alors à une révolution de tout le système des Belles-Lettres que mène la recherche du « véritable Homère ». En en faisant le bilan, un siècle plus tard, Quinet pourra dire que la solution donnée à la question de l'historicité d'Homère « change les bases mêmes de l'art ». En faisant d'Homère « la voix de la Grèce antique, écho de la parole divine, voix de la foule qui n'appartient à personne7 », Vico change le statut de la poésie. Celle-ci désormais n'est plus l'activité productrice des poèmes. Elle est la qualité des objets poétiques. La poésie se définit par la poéticité. Et celle-ci est un état de langage, un mode spécifique d'entre-appartenance de la pensée et du langage, un rapport entre ce que l'une sait et ne sait pas et ce que l'autre dit et ne dit pas. La poésie est la manifestation d'une poéticité qui appartient à l'essence première du langage - « poème du genre humain tout entier », dira August Schlegel8. Mais l'équivalence est à penser aussi à l'envers. On appellera poétique tout objet susceptible d'être perçu selon cette différence à soi qui définit le langage poétique, c'est-à-dire le langage en son état originaire. La poéticité est cette propriété par laquelle un objet quelconque peut se dédoubler, être pris non seulement comme un ensemble de propriétés mais comme la manifestation de son essence ; non seulement comme l'effet de certaines causes mais comme la métaphore ou la métonymie de la puissance qui l'a produit. Ce passage d'un régime d'enchaînement causal à un régime d'expressivité peut se résumer dans la
DU LIVRE DE PIERRE AU LIVRE DE VIE
40
phrase apparemment anodine de Novalis : « L'enfant est un amour devenu visible », qui peut se généraliser ainsi : l'effet d'une cause est le signe qui rend visible la puissance de sa cause. Le passage d'une poétique causale de l'« histoire » à une poétique expressive du langage est tout entier contenu dans ce déplacement. Toute configuration de propriétés sensibles peut alors être assimilée à un arrangement de signes, donc à une manifestation du langage en son état poétique premier. Et ce dédoublement peut être produit sur tout objet. « Car chaque chose se présente tout d'abord elle-même, c'est-à-dire révèle son intérieur par son extérieur, son essence par la manifestation (elle est donc symbole pour elle-même) ; ensuite elle présente ce avec quoi elle a les rapports les plus étroits et qui agit sur elle ; enfin elle est un miroir de l'Univers''. » Toute pierre peut ainsi être langage : l'ange sculpté, dont nous parle Hugo, qui unit la marque de son ouvrier à la puissance du Verbe évoqué et à la puissance de la foi collective, mais aussi le caillou dont nous parle Jouffroy : sans doute celui-ci ne nous dit-il pas grand-chose car il a peu de propriétés saillantes, mais sa forme et sa couleur déjà sont des signes écrits, peu lisibles encore mais appelés à l'être davantage pour peu qu'on le sculpte ou même qu'on le dise dans le cristal des mots10. Cette puissance de langage immanente à tout objet, on peut l'interpréter à la manière mystique, comme les jeunes philosophes ou poètes allemands qui répètent à l'envi la phrase kantienne sur la nature comme « poème écrit en un langage chiffré », et assimiler, comme Novalis, l'étude des matériaux à la vieille « science des signatures11 ». Mais on peut aussi la rationaliser, en faire le témoignage que les choses muettes portent de l'activité des hommes. Ainsi se fondera, dans la transition du « lyrisme » de Michelet à la sobre science des historiens des Annales, une idée nouvelle de la science historique, fondée sur le déchiffrement des « témoins muets ». Le principe commun de ces interprétations diverses est celui-ci : non seulement la poéticité ne relève plus d'aucun principe de convenance générique, mais aussi elle ne définit plus aucune forme ni matière particulières. Elle est le langage de la pierre comme des mots, de la prose romanesque comme de l'épopée, des mœurs comme des œuvres. Le poète est désormais celui qui dit la poéticité des choses. Ce peut être le
42
LA PAROLE MUETTE
poète homérique, tel que le concevra Hegel, exprimant la poéticité d'une manière de vivre collective. Ce peut être le romancier proustien, déchiffrant les hiéroglyphes du livre imprimé en lui, tirant un monde d'un bruit de fourchette et enchaînant dans les anneaux du style les allitérations des choses12. C'est l'expression de cette distance à soi du langage et du dédoublement par quoi toute chose peut devenir langage qui définit désormais le génie poétique, comme union du conscient et de l'inconscient, ainsi que de l'individuel et de l'anonyme. C'est d'elle qu'il faut partir pour penser les notions et les oppositions qui vont marquer le domaine de la littérature.
3 Le livre de Vie et l'expression de la société
Partons de ce primat de l'elocutio qui donnera lieu à la théorie du caractère absolu du style et aux notions aujourd'hui employées pour indiquer le propre du langage littéraire moderne, soit le caractère « intransitif » ou « autotélique » du langage. Partisans de l'exceptionnalité littéraire ou dénonciateurs de son utopie se réfèrent volontiers au romantisme allemand et tout particulièrement à la formule de Novalis : « C'est une erreur prodigieusement ridicule que cette opinion des gens, qu'ils parlent en raison des choses. Ce qui est justement le propre du langage, à savoir qu'il ne se soucie simplement que de lui-même, tous l'ignorent1.» Mais il faut bien voir que cet « autotélisme » du langage n'est en rien un formalisme. Si le langage n'a à se soucier que de luimême, ce n'est pas parce qu'il est un jeu autosuffisant, c'est parce qu'il est déjà en lui-même expérience de monde et texte de savoir, parce qu'il dit lui-même, avant nous, cette expérience. « Il en va du langage comme des formules mathématiques [...] ; elles jouent seulement entre elles, elles n'expriment rien sinon leur nature merveilleuse, et c'est pour cela qu'elles sont si expressives, pour cela que se reflète en elles le jeu singulier des rapports entre les choses2. » L'abstraction des signes mathématiques congédie la ressemblance représentative. Mais c'est pour prendre elle-même le caractère d'un langage-miroir, qui exprime dans ses jeux internes les jeux intimes des rapports entre les choses. Le langage ne reflète pas les choses, parce qu'il exprime leurs rapports. Mais cette expression est elle-même conçue comme une autre
44
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE DE VIE ET L'EXPRESSION DE LA SOCIÉTÉ
ressemblance. Si le langage n'a pas pour fonction de représenter des idées, situations, objets ou personnages, selon les normes de la ressemblance, c'est parce que déjà il présente, sur son corps même, la physionomie de ce qu'il dit. Il ne ressemble pas aux choses comme copie parce qu'il porte leur ressemblance comme mémoire. Il n'est pas un instrument de communication parce qu'il est déjà le miroir d'une communauté. Le langage est fait de matérialités qui sont des matérialisations de son propre esprit, de cet esprit qui doit devenir monde. Et cet avenir est lui-même attesté par la manière dont toute réalité physique est susceptible de se dédoubler, de montrer sur son corps sa nature, son histoire, sa destination. On ne peut donc pas interpréter la formule de Novalis comme l'affirmation de l'intransitivité du langage, opposée à la transitivité communicationnelle. L'opposition elle-même est clairement un artefact idéologique. Toute communication en effet emploie des signes relevant de modes de signifiance divers : des signes qui ne disent rien, des signes qui s'effacent devant leur message, des signes qui ont valeur de gestes ou d'icônes. La « communication » poétique en général est fondée sur l'exploitation systématique de ces différences de régimes. Le passage d'une poétique de la représentation à une poétique de l'expression fait basculer la hiérarchie de ces rapports. Au langage instrument de démonstration et d'exemplification, adressé à un auditeur qualifié, elle oppose le langage comme corps vivant de symboles, c'està-dire d'expressions qui à la fois montrent et cachent sur leur corps ce qu'elles disent, d'expressions qui manifestent ainsi moins telle ou telle chose déterminée que la nature même et l'histoire du langage comme puissance de monde et de communauté. Le langage alors n'est pas renvoyé à sa propre solitude. Il n'y a pas de solitude du langage. Il y a deux axes privilégiés selon lesquels il peut être pensé : l'axe horizontal du message transmis à un auditeur déterminé auquel on fait voir un objet ou l'axe vertical où le langage parle d'abord en manifestant sa propre provenance, en explicitant les puissances sédimentées dans son épaisseur propre. Il n'y a donc pas de contradiction entre la formule « monologique » de Novalis, le mystique représentant de la pure poésie, et les raisonnables considérations de l'économiste Sismondi, rapportant l'origine de la poésie à ce moment de la vie des nations où
« on n'écrit point pour écrire, on ne parle pas pour parler »3. Ces thèses d'apparence contradictoire ne se rattachent pas l'une à l'autre par le seul lien de Novalis aux frères Schlegel et d'August Schlegel au cercle de Mme de Staël auquel appartient Sismondi, mais par leur appartenance à une même idée de la correspondance du langage et de ce qu'il dit. Le langage n'est autosuffisant que parce que les lois d'un monde se réfléchissent en lui. Ce monde lui-même peut prendre diverses figures, d'allure plus ou moins mystique ou rationnelle. Il est, pour Novalis, inspiré par Swedenborg, le « monde intérieur des sens » qui est la vérité de l'autre, cette vérité spirituelle que le processus de la Bildung doit rendre un jour identique à la réalité empirique. Mais un autre swedenborgien, Balzac, saura rendre équivalents ce monde intérieur des sens et l'anatomie d'une société. Le langage désormais dit d'abord sa propre provenance. Mais cette provenance peut aussi bien être rapportée aux lois de l'histoire et de la société qu'à celles du monde spirituel. L'essence de la poésie est identique à celle du langage pour autant que celle-ci l'est à la loi interne des sociétés. La littérature est « sociale », elle est l'expression d'une société en ne s'occupant que d'elle-même, c'est-à-dire de la manière dont les mots contiennent un monde. Et elle est « autonome » pour autant qu'elle n'a pas de règles propres, qu'elle est le lieu sans contours où s'exposent les manifestations de la poéticité. C'est en ce sens que Jouffioy pourra dire qu'elle « n'est pas proprement un an mais la traduction des arts »4. La traduction « poétique » des arts, c'était auparavant l'équivalence des modes différents du même acte de représenter. C'est désormais tout autre chose : la traduction des « langages ». Chaque art est un langage spécifique, une manière propre de combiner les valeurs d'expression du son, du signe et de la forme. Mais aussi une poétique particulière est une version spécifique du principe tic la traduction entre langages. « Romantisme », « réalisme » ou « symbolisme », ces « écoles » entre lesquelles il est d'usage de partager le siècle romantique sont en fait toutes déterminées par le même principe. Si elles diffèrent entre elles, c'est seulement par le point à panir duquel elles opèrent cette traduction. Telle que Zola la poétise, la cascade des tissus dans la vitrine du magasin d'Octave Mouret est bien le poème d'un poème. Elle est le poème de cet être double, cet « être sensible-suprasensible »
45
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE DE VIE ET L'EXPRESSION DE LA SOCIÉTÉ
qu'est la marchandise selon Marx. C'est au poème de cet être suprasensible bien plus qu'aux tribulations de la pâle Denise que le livre est consacré. Et l'interminable description « réaliste » ou « naturaliste » ne relève aucunement du principe du reportage et d'un usage informatifdu langage, pas non plus de la stratégie calculée de l'« effet de réel ». Elle relève de la poétique du dédoublement langagier de toute chose5. Au bonheur des dames nous présente un « monde intérieur des sens » qui n'est ni plus ni moins mystique que la « double chambre » baudelairienne, le « château de pureté » mallarméen ou la « bouche d'ombre » hugolienne. Le dédoublement poétique de toute chose peut s'interpréter à la manière mystique comme à la manière positiviste. Dans le premier cas, il pourra faire apparaître le monde des esprits, dans le second le caractère d'une civilisation ou la domination d'une classe. Mais mysticisme et positivisme peuvent aussi bien aller ensemble, comme Cuvier et Swedenborg dans la préface de La Comédie humaine. Ce sont des écrivains fortement teintés de mysticisme symboliste, Hugo ou Balzac, qui, bien longtemps avant les savants positifs, s'attachent à suivre la manière dont l'homme « tend à représenter ses moeurs, sa pensée, sa vie dans tout ce qu'il approprie à ses besoins » et exposent les principes de cette « histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs »6. Et, avant eux, ce sont des historiens des origines des civilisations européennes modernes, Barante et Guizot, qui ont propagé l'acception nouvelle de la littérature en étudiant le rapport de son développement avec les institutions et les mœurs. « La littérature, expression de la société » : cette formule qui se répand en France dans les premières années du XIX e siècle est généralement attribuée à Bonald. Et l'on voit bien ce qui la rattache à la préoccupation obsédante de la pensée contre-révolutionnaire qui donnera, à travers Saint-Simon et Auguste Comte, son impulsion à la sociologie scientifique durkheimienne : la critique du formalisme des théories du contrat social et des droits de l'homme ; la revendication d'une société organique où les lois, les mœurs et les opinions se réfléchissent les unes dans les autres et expriment un même principe de cohésion organique. Contre la « philosophie » et contre l'apriorisme de la loi naturelle et du contrat social, la littérature surgit comme la langue des sociétés enracinées dans leur histoire, conçues dans leur vie organique
profonde. Ce sont, notera Chateaubriand, les émigrés de la Révolution et les exilés de l'Empire qui les premiers ont parlé cette langue7. Elle n'est pas, pour autant, l'expression de la contre-révolution, mais, plus profondément, la langue de la civilisation dont la marche secrète se joue des ordres gouvernementaux qui veulent l'anticiper comme de ceux qui veulent lui résister. Il est alors naturel que la formulent les premiers ceux que le bouleversement révolutionnaire a mis hors du temps et de la langue de l'opinion ; mais aussi ceux qui s'attachent à définir un ordre politique qui fonde la liberté dans la marche même des sociétés et la fasse aller au rythme des changements de la civilisation. Aussi l'idée nouvelle de la littérature n'a-t-elle pas été imposée par les contre-révolutionnaires mais par les tenants de la troisième voie, entre la révolution jacobine et la contre-révolution aristocratique, par les partisans de cette raisonnable liberté dont la fille de Necker, Germaine de Staël, est la représentante exemplaire. Ceux-là ne se préoccupent pas plus que Vico de fonder théoriquement une poétique nouvelle. Elle le dit pour eux en préambule de son livre, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales : les gardiens du temple des Belles-Lettres peuvent dormir tranquilles. « C'est mal connaître mon ouvrage que de supposer que j'aie eu pour but de faire une poétique. J'ai dit, dès la première page, que Voltaire, Marmontel et La Harpe ne laissent rien à désirer à cet égard ; mais je voulais montrer le rapport qui existe entre la littérature et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays [...] ; je voulais prouver aussi que la raison et la philosophie ont toujours acquis de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l'espèce humaine. Mon goût en poésie est peu de chose auprès de ces grands résultats [...] et celui qui aurait des opinions contraires aux miennes sur les plaisirs de l'imagination pourrait encore être entièrement de mon avis sur les rapprochements que j'ai faits rntre l'état politique des peuples et leur littérature8. »
44
47
Il y a quelque ironie dans cette modestie. Et ce n'est pas pour rien que Balzac a fait de son frère spirituel, le mystique I xniis Lambert, le filleul de Mme de Staël. Il est bien vrai que les l'.oûts de celle-ci peuvent s'accorder sur bien des points avec ceux «li- La Harpe, dont elle est certainement plus familière que de Vico. Et son souci premier n'est pas esthétique mais politique. Il
44
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE DE VIE ET L'EXPRESSION DE LA SOCIÉTÉ 48
s'agit de chercher l'« esprit » de la littérature de la même manière que Montesquieu a analysé l'esprit des lois, de réfuter ceux qui voient dans la Révolution une catastrophe provoquée par les écrivains des Lumières, de lire à l'inverse l'évolution historique nécessaire qui a déterminé la Révolution à travers les témoignages de la littérature, mais aussi le rôle des « littérateurs » dans une république bien constituée. Pourtant, sous couleur de traiter d'autre chose que de poétique, de s'occuper du rapport extrinsèque des œuvres aux institutions et aux mœurs, et non de leur valeur et de la bonne manière de les faire, elle ruine ce qui était le cœur même du système représentatif, soit précisément sa normativité. Dans la poétique représentative il était impossible de dissocier les raisons de la fabrication du poème et le jugement sur sa valeur. La science poétique disait ce que devaient être les poèmes pour plaire à ceux qui avaient vocation à les juger. Ce qui vient à la place de ce rapport entre le savoir sur la fabrication et la norme du goût, c'est l'analogie entre esprit, langue et société. Il n'y a plus à s'occuper de ce que doit être le poème pour satisfaire ses juges autorisés. Le poème est ce qu'il doit être en tant que langue de l'esprit d'un temps, d'un peuple, de la civilisation. En ne s'occupant pas des fondements symboliques de la poétique expressive, Mme de Staël en valide la version neutralisée, la version blanche, pourrait-on dire, celle qui réduit à leur commun dénominateur la poétique du génie inconscient des peuples et celle de l'artiste créateur, l'intransitivité de la littérature et sa fonction de miroir, l'expression du monde spirituel caché et celle des rapports sociaux de production. Elle fonde ainsi la compossibilité de démarches en apparence opposées : celle des mystiques ou des iconoclastes de la révolution romantique et celle de ces esprits raisonnables, Guizot, Barante, Villemain, pour qui l'étude de la littérature « expression de la société » va de pair avec la recherche d'un nouvel ordre politique, un ordre qui entérine les résultats historiques de la Révolution et stabilise la société postrévolutionnaire : un ordre où les formes gouvernementales soient « l'expression des mœurs, des persuasions, des croyances d'un peuple », où les lois communiquent avec les mœurs à travers « une sorte de monnaie courante d'opinions, d'habitudes, d'affections »9 ; un ordre gouvernemental capable de satisfaire en même temps, comme le théâtre shakespearien, « aux besoins des masses et à ceux des esprits les plus
élevés10 » ; où les lois tirent leur force des mœurs et s'accordent avec elles par la médiation d'un régime de l'opinion. Barante sera pair de France sous la Restauration, Guizot et Villemain ministres du « juste milieu » sous Louis-Philippe. Ils accueilleront à l'Académie française l'iconoclaste Hugo. La radicalité littéraire et la banalisation du terme de littérature marchent ensemble, comme l'absolutisation de l'art et le développement des sciences historiques, politiques et sociologiques. Le principe de cette solidarité est simple. Il n'y a que deux sortes de poétiques : une poétique représentative qui détermine le genre et la perfection générique des poèmes à partir de l'invention de leur fable ; et une poétique expressive qui les détermine comme expressions directes de la puissance poétique ; une poétique normative qui dit comment les poèmes doivent être faits et une poétique historique qui dit comment ils sont faits, c'est-àdire, en définitive, comment ils expriment l'état des choses, du langage, des mœurs qui leur ont donné naissance. Or ce partage essentiel met du même côté les adeptes de la littérature pure et les historiens ou sociologues qui en font l'expression d'une société, comme il met du même côté les rêveurs du monde des esprits et les géologues des mentalités sociales. Il met la pratique des artistes purs et des critiques sociaux sous la loi d'un même principe spiritualiste dont l'indéracinable vitalité tient à sa remarquable capacité à se transformer en principe de science positive et de philosophie matérialiste. Ce principe se résume en deux règles fondamentales : premièrement, trouver dans les mots la puissance de vie qui les fait énoncer ; deuxièmement, trouver dans le visible le signe de l'invisible. « Lorsque vous tournez les grandes pages roides d'un in-folio, les feuilles jaunies d'un manuscrit, bref un poème, un code, un symbole de foi, quelle est votre première icmarque ? C'est qu'il ne s'est point fait tout seul. Il n'est qu'un moule, pareil à une coquille fossile, une empreinte pareille à l'une de ces formes déposées dans la pierre par un animal qui a vécu et qui a péri. Sous la coquille, il y avait un animal, et, sous le document, il y avait un homme [...]. Quand vous observez avec vos yeux l'homme visible, qu'y cherchez-vous ? L'homme invisible. ( es paroles qui arrivent à votre oreille, ces gestes, ces airs de tête, » < \ vêtements, ces actions et ces œuvres sensibles de tout genre ne ont pour vous que des expressions ; quelque chose s'y exprime,
44
50
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE DE VIE ET L'EXPRESSION DE LA SOCIÉTÉ
une âme. Il y a un homme intérieur caché sous l'homme extérieur, et le second ne fait que manifester le premier. » Celui qui se place ainsi sous le signe mystique de « l'homme invisible » de Saint-Martin, de l'esprit de la lettre et du monde intérieur des sens, n'est autre que le grand iconoclaste qui fonde la haïssable « réduction » des œuvres de la littérature aux conditions de la race, du milieu et du moment, Hippolyte Taine". Sans doute le jeune Mallarmé juge-t-il la théorie de Taine, qui fait d'une littérature l'expression d'une race et d'un milieu spécifiques, « humiliante pour l'artiste », mais, en lui reprochant de ne pas comprendre « la beauté du vers », il le crédite de sentir « merveilleusement l'âme de la poésie »12. De même, Proust pourra revendiquer contre Sainte-Beuve l'autonomie de la puissance d'oeuvre à l'égard des conditions de sa naissance et récuser l'art patriotique ou populaire réclamé par ses contemporains. Mais c'est uniquement parce que les uns et les autres s'arrêtent à mi-chemin dans le rapport de l'œuvre à la nécessité dont elle est l'expression. Le déchiffrement du livre intérieur proustien ne se sépare pas de l'observation des lois et des transformations d'une société et l'affirmation que l'œuvre est la traduction du monde unique que voit chaque artiste se complète strictement de la thèse selon laquelle chacune de ces visions uniques « reflète à sa manière les lois les plus générales de l'espèce et un moment de l'évolution », si bien que l'on pourrait rentoiler dans un même panneau une colline de Marguerite Audoux et une prairie de Tolstoï13. D'où la frivolité des discours qui opposent l'art pour l'art et la tour d'ivoire de l'écrivain aux dures lois de la réalité sociale, ou bien la puissance créatrice des œuvres à la relativisation culturelle ou sociologique de la littérature et de l'art. Littérature et civilisation sont deux termes qui se sont imposés ensemble. La littérature œuvre libre du génie individuel et la littérature témoignage sur l'esprit ou les mœurs d'une société reposent sur la même révolution qui, en faisant de la poésie un mode du langage, a substitué le principe d'expression au principe de représentation. Ceux qui inventent en France « la littérature » (Sismondi, Barante, Villemain, Guizot, Quinet, Michelet, Hugo, Balzac et quelques autres) inventent en même temps notre « culture », qu'ils appellent plutôt « civilisation ». Ils posent les principes herméneutiques de l'histoire et de la sociologie, ces sciences qui
donnent au silence des choses son éloquence de témoignage vrai sur un monde ou renvoient toute parole proférée à la vérité muette qu'exprime l'attitude du parleur ou le papier de l'écrivant. L'opposition de l'individu créateur et de la collectivité ou celle de la création artistique et du commerce culturel ne sont énonçables qu'à partir de la même idée du langage et de la même rupture du cercle représentatif. Ce cercle définissait une certaine société de l'acte de parole, un ensemble de rapports légitimes et de critères de légitimité entre l'auteur, son « sujet » et son spectateur. La rupture de ce cercle rend coextensives la sphère de la littérature et celle des rapports sociaux. Et elle met en rapport direct d'entreexpression la singularité de l'œuvre et la communauté qu'elle manifeste. Chacune exprime l'autre mais sans qu'il existe de norme de cette réciprocité. C'est la notion même du génie qui opère le passage de l'un à l'autre côté. Le génie romantique n'est celui d'un individu que pour autant qu'il est celui d'un lieu, d'un temps, d'un peuple, d'une histoire. La littérature n'est l'accomplissement de la puissance sans normes de la poéticité que pour autant qu'elle est F« expression de la société ». Mais ce rapport est réciproque. Chaque âge et forme de la civilisation « porte sa littérature, comme chaque époque géologique est marquée par l'apparition de certaines espèces d'ordres organisés, appartenant à un même système ». Mais aussi : « Un poème fait un peuple. C'est la Grèce héroïque qui a produit Homère ; c'est d'Homère qu'est sortie la Grèce civilisée » H . Un peuple fait un poème, un poème fait un peuple. La formule de l'équation se présente d'emblée sous ses deux figures. Il y a ceux qui rêvent d'un poème nouveau pour un peuple à venir. Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand », jeté sur le papier au temps de la Révolution française, par I legel, Hôlderlin et Schelling, en est le talisman. Il y a ceux qui i licrchent dans les poèmes du passé la physionomie du peuple qui les a faits. C'est la voie de Mme de Staël qui se transmettra aux historiens de la littérature des temps de Louis-Philippe. Mais • 'est surtout Hegel, un Hegel un peu plus âgé, celui des Leçons sur l'esthétique qui donnera aux seconds leurs principes, que Taine systématisera en science positive de la littérature. L'interminable querelle des gardiens de l'art et de ses démystificateurs joue de la versibilité infinie de la formule. Gautier, dans les années 1830,
52
LA PAROLE MUETTE
pourra polémiquer contre l'« art social », Taine, dans les années 1860, identifier l'histoire de la littérature anglaise à la physiologie d'un peuple ; Lanson, au tournant des deux siècles, imposer aux programmes de l'école républicaine l'histoire des créateurs littéraires contre l'histoire littéraire d'une société, Sartre et Bourdieu, dans ce second demi-siècle, démystifier les illusions du créateur. Les tenants de I'« universalisme » peuvent pourfendre aujourd'hui le « relativisme culturel » et s'indigner de ceux qui osent mettre dans la même catégorie « culture » l'art sublime de Shakespeare et la vulgaire fabrication des bottes. Mais les termes qu'ils opposent ne vivent que de leur solidarité. Le génie de Shakespeare ne s'est imposé comme modèle artistique que depuis qu'il est admis que l'un et l'autre sont des expressions d'une même civilisation. C'est pourquoi la sociologie marxiste a pu reprendre à son compte une bonne part de l'héritage des sciences de l'esprit. Sans doute Lukâcs a-t-il renié sa Sociologie du roman comme péché d'un jeune homme encore pris dans l'idéalisme herméneutique des sciences de l'esprit, régnant dans l'université allemande d'avant 1914. Ses analyses n'en ont pas moins largement été reprises comme explication matérialiste du rapport de la forme romanesque à la domination bourgeoise. Car l'esprit est le nom même de la convertibilité entre la puissance d'expression qui se manifeste dans l'œuvre et la puissance collective qu'elle manifeste. Il est vain d'opposer l'illusion de ceux qui croient à l'absoluité de la littérature à la sagesse de ceux qui connaissent les conditions sociales de sa production. La littérature expression du génie individuel et la littérature expression de la société sont les deux versions d'un même texte, elles expriment un seul et même mode de perception des œuvres de l'art d'écrire.
Deuxième partie
D e la poétique généralisée à la lettre muette
4 D e la poésie du futur à la poésie du passé
« L'art pour l'art » et la littérature expression de la société sont deux manières d'exprimer le mcme mode historique de l'art d'écrire. Cela ne veut pas dire que ce mode ne soit pas, en luimême, contradictoire. Et la littérature pourrait bien n'être ellemême que le développement de cette contradiction. Reste à l'identifier exactement. A première vue, l'art de la parole semble désormais se déployer entre deux disparitions. D'un côté, la lorme singulière de l'œuvre risque de se ramener à la simple manifestation d'un mode d'être collectif ; de l'autre, elle est menacée de se réduire à la seule virtuosité d'une manière de faire individuelle. Dans la polémique des Leçons sur l'esthétique que I legel professe dans les années 1820, ce double péril peut se ifsumer en deux noms. Le premier est celui de Friedrich Wolff, li grand philologue qui a radicalisé la thèse de Vico en affirmant l'inexistence historique d'Homère. Dans ses Prolégomènes, publiés en 1795, il a argué de la disparité entre les parties des poèmes homériques et proposé d'y voir une compilation il'œuvres écrites par des auteurs et à des époques différents. Le M-cond est Friedrich Richter, dit Jean-Paul, l'auteur de ces romans erratiques où l'écrivain sans cesse se met en scène et fait * iloir son humour aux dépens de personnages sans consistance ri d'une histoire sans queue ni tête. Mais cette polarité qui fait * i iyager le paradigme romantique entre l'anonymité culturelle n la pure signature individuelle ne tient pas à la divergence * li principes et des fins entre l'individualité artistique et la
56
LA PAROLE MUETTE
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ
communauté politique ou sociale. La contradiction du social et de l'individuel n'est que l'expression superficielle d'une contradiction plus fondamentale, située au cœur même de la définition nouvelle de Y originalité poétique. Car la poétique antireprésentative a deux principes qui se contredisent. Selon le principe d'indifférence, aucun sujet ne commande une forme ou un style qui lui soient propres. Il n'y a rien que le poète soit obligé de dire d'une manière déterminée. Le propre de l'art est de réaliser, à travers tout sujet, sa pure intention. Mais si la poéticité est un mode d'être du langage, c'est, à l'inverse, comme rapport déterminé du langage à ce qu'il dit. A l'encontre de tout principe d'indifférence, la poésie est un langage caractérisé par sa motivation, par sa ressemblance avec ce qu'il dit. A l'inverse du libre artiste, le poète est celui qui ne peut pas exprimer autre chose que ce qu'il exprime et qui ne peut pas l'exprimer sur un autre mode du langage. Les comparaisons de Vico avec le langage des sourds-muets posaient une fois pour toutes le paradoxe : la poésie est un langage, pour autant qu'elle est un défaut du langage. Elle est l'œuvre d'un langage qui ne dit pas proprement ce qu'il dit, l'expression d'une pensée qui ne se donne pas en elle-même. Ce qui la met en harmonie avec l'état du développement de la pensée humaine, c'est l'identité de cette vertu originaire et d'un défaut originel. La poésie n'identifie son histoire à l'histoire de la pensée qu'à titre de préhistoire. Son accord avec le développement de « la raison et de la philosophie », dont parle Mme de Staël, en fait aussi bien une survivance que ce développement doit faire disparaître. La poétique romantique est alors devant un dilemme : ou bien elle assume cette téléologie historique qui fait essentiellement de la poétique nouvelle une herméneutique nouvelle de la poésie passée. Ou bien elle revendique cette poétique comme principe de la production d'une poésie nouvelle, ce qui l'oblige à construire en théorie et à réaliser en pratique la littérature comme l'union de deux principes contradictoires : celui d'une différence spécifique, inscrite dans la vie objective du langage et de l'esprit, et celui d'une indifférence absolue de la forme de réalisation de la volonté artistique.
d'une branche d'une alternative mais comme la récusation de l'alternative, la récusation anticipée de la possibilité de la littérature comme mode nouveau des productions de l'art d'écrire et mode nouveau du traitement de la correspondance des arts. La théorie hégélienne de la poésie, et les Leçons sur l'esthétique avec elle, poursuivent ainsi un double objectif. A un premier niveau, elles règlent le dilemme de l'individuel et du collectif. Elles visent à conjurer cette double perte de l'art que résument les entreprises symétriques de Friedrich Wolff et de Jean-Paul, du côté de la philologie démystifiante ou de la « fantaisie » sans loi. Elles déterminent le bon rapport entre le savoir et le non-savoir, entre la manifestation langagière du sens et le mutisme de la pierre, entre les manières d'être collectives et l'énonciation singulière de l'art, qui assure le statut de la poéticité. Mais elles ne le font qu'au prix de radicaliser la thèse qui assimile la poéticité à un certain état de langage ou à un mode historique de la pensée, de transformer la tension entre les principes de la poétique romantique en séparation des âges de l'esprit. La polémique contre la « fantaisie » et l'humour de Jean-Paul vise alors tout autre chose que le seul équilibre de la création artistique individuelle et de l'expression collective. Elle disjoint radicalement les deux principes de la poétique romantique : celui de la penséelangage et celui de l'indifférence du représenté. Elle les transforme en âges séparés : l'âge moderne, l'âge « littéraire » de l'indifférence du représenté s'oppose à l'âge de la poésie, à l'âge de la pensée présente dans l'extériorité de l'œuvre. Ce que Hegel théorise alors, c'est l'impossibilité que sorte de la poétique romantique une figure nouvelle de l'art d'écrire, cette figure que deux siècles poursuivront sous le nom de littérature. Bien loin donc de garantir la littérature contre les formes de dissociation, inhérentes à la dualité de ses principes, Hegel prend pour cible la tentative pour les concilier, pour faire du romantisme le principe d'une poésie généralisée. Cette tentative avait été, trente ans avant, celle des jeunes romantiques du cercle de VAthenaeum. Ceux-ci avaient en effet donné sa forme radicale à cette idée d'une poésie généralisée : une poésie déjà présente dans le « poème écrit en une langue merveilleuse » de la nature, concentrée dans le miroir objectif du langage et dans la « fantaisie » de l'artiste, capable de poétiser toute chose, de faire
L'esthétique hégélienne apparaît comme la systématisation radicale de la première voie. Non pas donc comme le choix
57
56
58
LA PAROLE MUETTE
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ
de toute réalité finie le hiéroglyphe de l'infini. Sans doute Schiller avait-il introduit une solution de continuité dans cette vision en distinguant deux formes et deux âges de la poésie : la poésie naïve et la poésie sentimentale. Naïve est pour lui la poésie dont la production ne se sépare pas de la conscience spontanée d'un monde qui ne distingue pas, lui-même, le naturel et le culturel, le poétique et le prosaïque. De cette « naïveté », bien éloignée de toute niaiserie primitive, témoigne la poésie des Grecs, expression d'une continuité entre les sentiments subjectifs, les modes de vie collectifs, la religion commune et les formes de l'art. Sentimentale est la poésie propre à la modernité, la poésie d'un monde qui soupire après une nature perdue, oppose les sentiments du cœur à la prose de l'ordre social ou les arts et institutions de la civilisation aux mœurs naturelles. La poésie sentimentale est la poésie qui se connaît comme une forme séparée, opposée au monde prosaïque, obligée de se faire valoir contre lui. Mais Schiller appelait une poésie idéale surmontant la séparation, et la philosophie postkantienne offrait le principe de cette poésie. La théorie objectiviste d'un monde en soi poétique pouvait servir de base à une théorie subjectiviste de la fantaisie poétique. La nature est un « poème enfermé dans une langue secrète et merveilleuse », nous dit Schelling en paraphrasant Kant. La clef de ce poème est peut-être perdue, le grand monde de la poéticité généralisée est figé comme par un enchanteur dans la morne objectivité des choses mortes et du monde prosaïque. Mais la philosophie nouvelle, par la voix de Fichte, offre le moyen de la forger à neuf. Dans son identité à soi, le je de la subjectivité transcendantale détient déjà le principe de l'unité du subjectif et de l'objectif, du fini et de l'infini. Il peut donc briser l'« enchantement » qui tient enfermé le poème de la nature, c'est-à-dire le reconnaître pour ce qu'il est en son essence divine et doit devenir dans la réalité humaine : une « imagination rendue sensible », en entendant par « imagination » (Einbildungskrafi) non la faculté des fictions mais la puissance de la Bildung qui produit des « images », lesquelles sont des formes de vie, les moments d'un processus d'éducation de l'humanité artiste. « Le je de Fichte est un Robinson », dit Novalis1. Il est la capacité de recréer l'équivalent d'un monde perdu, l'onde d'esprit qui réveille les lettres dispersées du poème
de la nature, la voix et le rythme qui transforment en chant la prose des consonnes. Il est la subjectivité pure qui travaille à un monde commun. « Il pourra naître ici des œuvres merveilleuses dès qu'on se mettra à fichtiser en véritable artiste2. » Le romantisme alors n'est pas condamné à rêver sur le paradis perdu de la naïveté. Il peut inscrire cette naïveté perdue et le programme d'une poésie nouvelle dans une seule téléologie historique. Et c'est peut-être cette téléologie de la continuité retrouvée entre une poésie immanente au monde et une poésie tirée de la subjectivité qu'exprime le concept schlégélien du « fragment ». Celui-ci a souvent été pensé comme la marque d'un statut d'inachèvement et de détotalisation propre à l'œuvre moderne. En l'assimilant au thème blanchotien de l'œuvre « désœuvrée », on fait basculer « la littérature » du côté d'une expérience des limites. Mais cette vision est sans doute trop pathétique. Un fragment n'est pas une ruine. C'est bien plutôt un germe. « Toute cendre est un pollen », dit aussi Novalis. Le fragment est l'unité dans laquelle toute chose figée est remise dans le mouvement des métamorphoses. Philosophiquement, il est la figure finie d'un processus infini. Poétiquement, il est la nouvelle unité expressive qui remplace les unités narratives et discursives de la représentation. C'est cette conversion qu'opère exemplairement le fragment 77 de \Atbenaeum : « Un dialogue est une chaîne ou une guirlande de fragments. Un échange de lettres est un dialogue à grande échelle, et des Mémorables sont un système de fragments3. » Fragmenter les œuvres du passé, cela veut dire défaire les liens de leur unité représentative pour l.iire (re)vivre leur nature romantique de guirlandes de fragments expressifs, de hiéroglyphes du poème naturel et langagier, de moments d'une formation, de cette Bildung qui crée en même temps des images, des formes et des possibilités de vie. ( !'est les mettre en avant d'elles-mêmes et les inscrire dans le même mouvement que les esquisses de la nouvelle poésie, l.iquelle, en même temps, se montre comme la capacité infinie du je poétique et comme la production de telle ou telle des lormes provisoires, des « individualités » où elle choisit de se limiter, où elle identifie sa liberté subjective à la formation objective d'un esprit en devenir. L'écart du poème à ce qu'il dit n'est donc pas le défaut
56
LA PAROLE MUETTE
d'un langage d'enfance. Il est au contraire le mouvement par lequel la poésie se projette toujours au-delà de ses figures déterminées et les projette dans le processus d'une vie en formation. La puissance de division du fragment est identique à la puissance d'anticipation du projet, comme la faculté dissolvante du mot d'esprit à la faculté unifiante du symbole. C'est cette identité de nature du fragment et du projet qu'exprime le fragment 22 de VAthenaeum : « Un projet est le germe subjectif d'un objet en devenir. Un projet parfait devrait être à la fois pleinement subjectif et pleinement objectif, un individu indivisible et vivant. Par son origine, pleinement subjectif, original, impossible ailleurs que dans cet esprit ; par son caractère, pleinement objectif, d'une nécessité physique et morale. Le sens des projets - ces fragments d'avenir, pourrait-on dire - ne diffère du sens des fragments tirés du passé que par la direction, ici régressive et là progressive. L'essentiel est la faculté de tout ensemble idéaliser et réaliser immédiatement des objets, les compléter et en partie les accomplir en soi. Or, comme le transcendantal est précisément ce qui a rapport à l'union ou à la séparation de l'idéal et du réel, on pourrait fort bien dire que le sens des fragments et des projets est la composante transcendantale de l'esprit historique4. » Le fragment est l'unité expressive, l'unité métamorphique quelconque - rêve, caillou ou bon mot, citation ou programme - où le passé et l'avenir, l'idéal et le réel, le subjectif et l'objectif, le conscient et l'inconscient échangent leur pouvoir. Il est le passé rendu présent et le présent lancé dans le futur. Il est l'invisible devenu sensible et le sensible spiritualisé. Il est à la fois la présentation de soi du sujet-artiste, l'individualité de l'œuvre dans laquelle il s'abolit et un moment du grand processus de formation du monde de l'esprit. La poésie « romantique » réalise ainsi l'identité des contraires : en elle, « l'arbitraire du poète ne souffre aucune loi qui le domine », et pourtant, elle peut, « pareille à l'épopée, devenir miroir du monde environnant, image de l'époque »\ Mais cette identité des contraires est identité en devenir : le perpétuel renvoi de la subjectivité créatrice au fragment où elle se présente sans s'épuiser préfigure et forme un monde-esprit à venir où la différence même de l'artiste et de l'œuvre d'art doit s'abolir. Cette identité potentielle de l'œuvre d'art et de l'œuvre artiste, de la fantaisie
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ
60
individuelle et de la formation d'un monde commun est supportée par l'identité de la forme d'art — de la forme comme produit d'une fabrication - et de la forme de vie, de la forme comme présentation du mouvement de la vie. La poétique du fragment offre alors l'unité rêvée entre le principe d'égalité et le principe de symbolicité. Le fragment est symbole : morceau quelconque et microcosme d'un monde. Il est libre fabrication de l'imagination et il est forme vivante emportée dans le mouvement des formes de la vie. En sa naissance romantique, le fragment n'est pas la détotalisation qui fonde la littérature comme expérience de l'impossible. Il est bien plutôt la résolution des contradictions de la nouvelle totalité. Et si la littérature en sort, c'est par la scission de ce qu'il prétendait rassembler. Toute l'histoire de la littérature, de fait, sera peut-être celle du destin de cette « guirlande de fragments » qui opposait à l'ordre narratif et discursif ancien l'image d'une autre totalité. Au monde perdu de la « naïveté » la théorie du fragment taisait ainsi succéder une poésie nouvelle, qui n'était plus la conscience immédiate d'un monde mais sa recréation sur les bases de la subjectivité infinie. Cette recréation peut s'exprimer, i liez Novalis, dans le concept mystico-poétique de la magie. Mais elle peut aussi se donner comme la tâche nouvelle de la raison. Et les textes de VAthenaeum ou « Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand » avaient formulé ictte tâche : l'illimité sensible de l'imagination devait se mettre .m service de l'infini des idées de la raison, identifier son pouvoir tir rendre la pensée sensible au pouvoir de la théorie. L'esprit i irerait de lui-même une mythologie nouvelle, et le poème, pour prix de la naïveté perdue, gagnerait les pouvoirs de la connaisince : reprenant, à partir de lui-même, la puissance par laquelle le langage est un « poème du genre humain tout entier », il ^•viendrait capable de se réfléchir lui-même, de faire sa « théori< sous la forme du poème de sa propre poéticité et de la poéi ii ité en général. A l'épopée perdue succédait le roman, genre MIS genres, genre du mélange des genres, où le récit, le chant ou lr discours manifesteraient différemment le principe de poéti. né. A l'épopée homérique, où le poète s'effaçait derrière la l'irsentation d'un monde poétique, s'opposait le roman de
56
LA PAROLE MUETTE
Don Quichotte qui nous présentait à l'inverse le principe poétique personnifié en un personnage, dans sa rencontre avec le monde de la prose et dans son combat pour poétiser toute réalité rencontrée ; et plus encore celui des Années d'apprentissage de Wilhelm Meisteroù l'itinéraire du héros s'identifiait à la retraversée des formes de la poésie : la prose du roman devenait alors proprement poème du poème et livre de Vie. A cette poétique de la poésie universalisée, Hegel oppose une conséquence rigoureuse : l'universalisation de la poésie est le strict corrélat de son historicisation. Elle est universelle en tant que langage d'un monde qui ne se connaît pas encore pleinement lui-même. L'unité entre la fabrication de l'image poétique et le mouvement des formes de la vie appartient à un certain stade du développement de l'agir et du faire humains qui est aujourd'hui révolu. Le cœur de la démonstration hégélienne se situe tout naturellement dans l'analyse de l'épopée et du monde de l'épopée. Parce que l'épopée s'identifie à Homère et que la question d'Homère résume, depuis Vico, la question de la nature même de la poésie. Mais aussi parce que l'épopée est le lieu où la définition nouvelle de la poéticité peut le mieux présenter, au passé, son concept et en donner l'illustration harmonieuse. « L'œuvre épique est la légende {Sage), le livre, la bible d'un peuple, et toute nation de quelque importance possède ce genre de livres absolument premiers dans lesquels s'exprime ce qui constitue son esprit originel 6 . » La formule manifeste bien le renversement du principe classique de généricité. Les « genres » épique, lyrique et tragique, que Hegel étudie selon l'ordre des Leçons d'August Schlegel, ne sont plus des formes appropriées à la dignité spécifique d'un sujet. L'épopée n'est plus la représentation des dieux et des héros dans une forme compositionnelle et métrique spécifique. Elle est l'expression de la vie d'un peuple, la poésie correspondant à un certain état du langage qui reflète lui-même un état des rapports entre la pensée et son monde. Elle est alors la manifestation exemplaire de cette « naïveté » conceptualisée par Schiller, qui n'est pas la niaiserie des premiers âges mais l'exacte adéquation de la puissance poétique à son sol ou milieu natal. Elle est la poésie d'un monde déjà poétique, d'un monde qui ne connaît pas la séparation de la poésie
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ
62
et de la prose et où les formes de la vie commune et celles de l'énonciation poétique renvoient à un même mode du faire. Tel est l'univers que chante Homère : celui d'un temps où les activités des hommes et le lien qui les unit ne sont pas encore objectivés, hors d'eux ou au-dessus d'eux, dans les lois de l'Etat, les modes industriels de la fabrication ou les rouages de l'administration, où ils sont des manières d'être et de faire familières, des traits de caractère, des sentiments et des croyances. Dans ce monde, « tout ce dont l'homme se sert pour sa vie extérieure, la maison et la ferme, la tente, le siège, le lit, l'épée et la lance, le navire avec lequel il sillonne la mer, le char qui l'emmène au combat ; bouillir et rôtir, abattre, manger et boire : rien de tout cela ne doit être devenu un moyen mort, mais il doit au contraire s'y sentir parfaitement vivant par tous ses sens et de tout son moi, et conférer ainsi à ce qui est extérieur en soi, par le lien étroit qui l'attache à l'individu humain, une marque individuelle animée d'humanité ». C'est ce mode d'être individuel et collectif, aux antipodes de celui du machinisme et de l'Etat moderne, qu'expriment les poèmes d'Homère : « Chez lui, tant dans la vie domestique que publique, nous n'avons pas plus affaire à une réalité barbare qu'à la seule rationalité prosaïque (l'erstiindige Prosa) d'une vie familiale et politique bien ordonnancée, mais à ce milieu originellement poétique que j'ai désigné plus haut7. » C'est ce « milieu » que réfléchit la poésie d'Homère. Et il I uit pour cela qu'il y participe lui-même. Mais non pas comme l.i voix anonyme du peuple archaïque dont l'écho se disperserait i n poèmes épars ; comme la voix d'un artiste qui est un comme c monde est un. L'objectivité du poème épique commande que le poète comme sujet s'efface devant son objet et se fonde en lui », et pourtant, « le poème épique, en tant qu'œuvre d'art • Ili'i tive, doit provenir d'un seul et unique individu »8. Il faut ilniu que Homère tienne encore au monde qu'il décrit mais en • •n déjà assez éloigné, à la distance temporelle où la poéticité lilluse d'un mode de vie collectif peut être ressaisie comme l'i 11 h ipe d'une œuvre individuelle. Mais aussi ce monde collec• > ( dont il se fait le chantre, le monde de la non-séparation des n m ités, est lui-même, par excellence, le monde des individus. I i. lmmunauté substantielle de la vie éthique n'y apparaît que
56
LA PAROLE MUETTE
comme manifestation de l'activité et du caractère des individus. L'unité épique des modes du faire se manifeste par excellence dans la description de ces chefs de guerre qui sont aussi bien fabricateurs de leur propre mobilier que cuisiniers et serveurs de leurs hôtes. « Les héros abattent les bêtes et les font rôtir euxmêmes ; ils domptent le cheval qu'ils veulent monter ; les ustensiles qu'ils utilisent sont plus ou moins façonnés par eux [...]. Le sceptre d'Agamemnon est un bâton de famille que son ancêtre a lui-même coupé de l'arbre et qu'il a transmis à ses descendants ; Ulysse s'est lui-même fabriqué son grand lit matrimonial. Il est vrai que les célèbres armes d'Achille ne sont pas son oeuvre propre. Mais là aussi, pourtant, l'entrelacement des activités de multiples personnes est nié, car c'est Héphaïstos qui les confectionne sur la demande de Thétis9. » Le monde épique est poétique - antiprosaïque - parce qu'il est l'exacte adéquation d'un fthos collectif et des caractères individuels. Et l'individualité du livre homérique du peuple est à l'image de cette unité. Homère écrit son poème comme Atrée a taillé son sceptre et Ulysse son lit matrimonial. C'est pourquoi ce poème peut être en même temps un livre de vie, taillé dans le tissu de la vie collective, et l'œuvre nécessairement individuelle d'un artiste unique. L'épopée alors est l'utopie du poème autant qu'une forme de la poésie. Elle manifeste l'exacte entre-expression du génie créateur individuel et de la poéticité inhérente à un monde commun. Elle réalise exemplairement cette adéquation du sens et de la matière sensible qui est l'essence de l'art comme mode de la pensée, manifestation d'une pensée en dehors d'ellemême, passée sans reste dans l'extériorité de la pierre ou le monolithisme du personnage. L'action du héros épique comme la figure du dieu de pierre expriment cette incarnation d'une pensée devenue forme plastique, surmontant à la fois le mutisme du signe et le langage équivoque du symbole. Le savant équilibre de l'esthétique hégélienne tient à cette adéquation entre une théorie classique de l'idée devenue forme et l'idée romantique du poème comme pensée encore étrangère à ellemême. Le dieu de pierre dont le mutisme est la forme sensible de l'idée et le héros épique monolithique, exprimant le monde collectif des individus, accordent la manifestation adéquate de la pensée et sa différence à soi. Et cet accord est aussi celui d'une
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ
65
puissance poétique individuelle et de la poéticité d'un monde. Ce double accord est proprement ce qui définit le classicisme. Mais cette définition du « classicisme » présente une propriété bien remarquable : elle n'est rien d'autre que la formulation de la poétique romantique. L'opération propre à Hegel est de transformer la poétique romantique en théorie du classicisme. L'œuvre-langage, la belle coïncidence de la forme et de la signification, de l'œuvre fabriquée et de la forme vivante, de l'individualité créatrice et de la poéticité collective, tout cela dont les frères Schlegel ou Novalis avaient fait la tâche de la poésie nouvelle est une chose du passé. La poétique romantique est ainsi retournée contre ses théoriciens. Leur programme d'avenir devient interprétation du passé. Et cette interprétation du passé montre à son tour que le programme d'avenir est sans avenir. Ainsi la coupure schillérienne est-elle radicalisée. Et le destin de l'épopée allégorise celui de la poésie en général. L'épopée est la gloire d'un monde - le monde d'avant l'Etat et la division du travail - , elle est aussi le chant de son crépuscule. Elle est une utopie au passé qui a pour revers l'impossibilité de la nouvelle utopie du poème-livre de Vie. Hegel généralise en effet le paradoxe de ce classicisme 11 >mantique. Pour que l'idée se manifeste et disparaisse en même temps dans la forme de l'art, il faut l'exacte coïncidence entre ce que l'artiste veut faire et ce qu'il ne veut pas faire, ce qu'il fait ins le savoir ni le vouloir. Cette condition lie le succès de l'art ut déclin de la positivité même qui lui donne consistance. I lu mère fait son poème comme Atrée son sceptre ou Ulysse son lu Mais, corrélativement, l'identité nécessaire entre ce qu'il fait et < e qu'il ne fait pas le lie au destin du héros épique qui n'est tel que par l'identité dans sa « chose » (Sache) de son vouloir propre • i île l'extériorité de l'événement qui l'attend. La gloire épique • t le succès de son poème reposent sur le « banc de sable du Inu Avec Achille, c'est le monde collectif des individus que le • • • 11 homérique conduit au trépas. Et il faut voir le sens de cette (m Car c'est un tel « monde collectif des individus » que les i' unes exaltés des années 1800 avaient projeté dans l'avenir, • luis ce «programme systématique de l'idéalisme allemand» iluiit 1 legel, Holderlin et Schelling avaient tracé l'esquisse. Ils il nent alors d'un monde de la liberté où la loi mécanique de
56
LA PAROLE MUETTE
l'Etat serait remplacée par l'esprit vivant de la communauté, par les Idées de la raison devenues poème commun, rendues « esthétiques », c'est-à-dire « mythologiques », pour sceller, en une religion nouvelle, l'accord des penseurs et du peuple10. La théorie hégélienne de l'épopée conduit cet avenir d'hier au trépas. Elle montre qu'il est le passé de l'Etat et de la communauté, non leur futur. Mais cette liquidation d'une utopie politique de la poéticité fixe aussi le destin de la poésie elle-même. L'adéquation exemplaire de la communauté épique, de son héros et de son poète traduit la « poéticité » naturelle d'un monde d'avant les rationalisations étatiques et industrielles de l'agir humain. Mais aussi elle se produit sur le fond de l'inadéquation qui est au principe du « langage » de l'art. L'art est la manifestation d'une pensée hors de soi, prise dans le matériau qu'elle anime et élève à l'idéalité : pierre, bois, couleur, son ou langue ; une pensée qui se fait âme d'un tableau, sourire du dieu de pierre ou image et rythme du poème. Il est la manifestation d'une pensée encore extérieure, encore obscure à elle-même, dans un langage dont la vertu poétique est liée à sa non-transparence. La vertu de la poésie est bien identique à ce double défaut qu'avait analysé Vico : la difficulté de l'esprit à connaître sa propre puissance, la résistance de la langue à devenir le simple instrument de la pensée. La puissance de pensée de la poésie est celle d'un esprit qui ne se connaît encore que dans la figure et le rythme d'un langage encore pris lui-même dans le figuré de l'image et l'épaisseur temporelle de sa matérialité. C'est cela qui la met en accord avec un monde où les activités individuelles et collectives ne sont pas encore soumises à la rationalité juridique ou économique. C'est aussi cela qui en fait un moment de l'histoire des rapports entre la pensée, son langage et son monde, et un moment destiné à disparaître. Le temps de la société bourgeoise et de l'Etat moderne ne retire pas seulement aux activités du monde empirique leur poéticité. Il est aussi le temps où l'esprit a pris conscience de son domaine propre et possession d'un langage devenu instrument neutre de l'expression de la pensée. L'esprit n'a plus besoin de se connaître dans sa manifestation extérieure, dans les fables, caractères, images et rythmes de la poésie. Il n'a plus besoin de la poésie. Mais aussi celle-ci a perdu sa matière
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ
67
propre, à savoir la double opacité de la langue à la signification et de la signification à elle-même. Hegel demande alors que l'on tire toutes les conséquences de la théorie romantique du poème. Celle-ci fait du poème un langage symbolique. Mais le symbolisme ne se prête à la forme de l'art que par son inadéquation à l'expression de la pensée. L'adéquation de l'expression langagière et de la forme sensible n'est qu'un moment transitoire de conciliation. Comme principe d'art, la poétique romantique s'est déjà accomplie, et elle s'est accomplie comme classicisme. Le romantisme maintenant ne peut plus être que le « sentimentalisme » schillérien, l'idée formelle de la réunion à opérer entre le principe subjectif de la poéticité et l'objectivité de la prose du monde. Il faut tirer toute la conséquence du truisme de Monsieur Jourdain. On ne peut parler qu'en vers ou en prose. Poésie et prose sont des modes différents du rapport entre pensée, langage et monde. Les novateurs littéraires en concluaient que ces modes de la pensée sont distincts des simples formes empiriques et que l'on peut réaliser l'essence de la poésie dans un roman en prose. Mais ils n'allaient p.is jusqu'au bout de la logique. Ces modes du rapport entre pensée, langage et monde sont des modes historiques. La prose n'est pas seulement une manière de passer d'une ligne à la suiv.inte, pas non plus seulement une métaphore pour opposer la téalité empirique aux songes de l'imagination. C'est un monde historique. Et ce monde historique prescrit la fin de la poésie • i mime forme essentielle de la pensée, comme forme de repréM-ntation des « grands intérêts » de l'esprit. On peut assurément • ontinuer tant qu'on voudra à y écrire des sonnets, des tragédies mi des églogues. Simplement, ceux-ci n'auront plus le statut de 11 pyramide égyptienne, de la tragédie grecque ou du drame shaluspearien: celui d'un mode de la pensée par lequel celle-ci n présente, dans l'extériorité de la figure, son propre contenu. Au temps de la prose du monde, la connaissance de l'esprit par lui même se dit dans la prose de la philosophie et de la science. Il n'y a pas de relève de la poéticité, pas de poétique de la prose. 1 est en vain que la poésie veut alors se dépasser elle-même et devenir sa propre théorie. Elle ne fait ainsi que sortir du iliiniaine de l'art sans pour autant entrer dans le domaine de la philosophie.
56
LA PAROLE MUETTE
DE LA POÉSIE DU FUTUR À LA POÉSIE DU PASSÉ 68
Il faut donc bien voir l'abîme que recèle la phrase hégélienne si souvent citée sur le roman comme « épopée bourgeoise moderne" ». Lukàcs en fait le principe de sa Théorie du roman et on y lit volontiers les fondements d'une théorie hégélienne de la littérature. Mais cette phrase n'ouvre pas une théorie du roman, elle en clôt une, celle que Schelling et Friedrich Schlegel avaient élaborée sur les bases du Don Quichotte et de Wilhelm Meister. La rupture de Wilhelm Meister avec le monde du commerce, ses expériences théâtrales et ses discussions sur le théâtre, sa rencontre avec Mignon et son chant, symboles de la « poésie de la nature », son accession finale à une sagesse qui est celle de l'esthétique comme mode de vie, tout cela faisait du roman de Goethe, dans l'analyse de Friedrich Schlegel, le prototype même du « poème du poème », présentant lui-même la théorie poétique de sa poéticité et la théorie de l'existence poétique en général12. Tout en rendant à Goethe l'inévitable hommage, Hegel renverse la vision. Ce qui était, pour Schelling ou les Schlegel, principe de « poéticité infinie » est au contraire, pour lui, la marque d'une clôture historique. L'épopée était le poème d'un « état originellement poétique du monde ». Le roman, à l'inverse, se présente comme l'effort pour rendre sa poéticité à un monde qui l'a perdue. Mais un tel effort est contradictoire. On ne rend pas sa poéticité à un monde qui l'a perdue. Le roman est alors condamné à ne représenter que sa propre condition : l'écart entre les aspirations poétiques et la prose du monde bourgeois. Bien loin de l'ambition de Goethe ou de Friedrich Schlegel, le roman d'apprentissage a pour contenu essentiel la comédie de l'idéal, le roman des jeunes bourgeois, en rupture provisoire avec la famille, la société, l'Etat ou le commerce, mais qui, après avoir traîné leurs guêtres un peu partout, deviennent des philistins comme les autres13. Ou bien alors, ce contenu lui-même disparaît. Les situations et événements du roman ne sont que des « bouts rimés » (Novalis) ou un « dictionnaire des rimes » (Jean-Paul). Le roman n'a plus d'autre objet que la répétition infinie de l'acte qui repoétise toute chose prosaïque. Dans la pratique, cette soumission de toute réalité finie à l'autoaffirmation du je fichtéen devient la pure démonstration de la virtuosité de l'artiste, l'occasion pour le romancier de faire valoir sans fin cette fantaisie où se concentre
le pouvoir poétique de transformer toute réalité finie en hiéroglyphe de l'infini. Or cette puissance ne se démontre que par la destruction de tout objet. Le principe d'indifférence dévore alors le principe de poéticité. La vérité du roman, c'est cet « humour » qu'exemplifient les romans de Jean-Paul. Sans cesse l'auteur y est en scène. Il accumule préfaces et appendices, appendices aux préfaces et préfaces aux appendices, consent finalement à mettre en chemin un personnage qui est son double et à le lancer dans une histoire insignifiante, mais pour l'accompagner, se substituer à lui, l'oublier en chemin pour entamer une digression poétique ou une discussion avec le lecteur. La « poésie » n'est plus rien d'autre que la dissolution continue de la représentation, que l'acte de s'exhiber elle-même, d'exhiber, au détriment de tout objet, sa seule intention vide. La poétique romantique s'inverse alors. A la poéticité restreinte 'l'une « parole vivante » réduite à la scène oratoire, elle opposait l.i grande scène de la parole vivante, la scène de l'écriture, la scène du verbe devenu chair, de la nature devenue poème ou de l.i pure fantaisie traçant partout les hiéroglyphes ou les arabesques de l'infini. Les aventures sans queue ni tête des héros uu onsistants de Jean-Paul transforment cette grande scène du " tout parle » en pure errance de la lettre morte. Jean-Paul vouait le roman à l'accomplissement de la tâche poétique de nous apprendre à lire les signes du monde, d'en être la gramnuire et le dictionnaire. « Notre âme, disait-il, écrit sur les âmes ivec les vingt-quatre signes des signes (c'est-à-dire avec les vingt• 1
5 Le livre en morceaux
Ainsi Hegel invalide deux fois la prétention du poème nouveau, du poème qui se prouve dans la forme même de la prose. Sous i forme objectiviste, le poème romanesque se perd dans la prose du monde bourgeois. Dans sa version subjectiviste, il i amène l'œuvre à la seule exhibition du signe mort de l'art, à la signature de l'artiste. Le romantisme alors n'est pas le principe d'une poétique nouvelle. Il est l'entrée de la poésie et de l'art • Line l'âge de leur dissolution. Le principe de cette dissolution, • i st l'incompatibilité des deux principes organisateurs de la I"•« tique antireprésentative, celui qui fait de la poésie un mode propre du langage et celui qui décrète l'indifférence de la forme .m sujet représenté. Si la poésie et l'art sont des modes du Iani >!.'<• rt de la pensée, ils ne peuvent connaître de principe d'in• lillérence. L'art est un langage pour autant qu'il dit le rapport ssaire - adéquat ou non - d'une pensée à son objet. Il disl' n.lit là où ce rapport est indifférent. Sans doute Hegel use-t-il di quelque mauvaise foi pour rabattre la «poésie universelle pingicssive » des frères Schlegel sur l'humour de Jean-Paul, reprendre simplement les sarcasmes des premiers contre li n i ond. Il n'en formule pas moins le paradoxe dans lequel se l'Iuttra toute l'entreprise de la littérature. Celle-ci sera, de fait, 1 Huit interminable pour définir théoriquement et construire i • iiiquement une cohérence des principes opposés, depuis le • livie sur rien » de Flaubert qui doit trouver la forme sonore |itr qui fait de chaque phrase une manifestation de l'Idée,
72
LA PAROLE MUETTE
jusqu'au paradoxe proustien de ce « livre imprimé en nous » dont le déchiffrement est l'oeuvre d'un livre où « il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif »'. Mais aussi, par son acharnement contre les histoires de bacheliers et de maîtres d'école de JeanPaul, Hegel dévoile derrière la contradiction du principe expressif de nécessité et du principe antireprésentatif d'indifférence, une contradiction plus profonde dont le genre éponyme du romantisme, le genre sans genre du roman, est le lieu d'élection. Celle-ci n'oppose plus seulement la nécessité d'une écriture à l'indifférence d'un sujet. Elle oppose l'écriture à l'écriture : l'écriture comme verbe témoignant d'une puissance d'incarnation, présente dans le poème, le peuple et la pierre, à l'écriture comme lettre sans corps : disponible pour tout usage et tout locuteur parce qu'elle est séparée de tout corps qui en avérerait la vérité. Derrière l'opposition des deux principes maîtres qui écartèlent la poétique romantique, c'est alors le conflit des écritures qui se révèle comme la vérité cachée de la nouveauté littéraire. Arrêtons-nous, pour le comprendre, sur l'une de ces fables et l'un de ces héros dont Hegel dénonce l'inconsistance. En 1809, Jean-Paul publie sa Vie de Fibel, ouvrage dont le titre indique déjà la formule humoristique. Fibel en effet était alors le nom commun des abécédaires allemands. Le nom, selon certains, dérivait de Bibel, la Bible. Jean-Paul transforme donc ce nom commun en nom propre, en inventant un Fibel, auteur du livre homonyme. La fiction du livre tient alors tout entière dans l'entreprise du narrateur qui veut reconstituer la vie et l'œuvre de ce Fibel. La tâche, nous dit-il, est ardue car les sources sont introuvables. Las de consulter en vain savants et bibliothèques, il s'est tourné vers les marchés et les bouquinistes. Et il a ainsi trouvé à l'étalage d'un bouquiniste, juif converti, les débris d'une œuvre monumentale, les quarante tomes de l'œuvre et de la vie de Fibel dont ne restent que les couvertures. A part quelques feuilles, en effet, le contenu en a été dispersé au vent par les soldats français. Par bonheur, pourtant, les habitants du village ont recueilli les feuillets éparpillés au gré du vent et en ont fait des cornets de café, cerfs-volants, patrons de corsets, allume-pipes, housses de chaises ou papiers à envelopper les harengs. Le narrateur met alors en campagne les galopins du
LE LIVRE EN MORCEAUX
73
village pour récupérer, une à une, les feuilles détachées du livre, recyclées pour ces usages pittoresques. Au fil de cette récollection nous est livrée l'histoire du héros. Le jeune Fibel, fils d'un oiseleur, s'était tôt passionné non pour la lecture mais pour les lettres comme telles, les lettres dans leur matérialité. Un songe nocturne où un coq lui était apparu lui avait donné le principe de son « œuvre » : l'assimilation, à travers une onomatopée (Ha) de la figure du coq, de la lettre H et du mot Hahn qui est le nom .illemand du volatile. Diverses aventures s'ensuivent jusqu'à l'épuisement de toutes les sources sur la vie de Fibel, que nous retrouverons pourtant à la fin sous la figure d'un centenaire oublié de tous dans un hameau voisin. Selon les biographes de Jean-Paul, l'auteur ironiserait dans ictte fable du livre en morceaux sur le sort de ses propres ouvrages de jeunesse, semblablement recyclés, pour cause de mévente, dans toutes sortes d'usages pratiques. Aux yeux de ses < i itiques, August Wilhelm Schlegel ou Hegel, l'histoire pourrait • ni tout symboliser sa méthode de composition aléatoire. Mais il • M aisé de percevoir que cette histoire « fantaisiste » suit un modèle romanesque éprouvé, précisément emprunté au roman l< >ndateur de la tradition romanesque moderne, le Don Qui. hotte. La fiction du livre recomposé à partir de la rencontre • Ii.mceuse de feuilles de papier recyclées découle en ligne droite 'lu chapitre IX de Don Quichotte. Au chapitre VIII, le narrateur avait brusquement interrompu le récit des mésaventures de son li' IOS en pleine bataille avec les Biscayens. Le manuscrit à sa disposition, disait-il, s'arrêtait là et il avait vainement cherché 'l iiiircs sources sur la vie du chevalier errant. Au chapitre suiint, pourtant, un heureux hasard intervenait. Le narrateur ren• >••«rait dans les rues de Tolède un jeune garçon qui s'en allait • mire aux marchands de soieries de vieux cahiers de papier. !'• 'imé par sa passion de tout lire, « et jusqu'aux bribes de papier jette à la rue », il prenait l'un des cahiers et le découvrait • ni en caractères arabes. Par l'entremise d'un Morisque espai ""lisé, il apprenait que le manuscrit contenait l'histoire de I '"ii Quichotte, écrite par Cid Hamet Ben Engueli, historien t|»l>r, 11 n'y avait plus alors qu'à faire traduire les livres pour que l> il reprenne son cours. 1 n transposant cette histoire de papiers recyclés, Jean-Paul
72
LA PAROLE MUETTE
n'emprunte pas seulement un épisode au modèle de la fantaisie romanesque, mais un certain rapport entre l'énonciation et la fable. Car la fable du livre en langue étrangère, sauvé in extremis du recyclage industriel, n'est pas seulement un épisode dans le roman de Cervantès. Elle entre dans un jeu bien déterminé, qui, tout au long du livre, double la fiction du malheureux chevalier victime des livres par une fictionnalisation de la fonction narratrice elle-même. Tantôt le narrateur se présente comme simple copiste, dépendant, pour faire l'histoire de son héros, de la chance du matériel rencontré. Tantôt, au contraire, il assume, et l'auteur assume à travers lui, une fonction de maîtrise sur le personnage et l'histoire. Ce jeu s'exerce tout particulièrement dans le second livre, écrit pour répondre à la « suite » composée par un plagiaire, où Don Quichotte visite l'imprimerie où l'on imprime sa propre histoire, et arbitre entre la vraie et la fausse version de ses exploits. Jean-Paul n'a pas seulement emprunté à Cervantès l'histoire du manuscrit recyclé. Il lui a aussi emprunté le mode d'énonciation qui l'accompagne, ce jeu avec la réalité de la fonction narratrice, que les « humoristes » du XVIIF siècle, et surtout Sterne, ont perfectionné dans l'intervalle. La « fantaisie » de Jean-Paul participe d'une tradition de la mise en fable de l'écriture, liant un type d'histoire - celle de l'amoureux des signes écrits - à un jeu sur l'énonciation de la fable. Mais Cervantès n'avait pas non plus tiré de son propre fonds l'histoire du manuscrit trouvé. Celui-ci est une version parodique d'un topos romanesque qu'illustre en particulier le livre qui est sa cible principale, Amadis de Gaule. La préface $ Amadis nous racontait en effet comment le manuscrit contenant l'histoire du héros avait été trouvé par hasard dans les souterrains d'un vieux château à l'abandon. Mais la généalogie de la fable ne s'arrête pas là. Les romans de chevalerie du type à'Amadis s'inscrivent eux-mêmes dans une longue tradition qui, à travers le Roman de Troie, le Roman de Thèbes et le Roman d'Alexandre, relie les histoires de chevalerie aux grands récits antiques. Et le livre trouvé A'Amadis a son modèle dans une singulière « exhumation » survenue au IIP siècle de notre ère. Il s'agit de la « découverte » des « véritables » récits de la guerre de Troie prétendument écrits - pour la confusion d'Homère le menteur - par deux témoins authentiques de la guerre, ayant
LE LIVRE EN MORCEAUX
75
combattu chacun dans un des deux camps : du côté troyen, Darès le Phrygien, compagnon d'Anténor ; du côté achéen, Dictys le Crétois, compagnon d'Idoménée. Or l'histoire de Dictys est introduite par une préface et une lettre d'envoi qui nous décrivent les circonstances de la découverte du manuscrit. Bien des siècles après la chute de Troie, sous le règne de Néron, lors d'un tremblement de terre en Crète, la tombe de Dictys avait été détruite et son intérieur exhibé. Des bergers y avaient alors temarqué la présence d'une petite boîte. A la place du trésor espéré, ils y avaient trouvé cinq tablettes écrites en alphabet phénicien. Après traduction, le manuscrit s'était trouvé renfermer • es mémoires de Dictys, lequel avait ordonné que son récit fût enterré avec lui. Mais l'histoire ne s'arrête pas encore là. Quand on parle d'Homère et qu'on corrige ses récits, Platon n'est l imais loin. Cette histoire de tremblement de terre et de bergers ivides d'en profiter pour dépouiller les morts reprend clairement les éléments d'une autre histoire racontée par Platon, au livre II de la République : celle du berger Gygès, qui avait pénétré, à la faveur d'un séisme, dans le ventre de la terre et y •iv.iit trouvé, à la main d'un mort, un anneau d'or qui l'avait iendu invisible et lui avait permis de séduire la reine de Lydie, • le tuer le roi et de prendre sa place. Le topos romanesque du manuscrit sauvé remonterait ainsi i « i-tte fable originaire2. Mais quel statut théorique donner aux uuilitudes et transformations des épisodes ? Quel rapport y a-t-il I iiiie ces facéties de Jean-Paul que raille Hegel et les crimes de i .V('ès que Glaucon invoquait pour montrer que nul ne choisit II iiisiice s'il peut être injuste impunément ? Quel lien l'histoire i.inesque du manuscrit trouvé établit-elle de l'un à l'autre ? i ' .-n quoi ce lien intéresse-t-il l'idée même de la littérature ? I'"in tenter de répondre à ces questions, il faut se tourner vers >1 uiites transformations de la fable du livre éparpillé, non plus 1ms les quinze siècles qui précèdent la Vie de Fibel mais dans les ... me .innées qui la suivent. Dans ces années se développent en • H" i i es autobiographies d'enfants du peuple qui comportent ilcment un épisode obligé : le récit de la rencontre avec le iule de l'écriture. Un jour, par hasard, le petit enfant a " • n . . sur un étalage de plein vent, sur une place ou un port où 'I l'i .ut pour tout autre chose, dans un grenier abandonné ou
72
LA PAROLE MUETTE
une maison où il avait dû se réfugier, un livre - toujours unique - ou plutôt, moins qu'un livre. Toujours en effet, dans ces récits, le volume est défraîchi et dépareillé. Sa couverture manque ou même la page de titre. Ou encore, en fait de livre, ce n'est qu'un papier ramassé dans la rue ou des emballages de produits alimentaires, qui deviennent pour l'enfant des fragments d'une encyclopédie merveilleuse. La rencontre exceptionnelle de l'écriture, qui change une destinée, s'attache toujours à ce statut de transition entre deux univers : état de déshérence du livre tout près de quitter le circuit du sens pour être recyclé comme pure matière, bonne à tout usage industriel ou domestique ; ou, à l'inverse, collection aléatoire des papiers d'emballage qui se transforme en recueil. Des Mémoires d'un enfant de la Savoie que publie en 1844 l'ancien ramoneur Claude Genoux à Marie-Claire que publie en 1910 l'ancienne bergère Marguerite Audoux, le récit subit mille variations mais ses composantes restent fondamentalement les mêmes : aléas de la rencontre, avec les deux variantes du marché de plein vent ou du local abandonné ; dégradation du livre qui n'en est presque plus un ; unicité du livre qui n'en vaut que plus pour tous les livres ; entrée dans une vie nouvelle3. Le topos du livre trouvé - voire du livre en morceaux - propre à la fantaisie romanesque s'y transforme en fable sociale de l'entrée dans l'écriture. Fable ou mythe, au sens des muthoi de Platon, de ces récits des destinées de l'âme qui parsèment ses dialogues et comprennent en particulier l'histoire du berger Gygès. Quel rapport pourtant entre le berger régicide et les menuisiers, typographes, cordonniers ou tisserands, de moeurs polies et d'esprit rêveur, qui nous racontent ces récits d'initiation à une autre destinée, celle d'hommes de l'écriture ? Significativement, ce sont des hommes de lettres qui nous le montrent, en réagissant à cette nouveauté qui s'appelle, dans les années 1830, la littérature des ouvriers, la littérature produite par ces enfants du travail passés de l'autre côté de la barrière symbolique du livre. Mais, plus significativement encore, ceux qui s'inquiètent de cette invasion du temple de l'art par les enfants du travail ne sont pas les fidèles d'Aristote, du partage des genres et de la convenance. Ce sont les tenants de la poétique nouvelle, de cette poésie sans frontière unissant l'œuvre du
LE LIVRE EN MORCEAUX
77
poète inspiré et le poème de pierre du peuple anonyme. Ce sont eux qui mettent en rapport le livre trouvé et l'œuvre de mort. Et ils le font en réactualisant, sous sa face sombre, la fable de Don Quichotte, comme fable de la victime du livre. C'est Charles Nodier qui ouvre la voie en retournant l'argument de ceux qui veulent lutter contre le crime par l'instruction. C'est au contraire celle-ci qui transforme en criminels les honnêtes enfants du peuple4. C'est Victor Hugo qui, en 1838, met sur le ihéâtre l'histoire de Ruy Blas, l'orphelin dont le collège, au lieu d'un ouvrier, a fait un poète, et de ses amours fatales pour une ieine. C'est Balzac qui, l'année suivante, raconte, dans Le Curé de village, l'histoire de Véronique Sauviat, la fille du ferrailleur île Limoges dont un Paul et Virginie, trouvé à un étalage de plein vent, a bouleversé la vie jusqu'à en faire l'inspiratrice d'un i rime. En 1841, c'est Lerminier, ancien rédacteur du Gbbe, iticien saint-simonien, philosophe du droit et introducteur privilégié de la philosophie allemande, qui dénonce le péril de cette littérature » nouvelle, dans cette même Revue des Deux Mondes qui avait accueilli les écrits enthousiastes des jeunes romantiques • i la mise en garde de Gustave Planche. Il écrit son article « De 11 littérature des ouvriers » au lendemain du suicide d'un typo11 ,iphe, Adolphe Boyer, désespéré de l'insuccès de son livre. A la > / nié, ce livre ne concernait aucunement la poésie mais l'organe, it ion du travail, et Boyer n'était pas mort en poète maudit m.us en militant désabusé. Le suicide de Boyer n'en devient pas moins un symbole de la vanité mortelle de la « littérature des 'iiviiers ». Et Lerminier fixe l'argumentaire de la condamnaPremièrement, ces apprentis qui entrent sur le terrain de la littérature ne peuvent y être que des imitateurs maladroits, stéi île» pour l'art. Deuxièmement, ils se vouent ainsi à l'insuccès et i i.nues les séductions du désespoir. Mais, plus profondément, me entrée en écriture n'est pas seulement la perdition de •lin Iques malheureux, elle est la perturbation de l'ordre même |iu destine les hommes de l'outil aux œuvres réglées de l'outil et > I M'Mimes de la pensée aux veilles de la pensée. Sept ans aupa• • > nu. le même Lerminier avait écrit, dans la même revue, pour • i l ' u v e r le lancement de l'Encyclopédie populaire de ses anciens • 'ilii'ionnaires Pierre Leroux et Jean Reynaud, un article sur la i.iineté du peuple. Il avait montré que cette souveraineté
72
78
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE EN MORCEAUX
n'était pas un simple principe juridico-politique mais « un système complet, se développant historiquement », et comportant « un dogme, une religion, une philosophie, une poétique, une politique »'. Ces sept années n'ont pas seulement attiédi ses sentiments à l'égard de la souveraineté du peuple. Elles ont surtout, à travers l'affaire apparemment bien mince de la « littérature ouvrière », laissé voir la fissure de cette belle cohérence, fait apparaître la circulation démocratique de la lettre comme la perturbation radicale de toute harmonie entre cette poétique et cette politique. La dénonciation hégélienne laisse apparaître alors un double fond, qui est aussi le double fond de la littérature ellemême. Les facéties sur le livre en feuilles détachées ne symbolisent pas seulement les vains efforts de l'humour romanesque pour repoétiser le monde de la prose. Derrière la figure théorique de l'apprenti fichtéen, perdu dans le travail sans fin de cette repoétisation, derrière le Robinson conquérant de Novalis devenu un Don Quichotte malheureux, apparaît une figure sociale inquiétante, celle de l'apprenti du monde de la pensée6. Et, derrière les fantaisistes histoires de livres en feuilles détachées, se dessinent des fables plus sombres d'enfants perdus et de travailleurs pervertis. Or celles-ci trouvent, de fait, leur modèle dans l'histoire du berger Gygès. Cette histoire, Platon l'avait en effet composée par une transposition significative de l'histoire racontée par Hérodote. Dans celle-ci, Gygès était un capitaine des gardes du roi de Lydie, Candaule. Ce dernier, trop fier de la beauté de son épouse, la faisait admirer sans voiles à Gygès caché. Mais l'épouse s'apercevait du stratagème et, pour venger son humiliation, séduisait Gygès et l'armait contre son époux. En inventant un autre Gygès, ancêtre de celui d'Hérodote, Platon opère une double transformation de l'histoire et de sa leçon. La dissimulation imaginée par le niais Candaule devient le secret d'invisibilité que Gygès découvre au pays des morts et qui éveille en lui une vocation d'ambitieux et de criminel. Et l'officier devient un berger, soit par excellence un homme du peuple, voué aux travaux et plaisirs des champs, et perverti par la découverte de ce pouvoir d'invisibilité qui, comme nous le rappelle le Phêdon, est à la fois le pouvoir de la connaissance et le pouvoir du dieu des morts. Gygès, en somme,
est le premier de ces travailleurs « déclassés » dont la menace hantera, à l'âge moderne, la pensée des gens de bien. Et, au-delà île son contexte immédiat, la fable reçoit son sens du principe qui gouverne la république platonicienne ; que chacun dans la i ité fasse sa propre affaire ; et surtout que les âmes de fer, vouées .111 travail nourricier, ne se mêlent pas des affaires communes et des choses de la pensée, qui sont la tâche propre des âmes d'or. I 'argumentation de Lerminier, comme les intrigues de Nodier, I lugo ou Balzac et de nombre de leurs épigones, sont des variations modernes sur cette règle d'or de la république platonii tenne.
6 La fable de la lettre
I-titre l'histoire du berger perverti, les facéties romanesques sur le livre perdu et retrouvé et les fables modernes de l'enfant du peuple conduit à la perdition, il faut alors introduire le lien de deux autres mythes platoniciens. Le premier est un autre récit du pays des morts, qui clôt la République : le récit d'Er le Pampliylicn, blessé et laissé pour mort sur le champ de bataille, et <|ui a ainsi pu voir ce qui se passait là-bas, nous en donner le l'i n détaillé et nous dire le secret essentiel : que les âmes choi>" , de répondre lorsqu'on l'interroge sur ce qu'elle dit et li ili venir ainsi, dans l'âme de celui auquel elle est adressée, une ne vivante, capable de fructifier par elle-même. Deuxièni, ce mutisme même rend la lettre écrite trop bavarde. N • i mi pas guidée par un père qui la porte, selon un protocole léi'uune, vers le lieu où elle peut fructifier, la parole écrite s'en va M ULI i .M hasard, de droite et de gauche. Elle s'en va parler, à sa
82
LA PAROLE MUETTE
manière muette, à n'importe qui, sans pouvoir distinguer ceux auxquels il convient de parler et ceux à qui cela ne convient pas. En bref, le roi répond à l'inventeur, qui lui propose une technique utile, que l'écriture est tout autre chose. Elle n'est pas simplement un moyen de reproduction de la parole et de conservation du savoir, elle est un régime spécifique d'énonciation et de circulation de la parole et du savoir, le régime d'une énonciation orpheline, d'une parole qui parle toute seule, oublieuse de son origine, insouciante à l'égard de son destinataire. On pourrait la dire « autotélique » ou « intransitive » dans les termes des théoriciens contemporains de la littérature. Mais, justement, l'analyse platonicienne brouille les repères que ces notions véhiculent pour nous. Son « intransitivité » est ce qui fait circuler la lettre, son « autotélisme » est ce qui l'approprie aux fins de n'importe qui. Le muthos platonicien nous montre que l'opposition n'est pas entre une parole qui communiquerait et une parole qui ne communiquerait pas. Elle passe entre deux mises en scène différentes de l'acte de parole. La parole qui parle toute seule n'est pas la « colonne de silence » sartrienne, élevée à l'intention des initiés dans un jardin fermé à la foule. Elle est au contraire la destruction de toute scène réservée de transmission de la parole. Le mode propre de visibilité et de disponibilité de la lettre écrite brouille tout rapport d'appartenance légitime du discours à l'instance qui l'énonce, à celle qui doit le recevoir et aux modes selon lesquels il doit être reçu. Il brouille la façon même dont le discours et le savoir ordonnent une visibilité et dont ils font autorité. Le texte de Platon ne définit donc pas des « défauts » de l'écriture ou un rapport d'infériorité de la parole écrite par rapport à la parole vive. Il fait apparaître un dédoublement essentiel à l'idée d'écriture et il fait de ce dédoublement le concept même de l'écriture comme régime de la parole. L'écriture en effet n'est pas le simple tracé des signes, opposé à l'émission vocale. Elle est une mise en scène particulière de l'acte de parole. L'écriture trace toujours beaucoup plus que les signes qu'elle aligne, elle trace en même temps un certain rapport des corps à leur âme, des corps entre eux et de la communauté à son âme. Elle est un partage spécifique du sensible, une structuration spécifique du monde commun. Et cette structuration apparaît chez Platon
LA FABLE DE LA LETTRE
83
comme le dérèglement même de l'ordre légitime par lequel le logos se distribue et distribue les corps en communauté. Dans le Phèdre, un mythe antérieur, celui des cigales, opposait deux catégories d'êtres : les travailleurs qui viennent, à l'heure chaude où chantent les cigales, faire leur sieste à l'ombre ; et les dialecticiens, séparés des premiers par le loisir de la parole, de l'échange vivant et illimité des paroles. Auparavant encore, un autre mythe, celui de l'attelage ailé et de la chute, avait fondé en vérité ce partage des conditions. Il avait en effet lié l'inégalité des incarnations des âmes en telle ou telle condition à la capacité ou l'incapacité manifestée par ces âmes de supporter la vue des vérités célestes. L'infériorité d'une condition manifestait ainsi l'indignité d'un mode de vie séparé des modes vrais du voiret du dire. Or l'écriture est le régime d'énonciation de la parole qui dérègle cette hiérarchie des êtres selon leur puissance « logique ». Elle défait tout principe ordonné de l'incarnation de la i ommunauté du logos. Elle introduit la dissonance radicale dans l.i symphonie communautaire telle que la pense Platon, comme harmonie entre les modes du faire, de Y être et du dire. Harmonie entre trois choses : les occupations des citoyens - ce qu'ils < lont », mais plus encore la manière dont ils occupent le ic mps ; leur ethos- leur manière d'être à leur place et d'y signilier cette occupation ; et le nomos communautaire : ce nomosqm H est pas seulement la loi mais tout autant Y air de la communauté, son esprit ressenti comme ton fondamental, comme i \ i lime vital de chacun et de tous. Cette symphonie d'une répulilique harmonisant les occupations, les manières d'être et le ton Mi l.i communauté s'oppose chez Platon à l'anarchie démocrat ique. La démocratie n'est pas en effet un régime se différenciant «iinplement des autres par une distribution différente des pou• •UN Elle se définit plus profondément comme un partage l'iminé du sensible, une redistribution spécifique de ses lieux. i i le principe même de cette redistribution, c'est ce régime de la l. me orpheline, en disponibilité, que nous pouvons appeler lit' n lté. La démocratie est le régime de l'écriture, celui où la per• ' «ion de la lettre s'identifie à la loi communautaire elle-même. I lit e\t instituée par ces espaces d'écriture qui trouent de leur
82
LA PAROLE MUETTE
vide trop peuplé et de leur mutisme trop bavard le tissu vivant de Xethos communautaire. Ces espaces de la lettre muette et bavarde, la polémique platonicienne nous en désigne quelques-uns. C'est, par exemple, le Portique royal d'Athènes où les lois sont écrites sur des tablettes mobiles, plantées là comme des peintures stupides ou des discours sans père, semblables, nous dit le Politique, à des ordonnances qu'un médecin parti au loin aurait laissées pour toute maladie à venir. C'est encore l'orchestre du théâtre où le premier venu, nous dit Socrate, peut, pour une drachme, acheter les livres d'Anaxagore, le maître de Périclès, le penseur qui a dit que l'Esprit ordonnait toutes choses à partir de parties égales de matière. C'est enfin l'Assemblée d'Athènes où s'exerce le pouvoir d'un mot muet et bavard, plus propre que tout autre à engendrer le bavardage, le mot démos. La démocratie est proprement le régime de l'écriture, le régime où l'errance de la lettre orpheline fait loi, où elle tient lieu de discours vivant, d'âme vivante de la communauté. Tout le monde connaît la grande querelle faite par Platon à la poésie et à l'imitation en général, querelle qui porte sur le contenu des fables, épiques ou tragiques, et sur leur mode d'énonciation. Premièrement, ces fables qui nous présentent, sous des dehors séduisants, des hommes en proie à la démesure nous font prendre plaisir aux troubles de l'âme. Et, tout particulièrement, la communication théâtrale du plaisir, en agitant ses simulacres, transporte et imprime dans notre âme toutes les agitations propres à ruiner la vertu des citoyens. Deuxièmement, le poète ne ment pas seulement sur les dieux et les héros dont ses simulacres mimétiques font des contre-modèles éthiques. Il ment aussi sur lui-même, il se cache comme père de son discours, il en abdique la responsabilité en dissimulant sa voix derrière celle des acteurs tragiques ou des personnages épiques. Ainsi la fiction poétique dérègle le tempérament des citoyens en y agitant les contradictions des passions et la duplicité des voix. Mais le mensonge des poètes n'est peut-être pas le pire danger qui menace la distribution ordonnée de la parole dans la communauté. Le trouble de l'écriture est plus radical que celui de la poésie. Sans doute les fables menteuses des poètes inscrivent-elles dans l'âme des marques du faux qui font croître
LA FABLE DE LA LETTRE
85
les principes de l'injustice. Sans doute la dissimulation du poète qui se cache dans son discours instaure-t-elle dans la cité le règne de la duplicité. Mais la peinture muette-bavarde qui parle sans accompagner son dire est plus redoutable que le modèle fallacieux proposé à l'imitation des âmes faibles ; et le discours orphelin, qui va rouler à droite et à gauche, plus que le poème dont le père est caché. Car si le désordre de la fiction poétique est une manifestation de la cité mal constituée, le désordre de la littérarité est, lui, constitutif de cette perversion. Il s'identifie au principe même d'un ordre politique, celui de la démocratie. Ce désordre fondamental se dissimule en quelque sorte derrière la dénonciation du mensonge poétique. Et c'est lui qui apparaît là où s'effondrent les formes de règlement du trouble poétique. Car ce trouble se règle, et l'Antiquité grecque a connu au moins deux règlements du trouble fictionnel. Le premier est le règlement politique platonicien, lequel ne s'identifie aucunement à la seule exclusion des poètes. Platon règle positivement le trouble poétique, en opposant à la mauvaise mimesis une bonne mimesis, ou plutôt un autre statut de la mimesis. Le livre X de la République en donne a contrario le principe. Le mauvais imitateur, Homère, nous propose des apparences d'apparences : Achille, « modèle » du courage, c'est-à-dire baudruche faite de discours fougueux et de descriptions d'armes /•tincelantes, ou Nestor, fantôme de sagesse. S'il avait su ce que ont la sagesse et le courage, Homère aurait conduit des armées, donné à des cités leurs lois, formé des hommes sages ou coural'.cux. Telle est la vraie mimesis, celle qui imite une vertu dans l'âme et le corps vivants d'un individu ou d'une cité. Et c'est à • rlle-là que s'emploient Socrate, oeuvre d'art lui-même, comme l'atteste Alcibiade dans le Banquet, ou les philosophes législateurs qui, au septième livre des Lois, justifient l'exclusion des imitateurs tragiques par le fait qu'ils sont eux-mêmes des auteurs l< tragédies et de la meilleure d'entre elles, celle qui imite la vie 11 plus belle. A la tragédie représentée s'oppose le poème vivant : > lioeur ou la danse de la cité mimant son principe et s'enchanuut de son air ou de son ton. Le désordre que la fiction poétique apportait dans la cité se corrige par le fait que la cité elle-même levient la réalité du poème vivant, l'accomplissement de la '•••une imitation.
LA PAROLE MUETTE
LA FABLE DE LA LETTRE
Le second règlement, celui que fixe la Poétique d'Aristote et qui fonde l'idée même de l'« art poétique », opère exactement à l'inverse. Aristote refuse en effet la confusion opérée par Platon entre deux imitations : celle du poète qui propose ses fables et ses caractères et celle de l'âme qui agit ou souffre selon les modèles qui s'impriment en elle. Platon nouait ces deux imitations en une seule théorie de l'identification : les simulacres théâtraux de l'imitation se transformaient nécessairement en troubles de l'âme. Aristote les sépare et, au lieu de faire de l'âme et de la cité justes les vrais poèmes, il circonscrit, dans les activités humaines et les occupations de la cité, la place de la mimesis. Il récuse le statut passif de la mimesis dont Platon faisait un simulacre porteur de souffrance. Il lui donne le statut actif d'un mode de connaissance, inférieur mais effectif. Sur cette base il peut définir un système de légitimité de la mimesis : premièrement, une vertu positive de l'acte d'imiter comme mode spécifique du savoir ; deuxièmement, un principe de réalité de la fiction qui circonscrit son espace-temps propre et son régime particulier de parole (et la trop célèbre catharsis désigne d'abord cette autonomie des effets de parole, cette retenue de l'émotion tragique sur la seule scène du théâtre) ; troisièmement, un principe de généricité qui distribue les modes de l'imitation en fonction de la dignité de leurs sujets ; quatrièmement, des critères de jugement des fables propres ou impropres à l'imitation tragique ou épique. Il définit donc les premiers éléments de ce système des convenances représentatives que systématisera la poétique classique de la représentation. Il fonde aussi ce principe d'actualité de la parole qui donnera son cadre à la poétique de la représentation, en mettant en accord le principe de réalité de la fiction, qui circonscrit son espace-temps propre, son régime particulier de parole, et l'inclusion de cette parole dans l'univers rhétorique, celui de la parole socialement agissante des assemblées ou des tribunaux.
découvre, dans les ruines du système aristotélicien, la vieille question platonicienne et que l'occasion en soit donnée par la confrontation des récits de destinée des prolétaires, saisis par le trajet de la lettre errante, et des topoi ou des modes d'énonciation qui ont accompagné et allégorisé l'écriture romanesque. C'est, de fait, le genre sans genre du roman qui a véhiculé depuis l'Antiquité les pouvoirs de la lettre muette et bavarde. Il n'a pas seulement mêlé les princes, les marchands et les maquerelles, les tranches de vie réalistes et les histoires de magie. Il n'a pas seulement répandu ses histoires de-ci de-là, sans savoir à qui elles convenaient et à qui elles ne convenaient pas. Il a aussi consacré ce mode d'énonciation errante d'un discours qui tantôt dissimule entièrement la voix de son père tantôt au contraire l'impose jusqu'à la mettre seule en scène au détriment de toute histoire. Le roman est ainsi la ruine de toute économie stable de l'énonciation fictionnelle, sa soumission à l'anarchie de l'écriture. Et c'est tout naturellement qu'il a pris pour héros essentiel i olui qui lit des romans, celui qui les prend pour vrais, non parce que son imagination est malade mais parce que le roman luimême est la maladie de l'imagination, l'abolition par les aventures de la lettre errante de tout principe de réalité de la fiction. C'est, on l'a dit, cette abolition qui est le coeur de la folie » de Don Quichotte. Sa folie est proprement de refuser le l'.irtage que tous lui proposent : Maître Pierre avec ses marionnettes dont les aventures réjouissent les spectateurs, venus pour « el.i dans cet espace et ce temps spécifiques du spectacle, et qui ivent bien que les malheurs de la princesse et les brutalités du Sarrasin sont pour rire ; l'aubergiste qui confesse le charme qu'il i .i A lire les romans de chevalerie, aux heures de repos des mois. Mineurs, mais qui sait bien que ces chevaliers ont aujourd'hui 'livparu; le chanoine qui admet l'utilité d'un temps pour se l'l isser avec les bons livres. A tous ceux-là, Don Quichotte "ppose le refus de partager, de séparer parmi ces écrits qui i ouicnt le monde, imprimés désormais avec licence royale, des li vi rs que l'on tiendrait pour vrais et d'autres que l'on réputerait I H i * I .'extravagance du Chevalier à la triste figure est celle d'une - imitation » inédite : non plus l'imitation de la gloire ou de la ilenie, du courage ou de la peur, qu'appellent les genres de la " l'u sentation, mais l'imitation du livre comme tel, la simple
82
On peut alors comprendre qu'au moment où s'effondre cet édifice de la représentation, la grande poétique romantique de l'écriture universelle qui en avait prononcé la ruine se trouve soudain confrontée à l'autre trouble, caché derrière le règlement de la fiction, le trouble indissolublement poétique et politique de la parole muette et bavarde. On peut comprendre qu'elle
87
82
LA PAROLE MUETTE
réduplication de l'égalité de l'écriture. Cette imitation-là n'est rien d'autre que l'efficace du principe de littérarité, du principe de disponibilité de la lettre écrite qui brouille toute distribution légitime de la parole, des corps qui la portent et de ceux qu'elle désigne. Don Quichotte est le héros de cette littérarité qui a comme ruiné par avance, clandestinement, le système de l'imitation légitime, le système de la représentation, bien avant que la grande poétique du verbe incarné ne fasse éclater son théâtre. Mais cette destruction ne s'opère elle-même qu'en ruinant aussi d'avance, par sa parodie, ce principe d'incarnation, ce principe de la parole faite chair, qui s'oppose au principe de représentation. La vérité de l'écriture qui détrône la scène monarchique de la parole, ce n'est pas l'incarnation mais sa défection, le « mutisme » de la lettre errante. C'est en vain que les lettrés et les chrétiens conciliants comme Huet ont élargi le domaine de l'imitation légitime pour y inclure la fabulation romanesque. En vain qu'ils ont mis ensemble dans le grand royaume des tropes la fantaisie « orientale » des aventures romanesques et les figures ou paraboles du livre de Vie. Le roman a par avance brisé les cadres de cette « fantaisie » dans laquelle on voulait l'inclure pour identifier l'arbitraire de ses tours et détours à la profusion de la parole et de l'esprit vivants. Entre les saints de pierre lisant le livre de vie au tympan de la cathédrale de Cologne et le poète de Notre-Dame de Paris, le chevalier errant de l'écriture a déjà coupé la route. A la poétique de la représentation devait succéder la grande poésie-monde, la poésie du « tout parle », de la parole présente déjà en toute chose muette. Or cette grande poésie s'avance doublée de son contraire, cette parole « muette » qui ne s'incarne que pour ruiner tout corps de la parole, toute consistance du livre de Vie ou de la poésie-monde. L'an de l'incarnation est aussi bien l'art de sa défection. C'est ce paradoxe qui était au coeur de la définition hégélienne de l'art « romantique » : l'incarnation de l'idée, dans le peuple, Vepos, et la pierre était au passé. Elle définissait le classicisme de l'art, la « religion esthétique », c'est-à-dire l'art ou la religion d'avant l'incarnation chrétienne. L'incarnation chrétienne rejetait cette incarnation-là dans le passé. Elle rendait infinie la distance entre l'idée et toute présentation artistique, entre la puissance de la
LA FABLE DE LA LETTRE
88
subjectivité et toute forme de sa manifestation sensible. Le présent romantique, l'âge chrétien de l'art, était l'âge du retrait de l'incarnation, de l'autoaffirmation de l'art, c'est-à-dire l'âge de son autodestruction. La même contradiction fait de la littérature ce nom paradoxal d'un art qui n'a pas de concept propre et se prête pourtant à signifier tous les absolus de l'art. Il n'y a pas, d'un côté, la banalité de la littérature, comme nom nouveau des BellesLettres, et, de l'autre, des spéculations qui s'attachent à dénier cette banalité en sacralisant l'acte ou l'« expérience » d'écrire. Quand Mallarmé demande : « Quelque chose comme les Lettres existe-t-il ? » et répond que la littérature existe « à l'exception de tout », il n'y a là ni esthétisme fin de siècle ni expérience pathétique de l'impossible. La « banalité » et l'« exceptionnalité » sont conceptuellement liées l'une à l'autre. La littérature existe comme le nom neutralisé d'une poétique contradictoire, comme la contradiction en acte du principe de la poétique nouvelle : l'identification de l'essence de la poésie à l'essence du langage. Cette identification ne ruine la poétique de la représentation qu'au prix de mettre au principe de la poétique nouvelle le nœud des contraires : le verbe incarné et la lettre muette-bavarde. La littérature a pour fondement ce qui ruine son concept, soit la littérarité. La scène de l'écriture n'oppose pas seulement la nécessité du principe symbolique à la liberté du principe d'indifférence. C'est le concept même de l'écriture qui "• Y dédouble, qui devient la scène de la guerre des écritures. Et le « silence » de Mallarmé ou de Blanchot se complique d'un tour de plus. Ce qui le rend possible, c'est la guerre de deux mutismes également éloquents : la parole muette conférée à toute chose par la grande poétique romantique et la lettre muette de l'écriture trop bavarde.
7 La guerre des écritures
Pour comprendre le principe de cette guerre, revenons à ces histoires d'enfants du peuple pervertis et arrêtons-nous sur la plus sombre d'entre elles, Le Curé de village. A première vue, la fable imaginée par Balzac est exemplairement platonicienne. C'est une l.ible du péril mortel de l'écriture et du lien intrinsèque entre écriture et démocratie. L'héroïne, Véronique, est la fille d'un modeste ferrailleur de Limoges qui s'est enrichi secrètement au temps de la Révolution et de la spéculation sur les biens nation.itix. Un dimanche, sur un étalage de plein vent, la petite Véronique a trouvé un livre, Paul et Virginie. Ce livre a opéré, dans son rapport au monde, une révolution comparable à celle de I inneau au doigt de Gygès. De ce jour, le « voile qui couvrait la nature » s'est déchiré pour elle. Elle s'est mise à rêver de chastes et sublimes amours en contemplant une petite île de la Vienne, • lotie elle a fait l'île de Paul et Virginie. Plus tard, riche et mariée i un banquier, Véronique entraînera dans sa séduction un autre i nfant du travail, l'ouvrier Jean-François Tascheron qui, pour luit avec elle, tuera un vieil avare dont il cachera l'or dans l'île. Le !• une homme paiera son crime de sa vie, sans dénoncer sa • mnplice. Celle-ci, devenue veuve, passera le reste de sa vie à • ipirr, en transformant en prairies fertiles la campagne désolée • •n elle s'est retirée, une faute qu'elle avouera seulement au moment de sa mort dans une confession publique. Ainsi présentée, l'intrigue du roman coïncide exactement in-i la démonstration d'une fable métaphysique et politique. Le
92
LA PAROLE MUETTE
crime du malheureux Tascheron est proprement le crime du livre, le crime de la lettre muette et trop bavarde, morte et meurtrière, qui, en allant parler à ceux à qui cela ne convenait pas, a détourné de leur destin les âmes de la race de fer. Les indices policiers qui perdent Tascheron, la clef de fer qui avait servi à ouvrir la grille de l'avare et des traces d'escarpins dans la boue, sont bien plutôt les allégories de la cause du crime : le détournement fatal qui a mis des escarpins aux pieds d'un être voué au travail du fer. Le crime réel est la stricte illustration de ce crime symbolique. Et la fin de l'histoire, qui nous montre Véronique, châtelaine philanthrope, dirigeant de grands travaux d'irrigation pour fertiliser les terres du village de Montégnac, propose l'exact correctif : ce qu'il faut apporter aux enfants du peuple, ce n'est pas l'or corrupteur du livre mais les moyens pratiques d'améliorer par le travail leur condition, soit, en termes platoniciens, de « foire leur propre affaire ». Ainsi semblent s'ajuster exactement le sujet de l'histoire, la conduite de l'intrigue et la morale de la fable. Mais notre résumé est un trompe-l'oeil. Le romancier n'est justement pas parvenu à composer l'histoire qui en serait le strict développement. Entre la publication initiale du roman comme feuilleton dans La Presse et la publication en volume, la longue et chaotique histoire de la fabrication du livre révèle l'impossibilité de faire coïncider la conduite de l'intrigue avec le sens et la morale de la fable'. Balzac ne peut ni ajuster en un ordre narratif satisfaisant l'intrigue du crime réel et la fable du crime symbolique, ni opposer une parole de vie satisfaisante à la lettre meurtrière. Entre la publication du roman en feuilleton et son édition en livre, il a dû inverser l'ordre des parties. Le feuilleton commençait par l'histoire du crime et du procès. Et cette histoire était elle-même introduite par un étrange épisode qui nous montrait l'évêque de Limoges, sur la terrasse du jardin épiscopal, regardant silencieusement une île sur la Vienne et ne sortant de son mutisme que pour dire que le secret cherché était sans doute caché là. Le récit se déroulait alors à l'envers, partant de ce regard pour aller vers son objet, le crime, ou plutôt sa cause. 11 nous introduisait aux circonstances du crime et aux épisodes de ce procès au terme duquel le jeune homme montait sur l'échafaud, en chrétien repentant, mais sans avoir donné le nom de la mystérieuse femme au-dessus de sa
LA GUERRE DES ÉCRITURES
93
condition, dont l'identité seule pouvait expliquer son acte et son attitude. Le vide de la cause ainsi marqué était rempli par la seconde partie qui déroulait, selon l'ordre chronologique, la vie de la petite Véronique, la rencontre du livre fatal, ses rêves d'îles poétiques et son mariage bourgeois prosaïque, jusqu'au point où son histoire venait rejoindre celle du procès. A la dernière partie revenait alors une double tâche : l'une, narrative, qui était d'expliciter le lien, incompréhensible dans la première partie et trop évident dans la seconde ; l'autre, morale, qui était de rendre sensible, avec l'expiation de l'héroïne, la leçon de l'histoire. Or la publication en livre inverse l'ordre des deux premières parties. L'ordre est plus logique, puisqu'il met la cause (le crime symbolique) avant l'effet (le crime réel) et la reconnaissance (la confession de Véronique). Mais ce supplément de logique philosophique, qui met la cause avant l'effet, est un déficit au regard de la logique narrative qui doit l'incarner : qu'est-ce qu'une intrigue criminelle où la cause première du crime est connue bien .ivant que celui-ci ait lieu ? Autant imaginer Œdipe roi commentant par l'oracle de Laïos. Et il rend plus superfétatoire encore la reconnaissance finale. Balzac a pourtant considérablement allongé sa dernière partie. Celle-ci doit en effet donner la morale de la fable, opposer aux méfaits de l'écriture et de la démocratie, non seulement le repentir de la coupable, mais l'antidote au mal : les bienfaits de la parole vivante, l'ordre moral et social qui se tire du livre de vie chrétien. La dernière partie du Curé de village se doit de montrer son héros éponyme à l'œuvre, portant la parole dr vie dans le village que le jeune Tascheron avait quitté pour sa perte et où Véronique vient pour son salut. Mais la morale du 11 >man s'avère aussi difficile à élaborer que son ordre narratif. Car, m fait de prédicateur, c'est un ingénieur qu'elle va mettre en I (Mie. La grande œuvre de salut que le curé Bonnet inspire à Véronique est une œuvre de canalisation des eaux perdues d'un i"irent, la construction d'un vaste système d'irrigation par laquelle les prairies du village se trouvent arrosées et fertilisées. La i Irrnière partie du livre est, pour l'essentiel, consacrée à la description de ces grands travaux, dont Véronique confie la direction à un jeune polytechnicien avide d'action sociale, un frère de ces M unes ingénieurs qui se font, à l'époque, prêtres de la religion niditstrielle saint-simonienne.
92
94
LA PAROLE MUETTE
LA GUERRE DES ÉCRITURES
Mais il faut bien entendre le sens de ce déplacement. Ce n'est pas l'action pratique qui prend la place où l'on attendait la parole de l'Ecriture. C'est un autre mode de l'écriture, une autre manière de tracer les lignes par lesquelles l'esprit de vie se communique au peuple des humbles et donne son âme à la communauté. Les lignes de canalisation de l'eau par lesquelles Véronique apporte la prospérité au village sont le texte de son repentir, écrit à même la terre. « J'ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre [...]. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive2. » La « morale » de l'histoire n'oppose pas l'action efficace aux rêveries dangereuses. Elle oppose une écriture à une autre, une écriture de vie à une écriture de mort. Le tracé des lignes d'eau, qui conduisent exactement, et pour un seul usage, le principe de vie de son origine à son destinataire, s'oppose strictement au tracé de la lettre muette, celle de Paul et Virginie ou de tout autre livre qui, comme lui, court le monde au hasard et s'en va dormir sur un étalage de foire, à la disposition de tous ceux et toutes celles dont ce n'est pas l'affaire que de lire des livres. Au maléfice de l'écriture Platon opposait le trajet de la parole vivante. A la lettre morte le christianisme avait ensuite opposé l'esprit de vie, le Verbe fait chair. Or, au moment où il doit représenter le pasteur de cette parole de vie, le prêtre du Verbe incarné, Balzac rencontre le paradoxe. Au maléfice de l'écriture aucune parole vive ne répond. Le pouvoir des deux prêtres, l'évêque et le curé, auxquels il confie l'âme de Véronique et le sens de la fable, n'est pas le pouvoir d'hommes de la parole vivante. Il n'est pas celui de l'éloquence sacrée ou du texte évangélique. Le pouvoir de l'évêque est celui du voyant, ou du « spécialiste », comme l'appelait Louis Lambert : pouvoir pastoral de lire le secret des âmes mais aussi pouvoir swedenborgien de percer les apparences matérielles du sensible, d'en lire le sens spirituel. C'est celui-ci qu'il exerçait dans la scène incompréhensible qui ouvrait l'histoire et que Balzac a dû déplacer : le regard fixé sur l'île, il y lisait par avance, sans nous dire pourquoi, le secret caché d'une affaire dont nous ignorions tout. Ce regard spirituel, placé au début de l'histoire, illustre exactement la capacité du spécialiste : voir toute chose en relation à son commencement et à sa
fin. Il va d'emblée à la cause « spirituelle » du crime : l'île comme « lieu » du crime, comme allégorie du maléfice de l'écriture, l'île du livre. Mais, bien évidemment, le privilège du voyant ne peut s'exercer qu'au détriment de la fiction. En indiquant la cause du crime et la signification de la fable, il court-circuite la conduite de l'intrigue. Ou plutôt, il la court-circuiterait s'il ne restait précisément muet. Face au crime de la lettre muette-bavarde, il est condamné lui-même à être ou muet ou trop bavard : en parlant, il ôterait son ressort à l'intrigue. En se taisant, il soustrait sa morale à la fable. Ce dilemme n'est pas que d'opportunité fictionnelle, il renvoie au statut même du « voyant ». Le voyant n'écrit pas, ne parle pas. Il ne peut opposer aucune parole de vie au maléfice de l'écriture. Déjà la fable de Louis Lambert nous avait montré le voyant condamné au mutisme de la folie. Et ici, exemplairement, le devenir-chair du livre, comme le devenir-spirituel de la matière, lui ont déjà été dérobés par l'héroïne qui a fait de ces voies de salut les moyens de sa perversion. La sage Véronique a fait sienne la folie de Don Quichotte, qui prêtait son corps à la vérité du livre, comme celle de Louis Lambert, qui s'était fait un corps semblable à son âme. Le trajet de la lettre orpheline a par avance parodié et ruiné l'oeuvre de la parole de vie. Et la parole même de l'Ecriture en devient suspecte. C'était trop déjà, nous dit le romancier, que ces bribes de catéchisme qu'une bonne soeur avait apprises à la petite Véronique, avant qu'un bonhomme de prêtre autorise la lecture de Paul et Virginie. C'est aussi pourquoi le curé Bonnet n'édifiera pas le village par sa parole mais par des oeuvres d'ingénieur. Au mal démocratique de l'écriture, aucune parole vivante ne peut remédier, mais seulement une autre écriture. Seulement, cette écriture a des caractères bien particuliers. D'un côté, elle est une écriture non écrite, sans mots, préservée par son mutisme de la duplicité de l'écriture. Mais, de l'autre, elle est une écriture plus qu'écrite. Elle n'est pas, comme l'autre, confiée au souffle éphémère ou au papier fragile. Elle est tracée à même la terre, inscrite en dur dans la matérialité des choses. La fiction du repentir écrit dans les lignes d'eau fertilisantes est en effet la transposition, au service de l'orthodoxie chrétienne et d'un ordre social patriarcal, d'une utopie linguistique et politique scandaleuse du temps : l'utopie des
ingénieurs-prêtres du « nouveau christianisme » saint-simonien. Ce sont eux qui ont traduit en termes d'ingénierie, technique et sociale, la poétique romantique de la parole présente à même les choses muettes et de l'équivalence entre le langage de la science et celui de la mystique communautaire. Ce sont eux qui ont donné la dernière, la plus radicale solution à un siècle de spéculations sur le langage des muets, le « véritable Homère » et la sagesse poétique des anciens hiéroglyphes. Ils sont partis pour l'Egypte afin d'y inscrire, à même le sol, en voies de fer et d'eau, le livre de vie, le poème communautaire dont les anciens hiéroglyphes n'étaient que les ombres. « En Egypte, nous ne déchiffrerons pas les vieux hiéroglyphes de sa grandeur passée. Mais nous graverons sur le sol les signes de sa prospérité future » ; « Nos arguments, nous les traçons sur une carte de géographie »\ Ainsi la « communication » entre les âmes se trouvait littéralisée en voies d'eau et de fer. Et la poétique de l'écriture à même les choses devenait, chez les ingénieurs des chemins de fer et des âmes, une « politique ». Cela veut dire que la critique de l'écriture muette retournait, par la voie d'un autre mutisme, d'une écriture non écrite et plus qu'écrite, vers la vieille idée platonicienne de la communauté comme véritable poème. L'histoire du Curé de village nous donne alors bien plus qu'une claire allégorie des méfaits de la lettre muette-bavarde aux nouveaux temps démocratiques. Elle nous met devant le rapport paradoxal de la littérature à sa condition, la littérarité. Plus que la fable, compte en effet l'incapacité du romancier à la mettre en intrigue et du moraliste à en tirer la leçon. Car la leçon qu'il faudrait tirer des méthodes du curé Bonnet est, en somme, celle des saint-simoniens, celle qui dit : « Assez de mots. Assez de flatus vociset d'êtres de papier. Ce n'est plus de mots, si édifiants soientils, que nous avons besoin pour guérir le malheur social, c'est-àdire le malheur que les mots ont provoqué. C'est en oeuvres d'ingénieur et d'organisateur qu'il faut maintenant écrire le livre de vie. » Mais comment le romancier pourrait-il faire sienne cette conclusion du roman sans proclamer la contradiction de son œuvre ? Pour qui le romancier écrit-il, sinon pour ce public sans visage ni légitimité qui lit le feuilleton de la presse à bon marché, et où se disperse, au hasard de la feuille errante, ce rassemblement d'un « certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes » que
récusait Voltaire ? C'est à eux, les lecteurs et les lectrices de romans, qu'il montre que tout le malheur des héros ou des héroïnes est de lire des romans ; et qu'il démontre au surplus que le plus moral des romans ne saurait y remédier, mais seulement une écriture qui n'est plus la sienne, ni aucune écriture en mots. Le romancier écrit pour ceux qui ne devraient pas le lire. Mais il n'y a pas là simplement une contradiction performative qui relèverait de la pragmatique de la communication. La maladie démocratique et la performance littéraire ont même principe : cette vie de la lettre muette-bavarde, de la lettre démocratique qui perturbe tout rapport ordonné entre l'ordre du discours et l'ordre des états. C'est alors le statut même de l'écriture nouvelle qui est en jeu, c'est l'idée du roman comme le poème nouveau, le poème présentant l'essence poétique du langage ou l'essence langagière de la poéticité. Non seulement le principe de symbolicité met à mal le principe de narrativité auquel il doit s'accorder pour que le roman existe. Mais il s'autodétruit luimême comme principe poétique. Car il situe sa puissance hors de l'écriture du livre: dans le regard spirituel et silencieux de l'évêque ou dans les lignes d'eau du curé. Entre le silence de l'évêque et l'industrialisme du curé, ce n'est pas seulement la morale de la fable qui se dérobe, mais la consistance « linguistique » de la poétique romantique, l'identification entre la chair du langage et le verbe poétique. Le silence du voyant ne marque pas seulement l'impossibilité du prêtre de fiction à guérir par la parole le mal du livre. Elle marque la contradiction constitutive de la poétique nouvelle. L'ancienne poétique était fondée sur la continuité du voir au dire. Le « génie », tel que Batteux l'analysait, se reconnaissait à cela même. La puissance d'observation du poète, composant, avec des traits choisis de la nature, l'image idéale de la belle nature, s'y transformait en un enthousiasme intérieur qui se muait en puissance de la représentation. Et ce jeu du voir et du dire faisait de l'art poétique la norme de toute représentation. Déjà Burke, Diderot ou Lessing avaient ruiné l'idée de la correspondance des arts, l'analogie du poème à la statue, ou de la peinture au théâtre. Mais, avec la poétique romantique, la contradiction est mise au cœur même du poème. Le langage du poème est normé par la puissance d'un regard absolu, un regard non mimétique, que la parole ne peut accomplir. Le regard
92
LA PAROLE MUETTE
LA GUERRE DES ÉCRITURES
pétrifié du prélat sur l'île témoigne alors d'une « intransitivité » qui n'a rien à voir avec quelque adoration formaliste de l'« autotélisme » du langage. Elle témoigne de ce que le langage poétique n'ordonne plus le visible de la pensée selon l'économie représentative mais a pour principe le dédoublement par lequel toute chose présente son sens, tout visible son invisible. Mais cette dissociation a un double effet. D'un côté, la voyance fonctionne comme anticipation du sens, elle autorise cet étrange jeu de la description romanesque où le lecteur voit sans voir. Et ce jeu réfute par avance les critiques de la platitude réaliste qu'avanceront les avant-gardes du siècle suivant. On peut concéder à Breton que nous n'entrons pas dans la chambre de Raskolnikov si minutieusement peinte par Dostoïevski, pas plus que nous ne voyons les boutons de l'habit du père Grandet, la casquette de Charles Bovary ou les fleurs du Paradou4. Mais cet « échec » du réalisme est aussi bien la condition du succès du roman. La puissance qui fait de lui le genre romantique et le genre moderne par excellence, c'est bien celle que décrivait Burke, celle des mots qui affectent sans faire voir. Son problème ne tient pas aux platitudes ennuyeuses de la vision. Le « réalisme » est tout entier construit sur le décalage entre voyance et vision, sur la possibilité de voir sans voir. Le problème est interne à la « voyance » elle-même. Celle-ci est en effet la puissance d'un voir qui n'est plus au service d'une représentation, mais qui s'affirme pour lui-même et vient se mettre en travers de la logique narrative comme de la morale de la fable. Le principe symbolique se retourne alors : le symbole qui fait parler toute chose, le symbole qui met partout du sens retient ce sens sur son corps. Il ne le fait plus passer dans le récit. Il devient « image » au sens que Blanchot donnera à ce terme : image qui ne fait pas voir, langage devenu indisponible, intériorité retournée en extériorité. La fable du Curé de village nous permet de comprendre que ce n'est pas l'indifférence au sens transmis qui constitue cette « image » comme cœur de la parole littéraire. Car ce n'est certes pas le désintérêt de Balzac pour le message à transmettre qui bloque son récit. C'est au contraire l'excès du sens qui met l'image en travers du récit. C'est le retournement d'une poétique qui a voulu assimiler le principe antireprésentatif à une poétique de l'incarnation du verbe.
Le langage de la vision ne devient pas chair. Mais le « langage des choses », auquel il renvoie alors la puissance de parole, ne sera jamais que leur mutisme. Le défaut de la parole visionnaire et l'excès de la parole incarnée ruinent ainsi l'idée d'une poétique fondée sur le « nouvel évangile » de Louis Lambert : « Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l ' E T VERBUM CARO FACTUM EST, sera-t-il le résumé d'un nouvel évangile qui dira :
99
ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU 5 . » L'histoire édifiante du Curé de village récuse par le fait cette prophétie. Elle marque l'écart entre la théologie de l'écriture et sa poétique. La spiritualité du poète voyant n'a pas de langage propre qui serait différent de celui du journal à bon marché. Et la voie ferrée de la communication saint-simonienne est, en définitive, la vérité du livre de pierre. C'est pourquoi, de fait, un temps viendra où l'automobile futuriste et la locomotive soviétique seront les poèmes de l'âge ou de l'homme nouveau, poèmes d'une hyper-écriture, soustrayant la puissance communautaire à l'errance de la lettre démocratique. L'utopie politique du fer glorieux aura emporté, pour son propre compte, la puissance attachée à l'utopie littéraire du poème de pierre et de l'oeuvre-cathédrale. La fable balzacienne anticipe, à sa manière, ce destin. Et l'impossible arrangement de la fable, de l'intrigue et de la morale n'est rien d'autre que l'écartèlement des membres disjoints de la poétique romantique. Sans doute l'intrigue du Curé de village estelle plus que toute autre exposée à la raillerie de Borges à l'égard de ces intrigues mal fichues et de cette psychologie tordue des romans du XIX e siècle auxquelles il oppose les récits bien cousus de Henry James ou de Bioy Casares. Mais les fictions bien cousues auxquelles il rend hommage ont une trame bien spécifique. Ce sont des fables de la fiction, des récits à énigme dont le secret est toujours le même puisque c'est le fait même de la fiction, sa manière de disposer un secret, qui en est le fin mot. La fiction y est démonstration de la puissance de la fiction. L'opposition de la logique représentative et de la logique expressive s'y trouve annulée, tout comme la contradiction des principes de la poétique expressive : l'histoire n'y étant que la mise en fable de la puissance des fables combine le principe d'indifférence au principe de symbolicité. Elle échappe au « reportage » représentatif, sans se perdre jamais dans l'infini ou l'indéterminé du symbole. L'écart -
100
LA PAROLE MUETTE
le « mutisme » - qui était au cœur de l'unité posée par Vico entre la parole et la fable se trouve alors annulé. Le symbole est la formule de la fantaisie, le monde intérieur des sens n'est que le monde de la fabulation. L'intrigue aristotélicienne peut ainsi s'identifier sans reste au « poème du poème » schlégélien, la convention fictionnelle au trésor de l'imaginaire et la virtuosité de l'écrivain-prestidigitateur à la fécondité impersonnelle des fables. Il n'y a qu'un seul genre, le genre de l'imaginaire, dont l'homme fabulateur fait jouer les ressources infinies à l'usage de son public naturel, qui est l'homme fabulateur. Et il est assurément tentant d'opposer ce genre unique de la fable et cette formule unique du conte aux incertitudes et aux lourdeurs du roman, ce genre sans genre qui raconte sans représenter, décrit sans faire voir et en appelle à un langage des choses qui serait sa propre suppression. Contre la bâtardise propre au roman peuvent se rejoindre le relativisme fictionnaliste de Borges ou l'absolutisme poétique des surréalistes, le dédain de Valéry pour l'absurdité narrative ou l'effort de Deleuze pour ramener les embarras de l'intrigue romanesque aux formules magiques et aux figures mythiques des contes. La littérature devient ainsi homogène à la loi de la fabulation, c'est-à-dire à la loi de l'esprit. Mais le roman résiste à cette identification. Il est le lieu où la contradiction de l'ancienne et de la nouvelle poétique se redouble de la contradiction interne de la nouvelle. Mais, pour cela, il est le genre même de la littérature, le genre qui la fait vivre de l'entrechoquement de ses principes. Et la fiction du Curé de village dispose, dans leur nécessaire entrelacement et leur impossible coïncidence, les exigences aristotéliciennes du nœud et du dénouement dramatiques, la fable démocratique de l'écriture muette et les restes disjoints du « poème » nouveau, celui qui, pour être adéquat à son concept, devrait être écrit dans le langage spécifique, le langage étranger, propre à énoncer la puissance de langage inhérente à toute chose. L'« autre écriture » est condamnée à être non la matière première de la littérature mais son utopie constitutive. Son champ est alors un champ de bataille qui la renvoie sans cesse de la démocratie de la lettre muette-bavarde aux innombrables figures de l'hyper-écriture, de l'écriture non écrite, plus qu'écrite. La scène des enchantements de la fantaisie est devenue celle de la guerre des écritures.
Troisième partie
La contradiction littéraire à l'œuvre
8 Le livre en style
Mais l'âge de la littérature n'est pas seulement l'âge de la guerre des écritures. Il est aussi celui qui entreprend de régler cette guerre, de mettre en accord le regard et la parole, l'indifférence du sujet et la nécessité de l'œuvre du langage, la grande écriture des choses et la lettre muette-bavarde. Le Curé de village s'ouvrait, comme Louis Lambert se refermait, sur l'impossible coïncidence entre un regard qui voit et une parole qui dit. L'échec de cette coïncidence peut être mis au compte d'une incapacité à forger l'instrument propre de la littérature. L'embarras du romancier Balzac se résumera alors dans le jugement simple d'un romancier de la génération suivante : Balzac ne sait pas écrire. « Quel homme eût été Balzac s'il eût su écrire ! Mais il ne lui a manqué que cela1. » Entendons bien la portée de ce jugement. Il ne nie pas la grandeur de Balzac. Au contraire, il établit une corrélation stricte entre une puissance et une impuissance : « Un artiste, après tout, n'aurait pas tant fait, n'aurait pas eu cette ampleur. » Balzac est comme son évêque : il est un voyant, et Flaubert éprouve justement cette qualité visionnaire en lisant ce Louis Lambert où l'élève fictionnel du collège de Vendôme vit par avance la jeunesse de l'élève bien réel du collège de Rouen. Il est un voyant et, par cela même, pas un artiste. Ne pas être un artiste n'est pas, en soi, un défaut. Au contraire, c'est à cela qu'on reconnaît, selon Flaubert, les grands créateurs du passé : ils n'étaient pas des artistes. « Ce qu'il y a de prodigieux dans Don Quichotte, c'est l'absence d'art2. » Tout autre chose donc
104
LA PAROLE MUETTE
que la virtuosité admirée et copiée par l'âge de Sterne et de Tieck ou Jean-Paul. Les grands chefs-d'oeuvre sont bêtes, dit-il ailleurs, et la vie et l'esprit des créateurs d'autrefois n'étaient que « l'instrument aveugle de l'appétit du beau, organes de Dieu, par lesquels il se prouvait à lui-même3 ». Le roman de Cervantès, en somme, appartient maintenant à Vepos classique. Seulement, ce temps du beau où l'on était poète sans avoir à être artiste, ce temps de la « naïveté » schillérienne est passé. Il n'y a plus d'art qui soit, comme la Grèce de l'épopée hégélienne, le « livre de vie d'un peuple », la floraison où s'accomplit la poéticité déjà immanente à un monde éthique. Nous sommes au temps de la séparation « sentimentale » ou « romantique », au temps où le regard qui vise l'Idée est disjoint de celui que l'on porte sur la prose du monde, où il faut être artiste, c'est-à-dire vouloir le poème, tandis que les créateurs « classiques » le produisaient comme la respiration même de leur monde. Le voyant est ainsi séparé de l'écrivain et il faut les concilier sous une forme nouvelle. Le roman « attend son Homère », attend celui qui, à nouveau, fera de l'œuvre la manifestation d'un « milieu originellement poétique ». Il attend d'être la forme nouvelle de ce « poème épique » qui est encore possible à une condition : que l'on veuille bien « se débarrasser de toute intention d'en faire un »*. On reconnaît là l'exacte disposition du dilemme hégélien : il faut (il faudrait) faire une poésie entièrement intentionnelle, entièrement voulue, qui soit l'équivalent romantique des œuvres poétiques classiques, lesquelles n'étaient telles que parce qu elles n 'étaientpas voulues, parce que le produit de l'intention de l'artiste s'y identifiait strictement au processus inconscient de la production de l'œuvre. Au temps où il travaille à cette Madame Bovary qui commence dans un collège semblable à celui de Louis Lambert et se transporte dans une campagne tout opposée à celle du Curé de village et du Médecin de campagne, Flaubert fournit sa réponse au dilemme hégélien, laquelle passe par une réponse au dilemme balzacien. Cette réponse se résume en un mot, le style. Madame Bovary sera une œuvre écrite « en style », parce que le style est l'exacte identité d'un regard et d'une écriture. Le style doit « entrer dans l'Idée comme un coup de stylet », comme le regard de l'évêque pénétrait le secret de
LE LIVRE EN STYLE
105
Véronique, et Louis Lambert le monde spirituel caché derrière le monde sensible. Mais il doit y entrer comme puissance de parole. La réponse au double dilemme peut alors être donnée dans les termes stricts d'un pari d'écriture, du pari d'une écriture qui produise l'équivalent romantique du poème substantiel où l'individu Homère écrivait, comme individu, le « livre de vie » d'un peuple et d'un âge du monde. Cet équivalent sera, à l'inverse, l'œuvre sans substance : non plus l'œuvre-cathédrale, mais l'œuvre-désert, le « livre sur rien », faisant adhérer le mot et la pensée, et donnant consistance au tout par la seule puissance du style : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet, ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l'expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau. Je crois que l'avenir de l'art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu'il grandit, s'éthérisant tant qu'il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu'aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu'aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s'atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l'épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d'orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les gouvernements l'ont suivi, depuis les despotismes orientaux jusqu'aux socialismes futurs. « C'est pour cela qu'il n'y a ni beaux ni vilains sujets et qu'on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l'Art pur, qu'il n'y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses5. » Cette lettre est « bien connue », suffisamment pour qu'on se dispense généralement d'être attentif aux termes du problème. Or elle propose une relève de la poétique de la représentation qui sorte aussi du dilemme dans lequel Hegel avait enfermé l'idée de cette relève. Celle-ci devait aller au-delà de la poésie, dans la prose de la philosophie et de la science, faute de quoi elle retombait dans l'errance de la fantaisie s'épuisant à
104
LA PAROLE MUETTE
repoétiser le monde prosaïque. Pour Hegel, F« affranchissement de la matérialité » atteignait un point où il signifiait le retrait de la matière de l'art. Flaubert refuse cette conséquence. Le temps de la prose est le temps d'une poétique nouvelle. Seulement, cette poétique nouvelle est moins simple, en son principe, qu'il n'y paraît d'abord. Car il en va de la forme comme de la matière : sa « libération » a pour terme sa suppression. Et les « jets » de Byron ne sont aucunement l'accomplissement dernier de la poésie. La forme « pure » n'est pas la libre expression d'une subjectivité décidant arbitrairement de son sujet et de sa manière de faire. Le style n'est pas la libre fantaisie de l'enchanteur-désenchanteur à la Novalis ou à la Jean-Paul, plongeant toute réalité prosaïque dans l'éther de la poésie. Il est une « manière absolue de voir les choses ». Et cette formule d'apparence banale contient à la fois une révolution et la contradiction de cette révolution. Elle renverse d'abord le principe de la représentation en son coeur : l'articulation du principe de généricité et du principe de convenance. Le style n'est plus ce qu'il était au temps de Batteux, l'adaptation des manières de parler au genre et aux personnages, cette adaptation que Balzac caricature avec ses filous qui parlent argot, ses Auvergnats qui parlent patois et ses banquiers à l'accent allemand. 11 n'est plus ni l'appropriation du discours aux personnages et aux situations, ni le système des ornements, tours ou figures convenant à un genre. Il est une « manière de voir », c'est-à-dire qu'il est la conception même de l'idée, cette conception qui, chez Batteux, était une étape préliminaire à l'écriture et, chez Balzac, une vision mettant l'écriture en défaut. Ecrire est voir, devenir oeil, mettre les choses dans le pur milieu de leur vision, c'est-à-dire dans le pur milieu de leur idée. Et il est une manière « absolue » de voir. Flaubert tient à la rigueur des métaphores, comme des catachrèses. Il faut donc conférer à ces termes un sens fort et systématique. Une « manière absolue de voir les choses » est d'abord une manière de voir qui n'a pas d'autre rapport à elles que celui du voir; pas d'« idée » sur elles qui se sépare de « leur » idée, c'est-à-dire de la manifestation du milieu de leur visibilité. Le style apparaissait comme la manifestation de la libre volonté, anéantissant toute matière. Mais cette liberté souveraine s'identifie aussitôt à son inverse. Une « manière absolue de voir les choses », ce n'est pas
LE LIVRE EN STYLE
107
la possibilité de placer, selon n'importe quel angle, un verre qui grossisse ou rapetisse, déforme ou colore à volonté les choses. C'est, au contraire, une manière de les voir telles qu'elles sont, dans leur « absoluité ». « Absolu » veut dire délié. De quoi les choses sont-elles donc déliées dans cette « manière de voir » ? On peut répondre très précisément : des modes de liaison propres aux caractères et aux actions qui définissaient les genres de la représentation et commandaient les « styles » appropriés. En effet, le système des convenances qui gouvernait la fiction représentative ne portait pas seulement sur la manière dont une princesse, un général ou une bergère devaient exprimer leurs sentiments ou répondre à telle situation. Le système des convenances et des vraisemblances reposait lui-même sur des idées déterminées de la façon dont telle situation doit provoquer tel sentiment, tel sentiment entraîner telle action, telle action produire tel effet. Il reposait sur l'idée même de ce que sont un événement ou un sentiment, de ce que sont des sujets pensant et parlant, aimant ou agissant, des causes qui les font agir et des effets que ces causes produisent. II reposait, en bref, sur une certaine idée de la nature. Et c'est de cette idée-là que les choses sont déliées dans l'absolutisation du style. Elles sont déliées des formes de présentation des phénomènes et de liaison entre les phénomènes qui définissent le monde de la représentation. Elles sont déliées de la nature qui le fonde : de ses modes de présentation des individus et des liaisons entre les individus ; de ses modes de causalité et d'inférence ; en bref, de tout son régime de signification. Le style absolutisé n'est donc pas l'enchantement des phrases pour elles-mêmes. Et il ne faut pas se tromper à la formule de l'auteur qui voudrait « faire des livres où il n'y eût qu'à écrire des phrases, comme pour vivre il n'y a qu'à respirer de l'air'1 ». La puissance des phrases précisément n'est que la respiration d'un certain « air ». Cet air dont les phrases de Madame Bovary doivent reproduire la respiration a été, dans La Tentation de saint Antoine, l'objet d'un voyage initiatique. Le grand tentateur y était un diable d'un genre bien particulier, un diable spinoziste. Au temps de l'Athenaeum, Friedrich Schlegel avait proposé à ses amis de reconnaître dans la théorie spinoziste de la connaissance « le début et la fin de toute fantaisie », le principe
104
LA PAROLE MUETTE
philosophique du grand réalisme poétique. Flaubert n'a assurément pas lu l'« Entretien sur la poésie » et son Spinoza présente les traits un peu caricaturaux du panthéisme des temps romantiques. Mais il ne se trompe pas sur l'essentiel. Son « réalisme », c'est-à-dire la version « réaliste » de la poétique romantique, est bien fondé sur la forme spécifiquement spinoziste de l'« harmonie de l'idéel et du réel7 ». Dans l'épisode central de la Tentation, le diable entraîne l'ermite dans une grande course à travers les espaces. Il lui fait respirer l'« air » de ce grand vide depuis lequel il est possible de voir les choses dans leur « absoluité ». Ce vide n'est pas le néant. Il est l'être même, là où il est débarrassé de ses attributs, ou plutôt là où les attributs ne se séparent plus de la substance, l'être des qualités ni les déterminations de la puissance de l'indéterminé. La tentation métaphysique du saint donne les principes exacts de la poétique du style absolutisé. Ce style n'est pas la souveraineté du manieur de formes et de phrases, la manifestation de la libre volonté d'un individu, au sens où on l'entend d'ordinaire. Il est au contraire une force de désindividualisation. La puissance de la phrase est la puissance de manifestation de nouvelles formes d'individuation : non plus les « caractères » de la poétique représentative tels que Voltaire en prescrivait la cohérence ; mais pas non plus les « figures » de la poétique expressive, les figures du verbe fait chair, tels que Hegel ou Hugo en suivaient la conversion, de la parole à la pierre ou de la pierre au texte. Au servant du Verbe fait chair, le diable oppose la divinité d'un monde où les individuations ne sont que des affections de la substance, où elles n'appartiennent pas à des individus mais se composent au hasard de la danse de ces « atomes réunis qui s'entrelacent, se quittent et se reprennent dans une vibration perpétuelle ». La « manière absolue de voir les choses » est la capacité de manifester cette vibration. Elle est identique alors à cette expérience de perte, c'est-à-dire d'élargissement, de l'individualité que manifestent ces rencontres « fortuites » que le diable rappelle à l'ermite : « Souvent, à propos de n'importe quoi, d'une goutte d'eau, d'une coquille, d'un cheveu, tu t'es arrêté, immobile, la prunelle fixe, le cœur ouvert. « L'objet que tu contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t'inclinais vers lui, et des liens s'établissaient ;
LE LIVRE EN STYLE
109
vous vous serriez l'un contre l'autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innombrables ; puis, à force de regarder, tu ne voyais plus ; écoutant, tu n'entendais rien, et ton esprit même finissait par perdre la notion de cette particularité qui le tenait en éveil". » Le poème de la prose est possible parce que la « prose du monde » n'est elle-même que l'ordre superficiel dans lequel s'effectue la puissance du grand désordre. Il n'y a pas à « repoétiser » la réalité prosaïque. Celle-ci présente elle-même sa dissolution au regard attentif. Le monde s'en va de lui-même en phrases singulières. La présence de l'artiste dans son œuvre, identique à celle de « Dieu dans la nature », consiste en sa dissémination. Elle consiste à se faire le milieu de cette dissolution. Le style n'est affaire de phrases que parce qu'il est d'abord affaire de « conception ». Il n'y a pas de langue propre de la littérature, seulement une syntaxe qui est d'abord un ordre de la vision, c'est-à-dire un désordre de la représentation. Le rapport romantique du subjectif et de l'objectif, du conscient et de l'inconscient, de l'individuel et du collectif, sur la nature duquel Hegel opposait la poétique substantielle du livre du peuple et la poétique de la fantaisie inconditionnée, est concentré ici dans le rapport du style-manière de voir à un nouveau régime d'individuation. C'est là que prend sa valeur opératoire la référence spinoziste. Elle donne le principe d'une révolution dans la fiction, d'un renversement de l'ontologie et de la psychologie propres au système représentatif. A la place de ses types d'individus, mécanismes de passions ou enchaînements d'actions, le style absolutisé met la danse des atomes roulés par le grandfleuvede l'infini, la puissance des perceptions et des affections déliées, des individuations où les individus se perdent, du « grand ennui » qui est l'Idée même. L'Idée n'est plus en effet le modèle du système représentatif, elle est le milieu de la vision, ce devenir-impersonnel où la position du voyant coïncide avec celle de ce qui est vu. Et c'est très exactement l'opposition des deux poétiques que devait mettre en scène, à la fin de Madame Bovary, la rencontre de Charles et de Rodolphe, où la supériorité fictionnelle de l'amant qui a bien mené sa barque sur le mari qui a tout perdu se retourne en défaite de l'ancienne poétique devant la nouvelle. Rodolphe feint de ne pas entendre les questions du mari qui
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE EN STYLE
veut entendre l'histoire de ses rencontres avec Emma. Il trouve comique de le voir accuser une « fatalité » qu'il se flatte, pour sa part, d'avoir assez adroitement conduite. Mais sa fatuité n'est que la naïveté des tenants de la vieille poétique, semblable à la vanité d'Homais répétant devant son miroir : cogito, ergo sum. « Car il ne comprenait rien à cet amour vorace se précipitant (au hasard) sur les choses pour s'assouvir, à la passion vide d'orgueil, sans respect humain ni conscience, qui plonge tout entière dans l'être aimé, accapare ses sentiments, en palpite, et touche presque aux proportions d'une idée pure, à force de largeur et d'impersonnalité9. » « Entrer dans l'Idée », c'est alors faire coïncider la puissance du regard et de la phrase avec cette grande passivité de l'Idée pure, cette « voracité » d'un amour qui veut s'approprier sa propre dépossession. La « liberté » de la volonté artiste, c'est la coïncidence entre l'action de l'artiste, devenu pur oeil, et cette passion « touchant aux proportions d'une idée pure ». L'égalité du devenir-impersonnel de la connaissance et du devenirimpersonnel de la passion définit le « milieu » poétique. Ce milieu n'est plus le lien substantiel hégélien du poète à l'objet de la croyance commune. Il n'est plus non plus l'atmosphère d'enchantement projetée sur toute réalité prosaïque par la pure fantaisie d'un je absolu. La « libre volonté » de l'artiste est identique à la pénétration intégrale dans cette passion abîmée dans son objet, dans l'infinité de ces perceptions et affections, de ces combinaisons d'atomes qui font « un » sujet et « un » amour. Elle est l'identité d'un amor intellectualis Dei et de cette passion que sa « stupidité » radicale égale à la splendeur de l'Idée pure. Cette identité donne un fondement nouveau à l'indissociabilité de la forme et de l'idée exigée par la poétique romantique. Mais elle ne le donne qu'au prix de renverser la perspective. En effet, l'opposition de l'objectivisme hégélien au subjectivisme des penseurs et des poètes de VAthenaeum reposait, en dernière instance, sur une même présupposition fondamentale, celle qui assimilait cette relation d'immanence au modèle du verbe fait chair. L'idéalité esthétique était la présence du sens au cœur du sensible, de la parole au cœur du mutisme, et cela jusque dans ses formes extrêmes. La massivité de la pyramide, incapable d'exprimer la divinité ou, à l'inverse, l'ironie destructrice de tout
contenu étaient encore des témoignages du verbe. La puissance de l'idée était puissance d'incarnation. Elle était la présence du sens rayonnant au cœur des qualités sensibles. Mais quand la « libre volonté » flaubertienne vient s'identifier avec l'absolu dessaisissement du sujet, la conception de l'idée elle-même s'est retournée. L'idée est proprement l'équivalence de toute détermination avec la puissance de l'indéterminé, elle est le devenirinsensé de tout sens. L'idéalité esthétique était l'adéquation entre le devenir-sensible du sens et le devenir-sens du sensible. Elle s est maintenant inversée. Elle est l'adéquation d'un sens devenu insensé à un sensible devenu apathique, à son « impassibilité cachée et infinie10 ». La « plasticité » classique de la forme, chez Hegel, présupposait la « substantialité » éthique du monde épique, à quoi s'opposait le rapport disjoint de l'idée et de la matière, caractéristique de la massivité du symbolisme égyptien ou de l'évanescence de l'ironie romantique. Flaubert invente, comme substitut à cette hellénité perdue, un romantisme « égyptien », un rapport de la passivité de l'Idée à l'éclat de la phrase, exactement semblable au rapport entre le grand vide, le grand désert d'Egypte et la noblesse hiératique des attitudes ou l'éclat d'un bijou au bras d'un loqueteux". Le retournement esthétique de la « libre volonté », sa soumission à l'« Idée pure » de la passion stupide accomplissent alors, par rapport à la poétique romantique, le même renversement que l'idéalisme philosophique subit lorsque Schopenhauer inverse le sens du mot « volonté » pour lui faire désigner, non plus l'autonomie d'un sujet courant après la réalisation de ses fins, mais le grand fond indéterminé qui se tient en dessous du monde de la représentation, en dessous du principe de raison. Non qu'il y ait à supposer quelque « influence ». L'auteur du « livre sur rien » ignore le philosophe « bouddhiste » dont la gloire est encore à venir. Mais le spinozisme du romancier, spinozisme teinté de ce panthéisme romantique des années 1830, qui prend, dans les années 1840, la coloration du « culte du néant » bouddhiste, rejoint exactement celui qu'invoque le philosophe pour identifier la contemplation esthétique, comme connaissance de l'Idée, avec la connaissance sub specie aeternitatis'2. Il accomplit le même renversement de l'« intuition intellectuelle ». Celle-ci passe du subjectivisme du je = je fichtéen à
104
111
104
LA PAROLE MUETTE
l'objectivité spinoziste de l'amour intellectuel de Dieu, au prix seulement de donner à ce Dieu la figure d'une absence et à cet amour le caractère d'une passivité. Le romancier accomplit le même mouvement, non pas pourtant comme application d'une philosophie d'emprunt, mais comme unique solution à la position stricte du problème romantique : faire du roman l'équivalent de l'épopée impossible, produire le substitut moderne d'une classicité romantique perdue. Les propositions théoriques de la correspondance de Flaubert ne sont aucunement l'expression approximative d'un spinozisme d'autodidacte. Elles formulent précisément la métaphysique de la littérature, le renversement qui donne à la poétique antireprésentative un fondement cohérent dans une métaphysique de l'antireprésentation. C'est ici que la poétique du « livre de pierre » se renverse en poétique de la muraille de pierre et du désert « tibétains ». Simplement, ce renversement du rapport entre sens et manifestation sensible n'est ni l'expérience du « désoeuvrement » de l'œuvre, telle que la pense Blanchot, ni le revirement « nihiliste » du progressisme bourgeois auquel l'assimile Sartre. En mettant l'identité de la pensée et du caillou à la place de l'identité du poème et de la cathédrale, Flaubert supprime l'écart entre la poétique de la littérature et sa théologie. Il fonde positivement la littérature comme effectuation d'une modernité romantique délivrée du dilemme entre la nostalgie épique et l'autocélébration vide de la fantaisie. L'écart couramment invoqué entre sa pratique de romancier et sa conscience d'artiste n'existe donc pas. Commentant naguère les moments de rêverie où semble se figer le récit flaubertien, Genette parlait de ce « renvoi du discours à son envers silencieux, qui est pour nous aujourd'hui la littérature même ». Mais ce renvoi ne se manifestait, selon lui, que par des plages de silence interrompant la logique narrative classique de l'action et de ses personnages, événements et sentiments. Flaubert faisait, en somme, notre « littérature » sans le savoir. « Sa conscience littéraire », en effet, « n'était pas et ne pouvait pas être au niveau de son œuvre et de son expérience »". Mais il n'y a pas d'opposition entre une logique droite de l'action et des moments d'interruption. Ces moments - ces compositions fugaces d'affections et de perceptions autonomisées - constituent en effet la
LE LIVRE EN STYLE
113
texture même des « sentiments » des personnages et des « événements » qui leur arrivent. Ainsi, ce n'est pas une suspension rêveuse mais au contraire une accélération décisive de l'action que produisent les plages de « silence » qui composent, dans Madame Bovary, la rencontre de Charles et d'Emma. « On parla d'abord du malade, puis du temps qu'il faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs la nuit. Mademoiselle Rouault ne s'amusait guère à la campagne, maintenant surtout qu'elle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu'elle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence [...]. « Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva, debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna. - Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle. - Ma cravache, s'il vous plaît, répondit-il. « Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises ; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma l'aperçut ; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l'épaule, en lui tendant son nerf-de-bœuf. « Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il l'avait promis, c'est le lendemain même qu'il y retourna [...] M . » Le romancier est ici pleinement conscient de ce qu'il fait, en plongeant dans un même régime d'indétermination les énoncés et les perceptions ; en fixant Charles dans la contemplation d'une Emma elle-même absorbée dans la contemplation des échalas renversés ; en interrompant cette contemplation par cette question impromptue sur une recherche que rien n'indiquait ; ou en supprimant le paragraphe qui décrivait le retour pensif de Charles pour nous montrer, sans explication, l'effet de
104
114
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE EN STYLE
l'effleurement d'un dos et d'une poitrine. Il substitue aux ressorts et aux manifestations traditionnels des passions un amour fait d'une pure combinaison d'affects et de percepts : lèvres mordues, vision par une fenêtre, frôlement de corps, croisement de regards, rougeur. Il met à la place de l'ordre représentatif de la nature ce grand désordre ou cet ordre supérieur dont les échalas renversés témoignent ici devant le regard d'Emma, comme en témoignaient, aux yeux de son romancier, ses espaliers détruits par la grêle15. Le regard figé d'Emma n'interrompt pas l'action. Il fixe son cœur : cette « impassibilité cachée et infinie » des choses qui est le foyer commun de la « passion vorace » des personnages et de la conception sereine du livre et de la phrase romanesques. Le romancier sait ce qu'il fait, philosophiquement parlant : substituer un ordre à un autre. Et il sait les moyens qu'il emploie à cette fin, ces détournements de la syntaxe que Proust et quelques autres ont dénombrés : style indirect libre utilisé non plus pour faire parler une voix à travers une autre, mais pour effacer toute trace de voue ; imparfait employé non comme marque temporelle du passé mais comme suspension modale de la différence entre réalité et contenu de conscience ; flottement de la valeur anaphorique des pronoms (« il se mit à fureter... elle était tombée... ») ou de la fonction d'un « et » qui isole au lieu de coordonner. Le moyen de produire l'équivalent des œuvres « bêtes » des génies d'autrefois, de réaliser intentionnellement l'identité de l'intentionnel et de l'inintentionnel, c'est cet usage antisyntaxique d'une syntaxe, qui défait ses habituels pouvoirs : distinguer l'objectif et le subjectif, mettre un ordre causal entre les actions ou les émotions, subordonner l'accessoire au principal. C'est ainsi que la « libre volonté » de l'artiste romantique peut coïncider avec l'absolue passivité de la contemplation perdue dans son objet. C'est ainsi que la figure d'Emma passivement absorbée par l'insensé de ses échalas renversés peut devenir l'équivalent de la figure plastique grecque animée par une conscience collective de la divinité.
Non que la phrase soit tout. Le style est tout entier dans la « conception du sujet », dans ce « fil » qui doit relier les « perles » du collier - ou les fragments de la guirlande schlégélienne. Ces perles, La Tentation de saint Antoine se contentait de les prodiguer en vrac. Et il faut que la « conception du sujet » les lie. Seulement, chaque phrase ou chaque enchaînement de phrases met en jeu cette « conception » et révèle la contradiction qui l'habite. Car la « conception » est, en réalité, deux choses en une : la conduite classique d'une action dramatique, telle que la fixait le système représentatif, et ce qui la défait : ce pouvoir visionnaire qui la soulève imperceptiblement, phrase à phrase, pour faire ressentir, sous la prose banale des communications sociales et des agencements narratifs ordinaires, la prose poétique du grand ordre ou grand désordre : la musique des affections et des perceptions déliées, brassées ensemble dans le grand fleuve indifférent de l'Infini. La « conception » est proprement la contradiction en acte des deux poétiques. C'est pourquoi le terme de musique est ici plus qu'une métaphore, et les célèbres phrases flaubertiennes qui demandent à la sonorité de la phrase de prouver la vérité de l'idée plus que des boutades d'esthète16. Elles reformulent en effet la contradiction constitutive de la littérature, cette contradiction que le « livre sur rien » prétendait dépasser. En faisant basculer l'économie du système expressif, le style-manière de voir pensait supprimer la contradiction, accorder la subjectivité de l'écriture romanesque à l'objectivité de la vision. Seulement, cet accord se risque à chaque phrase dans l'équivalence de la syntaxe narrative et de l'antisyntaxe contemplative. La ligne droite du récit n'est pas coupée de moments de contemplation, elle est composée de ces moments mêmes : le récit représentatif est constitué d'atomes d'antireprésentation. Mais l'art de l'antireprésentation a un nom : il s'appelle musique. La musique, dit Schopenhauer, est l'expression directe de la « volonté ». Il n'est, encore une fois, pas besoin de l'avoir lu, il suffit d'être un artiste romantique conséquent pour retrouver la même logique dans l'œuvre de ce style qui accomplit l'inconditionné de la « volonté » artistique. L'idéal « plastique » flaubertien veut reconstituer l'objectivité épique à partir de la danse des atomes déliés. Mais cette danse-là ne se figure pas. Elle
Il n'y a donc pas de disjonction entre la ligne droite du récit et des silences « littéraires » qui l'interrompraient. Il n'y a qu'une seule ligne, mais aussi c'est en elle que se joue la contradiction. Car la ligne risque à chaque instant de dévier, pour devenir parade d'auteur ou platitude de la prose du monde.
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE EN STYLE
s'entend seulement comme musique de la phrase. C'est cela qui donne son rôle au trop célèbre « gueuloir » flaubertien. Le style est tout entier dans la « conception ». Mais l'écrivain qui forge ses phrases se plaint sans cesse de « ne pas voir » dans ce qu'il écrit. Il doit alors remettre au son de la phrase le soin de vérifier cette vérité de la vision qui ne se laisse pas voir. La « vision » du « spécialiste » balzacien se mettait en travers de l'écriture du roman. Celle du style flaubertien vient, elle, s'identifier à sa conduite, mais à la condition de s'y rendre invisible, d'y devenir musique. La « manière absolue de voir » ne se laisse pas voir. Elle se laisse seulement entendre, comme musique de ces atomes d'antireprésentation qui composent l'« histoire » romanesque. Le style-manière de voir qui fait disparaître la logique représentative doit aussi rendre cette disparition imperceptible en devenant musique : l'art qui parle sans parler, qui prétend parler sans parler. La belle forme plastique qui rendait la phrase du livre sur rien comparable à une statue grecque s'identifie maintenant au mutisme de la musique. Mais ce mutisme tend lui-même vers la limite où il s'identifie à la platitude ordinaire de la parole. En sortant de sa contemplation pour demander ce qu'il cherche au médecin dont nous ignorions qu'il cherchât quelque chose, Mademoiselle Rouault fait s'effondrer tout un monde de causalité. Mais pour que cet effondrement fasse exister leur amour, il doit s'évanouir dans la platitude d'un dialogue absolument insignifiant : « Elle se retourna. - Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle. - Ma cravache, s'il vous plaît, réponditil. » La danse des atomes n'est que la musique d'une disparition, la musique du double silence qui sépare la platitude d'un énoncé narratif (« Elle se retourna ») de l'épisode contemplatif qui le précède (le spectacle des haricots renversés) et du dialogue minimal qui le suit.
le rapport de l'idée à sa manifestation y est également infini. Mais l'infinitisation de l'art ne passe plus chez Flaubert par cette exhibition de soi que dénonçait Hegel. Elle passe au contraire par son devenir-invisible, par son identification à la plus muette des écritures muettes. Et par là, le style absolu entre dans un nouveau rapport, un rapport plus radical de complicité avec l'écriture muette-bavarde. Ce n'est point en se défaisant, à la manière de Jean-Paul, mais en se faisant, que la différence du style s'égale à la démocratie de la lettre errante. Et sans doute les critiques de son temps l'ont-ils mieux perçu que Sartre. Celui-ci assigne le mutisme et la minéralité de l'écriture flaubertienne à l'aristocratisme nihiliste des fils de la bourgeoisie après 1848. Ceux-là marquent, comme lui, l'opposition de l'avant et de l'après-48, mais ce qu'ils voient succéder aux grandes utopies délaissées, ce n'est pas la « colonne de silence » de l'esthète nihiliste, c'est la démocratie nue, le règne de l'égalité. Ceux-ci sont emblématisés dans la culture d'emprunt d'Emma et dans son désir fiévreux de jouissance ; mais ils sont réalisés tout autant dans cette égalité de l'écriture qui accorde à tous les êtres et à toutes les choses une égale importance et un même langage17. Style de casseur de pierres, dira Barbey d'Aurevilly, liant clairement le thème minéral non à l'aristocratisme de l'esthète mais à la répétitivité du geste ouvrier, ignorant pourtant que le romancier a utilisé avant lui la même métaphore18. Mais peut-être ces critiques manquent-elles aussi le lien spécifique du style absolu à la démocratie de l'écriture muettebavarde. Si les personnages exemplaires du « livre en style » sont des héros de l'« égalité » démocratique, c'est en tant qu'ils incarnent les enfants perdus de la lettre : Emma Bovary est la sœur de Véronique Graslin, comme elle arrachée à sa condition par la lecture de Paul et Virginie. Bouvard et Pécuchet radicalisent, eux, la fable de Don Quichotte par leur nature même de copistes, d'êtres voués à la seule copie de la lettre et qui s'avisent par transgression d'en incarner le sens. Mais Flaubert ne peut plus comme Cervantès, et après lui Sterne ou Jean-Paul, affirmer aux dépens de ses personnages son art de maître du jeu romanesque. Et il refuse la démission balzacienne qui met en scène une « véritable » écriture de vie, opposée aux mots du roman. Le travail du style est alors de disjoindre d'elle-même
104
Le dilemme hégélien resurgit alors, d'une double façon. La nouvelle « plastique » de l'idée qui voulait rendre au roman l'objectivité perdue de l'épopée se dissout dans cette musique qui était pour Hegel l'art de l'intériorité vide, l'art qui assimile son mutisme — son incapacité à mettre une idée en figures - à une expression immédiate de la subjectivité la plus intérieure dans l'objectivité de la manière sonore. Par des voies opposées, l'objectivisme du style rejoint le subjectivisme de l'« humour » :
117
104
118
LA PAROLE MUETTE
LE LIVRE EN STYLE
l'écriture muette-bavarde, de faire taire son bavardage pour faire résonner la musique de son mutisme. Qu'est-ce que « bien écrire le médiocre » sinon faire entendre dans le bavardage le silence qui le double ? Bien écrire la scène du Lion d'or dans Madame Bovary, c'est écrire le bavardage nul des clients de l'auberge, dans sa stupidité irrachetable ; c'est, en même temps, défaire, ligne à ligne, les liaisons qui font valoir ce non-sens comme sens, transformer son rien en un autre rien. C'est faire transparaître dans son opacité le vide du grand désert d'Orient, du grand ennui qui est au coeur de tout et rachète le tout. Le livre sur rien convertit la bêtise du monde en la bêtise de l'art. Il soulève imperceptiblement la grande nappe étale du langage qui se dit lui-même - la bêtise du monde - pour faire exister, comme un seul et même accroc à sa surface, les phrases du livre et les vies muettes des personnages, ces « âmes obscures, humides de mélancolie » qu'une autre lettre dit semblables aux arrière-cours de province mangées par la mousse. Les amours de Charles et d'Emma sont de tels accrocs singuliers à la surface de la bêtise, c'est-à-dire du langage commun qui va droit devant soi et a déjà par avance parlé pour eux. Mais le vide seul sépare chacun de ces accrocs du tissu commun qui les aura repris en lui quand Emma reposera en terre sous l'inscription d'Homais et que la « passion vorace » touchant presque « aux proportions de l'Idée pure » de Charles aura disparu dans le jugement dernier de Rodolphe. Mais le romancier qui leur donne la chance d'exister comme une parenthèse de silence dans le bavardage d'Homais doit lui-même effacer à chaque instant la différence qui les fait être, rendre leurs phrases, les phrases du grand amour et du grand ennui, semblables à celles de la bêtise ordinaire. Le mutisme ne résonne sous le bavardage qu'à la condition de redoubler son silence. Et ainsi le destin des personnages devient celui de l'écriture elle-même. Le style produit, ligne après ligne, la différence d'un vide où il disparaît lui-même. Et son accomplissement ultime est sa suppression radicale. A la fin de Bouvard et Pécuchet, les enfants perdus du livre retournent à leur copie. Mais ce qu'ils écrivent n'est pas seulement n'importe quoi, c'est l'envers de leur tentative : ils avaient voulu mettre en pratique la science du siècle ; ils recopient l'encyclopédie de sa bêtise, ils rendent à leur
dispersion insignifiante les matériaux de leur livre, ceux que l'auteur avait dû copier pour les faire exister et qu'il recopie luimême comme conclusion et suppression de leur existence autonome. Ils défont leur livre et le sien. Sur ce chemin, ils retrouvent tout naturellement la fable exemplaire de la littérarité, la fable du livre en morceaux. Mais cette fable se trouve radicalisée et entraîne dans sa radicalité le projet de la littérature elle-même. Dans ce qui aurait dû être le onzième chapitre du roman, Bouvard et Pécuchet achètent les stocks d'une fabrique de papier en faillite pour y copier les lignes des cornets de tabac, vieux journaux et lettres perdues qu'ils collectent au hasard. Ils tombent ainsi sur le rapport du médecin qui qualifie leur folie douce et se décident à le copier aussi. La phrase du manuscrit identifie alors la description de leur réaction « absurde » à la reformulation dernière de la grande poétique spinoziste et de son identité avec le cassage du caillou : « Copions tout de même. Il faut que la page s'emplisse. Egalité de tout, du bien et du mal, du farce et du sublime, de l'insignifiant et du caractéristique, exaltation de la statistique. Il n'y a que des faits, des phénomènes. Joie finale et éternelle. » En retournant à leur pupitre, Bouvard et Pécuchet n'annihilent pas seulement leur propre escapade dans le monde de la lettre muette et trop bavarde ; ils annulent définitivement la différence imperceptible que le style traçait à chaque phrase entre le bavardage de la lettre et son mutisme. L'écrivain est alors le copiste du copiste qui recopie lui-même le discours de la grande bêtise à laquelle il avait prétendu se soustraire. La manière absolue de voir laisse le dernier mot à cette bêtise, à cette prose du monde dont elle était la transfiguration indiscernable.
9 L'écriture de l'idée
L'« écriture » qui répondait aux apories de la poétique romantique rencontre ainsi sa propre annulation. « Style superbe mais presque nul parfois à force de nudité somptueuse », tel est le verdict de Mallarmé sur Bouvard et Pécuchet1. Mais comment penser cette somptuosité nulle, ce retournement ultime de l'équivalence glorieuse entre la splendeur et le vide ? Mallarmé trouve dans le sujet une aberration « étrange chez ce puissant artiste ». Mais en quoi consiste exactement cette aberration ? Elle ne peut consister dans la seule « platitude » du sujet que le naturaliste Goncourt et l'antinaturaliste Barbey reprochent identiquement à Flaubert. Ce n'est pas le « naturalisme » qui est ici en question. Les vulgarités de Pot-Bouille ou de Nana, qui exaspèrent le goût esthète des symbolistes mais aussi celui du naturaliste Goncourt, trouvent, on le sait, l'indulgence de Mallarmé. Sans doute la littérature a-telle pour lui une vocation plus haute que de nous faire caresser imaginairement le grain de la peau de Nana2. Mais la description du boudoir de Nana, comme celle desfleursdu Paradou, des étalages des Halles ou des vitraux du Rêve applique, dans l'« égalité » des sujets, l'identité du principe d'expression. Zola, qui ne s'est jamais posé le problème d'une poétique de la prose, obéit encore au principe de symbolicité qui fonde la poétique romantique, il fait parler les choses à la manière de Notre-Dame de Paris. Et ce principe d'expressivité vient doubler sans problème la narration à l'ancienne, comme la rime de l'idéal en toute réalité. Le naturalisme donne à la forme romanesque le moyen d'être la forme du
122
LA PAROLE MUETTE
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
compromis : compromis entre les principes contradictoires de la poétique nouvelle, et, par là, compromis entre l'ancienne et la nouvelle poétique, entre le primat représentatif de la fiction et le principe antireprésentatif d'expression. C'est en somme cet accord heureux de la narration à l'ancienne et de la « guirlande de fragments » romantique que résume la célèbre « tranche de vie3 ». En revanche, la prétention du livre sur rien, qui s'attache à la revendication flaubertienne d'une poétique de la prose, pose de tout autres problèmes. Le point de vue homogène du style prétend y identifier l'indifférence du sujet avec la nécessité de l'expression. Il réduit ainsi le doublage musical du récit au point d'indiscernabilité où il ne se distingue plus de la prose du monde. Le style et le sujet se fondent alors en un seul principe d'indifférence qui parasite et détruit de l'intérieur le principe fondamental de la différence langagière. Le style absolu, faisant coller le mot sur l'idée, trouve son raffinement suprême dans ce gris sur gris où il devient indiscernable de son contraire : la « moyenne bouffée de banalité scripturale » telle que la présente la « simple maculature » de la feuille étalée du journal. L'aberration du sujet est l'aberration de la prose absolutisée qui s'achève en identité de la prose de l'art et de celle de la bêtise. L'histoire des deux imbéciles qui répètent, par la lecture, l'expérimentation et l'écriture, les grandes figures de la sottise d'un siècle annule, dans l'extrême de sa parodie, le redoublement langagier qui est l'essence de la poéticité. En identifiant les deux principes de la poétique romantique, l'absoluité du style et la virtualité de langage présente en toute chose, la poétique du livre sur rien en vient à les annuler ensemble, à les ramener l'un et l'autre à la platitude de ce que Mallarmé appelle « l'universel reportage ».
en scène l'ensemble des contradictions qui font vivre la littérature de sa propre impossibilité. Et l'impossibilité mallarméenne du Livre n'est alors ni la marque d'une organisation nerveuse particulière, ni l'expérience d'un abîme métaphysique lié à la notion même de l'écriture. Elle est la mise en scène du tourniquet des contradictions en quoi s'engage la littérature lorsqu'elle veut conjurer sa perte prosaïque et marquer les fermes limites de ce « propre » par où elle fait seule exception à « l'universel reportage ». Rien n'est plus remarquable en effet que l'écart entre l'évidence première du système assuré de réponses à la « question littéraire » que résume le nom de symbolisme et le tourniquet infini des contradictions où s'engage celui qui veut en faire le principe d'une œuvre systématique. En un sens, en effet, tout est simple et la leçon de Monsieur Jourdain semble s'appliquer sans problème. Est poésie ce qui n'est point prose. Pour marquer la différence littéraire ou poétique - c'est-à-dire pour identifier le propre de la littérature à l'essence nouvellement comprise de la poésie —, il suffit de séparer son sujet et son langage des affaires prosaïques et du langage de la prose. Tel est le « désir indéniable » de son temps dont Mallarmé, préfaçant le Traité du Verbe de René Ghil, se fait l'interprète. Il faut « séparer comme en vue d'attributions différentes le double état de la parole ». A l'état « brut ou immédiat » de la parole correspondent les tâches de narrer, enseigner et décrire, les fonctions de communication et d'échange exacts qui donnent au signe langagier comme fin dernière la pure fonction du signe monétaire. A l'état essentiel revient « la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire [...] pour qu'en émane, sans la gêne d'un bref ou concret rappel, la notion pure »''. Il faut rendre le principe littéraire cohérent, comme principe d'une exception au langage de l'échange des informations, des services et des biens, donnant à la poésie « une doctrine en même temps qu'une contrée »\ La religion flaubertienne du style était à l'image de ses saints tutélaires, les saints du désert, Antoine l'ermite et Jean le prêcheur : elle avait une doctrine mais pas de contrée. Pis encore, une doctrine qui lui interdisait toute contrée propre. Que je trouve un jour mon sujet, disait-il, et l'on verra quel air je jouerai. En attendant il travaillait sur la terre étrangère
Il faut bien mesurer ce défi de la prose absolutisée pour comprendre le problème qu'il pose et que le jugement de Mallarmé entrevoit. Car l'identité dernière du style absolu et de l'absence de style met la question du « propre de la littérature » à un niveau de radicalité qui mène à l'aporie toute réponse qui voudrait lui opposer une littérature vierge de toute compromission avec la prose commune. Flaubert résout la contradiction des principes de la littérature en rendant celle-ci semblable à son contraire. Marquer à nouveau la différence oblige alors à remettre
123
122
LA PAROLE MUETTE
de la réalité, il faisait des gammes, avec du plomb sur ses phalanges. Mais le principe d'indifférence auquel il avait lié l'idéalité du style absolu le condamnait à ne jamais trouver « son » sujet, à ne trouver finalement comme « comble de l'art » que la copie de la copie des deux imbéciles. Pour que la littérature soit, il faut lui donner sa terre propre, une réalité qui soit adéquate à son langage, un monde dont les formes sensibles correspondent aux formes que dessine un langage qui ne s'occupe « que de luimême », c'est-à-dire qui ne s'occupe que de refléter les formes essentielles et leurs rapports. En se liant au dualisme philosophique de la volonté et de la représentation, la poétique de l'antireprésentation s'exilait de toute contrée propre. Le symbolisme veut arracher la critique de la représentation à la prose de cette « volonté » schopenhauerienne qui ne veut rien, à la mutité irrachetable des choses et des désirs. Il la transforme en critique de la prose du monde, en critique de cette croyance en l'objectivité du réel sur laquelle s'élèvent le langage du commerce, la prose naturaliste et les miroirs que le théâtre représentatif tend aux messieurs-dames qui le regardent. Les écrits de Mockel et de Wyzewa et autres théoriciens de la Revue indépendante ou de la Revue wagnérienne, du Mercure de France ou des Entretiens politiques et littéraires proclament ce retournement du schopenhauerisme qui intronise à nouveau l'Esprit sur les ruines d'une réalité objective réduite à sa vérité d'illusion ou de reflet6. Cet « esprit » lui-même peut prendre plusieurs figures philosophiques et légitimer plusieurs pratiques artistiques. Il peut être un Moi pur fichtéen ou un Soi absolu hégélien. Il peut être une âme qui communique avec d'autres âmes à travers des formes sensibles ramenées au statut berkeleyen de simples signes. Il peut être un univers spirituel impersonnel qui se connaît à travers les individus ou fait de leur chant une strophe particulière d'un des grands poèmes collectifs de l'humanité. Cet esprit peut fonder une poétique artificialiste de l'effet calculé, dont la « Philosophie de la composition » d'Edgar Poe donne le modèle, ou une poétique essentialiste du rythme essentiel retrouvé du monde ; une communication des âmes dans un monde intérieur des sens à la Novalis ou une pratique « scientifique » de l'« instrumentation verbale », comme celle que René Ghil tire de la physiologie de Helmholtz et accorde à une religion
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
125
de l'humanité dérivée d'Auguste Comte ; un chant exprimant, sur la ligne flexible du vers libre, la mélodie singulière d'une âme ou le poème d'un peuple, sur le mode de la légende wagnérienne. Mais, comme l'attestent les lettres qui témoignent de la fameuse crise mallarméenne, l'affirmation de l'esprit absolu et la rencontre du néant, la connaissance du néant des grandes idéalités et la volonté de faire resplendir leur illusion glorieuse conduisent à une même conséquence : si l'esprit n'est qu'un rêve, ce rêve peut être chanté comme la splendeur essentielle de toute réalité. Les philosophies incompatibles de Berkeley et de Hegel, de Fichte ou de Schopenhauer, de Vico ou de Swedenborg peuvent être alors considérées comme des variantes du même texte idéaliste fondamental, dont la formulation revient de droit à l'éclectique Schelling. Et l'idéalisme oecuménique du symbolisme trouve tout naturellement son texte fondateur dans ces lignes du Système de l'idéalisme transcetidantalc\\ù étaient déjà la bible des frères Schlegel. « Ce que nous nommons nature est un poème enfermé dans une écriture secrète et merveilleuse. L'énigme cependant pourrait se dévoiler si nous reconnaissions là l'Odyssée de l'esprit qui, se cherchant lui-même, lui-même se fuit, en proie à de prodigieuses illusions ; à travers le monde des sens, en effet, ce n'est que comme à travers des mots que transparaît le sens, comme à travers une brume que transparaît le pays de la fantaisie auquel nous aspirons. Toute peinture admirable naît en quelque sorte de ce qu'est supprimée la cloison invisible qui sépare le monde réel et le monde idéal, et cette peinture n'est que l'ouverture par laquelle pénètrent sans reste ces ligures et ces contrées du monde de la fantaisie, dont le monde réel ne laisse filtrer qu'une imparfaite lueur7. » C'est tout naturellement que ce texte est rappelé dans l'article de Jean Thorcl sur « l es romantiques allemands et les symbolistes français" ». F.t toute Y Esthétique du symbolisme de Mockel peut être considérée comme son commentaire étendu. Car ils identifient en une seule formule fondamentale la doctrine de la littérature et la contrée île la poésie. Et le symbolisme est un romantisme fondamental ou un fondamentalisme romantique. C'est pourquoi il franchit les limites que Schelling maintenait. Car le romantisme historique que celui-ci exprimait restait une doctrine travaillée par la dualité. Il prenait au sérieux cette
122
LA PAROLE MUETTE
aliénation de l'esprit dans son séjour hors de lui-même qu'évoque son texte : séjour inconscient de l'esprit dans la nature ; union du conscient et de l'inconscient dans l'art où l'esprit se rend extérieur à lui-même. Pour penser l'art comme conjonction de cette présence et de cette absence, il alliait deux conceptions de l'esprit : l'esprit classique comme acte, mettant en forme une matière ; l'esprit romantique comme milieu d'une communication de sens. Ainsi la forme sculpturale, telle que la symbolisait, depuis Winckelmann, la statue grecque, se mariait, plus ou moins discrètement, avec la musique du monde intérieur des sens. Ou bien la cathédrale hugolienne faisait valoir sa double nature de pierre travaillée et de livre ouvert, d'équilibre des masses architecturales et de guirlande d'images. Par là se maintenait aussi la différence de l'art et de la philosophie : « La nature, poursuivait Schelling, n'est plus pour l'artiste telle qu'elle est pour le philosophe, c'està-dire rien de plus que le phénomène constamment borné du monde idéal, ou que le reflet inconscient d'un monde qui n'existe pas hors de lui mais en lui. » Le symbolisme supprime cet écart, cet élément « classique » d'extériorité de la matière qui est aussi le principe de la différence entre l'art et la philosophie et de la dualité dans la conception même de l'art. Aussi la négation présente dans le texte de Schelling disparaît-elle dans la « citation » de Thorel : « La nature, écrit-il, est pour l'artiste ce qu 'elle est pour le philosophe, le monde idéal apparaissant sans cesse sous des formes fictives [...]'. » L'incertitude même de la philosophie symboliste concourt à effacer cette différence entre poésie et philosophie. Que la nature soit matière brute, laissant à l'esprit la réalité essentielle de l'idée, ou qu'elle soit le pur songe que l'esprit projette hors de lui ou le pur miroir où il se réfléchit, le résultat est le même. Les images du monde extérieur peuvent être assimilées aux mots d'une langue. Elles sont les significations éparses que le poème de l'esprit doit mettre en phrases. Et il les met en phrases en leur appliquant sa syntaxe propre. Peu importe alors l'ordre dans lequel il procède, soit qu'il parte de la connaissance de cette syntaxe, soit qu'il la retrouve dans les formes et les rythmes du spectacle de la nature. Peu importe même que cet esprit se sache comme la réalité unique ou qu'il se connaisse et connaisse ses constructions comme « de vaines formes de la matière »10. Chanter « devant le Rien qui est la Vérité ces glorieux
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
126
mensonges » est la même chose que transcrire les rythmes de l'Idée ou la pièce écrite au folio du ciel. C'est pourquoi le cœur du problème de Mallarmé n'est pas l'expérience pathétique de l'Absolu ou le néant rencontré en cherchant l'idée pure. La symphonie des couchants et l'alphabet des astres peuvent lui apprendre cette identité de l'être et du nonêtre que la pensée pure lui aura refusée. Le néant peut se transformer en simulacre glorieux et la littérature être l'exercice même de ce simulacre qui « projette à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate" ». Pour que le pli de sombre dentelle du vers retienne l'infini, il suffit de peu de chose : la connaissance de la « symphonique équation propre aux saisons », le sens de quelques analogies entre leurs « ardeurs » et les « intempéries » de notre passion ; une « piété aux vingt-quatre lettres » et un sens de leurs symétries12. L'écume de la vague ou le reflet du couchant, le déploiement d'une chevelure, le battement d'un éventail ou le col d'une verrerie éphémère peuvent offrir leur magnificence quelconque au sceau de l'acte poétique. Il suffit de « comparer les aspects et leur nombre » et d'éveiller « l'ambiguïté de quelques figures belles, aux intersections ». L'acte poétique nie la futilité sociale — le hasard — de l'objet, chevelure ou éventail, en retenant son aspect essentiel, la virtualité du geste de monde que décrit son mouvement. Il marque le déploiement de l'apparaître, la scansion de l'apparaître et du disparaître qui réduit la nature à sa « symphonique équation », soit à son idée. Réciproquement, la tresse ou l'éventail de mors, dans lequel l'acte poétique a nié le hasard du « sujet », fait disparaître, dans ses plis et ses déplis, l'autre hasard, celui qui lie le poème à la « personnalité » des sentiments, idées ou sensations de tel individu. Aussi le hasard de la langue, celui du sujet et de l'auteur sont-ils ensemble niés. Les principes contradictoires de la poétique romantique semblent alors conciliés. Le principe de symbolicité, qui ramène tout spectacle empirique à la métaphore d'une forme essentielle, peut en effet s'identifier au principe d'indifférence qui trouve le ciel de l'idée poétique dans l'éclat d'un lustre, une pantomime de foire ou le frou-frou d'une robe. Ainsi le théâtre entier de la contradiction romantique se trouve annulé dans un « schopenhauerisme » ramené à l'axiome
122
128
LA PAROLE MUETTE
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
selon lequel le monde est ma représentation. « En cherchant dans les choses l'image de l'infini, le poète en découvre le signe en luimême13. » Qu'il soit tout ou rien, l'esprit semblablement n'a affaire qu'à lui-même. Son objet ne se distingue pas de son langage. Les formes du monde sont les signes d'une langue et les mots « neufs » que la poésie assemble sont des formes de mondes. Le symbole alors n'est plus le signe d'alliance entre des réalités hétérogènes, l'opérateur d'une traduction entre le monde de la matière et le monde de l'esprit. Il est « la signification des formes exprimée par les formes elles-mêmes1'1 ». L'esprit parle à l'esprit dans la langue de l'esprit : langue une dans son principe, multiple dans ses pouvoirs. La langue de l'esprit est le discours où s'exprime l'idée, elle est la métaphore qui manifeste la correspondance des idées et des formes, elle est la rime qui témoigne de l'harmonie de l'ensemble. « Chacun de ses vers, dans son intention, devait être à la fois une image plastique, l'expression d'une pensée, l'énoncé d'un sentiment, et un symbole philosophique ; il devait être encore une mélodie, et aussi un fragment de la mélodie totale du poème15. » Le romantisme est ainsi délesté de ses contradictions, débarrassé de la résistance de la matière à la forme comme du dilemme de l'identification consciente du conscient et de l'inconscient. La forme signifiante et la forme sensible s'identifient en un seul langage de l'esprit, assurant l'identité du principe antireprésentatif et du principe antiprosaïque. La contradiction littéraire est devenue l'homogénéité d'un principe poétique unique. La « doctrine » littéraire est le centre d'une « contrée » poétique, elle n'est que la loi vitale du monde de l'esprit. Mais la question se pose alors. Supprimer la contradiction de l'œuvre littéraire, n'est-ce pas supprimer l'œuvre elle-même ? Et c'est ce retournement inhérent au fondamentalisme symboliste que vise en dernier ressort la question mallarméenne : « Quelque chose comme les Lettres existet-il ?» Le pluriel même qui évoque les « Belles-Lettres » d'antan permet de poser le problème : une fois la poésie sortie de la double contrainte qu'imposaient la mesure stricte du vers et la convention représentative classique, existe-t-il un art spécifique de la parole qui soit autre chose que « l'afïînement, vers leur expression burinée, des notions en tout domaine16 », qui soit en bref autre chose que la forme générale de la vie de l'esprit ou de
la pensée ? Or l'esprit n'est pas œuvre. Les symbolistes et verslibristes se vantent d'avoir imposé l'idéalité pure du poème et la liberté absolue de cette mélodie à dénouer qu'est l'âme de chacun. Ils ne perçoivent pas qu'en absolutisant ainsi la poésie, en l'affranchissant de toute contrainte matérielle ou formelle, ils l'assimilent à nouveau aux abstractions de la pensée ou à la communication des sensations, en bref à ce travail - ordinaire ou extraordinaire - de la prose dont ils voulaient à tout prix se différencier. « L'idée de la poésie, c'est la prose », le paradoxe que résumera la formule de Benjamin est celui que la pureté symboliste cherche vainement à éviter. Mais c'est aussi bien le paradoxe constitutif de la littérature. C'était lui qu'exprimait théoriquement le destin donné par Hegel à cet « art général » de la poésie qui menait l'art à un accomplissement qui était sa suppression. C'était lui qu'aménageait empiriquement l'enjambement hugolien, en joignant et en disjoignant en même temps les deux fonctions de l'alexandrin : phrase exprimant une pensée et mesure rituelle de la découpe poétique du temps. Les artisans du poème en prose ou du vers libre avaient cru supprimer le dilemme théorique hégélien et dépasser la rusticité de l'échafaudage hugolien, en identifiant la forme discursive de la pensée et la mesure poétique du temps. Mais la poésie, avait averti Hegel, ne vit que de leur écart. Qui veut donner à la pensée son temps propre fait évanouir l'œuvre de poésie, qui est le temps contrarié, le temps retardé de la pensée. La question mallarméenne sur l'existence de « quelque chose » comme les Lettres retrouve, par-delà l'évidence première des solutions, le tranchant de la question. Et peut-être la rareté du poème et l'impossibilité du livre, attachées à son nom, traduisent-elles d'abord l'expérience rigoureuse de cette logique qui ne rend la littérature cohérente qu'au prix de la supprimer dans cette absence d'oeuvre qui s'appelle « vie de l'esprit ». L'impossibilité du livre ne serait pas alors la manifestation d'une impossibilité centrale du concept de littérature. Elle serait l'aporie de la volonté toujours recommencée de dépasser la contradiction qui fait être la littérature, en lut donnant sa doctrine et sa contrée propres. Et l'« absence d'truvre » que la théorisation de Blanchot voit attachée à l'idée même île la littérature ne serait pas l'expérience nocturne de l'impouvoir qui est au cœur des puissances du
122
LA PAROLE MUETTE
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
langage. Elle serait l'effet de la tentative de rendre cohérent le principe littéraire, en identifiant le principe antireprésentatif au principe antiprosaïque. A l'indiscernabilité de l'œuvre et de la bêtise du monde, où se perdait ultimement la cohérence du style absolu et du livre sur rien flaubertiens, répondrait l'autre perte de l'œuvre : là où, à l'inverse, elle veut se séparer de toute prose et de toute matière pour n'être plus que la vie de l'esprit. Le paradoxe éclaterait alors sous sa forme la plus générale : la littérature ramenée à son propre est une littérature évanouie dans une vie de l'esprit, à laquelle aucune œuvre n'est adéquate. C'est ainsi que la belle simplicité de la formule générale que l'« Avant-dire » de Mallarmé proposait à la poétique symboliste sefissureaussitôt et que le rapport d'adéquation de l'idée et de la parole se transforme dans le chiasme de la musique et des lettres. L'état essentiel de la parole se présente disjoint. La parole essentielle est parole et musique. Pour que surgisse « la notion pure », l'acte poétique doit opérer musicalement. Il doit « transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire ». Car c'est le propre de la musique que de faire disparaître en même temps la densité des choses et l'organisation représentative des mots. La musique seule propose un langage structurellement purifié de la représentation, où celle-ci s'évanouit au profit de la vibration, soit de la spiritualisation de la matière. Elle est « proche l'Idée » parce qu'elle est le tombeau de l'image et du reportage. Mais ce privilège a son strict revers. La musique n'est le tombeau de l'image que pour autant qu'elle est aussi le tombeau de la parole qui nomme, éclaire, ordonne, célèbre. Si elle écarte le bavardage, c'est qu'elle écarte la parole elle-même. La musique est muette. Mais, par là même, elle prétend tout signifier - tout signifier selon le mode symboliste de la signification : par suggestion, par analogie de ses timbres et ses rythmes, ses accélérations et ses lenteurs, ses éclats de cuivres et ses rêveries de bois et de cordes avec les aspects essentiels du monde et leurs correspondances au théâtre intime de l'esprit. La musique prétend congédier la lettre muette et bavarde pour instaurer le pur royaume de l'esprit devenu sensible. Mais si elle peut promettre sans risque ce château de pureté, c'est qu'elle identifie l'idéalité avec la simple absence de parole. Comme la peinture muette de la lettre morte, elle est dispensée de s'expliquer. Et, par là même, elle peut faire rouler à la ronde sa
prétendue parole. La musique muette devient la musique bavarde, le tintamarre des sons nus qui ne dit rien, n'explique rien, et se fait d'autant plus passer pour le poème originaire de la communauté. Le privilège de la musique est donc aussitôt contesté. La spiritualisation musicale du monde doit se faire « selon le jeu de la parole, cependant ». C'est à l'« intellectuelle » parole que revient la tâche « musicale » de transformer le spectacle des choses en notion pure. Mais cette exigence ne fait que radicaliser le problème. Sans doute peut-on imaginer les équivalences poétiques des procédés de la « signifiance » musicale : la mobilisation des mots par leurs inégalités, l'équilibre des motifs, les accords groupés autour de la ligne mélodique, la différence des tempi 11 des intensités, l'alternance des éclats triomphaux et des reploiements sombres. Mais l'intellectuelle parole qui s'opposait à la « chute des sons nus » se trouve alors identifiée à la pure matérialité d'un instrument, à l'ivoire inerte du clavier : la musique est « l'au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole où celle-ci ne reste qu'à l'état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano17 ». L'instrument intellectuel de la parole ne reprend ses droits sur la musique qu'au prix d'imiter son mutisme. Et la musique ne cède à la parole le rôle d'« instrument » de l'idée que pour devenir le mode même d'apparition de l'idée et, pour finir, le nom même de l'idée. La fin du « jeu propre de la parole » est que « musicalement se lève » la notion pure de fleur, différente de tous les calices sus. Et, du privilège affirmé de « l'intellectuelle parole à son apogée », ce qui doit résulter « en tant que l'ensemble des rapports existant clans tout » se nomme simplement « la Musique »'". Les Lettres existent seulement comme la musique et les Lettres. Cette disjonction est tout autre chose que la différence des moyens propres à deux arts rivaux et qu'il faudrait assembler. Elle est la disjonction même de l'idée de l'art de la parole, de l'idée de l'art dans celle de l'art de la parole. Car la Musique n'est pas simplement un art. Elle est une idée de l'art. Pas une idée entre d'autres, mais l'idée nouvelle de l'art et de la correspondance des arts en laquelle se systématise la poétique antireprésentative. Elle est l'idée qui vient exactement à la place qu'occupait
131
122
LA PAROLE MUETTE
jadis la poésie. Celle-ci était un art représentatif et l'idée générale de l'art. Tous les arts, en effet, représentaient, ils « imitaient » à la manière de la mimesis poétique. Ils imitaient les modes fondamentaux de la représentation poétique - discourir et narrer - , en poursuivant les mêmes fins qu'elle : enseigner et émouvoir, plaire et convaincre. C'était ce qu'avait systématisé la grande entreprise de l'abbé Batteux, les Beaux-Ans réduits à un seul principe. Peinture et musique, danse et sculpture se comparaient comme genres de poésie. Obstinément, Mallarmé parcourt les ruines de l'édifice de Batteux, cherchant, dans les interstices de la représentation théâtrale, les touches de la peinture, les frissons orchestraux, les figures évanouissantes de la danse, le langage muet de la pantomime ou les incidents du spectacle populaire, les termes d'une grammaire non représentative des arts qui donne à l'art général de la poésie l'équivalent de ce qu'impliquait auparavant la mimesis : une concordance des arts fondée sur une coïncidence nouvelle entre l'espace du langage et l'espace des choses. Mais il ne peut plus y avoir de mode unique de cette coïncidence. A la concordance représentative, la poétique romantique avait d'abord opposé l'analogie symbolique : l'unité des manifestations de l'art comme modes de langage. Le problème est que le langage était précisément en train de se dérober à cette fonction d'unité. Au moment même où la poéticité s'affirmait comme mode originaire du langage, la science du langage se soustrayait aux rêveries de l'origine et libérait l'espace du langage de son intrication avec l'espace des choses19. L'idée nouvelle de l'art comme langage, empruntée à l'ancienne « philologie », faisait du langage de l'art un mode d'expression de la pensée hors d'ellemême, un mode passé-dépassé de la pensée. La transformation de la représentation en expression et de la correspondance représentative en analogie herméneutique ne pouvait donner à la littérature un statut théorique univoque. Elle servait en fait à autre chose : inscrire le destin de l'art dans celui de la pensée. C'est ainsi que, dans l'édifice hégélien, la correspondance des arts devenait la succession de leurs modes, la transformation qui allait des langages les plus matériels aux plus spirituels. L'art « général » de la poésie, commodément mis à la fin du parcours, achevait la transformation de la pensée-pierre en pure pensée, le rapatriement de la pensée dans sa demeure propre. On connaît le
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
133
paradoxe qui en résultait : l'idée « nouvelle » de la poésie en faisait une chose du passé, barrait la voie de la littérature. Mais ce chemin de pensée de l'art rencontrait au passage un autre problème. Pour arriver à la poésie, il fallait traverser un autre art, la musique. Hegel le faisait à bride abattue, par incompétence, disait-il, en la matière. Mais la vraie raison était plus profonde et inavouée : c'est qu'il y avait là, sous les pas de la pensée-symbole en route vers la pensée pure, un gouffre prêt à s'ouvrir, une autre fin de l'art : l'idéalité sans image ni pensée de la musique, sa communication directe de l'artiste à l'auditeur par le jeu d'une matérialité évanouissante. Aux jeux herméneutiques du signe et du symbole, du hiéroglyphe et de son déchiffrement, la musique oppose en effet un autre usage des signes. Les calculs mathématiques de l'« entendement abstrait » s'y transforment en intuitions sensibles de l'ineffable. La musique est l'art du temps, du « sens interne » kantien, l'art qui ne trace plus dans l'espace de formes résistantes au sens, qui n'exprime plus en mots des pensées en mal de forme sensible. Elle est donc l'art qui offre sa technique à la réalisation du rêve romantique du « monde intérieur des sens », mais aussi son concept à l'idée même de l'art. Ainsi se propose une autre fin de l'art, une fin artistique de l'art qui fluidifie les formes sensibles et sensibilise les calculs de la pensée. Au lieu de reconduire l'idéalité sensible de l'art vers la pensée consciente de soi, la musique la dissout dans l'institution d'un milieu d'idéalité où l'âme parle à l'âme le langage de l'âme, à travers les signes muets île la mathématique convertis en intuitions sensibles. Elle donne ainsi son absence de sens comme incarnation suprême du sens d'esprit dans la matière sensible20. Le coup de force hégélien conjurait ce destin, au prix d'arrêter le destin même de l'art. Et la volonté de conjurer son arrêt, d'édifier contre lui l'avenir de la littérature, retrouve tout naturellement le problème. Qui n'accepte ni le compromis naturaliste de l'ancienne et de la nouvelle poétique ni l'identification de l'idée de la poésie à la prose doit rencontrer la musique comme l'idée de l'antireprésentation, l'idée de l'art et de la concordance des arts à l'âge postreprésentatif. La musique est venue « balayer» les poussières tle la représentation, effectuer « le lavage à grande eau du Temple ». Mais, A l'image du Dieu-homme qui chassait les marchands du Temple, elle ne libère de la loi et de l'alliance
122
LA PAROLE MUETTE
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
anciennes que pour asservir à l'alliance nouvelle, à la loi sans parole d'esprit et d'intériorité. La poésie désormais appartient à la musique, elle est un genre de l'art dont la musique est l'idée. C'est cela le cœur du symbolisme comme fondamentalisme romantique : il n'y a plus de symboles, il n'y a plus qu'un seul monde de l'esprit, une seule musique de l'esprit distribuée dans le rythme des formes et la mélodie des âmes. C'est cette logique dont Mallarmé subit la contrainte et contre laquelle il s'insurge pourtant. Pas plus que Hegel, il ne peut admettre que l'in-sensé de la musique, que son incapacité à parler soient la réalisation suprême du monde de l'esprit. C'est ce qui est en jeu dans le « rapatriement » à la littérature des déchirures orchestrales : non pas la simple transposition de procédés musicaux en procédés d'écriture, mais le retournement du destin qui donne à la littérature libérée un maître nouveau, l'esprit-musique, qui la sépare d'elle-même et la voue à l'insignifiant. L'an ne trouve son unité dans le milieu « spirituel » de la musique qu'au prix de se dissoudre en « dispersion volatile de l'esprit ». Il faut restaurer, contre cette dissolution, la puissance du verbe : si celui-ci expose la littérature aux mirages de la représentation, il est aussi le seul instrument de la lucidité de la pensée. Mais cela veut dire aussi qu'il faut donner au verbe son espace propre, la surface sensible d'inscription de l'idée. La musique abîme l'art dans la pseudointériorité du temps. La littérature se reconquiert en identifiant l'art propre de l'idée à un art de l'espace. C'est-à-dire aussi qu'elle rend l'idée à « elle-même » en lui donnant sa matérialité première. Il faut, en somme, rematérialiser l'idée pour lui redonner sa puissance intellectuelle. Mais la question se déplace alors et une autre dualité apparaît : il n'y a pas un mais deux espaces de matérialisation de l'idée. Il y a l'espace de la représentation où elle se trace en figures sensibles ; et il y a l'espace de la page où elle s'identifie à la coulée ordinaire de la prose. L'idée ne se retrouve qu'à devoir choisir entre l'espace des figures de la scène et celui de la lettre muettebavarde. Et tout le problème du Livre mallarméen se dessine là. Plus qu'à l'objectif de transcrire les secrets orphiques de l'univers, ou même à celui, plus modeste, de donner un lien aux fleurs de la guirlande poétique, le projet du Livre tient à la question de la matérialité propre du poème. Pour échapper au « mutisme »
musical qui l'avait délivré du bavardage représentatif, le poème doit contracter une alliance nouvelle avec la matérialité spatiale. D'un côté, cette matérialité est celle de l'espace scénique qui est le lieu traditionnel d'inscription du pouvoir mimétique. L'esprit doit dessiner sa propre image qui soit une image non représentative. De l'autre, elle est celle du livre qui est l'espace de la lettre muette-bavarde, de la lettre qui ne peut « se porter secours à ellemême », qui ne peut tracer la différence qui sépare la littérature de la prose du monde, l e projet impossible du livre est alors celui d'unir ces deux espaces, de constituer le théâtre propre, antireprésentatif et antiprosaïque, de la littérature, de constituer l'espace du livre comme un espace mimétique, identique à l'espacement même de la pensée devenue sensible. C'est ce problème que recouvrent les trop simples déclarations mallarméenncs, opposant le Livre « architectural et prémédité » à l'album, qui n'est que le recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses21. Il faut bien voir le paradoxe qu'implique cette proposition. En un sens, cette fière déclaration n'énonce qu'une banalité, celle de l'organicité de l'œuvre, reprise par tous les manuels à Boileau, qui la tenait d'Horace, lequel la tenait d'Aristote, qui reprenait lui-même Platon. Mais, précisément, cette banalité de la vieille poétique est devenue hautement problématique. Qu'est-ce qu'un livre « architectural » depuis que Burke a ruiné la norme poétique du corps aux proportions géométriques ? Qu'est-ce qu'un livre « prémédité » depuis que Schelling a énoncé l'identité du conscient et de l'inconscient comme essence de l'art ? I * livre-cathédrale de la poétique romantique n'est pas un livre architecturé, c'est un cahier d'images analogiques, un recueil de tympans, de chapiteaux et de vitraux. Le problème du tout ne peut plus être celui de l'assemblage des parties. Car on assemble des parties, pour autant que chacune, à la fois, est complète comme partie, mais aussi requiert le tout pour y trouver s.i place. Or le poème symboliste échappe doublement à cette fonctionnalité. D'un côté, il est un tout par lui-même, une expression suffisante de la fonction poétique. De l'autre, il est inachevé, au sens où il n'est pas un objet autosuffisant. Il est un argument, une hypothèse, la proposition d'un espace poétique. Suggestion et symbole veulent dire cela : il y a poème là où il y a proposition d'un jeu d'aspects, d'un système
135
122
136
LA PAROLE MUETTE
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
d'accords entre le théâtre intime et le spectacle du monde, mais aussi là où ce jeu d'accords en rencontre un autre, là où un lecteur « appuie » son ingénuité au blanc de la page, où un spectateur « juxtapose » son théâtre intérieur au spectacle de la scène. Le véritable lieu où le poème trouve sa place, la véritable totalité dans laquelle il s'inscrit, c'est la scène de sa performance partagée. Car l'écriture de l'Idée est deux choses en une : elle est texte et elle est interprétation. L'analogie que le poème propose entre le théâtre de soi et le théâtre du monde doit être interprétée, analogisée à son tour dans la performance poétique de la lecture. Le poème prend vie au théâtre ou concert intime que se donne le lecteur, selon la cérémonie du pouce qui retient la page, de l'œil qui théâtralise le rapport du noir et du blanc, de la voue qui murmure le texte et fredonne le chant sous le texte. L'acte poétique est de tracer la scène qui rend cette juxtaposition, ce système de correspondances possibles. La fiction nouvelle s'oppose en cela à l'ancienne fiction représentative : elle n'est pas une fabrication de personnages proposés à la reconnaissance de la salle, elle est la disposition des moyens d'art qui institue une scène. La fiction est mise en scène, institution du lieu ou milieu de la fiction, démonstration ponctuelle de ses pouvoirs. Mais cette démonstration doit s'achever sur un autre théâtre, là où les signes écrits ou les hiéroglyphes tracés par les pas de la danseuse sont réintégrés au théâtre intime du lecteur ou du spectateur. Le poème ne se laisse pas détacher de l'institution d'une vie poétique partagée. La « totalité » dans laquelle il s'inscrit est celle de ce partage toujours aléatoire et momentané. L'espace du poème est la performance théâtrale. Cette performance échappe au bavardage représentatif et à la nullité de l'image en miroir par la dualité qui la constitue : elle est tracé matériel de signes et interprétation de ces signes. C'est cette dualité qui trouve son modèle sur la scène du ballet et institue le rapport privilégié entre écriture et chorégraphie. Sur cette scène, la ballerine illettrée est un signe qui trace les signes d'une écriture « sans appareil de scribe ». Par cette écriture matérielle évanescente, son corps inscrit matériellement l'idée dans un :space. Cette pure présentation matérielle, ce poème plastique de l'idée, triomphe de la représentation sur son théâtre même. Encore faut-il pour cela qu'elle soit interprétée, qu'un spectateurpoète dépose aux pieds de la ballerine « la fleur de son poétique
instinct »22. C'est à ce prix-là seulement que l'écriture muette de la danseuse tracera, « à la manière d'un signe qu'elle est », le rêve du poète, ou que celui-ci composera son poème avec les hiéroglyphes muets de l'illettrée. L'espace de totalisation du poème est ainsi celui de la performance. Et la performance est toujours double : écriture et interprétation de cette écriture. L'espace propre de la pensée s'avère comme un théâtre double, dont la dualité ne fait que remettre en scène la contradiction constitutive du poème romantique. La collaboration du poète et de la danseuse métaphorise la nécessaire et impossible union consciente du conscient et de l'inconscient. La « véritable » écriture s'échappe ainsi à ellemême. La présentation matérielle du poème n'est jamais que présentation de son emblème. Ce qui s'oppose à l'art « historique » — c'est-à-dire représentatif - , c'est un art « emblématique »23. Mais la parabole de la danseuse nous dit encore autre chose : le fait poétique est le fait même du dédoublement emblématique. Autrement dit, le poème n'est pas lié structurellement à l'art d'écrire. 11 y a poème partout où il y a correspondance entre des « types et accords » intérieurs et ceux que propose le spectacle des formes. Le poème est « voyance » ou « point de vue ». Il est le point de vue de l'analogie, le rêveur qui lit un drame astral dans le spectacle de l'ours dressé posant ses pattes sur l'épaule du clown terrorisé fait déjà un poème. 11 y a poème dès qu'est donné le rapport d'une écriture et d'une voyance. Mais, en fait, c'est la voyance qui décide qu'il y a dans les formes d'un spectacle les signes muets d'une écriture. Qui s'interroge sur la « rareté » du poème mallarméen ne doit pas oublier que cette rareté est corrélative d'un surplus : s'il y a peu de poèmes, c'est que le poème est partout, et partout sous le signe du dédoublement entre le tracé de l'idée et la voyance d'esprit. Le problème n'est donc pas d'« architecturer » le livre de poèmes. Il est de rapatrier dans l'espace du livre l'espace de la performance. Car, dans la performance, la consistance du poème ne cesse de s'échapper dans la vie de l'esprit : cette vie de l'esprit gouvernée, depuis Vico, par l'équivalence de l'œuvre et de l'emblème, équivalence que les avant-gardes symbolistes de 1890, comme les avant-gardes futuristes ou surréalistes de 1910 ou de 1920, ne cessent et ne cesseront de reconduire, au prix de
122
138
LA PAROLE MUETTE
L'ÉCRITURE DE L'IDÉE
renouveler les emblèmes : des symboles de la rêverie à ceux de la vitesse mécanicienne, du poème de fer aux hiéroglyphes de l'inconscient ou au chant de la communauté travailleuse. Le poème nouveau n'échappe aux platitudes de la prose et à celles de la représentation qu'au prix de rencontrer les métamorphoses perpétuelles de cet esprit qui ne s'incarne en toute matière que pour la réduire à sa dispersion volatile. Mallarmé ne cesse de se battre ou plutôt de jouer à cache-cache avec cet esprit-Protée, toujours prêt à s'approprier la matérialité poétique de l'idée. Et plus que de livrer les secrets orphiques de l'univers, tâche à quoi s'affairent tant de contemporains de Mallarmé, le projet du Livre est de clouer l'Esprit sur la page, d'assurer la matérialité de l'idée par l'identification entre l'espace de la performance et l'espace du livre. Le Livre ou son feuillet exemplaire doit assurer, une fois pour toutes, contre la dissolution musicale du poème, l'objectivité matérielle de son idée. Il doit présenter l'expression à nu de la pensée ou les « subdivisions prismatiques de l'Idée » analogisées dans la disposition matérielle des mots sur la page. Cette performance de l'Idée égale l'espace du volume à l'espace-temps de la performance. C'est-à-dire aussi qu'elle réduit à une seule la double scène de la performance qui était écriture et interprétation, surface d'inscription matérielle et théâtre intime de l'analogie. Un seul et même espace doit contenir la performance de l'idée traçant ses pas sur une surface et celle de l'esprit y reconnaissant son théâtre. Mais cette identité de la performance matérielle et de la performance d'esprit, du livre et de la parole vivante, de l'esprit et de son corps, a un nom qui est encore un nom « spirituel ». Le symbole des symboles ou la performance des performances s'appelle proprement « sacrement ». Et c'est bien de cela qu'il est question dans le projet du Livre. Chaque performance poétique était une élévation singulière de la gloire commune, au hasard d'une « lueur d'esprit » qui s'accorde aux lueurs du couchant, au mouvement d'un éventail, à l'élévation de jupe d'une danseuse ou à la figure éphémère que tracent ses pas. Chacune niait ce hasard - le hasard du principe d'indifférence - et chacune le laissait se reformer. Pour qu'autre chose ait lieu que le lieu de la performance poétique, il faut que la littérature possède sa preuve, c'est-à-dire l'institution première du sacrement que chaque
occurrence poétique répète : l'identité première de l'esprit, de sa projection spatiale et de son « rapatriement » au théâtre intime. Espace matériel propre de « l'intellectuelle parole », le Livre est à la fois le texte et l'exécution de ce sacrement premier. Il est l'identité utopique du livre et de la performance, de la partition et du théâtre, consacrant l'élévation première de cette grandeur commune que chaque performance poétique répète au hasard24. Il doit être plus qu'un livre : il doit être le livre et son exécution ; il doit être le livre qui se prouve lui-même, qui prouve son texte par son exécution et son exécution par son texte. La disposition des lignes sur le papier doit présenter en même temps le corps et l'idée de son idée. Elle doit alors dessiner la syntaxe même de la pensée, des formes et des rythmes qui approprient l'espace de la pensée à la musique du monde, à la logique de « l'ensemble des rapports existant dans tout ». lx- livre ou le feuillet essentiel est en somme le paysage même de la pensée dessinant son espace intérieur sur le blanc du papier. L'écriture de la pensée en sa langue propre devient cette mimesis de la pensée qui trace sa propre ressemblance sur la feuille. Elle devient ainsi la forme la plus radicale de cette « véritable » écriture, plus et moins qu'écrite, dont la pensée accompagne, depuis Platon, la critique de la littérarité démocratique. Le récit du Curé de village montrait l'écriture romanesque prise entre deux figures de l'hyper-écriture : l'écriture moins qu'écrite, le pur trajet du souffle que représentait la langue swedenborgienne des esprits ; l'écriture plus qu'écrite, inscrite dans la matérialité des choses, qu'exemplifient les lignes d'eau et de fer du « nouveau christianisme » saint-simonien. Dans l'écriture du l.ivrc/théâtre/office mallarméen, ces deux figures de la pensée devenue souffle et de la pensée devenue matière viennent se rejoindre. Les deux écritures muettes qui accompagnaient le combat de la poétique de l'esprit contre la littérarité démocratique s'identifient l'une à l'autre au centre même du poème, au coeur de cette écriture d'un archipoème semblable à la matérialité « propre » de la pensée. Mais cette hyper-écriture radicale est aussi une forme extrême de la mimesis qui ne résout la contradiction de la poétique symboliste que par un renversement de son principe. Cette poétique commandait la « suggestion » qui écarte toute copie de fleurs empiriques pour faire se lever la fleur de l'idée pure. Mais
140
LA PAROLE MUETTE
pour que la pensée trace son espace intérieur sur le feuillet du Coup de dis, il faut que la distance « allégorique » ou « emblématique » du signe au sens soit annulée, que le sens se trouve littéralisé, dessiné sur l'espace pur du livre. La disposition visuelle du poème doit alors porter le principe de représentation plus loin qu'il n'a jamais été porté : il faut que la disposition des groupes de mots imite visuellement ce dont parle le poème, qu'elle dessine sur le papier la ressemblance du bateau qui sombre et de la constellation céleste. Car « le rythme d'une phrase au sujet d'un acte ou même d'un objet n'a de sens que s'il les imite et,figurésur le papier, repris par les Lettres à l'estampe originelle, en doit rendre malgré tout quelque chose » ; « La littérature fait ainsi sa preuve : pas d'autre raison d'écrire sur du papier »25. Mais cette preuve typographique de la littérature est aussi bien le processus de son annulation. La consécration qui doit la séparer du bavardage de la prose, qu'est-elle ultimement sinon la coïncidence du signe de la pensée et de la forme spatiale, sinon la conduite à l'extrême de la logique du symbole qui veut valoir à la fois comme le signe de la pensée et comme son corps, comme texte à interpréter et comme dessin d'une forme ? Selon Hegel, cette prétention du symbole à être forme et pensée à la fois le conduisait à manquer l'une et l'autre, à n'être que l'indice de la vaine tentative de la poésie pour se dépasser en philosophie. C'est peutêtre le destin de ce navire de papier : histoire qui se nie, forme qui se récuse pour s'identifier au pur tracé de l'idée, au prix d'entraîner l'idée dans leur insignifiance, de l'identifier une fois de plus à la lettre et au papier dont le poète voulait, pour prouver la littérature, nier une fois pour toutes la contingence.
10 L'artifice, la folie, l'œuvre
« Depuis quarante ans la littérature est dominée par le contraste entre la gravité de l'expression et la frivolité de la chose dite (issue de Madame Bovary)'. » Cet état des lieux que trace Proust, au moment de se lancer dans l'écriture de la Recherche du temps perdu, doit être précisé. La « frivolité »fiaubertienneétait la stricte application d'une poétique de l'indifférence du sujet et de l'absoluité du style. Celle-ci obligeait le romancier à marquer ligne à ligne cette imperceptible différence vouée à l'effacement final. Mais il y a une autre frivolité, celle qui voue Mallarmé à écrire ces poèmes « cartes de visite » qui viennent à la place du poème qui serait l'écriture de l'idée sur son espace propre. 11 y a la perte du style absolu dans la lettre morte dont témoigne le style superbe et quasi nul de Bouvard et Pécuchet. Et il y a l'autre perte, à laquelle se confronte Mallarmé, celle qui dissout la matérialité propre du poème dans son « esprit ». Car le coeur de la littérature et de sa contradiction, ce n'est pas l'autotélisme du langage, le règne refermé sur lui-même de la lettre. C'est la tension de la lettre et de son esprit. Cette tension a commencé quand l'ancien édifice poético-rhétorique de Xinventio, de la dispositio et île Xelocutio s'est rabattu sur le seul plan de Xelocutio. Ce plan n'est pas celui des jeux formels du langage, il est celui des tropes. Le trope est la différence du langage à lui-même, le renvoi de l'espace des mots à l'espace de ce qu'ils disent. La nouvelle poétique a commencé lorsque Vico a entrepris de ruiner une bonne fois la vieille prétention la sagesse cachée des poèmes
143
LA PAROLE MUETTE
antiques, cette revendication d'un double fond allégorique que les fidèles d'Homère avaient opposé à Platon et aux philosophes, avant que les philosophes du paganisme l'opposent à l'Evangile chrétien. Vico répondait que les poèmes ne sont pas des livres de sagesse cryptés, ils ne sont que des poèmes. Mais il faut rappeler l'étrangeté de cette réponse et le singulier déplacement de ses effets. C'est en effet l'idée même du poème qu'elle bouleversait. L'essence du poème, désormais, c'était d'être une parole qui dit autre chose que ce qu'elle dit, qui dit en figures l'essence de la parole. Et, du même coup, l'antireprésentation se scindait initialement en deux : d'un côté, elle était la dissolution du système générique, l'égalité des sujets au regard de la seule puissance de l'elocutio. De l'autre, elle était la différence à soi de X elocutio, la profondeur de ce qui donne lieu à la parole. C'est à cette profondeur que l'on peut donner le nom générique d'esprit. Mais cette profondeur est aussi bien ce qui dépossède la parole, ce qui la fait valoir seulement comme expression figurée de son esprit. Le poème est chant du sourd-muet. 11 vaut comme hiéroglyphe du monde des esprits dont la communication est silencieuse, retard de la pensée encore enfermée dans la figure, miroir de la communauté. La littérature est alors prise entre deux annulations. En faisant de la poésie un mode du langage, la poétique de Vico faisait de la prose le te/os de la poésie. Et elle fondait une idée de l'art qui trouve sa radicalité dans l'énoncé hégélien de la « mort de l'art », la mort de sa fonction langagière de manifestation d'un sens dans une forme. A ce destin prosaïque de la poésie, répond le défi flaubertien d'une poétique de la prose, d'une absolutisation de la prose. La puissance de la prose est déliée de la hiérarchie représentative des sujets, mais aussi de cette « poésie » qui est différence du langage à ce qu'il dit. Ce qu'elle accomplit comme différence poétique est alors proprement la puissance d'un vide, un vide qui creuse imperceptiblement le vide de la répétition infinie de la bêtise jusqu'à s'identifier ultimement à lui. La maîtrise qui vide la parole annule alors le projet littéraire comme le fait, à l'autre bord, la profondeur qui la remplit. La littérature s'installe dans cet écart entre deux annulations : d'un côté, une poéticité généralisée qui engloutit la poésie dans son esprit, qu'il soit celui de Taine ou de Swedenborg ; de
L'ARTIFICE, IAF O I . I F .L'ŒUVRE
153
l'autre, une prose absolutisée qui s'abîme dans l'évanescence de sa différence. Cet écart n'est pourtant pas un non-lieu. Il définit à la fois un territoire et des limites, des espaces de compromis où s'installe l'évidence banale de la littérature et des expériences radicales de la contradiction littéraire. La banalisation de la littérature — terme où l'on n'entendra nul jugement de valeur-, c'est, d'une part, la neutralisation de ses principes opposés, d'autre part, et comme conséquence de ce compromis, la mise en continuité de la poétique représentative et de la poétique expressive, la constitution d'une histoire neutralisée de la littérature. Une forme s'offre à la neutralisation des principes antagoniques, celle-là même qui les a exacerbés : le genre sans genre du roman. La figure naturaliste du roman se prête tout particulièrement à la coïncidence entre l'égalité des sujets et la puissance du dédoublement langagier de toute chose. C'est aussi pourquoi le roman expressif peut prendre la relève du drame représentatif comme forme typique, forme normale de la fiction. En abandonnant le lien du genre au sujet, le roman expressif peut reprendre à son compte le lien entre le sujet à traiter, les caractères à camper, les situations à agencer et les formes d'expression adéquates. Le « classique » peut se voiler la face devant les sujets que Zola ramasse dans l'égout. Mais Zola obéit en tout cas au précepte qu'il reprochait d'oublier à l'auteur de Notre-Dame de Paris ou à celui de L'Education sentimentale : il écrit selon le mode classique de la parole pour instruire, émouvoir et convaincre. Et, de l'autre côté, il n'a pas de peine à prouver à l'amant de la littérature nouvelle qu'il n'est pas le « reporter » quelconque des choses de la vie ordinaire, mais le poète île leur poéticité secrète : la parole de Gervaisc, Coupeau ou Lintier n'est pas la copie des expressions récoltées dans les rues, elle est leur élévation à la langue littéraire ; les étalages des Halles ou du Bonheur des dames ne sont pas le bricà-brac de la réalité jeté sur la page, mais le poème moderne des choses. Soustrait à ces stases où le quiétisme flaubertien comme la voyance balzacienne le figeaient, le régime naturaliste de la description fait coïncider l'architecture représentative de l'histoire, où chaque partie est membre du tout, et la poétique de la guirlande de fragments, où elle en est le microcosme. Ainsi la littérature petit s'installer dans son évidence, effacer en marchant sa différence, l't il est possible de constituer la
144
LA PAROLE MUETTE
L'ARTIFICE,IAF O I . I F .L'ŒUVRE
153
continuité de son histoire en enjambant toute rupture constitutive. Le régime naturaliste de la prose romanesque et la constitution du trésor commun de la littérature contribuent séparément au même effet, produit par la même cause : le passage d'une poétique normative à une poétique historique. Le fait même que les oeuvres passées perdent leur valeur de modèles présents à imiter abolit la séparation entre ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas ou plus imiter. Il permet de les incorporer dans le même trésor commun où la classification des genres comme la séparation entre les âges barbare ou civilisé du poème n'ont plus cours, où Rabelais comme Zola, Euripide comme Shakespeare, Racine ou Hugo sont des manifestations, en leur temps et leur lieu, de la même puissance sans âge. Et dans ce trésor commun, la bruyante opposition entre le privilège des génies créateurs et celui du milieu qui les porte s'avère réglée par avance. On l'a dit, le génie est toujours en même temps génie d'un lieu, d'un temps, d'une race. Lanson peut faire triompher l'histoire des auteurs sur l'histoire littéraire d'une civilisation, telle que l'incarnent Taine ou Renan. Mais, dans tous les cas, l'esprit trouve son compte. En l'œuvre se manifeste l'esprit de son auteur, et dans cet esprit celui d'un temps d'ordre ou d'orages, d'un milieu de raffinement aristocratique ou d'activité bourgeoise, d'un génie national de clarté méditerranéenne ou de rêverie nordique. Le panthéon des grands écrivains et le génie d'une civilisation se réfléchissent l'un dans l'autre. La production contemporaine et la récapitulation du trésor peuvent donc, dans leur écart même, entretenir en commun la figure d'une littérature sans contradiction. Mais cette noncontradiction n'est qu'une neutralisation des contraires. Aussi doit-elle logiquement céder devant toute tentative de rendre l'acte de la littérature cohérent avec lui-même, d'en faire l'effectuation d'un seul et même principe fondamental. On a vu comment le fondamentalisme symboliste était l'exemple même d'une telle entreprise et comment Mallarmé se débattait avec le paradoxe d'une littérature évanouie, au nom même de sa pureté dans la vie de l'esprit. C'est là d'abord ce qui fait la difficulté et la rareté du poème mallarméen. L'identité du théâtre de l'esprit et de la page devenue pensante peut sembler l'accomplissement « démentiel » du programme symboliste : le poème comme autoprésentation de la vie de l'esprit. Mais il peut être aussi le « coup
de queue » de l'Idée : l'artifice par lequel elle se soustrait à cette autoprésentation et déclare son propre artifice2, l e poème du navire en forme de navire dessiné sur la page est aussi bien l'un ou l'autre. Le dernier mot mallarméen se tient dans l'équivoque d'une démence d'Esprit ou de sa parodie, le tour d'esprit qui reconquiert sur toute réalisation de l'Esprit l'artifice de l'art. Et c'est en somme le dénouement de cette équivoque qui est en jeu dans la liquidation du symbolisme, sous les deux formes majeures de la radicalisation surréaliste ou de la critique formaliste. La première forme oppose à la lettre morte de la littérature la conquête des pouvoirs de l'esprit comme en ce manifeste du « Bureau de recherches surréalistes » : « Nous n'avons rien à voir avec la littérature. « Mais nous sommes très capables au besoin de nous en servir comme tout le monde. « Le surréalisme n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus facile ni même une métaphysique de la poésie. « Il est un moyen de libération de l'esprit et de tout ce qui lui ressemble» Cette déclaration de guerre à la littérature au nom de l'esprit porte sans doute la marque spécifique de l'homme qui dirige alors le « Bureau de recherches surréalistes », soit Antonin Artaud. Mais elle a aussi une valeur générale, non seulement comme formule de l'école surréaliste, mais comme accomplissement et retournement île l'idée de la littérature pure. La littérature pure de l'âge symboliste, c'était la littérature ramenée de l'état de langagefiguréà celui île langage direct île la pensée : non point bien sûr le langage de signes indifférents qui, chez Hegel, est l'instrument d'une pensée revenue en elle-même, mais le langage dans son appropriation aux rythmes premiers de la pensée, aux trajets et aux vitesses de son mouvement avant qu'il se fixe en discours qui désigne, instruise ou séduise. Dans le rationalisme mallarméen, ces rythmes voulaient être ceux des « primitives foudres de la logique ». Quand le symbolisme s'alliera à l'anthroposophieou à quelque autre doctrine initiatique, ils deviendront ces bouillonnements d'écumes des « mondes marins des "Mères" » qu'invoque Andrcï Biely dans Kotik Letaiev. Ils seront les mouvements cosmiques d'où la conscience et le moi émergent un moment avant de se fondre à nouveau dans la vie de l'Esprit, au jour où « le
146
LA PAROLE MUETTE
L'ARTIFICE,IAF O I . I F .L'ŒUVRE
153
Verbe explosera comme le soleil » et où « la glace des concepts, des mots, des sens débâclera ; et se hérissera du sens multiple »4. La forme symboliste de l'oeuvre se nie alors elle-même comme forme d'oeuvre, elle se donne comme forme de vie. « Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle ce que je dis. » La génération qui suit Rimbaud prend volontiers à la lettre la prophétie ironique d'Une saison en enfer; et l'identifie à la surprise du « On me pense » et du bois qui se réveille violon. Au terme du mouvement qui l'écarté du reportage sur les choses du monde, la littérature devient témoignage sur la découverte de l'esprit. L'esprit est proprement ce qui arrache l'expression poétique au monde cloisonné des discours et des oeuvres pour la restituer à la vie, pour la rendre à cette expérience originelle du langage et de la pensée où le plus intime de la pensée s'avère identique à son dehors, et la suprême puissance de la parole identique à sa captation par le murmure originel. « Mon intérieur est vide : tout en moi est extérieur à moi : tout a germé ou éclos. Ça existe, ça danse, ça tournoie. Le "moi" devient le "hors de moi" [...]. C'est l'Esprit. Je suis dans l'Esprit5. » Le « dessin à nu de la pensée » est alors le tourbillon par où elle s'échappe à ellemême. « Libération de l'esprit et de tout ce qui lui ressemble. » Si l'esprit est dissolution, ce qui ressemble à l'esprit se nomme folie. La libération de l'esprit donne à la vieille représentation son exact opposé qui n'est ni l'expression ni la forme ni la musique, mais la dissociation schizophrénique. Littérature, esprit et folie entrent alors dans un complexe rapport d'attraction et de répulsion. L'aventure, symboliste ou surréaliste, de l'esprit affirme, contre les oeuvres mortes de la littérature, l'expérience d'une pensée et d'un langage qui retournent vers leur source, qui rendent l'oeuvre à l'esprit et l'esprit aux puissances secrètes, sourdes, étrangères de la vie. Mais, d'une part, ce mouvement de l'esprit est inhérent à la tension constitutive de la littérature vers l'autre espace que la parole désigne comme le lieu de sa puissance. D'autre part, le mouvement qui renvoie l'œuvre aux puissances schizophréniques de la vie rencontre, en un point central, le mouvement en sens contraire, celui qui va de la folie vers la littérature, de la dissociation subie de l'esprit vers la reconquête de soi par la parole littéraire. Le manifeste de libération de l'esprit auquel Artaud donne sa griffe ne peut être lu séparément
du singulier chassé-croisé dont témoigne son dialogue avec Jacques Rivière. Au secrétaire de la revue littéraire auquel il a adressé ses poèmes et qui les juge impubliables, Artaud reproche de porter un « jugement littéraire » sur ces textes. Ceux-ci ne sont pas de la littérature, ils sont des manifestations de son existence spirituelle, c'est-à-dire des traces de cette pensée à laquelle les mots sont dérobés, de cette pensée qui s'échappe à elle-même. Il croyait lui avoir soumis moins des œuvres, dit-il, qu'un « cas mental ». Son argumentation semble reposer sur un malentendu. Car c'est bien le « cas » qui intéresse Rivière et ce qu'il révèle, soit la fragile frontière entre le fonctionnement normal de l'esprit ou, si l'on veut, son anarchie normale, celle-là même dont Valéry a fait son domaine d'étude, et la maladie de cette anarchie, le libre cours qui la conduit, si rien ne la heurte et ne la fixe, vers la dissociation. Cet esprit pur que les surréalistes opposent aux œuvres mesquines de la « littérature » est pour lui la catastrophe de la folie, celle d'une pensée qui s'échappe à elle-même faute de rencontrer l'obstacle. Rivière, en somme, reprend et radicalise l'opposition flaubertienne de l'œuvre et de l'hystérie. Or c'est cette opposition qu'Artaud récuse. L'écart même entre sa pensée et les « déchets » qu'en sont ses poèmes commande la prise en compte de « la valeur réelle, la valeur initiale » de sa pensée et de ses poèmes comme productions de cette pensée. Et à cette valeur réelle, il donne un nom : elle est une valeur littéraire. Il revendique donc l'« existence littéraire » de tes poèmes qui ne sont pas de la littérature. 11 pense avoir prouvé, par la description même de sa maladie, qu'il a un « esprit qui littérairement existe ». Et c'est encore au nom de cette existent c « littéraire » qu'il refusera la proposition faite par Rivière de publier cet échange comme un roman par lettres, c'est-à-dire de mettre sur le plan littéraire une chose qui est le cri même île l.t vie »''. Aussi la littérature est-elle à la fois le mensonge de la lettre morte, condamné au nom de la vie de l'esprit, et l'affirmation île ce qui résiste à la maladie de cette vie. La littérature est ce qui résiste à cette folie qui se montre à elle comme son destin, dès lois qu'en récusant l'extériorité de l'œuvre elle se pose comme forme de vie. Un rapport singulier s'établit donc entre l'œuvre et l'absence d'oeuvre. Il est bien vrai, comme le dit Foucault, que l'œuvre et la folie se repoussent mutuellement. Mais l'œuvre ne
148
LA PAROLE MUETTE
s'arrache à la folie qu'en se déniant toute autonomie, en se donnant comme trace de la pensée. « Littéraire » reste chez Artaud un adjectif qui qualifie un état de pensée ou un témoignage de cet état. De là son acquiescement à la proposition que lui fait Rivière : publier les lettres à défaut des poèmes, quitte à mettre quelques extraits de ceux-ci comme illustrations de celles-là. Cela semble être pourtant la plus outrageante proposition qu'on puisse faire à un poète. Or Artaud l'accepte d'enthousiasme. Il accepte donc implicitement le jugement de Rivière : que ses analyses lucides de sa maladie valent mieux que les témoignages de ses effets. Mais s'il l'accepte, c'est que les unes et les autres sont pour lui des traces ou des témoignages équivalents de son existence « littéraire », qu'ils sont littéraires par cela même qui les écarte de l'oeuvre, qui les prend dans un compte que la vie règle avec ellemême, « ce petit tremblement indétachable de véridicité d'une douleur sortie des cataclysmes millénaires7 ». Mais il ne s'agit pas là d'une simple affaire personnelle. Ce compte de la vie avec ellemême, il n'est peut-être ni le grand drame cosmique évoqué par l'écrivain Artaud ni la seule maladie de l'individu Artaud. Il est aussi la contradiction du langage essentiel que le symbolisme revendiquait comme principe de la littérature. Il est la forme extrême de la recherche d'un « numérateur suprême de notre apothéose », recherche qui atteint le « vide central » dont parlait Mallarmé, ce vide mythique de l'essence du poème qui vient coïncider ici avec celui qui sépare le malade de ses mots et de sa pensée. La « maladie de l'esprit » est aussi la limite de la tension qui porte l'autonomie littéraire vers l'hétéronomie radicale de « son » langage. Il y a deux manières de traiter ce voisinage de la littérature et de la folie. La première est de rendre à la littérature son domaine propre en séparant radicalement la vraie folie de la feinte, ce qui veut dire aussi séparer autrement le langage de l'œuvre et celui de la vie. Là est le cœur de l'entreprise formaliste. Celle-ci a été commodément reversée au compte de la perversion autotélique, renvoyée, comme à sa source cachée et honteuse, à la formule de Novalis, celle du langage qui n'est occupé que de lui-même8. Mais la notion d'« autotélisme » n'est que la réduction à un terme univoque de la contradiction romantique, de ce dédoublement qui affecte le plan de Xelocutio sur lequel s'est repliée la trinité
L'ARTIFICE,IAF O I . I F .L'ŒUVRE
153
représentative de Xinvetitio, de la dispositio et de Xelocutio. L'« autotélisme » est en fait le mouvement de va-et-vient entre des ttloiopposés, le parcours de l'espace qui s'étend entre les pôles alternatifs du langage romantique, entre la langue mystique swedenborgienne et le mot d'esprit schlégélien. Le cœur du formalisme est d'opposer à la dissolution symboliste de l'œuvre dans le chaos mystique de l'esprit une autonomie de l'œuvre sur le mode du mot d'esprit. l e formalisme se rattache assurément à la formule initiale du romantisme, mais il le fait au titre de contreinterprétation. Ce retournement apparaît exemplairement lorsqu'un théoricien du formalisme russe, Victor Chldovsky, prend pour objet un roman exemplaire de l'interprétation symboliste, Kotik Letaïev de son compatriote Andreï Biely. La reconstitution de la naissance d'un enfant au langage et à la conscience était en effet pour Biely l'occasion de mettre en scène la doctrine anthroposophique, de rattacher les puissances du langage à la grande mer originelle des mythes cosmiques. L'analyse de Chldovsky s'oppose doublement à cette fable de l'origine du langage. Elle le fait une première fois en montrant la contradiction au cœur même de l'entreprise de Biely. La volonté d'identifier l'œuvre au mouvement cosmique de l'esprit est retournée par la matière fictionnelle, figurée, verbale appelée à le réaliser. L'auteur lance ses symboles vers la grande mer originelle des mythes, mais l'œuvre, par sa propre logique, va en sens contraire. Elle ramène dans le jeu du langage la grande gerbe des symboles en route vers la mer originelle. Elle en lait une série métaphorique, une construction d'images verbales qui s'oppose au langage de « la vie ». La logique d'œuvre ramène tout symbole à la valeur de trope. Et elle oblige à retourner l'interprétation du trope. Celui-ci n'est pas une illustration de la pensée à la manière classique. Mais il n'est pas davantage le mode originaire du langage et de la pensée qu'en faisait Vico. « La tâche du barde ne consistait pas à rendre une certaine idée au moyen de mots mais à aligner une série de sons qui offraient un certain rapport entre eux, rapport auquel on donnait le nom de forme'1. » L'écart du langage à lui-même n'est pas son double fond, il est la redisposition de ses éléments. Ce qu'il produit est une forme, une manièie insolite de parler qui déplace les attributs de la signification) retarde ou accélère le mouvement du sens. C'est une séquence de langage qui se donne à voir telle
150
LA PAROLE MUETTE
L'ARTIFICE, IA FOI.IF. L'ŒUVRE
quelle. Là où Biely veut présenter un symbole d'éternité, il produit seulement un personnage, c'est-à-dire une certaine formule verbale. A la fable symboliste qui reconduit le langage à la grande mer originelle on peut alors opposer une fable alternative de l'entrée dans le langage. Au petit enfant qui sert de support à l'épopée anthroposophique de l'esprit on peut opposer ce cheval que fait parler Tolstoï dans Kholstomer et qui cherche à comprendre ce que les humains signifient dans l'emploi des adjectifs mon, ma et mes. Ce personnage fictionnel est identique à un procédé de singularisation qui permet de décrire tout objet comme si on le voyait pour la première fois et de traiter chaque incident « comme si celui-ci se produisait pour la première fois10 ». C'est ainsi qu'il faut entendre le primat de Xelocutio : la structure de la fiction, avec ses personnages et événements, est celle d'un jeu du langage. Le personnage est une image verbale, une manière de parler ; l'ordre des événements est le développement d'une énigme ou d'un calembour. Evénements et groupes de personnages se développent dans des rapports de parallélisme et d'opposition qui sont ceux de la rime. La composition est un trope développé. Et le véritable sujet de tout roman, c'est ce développement lui-même. C'est ce qu'exemplifie le roman par excellence, cette autre fable d'enfance qui s'appelle Tristram Shandy. Le récit burlesque fait par le narrateur de sa vie prénatale en forme de digression infinie s'identifie à la simple présentation de la forme romanesque elle-même, cette forme qui constitue le véritable sujet de tout roman. C'est cette dynamique propre au langage poétique qui impose ses lois autonomes à la volonté du créateur comme à l'anarchie spirituelle. Mais ces lois ne sont pas celles d'un langage qui se mirerait en lui-même. Et l'imputation d'« autotélisme » tombe à côté de la question. La poétique « formaliste » que Chldovsky trouve dans le récit de Tolstoï est identique à la poétique militante du Huron de Voltaire. Et son analyse des premières nouvelles de Tchékhov, qui créent une apparence trompeuse que le dénouement dissipera, en ramène le procédé à la poétique de l'effet calculé, chère à Poe. Mais celle-ci n'est ellemême rien d'autre, au fond, que l'intrigue aristotélicienne fondée sur l'erreur du personnage, intrigue tragique exactement
homologue à la structure du mot d'esprit". Toute la tentative de Mallarmé peut être vue comme la volonté contradictoire d'unir cette poétique de l'artifice à la théorie symboliste du langage essentiel. Le formalisme résout la contradiction : le langage poétique est celui des procédés par lesquels s'opère une autre modalité du sens, la forme où le langage fait sens en se montrant au contraire de son usage normal, où il disparaît derrière ce qu'il dit. La forme formaliste est en son principe distique, épigramme ou calembour. Mais cette seconde ressource du langage appartient elle-même au monde de l'expérience. Elle n'oppose pas à l'homme de la communication la solitude du langage. Elle lui oppose l'homme joueur, ce diseur de bons mots et ce faiseur de métaphores sans y penser — crocheteur du Port-aux-Foins ou autre - , que l'art d'écrire ne cesse de redécouvrir comme son prototype. Ce qui s'oppose alors à la dissociation symboliste, ce n'est pas un accomplissement ultime de l'autotélisme inhérent à la théorie romantique du langage et de la littérature. C'est bien plutôt, à travers la référence à la poétique artificialiste de Poe et à la fantaisie de Sterne, quelque chose comme un aristotélisme moderne : une pensée de la fiction comme bonheur du mot d'esprit qui sépare les mots de leur usage et les effets de leur anticipation. Un aristotélisme délivré par la révolution romantique de la contrainte générique représentative et rendu par là capable de libérer à son tour le romantisme de l'hypothèque du symbole. A la poétique îles genres et à une poétique-vie s'oppose alors également une poétique aristotélico-romantique des formes: le poème-épigramtne, le récit-calembour, le roman-distique ou le roman-digression. loute histoire comme toute métaphore est un mot d'esprit. Dès lors, l'identifie ai ion de la poésie à un mode du langage s'accorde non seulement à l'égalité des sujets mais aussi à la vieille puissance des histoires. L'essence de la littérature peut s'identifier à l'usage ludique du langage en général. Le vieux mot de « fantaisie » et le mot nouveau de « procédé » peuvent alors s'équivaloir. Ainsi, le conflit littétaiie de l.i lettre et de son esprit tend à se distribuer en deux |>Ales : l'un où l'espi it est la puissance de dissociation qui donne la vérité île l.i littérature, dans la dissolution même ou l'impossibilité de ses o u v r e s ; l'autre où il devient jeu
153
152
LA PAROLE MUETTE
d'esprit, capacité de créer, par l'exploration systématique des possibilités du langage, des formes toujours nouvelles. D'un côté, la parole littéraire devient l'expression d'un pathos sacré, une expérience radicale de la condition de l'être parlant. De l'autre, elle manifeste la capacité de l'homme joueur et constructeur. En un sens, ces deuxfiguresde la littérature, comme acte pur ou pure passion de l'être parlant, ne sont rien d'autre que la fixation à deux pôles opposés des deux termes de la contradiction romantique de l'œuvre intentionnelle-inintentionnelle. Ces deux figures, qu'emblématisent les noms d'Edgar Poe et d'Antonin Artaud, ne cessent, aujourd'hui encore, de nourrir les discours opposés sur la littérature. Mais, dans leur opposition même, elles produisent un effet commun : elles effacent la contradiction interne de la littérature, cette contradiction de la forme nécessaire et du contenu indifférent que celle-ci s'acharne à maîtriser. Elles déplacent du même coup le centre de gravité de la littérature, elles la déportent de l'œuvre vers l'idée de l'être parlant à laquelle elles identifient l'expérience littéraire. Et, sur ce terrain, le pur pathos de l'homme en proie à l'esprit et l'acte ludique du créateur de formes peuvent converger en une mêmefigurede l'homme fabulateur. L'expérience radicale d'esprit où se dissout toute forme d'art et l'enchantement du jeu d'esprit qui fait forme de toute matière de langage peuvent alors s'équivaloir. Ainsi, à trente ans de distance du premier Manifeste du surréalisme, Breton affirmera le jeu comme l'essence de l'activité surréaliste12. Mais c'est pour ajouter avec Huizinga que le jeu manifeste lui-même « le caractère supralogique de notre situation dans le cosmos » et que c'est de cette « qualité primaire du jeu » que découlent les attributs conscients de la qualité poétique. C'est surtout le concept deleuzien de fabulation qui accordera exemplairement l'un à l'autre le jeu de la formule et l'expérience de la dissociation. La métamorphose de Grégoire Samsa dans la nouvelle de Kafka ou l'entêtement du clerc Bartleby dans le récit de Melville sont chez lui à la fois des « formules » à la Chldovsky ou à la Edgar Poe et desfiguresmythiques de passage entre deux univers à la mode de Kotik Leta'iev. Dans le « Iprefer not to » de Bardeby, Deleuze lira en même temps le pur pouvoir comique de la formule, de l'homme devenu formule linguistique, et un de ces grands mythes où « la psychose poursuit son rêve, asseoir une fonction d'universelle fraternité, qui ne passe plus
L'ARTIFICE, IA FOI.IF. L'ŒUVRE
153
par le père, qui se construit sur les ruines de la fonction paternelle [...]13 ». L'idée de la fabulation lie alors les deux pôles de l'art-artifice et de l'expérience vitale d'esprit. L'écrivain est prestidigitateur et il est médecin, il est le médecin de sa propre maladie. La littérature est la formule et le mythe, le jeu de la fabulation et la clinique où le délire psychotique soigne le délire paranoïaque. Mais ainsi l'interprétation du fait littéraire, en l'enfermant dans le jeu de la formule et du mythe, entre le discours de la forme et celui de la clinique, tend à effacer la guerre des écritures qui constitue le propre de la littérature et la matrice paradoxale de ses œuvres. Elle efface la tension même qui habite l'œuvre lorsque celle-ci entreprend de réaliser l'essence de la littérature et rencontre cette « vie spirituelle » qui se donne comme le principe de cette réalisation. C'est au regard de cet effacement que prend sens l'interrogation proustienne : comment faire échapper la littérature à la contradiction entre la « gravité de l'expression » et la « frivolité du sujet » ? Mais aussi, comment préserver la littérature de sa propre gravité, celle qui abîme ses œuvres dans la nuit de l'esprit ? L'exemplarité de l'œuvre proustienne tient à la manière dont elle remet en scène le théâtre entier de la contradiction littéraire au moment même où ses éléments sont en train de se dérober vers les jeux heureux de la forme ou le pathos sacré de l'esprit. C'est alors dans l'oeuvre même, dans sa volonté d'adéquation de sa forme et de son contenu, que les jeux de l'acte pur et du pur pathos se trouvent redistribués. Et les déclarations contradictoires de Proust doivent être jugées selon cette perspective. L'on sait en effet que, dans s.i correspondance ou ses entretiens, mais aussi dans cet art poétique en règle que développe Le Temps retrouvé, il n'y a guère de proposition qui ne soit démentie par une autre ou qui ne s'avère logiquement équivoque ou inconsistante. La Recherche est, nous dit il, une construction fictionnelle, une œuvre « dogmatique » où tout .1 été inventé par l'auteur aux fins de sa démonstration. Mais ce livre « n'est aucun degré une œuvre de raisonnement » < ai ses moindres éléments ont été fournis à Proust par sa sensibilité14. « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on a laissé la marque du prix. » Mais cette proposition est elle même une théorie prise dans un développement théorique île plusieurs dizaines de pages. Nous devons interpréter nos sensations « comme les signes d'autant de
154
LA PAROLE MUETTE
lois et d'idées ». Mais qu'est-ce au juste qu'un signe de loi ? Le livre est une cathédrale, ou plutôt il est une robe qui se fait peu à peu par adjonction de morceaux nouveaux. Mais quelle robe s'est jamais faite ainsi ? Il y a une manière simple de traiter ces contradictions ou équivoques que soulève chacune des formulations proustiennes. Elle consiste à séparer l'oeuvre et ce que l'auteur dit à son sujet, à mettre l'inconséquence au compte des verres idéologiques d'époque à travers lesquels Proust voit son oeuvre. Mais où marquer, dans un roman dont le sujet propre est la possibilité de l'oeuvre, ce qui appartient à l'oeuvre même et ce qui appartient à sa conscience ? Il faudrait pour cela retrancher du livre non seulement tous les discours sur l'œuvre mais tous les épisodes conçus pour les illustrer. Il faudrait défaire la structure de l'œuvre sous prétexte de la considérer pour elle-même. Si contradiction il y a, celle-ci affecte, non pas le rapport de l'œuvre à sa conscience, mais le principe même qui l'engendre. Et cette contradiction tient à la contradiction de la littérature elle-même. Proust veut la rendre cohérente, lui donner le matériau qui correspond à sa forme. Or cette volonté dédouble l'un et l'autre, renvoie la contradiction de l'un à la contradiction de l'autre. Mais c'est précisément dans ce renvoi infini, qui fait tournoyer toutes les contradictions de l'œuvre et de l'esprit, du quelconque et de l'essentiel, de l'intentionnel et de l'inintentionnel, de l'artifice et du pathos, que l'œuvre trouve sa dynamique, qui est la dynamique même des contradictions de la littérature. Le point de départ de Proust, c'est le renversement de la contradiction entre l'indifférence de la chose dite et la nécessité de la forme. Que faire de ces expériences radicales qui sont la matière nécessaire de l'œuvre : joie née de l'inégalité des dalles, sensation brûlante provoquée par la vue du morceau de percale verte bouchant un carreau, adieu aux arbres qui ne disent plus rien ? « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suisje romancier15 ? » Avec le matériau de ces expériences à la fois essentielles et aléatoires, la littérature a le matériau qui la soustrait à une double impasse : la frivolité flaubertienne du sujet qui entraîne la forme dans son insignifiance ; son essentialité mallarméenne qui conduit à la paralysie de l'écriture. Mais la question du matériau fait retour sur celle de la forme, non pas
L'ARTIFICE,IAF O I . I F .L'ŒUVRE
153
seulement comme question personnelle (comment faire un roman quand on n'a « pas d'imagination » ?) mais dans sa généralité : comment penser la « forme d'art » qui réalise l'union de la matière littéraire et de sa forme ? Comment dépasser la « frivolité »flaubertiennesans retomber dans la dissociation balzacienne de la voyance fulgurante et du bavardage interminable ? Et bien sûr, Proust, en bon lecteur des Mille et Une Nuits, a la clef qui ouvre l'une et l'autre porte, le mot qui ouvre la caverne du matériau (impression) et celui qui donne accès à la forme (architecture). Seulement, chacun de ces deux mots magiques entraîne à sa suite une poétique qui semble contredire l'autre. Chacun aussi impose à l'œuvre une logique opposée A l'autre : l'impression propose la clef à tout moment aussi bien que jamais, l'architecture commande le seul moment où la porte doit s'ouvrir. Mais aussi, chacun doit se dédoubler : l'impression est l'impossible alliage de la sensation pure et du texte gravé, de ce qui est dedans et ce qui est dehors. I.architecture est équilibre des volumes et forêt de symboles, église et pierres druidiques. C'est alors tout le théâtre de la littérature qui se trouve exposé, ou si l'on veut le « poème du poème ». Mais la forme de cette exposition récuse en même temps les deux pertes de la littérature dans son esprit : son assimilation aux tours heureux du mot d'esprit comme son identification la marche île l'esprit vers son dehors. Elle les récuse dans la mesure même où elle les contient toutes deux, où elle est le mouvement île leur récusation réciproque. Toute la réponse la question du matériau se résume en un mot : « impression ». I-e matériau du livre ne peut être essentiel que s'il est nécessaire. I t il n'est nécessaire que si nous ne sommes pas libres de le i hoisir, s'il t'impose à nous. Mais cette imposition prend chez Proust îles caractères remarquables : ce qui s'impose comme matériau, c'est l'impression en tant qu'elle est signe, en tant qu'elle est déjà de l'éuiture l'impression n'est pas double seulement quand elle est ressentie en deux temps la fois. Elle est double parce qu'elle est le i l i o i qui désoriente, qui fait craquer les repères d'un monde, qui le lenvoie au grand chaos originel, mais aussi son contraire le signe du dieu qui fait sens et ordonne, qui institue une correspondante et commande une vocation. Le royaume de Dionysos est i « lui d'Apollon et d'I lermès. l>e monde informe de la « volonté •• si hopenh.iuciieiine est en même temps
157
LA PAROLE MUETTE
l'univers swedenborgien des correspondances et le langage vichien ou hégélien des images sensibles en attente de leur sens. L'idée que dégage la contemplation n'est pas seulement essence, elle est texte et matrice d'écriture. Et à partir de là s'ordonne la double harmonie du dedans et du dehors : le sensible du monde s'inscrit au fond de l'être qui néglige de l'observer, et il s'y inscrit sous la forme privilégiée d'un ensemble de signes à déchiffrer. Derrière le désœuvré qui ne s'occupe pas de littérature et l'auteur en panne d'imagination, il y a un moi spirituel, un sujet qui peut et doit trouver en lui-même l'équivalent spirituel de toute impression sensible, le secret caché derrière le rapport des trois clochers ou des trois arbres. Cette spiritualité pourtant se donne sur un étrange mode. C'est un « trompe-l'œil », un artifice de la nature qui a fait ressentir la même sensation à la fois dans le présent et dans le passé. Quasi-finalité à la manière kantienne, qui fait écho à telle formulation plus ancienne de l'inscription des signes en nous : « Chaque feuille, chaque fleur de pommier m'enivrait de sa perfection, dépassant mon attente de beauté. Mais en même temps je sentais qu'en moi il y avait une beauté informulée qui répondait à cela et que j'aurais voulu pouvoir dire et qui eût été la raison de la beauté des fleurs de pommier16. » Mais l'artifice, bien sûr, est d'abord celui de l'auteur qui a soigneusement travaillé et retravaillé les sensations épiphaniques à une fin bien précise : introduire l'écart le plus grand entre la cause et l'effet, entre la trivialité de la sensation (heurt de pavés, bruit de cuillers ou de marteaux) et la richesse de l'univers spirituel qu'elle déploie, et assurer ainsi, en ces quelques métaphores originelles, l'union des principes contradictoires de la poétique romantique : l'indifférence du sujet et l'essentialité du langage d'esprit. Car, à la vérité, il n'y a nulle inscription à lire au fond du moi, nul secret caché à capter derrière les déplacements des trois clochers. Le secret unique qu'ils délivrent n'est pas différent du secret également unique que livrent les phrases de la sonate ou du septuor. La page d'écriture qui livre le secret a toujours même principe. L'équivalent spirituel du spectacle mouvant des trois clochers n'a d'autre existence que la chaîne des métaphorescorrespondances qui parcourt les règnes de la nature et les formes de l'art, transformant les pierres des clochers en oiseaux, pivots
L'ARTIFICE, IA FOI.IF. L'ŒUVRE
153
d'or, fleurs peintes sur le i ici ri jeunes filles de légende, avant de les estomper en silhouettes et île les faire disparaître dans la nuit. C'est cela qu'il y a « derrière » les trois clochers, comme il y a « derrière » les phrases musicales de Vinteuil une aube filiale et champêtre ou un levet de soleil rougeoyant sur une mer d'orage ; un roucoulement de colombe ou un chant du coq mystique ; un ange doux et grave de Bellini ou un archange de Mantegna ; ou « derrière » le froissement raide d'une serviette empesée, « le plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon ». Le déploiement île la lleur japonaise ou le développement des « négatifs » déposés au fond du moi par la sensation n'est que le déploiement de l'écriture, ("est pour cela que l'image romantique des hiéroglyphes à déchiffrer peut équivaloir à l'image scientifique qui assimile le rapport métaphorique de deux objets distincts à celui des phénomènes substitués sous la loi causale. Le hiéroglyphe et la loi sont interchangeables, non pas selon la confusion lin de siècle entre la structure du monde scientifique et les arcanes du monde spirituel, mais simplement parce que tous deux sont également des métaphores de la métaphore. Le déchiffrement du sei têt, comme la démonstration de la loi, n'est que le déploiement du trompc-l'oeil, la chaîne des métaphores qui instituent une cosmogonie en passant du son au tableau, du violon du concert à l'oiseau i hauteur, de l'oiseau chanteur au théorbe ou au buccin d'un ange musicien, du minéral au végétal, du végétal à l'humain, de l'ustensile à l'oiseau, de l'air à la mer, du réveil au midi et à la nuit. Il s'agit, dit l'auteur, de déchiffrer ou d'éclaircir cette impression me en nous qui est la marque matérielle du vrai. Mais cette double marque de l'impression n'est que le mythe de l'écriture. I .'éi t iture du livtr s<- dé< lare suspendue à une double harmonie préétablie l'impression pure est présentée comme l'allitération intime «1rs i hoses. I.i rime de l'esprit déjà donnée par la vie. Et cette impression se dédoublerait elle-même en s'écrivant dans l'esprit. D'où l'ambivalence du « tout est dans l'esprit » proustien, de cet appel A l.i » vie intérieure » qui semble contredire ce que nous du pat .ullrui s le roman : que tout au contraire est dehors, dans la puissant <• du soleil ou du brouillard, du bol de porcelaine ou de ce qu'on y (• <-inpr. du bruit d'un marteau ou d'une cuiller, de suscitet seul» une vir d'esprit. Mais la contradiction fait elle-même partie du trompe l'iril. I -i tinie des choses et
158
LA PAROLE MUETTE
la correspondance de l'extérieur et de l'intérieur ne sont que le produit de l'écriture. Car la sensation pure frappe et désorganise l'univers ordonné des associations et des croyances, mais elle n'écrit rien, elle ne dépose aucun négatif qu'il y aurait seulement à développer. Sa qualité propre et la joie qu'elle procure viennent au contraire de ce qu'elle est une et ne renvoie à rien d'autre qu'elle-même. Elle peut faire appel mais elle n'inscrit aucun message, fÛt-il hiéroglyphique. Le « hiéroglyphe intérieur » n'est que la métaphore de l'impossible identité entre le un du choc et le deux de la métaphore. Le fil de la vraie vie qui relie les « impressions » en un texte est tout entier à constituer. L'esprit n'est que le travail de la métaphore qui fait du salon Arpajon un papillon jaune et du salon Swann un papillon noir, qui mire l'un dans l'autre l'eau et la carafe de la Vivonne, le lait et le bol de porcelaine d'un matin à la campagne qui rime avec d'autres matins, l'odeur d'un feu et l'enfant de jadis. Aussi la grande découverte que c'est l'oeuvre qui éclaircit la sensation obscure est-elle une simple tautologie. La « lecture » ne peut être qu'écriture, le développement des « négatifs » fabrication de verres colorés de lanternes magiques. La vie de l'esprit n'est ni dedans ni dehors, elle est tout entière dans l'écriture. Ce sont les métaphores seules qui déplient et multiplient \'un de la sensation pure qui troue l'enchaînement des habitudes et des croyances. Ce sont elles qui ont la charge d'un double travail. La métaphore est en effet puissance d'ordre et de désordre. Elle met ensemble les objets éloignés, elle fait parler leur rapprochement. Mais aussi, elle défait les lois de la représentation. Sur la toile d'Elstir, c'est elle qui intervertit la terre et la mer, conformément à cette vérité de la vision qui est aussi bien la vérité de son illusion. Le filet tressé des métaphores-métamorphoses accompagne le vacillement de la représentation, il en déploie la puissance. Mais encore, il le retient au bord de l'effondrement où conduit - où « conduirait » - le trébuchement des pas sur le sol de la réalité, c'est-à-dire des associations ordinaires de l'univers représentatif. La roue des métamorphoses qui confondent les éléments est une dissociation de la représentation opposée à une autre, opposée à la grande désorganisation de cette nuit qui ne coupe pas seulement chaque jour mais qui enveloppe l'ordre des jours. La « vie spirituelle », cette « vraie vie enfin éclaircie » qu'est la littérature, est
L'ARTIFICE, IA FOI.IF. L'ŒUVRE
153
identique au tissu des métaphores qui accompagnent et retiennent en même temps le vacillement d'un monde, à la frontière de la veille et du rêve, des organisations stables de l'habitude - ou de la représentation - et du chaos originel. La musique de l'« adoration perpétuelle» ou de l'« enchantement du vendredi saint », entendue entre la cour et la bibliothèque des Guermantes, s'élève sur le fond de la nuit des dislocations et des terreurs qui ouvre la Recherche cl dispose tous ses thèmes. La vision unique, propre à chaque individu, que le narrateur célèbre, n'est pas le trésor ramené par l'explorateur du calme royaume des essences. Elle marque la fragile limite qui sépare la désindividualisation poétique de la dissociation s» hizophrénique. Et à l'image poéticoscientifique île l'explorateur extrayant de la descente aux ténèbres intérieures une atmosphère de poésie strictement proportionnelle à la profondeur descendue, il faut contreposer cette tout autre image, que Proust .1 mis un certain temps à rayer de l'épisode initial de la Recherche, assimilant l'éveil momentané du dormeur au sentiment d'un pot de confitures un instant appelé à la vie consciente, prenant conscience de la nuit et n'aspirant qu'à « retourner au plus vite à la délicieuse insensibilité de la planche et de l'armoire, des autres pots de confiture et de l'obscurité17». Entre l'une et l'autre image se dispose exactement le paradoxe central de l'œuvre, ir travail « difficile mais pas impossible » de l'esprit passant d'un bord à l'autre de son propre sommeil18. Entre ces deux bords se déploient les métaphores de la grotte d'Ali Baba qui retiennent le vacillement du monde dans la caverne originelle, les Mille et une nuits du livre écrit pour différer non point tant l.i mort que le retour à la nuit du pot dans l'armoire, cette >• anesihésie » que Virginia Woolf, dans Mrs Dalloway, identifiera à l.i folie en l'incarnant dans le personnage de Septimus Warrrn Smith, ligure ultime de ce fou, de cette victime du livre, avec lesquels se mesure, depuis Don Quichotte, la maîtrise de l'acte d'écrire. Il n'y a pas . i l o i s sép.uet l'œuvre eflective et sa conscience fausse. La double marque il< I'• impression » est le mythe de l'écriture, mais ce mythe CM entièiement piis dans le travail de l'écriture. Il commande imagituiiement le déploiement de ses allégories, qui produisent en letotu \.i réalité, la métaphore du livre intérieur consultant avi. I< . ullih 1.il ions des choses. Il est
160
LA PAROLE MUETTE
pris dans le mouvement de l'œuvre entre son dedans et son dehors, qui est aussi le parcours de l'intervalle précaire entre l'ordre défait des jours et le monde nocturne des terreurs. En joignant et en séparant l'écriture et la vie, le « mythe de l'écriture » rapatrie dans le monde de l'écriture le monde obscur de « l'esprit et tout ce qui ressemble à l'esprit ». C'est aussi pourquoi il n'y a pas davantage à construire une cohérence de la schizophrénie proustienne en ignorant la volonté architecturale19. Car celle-ci n'est pas seulement affaire de déclarations de l'auteur, elle se manifeste, de la manière la plus indiscrète, à tous les moments de l'œuvre. L'architecture est l'autre clef ou fausse clef de la caverne d'Ali Baba, l'autre manière de transformer en solution la contradiction de l'œuvre, autre manière à laquelle renvoie la contradiction de l'impression. Le paradoxe que l'« impression » laisse à l'« architecture » le soin de résoudre est en effet double. Le premier problème est le plus simple à percevoir : avec quelques épiphanies on ne fait pas un livre. La poétique de l'impression permet d'écrire des poèmes en prose, non un roman. Il faut donc enchaîner les épiphanies dans un ordre du récit, dans une intrigue de savoir qui amène le héros au point aristotélicien de la reconnaissance, à la formule qui ouvre la porte de la grotte. En bref, la poétique romantique ne peut s'exposer en roman qu'au travers d'une intrigue classique de savoir. Mais un problème bien plus redoutable se présente alors. Car l'ordre classique du nœud et du dénouement conduit à la reconnaissance de ce qui était inconnu. Mais l'inconnu qui est le terme de la Recherche est connu dès le départ. La porte que le récit doit ouvrir, le travail de la métaphore la tient depuis le début ouverte. Car le héros pourrait déjà avoir saisi, dès le goût ressenti de la madeleine, l'idée qu'il « découvrira » seulement à la fin de l'histoire, mais que l'écrivain qui parle par la même bouche que lui a déjà dépliée pour nous. Mieux encore, il a déjà mis lui-même cette découverte en pratique dans la description des trois clochers de Martainville. Le jeune homme de Combray sait déjà « déchiffrer » les hiéroglyphes du monde. Le récit architecturé répond donc à la nécessité non d'atteindre à la connaissance de l'inconnu mais, au contraire, d'éloigner cette connaissance qui est dès le début à portée de main du héros, de différer une vérité que la poétique de l'impression a toujours déjà délivrée par avance et qui ne
L'AR ITI K T. IA K >1 II . l'HUVRI
161
peut advenir dès lors que sous l.i forme de l.i redondance. Le bel ordre aristotélicien du iét it qui va de l'int onnu au connu, la belle courbe hégélienne île la lin qui se raccorde au début et de la vérité inconsciente qui se transforme en certitude consciente deviennent alors semblables \ leui apparent opposé : le libre vagabondage du récit de Sterne nous perdant dans les dédales de la vie prénatale de Tristram Shandy. I-a rigoureuse logique de la Recherchecsi celle d'une digression infinie. Et sans doute peut on faire une belle apparence d'ordre à cette digression. Il faut que le héros traverse tous les leurres qui l'empêchent de se saisir de cette vérité toute proche qui ouvre le chemin du livte. Il l.uit qu'il apprenne l'opposition entre le travail de l'art et l'idolâtrie esthétique, cette idolâtrie incarnée par le personnage de Swann qui veut mettre l'art dans la vie, trouver en Odette une peinture de Giorgione et transformer les phrases de Vinteuil en •• hymne national » de son amour. Il faut aussi qu'il apprenne dans la souffrance amoureuse à reconnaître l'illusion fatale qui transforme en propriétés d'un être singulier à posséder le pur bonheut d'une tache mobile apparue sur l'horizon marin de Balbec, beauté fluide et collective qu'il eût fallu se satisfaire de « déchiffrer » ou d •• éclairai », en faisant tourner le groupe des cinq fillettes, comme celui des trois clochers, sur la grande roue des métaphores qui font communiquer les règnes de la nature et les formes de l'art madrépore, bande de mouettes exécutant leurs pas sut la plage, comète lumineuse, roi mage de tableau florentin, bosquet de roses de Pennsylvanie coupant la ligne des flots, phrases nuisit aies de ( liopin, conciliabule d'oiseaux, statues exposées au soleil sut un rivage de Grèce. De la vanité tic l'esthète et de la douleur de l'amoureux le héros doit apprendre • qu'on peut
162
LA PAROLE MUETTE
L'AR IÏI K Ï . I A K H II . l'ŒUVRE
nommer du terme spinoziste de connaissance du deuxième genre. Mais, de cette connaissance discursive au choc de la vérité et à la puissance d'écriture de l'œuvre, il y a un hiatus. Aussi savant qu'il soit devenu sur les illusions de l'amour et du monde, le héros ne s'est pas rapproché d'un pouce de la révélation aléatoire qui lui permettra de faire le chemin inverse, de rapatrier dans les métaphores de l'art les associations qui ont causé la douleur amoureuse. Il est toujours aussi distant de l'écrivain qui, tout au long du parcours, a fait, à ses dépens, cette opération inverse. La forme du récit d'apprentissage est donc un trompe-l'œil. Les aventures décousues de Wilhelm Meister pouvaient le faire accéder à cette sagesse que possédaient déjà ceux qui surveillaient secrètement son errance. Mais Wilhelm Meister n'écrivait pas. Il prêtait seulement son corps de fiction à l'écrivain Goethe. Et, du même coup, le théoricien Friedrich Schlegel pouvait identifier son aventure au déroulement du poème du poème. En revanche, la traversée méthodique des erreurs antiartistiques et le savoir acquis par le héros de la Recherche ne suffiraient pas pour faire de lui un écrivain. Le chemin du savoir et celui du devenir-artiste n'ont pas de raison de se rejoindre jamais. Pour qu'ils se rejoignent, il faut que la sensation épiphanique joue son double rôle d'événement de la conversion qui arrête l'errance infinie et de fleur japonaise qui contient le livre en puissance. L'architecture délègue à l'impression sa tâche, comme l'impression à l'architecture. Et dans ce jeu, chacune est en même temps la puissance qui sépare et celle qui unit. L'architecture met les sensations épiphaniques dans la trame d'un roman en même temps qu'elle en écarte la trop proche révélation. L'impression interrompt l'architecture du récit d'apprentissage pour produire la jonction que celui-ci est impuissant à effectuer entre l'œuvre et la vie. Et sans doute ce double jeu peut-il prêter à une double lecture. La première prend acte de la cassure et l'identifie à la distance de l'œuvre effective et du discours qui la parasite. Elle fait valoir, contre les mythes romantiques de la vérité écrite et du poème du poème, les connaissances et les portraits qu'élabore la traversée du monde et des passions. La seconde saute par-dessus la faille pour mettre en valeur, derrière le voile du récit stendhalien de la cristallisation amoureuse et du récit balzacien de la comédie sociale, le roman d'apprentissage philosophique de la formation
du génie20. Mais l'une et l'aune In turc manquent sans doute ainsi le cœur de l'affaire : M A ht recherche du temps perdu peut être pensé comme l'accomplissemenc du programme romantique du poème qui est poème du poème, ici accomplissement ne se réalise que par la taille même qui sépare le poème de son poème, par le renvoi de l'impression à l'architecture et de l'architecture à l'impression, par l'identité du pouvoir d'unir et de celui de séparer. Le poème du poème ne se bout le par aucun accomplissement dialectique, identifiant le devenir du vrai à la démonstration construite. Il ne donne la « preuve » de la littérature qu'en exposant sa contradiction, en en faisant le principe même de la construction de l'œuvre, le renvoi entre l'œuvre et le discours sur l'œuvre, entre l'expérience de vie et l'artifice de l'art. L'un et l'autre côté ne communiquent jamais qu'au travers de leur séparation. L'apparente « clôture » de l'œuvre est le mouvement de son infinitisation, une infinitisation qui récuse pourtant le destin du mauvais infini hégélien, de l'autodémonstration interminable du geste de l'art, en construisant l'espace d'indiscernabilité fictionnelle où le poème s'unit et se sépare avec le poème du poème, le dedans avec le dehors, l'œuvre avec le discours sur l'œuvre. Le renvoi de l'« impression » à l'« architecture » n'est pas simplement le face à lace entre la vérité extatique et la vérité construite. La vérité du livre, la vérité en acte de la littérature est le conflit de ces vérités, le mouvement qui les fait travailler l'une avec l'autre et l'une contre l'autre. A partit de là peuvent s'évaluer les discours contradictoires sur la pertinence de la métaphore architecturale pour définir le principe de composition du livre et l'cffectivité de son organisation. Quoi que puisse dire Proust sur le caractère entièrement fictif et calculé du livre, nous savons bien qu'il a intégré, au hasard de la vie, des éléments biographiques à peine transposés, des événements qu'il ne pouvait prévoir, comme l.i guerre de 1914, ou des articles recyclés du Figiiro. Mais, l'inverse, la tentative dclcuzicnne de constituer une cohérence du » corps s . i n s organes » proustien ne peut dissimuler ni la téléologie obstinée de ce roman engendré par un essai et commencé pat les deux bouts, ni les effets de symétrie inlassablement multipliés .m long du texte. Il est vrai que Proust injecte continuellement des éléments biographiques nouveaux ou des morceaux de circonstance dans l'ordre prétendument calculé
163
164
LA PAROLE MUETTE
du récit. Mais il est tout aussi vrai qu'il met aussitôt ces épisodes en symétrie avec les autres, qu'il les prend dans la nécessité des matins qui riment avec d'autres matins, du présent qui rime avec le passé, comme la bibliothèque avec l'océan, la silhouette avec la divinité mythologique, tout décor avec ce qu'il réfléchit et tout contenu avec ce qui le contient. L'événement mondial imprévu de la guerre permet ainsi de refaire le tour du livre en rendant ses épisodes symétriques. Combray revivra avec le dialogue de Françoise et du jardinier transplanté dans l'appartement parisien, ou Doncières avec les dissertations stratégiques de Saint-Loup passées à l'heure des travaux pratiques. Le vasistas de la boutique de Jupien deviendra l'œil-de-bœuf de sa maison de passe ; la ville, sous la féerie des bombes et des aéroplanes, redeviendra village ; les statues de l'église « française » de Saint-André-des-Champs transmettront leur âme aux combattants. L'introduction anarchique des éléments de la vie vient constamment dénoncer le leurre du livre « architectural et prémédité ». Mais aussi, l'« architecture » romanesque est en mesure d'ordonner indéfiniment cette matière qui s'accroît au défi de toute loi d'organisation, de disposer les fragments sur l'axe linéaire de la progression du récit ou de les distribuer dans l'espace des symétries. C'est que l'« architecture » du récit est, en fait, constamment double. Et il n'y a pas lieu d'opposer le modèle totalisant de la cathédrale au modèle aléatoire de la gelée faite des morceaux les plus divers. Car cette « totalité » est d'un genre bien particulier. La poétique proustienne exploite en effet radicalement la propriété spécifique de la cathédrale romantique, sa multiplicité. La cathédrale est l'édifice calculé par un architecte et dont les arcs doivent exactement se rejoindre. Mais elle est aussi la profusion des figures du livre sculpté qui métaphorisent son esprit. Elle est l'ordonnance mathématique et spirituelle du vaisseau de pierre tourné vers son chœur et l'anarchie des chapelles rayonnantes au mobilier hétéroclite ; le dessin des vitraux cernés par les contours de plomb et la lumière qu'ils filtrent et qui donne leur ton aux lignes et aux dessins de la pierre ; la massivité de la façade et sa dissolution dans le soleil. Tout élément introduit dans le livre est ainsi susceptible d'y trouver sa place comme vitrail, statue ou chapiteau ; tout chapiteau de valoir en même temps ou séparément comme élément de la guirlande des métaphores ou support de l'édifice narratif21.
L'ARTIFICE. 1A l o i II. L'tl UVRE
165
La cathédrale alors n'est pas le mythe par lequel le discours de l'écrivain dissimulerait le désordre du livre, ni l'artifice qui permettrait de rationaliser toute adjoturion. l'Ile est la machine fictionnelle qui disperse l'ordre et ordonne le chaos en faisant passer l'un dans l'autre le réi it linéaire et la grande roue des métaphores, en mettant à l'oeuvre le conflit des principes de la littérature. Elle est surtout la machine théorique qui s'empare de tous les éléments de la poétique romantique, de toutes les contradictions qui faisaient éclater le livre et le dissolvaient dans la vie de l'esprit, pour les rapatrier au livre, pour en faire les éléments de sa construction fictionnelle Le « rapatriement » était, on le sait, le grand rêve mallarméen. Mais ce rêve était impossible tant que la littérature voulait avoir son langage propre et l'exposer sur un espace propre. I r projet mallarméen était pris entre le vieux paradigme de l'exposition théâtrale et le nouveau paradigme musical. Il voulait mettre sur une scène propre de la littérature - page mimant la pensée ou performance théâtrale du Livre - l'esprit repris à cette musique qui avait chassé les simulacres du vieux théâtre. Il rencontrait ainsi le paradoxe de la littérature : celle-ci ne peut ramener à l'unité ses principes contradictoires qu'en empruntant un de ses principes à l'ordre représentatif. Conformément à l'esprit « linguistique» de la révolution romantique, Mallarmé cherchait le point de rencontre du côté du principe d'actualité de la parole. Il cherchait à consacrer la littérature comme spectac le de la parole. L'échec mallarméen, du même coup, était avant tout la manifestation de la séparation entre le lieu de la parole et la scène du théâtre. La littérature ne peut trouver sa consécration sur cette scène-là. Car elle est en son principe la séparation du voir et du dire. L'art de la représentation était l'art de la parole qui fait voir en se faisant voir. L'art de la littérature est celui qui lait voir sans faire voir, l'art « décevant » de la chambre où l'on n'entre pas ou de l'île qui fait éclater la topographie du récit. Il peut ainsi tenir ensemble les puissances du voir et du dire qu'il disjoint, mais il le peut à une condition : que la parole, elle, ne se laisse pas voir. L'histoire à venir du théâtre est celle de cette singulière révélation : la parole n'est plus à sa place sur la scène théâtrale. Celle-ci est à la fois trop matérielle et pas assez matérielle : trop matérielle pour cette puissance de la déception que l'art de la parole découvre désormais comme son
166
LA PAROLE MUETTE
privilège paradoxal ; pas assez pour toutes les incarnations par où le poème cherche à conjurer cette perte en se faisant langage du corps et des choses. La scène du théâtre désormais sera le lieu de ce désaccord. Il faudra pour en régler les protocoles un art nouveau qu'on appellera mise en scène. La littérature, elle, a son lieu ailleurs : dans cet espace de la parole décevante qui unit et sépare le roman et le discours sur le roman. Non pas sur quelque scène où la parole trouverait son incarnation ; là où, au contraire, elle mesure sans fin le défaut de cette incarnation, où elle renonce à un langage propre qui séparerait l'art littéraire de la littérarité commune et à une scène propre où la littérature, pour faire sa « preuve », éliminerait l'écart entre l'œuvre et le discours de l'œuvre. Face à la preuve impossible de Mallarmé, la réussite paradoxale de la preuve proustienne tient à l'assomption de ces conditions. Non pas simplement à leur acceptation. Car Proust, en un sens, continue à les refuser. Il part de la proposition symboliste d'un livre écrit dans la langue propre de l'esprit : un livre « enfant du silence », n'ayant « rien de commun avec les enfants de la parole », un livre dont les phrases comme les épisodes soient faits de « la substance transparente de nos minutes les meilleures »22. Aucun livre, bien sûr, ne sera jamais fait de cette substance, pas plus que la musique ne peut être le pur langage de la communication des âmes rêvé pendant une pause du septuor. « L'humanité s'est engagée dans d'autres voies » et le pur langage des origines est l'œuvre de la perverse amie de Mademoiselle Vinteuil qui a seule fait la « traduction » des hiéroglyphes du musicien. Toute la Recherche peut être lue comme la métamorphose de l'impossible livre « fait de gouttes de lumière ». Ce n'est qu'ainsi que la musique peut être « rapatriée » au livre, dans l'écart entre le mythe musical et la fictionnalisation de la musique, entre les impossibles phrases en langue de lumière et les introuvables « épisodes » à la substance transparente. La littérature n'existe en propre que comme fiction de la littérature. Non point sous laflatteusefiguredu conte qui exposerait et déroberait en même temps son « secret ». Plutôt comme le passage infini de l'un à l'autre bord, de la vie à l'œuvre et de l'œuvre à la vie, de l'œuvre au discours de l'œuvre et du discours de l'œuvre à l'œuvre, passage incessant qui ne s'effectue pourtant qu'au prix de laisser la déchirure visible.
Conclusion
Un art sceptique
« On raisonne, c'est-à-dire on vagabonde chaque fois qu'on n'a pas la force de s'astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l'expression'. » La célèbre phrase du Temps retrouvé semblera anodine au lecteur distrait. File paraîtra suspecte, en revanche, au lecteur critique, averti de la douteuse polysémie île l'« expression » et de l'« impression », et prompt à demander ce que signifie au juste la « transformation » de l'une en l'autre. Mais pour bien entendre ce que nous dit cette phrase et la fonction même des « mythes » de la littérature, il faut sans doute la confronter aux remarques que varie interminablement, dans ses écrits publics et privés, ce contemporain de Proust qui mène, contre la littérature, au nom de l'exigence littéraire, une guerre interminable. « Le grand intérêt de l'art classique, dit Valéry dans Rhumbs, est peut-être dans les suites de transformations qu'il demande pour exprimer les choses en respectant les conditions sine qua non imposées''. » Cette formulation semble toute proche de celle de Proust. Elle en est séparée pourtant par une petite différence où se joue toute la question de ce qu'il faut entendre par littérature. Car la référence de Valéry à « l'art classique » met un abîme sur le chemin proustien de l'impression à l'expression. La vertu propre de l'art classique, c'était la ligne par laquelle une « idée » s'éloigne d'elle-même pour se transformer en chant. « Racine procède par de très délicates substitutions de l'idée qu'il s'est donnée pour thème. Il la séduit au chant qu'il veut rejoindre3. » Cette vertu classique est pour Valéry deux choses en
168
LA PAROLE MUETTE
une. Elle est la ligne continue d'un discours où l'idée se transforme en chant, et la courbe du détour qu'impose le système des règles au désir d'expression. Par son arbitraire même, la contrainte des règles enseigne au poète à se déprendre de ce qu'il croit être sa « pensée », la chose propre qu'il aurait à exprimer. Elle lui en montre le caractère aléatoire et insignifiant. Elle le conduit ainsi à découvrir, dans l'extériorité du chant, ces véritables possibles de la pensée que la volonté d'« exprimer » celle-ci refoule. La « suite de transformations » classique, qui combine la continuité du discours à la contrainte des règles, accomplit la puissance de pensée propre à l'an en refoulant le faux sérieux de la pensée et la consistance illusoire de l'histoire. Mais ce classicisme littéraire, ce classicisme d'une littérature réduite à son principe vrai, le principe poétique d'harmonie exacte et indéfinissable du sens et du son, apparaît comme chose du passé. Et le rapport de ce passé au présent peut se définir très exactement : il oppose un temps de la parole en acte au temps de l'écriture : « Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d'où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain présent sous la voix, et support, condition d'équilibre de ['idée [...]. « Un jour vint où l'on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut tout altérée. « Evolution de l'articulé à l'effleuré, - du rythmé et enchaîné à l'instantané, - de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide, avide, libre sur une page4. » Cette page de Tel Quel est remarquable à plus d'un titre. Elle définit comme l'âge d'or de la littérature ce temps où, précisément, « la littérature », au sens moderne, n'existait pas : le temps des créateurs qui n'étaient pas des hommes de lettres ; le temps, cher à Voltaire, où la parole de Corneille s'adressait aux Lamoignon, aux Molé et aux Retz, et non à l'attention distraite d'« un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes ». Ce temps-là s'est enfui quand est venu le règne de l'écriture. La « littérature » s'en est trouvée « tout altérée ». Elle est en somme devenue sa propre altération, l'impossibilité de la ligne de discours où la pensée qui se fuit se retrouve à une puissance supérieure dans la ligne du chant. L'antiphilosophe Valéry retrouve ici, quoi qu'il en ait, la logique de
UN Alt I s( I PTIQUH
169
Hegel. Comme lui, il constmii un i l.issii ismequelque peu romantique où l'union de la pensée signifiante et de la forme sensible s'établit à un point d'équilibrr entie la réalisation d'une intention et une résistance inerte, qui est pont lui celle des règles. Et il voit, lui aussi, cette union « i lassique » du sens et du sensible rejetée en un passé désormais inaccessible, le corps de cette union — figure plastique de I legel, voix oétiquc comme « recommencement des conditions et tics matériaux de la pensée » qui se trouvent radicalisés. De la leçon enseignée par Mallarmé, et de la leçon de son échec, il a appris à « concevoir et placer au-dessus de
170
LA PAROLE MUETTE
toutes les oeuvres la possession consciente de la fonction du langage et le sentiment d'une liberté supérieure de l'expression au regard de laquelle toute pensée n'est qu'un incident, un événement particulier7 ». Mais son attitude n'exprime pas seulement la leçon qu'un individu aurait tirée de la fréquentation d'un autre. Elle manifeste le retournement d'une idée de la littérature, de la version fondamentaliste de la poétique romantique, celle qui veut une littérature cohérente, reposant sur un principe unifié. Cette cohérence, mise à mal par les compromis ou les contradictions de l'oeuvre, se déporte alors du côté de sa possibilité, au point de surgissement de sa pensée. Mais ce point est aussi bien celui de la fuite de l'oeuvre sous ses deux grandes figures : la « folie » d'Artaud, cette « existence littéraire » qui est témoignage d'impossibilité, ou la lucidité de Valéry, cette exploration directe des pouvoirs de la pensée qui se refuse à la limitation de l'œuvre. En l'un et l'autre cas, l'esprit de la littérature manifeste sa radicalité en faisant valoir contre l'œuvre sa pure possibilité ou impossibilité. Le propre de la littérature devient alors le rapport négatif à soi, le mouvement qui la pousse à se supprimer au profit de sa propre question. Le « soupçon » à l'égard de la littérature ou le retrait de l'œuvre devant un « désœuvrement » plus fondamental ne naîtront pas dans les années 1940 des traumatismes de l'histoire ou de la démystification politique des fonctions du discours. Ils appartiennent au système des raisons qui font de « la littérature » la notion sous laquelle se donnent depuis la révolution romantique les productions de l'art d'écrire. On perçoit alors l'enjeu de la petite différence qui sépare les deux phrases toutes proches de Valéry et de Proust. Ce qui sépare Proust de Valéry n'est pas de consentir à écrire : « La marquise sortit à cinq heures. » C'est de consentir aux contradictions de la poétique romantique qui font être la littérature. Valéry trace une ligne de partage à la manière hégélienne. Il y a le temps du corps parlant et le temps de l'écriture, le temps des règles qui font dévaler la pensée vers le chant et le temps de la liberté qui ramène le travail de l'œuvre vers l'exploration des possibles de la pensée, le temps de la poésie et celui de la science. Pour cela il a même construit un classicisme économique où les contraintes du système générique et représentatif s'effacent au profit des seules règles de la mesure rythmique. II a fait de la poésie un pur rapport de la pensée au temps. 11 a ainsi court-circuité le passage de la poétique représentative à la
UN ART SI l'.PTIQUE
171
poétique expressive, les apones du symbolisme, le chiasme du dire et du voir, la querelle du •• poème du poème » cl la guerre des écritures. C'était le prix A payei poui séparer le principe poétique des « idoles » de la littérature. Mais, ce prix aussi, la littérature confirme contre elle même le jii|'ement de clôture qu'avait proféré la philosophie. Elle se rei oniult comme un passé de la pensée. Proust prend le parti inveise. Il s'installe au cœur delà contradiction des principes de la littérature : contradiction du livre entièrement construit, dont la forme est libre comme la volonté de l'auteur, et du rec ueil des hiéroglyphes qui impriment dans l'esprit de l'auteur les allitérations îles choses ; inconsistance de cette impression où rien n'est imprimé et dont la transformation dès lors ne transforme rien, étant put travail de la métaphore. Car le saut n'est pas d'écrire: « la marquise sortit à cinq heures.» Il est d'écrire : « elle déployait, réparti dans ses pans et ses cassures, le plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon ». Il n'est pas d'enchaîner deux événements insignifiants de la vie d'un pantin île fiction. Il est d'enchaîner en une seule phrase deux poétiques : celle île la narration des événements et celle du déploiement du symbole. Cette serviette blanche cassée qui se transforme en vague écumante et queue bleu-vert de paon rompt la ligne - le rêve de la ligne qui conduirait la pensée au chant par le seul mouvement d'une temporalisation. La douteuse métaphore qui assimile l'enchaînement des deux termes de la métaphore à l'enchaînement des phénomènes selon la loi trouve alors toute sa rigueur. Contre les musiciens de la phrase, Proust se souvient obstinément que c'est le transfert de la puissance de l'histoire à la puissance de la métaphore qui a fait basculer les Belles-Lettres dans la littérature. La littérature tient, en somme, à peu de chose. Elle tient d'abord au mouvement qui a transformé l'ornement du discours en hiéroglyphe de la puissance du langage, livre intérieur, allitération des choses, microcosme du poème-monde. Et cette phrase qui est le microcosme de la Recherche, comme la Recherche qui en développe le principe, récapitulent ce mouvement par lequel la littérature existe. Faire sortir du toucher d'une serviette une vie intérieure identique à un livre écrit, c'est l;\ bien sûr un « mythe » du livre. Mais, précisément, la phrase-métaphore et le livre qui identifie le développement d'une histoire au développement d'une métaphore transforment en réalité le mythe des allitérations des choses et du
172
LA PAROLE MUETTE
livre écrit en nous. Le livre est la métaphore prolongée qui déploie les propriétés imaginaires de « l'autre livre », celui qui se serait écrit de lui-même. Ainsi la poétique contradictoire de la littérature s'accomplit comme œuvre, ramenant dans l'œuvre les logiques qui emportent la lettre vers son esprit ou la littérature vers la considération du lieu dont elle provient. Elle le fait au prix d'accepter le renvoi infini du livre construit et du livre imprimé, de l'intrigue du savoir et de la vérité révélée. Le travail de la métaphore unit et sépare les poétiques contradictoires, en accomplissant le parcours risqué entre son propre mythe (le livre des hiéroglyphes de la vie spirituelle où s'inscrivent les allitérations des choses) et sa réalité littérale : cette problématique comparaison des plis d'une serviette avec le rouleau écumant de la vague et de la vague avec la roue d'un paon qui sera toujours menacée du double péril de faire trop voir et de ne rien faire voir de ce qu'elle dit. Mais la littérature tient aussi à la contradiction de cette écriture qui destitue la parole en acte de l'univers rhétorique et représentatif. Cette écriture est elle-même écartelée entre deux pôles : d'un côté, le livre des symboles de la poéticité d'un monde, de la vie spirituelle ou du monde intérieur des sens ; de l'autre, l'écriture nue, la parole muette et bavarde qui s'en va rouler de droite et de gauche, au hasard de l'attention flottante que portent à la page écrite des lecteurs sans qualités, au gré de ce que cette attention prélève sur la page et de la chaîne des mots et des images dans laquelle elle le traduit. Et c'est encore le paradoxe auquel Proust se soumet. Il faut gagner l'autonomie de l'œuvre contre l'esthétisme qui la dissout dans les agréments et les illusions de la vie. Mais cette autonomie doit se perdre à nouveau, se livrer à un lecteur pour qui la savante construction du livre de vérité se dissoudra dans une sensation de matin d'enfance, de tiédeur d'après-midi, d'écume de vague ou de parfum de lilas. Il faut que le livre aille creuser chez d'autres le « petit sillon » spirituel sans lequel il n'est qu'un ensemble de notations sans vie. Mais cela revient à dire non seulement que la belle clôture de l'œuvre est vouée à se perdre pour que le livre parle, mais aussi que la « vie spirituelle » qui donne vie au livre est elle-même liée au hasard de la circulation de la lettre. Il n'y a pas d'autre vie spirituelle, pas d'autre royaume des œuvres que la coulée infinie de l'encre sur l'aplat des pages, que le corps incorporel de la lettre errante qui s'en va parler à la multitude sans visage
UN AH I SCBINÏQUH
173
des lecteurs de livres le livre •• eulanc «lu silence » n'a pas d'autre univers que le grand bavaidage de 1*6* i mue muette. L'œuvre est à ce prix. L'on peut, bien sûr, refuser de payer ce piix. Et il ne s'agit pas ici de tranchei entie icliii qui refuse les compromis de l'œuvre et celui qui y consent. Il s'agit plutôt tle montrer comment l'une et l'autre position tiennentà la logique île ce mode spécifique de visibilité des œuvres de l'art d'éi rire qui s'appelle « littérature ». La littérature est le système des possibles que détermine l'impossible accord de la néi essité du langage et de l'indifférence de ce qu'il dit, de la grande écriture de l'esprit vivant et de la démocratie de la lettre nue. Il est vain île vouloir séparer, dans ce système historique de raisons, la réalité solide des œuvres et les discours sur la possibilité ou l'impossibilité de l'œuvre qui viendraient de l'extérieur les parasiter. Il n'y a d'iruvres au nom desquelles on peut congédier les discours parasites sur l'œuvre que depuis qu'il y a ces discours euxmêmes. Li même |x>étique romantique a proclamé la valeur autonome îles œuvres, leur caractère de témoignages sur le poème du langage ou de l'humanité et leur capacité de se dire elles-mêmes. Elle a en somme inclus la distance à soi de l'œuvre, son renvoi en deçà et au-delà d'elle même dans la définition de son autonomie. Et assurément ce système est, en toute rigueur, contradictoire. Mais aussi, il définit un jeu de dénivellations qui permet de faire œuvre de cette poétique. Ainsi la destruction du système des genres qui livre la littérature au jeu des contraires autorise en même temps les passages entre les fonctions incompatibles et l'articulation de poétiques opposées. Elle fait de la littérature la scène ambiguë où deux genres sans genre, le roman et l'essai, se doublent, s'opposent ou s'entrelacent, distribuant en pôles séparés, mêlant ou inversant les propriétés de l'œuvre et du discours sur l'œuvre, du jeu fictionnel, des mythes qui l'absolutisent ou des discours critiques qui en démontent le mécanisme. Si l'œuvre de Proust est exemplaire, comme celle de Joyce qui ne l'appréciait guère et qu'il n'eût guère apprécié, c'est par la capacité île mettre en un même dispositif la fiction, son discours et son mythe, île tenir ensemble dans la forme de l'œuvre les forces centrifuges, les puissances de disjonction, de désœuvrement ou île soupçon inhérentes à la contradiction des principes de la littérature. Ces œuvres exemplaires soulignent alors la place singulière de
174
LA PAROLE MUETTE
la littérature dans le dispositif des arts au temps de l'esthétique. Dans la grande révolution qui avait intronisé l'esthétique à la place de la poétique, l'art d'écrire s'était retrouvé au lieu le plus exposé. Le déplacement même de la primauté de l'histoire à la primauté du langage jouait contre lui. Cette primauté ne s'exerçait en effet qu'au profit d'une dilatation de l'idée même du langage. Cette dilatation ne conférait pas seulement la dignité linguistique aux prestiges sensibles plus puissants de la couleur ou de la musique ou aux formes plus parlantes de la pierre que le temps après l'artiste a sculptée. Elle opposait aussi le grand poème hiéroglyphique inscrit sur la chair même des choses ou dans les profondeurs de l'esprit aux faibles ressources de la phrase imprimée sur la page. La grande multiplication des langages fait parler, à l'âge romantique, la plus modeste des pierres. Au temps de Kandinsky, elle confiera aux traits abstraits de la couleur l'expression du « spirituel ». Au temps de Vertov ou d'Epstein, elle opposera l'œil véridique de la caméra et la combinaison plastique des images mobiles aux vieilleries littéraires de la représentation. L'art de l'écriture semblait alors coincé entre le langage des formes et des choses d'un côté, les signes de la pensée de l'autre. Dans la téléologie hégélienne des arts, la poésie n'était pas seulement le dernier art romantique, elle était aussi cet « art général » où la généralité s'affirmait aux dépens de l'art. En dématérialisant le langage des formes, la poésie se retirait à elle-même sa propre capacité. Elle conduisait les formes de l'art vers les signes de la pensée. Entre le langage incarné des formes et les signes instruments de la pensée, il n'y avait alors plus rien, sinon les équivoques du symbole. Tout l'effort des militants de la littérature avait visé à révoquer ce verdict, à donner à la littérature la forme sensible de sa pensée. Il n'avait cessé aussi, à travers les contradictions qu'il rencontrait, d'en éprouver la force contraignante. La forme propre de la pensée littéraire devait être l'imitation « silencieuse » du langage muet de la musique ou de la danse, la projection imaginaire des rythmes de la pensée ou la transcription mythique du discours des choses inscrit dans les hiéroglyphes de la vie intérieure. Dans la grande émancipation qui proclamait l'avènement général d'un art affranchi de la nécessité de représenter, l'art d'écrire semblait condamné au choix d'être le dernier art du passé ou le discours énonçant ce que les autres seuls avaient pouvoir de faire. Que peut encore une fois la
UN AH I s< l'ITIQUI 1
175
malheureuse métaphore d'une queue de pion sur une page d'écriture, face à son modèle, l'.ut du primrr qui intervertit la terre et la mer ? Que peut-elle I.H E au* dii'H i,nions, superpositions et tournoiements des images et des sons qui démultiplient les puissances de la manifestation et de l.i siguifiume des formes ? Etrangement pourtant, i est cette pauvreté de l'écriture qui a fait la résistance de la littéi.iture, c'est la faiblesse des moyens dont elle disposait pour répondie \ son image glorieuse de langage des langages qui lui .1 appi is à appr ivoiser les mythes et les soupçons qui l'écartcnt d'elle même, A inventer les fictions et les métaphores d'un art sceptique, au sens strict du terme : un art qui s'examine lui-même, qui lait fiction de cet examen, qui joue avec ses mythes, récase sa philosophie et se récuse lui-même au nom de cette philosophie. Par IX l'art inconsistant de la littérature s'est avéré mieux que d'autres capable île résister ce que les contemporains appellent « crise de l'an ». Car qu'appelle-t-on au juste « crise de l'art » sinon l'incapai ité de certains arts, essentiellement les arts plastiques, les arts trop riches en somme, à devenir des arts sceptiques, des arts capables de fictionner leurs limites et leurs hyperboles ? Un art non sceptique est un art soumis au poids de sa propre « (K-nsée », contraint A la tâche interminable de manifester cette pensée, de se démontrer lui-même jusqu'au point de sa propre suppression. ( l'est un art qui ne peut vivre de sa contradiction, qui ne rencontre pas cette contradiction. Tel est le destin heureux-malheureux des ans du visible. Ceux-ci étaient les mieux lotis dans la configuration esthétique des arts, les plus propres à unir les deux principes contradictoires de la poétique romantique : celui qui proclame l'absoluité du style, s'emparant de tout sujet et de tout matériau, et celui qui affirme l'universalité du dédoublement par lequel toute chose se lait langage. Toute matière est poétique pour peu que l'une de ses propriétés vaille comme le trait d'écriture, le hiéroglyphe, par lequel elle se présente elle-même. Toute forme est artistique pour |>ou qu'elle vaille comme la manifestation de la pure intention d'an. Au croisement de ces principes s'ouvraient les possibilités infinies des arts du visible. Ceux-ci, dit-on aujourd'hui, sont devenus le règne du « n'importe quoi ». Mais qu'est-ce que le « n'importe quoi » ainsi déploré sinon le « tout est possible » que l'âge esthétique donnait en lot aux arts du visible : la coïncidence entre la trace d'histoire, le signe d'écriture et le trait de
176
LA PAROLE MUETTE
la volonté d'art ? Les arts du visible ont vécu du double ressort de l'esthétique romantique qui permet à tout objet d'être deux fois de l'art : parce qu'il a été voulu comme manifestation de l'art et parce qu'il manifeste le dédoublement par lequel toute chose se signifie elle-même. Si le détournement de fonction et le déplacement de lieu du ready-made ont eu la fortune conceptuelle que l'on sait, c'est qu'ils réalisent l'exact ajustement de ces deux principes. Ils allégorisent au plus juste la bonne fortune d'un art qui s'identifie à la re-présentation de toute chose, la re-présentation du même comme autre, où se réalise l'harmonie préétablie entre l'intention d'art et le double corps, sensible et signifiant, de la chose. Le problème est qu'un art sûr de faire de l'art à tout coup en vient à ne plus manifester que sa propre intention, quitte à faire de cette manifestation sa propre dénonciation. Entre l'emphase de l'autoproclamation et l'emphase de l'autodénonciation, un art a du mal à forger sa capacité sceptique. La littérature ayant eu moins de chance a eu moins de malheur. Son objet ni son intention ne l'ont jamais garantie. C'est le sens de la grande angoisse flaubertienne : une infime déviation de la phrase peut donner du Paul de Kock. C'est le sens de la fière déclaration proustienne : au jugement dernier de l'art, les intentions ne sont pas comptées. Il faut seulement préciser la formule : c'est dans l'art de l'écriture que les intentions ne sont pas comptées. Car cet art a le malheur de ne parler qu'en mots, de parler dans la même langue que les intentions et de devoirfairedans cette langue la différence qui fait de l'œuvre non seulement la réalisation mais aussi la réfutation de son intention. Il a le malheur de n'avoir à sa disposition que le langage des mots écrits pour mettre en scène les grands mythes de l'écriture plus qu'écrite, partout inscrite dans la chair des choses. Ce malheur le contraint au bonheur sceptique des mots qui font croire qu'ils sont plus que des mots et qui critiquent eux-mêmes cette prétention. C'est ainsi que l'aplat de la coulée d'encre démocratique, en mettant en scène la guerre des écritures, devient paradoxalement le refuge de la consistance de l'art.
Notes Introduction : D'une littérature X l'antre 1. Gérard Geriette, l'ution el diction, éditions du Seuil, 1990, p. I I .
2. John Nr.iile, Sens et expression, Kdicions de Minuit, p. 102. 3. G. Gcnette, op cit., p. 29. 4. l e sens dr\ guillemets entourant « la » littérature étant ainsi posé avec l'objet du livre, on les épargnera désormais au lecteur. 5. Voltaire, Dictiontuiirtphilosophique, Paris, 1827, t. X, p. 174. (>. Maurice Manchot, Le Livre à venir, Gallimard, 1959, p. 267. 7. ('t. Marc Fumaroli, / 'Age rie l'éloquence, Albin Michel, 1994. 8. Voltaire, op. cil., p. 175. 9. Cf. Batteux, l'ours de Helles-Leltres ou Principes de littérature, Paris, 1861, p. 2-8 r t l . i l larpe, l.ycée ou Cours de littérature, Paris, 1840, t. I, p. 7-15. I.'expression de « vieux cancre » appliquée par Hugo à Batteux se trouve dans le poème « Littérature », Les Quatre Vents de l'esprit, in Œuvres complètes. Club français du livre, 1968, t. IX, p. 619. 10. Cf. Mme de Staël, lie la littérature considérée dam ses rapports avec les institutions socialei, 1801, et De l'Allemagne, 1814 ; Sismondi, De la littérature du Midi de l'l'urope. 1813 ; Barante, De la littérature française pendant te XVIir siècle, 1HI4 ; Augtist Wilhelm Schlegel, Cours de littérature dramatique, 1814. 11. Pour le développement des divers arguments ici synthétisés, on pourra se reporter notamment aux analyses critiques menées par Tzvetan Todorov (Critique de la critique : un roman d'apprentissage. Editions du Seuil, 1984) et Jean-Marie SchaefFcr (/. 'Art de iàge moderne, Gallimard, 1992) ou, selon une tout autre perspective, par Henri Meschonnic (Poésie sans réponse. Pour la poétique V, Gallimard, 1978). 12. Trois auteurs français donc : le présent ouvrage n'a aucune vocation encyclopédique. Il ne veut pas non plus analyser la spécificité
179
LA PAROLE MUETTE
française dans l'élaboration des normes des Belles-Lettres ou des idéaux de la littérature. Il met simplement quelques hypothèses à l'épreuve d'un univers de référence et d'une séquence historique suffisamment homogènes. 1. De la représentation à l'expression 1. Jean-Paul Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d'ombre, Gallimard, 1986, p. 157. 2. Charles de Rémusat, Passé et présent, Paris, 1847, cité par Armand de Pontmartin, Nouvelles causeries du samedi, Paris, 1859, p. 4 ; Jules Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes, Genève, 1968, t. XVIII, p. 101 ; Léon Bloy, Belluaires et porchers, Paris, 1905, p. 96-97. 3. Gustave Planche, « Poètes et romanciers modernes de la France. M. Victor Hugo », Revue des Deux Mondes, 1838,1.1, p. 757. 4. Batteux, Cours de Belles-Lettres ou Principes de littérature, op. cit., p. 32. 5. Voltaire, Commentaires sur Corneille, in The Complété Works, Cambridge, 1975, t. 55, p. 465, 976, 964, 965 et 731. 6. Batteux, op. cit., p. 42. 7. La Harpe, Lycée ou Cours de littérature, op. cit., 1.1, p. 476. 8. Voltaire, Commentaires sur Corneille, op. cit., p. 830-831. 9. Batteux, op. cit., p. 33. 10. M. Fumaroli, L'Age de l'éloquence, op. cit., p. 30. 11. La Harpe, op. cit., 1.1, p. 198. 12. Cf. J.-M. SchaefFcr, Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?, Editions du Seuil, 1989. 13. Flaubert, lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, Correspondance, Gallimard, 1980, t. II, p. 31. 2. Du livre de pierre au livre de Vie 1. C. D., « Notre-Dame de Paris, par M. Victor Hugo », Revue des Deux Mondes, 1831,1.1, p. 188. 2. « On en viendra, j'espère, à ne mettre que le nom de l'auteur sur la couverture d'un livre » (Emile Deschamps, « M. de Balzac », Revue des Deux Mondes, 1831, t. IV, p. 314-315). 3. Victor Hugo, Le Rhin, in Œuvres complètes, Club français du livre, 1968, t. VI, p. 253. 4. Pierre-Daniel Huet, Traité de l'origine des romans, repr., Genève, Slatkine, 1970, p. 28-29. 5. Vico, Principes d'une science nouvelle, trad. J. Michelet, Armand Colin, 1963, p. 124-125. 6. lbid, p. 131 et 55. 7. Edgar Quinet, Allemagne et Italie, 1839, t. II, p. 98.
N( >ïï s
185
8. A.W. Schlegel, / r\i>n> ii,i l'.iri ri /.< littérature, m Philippe Lacoue-Labarilie ci |r.in lut N.in, \ / I/, |> .'.Ml) 11. « L'homme n'rti |>u» seul h parler. I univers aussi parle. Tout parle. Langage infini S u n u r «l< -. signatures • (Novulis, Fragments, Aubier, 1973, p 155). 12. Ce thème des allitérations îles tlioses est coin particulièrement m.irt]iié p.u Proust A pmpoa île tes c.u.ifes transparente! que les enfants mettent dans l.i VI vomie pour prendre les poissons, si bien que l'« on ne sait plus si l'esi l.i rivière qui est t .iule tle ciisi.il ou si c'est la carafe qui est liquide glait » (exnaii tlu t.ilnri 4, Cahiers Marcel Proust, n" 7, Gallimard, 1975, |> l(>V ( I Du cAté de chez Swann, A Li recherche du temps perdu, ( ialliiii.uil. I •»-.-». i |, ,, |(,H). 3. Le livre tle Vie et l'expression tle la société 1. Nov.ilis, Fragments, op. cit., p. 70 (traduction modifiée). 2 . Ibid. I. Sismondi, De h littérature du Midi de l'Europe, Paris, 1819, p. 2. 4. Joullroy, Cours d'esthétique, op. cit., p. 199. 5. Zola eu .i. une lins au moins, la claire conscience lorsque, en accusant son naturalisme d'avoir souvent substitué à la « nature » de la science l.i nature eut hantée tlu romantisme, il donne sa propre interprétation tle la « pétrifieation » inhérente au projet littéraire : « Maintenant il est certain que nous ne nous tenons guère à cette rigueur scientifique. Toute réaction est violente et nous réagissons encore contre la formule abstraite tics siècles derniers. 1 J nature est entrée dans nos œuvres d'un élan si impétueux, qu'elle les a emplies, noyant parfois l'humanité, submergeant et emportant les personnages, au milieu d'une débâcle tle roches et tle grands arbres [...]. « On rêve alors toutes sortes île choses folles, on écrit des oeuvres où les ruisseaux se mettent \ chanter, où les chênes causent entre eux, où les roches blanches soupirent comme tics poitrines de femmes à la chaleur de midi. El ce sont des symphonies de feuillages, des rôles donnés aux brins d'herbe, des poèmes de clartés et île parfums. S'il y a une excuse possible à de tels écarts, c'est que nous avons rêvé d'élargir l'humanité et que nous l'avons mise jusque dans les pierres des chemins » (Le Roman expérimental\ Garnier-Flammarion, 1971, p. 232-234). 6. Balzac, Préface de l.a Comédie humaine, in L'Œuvre de Balzac, Club français du livre, 1965, t. XV. p. 370 et 372. 7. « La littérature qui exprime l'ère nouvelle n'a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome [...]. C'est
180
LA PAROLE MUETTE
madame de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le changement de littérature dont le dix-neuvième siècle se vante lui est arrivé de l'émigration et de l'exil » (Mémoires d'outre-tombe, livre treizième, chap. II, Gallimard, 1946,1.1, p. 467). 8. Germaine de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, repr., Genève, Slatkine, 1967, 1.1, p. 196197. 9. Barante, De la littérature française pendant le XVIir siècle, 1822, p. XXVII. 10. Guizot, « Vie de Shakespeare », in Shakespeare, Œuvres, 1821, 1.1, p. C L 11. Taine, Histoire de la littérature anglaise, 9' éd., Paris, 1891, p. VI et XI. 12. Mallarmé, lettre à Eugène Lefébure, 30 juin 1865, Correspondance, Gallimard, 1959, t. I, p. 170. 13. Proust, fragment du cahier 26, in Bulletin d'informationsproustiennes, n* 10, 1960, p. 27. 14. Jean-Jacques Ampère, « De l'histoire de la littérature française », Revue des Deux Mondes, 1834, t. IV, p. 415 et 409. 4. De la poésie du futur à la poésie du passé 1. Novalis, Fragments, in Œuvres complètes, éditées par Armel Guerne, Gallimard, 1975, t. II, p. 279. 2. Ibid, p. 49. Sur la nature-poème, cf. le dernier chapitre du Système de l'idéalisme transcendantalde Schelling, auquel renvoient les Leçons sur la littérature et l'art de A.W. Schlegel et P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire, op. cit., p. 342. 3. Cf. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, op. cit., p. 107. 4. Ibid., p. 101. On notera que c'est là un des rares textes schlégéliens qui donne une définition au moins indirecte de la notion de fragment et on le rapprochera du fragment 77 : « Il n'y a encore rien qui soit fragmentaire dans sa matière et dans sa forme, totalement subjectif et indivuduel en même temps que totalement objectif et formant comme une partie nécessaire du système des sciences » (ibid., p. 107 ; souligné par nous). 5. Ibid, p. 112, fragment 116. 6. Hegel, Cours d'esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Aubier, 1997, t. III, p. 310. 7. Ibid, p. 319. 8. Ibid., p. 315. 9. Ibid., p. 319 et 1.1, p. 346 (traduction légèrement modifiée). 10. « Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand », in P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, op. cit., p. 54. 11. Cours d'esthétique, op. cit., t. III, p. 368.
N(>ïïS
185
12. Friedrich Schlegel. • (Hier < .onlir\ Meister», in Charakteristiken und Kritiken /, Paderhorn, 1967. 13. Cours d'esthétique, op cit.. i II. p ^08. 14. Jean-Paul, « Quelqurc ju< de tablette pour les messieurs», in M. Alexandre (éd.), Romiinnquri allemands, < .allimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1963, p l i ">, n l'oétique ou Introduction à l'esthétique, Paris, 1862, t. Il, p. 131.
5. Le livre en morceaux 1. Proust, le l'empl retrouvé, A la recherche du temps perdu, Gallimard, 1934. < m . p 84o 2. Sur c riic I I I I . I I I I I U , je renvoie l'ouvrage de William Nelson, Fact or Fiction Tht Pilemma ofthe Renaissance Storyteller, Harvard University Press, 1973. 3. Prenons en rxemple, parce qu'elle en résume beaucoup d'autres et parce que Proust y lut particulièrement sensible, la découverte faite par la bergère Maiir-t 'laite dans Ir grenier de la ferme : « Je ne trouvai qu'un petit livre sans roiivrittiic, dont les feuillets étaient roulés aux coins comme si on l'avait longtemps porté dans la poche. Les deux premières pages manquaient et la troisième était salie au point que les caractères en étaient tout effacés |r m'approchai de la lucarne pour avoir plus de clarté et, i l'en tête des pages, je vis que c'étaient Les Aventures de Télémaque » (Marguerite Audoux, Marie-Claire, Stock, 1987, p. 131). Pour d'autres exemples, voir mes livres : la Nuit des prolétaires, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 1997, et (.'ourts voyages au pays du peuple. Editions du Seuil, 1990. Pour la valeur symbolique de Télémaque comme livre où l'ignorant doit se découvrir capable de lire, voir aussi mon Maître ignorant, Fayard, 1987. 4. Charles Nodier, • De l'utilité morale de l'instruction pour le peuple », Rêveries, Plasma, 1979. 5. Lerminier, « De l'encyclopédie à deux sous et de l'instruction du peuple », Revue des Deux Mondes, 1834, t. 1. 6. Etrangement, d'ailleurs, à la fin de la section des Leçons sur l'esthétique consacrée l'art romantique, la transition des caractères shakespeariens au sentimentalisme de Jean-Paul passe par des considérations quasi sociologiques sur la « monophonie » de ces « hommes issus de classes inférieures » qui n'ont pas reçu « une formation à des fins universelles » (Cours d'esthétique op. cit., t. II, p. 197). Mais, avant Hegel, A.W. Schlegel avait tracé un portrait, anonyme mais transparent, de ce romancier qui écrit dans sa bourgade les soliloques de son humour capricieux avant de monter la ville pour y être consacré comme grand homme : en somme, Jean-Paul illustre le portrait de l'autodidacte (cf. A.W. Schlegel, Vorlesungen uber Aesthetik, Paderborn, 1989, t. I.p. 487).
182
LA PAROLE MUETTE
7. La guerre des écritures 1. Pour une analyse plus précise des singularités de ce récit, je me permets de renvoyer à mon texte : « Balzac et l'île du livre », in La Chair des mots, Galilée, 1998. 2. Le Curé de village, in L'Œuvre de Balzac, op. cit., 1966, t. VII, p. 939. 3. Livre des actes, Paris, 1833, et Michel Chevalier, Système de ta Méditerranée, Paris, 1832. 4. « Je n'entre pas dans sa chambre » est, on le sait, la formule par laquelle André Breton raille la description de la chambre de Raskolnikov dans Crime et châtiment. Cf. Manifestes du surréalisme, Gallimard, 1963, p. 16. 5. Louis Lambert, in L'Œuvre de Balzac, op. cit., 1.1, p. 147-148. 8. Le livre en style 1. Flaubert, lettre à Louise Colet, 16 décembre 1852, Correspondance, op. cit., t. II, p. 209. 2. Id„ lettre à Louise Colet, 22 novembre 1852, ibid., p. 179. 3. Id., lettre à Louise Colet, 9 août 1846, ibid, 1.1, p. 283. 4. Id., lettre à Louise Colet, 27 mars 1853, ibid., t. II, p. 285. 5. Id, lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, ibid., p. 31. 6. Id, lettre à Louise Colet, 25 juin 1853, ibid., p. 362. 7. F. Schlegel, « Entretien sur la poésie », in P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire, op. cit., p. 314. 8. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, première version, Paris, 1924, p. 419 et 417. 9. Id., Madame Bovary, fragments et scénarios inédits, éd. par Gabrielle Leleu, José Corti, 1949, t. II, p. 587 (ce passage a disparu dans la version définitive du livre). 10. Id, lettre à Louise Colet, 9 décembre 1852, Correspondance, op. cit., t. II, p. 204. 11. « J'ai vu des danseuses dont le corps se balançait avec la régularité ou la furie insensible d'un palmier. Cet œil si plein de profondeurs, et où il y a des épaisseurs de teintes comme à la mer, n'exprime rien que le calme, le calme et le vide, comme le désert. [...] Le sentiment de la fatalité qui les remplit, la conviction du néant de l'homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards, un caractère grandiose et résigné. Les vêtements lâches et se prêtant à tous les gestes sont toujours en rapport avec les fonctions de l'individu par la ligne, avec le ciel par la couleur, etc., et puis le soleil ! le soleil ! Et un immense ennui qui dévore tout [...]. Je me rappelle un baigneur qui avait au bras gauche un bracelet d'argent, et à l'autre un vésicatoire. Voilà l'Orient vrai et, partant, poétique » (lettre à Louise Colet, 27 mars 1853, ibid, p. 282-283). 12. « Du moment qu'on oublie son individu, sa volonté, et qu'on
N( >ïï s
185
ne subsiste que connut sujri pin, clait miroir >lr l'objet, de telle façon que tout se passe totnmi M 1< »(»p< < • msi.ni .ml. vins personne qui le perçoive, qu'il soii impov.il>l< • l< distinguer li ,ii|et «le l'intuition ellemême et que celle u l>|ei s .ilii.uu lut île toute relation avec ce qui n'esi pas lui < i le sii|el île mule relation avec la volonté ; alors, ce qui est ainsi t onnu. • r n i .< plus l.i i luise particulière en tant que particulière, c'est l'Idée. I.i forme interne, l'objectivité immédiate de la volonté : A ce degré par siuie, t elui qui s'esi ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (• ai l'individu s'est anéanti dans cette contemplation même), c'est le sujet connaissant pur, aflranclii de la volonté, de la douleur et du temps < eue proposition, qui semble surprenante, confirme, je le sais fort bien, l'aphorisme qui provient île Thomas Payne : "tlu sublime .m min nie, il n'y a qu'un pas ' ; mais, grâce à ce qui suit, elle va devenir plus t l.mr ei paraître moins étrange. C'était aussi ce que, petit â petit, Spinoza déioiiviait, lorsqu'il écrivait : mens aetema est, quatenus res sub artmiihiii, specie coniipil » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966, p. 213). On aura remarqué au passage l.i même proximité du sublime et du ridicule que dans le personnage
LA PAROLE MUETTE
N( >ïï s
18. « Marche, va, ne regarde ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un ouvrier » (lettre à Louise Colet, 27 mars 1853, Correspondance, op. cit., t. II, p. 287).
17. Lettre A Edmund Gosse. 10 janvier 1893 (Correspondance, t. VI, p. 26) 18. Cf. « Avant-dire au l iant du Verbe
184
9. L'écriture de l'idée 1. Lettre à Gustave Kahn, 13 janvier 1881 (Correspondance, Gallimard, 1969, t. II, p. 220). 2. Cf. l'interview de Mallarmé publiée dans Jules Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, repr., Editions Thot, 1982, p. 79. 3. Cf. la lettre de Mallarmé à Zola sur Son Excellence Eugène Rougon du 18 mars 1876 (Correspondance, op. cit., t. II, p. 106-108). 4. « Avant-dire au Traité du Verbe de René Ghil », Œuvres complètes [O.c.], Gallimard, 1945, p. 857, repris dans « Crise de vers », ibid, p. 368. 5. « La Musique et les Lettres », ibid., p. 646. 6. On se référera notamment à Albert Mockel, Esthétique du symbolisme, Bruxelles, 1962, et Teodor de Wyzewa, Nos maîtres, Paris, 1895, ainsi qu'aux extraits rassemblés par Guy Michaud, Le Message symboliste, Paris, 1947. 7. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire, op. cit., p. 342. 8. Entretiens politiques et littéraires, septembre 1891, p. 161. La référence est clairement de seconde main : Thorel attribue à la Philosophie de ta nature un texte qui appartient au dernier chapitre du Système de l'idéalisme transcendantal. 9. Ibid (souligné par moi). Il est vrai que plusieurs traducteurs autorisés comprennent : « La nature n'est pas plus pour l'artiste que ce qu'elle est pour le philosophe. » Mais aussi autorisée qu'elle soit, cette traduction ruine le sens entier du chapitre. Il faut donc traduire comme Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (que je remercie de ces précisions) : « La nature n'est plus pour l'artiste ce qu'elle est pour le philosophe [...]. » 10. Lettre de Mallarmé à Cazalis, 28 avril 1866 (Correspondance, 1.1, p. 207). De la même manière La Gloire du verbe (1891) de Pierre Quillard est l'acheminement de ce verbe depuis la plénitude première des mythes jusqu'à la levée du voile de Maya, la manifestation de la vanité du verbe. 11. « La Musique et les Lettres », O.c., p. 647. 12. Ibid, p. 646. 13. A. Mockel, op. cit., p. 86. 14. Ibid 15. T . de Wyzewa, « Stéphane Mallarmé », in Nos maîtres, op. cit., p. 127. 16. « La Musique et les Lettres », O.c., p. 645.
185
LA PAROLE MUETTE
N( >ïï s
question mallarméenne de l'écriture. Elle donne à la poésie une vocation d'hymne communautaire, qu'elle lui commande en même temps de différer. Et la contradiction de cette vocation vient rencontrer la contradiction même de l'objectivité propre de la poésie, toujours partagée entre le monument du livre et la performance de la fiction. Sur cet aspect politique de la question du poème, je renvoie à mon livre : Mallarmé. La politique de la sirène (Hachette-Littératures, coll. « Coup double », 1996). 25. Lettres de Mallarmé à André Gide, 14 mai 1897, et Camille Mauclair, 8 octobre 1897 (Correspondance, t. IX, p. 172 et 288).
p. 101. Pour une discussion plus approfondie de ce texte, je renvoie à mon texte : « Deleuze et la littérature », hi Chair des mots, op. cit. 14. Interview d'Elie Joseph Bois, in Textes retrouvés, éd. P. Kolb, Cahiers Marcel Proust, n' 3. Gallimard, 1971, p. 218. 15. Ibid., p. 61. 16. Extrait du cahier 12, Cahiers Marcel Proust, n" 7, Gallimard, 1975, p. 191. 17. Extrait du cahier 5, Cahiers Marcel Proust, n" 11, Gallimard, 1982, p. 259. 18. Lettre i André Lang, octobre 1921, Correspondance, t. XX, p. 497. 19. Je me réfère ici, bien sûr, ait livre de Gilles Deleuze, Proust et les Signes, dont les éditions successives s'orientent de plus en plus en ce sens. La deuxième édition (PUF, 1970) développe longuement le thème des parties non communicantes qui fait de la Recherche une machine « antilogique », opposée i toute cohérence organique, et elle s'achève par un texte rajouté, « Fonction île la folie », qui identifie le réseau de l'oeuvre au filet du narrateur schizophrène, tendu entre la folie de Charlus et l'érotomanie d'Albertine. 20. Pour la première lecture, voir l'ouvrage de Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman. Editions de Minuit, 1987 ; pour la seconde, les ouvrages d'Anne I lenry, Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Klincksieck, 1981, et Proust romancier. Le tombeau égyptien, Flammarion, 1983. 21. Sur la multiplicité des objets partiels en lesquels se distribue la métaphore de la cathédrale, on se reportera au livre de Luc Fraisse, L'Œuvre cathédrale. Proust et l'architecture médiévale, José Corti, 1990. 22. Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1971, p. 309.
186
10. L'artifice, la folie, l'œuvre 1. Proust, carnet de 1908, éd. Philippe Kolb, Cahiers Marcel Proust, n ' 8, Gallimard, 1976, p. 67. 2. Cf., d'un côté, le célèbre récit de Valéry auquel Mallarmé aurait demandé en lui montrant le Coup de dés-.il Ne trouvez-vous pas que c'est un acte de démence?» (Variétés, in Œuvres, Gallimard, 1975, t. I, p. 625) et, de l'autre, « l'idée aux coups de croupe sinueux et contradictoires ne se déplaît, du tout, à finir en queue de poisson » (« Solitude », O.c., p. 408). 3. « Déclaration du 27 janvier 1925 », in Maurice Nadeau (éd.), Documents surréalistes. Editions du Seuil, 1948, p. 42. 4. Andreï Biely, Kotik Letaïev, L'Age d'homme, 1973, p. 195. 5. Ibid, p. 179. 6. Lettre du 25 mai 1924, /'nAntonin Artaud, L'Ombilic des limbes, Gallimard, 1968, p. 38. 7. Antonin Artaud, lettre à J . Prével, Œuvres complètes, Gallimard, t. XI, p. 250. 8. Cf. l'exécution rapide que donne Tzvetan Todorov des théories dont il avait été en France l'introducteur attentif, dans Critique de la critique : un roman d'apprentissage, op. cit. 9. Victor Chldovsky, « Littérature et cinématographie », Résurrection du mot, Gérard Lebovici, 1985, p. 98. 10. Id, « L'art comme procédé », Sur la théorie de la prose, L'Age d'homme, 1973, p. 17. 11. « Les mots d'esprit procèdent le plus souvent par métaphore à partir d'un leurre préalablement posé. L'évidence de la compréhension se trouve alors renforcée par le basculement d'une position à l'autre, et c'est comme si l'esprit se disait : oui c'est vrai ; c'est moi qui me trompais » (Rhétorique, III, 11, 1412a 19-22). 12. « Bien que, par mesure de défense, parfois cette activité ait été dite par nous "expérimentale", nous y cherchions avant tout le divertissement » (« L'un dans l'autre », Poésie et autre, Le Club du meilleur livre, 1960, p. 299). 13. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Editions de Minuit, 1993,
185
Conclusion : Un art sceptique 1. A la recherche du temps perdu, t. III, p. 882. 2. Valéry, Œuvres, Gallimard, 1960, t. II, p. 636. 3. Ibid., p. 635. 4. Ibid., p. 549. 5. Je résume ici la lettre à André Gide du 3 décembre 1902, reproduite in ibid., p. 1423. 6. Valéry, Cahiers, Gallimard, 1988,1.1, p. 296. 7. Id., « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé... », Œuvres, t. I, p. 660.
INDEX FÊNELON, François de Salignac de La Mothe : 10. FlCHTE, Johann Gorlieb : 58, 125. FUUBERT, Gustave: 17,
11,
18, 2 9 , 3 1 , 7 1 ,
12,
103,
14, 104.
105,106,111,112,117,122.
LANSON, G u s t a v e : 5 2 , 1 4 4 .
LERMINIER, Eugène : 7 7 , 7 9 .
GAUTIER, T h é o p h i l e : 5 1 .
LEROUX, Pierre : 7 7 .
GENETTE, G é r a r d : 5 , 6 , 1 1 2 . GENOUX, C l a u d e : 7 6 .
GHII, René: 123, 124. GOETHE, Johann Wolfgang von :
68,162.
GONCOURT, Edmond Huot d e : 121. BORGES, Jorge Luis : 99, 100. BOSSUET, Jacques Bénigne : 7, 10.
G U I Z O T , François : 4 6 , 4 8 . 4 9 , 5 0 .
ANAXAGORE : 8 4 . ARISTOTE: 1 1 , 1 9 , 20, 2 1 , 2 2 , 3 5 ,
BOURDIEU, Pierre : 5 2 .
HEGEL, Friedrich : 1 2 , 4 2 , 5 1 , 5 5 ,
ALCIBIADE : 8 5 .
37,76,86,135.
ARTAUD, Antonin : 1 4 5 , 1 4 6 , 1 4 7 , 148,152,170. AUDOUX, Marguerite : 50, 76. AUGUSTIN, saint : 3 6 , 3 7 . BALZAC, H o n o r é d e :
11, 4 5 ,
BOYER, A d o l p h e : 7 7 .
57. 62, 65. 67. 68, 69. 7 ! ,
BRETON, André : 9 8 , 1 5 2 .
7 3 , 7 5 , 1 0 5 . 106,
BURKE, E d m u n d : 3 1 , 3 2 , 9 7 , 9 8 ,
116,
135. BYRON, George 105,106.
140,145,169.
Gordon,
lord :
BARBEY D'AUREVILLY, Jules :
18,
125,
72,
108,109,111, 129,
133,
134,
HELMHOI.TZ, H c r m a n n von : 1 2 4 . HÉRODOTE : 3 6 , 7 8 .
46,
47, 50, 77, 79, 91, 92, 93, 94, 98,103,106. BARANTE, Guillaume Prosper Brugière, baron de : 12, 46, 48, 49, 50.
117,
HOLDERIIN, Friedrich : 5 0 , 6 5 . CERVANTÈS, M i g u e l de : 7 4 ,
104,
H O M E R F . : 10, 2 7 , 3 6 , 3 9 , 4 0 . 5 1 , 55. 62. 63, 64, 65, 74, 75, 85,
117.
CHATEAUBRIAND, François René, vicomte de : 47.
HORACE: 135.
CHKLOVSKY,
HUET, Pierre-Daniel : 3 5 , 3 7 ,
Victor:
149,
150,
96,104,142. 39,
88
152.
LAFAYFTTE, Marie-Madeleine Pioche de La Vetgne, comtesse de : 35. LA HARPE, Jean François Delharpe ou Delaharpe, dit de : 1 1 , 1 8 , 2 0 , 21,24,25,26,47. I.A M o i T E , Antoine Houdar de :
21.
FOUCAULT, M i c h e l : 1 4 7 .
Index
189
LESSING, Gotthold Ephraim : 31, 97. LUKACS, Gyôrgy : 5 2 , 6 8 . MALLARMÉ, Stéphane : 12, 1 4 , 1 7 , 27, 32. 50, 89, 121, 122, 123, 127, 130, 132, 134, 138, 141, 144,148,151,165,166,169. MARMONTEL, J e a n - F r a n ç o i s :
11,
20,47. MARX, Karl : 4 6 . MELVILLE, H e r m a n : 1 5 2 . MÉNAGE, Gilles : 3 5 .
MICHELET, Jules : 4 1 , 5 0 . MlLTON, John : 31. MOCKEL, Albert : 1 2 3 , 1 2 5 . MONTAIGNE, Michel Eyquem de : 7. MONTESQUIEU, Charles de Secondât, baron de La Brède et de : 48. NECKER, J a c q u e s : 4 7 . NODIER, Charles : 7 7 , 7 9 .
117,121. BATTEUX, abbé Charles: 11, 20, 23,31,33,97,106,132.
C O M T E , Auguste : 4 6 , 1 2 5 .
BENJAMIN, W a l t e r : 1 2 9 .
CuviER, Georges, baron : 46.
HUIZINGA, J o h a n : 1 5 2 .
NOVALIS, Friedrich baron von Hardenberg, d i t : 12, 4 1 , 4 3 , 44, 45, 58, 5 9 , 6 1 , 6 5 , 6 8 , 7 8 , 1 0 6 , 1 2 4 , 148.
DELEUZE, G i l l e s : 1 0 0 , 1 5 2 .
JAMES, H e n r y : 9 9 .
PAUL, saint : 3 7 .
DÊMOSTHÈNE : 2 7 .
JÉRÔME, saint : 3 7 .
DIDEROT, Denis : 3 1 , 9 7 .
JOUFFROY, Théodore : 4 1 , 4 5 .
PLANCHE, Gustave : 1 8 , 2 0 , 2 7 , 3 1 , 32,77.
DOSTOÏEVSKI, vitch : 92.
JOYCE, J a m e s : 1 7 3 .
PLATON : 2 7 , 3 6 , 7 5 , 7 6 , 7 8 ,
BLOY, L é o n : 1 8 .
BŒHME, Jacob : 12.
ERASME : 3 6 .
KAFKA, F r a n z : 1 5 2 .
BOILEAU, N i c o l a s : 1 0 , 1 3 5 .
ESOPE : 3 6 .
KANT, E m m a n u e l : 5 8 .
BONALD, Louis, vicomte de : 46.
EURIPIDE : 1 4 4 .
KOCK, Paul de : 1 7 6 .
CORNEILLE, Pierre : 1 0 , 2 0 , 2 2 , 2 4 , 25,168.
HUGO, V i c t o r :
11,12.18,19,27,
31, 32. 33, 35, 41, 46, 49, 50, 77,79,108,144.
BERKELEY, G e o r g e : 1 2 5 .
BlELY, Andreï : 1 4 5 , 1 4 9 , 150. BlOY CASARES, Adolpho : 99. BLANCHOT, M a u r i c e : 9 ,
10,
17,89,98,112,129.
12,
Fedor
Mikhaïlo-
82,
83, 84, 85, 86, 94, 135, 139, 142. POE, Edgar Allan: 124, 150, 151, 152.
190
LA PAROLE MUETTE
PONSARD, F r a n ç o i s : 2 7 .
PROUST, Marcel : 14, 3 2 , 5 0 , 114, 141, 153, 154, 155, 159, 163, 166,167,170,171,172,173. PYTHAGORE : 3 6 . QUINET, Edgar : 4 0 , 5 0 .
SWEDENBORG, E m a n u e l : 4 5 ,
RABELAIS, F r a n ç o i s : 1 4 4 . RACINE, J e a n : 7 , 1 0 , 2 3 , 2 4 , 1 4 4 ,
167. RêMUSAT, Charles de : 18.
46,
125,142.
Table des matières
TACITE : 2 3 . TAINE, H i p p o l y t e : 5 0 , 5 1 , 5 2 , 1 4 2 ,
RENAN, Ernest : 1 4 4 .
144.
REYNAUD, J e a n : 7 7 .
RLCHTER, Johann Paul Friedrich, dit Jean-Paul : 5 5 , 5 7 , 6 8 , 6 9 , 7 1 , 72,73,74,75,104,106,117. RIMBAUD, A r t h u r : 1 4 6 .
TCHÉKHOV,
Anton
Pavlovitch :
150.
THOREUjean: 1 2 5 , 1 2 6 . TlECK, Ludwig : 104. T O L S T O Ï , Léon : 5 0 , 1 5 0 .
RIVIÈRE, J a c q u e s : 1 4 7 , 1 4 8 .
SAINT-SIMON, Claude Henri de Rouvroy, comte de : 46. SAINTE-BEUVE, Charles Augustin : 50. SARTRE, J e a n - P a u l : 5, 1 7 , 1 8 , 5 2 , 112,117.
SCAUGER, Jules César : 37. SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph v o n : 12, 45, 51, 58, 65, 68,125,126,135. SCHILLER, Friedrich von : 5 7 , 6 2 , 125.
SCHLEGEL, August Wilhelm von : 12, 28, 29, 40, 45, 62, 65, 68, 7 1 , 7 3 , 125. SCHLECEL, Friedrich : 1 2 , 2 8 , 2 9 , 65,68,71,107,162.
Arthur :
SOCRATE: 8 1 , 8 4 , 8 5 . SPINOZA, B a r u c h : 1 0 8 .
STAEL, Germaine Necker, baronne de Stael-Holstein, dite Mme de : 12,45,47,48,51,56. STERNE, Laurence: 104, 117, 151, 161.
PSEUDO-LONGIN : 2 7 .
SCHOPENHAUER,
SISMONDI, Jean Charles Léonard Simonde de : 1 2 , 4 4 , 4 5 , 50
111,
VALÉRY, Paul : 1 0 0 , 1 4 7 , 1 6 7 , 1 6 8 , 169,170.
V i c o , Giambattista : 37, 39, 40, 47, 55, 56, 62, 100, 125, 137, 141,142,149. VILLEMAIN, Abel François : 4 8 , 4 9 , 50. VIRGILE : 3 2 .
VOLTAIRE, François Marie Arouet, dit: 9 , 1 0 , 1 2 , 1 8 , 2 0 , 2 2 , 2 3 , 2 4 , 25, 26, 35, 47, 97, 108, 150, 168. WlNCKELMANN, Johann Joachim : 126. WOLFF, Friedrich : 55, 57. WOOLF, Virginia : 1 5 9 .
WYZEWA, Teodor Wyzewski, dit Théodore de : 124.
115,125. SEARLE, J o h n : 6 .
ZOÏLE : 10.
SHAKESPEARE, W i l l i a m : 5 2 , 1 4 4 .
ZOLA, E m i l e : 4 5 , 1 2 1 , 1 4 3 , 1 4 4 .
Introduction D'une littérature à l'autre
5
Première partie De la poétique restreinte à la poétique généralisée 1. De la représentation à l'expression 2. Du livre de pierre au livre de Vie 3. Le livre de Vie et l'expression de la société
15 17 31 43
Deuxième partie De la poétique généralisée à la lettre muette 4. De la poésie du futur à la poésie du passé 5. Le livre en morceaux 6. La fable de la lettre 7. La guerre des écritures
53 55 71 81 91
Troisième partie La contradiction littéraire à l'œuvre 8. Le livre en style 9. L'écriture de l'idée 10. L'artifice, la folie, l'œuvre
101 103 121 141
Conclusion Un art sceptique
167
Notes
177
Index
188
Imprimé en France par Dupli-Print à Domont (95) en Septembre 2012 27-03-0797-4/02 N ° d'impression : 210109