FRANÇOIS ALBERA, MARIA TORTAJADA LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
A travers les textes de ce vol ume on verra se config urer cinq appro ch es des dispositifs qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre, se conj oi gnent ou s'artic ulent parfois, ou encore s'ignorent. Le terme de dispositif renvoie à de nom bre uses définitions qui vo nt du simple mécanisme d'un appareil, instr ument o u machine, à la co nstr uction épistémologique pouvant produire des effets de pouvoir et de savoir, tels le dispositif disciplinaire ou le dispositif de sexualité. De sa définition la plus concrète à sa définition la plus a bstraite, le dispositif est renvoyé à la signification comm une d'agencement. Les différentes acceptions imposent cependant à cette notion - et à ses utilisate urs un grand écart conceptuel, entre empirisme et épistémologie. Il nous faut parco urir brièvement le chemin qui va de l'un à l'autre afin de faire co mprendre le se ns de notre proposition « programmatique » qui est de nature épistémologique. CINQ DÉFINITIONS DE LA NOTION DE DISPOSITIF
La définition la plus us uelle désigne « la manière dont sont disposés les organes d'un appareil » (vers 1860) à laquelle s'aj o ute rapidement un sens supplémentaire, cel ui d'ensemble d'éléments mécaniques combinés en vue d'un effet, d'un rés ultat (Littré, 1874). Auparavant le mot n'avait connu que son se ns (originaire ) j uridique puis (pl us récemment) mili tair e: partie d'un texte législatif qui statue impérativement ou ensem ble de mesures, de moyens, disposés en v ue d 'une fin stratégique 1• 1. Bien entendu, et là réside au point de vue méthodologique l'une des difficultés de notre approche, ces niveaux ne sont pas étanches. Même la généalogie du << mot >> est 13
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Le mot apparaît donc dans le champ technique pour désigner une certaine complexité, une mise en rapport d'éléments constitutifs d'un appareil, assemblés, agencés, et la recherche d'un effet. Au sein de cette définition us uelle, un dispositif se disting ue d'un outil (la pince, fût-elle universelle ), d'un instr ument (la ro ulette du dentiste ) ou d'une machine (scie à r ubans ) et, bien qu'il tende souvent à lui être substituable par méto nymie, d'un appareil (téléphone ), dans la mes ure où ce ux-ci sont donnés en quelque sorte « d'une pièce », comme un to ut, dans un rapport linéaire à leur utilisate ur ( « prolongement de la main » ), voire - dans le cas de machines pourtant complexes (a fortiori de nos j o urs avec les ordina te urs ) - comme ce que Bruno Lato ur appelle des « boîtes noires ». Ce qui ne ve ut pas dire qu'ils ne p uissent constituer un dispositif et comporter un ou plusie urs dispositifs - songeons au dispositif « marche -arrêt » de la pl upart des appareils - qu'on appellera dispositif(s) interne(s); ni qu'ils ne soient s uscepti bles d'entrer dans un dispositif qu'on appellera externe aux sens qu'on évoquera plus loin. C'est une question d'angle sous lequel on les a borde, d'o bjet que l'on se donne. Dans le cinématographe des origines, le mot vient ainsi fréquem ment a ux lèvres o u sous la plume des frères Lumière en personne : brevets, descriptions de leur invention, narrations diverses. Le caractère de combinaison de divers mécanismes éclate dans les évocations que fait Antoine Lumière de l'invention de son frère Lo uis : ce dernier n'in vente pas un appareil to ut d'une pièce, une machine, il reprend divers systèmes préexistants, en améliore d'autres et finit par combiner le ki nétoscope d'Edison et le système d'avancement et d'arrêt de la machine à coudre2• Au sein de l'appareil dit « cinématographe », il y a le dispositif susceptible d'en éclairer des usages ultérieurs: ainsi la dimension « militaire >> et surtout <
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(d'arrêts intermittents) qui permet l a pro jection d'une b ande chrono photo graphique3. Mais qu and l'app areil - et ses dispositifs internes - est en fonction - au moment de la prise de vue ou, à l'inverse, d ans une s alle, devant un écran et avec des spectateurs -, il institue cette fois un disp o sitif qui relie différentes instances, c'est l e ciném atographe. Se dé gagent ainsi deu x nive au x techniques de la définition de disp o sitifs: 1. le o u les dispositifs internes à l a m achine, divers méc anismes qu i fonctionnent avec une cohérence propre ; 2. la m achine elle -même, ou l'appareil, comme assemblage de divers groupes de méc anismes, de différents dispositifs internes . La m achine n'est p as la somme de ses parties, mais bien l'assemblage qui permet l a mise en relation méc a nique, et énergétique, des différents dispositifs internes. Un troisième sens se construit en s'appuyant sur deu x premiers ; m ais il ne se borne plus au fonctionnement de l'appareil ou de la m achine co nsidérés, ni à l'effet qu'il obtient, il les relie à leurs utilis ateurs, à d'autres appareils ou m achines, il définit une situ ation. Muybridge décrivait ainsi l e dispositifconstruit pour Stanford par l'ingé nieur John T. Isaacs et qui lui permit une analyse assez poussée du mou vement des animaux.
«
Nous avons construit 30 chambres noires à ob
turateur électrique qui, pour la photographie des chevaux, seront placés à environ 12 pouces l'un de l'autre. Nous nous proposons de fixer toutes
les attitudes imaginables d'athlètes, de chevaux, de bœufs, de chiens et d'autres animaux à l'état de mouvement ».4
C'est dans le même sens que Michel Frizot p arle du « dispositif pho tographique » chez M arey comme « [devant] donc être étendu au-delà de l'appareil lui -m ême à tout l'esp ace e xpériment al qu'il amén age au bois de Boulo gne » d ans le c adre d'une « e xpérience » répondant à un protocole : hangar, fond noir, sujet de blanc vêtu, piste de circul ation, aux dispositifs employés dans le châssis, le cinématographe à griffes peut entraîner la pellicule dans un sens ou dans l'autre (...) Une autre particularité de l'appareil (...) est le dispositifqui permet de déplacer en même temps le viseur dans lequel l'opérateur suit la scène à photographier et le cadre qui limite l'image sur la pellicule>> (Brevet no 410 945, Appareil à prendre des vues cinématographiques avec châssis réversible, 1910 [sig. Car pentier]) (nous soulignons). 3. << J'ai imaginé un dispositif spécial des griffes pénétrant dans les perforations de la pellicule » (Louis Lumière, Sciences et voyages, 1921, cité dans Bernard Chardère, le Roman des Lumière, Paris, Gallimard, 1995, p. 284). 4. Maurice Bessy, Lo Duca, Louis Lumière inventeur, Paris, Prisma, 1948, p. 18. . . .
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c abine mobile sur un rail, lignes électriques transmett ant des signau x de repérage, horloge à rotation r apide placée d ans le champ 5• Il y a donc l'agencement de l'appareil et l'ensemble hétérogène d'élé ments d ans lequel il entre, m ais il y a aussi celui pour qui ou par qui le dispositif fonctionne : le scientifique, l'e xpérimentateur. C'est le troi sième nive au d'agencement technique, et donc notre troisième défini tion de dispositif: l a nouvelle disposition d ans l aquelle s'insère le dispo sitif app areil ou m achine, disposition déterminée p ar une finalité et une pratique, et d ans l aquelle l'utilisateur, comme la m achine, est lui -même un élément. C'est le dispositif e xterne. Suivant le modèle de la machine tel que reconstruit p ar Gilbert Simondon, les dispositifs ne cessent d'être pris d ans de nouve au x assemblages, eu x-mêmes désignés p ar le terme de dispositif. La mise en rapport qui étend « la m anière dont sont disposés les organes d'un app areil » à un ensemble hétérogène et comple xe s'appa rente en quelque sorte à une m achination, terme qui connote l'artifice et l a ruse ou le tour d'illusionnisme (la « t able m achinée » des prestidigit a teurs), m ais qui, d ans son sens premier (machinatio), désigne une dispo sition ingénieuse, un méc anisme. De même p arle -t-on de « machine >> et de « m achiner » à propos d'un table au ou d'un récit composé en vue d'obtenir un certain effet6• C'est donc que, au -delà de l'agencement pro prement technique - m ais s ans doute faut-il dire plutôt en rel ation avec lui - se déploient d'autres potentiels de la notion. On peut ainsi, p ar rétro action, appeler dispositif ces agencements de miroirs, qui font le visiteur s'imaginer devenir monstre, que détaille Jurgis B altrus aïtis 7, ou encore cette situ ation d'e xhibitionnisme contrarié que vécut Je an-Jacques Rousse au et qu'il rel ate au début des Confessions:
5. Michel Frizot, Nouvelle histoire de la photographie, Paris, Bordas, 1994, p. 249. 6. Apollinaire lançant sa formule- il faut<< machiner la poésie comme on a machiné le monde>> (Œuvres complètes, Gallimard, << La Pléiade », Tome Ill, pp. 904, 910) -, joue sur les différents sens qu'a pris le mot en déplaçant la « machine » artistique << une composition dans laquelle le peintre fait entrer un nombre d'objets dont l'heu reuse combinaison demande du génie», selon un dictionnaire du XVIII• siècle (Claude Henri Watelet, Pierre-Charles Levesque, Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, vol. 3, Paris, Prault, 1792 p. 355 [entrée<< Machine»])- du côté de la machine industrielle, de la technologie (le monde est machiné par les chemins de fer, le télé graphe, les réseaux électriques, etc.). 7. J. Baltrusaïtis, le Miroir, essai sur une légende scientifique, Paris, Seuil, 1978.
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Un jour, cependant, passant d'assez bon matin dans la Contra nova, je vis, à travers les vitres d'un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et d'un air si attirant, que malgré ma timidité près des dames, je n' hésitai pas d'entrer. Elle brodait près d'une fenêtre, ayant, en face, le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvait me voir entrer, ni m'entendre, à cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était gracieuse, sa tête un peu baissée laissait voir la blancheur de son cou; ses cheveux relevés avec élégance étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir: mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle; elle ne me regarda point; mais, tournant à demi la tête, d'un simple mouvement de doigt, elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée, ne fut pour moi qu'une même chose: mais ce qu'on aurait peine à croire est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au-delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément: tout marquait en moi l'agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet et contenus par la frayeur de déplaire sur laquelle mon jeune cœur ne pouvait se rassurer.8
La scène ne met p as en je u des m achines de vision et d'audition quoiqu'elle appartienne à ce « no uve au régime de l'im aginaire » que « seuls les dispositifs opti ques perfectionnés au cours d u XVIII• siècle et trans férés par Robertson, entre autres, du domaine de la "physi que amusante " au domaine d u spectacle permettent de décrire » ( Max Milner9}, elle montre bien p o urtant la constr uction, la disposition à laquelle peut être assigné un s ujet d ans un dispositif de voyure, ici pré tech nologique combinant esp aces architectur aux e xtérie urs et intérie urs (rue, d isp osition des pièces }, visibilité (vitrine et miroir), sons (bruits de la rue) et effets de pouvoir ( « elle me montr a la n atte à ses pieds » ). En somme, bien qu'indirectement techniques, ces e xemples entrent dans le troisième niveau de définition qui complexifie le fonctionnement du disp os itif machini que (machine, app areil ) en incl uant son utilisate ur 8. J-J. Rousseau, les Confessions, Livre 2• (1728). 9. Max Milner, la Fantasmagorie, Paris, PUF, 1982.
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et son effet dans s a définition ; en les liant, p ar exemple, sur le mode de la rel ation au miroir. La précision et la spécific ation de celui pour qui le dispositif agit définit un qu atrième emploi de la notion de dispositif qui s'exprime dans ce qu'on a appelé au x États -Unis l'apparatus theory. Jean -Louis B audry en a proposé deu x versions. Celle de 1969, première théorisation qui ne comportait p as la notion de dispositif, p arue dans Cinéthique ( « Effets idéolo giques de l'appareil de b ase ») ; celle de 1972, dans son article de Communications, qui fait intervenir cette fois le dispositif dans un sens restrictif (limité à la seule pro jection) . La machine et l'agencement qui la présuppose sont donnés comme producteurs d'idéolo gie. Dans ce conte xte, le dispositif et son analyse technico -idéolo gique sont renvoyés avant tout à celui que vise la représent ation. Dans les deu x cas, la notion de dispositif est adossée à la théorie de la représent ation, l'appareil de b ase institu ant une situ ation où le spectateur est convié à croire en une impression de ré alité due au type de représentation proposé sur l'écran de pro jection, suivant les lois de l a perspective monocul aire. L'impor tance accordée à la perspective du Quattrocento, au modèle pictural (Marcelin Pleynet puis Je an -Louis Comolli, à p artir des travau x de Pierre Franc aste P0) se trouvera développée au sein des études sur la peinture, en p articulier de la p art de Louis M arin qui se situe d ans la problématique de l'énonci ation, de la théorie du discours de Benveniste 11•
10. Voir la Réalitéfigurative (Paris, Gonthier, 1965), la Figure et le lieu. L'ordre visuel du Quattrocento (Paris, Gallimard, 1967), et ses cours à l'Institut de filmologie auquel il participe dès 1947. 11. << Placé au point de vue du dispositif perspectif, le spectateur immobile ne reçoit et ne peut contempler qu'un moment du récit que le peintre met en scène. ( ...) le specta teur, dans la peinture d'histoire classique, se trouve structuralement inclus dans le dispo sitif perspectif qui règle toute représentation picturale. Il s'y trouve inclus comme point de vue, et l'on sait que la position de ce point dans sa relation à l'écran représentatif et au point de fuite détermine toute la construction de l'espace représenté. (...) la perspec tive est la structure formelle de la représentation à la fois comme production des appa rences peintes et comme leur réception par l'œil contemplateur. Elle est la métaphore de l'appareil du discours dans le domaine iconique. ( ...) dès lors le dispositif perspectif rend possible l'inscription du récit iconique, mais celui-ci neutralise sa propre condi tion d'inscription. Le dispositif perspectif est posé comme donnant au récit sa scène et son décor, l'espace où l'événement raconté est donné à voir, mais il est dissimulé par la figuration narrative. Dans l'histoire, les événements semblent se raconter eux-mêmes, en ce sens que le narrateur n'est plus présent dans le récit. >> (Encyclopœdia Universalis, CD-Rom, 2004).
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Passant de l'app areil de b ase au dispositif, B audry déplace son approche du spectateur d ans le c adre mét apsychologique freudien et lacanien (stade du miroir chez l'enfant), p assant de l'impression de ré alité à l'effet de réel (développé p ar Je an -Pierre Oud art) . Le cinéma n'est plus dès lors réductible à sa p art technologique . Christi an Metz poursuivant cette problématique et la critiqu ant fera du ciném a un dispositif symbo lique avec le Signifiant imaginaire. Ce qui réunit ces approches tient à leur finalité heuristique : mettre en évidence l a place du spectateur d ans son statut de présence -absence en tant qu'elle est régie p ar la théorie de la représentation, celle-ci étant justement déterminée p ar un dispositif technique, puisque la perspective en est le p arangon . La définition de su jet centré qu'elle impose peut se déployer alors aussi bien d ans les arts figuratifs que d ans les arts du récit, où il s'agit également de « techni ques », cette fois de la p arole et de la narration, ce qui fonde l'utilis ation même du terme de dispositif d ans ce conte xte . Il apparaît évident que les développements du lien fondamental e ntre dispositif technico -idéologique et représentation doivent aussi être repérés dans le champ de l a littérature . M ais l a notion de dispositif intervient dans l'espace littéraire sous deu x aspects : a) à l'intérieur de l a représentation littéraire - on l'a anticipé avec Rousseau tout à l'heure -, quand la fiction prend pour ob jet des disposi tifs de vision ou d'audition (les représentants not ables de cette tend ance s'appellent Cyrano de Bergerac, Villiers de Lisle Ad am, Jules Verne, etc . ) . La question d u sujet voyant impliqué d ans ces dispositifs m achiniques et/ou spéculaires renvoie à notre qu atrième nive au de définition. b) Au plan de l a production même de cette fiction : le livre devient un dispositif comme l'e xposition, il organise le te xte sur le mode d'un agen cement qui inclut le lecteur d ans une « m achine » qui n'est plus l a seule machine textuelle (hypothèse structuraliste) . P aul Valéry p arl ait dé jà de di sp osit if à la vue des p ages où M all armé avait composé son Coup de dés, du livre comme « m achine toute nouvelle » 12, que lors de ses lectures le poète mettait en jeu au sein d'un dispositif spectaculaire « idéogra phique » fondé sur l a voi x, l a lumière, la dissimul ation derrière un ride au (« Dernière visite à Mallarmé >> ) 13• Quand Francis Ponge recourt à son tour au mot dispositif à propos de Lautré amont en 1946, il veut p arler d'une véritable m achine à transform ation du te xte - celle des Poésies 12. P. Valéry,<< Le coup de dés», Variétés II, Gallimard, 1930, p. 178. 13. Ibid, pp. 189-190.
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qui retournent les formul ations des grands auteurs - qui a des effets e xtra-te xtuels - l a bibliothèque, l a littérature comme institution - en p arodi ant une publicité pour un dispositif méc anique de type lit ou bi bliothèque esc amot ables 14• Le livre devient alors un dispositif dont la propre « technique » le r approche des agencements de nive au trois, où est impliqué un utilisateur d ans un assemblage défini p as sa finalité . C'est s ans doute là que s'avère l a plus pertinente l a formule de Bernard Vouilloux selon l aquelle le dispositif est une structure en mouvement . Le cinquième sens est celui que Fouc ault développe à p artir de Sur veiller et punir15 et qui introduit l a question de l'assujettissement . Elle se substitue à celle de l a « sub jectivité » pour souligner l a place centrale et organisationnelle accordée au sujet, et qui est au centre des approches évoquées ci-dessus ( B audry, M arin, Metz) ; elle a été engagée p ar Al thusser d ans son article sur les « App areil Idéologiques d' État » et son concept d'interpell ation en sujet des individus 16• Dans ses notes de cours du Collège de Fr ance, Fouc ault écrit : « le sujet psychologique tel qu'on le voit app ar aître à ce moment-là [celui du p anoptisme, de la discipline et de la normalis ation] ( . . . ) n'est que l'envers de ce processus d'assu jettis sement » 17• Cepend ant, récus ant l'instance de l' État et de ses institutions, centrales chez Althusser, Fouc ault « substitue à l'analyse des appareils qui e xercent le pouvoir (c'est-à -dire des institutions loc alis ables, expan sionnistes, répressives et légales) celle d e s "dispositifs " qui ont "vampi risé " l e s institutions e t réorg anisé e n sous -main l e fonctionnement du pouvoir : des procédures techniques « minuscules )) jouant sur et avec des détails, ont redistribué l'esp ace pour en faire l'opérateur d'une "sur-
14. << Munissez votre bibliothèque personnelle du seul dispositif permettant son sa bordage et son renflouement à volonté. ( ...) Ouvrez Lautréamont! Et voilà toute la litté rature retournée comme un parapluie! Fermez Lautréamont! Et tout,aussitôt,se remet en place ... Pour jouir à domicile d'un confort intellectuel parfait,adaptez donc à votre bibliothèque le dispositif MALDOROR-POESIES. » (F. Ponge, << Le dispositif Maldoror poésies >>,repris dans Méthodes, Paris,Gallimard, << idées >>,1961,pp. 210-211). Seul le hasard a présidé à la rencontre ou la proximité de ce parapluie pongien et de la machine à coudre des Lumière un peu plus haut. 15. M. Foucault,Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris,Gallimard,1975. 16. Louis Althusser, << Idéologie et appareils idéologiques d'État. Notes pour une recherche >>, la Pensée, n• 151,juin 1970 (repris dans Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995). 17. Résumés des cours 1970-1982, Paris,Julliard,1989,pp.49-50.
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veillance " généralisée. » 18 Puis une deu xième phase d'él aboration va situer la question de l'instauration du su jet - l a « sub jectivation » - du côté des techni ques de soi qui relèvent bien de la gouvernement abilité m ais se déroulent dans le rapport de soi à soi et de soi au x autres, demeurant pourtant condition du fonctionnement social du pouvoir. Comme nous l'avons annoncé, les diverses approches et emplois de la notion de dispositif se distinguent et se mêlent, s'incluent ou se pré supposent. Elles p artent de l'agencement le plus petit (1) et s'étendent au x assembla ges déterminés p ar des situ ations d'e xpérimentation {3), en passant par les dispositifs -machines ou -appareils (2), pour se déployer vers une problématisation représentationnelle des dispositifs {4) ou vers l'i mplication des questions de pouvoir {5). Si les cinq nive au x se réfèrent de manière variable à la dimension technique de la notion de dispositif, les trois premiers sont plus directement liés à l'agencement méc anico moteur et s'organisent d ans une lo gique commune « d'assemblage . . . d'assemblages » . Les deu x derniers nive au x développent pourrait-on dire un potentiel de l a troisième définition, qui conduit à la ré flexion di versifiée sur le sujet d ans le dispositif, soit tout puiss ant et leurré, soit assujetti.
PROPOSITIONS
Ces différentes définitions qui ont chacune leurs limites sont quelque peu devenues des objets historiques, d atés - voire des repoussoirs - ; mais on ne saurait prétendre les dép asser en se s atisfais ant de voir d ans le dispositif un « mét a-concept » ou un « s i gnifi ant flottant », un mot « à la mode » dont aucun « cur ator » d'e xposition ne se prive de faire un usa ge aussi extensif que flou. Elles nous intéressent à plusieurs nive au x dans le but d'élaborer une méthode de travail permettant d e construire les conditions de possibilité des dispositifs de vision et d'audition. A co mmencer par celle de Fouc ault. On a cru pouvoir récuser les dimensions « coercitives )) du dispo sitif en renversant ses pol arités : en raison de l'avènement de l'â ge nu mérique, les dispositifs - ordinateurs, interfaces et réseau x - seraient devenus le lieu d'une interactivité, d'un échan ge. On critique Fouc ault 18. Michel de Certeau,l'Invention du quotidien.l. Arts de faire, Paris,UGE,10/18, 1980, p. 13.
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d'avoir conçu le dispositif comme « s'appliqu [ant] sur le corps de l'indi vidu et p ar là son esprit, [en lui restant] e xtérieur ; il produit de la sub jectivité mais n'est p as produit p ar l a sub jectivité » (Hermès, op. cit.) . Or l a grande originalité de Surveiller et punir et des travau x ultérieurs de Fouc ault tient certainement à la place accordée, dans le système social de contrôle /productivité, à l a liberté, à l'autonomie : en d'autres termes, Fouc ault montre que lëmancipation du sujet fait partie de son assujet tissement. Nous faisons le constat avec Giorgio Agamben, que notre époque s'inscrit dans l'épistémè décrite p ar Fouc ault. La question du pouvoir associée de manière automatique à la notion de dispositif pose cepend ant problème à p artir du moment où la recherche sur les disposi tifs ne vise p as en t ant que telle à dégager le fonctionnement du pouvoir - c'est le pro jet de Fouc ault - ou à reprendre la démonstr ation dé jà opérée p ar Fouc ault lui -même. Il nous faudr a d'une certaine manière nous éloigner de lui pour mieux écl airer une méthode que, paradoxale ment, il permet de construire. En effet, à travers l'analyse des processus d'assu jettissement, Fouc ault a produit un approfondissement essentiel de la notion de dispositif qui, au -delà de la question de l adite coercition, nous concerne pour l'an alyse des dispositifs de vision et d'audition. Si on le relit à p artir de son ancrage historique d ans l'épistémologie fran ç aise des sciences, on peut p arvenir à fonder une méthode permettant de travailler avec les notions de dispositifs de vision et d'audition. Nous y reviendrons ci-dessous. L'intérêt de l a notion de dispositi f et l'importance d'en poursuivre l'élaboration tient également pour nous à la référence au champ des techniques, des app areils, à la réintégration qu'elle permet de l'histoire technique du cinéma d ans l'histoire du ciném a autrement que comme
un récit isolé, un catalogue, une suite d'objets inventés et d'inventeurs géni au x. Énoncé étroit (brevets, etc.), même si ce c atalogue est indis pens able, son étroitesse même a permis jusqu'ici au x théoriciens, cri tiques, esthéticiens de le contourner et de se borner à une approche enclose d ans le c adre de la représentation (esthétique) ou de ses seuls effets soci au x (cultural studies). Cette instance technique envisagée vi a la question du dispositif permet une articul ation a) avec le spectateur, le milieu, l'utilisateur ; b) avec la machine, l'appareil, les app areils ; c) avec l'institution, les insti tutions . Trois secteurs dissociés d ans les études ciném atographiques : là la sociologie, l'économie ; ici l'histoire technique, les brevets ; sans p arler 22
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de « l'esthétique ». Or ces trois niveaux interagissent tant au niveau de la production des images et des sons qu'à celui de leur réception (il y a des analystes qui privilégient un seul des deux pôles). En 1935, dans les Annales, Lucien Febvre énonçait un programme auquel se référeront les historiens des techniques comme Maurice Dau mas et Bertrand Gille dans les années 1960-70 (mais on peut aussi citer Le roi-Gourhan, Haudricourt . . . ) : 1) une histoire technique de la technique (étude des procédés, outillages, activités techniques) ; 2) une étude de ces ensembles de procédés, outillages, activités fabricatrices en tant qu'elles sont affectées par une histoire « évolutive >> où le progrès pose des problèmes relatifs à leur réalisation (problèmes « théorie-pra tique » , « science et invention technique ») ; 3) une étude des relations entre l'activité technique et les autres activités humaines (religion, art, pol itique) dont « elle ne saurait s'isoler » ; comment en somme la tech nique subit l'histoire générale et influe sur celle-ci : discipline à créer par la convergence et la collaboration de savants, techniciens, historiens. 19 L'étude du cinéma a besoin de cette histoire technique des techniques et de la construction du réseau de discours, pratiques, institutions qui les rel ie à la représentation à laquelle on le limite (esthétique) . Ains i relier l'évolution des techniques de l'image en mouvement à des recherches comme celle de la fixation de la bulle de savon ou de l'analyse de la marche - comme deux chercheurs de Cambridge (Dé parte ment d'histoire et d e philosophie des sciences), Simon Schaffer et Andreas Mayer20 s'y appliquent, c'est pouvoir faire apparaître l'entrelacs des recherches en physique ou en physiologie mais aussi des représen tatio ns picturales ou romanesques avec les jouets optiques, la prise de vue image par image et le cinéma via des catégories de pensée ( « éva nescence », « éphémère », « fixation », etc.) et des pratiques sociales (vul garisation scientifique, techniques du corps . . . ) . Enfin le domaine des techniques e t d e la technologie du cinéma co mpo rte un vaste domaine, envisagé le plus souvent sur le mode 19. Les Annales, n' 36, 30.XI.1935, pp.531-535. Ce renouvellement s'est en partie engagé avec des auteurs comme Simondon, Dagognet, Ellul, Beaune, Latour, etc. mais il n'en est rien dans le domaine cinématographique en dépit d'efforts trop peu nombreux guettés par le danger de l'extrapolation vague ou à l'inverse de la description empirique. 20. S. Schaffer, << Une science de l'éclat. Les bulles de savon et l'art de faire de la physique à l'époque victorienne» [2004] dans Terrains n' 46, 2006 « Effets spéciaux et artifices >>; Andreas Mayer, << Faire marcher les hommes et les images. Les artifices du corps en mouvement >>, Ibid. 23
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de « l'anticip ation » o u de l a « fantaisie » qui app ar tient à ce qu'on a propo sé d'appeler « le ciném a proj e té »21 e t qui interagit de manière très « série use )), au contr aire, avec l a pro blém atique de l'invention technique e t de l'imaginaire soci al qui forme le « milie u )) où celle-ci voit le j o ur. Ces e xtrapolations souvent romanesque s o u de vulgarisation am usante, que de s aute urs li ttéraire s e t de s écho tiers engagent, en par ticulier au co ur s du XIX• si ècle (mai s on p e ut aller j usqu'à très récemment avec la science- fic tion), à p ar tir de technologie s e xi stante s o u se ulement expé rimentale s e t qu'ils « ré alisent )) fictivement, généralisent, com binent e t dém ul tiplient (pensons à Villiers, Verne, Ro bi da e t tant d'autre s j usqu'à Barj avel) . Ce s te xte s él argissent systém atiquement le s fonc tions accordées aux o bj e ts technique s e xi stants de même qu'ils ne « re spectent )) p as le ur « spécificité )) ; il s en croisent au contr aire le s c ar ac téristique s, en font de s o bj e ts technique s hybride s. Ce sont là de s indic ations précie use s sur l'imaginaire technique, le s c adre s concep tuels, soci aux (c atégorie s, i déologie s) qui ont p u prévaloir au moment où l'on a « imaginé )) ce s technique s que le s spécialisations intervenue s ultérie urement no us in clinent à croire créées dan s le c adre re streint, autonome, spéciali sé qui e st deven u le le ur, o u vo uées à le devenir. Gil ber t Simondon, dans son travail sur le s o bj e ts technique s, vise so us le nom sans doute malencontre ux de « Psychologie de l'invention )) - c ar il songe à une p sychologie « sans suj e t )), « transduc tive )) comme il dit - to ut ce qui app ar tient à cet ensemble « anticip ation, simulation, invention )) qu'il r assemble en une « gen èse )) et qui sont de s « o bj e ts mentaux )), Le s ré flexions qu'il con dui t sur l a dé fini tion de l'o bj e t technique croisent celle s que G eorge s C anguilhem a menées sur l'histoire de s science s, insi stant sur l'origine d'un concep t plutô t que sur son com mencemen t, l'origine é tant to uj o ur s re devable de c ausalités externe s à ce qui serai t une « logique de l a science )), Ainsi le concept de réflexe ne n aî t p as au sein du discours scien ti fique comme p ar un engen drement interne ( de type hegelien) m ai s so us le s condi tions de l a p athologie et de l a clinique .
21. Voir « Projected Cinema (A Hypothesis on the Cinema's Imagination) >> dans François Albera,Maria Tortajada (eds),Cinema Beyond Film. Media Epistemology in the Modern Era, Amsterdam,Amsterdam University Press,2009.
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Dans quelle condition, di t Simondon, l'o bj e t technique p e ut ê tre dit tel? Ce n'e st p as quan d je le contemple, ni quan d il e st simplement utilisé, ni même q uan d il e st consi déré o bj e c tivement du point de vue de son usage et de se s fonc tions, ni encore quan d il l'e st selon se s str uc tures physiques: c'e st l a conn ai ssance du proce ssus de concré tisation de l'objet technique q ui le constitue comme tel . Dans ce tte gen èse il y a l'i magination, le proj e t, l a concep tion : Simondon appelle ce t ensemble une « genèse image an te » et celle-ci a une dimension vir tuelle . L'intérêt de s fic tion s romane sque s e st donc moins d'« annoncer >> o u de « préfigurer>> c e qui va venir (prophé ti sme), que de p ar ticiper à ce tte genè se et sans do ute plus du cô té de l a « cré ativi té >> qui e st syncré tique, confuse, profuse - tandi s que « l'invention>> e st di scontinue, é talée dans le temp s, dan s l'histoire . En o utre ce s fic tions, dans l a me sure où, nous l'avons vu, elle s empruntent e t e xpérimentent - sur le p apier - à p ar tir de l'état des connai ssance s, de s proj e ts en co ur s, ont la fac ul té d'écl airer certaine s dimension s de s technique s e xi stante s et que l'hi stoire-c ata lo gue, privilégiant l'un de s usage s re tenus o u écrasant le urs po ssible s sous une domin ante, n'a p as re tenue s. Ce s dimensions o n t de ux aspects au moins: les potenti alité s propre s au mé di um o u à l a m achine ( dès lors que l'on p asse du stade ar tisanal o u du pro to type à l a générali sation}, les attentes sociale s, imaginaire s o u pragm atique s, qui le s reçoivent et les sollicitent. C'est donc en pl usie urs sen s que l'on p e ut affirmer que « le disp o si tif n'e xiste p as>> . Si l'on se penche maintenant sur l a dimension plus stric tement épis témologique de l a que stion, on dir a que le disp o si tif e st à constr uire comme notion, comme sch ème épi stémique sur l a base d'un décen tre ment par rappor t à sa ré alité d'o bj e t - il s'agit de reconsti tuer le s concepts associé s aux di spo si tifs de vision e t d'audi tion dans le moment qui voit l'émergence du ciném a, afin de saisir le s mutations de ces dis positifs, le s transform ations qui échappent à la premi ère prise, et qui ouvrent à un travail épi stémologique. De quoi s'agi t-il concrètement? Partant de so urce s premi ères - Etienne-Jules M arey, Henri Bergson, Alfred Jarry, p armi d'autre s22 -, l a dém arche vise à faire app ar aî tre les réseaux concep tuels e t le s pratique s impliqué s dans l a dé fini tion de s dispositifs. Les dispo si tifs du « ciném a », c'e st-à- dire le s config ur ations 22. Voir nos contributions dans Cinema Beyond Film, op. cit.
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PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS
que l'on p e ut relier au « cinéma » à p ar tir d'un cer tain nom bre de traits e t vari ables dé fini toires, sont centrales, mais ne se conçoivent pas iso lémen t. Qu'en est-il des concepts de mouvement, de temps, d'ins tant; qu'en est-il des no tions de répéti tion, d'ins tan tanéi té, de décomposition et de syn th èse du mo uvement; qu'en est-il de l'i dée de projection ou de perception vis uelle, o u d'ill usion de vérité ? O u encore de méc anis ation, d'autom ation, en rel ation avec le corps humain? Commen t ces no tions j o uent-elles un rôle dans la cons ti tution et la transform ation des dispo sitifs ? Elles tro uvent diverses e xplic ations e t font intervenir, selon les c as, des concepts bien différents. Or elles sont au c œur des débats s ur les dispositifs, c ar les variations concep tuelles imposent des mo difications de por tée his torique dans la conception des dispositifs. L'attention du travail épis témologique se por te s ur des dispositifs spécifiques, qu'ils se r attachen t au « ciném a », ou à la « pho tographie », à la « télévision » e tc., c ar leur histoire est p ar tic uli èrement im briquée. C'est dire que dans le conte xte de « l'épis témè 1900 », la recherche requier t un vas te travail collec tif où le cinéma n'est p as privilégié. La démons tr ation ve ut cepen dant qu'on s'arrê te aux prés upposés mé tho dologiques . Il est de nom bre ux dispositifs de par le monde (objets) et les textes le plus divers de la fin du XIXe siècle en regorgent (disco urs), mais on consi dérer a ici le « dispositif )) comme un objet méthodologiquement construit qui perme t l'interrogation concep tuelle d'une ré alité effec tive aussi bien que disc ursive. Notre épistémologie des disposi tifs de vision et d'audi tion, to uj o urs en co urs d'él aboration au fil de la confrontation avec les so urces, est d'inspiration fo uc al dienne, mais il est cer tains pro bl èmes dans la pensée de Fo uc aul t qui peuvent ê tre surmontés en relisant ses te xtes à l a lumière de l'épis témologie his torique de G aston B achel ard. Afin de me ttre en place no tre métho dologie, nous no us arrê terons donc maintenant plus précisément à l'analyse de ces proposi tions majeures.
POUR UNE ÉPISTÉMOLOGIE DES DISPOSITIFS: PROGRAMMATIQUE
On peut dé finir le dispositif de vision et d'audition comme ce qui perme t à un spec tate ur d'accé der à une représentation, de la machine à l a machinerie, de l a pro duc tion à l a mons tration e t à l a réception, de la
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LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
tech nique à la pratique et aux contrainte s institutionnelle s o u sym boli ques23. Il ne suffit pas de s'en tenir aux troi s terme s d u dispo sitif. Pour re constituer le savoir a ssocié aux dispo sitifs, il faut entrer dans le détail de leurs fo nc tionnements. Pe uven t ê tre dégagé s trois niveaux d'approche qui co ncernent trois types de no tions à e xpliquer. D'abord, ce qu'on appellera le s éléments concrets du dispositif. Par exe mple, pour la machinerie, on doi t pouvoir penser ce que sont, à un mome nt historique donné, le s no tions de pho togramme, de dé filement, d'i nsta nta né pho tographique, de projection. Ensuite les notions abstraites associées à ces dispositifs ou aux éléments concrets qui les constituent: il faut interroger le s no tions de série, de répétition, de périodicité, pour la que stion pho togrammatique, comme pour celle s de décomposi tion et de synth èse du mouvement, par e xemple. Il faut interroger l'instantanéi té, qui implique un dispo sitif co nstitué, cel ui de la pho tographie. Ces no tions pré suppo sent elle s mêmes d'au tre s concep ts qui le s fondent. Le troisième niveau e st celui de s notions-clés ou notions-types, a bs traites ou concrète s qui, à un moment historique donné, sont amenées à dé finir tel ou tel dispositif: elle s sont alors instaurées en références. Elles proposent une cer taine idée d u cinéma o u de la pho tographie, o u d u phono graphe, o u d e l a télévision, o u d e l a radio, e tc. L a notion-clé est la cristallisation d'une défini tion préci se d'un disp o si tif relative à sa qualité ou sa fonction. Elle se donne d'a bord comme ce que l'on sai t e t comme ce qui est admi s à propos d e tel o u tel dispo sitif. Ce tte cristalli sati on est récurrente dans le s disco urs et se pré sente la plupart du temp s comme allant de soi, é tant largement reconnue, soi t au sein d'une disci pli ne ou d'un champ, soi t parfois auprès d'un large p ublic. Po ur tant, la noti on-type a une hi stoire, qui e st celle de sa « fabrication »: il faut donc historiciser et dénaturaliser son emploi. On peut par e xemple i soler un 23. Trois termes essentiels: le spectateur, la représentation et la machinerie, qui implique certes la machine de vision comme objet technique,mais qui renvoie aussi à tous les moyens mis en œuvre pour donner à voir et entendre la représentation, qu'ils interviennent au moment même de la réception par le spectateur ou qu'ils jouent un rôle dans la fabrication-production de la représentation: font ainsi partie de la machi nerie cinématographique aussi bien l'écran,la projection que le processus chimique de la photographie, mais encore les dispositions institutionnelles, économiques ou sociales. La définition permet d'englober le plus grand nombre de pratiques,du théâtre à l'usage scientifique du microscope. Voir<< l'Epistémè 1900 », op.cit.
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PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS
cer tain nombre de notions-clé s du ciném a: l'i dée de véridicité, dont un c as p ar tic ulier e st celui de l'authentici té de l'image filmique . Elle est liée à l'i dée d'e xactitude de la pho tographie24• On peut citer aussi le principe de l'autom ation et du c arac tère méc anique du proce ssus. Ou encore la cri stallisation qui associe cinéma e t imaginaire, avec une de s formules cél èbre : le cinéma c'e st le rêve ou l'h all ucination . Le travail épistémolo gique consi ste justement à faire app araî tre ce qui fonde ces no tions. Il
faut reconstituer ces notions concrètes, abstraites et types dans la relation qu'elles entretiennent avec une série de concepts, pris dans les discours analysés. On constr uir a alors de s sch ème s de dispo si tif. Décrire ain si les dispo si tifs, c'e st dé jà empr unter à Fo uc ault, qui analyse se s o bje ts de pré dilection, savoir e t pouvoir, en reconstituant de s fai sce aux de relation.
LES DISPOSITIFS DE F OUCAULT
Po ur p arvenir à l a reconsti tution de rése aux de concep ts associé s aux dispo si tifs, il faut l a rig ue ur d'une démarche concrète dans l a lec ture de s so urces25• C'e st l a premi ère leçon de Fo uc ault, qui s'e xprime p arfaitement dan s son analyse du Panop tique de Jeremy Bentham2 6• Il décrit l'o bjet ar chi tec tural physiquement, matériellement, comme on pourrait décrire le s ro uages d'une machine : ( .. .)à la périphérie un bâtiment en anneau; au centre, une tour; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau;
24. François Brunet montre la construction historique de la photographie comme figure de l'exactitude dans la Naissance de l'idée de photographie, Paris, PUF, 2000, p. 281. Il emploie le terme de« paradigme >> pour désigner ce qui est ici appelé, notion clé, notion-type ou idée, et qu'il faut distinguer du « paradigme >>, terme complexe qui trouve chez Thomas Kuhn plusieurs définitions liées à l'approche épistémologique. 25. Michel Foucault, « Nietsche, la généalogie, l'histoire >> (1971) dans Dits et écrits/, 1954-1975, Paris, Gallimard << Quarto >>, 2001, p. 1004. 26. Panopticon or The lnspection-House. The Works of Jeremy Bentham, published under the Superintendence of his Executor, John Bowring, Edinburgh, William Tait, 1838-1843. 11 vols. Vol. 4 (http://oll.libertyfund.org/title/1925 on 2011-06-17). C'est la source à laquelle renvoie Foucault. Les manuscrits de Jeremy Bentham sont par ailleurs adaptés en français par le genevois Etienne Dumont pour l'Assemblée nationale en 1791: Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection, et nommément des maisons de force, Paris, Fayard,« Mille et une nuits >>, 2002 [1791] .
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LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'inté rieur, correspondant aux fenêtres de la tour; l'autre, donnant sur l'exté rieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part.27
Mais la de scrip tion physico- technique ne suffi t p as. To ut se j o ue quand Fo ucaul t constr ui t l'ensemble archi tec tural « en dispo si tif », reconstituant d'emblée le j e u de regar ds e t de non-regards, d'e sp ace s observé s, in sti tué s e n repré sentation, e t don t l e fonc tionnement glo bal produit de s effe ts de pouvoir. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible.28
La so urce elle-même dé fini t le s condi tions archi tec turale s e t le s avan tages qu'elle comporte2 9• Fo uc aul t dégage le s principe s e t les instaure en système. Précisons que le pouvoir fonctionne du fai t même que le prisonnier est o bj e t du regard de l'instance contrôl an te située dans l a tour, mais qu'il e st l ui-même point de vue sur c e centre, où i l sai t qu'un regard p e ut venir se situer. C'e st ce tte bi- directionnalité de s regards qui garantit l'autom atisme de l'effe t de p o uvoir qu'il y ai t o u non quelqu'un dans la to ur. C'e st bien le dispo si tif qui pro duit l'effe t de p o uvoir e t non pas la pré sence effec tive du gar dien. L'utilisate ur- spec tate ur n'est p as p o sé devant le di spo si tif. Il en fai t lit téralement par tie. Chaque terme se dé fini t p ar l a place qu'il occ upe dans le dispositif et p ar les rel ations qu'il entre tient avec le s autre s éléments. Lorsque Foucault dé fini t le s posi tion s de regards dans le Panop tique, il se réfère aux informations qu'apporte l a source même qui définit ce di s positif spéci fique. Il ne se réfère p as à ce stade, p ar exemple, aux co de s de lois e n vigue ur à l'époque. S i l'on pren d p o ur mo dèle l e commen taire
27. Surveiller et punir, Paris,Gal limard,<< Tel >>,1975,p. 233. 28. Ibid. 29. Panopticon or The lnspection-House, op.cit., lettres V et VI.; Panoptique, op.cit. , pp. 13-14.
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PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS
de Fo uc ault dans le but d'él aborer une métho de d'analyse de s di spositifs, il faut se ren dre à l'évi dence que, pour dé finir le spec tate ur dan s un di s posi tif donné, il ne suffit p as de lire, p ar e xemple, le s théorie s contem poraine s sur le suj e t o u le s technique s de con str uc tion de telle ou telle m achine. Il faut voir, dans un premier temp s, quels sont les pré suppo sés associé s au spec tate ur po stulé de ce s di sposi tifs dans le s so urces mêmes qui p arlent de ce s dispo si tifs30• Le Panop tique e t l a métho de d'analyse qui l ui e st appliquée sont un e xcellent e xemple pour l'él aboration d'une épi stémologie de s dispo si tifs de vi sion e t d'audi tion. Fo uc aul t l ui-même dé signe le Panop tique du nom de « di spo sitif ». Ce terme, qu'il développe ain si au milie u de s année s 1970 dans Surveiller et punir e t dans la Volonté de savoir, l ui perme t de cerner le di spositif disciplin aire, le di sp o si tif d'alli ance, le di spo sitif de sexuali té dont la par tic ul arité e st de pro duire de s effe ts de pouvoir. On sai t que ce qui inté re sse Fo uc aul t to ut p ar tic uli èrement à ce tte époque, c'e st de montrer que le p o uvoir n'e st p as un, mai s qu'il déco ule d'un fai sce au de rel ations et se rep ère dan s se s effets. M ai s le Panop tique n'e st p as l'équivalent de ce s gran ds sch èmes qui pro dui sent de s effe ts de pouvoir. Le Panop tique n'est p as à l ui seul le dispositif disciplinaire. Cer te s, il devient l'emblème de ce dernier c ar il en donne, dan s la démonstration, la synthèse perc u tante ; m ai s il n'en e st qu' un élément, un ro uage. Le di spo sitif discipli n aire e st un di spo si tif dans le sens que Fo uc aul t préci se dans ce p assage m ainte s foi s cité : ( ... )un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglemen taires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref: du dit et du non-dit, voilà les éléments du dispositifY
En somme, il y a de ux emplois du terme de di sposi tif chez Fo ucault: 30. I l existe des dispositifs qui s e trouvent à peine esquissés: soit que l a < < machine » est simplement mentionnée, soit que les différents éléments apparaissent de manière éclatée. Il convient alors, si c'est possible et si c'est ce que l'on vise, de reconstituer le dispositif global. Certains dispositifs sont d'emblée décrits << en dispositif >> , comme les expériences de Marey: c'est que la description de l'expérience scientifique implique la présentation de son dispositif complet. Le premier << spectateur » est alors le scientifique lui-même. 31. << Le jeu de Michel Foucault>> , Dits et écrits Il, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 299.
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LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
1. le dispositif, tel le Panoptique, qui e st un c as de dispositif de vision et d'audition dans le sens entendu ici . 2. le dispositif qu'on dira dispositif-épistémè pour éviter le s confu sions32:
il renvoie à ce s schème s de rel ations entre de s élément s hétéro gènes, schèmes - tel le di spo sitif di sciplinaire - qui p e uvent p ar aille urs inclure des dispositifs de vision et d'audition. Il se tro uve que dans l'an a lyse de Fouc ault, le c as p artic ulier du di spo sitif de vision et d'audition « Pa noptique » fonctionne à l'intérie ur de ce qui e st con str uit comme dispositif disciplinaire ; mai s ils ne se confondent p as. Le Panoptique n'est pas à lui seul le p anopti sme . La combinaison de ces de ux terme s, dispositif-épistémè, néce ssite une e xplication. Chac un témoigne d'une époque différente du tr avail de Foucault : épistémè est au c œur de l'Archéologie du savoir (1969), alors que dispositif est développé au milie u de s année s 1970. Les de ux terme s sont intrinsèquement liés . Le di spositif et l'épistémè se donnent comme un faisceau de rapports entre de s éléments str ucturé s p ar de s corre s pondances. Les dispositifs fo uc aldien s au sens fort, ce sont de s sorte s d'épistémè33. Faire d'un faisceau de relations l a c aractéristique de l'o bj et à constr uire, c'est la de uxième leçon de Fo uc ault : j ustement p as un ré servoir inerte d'éléments autonome s, mai s un ré se au dynamique qui se transforme p ar l'aj o ut o u l a disp arition d'un de se s élément s, aussi bien que p ar la disposition relationnelle dans l aquelle les éléments intervien nent.
Par épistémè, on entend, en fait, l'ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des
figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés ( ... ). L'épistémè, ce n'est pas une forme de connaissance ou un type de rationalité qui, traversant les sciences les plus diverses, mani festerait l'unité souveraine d'un sujet, d'un esprit ou d'une époque; c'est l'ensemble des relations qu'on peut découvrir, pour une époque donnée,
entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discur sives.34
32. Gilles Deleuze retient et promeut le terme de diagramme (Foucault, Paris, Minuit, 2004 [1986), p. 42 notamment). 33. << ( . . .) ce que j'appelle dispositif est un cas beaucoup plus général de l'épistémè >>
(<< Le jeu de Michel Foucault», op.cit., pp. 300-301). 34. Michel Foucault, fArchéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 250.
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PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS
Et c'e st p ar une série d'interrelation s dynamique s que Fo uc aul t carac térise le s gran ds di spo si tifs fo uc al diens : Bref, entre ces éléments, discursifs o u non, il y a comme u n jeu, des changements de positions, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents. 35
M ai s dispo si tif e t épi stémè ne sont p as i dentique s. Ce qui le s di s tingue, Fo uc aul t le préci se . Premi èrement, l'épistémè e st un dispositif di scursif, alors que le s di spo si tifs tel le di spo si tif di sciplinaire sont à la foi s discursifs e t non disc ursifs3 6• De uxi èmement, l'épi stémè re trace la constitution d'un savoir, alors que le di spo si tif e st entièrement centré sur le s effe ts de pouvoir. Et c'e st en rel ation avec le pouvoir que s'élabore un savoir. Ceci p o sé, il convient de préci ser le sens de la recherche sur l'épi s témologie de s dispo si tifs de vision e t d'audi tion. Celle-ci ne vise pas à reconsti tuer de s j e ux de pouvoir o u de s procé dures di sciplin aire s. En ce sen s, la no tion de di spo si tif de pouvoir - tel s le s di spo si tifs disci plinaire o u de sexuali té - n e peut con sti tuer un mo dèle . Mais l'analyse du Panop tique, en tan t que disp o si tif de vision e t d'audi tion spécifique, doi t ê tre re tenue . Il re ste que ce tte analyse le constitue princip alement dans se s effe ts de p o uvoir3 7• Que faire de cette question du pouvoir?
Doit-on l'imposer comme une donnée immédiate des dispositifs de vision et d'audition ? Par aille urs, si l'épi stémè e st un disp o si tif discursif, que faut-il entendre p ar « discursif » ? Faut-il entendre qu'il y aurait d'un cô té, l'épistémè, le di scursif, ce que l'on tro uve dans le s « texte s », et de l'autre le « concre t de l'hi stoire », les m achine s, le s technique s, les pratiques, le s insti tutions, l'hé térogénéité du di spo si tif? Ce serai t ré duire, d'une part, le di scursifs aux « source s analysées » e t ne p as voir, d'autre p art, que 35.« Le jeu de Michel Foucault>> ,op.cit., p. 299. Voir par exemple comment le dispo sitif de sexualité est pensé en termes de« réseau de relations >> (Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, Paris,Gallimard << Tel>> ,1976, pp. 125-127). 36. << Le jeu de Michel Foucault>> ,op.cit., p. 301. 37. Encore Foucault envisage-t-il un lien explicite qu'il ne développe pas entre le panorama de Baker et le panopticon (Surveiller et punir, op. cit. note 1, p. 242) et, on l'a vu plus haut,établit une analogie entre le dispositif carcéral du bâtiment et celui de spectacles visuels (il parle de << petits théâtres >> ,d' << acteurs >> et de << petites silhouettes >> << se découpant sur la lumière>> << par l'effet du contre-jour >> selon le principe des ombres chinoises) (op. cit., p. 233).
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LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
pour conn aître
le « concret de l'histoire » on en passe notamment par Le discursif renverrait alors à l'écrit, au mieux à l'ensemble des discours oraux, iconiques, ou autres que produit une société. Mais c'est oublier l'utilisation très spéciale que fait Foucault de la notion de discours: celui-ci désigne ce qui est à construire à partir des discours donnés par les sources : c'est-à-dire les énoncés récurrents qui consti tuent ens em b le un savoir. Le discursif c'est ce savoir même, qui carac térise l'épistémè. La question est la suivante : doit-on concevoir ce savoir
des discours.
comme dégagé de tout lien avec les institutions, les pratiques sociales, les objets concrets dont on retrouve encore des traces dans les musées? Pour ré p o n dre il convient
à ces deux questions, sur le pouvoir et sur le discursif, de recourir à Gaston Bachelard.
BAC HELARD: L'EXPLICATION DES CONCEPTS Foucault
pense sa propre méthode en référence à l'épistémologie des représentée par Bachelard et Canguilhem, et qui se définit co mm e une épistémologie historique. C'est par rapport à elle qu'il cerne son territoire de recherche dans l'Archéologie du savoir. Préfaçant le No rm a l et le pathologique de Canguilhem dans sa version anglaise, il décrit cette épistémologie comme une philosophie de la rationalité, du savoir et du concept renvoyant encore une fois à Bachelard38• C'est clai rement dans cette tradition que Foucault s'inscrit lorsqu'il vise à dégager une forme de rationalité (ou de positivité, c'est son terme). Ce qui les rassemble tous , c'est la volonté d'écrire l'histoire de la « formation des
sciences française,
concepts »39• Le rationalisme
de Bachelard n'est pas seulement une référence ex plicite à l'histoire épistémologique des sciences en regard de laquelle Foucault peut définir sa pratique. Il peut apparaître, par ailleurs, comme un modèle structurant de la méthode foucaldienne. La définition du concept scientifique par Bachelard en est le noyau. Le concept se dis tingue, pour Bachelard, du sens courant que l'on donne à ce terme : une dénominatio n et une définition, autrement dit, « un nom chargé de
38. Philosophie qu'i l oppose à ce lle de l'expérience, du sens et du sujet représentée Jean-Paul Sartre et Maurice Mer leau-Ponty (<< Introduction par Michel Foucau lt >>, [1978], Dits et écrits Il, 1976-1988, op. cit., p. 430). 39. Ibid, p. 439.
par
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PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS
sens »40• Selon Bachelard, il faut mettre à distance la signification pour dégager l'explication épistémologique d'un terme, qui n'est plus alors la dénomination d'une notion, mais l'analyse d'un fait inséré dans son contexte de production et d'expérimentation permettant de surmonter les obstacles épistémologiques qui le parasitent et l'excluent de la ratio nalité. C'est alors que nous avons accès à un concept : A une même époque, sous un même mot, il y a des concepts si différents ! Ce qui nous trompe, c'est que le même mot à la fois désigne et explique. La désignation est la même; l'explication est différente.41
Or, l'explication suppose de mettre en évidence les conditions possibilité des concepts, en tenant compte du contexte dans lequel sont utilisés, de la finalité de la pratique dans laquelle ils s'insèrent, l'intention qui guide l'expérience concrète42• Ainsi est fondé le rej et l'approche empirique, « d'une phénoménologie de première prise » :
de ils de de
Or, si le concept empirique est un concept de classification, le concept rationnel est un concept d'interconnexions, de relations absolument ré ciproques. 43
Comme ce sera le cas chez Foucault, le principe est bien celui de la relation. Le concept ne se définit pas simplement par sa compréhen sion et son extension ; du moins dans la mesure où ces termes peuvent renvoyer à un ensemble cumulatif de données, une somme, au mieux une classification. Le point essentiel de la structuration du concept tient dans les rapports qui se tissent activement entre les « notions de base » ou les « variables fondamentales » d'un phénomène44• Ce sont aussi les
40. Dans son article sur le<< mouvement réflexe»,Canguilhem part de la définition commune du concept: << En parlant de<< concept >> ,nous entendons,selon l'usage,une dénomination (motus rejlexus, rejlexio) et une définition,autrement dit un nom chargé de sens ( . . . ) » (<< Le concept de réflexe au XIX• siècle» [1964), Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Paris,Vrin,1994, p. 294). 41. La Formation de l'esprit scientifique, Paris,Vrin,1999 [1938) , p. 17. 42. Résumant la pensée de Bachelard, Canguilhem écrit : << Il faut reconstituer la synthèse dans laquelle le concept se trouve inséré, c'est-à-dire à la fois le contexte conceptuel et l'intention directrice des expériences ou observations », (<< Gaston Bachelard»,Etudes d'histoire et de philosophie des sciences,op.cit., p. 177). 43. Gaston Bachelard,le Rationalisme appliqué, Paris,PUF,1994 [1949], p. 145. 44. Ibid., pp. 185 et 188.
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LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
corrélations qui vont déterminer la cohérence d'une entité supérieure, « le co rps de concepts » , qui fonde un domaine de rationalité, c'est-à d ire ce qu'on peut appeler aussi un domaine des sciences. On constate que la relation est un principe structurel généralisable. Elle définit aussi bien le c on c ept que la « rationalité » . Cette homologie de structure entre les dive rs niveaux de définition de la cohérence scientifique chez Ba chelard se retrouve dans l'archéologie de Foucault : c'est flagrant pour l'épistémè, qui est ainsi construite, de même que les divers éléments du savoir45• Le principe de relation s'étend à la « positivité » , comme plus tard aux dispo sitifs produisant des effets de pouvoir, disciplinaires, de sexualité, etc. La définition
du concept de Bachelard, centrée sur la corrélation des notions associées, est transposable hors de la cohérence proprement scientifique. Foucault opère ce déplacement46 ; mais Bachelard ouvre la porte à ce passage ne serait-ce qu'en proposant un exemple qui échappe à la sc ie nce pour donner à comprendre le concept scientifique. Il prend l'exemple du téléphone, j ustement un dispositif d'audition : Par exemple, au téléphone correspondent des concepts qui diffèrent to talement pour l'abonné, pour la téléphoniste, pour l'ingénieur, pour le mathématicien préoccupé des équations différentielles du courant télé phoniqueY
C'est
un exemple minimal, bien qu'efficace. Il permet de rendre très le deuxième point essentiel de la définition du concept : celui-ci e st intrinsèquement lié à la pratique qui le définit. En somme, à propos du téléphone, soit on communique par la parole, soit on connecte des li g ne s , soit on calcule des équations. L'idée que l'on s'en fait est alors totalement différente. concrètement
45. Voir par exemple
<<
l'objet
>>
ou le
«
groupe d'objets
>> ,
l'Archéologie du savoir,
op.cit., pp. 61-67. 46. Il existe plusieurs cohérences de savoir,qui se répondent ou parfois s'opposent. Certaines déterminent les conditions de possibilité des sciences : c'est ce qu'étudient les épistémologues, Bachelard ou Canguilhem. Celles qui intéressent directement Foucault visent non pas les sciences,mais des espaces de savoir moins strictement constitués,des << champs de scientificité >> , des champs de relations par lesquels se constitue un savoir, défini par des objets de savoir,des types d'énonciation,des corps de théorie,des relations de concepts (terminologie de l'Archéologie du savoir) . 47. La Formation de l'esprit scientifique, op. cit. , p. 17.
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PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS
Sur ce modèle, on pourra donc dire que la constitution d'un savoir associé aux dispositifs de vision et d'audition ne se conçoit pas sans le lien entre les concepts associés à ces dispositifs et une forme d'expé rience ou de pratique. Que vise celui qui utilise telle notion à un moment
historique donné? Quels sont les autres concepts qui se trouvent corrélés à cette notion à l'intérieur même des discours analysés présentant des dispositifs? Ce sont les deux questions maîtresses dans le travail de re constitution historique des concepts. C'est en étudiant la formation des concepts, que l'on pourra être amené à repérer parfois des transforma tions conceptuelles ou des modifications épistémologiques. Relire Foucault à partir de Bachelard permet de souligner l'ancrage du concept dans la pratique. Autant dire que le « discursif )) foucaldien, compris comme le domaine du savoir, n'a de sens que compte tenu de la visée des utilisateurs des concepts, des processus d'application des notions. Cette visée n'est pas tant à chercher du côté de la subj ectivité de la parole - bien que Bachelard parle « d'intention )) - que du côté d'une pragmatique des discours qui se définit de manière croisée à partir du contexte institutionnel qui permet ces discours, du proj et scienti fique, technique, artistique, etc., qui les cadre, des caractéristiques de la pratique ou de l'expérimentation qu'ils présentent, des présupposés idéologiques qui les sous-tendent. A ce niveau, il faut donc dépasser l'opposition entre épistémè et dispositifs (dispositifs-épistémè), que Foucault lui-même semble introduire en faisant la critique du discursif. Le discursif se comprend lui aussi dans la confrontation aux pratiques que l'on connaît à partir des sources qui les décrivent ou par toute autre reconstitution historique. La relation entre discursif et le non-discursif est essentielle et complexe48• 48. Définissant rétrospectivement les deux termes l'un par rapport à l'autre, Foucault précise : << Si tu veux, l'épistémè, je la définirais, en faisant retour, comme le dispositif stratégique qui permet de trier parmi tous les énoncés possibles ceux qui vont pouvoir être acceptables à l'intérieur, je ne dis pas d'une théorie scientifique, mais d'un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai ou faux. C'est le dispositif qui permet de séparer, non pas le vrai du faux, mais l'inqualifiable scientifiquement du qua lifiable (<< Le jeu de Michel Foucault», op. cit. , p. 301). Deleuze travaille tout particulière ment cette différence entre le discursif et le non-discursif, entre l'épistémè et le dispositif, entre le savoir et le pouvoir, en somme entre Z:Archéologie du savoir et Surveiller et punir. Il formule de manière très éclairante la distinction : << Ce que litrchéologie reconnaissait, mais ne désignait encore que négativement, comme milieux non-discursifs, trouve avec Surveiller et punir sa forme positive qui hantait toute l'œuvre de Foucault : la forme du visible, dans sa différence avec la forme de l'énonçable». Et plus loin : << Si savoir consiste
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LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS!
Le
détour par Bachelard nous montre encore qu'il faut séparer la pouvoir de l'interrogation des dispositifs de vision et d'audi tion, quitte à la réintroduire par la suite. On a pu dire que le Panop tique et son analyse foucaldienne était un modèle : pourtant, ce qui se construit là ce sont bien des effets de pouvoir. Foucault est souvent relu et cité dans des analyses qui appliquent automatiquement aux dispo sitifs de vision et d'audition la notion de pouvoir comme s'ils étaient des rep rése ntants des dispositifs-épistémè. Or, si l'on revient à l'analyse du texte de Bentham que propose Foucault, on voit que la constitution de l'idée du pouvoir est inscrite comme visée dans la source même; on voit que lorsque Foucault décrit « en dispositif » pour reconstituer la notion de pouvoir, il dégage la pratique et le proj et, dans lesquels est prise la description du dispositif. Pour Bentham, le panoptique est bien une prison, non seulement un instrument du p ouvoir mais le moyen de repenser l'exercice du pouvoir d'un point de vue utilitariste, écono mique. Certes, comme le montre toute son analyse, pour le dispositif disciplinaire, il s'agit également de libérer l'individu du pouvoir direct et brutal qui obtient par les chaînes et le fouet, par ce que Foucault appelle le Grand renfe rmement, ce que le pouvoir disciplinaire obtient grâce à une technique d'incorporation par le suj et des effets automatiques du pouvoir. Ce paradoxe est bien l'enj eu de Surveiller et Punir: p our libérer l'individu d'un pouvoir, on crée un autre fonctionnement du pouvoir dont la caractéristique est d'être insidieux, indirect et apparemment au service d'une plus grande liberté du sujet. Mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit d' un processus de contrainte, dont Bentham construit expli citement un modèle remarquable : le Panoptique. On pourrait dire ainsi que Foucault applique à la lettre la méthode bachelardienne. Le pouvoir est lié à ce dispositif de vision précis, et c'est
notion de
à ent relace r le visible et l'énonçable, le pouvoir en est la cause présupposée, mais, in
le pouvoir implique le savoir comme la bifurcation, la différenciation sans il ne passerait pas à l'acte >> (op. cit. , pp. 40 et 46). Néanmoins la terminologie deleuzienne, introduisant le terme de visible en regard de l'<< énoncé » foucaldien, risque de masquer la constante hétérogénéité des deux domaines. Ainsi de l'exemple où le Pa no ptique, donné comme agencement visible, est opposé sous cet angle au droit pénal, relevant lui de l'ordre de l'énoncé: c'est oublier que le Panoptique, avant d'être un agen cement architectural visible, est un discours qui décrit cet agencement et qui implique avec lui les énoncés, de l'ordre du discursif, qui permettent de construire cet exemple du dispositif disciplinaire. Revenons cela dit, sur la question des pratiques, à la formulation de Deleuze : << Il n'y a que des pratiques ou des positivités, constitutives du savoir: prati ques discursives d'énoncés, pratiques non-discursives de visibilités » (ibid. , p. 59).
versement, laquelle
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même pour cela qu'il fait partie du corpus de Foucault. Mais tout dispo sitif de vision et d'audition n'est pas d'emblée inscrit dans une pratique et une finalité qui font de lui un instrument ou un relais du pouvoir. Il est essentiel de ne pas définir automatiquement cette finalité pour tout dispositif de vision et d'audition. Il s'agit plutôt de dégager la finalité de chaque dispositif de son contexte d'utilisation, exposé par les sources qui en parlent. Peut-être alors des effets de pouvoir seront-ils déterminants dans une certaine pratique : mais il faudra les avoir construits épistémo logiquement. Si le dispositif n'existe pas, c'est parce que, dans une épistémologie des dispositifs de vision et d'audition, il n'est pas un « objet » que l'on trouve au détour du chemin que suit le chercheur, un obj et tout fabriqué et ap préhendable dans sa concrétude matérielle. Le dispositif est un schème, un jeu dynamique de relations qui articule ensemble des discours et des pratiques ; un schème qui devra être élaboré à partir de cette grille, ce petit outil de travail, en apparence dérisoire, qui décrit le dispositif en trois termes devant être dans chaque cas, dans chaque recherche, entiè rement redéfinis et saisis dans leurs relations réciproques : le spectateur, la machinerie, la représentation. Le dispositif n'existe pas, mais c'est lui qu'il faut (désirer) construire.
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