UNIVERSITÉ PARIS IV – SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE « CONCEPTS ET LANGAGE »
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THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV Discipline : PHILOSOPHIE Présentée et soutenue publiquement par
Elisabete THAMER le 13 décembre 2008
LOGOLOGIE ET PARLÊTRE : SUR LES RAPPORTS ENTRE PSYCHANALYSE ET SOPHISTIQUE DANS L’ŒUVRE DE JACQUES LACAN
Directeur de thèse : Madame le Professeur Barbara Cassin
JURY Messieurs les Professeurs Alain Badiou Claudio Oliveira Alain Vanier Francis Wolff
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RÉSUMÉ Cette thèse discute les rapports entre psychanalyse et sophistique dans l’œuvre de Jacques Lacan. Le point de départ est la définition freudienne qui dit que l’inconscient « ne connaît pas la contradiction » et celle de Lacan qui pose que « l’inconscient est structuré comme un langage. » La première partie se consacre à examiner le rapport de la psychanalyse avec le « principe de non-contradiction » posé par Aristote dans le livre « Gamma » de la Métaphysique et prétend démontrer comment la théorie lacanienne du « non-rapport sexuel » constitue, pour la psychanalyse, une relecture de la non-contradiction aristotélicienne. Cette relecture se base également sur la position des sophistes à l’égard de ce principe et des références de Lacan à ces derniers. La deuxième partie est consacrée à l’examen du métier psychanalytique, afin de vérifier si cette pratique, exclusivement langagière, se rapprocherait de l’exercice logologique des sophistes. Y sont discutés les théories de l’interprétation et de l’acte psychanalytiques, du temps logique et du paiement. Cela a pour objectif de cerner les points de convergence et d’écart entre psychanalyse et sophistique. Mots-clés : psychanalyse, sophistique, principe de non-contradiction, logologie, parlêtre, « non-rapport sexuel »
Abstract Logology and speaking-being: on the relations between psychoanalysis and sophistic in the work of Jacques Lacan The dissertation deals with the relations between sophistic and psychoanalytic approaches in Jacques Lacan’s work. The discussion’s starting point is the Freudian concept which maintains that the unconscious « does not know contradiction » and Lacan’s idea that the « unconscious is structured like a language ». This first part is devoted to examining the relationship between psychoanalysis and the « principle of non-contradiction » identified by Aristotle in Metaphysics, book ‘Gamma’. It is concerned with demonstrating that Lacan’s theory that « there is no sexual relation » constitutes for psychoanalysis a re-reading of Aristotelian non-contradiction. Such a reinterpretation is based on the sophist’s position with respect to this principle as well as on Lacan’s references to them. The dissertation’s second part is devoted to an examination of the psychoanalytic praxis in order to verify if this exclusively language-oriented practice could be regarded as having affinities with the sophist’s logological exercise. This part discusses theories of the psychoanalytic interpretation and act, logical time and payment. These inquiries aim to distinguish the points of convergence and divergence between psychoanalysis and sophistic. Keywords: psychoanalysis, sophistic, principle of non-contradiction, logology, « speaking-being » [parlêtre], « there is no sexual relation »
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À Rodolpho Conrado Thamer in memoriam
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Remerciements
À Barbara Cassin, pour l’accueil enthousiaste, la liberté intellectuelle, le zèle et le soutien constant et généreux, toute notre gratitude. À Carmen Lucia Magalhães Paes, maître pour toujours, nous devons le sujet de cette thèse. À Claudio Oliveira, pour ses leçons sur le Parménide et nos chemins croisés entre psychanalyse et philosophie. À Paulo Vidal, pour ce qui est resté oublié derrière ce qui se dira dans ce qui s’entendra ici. Aux nombreux amis qu’au Brésil, en Allemagne, en Belgique et en France nous ont soutenu pendant toutes ces années. Leur amitié nous a été fondamentale et ils sauront s’y reconnaître. À Jarbas Barsanti, José Antônio Piras, Eva Hammerbacher, Marli Pires, Renate Wachsmuth et Roberto Regueira, qui nous aidèrent à préparer notre installation en France. À Alexandre Costa, Ana Abril, Anne-Marie Vuillemenot, Clarice Gatto, Cléa Quaresma, Dunja Hersak, Eliane Schermann, Fabio Gorodski (et Vera), Inês Carneiro, Jaume Farré, João Pamplona, Lélia Dias (et Ernest), Luciana Soares Santoprete (et Roberto), la famille Pastre, Pedro Caldas, Ricardo Maia, Rodrigo Guerizoli (et Olga) et Vera Ribeiro, pour leur amitié et soutien. À Philippe Hunt, pour sa lecture attentive et amicale. À Nicole Girodolle, dont les échanges, la rigueur, le dévouement infatigable (et l’humour !) pour rendre ce texte compréhensible, ont été pour nous d’une valeur inestimable. Qu’elle soit ici vivement remerciée. À CAPES, pour le financement de nos recherches. À Graça Pamplona, Isabel Ribeiro, Maria Sueli Peres et Cristiano Ventura pour le partage et leur amitié, depuis très longtemps. À Colette Soler. À Déa, Raquel et Livia, pour tout… depuis toujours…
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TABLE DES MATIÈRES
1. Introduction. Avertissement à la lecture d’une thèse insoutenable.
11
PREMIERE PARTIE Pour une relecture du principe de non-contradiction en psychanalyse 2. En guise de préambule : comment peut-on parler de la sophistique ?
21
2.1. Quelques considérations sur le mot « inconscient »
24
3. L’inconscient freudien
27
3.1. Quelques considérations sur la « sorcière » métapsychologie
28
3.2. L’article « L’inconscient »
31
3.2.1. L’absence de contradiction (Widerspruchslosigkeit)
33
3.2.2. Le processus primaire (Primärvorgang)
36
3.2.3. L’atemporalité (Zeitlosigkeit)
39
3.2.4. Le remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique (Ersetzung der äußeren Realität durch die psychische)
43
3.3. Du sens dans le non-sens : l’aristotélisme freudien
44
4. L’inconscient lacanien
47
4.1. « L’inconscient est structuré comme un langage »
49
4.2. Psychanalyse et rhétorique
51
4.2.1. La métaphore : quelques éléments historiques
53
4.2.2. La paire métaphore et métonymie
58
4.2.3. La métaphore chez Lacan
61
4.2.4. La métonymie dans l’Antiquité
64
4.2.5. La métonymie chez Lacan
67
4.2.6. L’antériorité de la métonymie par rapport à la métaphore
68
4.3. Le parlêtre : le gorgianisme de Lacan
71
6
4.3.1. D’un manque original au langage
72
4.3.2. L’asthénie du logos : le pas ontologique de Platon
75
4.3.2.1. La tessiture du logos platonicien
76
4.3.2.2. Cratyle : sur la justesse de la nomination
77
4.3.2.3. Du nom comme organon
78
4.3.2.4. La texture du logos
79
4.3.2.5. Du logos comme condition de la philosophie
80
4.3.2.6. Philosophie et logos : une aporie motrice
84
4.4. Aristote et la hontologie
86
4.4.1. Aristote et les logoi rhétorique et poétique
88
5. « Non-rapport » sexuel et hontologie
90
5.1. Hontologie : « Die Bedeutung des Phallus »
90
5.2. « La décision du sens » : Gamma et la signification phallique
97
5.3. « Il n’y a pas de rapport sexuel » : le problème de la copule
99
5.3.1. Addendum : Le Nom-du-père
102
6. La question de l’Un chez Lacan
107
6.1. La question de l’exception
108
6.2. L’identification et l’impossibilité de la tautologie
109
6.3. Le « trait unaire » (ein einziger Zug)
112
6.4. Le pensêtre
114
6.5. Y a d’l’Un : Lacan et le Parménide
116
6.5.1. Le réel et l’Un
118
6.5.2. « Le tout est un » (hen einai to pan)
119
6.5.3. Les hypothèses du Parménide
121
7. Logique : la science du réel
127
7.1. Du réel comme impossible
131
7.2. Des modalités lacaniennes
137
7.3. La construction des formules de la sexuation
142
7.4. « Les non-dupes errent » : non-rapport et écriture
144
7
7.4.1. Vers « la différence absolue »
149
DEUXIÈME PARTIE Du métier du psychanalyste 1. L’interprétation : la deixis du psychanalyste
161
1.1. L’interprétation en psychanalyse
162
1.1.2. L’interprète et l’interprétable
163
1.2. La structure de la parole et le persuasif
165
1.3. Les variantes de l’interprétation chez Lacan
171
1.3.1. Les lieux (topoi) de l’interprétation chez Lacan
175
1.3.1.1. Ponctuation
176
1.3.1.2. Coupure
178
1.3.1.3. Allusion et silence
179
1.3.1.4. Entre citation et énigme
181
1.3.1.5. Équivoque
183
a. Homophonie
184
b. Grammaire
184
c. Logique
185
1.4. L’interprétation-équivoque et les Réfutations sophistiques
187
1.4.1. Les réfutations qui tiennent au discours (para ten lexin)
188
1.4.2. L’ambiguïté de l’ambiguïté : homonymie et équivoque
191
2. La prestation (epideixis) sophistique
193
2.1. Le sujet supposé savoir
198
2.2. L’elenkhos sophistique
200
3. Qu’est-ce que l’interprétation psychanalytique ?
202
4. La syllogistique du psychanalysant
204
4.1. L’interprétation psychanalytique est-elle une réfutation ?
207
4.2. À quoi sert l’interprétation équivoque ?
208
4.3. « L’étourdit » et l’interprétation : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »
212
8
4.4. L’apophantique et l’ab-sens du rapport sexuel
218
5. L’acte psychanalytique
221
5.1. Le nouveau cogito lacanien
224
5.1.1. Pensêtre : entre Descartes et Parménide
226
5.2. Retour à l’acte psychanalytique
227
5.2.1. Aliénation et séparation
229
5.3. L’acte psychanalytique : un performatif ?
234
5.3.1. Les performatifs austiniens : How to do Things with Words ?
234
6. Excursus : cogito et performatif
239
7. Y a-t-il du performatif en psychanalyse ?
241
6. Le temps en psychanalyse
248
6.1. L’atemporalité de l’inconscient et l’indestructibilité du désir
250
6.2. Le temps logique : le petit sophisme de Lacan
253
6.3. Sur le sophisme tout court
255
6.3.1. Le sophisme chez Freud : der Sinn im Unsinn
257
6.3.2. Le nouveau sophisme lacanien : « mon petit sophisme personnel »
258
6.3.2.1. Les trois instances du temps : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure
261
6.3.3. En quoi le temps logique rejoint-il le mot d’esprit ?
264
6.4. La notion grecque de kairos
267
6.4.1. La parole efficace (kairia légein)
272
6.4.2. La parole qui tranche (Akmè kaleî, kairós kaleî)
273
6.4.3. Le kairos et l’art de guérir
275
6.4.4. Kairos et sophistique
281
6.4.4.1. Rhétorique de l’espace et rhétorique du temps
284
6.5. Temps et modalité : deuxième versant du temps en psychanalyse
285
7. Psychanalyse et argent
287
7.1. La dette philosophique
288
7.2. La rémunération des sophistes
293
9
7.2.1. Le salariat : la « convertibilité du discours et de la monnaie »
294
7.3. L’argent en psychanalyse
297
7.3.1. Le signifiant « le plus annihilant de toute signification »
299
7.3.2. Argent-signe et argent-signifiant
300
8. Conclusion
304
8.1. Les axes du retour sophistique dans la psychanalyse
305
8.1.1. La « scène primitive »
305
8.1.2. L’inconscient et « Gamma »
308
8.2. Points de convergence et de divergence entre psychanalyse et sophistique 313 8.2.1. Qu’y aurait-il de sophistique dans la psychanalyse ?
313
8.2.2. En quoi la psychanalyse n’est-elle pas du tout sophistique ?
314
9. Annexe I : Les références de Lacan à la sophistique et aux sophistes
318
10. Annexe II : « Tout le non-sens s’annule » : la question de la psychose 323 10.1. Jean-Pierre Brisset : « le septième ange » et le mystère de la Parole
324
10.1.1. Le déclenchement psychotique
327
10.1.2. La cosmogonie de Brisset
330
10.1.3. Psychose : « un essai de rigueur »
332
11. Annexe III : Psychanalyse et dialectique
339
11.1. Le sujet psychanalytique et sa division : « L’inconscient est le discours de l’Autre »
339
11.2. Lacan et Hegel, « le plus sublime des hystériques »
339
11.3. Le schéma « L » : la constitution du moi
340
11.4. Le désir
344
11.5. L’intersubjectivité ou la « saisie dialectique du sens »
347
11.6. Des impasses, des différences
349
12. Bibliographie
351
13. Index
366
10
« Ein Zeichen sind wir, deutungslos […] » Hörderlin, Mnemosyne (Deuxième version)
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INTRODUCTION 1. Avertissement à la lecture d’une thèse insoutenable
« Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut… »1
Aristote est de loin le nom le plus fréquemment cité dans l’enseignement de Jacques Lacan après celui de Freud. Il est partout, même là où on ne l’attendrait pas. Ce fait montre l’importance du champ philosophique pour celui de la psychanalyse, bien que ces deux disciplines se distinguent radicalement l’une de l’autre.2 Pourquoi Aristote et pas un autre ? Parce qu’il s’agit de langage, et que « l’inconscient est structuré comme un langage. » Oui, mais pourquoi Aristote et non pas un autre ? Parce qu’en psychanalyse, il est souvent question de folie, de dits qui frôlent à tout instant l’insensé, qui s’abritent dans l’ambiguïté langagière, qui se moquent la vérité. Bref, le principe de non-contradiction est mis à mal par la psychanalyse. Il est donc question aussi des sophistes, ces vilains personnages de l’histoire philosophique que la tradition s’est efforcée de refouler. Adversaires du principe de non-contradiction, acteurs spectaculaires d’un exercice langagier sans compromis ontologique, ils usèrent d’un logos plus pathématique – logos pharmakon – qu’instrument d’accès à un réel immuable, hors langage.
1
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [1964-1965], séance du 12 mai 1965, inédit. 2 Selon l’Index des noms propres et d’ouvrages dans l’ensemble des séminaires de Jacques Lacan, le rang des noms les plus cités dans les séminaires se constitue ainsi : Aristote (84 fois) ; Descartes (65 fois) ; Hegel (62 fois) ; Œdipe (complexe d’ [56 fois]) ; Socrate (54 fois) ; Möbius (bande de[51 fois]) ; Platon (48 fois), et ainsi de suite. Guy Le Gaufey (dir.), Index des noms propres et d’ouvrages dans l’ensemble des séminaires de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 1998, p. 68. Nous sommes persuadés que la même quête dans l’ensemble des textes écrits de Lacan ne ferait que ratifier ce constat. Voir aussi Henry Krutzen, Jacques Lacan. Séminaire 1952-1980. Index référentiel, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Anthropos, 2003.
12
Les références de Lacan aux sophistes sont peu nombreuses, mais parsèment aussi toute son œuvre. Ce sont des références ponctuelles, voire allusives, plus énigmatiques que de vrais commentaires, mais qui témoignent toujours de la plus grande déférence. Cela diffère fortement de son hainamoration éprouvée à l’égard d’Aristote, qui peut dans un séminaire passer du « génie » au « con », deux paragraphes plus loin. L’enjeu est exactement là : les sophistes apparaissent le plus souvent, chez Lacan, lorsqu’il est question des impasses d’Aristote. Ils font ensemble partie d’une affaire langagière fondamentale qui concerne au premier chef la psychanalyse. L’épigraphe que nous avons choisie justifie également le bien fondé de nos recherches, celui des rapports existant entre sophistique et psychanalyse. Elle nous donne les coordonnées de notre entreprise et du risque qu’elle suscite. « Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque », ce qui n’est pas la même chose que de dire que le psychanalyste est un sophiste. Ce rapport n’est pas seulement fait de similitudes, mais aussi d’écarts, ce que cette thèse souhaite mettre en évidence. Il s’agit ainsi de vérifier dans quel contexte le sophiste est présent dans le corpus lacanien et de montrer comment. L’axe de convergence de ces deux exercices – sophistique et psychanalytique, est le champ philosophique et, en première ligne, celui d’Aristote. Il ne peut pas en être autrement. Ces deux pratiques, sophistique et psychanalytique, à des siècles de distance l’une de l’autre, ont pour caractéristique d’être difficilement classables. L’œuvre de Platon témoigne génialement de l’atopicité sophistique, tandis que celle d’Aristote s’acharne à éradiquer le sophiste du genre humain. Raison suffisante pour qu’Aristote soit le champ de recherche privilégié pour saisir la portée du logos sophistique. Le livre « Gamma » de la Métaphysique est à la charnière de cette confrontation. Ce que depuis Barbara Cassin et Michel Narcy on appelle « la décision du sens », et qui institua le principe de non-contradiction comme condition du « être homme », est la pierre angulaire que la psychanalyse met en question. L’inconscient, dit Freud, n’obéit pas à un tel principe (il est widerspruchslos). C’est de ce fondement métapsychologique que nous partons, bien que Freud ne semble pas s’être tout à fait rendu compte de toutes les conséquences
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philosophiques d’une telle affirmation. Ce départ freudien ne signifie pas pour autant que nos recherches aient pour but un examen détaillé de son œuvre. Le texte princeps de nos recherches est l’enseignement de Lacan – écrits et séminaires qu’il a tenus plus de vingt ans durant. Une œuvre aussi vaste que difficile, d’où nous essayerons d’extraire l’essentiel pour traiter la question qui nous anime, tout en sachant que l’exhaustivité est impossible. Aristote définit l’homme comme a[nqrwpo" zw~/on lovgon e]con, expression que Heidegger traduit « l’homme est l’être vivant qui a le lovgo" et se distingue par le lovgo" (der Mensch ist dasjenige Lebewesen, das den lovgo" hat und durch den
lovgo" ausgezeichnet ist). »3 Dire que le logos est le propre de l’homme, c’est mettre d’accord sophistes et psychanalystes, restant à préciser comment chacun conçoit les propriétés de cet apanage. Si la pratique psychanalytique comme talking cure peut être efficace, c’est parce que le sujet est effet de langage. Cet effet n’est pas n’importe lequel : parce qu’il parle, l’homme est divisé, c’est-à-dire condamné à voir se faufiler son être entre deux signifiants. Il n’y a pas, pour la psychanalyse, un signifiant qui pourrait signifier totalement un sujet : le sujet est manque-à-être. C’est un fait de structure. La division du sujet, que Lacan écrit S (S barré) se redouble de l’inconsistance dans l’Autre comme lieu de la parole, A (A barré). C’est-à-dire que dans l’Autre comme trésor des signifiants, il en manque un, justement celui qui pourrait « dire » le désir du sujet. C’est autour de ce noyau que s’élabore tout l’enseignement de Lacan. Il ne s’agit nullement de s’engouffrer dans une sorte d’idéalisation mystique d’un manque fondamental, mais d’en tirer les conséquences pour le sujet – effet de langage – et par là même revisiter les modèles historiques du rapport homme-langage. Ce manque inhérent au langage, ainsi théorisé, a des conséquences dévastatrices pour certains systèmes philosophiques. La première, concerne la notion de vérité qui, du fait de ce manque, ne sera que mi-dite. La vérité, en psychanalyse, ne comporte aucune trace de la quiddité philosophique. Déjà la distinction freudienne 3
Martin Heidegger, « Logik. Heraklits Lehre vom Logos », in Gesamtausgabe, II. Abteilung : Vorlesungen 1923-1944, vol. 55, Francfort, Vittorio Klostermann, 1979, p. 223. Nous traduisons.
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entre réalité psychique (psychische Realität) et réalité extérieure (äußere Realität) l’interdit. Néanmoins, Freud demeure la proie de « ses amours avec la vérité », inconsciente bien sûr, qu’il pensa un temps dans une certaine mesure pouvoir atteindre. Lacan est plus radical, surtout dans la seconde partie de son enseignement : la vérité n’est pas uniquement mi-dite, mais elle est disjointe du savoir. Cette disjonction va au secours du sophiste aux prises avec la critique séculaire du philosophe qui, lui reprochant d’être « trois points éloigné de la vérité », ne sait pas ce qu’il prétend enseigner. Ce qu’on appelle le premier enseignement de Lacan porte la marque incontestable de l’influence structuraliste et linguistique. L’inconscient « structuré comme un langage » se traduit en tropoi rhétoriques, comme l’atteste l’usage lacanien de la métaphore et de la métonymie. Loin de se laisser fasciner par les nouvelles sciences du langage, Lacan fit toujours état de la source rhétorique de ses trouvailles via la linguistique. Il inclut d’ailleurs l’étude de la rhétorique parmi les disciplines fondamentales pour la formation du psychanalyste.4 Les références à la rhétorique abondent dans cette première partie de son enseignement. Dans les premiers chapitres de la Première Partie, nous parcourrons ces références, ayant en vue l’acheminement par lequel Lacan se rapprochera, dans son deuxième enseignement, plutôt de la sophistique, au détriment de la rhétorique. Dans le « dernier enseignement » de Lacan, la linguistique devient linguisterie, la langue lalangue, l’inconscient parlêtre. Lacan se gorgianise. La gorgianisation de Lacan ne saurait pour autant se réduire à une pratique féroce des néologismes, ni à une pratique fétichiste d’écoute exclusivement phonématique. Audelà des fragments laissés par Protagoras ou par l’Ambassadeur de Léontinoi, la psychanalyse s’étaye aussi sur une élaboration théorique et technique dont le contenu touche à des questions philosophiques majeures.
4
« On sait la liste des disciplines que Freud désignait comme devant constituer les sciences annexes d’une idéale Faculté de psychanalyse. On y trouve, auprès de la psychiatrie et de la sexologie, ‘l’histoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, l’histoire et la critique littéraires. […] Nous y ajouterons volontiers, quant à nous : la rhétorique, la dialectique au sens technique que prend ce terme dans les Topiques d’Aristote, la grammaire, et, pointe suprême de l’esthétique du langage : la poétique, qui inclurait la technique, laissée dans l’ombre, du mot d’esprit. Et si ces rubriques évoqueraient pour certains des résonances un peu désuètes, nous ne répugnerions pas à les endosser comme d’un retour à nos sources. » Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 288.
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Le néologisme parlêtre, qui remplace à la fois les concepts d’inconscient et de sujet, condense la charge antiphilosophique de Lacan. Si les sophistes proclamèrent que la vérité et le monde n’étaient que l’effet de la toute puissance du logos, pour la psychanalyse, c’est le sujet qui est effet de langage. Le concept de parlêtre, plus gorgien que Gorgias, renouvelle les questions sophistiques à l’égard de thèmes comme la vérité, le savoir, l’Un, la substance, bref tous ces piliers de la science de l’être en tant qu’être. La Première Partie de cette thèse essaye de repérer ces moments cruciaux de l’approche lacanienne du langage et de saisir comment celle-ci retrouve et va au-delà de l’exercice sophistique. Ainsi, les élaborations lacaniennes autour du concept psychanalytique de phallus et du « non-rapport sexuel » mettront en cause la question de la prédication et de la copule, en connectant « signification phallique » à Gamma. La question de l’identification introduit, dans l’enseignement de Lacan, la question de l’Un, en distinguant deux versants : l’un de l’individuation – trait unaire, et l’Un du langage. L’élaboration de Lacan sur ce dernier point aboutit, Parménide à l’appui, à un oxymore frappant pour l’ontologie : Y a d’l’Un. En faisant de la logique « la science du réel », Lacan arrive à la définition du réel comme impossible, raison pour laquelle il revisite les modalités logiques aristotéliciennes. Cette relecture s’achève avec l’élaboration des « formules de la sexuation », qui gardent une ressemblance avec les carrés logiques traditionnels, sauf que les rapports entre les quatre éléments subvertissent ceux de la logique classique : le contraire du nécessaire devient, chez Lacan, l’impossible. Il insère, comme nous le verrons, des rapports de contradiction au sein de chaque côté de ces formules, ce qui nous ouvre la voie à une réinterprétation de la « non-contradiction » initiale. Il nous semble que, ce que Lacan avance à ce propos constitue une réponse originale et qui dépasse, quant à la non-contradiction, la position sophistique. La Première Partie essaye ainsi de fournir des éléments pour qu’on puisse examiner dans quelle mesure l’élaboration psychanalytique lacanienne renoue avec certains principes sophistiques, lesquels et comment. Nos recherches ne prétendent pas offrir une étude exhaustive des rares textes et fragments des sophistes parvenus jusqu’à nous. Nous y ferons référence chaque fois que l’étude du texte lacanien l’exigera. Car c’est ce dernier le grand interrogé de
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cette étude. Il ne s’agit donc pas d’une thèse sur la sophistique, mais sur la façon dont celle-ci fait retour dans le champ psychanalytique. Par ailleurs, cette thèse ne fera aucune mention des commentateurs traditionnels des sophistes, à l’exception de Barbara Cassin, qui a ouvert dans le domaine de la philosophie le débat sur les rapports existant entre psychanalyse et sophistique. Il ne s’agit pas non plus d’une thèse sur Aristote, mais de la façon dont Lacan se sert des élaborations de ce philosophe pour articuler ce qui l’intéresse pour la psychanalyse. C’est donc une lecture d’Aristote qui peut heurter la rigueur des spécialistes de la philosophie du Stagirite, parce qu’elle est à la fois fragmentaire et orientée par et vers une discipline nouvelle.5 Puisque le champ psychanalytique ne saurait pas exister sans sa pratique, nous consacrerons la Deuxième Partie de la thèse à l’examen de ce qui, dans la praxis analytique pourrait se rapprocher de l’exercice sophistique. Cette discussion s’avère fondamentale – nous assumons l’étrangeté d’une telle démarche en philosophie, mais amputer la psychanalyse du champ où elle opère serait fausser complètement la réflexion, dans la mesure où tout ce qui s’y élabore se fonde uniquement sur l’expérience. Sous cet angle, sophistes et psychanalystes se rejoignent. Leurs activités ne se résument pas à des productions « théoriques ». La performance sophistique dans les assemblées de la polis, leur enseignement, font partie intégrante de leur héritage, comme du scandale qu’ils ont suscité. Il en va de même pour le psychanalyste dont la pratique, depuis Freud jusqu’au Livre noir de la psychanalyse, suscite la méfiance des contemporains qui lui reprochent d’être – si chère ! – et de n’opérer que… par paroles… Le lecteur aura déjà remarqué, sûrement, qu’il tient déjà là un indice de la différence de statut entre sophistes et psychanalystes. La parole, en psychanalyse, n’est pas une parole publique comme celle des sophistes dans la Cité grecque, mais elle n’est pas non plus privée. Le public réduit du dispositif analytique, composé de 5
À ce sujet, nous reportons le lecteur au livre de Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan, lecteur d’Aristote, qui fut au départ une thèse en philosophie dirigée par Pierre Aubenque. L’auteur nous propose une vision plus ample des différents niveaux où Aristote comparaît dans l’enseignement de Lacan et qu’il distingue en politique, métaphysique et logique. Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan, lecteur d’Aristote, Politique, métaphysique, logique, Paris, Éditions de l’Association freudienne internationale, 1998.
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deux personnes, peut aussi constituer un champ rhétorique estimable, Aristote avait même prévu le cas d’un public à « un seul juge » (heni kritê).6 Il n’échappe à personne – qu’on ait fait ou pas l’expérience analytique – que le psychanalyste se caractérise plutôt par son silence que par son talent d’orateur. Voilà aussi un autre élément à considérer quant au statut du psychanalyste. Mais la question essentielle ici ne porte pas sur le volume de son discours, mais d’où il parle, sur ce qu’il dit et sur ce qu’il vise dès qu’il parle, à savoir, quand il interprète. L’examen de la théorie lacanienne de l’interprétation est donc un point crucial à l’horizon des rapports entre sophistique et psychanalyse. Des considérations sur « l’acte psychanalytique » ouvriront une réflexion sur le caractère performatif de cette pratique, pour autant que l’acte analytique marque la disjonction radicale, pour la psychanalyse, entre penser et être. En effet, comme nous l’expliquerons, cet acte subvertit le cogito cartésien. Viendra ensuite l’examen du « temps logique », ce que Lacan appelle son « petit sophisme ». Cette élaboration intervient de façon novatrice dans la pratique et la théorie psychanalytiques, dans le sens où elle pose qu’il y a un temps, non chronologique, mais logique, qui régit chaque cure. Le psychanalyste décide de la durée variable des séances afin que se dévoile au sujet la logique de son désir, articulé au sein de la « logique » du logos – ce qui n’est pas sans lien avec la notion grecque de kairos, temporalité par excellence de l’action sophistique. Nous explorerons ensuite le fait que le psychanalyste, comme le sophiste, monnaye son savoir-faire avec le langage. Nous essayerons de démontrer comment la question de l’argent, loin d’être un fait accessoire, est en intime cohérence avec ce qui fonde leurs positions « théoriques » respectives. Il sera donc question de logologie et de parlêtre. Le premier néologisme, forgé par Novalis, est repris par Cassin pour décrire la position des sophistes, pour qui le logos est premier et l’ontologie un effet de discours.7 Le second, de Lacan, 6
Rhétorique, Livre III, 1414a 10, texte établi et traduit par Médéric Dufour et André Wartelle, 3e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1989. Voir aussi Platon, Le Sophiste, 22d. 7 Novalis ne développe pas une « théorie » de la logologie, il n’en définit pas non plus ce qu’il nomma logologie. De ses Fragments logologiques, nous extrayons deux passages qui révèlent néanmoins l’horizon de ce terme : « Les sophistes sont des gens qui, relevant attentivement les faiblesses des philosophes et les défauts de l’art, tentent de s’en servir à leur avantage et veulent en tirer profit à des fins anti-philosophiques et parfaitement indignes, - et cela souvent même en philosophie. » Et celuici : « Philosophistiser, c’est déphlegmatiser – vivifier. » Novalis, « Fragments logologiques », in
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pousse la thèse logologique à son paroxysme, en posant que l’expression « être parlant » est un pléonasme, « puisqu’il n’y a d’être que de parlé ; s’il n’y avait pas le verbe être, il n’y aurait pas d’être du tout. »8 Logologie et parlêtre condensent ainsi deux conceptions démiurgiques du langage. 9 Si pour la logologie, « l’être est un effet de dire »,10 pour la psychanalyse, c’est le sujet qui est effet de langage. La question des rapports entre psychanalyse, sophistique et ontologie a été abordée par Franck Richez, en 2003, dans sa thèse : Les Pouvoirs du langage : ontologie, sophistique et psychanalyse. L’auteur a cherché à mettre en évidence la filiation de la sophistique et de la psychanalyse en tant qu’elles consistent « en une position d’énonciation orientée depuis une entente du signifiant ».11 Il extrait des penseurs de l’être, dont il privilégie à juste titre Parménide, Platon et Aristote, ces deux anti-ontologistes que sont la sophistique et la psychanalyse. Sur ces points, nous sommes d’accord avec lui. Pour Richez, psychanalyse et sophistique se situent contre l’hégémonie ontologique et pour un agencement du langage qui vise le « dire » singulier.12 Cependant, s’il défend une filiation entre ces deux disciplines, il ne cherche pas pour autant à dégager avec précision ce qui les différencie. Nous n’y trouvons pas non plus un examen bien fondé de la théorie et de la pratique psychanalytiques. Et c’est sur ces points que notre projet se distingue du sien. Étant donné que psychanalyse et sophistique constituent des exercices langagiers, des « métiers » stricto sensu, il nous est apparu essentiel d’aborder la question de leurs pratiques pour en dégager non seulement leur parenté en opposition à l’ontologie, mais aussi leur différences. Pourquoi cette thèse est-elle insoutenable ? Cette déclaration n’est pas une fleur de rhétorique. L’insoutenable de cette thèse doit être compris au pied de la lettre du terme « soutien » (
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gr. hupokeimenon), ce qui est « couché ou placé en dessous », c’est-à-dire, « ce qui sert de base, de fondement ».13 Cette thèse est insoutenable dans la plus grande rigueur de la pensée de Lacan, qui a toujours souligné la difficulté, voire l’impossibilité de traduire l’objet de la psychanalyse dans un discours universitaire. Le discours psychanalytique, qui ne se justifie que d’être fondé (soutenu) sur une pratique qui relève du particulier, est justement le contraire de ce que vise l’université. Comme l’origine du mot latin l’indique, « universitas » veut dire « totalité, généralité ».14 La finalité du discours universitaire est celui d’un savoir commun, savoir entendu comme « connaissance », donc universalisable. La finalité de la psychanalyse est de faire accéder un sujet à son savoir inconscient, qui est un savoir singulier. Ainsi, l’université tend vers l’universel, tandis que la psychanalyse vise le singulier. La vanité du savoir universitaire, dit Lacan, c’est « quand s’affirmant de sa clôture, il fait mentir les autres ».15 Le risque d’exposer l’enseignement de Lacan à l’université, c’est qu’elle « promeut à la distorsion, en quelque sorte obligatoire, d’une traduction en discours universitaire de quelque chose ayant ses lois propres. »16 Nous sommes nous-mêmes concernés directement par ce risque, en raison de notre double appartennance, à la psychanalyse et à la philosophie. Pour la formation des psychanalystes et pour l’élaboration de la théorie psychanalytique, Lacan s’est appuyé sur la philosophie, il en a fait des lectures à cet
13
Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1950. Oscar Bloch & Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, 2e éd., Paris, PUF, « Quadrige », 2004. 15 « Préface à une thèse », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 394. Dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse », Lacan distingue quatre discours : discours du maître (où il place la philosophie), discours universitaire, discours de l’hystérique et discours de l’analyste. L’écriture de ces discours nous permet de bien saisir la différence de l’agencement qui les soutient à l’égard de l’agent, de l’autre, de la prodution et de la vérité. Voici les trois mathèmes qui nous concernent en ce moment : 14
Discours du maître
Discours de l’analyste
Discours universitaire
Les places
(philosophie)
Voir Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse », [1969-1970], texte établit par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 31. 16 Ibid., pp. 45-46
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usage. C’est justement à ce titre que nous cherchons par cette thèse à clarifier quelque chose de la dette de la psychanalyse envers la philosophie. Nous espérons que ce travail pourra être utile aussi bien aux psychanalystes qu’aux philosophes et aux « sophistes » contemporains, en apportant quelques éclairages sur des points qui les unissent ou les distinguent. Dans le risque lié à cette entreprise, nous voulons surtout éviter deux écueils : celui d’ontologiser la psychanalyse et celui de trop « lacaniser » les philosophes et les sophistes que nous étudierons. Nous adhérons à la position freudienne, pour qui la psychanalyse est une discipline qui ne saurait en aucun cas être une quelconque Weltanschauung, ni constituer un système, contrairement à une certaine philosophie, dont il caricature l’entreprise avec les vers de Heinrich Heine : « Avec ses bonnets de nuit et les loques de sa robe de chambre Bouche les trous de l’édifice du monde. » 17
Nous partageons aussi la position de Lacan dont l’antiphilosophie est cependant d’un autre ordre. Elle implique, comme nous venons de l’évoquer, cette intime fréquentation de la philosophie, ne serait-ce que pour cerner plus nettement les contours du champ psychanalytique. C’est en effet ce qui a fondamentalement motivé nos recherches. Face à ces enjeux, il nous reste à solliciter du lecteur un peu de ce « consentement fragmentaire », que Freud opposait volontiers et joliment à une quelconque aspiration de Geschlossenheit ou Systembildung, propres à certains systèmes philosophiques. 18 Notre étude s’appliquera donc à respecter la donne de cette double exigence de Freud et de Lacan, laissant ouverts les trous de l’édifice du monde. Avec une claire conscience des difficultés liées à cette tâche insoutenable, ou presque, nous relevons le défi et ce sera à vous d’en juger.
17
Heinrich Heine, apud Sigmund Freud, XXXV. Vorlesung, « Über eine Weltanschauung », in Gesammelte Werke, vol. XV, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 1999, p. 173 , in Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, traduction par Rose-Marie Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 215. 18 Voir Sigmund Freud, ibid., p. 197.
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PREMIÈRE PARTIE POUR UNE RELECTURE DU PRINCIPE DE NON-CONTRADICTION EN PSYCHANALYSE
2. En guise de préambule : comment peut-on parler de la sophistique ? jEn ajrch/` h^n oJ lovgo"19 Le Ve siècle avant notre ère fut un siècle exceptionnel pour le monde grec. Le long procès de laïcisation de la parole, qui dès la muse hésiodique pouvait dire des choses vraies ainsi que des fausses,20 s’accomplit avec la naissance de deux exercices de langage à la fois congénères et disparates : la philosophie et la sophistique. On a sans doute du mal à se représenter la révolution qui y fut engagée, surtout pour la sophistique que l’effort soutenu de la tradition s’est chargé de forclore. C’est donc avec de maigres sources « directes » que nous devons essayer de saisir ce qui fut cet art, qui a fasciné et scandalisé son époque. Peut-on mettre dans une même rubrique « sophistique » des personnages de styles si variés comme Prodicos et Gorgias ? Peut-on affirmer que « l’hommemesure » de Protagoras et le traité sur la synonymie de Prodicos appartenaient à un seul et même « art » ? Le risque est sans doute d’envergure, soit d’homogénéiser des sources qui sont plutôt fragmentaires, de forçer une unité qui n’existe pas, soit de les caricaturer aux frais de la tradition comme des escrocs marchands de la sagesse. Un choix méthodologique s’impose. Il ne sera pas question dans cette thèse des aspects historiographiques qui pourraient pallier le défaut de sources doctrinales. Il ne sera pas question non plus d’adhérer aveuglement aux sources indirectes pour suppléer à notre difficulté à nous représenter ce que furent les sophistes. Nous nous servirons des sources comme celles de Platon et d’Aristote, mais sans être dupes du rôle que joue le sophiste dans leurs œuvres.
19
« Au commencement était la parole », Évangile selon Jean, 1, 1. Hésiode, Théogonie, 27-28 : i[dmen yeuvdea pollaV levgein ejtuvmoisin oJmoi`a, i[dmen d’, eu^t’ ejqevlwmen, ajlhqeva ghruvsasqai. 20
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Cela étant dit, il est aussi un fait que, depuis des siècles, on les nomme « les sophistes ». Il y aurait donc bien un dénominateur commun qui les réunit au-delà du marchandage itinérant de leur savoir faire discursif. Mais la diversité de leurs champs d’action nous incite à rejoindre le propos du Colloque de Cerisy, qui s’est rassemblé autour des « positions de la sophistique. »21 La sophistique émergea du long procès qui modifia le rapport de l’homme au logos, à la pensée et au réel. Lesdits présocratiques ont préparé le chemin et, la scène primitive de la conception de la sophistique a été, selon la thèse de Cassin, le Poème parménidéen.22 Nous pouvons interpréter cette « scène primitive » comme incestueuse, cela a été d’ailleurs le qualificatif de Lacan pour désigner le rapport de la vérité avec le réel. Le Poème de Parménide (Sur la nature ou sur l’étant) affirme que « l’étant est et que le non-étant n’est pas »,23 et que seulement la première voie, celle « qui est », suit la vérité et mérite d’être pensée.24 Cependant le Poème portait en lui sa propre perdition : le Traité du non-être de Gorgias interprète le Poème et le réduit à un effet de discours. Cette sorte de parodie du Poème dénoue ce que la philosophie avait noué : il n’y a pas de vérité du réel : « Il n’est, dit-il [Gorgias] rien ; d’ailleurs si c’est, c’est inconnaissable ; d’ailleurs si c’est et si c’est connaissable, ce n’est pourtant pas montrable aux autres. »25 Mais peut-on généraliser l’acte gorgien à l’ensemble des « sophistes » ? Ils n’ont peut-être pas tous eu la même force dévastatrice à l’égard de la philosophie, en tout cas nous n’avons pas les moyens de le vérifier. Les sophistes affirment la suprematie du logos comme producteur d’un « effet-monde » : l’onto-logie, pour les sophistes, se transforme en logo-logie.26
21
Voir Barbara Cassin (éd.), Positions de la sophistique, Colloque de Cerisy, Paris, Vrin, 1986. Si Parménide, Le traité anonyme De Melisso Xenophane Gorgia, édition critique et commentaire, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1980. 23 Sur la nature ou sur l’étant, La langue de l’être ?, présenté et commenté par Barbara Cassin, éd. bilingue, Paris, Seuil, « Essais », 1998. 24 « Fragment II », ibid. 25 Anonyme, « Sur Gorgias » (De Melisso Xenophane Gorgia), [1] 979a 12, traduction de Barbara Cassin in Si Parménide, op. cit., p. 637-638 ; traité publié aussi dans L’Effet sophistique, op. cit., p. 128. Nous empruntons l’expression « vérité du réel » d’une intervention d’Alain Badiou, intitulée « Formules de ‘L’étourdit’ », lors d’un Colloque sur « L’étourdit », qui a eu lieu à l’École normale supérièure, novembre 2003, inédit. 26 Voir Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit. 22
23
Si le Poème posa que l’être et la pensée étaient indissociables,27 la logologie sophistique posa que l’être est seulement parce qu’on le dit. Et ce qui s’entend dans ce qui est dit, pour le sophiste, repose uniquement « sur le champ phonique ou acoustique : entendre ne signifie plus comprendre ce qu’on entend ; il ne s’agit plus d’attribuer au signe un signifié, soit-il physei ou thesei. »28 Avec Descartes naît le sujet moderne de la science, qui prépare la voie de Freud et de l’inconscient, que nous allons aborder maintenant.
27
« Un même est en effet à la fois penser et être » (toV gaVr autoV ejstivn te kaiV ei^nai), Parménide, « Fragment III », in Sur la nature ou sur l’étant, op. cit. 28 Carmen L. Magalhães Paes, « Górgias : o ser e a linguagem », in Classica, Suplemento I, Belo Horizonte, SBEC, 1992, p. 44.
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2.1. Quelques considérations sur le mot « inconscient » « Assurément, l’inconscient était présent depuis toujours, existait, agissait, avant Freud, mais il importe de souligner que toutes les acceptions qui ont été données, avant Freud, de cette fonction de l’inconscient, n’ont avec l’inconscient de Freud rien à faire. »29
L’idée de l’existence d’un monde non-conscient précède évidemment la psychanalyse. On en trouve des traces dans les plus lointaines des expériences humaines. L’intérêt de l’homme pour le divin ou l’inconnu, atteste qu’il a toujours secrètement soupçonné que sa vie ne pouvait pas être totalement assujettie à sa seule volonté. Le mot « inconscient » fut forgé avant Freud. Il surgit dans l’Europe du XVIIIe siècle, dans différents pays, presque en même temps. On s’accorde à dire que l’œuvre de Descartes y serait pour quelque chose, bien que le philosophe n’ait jamais utilisé ce mot. Selon Lancelot Law Whyte, la notion d’inconscient se développa graduellement durant deux siècles, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’aube du XIXe. L’apparition de mots qui exprimaient la conscience et/ou la conscience de soi se produit d’abord dans les langues anglaise et allemande, au XVIIe siècle : « En anglais, ‘conscious’ au sens de ‘intérieurement perceptible ou connu’ apparaît pour la première fois en 1620 [avant Descartes], ‘consciousness », c’est-à-dire ‘l’état d’être conscient’ en 1678, et ‘self-consciousness’ ou ‘conscience de ses propres pensées, etc.’ en 1690. En allemand, on rencontre les termes équivalents au même moment, bien qu’il soit plus difficile de les dater avec précision ; en français, les termes correspondants sont apparus sensiblement plus tard. » 30
Pour ce qui est du mot inconscient, d’après les études faites par Whyte, on admet que les termes Unbewusstsein et bewusstlos, dans un sens proche de l’actuel,
29
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » [1964], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 115. 30 Lancelot Law Whyte, L’Inconscient avant Freud, traduit de l’américain par Janine Morche, Paris, Payot, 1971, pp. 68-69.
25
auraient été employés pour la première fois par Ernst Platner en 1776.31 Ces termes, ainsi que d’autres analogues, « ont été vulgarisés par Goethe, Schiller et Schelling entre 1780 et 1820. Le mot unconscious employé comme adjectif (dans le même sens) apparaît en anglais en 1751, et se rencontre plus fréquemment après 1800, dans les écrits de Wordsworth et Coleridge par exemple. Vers 1850, l’adjectif et le substantif étaient couramment utilisés en Allemagne, et leur emploi était moyennement fréquent en Angleterre. »32 En contrepartie, en France, le mot « inconscient » ne fut utilisé qu’autour de 1850, et essentiellement pour traduire les termes allemands. Selon Whyte : « Un dictionnaire français, publié en 1862, comporte le mot ‘inconscient’, mais ‘très rarement employé’, dit-il, et le Dictionnaire de l’Académie française, qui en consacre l’usage, n’a admis ce mot qu’en 1878. À cet égard, le français était en retard d’un demi-siècle sur l’allemand et l’anglais. »33 Whyte vérifia que « l’idée de processus mentaux inconscients était, pour nombre de ses aspects, une idée concevable autour de 1700, une idée d’actualité autour de 1800, et une idée devenue opérante autour de 1900, grâce aux efforts et à l’imagination d’un grand nombre d’individus dont les intérêts étaient divers et qui étaient originaires de nombreux pays. »34 On observe ainsi que ce long périple de l’inconscient s’achève exactement au moment où Sigmund Freud publiait la Traumdeutung, en 1900, dont le chapitre VII nous présente la première version métapsychologique du concept psychanalytique d’inconscient. L’inconscient psychanalytique se situe ainsi à la fin d’une longue période d’élaboration : « … les recherches permettent d’établir que plus d’une cinquantaine d’auteurs, en ne comptant que l’Allemagne, l’Angleterre et la France, auteurs dont les œuvres sont facilement accessibles, ont contribué pendant deux cents ans – de 1680 à 1880 – à créer un climat de pensée favorable à l’idée d’esprit inconscient ; beaucoup d’entre eux ont fait des études introspectives méthodiques, des expériences de laboratoire, et ont 31
Ernst Platner, philosophe, médecin et anthropologue, né en 1744 à Leipzig, écrivit entre autres, Philosophischen Aphorismen [1776-82] et influença quelques représentants du Romantisme allemand, spécialement Johan Karl Wezel et le jeune Schiller. Apud Raimund Bezold, in Walther Killy (dir.), Literatur Lexikon. Autoren und Werke deutscher Sprache, Band 9, Gütersloh/München, Bertelsmann Lexikon Verlag, 1999, p. 180. 32 Lancelot Law Whyte, L’Inconscient avant Freud, op. cit., p. 99. Souligné dans le texte. 33 Idem. 34 Ibid., p. 94. Souligné dans le texte.
26
même songé à des applications cliniques de cette nouvelle idée. Au cours de ces deux siècles a été établie l’existence de l’esprit inconscient ; ce n’est qu’au XXe siècle qu’a commencé la découverte de sa structure. » 35
35
Ibid., p. 95. Souligné dans le texte.
27
3. L’inconscient freudien
Dans le texte métapsychologique « L’inconscient » (1915), Freud présente les caractéristiques fondamentales de l’inconscient dans l’ordre suivant : 1) « Absence de contradiction » (Widerpruchslosigkeit); 2) « Processus primaire (mobilité des investissements) » (Primärvorgang [Beweglichkeit der Besetzungen]) ; 3) « Atemporalité » (Zeitlosigkeit) et ; 4) « Remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique » (Ersetzung der äuβeren Realität durch die psychische).36 Cette description de l’inconscient révèle d’un seul coup l’enjeu philosophique qu’implique le champ psychanalytique. Par ce même biais, l’absence de contradiction ainsi que la suprématie de la réalité psychique sur la réalité extérieure, propres à l’inconscient, ouvrent la question d’une affinité foncière entre psychanalyse et sophistique. Rien que l’énumération de ces caractéristiques de l’inconscient nous laisse entrevoir le coup que porte la psychanalyse à la science de l’être en tant qu’être, telle qu’elle fut définie dans le « Livre Gamma » de la Métaphysique d’Aristote. L’inconscient freudien se passe du principe de noncontradiction. Avant de passer à l’examen de ces qualités, il nous faut d’abord situer le présent article dans l’ensemble du projet freudien.
36
Sigmund Freud, « Das Unbewusste » [1915], in Gesammelte Werke, vol. X, op. cit., p. 286; « L’inconscient », in Œuvres complètes, vol. XIII, trad. fr. J. Altounian et al., Paris, PUF, p. 226. Souligné dans le texte.
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3.1. Quelques considérations sur la « sorcière » métapsychologie « ‘Il faut donc bien que la sorcière s’en mêle’. Entendez : la sorcière métapsychologie. Sans spéculer ni théoriser – pour un peu j’aurais dit fantasmer – métapsychologiquement, on n’avance pas ici d’un pas. Malheureusement les informations de la sorcière ne sont cette fois encore ni très claires ni très explicites. » 37
L’article « L’inconscient » appartient donc à la métapsychologie freudienne. Le terme « métapsychologie », dont l’analogie avec la métaphysique est inévitable, fut forgé très tôt par Freud. Il l’emploie pour la première fois dans une lettre à Wilhelm Fließ datée du 13 février 1896 : « La psychologie – à vrai dire métapsychologie – m’occupe sans relâche… »38 Presque deux mois plus tard, le 2 avril, il lui écrit à nouveau : « J’espère que tu prêteras aussi l’oreille à quelques-unes de mes questions métapsychologiques […] Jeune homme, je n’avais d’autre passion que celle de la connaissance philosophique et je suis à présent sur le point de l’accomplir en passant de la médecine à la psychologie. »39 Nous sommes ici dans la période de gestation de la psychanalyse, antérieure à la publication de la Traumdeutung (1900), et on voit bien comment « la métapsychologie est identifiée à l’origine comme l’expression de son projet philosophique par le jeune Freud. »40 La relation entre les exigences scientifiques du médecin41 et le songe philosophique de sa jeunesse s’avère pour lui conflictuelle,
37
Sigmund Freud, « Die endliche und die unendliche Analyse » [1937], in Gesammelte Werke, vol. XVI, op. cit., 1999, p. 69; « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, vol. II, traduction par Janine Altounian et al., Paris, PUF, 1985, p. 240. 38 Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Fließ (1887-1904), ungekürzte Ausgabe, Jeffrey Moussaieff Masson (hrg), deutsche Fassung von Michael Schröter, 2 éd., Francfort, S. Fischer Verlag, 1999, p. 181; Lettres à Wilhelm Fließ, (1887-1904), traduit de l’allemand par Françoise Kahn et François Robert, Paris, PUF, 2006, p. 222. Souligné dans l’original. 39 Ibid., p. 190 ; éd. fr., ibid., p. 233. Souligné dans l’original. Traduction modifiée. 40 Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, « Quadrige », 1995, p. 116. 41 Le 10 mars 1898, lorsque Freud est en train de finir son livre sur « L’interprétation du rêve », il écrit : « Il me semble qu’avec la théorie de l’accomplissement de désir [Theorie der Wunscherfüllung], seule la solution psychologique serait donnée, non la solution biologique, ou pour mieux dire, métapsychique. » Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Fließ (1887-1904), op. cit., p. 329 ; éd. fr. op. cit., p. 384. Traduction modifiée
29
comme le montre une lettre du 17 décembre de la même année : « Bien loin derrière se trouve mon enfant idéal, enfant de mes peines (mein Ideal – und Schmerzenskind), la métapsychologie. »42 Le projet métaphysique reste cependant épistolaire et adressé exclusivement à son ami Fließ, à qui Freud confie ses propos les plus intimes. Le terme métapsychologie n’apparaît dans un texte publié qu’en 1901, une seule fois, notamment dans le dernier chapitre de La psychopathologie de la vie quotidienne.43 Quatorze ans de silence suivent cette parution. C’est en pleine Première Guerre mondiale, que Freud commença à s’occuper effectivement de son projet métapsychologique. Il avait 60 ans et pensait, superstitieusement, qu’il n’avait que quelques années de vie devant lui. Il avoue donc à Ernest Jones et à quelques autres disciples, parmi lesquels Karl Jung, qu’il « était en gestation d’une grande synthèse » qui devait regrouper les concepts psychanalytiques les plus importants.44 La série des essais métapsychologiques de Freud fut écrite, telle que nous la connaissons, en seulement six semaines ! Comme le remarque Assoun, l’intensité du travail de Freud à ce moment-là indique combien ce projet avait déjà été mûri par le psychanalyste. Il y a, nous semble-t-il, deux temps dans le projet métapsychologique de Freud : l’un, lié à un dessein spéculatif de jeunesse ; l’autre, comme nous le verrons par la suite, qui répond à un souci épistémique, voire méthodologique.45
42
Ibid., p. 228 ; éd. fr., ibid., p. 276. Les traducteurs observent, en note de bas de page, que l’expression mein Ideal – und Schmerzenskind siginifie, « littéralement: mon enfant idéal et de douleur ». Idem, note 3. 43 Ce court passage reste cependant très important, parce que c’est le seul où l’enjeu entre métaphysique et métapsychologie est explicite, où la psychologie de l’inconscient doit « convertir la métaphysique en métapsychologie » (die Metaphysik in Metapsychologie umzusetzen). Sigmund Freud, « Zur Psychopathologie des Alltagslebens » [1901], in Gesammelte Werke, Band IV, op. cit., p. 288. Il faudrait évidemment préciser ce qu’entend Freud ici par métaphysique, notamment le recours humain à l’explication de phénomènes psychiques inconscients par des conceptions mythologiques du monde et/ou des réalités suprasensibles. À cet égard, souligne Assoun : « La métaphysique subit donc une réduction de sa prétention à la transcendance : elle n’est plus que le langage, en un autre code, du message psychologique » Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., p. 120. 44 Lettre à Karl Jung, 12 février 1911, apud Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. II, 4 éd., traduit de l’anglais par Anne Berman, Paris, PUF, 1988, p. 197. Le projet initial devait contenir douze articles, qui devraient être publiés en un seul volume, après la guerre. Il en a d’ailleurs cogité aux titres suivants : « Zur Vorbereitung der Metapsychologie » (Introduction à la métapsychologie) ; « Abhandlungen zur Vorbereitung der Metapsychologie » (Essais préparatoires à la métapsychologie) et « Übersicht der Übertragungsneurosen » (Étude générale des névroses de transfert). » Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. II, 4 éd., traduit de l’anglais par Anne Berman, Paris, PUF, 1988, p. 197. 45 Voir Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., pp. 126-128.
30
Des douze articles qui composaient son projet initial, Freud en a écrit et publié cinq : « Pulsions et destins des pulsions » (Triebe und Triebschicksale) ; « Le refoulement »
(Die
Verdrängung) ;
« L’inconscient »
(Das
Unbewuβte) ;
« Complément métapsychologique à la doctrine du rêve » (Metapsychologische Ergänzung zur Traumlehre ) et « Deuil et mélancolie » (Trauer und Melancholie).46 Encore six semaines de travail incessant, et Freud finit d’écrire les sept articles qui manquaient à son projet initial. Ces textes, cependant, ne seront jamais publiés. Ils furent probablement détruits par Freud lui-même.47 De l’« enfant de douleur » (Schmerzenskind) à « la sorcière » (die Hexe), l’œuvre métapsychologique de Freud témoigne, jusqu’à la fin de sa vie, de ses embarras avec ce projet. Comme l’indique Assoun, « tout se passe comme si la
46
Voir Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. II, 4 éd., traduit de l’anglais par Anne Berman, Paris, PUF, 1988, pp. 197-198. 47 À l’exception d’un seul. En 1983, lorsque l’éditrice de Freud, Ilse Grubrich-Simitis, se rendait à Londres pour préparer la publication de la correspondance du fondateur de la psychanalyse avec Sándor Ferenczi, elle a découvert un texte de Freud adressé à l’ami et dans lequel il se référait à l’article contenu dans ce manuscrit, « Übersicht der Übertragungsneurosen », comme le douzième article de sa métapsychologie. Cet article a été finalement publié en 1985. On vient d’ajouter à l’ensemble de ces articles un autre, rédigé en 1914, intitulé « Zur Einführung des Narziβmus » (Pour introduire le narcissisme), Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. II, op. cit., pp. 198199. Dans deux de ses lettres à Lou Andreas-Salomé, Freud lui dit qu’il aimerait encore retravailler l’ensemble des articles et se montre relativement pessimiste par rapport leur parution. Le 9 novembre 1915, il lui écrit: « Le nouveau recueil, duquel ‘L’inconscient’ va paraître maintenant dans la Zeitschrift, n’y sera pas, comme vous l’avez justement supposé, continué. Mais je ne sais si, pour autant, le livre verra plus tôt le jour de la publication. Je veux le faire précéder par les conférences et me laisser le loisir d’une rédaction définitive de quelques-unes des <12> études. Tous ces ouvrages souffrent d’une carence de bonne humeur et de sa fonction d’auto-insensibilisation (Die neue Sammlung, von der jetzt das Ubw in der Zeitsch[rift] erscheint, wird, wie Sie richtig vermuten, dort nicht fortgesetzt werden. Ich weiβ aber nicht, ob das Buch das Licht der Öffentlichkeit darum früher erblicken kann. Ich will die Vorlesungen voranschikken und mir zur endgiltigen Redaktion einiger der 12 Aufsätze Zeit lassen. All diese Arbeiten leiden unter dem Mangel an froher Stimmung und an ihrer Funktion zur Selbstbetäubung). » Sigmund Freud et Lou Andreas-Salomé, Briefwechsel, Herausgegeben von Ernst Pfeiffer, Francfort, S. Fischer Verlag, 1966, p. 39; Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, traduit par Lily Jumel, avant-propos et notes d’Ernst Pfeiffer, Paris, Gallimard, 1970, p. 47. La traduction française avait omis le nombre d’études envisagées par Freud, <12>, mentionné dans l’original allemand. Dans une autre lettre, du 25 mai 1916, Freud se montre toujours pessimiste par rapport la publication de ces articles, et il ajoute d’ailleurs, que leur contenu ne lui apporterait rien de neuf : « Mon livre, qui comportera douze de ces études, ne pourra pas être imprimé avant la fin de la guerre. Qui sait combien de temps après cette date ardemment guettée ! La durée d’une vie est incalculable et je voudrais quand même avoir lu votre ouvrage. Mais si c’est à mes ‘conférences’ que vous faites allusion, vous n’y trouveriez rien qui soit nouveau pour vous (Mein aus 12 solchen Aufsätzen bestehendes Buch kann nicht vor Kriegsende gedruckt werden. Wer weiβ auch, um wieviel nach diesem sehnlich erwarteten Termin. Lebensdauern sind unberechenbar, und ich möchte es doch noch gerne gelesen haben. Wenn Sie aber meine >Vorlesungen< meinen sollten, die enthalten absolut nichts, was Ihnen etwas Neues sagen könnte). » Ibid., p. 50. Souligné dans le texte; trad. fr. p. 60.
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métapsychologie, originairement vécue par Freud, comme l’indiquent ses lettres à Fließ, comme un réinvestissement du projet philosophique originaire, s’était redéfinie, avec l’émergence de la pratique psychanalytique (au tournant du siècle) et technicisée corrélativement […] pour se convertir finalement en réquisit épistémologique – ce qui est consommé avec les essais de 1915. »48
3.2. L’article « L’inconscient » « […] les mots font la chose, la chose freudienne, la crachose freudienne. Mais c’est justement à l’inadéquation des mots aux choses que nous avons affaire. » 49
Malgré des vertus didactiques avérées et un style littéraire qui lui valut le Prix Goethe, le lecteur de Freud s’étonne du fait qu’une élaboration si condensée comme celle proposée dans article « L’inconscient » ne soit pas suivie d’un plus large développement. Que dit Freud dans cet article ? Il l’introduit, comme l’observe Luiz Alfredo Garcia-Roza, en situant l’inconscient psychanalytique de façon « négative », c’est-àdire, en marquant ce qu’il n’est pas. Effort nécessaire pour vider le concept de toute vision romantique qu’il aurait pu conserver. Il le distingue également de certaines conceptions de la psychologie, qui pouvaient aller même jusqu’à admettre des degrés différents de conscience, voire des « états de conscience inconscients. »50 La psychanalyse se différencie « de la psychologie de la conscience descriptive [von der deskriptiven Bewuβtseinspsychologie] », selon Freud, parce qu’elle présente une « conception dynamique des processus animiques [dynamische
48
Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., p. 127. « Une pratique de bavardage », séminaire du 15/11/1977, Le Moment de conclure, inédit. Publié in Ornicar ?, n° 19, automne 1979, p. 7. Souligné dans l’original. 50 Luiz Alfredo Garcia-Roza, Introdução à Metapsicologia freudiana, Vol. 3 : « Artigos de metapsicologia », 5 ed., Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2002, p. 210. C’est le cas, par exemple, « des ‘petites perceptions’, de Leibniz, de la ‘frange de la conscience’ de William James, des ‘représentations inconscientes’, de Herbart. » 49
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Auffassung der seelischen Vorgänge]. »51 Ce qui caractérise la nouveauté de la métapsychologie freudienne, c’est notamment la présentation d’un appareil psychique conçu en trois dimensions : « Je propose qu’on parle d’une présentation métapsychologique lorsque nous réussissons à décrire un processus psychique [psychischer Vorgang] selon ses relations dynamiques, topiques et économiques. »52 Le niveau dynamique comprenant le rapport existant entre les trois instances psychiques : inconscient – préconscient – conscient ; le topique, celui qui conçoit ces instances comme des lieux psychiques et, l’économique, « celui qui s’efforce de suivre les destins des grandeurs d’excitation et de parvenir à une évaluation au moins relative de celles-ci. »53 C’est aussi le concept de « refoulement » (Verdrängung) qui distingue l’inconscient freudien d’autres théories qui l’ont précédé. Freud lui consacre d’ailleurs, un de ses articles métapsychologiques. Mais l’inconscient, dit-il, ne se résume pas au refoulement : « L’inconscient comprend, d’une part, des actes qui sont simplement latents, temporairement inconscients, mais qui, par ailleurs, ne se différencient en rien des actes conscients, et, d’autre part, des processus comme les processus refoulés, qui, s’ils devenaient conscients, ne pourraient que trancher de la façon la plus criante sur le reste des processus conscients [sich von den übrigen bewuβten aufs grelleste abheben müβten] » 54 Une bonne moitié de cet article est consacrée ainsi à l’examen du fonctionnement de l’appareil psychique (psychisches Apparat), composé de trois systèmes, inconscient (Ics), préconscient (Pcs) et conscient (Cs), et de l’interaction existante entre eux. Ce n’est qu’au chapitre V, intitulé « Les particularités du système Ics » (Die besonderen Eigenschaften des Systems Ubw), que Freud nous présente les caractéristiques fondamentales de l’inconscient citées plus haut et qui intéressent particulièrement notre recherche.
51
Sigmund Freud, « Das Unbewusste » [1915], in Gesammelte Werke, vol. X, op. cit., p. 272 ; « L’inconscient », in Œuvres complètes, vol. XIII, op. cit., p. 213. 52 Ibid., p. 281 ; trad. fr., p. 221. 53 Ibid., p. 280 ; trad. fr., pp. 220-221. On voit bien ici la préoccupation épistémique et méthodologique de Freud par rapport à l’objet de la psychanalyse, qui se caractérise d’être heuristique. 54 Ibid., pp. 270-271 ; trad. fr., p. 211.
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3.2.1. L’absence de contradiction (Widerspruchslosigkeit) Le terme Widerspruchslosigkeit n’est utilisé par Freud qu’une seule fois, notamment dans le passage de « L’inconscient » que nous avons mentionné. Il ne le développe pas davantage. Pour comprendre mieux ce que Freud avait en vue lorsqu’il parlait d’absence de contradiction, nous devons nous reporter à la Traumdeutung, où il commença à élaborer les mécanismes inconscients. Le rêve, nous dit-il, ne comporte ni l’alternative du genre « ou…ou… » (entweder… oder), ni les catégories d’opposition (Gegensatz) et de contradiction (Widerspruch).55 Cependant, dans l’article « L’inconscient », Freud n’explore pas ce phénomène à partir de sa portée logico-philosophique (du point de vue langagier), mais plutôt pulsionnel.56 D’après lui, le noyau du système Ics est composé de « représentants des pulsions » (Triebrepräsentanzen), qui veulent se décharger de leurs « motions de désir » (Wunschregungen). Il dit : « Ces motions pulsionnelles [Triebregungen] sont coordonnées les unes aux autres, existent sans être influencées les unes à côté des autres, ne se contredisent pas les unes les autres [widersprechen einander nicht]. »57 Lorsque deux désirs apparemment incompatibles sont actifs en même temps et que leurs buts paraissent inconciliables, ils établiront un compromis. Freud ajoute : « Il n’y a, dans ce système [Ics], pas de négation [keine Negation], pas de doute [keinen Zweifel], pas de degrés de certitude [keine Grade von Sicherheit]. »58 Ces catégories résultent de la censure, et la négation n’est qu’un « substitut du refoulement » (ein Ersatz der Verdrängung), mais à un niveau plus élevé.59 Freud n’explore pas la portée philosophique de ce qu’il affirme, exception faite de l’atemporalité. Il nous paraît pourtant possible d’expliciter la notion freudienne de l’absence de contradiction dans l’inconscient par le biais de son élaboration autour de la négation. Dès la Traumdeutung, Freud lie les catégories d’opposition (Gegensatz) et de contradiction (Widerspruch) avec l’inexistence de la 55
Voir « Die Traumdeutung » [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II-III, pp. 321 et 323. Nous laissons ici de côté la lecture lacanienne concernant une supposée « grammaire pulsionnelle », qu’il a repérée chez Freud. 57 « Das Unbewusste » [1915], op. cit., p. 285; trad. fr., p. 225. Nous soulignons. 58 Idem. 59 Idem. 56
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négation dans l’inconscient. Dans le rêve, nous dit-il, le « non » (das ‘Nein’) semble ne pas exister.60 En 1925, dans un article intitulé « La dénégation » (Die Verneinung), Freud développe davantage le problème de la négation.61 Dans ce texte, court et extrêmement dense, il part d’exemples extraits de la vie courante pour rendre visible la manière dont se manifeste la « dénégation ». Par exemple : un analysant dit à son analyste : « vous allez sans doute penser que je veux vous dire quelque chose d’offensant, mais ce n’est réellement pas mon intention. » Freud voit dans cette affirmation le rejet même de l’idée venue à l’analysant de vouloir l’offenser. Ou encore l’exemple de l’analyste qui demande à l’analysant « qui pourrait être cette personne dans votre rêve ? » et celui-ci qui répond : « ce n’est pas ma mère ! » Cela permet à l’analyste de conclure qu’il s’agit donc bien de la mère.62 Comme l’observe Jean Hyppolite commentant cet article, ce que Freud tire de ces « anecdotes », est d’une « portée philosophique prodigieuse » : il s’agit de « présenter son être sur le mode de ne l’être pas. »63 Cette sorte d’Aufhebung du refoulement n’est pas pour autant l’acceptation du refoulé. La dénégation permet ainsi la persistance du refoulement, sous la forme de la non-acceptation du refoulé (keine Annahme des Verdrängten), puisqu’un « contenu de représentation ou de pensée refoulés ne peut pénétrer dans la conscience qu’à la condition de se dénier. »64 Selon Hyppolite, si le refoulement n’est pas levé (aufgehoben) avec la dénégation, c’est parce que celle-ci consiste en une « négation de la négation », ce qui équivaut à une « affirmation intellectuelle ».65 Pour essayer de rendre compte du processus par lequel la dénégation s’instaure dans le psychisme, Freud construit une articulation qualifiée par Hyppolite de « mythique » - prenons mythique au sens lacanien, ce qui tente « de donner forme épique à ce qui opère dans la structure. »66 La fonction de jugement (Urteilsfunktion), dit Freud, consiste à vérifier « l’existence réelle » (reale Existenz) 60
« Die Traumdeutung » [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II-III, p. 323. « Die Verneinung » [1925], in ibid., vol. XIV, pp. 11-15. 62 Ibid., trad. fr., p. 11. 63 Jean Hyppolite, « Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud », in Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 881. 64 « Die Verneinung » [1925], op. cit., p. 12. Nous traduisons. 65 Jean Hyppolite, op. cit., p. 882. 66 « Télévision » [1973], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532. 61
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d’une chose représentée. Il s’agit-là de l’intérêt du « moi-réel » (Real-Ich), qui se développe à partir du « moi-plaisir » (Lust-Ich). L’instauration des deux fonctions de jugement (d’attribution et d’existence) comprend donc deux temps : le premier, dans lequel le « moi-plaisir » décide si une chose perçue doit ou non être acceptée dans le moi (ins Ich) et, le deuxième, si quelque chose présente dans le moi comme représentation (als Vorstellung) peut être retrouvée (wiedergefunden) dans la perception, notamment dans la réalité (Realität). Il est donc question du « dedans » (Innen) et du « dehors » (Außen). Les représentations, subjectives, sont seulement dedans, tandis que les autres, réelles, sont aussi dehors.67 Au départ, l’existence de la représentation est une caution pour la réalité de ce qui a été représenté. Cela mène Freud à affirmer que « l’opposition entre le subjectif et l’objectif n’existe pas dès le début. » Dans la « preuve de réalité » (Realitätsprüfung), le plus important ce n’est pas de trouver dans la perception réelle un objet correspondant à l’objet représenté (adequatio rei et intelectus), mais de le retrouver (wiederzufinden). La condition d’instauration de la « preuve de réalité », c’est que les objets (Objekte) qui avaient originellement procuré de la satisfaction réelle (reale Befriedigung), aient été perdus (verloren gegangen sind).68 L’affirmation (die Bejahung) est, d’après Freud, « l’équivalent de l’unification » (Ersatz der Vereinigung), tandis que la négation (dénégation) fait suite à l’expulsion (Nachfolge der Ausstoßung).69 L’accomplissement de la fonction de jugement, dit Freud, « n’est rendu possible que par la création du symbole de la dénégation » (die Schöpfung des Verneinungssymbols).70 C’est ce qui permet, selon lui, un premier degré d’indépendance à l’égard du refoulement. Par l’intermédiaire de la « négation », comme l’exprime Hyppolite : « …tout le refoulé peut à nouveau être repris et réutilisé dans une espèce de suspension, et qu’en quelque sorte au lieu d’être sous la domination des instincts d’attraction et d’expulsion, il peut se produire une marge de la pensée, une apparition de l’être sous la forme de ne l’être pas, qui se produit avec la dénégation, c’est-àdire où le symbole de la négation est rattaché à l’attitude concrète de la dénégation. » 71 67
« Die Verneinung » [1925], op. cit., p. 13. Ibid., p. 14. 69 Ibid., p. 15. 70 Idem. Nous traduisons. 71 Jean Hyppolite, op. cit, p. 886. Nous soulignons. 68
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Selon Hyppolite encore, il faut « voir dans la dénégation une attitude concrète à l’origine du symbole explicite de la négation, lequel symbole explicite rend seul possible quelque chose qui soit comme l’utilisation de l’inconscient, tout en maintenant le refoulé. »72 Freud s’est expliqué ainsi l’absence de négation dans l’inconscient : ce n’est que « la reconnaissance de l’inconscient du côté du moi », mais qui « s’exprime dans une formule négative. »73 Il nous semble ainsi que l’affirmation freudienne de l’absence de contradiction dans l’inconscient demeure liée à la problématique de la négation. Mais il a fallu attendre Lacan pour que cette affirmation acquière un nouveau ressort logique : « … cette vérité assurément première, que l’inconscient ne connaît pas la contradiction […] ceci a eu pour conséquence que les psychanalystes, à partir de ce moment-là, se sont crus en vacances […] à l’endroit de la contradiction, et qu’ils ont cru que du même coup cela leur permettrait eux-mêmes de n’en rien connaître, c’està-dire de n’y s’intéresser à aucun degré. C’est une conséquence manifestement abusive. Ce n’est pas parce que l’inconscient, même si c’était vrai, ne connaîtrait pas la contradiction que les psychanalystes n’ont pas à connaître, ne serait-ce que pour savoir pourquoi il ne la connaît pas, par exemple ! » 74
3.2.2. Le processus primaire (Primärvorgang) Une représentation inconsciente peut passer, grâce aux processus de déplacement (Verschiebung) et de condensation (Verdichtung), à une autre représentation toute sa charge d’investissement. 75 Ces deux opérations constituent le « processus psychique primaire » (psychischen Primärvorganges).76 On observe que le processus psychique primaire, auquel sont soumis les représentants pulsionnels, obéit aux mêmes lois que celles du langage. Telle est la relecture de Lacan, qui fait 72
Ibid., p. 887. « Die Verneinung » [1925], op. cit., p. 15. Traduction de Jean Hyppolite. 74 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XV, « L’acte psychanalytique » [1967-1968], séance du 6 mars 1968, inédit. Le « doute » que Lacan met ici sur la non-contradiction de l’inconscient (« … même si c’était vrai …») annonce moins une mise en question de ce principe, que le besoin de l’approfondir, ce qu’il fait dans cette même séanc et dans les années suivantes. Nous l’aborderons plus loin. 75 Sigmund Freud, « L’inconscient » [1915], op. cit., pp. 285-286 ; trad. fr., pp. 225-226. 76 Ibid., p. 286 ; trad. fr., p. 226. 73
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équivaloir les deux opérations du processus psychique primaire, déplacement et condensation, à la métonymie et à la métaphore, respectivement. Nous pousserons plus loin l’analyse de ce point dans le chapitre suivant, mais nous pouvons déjà apercevoir dans la métapsychologie freudienne ce qui permet à Lacan de postuler que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Dans le Séminaire VII, sur « L’éthique de la psychanalyse », il dit : « Par là, le monde de la Vorstellung est déjà organisé selon les possibilités du signifiant comme tel. Déjà au niveau de l’inconscient, cela s’organise selon des lois qui ne sont pas forcément, Freud l’a bien dit, les lois de la contradiction, ni celles de la grammaire, mais les lois de la condensation et du déplacement, celles que j’appelle pour vous les lois de la métaphore et de la métonymie. » 77
Dans « L’inconscient », Freud paraît se trouver dans un certain embarras. Il a du mal à rendre compte de ce qui se passe entre les « représentations de mot » (Wortvorstellungen) et les « représentations de chose » (Sachvorstellungen), et cela parce qu’il paraît convaincu que les Wortvorstellungen sont plutôt une prérogative du système préconscient, puisque les représentations de mots impliquent une dimension temporelle, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Pour éclaircir donc ce rapport entre Wortvorstellungen et Sachvorstellungen dans l’inconscient, Freud a recourt à la psychose, où les relations entre les mots et les choses se passent autrement que dans la névrose. C’est notamment avec des exemples de ce qui se passe dans la schizophrénie, qu’il a pu dévoiler ce qui se passe dans l’inconscient par rapport aux Wort – et Sachvorstellungen : « Si nous nous demandons ce qui confère à la formation de substitut schizophrénique et au symptôme leur caractère déconcertant, nous finissons par saisir que c’est la prédominance [das Überwiegen] de la relation de mot sur la relation de chose [der Wortbeziehung über die Sachbeziehung]. […] C’est l’égalité dans l’expression langagière et non la ressemblance des choses désignées, qui a prescrit le remplacement. Là où les deux – mot et chose [Wort und Ding]– ne se recouvrent pas, la formation de substitut schizophrénique dévie par rapport à celle des névroses de transfert. »78
77
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, « L’éthique de la psychanalyse » [1959-60], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 76. 78 Ibid., pp. 299-300 ; trad. fr., p. 239.
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Le phénomène schizophrène nous présente ainsi une sorte de réification du langage, comme le montre l’exemple que Freud emprunta à Viktor Tausk. Celui-ci relata le cas d’une jeune fille schizophrène qui se plaignait, après une dispute avec son amoureux, que ses yeux n’étaient pas « droits » (richtig), qu’ils étaient « à l’envers » (verdreht). Elle reprocha à son bien-aimé, qu’elle ne pouvait pas comprendre,
qu’il
était
« un
hypocrite,
un
renverseur
des
yeux
[ein
Augenverdreher] » ; il lui avait mis « les yeux à l’envers, maintenant elle a les yeux à l’envers, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant le monde avec d’autres yeux ». Ainsi, pour ce sujet, dit Freud, « la relation à l’organe (l’œil) s’est arrogé la vicariance du contenu tout entier. La parole schizophrénique a ici un trait hypocondriaque, elle est devenue langage d’organe [Organsprache]. »79 Nous examinerons la question du langage dans la psychose dans l’Annexe II. L’embarras de Freud retrouve ainsi le début du De l’interprétation, d’Aristote : les Wortvorstellungen seraient, d’une certaine façon, « des symboles des affections de l’âme (tw~n ejn th~/ yuch~/ paqhmavtwn suvmbola) »80. Mais, pour le Stagirite, les états de l’âme sont « identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont des images (taujtaV pa~si paqhvmata th~" yuch~", kaiV w%n tau~ta oJmoiwvmata, pravgmata h[dh taujtav). »81 La conception aristotélicienne présupposerait donc que les Sachvorstellungen seraient identiques pour tous les sujets. Cela ne va pas de soi pour la psychanalyse, qui pose que la caractéristique de l’inconscient est de substituer la réalité psychique à la réalité extérieure, comme nous le verrons plus loin.
79
Ibid., pp. 296-297 ; trad. fr., p. 236. Aristote, « De l’interprétation », 16a 4-5, in Organon I, traduction et notes par J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1977. 81 Ibid., 16a 7-9. 80
39
3.2.3. L’atemporalité (Zeitlosigkeit) « Das Unbewuβte zeitlos. »82
ist
überhaupt
L’atemporalité (Zeitlosigkeit) est la troisième des caractéristiques du système inconscient décrit par Freud.83 Il affirme que les processus du système Ics sont atemporels (zeitlos), ce qui veut dire « qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement [sie sind nicht zeitlich geordnet], ne se voient pas modifiés par le temps qui s’écoule [werden durch die verlaufende Zeit nicht abgeändert], n’ont absolument aucune relation au temps [haben überhaupt keine Beziehung zur Zeit]. »84 Le rapport au temps, ajoute-t-il, est lié au travail du système conscient.85 Malgré la parution relativement tardive du corpus métapsychologique, Freud ne cesse pas de signaler la non-action du temps sur l’inconscient, et ce dès « L’interprétation du rêve » (1900). Ainsi, le dernier paragraphe de la Traumdeutung avance déjà, indirectement, l’atemporalité de l’inconscient, en affirmant le caractère indestructible du désir inconscient : « Et la valeur du rêve pour la connaissance de l’avenir ? Il ne faut naturellement pas y penser. On aimerait mettre à la place : pour la connaissance du passé. Car c’est du passé qu’est issu le rêve, dans tous les sens de cette phrase. Certes, l’ancienne croyance que le rêve nous montre l’avenir n’est pas entièrement dépourvue d’une teneur en vérité. En nous représentant un souhait [Wunsch] comme accompli, le rêve nous mène, il est vrai, vers l’avenir ; mais cet avenir, considéré par le rêveur comme présent, se trouve modelé par l’indestructible désir en l’image même de ce passé [durch den unzerstörbaren Wunsch zum Ebenbild jener Vergangenheit gestaltet]. »86
82
Sigmund Freud, « Zur Psychopathologie des Alltagslebens » [1901], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. IV, p. 305, note 1. Nous soulignons. 83 Récapitulons : « absence de contradiction, processus primaire (mobilité des investissements), atemporalité et remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique sont les caractères que nous pouvons nous attendre à trouver dans les processus appartenant au système Ics. » Sigmund Freud, « Das Unbewuβte » [1915], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. X, p. 286 ; « L’inconscient », op. cit., p. 226. Nous soulignons. 84 Idem ; idem. 85 Dans la première édition de ce texte, celle de 1915, Freud reliait la relation temporelle au système Pcs, ce qu’il modifie par le Cs. 86 Sigmund Freud, «Die Traumdeutung» [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II/III, p. 626 ; « L’interprétation du rêve », in Œuvres complètes, vol. IV, trad. fr. Janine Altounian et al., Paris, PUF, 2003, pp. 676-677. Traduction modifiée. Nous preférons traduire le terme allemand Wunsch par
40
Pour Freud, la conviction qu’il y a antinomie entre « représentation temporelle » (Zeitvorstellung) et inconscient ne fait que croître avec son expérience clinique. Quinze ans après la publication de « L’interprétation du rêve », Freud réaffirme que le processus inconscient, les refoulements, ne pouvaient être ordonnés temporellement, ni pâtir de l’action du temps. Toute représentation temporelle y étant exclue.87 L’observation des formations de l’inconscient (rêves, symptômes, actes manqués et mots d’esprit) montra à Freud que, pour l’inconscient, le temps ne compte pas. L’inconscient n’a pas d’âge ou, pour être plus précis cliniquement, il vaudrait mieux dire qu’il reste toujours infantile. Les rêves ne vieillissent pas, c’est une vérification à la portée de chacun. Dans une note de bas de page de la « Psychopathologie de la vie quotidienne » (1901), il écrit : « On peut constater dans les traces de souvenirs refoulés, qu’elles n’ont pas subi de changements à travers la plus grande durée. L’inconscient est absolument atemporel (An den verdrängten Erinnerungsspuren kann man konstatieren, daß sie durch die längste Zeitdauer keine Veränderungen erfahren haben. Das Unbewußte ist überhaupt zeitlos). »88 Dans « Sur la dynamique du transfert » (1912), lors de l’élaboration de ce concept à partir de phénomènes observés dans la clinique, Freud réaffirme : « Les motions inconscientes ne veulent pas être remémorées comme la cure le souhaite, mais aspirent à se reproduire, conformément à l’atemporalité [entsprechend der Zeitlosigkeit] et à la capacité hallucinatoire de l’inconscient. »89 Freud se cantonne évidemment au champ clinique, mais cela ne l’empêche pas pour autant de se rendre compte de ce que toutes « ces assertions peuvent paraître très obscures » (diese Behauptungen sehr dunkel klingen),90 et de la question philosophique que cette idée soulève. Ainsi, dans la Leçon XXXI de sa « Nouvelle
« désir » et non par « souhait », comme le font les traducteurs. Nous pensons que le terme « souhait » évoque plutôt une dimension « consciente », et nous réservons désir pour ce qui est de l’inconscient. 87 Ces remarques sur l’inconscient et le temps contrastent avec ce qui se passe dans le Système W-Bw (Wahrnehmung-Bewuβte), c’est-à-dire, dans le Système Perception – Conscience, siège de la représentation spatio-temporelle. 88 Sigmund Freud, « Zur Psychopathologie des Alltagslebens » [1901], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. IV, p. 305, note 1. Nous traduisons. 89 Sigmund Freud « Zur Dynamik der Übertragung » [1912], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VIII, p. 374 ; « Sur la dynamique du transfert », in Œuvres complètes, vol. XI, op. cit., p. 116. 90 Sigmund Freud, «Jenseits des Lustprinzips » [1920], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XIII, p. 28 ; « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes, vol. XV, op. cit., p. 299.
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suite de leçons d’introduction à la psychanalyse », intitulée « La décomposition de la personnalité psychique » (Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit), de 1932, Freud fait allusion aux implications philosophiques de tel principe : « Il n’y a dans le ça rien qu’on puisse assimiler à la négation [Es gibt im Es nichts, was man der Negation gleichstellen könnte], on constate aussi avec surprise cette exception au principe des philosophes [die Ausnahme von dem Satz der Philosophen], selon lequel espace et temps sont des formes nécessaires de nos actes animiques [Raum und Zeit notwendige Formen unserer seelischen Akte seien]. Dans le ça il ne se trouve rien qui corresponde à la représentation du temps, aucune reconnaissance d’un cours temporel et, ce qui est éminemment remarquable et attend d’être pris en compte dans la pensée philosophique, aucune modification du processus animique par le cours du temps. Des motions de désir [Wunschregungen] qui n’ont jamais outrepassé le ça, mais aussi des impressions qui ont été plongées dans le ça par refoulement sont virtuellement immortelles [unsterblich], se comportent après des décennies comme si elles étaient récemment survenues. Elles ne peuvent être reconnues comme du passé, dévalorisées et dépouillées de leur investissement d’énergie qu’une fois devenues conscientes de par le travail analytique, et c’est là-dessus que repose, pour une part et non la moindre, l’effet thérapeutique du traitement analytique. » 91
La référence philosophique que Freud mentionne est, incontestablement, l’Esthétique transcendantale de Kant, où le philosophe pose que l’espace et le temps dirigent universellement la sensibilité.92 Comme l’observe Assoun, Freud ne vise pas l’aspect subjectif de la théorie kantienne (la nature de l’espace et du temps), mais l’aspect le plus élémentaire, selon lequel « espace et temps [Raum und Zeit] sont les formes nécessaires de nos actes animiques [unserer seelischen Akte seien]. »93 91
Sigmund Freud, « Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit » [1932], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XV, pp. 80-81 ; « La décomposition de la personnalité psychique », in Œuvres complètes, vol. XIX, op. cit., p. 157. Nous soulignons. 92 Voir Immanuel Kant, Critique de la raison pure, traduction, présentation et notes par Alain Renaut, Paris, Aubier, « Bibliothèque philosophique », 1997, pp. 117-141. 93 Sigmund Freud, « Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit » [1932], op. cit., p.80 ; « La décomposition de la personnalité psychique », op. cit., p. 157. Douze ans auparavant, dans « Au-délà du principe de plaisir » (1920), Freud avait été plus explicite à ce propos. Il s’agit bien ici d’une critique à la thèse kantienne. Il disait à cette occasion : « Je me permets, parvenu à ce point, de toucher en passant à un thème qui mériterait le traitement le plus fondamental. La thèse kantienne selon laquelle le temps et l’espace sont des formes nécessaires de notre pensée peut aujourd’hui être soumise à discussion, sur la base de certaines connaissances acquises par la psychanalyse. Nous avons appris d’expérience que les processus animiques inconscients sont en soi ‘atemporels’. Cela signifie d’abord qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement, que le temps ne modifie rien en eux et qu’on ne peut pas leur appliquer la représentation du temps. Ce sont là des caractères négatifs dont on ne peut se faire une idée nette que par comparaison avec les procès animiques conscients. Notre représentation abstraite du temps semble plutôt avoir été tirée du mode de travail du système Pc-Cs et correspondre à
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Les phénomènes psychiques inconscients réfutent en quelque sorte l’universalité de la thèse spatio-temporelle de Kant. « Cela signifie d’abord qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement [daß sie nicht zeitlich geordnet werden], que le temps ne modifie rien en eux [daß die Zeit nichts an ihnen verändert], et qu’on ne peut pas leur appliquer la représentation du temps [daß man die Zeitvorstellung nicht an sie heranbringen kann]. »94 Le premier aspect de l’atemporalité de l’inconscient dit qu’il ne s’ordonne pas dans une succession temporelle, diachronique ; le deuxième, met en relief son immutabilité et le dernier indique qu’il faut en trouver une autre sorte de « catégorisation ».95 Notre représentation du temps appartient au système Pcs-Cs, dit Freud. Cela signifie, que les « motions de désir » (Wunschregungen) qui animent l’inconscient sont réfractaires à l’action du temps, elles ne seront historicisés, « reconnues comme du passé, dévalorisées et dépouillées de leur investissement d’énergie », qu’au moment où elles passeront à la conscience, via le processus analytique.96 Cette observation est absolument solidaire d’une autre qui dit que les « représentations de mot » (Wortvorstellungen) appartiennent au système Pcs. Parce que, à la rigueur, le langage compris dans le sens d’une énonciation implique nécessairement une succession temporelle, où seulement le dernier élément prononcé permettra de décider du sens de l’énoncé. Nous reviendrons sur ce point lorsque nous déplierons l’élaboration lacanienne sur l’inconscient. D’une honnêteté déconcertante, Freud assume : « Je ne cesse d’avoir l’impression que nous avons trop peu exploité pour notre théorie ce fait absolument hors de doute qu’est l’immutabilité du refoulé sous l’effet du temps [Unveränderlichkeit des Verdrängten durch die Zeit]. Là pourtant semble s’ouvrir un accès aux vues les plus profondes. Malheureusement, je ne suis pas, moi non plus, parvenu là plus avant. »97
une autoperception de ce mode de travail. » Sigmund Freud, «Jenseits des Lustprinzips » [1920], op. cit., p. 28 ; « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes, vol. XV, op. cit., p. 299. 94 Idem. 95 Voir Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., p. 211. 96 Voir Sigmund Freud, « Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit » [1932], op. cit., pp. 80-81 ; « La décomposition de la personnalité psychique », op. cit., p. 157. 97 Ibid., p.81 ; trad. fr., p. 157.
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3.2.4. Le remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique La quatrième des caractéristiques de l’inconscient, c’est le « emplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique (Ersetzung der äußeren Realität durch die psychische). »98 L’expérience de la névrose a montré à Freud que dans la constitution du psychisme humain la réalité psychique prévaut sur la réalité extérieure.99 L’existence de la réalité psychique ne doit pas pourtant être confondue avec la réalité matérielle, dit Freud, parce qu’elle correspond aux désirs inconscients (unbewußte Wünsche). Cette affirmation freudienne signifie que, pour l’inconscient, c’est la réalité psychique qui a valeur de réalité. L’utilisation par Freud du terme « réalité » pour désigner ce qui anime la vie psychique inconscient, est à remarquer. Il nous semble que le fait de garder le terme de « réalité » pour caractériser le domaine inconscient a pour but de souligner la portée de la subversion du concept d’inconscient. S’il avait choisi d’employer un terme distinct, comme « fantaisie », par exemple, cela n’aurait été que confirmer la suprématie de la réalité extérieure dont la réalité psychique ne serait qu’une forme dégradée. Cette proposition freudienne institue une rupture fondamentale avec tout ce qu’avant la psychanalyse constituait l’« esprit » humain. La reconnaissance d’une « réalité » psychique instaure une division incurable au sein du sujet, qui se voit désormais partagé entre son désir (inconscient) et le monde. Cela rompt avec toute conception – philosophique ou psychologique – de l’unité du sujet, en même temps qu’il porte un coup fatal à toute sorte de quiddité ou de prétention « empiriste ».
98
« Das Unbewußte », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. X, p. 286 ; trad. fr., p. 226. Voir « Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XI, pp. 383-385. 99
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3.3. Du sens dans le non-sens : l’aristotélisme freudien La psychanalyse tout entière n’a qu’une seule « règle fondamentale » (Grundregel), l’association libre. On aime se rappeler que son origine date de l’intervention péremptoire de Mme Emmy von N., lorsque Freud essaya d’interrompre son récit pour la diriger vers la « remémoration » d’une scène supposée traumatique. Elle lui cria : « – Ne bougez pas ! – Ne dites rien ! – Ne me touchez pas ! »100 L’association libre était ainsi heuristiquement créée et, avec elle, la constatation surprenante que cette façon « spontanée » de parler permettait d’accéder naturellement à ce qu’on cherchait à toute force. De l’inconscient, nous n’avons que des formations, manifestations plus ou moins déformées, déguisées par les exigences de la censure. Ces formations sont au nombre de quatre : les rêves (« la voie royale de l’inconscient ») ; les symptômes (formations substitutives), les lapsus (lapsus linguæ) et les mots d’esprit (Witz). Toutes ces formations sont des représentants les plus manifestes « de la méprise – le lapsus, l’action qu’on appelle improprement manquée »101 Comme le commente Lacan dans son premier séminaire, nos « actes manqués sont des actes qui réussissent, nos paroles qui achoppent sont des paroles qui avouent. Ils, elles, révèlent une vérité de derrière. À l’intérieur de ce qu’on appelle associations libres, images du rêve, symptômes, se manifeste une parole qui apporte la vérité. Si la découverte de Freud a un sens, c’est celui-là – la vérité rattrape l’erreur au collet de la méprise. »102 La parole du psychanalysant est faite de propos souvent « insensés », dont le sujet ignore le sens. Néanmoins, il croit pouvoir en retrouver un, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il se rend chez l’analyste. Si, d’un côté, la métapsychologie freudienne attribue des caractéristiques franchement anti-aristotéliciennes à l’inconscient, d’un autre côté, ce qui se décante de l’expérience freudienne, c’est l’aristotélisation progressive du discours de 100
« Seien Sie still ! — Reden Sie nichts ! — Rühren Sie mich nicht an ! » Cas de « Frau Emmy von N. », in Sigmund Freud & Joseph Breuer, « Studien über Hysterie » [1895], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. I, p. 108 ; Études sur l’hystérie (Studien über Hysterie) [1895], traduit par Anne Berman, Paris, PUF, 1992, p. 38. L’association libre était ainsi créée et avec elle, la constatation surprenante que cette façon « spontanée » de parler, permettrait d’atteindre le but recherché « à toute force ». 101 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, « Les écrits techniques de Freud », texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 292. Souligné dans le texte. 102 Idem.
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l’analysant. Par l’intermédiaire de l’interprétation psychanalytique, ce qui était insensé pour le sujet acquiert un sens (un seul ?), qu’il pourra d’ailleurs inscrire temporellement (historisation). Comme l’observe Cassin, dans son commentaire du texte freudien sur le Witz : « Le projet freudien consiste, somme toute, à étendre de façon virtuellement infinie le domaine du sens de sorte qu’y puisse rentrer ce qui fut toujours, plus au moins lourdement, considéré comme insensé. Parmi toutes les définitions du mot d’esprit que recueille Freud, celle récurrente, de ‘sens dans le non-sens’, revêt à ses yeux une importance particulière : aux nôtres, cette formule pourrait définir le projet freudien tout entier. » 103
Le parcours psychanalytique demeurerait après tout « aristotélicien ». Il était censé conduire les pensées (Gedanken) inconscientes, par l’intermédiaire des contradictions qui s’y manifestent, à l’avènement d’une vérité qui était refoulée et qui sera dûment historicisée par le processus analytique. C’est au moins ce qu’on peut conclure d’une brève lecture de l’entreprise freudienne. Cela mériterait des développements beaucoup plus complexes, parce qu’il est aussi vrai que nous trouvons chez Freud le constat des limites de la portée du sens, et ce dès la Traumdeutung (voir « l’ombilic du rêve » et le texte « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin »).104 Une telle discussion nous amènerait pourtant loin de notre propos, qui est l’examen du rapport entre psychanalyse et sophistique à partir de l’enseignement de Lacan. Notre commentaire sur Freud, très partiel sans doute, ne prétendait que montrer comment le rapport entre sophistique et psychanalyse s’enracine dans la métapsychologie freudienne, en dévoilant le noyau fondamental qui légitime la direction de nos recherches : l’absence de contradiction de l’inconscient et ses avatars.
103
Barbara Cassin, « Du sophisme chez Freud », in Confrontation, 15, « La logique freudienne », printemps 1985, p. 8. L’auteur renvoie aux références suivantes : Mot d’esprit, p. 16, 90 sq., 215 et 227 note 7. 104 Dans le chapitre VII de « Linterprétation du rêve », Freud appelle « nombril du rêve » (Nabel des Traums), ce point opaque du rêve qu’aucune interprétation ne saurait toucher. Voir « Die Traumdeutung » [1900], op. cit., p. 530. Voir aussi « Die endliche und die unendliche Analyse » [1937], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XVI, pp. 59-99 ; trad. fr. par Janine Altounian et al., in Résultats, idées, problèmes, vol. II, op. cit., pp. 231-268.
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La « talking cure » inventée par Freud,105 introduit dans l’histoire une pratique exclusivement langagière qui rappelle de façon assez flagrante le pouvoir du logos pharmakon gorgien, comme le montre ces propos de Freud : « Dans le traitement analytique, il ne s’agit de rien d’autre que d’échange de paroles entre l’analysé et le médecin. [In der analytischen Behandlung geht nicht anderes vor als ein Austausch von Worten zwischen dem Analysierten und dem Arzt]. Le patient parle, raconte ses expériences passées et impressions présentes, se plaint, avoue ses désirs et ses troubles sentimentaux. Le médecin entend, cherche à diriger les associations d’idées du patient, admoneste, pousse son attention dans certaines directions, lui donne des clarifications et observe les réactions de compréhension ou de refus, avec lesquelles il remonte à la maladie. […] Les paroles étaient originairement magiques et la parole a conservé encore aujourd’hui beaucoup de son ancien pouvoir magique [Worte waren ursprünglich Zauber, und das Wort hat noch heute viel von seiner alten Zauberkraft bewahrt]. Par le biais des paroles un homme peut rendre heureux un autre homme ou l’amener au désespoir, par le biais des paroles le professeur peut transférer sa connaissance aux élèves, par le biais des paroles, l’orateur entraîne l’assemblée d’auditeurs avec lui et détermine leurs jugements et décisions. Les paroles provoquent des affects et sont le moyen général pour influencer les hommes, les uns par rapport aux autres. » 106
Ce constat freudien gagnera de l’ampleur avec l’inconscient-langage formulé par Lacan. C’est ce que nous développerons dans le chapitre suivant.
105
L’expression « talking cure » fut en réalité forgée par une patiente hystérique de Joseph Breuer (Anna O.) Voir « Über Psychonanalyse », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VIII pp. 7, 16 sq. 106 Sigmund Freud, « Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse » (1916-17 [1915-17]), Erste Vorlesung, « Einleitung », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XI, p. 10. Nous traduisons.
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4. L’inconscient lacanien « L’inconscient n’est pas le primordial, ni l’instinctuel, et d’élémentaire il ne connaît que les éléments du signifiant. »107
La conception lacanienne de l’inconscient connut des changements importants tout au long de son enseignement. Néanmoins, elle repose sur une thèse de valeur axiomatique, qui demeure inchangée jusqu’à la fin : « L’inconscient est structuré comme un langage. » Qu’y a-t-il donc changé ? La thèse lacanienne de l’inconscient-langage fournit la clef de ce qu’on appela son « retour à Freud ». Cette thèse est issue des apports de la linguistique et du structuralisme, mais elle n’est jamais restée circonscrite aux références de ces deux disciplines. Dès le début, Lacan a su reconnaître l’origine rhétorique de la linguistique, comme nous le verrons par la suite. Mais, dans les années soixante-dix, il n’hésitera pas à la dépasser au nom d’une supposée linguisterie que la psychanalyse était censée constituer. L’inconscient de la première période de l’enseignement lacanien (des années cinquante jusqu’à la fin des années soixante) fut conçu en termes de figures de la rhétorique, avec un privilège accordé à la métaphore et à la métonymie. Inspiré des axes synchronique et diachronique du langage, élaborés par Roman Jakobson, Lacan fit équivaloir ces deux trópoi aux mécanismes freudiens de condensation (Verdichtung) et de déplacement (Verschiebung), respectivement.108 Il poussa ces concepts encore plus loin, en les faisant correspondre aux structures du symptôme, pour le premier, et du désir, pour le second. Ce qui caractérise cette première élaboration de l’inconscient lacanien et qui durera jusqu’à la fin des années soixante, c’est l’idée de l’inconscient-chaîne, l’inconscient compris comme structure de langage, comme chaîne-signifiante : « L’inconscient, à partir de Freud, est une chaîne de signifiants qui quelque part (sur
107
Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], in Écrits, op. cit., p. 522. 108 Voir Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » [1960], in Écrits, op. cit., pp. 799-800.
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une autre scène, écrit-il) se répète et insiste pour interférer dans les coupures que lui offre de discours effectif et la cogitation qu’il informe. » 109 L’inconscient-chaîne implique la structure linéaire (diachronique) du langage, ce qui fait que, quand on commence à parler, on énonce d’abord un signifiant, S1, puis un autre, S2. Ce n’est qu’après avoir prononcé S2 que S1 prendra son sens. Lacan appelle cela le caractère « après-coup » (Nachträglichkeit, sous la plume de Freud) de toute signification. Toute la première élaboration lacanienne part de cette conception, dont les graphes démontrent la portée :
Dans les années soixante-dix, Lacan change radicalement son élaboration, tout en restant fidèle à son « inconscient structuré comme un langage ». Il abandonna l’idée
de
l’inconscient-chaîne
en
faveur
d’une
conception
borroméenne.
L’inconscient sera désormais pensé en termes de nouage des trois registres : réel, symbolique et imaginaire. La conception lacanienne du langage fut aussi modifiée suite aux nouvelles élaborations autour du réel, ce qui ex-siste au langage, ainsi que le concept de jouissance. Tout n’est pas langage. Lacan renomma l’inconscient : parlêtre. La parole et l’être, voilà les deux composants du néologisme lacanien qui remplace à la fois l’inconscient et le sujet. Néologisme qui aurait pu être prononcé par Gorgias, étant donné qu’il pourrait bien décrire le propos sophistique tout entier… Mais laissons cela pour plus tard. Nous nous limitons pour l’instant à une
109
Ibid., p. 799.
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exposition des grandes lignes de cette évolution conceptuelle qui va de l’inconscientchaîne au parlêtre. À la première élaboration lacanienne de l’inconscient correspondent la majorité de ses références à la rhétorique.110 Ces références sont plus fréquentes et explicites que celles de la sophistique, qui surgissent plutôt avec l’élaboration du concept de parlêtre. Si celles-ci sont moins nombreuses, elles sont pourtant plus denses, ce qui laisse ouverte la voie à l’élaboration. Comme le mot parlêtre l’indique, nous avons affaire à l’être ; c’est le moment où Lacan s’affronte le plus directement à l’ontologie. Nous examinerons en premier lieu le rapport entre psychanalyse et rhétorique compris dans la première conception lacanienne de l’inconscient, afin de mieux saisir ce qu’implique le tournant des élaborations de la fin des années soixante.
4.1. « L’inconscient est structuré comme un langage » La thèse qui dit que « l’inconscient est structuré comme un langage » ne fut jamais abandonnée par Lacan. Elle avait également une cible précise, les déviations commises par les analystes post-freudiens, qui s’étaient éloignés du fondement langagier de la psychanalyse : « […] la tentation qui se présente à l’analyste d’abandonner le fondement de la parole, et ceci justement en des domaines où son usage, pour confiner à l’ineffable, requerrait plus que jamais son examen : à savoir : la pédagogie maternelle, l’aide samaritaine et la maîtrise dialectique. Le danger devient grand, s’il y abandonne en outre son langage au bénéfice de langages déjà institués et dont il connaît mal les compensations qu’ils offrent à l’ignorance. »111
Le langage, au départ de l’enseignement de Lacan, « c’est une structure ». Et une structure, rappelle Jacques-Alain Miller, c’est un « ensemble solidaire d’éléments différentiels, d’éléments diacritiques, relatifs les uns aux autres, de telle sorte que toute variation de l’un se répercute sur les autres et entraîne des variations
110
Ce fut le sujet de notre mémoire de DEA, « Rhétorique et psychanalyse. Les références lacaniennes », sous la direction de Barbara Cassin, Université de Paris IV-Sorbonne, U.F.R. de Philosophie, École doctorale « Concepts et langage », année 2001-2002. 111 « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], in Ecrits, op. cit., p. 243.
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concomitantes. »112 Dans le séminaire sur « la logique du fantasme », Lacan dit que l’expression, « structuré comme un langage » est un pléonasme, parce qu’il « identifie structure à ce ‘comme un langage’ ».113 Miller extrait trois conséquences de la thèse de l’inconscient-langage : 1) la structure est structure langagière ; 2) s’il est structure, cela veut dire que l’inconscient n’est pas une sorte de « flux continu, indiscernable, ni non plus une réserve de choses hétéroclites, indépendantes les unes des autres, mises ensemble en une sorte de sac. On y discerne des éléments, et ces éléments font système » ;114 3) ces éléments discernables sont ceux du langage, tel que les distingue Saussure, c’està-dire, comme signifiant et signifié. Cette conception du langage est solidaire d’une autre, celle de la parole comme « essentiellement diachronique et individuelle. »115 Lacan retint ainsi de Saussure la notion de l’« arbitraire du signe », ce qui se manifeste au moyen de la distinction entre signifiant (S) et signifié (s).116 Il renversa l’algorithme qui décrit le signe saussurien, en l’écrivant : S/s, ce « qui se lit : signifiant sur signifié, le sur répondant à la barre qui en sépare les deux étapes. »117 Des années plus tard, dans le séminaire Encore (1972-1973), Lacan reprit la question de l’arbitraire de la relation signifié/signifiant : 112
Jacques-Alain Miller, « La fuite du sens » [1995-1996], cours du 31 janvier 1996, inédit. Cette séance fut néanmoins publiée sous le titre « Le monologue de l’apparole », in La Cause freudienne, Revue de psychanalyse, « L’apparole, et autres blablas », n° 34, Paris, Navarin-Seuil, octobre 1996, p. 8. 113 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], séance du 23 novembre 1966, inédit. 114 Jacques-Alain Miller, « La fuite du sens » [1995-1996], op. cit., cours du 31 janvier 1996, in « Le monologue de l’apparole », in La Cause freudienne, Revue de psychanalyse, « L’apparole, et autres blablas », n° 34, op. cit., p. 8. 115 Idem. 116 Cf. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par Charles Bailly et Albert Séchehaye avec la collaboration d’Albert Riedlinger, édition critique préparée par Tullio de Mauro, postface de Louis-Jean Calvet, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1995. Quelques années plus tard, Lacan va revoir cette idée, disant que la notion d’« arbitraire » n’était pas bien appliquée au rapport signifiant – signifié : « Or, ce qui passe pour l’arbitraire, c’est que les effets de signifié ont l’air de n’avoir rien à faire avec ce qui les cause. » Depuis, dans le même séminaire, il ajoute : «C’est là sans doute ce que, plutôt que le qualifier d’arbitraire, Saussure eût pu tenter de formuler — le signifiant, mieux eût valu dire l’avancer de la catégorie du contingent. » Jacques Lacan, « Encore» [1972-1973], Le Séminaire, livre XX, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, pp. 23 et 41. 117 « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], in Écrits, op. cit., p. 497. Lacan avertit que : « Le signe écrit ainsi, mérite d’être attribué à Ferdinand de Saussure, bien qu’il ne se réduise strictement à cette forme en aucun des nombreux schémas sous lesquels il apparaît dans les leçons diverses des trois cours […] C’est pourquoi il est légitime qu’on lui rende hommage de la formalisation S/s où se caractérise dans la diversité des écoles l’étape moderne de la linguistique. » Ibid.
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« N’oublions pas qu’au départ on a, à tort, qualifié d’arbitraire le rapport du signifiant et du signifié. […] Or, ce qui passe pour de l’arbitraire, c’est que les effets de signifié ont l’air de n’avoir rien à faire avec ce qui les cause.[…] Ce qui caractérise, au niveau de la distinction signifiant/signifié, le rapport du signifié à ce qui est là comme tiers indispensable, à savoir le référent, c’est proprement que le signifié le rate. Le collimateur ne fonctionne pas ».118
Le collimateur ici évoqué est exactement la copule qui constitue le verbe « être ». Nous examinerons cela plus loin. Solidaire de l’arbitraire du signe, nous avons la thèse qui dit qu’« un signifiant, c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant »119 Cette thèse reste également intouchable jusqu’à la fin de son enseignement et inscrit le manque à être dans la définition même du sujet lacanien : aucun signifiant ne pouvant se signifier lui-même.
4.2. Psychanalyse et rhétorique Les références de Lacan à la rhétorique sont présentes tout au long de son enseignement. La relation directe, la première et la plus évidente de la psychanalyse avec la rhétorique est étayée par l’emprunt que la première fit, comme nous l’avons déjà dit, via la linguistique, de deux « trópoi » ou figures de langage : la métaphore et la métonymie. Deux tropes seulement, prélevés sur un corpus qui, au sommet de l’art rhétorique, en comportait des centaines d’autres.120 La restriction de la rhétorique au classement des figures de langage coïncida avec son déclin. Nous adhérons ici à l’expression créée par Gérard Genette, d’une
118
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 23. Nous soulignons. « Le signifiant, à l’envers du signe, n’est pas ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, c’est ce qui représente précisément le sujet pour un autre signifiant. », Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], séance du 6 décembre 1961, inédit. 120 Dans le passage suivant, nous constatons comment Lacan connaissait l’étendue des tropes rhétoriques : « C’est à la version du texte que l’important commence, l’important dont Freud nous dit qu’il est donné dans l’élaboration du rêve, c’est- à- dire dans sa rhétorique. Ellipse et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition, apposition, tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse, antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rétorsives ou séductrices, dont le sujet module son discours onirique120. » Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], in Écrits, op. cit., pp. 267-268. Nous soulignons. 119
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« rhétorique restreinte »,121 pour désigner cette conception de la rhétorique limitée aux études des trópoi. Cette rhétorique « amputée » n’est qu’un pâle sous-produit de celle qui naquit en Grèce avec Corax et Tisias et qui fut consubstantielle à la démocratie athénienne. Par cette rhétorique « majeure », au-delà des répertoires de figures de langage, nous entendons un certain art du discours, un savoir-faire discursif qui comprenait une certaine conception du logos dont l’efficacité se mesurait par son effet-monde.122 Il nous semble tout à fait essentiel qu’on établisse cette rectification historique afin de bien suivre les articulations proposées par cette étude. Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), Lacan affirme que, d’après son expérience et pour être d’accord avec le texte freudien, « le terme crucial est le signifiant, ranimé de la rhétorique antique par la linguistique moderne. »123 Métaphore et métonymie : deux tropes rhétoriques dont Lacan se servit tout au long de son élaboration. La présentation que nous effectuerons de ces deux figures comporte évidemment un choix théorique restrictif, qui implique forcément l’élection de certains auteurs au détriment de nombreux autres. Ce choix fut établi en fonction de deux critères : premièrement, la préférence par les références données par Lacan lui-même ; deuxièmement, le privilège accordé aux sources grecques plutôt que contemporaines. Notre analyse de la métaphore et de la métonymie ne prétend nullement être exhaustive, étant donnée l’extension de la littérature existante sur le sujet, qui vécut un véritable boom avec l’essor des nouvelles théories du langage, comme la linguistique et la sémiotique. Le privilège que nous accorderons aux sources grecques a pour objectif de dégager le mieux possible le sol sophistique qui sous-tend déjà cette première approche lacanienne.
121
Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », in Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 21-40. Voir Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit. 123 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » [1960], in Écrits, op. cit., p. 799. 122
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4.2.1. La métaphore. Quelques éléments historiques Originairement, le mot grec metaforav (metav et fevrein) signifiait, littéralement, « transfert, transport », et le verbe, metafevrw, « transporter ; transporter quelque chose d’une personne à une autre. »124 Comme le remarqua Nietzsche dans son « Cours sur la rhétorique » : « Pour désigner la transposition, les Grecs avaient d’abord (par exemple Isocrate) metaforav ; Aristote aussi. Hermogène dit que chez les grammairiens on appelle encore metaforav ce que les rhéteurs nomment trovpoς. Chez les Romains, on adopte tropus ; Cicéron dit encore translatio, immutatio [translation, changement] ; on dira aussi plus tard motus, mores, modi [mouvements, usages, modes]. » 125
Aristote fut le premier à « définir » la métaphore, notamment dans les chapitres 21 et 22 de la Poétique et dans la Rhétorique. Dans le premier de ces textes, Aristote commence par situer la métaphore parmi les différentes espèces de « noms » : « Tout nom est soit un nom courant (kuvrion), soit un emprunt (glw~tta), soit une métaphore (metaforaV), soit un ornement (kovsmo"), soit un nom forgé (pepoihmevnon), allongé (ejpektetamevnon), écourté (uJfh/rhmevnon), ou altéré (ejxhllagmevnon). »126 Comme nous pouvons vérifier dans ce passage, Aristote ne définit pas la métaphore comme « ornement » (kosmos), mais il les distingue. Il s’agit d’une observation importante, en raison des interprétations ultérieures qui confondent ces deux termes. La métaphore n’est donc pas, selon Aristote, un ornement. Ensuite, en 21, 1457b 7, il définit la métaphore comme ojnovmatoς ajllotriVou ejpiforav (« application d’un nom impropre »)127 et il en distingue quatre types de
124
Cf. H. G. Liddell et R. Scott, Greek-English Lexicon, 9e éd., Oxford, Clarendon Press, 1996 ; A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, 26e éd., Paris, Hachette, 1994. 125 Friedrich Nietzsche, « Cours sur la rhétorique », in Poétique, n° 5, Paris, Seuil, 1971, p. 124. Le Hermogène qui mentionna Nietzsche serait Hermogène de Tarse, rhéteur du Ier siècle. Voir p. 129, note 68. 126 Aristote, La Poétique, 1457b 1-3, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, « Poétique », 1980. 127 Aristote, Poétique, 1457 b 7. Nous utilisons ici la traduction de Jean Lallot que, en défense de sa version de ajllovtrion par « impropre », dit : « …dans la mesure où oijkeion, appliqué à o[noma connote la convenance, l’appropriation du designans au designatum, j’ai cru pouvoir rendre son opposé ajllovtrion par ‘impropre’ ». Ensuite, il ajoute que, de toute façon, cette « impropriété » est, pour le cas de la métaphore, « sérieusement tempérée. » Jean Lallot, « METAFORA. Le
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déplacements (21, 1457b 6-9) : « […] soit du genre à l’espèce (ajpoV tou gevnou" ejpiV ei[do"), soit de l’espèce au genre (ajpoV tou ei[dou" ejpiV toV gevno"), soit de l’espèce à l’espèce (ajpoV tou ei[dou" ejpiV ei^do"), soit selon un rapport d’analogie (kataV toV ajnavlogon). »128 La théorie d’Aristote sur la métaphore, comme le montra bien Alonso Tordesillas, présuppose toute son élaboration sur le langage, telle qu’elle fut formulée dans le « Livre Gamma » de la Métaphysique : « Toute interprétation d’Aristote repose sur une précompréhension du langage comme signifier et se trouve fondée ontologiquement. »129 Cette typologie de la métaphore, spécialement le quatrième type, celui de l’analogie, est à l’origine d’innombrables discussions qui perdurent jusqu’à nos jours. Ainsi, d’après la lecture de Jean Lallot : « C’est dire que le dévoiement des noms doit tenir compte de la position relative des pravgmata dans une classification logique : les trois premiers types d’application impropre confinent expressément la métaphore à l’intérieur d’un genre ; quant au quatrième, la métaphore par analogie, nous verrons qu’il repose sur une structuration des pravgmata formellement assimilable à une classification en genres et en espèces. » 130
Alain Petit se demande, à son tour, si la présupposition d’un « terme innommé » comme la raison d’être de la métaphore impliquerait l’hypothèse d’une « transgression catégoriale » en jeu dans la propre activité métaphorique – cela étant encore plus clair dans le cas de la métaphore par analogie. Il lui semble que « le propos du Stagirite consiste à établir des règles d’équivalence – sous la juridiction du genre, pour les trois premières espèces, et celle du ‘quasi-genre’ l’analogie. »131
Fonctionnement sémiotique de la métaphore selon Aristote », in Recherches sur la philosophie et le langage, 9, « La métaphore », Université de Grenoble II, 1988, p. 50, note 3. Pour ce qui concerne l’utilisation de ce passage au long de cette thèse, nous adopterons cette version, parce qu’elle nous semble se prêter moins à l’équivoque que la version qui rend ajllovtrion par « étranger ». 128 La Poétique, 1457 b 6-9, op. cit. 129 Alonso Tordesillas, « Métaphores sporadiques et linéarité du signifiant chez Gorgias de Léontinoi », in Recherches sur la philosophie et le langage, 9, « La métaphore », Université de Grenoble II, 1988, p. 35. 130 Jean Lallot, « METAFORA. Le Fonctionnement sémiotique de la métaphore selon Aristote », in ibid., p. 50. 131 Alain Petit, « Métaphore et mathesis dans la Rhétorique d’Aristote », in ibid., p. 62. Comme le remarque l’auteur, l’expression « quasi-genre » est employée par J. Brunschwig dans la note 2 de sa traduction du passage des Topiques, I, 18, 108b, 27-28, pp. 137-138.
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Comme une troisième possibilité de lecture, nous trouvons celle d’André Laks : « …contrairement à ce que suggère à première vue la classification de la Poétique, la métaphore proportionnelle n’est pas seulement un quatrième type de métaphore, mais bien la forme générale de tous les types de métaphore, dont les trois autres ne sont qu’un cas particulier [voir Most, pp. 19 sq]. […] Inversement, toute métaphore, qu’elle soit d’espèce à espèce, de genre à espèce ou d’espèce à genre, peut être interprétée comme reposant sur l’existence d’une proportion (qui n’a pas nécessairement à être explicitée). Dans une telle perspective, la relation de genres à espèces peut ne pas reposer sur une nomenclature préalable ; elle est bien plutôt constamment révisable, en fonction de similitudes nouvellement perçues, et nouvellement nommées. » 132
Revenons un pas en arrière, socratiquement : qu’est-ce que l’analogie ? Aristote comprend l’analogie comme « tous les cas où le second terme est au premier ce que le quatrième est au troisième ; on emploiera, en effet, le quatrième au lieu du second ou le second au lieu du quatrième, et parfois, on ajoute aussi le terme qui se rapporte à celui qu’on a remplacé [par la métaphore]. »133 Comme dans l’exemple suivant : « la coupe est à Dionysos ce que le bouclier est à Arès ; on dira donc que la coupe est le ‘bouclier de Dionysos’ et que le bouclier est ‘la coupe d’Arès’. » Dans la Rhétorique, Aristote ne reparle pas de la théorie qu’il avait avancée dans la Poétique, mais il ne la modifie pas non plus en son essence. Des noms discernés dans la Poétique, Aristote ne retient que le mot « usuel » (kurion) et la « métaphore », qu’il discute dans Rhétorique III, 4, 1406b-1407a. Dans le passage suivant, Aristote discute la différence entre métaphore et comparaison : « La comparaison [eikon]elle aussi est une métaphore : de fait la différence est mince. En effet, quand on dit [d’Achille] ‘il bondit comme un lion’, c’est une comparaison, mais quand on dit : ‘Lion, il bondit’, c’est une métaphore . C’est parce que l’un et l’autre sont courageux qu’il a transféré (metapherein) le nom de ‘lion’ sur Achille. »134 Dans 1407a 12, Aristote ajoute une nuance à cette distinction, en
132
André Laks, « Substitution et connaissance : Une interprétation unitaire (ou presque) de la théorie aristotélicienne de la métaphore », in David J. Furley & Alexander Nehamas (éd.), Aristotle’s Rhetoric, Philosophical Essays, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1994, p. 290. 133 Aristote, Poétique, op. cit., 1457b 16 sq. 134 Aristote, Rhétorique, III, 4, 1406b 20 sq., présentation et traduction par Pierre Chiron, Paris, GF Flammarion, 2007.
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affirmant que la métaphore serait une sorte de « comparaison abrégée » qui demande à être « développée ». Il est important de souligner que l’usage de la métaphore appartient, d’après Aristote lui-même, au langage quotidien de tous les hommes, ne constituant pas le privilège d’un langage poétique spécialisé. Si elle convient à la prose, c’est parce qu’elle fait partie du langage de chacun : « […] le mot courant (kurion), le mot propre (oikeion) et la métaphore seuls sont les ingrédients du style de la prose. Un signe en est que ce sont les seuls mots dont tout le monde se sert. Car tout le monde en parlant fait usage de métaphores, en sus des mots propres et courants. »135 Le fait qu’Aristote n’ait traité de la métaphore que dans la Poétique et dans la Rhétorique expliquerait peut-être pourquoi ce concept demeura restreint au domaine des figures de rhétorique, jusqu’au XVIIIe siècle. Nietzsche, dans son Cours sur la rhétorique, précisément dans la partie intitulée « L’expression par tropes », nous fait remarquer, d’après Cicéron (De oratore, III, 38, 155), que « le mode métaphorique du discours est né de la nécessité, sous la pression de l’indigence et de l’embarras, mais qu’on l’a recherché ensuite pour son agrément ».136 Cicéron dit ceci :
135
Rhétorique, III 2, 1404b 31-35, présentation et traduction par Pierre Chiron, Paris, GF Flammarion, 2007. À partir du XVIIIe siècle, nous assistons à une revalorisation de la métaphore : le langage figuré, celui du mythe et de la poésie, serait plus proche du langage originaire de l’humanité, comme le montrent bien les œuvres de Giambattista Vico (« Principi di scienza nuova » [1725]) et de JeanJacques Rousseau : « Pour peu qu’on ait de chaleur dans l’esprit, on a besoin de métaphores et d’expressions figurées pour se faire entendre. » (« La nouvelle Héloïse » II, 16 ; « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité » (1755), chapitre III ; « Essai sur l’origine des langues » (1781), chapitres 9 et 10). H. Weinrich, « Metapher », in Joachim Ritter et Karlfried Gründer (dir.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, v. 5, Basel-Stuttgart, Schwabe, 1980, pp. 1179 -1186. C’est pourtant à partir de la fin du XIXe siècle, que nous assistons au renouveau de la rhétorique par l’intermédiaire de la nouvelle science « sémiotique », suivie par la linguistique et la « nouvelle rhétorique ». C’est en ce moment que la métaphore fera la une des discussions littéraires et philosophiques. Comme le remarqua Genette : « Le mouvement séculaire de réduction de la rhétorique semble donc aboutir à une valorisation absolue de la métaphore, liée à l’idée d’une métaphoricité essentielle du langage poétique – et du langage en général. » Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », in Figures III, op. cit., p. 36. 136 Friedrich Nietzsche, « Cours sur la rhétorique », Poétique, op. cit., p. 123. Voici le passage de Cicéron : « « Le dernier groupe, […] celui des métaphores, a un domaine très vaste. Il a dû sa naissance à la nécéssité, sous la contrainte du besoin et de la pauvreté (quem necessitas genuit inopia coacta angustiis), puis l’agrément et le plaisir l’étendit (post autem delectatio iucunditasque celebrauit). De même que les vêtements, imaginés pour préserver du froid, en vinrent peu à peu, dans la suite, à donner au corps plus d’élégance aussi et de noblesse, ainsi la métaphore, créée par besoin, fut répandue parce qu’elle plaisait (sic uerbi tralatio instituta est inopiae causa, frequentata delectationis). » Cicéron, De l’orateur, Livre 38, 155, texte établi par Henri Bornecque et traduit par Edmond Courbaud et Henri Bornecque, 4e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1971.
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« De même que le vêtement a d’abord été inventé pour protéger du froid et qu’ensuite on l’a utilisé pour la parure et l’ennoblissement du corps, de même le trope est issu du manque et devint d’un usage fréquent lorsqu’il se mit à plaire. […] Les métaphores sont en quelque sorte un bien d’emprunt qu’on va chercher ailleurs, parce qu’on n’a pas la chose même. » 137
La perception de Cicéron, qui associe l’usage de la métaphore au manque, et l’affirmation d’Aristote qui dit qu’elle appartient au discours de tout homme, indique que cette figure sert à suppléer le mal radical du langage, c’est-à-dire au fait que les mots soient en nombre fini et les choses infinies : « En effet, puisqu’il n’est pas possible quand on discute de présenter les choses elles-mêmes (aujtaV taV pravgmata) et qu’on se sert, au lieu des choses, des mots comme de symboles (toi`" ojnomavsin ajntiV tw`n pragmatw`n crwvmeqa wJ" sumbovloi"), on est enclin à penser que ce qui se produit entre les mots se produit aussi entre les choses, exactement comme entre les cailloux pour ceux qui calculent avec. Mais, entre les choses, ce n’est pas pareil. Car les mots sont finis, ainsi que la quantité des énoncés, alors que les choses sont infinies en nombre (taV meVn gavr ojnovmata pepevrantai kaiV toV tw`n lovg wn plh`qo", taV deV pravgmata toVn ajriqmoVn a[[peiraV ejstin). Il est donc nécessaire que le même énoncé ou qu’un mot unique ait plusieurs sens (ajnagkai`on ou^n pleivw toVn aujtoVn lovgon kaiV tou[noma toV e$n shmaivnein). » 138
Nous pensons pourtant, avec Lacan, que l’indigence et l’embarras dont parlait Nietzsche à l’égard du mal radical du langage, ne réside pas seulement dans ce déficit – quantitatif (plus de choses que de mots) – mais dans l’écart plus fondamental qui existe entre ce que l’on cherche à dire et ce que le logos nous permet de dire. Cet ajout n’invalide pas pour autant ce qu’avancèrent Cicéron ou Nietzsche. Le caractère de « suppléance » inhérent aux tropes sera repris dans l’interprétation lacanienne du langage dans ses rapports à l’inconscient, comme nous le verrons plus loin.
137
Cicéron, De l’orateur, III, 38, 155 et 156, apud Nietzsche, ibid. Nous soulignons. Nous préférerons citer ici la version « nietzschéénne », qui traduit inopiae par « manque » et non par « besoin », comme dans la traduction de Courbaud et Bornecque (voir note ci-dessus). 138 Aristote, « Les Réfutations sophistiques », 1, 165a 6-14, traduction par Barbara Cassin, in L’Effet sophistique, op. cit., p. 344.
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4.2.2. La paire métaphore – métonymie L’origine du privilège accordé à la paire métaphore – métonymie est controversée. D’après Genette : « Cette nouvelle réduction est acquise, sauf erreur, dans la vulgate du formalisme russe, dès l’ouvrage de Boris Eichenbaum sur Anna Akmatova, qui date de 1923, y compris l’équivalence métonymie = prose, métaphore = poésie. On la retrouve avec même valeur en 1935 dans l’article de Jakobson sur la prose de Pasternak, et surtout dans son texte de 1956, Deux aspects du langage et deux types d’aphasie… »139 Selon d’autres auteurs, elle remonte à la fin du XIXe siècle, avec la création de la nouvelle « science du langage ». C’est à partir de travaux comme « Lateinische Semasiologie oder Bedeutungslehre » (1876) de Christian Karl Reisig, ou ceux de Michel Bréal, « Essai de sémantique » (1897) et « Comment les mots changent de sens » (1888), que la métaphore aurait été rangée à côté de la métonymie. Selon Reisig, il y a « certaines associations d’idées, parmi les représentations humaines, qui sont préférentiellement utilisées, que la Rhétorique a adoptées avec des expressions précises, mais qui d’une certaine manière appartiennent aussi à la doctrine de la signification [Bedeutungslehre], notamment la synecdoque, la métonymie et la métaphore. »140 Reisig nous fait remarquer que ces figures de langage, malgré leur emploi par la rhétorique, dont elles forment un moyen important pour l’ornement esthétique du discours (sie ein wichtiges Mittel für den ästhetischen Schmuck der Rede) »,141 appartiennent avant tout à l’usage langagier commun d’un peuple.142.
139
Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », in Figures III, op. cit., p. 25. Christian Karl Reisig, Vorlesungen über lateinische Sprachwissenschaft, [von 1876/27], mit den Anmerkungen von Friedrich Haase, vol. 2, Partie II : « Semasiologie oder Bedeutungslehre » [Sémasiologie latine ou étude du sens des mots], nouvelle édition par Ferdinand Heerdegen, Berlin, Verlag von S. Calvary & Co, 1890, p. 2. Nous traduisons. 141 Christian Karl Reisig, op. cit., pp. 3-4. 142 C’est pour cette raison que Reisig nomme le § 172 de son texte, où il analyse ces trois figures, de la façon suivante : « Rien n’est plus utilisé que ceci (Nichts ist gebräuchlichen, als dass) » : 1) Synecdoque [partis pro toto oder totius pro parte] : la partie pour le tout ou le contraire. Ex : du latin « tetum » pour dire « maison » ; 2)Métonymie : une sorte spéciale d’échange de représentations où le mot, ou bien désigne la cause par son effet ou bien le contraire et ; 3) Métaphore. » Christian Karl Reisig, op. cit., p. 6. 140
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C’est dans la suite des élaborations de la naissante science du langage, pour laquelle Michel Bréal forgea le nom de « sémantique »,143 que quelques décennies plus tard, à partir de l’étude des cas d’aphasie, Roman Jakobson établit les processus métaphorique et métonymique comme équivalents des deux mécanismes fondamentaux du langage chez l’être humain : la sélection et la combinaison. Dans « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Jakobson développa l’idée selon laquelle « tout signe linguistique implique deux modes d’arrangement », la combinaison et la sélection.144 Il observa à partir de l’étude des cas d’aphasie, que cette pathologie se manifeste ou bien comme un trouble de la combinaison ou bien comme un trouble de sélection. À ce propos, dit-il : « Toute forme de trouble aphasique consiste en quelque altération, plus ou moins grave, soit de la faculté de sélection et de substitution, soit de celle de combinaison et de contexture. La première affection comporte une détérioration des opérations métalinguistiques, tandis que la seconde altère le pouvoir de maintenir la hiérarchie des unités linguistiques. La relation de similarité est supprimée dans le premier type et celle de contiguïté dans le second. La métaphore devient impossible dans le trouble de la similarité et la métonymie dans le trouble de la contiguïté. »145
Jakobson étend l’application de ces deux procédés, métonymique et métaphorique, à « tout processus symbolique, qu’il soit intrasubjectif ou social ». Il y ajouta que dans une étude sur la structure des rêves, « la question décisive est de savoir si les symboles et les séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté (« déplacement » métonymique et « condensation » synecdochique freudiens) ou sur la similarité (« identification » et « symbolisme » freudiens).146 Cette réinterprétation du processus onirique chez Freud ne coïncide pas exactement avec celle de Lacan, d’après qui la métaphore équivaut à la condensation
143
Michel Bréal dit : « Je prie donc le lecteur de regarder ce livre comme une simple Introduction à la science que j’ai proposé d’appeler la Sémantique. » Puis, en note de bas de page, il ajouta : « ShmantikhV tevcnh, la science des significations, du verbe shmaivnw, ‘signifier’, par opposition à la Phonétique, la science des sons. » BRÉAL, Michel, Essai de sémantique, Science des significations, Brionne, Gérard Monfort, 1982, p. 8. 144 Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies », in Essais de linguistique générale 1. Les fondations du langage, traduit et préfacé par Nicolas Ruwet, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963 [1956], p. 48. Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses », texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 248 sq. 145 Roman Jakobson, ibid., p. 61. 146 Ibid., pp. 65-66.
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freudienne et la métonymie au déplacement.147 En revanche, nous trouvons dans la note de bas de page du traducteur français de Jakobson, l’observation suivante : « Roman Jakobson, à qui nous avons fait la remarque, pense que la divergence s’explique par l’imprécision du concept de condensation, qui, chez Freud, semble recouvrir à la fois des cas de métaphore et des cas de synecdoque. »148 Il ne s’agit pourtant pas d’une divergence de fond, mais à une précision jakobsonienne concernant les définitions de métaphore et synecdoque.
147
« …les mécanismes décrits par Freud comme ceux du processus primaire, où l’inconscient trouve son régime, recouvrent exactement les fonctions que cette école tient pour déterminer les versants les plus radicaux des effets du langage, nommément la métaphore et la métonymie, autrement dit les effets de substitution et de combinaison du signifiant dans les dimensions respectivement synchronique et diachronique où ils apparaissent dans le discours. » Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » [1960], in Écrits, op. cit., 1966, pp. 799-800. Ou encore : « D’une façon générale, ce que Freud appelle la condensation, c’est ce qu’on appelle en rhétorique la métaphore ; ce qu’il appelle le déplacement, c’est la métonymie. », Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses », op. cit., p. 251. 148 Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies », op. cit., p. 66, note 1.
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4.2.3. La métaphore chez Lacan « La métaphore n’est pas la chose au monde dont il soit le plus facile de parler. Bossuet dit que c’est une comparaison abrégée. Chacun sait que cela n’est pas entièrement satisfaisant, et je crois qu’à la vérité, aucun poète ne l’accepterait. Quand je dis aucun poète, c’est parce que ce pourrait être une définition du style poétique que de dire qu’il commence à la métaphore, et que là où la métaphore cesse, la poésie aussi. »149 « Quand on lit les rhétoriciens, on s’aperçoit que jamais ils n’arrivent à une définition satisfaisante de la métaphore, et de la métonymie. » 150
Lacan utilise le terme de métaphore à partir de l’écrit « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (1953), à partir de sa la relecture de la Traumdeutung. Il nous dit : « C’est à la version du texte que l’important commence, l’important dont Freud nous dit qu’il est donné dans l’élaboration du rêve, c’est- à- dire dans sa rhétorique. Ellipse et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition, apposition, tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse, antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rétorsives ou séductrices, dont le sujet module son discours onirique151. »
Mais l’usage lacanien de la métaphore ne commence à se préciser qu’à partir du séminaire sur « Les psychoses » (1955-1956) et cela durera plusieurs années. Dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient », de 1957, il développe finalement les formules de la métaphore et de la métonymie. Pour Lacan, la condensation et le déplacement sont exactement les « deux versants de l’incidence du signifiant sur le signifié » et il affirme ceci : 149
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit., p. 247. Ibid., p. 259. 151 « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], in Écrits, op. cit., pp. 267-268. Nous soulignons. 150
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« La Verdichtung, condensation, c’est la structure de surimposition des signifiants où prend son champ la métaphore, et dont le nom pour condenser en lui-même la Dichtung indique la connaturalité du mécanisme à la poésie, jusqu’au point où il enveloppe la fonction proprement traditionnelle de celle-ci. La Verschiebung ou déplacement, c’est plus près du terme allemand ce virement de la signification que la métonymie démontre et qui, dès son apparition dans Freud, est présenté comme le moyen de l’inconscient le plus propre à déjouer la 152 censure. »
Il ajoute que : « C’est de la coprésence non seulement des éléments de la chaîne signifiante horizontale, mais de ses attenances verticales, dans le signifié, que nous avons montré les effets, répartis selon deux structures fondamentales dans la métonymie et dans la métaphore. »153 La formule lacanienne de la métaphore, la voici :
Lacan explique cette formule disant que la structure métaphorique indique « que c’est dans la substitution du signifiant au signifiant que se produit un effet de signification qui est de poésie ou de création, autrement dit, d’avènement de la signification en question. Le signe + placé entre ( ) manifestant ici le franchissement de la barre − et la valeur constituante de ce franchissement pour l’émergence de la signification. »154 La métaphore se caractérise ainsi, chez Lacan, par ce résultat d’un plus de signification.
Cependant,
l’usage
lacanien
de
cette
figure
se
distingue
fondamentalement de la théorie classique, puisque Lacan écarte énergiquement toute réduction de la métaphore à l’analogie ou à une quelconque proportionnalité, d’où son différend avec Chaïm Perelman. 155 La métaphore, dit Lacan, « est radicalement l’effet de la substitution d’un signifiant à un autre dans une chaîne, sans que rien de
152
« L’instance de la lettre dans l’inconscient » [1957], in Écrits, op. cit., p. 511. Ibid., p. 515. 154 Idem. 155 « Je ne crois pas qu’il soit fondé pour autant à croire l’avoir ramenée à la fonction d’analogie. » Jacques Lacan, « La métaphore du sujet » [1961 (1960)], in Écrits, op. cit., p. 889. 153
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naturel ne le prédestine à cette fonction de phore, sinon qu’il s’agit de signifiants, comme tels réductibles à une opposition phonématique. »156 Nous voyons donc comment la métaphore lacanienne s’éloigne de tout ce qui en fut dit par Aristote et l’héritage rhétorique. La barre entre le signifiant de la métaphore et de celui du signifiant remplacé ne permet pas un franchissement naturel, assuré par une similitude quelconque. C’est pour cela qu’il a fait de la métaphore la structure même du symptôme : « Le mécanisme à double détente de la métaphore est celui-là même où se détermine le symptôme au sens analytique. Entre le signifiant énigmatique du trauma sexuel et le terme à quoi il vient se substituer dans une chaîne signifiante actuelle, passe l’étincelle, qui fixe dans un symptôme, − métaphore où la chair ou bien la fonction sont prises comme élément signifiant, − la signification inaccessible au sujet conscient où il peut se résoudre. » 157
Mais la métaphore-symptôme de Lacan pourrait rencontrer – dans certaines limites, bien sûr – la thèse d’André Laks, qui déconstruit l’idée selon laquelle la métaphore, comme phénomène lexical, porterait prioritairement une vertu cognitive.158 Selon lui, l’enjeu métaphorique joue à la fois sur l’écart et la reconnaissance, immédiate, de ce que la métaphore désigne (comme ce qui ce passe avec les enthymèmes qui suscitent l’admiration du public). La rapidité et la reconnaissance – « le mieux étant que les deux événements adviennent simultanément » – sont avant tout source de plaisir, d’agrément.159 Serait également « lacanienne » l’affirmation de Laks selon laquelle la métaphore, en remplaçant « un terme usuel par un terme ‘étranger’, venu d’ailleurs (allotrios), possède d’emblée une vertu d’aliénation ».160 Nous aborderons ce sujet dans la Deuxième Partie de cette étude.
156
Ibid., p. 890. Nous soulignons. « L’instance de la lettre dans l’inconscient » [1957], in Écrits, op. cit., p. 518. 158 André Laks, « Substitution er connaissance : une interprétation unitaire (ou presque) de la théorie aristotélicienne de la métaphore », op. cit., pp. 283-308. 159 Voir ibid., pp. 297-299. 160 Ibid., p. 294. 157
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4.2.4. La métonymie dans l’Antiquité La « métonymie » fut d’abord définie par Quintilien dans le livre VIII de l’Institution oratoire, à l’occasion de la discussion sur les « tropes ». Un trope, dit-il, « est un changement qui améliore la signification propre d’un mot ou d’une locution ». Quintilien ne s’en tient pas aux discussions sur les genres ou les espèces de tropes, passant directement à la discussion des tropes qui, selon lui, sont « les plus nécessaires et les plus employés ». Mais, puisque les tropes sont employés soit « par sens », soit par « beauté », il considère qu’il y a une « erreur dans l’opinion qui n’a vu de tropes que dans la substitution d’un mot à un autre ». La métonymie décrite par Quintilien se rapproche du concept cicéronien d’hypallage (uJpallaghv),161 qu’il qualifie de verba immutata, en le distinguant de la métaphore, qu’il définit comme verba translata.162 La définition quintilienne (VIII, 6, 23) dit que la métonymie (metwnumiva) « remplace un mot par un autre (est nominis pro nomine positio) ».163 Selon Heinrich Lausberg, les relations existantes entre le mot employé métonymiquement et la signification envisagée sont d’ordre qualitatif (cause, effet, domaine, symbole), où on distingue primordialement : 1) le rapport personne-chose : la personne est en relation réelle avec la chose (comme inventeur, propriétaire, fonctionnaire) et inversement. Ainsi, nous avons comme exemple : a) l’auteur par son œuvre ; b) les divinités par leur fonction (comme Neptune, pour désigner la mer) ; c) le propriétaire (ou habitant) par la propriété (ou habitat) et ; d) l’instrument par l’action (instrumento dominum) ; 2) la relation contenant-contenu, dont « le contenant peut être représenté aussi par un lieu ou temps et le contenu peut comprendre tant des personnes comme des choses. »164 Ex. : « tout le théâtre proteste à grands cris » (Cicéron emploie « theatra tota » à la place de « public du
161
Cicéron, Or., 27, 92-93. Voir Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, vol. I, 2e éd., Munique, Max Hueber Verlag, 1973, §§ 565-566. 163 Quintilien, Institution oratoire, tome V, livres VIII-IX, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978. Voir aussi Heinrich Lausberg, op. cit., § 567. 164 Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, vol. I, op. cit., § 568. 162
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théâtre ») ;165 3) La relation cause-conséquence et ;166 4) la relation abstractconcret.167 Quintilien plaça la métonymie parmi les tropes les plus fréquents (juste après la métaphore et la synecdoque) : « Très voisine de la synecdoque est la métonymie, qui remplace un mot par un autre, mais, selon Cicéron, les rhéteurs appellent ce tour hypallage. Elle substitue le nom de l’inventeur au nom de l’invention et le nom du possesseur à celui de l’objet possédé. »168 Quintilien parle encore une fois de la métonymie, dans le livre IX, 1, 5, suite à la discussion sur la différence entre les figures et les tropes. D’après lui, le « trope » implique l’éloignement, recherché, du langage propre afin d’orner le style, tandis que la « figure », s’écarte de l’expression commune et spontanée en se servant de mots propres.169 165
Cicéron, De l’orateur, Livre III, L, 196, op. cit. Exemple cité par Lausberg, idem. Lausberg, idem (§ 568). 167 Idem. 168 Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 23, op. cit. La taxinomie des tropes est complexe et très controversée, même de nos jours. Ainsi, quand le rapport métonymique est quantitatif, par exemple, certains l’appellent synecdoque : « En fait, la métaphore a été surtout inventée pour émouvoir les esprits, pour donner du relief aux choses et les rendre sensibles à notre regard. La synecdoche peut apporter de la variété dans le discours, en faisant entendre plusieurs objets par un seul (ut ex uno pluris intellegamos), le tout par la partie (parte totum), le genre par l’espèce (specie genus), ce qui suit par ce qui précède (praecedentibus sequentia), ou inversement ; et son emploi est plus libre chez les poètes que chez les orateurs. » (Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 19) Ou encore : « Il y a même une certaine affinité entre ce trope [métonymie] et la synecdoche ; car, lorsque je dis ‘les visages’ d’un homme au lieu de ‘le visage’, j’exprime au pluriel ce qui est au singulier, mais ce n’est pas que, par un pluriel, je veuille faire entendre un singulier (car cela est évident) : je fais seulement une métonymie ; de même, quand je dis des plafonds ‘d’or’ pour des plafonds dorés, je m’écarte de un peu de la vérité, parce qu’il n’y a qu’une partie qui ait de la dorure. » (Ibid., VIII, 6, 28). Quintilien, Institution oratoire, tome V, livres VIII-IX, op. cit.. Cette relation quantitative peut donc mettre en rapport : 1) la partie et le tout dans les deux sens ; 2) genre – espèce et vice-versa ; 3) numérique : le singulier par le pluriel et à l’inverse. Voir Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, vol. I, op. cit., §§ 572-573. 169 D’après Quintilien, il y a une grande confusion par rapport à ces deux conceptions, qu’il essaye d’éclairer en disant : « Le trope, donc, est le transfert d’une expression de sa signification naturelle et principale à une autre, afin d’orner le style, ou, selon la définition de la majorité des grammairiens, le transfert d’un endroit où l’expression a son sens propre dans un autre où elle ne l’a pas ; en revanche, la ‘figure’, comme on peut l’entendre d’après le nom lui-même, consiste à donner au langage une forme éloignée de l’expression commune et spontanée. Aussi, parmi les tropes range-t-on la substitution d’un mot à un autre ; par exemple, la métaphore, la métonymie, l’antonomase, la métalepse, la synecdoque, la catachrèse, l’allégorie, et, généralement, l’hyperbole, laquelle concerne, en effet, les idées et les mots. […] Rien de semblable pour les figures : elles s’effectuent en effet à l’aide des mots propres et dans leur ordre
. » Quintilien, Institution oratoire, op. cit., IX, 1, 4-5 et 7. Il nous semble très intéressant de trouver cette discussion chez Quintilien, puisque Lacan a fait aussi quelques allusions curieuses à la notion de « trope ». Dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation », il dit : « Je voudrais remarquer que tropo signifie trouver….. ».169 Dans le séminaire sur « Le transfert », il reprend l’allusion : « Qu’est ce que l’analysé vient chercher en analyse ? Il vient 166
66
Lacan fait remonter ainsi, de manière juste, la création de la métonymie à Quintilien : « La fonction proprement signifiante qui se dépeint ainsi dans le langage [déplacement], a un nom. Ce nom, nous l’avons appris dans notre grammaire enfantine à la page finale où l’ombre de Quintilien, reléguée en un fantôme de chapitre pour faire entendre d’ultimes considérations sur le style, semblait précipiter sa voix sous la menace du crochet. C’est parmi les figures de style ou tropes, d’où nous vient le verbe : trouver, que ce nom se trouve en effet. Ce nom, c’est la métonymie. » 170
« La métonymie était alors reléguée à la fin, sous l’égide d’un Quintilien bien sous-estimé. »171
chercher ce qu’il y a à trouver ou, plus exactement, s’il cherche, c’est parce qu’il a quelque chose à trouver. Et la seule chose qu’il y a pour lui à trouver, à proprement parler, c’est le trope par excellence, le trope des tropes, ce que l’on appelle son destin. […] Si nous oublions le rapport qu’il y a entre l’analyse et ce que l’on appelle le destin, cette espèce de chose qui est de l’ordre de la figure, au sens où ce mot s’emploie pour dire figure du destin comme on dit aussi bien figure de rhétorique, cela veut dire que nous oublions simplement les origines de l’analyse, car elle n’aurait pas pu même faire un pas sans ce rapport. » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, « Le transfert » [1960-1961], 2 éd., texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 376. Souligné dans le texte. 170 Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient » [1957], in Écrits, op. cit., p. 505. 171 Le Séminaire, Livre V, « Les formations de l’inconscient » [1957-1958], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 72.
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4.2.5. La métonymie chez Lacan172
« La forme rhétorique qui s’oppose à la métaphore a un nom — elle s’appelle métonymie. Elle concerne la substitution à quelque chose qu’il s’agit de nommer — […] On nomme une chose par une autre qui en est le contenant, ou la partie, ou qui est en connexion avec. » 173 « D’une façon générale, ce que Freud appelle la condensation, c’est ce qu’on appelle en rhétorique la métaphore ; ce qu’il appelle le déplacement, c’est la métonymie. »174
Pour Lacan, la métonymie caractérise le processus qui lie un signifiant à un autre signifiant dans une chaîne, « ce qui permet l’élision par quoi le signifiant installe le manque de l’être dans la relation d’objet, en se servant de la valeur de
172
Lacan a toujours insisté sur l’origine gréco-romaine des figures de langage qu’il utilisait, en faisant remonter avec exactitude, par exemple, le « concept » de métonymie à Quintilien, et non à Roman Jakobson (ce qu’on verra ensuite). Il faut mentionner ce fait, puisqu’on trouve souvent des commentateurs qui critiquent l’approche psychanalytique de Lacan par rapport à la linguistique, comme s’il s’agissait d’un forçage théorique. C’est bien le cas de l’article de Samuel Jaffe, intitulé « Freud as Rhetorician : Elocutio and the Dream-Work », où l’auteur critique tant la lecture lacanienne de la « Traumdeutung », quand Lacan fait équivaloir la métaphore à la condensation (Verdichtung) et la métonymie au déplacement (Verschiebung), que la lecture qu’il fut de l’œuvre de Jakobson : « Thus Lacan aligns ‘displacement’ with metonymy and ‘condensation’ with metaphor, whereas Jakobson assigns both metonymic ‘displacement’, and synedochic ‘condensation’ to the metononymic ‘pole’ of contiguity, leaving ‘identification and symbolism’ for the metaphoric ‘pole’ of similarity. » Samuel Jaffe, « Freud as rhetorician : Elocutio and the Dream-Work », Rhetorik, e. internt. Jahrbuch, Band 1, Stuttgart-Bad Constatt, Frommann-Holzboog, 1980, p. 53, note 26. Le curieux c’est que cet auteur lui-même, adepte probablement d’une sorte de rigorisme anglo-saxon, semble méconnaître la façon dont Lacan se servait des théories pour faire ce qui l’intéressait, c’est-à-dire, de la psychanalyse. Jaffe lui-même fait référence aux paroles de Lacan, où il dit : « Quand à partir de la structure du langage, je formule la métaphore de façon à rendre compte de ce qu’il appelle condensation dans l’inconscient, la métonymie pour de même en motiver le déplacement, l’on s’y indigne que je ne cite pas Jakobson. […] Mais quand on s’aperçoit, à lire enfin, que la formule dont j’articule la métonymie diffère assez de celle de Jakobson, pour que le déplacement freudien, lui le fasse dépendre de la métaphore, alors, on me le reproche comme si je la lui avais attribuée. », Jacques Lacan, « Préface à une thèse », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 401-402. Jaffe méconnaissait probablement le propre avis de Jakobson face à cette question et que nous avons déjà mentionné pour ce qui concerne la métaphore. Cet auteur, différemment de Lacan et de Jakobson lui-même, réinterprète la « Traumdeutung » freudienne à partir de la quatripartita ratio chez Quintilien. Ainsi, il fait les équivalences suivantes : Dectratio = condensation [Verdichtung], Transmutatio = déplacement [Verschiebung], Immutatio = Considérations de représentabilité [Rücksicht auf Darstellbarkeit] et Adiectio = élaboration secondaire [Sekundäre Bearbeitung]. 173 Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit., p. 250. 174 Ibid., p. 251.
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renvoi de la signification pour l’investir du désir visant ce manque qu’il supporte. »175 Qu’est-ce qui est élidé dans l’enchaînement métonymique ? Le texte nous répond : c’est l’objet. L’objet qui, si on pouvait l’attraper, serait capable de dire l’être du sujet, toujours perdu entre deux signifiants. Cette perte est représentée, dans la formule lacanienne de la métonymie : f (S…S’) S = S ( – ) s Cet algorithme explique que ce qui résulte de l’association d’un signifiant à l’autre dans la continuité d’une chaîne signifiante est une perte, indiquée par le signe « – ». Cette perte signale tant l’irréductibilité du signifiant au signifié que « le manque de l’être dans la relation d’objet ». Cette perte « incontournable », puisque « le collimateur ne fonctionne pas », permit à Lacan de trouver dans la métonymie la structure même du désir humain, ce qui est éternellement tendu « vers le désir d’autre chose ».176 La nature métonymique du désir est ainsi solidaire de l’incompatibilité du désir avec la parole.177
4.2.6. L’antériorité de la métonymie par rapport la métaphore Dans un chapitre de son séminaire sur « Les psychoses », intitulé « Métaphore et métonymie II : articulation signifiante et transfert de signifié », Lacan signale la difficulté de définir ces deux tropes. Il dit : « Quand on lit les rhétoriciens, on s’aperçoit que jamais ils n’arrivent à une définition complètement satisfaisante de la métaphore et de la métonymie ». Il y ajoute : « D’où résulte par exemple cette formule, que la métonymie est une métaphore pauvre. On pourrait dire que la chose est à prendre dans le sens exactement contraire – la métonymie est au départ, et c’est elle qui rend possible la métaphore. Mais la métaphore est d’un autre degré que la métonymie. »178 175
« L’instance de la lettre dans l’inconscient » [1957], in Écrits, op. cit., p. 515. Ibid., p. 518. 177 Voir « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], in Écrits, op. cit., p. 641. 178 Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses », [1955-1956], op. cit., p. 259. 176
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La métonymie est « première » parce qu’elle implique la coordination nominale, l’articulation signifiante en tant que telle, « c’est la proprement dite chaîne signifiante. »179 Le ressort métonymique est, d’après Lacan,
« le cœur de la
découverte freudienne. L’œuvre commence par le rêve, ses mécanismes de condensation et de déplacement, de figuration, ils sont tous de l’ordre de l’articulation métonymique, et c’est sur ce fondement que la métaphore peut intervenir. »180 Il est donc catégorique pour ce qu’on pourrait appeler l’antériorité de la métonymie par rapport à la métaphore : « Il faut d’abord que la coordination signifiante [la métonymie] soit possible pour que les transferts de signifié [la métaphore] puissent se produire. L’articulation formelle du signifiant [la métonymie] est dominante par rapport au transfert du signifié [la métaphore]. »181 Dans le séminaire sur « Les formations de l’inconscient », Lacan réaffirme l’antériorité de la métonymie par rapport à la métaphore, en disant que « la métonymie est la structure fondamentale dans laquelle peut se produire ce quelque chose de nouveau et de créatif qu’est la métaphore. Même si quelque chose d’origine métonymique est placé en position de substitution, comme c’est le cas dans les trente voiles, c’est autre chose qu’une métaphore. Pour tout dire, il n’y aurait pas de métaphore s’il n’y avait pas de métonymie. […] Il n’y aurait pas de métaphore s’il n’y avait pas de métonymie… »182 Avec cette interprétation, Lacan se situe d’une certaine manière dans le contre-courant de la revalorisation moderne de la métaphore : « Jusqu’à un certain point, les linguistes ont été victimes de cette illusion. L’accent qu’ils mettent par exemple sur la métaphore, toujours plus étudiée que la métonymie, en témoigne. Dans le langage plein et vivant, c’est bien ce qu’il y a de plus saisissant, mais aussi de plus problématique ─ comment peut-il se faire que le langage ait son maximum d’efficacité quand il arrive à dire quelque chose en disant autre chose ? C’est en effet captivant, et on croit même aller par là au cœur du phénomène du langage, à contre-pente d’une position naïve. »183
179
Idem. Idem. 181 Ibid., p. 261. 182 Le Séminaire, Livre V, « Les formations de l’inconscient », [1957-1958], op. cit., p. 75. 183 Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses », [1957-1958], op. cit., p. 255. 180
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Cette position naïve, explicite Lacan, c’est de vouloir « qu’il y ait superposition, et comme décalque, de l’ordre des choses à l’ordre des mots. »184 Cette affirmation nous permet d’entrevoir tout le champ que recouvre l’interprétation lacanienne des figures rhétoriques. Il nous semble que l’usage qu’il en fit non seulement se distingue fondamentalement de celui de la mouvance de l’époque autour de la réhabilitation poétique des tropes, car il pointe un problème essentiel, celui du mal radical du langage, toujours indigent d’après Nietzsche.
184
Idem.
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4.3. Le parlêtre : le gorgianisme de Lacan « C’est un cercle vicieux de dire que nous sommes des êtres parlants. Nous sommes des « parlêtres », mot qu’il y a avantage à substituer à l’inconscient, d’équivoquer sur la parlote, d’une part, et sur le fait que c’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être : parce que c’est sûr que nous y croyons, nous y croyons à cause de tout ce qui paraît faire substance ; mais en quoi estce de l’être, en dehors du fait que le langage use du verbe être ? » 185 « L’inconscient c’est un savoir en tant que parlé comme constituant de LOM. La parole bien entendu se définissant d’être le seul lieu, où l’être ait un sens. » 186
Dans les années soixante-dix, la conception lacanienne de l’inconscient change considérablement. Il abandonne en quelque sorte l’inconscient-chaîne en faveur du parlêtre, terme qui remplacera à la fois ceux d’inconscient et de sujet : « Le parlêtre, c’est une façon d’exprimer l’inconscient »187 ; « nous ne viendrons jamais à bout du rapport entre ces parlêtres que nous sexuons du mâle et ces parlêtres que nous sexuons de la femme. »188 Dans une de ses conférences sur James Joyce, Lacan affirma : « D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette. »189 On voit dans ce passage que Lacan entend substituer l’inconscient freudien par son parlêtre. Mais que change-t-il ? L’enjeu qui entoure ce néologisme est complexe. Il fut forgé au moment où Lacan met en place le nœud borroméen, ses articulations autour du réel comme impossible, de la logique, de la jouissance. On pourrait légitimement penser qu’il s’éloignerait de la « parole » mais c’est bien au contraire, comme l’atteste la nouvelle 185
Jacques Lacan, Conférence à « Columbia University » [1975], in Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 49. Souligné dans l’original. 186 Jacques Lacan, « Joyce le Symptôme » [1975], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 566. 187 « Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français », Rome, le 29 octobre 1974, parue dans les Lettres de l’École freudienne, n° 16, 1975, p. 18. 188 Ibid., p. 22. 189 Jacques Lacan, « Joyce le Symptôme » [1975], in Autres écrits, op. cit., pp. 565-566.
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désignation parlêtre. Mais la parole impliquée dans le parlêtre n’est plus celle de « Fonction et champ… ». Elle demeure certes le seul outil de l’analyse et c’est-elle qui caractérise LOM. Sauf que c’est bien là le changement : l’homme devient LOM, la langue devient lalangue. La parole devient l’apparole – amalgame d’appareil (de jouissance notamment) et de parole. La parole ne sert plus à la communication, au message, mais à jouir. Et cela fait LOM. Avec ces nouvelles élaborations, Lacan se rapproche davantage du terrain sofistico-philosophique. Cherchons à savoir s’il existerait une source gorgienne dans parlêtre. C’est à cette question que nous essayerons de répondre dans ce chapitre. Pour cela, il nous faut d’abord remonter les chemins qui mènent à la déesse parménidienne…
4.3.1. D’un manque inhérent au langage Le Poème parménidéen (Sur la nature ou sur l’étant) constitue en lui-même une impasse à laquelle l’homme, puisqu’il parle, sera à jamais confronté. Impasse fondée sur une équivoque qui repose sur « une distinction non soutenue, insoutenable, entre ‘est’ et ‘n’est pas’. »190 Cette poiêsis porte en elle une autre voie, dont le Traité du non-être, de Gorgias, est la conséquence logique. Le Traité n’est que le déploiement logiquement rigoureux de ce qui fut énoncé dans le Poème. C’est la thèse de Barbara Cassin, développée dans Si Parménide : « ‘Si Parménide, alors Gorgias’, signifie qu’à prendre à la lettre l’impératif du Poème, à appliquer Parménide à Parménide, c’est le Traité qui s’écrit : car le Traité ne fait jamais que répéter le Poème, mais de façon telle que l’exigence d’identité, le principe universel, y soit effectivement respecté. »191 La déesse du Poème parménidéen annonça deux voies, l’une qui « est » et l’autre qui « n’est pas » et exhorte à ne jamais prendre la deuxième. Comme l’analyse Cassin : « Encore faut-il pour lui obéir pouvoir les distinguer, les identifier, faute de quoi le risque est grand de prendre l’une pour l’autre, et pour avoir ainsi fait
190
Barbara Cassin, Si Parménide. Le traité anonyme De Melisso Xenophane Gorgia, édition critique et commentaire, op. cit., p. 61. 191 Idem.
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l’impasse, de se mettre en marche sur le chemin qui n’en est pas un. »192 Voici le « Fragment II » du Poème de Parménide – « Sur la nature ou sur l’étant » : « Viens que j’énonce – mais toi, charge-toi du récit que tu auras [entendu – quelles voies de recherche seules sont à penser : l’une que est et que n’est pas ne pas être, c’est le chemin de la persuasion, car il suit la vérité ; l’autre que n’est pas et qu’est besoin de ne pas être, [5] celle-là, je t’indique que c’est un sentier dont on ne peut [rien savoir car tu ne saurais connaître ce qui, en tout cas, n’est pas (car on [ne peut en venir à bout) ni l’exprimer. » 193
Le texte grec : eij d’ a[g’ ejgwVn ejrevw, kovmisai deV suV mu~qon ajkouvsaς, ai{per oJdoiV mou~nai dizhvsiovς eijsi noh~sai: hJ meVn o{pwς e[stin te kaiV wJς oujk e[sti mhV ei%nai, peiqou~ς ejsti kevleuqoς, ajlhqeivh/ gaVr ojphdei~, [5] hJ d’ wJς oujk e[stin te kaiV wJς crewvn ejsti mhV ei^nai, thVn dhv toi fravzw panapeuqeva e[mmen ajtarpovn: ou[te gaVr a]n gnoivhς tov ge mhV ejo Vn, ouj gaVr ajnustovn, ou[te fravsaiς
194
Du Traité du non-être, « l’image dans le miroir du Poème », deux versions sont parvenues à nos jours.195 La version la plus répandue est celle de Sextus Empiricus « (Contre les professeurs [Adversus Mathematicos] VII, 65-87 = Contre
192
Ibid., p. 58. Parménide, Poème, « Fragment II » (DK 28 B 2), traduction Barbara Cassin, in Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ? présenté, traduit et commenté par Barbara Cassin, Paris, Seuil, « Points », 1998, pp. 76-77. 194 Parménide, Poème, « Fragment II » (DK 28 B 2), ibid., pp. 76-77. 195 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 121 sq. 193
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les dogmatiques I = Contre les logiciens I). »196 Elle est la seule version présentée dans les Fragmente der Vorsokratiker, de Diels-Kranz, et aussi la seule traduite dans la plupart des éditions censées contenir les fragments de Gorgias. Cette version est souvent la seule à être commentée par des philosophes comme Hegel et Heidegger.197 La deuxième, la version d’Anonyme, qui a été éditée et traduite par Cassin, proclame : « Il n’est, dit-il, rien ; d’ailleurs si c’est, c’est inconnaissable ; d’ailleurs si c’est et si c’est connaissable, ce n’est pourtant pas montrable aux autres. »
Oujk ei%nai, fhsivn, oujdevvn: eij d’e[stin, a]gnwston ei%nai: eij deV kaiV gnwstovn, ajll’ ouj dhlwtoVn a]lloiς.198 Selon Cassin, la version présentée par Sextus n’est pas évidemment indemne de l’influence sceptique : « L’élaboration sceptique laisse finalement sur ce texte des traces doxographiques à trois niveaux : la problématique d’ensemble (suppression du critère), un certain nombre de formalisations logiques (le poli des disjonctions et conjonctions exhaustives ─ ni ou… ni et, ni l’un… ni l’autre… ni les deux à la fois -, ou des quantifications et des réciproques), enfin le saupoudrage d’un vocabulaire d’école (sceptique, mais aussi, comme la formalisation, largement stoïcien). » 199
La version d’Anonyme – Sur Mélissus, Xénophane et Gorgias – porte, à son tour, un plus clair témoignage sur l’enjeu entre sophistique et éléatisme. Le Traité présenté par Sextus, malgré le fait d’avoir bien gardé le titre provocateur du sophiste ─ Sur le non-être ou sur la nature (en opposition directe à celui choisi pour les écrits de la plupart des présocratiques : Sur la nature), il sert bien à la finalité sceptique d’« abolir le critère de la vérité »,200 au détriment de mettre en évidence des propositions qui, décalquées du Poème de Parménide, mettent en question toute l’ontologie. Ainsi : 196
Ibid., p. 121. G. W. F. Hegel, « Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie », vol. I, 4e éd., Francfort, Suhrkamp Taschenbuch, 1999, pp. 434-441 ; trad. fr. vol. 2, p. 226. Martin Heidegger, « Logik », in Gesamtausgabe, vol. 21, Francfort, Vittorio Klostermann, 1976, pp. 19-25. Sur ce sujet, voir Barbara Cassin, ibid., p. 104 sq. 198 Gorgias apud Anonyme, De Melisso Xenophane Gorgia, 979 a 12, édition et traduction de Barbara Cassin, in Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., p. 429. 199 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 122. 200 Ibid., p. 29. 197
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« Le discours sophistique, qui soutient cet insoutenable, produit ainsi l’origine comme ‘sophisme’, au sens le plus banal du terme : comme dissimulation et exploitation d’une équivoque […] Le Traité, qui ne peut s’écrire qu’après l’origine et pour l’étayer, apparaît pourtant comme fondement, réquisit, condition de possibilité, origine de cette origine, archiorigine, fond sur lequel l’origine se détache comme coup de force sophistique nécessaire à cette suite qu’est l’ontologie. » 201
Cette équivoque, intrinsèque au verbe « être », établit la tension existant entre mots et choses, une aporie motrice à tous ceux qui parlent – pour dire l’être en tant qu’être, pour le plaisir de parler ou pour la douleur d’exister, jadis et pour toujours.
4.3.1. L’asthénie du logos : le pas ontologique de Platon Parménide et Gorgias incarnent ainsi, originairement, deux possibilités du logos, deux réponses différentes au manque constitutif du langage. De ce manque, il y a deux appréciations possibles : l’une qui y voit une faiblesse qu’il faut pallier et, l’autre, qui y voit une puissance dont il faut profiter. La première caractérisera l’effort de la philosophie, l’autre, l’exercice sophistique. L’effort philosophique est pourtant loin d’être homologue. Nous illustrerons ce différend en n’évoquant que deux philosophes,Platon et Aristote, car ce sont les premiers à avoir montré le plus vif intérêt pour les sophistes qui leur sont contemporains. Ce choix se justifie aussi pour deux autres raisons. D’abord, face au petit nombre de textes sophistiques parvenus jusqu’à nous, les dialogues platoniciens et le corpus aristotelicum sont des sources inestimables qui nous permettent de nous faire une idée du rôle et de l’influence des sophistes dans la Grèce du Ve siècle. Ensuite, c’est avant tout dans le cadre d’une discussion avec ces deux philosophes que Lacan s’aventure à mentionner les sophistes. L’enjeu est d’envergure, puisque tant pour Platon que pour Aristote, le sophiste constitue une sorte d’alter ego du philosophe, une altérité nécessaire à leur projet. Le traitement donné par chacun des deux philosophes à l’action sophistique n’est pas le même. Nous entamerons par la suite une brève lecture de la façon dont Platon et Aristote s’engagent dans l’élaboration d’une réponse à ce manque constitutif du langage. Cet examen ne sera 201
Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., pp. 61-62.
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évidemment pas exhaustif. Il a pour objectif de cerner la différence entre ces deux projets pour pouvoir mieux situer le propos lacanien – issu du même constat d’un défaut du langage.
4.3.2.1. La tessiture du logos platonicien L’œuvre platonicienne ne cesse pas d’émerveiller, voire d’étourdir, tous ceux qui s’y intéressent. Forme et contenu se tissent de telle façon que le plus souvent on fait abstraction de la forme en faveur d’un supposé contenu inéluctable mais qu’on a du mal à saisir sans équivoque, ou bien on privilégie la forme, sous peine d’y voir plutôt une œuvre d’art littéraire que philosophique. La forme dialogique et l’absence d’un système dérangent à tel point, que certains sont enclins à n’y voir que la pâle image d’un enseignement exotérique (voir Szlézak et sa clique). L’histoire de la philosophie témoigne d’un effort soutenu pour systématiser le texte de Platon, en comblant apories et contradictions, comme s’il allait de soi qu’un texte philosophique soit forcément lisse et sans faille. On dénie le plus souvent l’hypothèse d’un Platon désireux de faire justement une œuvre dialogique, aporétique et asphérique. C’est le mérite de la lecture que Lacan fit de Platon, en privilégiant l’enjeu discursif mis en scène dans les dialogues, avec apories et allitérations, contradictions et jeu de mots. Bref, en s’abstenant de vendre son âme aux commentateurs d’Aristote. Il nous semble que le choix dialogique est cohérent avec l’acception platonicienne du logos. En gros, la lettre de Platon met en scène, donne à voir (theorein) ce que peut et ce que ne peut pas le logos. Les dialogues du Cratyle et du Sophiste sont, en ce sens, exemplaires. Ils cherchent, tous deux, une définition du logos, mais avec des motivations et des exigences distinctes. Traitant de la justesse de la nomination, le Cratyle s’engage dans une discussion sur l’origine du langage, en commençant par définir le « nom » (o[noma), le nom « en soi ». Dans le Sophiste, le propos est de chercher une définition
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de ce professionnel du « leurre ».202 Pour le cerner dans sa dunamis ambiguë de maître dans les apparences de savoir, il est nécessaire de démontrer la possibilité, pour le langage, de dire le non-être. Pour vérifier si le logos comporte une telle possibilité, il devient impératif de savoir ce qu’est ce logos. Signalons que les deux « dé-finitions », celle du Cratyle et celle du Sophiste, convergent et emploient pratiquement les mêmes termes – ce qui nous permet de voir se profiler le contour d’une conception proprement platonicienne du langage. Commençons par le Cratyle.
4.3.2.2. Cratyle : sur la justesse de la nomination Dans le Cratyle, s’affrontent deux conceptions radicalement distinctes touchant la justesse et le fondement de la nomination (h] periV ojnomavtwn ojrqovthto"). L’une, incarnée par Hermogène, qui prétend que la justesse des noms provient de la convention (xunqhvkh) et de l’homologie (oJmologiva). L’autre, défendue par Cratyle, veut qu’une juste nomination « existe naturellement pour chacun des êtres (ejkavstw/ tw`n o[ntwn fuvsei pefukui`an). »203 Socrate, qui mène la discussion, poussera chacune de ces deux thèses jusqu’au bout, mais pas de la même manière. Par exemple, nous le voyons se livrer à une véritable débauche de recherche étymologique lorsqu’il s’agit de mettre en évidence la justesse naturelle des noms. Voyons ce qui ressort de l’étymologie fantastique du Cratyle. Onoma (nom) et pragma (chose) se distinguent : voilà l’origine de la discussion. S’affronter à la question de la nomination implique que l’on suppose que le langage s’arrache du sein de la phusis (nature). Dire que nom et chose se distinguent ouvre sur-le-champ aussi bien la possibilité d’énoncer le faux – dire ce que quelque chose n’est pas –, et le vrai, c’est-à-dire, ce que quelque chose est. Ainsi
202
Toutes les fois que, dans cette étude, nous parlerons de « définition », nous entendrons ce terme au sens d’un logos « dé-finisseur », c’est-à-dire, d’un logos dont l’agencement est capable de dessiner les contours de ce qu’on prétend saisir. C’est le logos entendu comme horismos (oJrismov"), et non comme jugement, concept ou raison. 203 Cratyle, 383a, traduction par Louis Méridier, in Platon, Œuvres complètes, tome V, 2e partie, 2e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1950.
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« qui dit les choses qui sont comme elles sont est vrai, et celui qui les dit comme elles ne sont pas est faux. »204
4.3.2.3. Du nom comme organon L’onoma, la plus petite partie du logos (lovgou smikrovteron movrion),205 est conçu dans ce dialogue comme un organon (o[rganon), « un instrument qui sert à instruire, et à distinguer la réalité comme la navette fait le tissu. »206 Cette caractérisation du nom (o[noma) comporte une particularité qui, comme nous le verrons par la suite, n’est pas articulée dans le Sophiste : celle du nom explicitement défini comme organon, instrument. Instrument de quoi, et au service de quoi ? Le nom en tant qu’organon a deux qualités, deux adjectifs : il est didaskalikon (didakalikovn) – « capable d’enseigner, apte à instruire » et diakritikon (diakritikovn) – « apte à diviser, à distinguer ».207 Le premier de ces qualificatifs provient du substantif didaskalos (didavskalo"), « celui ou celle qui enseigne, maître, précepteur, celui qui dirige les répétitions d’un chœur », par exemple.208 Didaskalos, trouve son origine dans le verbe didasko (didavskw), « enseigner, instruire. » Le nom est ainsi un instrument dont la dunamis serait d’instruire sur ce que quelque chose est (ti estin). Le philosophe n’affirme pas ici que le nom est un organon capable de dire ce que quelque chose est : il peut instruire, indiquer, pointer. Le reste du passage corrobore ce jugement : l’autre adjectif, c’est diakritikon, qui signifie « ce qui est apte à diviser, à distinguer ».209 Il provient du verbe diakrino (diakrivnw), « séparer l’un de l’autre ; séparer en deux ; séparer en ses éléments primitifs ; distinguer ; décider », ou encore « interpréter (un songe, un oracle) ».210 Que distingue donc le nom ? Le complément est mis au génitif singulier : tes ousias (th`" oujsiva") – de l’« essence ». Le nom instruit, indique ce que quelque chose est, 204
o}" a[n taV o[nta levg h/ wJ" e[s tin, ajlhqhv" : o}" d’a]n wJ" oujk e!stin, yeudhv". Cratyle, 385b, ibid. Cratyle, 385c. 206 [Onoma a]ra didaskalikovn tiv ejs tin o[rganon kaiV diakritikoVn th`" oujsiva", w[sper kerkiV" uJfavsmato". Cratyle, 388b-c, ibid. 207 Cf. Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, op. cit. 208 Ibid. 209 Ibid. 210 Ibid. 205
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et en même temps, en le nommant, il le distingue de l’essence même d’où il provient, tout comme la navette, qui distribue et entrelace les fils d’un tissu. Cette image de la navette est assez adéquate pour la compréhension du logos en tant que sumploke (sumplokhv) – entrelacs – du nom et du verbe, dont nous nous occuperons plus loin. Le nom n’est pas donc le nommé, mais organon capable de l’indiquer. Le nomothetes (nomoqevth"), le législateur créateur des noms, devra donc avoir les yeux tournés vers ce qu’est le nom en soi, afin de nommer correctement les choses. Celui qui dirigera ou contrôlera le travail du nomothetes, c’est le dialecticien, dans la mesure où il est celui qui connaît l’art d’interroger et de répondre.211 Que le dialecticien soit celui qui est habilité à contrôler l’action du législateur implique que l’on affirme que c’est cette pratique – celle de questionner et de répondre – qui est capable de vérifier si le nom se conforme à l’ousia que le nommé doit donner à voir par l’intermédiaire du nom. Le résultat de l’examen de la thèse d’Hermogène c’est que, contrairement à ce que celui-ci suppose, le nom semble posséder une certaine « justesse naturelle » (thVn fuvsei ojrqovthta ojnovmato").212 En poussant très loin son exercice étymologique, Socrate amènera Hermogène à admettre que ce type d’entreprise a des limites pour la recherche. À cette parade correspond donc la revendication socratico-platonicienne du ti qui fonde tout nom en tant que nom, de sorte « qu’il y ait une seule façon d’être juste pour n’importe quel nom, du premier au dernier, et qu’aucun d’eux ne se distingue des autres en tant que nom. »213 Ce quelque chose d’unique serait capable de « montrer la nature de chaque étant » (dhlou`n oi^on e{kastovn ejsti tw`n o[ntwn).214
4.3.2.4. La texture du logos Jusque-là, le dialogue se bornait à la discussion sur la justesse du nom. Ce n’est que dans la partie finale du dialogue, que Platon engage une réflexion sur le discours : « …avec les noms et les verbes nous nous mettrons à constituer un grand 211
ToVn deV ejrwta`n kaiV ajpokrivnesqai ejpistavmenon. Cratyle, 390c, ibid. Cratyle, 391a. 213 [Oti meVn toivnun miva gev ti" hJ ojrqovth" pantov" ojnovmato" kaiV prwvtou kaiV uJstavtou, kaiV oujdeVn diafevrei tw/` o[noma ei^nai oujdeVn aojtw`n. Cratyle, 422c, ibid. 214 Cratyle, 422d, traduction de Louis Méridier, modifiée. 212
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et bel ensemble, comme tout à l’heure l’être vivant reproduit par la peinture ; ici, c’est le discours que nous constituerons, par l’art des noms ou par la rhétorique, bref, par l’art approprié. »215 Suit une « dé-finition » du logos très semblable à celle qui sera développée dans le Sophiste : le logos est une synthèse (xuvnqesi") de nom et de verbe.216 Tout au long du Cratyle, le nom est conçu soit comme mimema (mivmhma), comme deloma (dhvlwma), eikon (eijkwvn) ou organon (o[rganon). La justesse d’un nom, dit Platon, « consiste à faire voir comment est la chose (ejndeivxetai oi^on ejsti toV pra`gma). »217 Or, si la question de la justesse de la nomination peut être posée, c’est bien parce qu’il n’est jamais garanti que la nomination soit naturellement juste. Il arrive qu’elle ne soit pas adéquate ou même qu’elle soit fausse, comme nous l’avons signalé plus haut. Cependant, le nom n’a pas besoin, pour être image, de « reproduire » exactement la « chose ». Cette brève analyse du dialogue nous permet de vérifier que Platon ne se laisse pas fasciner par le rêve idyllique d’un logos qui se confondrait avec la chose même : « Il serait risible en tout cas, Cratyle, dit Socrate, le traitement que les noms infligeraient aux objets qu’ils désignent, s’ils étaient faits en tout point à leur ressemblance. Tout serait double, sans qu’on pût y distinguer où est l’objet lui-même et où est le nom. »218
4.3.2.5. Du logos comme condition de la philosophie Dans la chasse dialectique faite au sophiste, la définition du logos est un moment fondamental. Après l’argumentation qui avait mis en évidence que le nonêtre participe de l’être, il restait à vérifier si le « non-être » serait susceptible d’être énoncé, c’est-à-dire, de se lier au logos. Tentons de reconstruire ce moment du 215
kaiV pavlin ejk tw`n ojnomavtwn kaiV rJhmavtwn mevga h[dh ti kaiV kaloVn kaiV o@lon susthvsomen, w@sper ejkei` toV zw/`on th/` grafikh/`, ejntau`ta toVn lovgon th/` ojnomastikh/` h] rJhtorokh/` h] h@ti" ejstiVn hJ tevcnh. Cratyle, 425a, ibid. 216 Voir Cratyle, 431b-c. 217 Cratyle, 428d. Le verbe ejndeivxetai (endeixetai), aoriste de ejndeivknumi (endeiknumi), présente les sens de « montrer devant, désigner, exposer, indiquer, signaler, faire connaître. » L’emploi de ce verbe semble vraiment significatif, car il concorde bien avec la conception de onoma comme organon. 218 Geloi`a gou`n, w^ Kratuvle, uJpoV tw`n ojnomavtwn tavqoi a[n ejnei`ka w%n ojnovmatav ejstin taV ojnovmata, eij pavnta pantavh/` aujtoi`" oJmoiwqeivh. DittaV gaVr a[n pou pavta gevnoito, kaiV oujk a[n e[coi" aujtw`n eijpei`n oujdevteron oJpovterovn ejs ti toV meVn aujtov, toV deV o[noma. Cratyle, 432d, ibid.
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dialogue, où l’Étranger d’Élée déclare que « c’est la plus radicale manière d’anéantir tout discours que d’isoler chaque chose de tout le reste ; car c’est par la mutuelle combinaison des formes que le discours nous est né. »219 Il est opportun, « kaironique »,220 dit l’Étranger, de lutter et d’obliger les gens à tolérer cette trame, « pour pouvoir affirmer que, pour nous, le discours est un des genres des êtres. Privés de cela, qui est la chose la plus importante, nous serions privés de la philosophie. »221 C’est donc pour cette raison qu’il faut chercher l’homologie sur ce qu’est le logos, puisqu’il faut que le logos soit. Ces deux passages exigent quelques commentaires. La première référence notait que détacher toute chose du tout serait la manière la plus efficace d’en finir avec le logos. Dialuein (dualuvein), c’est dénouer, désagréger, séparer. La déclaration de l’Étranger d’Élée affirme qu’il y aurait disparition (aphanisis – ajfavnisi") du logos si quelque chose venait à être séparée du tout, puisque nous sommes dans une dimension d’« entrelacs », de « trame », ce qui a déjà été déployé dans le Cratyle. Pour que le logos apparaisse, pour qu’il vienne à être, il est nécessaire de lui concéder la possibilité de l’entrelacs des formes, de lui conserver le tissage dont il est fait. À ce moment du dialogue, l’Étranger se fait encore plus péremptoire : il est même nécessaire de « lutter » et d’« obliger » les gens à supporter ce mélange mutuel, puisque c’est ce mélange mutuel qui garantit que « le discours est l’un des genres des êtres. »222 Que veut dire Platon par là ? Il nous semble que le philosophe ne donne pas au terme genos (gevno") le même statut que celui que lui conférera Aristote. Selon Diogène Laërce, il l’emploierait souvent comme synonyme d’eidos.223 Ceci nous
219
Telewtavth tavntwn lovgwn ejstiVn ajfavnisi" toV dialuvein e@kaston ajpoV pavntwn: diaV gaVr thVn ajllhvlwn tw`n eijdw`n sumplokhVn oJ lovgo" gevgonen hJmi`n. Le Sophiste, 259 e, texte établi et traduit par Auguste Diès, in Platon, Œuvres complètes, tome VIII, 3e partie, 7e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1994. 220 Voir Le Sophiste, 259e. 221 ProV" toV toVn lovgon hJmi`n tw`n o[ntwn e@n ti genw`n ei^nai. Touvtou gaVr sterhqevnte", toV meVn mevgiston, filosofiva" a#n sterhqei`men. Le Sophiste, 260a, traduction de Nestor Cordero, Paris, GF Flammarion, 1993. 222 Idem. 223 Diogène Laërce, III, 64 : « À d’autres moments, il emploie au contraire des termes différents pour exprimer la même notion. Ainsi il appelle l’idée tantôt image (ei^do"), tantôt genre (gevno"), tantôt exemple (paradeivgma), tantôt principe (ajrchv) , tantôt cause (ai[tion). » Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, tome 1, traduction, notice et notes par Robert Genaille, GF – Flammarion, 1965, p. 183. En note à sa traduction, Nestor Cordero affirme que « le
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impose de rester sur nos gardes et de bien nous rappeler que l’utilisation de ces termes par Platon ne doit pas nous conduire à faire un amalgame avec les catégories aristotéliciennes. Ce serait faire preuve d’anachronisme, ce qui arrive souvent lorsqu’il s’agit de commenter Platon. De ce fait, nous pouvons peut-être traduire la fin de la phrase de cette manière : « que le logos soit une forme, un type d’étant ». Si nous prenons donc la phrase dans cette acception, il résulte que la condition de la philosophie c’est que le logos existe, qu’il y ait du logos, qu’il soit lui aussi un étant. C’est dans ce sillage que gît la position sophistique. Il reste cependant à définir le logos et à mettre en évidence quel est ce mélange mutuel sans lequel il disparaîtrait. L’urgence de définir le logos exige de démontrer la possibilité de dire « ce qui n’est pas », dans la mesure où il s’avère évident (260b) que le non-être est, lui aussi, un genre entre les autres et qu’on le trouve disséminé parmi tous les étants. S’il est démontré que le logos est aussi un étant, il en résulte que le non-être se trouve forcément, lui aussi, dans ce qui est propagé par le discours. Il faut, face à cette évidence, chercher ce qui, de l’être, est présent dans le logos : « Nous possédons, pour ainsi dire, deux genres (dittoVn gevno") pour exprimer la réalité existante par l’intermédiaire de la voix. […] Ce qu’on appelle noms et verbes. […] Nous appelons verbe ce qui rend manifestes les actions. […] le nom est le signe vocal qui est appliqué à ceux qui produisent les actions. »224 Nom et verbe sont « deux genres » (dittoVn gevno") qui permettent de faire voir l’essence (oujsiva) par le moyen de la voix.225 L’adjectif dittos/dissos présente diverses possibilités sémantiques, à savoir : « double ; désuni ; divisé (de sentiments, d’opinions) ; à double sens ; équivoque ; l’un ou l’autre. »226 Quelle que soit l’acception sémantique choisie, nous vérifions que le logos par lui-même charrie une division qui lui est intrinsèque : nom et verbe sont deux formes distinctes pour donner à voir ce que quelque chose est. Ces deux éléments doivent cependant mot génos est en rapport avec le pluriel ton onton : le discours est l’un des genres ‘des êtres’, c’est-àdire, une chose qui existe. Les genres ‘importants’ (mégista), ne sont pas des genres de l’être. L’expression ‘genres de l’être’ est l’une des formules préférés de Plotin (cf. Ennéade VI, 2, 8 [45]), non de Platon. Le Sophiste, op. cit., p. 272, n. 347. 224 [Esti gaVr hJmi`n pou tw`n th/` fwnh/` periV thVn oujsivan dhlwmavtwn dittoVn gevno" ª...º ToV meVn ojnovmata, toV deV rJhvmata klhqevn ª...º ToV meVn ejpiV tai`" pravxesin o#n dhvlwma rJh`ma pou levgomen. ª...º ToV dev g’ejp’aujtoi`" toi`" ejkeivna", pravttousi shmei`on th`" fwnh`" ejpiteqeVn o[noma. Le Sophiste, 261e – 262a, traduction de Nestor Cordero. 225 On observe que cette définition du nom est en tout point ressemblante à celle du Cratyle. 226 Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, op. cit.
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s’entrelacer pour en venir à constituer une unité minimale, puisque « le discours ne surgit pas des noms prononcés isolément, les uns après les autres, pas plus que des verbes énoncés séparément des noms. »227 Cela étant, conclut l’Étranger, même le logos le plus court devra être une sumploke (sumplokhv) de onoma (o[noma) et rhema (rJh`ma).228 Il nous donne un exemple de ce logos « achevé », « parfait » : « L’homme apprend » (a[nqrwpo" manqavnei).229 Pourquoi cet exemple est-til par-fait ? Parce que ce discours, le plus simple, « en liant les verbes et les noms, donne ainsi des indications sur les choses, aussi bien sur celles qui se produisent, que sur celles qui ont été produites ou qui se produiront, et non seulement il leur applique une détermination, mais il achève quelque chose. C’est pour cela que nous proclamons que non seulement il nomme, mais aussi qu’il ‘lie’, et c’est à cet entrelacement que nous appliquons le nom de ‘discours’. » 230
Dans cette partie du dialogue, Platon met en place quelques distinctions cruciales. La première, c’est que le logos n’est pas l’acte de nommer et que nommer, simplement, ce n’est pas « dire », legein. Pour « nommer », la simple énonciation d’un nom peut suffire. Legein, « dire », implique pour sa part l’unité minimale qui requiert au moins un nom et un verbe. Seule une telle unité peut donner à voir, isole devant nous ce que quelque chose est. La « perfection » du logos ci-dessus démontrée véhicule ainsi une autre exigence : qu’il soit tinos peri tinos (tinov" periV tinov"), qu’il soit un dire sur quelque chose. Il faut absolument qu’un logos soit un logos sur quelque chose, parce qu’un logos qui n’est pas sur quelque chose est « impossible » (aduvnaton). En effet, dans le logos, quelque chose se « par-fait », de « dé-finit ». C’est le horismos (oJrismov") grec, la « définition » en tant que contour, achèvement, distinction. C’est cela le logos, la condition et le territoire de la philosophie.
227
Oujkou`n ejx ojnomavtwn meVn movnwn sunecw`" legomevnwn oujk e[sti poteV lovgo", oujd’au^ rJhmavtwn cwriV" ojnomavtwn lecqevntwn. Le Sophiste, 262a, traduction de Nestor Cordero, modifiée. 228 Le Sophiste, 262c. 229 Le Sophiste, 262d. 230 Dhloi` gaVr h[d h pou tovte periV tw`n o[ntwn h# gignomevnwn h# gegonovtwn h# mellovntwn, kaiV oujk ojnomavzei movnon ajllav ti peraivnei, sumplevkwn taV rJhvmata toi`" ojnovmasi. Le Sophiste, 262d, traduction de Nestor Cordero. Nous soulignons l’utilisation, dans ce passage, du verbe peraino (peraivnw) et qui signifie : « achever, accomplir, mener à terme ; conclure ; définir ». Ce verbe provient de péras (pevra"), « contour ».
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Cette per-fection n’est pas cependant pas parfaite. C’est cette constitution du langage qui exige, chez Platon, la question des questions : ti estin (tiV ejstin) ? (qu’est-ce que ?). La philosophie trouve sa raison d’être dans le contexte précaire de l’unité « logique » minimale. Comme le logos est aussi un étant parmi d’autres, il serre le non-être de près, ce qui fait échouer toute tentative d’aboutir à une définition absolue de quoi que ce soit. Ceci signifie que la philosophie dépend de cet arrangement, naît de lui et donc achoppe dans son effort à dire de manière limpide et sans équivoque l’être de tout ce qui est. Dès lors, claudication originelle du logos, avec son mélange complexe et indissociable d’être et de non-être, qui impose de sévères limites à cette prétention de clarté. Cette trame est condition de la philosophie, mais aussi de toute logologie. Il incombe donc au philosophe, pour mieux se distinguer du sophiste, de dépouiller au maximum les étants de leur vêture sensible, dans l’espoir d’atteindre le ti ultime qui indique, dans son ipséité, la lueur de l’être – ce propre, pour Platon, imprononçable.231
4.3.2.6. Philosophie et logos : une aporie motrice Ce que l’on peut déduire de ces considérations présentes dans les deux dialogues que nous venons d’examiner, c’est que la conception onto-logique de Platon serait fort éloignée de ce qui s’est établi traditionnellement comme « logique » ou comme « raison ». Le logos de Platon, à la différence de celui de ses prédécesseurs et de ses successeurs, présente une forme sui generis. Premier penseur « de caractère mixte », comme le prétend Nietzsche,232 Platon attribue néanmoins au langage des prétentions ontologiques. Mais la revendication ontologique de Platon n’est pourtant pas dupe de l’aporie impliquée dans le langage. Ce n’est pas par hasard, nous semble-t-il, que Platon élit le dialogue comme forme de transmission philosophique. En faisant de l’entrelacs de onoma et de rhema l’unité minimale du logos, il s’est aperçu qu’il y aura toujours un hiatus entre legein et legomenon (dire et ce qui est dit), clivage au sein même de cette unité, abîme impossible à colmater.
231
Cf. République, 514a – 519b. Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, traduction et présentation par Olivier Berrichon-Sedeyn, Combas, L’éclat, « Polemos », 1991. 232
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Le logos élaboré par Platon est hybride : il peut dire ce qui est, tout autant que ce qui n’est pas. Il est faux et véridique, puissant et faible – comme Eros qui, mihomme, mi-dieu, est toujours en défaut, demandant autre chose, encore un mot. Le logos chez Platon est érotique en ce sens. Dans l’étymologie cratyléenne, il nous propose même de lier Eros à erotao (ejrotavw), questionner, demander.233 C’est pour cela aussi qu’Eros est philosophe. Mais aussi sophiste.234 Dieux et sophoi ne philosophent pas, puisqu’ils savent déjà. Les ignorants grossiers en sont tout aussi incapables, étant donné qu’ils ne perçoivent pas même leur propre ignorance.235 Le logos, terrain et condition de la philosophie, est tissage. Il échoit au philosophe de démêler cette texture, jusqu’à atteindre le fil ultime qui maille ensemble les mots et les choses. Ceci distingue la parlotte (ajdolesciva) philosophique de la sophistique. Dans la première, il y a un désir : pouvoir atteindre, voir le fondement dernier et stable de tout ce qui est, et le langage doit se conformer à une telle intention. Cette revendication ontologique du langage prend, selon chaque philosophe, des formes distinctes. Platon, par exemple, fit des sophistes les interlocuteurs majeurs de sa quête philosophique. C’est pourquoi nous apparaît tout à fait naïve l’opinion répandue selon laquelle les sophistes incarneraient les vilains personnages de la scène philosophique platonicienne. En effet, pour ces dialogues qui sont davantage des fictions que des transmissions historiques fidèles, il a fallu que Platon soit au moins aussi bon sophiste qu’eux pour les représenter avec autant de force. Et ce d’autant plus dans une œuvre dont la conclusion est pour le moins indécidable au regard des questions que le philosophe met en scène. Mais Platon n’est pas un sophiste. Sa quête ontologique se traduit dans la répétition incessante d’une seule question qui insiste malgré la diversité non systématique des dialogues. La question est : « qu’est-ce ? » (ti esti ?) Cette question a aussi une seule finalité, aller « vers une idée » (eij" mivan ijdevan). Le chemin pour cela, la méthode (meta-hodos), c’est la dialectique. La dialectique platonicienne n’est pas toujours démolisseuse comme celle de Zénon, puisque à travers toute la décantation « sémantique » entreprise par le dialegesthai, elle pointe ce qui est « décanté », ce qui « apparaît » fulgurant et imprononçable : idea (ijdeva). 233
Voir Cratyle, 398c-d. Voir Le Banquet, 203d-e. 235 Voir Le Banquet, 204a. 234
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Ce que nous avons essayé de dégager ici, c’est l’enjeu discursif qui découle de l’apparition du Poème et du Traité. Platon n’a pas ignoré la cause d’une telle dissension, c’est là que réside la force de son projet. C’est son symptôme à lui. Mais il est important de remarquer que Platon n’a pas cessé de faire mouvement avec la lettre. Il ne céda ni à la tentation d’un système ni à celle du poème. Il n’ignora pas le manque constitutif du langage, nécessaire à l’ascèse philosophique. Celle-ci ne peut s’accomplir que comme contemplation (theorein). C’est exactement pour avoir su cerner « ce qui fait béance dans le dire », que Lacan a affirmé que « Platon était lacanien. »236
4.4. Aristote et la hontologie La réponse aristotélicienne au manque constitutif du langage est fort différente de celle qui fut développée par Platon. Puisque les noms sont en nombre limité et les choses en nombre illimité, l’homonymie devient inévitable. Comme l’être se dit de plusieurs manières (pollacw`" legovmenon), il faut imaginer une grille capable de déplier les différents sens selon lesquels on peut parler de lui. Il n’y a pas un ti ultime (idée) à saisir dans une ascèse philosophique, mais il faut plutôt déployer les catégories selon lesquels nous parlons de l’être. Platon comme Aristote ont ainsi ouvert la voie pour apporter une réponse positive aux impasses du logos. Le premier a apporté l’idée ; le second a fourni des catégories logiques capables de soutenir une science de l’être en tant qu’être. Comme l’affirme Pierre Aubenque : « Que la critique sophistique ait permis à la philosophie de nouveaux progrès, l’œuvre d’Aristote lui-même, qui […] doit beaucoup aux sophistes, suffirait à en témoigner. Mais il est caractéristique que le Stagirite n’ait pas su accorder aux sophistes le rôle qu’au livre A il attribue aux physiciens : celui d’une préparation progressive de sa propre doctrine. Il eût fallu pour cela qu’il reconnût la valeur positive de la critique et la puissance du négatif. » 237
236 237
Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], séance su 15 mars 1972, inédit. Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, « Quadrige », 1994, p. 81.
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Antérieure à ces efforts spéculatifs post-socratiques, on a assisté au surgissement d’une autre possibilité discursive, qui découle elle aussi de la même impasse langagière : la sophistique. Et, avec elle, un usage du logos que nous pourrions appeler depuis Austin « performatif ».238 Puisque les mots et les choses ne coïncident pas et que le verbe « être » introduit le vacillement en toute prédication, le champ est ouvert à la persuasion. Le doute s’installe puisqu’un sujet peut aussi bien dire le vrai que le faux, partout la réalité des « faits » est la chose la moins certaine (voir « l’homme-mesure » de Protagoras). Le logos peut aussi éblouir, déchagriner, guérir : il devient pharmakon. D’après Aubenque : « La toute-puissance du discours est un lieu commun des rhéteurs et des sophistes. […] Mais, parmi les fonctions du langage, toutes ne sont pas également exaltées : les sophistes ignorent sa fonction d’expression ou de transmission pour ne retenir que sa puissance de persuasion. Pour les rhéteurs et les sophistes, parler, c’est moins parler de que parler à ; l’objet du discours importe moins que son action sur l’interlocuteur ou sur l’auditoire : le discours, l’entreprise humaine, est exclusivement considéré comme l’instrument de rapports interhumains. » 239
Si les sophistes se placent de façon très importante dans le corpus platonicum, de façon qu’on y voit se dégager toute l’ampleur de leur action, le Stagirite ne s’amusa pas avec eux. Il s’efforça de les contrer sur un terrain qui plus tard fut appelé « logique ». L’enjeu est d’une telle envergure que pour certains commentateurs, comme Aubenque, par exemple, toute l’œuvre aristotélicienne aurait été conçue pour leur répondre : « Il n’est sans doute pas exagéré de dire que la spéculation d’Aristote a eu pour objet principal de répondre aux sophistes : la polémique contre les sophistes est partout présente dans son œuvre, non seulement dans ses écrits logiques, mais aussi dans la Métaphysique et même dans la Physique, et elle se laisse deviner dans de nombreux passages où la sophistique n’est pas visée expressément. À voir l’insistance avec laquelle Aristote revient sur des arguments qu’il a apparemment déjà réfutés et la passion qu’il met à combattre des philosophes qu’il fait profession de mépriser,
238
John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, traduction et introduction de Gilles Lane, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1970. Nous aborderons ce sujet dans la Deuxième Partie de cette thèse. 239 Pierre Aubenque, op. cit., p. 98. Dans une note de bas de page à propos de ce « parler à », l’auteur ajoute qu’il peut signifier à la fois « parler pour » ou « parler avec » et que « cette dernière distinction justifiera la séparation de la rhétorique et de la dialectique. » En italique dans le texte.
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on pressent l’importance réelle, quoique inavouée, du courant de pensée sophistique dans la constitution de sa philosophie. » 240
L’axe du projet aristotélicien qui nous intéresse directement, c’est l’établissement du principe de non-contradiction. C’est l’acte aristotélicien qui établit l’exigence du sens, l’acte qui décida à jamais que « dire quelque chose » (en grec, legein ti) s’explicite comme « signifier quelque chose » (semainein ti) et, de préférence, une seule et même chose. Ce principe, le voici : « Il est impossible que le même simultanément appartienne et n’appartienne pas au même et selon le même […] et c’est là le plus ferme de tous les principes sans exception : il est en effet déterminé comme nous l’avons dit. Car est impossible à qui que ce soit de soutenir que le même est et n’est pas… »241 C’est exactement le contraire de ce principe que nous
avons
retrouvé
dans
le
texte
de
la
métapsychologie
freudienne,
« L’inconscient », commenté au début de cette étude.
4.4.1. Aristote : les logoi rhétorique et poétique Personne ne peut dire qu’Aristote ait négligé d’autres possibilités au langage. Il se consacra d’ailleurs à discerner d’autres formes discursives qui, à la différence de la science de l’être en tant qu’être, ne visaient pas un logos alethes. Il élabora un traité sur l’art rhétorique et un autre sur l’art poétique, où il essaya d’établir les « règles » de leur fonctionnement. Il s’agit, pour la rhétorique comme pour la poétique, d’analyser deux exercices langagiers qui impliquent la puissance du logos « sur » l’autre. Si la philosophie concerne le « parler de » ; la rhétorique et la poétique se focalisent sur le « parler à » : la rhétorique comme artisane de la persuasion, donc instrument essentiel aux assemblées de la cité ; et, la poétique, comme étant capable de promouvoir la catharsis des passions du spectateur. 240
Pierre Aubenque, ibid., p. 94. Aubenque semble être d’accord avec Jaeger, pour qui Aristote a été « le premier à ‘rompre le lien entre le mot et la chose, entre le lovgo" et l’o[n’, et à élaborer une théorie de la signification c’est-à-dire à la fois de la séparation et du rapport entre le langage comme signe et l’être comme signifié. » Ibid., pp. 99-100 (Cf. Werner Jaeger, Aristoteles, pp. 395-396, apud Aubenque). Pour les sophistes, en contrepartie, le langage est une « réalité en soi, qui fait corps avec ce qu’elle exprime, et non un signe qu’il faudrait dépasser vers un signifié… » Ibid., p. 100. 241 Aristote, Métaphysique, « Livre Gamma », 3, 1005b 18-24, ibid., p. 125.
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Dans le corpus aristotelicum nous avons, d’une part, un logos qui revendique des vertus apophantiques, organon de la science de l’être en tant qu’être et, d’autre part, des pratiques discursives, avec des objectifs distincts, mais qui obéissent néanmoins à une diathesis, une disposition formelle bien précise. La question est de savoir dans quelle mesure celles-ci sont soumises à l’Organon. Comme le signale Cassin, la rhétorique, chez Aristote, demeure une affaire de la philosophie, parce qu’elle « est une tekhne qui veut faire le theorien de ce qui est persuasif ».242 Si Aristote s’est consacré si systématiquement à élaborer les règles d’un triage des discours fort rigoureux, peut-on penser à l’instar d’Aubenque, que cela a eu pour cible de dépouiller les sophistes de leur ruse. Mais avec ceux-ci l’affaire est plus complexe : Aristote écrivit une Tekhne rhetorike et une Tekhne poietique mais, aux sophistes, il consacra les « Réfutations sophistiques ». Nous voyons déjà la différence de propos, voire de tactique : il n’y a pas un « art sophistique ». Le fait que les titres des ouvrages aristotéliciens lui soient postérieurs ne change rien à l’enjeu. Si, comme le souligne Aubenque, la « toute-puissance du discours est un lieu commun des rhéteurs et des sophistes », la dangerosité de ces derniers repose surtout sur la menace qu’elle représente aux prétentions onto-logiques de la philosophie.243 Nous essayerons de démontrer par la suite comment et pourquoi le principe de non-contradiction, érigé par Aristote en principe absolu de la science de l’être en tant qu’être, concerne le cœur de l’inconscient freudien et comment Jacques Lacan en extrait des conséquences inédites (cliniques et épistémiques) pour la psychanalyse.
242
Barbara Cassin, « De la critique de l’ontologie à la performance politique », intervention au colloque Qu’est-ce qu’un acte de langage ? L’auteur, l’acteur, l’orateur et le philosophe dans le monde grec, romain et médiéval, à l’École normale Supérieure Ulm, les 5 et 6 octobre 2007, inédit. 243 Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, « Quadrige », 1994, p. 98.
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5. « Non-rapport sexuel » et hontologie 5.1. Hontologie : « Die Bedeutung des Phallus » Lacan forgea le néologisme hontologie, où l’ontologie serait, d’après lui, « orthographiée enfin correctement ».244 Ce néologisme, qui semble n’être qu’une provocation, porte néanmoins un sens bien précis. Ce terme lie l’ontologie à la honte. Celle-ci constitue un affect qui, pour la psychanalyse, est loin d’être banal. Il apparaît, depuis Freud, comme un des effets possibles du refoulement des pulsions sexuelles. Il émerge à partir de la période de latence dans laquelle l’enfant, ayant traversé la période œdipienne et ayant été confronté aux lois de l’éducation, refoule la(les) expérience(s) sexuelle(s) qu’il avait éprouvée(s) dans son enfance. Le refoulement intervient au moment où l’enfant se rend compte de la différence anatomique entre les sexes, ce après quoi il peut distinguer entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas le pénis. C’est ce que Freud appelle « le complexe de castration », à la suite de quoi le garçon réinterprète les dits des adultes qui censuraient son plaisir autoérotique avec la menace de la perte de l’organe. Les temps et les canons pédagogiques ont certainement beaucoup changé, mais l’effet du constat de la différence sexuelle demeure déterminant pour l’étiologie de la névrose, malgré les avancés de la science et d’une pédagogie plus ouverte, plus soucieuse d’un bien dire à propos du sexuel. À la place des pulsions sexuelles désormais refoulées, on voit surgir des sentiments comme la « honte, le dégoût et la morale », qui fonctionneront jusqu’à la puberté comme des « surveillants » (Wächter) du bon refoulement de ces pulsions.245 Honte, dégoût et morale constituent ainsi des signes qui indiquent la présence menaçante d’un contenu sexuel refoulé.246
244
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 209. Souligné dans le texte. 245 Cf. Sigmund Freud, « Über Psychoanalyse » (Vierte Vorlesung), [1909], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VIII, p. 47. 246 Idem ; « Selbstdarstellung », [1925], vol. XIV, p. 62. Il est curieux d’observer que Freud la plupart du temps présente ces trois affects ainsi alignés, en un groupe de trois.
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Comme l’observe Freud très justement, les « objets de la honte (Gegenstände der Scham) » sont liés depuis des temps immémoriaux aux pars pudenda.247 En grec, nous trouvons la même racine dans les mots aidos (aijdwv") – sentiment de l’honneur ; honte, pudeur et ; aidoion (aijdoi`on) – les parties honteuses.248 Nous trouvons ce jeu de mots déjà dans le fragment 15 d’Héraclite, cité par Clément d’Alexandrie: « ‘Si ce n’était pas pour Dionysos’, dit Héraclite, ‘qu’on fait cortège et qu’on chante un hymne aux parties honteuses, on accomplirait quelque chose de très indécent ; or il faut identifier Hadès et Dionysos, pour qui on exalte et célèbre les fêtes bachiques » (« eij mhV gaVr Dionuvsw/ pomphVn ejpoiou`nto kaiV u@mneon a\isma aijdoivoisin, ajnaidevstata ei!rgast’ a!n », fhsiVn
jHravkleito",: « wJutoV" deV
jAivdh" kaiV Diovnuso", o@tew/ maivnontai kaiV lhnai?zousin »). 249 Depuis l’Antiquité donc, la honte est liée de façon équivoque, presque homonymique, au sexe. Cela est encore plus frappant, vu que la racine commune qui désigne le sexe et la honte persiste dans de nombreuses langues comme, par exemple, en latin (pudendus) ; en allemand, « der Scham » et le verbe « sich schämen » signifient respectivement « la honte » et « avoir honte de » et, « Schamgegend », « le sexe » ; il en va de même pour le portugais, où nous avons « vergonha », « honte » et « partes vergonhosas » ou même « as vergonhas », pour désigner les parties génitales. On trouve ainsi dans le sentiment de honte un rapport direct et sans cesse réitéré au phallus en tant qu’organe sexuel. Lacan, dans la relecture qu’il propose de l’œuvre freudienne, traite la question d’une façon distincte de son maître. Le complexe de castration, sur lequel butait toute fin d’analyse freudienne, sera abordé selon des rapports signifiants. Avec Lacan, le phallus devient un signifiant, le signifiant privilégié du rapport du sujet au désir de l’Autre. Lacan déplace le caractère imaginaire, circonscrit depuis Freud à la présence ou absence du pénis, 247
Sigmund Freud, « Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci » [1910], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VIII, p. 166. 248 Cf. Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, op. cit. 249 Héraclite, « Fragment 15 », in Hermann Diels et Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Zürich, Weidmann, 1996 ; Le Protreptique, II, 34,5, in Clément d’Alexandrie, Le Protreptique, éd. bilingue, 3e éd., introduction, traduction et notes par Claude Mondésert, Paris, Éditions du Cerf, 1976. Nous avons modifié la traduction de aijdoivoisin, que Mondésert traduisit par « parties secrètes », et préférant la rendre par « parties honteuses » (contre Bollack et Wismann), pour garder le décalque avec aijdwv".
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pour souligner le fondement signifiant de cette dialectique. Le phallus devient un signifiant privilégié, icône de la différence sexuelle – dont certains sont dotés et d’autres pas ; il inscrit ce qui, imaginairement, serait censé combler le manque dans l’Autre. De ce fait, le phallus est, pour Lacan, le signifiant du manque, du manque-àêtre. Toute signification est ainsi une signification phallique, qui viserait à combler le manque dans l’Autre, en même temps que le manque-à-être du sujet. Cette quête est évidemment perdue d’avance, parce que ce manque est constitutif : « Le désir est ce qui se manifeste dans l’intervalle que creuse la demande en deçà d’elle-même, pour autant que le sujet en articulant la chaîne signifiante, amène au jour le manque à être avec l’appel d’en recevoir le complément de l’Autre, si l’Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de ce manque. »250 Dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », écrit en juillet 1958, Lacan présente en même temps le phallus comme la clef conceptuelle du maniement transférentiel et comme résolution possible à la fin des analyses freudiennes.251 Mais Lacan insiste sur l’écart insurmontable entre le phallus et l’être. Dans ce même texte, il avance aussi la thèse de l’incompatibilité du désir avec la parole, thèse qu’il n’abandonnera jamais. Ainsi le désir, dans une cure analytique, « ne se saisit que dans l’interprétation. »252 Et, à ce propos, dit Lacan : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ? »253 On voit dans ce passage que l’interprétation doit aller au-delà des exigences (marécage) de la demande, c’est-à-dire, des énoncés du sujet, pour pointer – comme le fragment 93 d’Héraclite, maintes fois cité par Lacan – vers « l’horizon déshabité de l’être ». L’allusion demeurera une des règles de l’interprétation pour Lacan.254 C’est seulement de cette façon que l’analyse peut dévoiler les propriétés de « ce 250
Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [juillet 1958], in Écrits, op. cit., p. 627. 251 « La fonction de ce signifiant [phallus] comme tel dans la quête du désir, est bien, comme Freud l’a repéré, la clef de ce qu’il faut savoir pour terminer ses analyses : et aucun artifice n’y suppléera pour obtenir cette fin. » Ibid., p. 630. 252 Ibid., p. 623. 253 Ibid., p. 641. 254 Nous développerons ce sujet dans la deuxième partie de cette thèse.
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signifiant sans pair : ce phallus dont le recevoir et le donner sont pour le névrosé également impossibles, soit qu’il sache que l’Autre ne l’a pas, ou bien qu’il l’a, parce que dans les deux cas son désir est ailleurs : c’est de l’être, et il faut que l’homme, mâle ou femelle, accepte de l’avoir et de ne pas l’avoir, à partir de la découverte qu’il ne l’est pas. » Et il ajoute : « Ici s’inscrit cette Spaltung dernière par où le sujet s’articule au Logos… »255 Dans un texte de la même période, intitulé « La signification du phallus », dont la version originale fut écrite en allemand (Die Bedeutung des Phallus), Lacan réitère la dimension signifiante du complexe de castration freudien au détriment des interprétations proprement biologisantes, courantes à cette époque. Il affirme : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la part du logos se conjoint à l’avènement du désir. »256 Le verbe employé ici n’est pas choisi au hasard : conjoindre. Cela garde un rapport évident avec l’usage de la copule en philosophie, sujet que nous aborderons plus loin. Mais, poursuit Lacan, le phallus ne peut jouer son rôle que s’il reste voilé, « c’est-à-dire comme signe lui-même de la latence dont est frappé tout signifiable, dès lors qu’il est élevé (aufgehoben) à la fonction de signifiant. »257 C’est ainsi qu’on doit donc, selon Lacan, interpréter la honte : « Le phallus est le signifiant de cette Aufhebung elle-même qu’il inaugure (initie) par sa disparition. C’est pourquoi le démon de l’Aijdw" (Scham) surgit dans le moment même où dans le mystère antique, le phallus est dévoilé (cf. la peinture célèbre de la Villa de Pompéi). »258 Il ajoute : « Il devient alors la barre qui par la main de ce démon frappe le signifié, le marquant comme la progéniture bâtarde de sa concaténation signifiante. »259 Dans son séminaire sur le transfert, Lacan se consacre à un long commentaire du Banquet de Platon. Après une analyse fort détaillée de chacun des éloges d’Eros contenus dans ce dialogue, Lacan s’arrête sur la partie finale de celui-ci, souvent négligée par les commentateurs et qui concerne ce qui se passe à la suite de l’entrée d’Alcibiade complètement ivre. Après les révélations d’Alcibiade sur quelques 255
Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [juillet 1958], op. cit., p. 642. 256 Jacques Lacan, « La signification du phallus » (Die Bedeutung des Phallus) [mai 1958], in Écrits, op. cit., p. 692. Nous soulignons. 257 Idem. 258 Idem. 259 Idem.
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détails de son aventure avec Socrate et l’amour que celui-ci lui a refusé, Socrate lui rétorque qu’en fait le vrai destinataire de son discours, c’est Agathon. La réplique de Socrate à Alcibiade illustre bien, d’après Lacan, la structure d’une interprétation analytique. C’est comme si Socrate révélait à son interlocuteur : « Ton désir est plus secret que tout le dévoilement auquel tu viens de te livrer »260 et c’est à ce moment-là qu’Alcibiade éprouve de la honte : « Or, c’est justement d’avoir échoué dans cette entreprise qui pour Alcibiade le couvre de honte, et fait de sa confession quelque chose d’aussi chargé. Le démon de l’Aijdw", de la pudeur, dont j’ai fait état devant vous en son temps à ce propos, est ce qui intervient ici. C’est cela qui est violé. C’est que devant tous est dévoilé dans son trait le secret le plus choquant, le dernier ressort du désir, qui oblige toujours dans l’amour à le dissimuler plus ou moins – sa visée est la chute de l’Autre, A, en autre, a. Et par-dessus le marché, il apparaît en cette occasion qu’Alcibiade a échoué dans son entreprise, en tant qu’elle était de faire, de cet échelon, déchoir Socrate. » 261
Nous voyons ici comment le sentiment de honte est lié au dévoilement d’un trait qui devrait rester caché, secret. C’est la honte qui indique la présence dérangeante de quelque chose qui aurait dû demeurer refoulée. Cela est lié à ce qui se passe dans le phénomène comique qui, selon Lacan, apparaît au moment de « la mise à nu du phallus ». Nous savons que la comédie tient son origine des chants phalliques associés au culte de Dionysos.262 À propos de la comédie, Lacan dit que « la comédie manifeste, par une sorte de nécessité interne, le rapport du sujet à son propre signifié, comme résultat, fruit du rapport signifiant. Ce signifié doit venir sur la scène de la comédie pleinement développé. La comédie assume, recueille, jouit de la relation à un effet qui est fondamentalement en rapport avec l’ordre signifiant, à savoir l’apparition de ce signifié qui s’appelle le phallus. »263 260
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, « Le transfert » [1960-1961], op. cit., p. 215. Ibid., pp. 213-214. 262 Aristote, Poétique, 1449a 10-13 : « la comédie fut introduite par ceux qui conduisaient les chants phalliques encore en vogue aujourd’hui dans nombre de cités… (hJ deV ajpoV tw`n taV fallikav, a$ e!ti kaiV nu`n ejn pollai`" tw`n povlewn diamevnei nomozovmena), traduction, introduction et notes de Barbara Gernez, éd. bilingue, 2ème tirage, Paris, Les Belles Lettres « Classiques en poche », 2002. 263 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, « Les formations de l’inconscient » » [1957-1958], op. cit., p. 262. Des années plus tard, Lacan revient au sujet du comique : « Le jouir, si on peut dire, est à l’horizon de ce plus et de ce moins. C’est un point idéal. Point idéal qu’on appelle comme on peut, le phallus, dont j’ai déjà souligné en son temps que chez le parlêtre, ça a toujours le rapport le plus étroit, c’est l’essence du comique. Le comique n’a rien à faire avec le mot d’esprit. […] Le phallus, c’est 261
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Lacan finit son article « La signification du phallus » affirmant que la « fonction du signifiant phallique débouche ici sur sa relation la plus profonde : celle par où les Anciens y incarnaient le Nou`" et le Lovgo". »264 Le phallus s’insère exactement là, où devraient se conjoindre idéalement le logos et la pensée. Le privilège accordé par Lacan au signifiant dit phallique sera pourtant nuancé avec l’élaboration du concept d’objet petit a. Cet objet, s’il porte certaines propriétés qui furent attribuées au phallus, va pourtant au-delà. Il n’est pas le signifiant ultime (un objet) qui viendrait colmater une fois pour toutes le manque-àêtre du sujet. Il s’agit sans doute d’un concept paradoxal, parce qu’il est à la fois objet et manque, et le seul concept lacanien à appartenir aux trois registres : imaginaire, symbolique et réel.265 Avec ce nouvel appareil conceptuel, la signification phallique prend des contours bien délimités. Lacan souligne, d’ailleurs, que l’expression « signification du phallus » est une redondance : « Plutôt insisterai-je sur ce que die Bedeutung des Phallus est, en réalité, un pléonasme. Il n’y a pas dans le langage d’autre Bedeutung que le phallus. Le langage, dans sa fonction d’existant, ne connote en dernière analyse que l’impossibilité de symboliser le rapport sexuel chez les êtres qui l’habitent, ce langage, en raison de ce que c’est de cet habitat qu’ils tiennent la parole. » 266
Le phallus est donc un semblant267 et demeure la désignation par excellence de tout effet de signification. Dans Le Séminaire XIX, « … ou pire », Lacan revient encore sur son texte « Die Bedeutung des Phallus », pour interroger s’il s’agissait,
autre chose, c’est un comique comme tous les comiques, c’est un comique triste. Quand vous lisez Lysistrata, vous pouvez le prendre des deux côtés. Rire, ou la trouver amère. Faut dire aussi que le phallus, c’est ce qui donne corps à l’imaginaire. […] Il y a là quelque chose dont le lien est en quelque sorte primordial par rapport à ceci qui s’appellera plus tard la pudeur, mais dont il serait excessif de faire état à l’étape dite du miroir. » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, « R.S.I » [1974-1975], séance du 11 mars 1975, inédit. 264 Jacques Lacan, « La signification du phallus » (Die Bedeutung des Phallus) [mai 1958], op. cit., p. 695. 265 Lorsque dans les années soixante-dix, Lacan élabore sa théorie des nœuds, c’est l’objet petit a – et lui seul – qui se trouve dans le coinçage des trois registres. Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome », texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 72 (voir supra). 266 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, « D’un discours qui ne serait pas du semblant » [1971], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 148. 267 Ibid., p. 147.
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dans ce titre, d’un génitif objectif ou subjectif. Il illustre ces deux possibilités par l’exemple suivant :268 « Un désir d’enfant », c’est un enfant qu’on désire : objectif
« Un désir d’enfant », c’est un enfant qui désire : subjectif Il affirme enfin que dans « la signification du phallus », la petite flèche est « neutre », c’est-à-dire, ni subjective ni objective, ou les deux à la fois, parce que la signification du phallus, « ça a ceci d’astucieux que ce que le phallus dénote, c’est le pouvoir de signification. »269 Dans Le Séminaire XXIII, « Le sinthome », Lacan reprend la question de la jouissance phallique (JF). Il y rappelle le fait qu’il ne s’agit pas de la jouissance pénienne qui, elle, se situe au niveau imaginaire, du double de l’image spéculaire du corps. La jouissance phallique n’est nullement imaginaire, puisqu’elle se situe à la conjonction du symbolique (le langage) et du réel. Il poursuit, en affirmant que le parlêtre, « a le pouvoir de conjoindre la parole et ce qu’il en est d’une certaine jouissance, celle dite du phallus, qui est éprouvée comme parasitaire, du fait de cette parole elle-même. »270 Il s’agit d’un tournant crucial dans l’enseignement de Lacan, puisqu’en plus de disjoindre complètement la jouissance phallique de toute trace imaginaire, elle désigne la jouissance qui est liée à la parole, au fait de parler. La jouissance phallique n’est pas pour autant attachée au sens, ce dont Lacan la sépare définitivement. Le sens, lui, est placé dans la conjonction de l’imaginaire et du symbolique, comme le montre bien le schéma RSI :271
268
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], séance du 19 janvier 1972, inédit. 269 Idem. 270 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, «Le sinthome » [1975-1976], op. cit., p. 56. 271 Ibid., p. 72.
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Avant d’analyser les conséquences de cette nouvelle distribution des jouissances et de la place de la parole dans le champ psychanalytique, il nous faut revenir à l’acte aristotélicien qui décida de l’exigence du sens, afin de saisir avec plus de précision la portée de la subversion psychanalytique.
5.2. « La décision du sens » : Gamma et la signification phallique « Avant que l’être imbécile prenne le dessus, pourtant d’autres, pas sots, énonçaient de l’oracle qu’il ne révèle ni ne cache : shmaivnei il fait signe. C’était au temps d’avant Socrate, qui n’est pas responsable, quoiqu’il fût hystérique, de ce qui suivit : le long détour aristotélicien. » 272
« La décision du sens » fut l’expression forgée par Barbara Cassin et Michel Narcy pour désigner le pas franchi par Aristote dans le livre « Gamma » de la Métaphysique. Pas qui changea à jamais la condition de l’homme, puisqu’il ne suffit pas d’être un « zw/`on lovgon e[con », il faut encore que ce logos obéisse à un nouveau principe : celui de non-contradiction. Dès qu’on parle, dit Aristote, il s’impose qu’« on signifie quelque chose, et pour soi et pour un autre ; car c’est nécessaire, du moment qu’on dit quelque chose. Car pour qui ne signifie pas, il n’y aurait pas discours, ni s’adressant à soi-même ni adressé à un autre (shmaivnein gev ti kaiV auJtw/` kaiV a[llw/ : tou`to gaVr ajnavgkh, 272
Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [Le 7 octobre 1973], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 558.
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ei[per levgoi ti. Eij gaVr mhv, oujk a#n ei[h tw/` toiouvtw/ lovgo", ou[t’ aujtw/` proV" aujtoVn ou[te proV" a[llon.) »273 Ce principe est lui-même indémontrable – parce que dire qu’une chose est et qu’elle n’est pas, ce serait commettre une pétition de principe. Le principe, « le plus ferme de tous (hJ toiauvth pasw`n bebaiotavth ajrchv) », le voici : « il est impossible que le même simultanément appartienne et n’appartienne pas au même et selon le même […] ; et c’est là le plus ferme de tous les principes sans exception (ToV gaVr aujtoV a@ma uJpavrcein kaiV mhV uJpavrcein ajduvnaton tw/` aujtw/` kaiV kataV toV aujtov […] : au@th d’ aJpasw`n ejsti bebaiotavth tw`n arcw`n :). »274 Dans Gamma, on inaugure un nouvel usage du verbe semainein, fort différent de ce qu’il désignait chez les penseurs présocratiques. Ce nouvel usage initie le « long détour aristotélicien » dont parlait Lacan dans le passage que nous avons mis en exergue. C’est ce que laisse entrevoir l’analyse historico-sémantique du verbe, réalisée par Cassin : « Avant Aristote, sêmainein a une diversité d’emplois qui vont d’‘indiquer’ (un chemin) à ‘dénoncer’, ‘signaler’ ou ‘donner le signal’ (d’une bataille), ‘signifier’ un ordre. Le fragment B 93 d’Héraclite caractérise ainsi comme sémantique cette mantique qui à Delphes ‘ne dit pas’ dans une adhérente clarté (oute legei), ‘ni ne cache’ dans une disjonction absolue (oute kruptei), mais ‘fait signe’ vers un événement qu’elle déclenche inévitablement, fatalement, par là même. Les deux caractéristiques essentielles du signifier préaristotélicien sont là : il s’agit d’un verbe d’action (soit : dont le sujet est un agent), et qui implique, comme le dire sophistique, une transitivité ontologique. »275
On voit là le rétrécissement opéré dans le champ de semainein et la contrainte depuis laquelle est soumise toute prétention ontologique. Le principe de noncontradiction exclut radicalement le sophiste de l’ordre humain, puisque celui qui n’obéit pas ce principe n’est même pas un homme, mais plutôt semblable « à une plante (o@moio" gaVr futw/`) ».276 Celui qui, en parlant, ne signifie pas une seule et même chose, à la rigueur, ne parle ni ne pense.
273
Aristote, « Livre Gamma », Métaphysique, 1006a 21-24, in Barbara Cassin et Michel Narcy, La Décision du sens. Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, introduction, texte, traduction et commentaire, Paris, Vrin, 1989, pp. 126-128. 274 Aristote, « Livre Gamma », Métaphysique, 1005b 19-23, in ibid., pp. 124-125. 275 Barbara Cassin, « Parle, si tu es un homme », in ibid., p. 30. 276 Aristote, Métaphysique, « Livre Gamma », 1006a 15, in ibid., pp. 126-127.
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Ici se manifeste la confrontation qui existe entre le principe aristotélicien et celui qui caractérise l’inconscient. Passant outre la contrainte aristotélicienne, le psychanalyste
dit
à
son
analysant :
« Parlez,
contredisez-vous ! Ce
sera
merveilleux ! » La contradiction est partie inhérente de l’affaire analytique, comme l’avait démontré depuis le début Freud lui-même. C’est pour cette raison qu’il insistait sur l’association libre comme la seule règle fondamentale de la psychanalyse. L’association libre est un forçage, qui impose au sujet un grand effort pour ne pas succomber à l’exigence de sens qui gouverne notre discours conscient.
5.3. « Il n’y a pas de rapport sexuel » : le problème de la copule C’est en 1971, lors du séminaire intitulé « D’un discours qui ne serait pas du semblant », nous semble-t-il, que Lacan commence à élaborer de façon soutenue, la notion du « non-rapport sexuel ».277 Cette notion, qu’il élève l’année suivante à la dignité d’un principe, devient le nœud central de son enseignement. Au-delà des aspects cliniques qui corroborent la littéralité de cette articulation, ce principe porte atteinte au nœud gordien de la philosophie. La traduction pourrait en être : « il n’y a pas de copule ». Ceux qui se sentiraient ébranlés face à la formule lacanienne de l’inexistence du « rapport sexuel » auraient intérêt à se demander à quoi peut bien servir, depuis des siècles, la copule au sein de l’affaire ontologique ? Le problème de la copule fut élaboré au Moyen Âge, dans un contexte où il était question de la distinction entre l’usage existentiel et l’usage prédicatif du verbe être.278 Selon Rosier-Catach, c’est à la suite des commentaires et de la traduction boécienne d’un passage précis du Peri hermeneias (3, 16b 20-25), que s’introduit à partir du XIe siècle une nouvelle terminologie, par le biais de textes logiques et grammaticaux. Selon Rosier-Catach, le verbe copulare a été employé par Boèce « comme synonyme de conjungere ou componere, au sens de ‘conjoindre’, de ‘lier’,
277
Op. cit., p. 166. Dès le séminaire sur « La logique du fantasme », Lacan envisage ce « principe », mais il employe davantage l’expression « il n’y a pas d’acte sexuel ». 278 Irène Rosier-Catach, « Copule (‘copula’) en logique médiévale », in Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil-Le Robert, 2004, p. 1014.
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avec comme objet des termes ou des choses ».279 C’est à partir de la fin du XIe siècle que des grammairiens ont introduit l’idée que ce verbe porte une « valeur de couplage (vis copulandi) »280, comme on le voit ici dans un texte anonyme du XIe siècle : « Une proposition prédicative est une proposition où il y a un prédicat et un sujet, comme ‘l’homme est un animal’, un sujet ‘homme’, un prédicat ‘animal’, et ‘est’ qui est la copule couplant les deux (Praedicativa propositio est illa quae alia praedicatum et subjectum, ut ‘homo est animal’, subjectum ut ‘homo’, praedicatum ut ‘animal’, et ‘est’ copula quae ista duo). »281 Le passage du Peri hermeneias en question est celui de la définition du verbe. Mais dans la traduction de ce passage, Boèce n’utilise pas le verbe copulare. 282 Ce n’est que dans le premier commentaire qu’il fait du traité « De l’interprétation », que « Boèce utilise le terme copulare pour marquer la liaison des choses signifiées par le sujet et le prédicat (duas res copula atque componit). »283 Ce n’est pas le but de notre étude d’approfondir la problématique engendrée par la question de la copule et toutes ses implications dans les différentes théories de la prédication, mais plutôt de souligner l’enjeu philosophique soulevé par le principe lacanien du non-rapport sexuel. Dans le Séminaire XX, « Encore », Lacan affirme ceci : « L’ontologie est ce qui a mis en valeur dans le langage l’usage de la copule, l’isolant comme signifiant. S’arrêter au verbe être – ce verbe qui n’est même pas, dans le champ complet de la diversité des langues, d’un usage universel – le produire comme tel, c’est là une accentuation pleine de risques. »284 C’est donc le discours du maître ou du « m’être », auquel appartient la philosophie, qui a mis en évidence le verbe être dans sa fonction de copule.
279
Idem. Idem. 281 Introductiones dialecticae artis secundum magistrum G. Paganellum, éd. Iwakuma, Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin, 63, 1993, p. 90, apud Irène Rosier-Catach, idem. 282 « Ipsa quidem secundum se dicta verba nomina sunt, et significant aliquid – constituit enim qui dicit intellectum, et qui audit quiescit – sed si est vel non est, nondum significat. Neque enim ‘esse’ signum est rei vel ‘non esse’, nec si hoc ipsum ‘est’ purum dixeris. Ipsum quidem nihil est, consignificat autem quandam compositionem, quam sine compositis non est intelligere », Peri hermeneias, 16 b 20-25, éd. Minio-Paluello, apud Irène Rosier-Catach, ibid., p. 1015. 283 Idem. 284 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 33. 280
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Un an auparavant, Lacan parlait de la façon dont Aristote, « quelqu’un d’aussi aigu, d’aussi savant, d’aussi alerte, aussi lucide » patauge dans sa Métaphysique, dès qu’il s’interroge sur le principe : « Naturellement il n’a pas la moindre idée que le principe, c’est ça : c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’en a pas idée, mais on voit que c’est uniquement à ce niveau-là qu’il se pose toutes les questions. »285 Maintenant, voyons comment la notion de « jouissance phallique » rejoint le problème de la copule. Dans la discussion sur le texte « La signification du phallus », nous avons vérifié comment celui-ci est « le signifiant privilégié de cette marque où la part du logos se conjoint à l’avènement du désir. »286 Le verbe employé dans ce passage par Lacan rejoint celui de Boèce : conjoindre. Le signifiant phallique constitue « le plus saillant de ce qu’on peut attraper dans le réel de la copulation sexuelle, comme aussi le plus symbolique au sens littéral (typographique) de ce terme, puisqu’il y équivaut à la copule (logique). »287 Lacan ne laisse donc aucune ambiguïté à ce propos : le signifiant phallique, en tant que signifiant du manque constitutif du sujet parlant, est, d’après Lacan, l’équivalent de la copule logique.
phallus (f) ≅ copule Notons-le bien, le phallus ne constitue pas un « prédicat », un « signfié » en soi, mais la « copule », le connecteur logique – le signifiant qui essaye de coupler deux termes d’une proposition, en assurant leur appartenence. Ainsi, lorsque Lacan affirme qu’« il n’y a pas de rapport sexuel », il entend « rapport » non au sens de « relation sexuelle », mais au sens qu’« un rapport est une relation logiquement définissable. »288 Ce que le phallus (ou la copule) réussit, ce n’est qu’un effet de signification. Lacan distingue d’ailleurs la signification du sens. La fonction de la signification,
285
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 15 décembre 1971. 286 Jacques Lacan, « La signification du phallus » [mai 1958], op. cit., p. 692. Nous soulignons. 287 Idem. 288 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre » [1968-1969], texte établi par J.A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 346.
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dit-il, « passe par un référent ».289 Dans la même séance, il rajoute que « l’effet de signifié, si nous n’avons pas le référent au départ, est pliable à tous sens, mais l’effet de sens est autre chose. »290
5.3.1 Addendum : Le Nom-du-Père Pas tous les sujets ont accès à la signification phallique. L’enjeu relève de la clinique : les sujets psychotiques en sont exclus. Ce qui permet l’accès à la signification phallique, c’est la résolution du complexe œdipien. Essayons de le résumer de façon lapidaire : l’enfant naît dans le désir de l’Autre (un « non-désir » d’enfant c’est aussi un désir). On imagine à qui il ressemblera, on lui choisit un prénom, etc. Ce tissu symbolique préexiste ainsi à son arrivée au monde. Quand on parle d’un Autre, grand A, cela n’est pas incarné en une seule personne, ni en une personne précise, même si la mère y joue un rôle primordial. Après la naissance, cet infans (avant l’acquisition du langage) mourrait probablement, si personne n’interprétait ses cris. C’est cela que Freud appela Hilflosigkeit, la détresse vitale du nouveau-né. Il est nécessaire donc qu’un Nebenmensch, un proche, subvienne aux « besoins » de l’enfant, dans une action qui n’est pas basée sur autre chose qu’une interprétation, parce que rien n’assure que les pleurs de l’enfant soient signe de faim, de douleur ou de froid. Ce processus investit érotiquement le corps de l’enfant, qui éprouve ses premières expériences de satisfaction « corporelle ». La « mère » finit ainsi par croire qu’elle « sait » ce dont son enfant a besoin. Freud a repéré très tôt que l’enfant constitue un substitut phallique majeur pour une femme (n’oublions pas le fameux Penisneid auquel Freud assignait les
289
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [19641965], séance du 2 décembre 1964, inédit. 290 Idem. Quelques années plus tard, il affirmera que le sens est ce qui fuie toujours, fuite « à entendre comme d’un tonneau », dont les « effets sont impossibles à calculer. » Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [1973], in Autres écrits, op. cit., p. 553. Raison pour laquelle, « le comble du sens », dit-il, « c’est l’énigme ». Idem.
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femmes). Elle n’a pas un pénis, mais elle peut enfanter : « Si le désir de la mère est le phallus, l’enfant veut être le phallus pour le satisfaire. »291 Ce moment est crucial pour le développement psychique du sujet, puisque le « désir » de la mère pourrait être ainsi assouvi par l’enfant devenant son phallus (imaginaire) bien à elle. C’est à ce moment-là qu’intervient la fonction paternelle. Précisons-le bien, il s’agit ici d’une fonction et non d’une personne. Ce que Lacan appelle le Nom-du-Père (NP) n’est rien d’autre qu’une fonction faisant tiers entre l’enfant et la mère, faisant signe que le désir de la mère se trouve au-delà de l’enfant. Le NP est une interdiction qui vaut à la fois pour la mère et pour l’enfant : il empêche la mère de réincorporer son enfant et indique à ce dernier qu’il n’est pas là pour combler sa mère (être son phallus imaginaire). Le résultat de cette opération, c’est que le désir de l’Autre (illustrons-le par le désir de la mère) devient une énigme pour le sujet, générant l’énigme de son propre désir. Il s’agit donc d’une opération métaphorique, et Lacan reprend la formule qu’il avait proposée pour la métaphore :
Les S majuscules sont des signifiants, x représente la signification inconnue et le petit s, le signifié engendré par la métaphore, qui consiste dans la substitution de S par S’ dans la chaîne signifiante. Pour ladite métaphore paternelle, Lacan propose cette formule292 :
Ce qui signifie que le signifiant du Nom-du-Père vient à la place de l’énigme du désir de la mère (lequel reste sous la barre). Le résultat de cette opération (qui
291
Jacques Lacan, « La signification du phallus » (Die Bedeutung des Phallus) [1958], op. cit., p. 693. Soiligné dans le texte. 292 Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [décembre 1957- janvier1958], in Écrits, op. cit., p. 557.
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barre le désir de la mère, présent dans les deux fractions) est que, dans l’Autre, toute signification est phallique. Lacan exprime ce résultat avec la question « Che vuoi ? » Que veut l’Autre ? Que suis-je pour l’Autre ? La réponse à cette question sera construite à partir d’un processus d’identification. Freud désigne l’identification au père comme la résolution de la phase œdipienne, ce qui permet à l’enfant mâle de désirer d’autres femmes, parce que la mère lui est interdite. Le Nom-du-Père, à partir duquel toute signification est phallique, est ainsi l’indice d’un rapport dialectisable au désir de l’Autre, condition de toute métaphore. Lacan l’a nommé également « point de capiton », l’ancrage symbolique minimal qui permet l’effet de signification, sans lequel serait impossible l’existence de tout discours.293 Ce référent peut pourtant faire défaut. C’est le cas de la structure psychotique, où l’opération d’inscription du Nom-du-Père ne s’est pas accomplie. Cela implique que la capacité à dialectiser le désir de l’Autre ne s’instaure pas. Le sujet psychotique ne franchit pas cette étape de la même façon que le névrosé, le résultat étant que la question sur le sens de son être vis-à-vis de l’Autre ne se pose pas. Le sujet incarne la réponse. La certitude de cette position (en aucun cas dialectisable) est bien démontrée par le délire psychotique. Nous aborderons ce sujet dans l’Annexe II. Il nous faut introduire pourtant une précision. Lorsque Lacan élabore la notion de Nom-du-Père, il travaille encore avec l’idée de la complétude de l’Autre, « lieu du langage » ou « trésor des signifiants ». Le NP serait alors le signifiant du désir, dans l’Autre.294 Un peu plus tard, à partir de « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » (1958), Lacan introduit une double thèse (jamais abandonnée) : l’incompatibilité du désir avec la parole et du manque dans l’Autre, qu’il écrira, en 1960, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », S(A). Le Nom-du-Père est ce qui met en fonction les trois manques (imaginaire, symbolique et réel).295 293
Cf. chapitre XXI, « Le point de capiton », in Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit., pp. 293-306. 294 Voir, par exemple, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [décembre 1957- janvier1958], op. cit. 295 Nous n’aborderons pas ici le nouveau traitement que Lacan donnera au concept de Nom-du-Père, vers la fin de son enseignement (Père du Nom). Voir, entre autres, Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome », op.cit.
105
Ces thèses creusent le fossé du rapport entre le sujet et son être et amèneront Lacan à formuler, en 1971, la thèse axiomatique du non-rapport sexuel. Nous avons pu constater comment les élaborations lacaniennes, d’abord celle de la « signification phallique », puis celle du « non-rapport sexuel », sont en rapport direct avec le sens philosophique de la copule. Il nous semble très significatif que la philosophie ait maintenu jusqu’à présent l’usage du terme « copule ». Ce verbe, « être », censé faire à jamais le rapport signifiant, prédicatif ou sexuel. Corrélat de la castration, le signifiant phallique devient ainsi un élément fondamental de l’interprétation lacanienne de la logique aristotélicienne. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que l’ensemble des traités logiques d’Aristote s’appelle Organon : « Le terme [Organon] est ici employé moins dans son accent anatomique de prolongement d’un corps, appendice naturel plus au moins animé, que dans son sens originel d’appareil, d’instrument, qui est celui où Aristote l’emploie au regard de sa logique. Bien sûr, les domaines sont limitrophes, et, de ce fait, quelques organes du corps, d’ailleurs diversement ambigus et malaisés à saisir, puisqu’il est trop évident que certains n’en sont que les déchets, se trouvent placés dans une fonction de support instrumental. » 296
Comme nous l’avons montré, la signification phallique est pour la psychanalyse cet instrument, cet opérateur logique par l’intermédiaire duquel le sujet essaye de résoudre le traumatisme fondamental. On l’appelle aussi troumatisme,297 parce que l’homme, étant vu qu’il est parlêtre, est assujetti au fait qu’aucun signifiant ne peut combler le manque qu’engendre en lui son entrée dans le langage. En effet, aucun mot n’atteint jamais la chose, le langage et le parlêtre sont l’un et l’autre troués. Ce troumatisme, Lacan l’a repéré dans le texte même du Stagirite : « Tout part du traumatisme initial de l’affirmation aristotélicienne séparant de la façon la plus rigoureuse le sujet et la substance. »298 Tout l’effort de la philosophie depuis deux mille ans ne consiste pas en autre chose, selon Lacan, qu’à résoudre cette question, ce qui s’avère une « véritable conduite d’échec de la pensée. »299 296
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre » [1968-1969], op. cit., p. 206. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], séance du 19 février 1974, inédit. 298 Jacques Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins » [20 avril 1968], in Mon enseignement, Paris, Seuil, « Paradoxes de Lacan », 2005, p. 112. 299 Et Hegel serait, pour Lacan, au summum de cette tradition philosophique, avec l’idée que la substance est le sujet. 297
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Mais les développements lacaniens autour de la signification phallique et du manque-à-être n’ont pas suffi à Lacan pour élaborer le principe du « non-rapport sexuel ». Deux moments nous semblent cruciaux pour l’accomplissement de cete élaboration : la question de l’Un et les éléments de la logique classique que Lacan introduira dans son projet. C’est cela que nous examinerons ensuite.
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6. La question de l’Un chez Lacan
Dans un texte tardif, intitulé « Le rêve d’Aristote » (1978), Lacan affirme que « le psychanalysant syllogise à l’occasion, c’est-à-dire, il aristotélise. […] Dans tout psychanalysant, il y a un élève d’Aristote. »300 Que peut bien vouloir dire Lacan par cette affirmation ? Nous examinerons ce texte dans la Deuxième Partie de cette étude, mais nous pouvons d’ores et déjà nous mettre d’accord avec Cassin et Narcy, lorsqu’ils affirment que « nous n’avons pas choisi d’être aristotéliciens ».301 Et cela parce que nous parlons toujours dans l’espoir de signifier quelque chose (et une seule) pour nous mêmes et pour autrui. Ce « rêve » se voit pourtant constamment frustré, puisqu’on constate à chaque fois que le malentendu est inhérent à toute tentative de communication. Le dialogue, dit Lacan, n’existe pas.302 Mais le rêve d’Aristote, notre rêve à chacun, ne se résume pas à cette croyance sémantique. Le syllogisme qui l’accompagne implique le rapport particulier du sujet (son existence) à l’universel du langage. Pour expliciter et contourner cette impasse, Lacan se consacre à une élaboration qui durera plusieurs années et aboutira à sa logique du « pas-tout ». Pour y parvenir, Lacan doit d’abord démontrer la question de l’exception (du « au moins un » [hommoinzin, au moinzin]),303 de l’un (« trait unaire », einziger Zug) et des impasses de la définition de l’Un, à partir du Parménide de Platon. Lacan construit son tableau de la sexuation à partir des impasses de l’Universel. C’est ce cheminement que nous nous proposons de vous déplier. Nous suivrons l’évolution des élaborations lacaniennes autour de l’un (du trait unaire), puis de l’Un (universel, unifiant, unien), afin de mieux dégager la logique de sa pensée.
300
Jacques Lacan, « Le rêve d’Aristote », Conférence à l’Unesco. Colloque pour le 23e centenaire d’Aristote. Publication par Unesco Sycomore, 1978, pp. 23-24 301 Barbara Cassin et Michel Narcy, La Décision du sens, op. cit., p.8. 302 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, « D’un discours qui ne serait pas du semblant » [1971], op. cit., p. 72. 303 Lacan explique les trois façons dont il écrit l’au moins un : « Il y a d’abord la façon orthographique commune, puisque, après tout il faut bien que je vous explique. Et puis il y a cette valeur expressive que je sais donner toujours au jeu scripturaire. Enfin, vous pouvez tout de même l’écrire comme ça, a(u moins un), pour ne pas oublier qu’à l’occasion, il peut fonctionner comme objet a. » Ibid., p. 153.
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Nous commençons avec la question de l’identification à l’un du « trait unaire » (einziger Zug), que nous écrirons, comme Lacan, avec une minuscule. Ensuite, nous verrons Lacan laisser de côté Aristote, qui patauge autour du particulier et de l’existence, et faire appel au Parménide de Platon, où il y est question du Tout, de l’Autre, de l’Un, de l’Être... Occasion pour le sophiste de se montrer et de ne pas passer inaperçu à Lacan.
6.1. La question de l’exception Avec la confrontation Aristote-Peirce, ce qui d’abord se dégage pour Lacan, c’est le fait que « l’universel se fonde donc bien sur l’exception » :304
Comme l’observe Lacan à partir de Peirce, on peut dire que « tout trait est vertical », non seulement du premier cadran (1), mais aussi du secteur vide (2). Ainsi : « Si je dis, tout trait est vertical, ça veut dire, quand il n’y a pas de vertical, il n’y a pas de trait. En tout cas c’est illustré par le secteur vide du cadran. Non seulement le secteur vide ne contredit pas, n’est pas contraire à l’affirmation tout trait est vertical, mais l’illustre. Il n’y a nul trait qui ne soit vertical dans ce secteur du
304
Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan, lecteur d’Aristote. Politique, métaphysique, logique, Paris, Editions de l’Association freudienne internationale, « Le Discours psychanalytique », 1998, p. 267.
109
cadran. Voici donc illustrée par les deux premiers secteurs l’affirmative universelle. »305 Comme souligne Cathelineau, on ne peut affirmer l’universel que si « j’exclus au préalable un trait de tous les autres traits qui servira à caractériser l’universel qui m’intéresse. »306 Cette élaboration a son origine clinique dans l’exception que représente, chez Freud, le père de la horde dans « Totem et tabou ». C’est le père qui fait exception à la castration, fondant ainsi l’ensemble de tous les autres hommes qui n’y échapperaient pas.307 La question de l’exception est essentiel pour Lacan développer sa propre théorie de l’identification, à partir d’un trait, qu’il nommera « trait unaire ».
6.2. L’identification et l’impossibilité de la tautologie « Mais l’artifice des canaux par où la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde, voilà, l’on conviendra, ce qui vaut ce qui s’en lit, évite l’onto – , Toto prend note, l’onto –, voire l’ontotautologie. »308
Après ses développements autour de la signification du phallus et du séminaire sur le transfert, Lacan est amené à interroger le processus de l’identification. Et ce violemment lors de son retour à Freud, dans sa véhémente opposition aux déviations post-freudiennes, dont certains psychanalystes prônaient l’identification à l’analyste comme critère majeur de fin d’analyse. La position post305
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], séance du 17 janvier 1962, inédit. 306 Pierre-Christophe Cathelineau, op. cit., p. 267. 307 Lacan introduit d’autres éléments pour l’analyse du mythe freudien, voire modifie la notion de l’exception vis-à-vis du père de la horde primitive. Un examen des diverses articulations lacaniennes autour de la question du père nous amènerait loin de notre propos ici. Nous mentionnons ce fait, parce que l’exception s’avère d’une importance cruciale, non seulement sur l’aspect logique, mais sur l’aspect clinique. Ceci dit, l’écart logique – clinique ne se soutient même pas – ce n’est qu’une simple souci didactique. 308 Jacques Lacan, « Postface » [Le 1er janvier 1973], in Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » [1961-1962], op. cit., p. 254.
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freudienne constituait à la fois un leurre théorique et un problème éthique. L’identification, question cruciale pour la technique psychanalytique, a entraîné Lacan vers une réélaboration de certains concepts de la linguistique et une approche encore plus raffinée de certains canons ontologiques. Le processus de l’identification a été le prétexte d’une telle relecture. Lacan commence par une rectification d’abord au plan psychanalytique : l’identification est, toujours, identification signifiante, et non pas identification à des modèles ou des comportements naturels, d’ordre génétique, à savoir, hors langage. Par ailleurs, pour lui, l’identification n’est pas non plus identification à un signe. Un signe « représente quelque chose pour quelqu’un ».309 À la différence du signe, le signifiant, dit Lacan après Saussure, introduit la série mais aussi la discrétion et la coupure. Ce qui caractérise le signifiant, « c’est seulement d’être ce que tous les autres ne sont pas. »310 Il manifeste « la présence de la différence comme telle et rien d’autre. »311 Cette fonction de différence implique donc que « le signifiant soit fécond de ne pouvoir être en aucun cas identique à lui-même ».312 Jusque-là, Lacan avait seulement posé que « la structure du signifiant est, comme on le dit communément du langage, qu’il soit articulé », suivant la notion d’un « glissement incessant du signifié sous le signifiant ».313 Si le signifiant comporte en soi la différence, la tautologie dont l’examen s’impose comme préalable au traitement de la question de l’identification, devient pour Lacan « une absurdité ».314. Selon lui, des propositions telles que « A est A » ou « la guerre est la guerre » ne sont en aucun cas des tautologies :
309
Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 6 décembre 1961. Lacan avait déjà évoquée cette définition de signe, en l’attribuant à Peirce, dans son septième séminaire : « Et le signe, selon l’expression de Peirce, c’est ce qui est à la place de quelque chose pour quelqu’un. » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, « L’éthique de la psychanalyse » [1959-1960], op. cit., p. 110. Dans les années soixante-dix, dans la suite de ses élaborations sur lalangue, Lacan modifiera sa théorie sur le signe (qu’il liera au chiffrage et à la lettre) mais nous laisserons ce sujet de côté, ce qui nous amenerait loin de notre propos actuel. Voir « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [1973], op. cit., pp. 553-559. 310 Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 22 novembre 1961. 311 Ibid., séance du 6 décembre 1961. 312 Idem. 313 Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud [1957], op. cit., pp. 501 puis 502. 314 Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 29 novembre 1961.
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« Si je pose qu’il n’y a pas de tautologie possible, ce n’est pas en tant que A premier et A second veulent dire des choses différentes que je dis qu’il n’y a pas de tautologie, c’est dans le statut même de A qu’il y a inscrit que A ne peut pas être A […] en vous désignant dans Saussure le point où il est dit que A comme signifiant ne peut d’aucune façon se définir sinon comme n’étant pas ce que sont les autres signifiants. De ce fait, qu’il ne puisse se définir que de ceci justement de n’être pas tous les autres signifiants, de ceci dépend cette dimension qu’il est également vrai qu’il ne saurait être luimême. » 315
À partir de là s’esquisse une mise en question de la prédication, qui dépasse la mise en cause de la tautologie. Qu’est-ce que l’identification ? Lacan est amené d’abord à construire sa propre définition du signifiant – ce qui restera un des axiomes lacaniens : « un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. »316 Cette conception du signifiant, comme inscription incessante d’une différence, comporte, d’un côté, la métonymie constitutive du désir humain et, de l’autre, l’impossibilité que l’identification aboutisse au « Un » qui se suffise à soi-même. Il est l’un qui individualise, l’un d’une série. Même l’identification la plus simple, comme dans la proposition tautologique « A est A », ne saurait pas dire ce qu’est A. Dans le séminaire sur « L’acte psychanalytique », Lacan, en discutant le principe de non-contradiction, fait référence au commentaire de Jan Lukasiewicz qui y discerne le principe d’identité et le principe de bivalence. Il dit : « Le principe d’identité, c’est qu’A est A. Vous savez que ce n’est pas clair que A soit A. Heureusement, Aristote ne le dit pas, mais qu’on le fasse remarquer a tout de même un intérêt ! »317
315
Ibid., séance du 6 décembre 1961. Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » [1960], op. cit., p. 819. 317 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], op. cit., séance du 12 avril 1967. L’article en question, le voici : Jan Lukasiewicz, « Über den Satz des Widerspruchs bei Aristoteles », publié originalement dans le Bulletin International de l’Académie des Sciences de Cracovie, classe d’histoire et de philosophie, 1910. 316
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6.3. Le « trait unaire" (ein einziger Zug) « … éclair qui fait surgir d’une innombrable nuit cette lente mutation de l’être dans l’ @En Pavnta du langage… » 318
Comme nous l’avons évoqué, dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan nous trouvons au moins deux façons distinctes d’aborder la question, voire deux conceptions tout à fait distinctes de l’Un.319 La première apparaît tôt dans son enseignement. Elle est déjà évoquée dans le séminaire sur les psychoses (1955-1956) et développée un peu plus tard. Il s’agit de la notion de « ein einziger Zug », expression empruntée à Freud et qui lui servira de moteur dans son séminaire sur l’identification (1962-1963). « Ein einziger Zug », c’est une expression que Lacan traduit d’abord comme « un trait unique », pour la remplacer plus tard par « trait unaire » ; elle fut employée par Freud dans son texte « Psychologie des masses et analyse du moi » (Massenpsychologie und Ich-Analyse), de 1921. Dans le chapitre VII de ce texte, Freud distingue trois types d’identification : l’identification au père ; l’identification symptomatique à un trait symptomatique prélevé dans l’autre (ein einziger Zug, un trait unique) et enfin l’identification hystérique au désir de l’autre (comme les jeunes filles du pensionnat, qui pleurent en s’identifiant à la jeune fille en larmes qui reçoit une lettre de rupture).320 L’expression « ein einziger Zug » n’apparaît, sauf erreur de notre part, qu’une seule fois dans ce texte, voire dans toute l’œuvre freudienne, mais Lacan l’épingle pour en faire le pivot de l’identification symbolique, en le nommant le « trait unaire », au sens où il nomme la spécificité d’un sujet. Dans le séminaire sur l’identification, il dit ceci : 318
Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], op. cit., p. 504. 319 Pour mieux distinguer les deux usages lacaniens de cette question, nous proposons d’écrire « un », avec une minuscule, lorsqu’il s’agit de l’un du « trait unaire », de l’identification, et « Un », avec une majuscule, lorsque nous nous référons à l’Un « unifiant » ou à celui du Parménide. 320 Sigmund Freud, « Massenpsychologie und Ich-Analyse » [1921], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XIII, pp. 116-117.
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« … nous nous trouvons là dans tout ce qu’on peut appeler la batterie du signifiant, confrontés à ce trait unique, à ce einziger Zug que nous connaissons déjà, pour autant qu’à la rigueur il pourrait être substitué à tous les éléments de ce qui constitue la chaîne signifiante, la supporter, cette chaîne à lui seul et simplement d’être toujours le même. […] La fondation de l’un que constitue ce trait n’est nulle part prise ailleurs que dans son unicité. Comme tel on ne peut dire de lui autre chose sinon qu’il est ce qu’a de commun tout signifiant, d’être avant tout constitué comme trait, d’avoir ce trait pour support. » 321
Lacan trace la distinction entre ce « trait unaire » et l’Un. Le premier, support de l’identification, est le trait qui assigne une différence, une singularité, il ne s’agit pas de l’Un unifiant : « … sachez que je ne suis pas en train de vous diriger vers l’Un de Parménide, ni l’Un de Plotin, ni l’Un d’aucune totalité dans notre champ de travail dont on fait depuis quelque temps si grand cas. Il s’agit bien du 1 que j’ai appelé tout à l’heure de l’instituteur, de l’1 du ‘élève X vous me ferez cent lignes de 1’ […] L’instituteur, sur son carnet, trace l’einziger Zug, le trait unique du signe à jamais suffisant de la notation minimale. C’est de ceci qu’il s’agit, c’est du rapport de ceci avec ce à quoi nous avons affaire dans l’identification. » 322
C’est à ce moment là que, pour dissiper la confusion autour de l’expression, Lacan propose de traduire einziger Zug par un terme « qui n’est point un néologisme, qui est employé dans la théorie des ensembles, le mot unaire au lieu du mot unique. »323 Avec cette référence à la théorie des ensembles et à la conception frégéenne de l’arithmétique, Lacan défait l’équivoque avec l’Un de la totalité : « l’être du sujet est la suture d’un manque. Précisément du manque qui, se dérobant dans le nombre, le soutient de sa récurrence, – mais en ceci ne le supporte que d’être ce qui manque au signifiant pour être l’Un du sujet : soit ce terme que nous avons appelé dans un autre contexte le trait unaire, la marque d’une identification primaire qui fonctionnera comme idéal. »324 Ou encore : « C’est l’habillage ordonné du fait fondamental, qu’il n’y a pas de place possible dans une union mythique qui serait définie comme sexuelle entre l’homme et la femme. 321
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 22 novembre 1961. 322 Ibid., séance du 29 novembre 1961. 323 Ibid., séance du 6 décembre 1961. 324 Résumé du séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » Annuaire 1965-1966 – documents rapports chronique – École pratique des hautes Études – Section de sciences Économiques et sociales, pp. 270-271.
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C’est bien là ce que nous appréhendons dans le discours psychanalytique – L’Un unifiant, l’Un-tout – n’est pas ce dont il s’agit dans l’identification. L’identification-pivot, l’identification majeure, c’est le trait unaire, c’est l’être marqué un. » 325
6.4. Le « pensêtre » « … rien d’autre ne supporte l’idée traditionnelle philosophique d’un sujet, sinon l’existence du signifiant et de ses effets. » 326
Lacan a affirmé maintes fois que la psychanalyse présuppose le sujet cartésien, soit pour le subvertir : je suis où je ne pense pas. 327 Il revient au sujet cartésien pour discuter la question de l’identification. Le cogito ergo sum implique « qu’il faudrait que le sujet se soucie de penser à tout instant pour s’assurer d’être ».328 Le « je pensêtre »329 illustre comment « l’effet du langage s’exerce au niveau du surgissement du trait unaire. »330 Le « je suis » n’est que l’effet du « je pense », du penser être ce trait unaire auquel le sujet s’identifie. Si le signifiant se caractérise comme ce qui porte la différence et renvoie toujours à un autre signifiant, comment peut-on le saisir, ce trait unaire ? Dans le phénomène de la répétition : « Certes, le trait unaire n’est jamais seul. Donc, le fait qu’il se répète – qu’il se répète à n’être jamais le même – est proprement l’ordre même, celui dont il s’agit de ce que le langage soit présent et déjà là, déjà efficace. »331 La répétition constitue un des concepts fondamentaux de la psychanalyse (voir Séminaire XI), ce qu’avait déjà constaté Freud dans son texte « Remémorer, 325
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 180. 326 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 15 novembre 1961. 327 Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], op. cit., p. 517. Cf. « La science et la vérité » » [1965], in Écrits, op. cit. , pp. 855-877. 328 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 22 novembre 1961. 329 Idem. 330 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 181. 331 Idem.
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répéter, élaborer » (Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten), de 1914. C’est d’ailleurs dans ce même texte, que Freud introduit la notion de agieren, puisque la répétition peut être répétition agie – ce qui n’exclut absolument pas sa dimension signifiante. Nous reviendrons à ce thème dans la Deuxième Partie de cette thèse, en abordant la notion d’« acte analytique ». Parti des effets du langage sur l’être parlant, Lacan ne s’est jamais aventuré dans des recherches sur l’origine du langage. Il en fit même une règle : « La première de nos règles est de ne point interroger sur l’origine du langage, ne serait-ce que parce qu’elle se démontre suffisamment de ses effets. » Il continue : « Plus nous poussons loin ces effets, plus cette origine émerge. L’effet du langage est rétroactif, précisément en ceci que c’est à mesure de son développement qu’il manifeste ce qu’il est de manque à être. »332 À partir de l’établissement des quatre discours, dans Le Séminaire XVII, Lacan commence à établir les coordonnées d’une nouvelle logique, définie comme « science du réel ». Le manque à être, constitutif du langage, prend la forme d’une théorie du réel, nouveau nom de ce manque. Dans « Un discours qui ne serait pas du semblant » (1971), Lacan livre les prémisses des formules de la sexuation et de la logique du « pas-tout ». Cependant il devra tracer les bases de cette nouvelle logique en contrepoint à la logique aristotélicienne, régie par le principe de non-contradiction et par une loi universalisante. Cette ambition exige de Lacan l’examen de l’Un de l’ontologie, tâche qu’il avait ajournée depuis dix ans.
332
Idem.
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6.5. Y a d’l’Un : Lacan et le Parménide « … si quelque chose me donnait l’idée qu’il y a dans le dialogue platonicien je ne sais quelle assise d’un discours proprement analytique, je dirais que c’est bien celui-là, le Parménide, qui me le confirmerait. »333
Dans le Séminaire XVIII, « D’un discours qui ne serait pas du semblant » (1971), Lacan commence à élaborer les « formules de la sexuation », en se servant de la logique aristotélicienne, de la logique propositionnelle de Frege et des quantificateurs logiques élaborés par De Morgan et Boole. C’est également dans ce séminaire, rappelons-le, que nous trouvons pour la première fois la formule « il n’y a pas de rapport sexuel ».334 L’écriture de la non-existence du rapport sexuel et du fait que les femmes ne s’inscrivent pas complètement sous l’égide phallique, exige que Lacan élabore une nouvelle logique, la logique qu’il nomma du pas-tout ou pastoute. Rappelons que les « formules quantiques de la sexuation », qu’il finira d’élaborer deux ans plus tard dans « Encore », sont censées rendre compte de la façon dont les parlêtres se situent par rapport à la différence des sexes. Elles exigent une logique qui puisse inclure le « pas-tout » : du côté homme, parce qu’il y a « au moins un » qui fait exception à l’ordre phallique – et qui fonde l’ensemble ∀x.f(x), et qui se lit « pour tout x, f(x) » ; et, du côté femme, de ne pas être complètement assujettie à l’ordre phallique ∀x. f(x). Bien que Lacan dispose déjà dans Le Séminaire XVIII des propositions à partir desquelles il construira les formules quantiques de la sexuation, il lui manque cependant une articulation fondamentale : exactement celle du pas-tout (côté femme). Lacan va puiser cette forme de négation du prosdiorisme dans l’impasse laissée par la logique aristotélicienne à l’égard de la négation de l’universelle. Côté homme, nous en avons déjà parlé, c’est l’exception (au moins un), exprimée par la 333
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « … ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 19 avril 1972. 334 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, « D’un discours qui ne serait pas du semblant » [1971], op. cit., p. 166.
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proposition particulière négative, qui fonde l’universelle affirmative comme effet du discours. Pour résoudre l’impasse du côté femme, Lacan doit s’affronter d’abord à la question de l’Un et nous verrons pourquoi. Dans le séminaire de l’année suivante, intitulé « … ou pire », Lacan se consacre à l’examen du Parménide de Platon. Dans ce titre, qui est une parodie d’un ouvrage de Kierkegaard (Ou bien… ou bien), le vide – indiqué par les trois points – est, selon Lacan, la « seule façon d’attraper quelque chose avec le langage » et fait appel à un verbe, « puisqu’un adverbe il y a ». Pour y trouver le verbe manquant, « il suffit de faire basculer la lettre qui commence le mot ‘pire’, ça fait ‘dire’. »335 Ce dire, dit-il, c’est le « il n’y a pas de rapport sexuel ».336 La logique aristotélicienne élude, selon Lacan, le « pas-tout », qui est pourtant caché dans l’assertion du type « Tout animal… ». Lacan souligne, à juste titre, que ce fut Aristote lui-même qui introduisit la fonction des prosdiorismes (« tout », « quelque », « nul ») dans la logique.337 Le psychanalyste affirme : « C’est avec le ‘Tout’ que s’établit la place vide dont je parlais tout à l’heure [dans le titre du séminaire]. »338 N’oublions pas l’appui qu’il prend chez Peirce pour affirmer cela. Ainsi, la formule qui affirme que « tout homme est soumis à la fonction phallique », qu’il écrit ∀x.Fx, implique qu’il y ait « au moins un » qui ne le soit pas (∃x. Fx). C’est l’écriture pour le côté homme des formules de la sexuation, dont nous avons parlé plus haut. C’est l’un de l’exception, qui fonde l’ensemble de tous les hommes. En outre, dit-il, si l’introduction du ‘pas-tout’ est essentielle à l’élaboration de ses formules quantiques de la sexuation, le « pas-tout » n’est pas l’« universelle négativée, le ‘pas-tout’, ça n’est pas ‘nul’. »339 Nous commençons à entrevoir pourquoi Lacan choisit le Parménide pour faire avancer sa logique du « pas-tout » : pour arriver au pas-tout, il faut d’abord 335
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « … ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 8 décembre 1971. 336 Idem. 337 Les prosdiorismes lacaniens sont : « soit ‘Il existe’, soit ‘Il n’existe pas’, soit le ‘Tout’, soit le ‘PasTout’ », in Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « … ou pire » [1971-1972], séance du 19 janvier 1972, inédit. Il est important de rappeler la distinction fondamentale entre « dire » et « dit », étant le premier une sorte d’énonciation latente, qui cause les dits sans pour autant en devenir un. Voir « L’étourdit » [1972], in Autres écrits, op. cit., pp. 449-495. 338 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « … ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 8 décembre 1971. 339 Idem.
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passer par le tout et, par conséquent, par l’Un. Nous entrons en plein chantier ontologique et sophistique.
6.5.1. Le réel et l’Un « …il y a rien qui soit si glissant que cet Un. » 340
Le choix du dialogue Parménide n’est pas le fruit d’une quelconque prédilection, plus ou moins aléatoire. Lacan connaît très bien l’enjeu ontologique que représente la question de l’Un depuis Parménide, l’Éléate : « À mettre les choses dans ce relief, ça permet de situer pas mal de choses et en particulier le pas qui se franchit de Parménide à Platon, parce qu’il y avait déjà un pas de franchi par Parménide dans ce milieu où il s’agissait en somme de savoir ce qu’il en est du Réel. Nous en sommes toujours là. Après qu’on ait dit que c’était l’air, l’eau, la terre, le feu et puis qu’après ça on n’avait qu’à recommencer, il y a quelqu’un qui s’est avisé que le seul facteur commun à toute cette substance dont il s’agissait, c’était d’être dicible. C’est ça, le pas de Parménide. » 341
Lacan entreprend dans ce passage une lecture qui distingue le geste parménidéen par rapport aux phusiologoi : l’ontologie s’instaure comme une affaire discursive, c’est cela le pas de Parménide. Celui de Platon est distinct : « C’est différent : c’est de montrer que, dès qu’on essaye de dire d’une façon articulée, ce qui se dessine dans notre rude langage […] mais ce qui se dessine fait difficulté et que le Réel, c’est dans cette voie qu’il faut le chercher : ei^do", qu’on traduit improprement la forme, c’est quelque chose qui déjà nous promet le serrage, le cernage de ce qui fait béance dans le dire. En d’autres termes, Platon était pour tout dire Lacanien ! » 342
Comme le signale Cláudio Oliveira, la question de l’Un, telle qu’elle est abordée dans ce dialogue, se distancie de l’Un du Poème. Platon discute non seulement avec les présocratiques, mais avec différentes « écoles » philosophiques, issues notamment de la pensée de l’Eléate.343 Dans le Parménide, Platon passe au 340
Ibid., séance du 8 mars 1972, inédit. Ibid., séance du 15 mars 1972. 342 Idem. 343 Cláudio Oliveira, Hen panta. Unidade e totalidade em Parmênides e Heráclito, conférences sur le Parménide de Platon, Letra Freudiana Associação Psicanalítica, Rio de Janeiro, 28/03/96, inédit. Nous 341
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crible différents discours sur l’Un, selon son bon plaisir : le vieux Parménide y soutient les thèses de son disciple Zénon face au « petit Aristote », abasourdi par le tourbillon dialectique qui démolira impitoyablement une par une les positions soutenues.
6.5.2. « Le tout est un » (e$ n ei^ n ai toV pa` n ) Dès le début du dialogue, on aperçoit l’enjeu qui intéresse Lacan. Socrate affirme, après avoir entendu l’exposé de Zénon, que les écrits de celui-ci et ceux de Parménide convergent, voire soutiennent la même thèse. Dans le Poème, Parménide aurait dit que « le tout est un (e$n ei^nai toV pa`n) » tandis que Zénon soutenait que « le multiple n’est pas (ouj pollaV ei^nai) ».344 Or, comme le constate Oliveira, l’assertion « tout est un » ne se trouve nulle part formulée ainsi dans le Poème, où l’Un est un des sémata de l’être345 : « jamais il n’était ni ne sera, car il est au présent, tout ensemble, un, continu (oujdev pot’h^n oujd’ e[stai, ejpeiV nu`n e[stin, oJmou` pa`n, e@n, sunecev") ».346 En revanche, cette expression se trouve littéralement dans le fragment 50 d’Héraclite : « L’art est de bien écouter, non moi, mais le logos, pour savoir dire en accord tout est un » (oujk ejmou`, ajllaV tou` lovgou ajkouvsanta" oJmologei`n sofovn ejstin e$n pavnta ei^nai).347 Le « tout » et le « Un » font partie ainsi d’une seule trame discursive et, comme le signale Oliveira, c’est Héraclite même qui, dans ce fragment, donne la clef de cet enjeu : « Il faut écouter non celui qui parle, mais le logos… Si on écoute le logos, tout est un. Cela veut dire que cette unité, cette totalité n’apparaît que dans le logos, dans le langage. C’est l’affirmation de base. Il n’est possible de se rendre compte de cette dimension, qui est toujours ‘une’, qui est toujours la même en tout ce
remercions l’auteur – professeur de philosophie à l’Universidade Federal Fluminense (Rio de Janeiro) – de nous avoir transmis ses notes, que nous avons traduites. 344 Voir Platon, Parménide, 128a – b. 345 Cláudio Oliveira, Hen panta. Unidade e totalidade em Parmênides e Heráclito, conférences sur le Parménide de Platon, Letra Freudiana Associação Psicanalítica, Rio de Janeiro, 28/03/96, inédit 346 Fragment VIII 5-6, in Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, présenté, traduit et commenté par Barbara Cassin, Paris, Seuil, « Essais », 1998. 347 Fragment DK 22 B 50, traduction de Jean Bollack et Heinz Wismann, modifiée, in Héraclite ou la séparation, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 175.
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qui est, que lorsque nous nous remettons à la dimension du langage. »348 Et Lacan s’est aperçu de cela : « …l’Un dans son surgissement n’est pas univoque. En d’autres termes, nous renouvelons la dialectique platonicienne. C’est bien ainsi que je prétends vous mener quelque part à poursuivre par cette bifidité de l’Un. Encore faut-il voir si elle tient. Cet Un que Platon si bien distingue de l’être, c’est assurément que l’être, lui, est Un toujours en tous les cas, mais que l’Un ne sache être comme être, voilà qui est dans le Parménide parfaitement démontré. C’est bien historiquement d’où est sortie la fonction de l’existence. Ce n’est pas parce que l’Un n’est pas qu’il ne pose pas la question et il la pose d’autant plus qu’où que ce soit, à jamais, qu’il doive s’agir d’existence, ce sera toujours autour de l’Un que la question tournera. »349
Lacan saisit ce qui se dit en filigranes dans le texte grec, pour montrer que l’emploi du verbe être, qu’on l’écrive en sens existentiel ou dans son sens prédicatif. Il appelle le verbe être dans son sens prédicatif « fonction de suppléance ».350 Cette distinction est fondamentale pour la compréhension du dialogue. Il développe d’ailleurs tout un paragraphe dans lequel il souligne les impasses impliquées dans la traduction de ce dialogue. Depuis des siècles, des exégètes se penchent sur ce dialogue fort déconcertant, qui fait preuve d’une rigueur logique vertigineuse. Il requiert, d’un côté, quelque connaissance de la langue grecque, sous peine de perdre les pieds dans cet « océan de discours »351 et, de l’autre, le recul nécessaire pour ne pas en faire le dialogue du « Un » et en extraire l’essentiel. Nous sommes loin de prétendre faire ici l’examen exhaustif du Parménide. Nous n’en relèverons que ce qui est le plus pertinent pour Lacan.
348
Cláudio Oliveira, Hen panta. Unidade e totalidade em Parmênides e Heráclito, op. cit. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 15 mars 1972. 350 Idem. 351 pevlago" lovgwn, Parménide, 137a 7. 349
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6.5.3. Les hypothèses du Parménide On ne s’est jamais accordé sur le nombre exact des hypothèses présentées dans le dialogue (à nouveau la tentation de l’Un !). Diès en a trouvé neuf ; Brisson, « huit série de déductions, qui mettent en jeu quatre couples dont l’une des branches est positive et l’autre négative »352 ; et Cassin, quant à elle, ne voit « qu’une seule hypothèse sous sa forme positive et négative, à laquelle fait explicitement retour chacun des raisonnements ».353 On pourrait d’ailleurs s’amuser à recenser les différentes opinions à ce sujet… Lacan ne s’arrête pas à l’examen minutieux de chaque hypothèse. Il n’en retient l’essentiel selon lui : a. Toutes les hypothèses sur l’Un aboutissent en aporie ; b. la différence qui existe entre les sens existentiel et le sens prédicatif du verbe être ; c. l’aporie de l’enjeu de l’Un et de l’être ; d. la rigueur argumentative (logique) de ce dialogue ; e.
une logique qui se rapproche de la position sophistique.
Nombreux sont ceux qui disent que, dans le Parménide, Platon fait une révision de sa théorie des idées, notamment de la question de la participation (metevcein). Comme l’observe Oliveira : « En tout cas, toutes les critiques qu’Aristote fera, dans sa Métaphysique, à la théorie des idées et de la séparation chez Platon, sont déjà faites ici par Platon lui-même, par la bouche de Parménide. Ce qui est inexplicable, c’est le silence total d’Aristote sur le Parménide. Il cite plusieurs dialogues de Platon, mais du Parménide il n’y a aucune citation et toutes les critiques qu’il fera dès le premier livre (Alpha) de la Métaphysique sont déjà-là, dans le Parménide. C’est un des motifs pour lesquels Lacan recommande qu’on lise la Métaphysique d’Aristote pour comprendre le Parménide. » 354
352
Luc Brisson, « Introduction », in Platon, Parménide, présentation et traduction par Luc Brisson, 2ème éd., revue, Paris, GF – Flammarion, Flammarion, 1999, p. 47. 353 Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., p. 73, note 1. 354 Cláudio Oliveira, « Uma releitura da origem no Parmênides de Platão : unidade, predicação et participação », conférence sur le Parménide de Platon, Letra Freudiana Associação Psicanalítica, Rio de Janeiro, avril 1996, inédit. Nous traduisons.
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Lacan fait une distinction entre ce dialogue, « ce texte pas con », et la Métaphysique, dont il dit « vous sentirez que c’est vachement con. » La « connerie », cela a un sens. Il ne s’agit pas là d’un jugement fortuit, d’une simple opinion désabusée. Il le précise quelques lignes plus bas : « Il y a tout de même rien d’authentique que la connerie. Alors cette authenticité, c’est peut-être pas l’authenticité d’Aristote, mais la Métaphysique – je parle du texte – c’est authentique, ça ne peut pas être fait de pièces ou de morceaux, c’est toujours à la hauteur de ce qu’il faut bien maintenant que j’appelle, que je justifie de l’appeler la connerie, la connerie, c’est ça, c’est ce dans quoi entre quand on pose les questions à un certain niveau qui est, celui-là précisément, déterminé par le fait du langage, quand on approche de sa fonction essentielle qui est de remplir tout ce que laisse béant qu’il ne puisse y avoir de rapport sexuel, ce qui veut dire qu’aucun écrit ne puisse en rendre compte en quelque sorte d’une façon satisfaisante, qui soit écrit en tant que produit du langage. » 355
Voilà le statut lacanien de ce qu’il appelle « connerie ». C’est ce qu’il peut y avoir de plus authentique, qui consiste à poser des questions essentielles qui, face aux faits de langage, essaye de rendre compte de la béance inhérente à celui-ci. Mais Lacan poursuit son appréciation d’Aristote : « C’est passionnant de voir quelqu’un d’aussi aigu, d’aussi savant, d’aussi alerte, aussi lucide, se mettre à patauger là de cette façon parce que quoi ? Parce qu’il s’interroge sur le principe. Naturellement, il n’a pas la moindre idée que le principe, c’est ça : c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’en a pas idée, mais on voit que c’est uniquement à ce niveau-là qu’il se pose toutes les questions. »356 Quelles sont les réponses d’Aristote aux questions qui touchent le principe ? « C’est tout à fait comme ça pour Aristote : car où est le principe, si c’est le genre, mais alors si c’est le genre, il devient enragé parce que : est-ce que c’est le genre général ou le genre le plus spécifié. Il est évident que le plus général est le plus essentiel, mais que tout de même le plus spécifié, c’est bien ce qui donne ce qu’il y a d’unique en chacun. Alors, sans même se rendre compte – Dieu merci ! parce que grâce à ça il ne les confond pas – que cette histoire d’essentialité et cette histoire d’unicité, c’est la même chose ou plus exactement c’est homonyme à ce qu’il interroge, Dieu merci, il ne les confond pas, c’est pas de là qu’il les fait sortir, il se dit : est-ce que le principe, c’est l’Un, ou est-ce que le principe, c’est l’Être. Alors à ce moment-là, ça s’embrouille 355
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 15 décembre 1971. 356 Idem.
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vachement ! Comme il faut à tout prix que l’Un soit et que l’Être soit un, là nous perdons les pédales. Car justement, le moyen de ne pas déconner, c’est de les séparer sévèrement, c’est ce que nous essaierons de faire par la suite. Assez pour Aristote. » 357
Que démontre le Parménide, que la Métaphysique d’Aristote n’arrive pas à démontrer ? Dans le dialogue qui porte son nom, le personnage du vieux Parménide amène Socrate à travers un tourbillon dialectique à exploiter diverses hypothèses sur l’Un. Nous ne nous engagerons pas ici dans un examen détaillé des différends entre les commentateurs de ce dialogue quant aux nombres d’hypothèses qu’il comporte.358 Nous partageons l’avis de Cassin, qui considère qu’il s’agit finalement d’une seule et même hypothèse (« supposons l’Un ») sous sa forme positive ou négative.359 Luc Brisson propose d’ailleurs qu’on appelle plutôt « déductions » les conséquences de cette hypothèse.360 Cette hypothèse se divise selon l’usage du verbe être – « prédicatif », « copulatif » (ejstin) ou « existentiel » (e[stin)361 et les conséquences – en chacune de ces acceptions – pour l’Un même et pour l’autre. Le résultat de l’argument sur l’Un aboutit soit à des réponses du type « ni…ni… (ou[te... ou[te...) », soit à des réponses du type « et… et… (kaiV... kaiv...) ». Nous ne reprendrons pas tous les arguments du dialogue, ce qui nous conduirait loin de notre propos (Lacan ne le fait pas non plus), mais nous en prendrons deux arguments (« hypothèses ») en guise de démonstration du traitement que Platon donne à la question de l’Un. Prenons l’exemple de la première « hypothèse », qui est d’ailleurs la seule que commente Lacan : « si l’un est [un] » – eij e{n ejstin (137c 3), il ne peut pas être 357
Idem. À ce sujet, voir Auguste Diès, « Notice », in Platon, « Parménide », in Œuvres complètes, tome VIII, 1re partie, texte établi et traduit par Auguste Diès, 3e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1956, pp. 3040 ; Barbara Cassin, Si Parménide. Le traité anonyme De Melisso Xenophane Gorgia, op. cit., pp. 7375 ; et Luc Brisson, « Introduction », in Platon, Parménide, présentation et traduction par Luc Brisson, 2e éd., Paris, GF-Flammarion, 1999, pp. 45-51. 359 Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., p. 73, note 1. 360 « La déduction est une opération par laquelle on conduit rigoureusement d’une ou de plusieurs propositions prises pour prémisses à une proposition qui en est la conséquence nécessaire en vertu de règles logiques. » Luc Brisson, « Introduction », in Platon, Parménide, op. cit., p. 45, note 95. 361 Ce sujet divise aussi les commentateurs. Luc Brisson y retrouve, par exemple, outre les sens de copule et existentiel, ces d’identité et différence, en plus des difficultés grammaticales soulevées quant à l’usage du génitif et du datif liés au verbe « esti », qu’y ajouterait le sens de « appartenance » ou « possession » (142a, 155d-e à l’appui). Voir Luc Brisson, ibid., p. 52. 358
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multiple (taV pollav). Le résultat est qu’il ne peut (137c 5-6) « ni avoir des parties ni peut être un tout » (ou[te a[ra mevro" aujtou` ou[te o{lon aujtou` dei` ei\nai). Pourquoi l’un qui est (un) ne peut avoir des parties ni ne peut être un tout ? Parce que « la partie est partie d’un tout » (toV mevro" pou mevro" o{lou ejstin - 137c 6-7) et « le tout est ce à quoi aucune partie ne manque » (a#n mevro" mhdeVn ajph/` o{lon – 137c 7-8). Dans les deux cas, « l’Un serait composé, soit qu’on le dise un tout, soit qu’on lui donne des parties. » Or, comme la thèse dit que l’Un doit être Un, il ne serait ni un tout ni aura des parties. Tout cela, bien sûr, si l’Un doit être Un. Mais l’argument ne s’arrête pas là. Si l’Un n’a pas des parties, il n’a ni commencement (ajrchvn) ni fin (teleuthvn) ni milieu (mevson). Commencement et fin signifient limites. Si l’Un est Un, il est donc illimité (a[peiron). S’il est illimité, il n’a pas de figure (schvmata). S’il n’a pas de figure, il ne sera nulle part (o[n oujdamou` a[[n ei[h), ni en soi, ni en autre que soi (138b 6-7) ; il n’est ni en mouvement ni en repos et ainsi de suite. Conclusion de la première hypothèse (141e 14-15) : « L’Un n’est pas Un et que l’Un n’est pas, si l’on doit croire à ce logos » (toV e}n ou[te e@n ejstin ou[te e[stin, eij dei` tw/` toiw/`de lovgw/ pisteuvein). Or, s’il n’est pas Un ni est, il n’a ni nom (onoma), ni discours (logos), ni science (episteme), ni sensation (aisthesis), ni opinion (doxa). Par rapport à cette première hypothèse, Lacan dit : « ‘s’il y a UN ou l’UN’ – c’est à vous de choisir. Mais ce qui est certain, c’est que Platon choisit et que son Un n’a rien à faire avec ce qui englobe. »362 Voyons ce qui se passe pour la deuxième hypothèse : « si l’Un EST » – eij e@n e[stin (142b). Si l’Un est, il ne peut pas être et ne pas participer de l’être (ousiva" deV mhV metevcein) – 142b ; s’il participe de l’être, il a des parties. Pourquoi ? Parce que, dans ce cas, il n’y a plus seulement l’Un, mais l’Un qui EST. Or, l’Un qui est, a des parties. Quelles sont-elles, les parties de l’Un qui EST ? Le « est » qui est partie de l’Un qui est (toV o[n tou` eJnov" morivou), et l’Un, qui est partie de l’être qui est Un (toV e}n tou` ei\nai morivou) – 142e. Or, l’être n’est pas identique à l’Un : dans l’argument de « l’Un qui est, il y a donc l’Un et l’être. »
362
Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 15 mars 1972.
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L’Un qui EST a donc des parties. S’il a des parties, il est « tout ». Mais s’il est un « tout » qui a des parties, chaque partie est aussi « un tout qui a des parties ». Pourquoi ? Parce que l’un, qui est partie de l’Un qui EST, n’EST-il aussi ? Bien sûr ! Ainsi, l’Un qui est partie de l’Un qui est, il est aussi un UN qui EST, composé de l’« Un » et du « est ». Il est aussi un tout et, comme tel, il a aussi des parties qui, à leur tour, SONT-elles aussi. Et ainsi successivement, l’Un qui EST se divise infiniment. Conclusion de la deuxième hypothèse (155d) : L’Un qui EST sera la multiplicité illimitée. S’il est plus vieux et plus jeune que soi, il est dans le temps ; il fut, est et sera. S’il est, il y a de la science (episteme), et de la sensation (aisthesis), et de l’opinion (doxa), et du nom (onoma) et du discours (logos). Si dans le premier argument (si l’Un est [Un]), la structure qui se répète est « ni... ni… » (ou[te... ou[te...), dans le deuxième (si l’Un EST), la structure qui se répète est : « et… et… » (kaiV... kaiV...). L’Un du premier discours, il n’est ni un ni multiple, ni semblable ni dissemblable, ni égal ni différent, ni… ni… Dans le deuxième discours, il est tantôt Un tantôt multiple, semblable et dissemblable, égal et différent, et… et… Cela implique que toutes les « qualités » qui n’appartenaient pas à l’Un de la première hypothèse lui appartiennent dans la deuxième. La deuxième hypothèse mène également l’Un à la catastrophe, puisqu’en étant tout, il est près de n’être rien. Lacan dira du Parménide de Platon : « Le vieux Parménide et sa clique qui est là, il fallait rien moins que ça pour que puisse s’énoncer quelque chose qui fait parler qui ? Eh bien, l’Un, et à partir du moment où vous le faites parler, l’Un, ça vaut la peine de regarder à quoi ça sert celui qui tient l’autre crachoir ! Il ne peut que dire des trucs comme ça : tau`to ajnagkhv, ouj gaVr ou^n, tiv deV ajlhqh`, ‘oh là là, encore trois fois plus vrai que vous ne le disiez..’ c’est ça le dialogue ! Naturellement quand c’est l’Un qui parle. » 363
Ce que le Parménide démontre et qui intéresse le psychanalyste, c’est que l’Un – dès « qu’il parle », on ne l’attrape pas, il se dérobe à tout discours. Quand on essaye de faire l’Un avec le langage, il n’y a pas de rapport possible. Barbara Cassin distingue le traitement que Platon inflige au « tout est un », résultat du Poème parménidéen, de celui qu’en fait Gorgias avec le « Traité du non-
363
Idem.
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être ». Dans le Parménide, dit-elle, « ‘l’être’ n’est de ce fait jamais interrogé en tant que tel ; autrement dit, le Parménide de Platon se situe d’emblée au niveau de l’étant et des étants dans leur unité ou leurs pluralité. » Il s’agit-là de deux formes de « logique », l’une, gorgienne, d’« attention au logos », fait que dans sa lecture du Poème, « la langue accouche d’elle-même, et que la syntaxe manifeste au grand jour sa propre constitution. »364 L’autre, celle du Parménide de Platon, s’attache aux conséquences « prédicatives » de tout énoncé sur l’Un. Effectivement, Platon interprète Parménide « logiquement », à partir des propositions « nominales » et des conséquences de la « copule ». C’est bien cette logique-là qui intéresse à Lacan pour démontrer « le non-rapport sexuel », autre nom du réel. L’examen de l’Un par Platon lui a permis d’arriver à sa définition de la logique : « ce qui se produit de la nécessité d’un discours. »365 La logique devient la science du réel lacanien.
364 365
Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., p. 74. Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972.
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7. Logique : la science du réel La logique est « ce qui se produit de la nécessité d’un discours »366 La logique c’est « l’art de produire une nécessité de discours »367 Il est sans doute curieux que Lacan, en voulant développer la logique du « pas-tout » (mhV pantev"), en germe dans l’œuvre aristotélicienne, fasse un pas en arrière et introduise Platon. La raison en est probablement que celui-ci mène à son paroxysme la conception lacanienne de la logique : « ce qui se produit de la nécessité d’un discours. »368 Des deux façons distinctes du « faire » logique, celle de Platon et celle d’Aristote, Lacan en épinglera l’essentiel et de l’une et de l’autre et n’hésitera pas à rapprocher la « logique » platonicienne de la « logique » sophistique. Dans 135d, le personnage du vieux Parménide exhorte Socrate à l’exercice du bavardage : « Mais exerce-toi, entraîne-toi à fond dans ces exercices qui ont l’air de ne servir à rien et que le vulgaire appelle des bavardages (ajdolesciva"). Assouplistoi pendant que tu es jeune encore : sinon la vérité se dérobera à tes prises. »369 Comme le soulève Oliveira, l’apparition du terme adoleskhias est ici significatif, parce qu’il est employé également dans la cinquième définition du sophiste (Le Sophiste, 225 c-d), qui désigne le sophiste comme antilogikos (à souligner logikos dans antilogikos).370 L’adoleskhia ne passe pas inaperçue à Lacan, qui la rapprochera de l’association libre : « … dans le texte grec ajdolesciva, ça veut dire bavardage. Et on peut considérer que c’est là quelque chose qui est comme l’amorce, la préfiguration de ce que nous appelons dans notre rude langage comme ça, tressé par ce qu’on a pu, la phénoménologie qu’on pouvait à ce moment-là avoir à la portée de sa main, ce qu’on a traduit par ‘association libre’. Naturellement l’association n’est pas libre. Si elle était libre, elle n’aurait aucun intérêt, mais c’est la 366
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972. 367 Ibid., séance du 19 janvier 1972, inédit 368 Ibid., séance du 12 janvier 1972, inédit. 369 Platon, Parménide, traduction par Auguste Diès, op. cit. 370 Claudio Oliveira, « Uma releitura da origem no Parmênides de Platão : unidade, predicação e participação », séminaire inédit à l’école de psychanalyse Letra Freudiana, 1996.
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même chose que le bavardage : c’est fait pour apprivoiser le moineau. L’association, il est bien entendu qu’elle est liée. On ne voit pas quel serait son intérêt si elle était libre. Le bavardage en question, il est certain qu’il ne fait aucun doute que comme ce n’est pas quelqu’un qui parle, mais que c’est l’Un, on peut voir là à quel point c’est lié, parce que c’est très démonstratif. » 371
Comme le remarque Oliveira, l’adoleskhia décrite dans le Sophiste est aussi entekhnon (e[ntecnon), elle comporte une certaine tekhne, elle implique une certaine « logique », qui entraîne une « nécessité » du discours.372 C’est ce que nous retrouvons dans la trame dialectique du Parménide : si l’Un est, « qu’est-ce qui suit nécessairement ? » (crhV sumbaivnei). Le bavardage sur l’Un dans le Parménide relève d’une logique qui, d’après Lacan, se rapproche plutôt de la sophistique que de la logique aristotélicienne : « Il y a eu un nommé Aristote dont la position […] n’était pas sans analogie avec la mienne. On ne peut pas très bien savoir à quoi, à qui il avait à faire. On les appelle, confusément, vaguement, des sophistes. Il faut se défier naturellement de ces termes-là, il faut être très prudent. Il y a en somme un black-out sur ce que les gens tiraient de l’oracle des sophistes. C’était sans doute quelque chose d’efficace, puisque nous savons qu’on les payait très cher, comme les psychanalystes. Aristote, lui, en a tiré quelque chose, qui est d’ailleurs resté complètement sans effet sur ceux à qui ça s’adressait. […] mais la logique est exemplaire si nous la prenons au niveau de Stote, parce qu’il a manifestement cherché à inaugurer quelque chose. Certes, ces gens, les sophistes, s’en servaient déjà, de la logique, et d’une façon certainement très étonnante, très brillante, très efficace, sur un certain plan de raisonnement. Ce n’est pas parce qu’ils ne l’ont pas eux-mêmes nommés que ça n’était pas là, c’est sûr. Pourquoi auraient-ils eu tant de succès à solliciter les citoyens, et aussi bien les noncitoyens, et à leur donner des trucs pour triompher dans les débats ou pour agiter les questions éternelles de l’être et du non-être, si cela n’avait pas eu des effets formateurs ? Stote a essayé de mettre là-dedans une technique, ce que l’on appelle l’Organon. » 373
Les impasses de la logique évoquent à Lacan le cœur de l’action sophistique, et cela parce que « c’est au discours lui-même que le sophiste s’en prend. »374 L’époustouflant, c’est que Lacan entend nous faire apercevoir ce qu’il en est de l’action sophistique par l’intermédiaire du Parménide ! Ce qui s’extrait de l’action, 371
Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 15 mars 1972. Claudio Oliveira, « Uma releitura da origem no Parmênides de Platão : unidade, predicação e participação », op. cit. 373 Jacques Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins » [1968], op. cit., pp. 93 et 96. 374 Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972. 372
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de la tékhne sophistique, c’est la démonstration que d’un discours quelconque, un « discours naïf » dit Lacan, le sophiste démontre à son interlocuteur qu’« il ne sait pas ce qu’il dit ».375 Cette démonstration, affirme le psychanalyste à contre courant de bonne partie de tradition doxographique, ne concerne pas le sujet, mais le discours.376 Voilà une interprétation tout à fait pointue de l’elenkhos sophistique. L’apodeixis (ou plutôt epideixis ?) platonicienne est dialogique, elle mène à l’impossibilité logique (du logos en tant que discours) par l’intermédiaire de l’épuisement argumentatif, tandis que celle d’Aristote implique déjà une formalisation (voir les Analytiques), incarnée par des propositions syllogistiques bien précises, qui ont pour but de cerner, voire de résoudre les impasses langagières. « C’est ambigu sans doute, dit Lacan, mais ce n’est pas idiot, puisque cela comporte l’implication que la logique peut complètement changer de sens selon d’où prend son sens tout discours… »377 C’est la logique donc qui permettra à Lacan d’avancer, d’affiner le concept psychanalytique de réel : « … Le réel – la catégorie que dans la triade dont est parti mon enseignement, le symbolique, l’imaginaire et le réel – le réel s’affirme par un effet qui n’est pas le moindre de s’affirmer dans les impasses de la logique. »378 Les impasses logiques indiquent moins une faute argumentative que l’ex-sistence même du réel, puisque l’exhaustion logique introduit une béance irréductible où Lacan situe ce registre (réel) : « C’est là que nous désignons le réel. »379 La notion d’ex-sistence, Lacan l’écrira le plus souvent de cette façon pour équivoquer avec ce qui est extime.380 Pour ce qui concerne la notion d’existence, telle qu’elle se lie à l’Un, Lacan dit qu’Aristote ne s’approche que timidement par 375
Idem. Voir idem. 377 Idem. 378 Idem. 379 « C’est là que nous désignons le réel. », idem. 380 « Y a d’l’un, autour de cet Un tourne la question de l’existence. J’ai déjà fait là-dessus quelques remarques, à savoir que l’existence n’a jamais été abordée comme telle avant un certain âge et qu’on a mis beaucoup de temps à l’extraire de l’essence. J’ai parlé, du fait qu’il n’y eût pas en grec très proprement quelque chose de courant qui veuille dire exister, non pas que j’ignorasse ejxivs thmi, ejxistavnw mais plutôt que je constatasse qu’aucun philosophe ne s’en était jamais servi. Il s’agit de savoir ce qui existe. Il n’existe que de l’Un – avec ce qui se presse autour de nous, je suis forcé ici aussi également de me presser – la théorie des ensembles, c’est l’interrogation pourquoi ‘il y a d’l’un’ ? » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX*, « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], séance du 1er juin 1972, inédit. *Séminaire réalisé à l’Hôpital Sainte-Anne, simultanément au séminaire « … pire ». 376
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rapport à ce qui fut démontré dans le Parménide. Lorsqu’il est question pour lui des propositions particulières, le Stagirite croit « qu’il suffit de dire que ‘quelques’ – quelques seulement, pas tous – sont comme ci ou comme ça, pour que cela les distingue, […] que ça suffit à assurer leur existence. […] Il n’y a pas d’existence, sinon sur fond d’inexistence et inversement. ».381 Ce que le Parménide démontre, c’est que l’Un « semble se perdre et porter à son comble ce qu’il en est de l’existence jusqu’à confiner à l’existence comme telle en tant que surgissant du plus difficile à atteindre, du plus fuyant de l’énonçable. »382 Pour développer sa notion d’ex-sistant, Lacan soulève deux termes grecs, à savoir, toV ejxaivfnh" (to exaiphnes), dans Parménide (156d) : « ‘Ex-sistere’, ne tenir son soutien que d’un dehors qui n’est pas, c’est bien là ce dont il s’agit dans l’Un. Car à la vérité, d’où surgit-il ? En un point, Platon arrive à le serrer. Il ne faut pas croire que ce soit, comme il semble, seulement à propos du temps. Il l’appelle toV ejxaivfnh". Traduisez ça comme vous voudrez = c’est l’instant, c’est le soudain […]. » L’occurrence de ce terme, chez Platon, mena Lacan à le chercher chez Aristote et, par-là, à s’apercevoir de l’existence du terme « exister » chez Aristote, « quelque part dans la Physique ». Dit-il : « Aristote le définit comme justement ce quelque chose qui ‘ajnaisqhvtw/ crovnw/’ dans un temps qui ne peut pas être senti ‘diaV mikrovthta ejkstan’. Je ne sais si ailleurs qu’en cet endroit du livre IV de la Physique, le terme ejkstan est proféré dans la littérature antique. Mais il est clair qu’il vient – c’est un participe passé, le participe passé de l’aoriste second ‘ i[sthmi’, de cet aoriste qui se dit e[sthn, c’est stan et je ne sache pas qu’il y ait de verbe ejxivsthmi, c’est à contrôler. » 383
Dans la séance du 14 juin 1972, Lacan dira que « …l’existence, c’est l’insistance. »384 La notion d’ex-sistence, renforcée de sa relecture du Parménide et de la Physique d’Aristote, sera solidaire de la définition lacanienne du réel comme « impossible ». Or, si la logique constitue, pour Lacan, la science du réel, c’est parce qu’elle – et elle seule – peut démontrer l’ex-sistence du réel comme impossible.
381
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 15 mars 1972. 382 Idem. 383 Idem. Pour le verbe ejxivsthmi, qui « existe » effectivement, voir Éthique à Nicomaque 1119a. 384 Ibid., séance du 14 juin 1972.
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7.1. Du réel comme impossible Qu’est-ce que l’impossible pour Lacan ? Le psychanalyste puise cette notion dans les modalités aristotéliciennes, qu’il analyse de plus en plus soigneusement, à savoir : dans les Séminaires IX, « L’identification » (1961-1962) ; XIX, « …ou pire » et « Le savoir du psychanalyste » (1971-1972) et dans le Séminaire XXI, « Les nondupes errent » (1973-1974). Il ne s’agit pas, dans aucun de ces séminaires, d’une analyse du type exégétique, d’un commentaire minutieux du texte aristotélicien. Comme toujours, le discours psychanalytique l’oblige à s’arrêter aux impasses et/ou ratages langagiers du texte philosophique. Il y va épingler des points bien précis dont il a besoin pour poursuivre la construction des notions fondamentales pour la suite de son enseignement. Notamment sur le rapport entre l’universel et le particulier, via l’utilisation des prosdiorismes. L’utilisation lacanienne de la logique aristotélicienne n’est pas non plus une lecture puriste, prétentieusement grecque ou helléniste, destinée à « corriger » ou élucider Aristote. Sa lecture est plutôt hybride et tendancieuse – dans le sens qu’il y introduit une torsion, que nous analyserons par la suite. Comme nous l’avons déjà remarqué, dans sa lecture entrent également en ligne de compte des éléments de la logique mathématique comme les quantificateurs de Georges Boole et l’algèbre de Augustus De Morgan, entre autres. Nous n’entamerons pas l’examen de ces contributions, ce qui nous amènerait loin de notre propos, qui consiste à discuter l’originalité de la lecture lacanienne du principe de non-contradiction. La première fois que Lacan examine de plus près certains passages de l’Organon aristotélicien a été, nous semble-t-il, en 1962, dans le contexte d’une discussion sur la négation et les particularités de la négation en français.385 Il s’agit du séminaire sur l’identification, où il construit la notion de trait unaire, que nous avons examiné plus haut. Il est question donc de l’analyse de l’un, celui du « trait » extrait d’une totalité supposée. Il s’agissait là de rendre compte de ce qui constitue le trait particulier de l’identification. Nous avons pu constater l’intérêt que porte la logique propositionnelle aristotélicienne à cette question.
385
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 17 janvier 1962.
132
Déjà à cette occasion, Lacan nous a fait remarquer les nombreuses difficultés liées à l’opposition des propositions aristotéliciennes. Il part de l’exemple suivant : A
E
omnis homo mendax
omnis homo non mendax
nullus homo non mendax
nullus homo mendax
aliquis homo mendax non omnis homo non mendax
aliquis homo non mendax non omnis homo mendax
I
O
On voit dans cet exemple comment Lacan problématise – dix ans avant l’élaboration des formules de la sexuation et de la logique du « pas tout » – la question des prosdiorismes et des différentes formes de négation. Il reste néanmoins bien aristotélicien pour ce qui concerne l’opposition des propositions universelles, A et E, qui ne peuvent pas être vraies en même temps ; et les contradictoires – dont les quadrants s’opposent diagonalement, qui ne peuvent pas non plus être vraies en même temps : si l’une est vraie, l’autre est nécessairement fausse. Jusqu’ici, rien de nouveau. Il écrit ainsi un carré logique, bien classique :
En plus de l’embarras que comporte la définition aristotélicienne de la proposition universelle à l’égard du placement de la négation, Lacan rajoute un nouveau problème à propos de la particulière négative (O) : non omnis homo mendax (« pas tout homme n’était menteur »). La négation du type non omnis, « pas tout », c’est-à-dire, le terme « pas » portant sur l’adverbe « tout », pourrait aussi définir la proposition particulière négative. Lacan reconnaît que cet emploi n’est pas légitime
133
d’après Aristote. À cet effet, il évoque sans exactement citer un passage du De l’interprétation, dans lequel le Stagirite dit que « ce n’est pas sur la qualification de l’universalité que doit porter la négation ».386 Il s’agit sans nul doute de De l’interprétation 10, 20a 7-10 : « Ce n’est pas, en effet, non tout homme (ouj pa`" a[nqrwpo") qu’il faut dire, mais le non (ouj) doit être ajouté à homme. Car le tout (pa`") ne signifie pas [que le sujet est] universel, mais qu’il est pris universellement. »387 Selon Aristote, des termes comme « tout ou nul ne signifient rien autre si ce n’est que l’affirmation ou la négation du nom est prise universellement. »388 Ce que Lacan semble ne pas avoir aperçu à cette occasion, c’est exactement ce passage du début des Premiers analytiques (24a 17-22) : « J’appelle universelle appartient à tout ou n’appartient pas à aucun , particulière appartient à quelque (tiniV) , ou n’appartient pas à quelque (mhV tiniV) ou n’appartient pas à tout (mhV pant iV ) , indéfinie le participer à quelque (tiniV), ou pas à quelque (mhV tiniV) ou pas à tout (mhV pan tiV ) ; indéfinie appartient ou n’appartient pas <à B>, sans l’universalité ou la particularité (levgw deV kaqovlou meVn toV pantiV h] mhdeniV uJpavrcein, ejn mevrei deV toV tiniV h] mhV tiniV h] mhV pantiV uJpavrcein, ajdiovriston deV toV uJpavrcein h] mhV uJpavrcein a[neu tou` kaqovlou h] kataV mevro") » 389
Or, il est sans doute curieux qu’Aristote distingue dans ce passage trois formes de prémisses particulières : « quelque » ; « pas à quelque » et « pas à tout ». Cette dernière proposition particulière comporte ainsi une forme de négation qu’il avait écartée dans De l’interprétation. Ce passage fut commenté par Jacques Brunschwig quelques années plus tard, dans un article qui s’avéra crucial pour la
386
Idem. Aristote, « De l’interprétation », 10, 20a 7-10, in Organon I, traduction et notes par J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1977. Traduction légèrement modifiée. 388 Aristote, « De l’interprétation », 10, 20a 13-14, ibid. 389 Aristote, « Les Premiers analytiques », 24a 18-20, traduction par Jacques Brunschwig, in « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », in Cahiers pour l’analyse, Travaux du Cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure, n° 10, « La formalisation », Paris, Seuil, hiver 1969, p. 9. Ce passage fut aussi repéré par Jacques-Alain Miller, en 1985, lorsqu’il examinait le carré psychanalytique proposé par Lacan. 387
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suite des élaborations lacaniennes sur le sujet.390 Il est vrai aussi que ce type de particulière (« pas tout ») fut pratiquement forclos de l’ensemble des textes aristotéliciens sur le syllogisme, avec de rares exceptions comme, par exemple, dans les Premiers analytiques 27b 2-4 : kaiV eij toV M tw/` meVn N pantiV uJpavrcein tw/` deV X mhV pantiV, e[stai sullogismoV" o@ti ouj pantiV tw/` X toV N. Ce passage a généré plusieurs traductions divergentes. Il est surprenant de constater comment les traducteurs échappent aux impasses de la lettre aristotélicienne (pour bien gommer les béances du texte), en s’étayant sur une interprétation du passage du De l’interprétation, cité ci-dessus (10, 20a 7-10). Tricot traduit carrément panti par quelque (tini) : « Et si M appartient à tout N, et non à quelque X, il y aura syllogisme, concluant que N n’appartient pas à quelque X. »391 Le traducteur justifie son choix en note de bas de page en convoquant le passage du De l’interprétation (7, 17b 18). Dans cette note, outre le problème de la négation inhérent au passage évoqué, Tricot étaye son choix sur la traduction latine : « les expressions mhV pantiv et ouj pantiv, datifs de mhV pa`" et ouj pa`" ont le sens de non omnis = quelque … ne. »392 La note concernant la traduction du passage du De l’interprétation ferme la boucle de l’impasse : « la proposition négative est une négative particulière : ouj pa`" = non omnis = quelque…ne. L’exemple d’Aristote qui suit : ouj pa`" a[nqrwpo" leukov" se traduit en latin par non omnis homo est albus, qui équivaut à quidam homo non est albus, ce que nous exprimons en français par quelque homme n’est pas blanc. »393 On voit ici que Tricot résout la difficulté du passage en s’appuyant sur la traduction latine, comme si celle-ci était exempte d’embarras. Tredennick, s’il reste d’une part plus fidèle au texte grec (« And if M applies to all N but not to all O, there will be a syllogism to the effect that N does not apply to all O. The proof is the same as before. If however, M is predicated of all O but not
390
Jacques Brunschwig, « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », in Cahiers pour l’analyse, Travaux du Cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure, n° 10, « La formalisation », Paris, Seuil, hiver 1969, pp. 3-26. 391 Aristote, « Les Premiers analytiques », I, 5, 27b 2-4, in Organon III, traduction et notes par J. Tricot, Paris, J. Vrin, 2001, p. 25. 392 Note 4, in Aristote, « Les Premiers analytiques », I, 5, 27b 2-6, ibid., p. 25. 393 Aristote, « De l’interprétation », op. cit., note 1, p. 90.
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of all N, the will be no syllogism. »),394 d’autre part il affirme, en note : « There is no real distinction between ‘M does not apply to some O’ and ‘M does not apply to all O.’ »395 Jenkinson, à son tour : « And if M belongs to all N but not to all O, we shall conclude that N does not belong to all O : the proof fis the same as the above. But if M is predicated of all O, but not of all N, the will be no syllogism. »396 Une traduction italienne du passage du De l’interprétation (17b 18) rend également « mhV pa`" » par « qualche uomo è bianco ». Le traducteur justifie ainsi sa glose : « Traduciamo ouj pa`" a[nqrwpo" leukov" con ‘qualche uomo non è bianco’, dato che la traduzione letterale ‘non ogni uomo è bianco’ non è forma italiana. Negli Analitici, il giudizio particolare negativo ha due formulazioni : mhV pantiV... uJpavrcein, e tiniV ... mhV uJpavrcein, ma dato che uJpavrcein sostituisce e[stin è possibile conservarle distinte nella traduzione. Nel De interpretatione non si ha invece che la forma suddetta, et non ha quindi molta importanza la restituzione esatta dell’originalle, tanto più che la forma tiV" a[nqrwpo" compare per el giudizio particolare affermativo. » 397
Cette traduction italienne a au moins le mérite d’assumer l’impasse de la réception de cette formule en langue italienne et non de s’appuyer sur le décalque latin tout simplement. Le traducteur justifie son choix plutôt par comparaison avec l’affirmative universelle, qui emploie la forme ti". Toute cette digression nous sert à montrer comment Lacan touche du doigt à quelque chose qui demeure problématique dans le texte aristotélicien et que chaque lecteur est appelé à interpréter. Il est flagrant que la majorité des commentateurs ne semble pas assumer cette forme de négation particulière fort dérangeante (exception faite de Brunschwig), comme si elle portait une quelconque absurdité que pendant des siècles entiers on s’est efforcé de forclore. Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que Lacan ne lâche pas le morceau.398 Obstination ou déformation professionnelle, diront 394
Aristote, « Prior Analytics », 27b 2-6, in Aristotle I, op. cit.. Ibid., pp. 220-221. 396 The Works of Aristotle 1, vol. 1, traduction par A. J. Jenkinson (éd. Ross), London, Oxford University Press, 1995. 397 « Dell’espressione » 7, 17b 18-20, in Opere, vol. 1, traduction par Giorgio Colli, Rome, Editori Laterza, 1994, pp. 57-58, note 4. 398 En septembre 1977, Lacan revient encore à ce sujet. Lors de la séance de clôture des Journées d’études de l’École Freudienne de Paris, il dit ceci : C’est bien ce que je m’efforce de dénoncer, ce ‘tout’, ‘tout compris’. Non seulement le ‘pas tout’ est là à sa place, mais il est sûr que l’équivoque que j’ai pris soin d’éviter dans mon séminaire – si je l’ai évitée, ce n’est pas sûr- c’est : tout (et là je passe 395
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certains, de ceux qui s’attachent aux équivoques et impasses de la langue pour y faire émerger ce qui l’excède, le réel. Ainsi, dans ce séminaire de 1962, Lacan observe que ce qui est en jeu dans toute cette discussion, c’est la qualification « de l’omnis, de l’omnitude, de la parité de la catégorie universelle » qui est ici en cause.399 Notamment de la parité entre l’universelle et la particulière qui la nie. À partir du chapitre VII du De l’interprétation, nous pouvons visualiser l’enjeu soulevé par Lacan à propos du prosdiorisme de la négative particulière de la manière suivante :400 Pa` " a [ n q rwp o" l eu ko v " (universelle affirmative) x f(x)
(ejnantivw")
e[sti ti" a[nqrwpo" leukov" (particulière affirmative) ∃ x(fx)
(ajntikeivmeno")
ouj d ei V " a[ n qr wpo " l euk ov " (universelle négative) x~ f(x)
ou j p a` " a [ n qr wp o" l eu kov " (particulière négative) ∃ x ~ (fx)
Les quantificateurs indiqués dans ce schéma, furent proposés par JeanFrançois Monteil, dans son analyse de ce passage. Ainsi, on écrit normalement la particulière négative ∃ x ~ (fx),401 ce qui se lit : il existe au moins un x pour lequel la fonction f de x n’est pas vérifiée. C’est autour de l’examen de la particulière négative que Lacan essaye de rendre compte logiquement de la notion d’« exception ». Il mentionne, sans pour autant développer davantage, l’étrange formule « pas tout » de
d’une langue à l’autre) mhV pa`sa, puisque c’est du mhV pa`" que j’ai admis concernant la fumelle d’homme, ce mhV pavnte" concernant la négation de l’universel, que je me suis fondé, ce que j’appelle (il faut quand même que j’écrive) stock-occasion. » « Conclusions », in Lettres de l’École, Bulletin intérieur de l’École Freudienne de Paris, n° 22, mars 1978, p. 499. 399 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 17 janvier 1962. 400 Carré construit à partir de De l’interprétation 7, 17b 17-20. 401 Jean-François Monteil, « Du nouveau sur Aristote. Remarques sur deux traductions arabes du De interpretatione », in Extrait de l’Enseignement Philosophique, 53e année, n° 4, mars-avril 2003, www.appeb.net/tradarab.pdf.
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la négation aristotélicienne de la même proposition particulière d’où il sort le « au moins un ».402 7.2. Les modalités lacaniennes « On remarque ici le côté futé d’Aristote, qui ne veut pas que le singulier joue dans sa logique. […] ma formule sur la femme, que je relave, si je puis dire, à votre usage, en me servant de ce mè pantes qui est l’opposition, écartée par Aristote, à l’universel du pan, et que j’ai relevé dans l’Organon. Je n’ai pas réussi à l’y retrouver, mais je l’y ai bien lu, au point que ma fille, ici présente, l’a pointé, et qu’elle me jurait tout à l’heure qu’elle m’en retrouverait la place. » 403
Après le séminaire sur l’identification, Lacan aborde quelques fois la question des modalités de la logique aristotélicienne. 404 En 1968, il se penche à nouveau sur la question de la négation des quantificateurs, mais ce n’est qu’en 1972 que Lacan revient à la question des modalités aristotéliciennes et, cette fois-ci, pour donner un essor définitif au prosdiorisme (pas tout) mhV pantiv (datif de mhV pavnte"). De la proposition particulière négative, Lacan n’écrit pas seulement l’exception ∃ x ~ (fx), mais aussi le « pas tout » : « Car nulle part, jusqu’à présent, dans la logique, n’a été mise, promue, mise en avant la fonction du pas-toute comme telle. Le mode de la pensée, pour autant qu’il est, si je puis dire, subverti par le manque du rapport sexuel, pense et ne pense qu’au moyen de l’Un. »405 Dans le séminaire « …ou pire », il ne fut pas question d’un examen ostensible des modalités. L’année de ce séminaire fut par ailleurs une année curieuse, où nous avons eu deux séminaires concomitants. Dans « … ou pire », il est question de l’Un, 402
Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification » [1961-1962], op. cit., séance du 17 janvier 1962. 403 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome » [1975-1976], op. cit., p. 14. 404 Voir Le Séminaire, Livre XV, « L’acte psychanalytique » [1967-1968], séances du 28 février et du 6 mars 1968, inédit. 405 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX*, « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], op. cit., séance du 1er juin 1972.
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de l’universalité, abordée par le biais des impasses logiques inhérents au langage, comme nous l’avons montré à partir du Parménide. L’elenkhos des hypothèses « parménidéennes » sur l’Un permit à Lacan d’avancer l’idée du réel comme impossible, formule qu’il répéte maintes fois au long de ce séminaire sans pour autant la développer davantage. En revanche, dans l’autre séminaire, intitulé « Le savoir du psychanalyste », Lacan commence à discuter les modalités aristotéliciennes et ébauche, à la fin, une sorte de « carré logique » avec les formules de la sexuation construites avec le concours de ces dernières. Dans ce séminaire, Lacan lance les bases de ce qu’il exploitera deux ans plus tard : « Dans la ligne de l’exploration logique du réel, le logicien a commencé par des propositions. La logique n’a commencé qu’à avoir su dans le langage isoler la fonction de ce qu’on appelle les prosdiorismes qui ne sont rien d’autre que le ‘un’, le ‘quelque’, le ‘tous’ et la négation de ces propositions. »406 Les apories logiques (du logos) sur l’Un se tisseront, dans les séminaires suivants, avec les impasses syllogistiques d’Aristote autour de l’universel et du particulier. Mais Lacan évoque déjà une autre impasse, qu’il reprendra deux ans plus tard (« Les non-dupes errent »), et qui concerne un problème qui se situe au niveau de la conceptualisation aristotélicienne des propositions particulières face à la fonction d’existence. Le traitement que donne Lacan à ces questions doit beaucoup à l’article de Jacques Brunschwig, « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », publié en 1969, dans Cahiers pour l’analyse. 407 Dans cet article, Brunschwig signale le flottement d’Aristote par rapport à la façon dont on doit comprendre la proposition particulière. Ceci soulève des problèmes qui concernent la « portée existentielle » ainsi que « toutes les consécutions de l’universel au particulier » ;408 mais aussi « l’ambiguïté du système de ses relations avec les trois
406
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972. 407 Jacques Brunschwig, « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », in Cahiers pour l’analyse, op. cit., pp. 3-26. Lacan le cite, d’ailleurs, dans la séance du 3 mars 1972 du séminaire « Le savoir du psychanalyste », op. cit. 408 Jacques Brunschwig, ibid., p. 5.
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autres propositions [du carré logique traditionnel] comportant le même sujet et le même prédicat. »409 L’ambiguïté fondamentale repose dans le prosdiorisme « quelque ». Ainsi, une proposition du genre : « quelques A sont B », peut être entendue soit comme « quelques A au moins sont B », ce qui maintiendrait le rapport d’implication entre les universelles et les particulières de même qualité ; soit comme « quelque A au moins et au plus est B ».410 Brunschwig appela la première interprétation « particulière minimale », et la deuxième « particulière maximale ». Selon cet auteur, « Aristote a opté sans l’ombre d’un doute, pour l’interprétation minimale de particulière. »411 Cela parce que cette interprétation assure les relations du carré logique traditionnel, c’est-à-dire, la contrariété des universelles, la compatibilité des particulières ; l’implication entre les universelles et les particulières de même qualité, ainsi que de contradiction des universelles avec les particulières de qualité opposée. Voici un carré logique construit à partir de l’interprétation de la « particulière minimale », proposé par Guy Le Gaufey :412
La deuxième interprétation, en revanche, bouleverse les rapports du carré traditionnel, parce qu’elle introduit la contradiction dans la relation de l’universelle avec la particulière de même qualité ainsi que l’équivalence entre les universelles et 409
Idem. Voir ibid., pp. 7-8. 411 Ibid., p. 9. 412 Guy Le Gaufey, Le Pastout de Lacan. Consistance logique, conséquences cliniques, Paris, EPEL, 2006, p. 80. 410
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les particulières de qualité opposée. Voyons le carré de la « particulière maximale », selon Le Gaufey :413
Si l’on prend le sens restrictif de « quelques », suivant la lecture maximale de la particulière, si « quelques-uns disent non », il est aussi vrai que « quelques-uns disent oui », ce qui implique qu’entre l’universelle et la particulière de même qualité, il y a contradiction (dans les deux cas, il est faux que « tous disent oui »). En outre, s’il est vrai que « quelques-uns disent oui », il est faux que « tous disent non » et vice-versa. Cela maintient, comme dans le carré de la particulière minimale, le rapport de contradiction entre les universelles et les particulières de qualité opposée. Entre les particulières, le rapport est d’équivalence, étant donné que si l’une est vraie, l’autre est nécessairement vraie et, si l’une est fausse, l’autre le sera aussi : « en effet, chacune des universelles ne peut contredire une particulière sans contredire l’autre, qui lui est équivalente. Il suit en outre que les deux universelles sont maintenant équivalentes, puisqu’elles contredisent deux propositions équivalentes. »414 En plus d’offrir à Lacan le matériel concernant le problème des particulières, Brunschwig signale également l’hésitation d’Aristote concernant la propre définition 413
À observer ici l’inversion qu’effectue Le Gaufey à des fins de clarté quant à la lecture du carré maximale : il inverse les positions des particulières pour mieux mettre en évidence le sens restrictif du « quelques ». Voir Guy Le Gaufey, ibid., p. 81. Nous n’avons pas trouvé, en revanche, la raison pour laquelle l’auteur exprime l’universelle négative au subjonctif et non pas au présent, utilisé pour les trois autres propositions. 414 Jacques Brunschwig, op.cit., p. 7.
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de celle-ci, notamment du rapport me tini – me panti. Il s’agit du passage des Premiers analytiques I, 1, 24a 18-20, que nous avons cité plus haut.415 Selon Brunschwig, la définition de la particulière affirmative ne laisse aucun doute quant à son acception minimale, mais l’usage de deux expressions distinctes, exactement me tini et me panti, pour la particulière négative, soulève un problème : que désigne ici la conjonction h] ? Une valeur de disjonction exclusive ou identificatrice ? Selon Brunschwig, rien ne nous empêcherait de trouver ici trois sortes de particulière : l’affirmative, « la négative minimale (mhV pantiv, en tant que simple négation de l’universelle, ne peut avoir que le sens minimal) et la négative maximale (mhV tiniv, à quoi il faudrait donner ce sens pour justifier sa disjonction d’avec mhV pantiv). »416 Mais l’auteur écarte cette dernière hypothèse, étant donné que, si c’était bien le cas, Aristote aurait dû aussi appliquer cette distinction à la particulière affirmative, ce qui n’est pas le cas. En outre, le Stagirite non seulement ne reprend pas dans sa syllogistique la distinction mhV tiniv – mhV pantiv, mais, dans certains passages, semble les traiter comme équivalentes (Premiers Analytiques I, 4, 26a 37 ; 26b 4-5). Brunschwig conclut donc que la conjonction h] avait, dans ce passage, « le sens d’un sive identificateur » et que la signification de me panti et de me tini comme étant pour Aristote des définitions équivalentes, à savoir « univoque et minimale. »417 Selon Le Gaufey, et nous le suivons ici, « Lacan privilégie ainsi cette forme de particulière qui objecte à l’universelle en affirmant en même temps que, si quelques x possèdent la propriété, on aurait tort d’en conclure que, pour autant, tous le font. »418 Les propositions particulières, notamment l’utilisation du prosdiorisme « quelque », dit Lacan, paraît entraîner avec soi l’existence, de façon que « le ‘tous’ était censé comprendre ce ‘quelque’, le ‘tous’ lui-même prenait valeur de ce qu’il n’est pas, à savoir d’une affirmation d’existence. »419 Ce raisonnement le mène à conclure qu’ « il n’y a de statut du ‘tous’, à savoir de l’universel, qu’au niveau du
415
Traduction par Jacques Brunschwig, ibid., p. 9. Jacques Brunschwig, ibid., p. 10. 417 Idem. 418 Guy Le Gaufey, Le Pastout de Lacan, op. cit., p. 83. 419 Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972. 416
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possible. »420 Lacan illustre cette idée d’une façon tout à fait banale : une affirmation du type « tous les hommes sont mortels » est, selon lui, « bien loin de trancher la question de l’être humain, il faut d’abord – chose curieuse, qu’il soit assuré qu’il existe. »421
7.3. La construction des formules de la sexuation Lacan commence par modifier l’écriture, remplaçant f(x) de la logique mathématique classique par le Fx qui désigne la fonction phallique, qui ne dénote aucun sens, mais « le pouvoir de signification. »422 La fonction Fx, de type ordinaire, comme le dit Lacan, ne prendra la signification – d’homme ou de femme – qu’à partir de la condition de s’articuler à un de ces prosdiorismes : « il existe », « il n’existe pas », « tout » et « pas-tout ».423 C’est le rattachement des prosdiorismes à la fonction phallique qui produira des nécessités logiques auxquelles seront liés différemment hommes et femmes.424 Comment Lacan articule-t-il les modalités aristotéliciennes dans le séminaire « Le savoir du psychanalyste » ? Il commence par les formules ∃x.Fx et ∀x.Fx. Làdessus, dit Lacan, aucun doute : il s’agit de l’existence. Entre la formule particulière – « il existe un qui ne » et l’universelle, « il n’en a pas Un qui ne soit », il y a la contradiction.425 Nous trouvons ici une partie de la torsion entamée par Lacan (guidé par Brunschwig) par rapport à la syllogistique aristotélicienne : « Quand Aristote fait état des propositions particulières pour les opposer aux universelles, c’est entre une particulière positive par rapport à une universelle négative qu’il institue la contradiction [nul homme n’est blanc – quelque homme est blanc]. Ici, c’est au contraire, c’est la particulière qui est négative et c’est l’universelle qui est positive [il
420
Idem. Idem. 422 Ibid., séance du 19 janvier 1972. 423 Voir idem. 424 Nous ne devons jamais confondre les formules de la sexuation avec le genre biologique. 425 Le Séminaire, Livre XIX*, « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], op. cit., séance du 1er juin 1972. 421
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existe un qui ne – il n’y en a pas Un qui ne soit]. »426 Nous voyons là comment ce qui fonde le côté homme du tableau de la sexuation comporte une contradiction logique à l’instar de l’interprétation maximale de Brunschwig. Que se passe-t-il du côté femme ? L’étrange formule ∃x.Fx – « qui est la négation d’aucune universalité »427, parce qu’il n’y a pas d’exception qui fonde l’ensemble de toutes les femmes, il n’y a pas « au moins une » qui fasse l’exception à la fonction phallique. Cette formule est l’étrange façon dont Lacan écrit « l’universelle » du côté femme. Au rapport entre la particulière et « l’universelle » (qu’il n’y a pas) du côté femme, Lacan attribue le statut logique d’indécidable, et non de contradiction (entre le pas-tout et le pasune).428 Cela introduit une dissymétrie dans le rapport des deux côtés des formules et empêche que le tableau lacanien, nous semble-t-il, d’être un simple décalque du carré « maximale » de Brunschwig. Entre les deux formules universelles (∀), dit Lacan, il y a le manque, la faille, le désir, ou, pour être plus rigoureux, l’objet a. »429 L’objet a est ainsi ce qui fait obstacle au rapport entre les universelles. Voyons comment il distribue les formules de sexuation dans cette sorte de carré logique où peut-on percevoir quelque dissymétrie :430
426
Idem. Idem. 428 Idem. 429 Idem. 430 Tableau présenté lors de la dernière séance de Le Séminaire, Livre XIX*, « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], idem. 427
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Nous pouvons constater que ce carré bizarroïde indique un parcours balisé par les modalités aristotéliciennes. Mais, comme le remarque Lacan : « Vous voyez ici, comme je l’ai déjà signalé en son temps, l’alternance de la nécessité, du contingent, du possible et de l’impossible n’est pas dans l’ordre qu’Aristote donne ; car ici, c’est de l’impossible qu’il s’agit, c’est-à-dire en fin de compte, du réel. »431 Ce parcours a de l’intérêt parce qu’il est le seul endroit, nous semble-t-il, où Lacan associe les formules de la sexuation aux modalités. Dans « Encore », où il en livre l’écriture définitive, il n’en est plus question. 432 Alors, comment Lacan orientet-il ce parcours ? On part de la béance de l’indécidable vers la nécessité de l’existence ; puis à l’universelle (toujours possible : « L’universel n’est jamais rien d’autre que ça : tous les hommes sont des mammifères, ça veut dire que tous les hommes possibles peuvent l’être » ; ensuite on part vers l’objet a et de là, on part « où la femme se distingue de n’être pas unifiante » (pas-toute), c’est-à-dire la contingence.433 Ce « carré » fut élaboré à la fin de la dernière séance du séminaire, sans avoir été exploité dans le séminaire suivant. Lacan ne revient aux modalités aristotéliciennes que deux ans plus tard, dans le séminaire « Les non-dupes errent ».
7.4. « Les non-dupes errent » : non-rapport et écriture Après avoir définitivement livrées les formules de la sexuation,434 Lacan approfondit sa théorie du réel et c’est, dans ce contexte, qu’il est à nouveau question de l’Organon et d’une analyse des modalités de la « logique » d’Aristote. Il 431
Idem. Voici la version définitive des formules de la sexuation, présentée dans Le Séminaire, Livre XX, « Encore », op. cit., p. 73 : 432
433 434
Voir « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], idem. Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1971-1972], op. cit., p. 73.
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convoque pour cela deux textes principaux : Les Premiers analytiques et De l’interprétation. D’abord, quelques mots sur ce séminaire de l’année 1973-1974, intitulé « Les non-dupes errent ». Ce titre est calqué sur l’homonymie d’un séminaire qui n’a pas eu lieu, dix ans auparavant : « Les noms du père ».435 Comme le titre le suggère, il y a une sorte d’exhortation à la duperie : il faut « être dupe », sous peine d’errer. Errer provient, selon Lacan, de la convergence de « error, erreur », mais aussi du verbe « iterare », d’où « iter – voyage » (dont chevalier itinérant), mais « errer » vient aussi de iterare au sens de « répéter », de iterum. 436 Puisqu’« il ne suffit pas d’être dupe pour ne pas errer. »437 Si on n’est pas dupe, on erre, on répète, on répète l’erreur… Mais il faut être dupe de quoi ? La première réponse : « il faut être collé à la structure » ;438 la seconde : il faut être dupe « d’une écriture ».439 Qu’est-ce qu’une structure pour Lacan ? Nul ne méconnaît l’importance de la notion de structure pour Lacan, y faisant foi l’extension bibliographique qui prétend rendre compte des rapports du psychanalyste au structuralisme. Nous n’allons pas entamer une discussion sur ce sujet, mais il est vrai que cette notion demeure tout au long de son enseignement, bien qu’elle s’affine vers la fin. Nous trouvons ainsi, dès le début, une définition de structure qui ne diffère point de celle de Lévi-Strauss. Une structure « implique un certain nombre de coordonnées, et la notion même de coordonnée en fait partie. La structure est d’abord un groupe d’éléments formant un ensemble covariant. »440 Lacan précise que, dans cette définition, ensemble ne veut pas dire totalité, et que la notion de « structure est analytique » (et non psychanalytique).441 Il insiste également sur le fait que la notion de structure « est déjà par elle-même une manifestation du signifiant »,442 ce qui le mène à rappeler que son affirmation selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage »
435
« Les noms du père » [20 novembre 1963], in Des Noms-du-père, Paris, Seuil, « Paradoxes de Lacan », 2005, pp. 67-104. 436 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 13 novembre 1973. 437 Ibid., séance du 11 décembre 1973. 438 Ibid., séance du 13 novembre 1973. 439 Ibid, séance du 8 janvier 1974. 440 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit., p. 207. 441 Idem. 442 Ibid., p. 208.
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est « un pléonasme », puisqu’il « identifie structure à ce ‘comme un langage’. »443 Ce rapport (voire équivalence) entre structure et langage demeure intouchable jusqu’à la fin, même s’il faut y situer le réel. Ainsi, nous trouvons dans une de ses conférences américaines, à l’Université d’Yale (1975), ce passage : « Cela m’a fait affirmer, ce qui me semble évident, que l’inconscient est structuré comme… (j’ai dit ‘est structuré comme’, ce qui était peut-être exagérer un peu puisque présupposant l’existence d’une structure – mais il est absolument vrai qu’il y a une structure)… l’inconscient est structuré comme un langage. Avec une réserve : ce qui crée la structure est la manière dont le langage émerge au départ chez l’être humain. C’est, en dernière analyse, ce qui nous permet de parler de structure. Les langages ont quelque chose en commun… » 444
Nous trouvons encore dans « L’étourdit » : « La structure, c’est le réel qui se fait jour dans le langage. Bien sûr n’a-t-elle aucun rapport avec la ‘bonne forme’. »445 Nous voyons dans ce passage que Lacan assimile la structure au réel mais, ceux-là – structure et réel – se délimitent à partir de l’émergence du langage chez l’être parlant, chez le parlêtre. Dans ce sens, la structure (le langage) inscrit l’impossibilité logique qui caractérise le réel : « Cette dit-mension d’un impossible qui va incidemment jusqu’à comprendre l’impasse proprement logicienne, c’est ailleurs ce qu’on appelle la structure. »446 Être collé à la structure signifie aussi être collé au réel, non au réel « insondable », de la « pureté du non-être » valéryen, mais celui dont la structure dessine les contours – asphériques – dans les impasses langagières : « La structure, c’est l’asphérique recelé dans l’articulation langagière en tant qu’un effet de sujet s’en saisit. »447 Revenons à la duperie. Il faut aussi être dupe de l’écriture. Depuis le début de son enseignement, Lacan a mis en relief « la fonction de la lettre » dans l’inconscient. Cela n’est donc pas nouveau. La lettre, reprise dans les dernières années de son enseignement, constitue la partie la plus réduite du langage, en deçà du phonème (donc de toute signification). La lettre est, à l’opposé du signifiant, identique à soi-même. Elle est aussi ce qui s’écrit. Reste langagier (hors sens) qui creuse, dans l’inconscient, les sillons de la jouissance. 443
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], séance du 23 novembre 1966, inédit. 444 Jacques Lacan, « Yale University, Kanzer Seminar », 24 novembre 1975, in Scilicet, 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 13. 445 Jacques Lacan, « L’étourdit » [juillet 1972], in Autres écrits, op. cit., p. 476. 446 Idem. 447 Ibid, p. 483.
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Le réel, dit Lacan, « peut se supporter d’une écriture », d’ailleurs « il n’y a pas d’autre idée sensible du réel. »448 Dans ce début des années soixante-dix, il est question de l’écriture borroméenne, de la présentation de la topologie des nœuds et de leur usage. Il s’agit d’une élaboration qui a pour base le nouage entre les deux ditmensions – ou modes – imaginaire, symbolique, et qui doit permettre d’y inclure le réel : « …on est parti de ceci que dans l’espace il y a des nœuds. Il y aurait sûrement avantage à ce qu’on voie, si je puis dire, qu’imaginaire et symbolique ne sont que des modes d’abord. Je les prends sous l’angle de l’espace pour quoi ces deux modes ne suffisent pas encore. Mais enfin je souligne au passage que le mot mode est à prendre au sens que ce terme a dans le couple de mots : logique, modal, c’est-à-dire qu’il n’a de sens que dans le symbolique, autrement dit dans son articulation grammaticale. […] Quand vous approchez certaines langues – j’ai le sentiment que ce n’est pas faux de la dire de la langue chinoise – vous vous apercevez que moins imaginaires que les nôtres, les langues indoeuropéennes, c’est sur le nœud qu’elles jouent. […] Ce qu’il y a de terrible, c’est que quand nous distinguons un ordre, nous en faisons un être. Le mot mode, dans l’occasion, ça devrait s’éclairer si on donnait sa véritable portée à l’expression : mode d’être. Or il n’y a d’autre être que de mode, justement, et le mode imaginaire a fait ses preuves pour ce qui est de l’être du symbolique. » 449
Ce ne sont donc que les registres de l’imaginaire et du symbolique qui sont concernés par une supposée théorie des modalités, parce que « le mot mode est à prendre au sens que ce terme a dans le couple de mots : logique, modal, c’est-à-dire qu’il n’a de sens que dans le symbolique, autrement dit dans son articulation grammaticale. »450 C’est pour cette raison que le réel n’est pas une dit-mension – il ne se dit pas. Du réel, Lacan rendra compte topologiquement (theorein ou eidenai - vision) à travers des impasses logiques. Dans « Les non-dupes errent », il pousse sa définition du réel comme impossible, impossible logique (ajduvnaton). Pour cela, il consacre quelques séances (une seule de façon systématique) à un nouvel examen des modalités aristotéliciennes.
448
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, « R.S.I » [1974-1975], op. cit., séance du 17 décembre 1974. 449 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 11 décembre 1973. Nous soulignons. 450 Idem.
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Dans la logique d’Aristote, curieusement, dit Lacan, « on n’est pas tellement encombré par le vrai ». Entre autres raisons, parce qu’il est le premier à employer des petites lettres, ce qui le débarrasse en partie des questions du sens et du vrai.451 Aristote se serait-il aperçu que, pour manipuler ces petites lettres, il fallait qu’elles soient en nombre de trois – c’est la forme du syllogisme. Lacan voit dans ce fonctionnement tripartite du syllogisme quelque chose de la supposition du réel. Aristote a « comme un pressentiment du nœud borroméen, c’est à savoir que tout de suite il touche du doigt, à partir du moment où il aborde le réel, qu’il faut qu’il y en ait trois. Évidemment ces trois, il les manie tout de travers, c’est à savoir qu’il s’imagine qu’ils tiennent ensemble deux par deux. C’est une erreur. »452 Il y a là sans doute un paradoxe, raison pour laquelle Lacan dit qu’Aristote a eu un « pressentiment », parce que si, d’une part, le syllogisme présuppose toujours trois « niveaux » (deux prémisses et une conclusion), de l’autre, la logique part, elle, d’une relation « binaire ». Comme le remarque Jacques Nassif à partir de Lukasiewicz, « la logique, elle, s’instaure à partir de la dyade, que ce soit sous les espèces des principes d’identité, de non-contradiction ou de bivalence. »453 Mais le génie d’Aristote résiderait dans le fait qu’il se soit débarrassé du « sens » et du « vrai »,454 en construisant sa théorie syllogistique par des lettres et non des propositions : 451
Ibid., séance du 15 janvier 1974. Ibid, séance du 12 février 1974, inédit. Cette erreur réside, selon Lacan, dans le fait de supporter le réel du particulier, qu’il confondit avec l’individu. Voir ibid., séance du 15 janvier 1974. 453 Jacques Nassif, « Pour une logique du fantasme », in Scilicet, 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 224. Cette distinction fut développée par Jan Lukasiewicz, « Über den Satz des Widerspruchs bei Aristoteles », in Bulletin international de l’Académie des Sciences de Cracovie, classe d’histoire et de philosophie, 1910. 454 Aristote « montre bien que le vrai c’est pas du tout ça qui est en jeu. Grâce au fait qu’il se fraye, qu’il fraye l’affaire de cette science que j’appelle du réel [la logique] – du réel, c’est-à-dire du trois – du même coup il démontre qu’il n’arrive au trois qu’en frayant les choses au moyen de l’écrit, à savoir que dès les premiers pas dans le syllogisme c’est parce qu’il vide ces termes de tout sens en les transformant, en les transformant en lettres, c’est-à-dire en des choses qui par elles-mêmes ne veulent rien dire, c’est comme ça qu’il fait les premiers pas dans ce que j’ai appelé la science du réel. » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 12 février 1974. Lacan souligne, dans son analyse de certains passages de l’Organon, l’importance d’un retour à la lettre aristotélicienne, alourdie de siècles de commentateurs : « L’embêtant, c’est qu’elle [la logique] ne parle, et qu’elle ne part que du vrai. Elle n’a pas tout de suite commencé comme ça. Il y avait peut-être, comme tout de même dans l’ensemble, enfin, vous le savez, il y avait un nommé Aristote qui a frayé la question. Évidemment, le mot de vrai, ajlhqh`ς, traîne pas mal dans son machin qu’il a appelé l’ [Organon et dont on a fait depuis la logique, lui frayait, il se débrouillait comme il peut, et l’ennui actuellement dans notre affaire avec l’ [Organon, c’est que ça ne peut pas paraître sans que la moitié de la page soit tenue par des, disons, commentaires de l’ [Organon qui ne sont pas 452
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« Tout ce qu’il dit […], ça ne commence à prendre forme qu’à partir du moment où il [Aristote] énoncera que tout a est b, tout b est gamma, moyennant quoi tout a sera gamma. En d’autres termes il procèdera de la façon à pouvoir qualifier deux de ces termes – ceux qui font le joint – de moyens, moyennant quoi il pourra établir une relation entre les deux extrêmes. C’est en cela qu’au départ, dès le départ, se touche qu’il ne s’agit pas du vrai. Car peu importe que tel animal soit blanc ou pas – chacun sait qu’il y a des cygnes noirs, des cygnes, c,y,g,n,e – l’important est que quelque chose soit articulé grâce à quoi s’introduit comme tel le réel. » 455
7.4.1. Vers « la différence absolue » Dans le séminaire « … ou pire » (1971-1972), Lacan insiste sur le fait qu’Aristote « témoigne de sa confusion à tout instant entre le possible et le contingent ».456 Il nous est impossible d’affirmer si Lacan connaissait déjà à ce moment-là l’ouvrage de Jaakko Hintikka, Time and Necessity, qu’il citera deux ans plus tard (« Les non-dupes errent ») au moment de sa relecture des modalités aristotéliciennes. Dans ce séminaire (1973-1974), Lacan, secondé cette fois-ci par l’ouvrage d’Hintikka, affirme, en plus, que « le possible, contrairement à ce qu’avance Aristote, c’est le contraire du nécessaire. »457 Dans Time and Necessity, Hintikka analyse le problème de la notion de possibilité dans le schéma aristotélicien. Le Stagirite lui semble tenté par deux du tout à proprement parler ce qu’on peut appeler commentaires, mais une certaine façon d’organifier sur l’ [Organon, c’est-à-dire de le rendre comestible. Ça commence à un certain Alexandre, à un autre qui s’appelle Simplicius, et puis plus tard à un nommé Bassius, et puis après à tout ce qu’on veut, à Pierre d’Espagne, à Saint-Thomas d’Aquin, enfin grâce à ça, la chose a été enfin complètement déviée ; c’est au point que ce n’est pas du tout facile, parce que malgré tout on a une espèce de frottis, on s’est frotté à ces divers auteurs, et on les entend, on entend Aristote malgré tout à travers eux. Ça serait bien si quelqu’un arrivait à faire l’effort en somme de lire par exemple rien que ceci qui est le second volume de cet [Organon, à lire ce qu’on appelle – on appelle, c’est parce qu’on l’a intitulé comme ça, c’est aussi un titre qui est venu après coup – on appelle ça ‘Les Premiers analytiques’, arriver à lire, non pas bien sûr de première impression, parce que quelqu’un qui le lirait de première impression simplement il n’y comprendrait pas plus que ce que dans l’ensemble vous comprenez à ce que je raconte, c’est-à-dire pas lourd ! La chose absolument qu’il faudrait qu’un jour quelqu’un arrive à faire, c’est justement à connaître assez bien la différence de ce que dit Aristote avec ce que nous ont transmis ceux qui ont ressassé le truc, à en voir assez bien la différence pour voir combien Aristote frayait et comment il frayait, et – pourquoi pas – même les endroits où il glissait, où il s’est tordu le pied. C’est un monde ! Ouais. » Idem. 455 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 12 février 1974. 456 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, « … ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972. 457 Idem.
150
tendances : l’une, d’affirmer que possible et impossible sont contradictoires, autrement dit, une chose est possible si et seulement si elle n’est pas impossible (De l’interprétation 13, 22a 16-18, 32-38) ; l’autre, tirée du discours ordinaire, qui dit que quelque chose est possible, pour dire qu’elle n’est pas nécessaire. D’après Aristote, si une chose peut être, elle peut aussi ne pas être (De l’interprétation, 13, 22b 20 ; 22a 14 sq.et Topiques II, 6, 112b 1 sq.). En De l’interprétation 13, 22b 29 sq., nous trouvons la distinction de deux sens du « possible », dont l’un satisfait la première façon et l’autre la deuxième (23a 7-27). Hintikka propose qu’on appelle « contingence » la possibilité prise dans le deuxième sens (possible = pas nécessaire) et « possibilité proprement dite » (possibility proper) » la première (possible = non impossible).458 Mais la « possibilité proprement dite » recouvre à son tour deux sortes de cas : quand on dit que « p est possible » (non impossible), il sera compris parfois comme (p est contingent), et d’autres comme (p est nécessaire). Hintikka en propose le diagramme suivant :459
La définition de « possible », telle qu’elle fut exposée dans les Premiers Analytiques (I, 13, 32a 18-21, réitéré en I, 14, 33b 23 ; 15, 33b 28 ; 15, 34b 27 ; 17, 37a 27-28),460 serait plus proche de ce que Hintikka appelle « contingence » : « ce qui est possible mais non nécessaire ».461 Il nous semble que la relecture que fait Lacan des modalités, dans la séance du 19 février 1974, s’inspire de ce qui fut élaboré par Hintikka.462 La lecture des 458
Jaakko Hintikka, Time and Necessity. Studies in Aristotle’s Theory of Modality, 2e éd. Oxford, Clarendon Press, [1973] 1975, p. 29. 459 Idem. 460 Ibid., p. 31. 461 Ibid., p. 40. 462 Au début de son séminaire du 19 février 1974, Lacan dit ceci : « Jaakko Hintikka a fait un bouquin qui s’appelle ‘Time and Necessity’ avec comme sous-titre : ‘Étude sur la théorie des modalités d’Aristote’. Ça c’est pas mal. C’est pas mal et ça suppose, ça suppose, – je ne viens de l’avoir qu’il y a deux jours – ça suppose que quelqu’un, le Hintikka en question, m’avait devancé – et m’avait devancé depuis longtemps puisque son bouquin non seulement est écrit mais est sorti – m’avait devancé depuis longtemps sur ce que je vous faisais remarquer la dernière fois que l’Organon
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modalités faite ici par Lacan et qui prend l’allure d’un jeu de mots typiquement lacanien – « que la nécessité ne cesse pas »463 – ce fut déjà d’une certaine manière établie par Averroès. Dans son commentaire De cœlo, I, 85 A, le philosophe écrit ainsi son carré logique :464
Nicholas Rescher réécrit le carré d’Averroès de la façon suivante :465
d’Aristote ça vaut la peine d’être lu parce que le moins qu’on puisse dire c’est que ça vous cassera la tête et que ce qui est difficile c’est bien de savoir chez un frayeur – comme je l’ai appelé – comme Aristote, c’est bien de savoir pourquoi, pourquoi il a choisi ces termes là et pas d’autres. » Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 19 février 1974. 463 Jacques-Alain Miller, 1, 2, 3, 4 [1984-1985], op. cit., cours du 30 janvier 1985. 464 Averroès « De cœlo », f. 85A, in Aristotelis Opera cum Averrois commentariis, vol V, Venetiis apud Junctas 1562-1574, Minerva, Francfort, 1962. L’élaboration averroïste est onto-logique – elle articule les propos aristotéliciens du De l’interprétation avec les propos ontologiques (génération, corruption, etc.). Motif par lequel on trouve ce carré dans son commentaire sur « De cœlo » et non dans son « Commentaire moyen sur le peri hermeneias ». 465 Nicholas Rescher, Studies in Arabic Philosophy, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1967, p. 102.
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Ce crux logicorum d’Averroès se rapproche beaucoup de l’articulation modale que proposera Lacan. Nous voyons ici que le « nécessaire » (necesse esse) s’oppose à l’impossible ; et le possible se déploie en deux sens, corrélats des deux sens du possible repérés par Hintikka (contingent et possible). L’usage lacanien des modalités ainsi formulées lui sert à élaborer autrement ce qui se passe dans le dispositif analytique. Le nécessaire – ce qui ne cesse pas de s’écrire – c’est le symptôme, sa durabilité, son insistance. L’opération analytique doit viser, à son terme, le passage du nécessaire à l’impossible – ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ces formules enserrent deux composants, elles sont logicotemporelles. Cela implique un mouvement : le « ne cesse pas » est présent tant dans la nécessité symptomatique (« ne cesse pas de s’écrire ») que dans l’impossible de la fin de l’analyse (« ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire »). Ce qui change donc, ce n’est pas la dimension temporelle, mais celle de l’écriture. C’est Aristote lui-même qui nous présente des schémas, disons, « topologiques » de sa logique propositionnelle. Nous trouvons cela, par exemple, dans les Premiers analytiques 51b 36-40, où il livre un certain ordre, ou taxinomie des propositions : A – être bon ; B – n’être pas bon ; G, à son tour, sera « être nonbon » et devra être « placé sous B (uJpoV toV B) » ; et D, « n’être pas non-bon », « placé sous A (uJpoV toV A) ». Dans le chapitre 12 du De l’interprétation, Aristote distingue les différentes formes d’opposition des propositions dites « modales », à savoir : possible (duvnaton) et non-possible (mhV duvnaton) ; contingent (ejndecovmenon) et noncontingent
(mhV
ejndecovmenon) ;
et
impossible
(ajduvnaton)
et
nécessaire
(ajnagkaivon).466 Lacan écrit les modalités « psychanalytiques » de la façon suivante : Nécessaire : ce qui ne cesse pas de s’écrire Impossible : ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire Contingent : ce qui cesse de ne pas s’écrire Possible : ce qui cesse de s’écrire
466
Aristote, De l’interprétation, 12, 21a.
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Le carré classique se montre inapte à établir les rapports que Lacan établit entre les modalités, c’est-à-dire, des rapports qui prennent en compte à la fois le carré « maximal » de Brunschwig et l’analyse de Hintikka concernant les deux sens du possible. Nous verrons par la suite comment Lacan aboutit à une solution presque borroméenne. Partons de ce que Jacques-Alain Miller nous propose dans son cours « 1, 2, 3, 4 », avec l’aide de la formalisation mathématique. À savoir, qu’on écrive ainsi les différents rapports logiques contenus dans le carré : nécessaire : p (nécessaire que p) contingent : ~ p (il n’est pas nécessaire que p) impossible : ~ p (il est nécessaire que non p) possible : ~ ~ p (il n’est pas nécessaire que non p) Comme le signale Miller, ce qui est décisif pour l’affaire lacanienne, consiste à vérifier où place-t-on la négation. Les « modalités » lacaniennes reposent, d’après lui, sur la fonction de l’écriture. Ainsi, pour le contingent, le symbole de la négation précède celui du nécessaire et, si le possible doit être contradictoire à l’impossible, il doit être écrit ~ ~ p. Ce qui, en écriture mathématique, équivaut à ◊. Comme l’observe Miller, cette conception réduit l’impossible à une forme de nécessité (il est nécessaire que non p) : « le carré modal, au fond, réduit strictement l’impossible à être une variante du nécessaire. »467 Pour ce qui est du possible et du contingent, Lacan l’avait déjà montré – comme Hintikka – qu’Aristote confond parfois ces deux modalités. En utilisant donc le langage « formalisé » de la mathématique, comme le signale Miller, notamment en l’écrivant, on réduit l’impossible au nécessaire de p nié : « Ce ne nous donne pas un impossible absolument. Ça ne nous donne pas ce qu’on ne peut pas écrire absolument puisque précisément, on l’écrit. »468 Cette écriture « métalangagière » donnerait comme possible p V ~ p (p ou non p). Or, ce qui cesse de s’écrire, c’est bien le possible, parce qu’il faut qu’il soit ou p ou non p. C’est bien le principe de non-contradiction, tel qu’il fut formulé par Aristote. Sa structure, l’avait déjà signalé Lacan, est le « ou…ou… ». L’impossible, 467
Jacques-Alain Miller, 1, 2, 3, 4 [1984-1985], op. cit., cours du 30 janvier 1985, inédit. Texte non lu ni corrigé par l’auteur. 468 Idem.
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en revanche, se soutient du « p et non p », c’est-à-dire qu’il est la contradiction telle qu’elle fut définie par Aristote. Comme tout le « système » s’annulerait si l’on écrit « p et non p », c’est pour cela que l’impossible est défini comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. » Lacan est mené ainsi à construire une sorte de carré logique dédoublé :469
Nous avons vu que la logique s’instaure d’une relation de dyade qui implique, comme le dit le principe de non-contradiction, que p et non-p ne puissent pas être en même temps. Lacan dédouble ainsi le nécessaire en deux : « ce qui ne cesse pas de s’écrire p » et « ce qui ne cesse pas de s’écrire non-p ». Il en est du même pour le contingent : « ce qui cesse de s’écrire p » et « ce qui cesse de s’écrire non-p ». Il n’y a donc que le possible et l’impossible qui ne se dédoublent pas. Le possible, c’est ce qui « cesse de s’écrire p ou non-p » (p ∨~ p).470 L’impossible, ce qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire p et non p ». Ce qui nous intéresse surtout, c’est de voir ce que fait Lacan de l’opposition logique entre le possible et l’impossible qui équivaut au réel. Cette conception du possible – qui cesse de s’écrire p ou non-p – témoigne, selon Lacan, « de la faille de la vérité » et aussi de la confusion qu’Aristote fait entre le possible et le contingent, 469
Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 19 février 1974. 470
Idem.
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parce que « ce qui cesse de s’écrire » peut aussi « cesser de ne pas s’écrire ». La vérité demeure mi-dite, entre ou…ou… C’est là que nous arrivons au coeur de notre intérêt. Le possible se supporte, dit Lacan, du principe de contradiction. Alors, l’impossible, ce qui le caractérise, qui le distingue du possible, « ce n’est pas un ou… ou ; c’est un et… et ; en d’autres termes que ce soit à la fois p et non-p c’est impossible, c’est très précisément ce que vous rejetez au nom du principe de contradiction. C’est pourtant le réel puisque c’est de là que je pars… »471 Voilà : le réel lacanien gît dans l’impossible logique contraire au principe de non-contradiction ! Et Lacan continue : « Ce qui est important, ce qui constitue le réel, c’est que par la logique quelque chose se passe qui démontre, non pas qu’à la fois p et non-p soient faux, mais qui ni l’un ni l’autre ne puissent être vérifiés logiquement d’aucune façon. […] Cet impossible de part et d’autre, c’est là le réel tel que nous le permet de le définir la logique, et la logique ne nous permet de le définir que si nous sommes capables cette réfutation de l’un et de l’autre de l’inventer. » 472
Malgré la complexité de ce schéma, Lacan n’y revient pas, en dépit du fait qu’il l’ait annoncé qu’il reprendrait le sujet de la non-vérification logique de p ∧ ~ p. Dans le double « carré » lacanien (ou plutôt nœud ?), que d’ailleurs il ne commente pas non plus, on voit que, en dessous de l’impossible et de son « écriture », p∧~p, Lacan a mis le mot NON, lié à cette écriture par une petite flèche. Dans son commentaire, Miller interprète cette façon d’écrire – NON – comme une mesure pour éviter d’y employer le signe mathématique de la négation, ce qui renverrait à l’impasse soulevée plus haut. Au nom du principe de contradiction, dit Miller, on pratique une forclusion, la forclusion de cette formule p
∧
~ p, à laquelle Lacan
ajoute le nom de réel : « Un réel qui introduit la considération que le principe de contradiction comporte en lui-même une forclusion d’une formule. »473 Cette forclusion a été évidemment efectuée par l’acte aristotélicien dans Gamma.
471
Idem. Idem. 473 Jacques-Alain Miller, 1, 2, 3, 4 [1984-1985], op. cit., cours du 30 janvier 1985. 472
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Mais une réflexion s’impose à partir de ce schéma, ce qui pourrait apporter une réponse à la question qui nous anime, celle d’une parenté foncière entre psychanalyse et sophistique. Nous avons pu montrer comment les nombreuses élaborations de Lacan convergent pour une mise en question (ou en lumière) du principe de non-contradiction tel qu’il intéresse la psychanalyse. Tous les acteurs que nous avons convoqués jusqu’à présent jouent ici leur va tout. Quelles seraient les conséquences d’une telle conception de l’impossible ? Voici quelques interprétations possibles : Primo : Si le réel lacanien n’était que l’affirmation de la non-contradiction entre « p » et « non p », Lacan ne ferait que rejoindre la définition première de Freud concernant la Widerspruchslosigkeit de l’inconscient. Le réel lacanien serait ainsi tout simplement un autre nom pour l’inconscient freudien. Secundo : Lacan rejoindrait Aristote. C’est-à-dire, s’il est impossible que p et non p soient en même temps – le réel lacanien ne serait qu’une réédition de Gamma et les analysants des « plantes ». Tertio : Lacan ne rejette pas la contradiction, mais propose cette impossibilité comme telos, comme le but de l’entreprise analytique toute entière. Il ne serait donc pas le départ, comme chez Freud, mais la fin (finalité et destin). Le réel serait ainsi la sustentation de la contradiction. Dans ce cas, Lacan serait a new edition of Gorgias. Quarto : Une solution inédite, qui conjugue et exclut à la fois toutes les autres. Arriver à l’impossible, ce ne serait pas constater que p et non p est impossible (et = copule = rapport-sexuel), ce qui impliquerait le retour à la case de départ aristotélicienne, où il faudrait bien choisir entre ou p ou non p. Ce que dit Lacan est toute autre chose : l’un – p – et l’autre – non p – sont tous les deux « invérifiables logiquement ». C’est cela qu’il nomme le réel. Chaque terme du « rapport » est donc invérifiable logiquement, ce qui implique que chaque sujet doit « inventer » sa propre « réfutation ». Rappelons ce que dit Lacan : « Cet impossible de part et d’autre, c’est là le réel tel que nous le permet de le définir la logique, et la logique ne nous permet de le définir que si nous sommes capables cette réfutation de l’un et de l’autre de l’inventer ».474
474
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 19 février 1974.
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Dans la « Note italienne », Lacan dit ceci : « […] savoir démontrer que ce rapport est impossible à écrire, soit que c’est en cela qu’il n’est pas affirmable mais aussi bien non réfutable : au titre de la vérité. Avec pour conséquence qu’il n’y a pas de vérité qu’on puisse dire toute, même celle-ci, puisque celle-ci on ne la dit ni peu ni prou. La vérité ne sert à rien qu’à faire place où se dénonce ce savoir. Mais ce savoir n’est pas rien. Car ce dont il s’agit, c’est qu’accédant au réel, il le détermine […] » 475
Mais que doit-on réfuter ? Il nous semble que la réfutation de chacun des termes du « rapport » impossible à écrire, c’est la réfutation du symptôme-nécessaire, de ce qui ne cessait pas de s’écrire. Cette « réfutation » doit être « inventée », parce qu’elle ne repose pas sur la validité logique d’énoncés vrais ou faux. À cette fin, la vérité ne sert que de « bois de chauffage » pour inventer le savoir sur l’absense du rapport-sexuel. La vérité, dit Lacan à la même occasion de la citation ci-dessus, « ne sert à rien qu’à faire la place où se dénonce ce savoir ». Pour accèder au réel à la fin de l’analyse, le sujet doit passer forcément par les défilés de « la vérité », toujours subjective, mi-dite, impuissante. Nous pensons que les élaborations de Lacan autour du réel comme « impossible » logique nous permettent d’élucider ce qu’il avait appelé « obtenir la différence absolue ». Ce serait le point où un signifiant S1 arrêterait de chercher dans un autre signifiant, S2, le sens que lui manque : S1 // S2. C’est ainsi, d’ailleurs, que Lacan définit le désir de l’analyste : « Le désir de l’analyste n’est pas le désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. »476 Lacan serait-il plus radical que les sophistes ? Ou serait-il plus proche de la position cynique d’Antisthène, pour qui « il n’y a pas de contradiction » (mhV ei^nai ajntilevgein) ?477 Non, nous pensons que Lacan est encore plus radical
475
« Note italienne » [1973], in Autres écrits, op. cit., p. 310. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » [1964], op. cit., p. 248. 477 Aristote, Métaphysique, « Delta », 1024b 34. 476
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qu’Antisthène : rien n’est vrai – ni p ni non p. Quoiqu’il repère un solde cynique à la fin de l’analyse… Donc sceptique ! Plaideront certains. Non plus. Parce que, dans le réel lacanien, on ne peut pas non plus affirmer que « tout est faux », parce les termes du « rapport » sont invérifiables logiquement, donc ni vrai ni faux.478 Serait-ce à moment-là, l’avènement d’un signifiant nouveau, qui n’aurait aucune porté de sens ? Cela expliquerait pourquoi Lacan est amené à dire que la poésie est « un dire moins bête ». Mais le poète « peut écrire sans savoir ce qu’il dit »,479 tandis qu’il y a du savoir dans le réel.480 Dans une séance fermée du séminaire sur « L’acte psychanalytique » (28 février 1968), Jacques Nassif avait déjà avancé l’hypothèse selon laquelle la formule lacanienne « il n’y a pas d’acte sexuel » équivaudrait à l’affirmation freudienne de que l’inconscient ne connaît pas la contradiction. Il s’agit, en quelque sorte, d’une hypothèse qui anticipait tout le développement postérieur de Lacan à cet égard.481 Mais, à notre avis, le « non-rapport sexuel » n’équivaut pas à la Widerspruchslosigkeit de l’inconscient freudien, comme le prétend Nassif, même si l’enjeu se situe exactement là : Freud a ébauché une logique propre à l’inconscient. Il nous semble pourtant peu plausible que Freud ait saisi toute la portée logicophilosophique de sa description de l’inconscient, lorsqu’il annonça que celui-ci ne connaît pas la contradiction. Certains psychanalystes l’ont entraperçu mais, comme l’a dit Lacan, justement pour s’en « laver les mains » et penser que l’inconscient pouvait se passer de toute logique. Lacan, quant à lui, a fait tout le contraire : il en a
478
« …si la logique est ce que je dis : la science du réel, et pas autre chose, si justement le propre de la logique, et en tant que science du réel, c’est justement de ne faire de la vérité qu’une valeur vide, c’est-à-dire exactement rien du tout, quelque chose dont vous pouvez simplement inscrire que non-V c’est F, c’est-à-dire que c’est faux, c’est-à-dire une façon de traiter la vérité qui n’a aucune espèce de rapport avec ce que nous appelons communément la vérité, cette science du réel, la logique, s’est frayé, n’a pu se frayer qu’à partir du moment où on a pu assez vider des mots de leur sens pour leur substituer des lettres purement et simplement. La lettre est en quelque sorte inhérente à ce passage au réel. » Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 9 avril 1974. 479 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], op. cit., séance du 16 novembre 1966. Plus tard il dira également, à propos des surréalistes : « il est même préférable que le poète ne sache pas ce qu’il fait. » Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [19731974], op. cit., séance du 9 avril 1974. 480 Voir idem. 481 Remarquons que le principe du « non-rapport sexuel » est postérieur à ce séminaire (il date du Séminaire XVIII). En cette période, Lacan parlait effectivement en « il n’y a pas d’acte sexuel ».
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tiré toutes les conséquences, il en a construit une logique propre à la psychanalyse. Nous dirions ainsi que l’élaboration lacanienne sur le « non-rapport sexuel » interprète, voire dépasse, la Widerspruchslosigkeit de l’inconscient freudien. La clef de cette « interprétation » (ou subversion ?) réside dans le tournant de la propre définition lacanienne de l’inconscient, notamment dans son dernier enseignement. Dans « Encore », Lacan dit ceci : « l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire – ne rien savoir du tout. »482 Cette définition en rejoint une autre, qui dit que l’inconscient est un « savoir sans sujet ».483 Le problème du savoir inconscient, dit Lacan, c’est « qu’il s’agit de faire le joint pour que le dire-vrai réussisse à quelque chose, c’est-à-dire réussisse à se faire entendre quelque part pour suppléer à l’absence de tout rapport entre l’homme et une femme qui est pas-toute. »484 L’inconscient, en tant que « savoir parlé », jouit et essaye de suppléer l’absense du rapport-sexuel. Il est donc légitime de se demander si la « non-contradiction » de l’inconscient freudien, en dépit du fait qu’elle ait introduit une dimension logique au sein de l’inconscient, doit être entendue plutôt comme ce qui « résiste » à inscrire le non-rapport. Comment aborder donc cette impasse propre au travail de l’inconscient ? Pour Lacan, seule la logique (sa logique du pas-tout) peut traiter l’inconscient, dans la mesure où elle se différencie radicalement du « dire-vrai », qui essaye de suppléer à l’absense du rapport sexuel. La logique est de l’ordre de l’écrit, de la lettre, c’est-àdire « des choses qui par elles-mêmes ne veulent rien dire ».485 La logique permet ainsi une « passe », là où il n’avait que des impasses d’une sémantophilie infinie. Comme nous avons essayé de le montrer, l’élaboration d’une logique propre à la psychanalyse ne pourrait pas se concevoir sans réanimer la friction fondamentale entre Aristote et la question sophistique, friction incarnée par le principe de noncontradiction. Le réel lacanien se situerait, à notre avis, exactement là : entre Aristote et les sophistes, entre l’impossible de l’un et le possible des autres.
482
Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 95. « Compte-rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ » [1969], in Autres écrits, op. cit., p. 376. 484 Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 12 février 1974. 485 Idem. 483
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La position lacanienne n’est pas celle du philosophe ni celle du sophiste ni celle de Freud. Elle est inédite, mais ne saurait pas se construire sans être en intime fréquentation avec la position des trois autres. Nous pensons cependant qu’entre Aristote et les sophistes, le discours psychanalytique demeure foncièrement plus proche de ces derniers, qui ont assumé que le langage se confond avec son effet, que la parole est avant tout pathémathique ; tandis que l’approche aristotélicienne témoigne à tout moment de son aspiration à suppléer au principe du non-rapport sexuel par un Organon qui assure le « direvrai ». Rien de semblable chez les sophistes qui, à l’occasion, parlent pour le plaisir de parler.486 Un examen des affinités entre sophistique et psychanalyse ne peut pas se limiter, à notre avis, à l’étude des aspects « épistémiques » d’une telle comparaison. Nous nous consacrerons, dans la Deuxième Partie de cette thèse, à analyser la parenté technique de ces deux métiers et nous espérons, avec cette demarche, pouvoir élucider grâce à certains aspects de l’exercice psychanalytique, ce qui dans cette Première Partie serait resté obscur.
486
Le « logou kharin » sophistique témoigne sans nul doute de la jouissance inhérente à la parole (jouissance du bla-bla), mais il est à nuancer de la jouissance du parlêtre, qui est aussi liée au corps : « Le réel c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient ». Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 118 ; « L’inconscient un savoir qui s’articule de la langue, le corps qui là parle n’y étant que par le réel dont il se jouit ». « La troisième », in Lettres de l’EFP, n° 16, novembre 1975.
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DEUXIÈME PARTIE DU MÉTIER DU PSYCHANALYSTE
1. L’interprétation : la deixis du psychanalyste
« […] les mots font la chose, la chose freudienne, la crachose freudienne. Mais c’est justement à l’inadéquation des mots aux choses que nous avons affaire. » 487
Dans un texte de 1952, que Lacan adresse à un public de philosophes, il situe la psychanalyse entre la science et l’art. L’art est compris ici comme tekhne, comme « art fondamental », dans le sens des arts libéraux au Moyen Âge.488 « Art », « technique » ou « praxis », le fait est que la psychanalyse implique une pratique, une action. La pratique analytique a lieu dans un dispositif à deux personnes : l’analysant et l’analyste. Il ne s’agit pas donc d’une parole publique semblable à celle des assemblées grecques ou de l’auditoire sophistique. Mais il ne s’agit pas non plus d’une parole « privée », ayant Aristote lui-même conçut dans la Rhétorique un public constitué d’un « juge unique » (eJniV krith/`).489 Contrairement à l’epideixis sophistique, la prestation de l’analyste se caractérise plutôt par une certaine économie de paroles face au verbiage des grands orateurs, voire par le silence. Celui qui parle, c’est l’analysant. Mais, si la prestation 487
« Une pratique de bavardage », texte établi par J.-A. Miller, extrait du séminaire « Le moment de conclure » [1977-1978], séance du 15 novembre 1977, in Ornicar ?, n° 19, Paris, Seuil, automne 1979, p. 7. Souligné dans l’original. 488 Jacques Lacan, Le Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, « Paradoxes de Lacan », 2007, p. 12. 489 Aristote, Rhétorique, III, 12, 1414a 10. L’affaire à un juge unique, propre au genre judiciaire, exige de l’orateur plus d’exactitude et moins de rhétorique, y étant exclu le débat. En revanche, dans des assemblées délibératives, où importe plus l’action que le détail, d’autres talents sont exigés de l’orateur, comme une bonne voix, par exemple. L’épidictique, à son tour, est plutôt destiné à être lu. Nous voyons donc que la parole publique propre à la rhétorique se décline en plusieurs niveaux de « public » et ne se subsume pas à la parole de l’assemblée. Voir 1414a 10 sq., in Aristote, Rhétorique, présentation et traduction par Pierre Chiron, Paris, Flammarion, « GF », 2007. Voir aussi Platon, Le Sophiste, 222c-d.
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de l’analyste est plutôt silencieuse qu’éloquente, de temps en temps il parle et, dès qu’il parle, ses paroles peuvent avoir le poids d’une interprétation.490 En affirmant que « l’analyste est un rhéteur », Lacan nous indique donc que c’est bien du côté de l’interprétation – ce qui caractérise l’epideixis analytique, que nous devons trouver la pertinence de cette affirmation.491
1.1. L’interprétation en psychanalyse L’interprétation se confond avec la psychanalyse elle-même. Ce qui ne veut pas dire qu’on ait toujours eu une compréhension univoque ni de ce qu’est une interprétation, ni de ce qu’on doit interpréter. Même dans l’enseignement de Lacan, nous trouvons une évolution de sa théorie sur l’interprétation, à tel point que ce qu’il en dit à la fin peut parfois être en opposition à ce qu’il a avancé au début. Mais si d’un côté Lacan change sa conception de ce qu’est l’interprétation et de ce qu’elle doit toucher, de l’autre ce qui doit être interprété demeure inchangeable. Nous essayerons par la suite de dégager les principaux points de cette élaboration.
490
Nous disons qu’elles « peuvent avoir le poids d’une interprétation », parce que c’est l’effet sur l’analysant, dans l’après-coup de l’intervention de l’analyste, qui cautionnera la dimension d’interprétation aux dits de celui-ci. L’analyste ne décide pas en amont du caractère interprétatif de ce qu’il va dire. Dans ce sens, c’est l’analysant qui décide de la valeur interprétative de la prestation de l’analyste. Cela veut dire également que là où l’analyste ne songe même pas qu’il y aurait de l’interprétation, l’analysant peut en reconnaître une. Dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], Lacan affirme que l’analyste, dans une analyse, doit aussi payer de ses mots « si la transmutation qu’ils subissent de l’opération analytique, les élève à leur effet d’interprétation ». In Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 587. 491 « Une pratique de bavardage », texte établi par J.-A. Miller, extrait du séminaire « Le moment de conclure » [1977-1978], séance du 15 novembre 1977, in Ornicar ?, n° 19, Paris, Seuil, automne 1979, p. 6. Souligné dans le texte.
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1.1.2. L’interprète et l’interprétable Ce qui est interprétable dans une psychanalyse, c’est le texte, le texte du discours analysant, ses paroles, ses dits, ses énoncés. Si « l’inconscient est structuré comme un langage », l’analyste ne peut interpréter que ce qui est dit par l’analysant dans l’association libre. Mais, ce qu’en dit Lacan est plus précis : le psychanalyste traite les « dits » analysants comme « un texte ». Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », il décrit ainsi la place de l’analyste : « Témoin pris à partie de la sincérité du sujet, dépositaire du procès-verbal de son discours, référence de son exactitude, garant de sa droiture, gardien de son testament, tabellion de ses codicilles, l’analyste participe du scribe. »492 Dépositaire, garant, gardien, tabellion et scribe, sont des termes qui indiquent que l’analyste, en tant qu’interprète, a affaire à un texte, voire à un texte qui s’écrit. Cette conception, puisée dans la relecture que Lacan entame du texte de Freud, montre que l’interprétation chez ce dernier s’occupait effectivement de déchiffrer le texte de la parole analysante. Lacan a même évoqué la tradition herméneutique juive comme la condition de l’entreprise de Freud: le Juif, dit-il, « est celui qui sait lire, c’est-à-dire que de la lettre il prend distance de sa parole, trouvant à l’intervalle, juste à y jouer d’une interprétation. »493 Si, d’une part, c’est toujours le « texte » qui est à interpréter, ce qui est visé par l’interprétation du texte n’a pas toujours été le même, voire change radicalement. Dans les années cinquante, Lacan entend l’interprétation comme ce qui doit permettre au sujet l’accès à un élément refoulé de la chaîne signifiante, un chapitre censuré de son histoire. Les notions de « parole pleine » et de « parole vide » sont corrélatives de cette conception de l’interprétation. La « parole pleine » est « celle qui vise, qui forme la vérité telle qu’elle s’établit dans la reconnaissance de l’un par l’autre. La parole pleine est parole qui fait acte. Un des sujets se trouve, après, autre qu’il n’était avant. C’est pourquoi cette dimension ne peut être éludée de l’expérience analytique. »494
492
Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], in Écrits, op. cit., p. 313. Jacques Lacan, « Radiophonie » [1970], in Scilicet, 2/3, Paris, Seuil, 1970, pp. 80-81. 494 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, « Les écrits techniques de Freud » [1953-1954], op . cit., pp. 125-126. 493
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La « parole » est considérée « pleine » en tant « qu’elle réalise la vérité du sujet »495, c’est la parole du désir. Cela s’oppose à la « parole vide », où le sujet dans le hic et nunc de la relation analytique, « s’égare dans les machinations du système du langage, dans le labyrinthe des systèmes de référence que lui donne l’état culturel où il a plus au moins partie prenante. »496 C’est celui-là, dit Lacan dans « Fonction et champ… », le « biais le plus ingrat, celui de la parole vide, où le sujet semble parler en vain de quelqu’un qui, lui, ressemblerait-il à se méprendre, jamais ne se joindra à l’assomption de son désir. »497 Vingt-quatre ans plus tard, Lacan résume ainsi ces notions qu’il n’avait pas évoquées depuis longtemps : « La parole pleine est une parole pleine de sens. La parole vide
est une parole qui n’a que de la
signification. »498 L’intervention de l’analyste devrait donc avoir lieu exactement au moment où la parole du discours analysant serait la plus pleine. Parole pleine et parole vide appartiennent à un moment de l’enseignement de Lacan d’avant le grand tournant théorique qui implique l’inconsistance de l’Autre. Il resta l’idée sous-jacente que le sujet peut accéder à la vérité de son désir. L’Autre y était défini comme « lieu de la parole », où le sujet pourrait récolter les signifiants qui compléteraient la partie manquante de la chaîne qui le représente. Le ventre de l’Autre contiendrait tous les signifiants, y compris celui de la fonction paternelle. En 1958, Lacan écrit un texte qui marque un virage dans son œuvre : « La direction de la cure et les principes de son pouvoir ». Dans ce texte, il introduit quelques articulations qui sont capitales pour la suite : premièrement, la distinction entre besoin, demande et désir ; deuxièmement, la notion de « manque-à-être » ; troisièmement, l’incompatibilité du désir avec la parole. Ce n’est pourtant que dans le texte « Subversion du sujet et dialectique du désir », de 1960, que Lacan écrit la formule S(A), qui se lit « signifiant d’un manque dans l’Autre ». Ce manque, inhérent à la fonction de l’Autre comme trésor des signifiants, advient du fait qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre.499 Cette nouvelle 495
Ibid., p. 61. Idem. 497 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], in Écrits, op. cit., p. 254. 498 Jacques Lacan, « Vers un signifiant nouveau » [1977], in Ornicar ?, 17/18, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1979, p. 11. 499 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » [1960], in Écrits, op. cit., p. 818. 496
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perspective, qui institue le manque comme point nodal de la structure psychique du sujet, change radicalement la portée et la technique de l’interprétation psychanalytique chez Lacan, comme nous le verrons par la suite. Cependant, avant d’inventorier les variantes de la technique interprétative, nous examinerons la structure de la parole, telle qu’elle fut conçue par le psychanalyste, afin de comprendre la cause de son efficace dans le champ analytique comme dans champ rhétorico-sophistique.
1.2. La structure de la parole et le persuasif « … celui qui prend être de la parole – car c’est cela l’être parlant… » 500 « La parole en effet est un don de langage, et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil, mais il est corps. » 501
Admettre que la parole puisse être « persuasive » ou « suggestive » implique qu’on lui accorde des propriétés pathématiques, qu’elle soit capable d’engendrer des effets, des effets sur l’autre notamment. C’est le constat des effets de la parole, du pouvoir pathématique du logos, ce qui réunit à un certain niveau sophistes et psychanalystes. Qu’est-ce qui, dans la parole, ouvre (ou œuvre) le champ à la persuasion ? Qu’est-ce qui, dans la parole, constitue le persuasif ? Le « persuasif » appartient-il à la nature même de la parole ou au talent de celui qui parle ? Lacan a construit une théorie de la parole et du discours qui pourrait, à notre avis, répondre à la question rhétorique fondamentale : qu’est-ce que le persuasif (toV piqavnon) ?502 Par ce même biais, la théorie lacanienne de la parole pourrait jeter quelques lumières sur les raisons de la fascination produite jadis par les sophistes.
500
Jacques Lacan, « … ou pire » [Compte rendu du séminaire 1971-1972], in Scilicet 5, Paris, Seuil, 1975, p. 7 ; Autres écrits, op. cit., p. 549. 501 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], in Écrits, op. cit., p. 301. 502 Aristote, Rhétorique, I, 2, 1355b 25.
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La structure de la parole se caractérise d’être articulée : dès qu’on parle, un signifiant (S1) fait appel à un autre signifiant S2 (S1 → S2). Rappelons-le : « un signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. » L’effet de signification ne peut donc advenir qu’après la prononciation de S2. C’est la nature même de la parole, que Lacan élabore dans ses différents graphes. La flèche qui part de la gauche vers la droite, représente la parole de l’émetteur. Ce n’est qu’après avoir fini son élocution, que le dernier terme dévoilera le sens du premier. Par exemple, quelqu’un qui dit : « tous les hommes sont mortels », ce n’est qu’après avoir proféré le mot « mortels » que le sens de l’expression « tous les hommes » trouve son point de chute. Lacan représente la structure de la communication de la manière suivante :
D’autre part, si « un signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant », cela signifie qu’il n’y a pas de proposition qui saurait prédiquer l’être d’un sujet. Il est toujours entre deux signifiants : S1 // S2. La parole a une valeur d’évocation.503 Elle s’adresse à l’Autre, qui est aussi le lieu de la parole, du trésor des signifiants dont dispose le sujet pour articuler ses demandes.504 La demande est implicite au fait de parler. Dès qu’il parle, le sujet demande : « sa demande est intransitive, elle n’emporte aucun objet. »505 503
Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], op. cit., p. 295. Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], in Écrits, op. cit., p. 627. 505 Lacan construit dans ce texte une distinction qui s’avère fondamentale pour les articulations à venir, notamment entre besoin, désir et demande. La plus ancienne demande est celle qui s’adresse à la toute-puissance maternelle, « à savoir celle qui non seulement suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins, mais qui les morcelle, les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant. » Ibid., p. 617. Autrement dit, les premiers vagissements infantiles sont interprétés par la « mère » (ou quelqu’un qui remplisse cette fonction), c’est-à-dire, les besoins (manifestations du corps vivant) sont transformés par l’adulte en appareil signifiant : le pleur de l’infans devient signe de faim, par exemple. Ainsi, du fait d’être parlant, l’homme est dérobé au champ des besoins, il est dénaturalisé. Il n’aura jamais un objet unique, censé assouvir ses besoins. Le besoin fut ainsi transformé en demande et celle-là, intarissable, trouve sa cause dans le désir, toujours métonymique et incompatible avec la parole de la demande. 504
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Nous avons déjà commenté qu’au début de l’enseignement de Lacan, l’Autre, comme lieu de la parole, était censé être complet. Avec l’introduction du manque dans l’Autre, le manque du sujet (S) se double ainsi du S(A). Ce tournant dans l’enseignement de Lacan a de conséquences très importantes, parce qu’il modifiera sensiblement la technique analytique, notamment la théorie de l’interprétation, comme nous verrons plus loin. La théorie de la parole s’affine encore avec l’élaboration de la théorie des quatre discours, en 1969, lors du séminaire « L’envers de la psychanalyse ». Lacan définit le signifiant « premier », S1, comme le « signifiant-maître » et S2 comme « savoir ». Cette nouvelle nomenclature ne change pourtant pas leurs attributs précédents. Il ne s’agit pas d’une redéfinition, mais d’une réflexion qui raffine, qui retraduit le schéma de la communication et de la parole dans les termes d’une théorie nouvelle, celle des quatre discours. Chaque discours est constitué par deux champs et quatre places. À gauche, nous avons le champ de l’agent du discours, de celui qui s’adresse à l’autre et, à droite, le champ de l’autre :506
Les termes qui circulent pour composer chacun des quatre discours sont, notamment, S1 (le signifiant-maître) ; S2 (le savoir) ; S (le sujet) et a (le plus-dejouir).507 Le « signifiant-maître », S1, qui désigne ce que Lacan a appelé aussi « trait unaire », c’est un signifiant privilégié pour le sujet, saisissable dans les répétitions signifiantes. Il est « maître » parce que d’une certaine manière il commande, il insiste, il se répète, il s’impose dans discours de l’analysant. L’existence de signifiants-maîtres, cette sorte de trace, de fixion, dont tout le discours est tributaire, constitue à notre avis un point qui distingue psychanalyse et sophistique. La jouissance du parler, ce que nous pourrions rapprocher du logou kharin sophistique,
506
Lacan nous présente différentes notations de la structure d’un discours. Celui que nous présentons est extrait du Séminaire « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 21. Dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], où il élabore la théorie des quatre discours, nous trouvons le mot « travail » à la place de « l’autre », op. cit., p. 196. 507 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 21.
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se différencie pourtant de celui-ci en un point précis : le sujet n’est pas libre de ce qu’il énonce. Nous aborderons ce thème plus loin. Revenons à la structure de la parole, qui est aussi métonymique : S1, S2, S3, …Sn Un signifiant appelle toujours un autre signifiant qui complèterait son manque de signification (ou d’être), qui lui conférerait son sens ultime, copulatoire. Ainsi, dès qu’un sujet parle, il est en demande de recevoir ce complément de l’autre (Autre). Nous écrivons ici « autre » avec une minuscule, pour insister sur le fait que ce n’est pas exclusivement dans le champ psychanalytique que le sujet, dès qu’il parle, demande. Il est dans une quête permanente de trouver un « autre » qui serait, pour lui, sujet supposé savoir. Savoir quoi ? Savoir ce qui lui manque. C’est donc la structure même de la parole et ce qu’elle instaure de manque-à-être qui est à l’origine du phénomène du transfert, l’amour du savoir. La parole articulée sous transfert s’adresse donc « au partenaire qui a chance de répondre. »508 Des partenaires censés répondre à la demande de savoir sont nombreux et coexistent depuis l’entrée de l’homme dans le langage. Cette quête de savoir peut, évidemment, se déployer de plusieurs façons : l’élève admiratif du savoir du maître, le malade de celui du médecin, les polloi subjugués par orateurs et sophistes. Il y a aussi ceux qui cherchent un savoir sur eux-mêmes, sur leur être, et cela n’est nullement une prérogative du champ psychanalytique. Nous trouvons un joli exemple de ce savoir insu interrogé par le sujet, dans le Phédon, lorsque Socrate consacre ses derniers instants à mettre en vers les fables d’Esope ou à composer un hymne à Apollon. Interrogé par ces disciples sur les raisons d’une telle activité, il répond ceci : « Mais j’avais fait des rêves dont je tenais à comprendre le sens […] Voici ce qu’il en était : souvent, tout au long de ma vie, le même rêve m’a visité ; ce que je voyais dans mon rêve pouvait varier d’une fois à l’autre, mais ce qu’il disait, c’était toujours la même chose [voici un texte à interpréter] : ‘Socrate, disait-il, fais une œuvre d’art, travaille.’ […] dans mon esprit, la philosophie 508
Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [1973], in Autres écrits, op. cit., p. 558.
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était l’œuvre d’art la plus haute, et c’était elle que je pratiquais. Mais le procès eut lieu, la fête du dieu fit obstacle à ma mort. Alors, et au cas où – sait-on jamais ? – le rêve insisterait pour me prescrire de faire une œuvre d’art au sens où tout le monde entend ce mot… » 509
Et Socrate se mit à composer… Cet exemple illustre bien comment un sujet, dès qu’il suppose l’existence en lui-même d’un savoir dont il ignore le sens, qui lui est chiffré, ce savoir caché génère une demande d’interprétation. Dans un cours intitulé « Le Bien-dire de l’analyse », Colette Soler fait une sorte d’inventaire, non exhaustif bien sûr, de types de réponses, d’interprétations historiques, comme le furent la réponse oraculaire ou religieuse. Celle-là, par exemple, interprète les questions du sujet à partir de la volonté de Dieu ; c’est une réponse universalisante, qui subsume la question particulière du sujet. Lacan dira d’ailleurs, vers la fin de sa vie, que « la stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux. »510 Le sens est toujours religieux dans la mesure où la religion ramène tout vers l’Un de la sémantique divine. Aujourd’hui comme hier, la parole oraculaire vise, interprète le destin du sujet. Jadis, la réponse oraculaire avait la particularité d’être formulée de façon énigmatique. Nous parlons au passé, parce qu’on peut se demander si les oracles contemporains sont encore de cette nature... Un petit excursus à ce sujet. Plutarque, qui fut lui-même prêtre à Delphes pendant une vingtaine d’années, se demandait déjà ce qui avait bien pu arriver aux Pythies de son temps, qui ne rendaient plus leurs oracles en vers.511 Il bâtit plusieurs hypothèses pour expliquer le déclin de l’oracle et le fait que les vaticines n’étaient plus versifiés en faisait partie. S’il n’exclut pas l’éventuel tarissement de l’inspiration oraculaire, ce ne fut pas sans rappeler l’impossibilité où se trouvait l’oracle d’échapper à la transformation et au dépouillement du langage par lesquels passa l’ensemble de la pensée grecque : « l’Histoire descendit de la poésie comme d’un char, et c’est surtout grâce à la prose, et allant à pied, qu’elle sépare la vérité de la légende ; la Philosophie, maintenant, 509
Platon, Phédon, 60d - 61a, traduction, introduction et notes par Monique Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991. 510 Jacques Lacan, « Lettre de dissolution » [1980], in Annuaires et textes statutaires 1982, École de la Cause Freudienne, Paris, 1982, p. 81. 511 Plutarque, « Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers », in Sur les oracles de la Pythie, texte établi et traduit par Robert Flacelière, introduction et notes par Sabina Crippa, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2007.
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préférait éclairer et instruire plutôt qu’éblouir, et ne faisait plus ses recherches qu’en prose. »512 Et ajouta à propos du style oraculaire : « […] autrefois leur style étrange et singulier, tout à fait ambigu et périphrastique (loxoVn ajtecw`" kaiV peripefrasmevnon), était un motif de croire à leur caractère divin pour la foule qu’il remplissait d’admiration et d’un religieux respect ; mais plus tard on aima apprendre chaque chose clairement et facilement, sans emphase ni recherche de style, et l’on accusa la poésie qui entourait les oracles de s’opposer à la connaissance de la vérité, en mêlant de l’obscurité et de l’ombre aux révélations du dieu ; même l’on suspectait déjà les métaphores (metaforav"), les énigmes (aijnivgmata), les équivoques (ajmfiboliva") d’être pour la divination comme des échappatoires et des refuges ménagés pour permettre au devin de s’y retirer et de s’y cacher en cas d’erreur. » 513
Gardons en mémoire cet excursus sur la parole oraculaire, parce qu’il nous sera utile lorsque nous examinerons les différents types de l’interprétation psychanalytique. Le phénomène du transfert, moteur du dispositif analytique, est donc sousjacent à la structure de la parole. Cette structure, Lacan l’a transmise dans une expression, évoquée plus haut, qui est en quelque sorte auto-élucidative : « sujet supposé savoir ». L’analyste, en tant que support du transfert, est le sujet supposé savoir, supposé notamment par l’analysant, qui lui adresse sa parole de souffrance en attendant de lui un savoir capable de répondre à ses questions. C’est ce qui montre clairement le discours hystérique (qui est aussi celui de l’entrée en analyse) :
Ce mathème montre bien comment le sujet, divisé par sa question, par son symptôme (S), s’adresse au signifiant-maître (S1), qui est censé détenir un savoir (S2) sur son symptôme. Si nous appliquons ce mathème à un champ plus large, nous dirions que la persuasion n’a lieu que si elle atteint ce point de division, de nonsavoir de l’auditeur, en y proposant un savoir. Ainsi, le prêtre, par exemple, répond à
512 513
Plutarque, « Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers », 24, 406e, ibid. Ibid., 25, 407a-b.
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la demande de pardon du pécheur repenti à partir de ce qu’il entend être la volonté de Dieu. La nouveauté de l’apport sophistique, ce fut d’avoir repéré que c’est le logos lui-même qui commande tout le processus de persuasion. Le logos n’est pas simplement un instrument au service d’une vérité irrévocable et intrinsèque aux phénomènes, ontologique, « il a le pouvoir de mettre fin à la peur, écarter la peine, produire la joie, accroître la pitié. »514 Le logos est pathématique. Si nous regardons l’ensemble des critiques de Platon aux sophistes, la plupart du temps ils sont accusés de ne pas connaître vraiment le sujet qu’ils prétendaient enseigner. En ce sens, Platon – et toute la tradition philosophique qui lui succède – n’auraient pas saisi que la supposition de savoir est le vrai moteur de toute affaire de connaissance.
1.3. Les variantes de l’interprétation chez Lacan « Car le désir, si Freud dit vrai de l’inconscient et si l’analyse est nécessaire, ne se saisit que dans l’interprétation. »515 « L’interprétation n’a pas plus à être vraie que fausse ; elle a à être juste. » 516
Lacan est toujours revenu à la question de l’interprétation, dans la mesure où chaque nouvelle élaboration théorique impliquait a fortiori un changement de la pratique interprétative. Ainsi, dans un texte comme celui de « Fonction et champ… », de 1953, il est encore question de faire accéder le sujet à ce qu’il appelle « la parole pleine »: « Soyons catégoriques, il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité, mais de vérité, parce que c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir,
514
Gorgias, « Éloge d’Hélène », traduction de Barbara Cassin, in L’Effet sophistique, op. cit., p. 144. Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], op. cit., p. 623. 516 Jacques Lacan, « C’est à la lecture de Freud… par Jacques Lacan », in Cahiers Cistre, 3, 1977, p. 16. 515
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telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présentes. »517 Ou encore : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent elle est déjà écrite ailleurs […] dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens. »518 L’interprétation était censée donc restituer au sujet le(s) signifiant(s) manquant(s) à la chaîne de son énonciation. Le sujet pouvait ainsi accéder à la vérité sur son désir. Cette théorie de l’interprétation est en consonance avec l’idée de que l’analyste occupait la place de l’Autre pour le sujet. « Autre » qui était considéré au début de l’enseignement de Lacan, nous l’avons déjà dit, comme lieu de la parole, un Autre consistant, sans manque. Mais à la fin les années cinquante, l’enseignement de Lacan prend un nouveau tour. Lorsqu’il s’est agi de rectifier le sens de la pratique analytique face aux déviations des analystes post-freudiens, il lui a fallu réexaminer, naturellement, la question de l’interprétation. Un texte fondamental dans cette perspective, c’est « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », de 1958. Dans ce texte, Lacan utilise des exemples de cas des analystes post-freudiens, pour montrer l’évidence des déviations concernant l’utilisation du transfert et de l’interprétation. Éloignée de la souveraineté du texte de l’analysant, l’interprétation psychanalytique était devenue standardisée à partir de certaines clefs interprétatives comme, par exemple, le « contre-transfert » et l’interprétation de résistances. On avait souvent une théorie pré-établie à partir de laquelle tout le matériel apporté par l’analysant était interprété. « La direction de la cure » est un texte assez particulier. Tant son titre que sa structure apportent des précisions importantes. Le titre indique, en soi, deux choses : que l’analyse a une direction et qu’elle a du pouvoir. C’est un texte qui a également
517
Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], op. cit., p. 257. 518 Ibid., p. 259.
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une structure intéressante : il est divisé en cinq chapitres, trois en forme de questions et deux en forme de réponse : 1) Qui analyse aujourd’hui ? 2) Quelle est la place de l’interprétation ? 3) Où en est-on avec le transfert ? 4) Comment agir avec son être 5) Il faut prendre le désir à la lettre.
Ce texte-charnière nous montre bien comment s’éloigner du texte analysant produit de multiples dérives, techniques et éthiques. Nous l’avons vu, et le titre de ce texte l’assume, la cure a du pouvoir. Mais si ce texte est si crucial pour la psychanalyse, ce n’est pas simplement à cause de ce qu’il implique au plan politicoinstitutionnel, mais aussi à cause de ses nouvelles élaborations qui changèrent radicalement la doctrine lacanienne. Il y a donc, cette première remarque, qui situe la place de l’interprétation. Une interprétation n’a pas lieu n’importe où et n’importe comment. Pour qu’elle ait chance d’être juste, il faut qu’elle ait une place précise. Cette place se situe dans le parcours d’une cure : « Je dis que c’est dans une direction de la cure qui s’ordonne, comme je viens de le démontrer, selon un procès qui va de la rectification des rapports du sujet avec le réel, au développement du transfert, puis à l’interprétation, que se situe l’horizon où à Freud se sont livrées les découvertes fondamentales […] La question est maintenant posée de savoir si ce n’est pas à renverser cet ordre que nous avons perdu cet horizon. »519
Voici donc la direction qui place l’interprétation : RECTIFICATION → TRANSFERT → INTERPRETATION Comment cela se passe-t-il dans l’expérience ? Un sujet névrosé qui arrive chez l’analyste commence le plus souvent par se plaindre. Il commence à discourir sur son symptôme, ses souffrances, ce qu’il attribue fréquemment à un autre, ou aux conjonctures de la vie, par exemple. Souvent, il ne se responsabilise pas à propos du 519
« La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], op. cit., p. 598. Nous soulignons.
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désordre dont il se plaint. La supposition de savoir à l’analyste existe en quelque sorte avant l’arrivée au cabinet, sinon personne n’en ferait la demande. Cependant, demander un rendez-vous chez un psychanalyste ne constitue pas encore, selon Lacan, une vraie demande d’analyse. Il faut d’abord un temps de « rectification subjective », pour que le sujet s’implique dans le désordre dont il se plaint. La plainte initiale devient symptôme, signe de la division du sujet. Mais l’entrée dans l’analyse proprement dite n’a lieu que lorsque le transfert est établi. Cela se produit dans un deuxième temps, lorsqu’un des signifiants primordiaux (S1) du discours analysant, un « signifiant quelconque » (Sq) sera attribué à l’analyste par l’analysant, l’impliquant ainsi dans son symptôme. Lorsque l’analyste fait partie des formations de l’inconscient de l’analysant, le transfert est établi et cela marque l’entrée du sujet en analyse.520 L’interprétation trouve ainsi sa place dans la cure, après l’établissement du transfert. Si Lacan n’énonce pas ici les règles de l’interprétation, il y avance, en revanche, quelques indices de ce qu’il va développer quelques années plus tard. Une de ses thèses, c’est que « le désir ne se saisit que dans l’interprétation. »521 Cette formule est corrélative d’une autre, annoncée quelques années plus tard et qui pose que l’interprétation « porte sur la cause du désir ».522 Ces formules correspondent au tournant fondamental que nous avons évoqué ; il s’agit de deux thèses qui demeurent inchangées jusqu’à la fin : l’une qui dit que le désir est incompatible avec la parole et, l’autre, qui inscrit le manque dans l’Autre. À ce propos, Lacan ajoute : « Ce qui est ainsi donné à l’Autre de combler et qui est proprement ce qu’il n’a pas, puisque à lui aussi l’être manque ».523 Le texte arrive à son terme avec la formule, impérative, « il faut prendre le désir à la lettre », dans le temps même où Lacan institue le caractère « allusif » de l’interprétation. « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu 520
Un exemple assez banal de l’expérience : un sujet qui souffre de ce qu’il appelle « manque d’assurance » manifestera un jour (en association, en rêve ou en lapsus), qu’il a « peur » de l’analyste. 521 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], op. cit., p. 623. 522 Jacques Lacan, « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., p. 30 ; réédité in Autres écrits, op. cit., p. 473. 523 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], op. cit., p. 623.
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allusive ? »524 La vertu allusive de l’interprétation, Lacan la développera davantage dans le Séminaire XVII, « L’envers de la psychanalyse », onze ans plus tard (19691970) et que nous aborderons plus loin (« Entre énigme et citation »). En tout cas, l’allusion comme nouveau paradigme interprétatif, laisse entrevoir la cohérence entre une doctrine qui postule un Autre barré (A), inconsistant, et une interprétation qui fait économie de la parole.525
1.3.1. Les lieux (topoi) de l’interprétation chez Lacan Lacan n’a jamais établi des préceptes techniques du comment doit-on interpréter. Mais, à relire l’ensemble de son œuvre, nous pouvons discerner au moins cinq lieux de l’intervention interprétative : la ponctuation ; la coupure ; l’allusion ; entre citation et énigme ; et l’équivoque. Comme nous le verrons par la suite, ce ne sont pas des formes hermétiquement délimitées. Parfois elles se chevauchent, se recouvrent, se nouent. Nous les avons appelé lieux, en donnant à ce terme toute la portée originaire, topologique, du grec topov". Comme nous pourrons le constater, cela est bien loin du réservoir des topoi rhétoriques classiques, loin de lieux communs, de formules ou dispositions préétablies. Il s’agit de lieux temporospatiaux : spatial puisque l’interprétation, pour être juste, doit atteindre un point précis de la chaîne signifiante et, temporel en raison du tempo (temps et coupure – tevmnw) qui implique cette même interprétation comme point de conclusion d’un temps logique, ce qui sera le sujet du troisième chapitre de cette Deuxième Partie.
524
Ibid., p. 641. Nous soulignons. Si, d’une part, on discute dans ce texte « la place » de l’interprétation, d’autre part, Lacan n’explicite ni « qu’est-ce qu’une interprétation » ni comment doit-on interpréter : « Nous nous épargnerons de donner les règles de l’interprétation. Ce n’est pas qu’elles ne puissent être formulées, mais leurs formules supposent des développements que nous ne pouvons tenir pour connus, faute de pouvoir les condenser ici. » Ibid., pp. 594-595. 525
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1.3.1.1. Ponctuation Aristote, à propos d’Héraclite : « Cela ne va pas de soi en effet de ponctuer les dits d’Héraclite, parce qu’on ne voit pas bien à quoi se rattache tel mot, si c’est à ce qui suit ou à ce qui précède, par exemple au début même de son ouvrage : ‘À cette raison qui est toujours les hommes sont fermés’, on ne voit pas bien à quoi rattacher ‘toujours’ par la ponctuation. »526
La « ponctuation », comme une des formes de l’interprétation, est présente dès le début de l’enseignement de Lacan. Si l’interprétation doit agir sur le texte analysant, la ponctuation est ce qui décidera de la syntaxe du texte. La ponctuation « opère par rapport au point de capiton », soit en produisant du capitonnage, soit en lui faisant obstacle, par exemple, un point final mis à une phrase, produit un point de capiton :527
Par la ponctuation du texte analysant, l’analyste, dit Lacan, se fait « maître de la vérité », c’est-à-dire que c’est lui qui décide du sens à donner à la parole de l’analysant. Tout texte sans ponctuation est ouvert à plusieurs sens. Or, cette place de « maître de la vérité » qui décide du sens, ne serait-elle pas ouverte à un abus de pouvoir ? Dans le même texte, Lacan circonscrit ce que cet acte 526
Aristote, Rhétorique, III, 5, 1407b 13-18, présentation et traduction par Pierre Chiron, Paris, « GF » Flammarion, 2007. 527 Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse [1994-1995], Département de Psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours du 14 décembre 1994, inédit (transcription non révisée par l’auteur). La notion de « point de capiton » fut introduite par Lacan dans le séminaire sur « Les psychoses » [19551956], à partir du schéma à deux courbes, de Saussure, par l’intermédiaire desquelles se lient signifiant et signifié. C’est le point d’accrochage minimal pour qu’il y ait des effets de signification qui permettent l’existence à un certain niveau la communication. Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit., pp. 293-306.
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implique : « …quand la question du sujet a pris forme de vraie parole, nous la sanctionnons de notre réponse, mais aussi avons-nous montré qu’une vraie parole contient déjà sa réponse et que seulement nous doublons de notre lai son antienne. Qu’est-ce à dire ? Sinon que nous ne faisons rien que donner à la parole du sujet sa ponctuation dialectique. »528 La réponse de l’analyste ne rajoute donc rien qui ne soit déjà présent dans le texte de l’analysant. Doubler « de notre lai son antienne », qu’est-ce que cela veut dire ? « Antienne », selon le Littré, c’est un « passage de l’Écriture, qu’on chante en tout ou en partie, avant un psaume, et qu’on répète en entier après. »529 Il s’agit donc d’une sorte de refrain, de répétition. Il est remarquable que le Littré le renvoie au modèle psalmique, celui de l’Écriture, d’un texte écrit. Un « lai » désignait, « dans le moyen âge, une sorte de petit poème racontant en vers de huit syllabes une aventure merveilleuse prise dans les légendes. » Il y avait aussi des lais d’amour. Cette image, comme le dit Soler, est parfaitement cohérente avec la thèse de « Fonction et champ… », selon laquelle « l’analyse est reconstruction d’histoire, mise en place de la légende personnelle. »530 Nous trouvons ainsi, d’après Soler, un type de ponctuation qui favorise le capitonnage, c’est-à-dire, qui arrête la métonymie signifiante, et l’autre qui y fait obstacle, qui désamorce des signification auparavant figées. Pour exemplifier une ponctuation du deuxième type, nous empruntons un exemple clinique relaté par une collègue. Il s’agissait d’une jeune femme qui, hospitalisée en état catatonique, ne cessait pas de frotter ses mains en attitude de prière et d’énoncer sans cesse : « Jésus Christ sauve, Jésus Christ sauve, Jésus Christ sauve », et cela pendant des heures, voire des journées entières, sans manger. L’analyste, à son chevet, lui renvoie : « Jésus-Christ sauve ? » Son propre message reçu sous la forme de question, ne fit que la mettre dans une agitation encore plus intense. L’analyste intervient donc de la façon suivante : « Ok. Mais de quoi Jésus Christ sauve-t-il ? De quoi doit-il vous sauver ? » La jeune femme se calme instantanément. À son départ, la jeune femme
528
« Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], op. cit., p. 310. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Encyclopaedia Universalis/Encyclopaedia Britannica, 2007. 530 Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse, op. cit., cours du 14 décembre 1994. 529
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dit : « Au revoir, Graça [c’est le prénom de l’analyste], à demain. » Elle se lève de demande à manger aux infirmiers.531
1.3.1.2. Coupure Contrairement à la ponctuation, qui produit du capitonnage, la coupure agit dans le sens inverse, elle peut aller contre le capitonnage. La coupure, en interrompant la séance, a pour but de briser le discours « pour accoucher la parole. »532 Lacan nous raconte un exemple de ce type d’intervention, dont la coupure a permis à un sujet du sexe masculin de lui livrer « des fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne, dans un délai où autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïevski. »533 La coupure entamée par Lacan dans ce cas atteint la dimension causale de la parole analysante. Il se fait « maître de la vérité », non dans le sens de maître du contenu de la vérité, mais de la production de la vérité.534 Ainsi, la dissertation interminable sur l’art de Dostoïevski n’était que du bla-bla qui cachait la vérité du sujet et qui concernait probablement la cause de sa quête d’analyse : le fantasme de grossesse anale. En coupant la séance, l’analyste renvoie à l’analysant, sans le lui dire : « que voulez-vous avec tout ce discours ? » Comme le signale Soler, il y a aussi en jeu la séduction du transfert où, couramment, l’analysant cherche à séduire l’analyste, en lui montrant ses qualités, sa culture. L’interprétation-coupure, « c’est celle par laquelle l’analyste se fait juge du produit – ce qui est à la limite du non-agir – une manière de juger ce que ça vaut. Autrement dit c’est une intervention qui dit ‘non’, ‘non avec ton discours sur Dostoïevski, tu ne dis pas la vérité sur ce qui
531
Graça Pamplona, « Nasci nua de minha mãe », in Stella Jimenez et Gloria Sadala, A mulher : na psicanálise e na arte, Escola Brasileira de Psicanálise, Rio de Janeiro, Contra capa, « Kalimeros », 1995, pp. 129-138. 532 « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], op. cit., p. 316. 533 Ibid., p. 315. 534 Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse, op. cit., cours du 14 décembre 1994.
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t’occupe, sur ce qui t’anime, sur ce qui tu es. Tu ne dis que du faux !’ C’est un ‘non’ à la partie mensongère du discours… »535 La coupure, nous pouvons la représenter de deux façons :536 S1
S2
S1 La coupure agit ainsi sur la chaîne signifiante, en laissant en suspension la signification.
1.3.1.3. Allusion et silence De l’interprétation allusive, nous trouvons la formule dans le « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », que nous avons évoqué antérieurement. Rappelons-la : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager audessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ? »537 Silence et allusion sont ici mis en corrélation. Par « allusion », on entend la « manière d’éveiller l’idée d’une personne ou d’une chose sans en faire expressément mention », c’est le « sous-entendu ».538 Pour Littré, l’allusion est une « figure de rhétorique consistant à dire une chose qui fait penser à une autre » et il distingue des allusions historiques, mythologiques, nominales et verbales (qui consiste en une équivoque). Une allusion peut également être un « jeu de mots ».539
535
Idem. Pour la première écriture, Colette Soler, idem ; pour la deuxième, voir cours du 11 janvier 1995. 537 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », [1958], op. cit., p. 641. 538 Paul Robert, Dictionnaire alphabétique & analogique de la langue française, « Petit Robert », Paris, Société du Nouveau Littré, 1979. 539 Cf. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, op. cit. 536
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L’allusion n’est donc pas sans rapport au silence, à la fois elle dit et ne dit pas. Le doigt levé de Saint Jean, dans le tableau célèbre de Leonardo da Vinci, fait allusion au Fragment 93 d’Héraclite, utilisé maintes fois par Lacan pour illustrer exactement la nature de l’interprétation analytique : oJ a[nax, o%u toV mantei`ovn ejsti toV ejn Delfoi`", ou[te levgei ou[te kruvptei ajllaV shmaivnei,540 fragment que Lacan retraduit de la façon suivante : « Du prince, de celui à qui appartient le lieu de la divination, celui qui est à Delphes, il ne dit pas, il ne cache pas, il fait du signifiant. »541 Mais la « vertu allusive » de l’interprétation psychanalytique, remarque Soler, « ne produit pas d’énoncé oraculaire. Elle laisse au sujet la liberté de produire, lui, la formule. Elle lui laisse, en quelque sorte, l’initiative. »542 L’allusion porte aussi une certaine analogie avec la métaphore, puisqu’elle porte la possibilité d’une signification en plus, qu’elle n’énonce pourtant pas. Elle fait appel au savoir de l’interlocuteur, qui pourra ou non saisir le signifié latent derrière l’allusion. allusion s(+)
Le silence de l’analyste, dit Lacan dans « Variantes de la cure-type » (1955), « ce silence comporte la parole, comme on le voit à l’expression de garder le silence, qui, pour parler du silence de l’analyste, ne veut pas dire seulement qu’il ne fait pas de bruit, mais qu’il se tait au lieu de répondre. »543 Une vingtaine d’années plus tard, dans le séminaire R.S.I., Lacan revient sur l’interprétation et silence, car l’interprétation, dit-il, va beaucoup plus loin que la parole. Il se demande donc : « Il s’agirait de dire comment l’interprétation porte, et qu’elle n’implique pas forcément une énonciation. Il est bien évident que trop d’analystes ont l’habitude de la fermer, j’ose croire, je veux dire la boucler, de ne pas l’ouvrir, comme on dit, je parle de la 540
DK 22 B 93, op. cit. Le Séminaire, Livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [1964-1965], séance du 17 mars 1965, inédit. Lacan reprend ce fragment dans le séminaire « Encore », op. cit., p. 103. 542 Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse, op. cit., cours du 14 décembre 1994. 543 « Variantes de la cure-type » [1955], in Écrits, op. cit., p. 351. Souligné dans le texte. 541
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bouche, mais j’ose croire, que leur silence n’est pas seulement fait d’une mauvaise habitude, mais d’une suffisante appréhension de la portée d’un dire silencieux. » 544
L’allusion n’interfère pas directement sur la chaîne signifiante, mais plutôt dans l’intervalle signifiant, « elle intervient entre les lignes, c’est-à-dire qu’elle désigne, elle indexe l’élément que la chaîne métonymise, mais qui n’est pas chaîne. »545 Soler propose le schéma suivant pour l’allusion :546 S1
S2
1.3.1.4. Entre citation et énigme « Le comble du sens, il est sensible que c’est l’énigme. » 547 « [Esti divpoun ejpiV gh`" tetravpoun, ou% miva fwnhv, trivpoun : » 548
kaiV kaiV
Dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse » (1969-1970), Lacan développe l’idée selon laquelle la structure de l’interprétation est celle « d’un savoir en tant que vérité ». C’est-à-dire, qu’il ne s’agit ni de l’avènement d’une « parole pleine » qui dirait vérité du sujet, ni de la « traduction » d’un terme manquant à être réinscrit dans la chaîne signifiante, mais d’un savoir à la place de la vérité. Et la vérité ne peut être que mi-dite. Dans ce contexte, Lacan situe l’interprétation entre l’énigme et la citation.549 Qu’est qu’une énigme ? L’énigme, dit Lacan, c’est le comble du sens. On a pour cela l’exemple paradigmatique du Sphinx et de l’Œdipe, ou bien celui des dits 544
Le Séminaire, Livre XXII, « R.S.I. » [1974-1975], séance du 11 février 1975, inédit. Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse, [1994-1995], op. cit., cours du 11 janvier 1995. 546 Idem. 547 Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [1973], in Scilicet, 5, op. cit., p. 11 ; Autres écrits, op. cit., p. 553. 548 Dans l’énigme posée par le Sphinx à Œdipe, ce qui lui demeure indéchiffrable, c’est que l’énigme contient trois fois la racine de son propre nom (pous)– Œdipe (Oijdivpou"), qui signifie « pieds enflés » (< oijdevw, « s’enfler, se gonfler » et pouv", « pied ». L’énigme annonce : dipoun, tetrapoun, tripoun. Énigme mise en vers par un poète inconnu, apud Asklepiades ejn toi`" tragw/doumevnoi" Athen., 456b, cité dans l’introduction, in Sophokles, Œdipus tyrannos, commentaires par F. W. Schneidewin, 3e éd., Berlin, Weidmannsche Buchandlung, 1856, p. 3. 549 Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 39. 545
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oraculaires. Lacan dit : « Si j’ai longuement insisté sur la différence de niveau de l’énonciation à l’énoncé, c’est bien pour que prenne sens la fonction de l’énigme. L’énigme, c’est probablement cela, une énonciation. Je vous charge de la faire devenir un énoncé. Débrouillez vous avec comme vous pouvez – comme fit Œdipe-, vous en subirez les conséquences. Voilà ce dont il s’agit dans l’énigme. »550 Cela dit, l’énigme ne constitue pas, en soi, une interprétation. Lacan la situe du côté de l’énonciation et non de l’énoncé. La citation, en revanche, est une opération engagée par l’analyste. Et en quoi consiste-t-elle ? Sa réponse de Lacan, très simple, la voici : « Au cours d’un texte où vous vous avancez plus ou moins bien, si vous êtes comme cela dans les bons endroits de la lutte sociale, tout d’un coup vous citez Marx, et vous ajoutez – Marx a dit. Si vous êtes analyste, vous citez Freud et vous mettez – Freud a dit – c’est capital. »551 La « citation » consiste donc à isoler dans le texte de l’analysant un terme ou une expression, et de le(s) mettre en exergue, entre guillemets. Or, Lacan situe l’interprétation entre l’énigme, qui est de l’énonciation, et la citation, qui est l’énoncé. Lacan trace une distinction, fondamentale pour la compréhension de ce qu’il avance, entre « énoncé » et « énonciation », deux termes qu’il substituera plus tard, respectivement, par « dits » et « dire ». L’énonciation, chez Lacan, agit sur deux plans différents : celui d’une chaîne latente, soit une chaîne sous-jacente à la chaîne énonciative ; et celui de l’acte d’énonciation. Dans le premier cas, on y a accès par la métaphore et la métonymie, elle est donc passible de déchiffrage. Dans l’autre, l’énonciation « ne dit rien » – elle ne peut pas être traduite en énoncés, c’est l’acte, tel que dans la formule subjonctive « qu’on dise », introduite dans « L’étourdit » et que nous examinerons plus loin. Tant l’énigme que la citation « participent du mi-dire », voilà ce qui indique le champ de l’interprétation selon Lacan : « L’interprétation – ceux qui en usent s’en aperçoivent – est souvent établie par énigme. Énigme autant que possible cueillie dans la trame du discours du psychanalysant, et que vous, l’interprète, ne pouvez nullement compléter de vous-même, que vous ne pouvez pas considérer comme aveu sans mentir. Citation d’autre part, parfois prise dans le même texte, tel énoncé. Tel est celui qui peut passer pour aveu, à seulement que vous le joigniez à 550 551
Idem. Ibid., p. 40. Souligné dans le texte.
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tout le contexte. Mais vous faites alors appel là à celui qui en est l’auteur. » 552
Nous voyons dans ce passage, encore une fois, comment Lacan se tient au texte analysant : tant l’énigme que la citation doivent être cueillies dans le discours de l’analysant. C’est lui l’auteur. La citation introduit une coupure entre l’énoncé et l’énonciation, dans les deux acceptions de celle-ci.553 Soler propose d’écrire ainsi la citation :554 S1, « S2 », S3 1.3.1.5. Équivoque « Avant que l’être imbécile prenne le dessus, pourtant d’autres, pas sots, énonçaient de l’oracle qu’il ne révèle ni ne cache : shmaivnei, il fait signe. C’était au temps d’avant Socrate, qui n’est pas responsable, quoiqu’il fût hystérique, de ce qui suivit : le long détour aristotélicien. D’où Freud d’écouter les socratiques que j’ai dits, revint à ceux d’avant Socrate, à ses yeux seuls capables de témoigner de ce qu’il retrouvait. »555
Dans un texte écrit d’une énorme complexité intitulé « L’étourdit » (1972), Lacan nous livre sa dernière grande élaboration concernant l’interprétation. Il affirme que l’interprétation doit se soutenir toujours de l’équivoque. Il nous y indique, d’ailleurs, les sources de cette interprétation-équivoque, ce qu’il appelle « les trois points-nœuds de l’interprétation », à savoir : l’homophonie, la grammaire et la logique.556
552
Ibid., pp. 40-41. Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse [1994-1995], op. cit., cours du 14 décembre 1994. 554 Ibid., cours du 11 janvier 1995. 555 Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [1973], in Scilicet, 5, op. cit., p. 16 ; Autres écrits, op. cit., p. 558. 556 « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., pp. 48-49 ; Autres écrits, op. cit., pp. 491-492. 553
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a. Homophonie « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre » 557
L’homophonie, dit Lacan, dépend de l’orthographe, puisqu’il s’agit d’un même son, d’une même matérialité sonore qui conduit à deux ou plusieurs écritures différentes.558 C’est donc l’orthographie qui dévoile la structure de l’équivoque, comme dans les exemples suivants : d’eux – deux ; parêtre ; s’emblant, la langue lalangue). Pour illustrer l’enjeu homophonique dans la constitution d’un symptôme, Lacan mentionne un cas clinique de Freud, nommé « petit Hans ». Il s’agit du cas d’un enfant qui présentait une phobie du cheval, fortement associée à la crainte de voir l’attelage renversé. Racontant à son père comment lui était venue « la bêtise » (die Dummheit), il lui dit « à cause du cheval » (wegen dem Pferd), ce qui est entendu comme Wägen (voitures). Freud, dans son commentaire de bas de page, rapproche encore ces deux termes du mot Weg (chemin), qui mène sur le chemin de la phobie du petit Hans.559 Ce qui est important dans l’homophonie, c’est qu’on ne peut pas décider dans quel sens on a dit telle ou telle chose. Les deux possibilités coexistent, sans qu’on puisse trancher quel est le « bon » sens. b. Grammaire L’interprétation « se seconde de la grammaire ».560 La grammaire fait apparaître l’équivoque au niveau syntaxique, ce qui se montre absolument essentiel si, comme nous l’avons dit précédemment, c’est le texte analysant qui doit être interprété. Lacan souligne d’ailleurs, que Freud a toujours « fait aux sujets ‘répéter leur leçon’, dans leur grammaire ».561 Un exemple d’une interprétation minimale, dans ce sens, c’est l’intervention du type : « Je ne te le fais pas dire ». Cette interprétation ouvre l’équivoque entre : « Tu l’as dit » et « Je le prends d’autant moins à ma charge que, chose pareille, je ne 557
Titre du Séminaire XXIV [1976-1977], de Jacques Lacan, inédit. « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., p. 48 ; Autres écrits, op. cit., p. 491. 559 « Analyse der Phobie eines fünfjährigen Knaben », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VII, p. 293, note 3. 560 « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., p. 48 ; Autres écrits, op. cit., p. 491. 561 Idem ; ibid., p. 492. 558
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te l’ai par quiconque faire dire. »562 Nous trouvons encore un exemple d’une équivoque grammaticale, dans le cas de « l’homme aux rats » de Freud. Ce sujet, dans ses mécanismes obsessionnels, répétait toujours une formule à caractère défensif (Abwehrformel), dans laquelle il y avait le mot « mais » (aber). Freud repère un jour, malgré l’insistance monotone de ce genre de propos obsessionnel, souvent ritualisé, que son patient avait changé sa façon de prononcer le mot en question. Il ne disait plus aber, dont la prononciation correcte est áber, mais abér, ce qui fait équivoque avec Abwehr « défense ».563 Du point de vue grammatical, le sujet substitue de façon très subtile une conjonction par un nom, nom qui était d’ailleurs important pour ce sujet, qui avait appris dans des conversations psychanalytiques le sens du terme Abwehr.564 Nous trouvons dans les exemples cités ci-dessus, deux formes différentes de l’équivoque grammaticale. Dans le premier, c’est plutôt l’intervention de l’analyste qui est équivoque et, dans le deuxième, elle est présente dans le discours analysant, ce que n’échappe pas à Freud. Le deuxième exemple se chevauche évidemment avec l’homophonie, mais ces strates de l’interprétation-équivoque ne s’excluent nullement. À la différence du grammairien ou d’Aristote (nous le verrons plus loin), le psychanalyste ne corrige jamais une équivoque, il maintient plutôt l’ouverture vers les différents sens suscités. La grammaire, dira Lacan en 1975, « elle fait scie du sens »565 c. Logique Le troisième point nodal de l’interprétation, c’est la logique, « sans laquelle l’interprétation serait imbécile ».566 Qu’entend Lacan par logique ? Dans le début de ce même texte, « L’étourdit », Lacan affirme que « c’est de la logique que ce discours [le discours psychanalytique] touche au réel à le rencontrer comme 562
Ibid., p. 49 ; idem. « Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose » [1907], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VII, p. 442. 564 Idem. 565 « Peut-être à Vincennes… » [1975], in Autres écrits, op. cit., p. 314. 566 « L’étourdit » [1972], op. cit., p. 49 ; op. cit., p. 492. 563
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impossible. »567 La logique, nous en avons déjà parlé dans la Première Partie de cette thèse, constitue pour Lacan la « science du réel »,568 dans la mesure où seulement elle permet l’accès à l’impossible (réel). Lacan rectifie d’ailleurs ce qu’il entend par logique, en dénonçant ceux qui ont transcendantalisé l’insensibilité de l’inconscient à la contradiction. Il signale, d’un côté, l’existence de logiques qui se passent du principe de non-contradiction et, de l’autre, il souligne le fait que toute élaboration logique, depuis les présocratiques, n’a jamais procédé « que d’un noyau de paradoxes ».569 Le terme paradoxe, « recevable partout [dans toutes les logiques], dont nous désignons les équivoques qui se situent de ce point ».570 Autrement dit, l’équivoque logique repose sur le paradoxe, affaire de toute logique. Nous reviendrons sur ce point lors de la discussion sur les rapports entre l’interprétation psychanalytique et la réfutation sophistique. De ces « points-nœuds », aucun ne s’impose « comme premier ».571 Comme la propre dénomination « points-nœuds » l’indique, ces trois formes d’équivoque sont liées entre elles. Ainsi, comme le précise Christian Fierens, « la grammaire s’impose à partir de l’homophonie pour distinguer entre les deux sens ; la logique démontre son impossible à la grammaire ; l’homophonie, loin d’être jeu de mot hasardeux, dépend toujours déjà de la logique. »572 Lacan rajoute que cet ordre se maintient « d’une double boucle plutôt que d’un seul tour », parce que chaque équivoque ne saurait s’éclaircir qu’à partir des deux autres.573 Or ce que Lacan développe dans « L’étourdit » comme les « points-nœuds de l’interprétation », se rapproche incroyablement de ce qui fut énoncé par Aristote comme des procédés sophistiques : c’est-à-dire, des faux raisonnements qui font attentat à la règle fondamentale de l’exigence du sens que requiert tout parler (rappelons Gamma 4 : « que du moins on signifie quelque chose, et pour soi et pour
567
Ibid., p. 5 ; ibid., p. 449. « Peut-être à Vincennes… » [1975], op. cit., p. 314. 569 « L’étourdit » [1972], op. cit., p. 49 ; op. cit., p. 492. 570 Idem ; idem. 571 Ibid., p. 48 ; ibid., p. 491. 572 Christian Fierens, Lecture de l’étourdit. Lacan 1972, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 280. 573 « L’étourdit », op. cit., p. 49 ; p. 492. Voir aussi Fierens, idem. 568
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un autre [ajllaV shmaivnei gev ti kaiV auJtw/` kaiV a[llw/] »).574 Pour « guérir » ainsi ceux qui ne discourent que pour l’amour du discours, Aristote prescrit dans Gamma 5 une réfutation (e[legco") « de ce qui est dit dans les sons de la voix et de ce qui est dit dans les mots (ejn th/` fwnh/` lovgou kaiV tou` ejn toi`" ojnovmasin). »575 Comme nous pouvons le constater, toute la théorie lacanienne de l’interprétation nous conduit directement au cœur de la pratique sophistique et de ce qu’elle a pu représenter pour la philosophie qui à partir d’Aristote s’institue comme exigence de sens. La théorie lacanienne de l’interprétation atteint le point névralgique de la pensée grecque dans la mesure où elle préconise ce qu’Aristote s’acharna à éradiquer.
1.4. L’interprétation-équivoque et les Réfutations sophistiques576 La comparaison est inévitable : entre les paralogismes sophistiques décrits par Aristote dans les SE et les paramètres de l’interprétation-équivoque, préconisée par Lacan dans « L’étourdit ». Le plan des SE, proposé par Louis-André Dorion, nous offre un fil bien utile : la première partie (chapitres 1 à 15) concernerait, d’après lui, les procédés des sophistes en tant que « questionneurs » et, la deuxième (chapitres 16-34), qui montrerait comment le « répondant », en bon aristotélicien, devrait répondre de façon à ne pas se laisser piéger par des falaccies sophistiques du questionneur. Cette construction à tour de rôle nous permettra de mieux mettre en évidence ce qui se passe au niveau du dispositif analytique, mais en sens inverse du projet aristotélicien. Les chapitres qui traitent des paralogismes qui tiennent au discours (paraV thVn levxin) suffiraient au psychanalyste pour en extraire quelques leçons fort instructives concernant l’interprétation-équivoque ; tandis que les préceptes anti- fallacies et pro hen semainein seraient plutôt à éviter. 574
Aristote, Métaphysique, Gamma 4, 1006a 21, traduction par Barbara Cassin et Michel Narcy, in La Décision du sens, op. cit. 575 Aristote, Métaphysique, Gamma 5, 1009a 21-22, ibid. 576 Aristote, Les Réfutations sophistiques, introduction, traduction et commentaire par Louis-André Dorion, préface de Jacques Brunschwig, Paris, J. Vrin/Presses de l’Université Laval, 1995. Cité désormais SE (Sophistici elenchi).
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1.4.1. Les réfutations qui tiennent au discours (paraV thVn levxin) Dans les SE, pour démasquer le caractère fallacieux des arguments sophistiques, qui ne font pas de vrais syllogismes, mais de paralogismes, Aristote explicite « les points-nœuds » – ou tópoi (lieux) – de leurs procédés. Il y distingue ceux qui, en envisageant la réfutation, « tiennent au discours (paraV thVn levxin). »577 Ces procédés intéressent particulièrement le psychanalyste dans la mesure où c’est du discours dans sa matérialité sonore qu’il s’occupe. Il n’est absolument pas question d’une quelconque vérité extralinguistique. Parmi les paralogismes qui tiennent aux discours énoncés, Aristote distingue : l’homonymie (oJmwnumiva) ; l’amphibolie (ajmfiboliva) ; la composition (suvnqesi") ; la division (diaivresi") ; l’accentuation (prosw/diva): Pour l’homonymie (oJmwnumiva), Aristote part d’un exemple de l’Euthydème de Platon (275d-276c) et qui concerne les deux sens du verbe manthánein – apprendre, et qui est valable aussi en français : « Qui apprend ? Celui qui sait ou ce qui ne sait pas ? » N’importe quelle réponse ouvre la porte à la réfutation du sophiste, qui prendra le sens inverse. Aristote définit l’homonymie, dans les Catégories : « On dit homonymes les items qui n’ont de commun qu’un nom, tandis que l’énoncé de l’essence, correspondant au nom, est différent, par exemple on dit zôion à la fois de l’homme et du portrait ; [on les dit homonymes] car ils n’ont de commun qu’un nom, tandis que l’énoncé de l’essence, correspondant au nom, est différent : si en effet on doit donner [la définition] de ce que c’est, pour chacun d’eux, d’être zôion, on donnera pour chacun une définition propre ( JOmwvnuma levgetai w% o[noma movnon koinovn, oJ deV kataV tou[noma lovgo" th`" oujsiva" e{tero", oi%o n zw/`o n o@ te a[nqrwpo" kaiV toV gegrammevnon/: touvtwn gaVr o[noma movnon koinovn, oJ deV kataV tou[noma lovgo" th`" oujsiva" e@tero"/: ejaVn gaVr ajpodidw/` ti" tiv ejstin aujtw`n eJkatevrw/ toV zw/vw/ ei^nai, i[dion eJkatevrou lovgon ajpodwvsei). »578
L’homonymie c’est donc, chez Aristote, un seul et même nom (onoma) et deux essences (ousias) distinctes. L’homonymie chez Aristote est fort différente de
577
SE, 165b 23-24. Aristote, Catégories, 1a 1- 6, présentation, traduction et commentaires de Frédérique Ildefonse et Jean Lallot, Paris, Seuil, « Points », 2002. Souligné dans le texte. 578
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celle d’aujourd’hui, qui tend à faire équivaloir l’homonymie à l’homophonie. Nous évoquerons ce sujet plus loin. L’amphibolie (ajmfiboliva) est l’ambiguïté (dittovn) étendue à la phrase. Elle ne peut être repérée que dans la syntaxe.579 Encore ici un exemple de l’Euthydème (300 b-c). Dionisodore demande à Ctésippe : « N’est-il pas vrai qu’on peut dire des choses silencieuses « sigwnta levgein » ? En aucune façon, répond Ctésippe. « Ni de se taire en parlant » (levgonta sigan) ? Ctésippe : « Encore moins ! » Dionisodore : « Donc quand tu parles de pierres, des morceaux de bois ou de fer, estce que tu ne parles pas de ce qui se tait (ouj sigwnta levgei") ? » L’argumentation dépend ici de la place du sujet de la phrase : ou celui qui parle garde le silence (dans ce cas, sigonta est le sujet de legein, ce qui serait absurde) ; ou bien on parle de choses qui sont, elles-mêmes, silencieuses. Nous trouvons ici une autre sorte d’équivoque, qui divise également les traducteurs, touchant la traduction de paraV toV dittovn, à double sens. Ainsi, Michel Narcy semble regrouper les paralogismes para to ditton sous l’égide de l’homonymie,580 tandis que Dorion, en critiquant Narcy, défend la thèse que « l’expression paraV toV dittovn est toujours utilisée, dans les SE, pour désigner l’ambiguïté linguistique en général. »581 Selon Dorion, l’homonymie ne constitue pas le principe commun à tous les paralogismes, mais que l’homonymie, l’amphibolie et la forme d’expression seraient plutôt des variantes de cette ambiguïté générique. Cette discussion est évidemment grosse d’implications et d’intérêt ontologiques, mais un examen approfondi de la question nous éloignerait du sujet de notre étude, dans la mesure où l’usage lacanien de l’équivoque ne prétend pas retrouver la taxinomie aristotélicienne, qu’il ne cite même pas. La terminologie qu’il emploie ne se prête pas non plus à une confusion de cet ordre.
579
SE, 166a 7 sq. S’appuyant sur les passages suivants : SE 5, 167a 23-27 et 35 ; 6, 168a 24-28, Michel Narcy envisage ceci : « Sur les six paralogismes ‘qui tiennent à l’expression’ on peut donc en regrouper trois sous le chef de l’homonymie : pourquoi pas les trois autres ? » Michel Narcy, Le Philosophe et son double. Un commentaire de l’Euthydème de Platon, Paris, J. Vrin, 1984, p. 170. Sur cette polémique, voir Louis-André Dorion, « Introduction », in Aristote, Les Réfutations sophistiques, op. cit., pp. 7278. 581 Louis-André Dorion, « Introduction », ibid., p. 77. 580
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Quant aux paralogismes qui sont dus à la liaison ou composition (suvnqesi") et à la séparation ou division (diaivresi"), prenons deux des exemples qu’Aristote donne des paralogismes dus à la séparation (paraV thVn diaivresin) : ejgwv s’e[qhka dou`lon o[nt’ejleuvqeron : D’homme libre, je te fais esclave <= D’esclave je t’ai fait libre>. penthvkont’ ajndrw`n eJkastoVn livpe di`o" jAcilleuv" : De cinquante hommes le divin Achille en laissa cent <= De cent hommes le divin Achille en laissa cinquante>582 Ce genre de paralogisme est d’autant plus frappant parce qu’il n’y avait probablement pas de signes de ponctuation écrite. Selon Dorion, une bonne partie des spécialistes admettent qu’on peut les attribuer à Aristophane de Byzance, qui fut à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie au début du IIe siècle av. J.C.583 Ainsi, les paralogismes aristotéliciens, rédigés en scriptura continua, présenteraient des vrais cas d’ambiguïté. Mais dans la ponctuation, comme l’observe bien Dorion, les caractères graphiques ne sont pas les seuls responsables de cette sorte d’ambiguïté. Il rappelle que, selon Quintilien (VII, 9), une simple pause, une inflexion à l’oral, pouvait dissiper l’ambiguïté de la phrase : « ‘Par testament, un homme ordonna d’ériger statuam auream hastam tenentem’ On se demande si c’est la statue, tenant la lance, qui doit être en or, ou si la lance doit être en or et la statue d’une autre matière. […] La division se marque par la respiration et par une pause (Divisio respiratione et mora constat) : nous pouvons dire statuam, ensuite : auream hastam ; ou bien statuam auream, ensuite hastam ».584 Un argument qui relève de l’accentuation (prosw/diva) « n’est pas facile à construire dans des discussions non-écrites ; mais dans des discussions écrites et en 582
SE, 166a 36-38. Dans sa traduction, Dorion a choisi, quand il est question des sophismes qui reposent sur l’homonymie, l’amphibolie, la liaison ou la séparation, c’est-à-dire, des sophismes qui présentent « un double sens », de présenter dans le texte les deux traductions possibles. Il met en premier la traduction qui présente un sens absurde et qu’il lie au questionneur ; et ensuite, placée entre crochets obliques et du signe d’égalité, le sens « correct », comme dans les exemples que nous avons choisis. Voir son « introduction », op. cit., p. 113. 583 Voire note 87 du commentaire de Dorion, pp. 245-248. 584 Quintilien, VII, 9, 8 et 11, traduction par Cousin, apud commentaire de Louis-André Dorion à sa traduction des Réfutations sophistiques, op. cit., note 87, p. 247. En italique dans le texte.
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poésie, c’est plus facile. »585 Nous pouvons utiliser comme exemple de cette forme d’ambiguïté, le fragment 48 d’Héraclite, cité par Lacan lui-même : tw/` tovxw/ o[noma bivo" e[rgon dev qavnato" (« L’arc : son nom, vie, ce qu’il fait, mort »).586 L’arc, c’est oJ biov", qui se distingue de « vie » (bivo") seulement par le déplacement de l’accent. Forme de l’expression (sch~ma levxew") : « quand ce qui n’est pas le même s’exprime de la même façon » comme, par exemple, lorsqu’un nom masculin s’exprime comme le féminin, et vice-versa. Lacan le classifierait comme une sorte d’équivoque grammaticale.
1.4.2. L’ambiguïté de l’ambiguïté : homonymie et équivoque Empruntée à Hintikka, l’expression « l’ambiguïté de l’ambiguïté »587 fait état d’une confusion qui amalgame, au fil des siècles de traductions et commentaires, divers termes et/ou expressions qui, dans l’antiquité, avaient des portées distinctes de l’usage contemporain. C’est le cas de termes comme : homonymie (ojmwnuvmia) ; synonymie (sunwvnuma) et équivoque (aequivoca). Le
flou
qui
caractérise
aujourd’hui l’usage de ces termes hérite d’une longue histoire. Chez Homère (Iliade XVII, 720), par exemple, le poète dit que les deux Ajax (le fils de Télamon et le fils d’Oïlée) sont eux-mêmes homonymes et non leur nom. Platon, à son tour, nomma homonymes les choses sensibles par rapport à leurs idées (Phédon, 78e ; Timée, 52a) ; les homonymes font partie aussi de l’art mimétique des sophistes (Sophiste 234b). Ces deux exemples indiquent que ce à quoi se réfère l’homonymie ne fut pas d’emblée univoque : l’homonymie est-elle liée aux mots ou aux choses ?588 585
SE, 166b. Héraclite, Fragment DK 22 B 48, traduction Jean Bollack et Heinz Wismann, in Héraclite ou la séparation, op. cit., p. 169. Cité en grec par Jacques Lacan, in Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], op. cit., p. 159. 587 Jaakko Hintikka, « Aristotle and the Ambiguity of Ambiguity », in Time and Necessity. Studies in Aristotle’s Theory of Modality, op. cit., pp. 1-26. Barbara Cassin commente ce texte in L’Effet sophistique, op. cit., pp. 348-353. 588 Nous n’examinerons pas en détail les implications ontologiques des divers emplois de ces termes au long de la tradition philosophique. À ce sujet, voir l’article de Barbara Cassin et Irène RosierCatach, « Homonyme », in Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, op. cit., pp. 569 - 579. 586
192
Chez Aristote, ces termes acquièrent des définitions précises. L’homonymie correspond, chez le Stagirite (voir Catégories, 1a 1-6, cité plus haut), à un seul et même nom et deux essences complètement différentes. Comme le dit Cassin, ce sont un seul nom et « deux entrées dans un dictionnaire ». La synonymie, en revanche, correspond à deux noms différents pour une même essence : « On dit synonymes les items qui ont le nom en commun, et dont l’énoncé de l’essence, correspondant au nom, est le même, par exemple, [on dit] zôion [être animé] pour l’homme et pour le bœuf (Sunwvnuma deV levgetai w%n tov te o[noma koinoVn kaiV kataV tou[noma lovgo" th`" oujsiva" oJ lovgo", oi%on zw/`on o{ te a[nqrwpo" kaiV oJ bou`" :) »589 De l’entrecroisement des commentateurs grecs et latins, nous nous référons au panneau suivant, composé par Cassin et Rosier-Catach :590 choses de
même nom
nom différent
même définition
synonyma univoca ex. l’home, l’être animé (« animal ») à cause du prédicat commun « substance animé sensible »/l’homme, le cheval à cause du prédicat commun « animal »
poluonyma multivoca plurivoca ex. le glaive, l’épée
définition différente
homonyma aequivoca ex. un homme réel, un homme peint
heretonyma diversivoca ex ; le feu, la pierre, la couleur
Dans son commentaire des Catégories, Boèce dit que l’adjectif aequivoca ne qualifie pas les choses, mais la manière dont elles sont dites : « Équivoques, dit-il (Aristote, Catégories, chap. 1), c’est-à-dire les choses, qui par elles-mêmes ne sont pas équivoques, à moins qu’un nom commun n’en soit prédiqué. C’est pourquoi, puisque le fait qu’elles soient équivoques vient de ce qu’elles ont un vocable commun, Aristote dit à juste raison : ‘elles sont dites équivoques’. En effet, elles ne sont pas équivoques, elles sont dites équivoques.
589 590
Aristote, Catégories, 1a, 6 - 8, op. cit. Souligné dans le texte. Barbara Cassin et Irène Rosier-Catach, « Homonyme », op. cit., p. 570.
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L’équivocité se produit non seulement dans les noms mais aussi dans les verbes… » 591
Les précisions qui caractérisent ces définitions ont perdu beaucoup de leur portée ontologique, en faveur des nouvelles approches linguistiques ou des sciences du langage, qui réduisent en quelque sorte l’homonymie et la synonymie à l’homophonie. Lacan, quant à lui, n’a pas à trancher pour ce qui concerne la base de l’équivoque. Il s’agit, pour lui, exclusivement du matériel sonore du texte analysant et nullement d’une réalité quelconque dont les mots seraient la représentation. Il n’emploie pas d’ailleurs le mot « homonymie » ni « synonymie », lorsqu’il parle de l’interprétation-équivoque. L’équivoque peut être homophonique, grammaticale ou logique.
2. La prestation (epideixis) sophistique La parole sophistique était la parole publique, des démonstrations de l’art du bien parler – pour le plaisir de parler (logou kharin). Exercice spectaculaire (spectacle et spectateur) qui visait à charmer la foule grâce au seul pouvoir performatif de ce dynaste : le logos. Au premier abord, rien ne semble plus antinomique à la pratique analytique. Mais pour bien saisir s’il s’agit ou non d’une vraie antinomie, il nous faut d’abord vérifier ce qui était le propre de la prestation sophistique, en quoi consistait leur pratique discursive. Depuis Platon, on nomme l’action sophistique epideixis (ejpivdeixiς), ce qu’on traduit par « prestation », « conférence », « Vortrag ». Le substantif epideixis provient du verbe epideiknumi (ejpideivknumi), « montrer ouvertement, exhiber » ; « faire voir par une preuve ou par un raisonnement, montrer, expliquer », ou encore « se présenter à ou devant », « s’exhiber, se produire au grand jour pour une lecture ou une déclamation publique. »592 Verbe et substantif sont composés par le préfixe epi (epiv), « devant » et deixis (dei`xiς) / deiknumi (deivknumi), « montrer », « indiquer
591
Boèce, « In categorias Aristotelis commentaria », PL 64, 164B, apud Barbara Cassin et Irène Rosier-Catach, « Homonyme », idem. 592 Voir Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, op. cit..
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par la parole ou par le geste »593, « l’acte de désigner sans parler, avec son index tendu ».594 Comme l’observe Cassin, le préfixe epi « indique d’abord qu’il faut être en présence d’un public. »595 L’epideixis caractérise ainsi le coeur de l’action sophistique, de Platon (Hippias majeur, 282c, 286a ; Hippias mineur, 363c ; Gorgias 447b-c) à Philostrate (Vie des sophistes). Dans les dialogues platoniciens, l’epideixis désignait la façon de discourir sophistique (souvent de façon macrologique [Gorgias 449c 3-5]) en contraposition à la méthode dialogique, heuristique, qui procédait par des questions et réponses.596 Il est opportun de saisir ici le contraste entre l’epideixis de l’apodeixis. Commençons par ce qui leur est commun : « La deixis est l’acte, et l’art, de montrer sans parole, avec son index tendu comme Cratyle le phénomène disparaissant, ou d’un geste souverain, comme Justice dans le Poème de Parménide, le chemin de l’être. »597 L’apodeixis nous renvoie « à tous les apo (apophainestai, apophansis) caractéristiques de la phénoménologie, est l’art de montrer ‘à partir de’ ce qui est montré, en faisant fonds sur lui, de ‘dé-montrer’ : faire en sorte que le phénomène devienne objet de science, faire passer du singulier au général, faire voire Socratehomme dans Socrate et faire en sorte qu’on y adhère. »598 Dans la Rhétorique d’Aristote, l’apodeixis constitue « ‘la preuve’, est le nom de la technique d’adhésion. »599 Mais l’epideixis « est l’art de montrer ‘devant’ et de montrer ‘en plus’, suivant les deux grands sens du préverbe. Dans cet epi s’articulent la performance et l’éloge. Montrer ‘devant’, publiquement, aux yeux de tous. »600 Une épideixis peut 593
Idem. Barbara Cassin, « ‘Epideixis’, performance et performativité du ‘logos’ », in Barbara Cassin, (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 11. 595 Barbara Cassin, « ‘Epideixis’, performance et performativité du ‘logos’, in Barbara Cassin, (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 11. 596 Dans Gorgias 449c, Socrate exhorte Gorgias à la brièveté discursive (braculogiva") plutôt qu’à l’ampleur (makrologiva"). Cet accord sera rappelé quelques fois au cours du dialogue. On constate ici la tension existante entre la pratique du dialegesthai, par de questions et réponses courtes et la force du discours d’apparat sophistique. 597 Barbara Cassin, « Sophistique, performance, performatif », in Bulletin de la Société française de Philosophie, Paris, Vrin, séance du 25 novembre 2006, p. 10. 598 Idem. 599 Idem. 600 Idem 594
195
être une démonstration publique de force, comme le déploiement d’une armée (chez Thucydide), une démonstration, une exposition ou une conférence, comme nous l’avons évoquée plus haut.601 Avec la Rhétorique d’Aristote (I, 3), la compréhension de l’action discursive se « spécialise ». La forme « épidictique » devient l’un des trois genres du discours rhétorique,
les
deux
autres
étant
le
« délibératif »
(sumbouleutikon
–
sumbouleutikovn) et le « judiciaire » (dikanikon – dikanikovn). Le genre épidictique est celui qui, dans les assemblées, se chargera de l’éloge ou du blâme.602 Il se distingue des deux autres tant par le type d’auditeur, le but, ainsi que par l’aspect temporel qu’il implique. Le discours délibératif se destine à l’assemblée pour la conseiller ou la dissuader de quelque chose dans l’avenir ; le judiciaire, s’adresse au tribunal, pour défendre ou accuser quelqu’un à propos d’un fait passé et ; l’épidictique, qui « ne s’adresse, dit Aristote, ni au citoyen ni au juge, mais au spectateur (theôros [qewrovς]) ; il ne concerne ni l’avenir ni le passé, mais le présent. »603 Le discours épidictique n’a pour fin ni la décision ni le verdict, mais c’est la puissance, le talent de l’orateur lui-même qui sera l’objet de l’appréciation du spectateur (1358b 6). À la différence du discours judiciaire, qui mène la plaidoirie autour du juste et de l’injuste, du bien et du mal ; et du délibératif, qui tisse les arguments à partir de l’utile et du nuisible, l’épidictique a pour seule fin la louange ou le blâme « du beau et du honteux » (1358b 25 sq.). Le trait commun aux différents genres discursifs établis par Aristote, consiste dans le « parler à », plutôt que le « parler de » ou « sur » quelque chose. Comme l’a dit Heidegger, le tevlo" de la rhétorique est chez l’auditoire (« das tevlo" ist beim Hörer [ajkroathv"]. »604 Cela signifie que la visée de la parole rhétorique est la persuasion – d’où la définition platonicienne de la rhétorique comme « une ouvrière de persuasion » (peiqou`ς dhmiourgovς).605 601
Voir idem. À souligner qu’avant la restriction apportée par la Rhétorique d’Aristote au discours épidictique, l’epideixis constituait donc, au sens large, une « ‘prestation’, improvisée ou non, écrite ou parlée, mais toujours rapportée à l’apparat, à l’auditeur, au public. » Ibid., p. 11. 603 Barbara Cassin, « ‘Epideixis’, performance et performativité du ‘logos’, op. cit., p. 11. 604 Martin Heidegger, Gesamtausgabe, II. Abteilung : Vorlesungen 1919-1944, vol. 18, « Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie », Francfort, Vittorio Klostermann, 2002, p. 123. Nous traduisons. Cf. Aristote, Rhétorique I, 3, 1358a 37 sq. 605 Gorgias, 453a. 602
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L’interprétation analytique est-elle persuasive ? Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord saisir ce qu’implique la notion de persuasion. Il est évident, à partir des éléments que nous avons débroussaillés jusqu’à présent, que rien ne paraît plus éloigné de la pratique psychanalytique que l’action sophistique. Qu’elle soit définie comme « ouvrière de persuasion (peiqou`ς dhmiourgovς) »606 ou comme « le pouvoir de faire à chaque fois la théorie de ce qui convient pour persuader (periV e@kaston tou` qewrh`sai toV ejndecovmenon piqavnon) »607, c’est la « persuasion » qui condense pour Platon et Aristote l’essence de l’action rhétorique. On remarquera à juste titre que nous ne distinguons pas ici l’action sophistique de la rhétorique. Cette indifférenciation a pour finalité d’examiner la persuasion en tant que point d’ancrage commun aux deux arts. Rappelons à ce sujet que, dans le dialogue qui porte son nom, le personnage de Gorgias déclare qu’il est rhéteur et que son art est la rhétorique.608 Néanmoins nous devons tenir compte de Heidegger, qui distingue la persuasion rhétorique de la persuasion sophistique. Pour la rhétorique, dit-il – Rhétorique I, 1355b 10 sq. à l’appui, la persuasion est ejn th/` duvnamei, c’est-à-dire, une possibilité qui prépare « le pouvoir-voir » (das Sehenkönnen). La persuasion n’est pas, selon Heidegger, la seule possibilité de la rhétorique, qui doit, entre autres, faire aussi la théorie du persuasif. Tandis que pour la sophistique, la persuasion est ejn th/` proairevsei, puisqu’elle doit impérativement persuader l’autre (« der sofistikhv gehört, andere unbedingt zu überzeugen »)609 Mais revenons à la question que nous venons de poser : qu’est-ce que la persuasion ? Le terme peitho (peiqwv), présent depuis Homère, signifie : « persuader, convaincre » ; « enjôler, circonvenir, engager par ruse, d’où séduire, surprendre, tromper » ; « fléchir par des prières, amollir, adoucir, apaiser » ; « stimuler, exciter » ; « se fier, se confier, se remettre à » ou encore « obéir à quelqu’un ».610 La palette sémantique ne s’arrête pas là. Selon la déclinaison, la conjugaison et les compléments, l’éventail sémantique se modifie.
606
Gorgias, 453a. Rhétorique, I, 1355b 25, trad. Barbara Cassin, in Barbara Cassin, (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 12. 608 Platon, Gorgias 449a 4-5. 609 Martin Heidegger, op. cit., p. 115. 610 Voir Anatole Bailly, op. cit. 607
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Le pithanon (piqanovn), le « persuasif » de la définition aristotélicienne, nous renvoie à la pistis (pivsti"), qui désigne à la fois : « la foi », « la croyance », et « ce qui fait foi », « preuve », aussi bien que « le résultat de la confiance ». Il s’agit sans doute d’un de ces mots intraduisibles. Il recouvre un champ sémantique « atopique » : il est en même temps que la foi, ce qui la cause, ainsi que le résultat. Où se situe donc le pithanon dans l’action discursive ? Ce qui dans le vocabulaire rhétorico-philosophique fut désigné comme « persuasion » appartient à la préhistoire de la psychanalyse sous le nom de « suggestion ».611 Dès 1900 Freud abandonne la pratique de l’hypnose ainsi que la suggestion en faveur de l’association libre, la seule règle fondamentale de la psychanalyse (die psychoanalitische Grundregel). Néanmoins, si Freud renonça à la pratique analytique de la suggestion, cela ne l’empêcha pas de voir comment opérait la suggestion, phénomène fondamental de la vie psychique. Pour lui, la « suggestibilité » (Suggerierbarkeit) joue un rôle capital dans l’amour et dans les phénomènes de masse, ce qui rejoint la question de la persuasion dans les assemblées d’antan comme dans les forums de nos jours.612 Le phénomène de la persuasion, ou de la suggestibilité freudienne, Lacan l’a étayé avec sa théorie de la parole et du discours, comme nous l’avons vérifié plus haut. Il appartient à la structure de la parole de demander son complément de l’Autre, ce qui explique la nature même du phénomène du transfert, qui n’est pas l’apanage du dispositif psychanalytique. Lacan a d’ailleurs consacré tout un séminaire à ce sujet, où il effectue une analyse textuelle, fort détaillée, du Banquet de Platon, dont ce qui se passe entre Alcibiade et Socrate incarne pour lui le paradigme du phénomène transférentiel. Dans le Gorgias (454a), Socrate et le sophiste admettent aussi que la « la rhétorique n’est pas la seule ouvrière de persuasion (Oujk a[ra
611
La « suggestion » faisait partie de la technique de l’hypnose pratiquée par Charcot et ses disciples et que consistait à « suggérer » aux patients hystériques après la « remémoration » de la scène traumatique, qu’une fois réveillées, leurs symptômes disparaîtraient. Le succès fut mitigé : après une période où l’on pouvait croire aux effets miraculeux de la suggestion, parce que les symptômes disparaissaient réellement, voilà la retombée. Ils réapparaissaient comme avant. À ce sujet, voir Joseph Breuer et Sigmund Freud, « Studien über Hysterie » [1895], in Sigmund Freud, Gesammelte Werke, op. cit., vol. I, pp. 75-312. 612 Voir Sigmund Freud, « Suggestion und Libido », chapitre IV de « Massenpsychologie und IchAnalyse » [1921], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XIII, pp. 95-100.
198
rJhtorikhV movnh peiqou`" ejstin dhmiourgov") », mais que d’autres tekhnai peuvent l’être également, comme l’enseignement, entre autres. Le persuasif est donc inhérent à la structure de la parole, qui réclame toujours un complément de l’Autre, génère l’expectative de la rencontre avec « un partenaire qui a chance de répondre » : le « sujet supposé savoir ».
2.1. Le sujet supposé savoir « Un souvenir d’Aristote, une goutte des catégories, prions-nous, pour décrotter ce sujet d’un subjectif ? Un sujet ne suppose rien, il est supposé. » 613 « Il faut dire que le désir d’être le maître contredit le fait même du psychanalyste… » 614
La notion de « sujet supposé savoir » constitue, pour Lacan, le pivot de tout ce qui s’articule autour du transfert.615 Le « sujet supposé » est, comme l’expression l’indique, supposé par un autre sujet. Lacan, reprenant maintes fois l’étymologie de uJpokeivmenon, affirme, avec Aristote, qu’un sujet « ne suppose rien, il est toujours supposé ».616 Supposé notamment par le signifiant qui le représente pour un autre signifiant. Lacan construit un mathème pour montrer la structure du phénomène transférentiel avec l’institution du sujet supposé savoir comme corrélat :
S
Sq
s (S1, S2, … Sn) Dans la première ligne, nous trouvons le signifiant S du transfert, avec son implication de signifiant quelconque – « qui ne suppose que la particularité au sens
613
Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », in Autres écrits, op. cit., p. 248. 614 Jacques Lacan, « Radiophonie » [1970], in Autres écrits, op. cit., p. 419. 615 Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248 sq. 616 Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », op. cit., p. 248.
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d’Aristote (toujours bien venu), qui de ce fait suppose encore d’autres choses. »617 Sous la barre, nous trouvons les signifiants du savoir, des signifiants dans l’inconscient. La fonction de « sujet supposé savoir » n’implique donc pas la personne de l’analyste en tant que tel : « le sujet supposé savoir n’est pas réel en effet… »618 Cette supposition dessine une place complexe à soutenir. D’une part, « il est clair que du savoir supposé, il [l’analyste] ne sait rien » et, d’autre part, ceci « n’autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir. »619 Ni Dionysodore – celui « qui sait quelque chose sait tout »,620 ni Socrate qui, hystériquement, proclamait savoir ne rien savoir.621 Il y a à l’évidence une dissymétrie entre les positions sophistique, philosophique et psychanalytique vis-à-vis du savoir et qui peuvent être caricaturées par l’exemple de Dionysodore et celui de Socrate. Le sophiste n’est pas le sujet supposé savoir : il sait (sophistes). Le philosophe, en raison de sa révérence à l’égard de la vérité, est plutôt un inhibé par rapport à sa prétention de savoir : il ne sait jamais, jamais assez : il est philo-sophos. Le psychanalyste sait que le savoir qu’on lui attribue n’est que supposé : « Le savoir qui ne se livre qu’à la méprise du sujet [par opposition à la prise - Begriff], quel peut bien être le sujet à le savoir avant ? »622 Cette dissymétrie quant au savoir en engendre une autre qui concerne l’exercice du pouvoir que la structure de la parole véhicule. Pour le sophiste, la persuasion est cherchée a priori (en tei proairesei), à tout prix, pour amour de la victoire dans les disputes (philoneikia) et de la renommée (doxa). Les amours du philosophe avec la vérité, que Lacan place dans le discours du maître, ne font que produire le sujet divisé, S. Le philosophe vise ainsi à construire un savoir pour, éventuellement, le transmettre. 617
Idem. Ibid., p. 249. 619 Idem. 620 ei[per e$n ejpivs tamai, a@panta ejpivstamai, Platon, Euthydème, 293d 4. 621 Rappelons l’observation de Schleiermacher, pour qui c’était impossible que Socrate ne savait rien, puisque derrière ce propos il est implicite qu’il savait ce qu’est le savoir. Friedrich Schleiermacher, « Über den Werth des Sokrates als Philosophen », op. cit., pp. 51-68. 622 Jacques Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir » [1967], in Autres écrits, op. cit., p. 336. 618
200
L’analyste, en revanche, grâce à sa position paradoxale, qui est celle de l’objet, est promis à être rebut. À la fin d’une analyse bien menée à son terme, le psychanalyste est destitué de sa position de savoir, il devient simple rebut du processus analytique, ce à quoi il était voué dès le départ.623 Loin donc de la renommée sophistique et du gradus académique. Cette position d’objet qu’il occupe et malgré tout le pouvoir que cela peut lui donner, l’analyste est à l’antipode d’un démiurge de la persuasion, son rôle n’est pas de convaincre : « Le propre de la psychanalyse, c’est de ne pas vaincre, con ou pas. »624 Lacan réserve d’ailleurs le qualificatif de « canaille » à ceux qui prétendent incarner l’Autre pour quelqu’un : « Toute canaillerie repose sur ceci, de vouloir être l’Autre, j’entends le grand Autre, de quelqu’un, là où se dessinent les figures où son désir sera capté. »625 Si la psychanalyse n’est pas une « ouvrière de persuasion » – quoi qu’elle encourt le risque permanent d’une telle déviation – qu’en est-il de l’autre versant de la prestation sophistique, la pratique de la réfutation (elenkhos) ? Nous examinerons ensuite les rapports existants entre la réfutation sophistique et l’interprétation psychanalytique.
2.2. L’elenkhos sophistique Les Réfutations sophistiques paraissent étayer la position de certains interprètes qui ont toujours associé l’exercice sophistique à la pratique de la réfutation, sommet des discussions éristiques. Mais la notion d’elenkhos a parcouru un long chemin sémantique avant d’aboutir à ce terme propre à une certaine technique de l’argumentation. Chez Homère, il signifiait « faire honte » (Odyssée 21, 424) ou « traiter avec mépris le langage de quelqu’un » (Iliade, 9, 522). En ionienattique, il prend le sens de « interroger, réfuter », ou « capable de confondre ». Chez Platon, on trouve « convaincre d’une faute, d’une erreur » (Protagoras, 331c), « épreuve » argumentative (Gorgias 457d-458b ; 471e-472c et 473e-476a ; Sophiste 259c ; Euthydème 295b). 623
Voir Jacques Lacan, « Note italienne » [1973], in Autres écrits, op. cit., pp. 307-311. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 50. 625 Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 68. 624
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Avec Aristote, le terme acquiert des contours bien précis : « la réfutation, elle est une déduction avec contradiction de la conclusion (e[legco" deV sullogismov" met’ajntifavsew" tou` sumperavsmato") » ;626 ou encore : « si ce qui a été posé est contraire à la conclusion, une réfutation a lieu nécessairement, car la réfutation est un syllogisme qui établit la contradiction (eij toV keivmenon ei[h. ejnantivon tw/` sumperavsmati, ajnavgkh givgnesqai e[legcon : oJ gaVr e[legco" ajntifavsew" sullogismov").627 Le lien entre les sophistes et la pratique le l’elenkhos génère des controverses, parce que la réfutation n’est pas une prérogative de la sophistique, puisqu’elle fait aussi partie des objectifs du dialecticien. Cela pourrait justifier le fait qu’Aristote se donne autant de peine à démasquer des « réfutations apparentes », c’est-à-dire sophistiques, des « véritables réfutations », les dialectiques. Parmi les réfutations apparentes, celles qui proviennent du lieu (eijj" tovpo") « le plus naturellement approprié » (eujfuevstato") « et le plus répandu » (dhmosiwvtato") est celui « qui tire parti des mots » (oJ diaV tw`n ojnomavtwn). 628 Les SE soulèvent des questions quant à la vraie cible du Stagirite dans ce traité. Louis-André Dorion, par exemple, soutient la thèse selon laquelle les SE avaient pour cible plutôt l’école mégarique, connue pour son penchant éristique, que les sophistes proprement dits. Cette thèse est solidaire d’une autre, préalable, qui considère l’Euthydème de Platon également comme un ouvrage qui se tisse autour des mégariques. Cela justifierait en partie l’usage, dans les SE, de plusieurs exemples extraits du dialogue platonicien. Cette discussion nous importe peu, d’autant plus qu’il faudrait démontrer que les sophistes étaient aussi des éristiques et que les mégariques monnayent aussi bien leurs leçons, pour que l’hypothèse tourne rond. Ce qui nous importe, c’est moins l’authenticité de ce genre de procédé argumentatif – ce qui peut toujours nourrir des filières doxographiques – mais plutôt de saisir en quoi consistait la pratique de la réfutation. Si les sophistes des elenkhoi étaient en réalité des mégariques ou si les mégariques étaient bien des « sophistes » n’est ici guère important. 626
SE, I, 165a 2-3. Les Premiers analytiques, II, 20, 66b 11-12, in Organon III, traduction et notes par Jules Tricot, Paris, J. Vrin, 2001. 628 SE, I, 165a 5-6. 627
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La tradition a intitulé le traité « Réfutations sophistiques » (SofistikoiV e[legcoi),629 titre qui laisse ouverte la question de savoir si Aristote avait pour but « d’exposer la méthode au moyen de laquelle les sophistes concevaient de fausses réfutations et trompaient par leur moyen, ceux qui n’étaient pas rompus à la technique du raisonnement », ou bien « manifestement de réfuter les paralogismes commis par les sophistes. »630 La tradition a été partagée entre ces deux fils interprétatifs et c’est Pseudo-Alexandre qui, d’après Dorion, nous présente d’abord une combinaison de ces deux versants : la première serait développée dans les chapitres 3 à 15 ; et la deuxième, à savoir, les réfutation des sophistes, dans les chapitres 16 à 33.
3. Qu’est-ce que l’interprétation psychanalytique ? « …l’interprétation est du sens et va contre la signification. »631 « Si, au contraire, quelqu’un croit signifier plusieurs choses, il est évident qu’il ne s’adresse pas à la pensée (eij dev gev ti" pollaV oi[e tai shmaivnein, dh`lon o@ti ouj proV" thVn diavnoian) » 632
Jusqu’à présent, nous avons examiné les coordonnées de l’interprétation psychanalytique, c’est-à-dire, son matériel – le texte analysant – et « comment » l’interpréter (ponctuation, coupure, allusion, citation, énigme et équivoque). Maintenant, il faut que nous analysions en quoi consiste l’interprétation proprement psychanalytique, ce qu’elle vise. L’interprétation est la seule voie d’accès au désir inconscient : « Car le désir, si Freud dit vrai de l’inconscient et si l’analyse est nécessaire, ne se saisit que dans l’interprétation. »633 La nécessité de l’interprétation advient du fait que le désir, nous l’avons déjà largement développé, est incompatible avec la parole. Du désir, 629
Sur la polémique autour du titre de ce traité, voir l’« Introduction » de L.-A. Dorion, op. cit., pp. 15-24. 630 Ibid., p. 18. 631 Jacques Lacan, « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., p. 37 ; Autres écrits, op. cit., p . 480. 632 Aristote, SE, 170b 25-26. 633 Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir [1958], op. cit., p. 623.
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l’analyse ne peut cerner que sa cause, qui est l’objet a. Cet objet paradoxal, à la fois objet et manque, n’est pas repérable par le sujet au début de son analyse, il sera produit, voire déduit logiquement, à la fin du parcours. À la fois objet et manque, cela veut dire que cet objet en même temps supplée et rescinde le sujet, comme le montre la formule du fantasme (S ◊ a). Or, nous avons constaté, à partir des variantes de l’interprétation chez Lacan, que l’interprétation analytique lacanienne (ce n’est pas le cas pour d’autres courants) se caractérise par le fait de « ne rien dire ». Rien dire de consistant, de substantiel, dans le sens d’une production de significations. Elle va plutôt contre toute sorte de signification, de semainein ti, d’assurer quoique ce soit au sujet. Cette caractéristique de l’interprétation psychanalytique – celle de ne rien signifier – marque une frontière indiscutable entre la psychanalyse et une quelconque herméneutique. Elle porte donc sur la cause du désir et ce ne sont que les interventions qui agissent au niveau de l’intervalle signifiant qui ont la chance de l’atteindre, puisque c’est là que gît le sujet (« un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant »). Une interprétation « significative » raterait ainsi le sujet. L’interprétation ne vise pas seulement la parole analysante. Freud avait déjà pris acte d’une impasse, celle d’un irréductible pulsionnel qu’aucune interprétation signifiante ne saurait toucher. Avec l’élaboration du concept de « jouissance », Lacan apporte une contribution fondamentale au dénouement analytique, parce qu’en effet tout n’est pas langage. L’interprétation doit avoir donc une double portée : l’une qui vise le discours, les signifiants du discours analysant, l’autre qui vise son être de jouissance, les deux étant indissociables (joui-sens, j’ouïs sens). Les dits analysants (« l’analysant syllogise à l’occasion ») s’efforcent de faire consister une prémisse majeure d’où le sujet pourrait déduire son existence. Cette prémisse majeure, nous pourrions l’exprimer ainsi : « L’Autre existe ». C’est la croyance qu’il y aurait un Autre complet, non barré, où il faudrait bien qu’il y ait une place qui lui soit destinée. Cette quête (demande) peut bien prendre la forme d’une
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insistance syllogistique, ce qui mène d’ailleurs Lacan à affirmer que « dans tout analysant il y a un élève d’Aristote. » 634 Nous examinerons ensuite ce que nous caractériserons comme la « syllogistique analysante », afin d’examiner si l’interprétation psychanalytique serait, à l’instar des sophistes, une sorte de réfutation. À la fin de cet examen, nous essayerons de démontrer comment cette pratique langagière peut atteindre l’être de jouissance du sujet.
4. La syllogistique du psychanalysant « Le syllogisme – Aristote s’y est exercé, – […] Il faut bien dire que le syllogisme est toujours boiteux – en principe triple, mais en réalité application au particulier de l’universel. « Tous les hommes sont mortels », donc un d’entre eux l’est aussi. » « Le psychanalysant syllogise à l’occasion, c’est-à-dire aristotélise. Ainsi Aristote perpétue sa maîtrise. – […] Dans tout psychanalysant, il y a un élève d’Aristote. Mais il faut dire que l’universel se réalise à l’occasion dans le bafouillage. » 635
La parole analysante est toujours divisée entre la contrainte sémantique du discours conscient et les contradictions débordantes de l’inconscient-sophiste. Tout son effort consiste à trouver un ancrage pour son être particulier dans l’Un universalisant, comme nous l’avons examiné dans la Première Partie de notre étude. C’est la raison pour laquelle Lacan, dans cette communication tardive – « Le rêve d’Aristote » – dont nous avons extrait ces épigraphes, affirme que l’analysant « syllogise », c’est-à-dire qu’il essaye d’appliquer l’universel au particulier de son existence.
634
Jacques Lacan, « Le rêve d’Aristote », Conférence à l’Unesco. Colloque pour le 23e centenaire d’Aristote, Unesco Sycomore, 1978, p. 23. 635 Ibid., p. 23.
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Le syllogisme est intrinsèquement lié au nécessaire. Rappelons les trois définitions qu’en donne Aristote : Premiers Analytiques I, 1, 24b 18-20 : « Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données (SullogismoV" deV ejsti lovgo" ejn w/% teqevntwn tinw`n e@terovn ti tw`n keimevnwn ejx ajnavgkh" sumbaivnei tw/` tau`ta ei^nai) » ;636 Topiques I, 1, 100a 25-27 « Un raisonnement déductif [syllogisme] est une formule d’argumentation dans laquelle, certaines choses étant posées, une chose distincte de celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement ( [Esti dhV sullogismoV" lovgo" ejn w/% teqevntwn tinw`n e@terovn ti tw`n keimevnwn ejx ajnavgkh" sumbaivnei diaV tw`n keimevnwn) »637 et Les Réfutations sophistiques 165a 1-2 : « La déduction s’effectue à partir de choses posées de telle façon qu’elles entraînent nécessairement l’assertion d’une chose différente d’elles, mais qui résulte d’elles (oJ meVn gaVr sullogismoV" ejk tinw`n ejsti teqevntwn w{ste levgein e@terovn ejx ajnavgkh" ti tw`n keimevnwn diaV tw`n keimevnwn). »638 On observe que, dans les trois définitions, ce qui s’ensuit des prémisses posées se passe nécessairement (ejx ajnavgkh"). Le syllogisme, dit Aristote, « est quelque chose de nécessaire (oJ sullogismoV" ajnagkai`ovn ejstin). »639 Or, en psychanalyse, l’équivalent du nécessaire, c’est le symptôme – « ce qui ne cesse pas de s’écrire ». Mais le syllogisme est, selon Lacan, « boiteux ». Pourquoi ? Il n’est pas boiteux parce qu’il est tripartite. À ce sujet, Lacan dit qu’Aristote vit juste, une sorte de pressentiment du nœud borroméen, lui aussi tripartite. Comme dans syllogisme, l’abord du réel lacanien nécessite une structure à trois (R.S.I).640 L’erreur d’Aristote – c’est ainsi que Lacan le qualifie – consista en s’imaginer, rappelons-le, « qu’ils tiennent ensemble deux par deux. »641 Autrement dit, pas même une seule prémisse du genre « A appartient à B » ne tient débout selon Lacan. Nous avons traité de ce 636
Aristote, Organon III, traduction et notes par Jules Tricot, Paris, J. Vrin, 2001. Nous soulignons. Aristote, Topiques, Livres I – IV, texte établi et traduit par Jacques Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Nous soulignons. 638 Aristote, Les Réfutations sophistiques, introduction, traduction et notes par Louis-André Dorion, Paris, J. Vrib/Presses de l’Université de Laval, 1995. Nous soulignons. 639 Aristote, « Les Premiers analytiques », I, 32, 47a 33, in Organon III, traduction et notes par Jules Tricot, Paris, J. Vrin, 2001. 640 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 12 février 1974. 641 Voir idem. 637
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sujet dans la Première Partie de cette thèse. Une psychanalyse, nous l’avons vu, doit conduire à l’assomption de cet impossible : ni A ni B ne peuvent pas êtres vérifiés logiquement. Il n’y a donc pas de prémisse majeure qui résiste à l’interprétation analytique. Dans le séminaire sur l’acte psychanalytique (1967-1968), Lacan commente la syllogistique aristotélicienne et les problèmes qui se sont élaborés autour de celleci au Moyen-Âge : « inventio medi, ce dont part de ce pas admirablement allègre qui est celui des Premiers Analytiques d’Aristote, à savoir de la première figure du moyen terme, de ce moyen terme dont il nous explique qu’à être situé comme prédicat, il nous permettra de conjoindre d’une façon rationnelle ce sujet évanouissant à quelque chose qui soit un prédicat, par le moyen terme, cette conjonction est possible. Où est le mystère ? Comment se fait-il qu’il paraisse que quelque chose existe qui est un moyen terme et dans la première figure qui apparaisse comme prédicat de la majeure où nous attend le sujet, comme sujet de la mineure qui va nous permettre de raccrocher le prédicat qui est en question. Est-il ou non, attribuable au sujet ? […] Il s’agit de ce que j’ai appelé l’objet a qui lui est ici pour nous le véritable moyen terme qui se propose, assurément comme d’un plus un, comme d’un plus incomparable sérieux d’être l’effet du discours du psychanalysant… » 642
Le rêve syllogistique est ainsi voué à l’échec, parce que l’objet a ne peut pas constituer un prédicat, parce qu’aucune négation ne peut pas être portée sur lui, l’inconscient ne connaît pas la négation. Le sujet barré (S) ne se complémente donc pas de l’objet petit a (rappelons qu’il est à la fois suppléance et manque).643 Le rêve syllogistique butte ainsi sur une l’impossibilité qui est double : de faire consister la cause de son désir comme prédicat de son être et de l’ancrer dans un Autre universel. Étant donné qu’il n’y a que d’l’Un dans le langage, et que l’Un du langage ne saurait pas assurer le fondement de l’existence particulière d’un sujet donné, le syllogisme analysant ne serait en effet qu’une sorte de « syllogisme apparent », de paralogisme, dans le sens aristotélicien. En tout cas, l’interprétation analytique doit effectivement réfuter ce rêve analysant, en mettant en évidence l’impossible d’une déduction (ou réduction) de son être à partir d’une quelconque prémisse. Cette
642
Le Séminaire, Livre XV, « L’acte psychanalytique » [1967-1968], séance du 7 février 1968, inédit. Nous soulignons. 643 Voir Jacques-Alain Miller, 1, 2, 3, 4, op. cit.
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« réfutation », disait Lacan dans « Les non-dupes errent », on doit être capable de « l’inventer ».644 La psychanalyse rejoint ici avec force ce que l’étymologie du mot « analyse » recèle : analyse (ajnavlusi" < luein [luvein], délier, dénouer) versus la hiérarchie des sun (syllogismes, syntaxe, symptômes).645 Comment défaire par la parole ce qui a été fait par la parole ? C’est en cela que consiste le défi de la psychanalyse. À défaut de l’Un qui pourrait obturer le désir de celui qui parle, l’analyse – c’est l’étymologie qui d’abord le signifie – doit à chaque fois délier ce que les dits analysants insistent à faire consister. L’interprétation-équivoque sert exactement à ceci : réduire la prétention syllogistique à l’ab-sens.
4.1. L’interprétation psychanalytique est-elle une réfutation ? Une réfutation (e[legko") a lieu, nous l’avons déjà cité (Premiers Analytiques II, 20, 66b 11-12 ; SE I, 165a 2-3), lorsqu’une contradiction est établie entre la conclusion et les prémisses. Or, nombreuses sont les figures syllogistiques qui peuvent moduler les demandes d’un sujet. Rappelons que, dans « L’étourdit », Lacan parle des « propositions modales de la demande ». Ces différentes figures syllogistiques de la demande, peuvent être subsumées par une seule prémisse majeure et que nous avons évoquée plus haut : « L’Autre existe ». Le psychanalyste sait, par sa propre expérience, que l’Autre n’existe pas, qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Cela signifie que la « conclusion » d’où le sujet essaye d’inférer son être est toujours bancale, intenable, sans « preuve » à l’appui. En ce sens, l’interprétation psychanalytique sera forcément et à chaque fois une réfutation de cette prémisse majeure.
644
Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 19 février 1974. 645 Nous empruntons l’expression « hiérarchie des sun » à Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 469.
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4.2. À quoi sert l’interprétation équivoque ? Le grand tournant dans l’enseignement de Lacan concernant l’interprétation vise une impasse clinique relevée par Freud à la fin de la cure analytique. La pratique du déchiffrage inconscient laissait souvent intact l’agencement pulsionnel du sujet ; la jouissance, en termes lacaniens. Comment atteindre, par la parole, ce qui est hors langage ? Comme l’a développé Jacques-Alain Miller, « parole » et « langage » sont les termes fondamentaux du premier enseignement de Lacan ; ils sont les clés de sa relecture de l’œuvre freudienne et de la révision de la pratique analytique. Avec « L’instance de la lettre » (1957), Lacan rompt avec la notion d’intersubjectivité et instaure les lois du langage, la métaphore et la métonymie, à côté des lois de la parole.646 La première définition du langage par Lacan implique donc le concept de parole, dont elle est solidaire. Il construit sa conception de la parole à partir de Saussure – diachronique et individuelle – en y ajoutant de l’influence hégélienne, c’est-à-dire, « comme foncièrement intersubjective, et donc toujours dialogique, toujours marquée par la structure de dialogue. »647 Ainsi toutes les élaborations lacaniennes schémas L, R, I, graphes et mathèmes des discours) se basent en quelque sorte sur un schéma de communication entre le sujet et l’autre. Comme le signale Miller : « Si complexe et si raffiné qu’il soit, ce n’est qu’une variation sur la communication intersubjective, c’est-à-dire – appelons-la par son nom – une variation sur la structure de dialogue. »648 À partir des années soixante-dix, ce qu’on appelle habituellement « la deuxième partie » de l’enseignement de Lacan, nous observons un virage, que Miller schématisa de la façon suivante :649 la parole→ l’apparole le langage→ lalangue la lettre→ lituraterre
646
Jacques-Alain Miller, La fuite du sens [1995-1996], cours à la Section clinique du Département de Psychanalyse de l’Université de Paris VIII, inédit. 647 Ibid., cours du 31 janvier 1996. 648 Idem. 649 Idem.
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Le premier ternaire à gauche étant fondé sur le « vouloir dire » ; le deuxième, à droite, sur le « vouloir jouir ».650 La parole, comme nous l’avons déjà développée, est toujours articulée ; elle présuppose toujours un autre, « même si l’autre devient grand Autre. Elle suppose toujours question et réponse. C’est toujours une relation, un dialogue. »651 L’apparole, néologisme forgé par Lacan en 1969, n’assure aucun dialogue. L’apparole, écrite toujours avec le pronom défini, est composée des mots « appareil » et « parole », dont le premier désigne l’appareil de jouissance : « Cet appareil […] où se figure l’apparole… »652 Ou encore : « Ce savoir est moyen de jouissance. […] quand il travaille, ce qu’il produit, c’est de l’entropie. Cette entropie, ce point de perte, c’est le seul point […] régulier par où nous ayons accès à ce qu’il en est de la jouissance. En ceci se traduit, se bouche, se motive, ce qui en est de l’incidence du signifiant dans la destinée de l’être parlant. Cela a peu à faire avec sa parole. Cela a à faire avec la structure, laquelle s’appareille. L’être humain, qu’on appelle ainsi sans doute parce qu’il n’est pas que l’humus du langage, n’a qu’à s’apparoler à cet appareil-là. » 653
Comme le souligne Miller, l’apparole n’a rien de phatique, dans le sens jakobsonien ; elle est plutôt monologue que dialogue. Lorsque Lacan affirme l’inexistence du rapport sexuel, il rompt définitivement avec la notion de dialogue : « L’apparole, c’est ce que devient la parole quand elle est dominée par la pulsion, et quand elle n’assure pas communication mais jouissance. »654 Selon Miller, le grand changement lacanien consista « à inclure l’objet de la pulsion dans la définition même de l’inconscient, et donc d’articuler, de conjoindre et de disjoindre, dans un mouvement de battement, l’effet de sens et l’objet a comme objet de la pulsion. »655 Cet auteur pense que c’est à partir du Séminaire XI (« Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse »), et du remaniement du concept d’inconscient qu’il y propose, que l’élaboration lacanienne sur l’interprétation bascule. Dans ce séminaire, cependant, la théorie de l’interprétation ne suit pas la 650
Idem. Idem. 652 Jacques Lacan, « Préface à une thèse » [Noël 1969], in Autres écrits, op. cit., p. 398. 653 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 57. Souligné dans le texte. 654 La fuite du sens [1995-1996], op. cit., cours du 31 janvier 1996. 655 Ibid., cours du 27 mars 1996. 651
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nouvelle position de l’inconscient. Elle demeure une interprétation signifiante, liée aux effets de sens, sans pour autant inclure la visée de l’objet a. Ce n’est que dans le Séminaire XX, « Encore », que l’inconscient sera pensé du côté de la séparation, de la pulsion, de la jouissance : « Tant que l’inconscient est pensé à partir du déchiffrage de chaînes signifiantes, il est question chez Lacan, comme support ou expression ou équivalence de l’inconscient, du sujet. Sujet de la parole, sujet du signifiant, sujet du langage : c’est le terme qui est corrélatif de la définition de l’inconscient à partir de l’interprétation et de ses effets de sens. Mais au moment où le point d’application se déplace, où la définition de l’inconscient se modifie, jusqu’à même favoriser unilatéralement la séparation, on voit apparaître un autre terme pour qualifier l’inconscient. On voit apparaître le terme d’être. L’être parlant, l’être parlé, le parêtre… » 656
Le néologisme lalangue, écrit en un seul mot, fut forgé en 1971 et est employé systématiquement par Lacan, jusqu’à la fin de son enseignement. Lalangue, dit-il, « n’a rien à faire avec le dictionnaire, quel qu’il soit » ;657 lalangue « sert à toute autre chose qu’à la communication » ; elle ne sert donc pas au dialogue. Lalangue est antérieure au langage : « Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. »658 La notion lacanienne de lalangue nous rappelle en quelque sorte l’élaboration de Quine, qui distingue entre « mother language » et « native language »659 Il s’agit, pour lalangue comme pour la « mother language » de Quine, de ce premier bain de langage de l’enfant et qui précède à l’acquisition des premiers notions grammaticales et les contraintes de la syntaxe. Lacan dit : « je fais lalangue, parce que ça veut dire lalala, la lalation, à savoir que c’est un fait que très tôt l’être humain fait des lallations, comme ça, il n’y a qu’à voir un bébé, l’entendre, et que peu a peu il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que c’est 656
Idem. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX*, « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], op. cit., séance du 4 novembre 1971. 658 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 127. 659 Willard van Orman Quine, « L’ontogénèse de la référence », in Le Mot et la chose, traduit par Joseph Dopp et Paul Gauchet, Paris, Flammarion, « Champs », 1960, pp. 127-183 ; « Ontological Relativity : The Dewey Lectures 1968 », in The Journal of Philosophy, vol. LXV, n. 7, 4 avril 1968, pp. 185-212. 657
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quelqu’un d’incarné, qui lui transmet lalangue… »660 Quine le décrit ainsi : « Une bizarrerie de notre espèce loquace, c’est la période de babillage de la prime enfance. Ce comportement vocal désordonné fournit continuellement aux parents l’occasion de renforcer ces élocutions produites par hasard qu’ils estiment convenir ; et c’est ainsi que les premiers rudiments du langage se transmettent. »661 Ce premier contact de l’enfant restera, avec toute sorte de matériel sonore advenu de l’autre qui l’entoure, comme une sorte d’empreinte indélébile qui précède son entrée dans la langue. Temps originaire où le plaisir éprouvé avec le jeu sonore sera en partie engloutie par la contrainte des lois du langage. Lalangue est faite pour sémiotiser, ce qui veut dire qu’elle est ployable à tous les sens.662 L’inconscient est un savoir-faire avec lalangue, ce qui dépasse beaucoup le domaine du langage.663 Dans l’inconscient donc, les effets de lalangue vont audelà de ce que le sujet peut énoncer, parce qu’elle demeure liée aux lettres de jouissance. Lacan avance ainsi que toutes les formations de l’inconscient, du rêve au mot d’esprit, s’enracinent toutes dans lalangue, c’est-à-dire, « avec toutes les équivoques qui résultent de tout ce que lalangue supporte de rimes et d’allitérations ».664 L’introduction dans le corpus lacanien de la notion de lalangue, hors dialogue et agrammaticale, entraîna un remaniement radical de la théorie de l’interprétation psychanalytique. « …un heureux hasard d’où jaillit un éclair ; et c’est là que peut se produire l’interprétation, c’est-à-dire qu’à cause du fait que nous avons une attention flottante, nous entendons ce qu’il a dit quelques fois simplement du fait d’une espèce d’équivoque, c’està-dire d’une équivalence matérielle. […] Et c’est justement en l’entendant tout de travers que nous lui permettons de s’apercevoir d’où ses pensées, sa sémiotique à lui d’où elle émerge : elle émerge
660
Conférence donnée au Centre culturel français le 30 mars 1974, suivie d’une série de questions préparées à l’avance, en vue de cette discussion, et datées du 25 mars 1974. Parue dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 112. 661 Willard van Orman Quine, « L’ontogénèse de la référence », in Le Mot et la chose, op. cit., p. 128. 662 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 11 juin 1974. 663 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 127. 664 La Conférence « De James Joyce comme symptôme » fut prononcée le 24 janvier 1976 au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice ; la transcription de Henri Brevière avec l’aide de Joëlle Labruyère a été réalisée à partir d’un enregistrement. Inédit publié par la revue Le croquant n ° 28, novembre 2000.
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de rien d’autre que de l’ex-sistence de ‘lalangue’. ‘Lalangue’ exsiste, ex-siste ailleurs que dans ce qu’il croit être son monde. » 665
Si lalangue ne sert pas au dialogue, elle ne peut pas générer du lien social. L’essentiel, dans lalangue, n’est pas le sens, mais la jouissance.666 C’est la jouissance phallique qui est animée par les sèmes.667 La jouissance de lalangue n’est pas évidemment sans rapport avec la langue, mais non comme productrice de sens. L’interprétation-équivoque est donc la seule interprétation qui puisse atteindre les sillons de jouissance tracés par lalangue, où le sens ruisselle. Et le sens, dit Lacan, fuit toujours, comme le tonneau des Danaïdes. C’est pour cette raison que la logique est l’outil nécessaire au psychanalyste pour son affaire avec lalangue.668 La logique fait fi du sens, dans la mesure où elle peut se servir exclusivement de lettres, ce qui permet d’ailleurs qu’elle ne soit pas « encombrée par le vrai ». C’est la raison pour laquelle Lacan met en relief le génie d’Aristote concernant la manipulation des lettres lorsqu’il élabora sa théorie syllogistique, dans les Analytiques.669
4.3. « L’étourdit » et l’interprétation : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »670 Il ne serait pas exagéré de dire que cette assertion emblématique de « L’étourdit »
condense
l’enjeu
psychanalytique
tout
entier.
Le
discours
psychanalytique, selon Lacan, « ne peut se faire qu’à interroger le rapport du dire au dit ».671 Cette proposition indique aussi que la relation du dire au dit n’est ni directe 665
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 11 juin 1974. 666 Jacques-Alain Miller, La fuite du sens [1995-1996], op. cit., cours du 31 janvier 1996. 667 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 11 juin 1974. 668 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX*, « Le savoir du psychanalyste » [1971-1972], op. cit., séance du 4 novembre 1971. 669 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 15 janvier 1974. 670 Jacques Lacan, « L’étourdit », in Scilicet, 4, op. cit., p. 5 ; Autres écrits, op. cit., p. 449. Nous ne prétendons pas épuiser tous les éléments logiques impliqués dans cette proposition, mais d’essayer de vérifier ce que Lacan y avance sur l’interprétation et ce que la sophistique pourrait y apporter comme contribution. 671 Ibid., p. 30 ; p. 473.
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ni univoque : le dire ex-siste aux dits. Voilà encore une façon d’exprimer ce qui exige de l’interprétation. La distinction entre « dire » et « dits » équivaut à ce que Lacan avait, des années auparavant, désigné respectivement comme « énonciation » et « énoncé ». « Dits » et « énoncés » correspondent à la parole articulée, proférée par le sujet, tandis que « dire » et « énonciation » seraient une sorte de parole latente, qui n’arrive pas jusqu’à la lexis, mais qui pourtant la détermine. Dans « L’étourdit », Lacan affirme ceci : « Un autre dire, selon moi, y est privilégié : c’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale [comme la demande], mais apophantique. J’ajoute que dans le registre de la logique d’Aristote, elle est particulière, d’intéresser le sujet des dits particuliers, lesquels ne sont pastous (association libre) des dits modaux (demande entre autres). »672 Dans ce passage, nous avons deux éléments importants : 1) que l’interprétation est un « dire », et pas un « dit » ; 2) qu’elle est apophantique. Ce passage se complexifie davantage, parce que Lacan y ajoute : « Le dire de l’analyse [l’interprétation] en tant qu’il est efficace, réalise l’apophantique qui par sa seule exsistence se distingue de la proposition. C’est ainsi qu’il met à sa place la fonction propositionnelle, en tant que, je pense l’avoir montré, elle nous donne le seul appui à suppléer à l’ab-sens du rapport sexuel. »673 Que signifierait un « dire » qui, s’il est efficace, réaliserait l’apophantique ? Que veut-il dire « réaliser l’apophantique » ? Pour essayer de saisir le sens de ce passage si complexe, deux précisions sont nécessaires : que veut-il dire ici « réaliser » et « apophantique » ? Commençons par le verbe « réaliser », qui nous renvoie aux termes de « réalité » et de « réel ». Quand on parle de « réalité » en psychanalyse, on pense à la notion freudienne de « réalité psychique », qui n’équivaut pas à la réalité du monde sensible, nous l’avons déjà évoqué. C’est Lacan qui nous fait remarquer, d’ailleurs, que Freud emploie le terme allemand Realität, « quand il s’agit de la réalité
672 673
Idem ; idem. Ibid., p. 46-47 ; ibid., p. 490. Nous soulignons.
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psychique », et non Wirklichkeit, la réalité tout court, « qui ne veut dire qu’opérativité. »674 Cette « réalité psychique » se fonde sur le « fantasme », concept déjà élaboré par Freud dans le texte « Un enfant est battu » (Ein Kind wird geschlagen). Le fantasme est une sorte de matrice première, à savoir une sorte de proposition675 de valeur axiomatique, où le sujet se retrouve constitué comme objet : « Le fantasme, pour prendre les choses au niveau de l’interprétation y fait fonction d’axiome, c’està-dire se distingue des lois de déduction variables qui spécifient dans chaque structure la réduction des symptômes, d’y figurer d’un mode constant. »676 Affirmer que le fantasme fait fonction d’axiome implique aussi qu’il « n’est pas perméable à tout sens ».677 Pour rendre compte de ce concept, Lacan l’a transcrit sous la forme d’un mathème : S ◊ a. Cela se lit : « sujet barré poinçon [conjoint/disjoint] petit a », c’est-à-dire, toutes les relations possibles du sujet avec son objet. Il s’agit de l’objet cause du désir – il n’est pas le désir lui-même, mais sa cause. C’est un objet-manque, produit d’une déduction logique effectuée au long d’une analyse. La réalité, donc, « est commandée par le fantasme en tant que le sujet s’y réalise dans sa division même. »678 Le fantasme fonctionne ainsi comme une sorte de cadre à travers lequel le sujet construit et voit sa/la réalité. La réalité psychique « ne s’avalise analytiquement que du fantasme ».679 La réalité du fantasme se dévoile grâce au discours psychanalytique :
Dans ce discours, nous trouvons dans le numérateur exactement la position inverse à celle du mathème du fantasme (S ◊ a). Le psychanalysant arrive ainsi, grâce au discours analytique, « à découvrir le fantasme comme moteur de la réalité 674
Jacques Lacan, « De la psychanalyse dans ces rapports avec la réalité » [1967], in Autres écrits, op. cit., p. 354. 675 Jacques Lacan, « La logique du fantasme », compte-rendu du séminaire 1967-1968, in Autres, op. cit., p. 326. 676 Idem. 677 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, « D’un discours qui ne serait pas du semblant » [1971], op. cit., p. 28. 678 Jacques Lacan, « De la psychanalyse dans ces rapports avec la réalité » [1967], op. cit., p. 358. 679 Jacques Lacan, « L’étourdit » [1972], in Scilicet, 4, op. cit., p. 35 ; Autres écrits, op. cit., p. 478.
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psychique, celle du sujet divisé. Il ne le peut qu’à rendre à l’analyste la fonction du (a), que lui ne saurait être, sans aussitôt s’évanouir. »680 En outre, l’expression « réaliser l’apophantique » nous évoque un autre moment de l’enseignement de Lacan. Il s’agit d’un passage du séminaire sur « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », où il parle du statut de l’inconscient, Unbewusste, en allemand, où Lacan met en relief le préfixe allemand Un- : « c’est le un de la fente, du trait, de la rupture ».681 Dans la même séance, il nous fait remarquer que Freud était parti de l’Étiologie des névroses (référence à la cause, aitia), en y trouvant « dans la béance caractéristique de la cause », quelque chose de l’ordre du non-réalisé ».682 Il insiste : ce « n’est rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-réalisé. »683 Dans la séance suivante, Lacan qualifie de « préontologique » cette béance causale de l’inconscient, où il instaure « la loi du signifiant ».684 L’inconscient ne se prête pas à l’ontologie, dit-il, parce que ce qui est de l’ordre inconscient, « ce n’est ni être, ni non-être, c’est du non-réalisé. »685 Ces deux remarques, à savoir, celle sur la « réalité psychique » qui s’avalise du fantasme et celle sur le statut de l’inconscient comme « non-réalisé », ne s’excluent pas mutuellement. Elles sont même solidaires, s’éclaircissent. Dans sa position fantasmatique, le sujet se trouve divisé face à cet objet qui fixe son être de jouissance, mais il ne « réalise » pas son fantasme, comme le révèle l’opérateur logique ◊.686 Maintenant, quelques considérations sur la notion d’apophantique. Pour cela, nous nous servirons de deux références majeures de Lacan : Aristote et Heidegger.687
680
Jacques Lacan, « De la psychanalyse dans ces rapports avec la réalité » [1967], op. cit., pp. 358359. 681 Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » [1964], op. cit., p. 28. 682 Ibid., p. 25. 683 Ibid., p. 26. 684 Ibid., pp. 31et 26. 685 Ibid., pp. 31-32. 686 Lacan localise dans cet opérateur logique, les deux vel de la constitution du sujet : l’aliénation et la séparation. Cf. ibid., pp. 190-195. 687 Lacan rend hommage à Heidegger au début de « L’étourdit », en disant que sa philosophie a été « la dernière à en sauver l’honneur d’être à la page dont l’analyste fait absence […] Ainsi ne renié-je pas la fraternité de ce dire, puisque je ne le répète qu’à partir d’une pratique qui, se situant d’un autre discours, le rend incontestable. » In « L’étourdit » [1972], in Scilicet, 4, op. cit., pp. 7-8 ; Autres écrits, op. cit., pp. 451- 452. Sur ce sujet, voir l’ouvrage de Jorge Alemán et Sergio Larriera, Lacan :
216
Nous savons que l’apophantikos (ajpofantikov") constitue un terme fondamental de l’Organon aristotélicien. Dans « De l’interprétation » 17a, Aristote définit ainsi le « logos apophantikos » : « Tout discours [lovgo"] a une signification [shmantikov"], non pas toutefois comme un instrument naturel [o[rganon], mais, ainsi que nous l’avons dit, par convention [kataV sunqhvk hn]. Pourtant tout discours [lovgo"] n’est pas une proposition [ajpofantikoV"], mais seulement le discours dans lequel réside [uJpavrcei] le vrai ou le faux, ce qui n’arrive pas dans tous les cas : ainsi la prière est un discours, mais elle n’est ni vraie, ni fausse. » 688
Un logos apophantique est alors un « énoncé déclaratif », une proposition où réside le vrai et le faux et, c’est à ce logos-là que le logicien aurait affaire.689 Il y a donc d’autre sorte de discours, comme la prière, le souhait ou la demande, qui ne sont pas apophantiques mais modaux. En analysant le sens d’apophantikos chez Aristote, Heidegger remonte jusqu’à l’origine du verbe ajpofaivnw. Il écrit : « Au sens de parole, lovgo" se ramène plutôt à dh`loun, rendre manifeste ce dont la parole ‘parle’. Aristote a affiné l’explication de cette fonction de la parole comme ajpofaivnesqai. Le lovgo" fait voir quelque chose (faivnesqai), cela justement sur quoi il est parlé et il le fait voir à celui qui parle (médiateur) aussi bien qu’aux entreparleurs. »690 Retenons donc ces deux aspects de l’apophantique : d’une part, un logos où réside la possibilité du vrai ou du faux, d’autre part, un logos qui soit capable, selon l’interprétation heideggérienne, de « rendre manifeste ce dont la parole ‘parle’. » Il est important également de rappeler la parenté étymologique entre les mots apophantique (< faivnw) et fantasme (< fantavzw < faivnw). Tant le verbe phaino (« faire apparaître à la lumière ») que le verbe phantazo (« rendre visible, présent à l’œil ou à l’esprit »), nous ramènent à la même racine : fw`", « lumière ».691 Cette Heidegger. El psicoanálisis en la tarea del pensar, Málaga, Miguel Gómez Ediciones, « Colección Ítaca », 1998. 688 Aristote, « De l’interprétation », 17a 1-5, in Organon I, op. cit. 689 Sur ce sujet, voir l’article de Marc Baratin et al., « Proposition », in Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, op. cit., pp. 1031-1047. 690 Martin Heidegger, Sein und Zeit, 17 éd.,Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993, § 7B, p. 32 ; Être et temps, traduction par François Vezin, Paris, Gallimard, 2007, p. 59. 691 Voir l’article de Jean-Louis Labarrière, « Phantasia », in Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., pp. 931-935. Dans le séminaire sur « Le désir et son interprétation », Lacan parle du fantasme comme « trou » et « éclair », ce qui nous ramène aux idées de phos et phaino, mentionnées ci-dessus.
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même racine est présente dans le mot aphanisis – disparition, mot que Lacan reprend d’Ernest Jones, pour exprimer le moment logique de la constitution du sujet, moment d’aliénation qui « condamne le sujet à n’apparaître que dans cette division […], s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant, de l’autre il apparaît comme aphanisis. »692 L’exemple utilisé par Lacan est celui-ci : « — La bourse ou la vie ? » Si on choisit la bourse, on perd les deux (aphanisis), si on choisit la vie (le sens), on aura une vie sans bourse, une vie « écornée ».693 Ce dont le sujet a à se libérer, et c’est ce que vise l’interprétation psychanalytique, « c’est de l’effet aphanisique du signifiant binaire. »694 À ce moment de son enseignement, huit ans avant « L’étourdit », Lacan affirme que l’interprétation « ne vise pas tellement le sens que de réduire les signifiants dans leur non-sens pour que nous puissions retrouver les déterminants de toute la conduite du sujet. » Il y ajoute : « L’interprétation est une signification, mais pas n’importe laquelle […] Elle a pour effet de faire surgir un signifiant irréductible […] non-sensical ».695 À partir de « L’étourdit », l’interprétation doit aller contre la signification, puisqu’elle ne vise pas seulement la portée sémantique du langage, mais la jouissance qui y est sous-jacente. Ainsi, si l’interprétation porte sur la cause du désir, « cause qu’elle révèle », nous pouvons penser que « réaliser l’apophantique » serait ce moment, kaironique, dans lequel le dire de l’interprétation, « en produisant les coupures vraies » dans les dits de la demande, « fasse paraître » (apophainesthai)696 l’impossible, la division irréductible du sujet. Si on suit donc ce que dit Lacan dans « L’étourdit », l’apophantique réalisé par l’interprétation, contrairement à la définition aristotélicienne, ne fait pas proposition : « l’apophantique le l’interprétation ex-siste à la proposition », mais elle « met à sa place la fonction propositionnelle », qui n’est pour la psychanalyse rien d’autre que la fonction phallique, qui « nous donne le seul appui à suppléer à l’absens du rapport sexuel. »697 Mettre à sa place Fx (la fonction phallique) serait, en
692
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » [1964], op. cit., p. 191. Souligné dans le texte. 693 Ibid., p. 192. 694 Ibid., p. 200. 695 Ibid., pp. 192 ; 226. 696 « L’étourdit » [1972], in Scilicet, 4, op. cit., p. 47 ; Autres écrits, op. cit., p. 490. 697 Idem ; idem.
218
termes propositionnels, quelque chose qui dirait « tu es châtré ».698 Cela étant un exemple forgé, puisque la réalisation de l’apophantique « met en place une fonction propositionnelle qui ne dit pas, qui n’inscrit pas l’objet du sexe, qui au contraire, indexe seulement tout objet comme asexué. »699 L’élaboration
lacanienne
autour
de
l’interprétation
qui
« réalise »
l’apophantique nous ramène directement à la question du « performatif » en psychanalyse, thème que nous aborderons dans le chapitre suivant, consacré au concept d’acte psychanalytique.
4.4. L’apophantique et l’ab-sens du rapport sexuel « Rien n’opère donc que d’équivoque signifiante, soit de l’astuce par quoi l’absens du rapport se tamponnerait au point de suspens de la fonction. » 700
Dans « L’étourdit », Lacan introduit une nuance qui nous semble essentielle : il remplace le « non-sens », « le hors-sens » des séminaires et écrits antérieurs par le mot « ab-sens », qu’il écrit avec un tiret.701 Que veut-il dire « ab-sens » ? En latin, absens, tis, est le participe passé du verbe absum ; la forme adjective, absent. Absum : 1) être à une distance de ; 2) être loin de ; être éloigné de ; 3) être éloigné de l’endroit où l’on est d’ordinaire, ne pas être là, être absent ; 4) [fig.] manquer, faire défaut ; 5) [en parlant de choses] n’être pas compatible avec, ne pas convenir à. Ab, préverbe et préposition, renvoi au grec
ajpov, au sanscrite apa, et à l’anglais of. Comme préverbe, ab indique « l’éloignement, l’absence, et par suite la privation ». Néanmoins, ab indique « en s’éloignant, en partant de, depuis de », et marque le point de départ (des environs, du voisinage d’un endroit, et non à l’intérieur de) et cela par opposition à ex et dē. « Ex marque la sortie de l’intérieur d’un lieu et s’oppose à in qui indique la présence ou l’arrivée à 698
Colette Soler, Le Bien-dire de l’analyse [1994-1995], op. cit., cours du 12 avril 1995. Idem. 700 Jacques Lacan, « L’étourdit » [1972], in Scilicet, 4, op. cit., p. 16 ; Autres écrits, op. cit., p. 459. 701 Nous devons cette observation à Alain Badiou, lors d’un colloque sur « L’étourdit », réalisé à l’École normale supérieure, en 2003. Son intervention s’intitulait « Formules de ‘L’étourdit’ », inédit. 699
219
l’intérieur d’un endroit » ; dē, à son tour, exprime une idée de retranchement, de diminution, et aussi un mouvement de haut en bas ». Dans la langue allemande, nous trouvons ab comme préposition et comme préfixe. Il possédait, à l’origine, le sens de « von – weg », qui signifient, tout comme en français, séparation, provenance. En tant que préfixe, sa signification évolue vers de nouvelles significations, telles que « miß-, -los, wider- »702 L’ab-sens porte ainsi la notion d’éloignement d’un point où on était originairement. Il ne s’agit pas de absence, mais de ab-sens, c’est le sens qui est ici en jeu. Comme l’affirme Badiou : « On peut dire que « L’étourdit » est une autre décision du sens, différente de la décision aristotélicienne. Au regard de cette décision, le réel peut être définit comme le sens en tant qu’ab-sens. Le réel est absens, donc absence de sens, ce qui bien entendu implique qu’il y ait du sens. »703 Voyons comment Lacan travaille cette expression dans le texte : « Freud nous met sur la voie de ce que l’ab-sens désigne le sexe : c’est à la gonfle de ce sensabsexe qu’une topologie se déploie où c’est le mot qui tranche. »704 Ce sens-absexe, désigne ici la fonction phallique, dont le sens supplée l’absexe, c’est-à-dire, le nonrapport à l’autre sexe ; le sens empêche le rapport. Et il poursuit, disant que tout sujet en tant que tel, « s’inscrit dans la fonction phallique pour parer à l’absence du rapport sexuel (la pratique de faire sens, c’est justement de se référer à cet absens). »705 Comme le souligne Badiou : « Le point qu’il faut bien comprendre, quant à la décision complexe qui prend ici Lacan, c’est que l’ab-sens doit être absolument distingué du non-sens. La thèse de Lacan n’est pas une thèse absurdiste ou existentielle au sens large. Ce n’est pas une déclaration du non-sens du réel. C’est une déclaration selon laquelle on ne s’ouvre un accès au réel que sous la supposition qu’il est comme une absence dans le sens, un ab-sens, ou une soustraction du, ou au, sens. Tout se joue sur la distinction entre ab-sens et non-sens. » 706
702
Dictionnaires consultés : Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, 4e éd., Paris, Klincksieck, 1959 ; Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934 ; Friedrich Kluge, Etymologisches Wörterbuch, 23e éd., Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1999 ; Oxford Latin Dictionary, Oxford, The Clarendon Press, 1968. 703 Alain Badiou, « Les formules de ‘L’étourdit’ », inédit. Souligné dans le texte. 704 Jacques Lacan, « L’étourdit » [1972], in Scilicet, 4, Paris, Seuil, 1973, p. 8 ; publié aussi in Autres écrits, op. cit., p. 452. 705 Ibid., p. 15 ; ibid., p. 458. 706 Alain Badiou, op. cit.
220
L’équivoque signifiante est le seul procédé capable de « rescinder le sujet » à chaque fois qu’il essaye de se réinsérer dans une logique propositionnelle (n’oublions pas qu’il syllogise) afin d’éviter l’ab-sens du rapport sexuel. Cette refente du sujet, maintenue par l’interprétation-équivoque, est ce qui permet au sujet de passer de l’impuissance à l’impossible. Pour ce qui concerne les prestations sophistique et psychanalytique, nous pouvons à présent proposer le tableau comparatif suivant :
Sophiste
Psychanalyste
celui qui sait (sophistes)
sujet supposé savoir
persuasion (adhésion)
séparation
réfutation (philoneikia)
interprétation (réfutation « en » acte)
logou kharin (plaisir de parler)
silence
contradiction
ab-sens
renommée (doxa)
rebut
221
5. L’acte psychanalytique
« Il est écrit : « Dans le commencement Était le Verbe. » Et déjà je m’arrête. Le mot mérite-t-il valeur aussi parfaite ? Non. Je dois traduire autrement Si l’Esprit veut m’aider de sa faveur insigne. Il est écrit : « Dans le commencement Était le Sens. » Médite cette ligne Et suspends ta plume un moment. Est-ce le sens qui crée et qui fait vivre ? Il faudrait dire qu’au commencement Était la Force. Un secret sentiment S’émeut en moi, m’avertit de poursuivre, Et j’écris — de l’Esprit m’en vient l’intuition — : « Dans le commencement était l’acte. » 707
Le concept d’acte psychanalytique est un des concepts les plus complexes du corpus lacanien. Lacan commence à l’élaborer dans le séminaire sur la « logique du fantasme » pour lui consacrer toute l’année suivante (1967-1968). Il s’agit d’un concept paradoxal, dit Lacan lui-même, voire aporétique.708 L’acte psychanalytique se situe à la charnière d’une subversion entamée par Lacan des concepts d’inconscient et de sujet. Il vise également à rectifier certaines déviations post-freudiennes ainsi qu’à compléter la théorie lacanienne de l’interprétation. Les psychanalystes post-freudiens, principalement ceux qui émigrèrent aux États Unis, s’étaient éloignés selon Lacan, de la précision du concept freudien d’inconscient, le réduisant parfois à la notion d’« inconscience » ou à ce qui n’est pas encore conscient.709 Mais, mis à part la réduction de l’inconscient en vue de l’adaptation du sujet à l’american way of life, la cause de la méprise de ce concept réside dans l’élaboration freudienne elle-même.
707
Johann Wolfgang von Goethe, Faust I et II, traduction de Jean Malaplate, Paris, Flammarion, 1984, p.63. Traduction légèrement modifiée. 708 Jacques Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir » [1967], in Scilicet I, Paris, Seuil, 1968. 709 Voir ibid., p. 35.
222
Lacan constate, toujours à partir de Freud, que l’inconscient est trompeur. Les « fausses prises » de l’inconscient, celles d’où s’originent les déviations de certains courants analytiques, reposent sur l’idée freudienne qu’il y a « des pensées » inconscientes, donc susceptibles de représentation. Ces analystes-là auraient omis ce que Freud avait pourtant relevé avec précision, à savoir que la structure de l’inconscient « ne tombait sous le coup d’aucune représentation, étant plutôt de son usage qu’il n’y eût égard que pour s’en masquer (Rücksicht auf Darstellbarkeit). »710 La tromperie de l’inconscient, dit Lacan, « se dénonce de la surcharge rhétorique dont Freud le montre argumenter. »711 Pour démontrer ce qu’est de la tromperie rhétorique de l’inconscient, Lacan prend pour exemple un Witz « sophistique ». C’est le sophisme du chaudron percé : quelqu’un se plaint à un autre de lui avoir rendu son chaudron mais avec un trou qu’il n’avait pas auparavant, et l’autre de lui répondre que « le méfait s’écarte de ce qu’il ne m’a pas été prêté 1°, de ce que, quand je l’ai eu, il était percé déjà 2°, de ce qu’il était parfaitement neuf 3°, au moment de le rendre. Et mets-toi ça que tu me montres où tu voudras. »712 Cela conduit Lacan à conclure que ce n’est pas « du discours de l’inconscient que nous allons recueillir la théorie qui en rend compte ».713 En s’interrogeant sur le quod est, le toV tiv ejsti de l’inconscient, Lacan constate ceci : « Nulle prétention de connaissance ne serait de mise ici, puisque nous ne savons pas si l’inconscient a un être propre, et que c’est de ne pouvoir dire ‘c’est ça’ qu’on l’a appelé du nom de ‘ça’ (Es en allemand, soit : ça, au sens où on se dit ‘ça barde’ ou ‘ça déconne’). En fait l’inconscient ‘c’est pas ça’, ou bien ‘c’est ça, mais à la gomme’. […] Impossible de retrouver l’inconscient sans y mettre toute la gomme, puisque c’est sa fonction d’effacer le sujet. »714
Lacan relève ainsi trois caractéristiques de l’inconscient : 1) il n’y a pas de représentation dans l’inconscient ; 2) les représentations servent de masque à l’inconscient et ; 3) ce n’est pas le discours inconscient qui peut nous servir à faire une théorie de l’inconscient. 710
Ibid., p. 31. Ibid., p. 32. 712 Idem. Voir Sigmund Freud, « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VI, pp. 65-66. 713 « La méprise du sujet supposé savoir » [1967], in Scilicet I, op. cit., p. 32. 714 Ibid., p. 35. Souligné dans le texte. 711
223
On voit ici comment Lacan commence à subvertir sa propre notion de « sujet de l’inconscient ». C’est radical : « l’inconscient, ce n’est pas de perdre la mémoire ; c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait. »715 L’axe de la subversion se poursuit : « Tout ce qui est de l’inconscient, ne joue que sur des effets de langage. C’est quelque chose qui se dit, sans que le sujet s’y représente, ni qu’il s’y dise, – ni qu’il sache ce qu’il dit. »716 Voici la difficulté majeure en jeu dans la psychanalyse, c’est « le rapport du sujet à un savoir qui le dépasse. »717 À partir de là s’achève la subversion lacanienne qui transforme la notion de « sujet de l’inconscient » en inconscient « savoir sans sujet ». Toute la question sera donc de comment traiter « un dire qui se dise sans qu’on sache qui le dit, voilà à quoi la pensée se dérobe : c’est une résistance ontique. »718 Ce qui distingue l’inconscient freudien de tout ce qui auparavant a été accroché à ce mot, c’est « qu’il marque bien que c’est d’un lieu qui diffère de toute prise du sujet qu’un savoir est livré. » Ce savoir ne se livre que dans ce que, du sujet, est la méprise.719 Ici Lacan éclaire ce qu’il entend par « méprise » : la méprise se distingue de la « prise », tout comme le Vergreifen, par quoi Freud définissait les actes symptomatiques, se distingue du Begriff, prise ou concept. 720 Or, si le savoir inconscient ne se livre qu’à la méprise du sujet, se demande Lacan, « quel peut bien être le sujet à le savoir avant ? »721
715
Idem. Souligné dans le texte. Lacan évoque d’ailleurs ce qui est implicite dans des expression du type « ‘Je m’en rappelle’, soit : je me rappelle à l’être (de la représentation) à partir de cela. De quoi ? D’un signifiant. » En revanche, « je ne m’en rappelle plus » veut dire « que je ne me retrouve pas làdedans. Ça ne me provoque à nulle représentation d’où se prouve que j’aie habité là. Cette représentation, c’est ce qu’on appelle souvenir. » Ibid., p. 36. 716 Idem. 717 Idem. 718 Ibid., pp. 36-37. Lacan joue ici sur le mot on, en français dit-il, dont il fait « non sans titre, un support de l’être, un o[n, un étant, et non pas la figure de l’omnitude : bref le sujet supposé savoir. » Ce on de l’omnitude, avertit-il, s’est habitué à l’interprétation, dont l’herméneutique a trouvé son beurre, ce qu’il qualifie d’une « obscénité universitaire. Voir ibid. p. 37. 719 Ibid., p. 38. 720 Voir idem. 721 Idem.
224
C’est « à un rapport si béant qu’est suspendue la position de l’analyste » que nous commençons à en cerner le caractère paradoxal.722 La notion de « sujet supposé savoir » est ainsi la théorie de cette méprise essentielle. Le concept d’acte psychanalytique essaye de rendre compte de cette méprise structurale, en indiquant la méthode de la théorie psychanalytique.723 La structure paradoxale qui fonde l’acte psychanalytique, c’est « que l’objet y soit actif et le sujet subverti. »724 Dans le dispositif psychanalytique, c’est l’analyste qui est en place de semblant d’objet de l’analysant. La subversion du sujet est ici redoublée, parce que si l’inconscient est un savoir sans sujet, cela implique que Lacan bouleverse davantage le cogito cartésien. C’est cela que nous allons essayer d’expliciter maintenant, avant de revenir sur le concept d’acte psychanalytique proprement dit.
5.1. Le nouveau cogito lacanien « je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. » 725 « ou je ne pense pas ou je ne suis pas » 726
Dans « La science et la vérité », Lacan affirme que le sujet de la science est condition d’existence de la psychanalyse. Le moment du sujet de la science, c’est « celui que Descartes inaugure et qui s’appelle le cogito. »727 Descartes est, pour cette raison même, l’une des références majeures de Lacan. Nous trouvons, dans ces références, deux lectures nuancées du cogito cartésien, comme le montrent les épigraphes ci-dessus. La première se trouve dans « L’instance de la lettre » : « je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ». Cette lecture, qui disjoint penser et être, 722
Ibid., p. 39. Cf., ibid., p. 34. 724 Idem. 725 Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], in Écrits, op. cit., p. 517. 726 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], op. cit., séance du 21 décembre 1966. 727 « La science et la vérité » [1965], in Écrits, op. cit., p. 856. 723
225
caractérise le sujet psychanalytique selon Lacan. Cette interprétation concorde avec la découverte freudienne et place (« je pense où je ne suis pas = adverbe de lieu) l’inconscient comme siège de l’être : « je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée ; je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser. »728 La deuxième partie de ce nouveau cogito implique l’existence d’une pensée qui exclut le « je pense », ce qui fait référence à « l’autre scène » freudienne et que Lacan nomme « le lieu de l’Autre ». Voici la première version du nouveau cogito lacanien, qui découpe le champ de la pensée en deux zones : 1) « le ‘je pense’ (au cogito cartésien) et ; 2) la pensée ‘pas je’ (l’anti- cogito) »729 Cette première lecture, qui place la pensée « pas je », exprime la découverte freudienne de l’inconscient. Dans la deuxième lecture, proposée lors du séminaire sur « La logique du fantasme » : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas », nous vérifions une double disjonction au niveau de la pensée et de l’être. Lacan les négativise tous les deux – ou je ne pense pas ou je ne suis pas, redoublant ainsi la perte du sujet qui devra choisir entre ces deux sortes de pertes : ou ne pas être ou ne pas penser.
728
« L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], op. cit., p. 517. Colette Soler, « La politique de l’acte » [1999-2000], Collège clinique de Paris, cours du 19 janvier 2000. Transcription non révisée par l’auteur. 729
226
5.1.1. Pensêtre : entre Descartes et Parménide « La pensée est dysharmonique quant à l’âme. Et le nou`" grec est le mythe d’une complaisance de la pensée à l’âme, d’une complaisance qui serait conforme au monde, au monde (Umwelt) dont l’âme est tenue pour responsable, alors qu’il n’est que fantasme dont se soutient une pensée, ‘réalité’ sans doute, mais à entendre comme grimace du réel. » 730
Pour Lacan, la racine du flottement qui existe depuis toujours autour du cogito cartésien est tributaire d’une interrogation philosophique plus originaire, qui est celle du rapport du penser à l’être. 731 Ce rapport, Lacan le qualifie de « pathétique », puisqu’il insiste sur l’effort philosophique qui est de préserver la dignité du penser, qui doit être à la hauteur de ce que la philosophie veut saisir, qui n’est pas strictement l’étant ou ce qui est, mais ce « par où l’être s’y manifeste », c’est-à-dire l’être en tant qu’être.732 Lacan a pris le soin d’épingler et d’interpréter les trois versants de « l’être en tant qu’être » : 1) le toV tiv ejsti, qu’il traduit par « qu’est-ce que c’est ? » et « quid » ; 2) le toV tiV h\n ei\nai, qu’il rapproche de l’imparfait en français et qui donnerait quelque chose comme « ‘c’était’, qui signifierait tantôt ‘ça vient de disparaître’, tantôt ‘un peu plus ça allait être’ » et ; 733 3) le toV o]n h/% o[n, « l’étant par où, h/,% il est étant, […] ce quelque chose qui pointe vers l’être ».734 Le toV tiV h\n ei\nai, « ce que c’était être », Lacan le situe, cet être, avant que « j’en parle » : « C’est cette espèce de sentiment qu’il y a, dans le langage même d’Aristote, de l’être inviolé et pour autant que déjà il touchait, avec le noei`n, avec
730
Jacques Lacan, « Télévision » [1973], in Autres écrits, op. cit., p. 512. Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], op. cit., séance du 11 janvier 1967. 732 Idem. 733 Idem. 734 Idem. 731
227
cette pensée, dont tout ce qui est agité, c’est de savoir jusqu’à quel degré elle peut en être digne, c’est-à-dire s’élever à la hauteur de l’être. »735 Le sens du cogito cartésien serait ainsi, d’après Lacan, « qu’à ce rapport de la pensée et de l’être, il substitue purement et simplement l’instauration de l’être du Je. »736 Ce franchissement de la pensée entamé par Descartes est aussi, aux yeux de Lacan, le « refus de la question de l’être ». Ce refus engendra en quelque sorte ce nouvel abord du monde que constitue la science qui, elle, entraîne d’une certaine façon la découverte freudienne. Mais si la découverte freudienne est l’effet et la subversion du cogito cartésien, elle n’implique nullement « un retour à la pensée de l’Être. Rien dans ce qu’apporte Freud, qu’il s’agisse de l’inconscient ou du ça, ne fait retour à quelque chose qui, au niveau de la pensée, nous replace sur le plan de l’interrogation de l’Être. »737 La question freudienne porte sur le « savoir sans sujet » de l’inconscient738 ou sur la « pensée pas-je », isolée par Soler. L’inconscient contredit ainsi « toutes les –logies philosophiques, onto-, théo-, cosmo-, comme psycho- », parce qu’elles supposent l’Autre, un Autre qui sait.739 L’acte ne satisfait pas à l’universel, il aperçoit exactement « le noyau qui fait le creux dont se motive l’idée du tout. »740
5.2. Retour à l’acte psychanalytique L’acte psychanalytique est donc un concept nouveau, Lacan dit qu’il n’est « ni vu ni connu » hors du champ analytique.741 Il n’y a aucun rapport manifestement avoué par Lacan avec les performatifs. L’acte psychanalytique, dit Lacan, « a lieu
735
Idem. Idem. 737 Idem. 738 Jacques Lacan, « Compte-rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ » [1969], in Autres écrits, op. cit., p. 376. 739 Idem. 740 Ibid. p. 379. 741 « Compte-rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ » [1969], in Autres écrits, op. cit., p. 375. Ou encore : « Il s’agissait de l’acte psychanalytique, que personne n’avait même songé à nommer en tant que tel avant moi, ce qui est un signe précis qu’on n’en avait même pas posé la question. » Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre » [1968-1969], op. cit., p. 341. 736
228
d’un dire, et dont il change le sujet. »742 Il est donc un « dire » (rappelons la distinction de « L’étourdit » entre « dire » et « dit »), c’est-à-dire, l’acte n’est pas un acte de « parole », il n’est pas un énoncé. Il change le sujet, changement qu’il faudra ici bien préciser. Ce changement se situe aux antipodes de la butée entrevue par Freud dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin ». Freud s’était bien rendu compte que le travail interprétatif d’une analyse peut s’étendre à l’infini, sans que pour autant l’essentiel du sujet en soit changé. La tromperie de l’inconscient, ce travailleur idéal qui ne fait jamais de grève, est telle que si l’on s’en tient à déchiffrer le sens de ses formations, les analyses ne se termineraient jamais – parce que le sens est joui-sens, c’est-à-dire que du fait de l’inconscient et malgré la volonté décidée et sincère de l’analysant, il peut travailler pour maintenir la jouissance du sujet dans une quête infinie de sens. Cela ne change en rien le sujet. Le concept d’acte psychanalytique vient ainsi compléter la fonction de l’interprétation, qui pourrait s’éterniser. L’acte diffère de l’interprétation en ce qu’il n’est point langagier. Il n’est pas non plus une action ou un faire. Il est acte dans le sens où il engendre un effet qui change le sujet, un changement radical. Ce changement n’a rien à voir avec la contingence d’une quelconque modification, disons, imaginaire. C’est un changement de la position du sujet et il est plus facilement appréhendé à deux moments, au début et à la fin de la cure : l’acte qui instaure « la tâche analysante », à l’entrée d’une analyse ; et l’acte qui marque la fin de l’analyse, avec le passage (la passe) de l’analysant à l’analyste. À l’entrée, l’acte change le sujet parce qu’il atteste l’émergence du sujet divisé (S), qui cherche Un savoir sur son symptôme, en même temps qu’il instaure l’analyste à la place de sujet supposé savoir, qui est censé détenir le savoir recherché par l’analysant. C’est donc l’analyste, avec son acte, qui autorise le travail analytique, en « se faisant » semblant de l’objet a, objet cause du désir pour l’analysant. À la fin, avec l’opération « d’évacuation de l’objet petit a », l’analyste est destitué de la supposition de savoir qui lui était attribuée au départ. L’analysant
742
« Compte-rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ » [juin 1969], in Autres écrits, op. cit., p. 375.
229
s’apercevant qu’il prêtait jusque-là à l’Autre non seulement un savoir mais une jouissance qui le concerne lui. C’est cela aussi qui conduit Lacan à affirmer que l’acte psychanalytique est un concept paradoxal, parce que cet acte « destitue en sa fin le sujet même qui l’instaure. »743 Et c’est exactement là que l’acte analytique fait scandale : « la faille aperçue du sujet supposé savoir. »744 Mais le paradoxe de l’acte ne s’arrête pas aux changements du sujet analysant et à la destitution du savoir attribué à l’analyste. Il est d’autant plus complexe parce que, dans l’acte, l’analyste agit avec son « être », ce qui est radicalement disjoint de sa pensée. 745 Il va de soi que « l’être » de l’analyste n’a rien à voir avec une quelconque immanence ni avec son être particulier de sujet, son être de désir à lui. L’acte est de l’ordre du « je ne pense pas », c’est bien là une des raisons pour lesquelles Lacan affirme que l’analyste a « horreur de son acte ».746 Afin de mieux saisir la subversion qu’implique le concept d’acte psychanalytique, il nous faut reprendre l’axe de la subversion qu’implique le « agir avec son être ».
5.3. Aliénation et séparation Pour
mieux
saisir
comment
l’acte
psychanalytique
s’articule
à
l’interprétation, il peut nous être utile d’évoquer les opérations d’aliénation et de séparation, élaborées dans le séminaire sur « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » et qui visent à éclaircir la constitution du sujet dans le champ du langage. Il faut pourtant avoir en vue que ces élaborations sont antérieures au concept d’acte analytique et aux dernières élaborations sur l’interprétation. L’aliénation constitue « l’opération essentielle où se fonde le sujet. »747 Cela « consiste dans ce vel, qui […] condamne le sujet à n’apparaître que dans cette division que […], s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant, de 743
Idem. Idem. 745 Dans la « Note italienne », Lacan distingue les « analystes qui opèrent » de ceux qui le sont « dans leur être », c’est-à-dire, qui ont démontré la fin de leurs analyses. Op. cit. 746 « Discours à l’E.F.P. » [06/12/1967], in Scilicet, 2/3, op. cit., p. 29; Autres écrits, op. cit., p. 280. 747 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concept fondamentaux de la psychanalyse » [1964], op. cit., p. 191. 744
230
l’autre il apparaît comme aphanisis. »748 Lacan illustre cette opération de la façon suivante :
Si on choisit l’être, dit Lacan, le sujet disparaît, il nous échappe parce qu’il tombe dans le non-sens. Si on choisit le sens, celui-là ne subsistera « qu’écorné de cette partie de non-sens » qui constitue, dans la réalisation du sujet, l’inconscient.749 La nature même du sens, qui est presque totalement dans le champ de l’Autre, « est éclipsé par la disparition de l’être, induite par la fonction même du signifiant. »750 C’est ce que démontrent les exemples suivants : « La bourse ou la vie ! » : si l’on choisit la bourse, on perd les deux ; si l’on choisit la vie, on a une vie sans bourse. Ou « la liberté ou la mort ! » : la seule preuve de liberté, ce serait de choisir la mort… L’opération d’aliénation indique ainsi que le sujet se constitue dans la chaîne signifiante, il en est l’effet. L’opération de séparation intervient dans cet espace de l’intersection des deux cercles. Separare (< lat. se parare) signifie aussi « s’engendrer ».751 Par l’intermédiaire de la séparation, « le sujet trouve le point faible du couple primitif de l’articulation signifiante, en tant qu’elle est d’essence aliénante. »752 C’est dans cet intervalle que gît le désir du sujet, dans ce qui a été repérable à partir du discours de l’Autre. Le transfert doit donc favoriser l’opération de séparation et l’interprétation, comme nous l’avons vue, doit viser l’aliénation du sujet, c’est-à-dire « l’effet
748
Idem. Ibid., p. 192. 750 Idem. 751 Ibid., p. 194. 752 Ibid., p. 199. 749
231
aphanisique du signifiant binaire. »753 L’interprétation doit donc promouvoir la séparation de ce qui a constitué l’aliénation première du sujet. Dans le séminaire sur « L’acte psychanalytique », Lacan éclaircit ainsi le changement de la position du sujet :
Tout comme pour l’être et pour le sens, il faut choisir : si je pense, c’est au prix de ne pas être. Il s’agit là d’un choix forcé, où le sujet choisit presque immanquablement le « je ne pense pas » de l’aliénation. Mais, comme le remarque Lacan, le manque constitutif du sujet (« je ne suis pas ») était déjà présent au départ, comme l’indique le schéma en haut à droite. Comme nous l’avons vu, Lacan situe le psychanalyste du côté du « je ne pense pas » : « le psychanalyste dans la psychanalyse n’est pas sujet, et qu’à situer son acte de la topologie idéale de l’objet a, il se déduit que c’est à ne pas penser qu’il opère. »754 À la fin de l’analyse (voir l’axe du transfert), et à l’opposé de l’aliénation du départ, l’objet a se sépare du (- f). Suite à cette séparation, dans une fin d’analyse idéale, le sujet se réalise comme manque (- f), à savoir comme castration (« je ne suis pas »). C’est cela que Lacan appelle « faire de la castration sujet »,755 ce qui est complètement différent du manque du départ, où la castration était imaginaire. La castration étant imaginaire, l’analysant pouvait la croire en quelque sorte réparable. 753
Ibid., p. 200. Jacques Lacan, « L’acte psychanalytique. Compte rendu du séminaire 1967-1968 » [1969], in Autres écrits, op. cit., p. 377. 755 « Compte rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ », in Autres écrits, op. cit., p. 380. 754
232
Le concept d’acte psychanalytique limite ainsi le champ de l’interprétation, et cela dans les deux sens : il est ce qui instaure le dispositif qui ouvre le champ à l’interprétation (parce que le transfert est la condition pour qu’il y ait de l’interprétation), en instaurant la tâche analysante « comme incitation au savoir. »756 Et c’est l’acte aussi qui limite l’interprétation, parce qu’il opère là où l’interprétation ne peut rien. Dans « La méprise du sujet supposé savoir », en parlant de la béance à laquelle est suspendue la position du psychanalyste, Lacan affirme que la psychanalyse doit être une théorie qui inclut « un manque qui doit se retrouver à tous les niveaux, s’inscrire ici en indétermination, là en certitude, et former le nœud de l’ininterprétable », et Lacan d’ajouter « je m’y emploie non certes sans éprouver l’atopie sans précédent. »757 Il y a donc trois formes de manque qui se présentent dans la théorie psychanalytique : l’indétermination, la certitude et l’ininterprétable. Colette Soler les interprète de la façon suivante :758 Indétermination : S = x Ininterprétable : S ◊ a (fantasme) Certitude : objet a L’indétermination, c’est l’indétermination du sujet (S), avec la question sur son être, c’est le « ‘que suis-je donc là ?’ qui traverse toute l’élaboration analysante. » Dans ce cas, le manque s’inscrit en indétermination.759 Au premier abord, il paraît sans doute paradoxal de lier le manque à la certitude. La certitude est ici incarnée par l’objet a, qui est lui-même paradoxal, parce qu’il est à la fois objet et manque, il est ainsi « l’objet qui vient à la place du réel »760 Ces deux manques, le S et l’objet a se nouent dans le troisième manque qui est l’ininterprétable, à savoir le fantasme (S ◊ a). Le fantasme est ininterprétable, 756
Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre » [1968-1969], op. cit., p. 345. « La méprise du sujet supposé savoir », op. cit., p. 40. 758 « La politique de l’acte », op. cit., cours du 29 mars 2000. 759 Idem. 760 Idem. 757
233
parce que « le fantasme interprète l’ensemble des productions d’un sujet, c’est avec lui qu’on interprète mais ce n’est pas lui qu’on interprète. »761 En parlant de l’acte à la fin de l’analyse, Lacan insiste sur « l’évacuation de l’objet a ». Pourquoi insiste-t-il sur ce mot « évacuation » ? « Évacuer » vient du latin evacuare, « vider », d’abord employé au sens médical, puis au sens général, comme vider un endroit ou un champ de bataille. L’évacuation de l’objet a signifie ainsi qu’à la fin de l’analyse, l’acte psychanalytique permet une « desaïfication »,762 c’est-à-dire qu’il perd sa fonction de suppléance face au non-rapport sexuel. C’est cela qui constitue à notre avis la traversée du fantasme : « cet en-soi de l’objet a qui, à ce terme, s’évacue du même mouvement dont choit le psychanalysant pour ce qu’il ait dans cet objet, vérifié la cause de son désir. »763 Il ne s’agit pas simplement, dans la cure analytique, de cerner l’objet a, mais de vérifier (logiquement) l’incurable de la cause de son désir, c’est-à-dire de sa propre et ultime division (à nouveau « faire de la castration sujet »).764 L’acte psychanalytique est l’opération « qui inscrit la cause ou l’objet dans le réel »765 Et cela n’est pas à la portée de l’interprétation, parce que, dans le langage, on ne peut que buter sur le manque qui le caractérise. Cela veut dire que, dans la parole, l’objet ne passe pas au réel, il demeure lié au champ symbolique.766 Avec le concept d’acte psychanalytique, Lacan effectue une disjonction radicale entre être et pensée. Il fait coup double en portant atteinte à la fois à Parménide et à Descartes, démontrant une fois de plus que chacune de ses élaborations ne fait jamais que renforcer sa position anti-ontologique.
761
Idem. Voir aussi Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre » [1968-1969], op. cit., p. 350. 762 Ibid., p. 379. 763 « Compte-rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ », op. cit., p. 375. 764 Ibid., p. 380. 765 Colette Soler, « La politique de l’acte » [1999-2000], op. cit., cours du 29 mars 2000. 766 Voir ibid., cours du 2 février 2000.
234
5.3. L’acte psychanalytique : un performatif ? Nul ne conteste que la pratique psychanalytique repose sur l’efficace de la parole, sur ses effets. Le fait que par ce seul outil (das einzige Werkzeug) on puisse dissiper des symptômes, soulager des souffrances ou ménager des affects, mérite que l’on se pose la question de savoir si l’interprétation et l’acte psychanalytiques peuvent être classés au rang de ce que, depuis Austin, on nomme performatifs. La question est trop complexe, et nous ne prétendons pas la trancher définitivement dans le cadre de cette thèse, puisqu’une telle complexité demanderait une autre thèse. Nous essayerons modestement d’indiquer les limites que le concept d’acte psychanalytique nous semble rencontrer face aux catégories, jusqu’ici développées, des speech acts austiniens. Même si la psychanalyse est une pratique exclusivement langagière, son champ est loin d’être homogène : ni tout ce qui se dit fait ni tout ce qui fait n’est dit. Dans la psychanalyse, ce qui mérite d’être examiné à partir de la notion de « performatif », concerne trois plans hétérogènes : la parole de l’analysant, l’interprétation psychanalytique et l’acte psychanalytique.
5.3.1. Les performatifs austiniens : How to do Things with Words ?767 La théorie austinienne d’acte de langage (speech act) a apporté un nouvel essor aux sciences du langage et à la philosophie : tout ce qu’on dit ne parle pas de quelque chose (le legei ti propre au discours philosophique). Le langage peut aussi « performer » (to perform). Selon Austin, le mot performatif dérive du verbe anglais « to perform, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif ‘action’ : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action », même si « on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose ».768 Comment peut-on faire des choses seulement avec des mots ?
767
C’est le titre original de l’ouvrage de John Langshaw Austin, traduit en français comme Quand dire, c’est faire, introduction, traduction et commentaire par Gilles Laine, Paris, Seuil, 1970 768 John Langshaw Austin, ibid., p. 42.
235
Austin distingue trois types d’élocution : 1) le « locutoire » ou « constatif », qui consiste à dire « quelque chose » (say something) qui opère par le fait de dire. Il a dans ce cas une signification (sens et référence) et qui peut donc se révéler vraie ou fausse ;769 2) le « perlocutoire », qui accomplit quelque chose « par le fait de dire » (by saying) comme, par exemple, persuader ou convaincre. Un acte perlocutoire a un « effet » et produit des conséquences ;770 il n’est pas non plus conventionnel ; 3) l’« illocutoire », qui opère « en le disant » (in saying), est le « performatif stricto sensu », par exemple, « je m’excuse » ou « la séance est ouverte ». Lorsque Lacan énonce : « Je fonde – aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation avec la cause psychanalytique – l’École française de psychanalyse… »,771 il s’agit bien là d’un acte illocutoire. Il a « une ‘force’ et est susceptible de ‘succès’ ou d’‘échec’ (felicity/unfelicity) »,772 il a donc une « valeur ».773 La taxinomie austinienne se révèle pourtant problématique dès qu’on essaye de l’appliquer à d’autres domaines que les exemples utilisés par Austin. Ces problèmes tiennent à une certaine porosité entre ses différentes définitions de « performatif », à savoir les actes illocutoires et perlocutoires. Une distinction s’avère ici fondamentale et elle a été faite par Cassin, et non par Austin lui-même. Il s’agit notamment des deux sens du préfixe per, présent dans performatif
et
dans
perlocutoire :
« le
per
de
‘performance’
dénote
l’accomplissement d’un ‘jusqu’au bout’, alors que le per de ‘perlocution’ dénote le moyen, à savoir le ‘by’ du ‘by saying’ : c’est ‘par le moyen’ du dire, et non ‘dans’ le dire lui-même (‘in saying’ caractéristique de l’illocutoire ou performatif), qu’agit le perlocutoire. »774 Une embrouille de la taxinomie austinienne consiste dans la rapport entre la « force », propre à l’illocutoire, et l’« effet », propre au perlocutoire. Comme le signale Cassin, cette distinction est labile, étant donné « que l’illocutoire pour être heureux ou accompli, est lui-même ‘lié à des effets’. »775 Autrement dit, « un effet 769
Ibid., p. 129. Idem. 771 « Acte de fondation » [1971], in Autres écrits, op. cit., p. 229. 772 Barbara Cassin, « Sophistique, performance, performatif », in Bulletin de la Société française de Philosophie, 100e Année, n° 4, Paris, Vrin, octobre-décembre 2006, p. 6. 773 John Langshaw Austin, op. cit., p. 129. 774 Barbara Cassin, op. cit., p. 5, note 2. 775 Ibid., p. 6. 770
236
doit être produit sur l’auditoire pour qu’un acte illocutoire puisse être tenu pour achevé. »776 Pour resituer la question, Cassin propose qu’on analyse ce qui a constitué, avant la lettre austinienne, un exemple de performance discursive, notamment celle de la sophistique.777 Cassin considère l’epideixis comme l’exemple par excellence de la performance sophistique. Si l’on prend le traité de Gorgias, Sur le non étant ou sur la nature, par exemple, « tout tourne manifestement autour de la façon dont se nouent l’être et le dire. […] De deux choses l’une, brutalement tranché ; ou bien il y a de l’être, esti, es gibt Sein, et la tâche de l’homme, berger de l’être, est de le dire fidèlement, dans la co-appartenance de l’être, du penser et du dire : onto-logie, de Parménide à Heidegger ; ou bien l’être n’est et n’est là que dans et par le Poème, comme un effet de dire, une production discursive, ce que je propose d’appeler ‘performance’ : ‘logologie’. » 778
L’epideixis désigne, depuis Platon, l’activité sophistique proprement dite.779 L’epideixis désignait le discours suivi des sophistes (souvent qualifié de « macrologique »), en contraste avec la méthode dialogique, développée par questions et réponses. En grec, la deixis signifiait « l’acte, et l’art, de montrer sans parole, avec son index tendu comme Cratyle le phénomène disparaissant, ou d’un geste souverain, comme Justice dans le Poème de Parménide, le chemin de l’être. »780 Ce terme est donc à l’origine de deux usages du logos radicalement distincts : l’apodeixis, « qui renvoie à tous les apo (apophainestai, apophansis) caractéristiques de la phénoménologie, c’est l’art de montrer ‘à partir de’ ce qui est montré, en faisant fonds sur lui, de ‘dé-montrer’ » ;781 l’epideixis, en revanche, constitue « l’art de montrer ‘devant’ et de montrer ‘en plus, suivant les deux grands sens du préverbe. »782
776
John Langshaw Austin, op. cit., p. 124. Barbara Cassin, op. cit.., p. 7. 778 Ibid., p. 8 779 Cassin nous renvoie notamment à Hippias majeur, 282c, 286a; Hippias mineur, 363c et à Gorgias, 447c. Ibid., p. 10. 780 Idem. 781 Idem. 782 Idem. 777
237
Toute la logique aristotélicienne, par exemple, repose sur le règne des apo. Rappelons l’interprétation « apophantique » que nous avons abordée dans le chapitre précédent. Mais l’epideixis arrive « à faire virer le phénomène en son contraire : le phénomène devient l’effet de la toute-puissance du logos. »783 L’Éloge d’Hélène ou le Traité du non-être de Gorgias sont paradigmatiques de l’usage épidictique du logos, exemples majeurs d’une discursivité qui performe. Mais la performance des Grecs, du « discours qui gagne », d’Homère à Gorgias, ne peut pas, avec rigueur être classé dans les catégories austiniennes. Des différents exemples qu’utilise Cassin,
nous n’en
reprendrons
succinctement qu’un seul : le passage de l’Odyssée, où Ulysse arrive chez les Phéaciens (VI, v. 127-138 ; 141-149 et 160-169). Échoué nu sur la plage, il se retrouve seul devant Nausicaa, Ulysse hésita : « ou bien supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux, ou bien sans plus avancer n’user que de paroles douces comme le miel ? Il pensa tout compté que mieux valait rester à l’écart et n’user que de paroles douces comme le miel : d’aller prendre aux genoux pouvait la courroucer. Aussitôt il tint ce discours doux comme le miel et plein de profit : ‘Je suis à tes genoux, maîtresse, que tu sois déesse ou mortelle’. » 784
La décision d’Ulysse, de dire à Nausicaa « je suis à tes genoux » au lieu de la prendre aux genoux, serait et ne serait pas, selon les catégories austiniennes, un performatif.785 Voici deux des raisons soulevées par Cassin dans son analyse de ce passage : 1) « Je suis à tes genoux » est bien un acte de parole qui agit en disant « in saying » (illocutoire) et pas seulement perlocutoire qui par le fait de dire « by saying » cherche, par exemple, à séduire ou amadouer Nausicaa ; 2) Prendre littéralement les genoux de Nausicaa serait un geste conventionnel, puisqu’il est le geste des suppliants. Mais dire « je te prends les genoux » ne l’est pas. Rappelons que, pour Austin, les actes illocutoires sont conventionnels, tandis que les actes perlocutoires ne le sont pas.786 783
Ibid., p. 11. Voir Gorgias, L’Éloge d’Hélène, § 8, DK 82 B 11, 8. Homère, Odyssée, VI, v. 141-149, trad. Bérard, apud ibid., p. 31. Souligné par Barbara Cassin. 785 Voir Barbara Cassin, op. cit., p. 32. 786 Voir John Langshaw Austin, op. cit., p. 129. 784
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Cela nous conduit à un paradoxe : « si Ulysse avait pris les genoux, puisqu’il s’agit là d’un geste conventionnel, il aurait fait un acte illocutoire, un performatif, alors qu’en inventant de dire : ‘je te prends les genoux’… car j’ai trop peur de te prendre les genoux’, c’est beaucoup moins sûr ! »787 Cassin fait ici référence à un article d’Émile Benveniste qui, en commentant les critères austiniens, affirme qu’un « énoncé performatif n’a de réalité que s’il est authentifié comme acte. »788 Et il ajoute, qu’un « énoncé performatif qui n’est pas acte n’existe pas ».789 Pour qu’un performatif soit un acte, il est absolument nécessaire qu’il soit énoncé par quelqu’un « qui a le droit de les énoncer », et cette « condition de validité, relative à la personne énonçante et à la circonstance de l’énonciation, doit toujours être supposée remplie quand on traite du performatif. »790 Un acte performatif est donc individuel et historique, il ne peut pas, selon Benveniste, être répété.791 L’acte performatif a, selon Benveniste, une « propriété singulière, celle d’être sui-référentiel, de se référer à une réalité qu’il constitue lui-même, du fait qu’il est effectivement énoncé dans des conditions qui le font acte. »792 Et il conclut : « L’acte s’identifie donc avec l’énoncé de l’acte. Le signifié est identique au référent. […] L’énoncé qui se prend lui-même pour référence est bien sui-référentiel. »793 Ainsi, face à la difficulté de distinguer clairement les actes perlocutoires des actes illocutoires, Benveniste choisit de privilégier exclusivement le caractère grammatical. Un énoncé illocutoire, pour constituer un acte, doit donc se servir de la première personne du singulier, dans le temps présent et dans la voix active, comme dans l’acte de fondation de l’École par Lacan : « Je fonde… ». Il repose sur un « ego », raison pour laquelle d’après lui un ordre du genre « venez ! » est bien un ordre, mais distinct de l’énoncé : « j’ordonne que vous veniez ». Comme le remarque Benveniste, l’impératif porte bien des effets « empiriques ». Lorsque quelqu’un dit « venez ! », normalement la personne appelée répond à l’appel. Mais ce n’est pas le 787
Barbara Cassin, op. cit., p. 32. Émile Benveniste, « La philosophie analytique et le langage », in Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, « Tel », 1966, p. 273. Souligné dans le texte. 789 Idem. 790 Idem. 791 Voir ibid., pp. 274-275. 792 Ibid., p. 274. 793 Idem. 788
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résultat empirique qui compte, aux yeux de Benveniste, pour définir un performatif : il est, par lui-même, un acte.794 L’analyse de Benveniste a permis à Cassin de « résoudre » l’impasse concernant Ulysse. L’énoncé « je suis à tes genoux » « est bel et bien un acte, et le signifié est identique au référent. »795 Une généalogie du performatif laisse ainsi ouverte, pour Cassin, la question du rapport entre performatif et performance. Cette dernière catégorie est beaucoup plus vaste que celle des performatifs, qui en « constitue quelque chose comme la fine pointe. »796 Mais il nous faut souligner avec Cassin qu’Austin lui-même n’était pas si satisfait des catégories performatives qu’il avait établies bien que, dit-il : « Elles permettent cependant de mettre en pièces deux fétiches (que je suis enclin, je l’avoue, à maltraiter…), à savoir : 1) le fétiche vérité – fausseté, et 2) le fétiche valeur – fait [value – fact]. »797 Nous reviendrons sur cette visée d’Austin qui nous semble fondamentale. Mais, avant de retourner aux considérations sur le performatif en psychanalyse, nous vous proposons un petit excursus, qui montre bien la portée de la nouveauté austinienne pour le champ philosophique. Cet excursus concerne aussi directement le concept d’acte psychanalytique, parce qu’il s’agit du cogito cartésien.
6. Excursus : cogito et performatif Dans un article intitulé « Cogito ergo sum : inférence ou performance ? », Jaakko Hintikka s’interroge sur la nature de l’affirmation existentielle cartésienne. Le cogito ergo sum, serait-il une inférence formellement valide ou plutôt une sorte d’énoncé performatif au sens austinien ? L’utilisation de la particule sum laisserait entrevoir qu’il s’agirait en principe de la première option, c’est-à-dire d’une inférence formellement valide. Mais, comme le constata Hintikka, Descartes ne « déduit pas logiquement (par syllogisme) Sum de Cogito, mais aperçoit bien plutôt 794
Idem. L’impératif ne comporte, selon Benveniste, « n’est pas un temps verbal; il ne comporte ni marque temporelle ni référence personnelle. » Idem. 795 Barbara Cassin, op. cit., p. 34. 796 Ibid., p. 36. 797 John Langshaw Austin, op. cit., p. 153.
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de manière intuitive (‘par une simple inspection de l’esprit’) l’auto-évidence de Sum. »798 Si le sum ne peut pas être déduit du cogito comme prémisse logique, la relation entre les deux termes devient problématique. Ce que propose Hintikka, c’est que la « déduction » cartésienne repose sur une « inconsistance existentielle », c’està-dire qu’il est impossible, pour celui qui énonce, de nier sa propre existence. Par exemple, De Gaulle ne peut pas affirmer que « De Gaulle n’existe pas ». Ce serait incongru pour le sujet d’énoncer une telle assertion. Cela veut dire, en langage ordinaire, que « la notion d’inconsistance existentielle exprime véritablement une raison générale rendant compte du fait que certains énoncés sont impossibles à soutenir, bien que les phrases au moyen desquelles ils sont produits puissent être consistantes et intelligibles. »799 C’est ainsi que l’auteur propose que l’inconsistance ou absurdité d’un énoncé existentiellement inconsistant est de caractère performatoire (performatif), elle dépend d’un acte. L’hypothèse de Hintikka va plus loin. Elle enlève, par exemple, le domaine de l’inconsistance existentielle du niveau intersubjectif, et l’applique au « moimême », au pur niveau de la pensée. Il est impossible, ou plutôt absurde, dans « la tentative de penser, de se faire croire à soi-même – que l’on n’existe pas. »800 Descartes niait, d’après le philosophe finlandais, le fait que son argument fût un enthymème dont la prémisse majeure, forclose, aurait été « Tout ce qui pense, existe ». Même si une telle universalisation exprimerait bien le propos cartésien, il ne l’a énoncée que sous la forme particulière.801 Si l’on enlève tout sous-entendu, comme le propose Hintikka, nous aurions ceci : « Tout individu existant actuellement qui pense, existe. » L’auteur essaye plusieurs articulations logiques, aucune ne permet d’universaliser le cogito. Ce que Descartes avait en vue lui paraissait souvent comme une affaire du moment ce qui, d’après Hintikka, aurait été une conséquence du caractère performatif
798
Jaakko Hintikka, « Cogito ergo sum : inférence ou performance ? », in Philosophie, n° 6, Paris, Les Éditions de Minuit, mai 1985, pp. 22-23. Cf. René Descartes, Œuvres complètes, vol. 7, publiées par C. Adam et P. Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1913, p. 140. 799 Jaakko Hintikka, ibid., p. 29. 800 Ibid., p. 31. 801 Voir A.T. IX, pp. 205-206 et VII, pp. 140-141.
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de ce qu’il visait.802 Le performatif serait aussi à la base d’un autre passage – direct et inexplicable du point logique – celui du cogito ergo sum à sum res cogitans. L’excellent article d’Hintikka arrive fort à-propos sur ce point précis. Il propose une relecture du cogito cartésien qui nous semble en intime cohérence avec « le nouveau cogito » lacanien, incluant le bonus qui consiste à insérer la dimension performative de l’acte au sein même du ratiocinium de Descartes. L’existence (sum) ne permettant pas d’induire une prémisse majeure qui pourrait l’assurer, il ne reste au sujet cartésien qu’à se précipiter dans un acte qui est pure performance.
7. Y a-t-il du performatif en psychanalyse ? Comme nous l’avons déjà évoqué, lorsqu’on essaye de déterminer ce qui pourrait être performatif dans la pratique analytique, il faut que nous distinguions trois niveaux : la parole analysante, l’interprétation et l’acte psychanalytiques. Ces niveaux obligent à un examen différencié. Pour essayer de délimiter le champ de cette discussion, nous procéderons par élimination, en excluant ce que la psychanalyse n’est pas. Il ne s’agit nullement, dans aucun des trois niveaux, de l’acte locutoire, ni dans les énoncés de l’analysant ni dans ceux de l’analyste, il n’est pas question de signification ni de référence, ni du vrai ni du faux. Pour ce qui est de la parole de l’analysant, il est évident que par le fait de parler à l’analyste, on obtient des effets thérapeutiques. Marie Guillot, dans un article intitulé « Wittgenstein, Freud, Austin. Voix thérapeutique et parole performative », affirme que l’« usage thérapeutique du discours, contrairement à celui qu’en fait la médecine, n’est pas purement neutre et constatif, mais efficace, et donc performatif. »803 Pour cet auteur, la parole freudienne (elle ne mentionne pas Lacan) serait du type perlocutoire, mais avec une précision : la psychanalyse ne produit pas des effets,
802
Jaakko Hintikka, op. cit., p. 40. Marie Guillot, « Wittgenstein, Freud, Austin. Voix thérapeutique et parole performative », in « Usages d’Austin », Revue de métaphysique et de morale, n° 2, Paris, PUF, avril 2004, p. 260. 803
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selon elle, en disant quelque chose, mais « par ce qu’elle dit. »804 Cela est déjà problématique, parce qu’elle nous semble s’étayer plutôt sur le « contenu » de ce qui est dit, ce qui pourrait facilement glisser dans les déviations, les « fausses prises » de l’inconscient que nous avons soulignées au début de ce chapitre. Par ailleurs elle observe, avec justesse, que l’acte perlocutoire, à la différence de l’illocutoire, n’est pas conventionnel – ce qui permettrait, selon elle, d’aligner la psychanalyse de son côté : « Le pouvoir de la voix thérapeutique ne s’appuie sur aucune codification, sur aucune ‘recette’ établie une fois pour toutes. »805 Cela est juste, mais trop simpliste. Guillot n’examine point les différents degrés de la parole en jeu dans la psychanalyse. Elle ne prend en considération que la parole de l’analysant et l’effet qu’a sur celui-ci, ce que lui-même livre en analyse. L’énorme lacune de son texte tient à ce qu’elle n’aborde même pas les effets de l’interprétation analytique. L’effet thérapeutique du fait de parler n’est qu’une mince partie de ce qui est en jeu dans la psychanalyse. Les vertus thérapeutiques de la parole ne sont pas d’ailleurs une prérogative de la psychanalyse. Du cabinet d’Antiphon à Gorgias, en passant par Socrate, on constate déjà l’usage millénaire d’une thérapeutique (therapeuein) par le logos. Antiphon aurait composé un Art du déchagrin, « pour les malades, comme la thérapie en usage chez les médecins. Il ouvrit un cabinet près de l’agora à Corinthe, et publia son art de soigner les chagrinés au moyen des mots : en se rendant compte des causes, il pouvait consoler les fatigués en parlant ».806 Gorgias, dans l’Éloge d’Hélène, 8, en parlant de la puissance du discours, affirma qu’il « a le pouvoir de mettre fin à la peur, écarter la peine, produire la joie, accroître la pitié. »807 Dans le Charmide de Platon, Socrate guérit également les maux de tête de ce jeune homme, en appliquant le précepte qu’il dit avoir appris du médecin thrace Zalmoxis et selon lequel on ne peut pas soigner séparément âme et corps. Socrate affirme ainsi que l’âme sera traitée (qerapeuvsesqai) par le logos : « qu’on soigne l’âme grâce à des incantations, et que ces incantations consistent en de beaux 804
Ibid., p. 264. Idem. 806 Pseudo-Plutarque, « Vies des dix orateurs », I, 833, apud Barbara Cassin, Voir Hélène en toute femme. D’Homère à Lacan, Paris, Sanofi-Synthélabo, « Les empêcheurs de penser en rond », 2000, p. 111. 807 Gorgias, « Éloge d’Hélène », traduction par Barbara Cassin, in L’Effet sophistique, op. cit., p. 144. 805
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discours. C’est ce genre de discours qui engendre la sagesse dans les âmes ; une fois qu’elle y est engendrée et présente, il est alors facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps. »808 Une sorte de psychothérapie, donc. L’effet thérapeutique a une mince portée, voire éphémère, si elle ne compte pas sur la présence et l’intervention de l’analyste. Il faut que l’analyste opère pour qu’une cure puisse aboutir à un effet définitif de changement du sujet. L’analyste opère, nous l’avons dit, par l’interprétation et par son acte. Après l’examen que nous avons fait dans le chapitre précédent, nous avons pu constater que l’interprétation analytique se caractérise plutôt par un « rien dire », ou dire très peu. Il n’est point question d’interprétations mémorables, de discours suivis, et nullement de discours qui signifient.809 En outre, ils ne sont absolument pas conventionnels. La seule « convention » de la psychanalyse serait l’association libre, mais elle est à chaque fois « autre chose », donc pas conventionnelle du tout. L’interprétation psychanalytique ne saurait en aucun cas être un acte performatif au sens austinien. Nous proposons de l’examiner à partir de ce passage de Lacan que nous avons déjà cité dans le chapitre précédent : « Avant que l’être imbécile prenne le dessus, pourtant d’autres, pas sots, énonçaient de l’oracle qu’il ne révèle ni ne cache : shmaivnei il fait signe. C’était au temps d’avant Socrate, qui n’est pas responsable, quoi qu’il fût hystérique, de ce qui suivit : le long détour aristotélicien. D’où Freud d’écouter les socratiques que j’ai dits, revint à ceux d’avant Socrate, à ses yeux seuls capables de témoigner de ce qu’il retrouvait. Ce n’est pas parce que le sens de leur interprétation a eu des effets que les analystes sont dans le vrai, puisque même serait-elle juste, ses effets son incalculables. Elle ne témoigne de nul savoir, puisqu’à le prendre dans sa définition classique, le savoir s’assure d’une possible prévision.
808
Platon, Charmide, 157a, présentation, traduction et notes par Louis-André Dorion, Paris, GF Flammarion, 2004. 809 L’expérience de la passe (dispositif crée par Lacan pour recueillir des témoignages d’analyses menées à terme) nous a montré d’ailleurs qu’il ne reste pas, pour la plupart des « passants », des souvenirs des interprétations faites au cours d’une analyse. Ce qui a généré une grande réflexion dans la communauté analytique sur un éventuel « déclin de l’interprétation ». Voir à ce sujet Serge Cottet, « Le déclin de l’interprétation », in Quarto, n° 60, Bruxelles, juillet 1996, pp. 95-99.
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Ce qu’ils ont à savoir, c’est qu’il y en a un de savoir qui ne calcule pas, mais qui n’en travaille pas moins pour la jouissance. » 810
De tout ce que nous avons développé jusqu’ici et de ce passage nous pouvons déduire, provisoirement que : Primo : L’interprétation n’est pas forcément un énoncé, parce qu’elle ne se sert pas forcément de paroles. Certes, les actes performatifs (illocutoires et perlocutoires) peuvent être exécutés sans qu’on utilise de paroles mais, dans ce cas, pour que ce soit un acte illocutoire, il faut qu’il soit conventionnel. L’interprétation psychanalytique n’est donc pas un acte illocutoire. Secundo : L’interprétation n’est pas un acte perlocutoire, parce que l’analyste ne cherche pas par ce qu’il dit ni à convaincre, ni à persuader, ni à séduire, etc. Il ne s’agit pas d’un « discours qui gagne », parce que « Le propre de la psychanalyse, c’est de ne pas vaincre, con ou pas. »811 Il ne peut pas évaluer la portée de ses paroles, il « ne calcule pas », il ne sait jamais quand ses paroles auront l’effet d’une interprétation. Tertio : L’interprétation n’est pas non plus un performatif tel que le décrit Benveniste. L’analyste ne parle jamais « je ». Les catégories austiniennes se montrent donc inaptes à décrire l’efficace du dire de l’interprétation psychanalytiques. Mais nous pourrions, en revanche, essayer de la rapprocher d’une epideixis (ou deixis) plus originaire, si et seulement si nous pouvons prendre le fragment 93 d’Héraclite comme une « deixis minimale », qui ne dit rien, ni ne cache, mais indique, fait signe comme le doigt de Cratyle.812 Ce serait, pour le moment, le seul « performatif » que nous pouvons accorder à l’interprétation psychanalytique. Cette interprétation oraculaire, dont les effets sont incalculables, et seul le destinataire peut décider que, par ses effets, il s’agissait bien d’une 810
Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits », in Autres écrits, op. cit., p. 558. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, « Encore », op. cit., p. 50. 812 oJ a[nax, o%u toV mantei`ovn ejs ti toV ejn Delfoi`", ou[te levgei ou[te kruvptei ajllaV shmaivnei DK 22 B 93. Fragment que Lacan traduit de la façon suivante : « Du prince, de celui à qui appartient le lieu de la divination, celui qui est à Delphes, il ne dit pas, il ne cache pas, il fait du signifiant. » Le Séminaire, Livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [1964-1965], op. cit., séance du 17 mars 1965. Lacan reprend ce fragment dans le séminaire « Encore », op. cit., p. 103: « Que la pensée n’agisse dans le sens d’une science qu’à être supposée au penser, c’est-à-dire que l’être soit supposé penser, c’est ce qui fonde la tradition philosophique à partir de Parménide. Parménide avait tort et Héraclite raison. C’est bien ce qui se signe à ce que, au fragment 93, Héraclite énonce — ou[te levgei ou[te kruvptei ajllaV shmaivnei il n’avoue ni ne cache, il signifie, remettant à sa place le discours du manche lui-même — oJ a[nax, o%u toV mantei`ovn ejsti toV ejn Delfoi`", le prince, le manche, qui vaticine à Delphes. » Souligné dans le texte. 811
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interprétation. La parole interprétative n’a aucune « intension » performative, elle ne dépend pas de ce que l’analyste pense : « maintenant je vais faire une interprétation ». Ce qui est sûr, c’est qu’il raterait son coup. C’est du côté du « je ne pense pas » que l’analyste opère. La question du performatif est encore plus complexe dès qu’on aborde l’acte psychanalytique. Comme nous l’avons déjà développé, le concept d’acte psychanalytique fut construit pour rendre compte du tranchant visé par la psychanalyse : le changement radical du sujet, la réalisation de son être de manque. Sans acte, analyse infinie. Rappelons-nous que la conceptualisation de l’acte analytique se fait dans un moment de l’enseignement de Lacan où il met en évidence que tout n’est pas langage. Il y a le phénomène de la répétition et, dans ce phénomène, ce qui se répète est moins de l’ordre langagier que de celui de la jouissance. Le risque étant d’ailleurs de pérenniser l’analyse, comme nous l’avons montré, dans un joui-sens. Comment atteindre par l’interprétation ce qui, du côté analysant, n’est pas langage ? Il nous semble que c’est bien là l’enjeu de Lacan lorsqu’il élabore le concept d’acte analytique. Si Lacan choisit le mot « acte » pour évoquer l’acte analytique, c’est pour outrepasser les limites de l’activité interprétative. Il y a bien là quelque chose qui est la visée d’un effet qui changera le sujet. Cependant, comme nous l’avons vu, l’acte psychanalytique n’est pas un « dit » (énoncé) ; il n’est même pas un « dire » (énonciation), comme l’interprétation (voir « L’étourdit ») : il n’est pas formulable dans une proposition quelconque. Si l’acte n’est pas un énoncé ni une « action » ou un « faire », il est sans doute impossible de le classer dans ce que jusqu’à présent fut élaboré sur les performatifs, voire de la performance. Colette Soler refuse d’ailleurs l’applicabilité des catégories austiniennes à l’acte psychanalytique : « L’acte comme dire, cela n’a rien à voir avec les performatifs. Je parle de tout ce courant linguistique qui s’est intéressé et s’intéresse aux performatifs, notamment Austin avec son livre How to do Things with Words ?, qu’on a traduit en français par Quand dire c’est faire. Il y a aussi d’autres auteurs, Searle par exemple, qui s’occupe des speech acts (des actes de parole, de dire). Ces auteurs-là s’intéressent aux formes performatives du verbe, non
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assertives mais performatives du verbe. Par exemple, quand vous promettez, etc. L’acte comme dire n’a rien à voir avec les performatifs ; l’acte n’a pas de forme grammaticale, si vous permettez que je le dise ainsi, alors qu’avec les performatifs, c’est autre chose. Premièrement donc, l’acte est lié au dire. Mais deuxièmement, le dire est un acte. » 813
La distinction de « L’étourdit » est ici essentiel : « Le dire de l’analyse en tant qu’il est efficace, réalise l’apophantique qui de sa seule ex-sistence se distingue de la proposition. »814 Le « dire de l’analyse », qui n’est pas repérable dans une quelconque parole, « réalise » (fait acte) l’apophantique. L’affirmation lacanienne se situe à contrepente de toute la tradition, parce qu’il mélange à la fois ce qu’on pourrait être tenté de mettre au compte d’une performance – « réalise » – mais que réalise-t-il ? L’apophantique ! Ce qui nous renvoie exactement au royaume des apo, des énoncés démonstratifs (logiques), ainsi qu’aux phénomènes. C’est comme si Lacan condensait dans un seul mouvement apo- et epi-deixis. Mais l’une et l’autre ex-sistent à la proposition : donc définitivement l’acte psychanalytique n’est pas un acte performatif ni au sens austinien ni au sens de Benveniste. Le tableau qui suit résume l’analyse comparative des trois démarches qui nous intéressent et qui font l’objet de ce chapitre : Philosophie
Sophistique
Psychanalyse
apodeixis,
epideixis,
deixis,
démonstration
performance
interprétation
apophainestai
persuasion
ex-sistence, acte
la vérité du réel
« effet-monde »
castration-sujet
Toutes ces questions demeurent pourtant ouvertes. Nous sommes conscients du caractère incomplet de ce que nous avons pu développer concernant le rapport de
813
Colette Soler, « La politique de l’acte », op. cit., cours du 15 mars 2000. Transcription non révisée par l’auteur. 814 « L’étourdit », in Autres écrits, op. cit., p. 490.
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la psychanalyse aux performatifs. C’est un champ à exploiter dans des recherches futures.815 Cependant, l’intérêt que nous avons tiré de l’analyse des actes de langage d’Austin, c’est qu’elle nous permet de bien saisir ce qu’un analyste ne doit absolument pas faire. Si un analyste usait des performatifs que nous avons décrits, il se mettrait en position d’Autre du psychanalysant et transformerait sa pratique en exercice canaille d’un pouvoir. Nous pensons aussi qu’Austin rejoint Lacan quant à son intention de démasquer le fétiche « vérité – fausseté » dans le langage philosophique. Soulignons le sens précis de fétiche pour la psychanalyse : un objet imaginaire destinée à boucher le manque de l’Autre. Enfin, nous avons relevé que le performatif défini par Benveniste, comme l’acte psychanalytique, est individuel, historique et ne peut pas être répété. À rajouter que l’acte psychanalytique ne peut être saisi que dans l’après-coup, dans ses effets, mais sans qu’on sache d’où l’acte est parti.
815
La bibliographie que nous avons trouvée sur ce sujet demeure, jusqu’à présent, restreinte à l’examen du performatif à partir du tout premier enseignement de Lacan (comme les notions de « parole pleine » et « parole vide »), ce qui ne nous aide pas beaucoup à résoudre les impasses que nous avons soulevées dans ce chapitre.
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6. Le temps en psychanalyse
« Car si tous sur tout gardaient mémoire de ce qui est passé, et prévoyaient présent et futur, le discours, tout en restant le même, ne ferait pas illusion de la même façon. Mais en réalité il n’y a pas moyen de se souvenir du passé, ni d’examiner avec soin le présent, ni d’être l’oracle du futur. » 816
Parler du temps en psychanalyse implique une double considération : l’une qui repose sur l’examen de l’affirmation freudienne sur l’atemporalité (Zeitlosigkeit) de l’inconscient et l’autre qui concerne le maniement technique du temps de et dans une psychanalyse, c’est-à-dire, la durée d’une cure menée jusqu’à son terme et celle de chaque séance. L’une ne va pas sans l’autre. La question du temps fut et demeure une pomme de discorde entre les différents courants psychanalytiques et fut la polémique décisive qui décida de l’excommunication de Lacan par l’International Psychoanalytical Association (IPA). La pratique de séances à durée variable fut motif de scandale, malgré le fait que rien dans l’œuvre freudienne n’ait jamais une quelconque standardisation de la séance.817 Freud lui-même n’a jamais fixé ou statué sur les dispositifs techniques de la psychanalyse comme le maniement du temps, des honoraires ou l’usage du divan. Lorsqu’il donnait des « conseils » (Ratschläge) techniques, terme qu’il préférait à celui de « règles » (Regeln), il soulignait que ces « conseils » étaient adaptés à sa personnalité, à sa façon de travailler, et que rien n’empêchait d’autres médecins de travailler différemment : « … je dois dire expressément que cette technique s’est révélée la seule appropriée à ma personne (die einzig zweckmäßige für meine Individualität ergeben) ; je n’ose pas disconvenir qu’une personnalité médicale 816
Gorgias, L’Éloge d’Hélène, 11, traduction par Barbara Cassin, in L’Effet sophistique, op. cit., p. 145. Voici le texte grec (DK B 11, 5-9) : eij meVn gaVr pavnte" periV pavntwn ei[con tw`n paroicomevnwn mnhvmhn tw`n te parovntwn tw`n te mellovntwn provnoian, oujk a]n oJmoivw" o@moio" h^n oJ lovgo", oi%" taV nu`n ge ou[te mnhsqh`nai toV paroicovmenon ou[te skevyasqai toV paroVn ou[te manteuvsasqai toV mevllon eujporw" e[cei. 817 « Nous voulons en effet toucher un autre aspect particulièrement brûlant dans l’actualité, de la fonction du temps dans la technique. Nous voulons parler de la durée de la séance. » Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], in Écrits, op. cit., p. 312.
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constituée tout autrement puisse être poussée à préférer une autre attitude (eine andere Einstellung) envers le malade et envers la tâche à mener à bien. »818 La pratique de séances à durée variable introduite par Lacan trouve son fondement théorique dans un texte qui s’intitule « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme » et dont la première version, publiée dans un numéro spécial des Cahiers d’Art, en 1945, fut révisée par le psychanalyste lors de la publication des Écrits, en 1966. La notion de « temps logique » demeure l’une des principales contributions que Lacan apporta à la psychanalyse et, fait rare !, il ne la modifie pas substantiellement jusqu’à la fin de son enseignement (sauf quelques précisions, dues à l’abandon de la notion d’intersubjectivité et à l’introduction de l’objet petit a). Il convient également de remarquer la place que Lacan destina à ce texte dans l’ensemble des Écrits : malgré son antériorité chronologique (1945), il n’est pas rangé sous la rubrique « De nos antécédents », ni dans l’ensemble de textes qui la suit. « Le temps logique… » a un statut à part,819 ce qui nous indique que ce que Lacan nous présente dans ce texte appartient déjà à son propre enseignement, qu’il porte une élaboration nouvelle, distincte de ses antécédents. Or, la notion de « temps logique », comme l’expression même l’indique, lie directement et strictement la théorie et le maniement du temps au logos, à la logique, et non à la tyrannie pérenne de la pendule. En outre, Lacan appela le temps logique « un nouveau sophisme », dénomination qui nous intéresse forcément. Comme nous le verrons par la suite, le maniement logique du temps, le nouveau sophisme lacanien, évoquera nécessairement la notion grecque de kairos – le « temps opportun », qui était au cœur de l’action sophistique. Le temps logique de Lacan garde-t-il des points communs avec le kairos ? Avant d’examiner cette question, nous nous pencherons d’abord sur quelques considérations à propos du temps en psychanalyse.
818
Sigmund Freud, « Ratschläge für den Arzt bei der psychoanalytischen Behandlung » [1912], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VIII, p. 376; trad. fr. par Janine Altounian et al., in Sigmund Freud, Œuvres complètes, vol. XI, Paris, PUF, 1998, p. 145. Traduction légerement modifiée. 819 Suivi seulement par le texte « Intervention sur le transfert » [1951].
250
6.1. L’atemporalité de l’inconscient et l’indestructibilité du désir « Das Unbewuβte zeitlos. »820
ist
überhaupt
Comme nous l’avons déjà souligné dans la Première Partie de notre étude, l’atemporalité (Zeitlosigkeit) constitue, selon Freud, l’une des caractéristiques du système inconscient. 821 Dès « L’interprétation du rêve » (1900), il ne cessa pas de signaler l’insoumission de l’inconscient à l’action du temps, comme le démontrent les dernières phrases de ce texte inaugural : « Et la valeur du rêve pour la connaissance de l’avenir ? Il ne faut naturellement pas y penser. On aimerait mettre à la place : pour la connaissance du passé. Car c’est du passé qu’est issu le rêve, dans tous les sens de cette phrase. Certes, l’ancienne croyance que le rêve nous montre l’avenir n’est pas entièrement dépourvue d’une teneur en vérité. En nous représentant un souhait comme accompli (uns der Traum einen Wunsch als erfüllt vorstellt), le rêve nous mène, il est vrai, vers l’avenir; mais cet avenir, considéré par le rêveur comme présent, se trouve modelé par l’indestructible souhait (durch den unzestörbaren Wunsch) en l’image même de ce passé. » 822
Pour Freud, la conviction de l’existence d’une antinomie entre la représentation temporelle (Zeitvorstellung) et l’inconscient ne fit que s’accroître avec son expérience clinique. Vingt ans après la publication de « L’interprétation du rêve », dans « Au-delà du principe du plaisir » (1920), il réaffirma que le processus inconscient, les refoulements, ne pouvaient ni être ordonnés temporellement, ni pâtir l’action du temps, toute représentation temporelle en étant exclue. Ces remarques à propos du « système inconscient » et du temps contrastent avec ce qui se passe dans le « système perception-conscience » (Wahrnehmung-Bewuβte), siège de la représentation spatio-temporelle. Malgré les deux décennies qui séparent ces deux 820
Sigmund Freud, « Zur Psychopathologie des Alltagslebens », in Gesammelte Werke, op. cit., vol. IV, p. 305, note 1. Nous soulignons ; trad. fr., p. 226. 821 Voici le passage : « Résumons : absence de contradiction (Widerspruchslosigkeit), processus primaire (mobilité des investissements), atemporalité (Zeitlosigkeit) et remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique sont les caractères que nous pouvons nous attendre à trouver dans le processus appartenant au système Ics. » (trad. fr. par J. Altounian et al.), in Sigmund Freud, « Das Unbewuβte » [1915], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. X, p. 286; in Œuvres complètes, vol. XIII [1914-1915], op. cit., p. 226. Nous soulignons. 822 Sigmund Freud, «Die Traumdeutung» [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II-III, p. 626; « L’interprétation du rêve », in Œuvres complètes, vol. IV [1899-1900], op. cit., pp. 676-677.
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textes, Freud avoue savoir que « ces assertions peuvent paraître très obscures, mais je dois me limiter à de telles suggestions (Ich weiβ, daβ diese Behauptungen sehr dunkel klingen, muβ mich aber auf solche Andeutungen beschränken.) »823 L’affirmation freudienne de l’atemporalité de l’inconscient s’étaya sur le fait que les formations de l’inconscient (rêves, symptômes, actes manqués et mots d’esprit) lui montrèrent que, pour ce qui est de l’inconscient, le temps ne compte pas.824 Malgré le fait que Freud se limita au champ clinique, cela ne l’empêcha pas pour autant de se rendre compte de l’obscurité de ce qu’il avançait et des implications philosophiques que cela engageait (« ces affirmations ont de résonances très obscures »).825 Douze ans après, dans la Conférence XXXI de ses « Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse », intitulée « La décomposition de la personnalité psychique » (Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit), de 1932, il fait allusion aux implications philosophiques de tel principe : « Il n’y a dans le ça rien qu’on puisse assimiler à la négation, on constate aussi avec surprise cette exception au principe des philosophes, selon lequel espace et temps sont des formes nécessaires de nos actes animiques. Dans le ça il ne se trouve rien qui corresponde à la représentation du temps, aucune reconnaissance d’un cours temporel et, ce qui est éminemment remarquable et attend d’être pris en compte dans la pensée philosophique, aucune modification du processus animique par le cours du temps. Des motions de souhait qui n’ont jamais outrepassé le ça, mais aussi des impressions qui ont été plongées dans le ça par refoulement sont virtuellement immortelles , se comportent après des décennies comme si elles étaient récemment survenues. Elles ne peuvent être reconnues comme du passé, dévalorisées et dépouillées de leur investissement d’énergie qu’une fois devenues conscientes de par le travail analytique, et c’est làdessus que repose, pour une part et non la moindre, l’effet thérapeutique du traitement analytique. » 826
823
Sigmund Freud, «Jenseits des Lustprinzips » [1920], in Gesammelte Werke, vol. XIII, op. cit., p. 28; « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes, vol. XV, op. cit., p. 299. 824 Cette affirmation exige pourtant une précision. L’atemporalité de l’inconscient se lie à l’insistance – l’indestructibilité – du désir inconscient. Néanmoins, chaque formation de l’inconscient se situe différemment quant au temps : le lapsus, par exemple, se manifeste dans l’instant, tandis que le symptôme perdure, a une durée qui s’étend dans le temps. Nous ne développerons pas ce sujet, qui nous éloignerait de notre propos. 825 Sigmund Freud, «Jenseits des Lustprinzips » [1920], op. cit., 1999, p. 28; « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 299. Traduction modifiée. 826 Idem. En allemand : « Es gibt im Es nichts, was man der Negation gleichstellen könnte, auch nimmt man mit Überraschung die Ausnahme von dem Satz der Philosophen wahr, daβ Raum und Zeit
252
Dans ce passage, Freud affirme qu’« on s’aperçoit avec surprise que le ça représente une exception au principe des philosophes », selon lequel « espace et temps seraient des formes nécessaires de nos actes animiques (unserer seelischen Akte) »827 La référence « au principe des philosophes » est évidemment une allusion aux principes de l’esthétique transcendantale de Kant, pour qui l’espace et le temps (Raum und Zeit) constituent les conditions de possibilité du jugement.828 Avec une honnêteté et une humilité parfois déconcertantes, Freud assume: « Je ne cesse d’avoir l’impression que nous avons trop peu exploité pour notre théorie ce fait absolument hors de doute qu’est l’immutabilité du refoulé sous l’effet du temps (Unverändlichkeit des Verdrängten durch die Zeit). Là pourtant semble s’ouvrir un accès aux vues les plus profondes. Malheureusement, je ne suis pas, moi non plus, parvenu là plus avant. »829 Nous constatons donc que, pour Freud, l’atemporalité de l’inconscient demeure liée, essentiellement, à l’indestructibilité du désir, idée que Lacan nuancera par la suite. Dans son séminaire sur « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », il réexamine l’inconscient freudien et commente ainsi la notion de l’indestructibilité du désir : « Or, si le désir ne fait que véhiculer vers un avenir toujours court et limité ce qu’il soutient d’une image du passé, Freud le dit pourtant indestructible. Le terme d’indestructible, voici justement que c’est de la réalité de toutes la plus inconsistante qu’il est affirmé. Le désir indestructible, s’il échappe au temps, à quel registre appartient-il dans l’ordre des choses ? ─ puisque qu’est-ce qu’une chose ? sinon ce qui dure, identique, un certain temps. N’y a-t-il pas lieu ici de distinguer à côté de la durée, substance des choses, un autre mode du temps ─ un temps logique ? » 830
notwendige Formen unserer seelischen Akte seien. Im Es findet sich nichts, was der Zeitvorstellung entspricht, keine Anerkennung eines zeitlichen Ablaufs und, was höchst merkwürdig ist und seine Würdigung im philosophischen Denken wartet, keine Veränderung des seelischen Vorgangs durch den Zeitablauf. Wunschregungen, die das Es nie überschritten haben, aber auch Eindrücke, die durch Verdrängung ins Es versenkt worden sind, sind virtuell unsterblich, verhalten sich nach Dezennien, als ob sie neu vorgefallen wären. » 827 Idem. 828 Cf. Immanuel Kant, « Kritik der reinen Vernunft », in Werke, vol . 2, Cologne, Köneman, 1995, pp. 71-99. 829 « La décomposition de la personnalité psychique », in Œuvres complètes, vol. XIX, trad. fr. Janine Altounian et al., 2e éd., Paris, PUF, 2004, p. 157. 830 Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la Psychanalyse », op. cit., p. 33. Souligné dans l’original.
253
Avec le « temps logique », que Lacan élabora dans les années quarante, il introduit une structure temporelle propre à l’inconscient, qui n’est pas celle de la durée substantielle à tout étant. Du point de vue ontique, l’inconscient est « l’évasif ». Le temps logique que Lacan essaya de formuler est une nouvelle temporalité qui éclaircît le caractère évanouissant (fermeture et ouverture) de l’inconscient, donnant ainsi les coordonnées d’un maniement technique compatible avec cette structure. Nous examinerons par la suite le texte de Lacan sur le temps logique avec un but précis. Nous ne prétendons pas épuiser les déploiements logicomathématiques et topologiques que recèle ce texte, mais tout simplement essayer de saisir pourquoi Lacan appelle « sophisme » cette élaboration et par là extraire les similitudes et les différences entre l’usage psychanalytique du temps et le temps kaironique, qui régit l’activité des sophistes.
6.2. Le temps logique : le petit sophisme de Lacan
« Pierre de rebut ou pierre d’angle, notre fort est de n’avoir pas cédé sur ce point. »831 « Tout sophisme se présente d’abord comme une erreur logique. » 832
Parler du temps en psychanalyse à partir de l’œuvre de Lacan exige quelques précisions. Tout d’abord, l’idée de « sujet psychanalytique » présuppose, inclut la fonction du temps.833 Selon Soler, la thèse lacanienne soutient que : 1) le sujet est une fonction logique et 2) la logique inclut le temps.834 L’inclusion du temps dans la logique, comme l’articulera Lacan, se distingue de la logique classique, où la 831
Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], in Écrits, op. cit., p. 315, note 1. 832 Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme [1945], in Écrits, op. cit., p. 199. 833 Colette Soler, « O tempo em análise », in Falo. Revista Brasileira do Campo Freudiano, n° 1, Salvador, Fator Editora, julho/1987, pp. 81-91. Nous traduisons. 834 Ibid., p. 91. Nous traduisons.
254
dimension temporelle se restreint au temps nécessaire au développement de l’argumentation. Pour le temps logique, « les scansions temporelles font partie des opérations du sujet. »835 Le titre est sans doute curieux : « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme. » Comment comprendre l’expression « assertion de certitude anticipée » ? Le sujet psychanalytique, aussi nommé « sujet du signifiant », est construit dans l’analyse, « c’est un sujet suspendu entre l’anticipation et l’a posteriori ». L’anticipation est illustrée, par exemple, par la demande d’une psychanalyse, où le sujet souhaite se débarrasser de son symptôme. En même temps, dans le processus analytique, dans l’association libre, l’analysant s’interroge sur son histoire, essaye de la réorganiser. Ce que l’expérience démontre, c’est que ce processus est loin d’être linéairement reconstitué. L’histoire racontée est plutôt « hystoire », néologisme lacanien qui implique la division du sujet (hystérie) et qui se reflète dans la discontinuité de son récit biographique. La temporalité qui est en jeu dans l’inconscient n’est donc pas celle de la succession, elle n’est pas diachronique.
835
Ibid., p. 82. Nous traduisons et soulignons.
255
6.3. Sur le sophisme tout court « Personne ne donne à boire à un prédicat ; mais ‘boire de l’absinthe’ est un prédicat ; donc personne ne donnera à boire de l’absinthe. » 836 « Ce qui n’a pas été possible ni n’est possible n’est pas absurde ; mais ‘le médecin, en tant que médecin, tue’ n’a pas été possible ni n’est possible ; . » 837
Pourquoi Lacan appelle-t-il le « temps logique » un sophisme ? Le mot sophisme (lat. sophisma, gr. sovfisma) désignait originellement « habileté, adresse ; invention ingénieuse, expédient », puis « artifice, ruse, intrigue » et, finalement, il acquiert un sens plus technique, par opposition à un « raisonnement juste » (filosovfhma).838 Dans Topiques VIII, 11, 162a 12-18, Aristote établit une sorte de taxinomie des arguments syllogistiques : « Lorsque l’argument qui a été présenté est la démonstration de quelque proposition, s’il existe quelque autre proposition qui n’a rien à voir avec la conclusion de cet argument, ce ne sera pas une déduction de cette autre proposition ; et si cela en a l’air, ce sera un sophisme, et non une démonstration. ( @Otan d’ajpovdeixi" h/^ tino" oJ eijrhmevno" lovgo", ei[ tiv ejstin a[llo proV" toV sumpevrasma mhdamw`" e[con, oujk e[stai periV ejkeivnou sullogismov" : a]n deV faivnhtai, sovfisma e[stai, oujk ajpovdeixi"). » Et, poursuitil, en faisant la distinction suivante : « Un philosophème est une déduction démonstrative, un épichérème une déduction dialectique, un sophisme une éduction éristique, un aporème la déduction dialectique d’une contradiction » ( [Esti deV filosovfhma meVn sullogismoV" ajpodeiktikov", ejpiceivrhma deV sullogismoV"
836
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 22 [230], introduction, traduction et commentaires par Pierre Pellegrin, Paris, Seuil, « Essais », 1997. Voici le texte : « oujdeiV" divdwsi kathgovrhma piei`n : kathgovrhma dev ejsti toV ajyivnqion piei`n : oujdeiV" a[ra divdwsin ajyivnqion piei`n ». 837 Ibid. Le texte grec : « o} mhvte ejnedevceto mhvte ejndevcetai, tou`to oujk e[stin a[topon : ou[te deV ejnedevceto mhvte ejndevcetai , toV oJ iJatrovv", kaqoV iJatrov" ejsti, foneuvei : ». 838 Anatole Bailly, op. cit.
256
dialektikov", sovfisma deV sullogismoV" ejristikov", ajpovrhma deV sullogismoV" dialektikoV" ajntifavsew"). »839 Un sophisme est donc une argumentation qui a l’air (faivnhtai) d’être une démonstration (ajpovdeixi"), sans l’être. Sextus Empiricus, dans les Esquisses pyrrhoniennes (II, 22 [229]), dit « qu’un sophisme est un discours plausible et artificieux qui fait en sorte que l’on admet une conséquence fausse ou semblable au faux ou obscure ou inacceptable d’une autre manière
(sovfisma
ei\nai
lovgon
piqanoVn
kaiV
dedolieumevnon
w@ste
prosdevxasqai thVn ejpiforaVn h[toi yeudh` h] wJmoiwmevnhn yeudei` h] a[dhlon h] a[llw" ajprovsdekton). »840 On voit ici comment le champ sémantique recouvert par le sophisme est aussi vaste qu’ambivalent, lié à un savoir-faire (tevcnh) discursif.841 Depuis Platon (République, 406a) et Aristote – de façon plus flagrante chez ce dernier – l’activité sophistique « est vouée au sophisme, au sens de raisonnement fallacieux, c’est-à-dire non seulement faux mais intentionnellement trompeur. »842 Dans le chapitre sur l’interprétation (voir supra), nous avons examiné l’inventaire des différents types de sophisme (paralogismes) recensé par Aristote dans les Réfutations sophistiques. Dans ce traité, rappelons-le, les sophismes se divisent en sophismes dus à l’énonciation et en sophismes dus à une erreur quant à la prédication. Il n’y est pas question de sophismes liées strictement au temps (hors de l’ambiguïté des temps grammaticaux). Il nous faut garder cela à l’esprit pour saisir la portée du nouveau sophisme proposé par Lacan, ce que nous essayerons de montrer par la suite. Mais, avant d’examiner la question du temps logique élaborée par Lacan, voyons d’abord comment le sophisme fait son apparition dans l’œuvre freudienne.
839
Aristote, Topiques, Livres V-VIII, texte établi et traduit par Jacques Brunschwig, op. cit. Nous laissons de côté la discussion sur l’authenticité de ces lignes. Sur ce sujet, voir la note de Jacques Brunschwig, p. 293, note 4. 840 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit. 841 Voir l’article « Sophisme », in Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 1198. 842 Ibid., p. 1198.
257
6.3.1. Le sophisme chez Freud : der Sinn im Unsinn843
« Zwei Juden treffen in der Nähe des Badehauses zusammen. ‘Hast du genommen, ein Bad ?’ fragt der eine. ‘Wieso ?’ fragt der andere dagegen, ‘fehlt eins ?’ » 844
Le sophisme apparaît dans l’œuvre freudienne dans le cadre de son analyse du mot d’esprit. Dans le texte « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient » (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten), de 1905, Freud situe le sophisme ou « mot d’esprit sophistique » comme une des formes de Witz. Cassin a analysé l’usage freudien du sophisme dans deux articles : « Du sophisme chez Freud »845 et « Sophisme et mot d’esprit chez Freud ».846 Freud s’alignerait plutôt sur la tradition aristotélicienne. Dans le chapitre intitulé « La technique du mot d’esprit » (Die Technik des Witzes), il décrit des exemples de « mots d’esprit sophistiques », ce qu’il qualifie comme « faute de raisonnement » (Denkfehler)847 et « apparence de logique » (Schein von Logik).848 Comme le signale Cassin, la position freudienne à l’égard du mot d’esprit sophistique – ou des sophismes – est ambivalente. D’un côté, il le dévalorise comme pure faute de raisonnement et, de l’autre, il y voit l’index du plaisir inhérent à sa propre activité. Cette ambivalence n’est tolérée qu’en raison de la position freudienne à l’égard de la contradiction, ce qui est aussi la position de Samuel Weber, pour qui la notion d’ambivalence est capitale, car « elle marque le lieu où la psychanalyse renoue avec une tradition de pensée pour laquelle le principe de noncontradiction n’a rien de primordial. »849 Mais, pour Cassin, Freud demeurerait
843
Sigmund Freud, « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten » [1905], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VI, p. 59. 844 Ibid., p. 50. 845 Barbara Cassin, « Du sophisme chez Freud », in Confrontation, 15, « La logique freudienne », printemps 1986, pp. 7-17. 846 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., pp. 386-397. 847 Sigmund Freud, « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten » [1905], op. cit., p. 64. 848 Ibid., p. 65. 849 Samuel Weber, « Sophisme, sophistique et ambivalences analytiques », in Barbara Cassin (dir.) Le Plaisir de parler, Colloque de Cerisy, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 204
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aristotélicien, dans la mesure où la valeur du non-sens du mot d’esprit, c’est son sens.850 Nous examinerons d’abord le sophisme lacanien avant de revenir sur d’éventuelles connexions de ce dernier avec le mot d’esprit freudien.
6.3.2. Le nouveau sophisme lacanien : « mon petit sophisme personnel »851 Voici la définition lacanienne de sophisme : « un exemple significatif pour résoudre les formes d’une fonction logique au moment historique où leur problème se présente à l’examen philosophique. »852 Il ajoute : « Tout sophisme se présente d’abord comme une erreur logique. »853 Comment comprendre cette définition ? En quoi diffère-t-elle de la définition classique ? D’une part, Lacan maintient l’idée selon laquelle le sophisme est une erreur logique. D’autre part, il affirme que les problèmes logiques ne sont pas les mêmes selon le moment historique, raison pour laquelle il qualifie son sophisme de « nouveau ». Il est important aussi de voir que le « sophisme » est, pour lui, un « exemple significatif » pour résoudre un problème logique. Il ne se confond pas avec le problème qui le fonde. Examinons maintenant le problème logique auquel Lacan a à faire. Voici ce que Lacan présente comme « un problème de logique » : « Le directeur de la prison fait comparaître trois détenus de choix et leur communique l’avis suivant : ‘Pour des raisons que je n’ai pas à vous rapporter maintenant, messieurs, je dois libérer un d’entre vous. Pour décider lequel, j’en remets le sort à une épreuve que vous allez courir, s’il vous agrée. ‘Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne différent que par leur couleur : trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c’est-à-dire hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la vue étant également exclue par l’absence ici d’aucun moyen de se mirer.
850
Voir Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 397. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IX, « L’identification », op. cit., séance du 10 janvier 1962. 852 « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme [1945], in Écrits, op. cit., p. 199. 853 Idem. 851
259
‘Dès lors, tout loisir vous sera laissé de considérer vos compagnons et les disques dont chacun d’eux se montrera porteur, sans qu’il vous soit permis, bien entendu, de vous communiquer l’un à l’autre le résultat de votre inspection. Ce qu’au reste votre intérêt seul vous interdirait. Car c’est le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure libératoire dont nous disposons. ‘Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. À cet effet, il est convenu que, dès que l’un d’entre vous sera prêt à en formuler une telle, il franchira cette porte afin que, pris à part, il soit jugé sur sa réponse’. » 854
Après avoir formulé cette proposition, le directeur de la prison pare chaque détenu d’un disque blanc. Voici maintenant, « la solution parfaite » du problème : « Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit alors une réponse semblable qui s’exprime ainsi : ‘Je suis un blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que, si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci : ‘Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir.’ Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion.’ C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure. » 855
Alors, la situation des prisonniers constituait « le problème logique » proprement dit. C’est la « solution parfaite » du problème logique, transcrite cidessus, que Lacan appelle sophisme. Il intitule la discussion « valeur sophistique de cette solution ».856 Il qualifie cette solution de sophisme, « au sens classique du mot », c’est-à-dire qu’il garde « toute la rigueur contraignante d’un procès logique, à la condition qu’on lui intègre la valeur des deux scansions suspensives, que cette épreuve montre le vérifier dans l’acte même où chacun des sujets manifeste qu’il l’a mené à sa conclusion. »857 Après avoir parcouru les méandres logiques de la solution, parfaite d’ailleurs, Lacan montre que finalement, ce sont les deux temps 854
Ibid., pp. 197-198. Ibid., p. 198. Souligné dans le texte. 856 Idem. 857 Ibid., p. 201. Souligné dans le texte. 855
260
d’arrêt des deux autres prisonniers (B et C) qui permettent au premier (A) de conclure et de franchir la porte. Autrement dit, c’est d’abord la précipitation, puis le doute de B et C qui confirme pour le prisonnier A qu’il a bien un disque blanc.858 Si la solution parfaite de Lacan est un sophisme, cela ne réside nullement dans une faute de raisonnement, comme la tradition l’a défini. En quoi consiste donc le côté « sophismatique » du temps logique lacanien ? D’abord, cet exemple exclut toute communication, donc tout rapport au logos, à toute proposition. Il ne s’appuie pas non plus sur la vision des disques – cela étant interdit – ce qui pourrait soutenir une structure spatiale du procès logique.859 Le seul point d’ancrage, c’est la réaction des autres prisonniers. Nul logos, nul repère objectivable. La solution parfaite, le sophisme, consiste en ce que, ce qui est présenté comme logiquement bien articulé – le raisonnement est ici sans faute, kein Denkfehler – ce n’est construit que dans l’a posteriori de la certitude en acte. Le franchissement de la porte est l’aboutissement en acte des deux scansions temporelles, arrêt et doute, vis-à-vis des autres prisonniers. Ainsi, logique et temps s’entremêlent. Le rôle de ces deux scansions suspensives dans le procès logique, dit Lacan, « n’est pas celui de l’expérience dans la vérification d’une hypothèse, mais bien d’un fait intrinsèque à l’ambiguïté logique. »860 Cette ambiguïté logique, que Lacan soulève dans son sophisme, n’est pourtant pas une ambiguïté langagière. Il s’agit d’une logique épurée de tout langage naturel, qui ne fait prévaloir dans le sophisme que la dimension temporelle. Autrement dit, il est sophisme parce qu’il a l’air d’être une apodeixis tout court, mais cette apodeixis n’a pu se dévoiler qu’en raison de la structure temporelle consubstantielle au procès logique. Cassin avait déjà souligné l’implication temporelle inhérente au sophisme : « Si un sophisme ne peut pas se résumer mais seulement se répéter, c’est aussi qu’il ne se dissipe pas, mais se reproduit à chaque fois qu’on l’écoute. Car il tient, pour le dire non sans anachronisme, à quelque chose comme la linéarité du signifiant. Simplement : à énoncer ‘le non-étant est non-étant’, on entend d’abord, et c’est un effet nécessaire de la diachronie constitutive du discours, ‘le nonétant est’. C’est en un second temps seulement que ‘non-étant’ vient compléter ‘le non-étant est’, et oblige à réinterpréter de fond
858
Voir ibid., pp. 199-201. Voir ibid., p. 203. 860 Ibid., p. 202. 859
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en comble le sens de l’énoncé partiel, contradictoire avec l’énoncé complet. »861
La diachronie du discours, présent dans le sophisme « classique » n’est pourtant pas l’enjeu du sophisme lacanien. Le sophisme « classique » correspond à la nature de la parole, de la chaîne signifiante, tandis que là, dans le sophisme lacanien, c’est le temps qui décide de la logique, qui l’engendre. C’est en cela qu’il est « nouveau ». Il se place aux antipodes de la logique classique, dont le « prestige éternel » des formes de raisonnement n’apporte « jamais rien qui ne puisse déjà être vu d’un seul coup »862, tandis que, dans le temps logique, « ce n’est pas ce que les sujets voient, c’est ce qu’ils ont trouvé positivement de ce qu’ils ne voient pas : à savoir l’aspect des disques noirs. »863 Ce « qu’ils ne voient pas » anticipe, dans ce texte de 1945, le rôle du manque dans la structure subjective, ce qui plus tard sera conceptualisé sous le nom d’objet petit a.
6.3.2.1. Les trois instances du temps : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure Les instances du temps en jeu dans le sophisme font preuve, selon Lacan, d’un véritable mouvement logique. Il propose ainsi qu’on examine la qualité du temps dans le mouvement du sophisme à travers une structure tripartite : « l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure ».864 On s’aperçoit déjà que ces différentes instances temporelles ne sont pas homogènes, qu’elles introduisent des tranches temporelles qui indiquent une dissymétrie quant à la durée. L’instant du regard où une « instance du temps creuse l’intervalle pour que le donné de la protase, ‘en face de deux noirs’, se mue en la donnée de l’apodose, ‘on est en blanc’. »865 Le temps pour comprendre, c’est le temps de l’hésitation et de raisonnement, qui dépendent des réactions des autres. Lacan l’exemplifie de la façon suivante : « Si j’étais un noir, les deux blancs que je vois ne tarderaient pas à se 861
Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., p. 83. « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme [1945], op. cit., p. 202. 863 Ibid., p. 203. Souligné dans le texte. 864 Ibid., p. 204. 865 Ibid., p. 205. Souligné dans le texte. 862
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reconnaître pour être des blancs ». Le temps pour comprendre « suppose la durée d’un temps de méditation que chacun des deux blancs doit constater chez l’autre et que le sujet se manifeste dans les termes qu’il attache aux lèvres de l’un et de l’autre, comme s’ils étaient inscrits sur une banderole : ‘Si j’étais un noir, il serait sorti sans attendre un instant. S’il reste à méditer, c’est que je suis un blanc.’ »866 Le moment de conclure se caractérise par « l’assertion de soi’, par où le sujet conclut le mouvement logique dans la décision d’un jugement ». Il se caractérise également par une urgence : « Plus exactement, son évidence se révèle dans la pénombre subjective, comme l’illumination croissante d’une frange à la limite de l’éclipse que subit sous la réflexion l’objectivité du temps pour comprendre. »867 Au moment de conclure, « le jugement assertif se manifeste ici par un acte. »868 Le moment de conclure rejoindra la notion d’acte analytique, que Lacan développera beaucoup plus tard. La fonction logique de la hâte est ainsi exprimée : « Ce qui fait la singularité de l’acte de conclure dans l’assertion subjective démontrée par le sophisme, c’est qu’il anticipe sur sa certitude, en raison de la tension temporelle dont il est chargé subjectivement, et qu’à condition de cette anticipation même, sa certitude se vérifie dans une précipitation logique que détermine la décharge de cette tension, pour qu’enfin la conclusion ne se fonde plus que sur des instances temporelles toutes objectivées, et que l’assertion se désubjective au plus bas degré. » 869
La notion de « certitude anticipée » – notons qu’il ne s’agit pas ici de « vérité » mais de « certitude » – se présente comme un questionnement radical du fondement d’une logique qui serait au service d’une quelconque ontologie, et en faveur d’une logique « sophismatique », où la vérité apparaît comme effet du discours : « Il n’est que de faire apparaître au terme logique des autres la moindre disparate pour qu’il s’en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres. Et encore ceci que, si dans cette course à la vérité, on n’est que seul, si l’on n’est tous, à toucher au vrai, aucun n’y
866
Idem. Souligné dans le texte. Ibid., p. 206. Souligné dans le texte. 868 Ibid., p. 208. Souligné dans le texte. 869 Ibid., p. 209. 867
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touche pourtant sinon par les autres. »870 Des années plus tard, dans le séminaire « Encore », Lacan revient à son temps logique : « la fonction de la hâte, c’est déjà ce petit a qui la thétise. J’ai mis là en valeur le fait que quelque chose comme une intersubjectivité peut aboutir à une issue salutaire. Mais ce qui mériterait d’être regardé de plus près est ce que supporte chacun des sujets non pas d’être un entre autres, mais d’être, par rapport aux deux autres, celui qui est l’enjeu de leur pensée. Chacun n’intervenant dans ce ternaire qu’au titre de cet objet a qu’il est, sous le regard des autres. » 871
Lacan substitue au A du texte du sophisme, au sujet calculateur, l’objet petit a, le savoir qui manque, « l’enjeu de leurs pensées. » La question est celle-ci : comment peut-on conclure (une analyse) là où le savoir manque non seulement au sujet mais aussi à l’Autre ?872 C’est là que la logique prend toute son ampleur dans le champ analytique, parce qu’il y faut un calcul déductif ou, comme le dit Soler, « un analysant logique, qui tire les conséquences de ses dits ».873 Le temps logique doit conclure sur la cause impossible à dire, celle du désir. Nous voyons ici comment la théorie du temps logique retrouve toute sa force dans les dernières élaborations de Lacan, que nous avons examinées dans la Première Partie de cette thèse. Le temps logique est corrélé de la logique, science du réel, et seul maniement possible vers un savoir sur l’impossible et dont la réfutation doit être « inventée ». Dans « L’étourdit », Lacan distingue d’ailleurs trois ditmensions de l’impossible : dans le sexe, dans le sens et dans la signification.874 Lacan ne restreint l’usage de ces formes temporelles à aucune pratique en particulier : « Assurément ces formes trouvent facilement leur application dans la pratique à une table de bridge ou à une conférence diplomatique [ah ! Gorgias l’ambassadeur !],
voire
dans
la
manœuvre
du
‘complexe’
en
pratique
875
psychanalytique. »
870
Ibid., p. 212. Souligné dans le texte. Le Séminaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 47. 872 Colette Soler, « Le temps qu’il faut », in Les Temps du sujet de l’inconscient, volume préparatoire au 5e Rendez-vous de l’Internationale des Forums – École de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien, pp. 105 sq. 873 Idem. 874 « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., p. 44 ; Autres écrits, op. cit., p. 487. 875 « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme [1945], op. cit., p. 212. 871
264
6.3.3. En quoi le temps logique rejoint-il le mot d’esprit ?
« Le dire, le dire ambigu de n’être que matériel du dire, donne le suprême de l’inconscient dans son essence la plus pure. » 876 « Et le mot d’esprit, c’est l’équivoque. Et l’équivoque, c’est le langage. » 877 « … moins de jouer du bon heur de lalangue que d’en suivre la monte dans le langage… » 878
Si l’on confronte l’atemporalité de l’inconscient assignée par Freud et la structure temporelle évasive proposée par Lacan, on peut constater que les formations de l’inconscient ne sont pas homogènes quant au temps, ni phénoménologiquement ni structurellement. Entre la longue durée du symptôme et l’instant (le laps) d’un lapsus, il y a sans doute un grand écart temporel. Witz, lapsus et acte manqué sont tous des formations de l’inconscient qui ont lieu dans un laps de temps, où le sujet est dépassé par ce qu’il dit.879 Dans « Télévision », Lacan affirme que « le mot d’esprit est lapsus calculé, celui qui gagne à la main l’inconscient ».880 Il y a une vitesse implicite à l’exécution d’un mot d’esprit, où le sujet est dépassé par l’Autre du langage. Le Witz a aussi la particularité d’impliquer la présence d’un autre sujet (dritte Person), quelqu’un qui accuse la réception, dont l’effet est le rire. C’est le rire de l’autre qui cautionne le Witz. Il n’y a pas de Witz solitaire. Il s’agit sans nul doute d’une formation de l’inconscient assez particulière, où le sujet est dépassé par l’inconscient, mais sous un mode que nous pourrions qualifier de ludique.881 L’idée de Lacan selon laquelle le mot d’esprit gagne « à la main de l’inconscient », implique la notion de vitesse et, par là, restaure la composante 876
Jacques Lacan, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » [1967], in Scilicet, 1, op. cit., p. 56. 877 Jacques Lacan, « Le phénomène lacanien » [1974], texte établi par J.-A. Miller, in Les Cahiers cliniques de Nice, n° 1, juin 1998, p. 17. 878 Jacques Lacan, « Télévision » [1973], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 545. 879 Nous reprenons ici les développements de Colette Soler, dans son cours intitulé « La politique de l’acte » [1999-2000], cours du 8 décembre 1999, inédit. Texte non révisé par l’auteur. 880 Jacques Lacan, « Télévision » [1973], in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 545. 881 Colette Soler, « La politique de l’acte » [1999-2000], op. cit., cours du 8 décembre 1999.
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ludique du sujet avec la langue et l’allège du poids de l’énonciation. La vitesse du mot d’esprit par rapport à l’inconscient n’est pas sans évoquer la prestesse de l’interprétation qui doit, elle aussi, « intervenir dans un laps de temps, gagnant de vitesse quelque chose. »882 Dans « Télévision », Lacan dit : « L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt. »883 La vitesse du Witz, la prestesse de l’interprétation et la fonction logique de la hâte dans l’émergence de la vérité sont donc articulées.884 L’éclat de rire lié au mot d’esprit indique, selon Freud, l’épargne du travail associatif. Lacan, à son tour, ajoute que le « mot d’esprit nous satisfait d’en rejoindre la méprise en son lieu. Que nous soyons joués par le dire, le rire éclate du chemin épargné, nous dit Freud, à avoir poussé la porte au-delà de laquelle il n’y a plus rien à trouver. »885 Qu’y aurait-il au-delà de cette porte ? Ce serait une porte qui s’ouvre vers « l’autre scène » (der andere Schauplatz) dont parlait Freud, scène où gisent les mécanismes langagiers qui agissent tout seuls.886 Dans ce sens, le rire du mot d’esprit sanctionnerait la refente du sujet par le signifiant.887 Il nous faut ici faire une petite digression. Il est vrai que, pour la psychanalyse, le rapport du sujet à la langue n’est pas seulement ludique. Il est aussi traumatique – ou troumatique, comme Lacan l’écrira plus tard. Il évoque, dans la « Conférence sur le symptôme » (1975),888 l’immersion primaire de l’enfant dans « l’eau du langage » qui, malgré la fluidité de la métaphore, déposerait pour l’enfant quelques « détritus » avec lesquels « il va jouer ».889 On joue donc avec ces détritus du bain langagier, qui ne sont pas n’importe lesquels. Ils sont liés au discours de l’Autre (les parents, par exemple). Dans un deuxième temps, ce rapport ludique que l’enfant a entretenu avec ces « détritus » du langage sera mobilisé d’une autre façon, notamment à partir de la rencontre avec ce que Freud appelle « réalité sexuelle ». À savoir, les premières expériences de jouissance corporelle qui provoquent l’effroi du 882
Colette Soler, idem. « Télévision » [1973], in Autres écrits, op. cit., p. 545. 884 Colette Soler, « La politique de l’acte » [1999-2000], cours du 5 janvier 2000, inédit. 885 Jacques Lacan, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » [1967], in Scilicet, 1, op. cit., pp. 56-57. 886 Colette Soler, « La politique de l’acte » [1999-2000], op. cit., cours du 5 janvier 2000. 887 Idem. 888 Jacques Lacan, « Conférence sur le symptôme » [1975], in Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, pp. 5-23. 889 Ibid., p. 14. 883
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petit sujet : « C’est ça que lui laisse toute cette activité non réfléchie – des débris, auxquels, sur le tard, parce qu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. »890 Puis il rajoute que c’est grâce à cela qu’il « va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage. »891 Nous avons ainsi dans l’expérience, d’un côté, le rapport ludique à la langue (ou à lalangue) et, de l’autre, la rencontre avec une jouissance étrangère à l’enfant. Cela illustre bien la thèse de Lacan selon laquelle « la langue ne traumatise que de son joint au réel du sexuel. »892 Revenons maintenant à nos deux sophismes. Dès le début de son texte sur le mot d’esprit, comme l’a signalé Cassin, Freud vérifie tout au long de la tradition littéraire du mot d’esprit « le rapport entre vitesse et contradiction, comme source de plaisir. »893 Vitesse et hâte rassemblent donc les deux sophismes : le Witz, ouvrant en vitesse la porte où gît l’ambiguïté inhérente à la langue, dévoile l’autre scène dans laquelle le sujet est joué par le langage – à la différence de la lettre fixe du symptôme. La fonction de la hâte impliquée dans le moment de conclure du temps logique doit également ouvrir la porte, mais par un autre biais que celui du mot d’esprit, à l’extraction de l’objet a, qui est placé exactement à ce point de coalescence entre langage et réel. Dans ce sens, le sophisme et l’ambiguïté qu’il entraîne s’avèrent des outils qui permettent de modeler l’interprétation qui doit, elle, contrer les aspirations syllogistiques sur lesquelles le sujet pense fonder son existence. « … un heureux hasard d’où jaillit un éclair ; et c’est là que peut se produire l’interprétation, c’est-à-dire qu’à cause du fait que nous avons une attention flottante, nous entendons ce qu’il a dit quelques fois simplement du fait d’une espèce d’équivoque, c’està-dire d’une équivalence matérielle […] Et c’est justement en entendant tout de travers que nous lui permettons de s’apercevoir d’où ses pensées, sa sémiotique à lui, d’où elle émerge : elle émerge de rien d’autre que de l’ex-sistence de ‘lalangue’. 890
Ibid., p. 14. Lacan a toujours insisté sur la prématuration dans le développement de l’enfant, comme l’illustre le phénomène jubilatoire de l’infans devant le miroir où il peut reconnaître sa propre image grâce à l’intervention de l’autre qui le nomme, l’image anticipe la Gestalt de son corps propre, vécu encore comme morcelé. Voir Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » [1949], in Écrits, op. cit., pp. 93-100. 891 Jacques Lacan, « Conférence sur le symptôme » [1975], in ibid., p. 14. 892 Colette Soler, « La politique de l’acte » [1999-2000], op. cit., cours du 5 janvier 2000. 893 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 389.
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‘Lalangue’ ex-siste ailleurs que dans ce qu’il croit être son monde. » 894
L’interprétation analytique ne saurait atteindre le point précis de la refente du sujet sans le tranchant de ces deux tours de force sophistiques : vitesse et ambiguïté.
6.4. La notion grecque de kairos
« Er las immer Agamemnon anstatt angenommen, so sehr hatte er den Homer gelesen. » 895
Nous avons vu comment la notion de temps logique chez Lacan noue temps, logique, acte ou décision du sujet. Si le temps est éminemment logique, il ne se laisse pas attarder par le pas préétabli de Chronos. La structure temporelle impliquée dans la psychanalyse exige que nous pensions le temps autrement. Notre hypothèse, qui pose une affinité foncière entre sophistique et psychanalyse, exige que nous explorions cette modalité grecque du temps qui caractérise l’exercice sophistique : le kairos. Kairos est certainement un des plus intraduisibles des mots grecs : « moment opportun », « occasion », « opportunité », « instant propice » ou « à-propos », aucune glose ne suffit à le rendre convenablement. Dans le rang des intraduisibles, on se contente de sa translittération : kairov" est kairos. Depuis Homère, les Grecs eurent au moins trois noms pour le temps : 1) aiôn (aijwn), le temps de la durée, long espace de temps indéterminé ; éternité. Lorsque Platon, dans le Timée (37d 5-6) parle du temps comme « image mobile de l’éternité », éternité est aiôn ; 2) Chronos (crovno"), c’est le temps de la succession, le temps qui coule sans arrêt ; et 3) kairos, le temps opportun, l’occasion.
894
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent » [1973-1974], op. cit., séance du 11 juin 1974. 895 Sigmund Freud, « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten » [1905], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VI, p. 101.
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Présent dès les chants de bataille chez Homère sous la forme adjective (kaivrio"), le kairos portait originairement une « valeur spatiale ».896 Ainsi chantait l’aède au chant IV (vers 185) de l’Iliade, lorsque la déesse Athéna s’interposa au coup adressé à Ménélas par Pâris : « Devant toi elle s’est dressée, a écarté le trait aigu. Elle a éloigné de ton corps comme une mère éloigne une mouche de son fils étendu pour un doux sommeil »897 Ce vers est commenté par Monique Trédé : « Elle [Athéna] dirige la flèche là où s’offre aux coups, une double cuirasse. Le trait traverse ceinturon (zwsthvr), cuirasse (qwvrhx), et couvre-ventre (mivtrh) avant d’entamer la peau ; un peu de sang coule […]. À la vue du sang, Agamemnon, inquiet, gémit longuement (v. 155-182). Ménélas intervient pour rassurer son frère : ‘Voulant rassurer le blond Ménélas dit : Aie confiance ; ne te hâte pas tant de répandre la crainte dans l’armée achéenne. Le trait aigu ne s’est pas planté au point décisif (oujk ejn kairivw/... pavgh bevlo") Il a heurté d’abord le ceinturon étincelant, puis, en dessous, la ceinture et le couvre-ventre, œuvre des forgerons’. » 898
Ce qui se dégage de l’examen des occurrences de l’adjectif kaivrio" dans le texte homérique, c’est que ce terme désignait surtout un « lieu, une partie du corps, particulièrement vulnérable, vitale, que vise l’ennemi avec une arme de jet (flèche, javelot, lance ou pierre) afin d’entraîner la mort. »899 Comme le souligne Trédé, le kaivrio" chez Homère n’implique pas automatiquement l’idée d’issue fatale, mais d’un « lieu névralgique dont la lésion peut être décisive. »900 Dans le corpus hippocratique, on retrouve l’adjectif kaivrio" soit dans l’expression tovpo" kaivrio", pour désigner une partie du corps, soit pour « qualifier les substantifs plhghv ou trw~ma. »901 L’expression kairiva plhghv désigne la
896
Monique Trédé, Kairos : L’à-propos et l’occasion. Le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle avant J.-C., Paris, Klincksieck, 1992, pp. 25 sq. Voici les trois chants où nous trouvons l’adjectif kaivrio" : IV (D), v. 185, cité ci-dessus ; VIII (Q), v. 84 et 326 et XI (L), v. 439. Monique Trédé nous présente une analyse détaillée de chacun de ces passages (voir pp. 25-30) 897 Traduction Mazon, cité par Monique Trédé, op. cit., p. 25. 898 Idem. La citation de l’Iliade, IV, v. 183-187 ; trad. Mazon modifiée par Monique Trédé. Bernard Gallet, dans son ouvrage Recherches sur kairos et l’ambiguïté dans la poésie de Pindare, réinterprète ce passage mettant en relief, au-delà de l’aspect spatial de l’usage homérique du terme souligné par Trédé, qu’il s’agit bien d’un endroit précis « de la cuirasse » qui y était décrit, et non un endroit du corps. L’auteur met ainsi en relation ce « défaut » de la cuirasse (toV kaivrion) et le métier du tissage (kai~ro"). Bernard Gallet, Recherches sur kairos et ambiguïté dans la poésie de Pindare, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, pp. 51 sq. 899 Monique Trédé, ibid., p. 30. 900 Idem. Souligné dans l’original. 901 Ibid., p. 31.
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blessure qui touche un point vital, une lésion dans un lieu névralgique du corps.902 Comme l’a démontré l’étude minutieuse de Trédé, l’emploi des mots kairov" et kaivrio", d’Homère à Philostrate, désigne d’une façon nette et cohérente « un point décisif », ce qui la mène à conclure que dans cette période, « la notion de kairos a d’abord été définie spatialement. »903 Ce n’est que dans la période classique ou hellénistique que la notion évoluera vers un sens primordialement temporel. Étymologiquement, kairov" signifie « le point juste qui touche au but », d’où « l’à propos et la convenance »904 Pour Richard Onians, ce mot se lie originairement à un autre, kai~ro", qui désignait « la ‘corde’ qui fixe l’extrémité de la chaîne au métier ». Cet auteur fit l’hypothèse d’une parenté entre ce dernier mot, kaîros, appliqué au métier de tissage et l’autre, kairós, « le temps opportun » : « Nous pouvons maintenant soupçonner que kaîros (kai~ro") et kairós (kairov"), dont nous avons trouvé motif de croire qu’il désignait l’ouverture, le passage au travers duquel les archers cherchaient à tirer, se confondaient à l’origine. […] L’emploi du mot dans le tissage expliquera mieux le sens de ‘moment critique’, ‘occasion’ […] ; car l’ouverture dans la chaîne n’y dure qu’un temps limité, et le ‘coup’ doit être tiré dans le temps où la chaîne est ouverte. » 905
On voit se dessiner déjà ici en quoi la notion de kairos peut intéresser la psychanalyse, vu qu’il englobe certaines vertus du temps logique et de l’acte, en plus de convoquer la topologie des nœuds, chère à Lacan vers la fin de son enseignement. Nous y reviendrons. Dans l’ouvrage de Bernard Gallet, Recherches sur kairos et l’ambiguïté dans la poésie de Pindare, l’auteur commence par une étude détaillée sur le kairos dans le métier à tisser vertical. Dans le même sens qu’Onians, il vérifie que les opinions des lexicographes et des scholiastes convergent quant au dispositif et aux fonctions du kai~ro" dans le métier à tisser. Quant au dispositif, il « s’agit d’un cordon ou d’un fil horizontal entrelacé dans les fils de la chaîne […] Les fils de chaîne passent à travers 902
Retenons cet emploi de l’adjectif kaivrio" utilisé pour qualifier des substantifs comme plhghv ou trw~ma / trau~ma, puisqu’il sera relevant pour notre examen postérieur des similitudes entre la notion de kairos et l’usage psychanalytique du temps, parce que le concept de « trauma » psychique est en intime relation avec l’« atemporalité » de l’inconscient. 903 Monique Trédé, op. cit., p. 38. 904 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1999. 905 Richard Broxton Onians, Les Origines de la pensée européenne. Sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, Paris, Seuil, 1999, p. 409.
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les boucles du kai~ro" avant de joindre les poids auxquels ils sont attachés dans la partie basse du métier. »906 Quant aux fonctions du kai~ro", Gallet conclut qu’il s’agit plutôt d’une « double fonction » : « le kai~ro" relie entre eux les fils de chaîne […] Mais en même temps le kai~ro" sépare les fils de chaîne en les maintenant parallèles pour qu’ils ne s’embrouillent pas. […] Cette fonction est celle du peigne dans les métiers modernes, extrêmement importante dans la mesure où elle garantit la régularité du tissu. Le kai~ro" règle tout le travail en assurant le bon ordre vertical des fils, et aussi l’ordre horizontal, puisque l’insertion de la trame se fait parallèlement à lui. » 907
Pour résumer l’ensemble des recherches autour de l’origine du kai~ro" dans le métier à tisser vertical dans la Grèce ancienne, Gallet dit : « c’est un fil entrelacé dans d’autres fils qu’il coupe à l’angle droit, et cette notion d’entrelacement se révèlera importante du point de vue sémantique ; c’est le lieu de rencontre le plus évident des fils verticaux et des fils horizontaux, dont il est le plus important ; il sépare et relie à la fois les fils de la chaîne, qui dépendent tous de lui, de telle sorte qu’il assure la cohésion et l’unité d’une pluralité d’éléments distincts. Il a lui-même une dimension déterminée, qu’il faut prévoir avant de commencer le travail. Séparant les fils de chaîne (la nappe paire et la nappe impaire, et les fils entre eux dans chaque catégorie) il les maintient en bon ordre. C’est donc lui qui sert de règle et de repère à tous les gestes du tissage, et notamment à l’insertion des fils de trame, qui se fait parallèlement à lui. Sa présence et son installation correcte garantissent la bonne qualité du tissu produit, d’où l’idée d’avantage à son emploi. Enfin, il est aussi une limite : on tisse en partant du haut et en descendant vers le kai~ro" inférieur. Quand le tissu arrive à proximité du kai~ro" inférieur, il faut interrompre le travail, enrouler la portion d’étoffe qui vient d’être tissée, déplacer le kai~ro" et rallonger les fils de chaîne. » 908
Ce n’est qu’au IVe siècle avant J.-C. que la notion de kairos acquiert le sens temporel de « moment critique ». Dans Les Travaux et les jours, Hésiode emploie le mot kairos au moment « où le retour lancinant du substantif w{rh et de l’adjectif wJrai~o" rappelle tout au long de l’exposé que chaque chose doit être accomplie en 906
Bernard Gallet, Recherches sur kairos et ambiguïté dans la poésie de Pindare, op. cit., p. 22. Pour la reproduction des images du métier à tisser vertical, voir Annexe au Chapitre I du même ouvrage. 907 Ibid., pp. 22-23. 908 Ibid., pp. 28-29. Nous soulignons. Il est intéressant de remarquer que le tissage constituait une affaire de la vie quotidienne des femmes, voire « l’occupation la plus absorbante des femmes de la maison » (cf. Platon, Lois, 805 e), cité par Gallet, ibid., p. 28, note 3.
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son temps. »909 Ainsi, le substantif kairos apparaît dans le vers 694, dans une sentence où sont condensés « tout un savoir traditionnel unissant les préceptes moraux aux connaissances agricoles »910 :
« Observe la mesure : l’à-propos en tout est la qualité suprême (mevtra fulavssesqai: kairov" d’ejpiV pa~sin a[risto"). » 911
Après une longue analyse des passages hésiodiques concernant le kairos, Trédé conclut que :
« Le kairos hésiodique qui règle l’action couronnée de succès aux côtés du mevtron et de l’wJrai~on ne désigne donc nullement ici l’occasion à ne pas manquer, le temps propice à l’intervention ; il n’a rien d’un kairos de l’urgence. C’est un kairos de la convenance, de l’à-propos, ennemi de toute forme de démesure ou de précipitation ─ le kairos de la soumission à l’ordre de la nature. Son champ d’application très large ─ ejpiV pa~sin ─ inclut aussi bien les travaux du laboureur que l’art de la navigation ou le choix d’une épouse. » 912
Chez Hésiode, les valeurs de « juste mesure », de « convenance » (toV devon, toV prevpon) et, par extension, celles de « justice » (divkh) et de « mesure » (mevtron) s’ajoutèrent donc à la valeur spatiale initiale du kairos.913
909
Monique Trédé, op. cit., p. 84. Idem. 911 Traduction de Mazon, citée par Monique Trédé, ibid., p. 57. 912 Ibid., p. 96. 913 Ibid., pp. 57-67. 910
272
6.4.1. La parole efficace (kairia légein)
tw/` tovxw/ o[noma qavnato" 914
Bivo"
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dev
KairoVn eij fqevg xaio 915
Dans les textes grecs, nous trouvons très tôt la notion de kairos liée au langage, dont la métaphore de l’archer et de la parole comme flèche constitue l’exemple princeps : « Cette métaphore ancienne de la parole-projectile est chère à la poésie grecque et a donné lieu chez Pindare et les Tragiques à de nombreuses variations. L’emploi métaphorique de toxeuvw, tovxeuma, tovxovn, a[kwn, ajkontivzw ou simplement i{hmi, bavllw, bevlo" est fréquent en ce sens. Le poète lance ses hymnes comme des traits qui vont droit au but. »916 Tel est l’exemple de la sixième Néméenne (v. 27), de Pindare : « J’espère en prononçant cette fière parole toucher en plein but (skopou~ a[nta tuxei~n) comme ferait l’archer. »917 En analysant des passages où apparaît l’image du poète-archer, Trédé constate que : « Cette parole efficace, qui va droit au but, s’oppose à la parole vaine, qui tombe à terre (camaipethv") tel un trait inutile ─ kenoVn tovxeuma. On comprend mieux alors le souhait avec lequel Pindare ouvre la dernière triade de la première Pythique (v. 81) : KairoVn eij fqevg xaio Puissent nos paroles aller droit au but. » 918
Dans la poésie de Pindare, nous trouvons l’élaboration d’une poétique du kairos, « qui permet au poète d’extraire la fine fleur (a[wto") des motifs qui s’offrent à lui, de faire naître la cavri" [grâce, beauté], de créer l’harmonie à partir d’une
914
« L’arc : son nom, vie, ce qu’il fait, mort. » Héraclite, DK 22 B 48, traduction Jean Bollack et Heinz Wismann, in Héraclite ou la séparation, op. cit., p. 169. Cité par Jacques Lacan, in Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], op. cit., p. 159. 915 « Puissent nos paroles aller droit au but ». Pindare, Pythique, v. 81, cité par Monique Trédé, op. cit., p. 43. 916 Ibid., pp. 41-42. 917 Ibid., p. 42. 918 Ibid., p. 43. Sur camaipethv" , l’auteur nous renvoi à Ol., IX, 12 et Pyth., VI, 37 ; pour l’expression kenoVn tovxeuma, à un fragment de la Mélanippe d’Euripide (fr. 499 N2).
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mosaïque de thèmes et d’images, juxtaposés dans le mépris apparent de tout lien logique ou chronologique. »919 Une autre caractéristique du kaivrio" lovgo", du logos kaironique, est sa « brièveté ». « Un discours qui s’égare (planaqeiV" kairou~, Ném., 8, 4), en multipliant détours et circonlocutions, telle la flèche dont le cours dévie, manque son but. »920 De cet examen, l’auteur conclut ceci : « Ainsi le kairos, point critique et décisif, assure l’efficacité de la parole comme de l’action. Qu’il s’agisse de l’art de l’archer, de médecine ou de rhétorique, le kairos ─ lieu décisif ou heure cruciale, occasion ─ dispose d’un pouvoir de décision. Dès Homère la notion apparaît comme ambivalente ─ propice ou dangereuse ─ et deux dérivés désignent à l’époque classique les deux aspects contradictoires de son action l’ajkairiva et l’eujkairiva. Ambivalente, la notion est, plus encore, complexe. Comme certains des exemples que nous avons cités le suggèrent déjà, si le kairos décide et tranche, c’est que l’action à laquelle il préside est ‘adaptée’ à la situation ; des paroles ou des actes ‘décisifs’ sont des paroles ou des actes ‘appropriés’. »921
6.4.2. La parole qui tranche (Akmè kaleî, kairós kaleî )922 On retrouve aussi la notion de kairos liée à akmé, le « tranchant ». La qualification de kairos comme ojxu" chez Hippocrate (Premier Aphorisme ; Prorrhét., II, 21) ou comme wjkuv" chez Eschyle (Sept., 65), permet de le rapprocher, d’après Trédé, de la racine *ak, « qui évoque le ‘tranchant’ », et à laquelle on rattache ces deux adjectifs, ainsi que le substantif ajkmhv.923 Un passage le l’Électre (22) de Sophocle, nous fait bien saisir cette proximité entre kairos et akmé : oujkevt’ ojkei~n kairov", ajll’ e[rgwn ajkmhv.
919
Ibid., p. 97. Ibid., p. 43. 921 Ibid., p. 44. 922 Glose d’Hésychius au vers 1042 de l’ Hécube d’Euripide, citée par Monique Trédé, ibid., p. 50. 923 Ibid., p. 49. 920
274
il n’est plus temps d’hésiter, c’est le moment d’agir.924
Depuis Pindare, l’idée de kairos comme « coupure » est rapprochée de la notion de krivsi" (jugement). Ainsi, chez Hippocrate, nous trouvons le lien entre le kairos et la théorie des crises et des jours critiques.925 Cette conjonction de kairov" et krivsi" apparaît dans le premier Aphorisme : JO bivo" bracuv", hJ deV tevcnh makrhv, oJ deV kairoV" ojxu", hJ deV pei~ra sfalerhv, hJ deV krivsi" calephv (La vie est courte, la technique vaste, l'occasion fugitive, l'expérience trompeuse, et le jugement difficile). Voici le commentaire de Trédé sur ce passage : « Dans cette énumération, les termes semblent se grouper deux à deux si l’art (tevcnh) est long c’est que l’expérience (pei~ra) est incertaine, chancelante ; et si le jugement (krivsi") est difficile, c’est que le kairos est rapide, fugitif. »926 Même si la commutation entre kairos et krisis est moins explicite chez les historiens et les orateurs, l’emploi du kairos chez Thucydide, Xénophon, Polybe, Lysias, Isocrate ou Démosthène, désigne toujours « l’heure décisive où le sort des cités et des combattants se joue, où on est sur le fil du rasoir. […] Le kairos est l’heure critique où tous les renversements sont possibles. »927 Heure critique, favorable ou dangereuse, elle « brise la continuité temporelle, tranche sur le fil des heures et des jours : oJ parwVn kairov" s’oppose ainsi au reste du temps, oJ a[llo" crovno", oJ pa~" crovno", oJ parelqwVn crovno" (cf. Isocrate, IV, 160 ; VII, 78… ; Démosthène, XXI, 187, etc.). »928 Monique Trédé signale que, « du point de vue de l’observateur, le kairos peut être considéré comme point de jonction de deux éléments d’un même objet ou d’une même situation ; la même réalité est conçue comme présentant deux aspects complémentaires : séparation et jointure. […] En français, on appelle proprement
924
Cité par Monique Trédé, idem. Pour ce qui est notre intérêt dans cette thèse, ce passage sophocléen constitue un exemple très significatif, parce qu’il oppose le kairos à l’hésitation, tout en mettant en relief son caractère d’« action tranchante ». L’action tranchante du kairos, qui met fin à l’hésitation nous semble analogue à la notion de « moment de conclure » chez Lacan, temps de hâte qui marque la fin du « temps pour comprendre », où réside aussi la vacillation du sujet et le tranchant de l’interprétation. 925 Ibid., p. 46. 926 Idem. 927 Ibid., p. 47. 928 Ibid., p. 48.
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‘jointure’ l’endroit où les os, séparés et distincts, se joignent. »929 Cette double acception de kairos comme « coupure-jointure » nous renvoie à la thèse d’Onians sur l’étymologie de ce terme, que nous avons évoquée plus haut.930 Dans le chapitre qu’Onians consacre à l’analyse du kairos, il essaye de montrer que kairov" et kai~ro" « désignent, tous les deux, une ouverture, un trou (‘an opening, an aperture, a hole’) ; pour kairov", le trou de la cible où doit pénétrer la flèche de l’archer et pour kai~ro" l’ouverture entre les fils de chaîne où la navette fait passer le fil de trame. »931 Trédé ne suit pas la thèse d’Onians pour ce qui concerne son interprétation de kairov" / kai~ro" comme « ouverture », mais elle considère que ces deux mots « sont un et seul terme dont deux accentuations différentes opposent deux spécialisations de sens. »932
6.4.3. Le kairos et l’art de guérir Avec le développement progressif des différentes tekhnai, notamment la médicine, la rhétorique et la politique, on voit naître, surtout dans la deuxième moitié du Ve siècle, diverses théories du kairos. Parmi ces tekhnai, les médecins furent les premiers « à réfléchir sur leur art et sur les conditions de possibilité de l’art » et c’est pour cette raison que les textes de la Collection hippocratique constituent un témoignage privilégié « de l’effort de la pensée grecque pour élaborer un art libre de toute superstition et de toute pratique magique : l’art de guérir. »933 Le lien entre une théorie du kairos et l’art de la guérison nous intéresse tout particulièrement. Monique Trédé laisse entrevoir pourtant une opposition entre le kairos hippocratique et celui de Gorgias qui, d’après elle (en suivant J. de Romilly), « loin de vouloir fonder un art rationnel du langage, cherche à confisquer au profit de
929
Ibid., pp. 70-71. Richard Broxton Onians, Origines de la pensée européenne, op. cit. Sur la racine *ker, voir Appendice A 1, in Monique Trédé, ibid., pp. 73-76. 931 Apud Monique Trédé, ibid., p. 73. 932 Ibid., p. 74. L’auteur ajoute aussi qu’il se pourrait que « le mot latin cardo soit un autre signe de l’ambivalence de la racine *ker. » Ibid., p. 71. 933 Ibid., p. 145. 930
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la rJhtorikhV tevcnh la puissance magique de la parole. »934 Un tel jugement mériterait un examen plus approfondi, ce qui nous amènerait loin de notre propos. Il nous est également impossible de saisir ce que l’auteur entend par un « art rationnel du langage » et une « puissance magique de la parole ». Néanmoins, il est évident qu’une théorie du kairos propre à l’art de guérir est fondamentale au propos de cette thèse, raison pour laquelle nous essayerons de retracer les lignes principales de son histoire. Le kairos médical s’exemplifie dans la notion de « crise » définie par les médecins hippocratiques : moment où leur intervention ouvrait deux possibilités, le « point de renversement vers la guérison ou vers la mort »935. On la retrouve aussi dans l’exemple de l’archer pindarique, qui atteindra ou ratera sa cible. Comme de signale Cassin : « C’est le nom du but en tant qu’il dépend tout entier de l’instant, le nom du lieu en tant qu’il est temporalisé sans reste : on peut entendre comment le latin tempus ne veut pas seulement dire ‘temps’, mais ‘tempe’ aussi ; la considération du kairos fait comprendre que la ‘tempe’, le ‘temps’ et le ‘temple’ sont une même famille de mots, sur le grec temnô, ‘couper’. »936 Cette notion de temps comprend, à la fois, dans un même instant, la coupure et l’ouverture.937 Dans le traité de l’Ancienne Médecine ou le traité De l’Art, l’art médical est conçu comme une sorte d’epistèmè, qui ne relève pas du hasard : « Celui qui sait ainsi la médecine (ejpivstatai) ne se repose aucunement sur la chance (ejlavcista thVn tuvchn ejpimevnei). »938 Ainsi, comme le conclut Trédé : « La confiance mise dans les acquis du savoir médical et dans la raison conduit ainsi les auteurs de la Collection à limiter le rôle de la chance en ramenant, autant qu’il est possible, la chance ─ tuvch ─ au savoir ─ ejpisthvmh. Le succès, la chance accompagne la compétence… »939 Il existe sans doute, dans le domaine médical, une tension entre cet aspect du kairos, particulier, « circonstancié » et qui, en même temps, ne peut être « laissé au
934
Ibid., p. 145, note 20. Alonso Tordesillas, « L’instance temporelle dans l’argumentation de la première et de la deuxième sophistique : la notion de kairos », in CASSIN, Barbara (dir.), Le Plaisir de parler, op. cit., p. 31. 936 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 467. 937 Voir idem. 938 Cité par Monique Trédé, op. cit., p. 175. 939 Ibid., pp. 176-177. 935
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hasard ». Selon l’interprétation de Trédé, « le domaine de la médecine est sans doute celui par excellence où kairos s’oppose à tuvch. »940 Pour la médicine hippocratique, la santé correspondait à l’équilibre, au mélange harmonieux des différents éléments qui constituent l’homme. Ainsi, la « connaissance de l’homme exigée du médecin doit s’étendre à tout ce qui influe sur la phusis (fuvsi") humaine, des dispositions psychologiques les plus intimes – pensées et rêves – au genre de vie et à l’état du ciel. »941 Cette complexité pathognomonique de la médecine hippocratique indique la tâche difficile du médecin, qui doit trouver le traitement précis au milieu des nombreux facteurs étiologiques. C’est l’enjeu entre le kairos et la poikilía du réel. Le médecin doit chercher ainsi, dans chaque cas, le kairos. Il en était de même pour guérir une « maladie sacrée » comme l’épilepsie.942 L’examen détaillé des textes médicaux effectué par Trédé l’a menée à conclure ceci : « Qu’ils soient empruntés aux traités déontologiques ou aux grands traités médicaux, généralement rattachés à l’école de Cos, tous ces textes confirment que la saisie du kairos, condition nécessaire à l’acte thérapeutique efficace, caractérise le praticien expérimenté, le médecin maître de sa tekhnè… »943 L’élaboration d’une théorie du kairos au sein de l’art médical a surtout visé la thérapeutique : « Là se trouve le nœud où tout prend sens – sémiologie, étiologie, pronostic. »944 Pour un médecin grec du Ve siècle, soigner impliquait tant une intervention
chirurgicale,
que
l’administration
d’un
pharmakon
ou
la
recommandation d’un régime alimentaire. Dans le traité des Lieux dans l’homme, la médecine est présentée comme un art du kairos : « Il n’est pas possible d’apprendre vite la médecine : la raison est qu’il est impossible qu’il s’y forme une doctrine fixe ; celui, par exemple, qui apprend à écrire par la seule méthode qu’on enseigne, sait tout ; et ceux qui savent, savent tous de la même façon ; car la même chose faite semblablement aujourd’hui et autrefois ne pourrait se changer en son contraire mais elle est toujours semblable et n’a pas besoin du kairos. Au lieu que la médecine ne 940
Ibid., p. 149. Ibid., p. 152. 942 Voir ibid., p. 155. 943 Ibid., p. 156. 944 Ibid., p. 160. 941
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fait pas toujours la même chose à cet instant et tout de suite après, qu’elle agit de façon opposée chez le même individu et que les mêmes choses y sont opposées à elles-mêmes. » 945
L’auteur de ce traité met en évidence qu’une même thérapeutique peut, par exemple, avoir des effets distincts voire opposés selon les individus traités. Il n’y a pas non plus une relation directe entre les causes de souffrance et leur remède. Le kairos porte ici un sens quantitatif, de la juste mesure des aliments, des remèdes, par exemple. D’après Trédé, le corpus hippocratique privilégie une théorie « quantitative » du kairos, mais il n’ignore pas non plus la notion temporelle qui y est impliquée : « Si le kairos est essentiellement suvmmetro", cette summetriva, ce souci de l’adaptation n’excepte aucune catégorie de l’action ─ lieu, manière ou temps ─ , et le kairos est très souvent l’heure décisive, le moment opportun pour l’intervention. »946 Parmi ces différents aspects du kairos de la médecine hippocratique, ce qui nous intéresse le plus, c’est l’implication du kairos avec la thérapeutique. C’est dans le chapitre 5 du « Premier Livre des maladies » de la Collection hippocratique, que nous trouvons une exposition détaillée de l’usage du kairos en thérapeutique. Nous reproduisons ci-dessous la traduction de ce passage, proposée par Trédé : « Les moments favorables pour agir (kairoiv) sont, pour le dire une bonne fois, nombreux et de toutes sortes (polloiv… kaiV pantoi~oi) en médecine, comme le sont les maladies, les affections et leurs traitements. Les moments les plus fugitifs (ojxuvtatoi) sont quand il faut porter secours à des malades qui défaillent, qui ne peuvent uriner ou aller à la selle ou qui étouffent, et qu’il faut délivrer une femme qui accouche ou qui avorte, ou des cas de ce genre. Ces moments sont fugitifs (ou%toi meVn oiJ kairoiV ojxei~" ) et il ne suffit pas d’intervenir un peu plus tard car, un peu plus tard, la plupart des patients sont morts ; mais c’est le moment d’agir (oJ mevntoi kairov" ejstin ejphVn pavq h/ ti…) dès que le patient subit l’un de ces accidents. Tout secours apporté avant que le patient ait expiré est un secours apporté quand il faut (ejn kairw~/). Et ce moment pour agir (oJ kairov") existe dans toutes les maladies. Toujours le secours utile est un secours apporté quand il faut. Pour les maladies ou blessures qui ne sont pas mortelles mais touchent un endroit décisif (kaivriav ejsti), † s’il y survient des douleurs qu’un traitement correct peut faire cesser, les secours 945
Lieux dans l’homme, chap. 41 ; trad. R. Joly, C. U. F., p. 70 ; Littré, VI, p. 330 sq., cité par Monique Trédé, ibid., pp. 172-173. Pour bibliographie critique concernant ce traité, voir note 85, p. 172. 946 Ibid., p. 178.
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qu’apporte le médecin n’ont pas d’utilité quand ils sont apportés †. De fait, même en l’absence du médecin, elles auraient cessé. Il est d’autres maladies qu’il convient de traiter (kairov" ejsti) tôt le matin, mais peu importe que ce soit tout à fait tôt ou un peu plus tard. Il en est d’autres qu’il faut traiter une fois par jour et peu importe à quel moment ; d’autres tous les deux ou trois jours ; d’autres, une fois par mois et d’autres tous les trois mois et peu importe que ce soit au début ou à la fin du troisième mois. Tels sont les moments d’agir (toiou~toi oiJ kairoiv) dans certains cas et ils ne comportent pas d’autre exactitude. Voici des cas où l’on manque le moment d’agir (ajk airivh d’ejstiV taV toiavde). Ce qui doit être traité le matin, si on le traite à midi, on traite à contretemps (ajkaivrw") ; à contretemps, en ce sens que le mal empire parce que le traitement ne se fait pas quand il faut (ejn kairw~)/ . Ce qui doit être traité vite, si on traite à midi, le soir ou dans la nuit, est traité à contretemps (ajkaivrw"). De même, ce qui doit être traité au printemps et est traité en hiver ; ou ce qui doit être traité dès à présent et dont on reporte le traitement ; ou ce qui doit être reporté et que l’on traite dès à présent. Dans de tels cas, on soigne à contretemps (taV toiau~ta ajkaivrw" 947 qerapeuvetai). »
La notion de kairos noue ainsi, depuis les textes homériques, différentes nuances qui, dans leur ensemble, peuvent être mises en rapport avec le maniement du temps, tel qu’il est proposé par Lacan. Temps bref, qui coupe et décide de l’efficace de la parole et de l’action. Kairos pourrait être le nom qui regroupe pour la psychanalyse l’interprétation et l’acte analytique. L’exercice kaironique rejoint également l’éthique (le bien-dire) et la technique de la psychanalyse, basées sur le cas particulier et non sur l’universel. Une pratique langagière appuyée sur le kairos se distingue radicalement de la rhétorique aristotélicienne, qui vise le « général » et qui offre un réservoir préétabli d’arguments (topoi). Cette distinction permit à Cassin de distinguer une « rhétorique de l’espace » – ou « rhétorique du topos », et une « rhétorique du temps » – ou « rhétorique du kairos ».948 Avec le topos, signale Cassin, « on a le telos, et il reste à parcourir au mieux le trajet normé, alors qu’avec l’ex tempore [kairos], on a l’ouverture autotélique du début. » 949 Nous reprendrons cette distinction plus loin. À ce caractère autotélique du kairos mis en évidence par Cassin, nous aimerions rajouter un autre élément qui concerne l’objet du kairos rhétorique. Ce qui 947
« Premier Livre des maladies », chapitre 5, traduit par Monique Trédé, ibid., pp. 184-185. Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit.,, p. 468-469. 949 Ibid., p. 468. 948
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caractérise l’objet de l’argumentation ne relève pas de la « science » (epistèmè), puisque ce qui cause un débat, d’après Platon, ne peut pas être l’objet d’un savoir absolu (République, V, 477-478).950 À la fois contre et avec Platon, les sophistes savaient que le succès de leur exercice était dû à la nature même de ce qui fonde toute possibilité d’argumentation, c’est-à-dire, la non-existence d’un savoir absolu et d’une vérité ultime. Si on délibère, on juge, on loue ou on blâme, cela ne peut se justifier que si l’on admet que nous sommes dans le territoire de la doxa, comme le remarque Gorgias dans l’Éloge d’Hélène : « Tant il y en a qui on persuadé et persuadent, tant de gens et de tant de choses, en fabriquant un discours faux. Car si tous sur tout gardaient mémoire de ce qui est passé, et prévoyaient présent et futur, le discours, tout en restant le même, ne ferait pas illusion de la même façon. Mais en réalité il n’y a pas moyen de se souvenir du passé, ni d’examiner avec soin du présent, ni d’être l’oracle du futur. De sorte que dans la plupart des cas, la plupart des hommes fournissent à leur âme l’opinion pour conseil. Or, l’opinion, qui est glissante et sans résistance, environne ceux qui en font usage de bonheurs glissants et sans résistance. » 951
Le champ sophistique, celui de l’argumentation, gît ainsi dans le domaine de la doxa, de l’« opinion », et non dans celui de la vérité, disons, factuelle, comme le démontre la Défense de Palamède (22-24), de Gorgias. Dans ce passage, Gorgias montre que ni l’accusateur ni le défenseur n’ont une preuve irréfutable sur laquelle ils basent leurs arguments. C’est à la « doxa », que le psychanalyste a affaire dans le discours de l’analysant. Autrement dit, pour la psychanalyse, dans le dispositif de la cure, il n’est jamais question de « preuve réelle » ou des endoxai.
950
Sur ce sujet, voir Alonso Tordesillas, « L’instance temporelle dans l’argumentation de la première et de la deuxième sophistique : la notion de kairos », op. cit., p. 35sq. 951 Gorgias, « Éloge d’Hélène », 11, traduction par Barbara Cassin, in L’Effet sophistique, op. cit., p. 145.
281
6.4.4. Kairos et sophistique « — Proposez ! » 952 « Allez-y, dites n’importe quoi, ce sera merveilleux. » 953
Le kairos est, sur ces fondements que nous venons de retracer d’après Monique Trédé, « un propre de la temporalité sophistique. »954 Dans l’articulation du kairos, « les mots sont à la fois décochés et tissés. »955 Comme le dit Gorgias, selon la loi « la plus divine et la plus universelle, dire et taire ce qui est opportun au moment opportun » (toV devon ejn tw~i devonti kaiV levgein kaiV siga~n).956 On constate la difficulté qu’on a eue depuis l’Antiquité pour définir de façon satisfaisante le kairos, en raison de ses propres caractéristiques. Denys d’Halicarnasse, rhéteur du premier siècle, l’avait déjà souligné dans son traité l’Art d’associer des mots (periV sunqevsew" ojnomavtwn): « En toutes choses il faut, à mon avis, considérer le kairos ; car c’est lui le meilleur critère du plaisir et du déplaisir ; mais de l’art du kairos, aucun orateur, aucun philosophe n’a jusqu’à ce jour fixé les règles. »957 Denys insiste sur le fait que personne n’avait défini le kairos de manière accomplie, « pas même Gorgias de Leontinoi qui, le premier, entreprit d’écrire sur ce sujet. »958 Cette affirmation s’ajoute à un autre débat atour de qui aurait d’abord écrit un traité sur le kairos : Protagoras ou Gorgias ? D’après Diogène Laërce, Protagoras d’Abdère aurait été le premier à souligner l’importance du kairos pour l’art oratoire (Vies des philosophes, IX, 52).959 Philostrate (IIIe siècle), dans Vies des Sophistes, (I, 482) accentue le lien entre Gorgias et l’usage du kairos : « …c’est Gorgias qui fut à 952
Gorgias apud Philostrate, « Vies des sophistes », I, 482, trad. par Barbara Cassin, ibid., p. 538. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 59. Souligné dans le texte. 954 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 466. 955 Ibid., p. 467. 956 Gorgias, Fragment DK 82 B 6. Nous utilisons la traduction proposée par Alonso Tordesillas, « L’instance temporelle dans l’argumentation de la première et de la deuxième sophistique : la notion de kairos », op. cit., p. 37. 957 Ch. 12, 5-6, texte et trad. Aujac-Lebel, cités et modifiés par Monique Trédé, op. cit., p. 248. 958 « L’Art d’associer les mots, 12, 6, cité par Alonso Tordesillas, in « L’instance temporelle dans l’argumentation de la première et de la deuxième sophistique : la notion de kairos », op. cit., p. 38. 959 kaiV prw`to" mevrh crovnou diwvrise kaiV kairou` ejxevqeto (DK 80 A 1) 953
282
l’origine de l’improvisation : s’avançant dans le théâtre à Athènes, il eut l’audace de dire ‘Proposez !; c’est le premier à avoir pris haut et fort un tel risque, faisant montre par là qu’il savait tout et qu’il parlerait sur tout en se laissant aller à l’opportunité. »960 Peu nous importe ici à qui l’on doit attribuer l’extension du kairos à l’art oratoire, le fait est que, comme l’a montré l’étude le Wilhelm Süss,961 c’est avec Gorgias que le kairos se transforme en « nouveau mot d’ordre de la rhétorique. Le sophiste tournerait ainsi le dos à la rhétorique ancienne de Corax et Tisias, fondée sur l’eijkov", pour se faire le promoteur d’une nouvelle forme de rhétorique, fondée sur le kairos… »962 L’appropriation du kairos par les rhéteurs divise les opinions des commentateurs. Ainsi, les recherches de Untersteiner et Dupréel, partisans de l’idée de Süss, retrouvent les traces d’une théorie généralisée du kairos chez Gorgias, qu’il mettrait en avant par rapport à l’éthique. Le « kairos apparaît alors comme le maître mot d’une conception générale de l’univers. »963 Cette compréhension engendre deux conceptions distinctes de la rhétorique, l’une basée sur l’eijkov", dont la « vraisemblance » est le mot-clef et, l’autre, moins attachée à la recherche et à l’épreuve des « faits » qu’au maniement des passions du public selon l’opportunité, le kairos. Trédé n’adhère pas à cette dichotomie de « deux » rhétoriques : l’une, de lignée coraxique et l’autre gorgienne. Pour elle, ces deux acceptions recouvrent plutôt une différence de genres oratoires, sans pour autant s’exclure mutuellement. Ainsi, d’une part, il y aurait l’art exercé dans les tribunaux et qui serait contraint à reconstruire des « faits » à travers la « vraisemblance », ce qui par ailleurs n’élude pas l’attention au kairos. D’autre part, il y aurait l’éloquence épidictique qui ne refuserait pas l’argumentation fondée sur l’eijkov", mais qui chercherait « à gagner
960
Philostrate, « Vies des sophistes », I, 482, traduit par Barbara Cassin in L’Effet sophistique, op. cit., p. 538. 961 Wilhelm Süss, Ethos. Studien zur älteren griechischen Rhetorik, Leipzig, 1910, cité par Monique Trédé, op. cit., p. 250. 962 Idem, p. 250. 963 Ibid., p. 251.
283
l’adhésion de son auditoire par ‘la manière de dire’, la variété des thèmes et motifs, le jeu des rythmes propres à subjuguer l’âme. »964 Une autre différence mise en relief par l’auteur, concerne le côté « intellectuel » de l’eijkov", qui est passible d’enseignement, et celui du kairos, qui relève plutôt « de l’expérience pratique et des dons personnels. »965 Cette constatation retrouve, à notre avis, l’interprétation de Tordesillas, pour qui la « carence définitionnelle » du kairos réside dans le fait que « le kairos n’est pas ‘quelque chose’ qui relève de la signification (du semainein ti, pour employer les termes d’Aristote). Quand on rapporte une argumentation à kairos, on ne dit rien de plus que ce que l’on savait déjà. »966
964
Idem. L’auteur fonde son opinion sur des références gorgiennes à l’eijkov" (Éloge d’Hélène §§ 5 et 7 et Défense de Palamède §§ 9 et 28). Voir p. 251, note 22. 965 Ibid., p. 253. 966 Alonso Tordesillas, « L’instance temporelle dans l’argumentation de la première et de la deuxième sophistique : la notion de kairos », op. cit., p. 38.
284
6.4.4.1. Rhétorique de l’espace et rhétorique du temps Rhétoriques de l’espace
Rhétoriques du temps Logos
espace
temps
épargne
dépense
plan
improvisation
organisme, articulations
cours
hiérarchie des sun (syllogisme, syntaxe)
renversement
hama de la non-contradiction
paradoxologie
énoncé
énonciation
sens
signifiant, homonymie
période
mot d’esprit
figures visuelles (métaphores)
figures sonores (allitérations)
réserve de topoi
trouée du kairos Temps
temps spatial (mouvement, grandeur)
temps temporel
physique, cosmique (qu’on totalise)
logique (qui entraîne le radeau)
passé-présent-futur
maintenant
présence du présent
performance
…
…
Si l’on examine attentivement ce tableau proposé par Cassin, il est évident que la compréhension et l’usage du temps par la psychanalyse retrouvent ses caractéristiques plutôt du côté droit du tableau, notamment celui de la « rhétorique du temps ou du kairos ».967 Improvisation, renversement, paradoxologie, énonciation, signifiant, homonymie, mot d’esprit, sont bien des notions intégrées au discours et à l’exercice psychanalytiques. Nous relevons ainsi comment cette compréhension du logos sous l’égide du kairos, qui parie sur la singularité et la séparation au détriment de la totalisation aliénante propre aux topoi préétablis par une « machine à faire des
967
Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., p. 469.
285
prémisses à partir d’une conclusion donnée »,968 peut se rapprocher de la notion de « temps logique » développée par Lacan.
6.5. Temps et modalité : deuxième versant du temps en psychanalyse L’articulation du temps et de la logique ne commence naturellement pas avec Lacan, elle remonte aux Grecs. Nous trouvons déjà des rudiments des modalités logiques temporalisées déjà chez les Mégariques et les Stoïciens, ainsi que chez Aristote et les premiers péripatéticiens.969 Selon Nicholas Rescher, c’est dans le « Master Argument », du Mégarique Diodorus Cronus (350 jusqu’au début du IIIe siècle av. J.-Chr.), que les arguments des modalités temporalisées furent développés.970 Pour les mégariques, la vérité est liée au maintenant de sa réalisation. Voici une version du « Master argument » proposée par Rescher : 1) « Tout ce qui est passé et vrai est nécessaire ; 2) L’impossible ne résulte pas du possible ; 3) Ce qui n’est pas et ne sera pas est possible »971 Les stoïciens n’auraient pas retenu la relativisation portant sur les modalités du possible et du nécessaire, mais seulement pour ce qui concerne la vérité liée à un temps donné (actually). Voyons l’exemple suivant : « Un homme est un animal tout le temps Un homme prudent agit sagement la plupart du temps Un homme en bonne santé marche parfois »972 La façon stoïcienne d’intégrer le temps dans leur logique s’appuierait, selon Rescher, sur le chapitre VIII des Catégories, où Aristote décrit la différence entre
968
Jacques Brunschwig, « Introduction », in Aristote, Topiques, tome I, texte établi et traduit par Jacques Brunschwig, 2e éd., Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. XXXIX. 969 Voir Eduard Zeller, Die Philosophie der Griechen, vol. 1, partie 3. 970 Nicholas Rescher, Studies in Arabic Philosophy. Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1967. 971 Nicholas Rescher, « A Version of the ‘Master Argument’ of Diodorus », in The Journal of Philosophy, vol. 63, (1966), p. 439. 972 Nicholas Rescher, Studies in Arabic Philosophy. Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1967, p. 104.
286
e@xi" et diavqesi", habitus et disposition.973 L’habitus (e@xi") est, par rapport à la disposition
(diavqesi"),
« plus
stable
et
durable
(monimwvteron
kaiV
polucroniwvteron) »,974 tandis que l’on parle de dispositions « pour ce qui est facile à bouger et qui change rapidement (eujkivnhta kaiV tacuV metavbolon). »975 On repère ainsi la source probable de la théorie de la prédication des stoïciens. Mais cette prédication temporalisée par les Grecs atteint son paroxysme avec les philosophes Arabes, comme Averroès (voir supra). Pourquoi ce sujet nous intéresse-t-il ? Nous avons déjà examiné, dans la Première Partie de cette thèse, comment Lacan reprend les modalités aristotéliciennes et finit par les subvertir. Nous avons vu comment l’usage « temporalisé » des modalités a servi à Lacan pour élaborer autrement ce qui se passe dans le dispositif analytique, comment passer du nécessaire symptomatique – ce qui ne cesse pas de s’écrire – à l’impossible – ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’opération analytique doit être menée jusqu’au moment où le sujet sera capable de réaliser (et aussi démontrer, dans la passe) les « trois dit-mensions de l’impossible » : du sexe ; du sens et de la signification.976 Cette issue reste néanmoins contingente, parce que nul ne peut assurer qu’une analyse parvienne à ce point-là. Le maniement du temps dans l’analyse se montre ainsi fondamental, parce qu’il est consubstantiel à la logique de l’inconscient. Si on le néglige, on risque d’entériner le ne cesse pas symptomatique. Si l’analyste n’introduit pas la coupure là où il le faut, mettant en œuvre la fonction de la hâte nécessaire à l’extraction de l’objet a (objet qui étanche le non-rapport sexuel), l’analysant symptomatisera ad æternum. Rien ne garantit pourtant l’efficace de l’interprétation, pas plus que celle du kairos. L’efficace de l’un et de l’autre demeure contingente, leur réussite ne se vérifie que par leur effet, dans l’après-coup.
973
Voir Aristote, Catégories, VIII, 8b 27, édition bilingue, présentation traduction et commentaires de Frédérique Ildefonse et Jean Lallot, op. cit. 974 Catégories, op. cit., VIII, 8b 28. 975 Catégories, op. cit., VIII, 8b 35. 976 Jacques Lacan, « L’étourdit » [1972], in Scilicet 4, op. cit., p. 44 ; Autres écrits, op. cit., p. 487.
287
7. Psychanalyse et argent « Il a eu un nommé Aristote dont la position […] n’était pas sans analogie avec la mienne. On ne peut pas très bien savoir à quoi, à qui il avait affaire. On les appelle, confusément, vaguement, des sophistes. Il faut se défier naturellement de ces termes-là, il faut être très prudent. Il y a en somme un black-out sur ce que les gens tiraient de l’oracle des sophistes. C’était sans doute quelque chose d’efficace, puisque nous savons qu’on les payait très cher, comme les psychanalystes. » 977
La rémunération des sophistes est partie intégrante du personnage que la tradition nous vend comme une aberration. Comment peut-on demander de l’argent pour l’enseignement de la vertu, ce qu’aux yeux de l’Antiquité ne devait qu’être un don ? Les allusions à cette pratique sont multiples. Pour en mentionner quelquesunes : « Or, la capture privée ne se fait-elle pas soit en vue d’obtenir un salaire (toV misqarnhtikovn), soit afin d’offrir des cadeaux (toV dwroforikovn) ? » (Sophiste, 222d) ; ou encore « annoncer que l’on va prononcer des conférences dont le but est la recherche de la perfection et toucher un salaire pour le faire (misqoVn deV novmisma prattovmenon) » (223a), c’est cela qui distingue le genre du sophiste.
978
Dans le
Théétète, dans la défense de Protagoras par Socrate, celui-ci dit que le sophiste « c’est un savant, qui vaut, pour ceux qu’il éduque, beaucoup d’argent (te kaiV a[xio" pollw`n crhmavtwn toi`" paideuqei`sin). » (Théétète, 167d)979 Avant d’aborder le sujet de la rémunération des sophistes, nous aborderons le rapport spécifique qu’un philosophe, notamment Socrate, eut à l’égard de l’argent.
977
Jacques Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins » [1968], in Mon Enseignement, op. cit., p. 93. 978 Traduction de Nestor Cordero, in Platon, Le Sophiste, traduction inédite, introduction et notes par Nestor-Luis Cordero, Paris, GF Flammarion, 1993. 979 Platon, Théétète, traduction et présentation par Michel Narcy, 2e éd., Paris, GF Flammarion, 1995.
288
7.1. La dette philosophique
« Adæquatio rei et intellectus : l’énigme homonymique que nous pouvons faire jaillir du génitif rei, qui sans même changer d’accent peut être celui du mot reus, lequel veut dire partie en cause en un procès, particulièrement l’accusé, et métaphoriquement celui qui est en dette de quelque chose, nous surprend à donner à la fin sa formule à l’adéquation singulière dont nous posions la question pour notre intellect et qui trouve sa réponse dans la dette symbolique dont le sujet est responsable comme sujet de la parole. »980
Aux yeux du monde antique, les honoraires des sophistes furent toujours motifs à scandale. À leur opposé, le noble citoyen Socrate, qui n’a jamais choisit ses disciples pour leur âge, beauté ou richesse, fut condamné à mort par la démocratie et – ironie suprême – accusé d’être sophiste, avec tous les attributs déshonorants de ce dernier (corruption de la jeunesse, honoraires exorbitants, etc). Comme si cela n’était pas encore suffisant pour le pousser dans les mailles de la disgrâce, il refuse, jusqu’à la fin, de payer pour obtenir sa grâce. Nous examinerons quelques passages de l’Apologie de Socrate afin de débroussailler, par opposition, ce qui caractérisa la position sophistique à l’égard de l’argent et par ce même biais, celle du psychanalyste. « Pour ma part, je n’ai jamais été le maître (didavskalo") de personne. Mais si quelqu’un a envie de m’écouter quand je parle et que j’accomplis la tâche qui est la mienne, qu’il soit jeune ou âgé (ei[te newvtero" ei[te presbuvtero"), jamais je ne fais montre de réticence ; et, pas plus que je ne m’entretiens avec quelqu’un pour recevoir de l’argent (OujdeV crhvmata meVn lambavnwn dialevgomai), je ne refuse pas de m’entretenir avec quelqu’un parce que je ne reçois pas d’argent. Non, je suis à la disposition du pauvre comme du riche (oJmoivw" kaiV plousivw/ kaiV pevnhti), sans distinction, pour qu’il m’interroge ou pour que, s’il le souhaite, je lui pose des questions et qu’il écoute ce que j’ai à dire. Et s’il arrive que, parmi ces gens-là, l’un devienne un homme de bien et l’autre non, je ne saurais, moi, au regard de la justice en être tenu pour responsable, 980
Jacques Lacan, « La chose freudienne » [1955], in Écrits, op. cit., p. 434.
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car je n’ai jamais promis à aucun d’eux d’enseigner rien qui s’apprenne, et je n’ai pas donné un tel enseignement. » 981
Ce dialogue platonicien est, pratiquement, un monologue socratique, exception au passage 24d – 27e, où Socrate interroge un de ses accusateurs, Mélétos. Il faisait partie de son accusation (grafhvn) : 1) « mener des recherches inconvenantes sur ce qui se passe sur la terre et dans le ciel (periergavzetai zhtw`n taV te uJpoV gh`" kaiV oujravnia) » ;982 2) « de faire de l’argument le plus faible l’argument le plus fort (toVn h@ttw lovgon kreivttw poiw`n) et d’enseigner à d’autres à en faire autant »983 ; 3) « de corrompre la jeunesse (touv"
te
nevou"
diaftqeivronta) »984 et ; 4) « de reconnaître non pas les dieux que la cité reconnaît, mais, au lieu de ceux-là, des divinités nouvelles (qeouV" ou$" hJ povli" nomivzei ouj nomivzonta, e@tera deV daimovnia kainav) ».985 C’est Socrate qui prend en charge sa propre défense, refusant toute aide allant dans ce sens. Sa plaidoirie est plus ou moins ceci. Il menait une vie bien tranquille, sans prétention, lorsqu’un de ses amis d’enfance, Chéréphon, consulta l’oracle de Delphes pour demander s’il y avait quelqu’un de plus savant que lui Socrate. La Pythie aurait répondu à Chéréphon que non, il n’y avait personne de plus savant que Socrate.986 On peut évidemment se demander où Chéréphon avait été chercher cette idée… Mais le fait est que Socrate commença ainsi à interroger des savants dans le but initial de réfuter l’oracle. Mais, le résultat de son entreprise fut cependant le constat qui, ces savants, finalement, ne savaient rien.987 Comme il lui faut vérifier la portée du dit oraculaire, il ne lui restait pas beaucoup de temps pour s’occuper des affaires de la cité ni des siennes : aussi « est-ce dans une extrême pauvreté (ejn peniva/ muriva/) que je vis, parce que je suis au service du dieu. »988 Comme nous pouvons le voir, Socrate présente sa misère comme preuve de ce qu’il disait la vérité. Malgré son émouvante plaidoirie, il est jugé responsable de
981
Platon, Apologie de Socrate, introduction et traduction par Luc Brisson, 2e éd., Paris, GF Flammarion, 1997, 33a 4 – b 9. 982 Ibid., 19b. 983 Ibid., 19b-c. 984 Ibid., 24b. 985 Ibid., 24b-c. 986 Cf., ibid., 21a. 987 Cf., ibid., 21c-22e. 988 Ibid., 23b.
290
tous les chefs d’accusation que nous avons mentionnés plus haut et il est condamné à mort (à quelques voix près). Après la sentence, Socrate refuse toute alternative (et il en avait !) à l’issue mortelle. Il refuse de payer une amende que, Platon parmi d’autres étaient prêts à régler ; il refuse aussi la possibilité de l’exil. Comme il refuse aussi la proposition de fugue (voir Criton, 44b-46a). Ce qui ressort du dialogue, c’est que tous les arguments socratiques ont suivi le même cheminement « logique » de n’importe qu’elle discussion dialectique, c’està-dire une stricte recherche de cohérence signifiante. Ainsi, sa mort le conduit au paroxysme de l’aporie dialogique : l’amende, il ne peut pas la payer, parce qu’il n’a pas d’argent ; en l’exil, il rencontrerait probablement les mêmes évènements et les mêmes accusations ; la mort, il ne la craint pas, parce qu’il ne sait pas si c’est un bien ou un mal. S’il y a une vie après la mort, tant mieux, puisqu’il pourra, finalement, dialoguer avec tous ceux dont il a toujours rêvé. S’il n’y a rien, ce sera comme « un sommeil durant lequel un dormeur ne voit plus rien, même en songe, quel étonnant profit ne serait-ce pas que la mort ! »989 Lacan, dans une de ses conférences sur Joyce, qualifie Socrate de « parfait hystérique », mais qui pratiquait « une sorte de préfiguration de l’analyste. Eût-il demandé de l’argent pour ça au lieu de frayer avec ceux qu’il accouchait que c’eût été un analyste, avant la lettre freudienne. Un génie, quoi ! »990 Mais Socrate, aurait-il pu demander de l’argent ? Cette question, en principe irrecevable, nous permettra de saisir une différence fondamentale entre philosophie et psychanalyse. Nous avons vérifié, avec ces quelques passages de l’Apologie, que le refus de Socrate de payer correspondait en quelque sorte au fait de ne pas reconnaître sa position de reus (accusé) – voir l’épigraphe plus haut. Or, depuis la psychanalyse, on sait que demander de l’argent a, pour celui qui le fait, aussi un prix. Dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Lacan affirma que l’analyste, dans une analyse qu’il dirige, paye aussi et cela dans les trois registres, réel, symbolique et imaginaire. Dans l’imaginaire, il paye de sa personne, « en tant que,
989 990
Apologie de Socrate, 40d. Jacques Lacan, « Joyce le symptôme » [1965], in Autres écrits, op. cit., p. 569.
291
quoi qu’il en ait, il la prête comme support aux phénomènes singuliers que l’analyse a découverts dans le transfert » ; dans le symbolique, « payer de mots sans doute, si la transmutation qu’ils subissent de l’opération analytique, les élève à leur effet d’interprétation » et, dans le réel, « il doit payer de ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime, pour se mêler d’une action qui va au cœur de l’être (Kern unseres Wesens) ».991 Nous pouvons aller jusqu’à dire que, dans l’imaginaire, Socrate aurait payé, comme le montrent toutes les passions qu’il suscita, ainsi que des spéculations autour de sa personne (Diogène Laërce et Plutarque abondent d’exemples). Dans le symbolique aussi, parce que Lacan lui-même avait vu dans les paroles de Socrate à Alcibiade dans le Banquet, le prototype de l’interprétation analytique.992 Mais… et dans le réel ? Payer avec son être, pour la psychanalyse, ne signifie pas mourir. À propos de la mort de Socrate, Lacan affirme ceci : « … de par sa destinée, de par sa mort et de par ce qu’il affirme avant de mourir, il apparaît que cette promotion est cohérente avec cet effet que je vous ai montré, qui est d’abolir en un homme, de façon semble-t-il totale, ce que j’appellerai, d’un terme kierkegaardien, la crainte et le tremblement, devant quoi ? – précisément, non pas devant la première, mais devant la deuxième mort. Là-dessus, il n’y a pas pour Socrate d’hésitation. Il nous affirme que c’est dans cette seconde mort – incarnée dans sa dialectique par le fait qu’il porte la cohérence du signifiant à la puissance absolue, à la puissance de seul fondement de la certitude – que lui, Socrate, trouvera sans aucun doute sa vie éternelle. » 993
Si nous lisons attentivement l’Apologie, nous vérifions effectivement que la façon dont Socrate aborde sa propre mort ne se différencie point de celle avec laquelle il discutait sur n’importe quel autre sujet (le beau, la justice, le plaisir, etc), c’est-à-dire avec une pure exigence de cohérence signifiante. Adæquatio rei et intellectus est la définition philosophique qui posa la vérité comme quiddité. Cette adéquation est ce qui, dans et à partir de la psychanalyse, ne
991
Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], in Écrits, op. cit., p. 587. 992 Le Séminaire, Livre VIII, « Le transfert », [1960-1961], op. cit., p. 183. 993 Ibid., p. 126.
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saurait pas se soutenir (S/s ; S(A) ; S1 // S2), puisque la vérité ne peut être que midite. Il est sans doute anachronique d’appliquer au texte platonicien la quiddité comme critère de vérité. La fréquence avec laquelle les dialogues platoniciens aboutissent en aporie et le choix même du dialogue comme forme du faire philosophique – l’absence par conséquent de système platonicien – nous font penser que Platon savait quelque chose de l’asthénie du logos pour dire l’être (voir Première Partie). Rehausser la cohérence du signifiant à « la puissance absolue, à la puissance de seul fondement de la certitude » signifie ne pas se plier à l’abîme incontournable entre logos et l’être, à la division ultime du parlêtre, sa dette symbolique. Si Socrate réitéra son « je ne sais rien » ou « je sais que je ne sais rien », qui évoque le discours hystérique, il n’empêche que ces propos comme l’a remarquablement signalé Schleiermacher, démontraient qu’il savait ce qu’était le savoir.994 Ainsi, payer une amende, s’exiler, fuguer – ou même écrire !, aurait signifié que ce paladin de la dialectique pouvait assumer sa place de reus, reus du langage. Cependant, Socrate n’hésite pas, il ne craint ni ne tremble devant la mort. Et la philosophie persiste désormais dans ce « deuil immortel », à répéter depuis des siècles, le paradigme des syllogismes : « Tout homme est mortel. Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel. »995
994
Friedrich Schleiermacher, « Über den Werth des Sokrates als Philosophen », op. cit., pp. 51-68 . « …du deuil immortel de celui qui incarna cette gageure de soutenir sa question, qui n’est que la question de tout un qui parle, au point où lui la recevait, cette question, de son propre démon, selon notre formule, sous une forme inversée. J’ai nommé Socrate – Socrate ainsi mis à l’origine, disons-le tout de suite, du plus long transfert, ce qui donnerait à cette formule tout son poids, qu’ait connu l’histoire. » Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, « Le transfert », [1960-1961], op. cit., p. 16. 995
293
7.2. La rémunération des sophistes Dans la polémique qui règne dans l’appréciation historique des sophistes, on a écarté le plus souvent leur visée « théorique » de l’exercice de leur métier, celui d’éducateurs professionnels itinérants, comme si leur pratique avait été indépendante de leur « pensée ». Paradoxalement, selon Francis Wolff, le mouvement de réhabilitation de la sophistique aurait accru cette dissociation : « […] tout se passe comme si par souci de la ‘réhabilitation’ entreprise depuis plus d’un siècle à la suite de Grote, on avait exercé une coupe arbitraire entre ‘pratiques’ et ‘théories’, et pour mieux faire briller les secondes, on avait oublié qu’elles étaient indissociables des premières ; puisque c’est au travers du métier qu’a toujours été déprécié et occultée la pensée, il suffisait d’occulter le métier pour mieux manifester la pensée. » 996
Dans cet article, Wolff entame donc le chemin inverse : en partant du métier sophistique, il vise à démontrer que celui-ci se situe en intime cohérence avec la « théorie ». Il part des définitions du Sophiste de Platon, dont celle qui affirme que le sophiste est celui qui chasse l’homme par le biais de la persuasion et s’intéresse au gain. Le sophiste est ainsi celui qui part à la chasse des « jeunes gens riches et de qualité »,997 pour leur « former le jugement » (doxapaideutikh`")998 ou leur vendre de la vertu (ajrethv).999 Partir à la chasse signifie, entre autres, que le sophiste doit susciter la demande, ce qu’il faisait, par exemple, par l’intermédiaire de prestations publiques. Cet art de « susciter la demande » rejoint celui de Lacan, qui affirma : « J’ai réussi en somme ce que dans le champ du commerce ordinaire, on voulait pouvoir réaliser aussi aisément : avec l’offre j’ai crée la demande. »1000 La persuasion est l’instrument de la chasse sophistique. Elle a, selon Wolff, une force triple :
996
Francis Wolff, « Du métier de sophiste à l’homme-mesure », in Manuscrito, Revista de Filosofia, vol. V. n° 2, Campinas, UNICAMP, avril 1982, p. 8. Souligné dans le texte. 997 Le Sophiste, op. cit., 223b et 231d. 998 Ibid., 223b. 999 Ibid., 223a. 1000 Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [1958], op. cit., p. 617.
294
« celle de son effet, de son moyen, et de sa cause : au pouvoir d’agir sur autrui et d’en obtenir les effets désirés, comme la violence, elle joint la force propre du discours qui obtient d’autrui la servitude volontaire, comparable en cela aux diverses vertus des drogues médicales : pouvoir anesthésique, analgésique, et même thérapeutique ; enfin contrainte de l’âme sur l’âme et non du corps sur le corps […] »1001
La pratique persuasive, au seul moyen du discours, se bâtit ainsi en contrepoint à la violence (222c), qui est, à l’instar du mythe de Protagoras, « l’arme de ceux qui ne sont pas encore des hommes. »1002 L’éducation persuasive serait ainsi la marque du processus de l’humanisation : « transformer les jeunes en élèves par le discours, c’est déjà éduquer et agir politiquement. »1003 Nous trouvons ici un des liens indiscutables entre théorie et pratique sophistiques.
7.2.1. Le salariat : la « convertibilité du discours et de la monnaie »1004 Selon plusieurs sources, Protagoras est celui qui a introduit la pratique rémunérée, ce qui fit que l’activité du sophiste fût comparée à d’autres activités méprisables, comme celles du commerçant (kavphlo"), du « changeur d’argent » (nomismatopwlikhv), du mercenaires et de la prostituée. La figure du commerçant, « âpre au gain et cupide », en fit « l’homme servile par excellence, à l’opposé du philosophe,
homme
libre
et
désintéressé. »1005
Le
« changeur
d’argent »
(nomismatopwlikhv) était une dénomination fort péjorative dans le monde du Ve siècle av. J-Chr., parce qu’elle évoque l’image de ceux qui n’ont que leurs corps à 1001
Francis Wolff, op. cit., p. 12. Pour les pouvoirs « analgésique » et « anesthésique », l’auteur nous renvoie à Gorgias, l’Éloge d’Hélène 8 et 12, respectivement (DK 82 B 10) ; et, pour le pouvoir « thérapeutique », à Plutarque, Vie des dix orateurs, I, 833, (DK 87 A 6). 1002 Voir Platon, Protagoras, 320 sq. ; Francis Wolff, ibid., p. 13. 1003 Idem. 1004 Ibid. p. 32. 1005 Ibid., p. 14. Voir chez Platon, Protagoras, 313c sq. : « Est-ce que le sophiste, Hippocrate, ne se trouve pas être une sorte de négociant (kavphlo") qui vend, en gros ou en détail, les marchandises dont l’âme se nourrit ? » trad. F. Ildefonse, op. cit. ; voir aussi République VII, 525c ; Ménon 91c-e ; et chez Aristote, Les Réfutations sophistiques 1, 165a 22-23 : « le sophiste est un homme qui gagne de l’argent (crhmatisthV") à l’aide de ce qui est en apparence un savoir (ajpoV fainomevnh" sofiva"), mais qui n’en est pas un » ; 11, 171b 28-30 : « La sophistique est en effet, ainsi que nous l’avons dit, un certain art de gagner de l’argent (crhmatistikhv) à partir d’un savoir apparent (ajpoV sofiva" fainomevnh"). » Trad. L.-A. Dorion, op. cit.
295
vendre, comme les « mercenaires » ou les « prostituées » (Xénophon, Mémorables, I, 1, 11 ; I, 6, 13). Si le misthos caractérisait, depuis la réforme de Péricles, la rétribution des charges publiques, comment se fait-il, se demande Wolff, que les sophistes ne partagèrent pas ce discrédit avec d’autres activités rémunérées, comme la médecine, par exemple ? La réponse est simple : parce qu’ils marchandaient ce dont se nourrit l’âme, à savoir, la science et la vertu. Wolff conclut : « Et encore qu’il fut sans doute choquant en soi de se proclamer éducateur [voir Protagoras 316d – 317b], et méprisable par ailleurs de réclamer un salaire, c’est surtout l’équivalence établie entre argent et ‘vertu’ qui parut ignoble. »1006 L’enseignement de la vertu (arétè) se heurta à une double résistance : celle de l’aristocratie, pour qui l’arétè était innée, et celle des « démocrates conservateurs », pour qui « l’arétè ne s’enseigne pas, puisque dans la Cité, tout le monde valant pour tout le monde, chacun vaut pour maître et il n’y a pas besoin d’enseignement. […] Si tous les citoyens s’entr’éduquent, l’enseignement sophistique est inutile. »1007 La position sophistique instaure cependant « la valeur reconnue du maître », en même temps qu’elle transforme chacun en élève potentiel, faisant « de leur relation un contrat où la puissance conventionnelle de l’argent s’échange contre la puissance conventionnelle du discours. »1008 La question du salariat se présente ainsi non comme un « détail », mais comme étant consubstantielle à la « pensée » sophistique, elle est « un élément clé de leur pratique, de leur discours, de leur thématique. »1009 Diogène Laërce affirme que Protagoras aurait d’ailleurs écrit un traité intitulé « De la justesse des honoraires » (Divkh uJpeVr misqou`).1010 Or, l’argent représente la mesure d’une relation d’échange, d’échange entre deux hommes, entre maître et élève. Qui serait donc celui qui établit la justesse de la rémunération ? Quelques témoignages indiquent que cet accord ne s’établissait pas unilatéralement, comme le montre l’exemple de Protagoras : « Pour ma part je pense être un de ces hommes et pouvoir, plus que personne, rendre à quelqu’un le service d’en faire un homme de 1006
Francis Wolff, ibid., p. 15. Ibid., pp. 15-16. Souligné dans le texte. Voir aussi Ménon, 90b-93b. 1008 Ibid., p. 16. 1009 Ibid., p. 17. 1010 Diogène Laërce, op. cit., IX, 55 (DK 80 A 1 § 55) ; DK 80 B 8g. 1007
296
bien, et mériter par là le salaire que je pratique (ajxivw" tou` misqou` o$n pravttomai), voire davantage, au point que l’élève ne peut qu’en tomber d’accord. Pour cette raison, j’ai établi de la façon suivante la manière dont ils me règlent (toVn provton th`" pravxew" tou` misqou` toiou`ton pepoivhmai) : ceux qui suivent mon enseignement me payent, s’ils le veulent bien, au prix que je pratique. Sinon, ils se rendent au temple, déclarent, sous la foi du serment, le prix auquel ils estiment mon enseignement, et n’y déposent pas plus. » 1011
Au milieu du Ve siècle, avec l’expansion du monde hellénique, la langue grecque (parlée hors frontières) et l’argent deviennent « deux étalons de valeur des choses. »1012 Le métier sophistique, qui repose sur l’échange de discours et de misthos, implique ainsi la « convertibilité du discours et de la monnaie. »1013 Wolff repère trois « déterminations » de la monnaie, à savoir : celle de moyen en vue de l’acquisition des biens ; celle d’être mesure de ces mêmes biens, convertibles et commensurables ; et celle de moyen d’échange. Il dit : « Pour que la sophistique soit possible, qui réalise la conversion monnaie – discours, il faut donc que ces déterminations soient aussi celles du logos. »1014 Le logos serait ainsi un moyen « neutre » en vue des choses, parce que le discours « ne sont pas les choses qui subsistent et qui sont ».1015 Le logos constitue ainsi une valeur pour l’homme, dans la mesure où il constitue un « moyen universel qui permet de tout dire, une chose et son contraire, selon les besoins, selon les points de vue, selon l’intérêt ou le moment. »1016 Comme la monnaie, le logos est aussi mesure (voir Phèdre, 261e). Le logos est ainsi « symbole de la valeur des choses, quantifiable et non qualifiable (il a une force et non un sens) ; a mesure de l’usage (il a une valeur vitale et non de vérité) et de l’intérêt (il se monnaie) pour ceux à qui il est destiné : sa puissance se mesure à son effet (la persuasion) et non à sa cause (son adéquation aux choses). » Cela mène Wolff à conclure que « monnaie et discours sont donc superposables : comme moyen virtuel, comme commune mesure, comme relation d’échange en communauté,
1011
Platon, Protagoras, 328b-c, traduction de F. Ildefonse. Francis Wolff, op. cit., p. 25. 1013 Ibid. p. 32. 1014 Idem. 1015 Gorgias, « Traité du non-être », VII, 84, trad. Barbara Cassin, in L’Effet sophistique, op. cit., p. 138. 1016 Francis Wolff, op. cit., p. 33. 1012
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comme symbole quantifiable d’un rapport de forces. »1017 Cette équivalence, la sophistique la met en acte. La base de cet échange, de ce rapport, c’est l’homme. Dans la sentence protagoréenne qui dit que « de toutes les choses, la mesure, c’est l’homme » (pavntwn crhmatwvn mevtron a[nqrwpo"),1018 Wolff retrouve la confirmation de ce qu’il développe au cours de son article. Il nous rappelle que le mot khremata (crhvmata), au-delà de l’assignation sensualiste qu’on lui attribue traditionnellement, désignait aussi, au singulier, « les choses d’utilité ou de besoin, et au pluriel, les biens monnayables, la fortune, et même l’argent. »1019
7.3. L’argent en psychanalyse Psychanalyse et sophistique partagent aussi le scandale que représente leur rémunération. On a du mal à comprendre comment on peut payer autant d’argent pour ne rien faire d’autre qu’échanger des paroles. À l’instar de Wolff, nous essayerons de montrer comment, pour la psychanalyse, la question du paiement est aussi consubstantielle à la théorie psychanalytique. La littérature psychanalytique concernant le rôle de l’argent dans la cure demeure parcimonieuse, au moins dans les contrées lacaniennes. Les formulations de Lacan sur ce point sont très économes, mais tranchantes. Nous ne prétendons pas entamer une révision détaillée sur le développement des théories élaborées depuis Freud, ce qui nous amènerait très loin de notre propos. Nous essayerons d’aller droit à l’essentiel. Freud ne s’est jamais caché de parler franchement des questions d’argent. D’un côté, il lui était évident que les psychanalystes devaient assouvir leurs besoins vitaux et pour cela une rémunération s’avère nécessaire. Ils doivent donc être payés pour leurs services comme tout professionnel « libéral ». D’autre côté, l’introduction du payement dans le dispositif analytique, en raison du transfert qu’y est engagé, fait 1017
Idem. DK 80 B 1 1019 Francis Wolff, op. cit., p. 34. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque IV, 1 (« cette vertu [la libéralité] semble être médiété dans les affaires d’argent (crhvmata) », cité par Wolff ; et aussi IV, 1231b 38 – 1232a 4. 1018
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que l’argent y acquière un autre statut que celui de valeur d’usage. Freud disait : « En parlant volontairement de ses honoraires, en évaluant le prix du temps qu’il consacre à son malade, le praticien montre à ce dernier qu’il renonce à toute fausse honte. »1020 De cette façon, la question de l’argent est abordée dans sa spécificité pour chaque analysant, de sorte qu’avec l’analyste ils arrivent généralement à s’accorder sur le prix à payer, comme les sophistes y parvenaient avec leurs disciples des siècles auparavant. Freud s’est aperçu très tôt qu’il y avait, dans l’inconscient, une relation intime entre l’or, l’argent et l’excrément.1021 Freud fut ainsi conduit à faire un parallèle entre ce qui se passe, par rapport à l’argent, au niveau inconscient et l’équivalence qu’il avait trouvé « depuis toujours dans les civilisations anciennes, dans les mythes et les folklores. »1022 Dans un texte intitulé « Sur les transpositions des pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal » (1917), Freud introduit un nouvel élément, en ajoutant à la suite « or – argent – excrément », celui du rôle du « cadeau » : « L’enfant ne connaît pas ni l’argent gagné, ni l’argent personnel, hérité. L’excrément étant son premier cadeau, il transfère aisément son intérêt pour cette matière à cette matière nouvelle qui dans la vie se présente à lui comme le cadeau le plus important. »1023 Les fèces constitueraient ainsi, pour Freud, le premier objet d’échange entre l’enfant et ses parents. Lacan dira plus tard que dans le stade oral, ce qui est en jeu est la demande du sujet (demande à l’Autre), tandis que dans le stade anal, c’est la demande de l’Autre.1024 Freud dit encore que la « défécation fournit à l’enfant le première occasion de décider entre l’attitude narcissique et l’attitude d’amour 1020
Sigmund Freud, « Le début du traitement », in Œuvres complètes, Paris, PUF, 1994, p. 90. Déjà dans une des lettres à Fliess, il écrit ceci : « J’ai lu un jour que l’or donné par le diable à ses victimes se transformait immanquablement en excréments ; le jour suivant, M. E., parlant du désir d’argent de sa bonne d’enfants, me dit tout à coup (par le détour de Cagliostro-alchimisteDukatenscheisser [chieur de ducats]) que l’argent de Louise (sa bonne et son premier amour) était toujours excrémentiel. Onc, dans les histoires de sorcières, l’argent ne fait que se transformer en la matière dont il était sorti. » Sigmund Freud, « Lettre à Wilhelm Fließ », du 24 janvier 1897, in « La Naissance de la psychanalyse », Paris, PUF, 1991, p. 166. 1022 Charlotte Laplace, Le Paiement comme partie inhérente à la cure. Mémoire de licence en psychologie, dirigé par M. le professeur Jean Florence, Université Catholique de Louvain, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, septembre 1997, p. 30. 1023 Sigmund Freud, « Sur les transpositions des pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal » [1917], in Vie sexuelle, 4e éd., Paris, PUF, p. 110. 1024 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Le transfert » [1960-1961], op. cit., pp. 274 sq. 1021
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d’objet. Ou bien il cède docilement l’excrément, il le ‘sacrifie’ à l’amour pour l’objet total ou bien il le retient pour la satisfaction auto-érotique et, plus tard, pour l’affirmation de sa propre volonté. »1025 L’approximation entre l’argent et l’excrément, en raison de l’analogie de l’investissement libidinal qui y est impliqué, a nourri toute une filière théorique, Ferenczi en tête, qui persiste vivement explorée jusqu’à nous jours. Comme l’observe Pierre Martin, auteur d’un ouvrage qui fait référence pour les psychanalystes lacaniens, le traitement de la question de l’argent dans la praxis psychanalytique avait pris dans la littérature freudienne trois grands versants : 1) ce qui repose sur le « niveau des conduites qu’il engage : gratification, frustration, amour, haine, etc. » ; 2) celui de ses « références psychologiques : le père, la mère dévorante, la mère rejetante, la loi » ou ; 3) celui des formes anatomiques ou prélèvement du corps, « les fèces, le pénis, le sein, etc. »1026
7.3.1. Le signifiant « le plus annihilant de toute signification » Les commentaires de Lacan à l’égard de l’argent sont rares. Le plus important, à notre avis, est celui qu’il fait dans son texte « Le séminaire sur ‘La lettre volée’ » (1966) : « Et n’est-ce pas la responsabilité que leur transfert comporte, que nous neutralisons en la faisant équivaloir au signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification, à savoir l’argent. »1027 Cette élaboration, si brève soit-elle, balaie d’un seul coup les théories précédentes autour de ce sujet. Elle outrepasse toute idée de l’argent à portée métaphorique (où il y a toujours un plus de sens), en même temps qu’elle met à l’écart celle de « valeur d’échange ».
1025
Sigmund Freud, « Sur les transpositions des pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal » [1917], op. cit., pp. 109-110. 1026 Pierre Martin, Argent et psychanalyse, Paris, Navarin, « Bibliothèque des Analytica », 1984, p. 16. 1027 Jacques Lacan, « Le séminaire sur ‘La Lettre volée’ » [1966], in Écrits, op. cit., p. 37. Nous soulignons.
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7.3.2. Argent-signe et argent-signifiant À l’instar de cette indication lacanienne, Pierre Martin distingue l’argentsigne – « l’équivalent général des marchandises » – de l’argent-signifiant, dont le statut est propre à l’expérience psychanalytique. Si l’argent est, comme l’a définit Marx, « l’équivalent général des marchandises », cela signifie qu’il n’en peut privilégier aucune, ce qui mène Martin à déduire que l’argent vient « par-delà sa fonction de signe, à celle d’être pur signifiant : le langage est sa condition. »1028 Commence à se dégager ici un point d’ancrage commun entre psychanalyse et sophistique, à savoir, la convertibilité de l’argent du discours, déjà signalée par Wolff. Si le langage est condition de l’argent, « sa fonction sociale, sa référence au travail et à la jouissance, à la demande et au désir » en est le résultat et nullement le contraire.1029 Autrement dit, l’argent ne serait pas signe de la valeur d’échange pour cause de sa fonction sociale. Comme le remarque Martin : « Si le langage est la condition de l’argent en tant qu’équivalent général des marchandises et si le discours est la mise en ordre du langage selon la loi du signifiant, le rapport du sujet au désir et à la demande est derechef en cause du fait de l’argent. »1030 L’argent-signifiant, du fait d’être soumis aux lois du langage, ne peut pas être l’équivalent d’aucune marchandise, d’aucune prestation. Tout comme le signifiant, l’argent est coupure, différence, « signe de l’impossible identité pour le sujet du désir et de la jouissance. »1031 L’argent circule dans la psychanalyse comme « un message dont on ignore le code et le destinataire dès lors que dans l’expérience analytique rien n’équivaut à rien, le signifiant de l’identité n’existe pas, il n’y a pas un signifiant du sujet. »1032 Permettez-nous de vous raconter une petite vignette clinique qui illustre bien la portée de l’argent-signifiant. Elle nous fut racontée par une collègue, concernant sa propre cure analytique. Dans une situation sociale et financière dont on peut dire 1028
Pierre Martin , op. cit., p. 14. Souligné dans le texte. Idem. 1030 Ibid., p. 15. 1031 Marc Lévy, « L’argent dans l’expérience psychanalytique », in Trames, Actualité de la psychanalyse, n° 27, « L’argent », octobre 1998, p. 61. 1032 Ibid., pp. 61-62. 1029
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qu’elle était très « critique » étant donné sa condition de jeune étudiante, étrangère et en exil, elle osa toutefois demander une analyse. La discussion sur les honoraires de l’analyste s’imposant, celui-ci lui dit : « Mon prix est X ou rien. » La jeune femme lui répond : « D’accord, je vous paierai rien ! » Pris à l’ambiguïté de sa propre énonciation, l’analyste accepte ce « rien » comme paiement. À souligner l’astuce de la jeune candidate à l’analyse et aussi la juste mesure éthique de l’analyste, qui ne bascule pas dans la « tentation » de l’argent-signe. Nous pouvons constater également la fonction signifiante de l’argent en rappelant le refus du Général De Gaulle de faire de l’or l’étalon de l’argent. Comme le remarque Marc Lévy, si l’or est reconnu comme susceptible d’étalonner toutes les autres marchandises, alors il est exclu de l’ensemble des marchandises en tant que marchandise : une marchandise « ne saurait être à la fois étalon de toutes les marchandises et marchandise elle-même. »1033 L’argent n’est pas non plus dans la cure à la place de l’objet petit a. Il est sans doute ce qui manque toujours, il est fragment d’un ensemble, il mobilise désir et jouissance, mais il n’est pas perdu de la même façon. La coupure que le billet de banque comme de la pièce de monnaie insère dans l’ordre social « ne saurait être homologue à la coupure qu’opère le signifiant, puisque justement elle est produite par la main de l’homme. »1034 Pierre Martin conteste également ceux qui voient dans l’argent le signe ou le substitut du phallus symbolique, qui, comme nous l’avons développé auparavant, n’est rien d’autre que le « pouvoir de signification ». Cela les met – argent et phallus – plutôt en antinomie. Si l’argent garde une relation avec le phallus, cela ne concerne que sa face négativisée dans l’imaginaire, c’est-à-dire, celle de la castration (- f) : « Car le phallus symbolique est cause et non pas instrument. »1035 L’argent est ce qui nous manque toujours, dans la mesure même où nous l’avons.1036 Ce constat fait entrevoir à Lévy le mécanisme de dénégation impliqué dans l’argent-signe. Dans la dénégation, nous l’avons discuté dans la Première Partie de cette thèse, le sujet affirme son être par le biais de ce qu’il dit ne pas être. L’argent-signe dénie ainsi la 1033
Ibid., p. 62. Ibid., pp. 62-63. 1035 Pierre Martin, op. cit., p. 23. 1036 Voir ibid., p. 35. 1034
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castration symbolique, parce que « comme signe [équivalent] de tout échange, il permet au sujet d’équivaloir tout objet. » L’argent-signifiant, en revanche, fait appel au sujet en lui montrant en acte « ce qu’est la castration à partir de ce qu’elle n’est pas. »1037 Mais comme l’observe Charlotte Laplace, la tension entre l’argent-signe et l’argent-signifiant demeure permanente, même au sein d’une cure analytique : « L’argent fait d’abord s’équivaloir les objets du monde se présentant dans la demande où ils sont des ‘objets-dits’. La dimension signifiante déplace ensuite l’accent sur l’articulation des demandes qui se succèdent, ne cessant de déboucher sur un ‘ce n’est pas ça’. »1038 Et le geste du paiement, réitéré à chaque séance, introduit une coupure dans cette tension, faisant passer à chaque fois l’argent à sa fonction signifiante. Annihilant toute signification, le paiement est un agent fondamental de la « dépathématisation » du discours, donc de la jouissance. Dans le dispositif analytique, rien ne permet de mesurer « objectivement » la valeur des prestations de l’analyste, de son efficace. Le paiement repose sur un rapport dont seul le sujet est mesure, certes, mais dont la mesure ne fait pas « rapport », même pas forcément « accord ». Sur ce point, la position lacanienne contredit celle du sophiste, où l’élève et l’éducateur s’accordaient sur la valeur à payer en fonction des résultats obtenus. Par accord, nous entendons la reconnaissance mutuelle, l’homologie des jugements d’une part et d’autre (ayant les dieux pour recours en cas de différend). Rien de moins sûr pour la psychanalyse. Nous pensons néanmoins que les textes psychanalytiques sur la place de l’argent dans la cure analytique rejoignent dans une certaine mesure le travail de Wolff, qui démontra pour la sophistique l’interchangeabilité du discours et de la monnaie. Elle serait tout aussi valable pour la psychanalyse, à un point près : le rapport de l’homme au langage est déficitaire, l’homologie étant impossible. Dès son entrée dans le langage, l’homme est reus, victime et redevable du langage, ce qui le situe en pure perte d’être. Le paiement de l’analyse contribue à l’apaisement de cette
1037 1038
Marc Lévy, op. cit., p. 43. Charlotte Laplace, op. cit., p. 43.
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dette : « (pacare : payer, apaiser), car répétitivement il annihile une signification : pour chaque contractant, il substitue à ce que la convention en acte, soit le discours, révèle de son insignifiance, le signifié imaginaire d’un pouvoir. »1039 Argent et discours démontrent tous les deux l’ab-sens de rapport possible. Dans la mise en acte de cet ab-sens, le paiement (« paie-ment ») constitue un outil essentiel. Comme l’observe Martin, à la fin d’une analyse, l’analysant constate que, finalement, il « n’a monnayé que le vide de sa demande première. » Ce qui est bien loin de la consécration dans les assemblées publiques.
1039
Sophistique
Psychanalyse
misthos = logos
argent-signifiant
« homme-mesure »
sujet
accord
non-rapport
monnaie la réussite
monnaie le vide
Pierre Martin, op. cit., p. 158.
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CONCLUSION
En cherchant à dégager les rapports essentiels qui existent entre psychanalyse et sophistique, nous allons maintenant chercher à préciser ce qu’est l’antiphilosophie de Lacan. Dans un article dense et foisonnant, Alain Badiou se pose la question de savoir si l’antiphilosophie de Lacan n’est pas une figure sophistique.1040 Il conclut par la négative, parce que pour le sophiste, dit-il, « il n’existe aucune vérité », tandis que pour Lacan « il y a de la vérité », même si elle est mi-dite, « thèse par quoi Lacan congédie l’axiome de la sophistique. » Ce qui nous embarrasse pour suivre Badiou stricto sensu, c’est d’une part qu’il puisse parler de La sophistique et de l’inexistence de la vérité chez Le sophiste, ce qui nous fait déduire que Badiou ne ferait pas de distinguo entre les sophistes et que, pour lui, il y aurait La sophistique. Ce qui pour nous ne va absolument pas de soi, comme nous l’avons dit dès notre introduction. Il n’est que de se reporter à la fois au très petit nombre et à la diversité des textes et des fragments directs qui nous sont parvenus des sophistes, pour qu’il nous apparaisse très problématique de mettre tous les sophistes à la même enseigne et, a fortiori, de parler de la sophistique dont on pourrait extraire un axiome unique. Ces arguments restent valables pour mettre en question ladite inexistence de la vérité chez les sophistes. Nous savons, par exemple, que Protagoras aurait écrit un traité Sur la vérité, dont nous possédons un fragment.1041 En conséquence, il ne nous semble pas possible d’affirmer catégoriquement que la vérité ne faisait pas question pour les sophistes. Cette thèse a cherché à cerner le mieux possible à la fois ce qui rapproche et ce qui éloigne psychanalyse et sophistique, tâche impossible sans passer par la philosophie et l’entreprise reste jusqu’au bout périlleuse. Si l’antiphilosophie de Lacan n’est décidemment pas la sophistique, il nous paraît cependant indéniable que, dans la psychanalyse, il y a de la sophistique : « Le 1040
« Lacan et Platon : le mathème est-il une idée ? » in Lacan avec les philosophes, Bibliothèque du Collège international de philosophie, Paris, Albin Michel, 1991, p. 136. 1041 DK 80 B 1
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psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut », nous dit Lacan.1042 Avant de différencier les statuts du psychanalyste et du sophiste, nous proposons de revenir aux grands axes qui nous ont permis de les distinguer.
8.1. Les axes du retour sophistique dans la psychanalyse 8.1.1. La « scène primitive » Le retour de la sophistique dans la psychanalyse nous ramène à la même « scène primitive » : celle de la déesse parménidéenne qui indique la voie à suivre et l’autre à éviter. Nous savons avec la psychanalyse que l’interdiction crée le désir. C’est sans doute elle qui a créé, chez Gorgias notamment, le désir de ne pas s’assujettir à la voie prescrite, celle qui « est », pour pointer dans le Poème, l’équivoque contenue dans l’emploi du verbe « être » lui-même. Comme le souligne Barbara Cassin, Parménide, en disant : « il y a une voie qui est et qui ne peut pas ne pas être », ouvre par là le chemin où se précipite aussitôt Gorgias. En s’engageant dans cette voie, Gorgias réalise la catastrophe de l’entreprise ontologique du Poème. Cassin pointe comment Gorgias fait « la preuve que le ‘est’ du Poème est un simple effet de dire : reposant sur une identification impossible, le ‘est’ ne peut faire l’objet d’aucune démonstration, mais seulement d’une affirmation, d’une pratique. »1043 Voilà comment s’origine la sophistique. Parménide a donc été le père d’une double lignée, la « noble » lignée ontologique, et celle que la tradition s’est efforcée de considérer comme indigne ou bâtarde, la lignée sophistique. La thèse de Cassin – Si Parménide donc Gorgias – a su lever dans le champ de la philosophie ce refoulé, ce en quoi elle rejoint la thèse de Lacan qui, dans le champ psychanalytique, avait avant-elle dans son enseignement, su déceler chez Parménide l’ambiguïté du verbe « être », c’est-à-dire, ce à partir de
1042
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [19641965], séance du 12 mai 1965, inédit. 1043 Barbara Cassin, Si Parménide, op. cit., p. 63.
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quoi « l’être imbécile » a pu par la suite prendre le dessus. Tous deux nous incitent à reconnaître cette double filiation, chacun dans leur champ respectif. Comme nous l’avons montré au cours de la Première Partie de cette thèse, Lacan s’est saisi de cette équivoque du verbe être pour forger le mot d’hontologie, afin de désigner les conséquences du parti pris par « la science de l’être en tant qu’être » tant pour la philosophie que pour le parlêtre lui-même. C’est la raison pour laquelle la psychanalyse ne cesse de subvertir le Poème, en insistant sur la disjonction radicale de l’être et de la pensée. Sur ce point, Lacan, qui gratifie Descartes d’être à l’origine du sujet de la science et d’avoir par là même préparé la voie de Freud, le condamne cependant d’avoir renouvelé Parménide en nouant l’être à la pensée avec son cogito ergo sum. Dès le Poème, deux voies sont donc définitivement ouvertes : l’une qui essaye de faire le rapport de l’être et de la pensée (philosophie) ; et les deux autres, qui ne le font pas (sophistique et psychanalyse). Notre thèse fait état des deux philosophes qui se sont appliqués avec force à légitimer la voie de l’être : Platon et Aristote. Ce dernier n’y est pas allé par quatre chemins, avec Gamma il exclue proprement et simplement le sophiste du genre humain. Pour Platon, l’enjeu a été plus complexe, au sens où il apparaît plus partagé entre les deux voies. En effet, il n’y a pas d’œuvre platonicienne sans la présence massive des sophistes, qui servent à quelque chose de beaucoup plus fondamental que de mettre en valeur le personnage central d’un Socrate historiquement aussi peu probable qu’un Gorgias ou un Polos. À quelques exceptions près, la tradition philosophique lit Platon via Aristote. Que ce soit pour y voir la présence caricaturale de l’éternel antagoniste du philosophe, ou pour mettre sous la vague rubrique de l’ironie la déférence de Platon à l’égard des sophistes.1044 Ce que ces lectures essayent de dénier, c’est que l’œuvre platonicienne témoigne d’un bout à l’autre de l’enjeu fondamental de cette double filiation parménidéenne : les impasses du logos pour « dire » l’être. Certes, Platon n’est pas sophiste. Il a une prétention inédite : celle de conformer la vue pour savoir-voir (en grec eidenai, signifie à la fois savoir et voir) 1044
À ce sujet, voir Michel Narcy, Le Philosophe et son double, op. cit.
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l’idée (idea), qui subsisterait à tout ce qui est et à tout ce qui se dit. Le logos n’est que l’organon, asthénique cependant, mais le seul instrument capable de préparer la vue au theorein. Les dialogues platoniciens témoignent au moins de deux façons exemplaires du manque inhérent au langage : Soit par l’exigence préalable d’un « dispositif sémantique qui vérifie que les interlocuteurs parlent bien de la même chose »,1045 celui d’« homologuer » (oJmologevw), qui souligne le malentendu propre au langage. Soit par l’aporie à laquelle aboutissent presque toutes les tentatives de « définition ». La dialectique (dia-logos) est ainsi la tentative platonicienne de forcer l’épure du discours vers un « kath’auto » qui indiquerait l’être en soi. Les lectures de Platon sont toujours symptomatiques au sens propre : ou bien on tire le Philosophe uniquement vers « la théorie des idées » et l’on s’efforce à voir chez lui un système qui n’existe pas ; ou bien on le situe du côté du non-système et du traitement logologique qui trouvent aussi à se loger dans son texte. Lacan a sans nul doute choisi la seconde lecture, qui renonce aux interprétations orthodoxes (à prendre ici au pied de la lettre : orthe doxa) et s’ingénie à saisir, entre les lignes de Platon, la sagacité avec laquelle il traite l’incomplétude du logos, ce qui situe le Philosophe du côté du pastout. Ce n’est sans doute pas pour rien que Platon est l’un des deux philosophes qu’il reconnaît lacaniens.1046
1045
Carmen Lucia Magalhães Paes, Górgias ou a revolução da retórica, thèse de doctorat en philosophie, Universidade Federal do Rio de Janeiro, 1989, pp. 17-18, note 18. 1046 L’autre fut Maître Eckart et en dehors de la philosophie, Tolstoï mérita cet adjectif. Nous sommes évidemment d’accord avec Alain Badiou, lorsqu’il souligne que l’affirmation de Lacan qui dit que « Platon était lacanien » ne doit pas être prise à la légère. En effet, cet énoncé, « qui balance avec adresse la reconnaissance du fait que Lacan, lui, n’est pas platonicien, et celle d’une affinité quant à la doctrine de l’Un qui éclaire qu’à vingt-quatre siècles de distance, ce qui n’est pas rien, la discussion entre eux n’ait jamais pu cesser – fors la mort. » Alain Badiou, « Lacan et Platon : le mathème est-il une idée ? », op. cit., p. 145.
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8.1.2. L’inconscient et « Gamma » Aristote a été pour nous l’axe du rapport entre sophistique et psychanalyse, puisque le concept de l’inconscient s’oppose à Gamma. En exigeant que celui qui parle signifie une seule et même chose et pour lui-même et pour l’autre, s’il veut être un homme, Gamma apparaît comme l’emblème de la jouissance phallique du parlêtre. C’est la définition lacanienne du phallus comme « pouvoir de signification » qui nous a conduit à faire ce rapprochement. À ceci près que le phallus est aussi le signifiant d’un manque, motif pour lequel le sujet rate ou subvertit toujours la prétention de Gamma. Cependant Aristote, comme nous l’avons démontré, est utile à Lacan sur un tout autre plan : celui de sa logique et de ses impasses. Malgré lui, Aristote fournit à Lacan les bases nécessaires pour élaborer une logique psychanalytique, qui se passe du principe de non-contradiction. Évidemment d’autres « logiques » mathématiques et d’autres formalisations ont contribué à cette élaboration, mais elles n’ont pas été abordées dans cette thèse. Nous nous sommes exclusivement focalisés sur la « décision du sens » aristotélicienne, dans la mesure où cet acte concerne directement le rapport entre psychanalyse et sophistique. Sur ce point, le poids de la présence d’Aristote dans l’enseignement de Lacan nous a déjà donné beaucoup à réfléchir. Il nous semble également que seul Gamma peut éclaircir l’origine des impasses du parlêtre face au sens et à l’ab-sens. Gamma établit un principe qui fonde les règles du parler et du « être homme », tandis que les autres formalisations, bien qu’elles aient su instruire Lacan, n’appartiennent pas au langage dont le parlêtre est l’effet. Il y a une corrélation entre Gamma et le parlêtre. Pour Gamma, il s’agit de trouver pour chaque chose une signification valable pour soi et pour l’autre. Pour le parlêtre, il s’agit de chercher une signification à son être, un signifié qui vienne combler sa division. C’est un dessein impossible pour le parlêtre, du fait non seulement de sa propre division, mais aussi de la défaillance du langage lui-même. La psychanalyse, qui part de cet état de fait, pulvérise en cela la prétention de Gamma, pour tout ce qui, dans le parlêtre, n’est pas de l’ordre de l’universel. Avec le langage, il est impossible de « parfaire », d’appréhender l’Un du sujet en tant que
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tel. Résolument, la psychanalyse se situe du côté du singulier et non du côté de l’universel de l’ontologie. C’est là que l’analyse du dialogue Parménide s’avère essentielle pour l’élaboration de Lacan : « Y a de l’Un est déjà dans le Parménide par une curieuse avant-garde. »1047 Dans son analyse, Lacan se tient à la première hypothèse du Parménide : « l’Un est [Un] ». La première hypothèse, dont la conclusion est que l’Un n’est ni un ni multiple, ni semblable ni dissemblable, ni égal ni différent, ni…ni… Que retient Lacan de cet examen ? Nous sommes d’accord avec Oliveira, qui suggère qu’on doit peut-être sur ce point lire Lacan avec le Fragment 50 d’Héraclite, qui dit que si on écoute, « non moi, mais le logos, tout est un ». Cela signifie que, dès qu’on est dans le langage, pour Lacan, y a d’l’Un. Ce partitif est scandaleux pour l’ontologie car, pour elle, il faut que l’Un soit. Pourquoi Lacan emploie-t-il cette expression ? Tout simplement parce que l’Un n’est pas appréhendable « en son entier » par le langage, du fait même qu’il s’y dérobe toujours. Sur ce point, la « démonstration » du Parménide est « logique » stricto sensu. Lacan la rapproche, d’ailleurs, de celle des sophistes : […] mais la logique est exemplaire si nous la prenons au niveau de Stote, parce qu’il a manifestement cherché à inaugurer quelque chose. Certes, ces gens, les sophistes, s’en servaient déjà, de la logique, et d’une façon certainement très étonnante, très brillante, très efficace, sur un certain plan de raisonnement. Ce n’est pas parce qu’ils ne l’ont pas eux-mêmes nommés que ça n’était pas là, c’est sûr. Pourquoi auraient-ils eu tant de succès à solliciter les citoyens, et aussi bien les non-citoyens, et à leur donner des trucs pour triompher dans les débats ou pour agiter les questions éternelles de l’être et du non-être, si cela n’avait pas eu des effets formateurs ? Stote a essayé de mettre là-dedans une technique, ce que l’on appelle l’Organon. » 1048
C’est à partir de l’analyse du Parménide que Lacan va avancer sa thèse selon laquelle la logique est la science du réel, au sens où elle, et seulement elle, peut démontrer le manque structural du langage et par conséquent du parlêtre. Dans le « Compte-rendu du séminaire ‘…ou pire’ », Lacan affirme que le « signifiant Un
1047 1048
Jacques Lacan, « Compte-rendu sur le séminaire ‘…ou pire’ », in Autres écrits, p. 547. « Mon enseignement, sa nature et ses fins », in Mon enseignement, op. cit., p. 96.
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n’est pas un signifiant entre autres, et il surmonte ce en quoi ce n’est que de l’entredeux de ces signifiants que le sujet est supposable, à mon dire. »1049 Nous avons pu extraire du commentaire de Lacan, que le Parménide l’a conduit à poser deux définitions de la logique, souvent inaperçues, et dont la proximité à notre avis ne les rend pas pour autant homologues : 1) La première concerne « ce qui se produit de la nécessité d’un discours »1050 Elle nous renvoie à la logique telle qu’elle a été d’abord développée dans l’Organon : « Tous ces petits machins merveilleux que l’on trouve dans les Premiers analytiques, les Seconds, les Catégories, on a appelé ça de la logique. […] L’important, c’était qu’un système ne fût pas contradictoire. La logique, c’était uniquement ça. » 1051 2) La deuxième, « c’est l’art de produire une nécessité de discours ».1052 Si la première définition de la logique se centre sur ce qui est produit de la nécessité d’un discours ; la seconde, c’est « l’art » de produire une nécessité de discours. Cela est fort différent et nous met d’emblée sur la voie de la « logique » sophistique. C’est en effet exactement ce que fait Gorgias à partir du Poème de Parménide : tout son art consiste à produire la nécessité de son Traité. Lacan dit à propos des sophistes : « à quiconque énonce ce qui est toujours posé comme vérité, le sophiste lui démontre qu’il ne sait pas ce qu’il dit. […] Ce que j’ai dit au niveau de l’action sophistique, c’est au discours lui-même que le sophiste s’en prend. »1053 Cette nuance entre ces deux définitions de la logique nous semble essentielle pour saisir l’usage que Lacan fera de la logique en tant que science du réel. Pour élaborer sa « logique du pastout », Lacan se sert de ces deux « types » de logique, puisque tout en s’appuyant sur les impasses laissées par Aristote concernant les modalités, les prosdiorismes et le rapport entre l’universel et le particulier, il produit une autre nécessité de discours. Dans la construction des dites « formules de la sexuation », Lacan subvertit le carré logique traditionnel, en instaurant des contradictions des deux côtés du tableau, 1049
« Compte-rendu sur le séminaire ‘…ou pire’ », in Autres écrits, op. cit., pp. 549-550. Le Séminaire, Livre XIX, « … ou pire » [1971-1972], op. cit., séance du 12 janvier 1972. 1051 « Mon enseignement », op. cit., p. 94. 1052 Ibid., séance du 19 janvier 1972. 1053 Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire », op. cit., séance du 12 janvier 1972. 1050
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du côté homme et du côté femme. Le non-rapport sexuel s’étaye d’abord sur une contradiction, une contradiction dans le rapport : « il n’y a pas de rapport sexuel, au sens précis du mot, où un rapport est une relation logiquement définissable. »1054 Si la science du réel est la logique, le réel est défini, lui, comme impossible. Pour Lacan, ce qui s’oppose à l’impossible logique, à la différence d’Aristote, ce n’est pas le possible, mais le nécessaire. Il démontre ainsi le non-rapport sexuel par un traitement nouveau des modalités aristotéliciennes. La finalité de cette élaboration est de servir de repère aux analystes dans la direction de leurs cures, si leur visée est de conduire leurs analysants à leur « différence absolue » : « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’assujettir. »1055 Il ne s’agit pas de montrer, à l’instar d’Aristote, que dire « p et non-p » est impossible, ni comme les sophistes, de dire que « p et non-p » est possible, mais de dire que ni « p » ni « non-p » sont l’un et l’autre vérifiables logiquement. Démontrer que ce rapport est impossible à écrire, dit Lacan dans la « Note italienne », signifie « qu’il n’est pas affirmable mais aussi bien non réfutable : au titre de la vérité. »1056 Il revient donc pour chaque sujet d’inventer sa réfutation du « rapport ». Nous pensons ainsi avoir démontré, dans la Première Partie de cette thèse, comment l’élaboration lacanienne sur le « non-rapport sexuel » se présente comme une relecture de l’absence de contradiction propre à l’inconscient selon Freud et, par conséquent, comment le champ psychanalytique accomplit la subversion de Gamma. Comme nous l’avons évoqué plus haut, Héraclite aurait donc bien raison : si l’on écoute le logos, le langage, « tout est Un ». C’est cela qui caractérise la position du parlêtre : dès qu’on parle, on est dans le domaine de l’Un, ou des sym(symbolique, symptôme, syllogisme), d’où l’affirmation de Lacan qui dit que l’analysant syllogise, qu’il aristotélise.1057 Le sujet essaye, avec son discours, de déduire son existence d’une prémisse universelle (Un/Tout) qui n’existe pas, parce que l’Autre lui-même n’est pas Un, il n’y a pas l’Autre de l’Autre. 1054
Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre » [1968-1969], op. cit., p. 346. Le Séminaire, Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », [1964], op. cit., p. 248. 1056 « Note italienne », in Autres écrits, op. cit., p. 310. 1057 Voir « Le rêve d’Aristote », op. cit., p. 23 1055
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Par ailleurs, Lacan affirme qu’Aristote a vu juste lorsqu’il élabore la nature tripartite du syllogisme, mais que son erreur a été d’imaginer qu’il marchait par deux. L’entreprise analytique consiste ainsi, pour Lacan, à réveiller le sujet de son rêve aristotélicien. Analyse, du grec ajnavlusi", analusis (< an + lusis), prend là tout le poids de son sens premier : action de délier, dénouer ; dissolution, d’où : affranchissement, libération.1058 Mais l’analyse (analusis) ne peut délier l’enjeu syllogistique de l’analysant que par l’intermédiaire de l’interprétation-équivoque, qui pointe la méprise essentielle des prémisses du sujet. L’objet a, comme moyen terme de ce rêve syllogistique, selon Lacan, ne permet pas non plus la connexion logique entre la prémisse universelle et l’ex-sistence du sujet. Pour « déclencher ce réveil », le psychanalyste peut tirer pour partie son enseignement du sophiste, d’autant que ce dernier, pour réfuter, ne visait que ce « qui est dit dans les sons de la voix et ce qui est dit dans les mots. »1059 La réfutation psychanalytique se situe donc à rebours d’Aristote et pour partie en faveur de la sophistique puisque, comme nous l’avons démontrée dans le chapitre sur l’interprétation, seul l’usage des trois points-nœuds (homophonique, grammatical et logique) peut mener à la démonstration du non-rapport sexuel et à l’invention, par l’analysant, de sa propre réfutation.
1058
À confronter avec les occurrences du terme « analyse » dans les Analytiques d’Aristote comme, par exemple, « S’il était impossible de démontrer le vrai à partir du faux, faire des analyses serait facile » (EiJ d’h^n ajduvnaton ejk yeuvdou" ajlhqeV" dei`xai, rJav/dion a]n h^n toV ajnaluvein), Seconds analytiques, 78a 7-9, traduction de Pierre Pellegrin. Voir également : 47a 1-6 ; 51a 2, 18, 26-28, 32 ; b 4, entre autres. 1059 Aristote, Métaphysique, Livre « Gamma », 1009a 21-22, traduction par Barbara Cassin et Michem Narcy, in La Décision du sens, op. cit.
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8.2. Points de convergence et de divergence entre psychanalyse et sophistique Les formules lapidaires de cette brève analyse comparée que nous vous proposons ici ne sont ni dogmatiques ni exhaustives et restent inséparables des commentaires déjà effectués comme de ceux qui resteraient à faire.
8.2.1. Qu’y aurait-il de sophistique dans la psychanalyse ?
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Le primat du langage et de son effet ;
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La pratique analytique est une pratique exclusivement langagière. Le logos est pharmakon au sens de Gorgias (drogue qui peut aussi bien guérir que créer des symptômes) ;
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Elle opère du fait des ces deux conditions précédentes : « elle doit défaire par la parole ce qui a été fait par la parole » ;
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Elle nie le principe de non-contradiction et donc se situe à contrepente de Gamma ;
•
C’est une pratique qui repose sur l’équivoque, « sur ce qui est dit dans sons de la voix et dans les mots » ;
•
Pour la psychanalyse, il n’y a pas de vérité du réel ;
•
L’acte psychanalytique relève du kairos, qui comprend la cible, le moment opportun et le tranchant de son effet ;
•
La pratique analytique est une pratique conduite en public, mais un public réduit à une seule personne et ;
•
L’analyste monnaye son savoir faire discursif.
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8.2.2. En quoi la psychanalyse n’est-elle pas sophistique ?
•
La parole est jouissance ;
•
Le parlêtre, nouant l’être à la parole, est effet de langage, mais effet du langage sur le corps parlant. Cet effet est troumatique, il fait trou dans le réel ;
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Le parlêtre est marqué par un savoir et une jouissance qui lui sont propres, qu’il ignore et qu’il prête à l’autre ;
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Le psychanalyste est en position de sujet supposé savoir et non de maître. Il opère en tant qu’objet ;
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L’association n’est pas libre, parce que le parlêtre revient toujours aux signifiants de sa jouissance. Si l’association était libre, dit Lacan, elle n’aurait aucun intérêt pour la psychanalyse ;
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La jouissance de la parlotte, du bavardage, comme celle du logou kharin (plaisir de parler), même si elles sont à distinguer, l’une comme l’autre sont combattues (coupées) par l’analyste ;
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L’argent, en psychanalyse, est argent-signifiant et non argent-signe (équivalent général des marchandises) ;
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La psychanalyse ne doit jamais opérer dans le registre de la signification ;
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La psychanalyse relève d’une pratique de l’équivoque qui repose sur une logique propre au champ analytique ;
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Le psychanalyste ne cherche pas à être reconnu, ne séduit pas, il ne convainc pas, parce que le propre de la psychanalyse, « c’est de ne pas vaincre, con ou pas » (Encore, p. 50) ;
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Le désir de l’analyste est d’obtenir « la différence absolue » ;
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La fin de l’analyse exige un « analysant logique », qui invente la (sa) réfutation, qui doit démontrer l’impossible du rapport sexuel ;
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Cela inscrit un savoir dans le réel, qui le détermine ;
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L’analyste est promis à être rebut de l’opération analytique ;
•
Le mathème est un mode de transmission antisophistique.
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La transmission de la psychanalyse n’est pas non plus sophistique. En témoignent ses formalisations et ses mathèmes : « Le non-enseignable, je l’ai fait mathème de l’assurer de la fixion de l’opinion vraie, fixion écrite avec un x, mais non sans resource d’équivoque. ».1060 Mathème, du grec manthano, signifie à la fois enseigner et apprendre. Lacan enseigne donc, par le mathème, le « nonenseignable ». Le mathème, grâce à la fonction de l’écrit et de la lettre, transmet quelque chose que la fuite de sens du discours ordinaire ne permet pas de saisir. Il fait fixion. La lettre, par opposition au signifiant, est toujours identique à elle-même : le mathème ne se prête pas à l’équivoque signifiante, même s’il est une fixion. Mais « le truc analytique », dit Lacan, « ne sera pas mathématique. »1061 La transmission de la psychanalyse n’est jamais achevée, parce qu’elle doit être réinventée à chaque cure. Puisque la psychanalyse relève du singulier, le mathème aide à « fixer » le cadre général, l’essentiel de la théorie. Il fonctionne ainsi comme un garde-fou de ce que pourrait être une profusion d’associations infinies (fictions), des élaborations sans mathème. Le mathème est sans doute un procédé anti-sophistique. Un point reste inclassable dans nos listes lapidaires : la notion d’acte analytique. Comme nous l’avons montré, c’est un concept paradoxal, mais en même temps, il apparaît comme le fin du fin ou le comble de la performance psychanalytique. Performance entendu au sens « d’art » psychanalytique, parce que c’est l’acte analytique qui change le sujet. Le paradoxe de sa performance réside en deux points : l’analyste est par cet acte destitué de sa position ; l’acte n’est pas supporté par une proposition langagière. Son effet n’est repéré que dans l’après-coup, sans que pour autant on puisse saisir d’où il est parti. Jusqu’à présent, avec les moyens dont nous disposons, nous ne sommes pas en mesure de nous le représenter. Il se distingue, comme nous l’avons déjà explicité, à la fois des performatifs austiniens, comme de la performance sophistique au sens où il ne constitue pas un « discours qui gagne ».
1060 1061
« L’étourdit », in Autres écrits, op. cit., p. 483. Le Sémimaire, Livre XX, « Encore » [1972-1973], op. cit., p. 105.
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L’acte analytique est irreprésentable et demeure pour nous une question ouverte. C’est une invention de Lacan si nouvelle, qu’il a mis en place un dispositif – la passe – pour élaborer un savoir sur ses effets. L’acte psychanalytique nous permet cependant de bien cerner la différence de statut entre le psychanalyste et le sophiste. Le psychanalyste, en opérant comme objet pour obtenir la différence absolue de l’analysant, est promis dès le départ à être le déchet de cette opération. Il s’agit-là d’une position radicalement opposée à la philonikeia (amour de la victoire) sophistique, et de la doxa (renommée). L’analyse des points de convergence et de divergence entre psychanalyse et sophistique nous permet de mieux saisir les contours de l’antiphilosophie de Lacan. Elle se différencie sans nul doute des « deux frères ennemis », que sont l’ontologie et la sophistique. Toute l’élaboration lacanienne est radicalement anti-ontologique, tandis que son rapport aux sophistes est toujours déférent, redevable et en quête d’en savoir davantage à leur sujet : « Il nous manque des trucs pour apprécier. Il nous manque de savoir ce qu’était le sophiste à cette époque. Il nous manque le poids de la chose. »1062 Lacan n’a jamais dit, d’ailleurs, qu’il faisait de l’anti-sophistique. La filiation qui existe entre Lacan et les sophistes consiste avant tout à reconnaître l’importance primordiale du logos et le savoir y faire avec le discours. Il est évident que, pour la psychanalyse, il n’y a pas « vérité du réel », du même qu’il n’y a pas de réel collectivisable ou partageable. Quel statut donner donc au mi-dire de la vérité ? Il nous semble que, l’interprétation qu’on donne à la moitié non-dite de la vérité, c’est notre symptôme à chacun. De la vérité mi-dite, nous avons deux possibilités d’interprétation : soit d’ontologiser la moitié non-dite et d’y voir un « excès » de vérité non-capturable par le langage ; soit d’y voir exactement le contraire, c’est-à-dire une « perte » irrémédiable. Puisque s’il n’y a pas de vérité du réel, de la vérité, il n’y a rien d’autre que la mi-vérité dite. Heidegger a dit que le poète montre toujours le chemin au philosophe. Pour ce qui a été l’objet de cette thèse, tout a commencé avec le Poème de Parménide, d’où partent les trois protagonistes de cette thèse, philosophie, sophistique et
1062
« La troisième », 7ème Congrès de l’École freudienne de Paris à Rome (1er novembre 1974). Conférence parue dans les Lettres de l’École Freudienne de Paris, n° 16, 1975, p. 180.
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psychanalyse. Si notre thèse a pu soutenir une fraction de vérité, laissons au poète le mot de la fin. La vérité « La porte de la vérité était ouverte, mais ne laissait passer à chaque fois que la moitié de quelqu’un. De sorte qu’il était impossible d’atteindre toute la vérité, parce qu’avec l’entrée de la moitié de quelqu’un n’était attrapée qu’une mi-vérité. Et sa deuxième moitié ne revenait elle-même qu’avec une mi-vérité. Et les mi-vérités ne coïncidaient pas. On a éventré la porte. On l’a arrachée. On est parvenu là où se tient la lumière où la vérité resplendit de tous ses feux. Elle était coupée en moitiés différentes l’une de l’autre. On s’est disputé pour savoir quelle était la moitié la plus belle. Aucune des deux était totalement belle. Il fallait choisir. Chacun a choisi selon son caprice, son illusion, sa myopie. » 1063
1063
Carlos Drummond de Andrade, « A verdade », in Corpo, Rio de Janeiro, Record, 1984, pp. 41-42. Traduit du portugais avec la collaboration de Nicole Girodolle.
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ANNEXE I Les références de Lacan à la sophistique « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], in Écrits, p. 270. « C’est la vérité en effet, qui dans sa bouche jette là le masque, mais c’est pour que l’esprit en prenne un plus trompeur, la sophistique qui n’est que stratagème, la logique qui n’est qu’un leurre, le comique même qui ne va là qu’à éblouir. L’esprit est toujours ailleurs. » Ibid., p. 75. Référence indirecte à Protagoras. « Qu’on sache donc, puisque aussi bien il se fait mérite de braver le reproche d’anthropomorphisme, que c’est le dernier terme dont nous userions pour dire qu’il fait de son être la mesure de toutes choses. » Le Séminaire, Livre II, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique » [1954-1955], p. 26. « Si la constitution d’une épistémè, à l’intérieur du vaste tumulte, du brouhaha, du tohu-bohu, de la sophistique, est la fonction de Socrate, il s’agit encore de comprendre ce que celui-ci en attend. Car Socrate ne se croît pas que ce soit tout. » « Subversion du sujet et dialectique du désir » [1960], in Écrits, p. 805. « Mais la structure synchronique est plus cachée, et c’est elle qui nous porte à l’origine. C’est la métaphore en tant que s’y constitue l’attribution première, celle qui promulgue ‘le chien faire miaou, le chat faire oua-oua’, par quoi l’enfant d’un seul coup, en déconnectant la chose de son cri, élève le signe à la fonction du signifiant, et la réalité à la sophistique de la signification, et, par le mépris de la vraisemblance, ouvre la diversité des objectivations à vérifier, de la même chose. » Le Séminaire, Livre VIII, « Le transfert », p. 20. « Cela, sans préjudice des motivations personnelles, de celle que peut constituer chez moi ce besoin d’en rajouter que j’ai toujours, et qui est à chercher dans mon goût de faire beau. Nous retombons sur nos pieds. C’est un penchant pervers. Donc ma sophistique peut être superflue. Alors, nous allons repartir à procéder du A, et je reprendrai, à toucher terre, la force de la litote, pour viser sans que vous soyez même légèrement étonnés. »
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Ibid., pp. 131-132. En italiques dans le texte. « Le moins que l’on puisse dire du discours d’Agathon est qu’il a depuis toujours frappé les lecteurs par son extraordinaire sophistique, au sens moderne, commun, péjoratif, du mot. Le type de cette sophistique est de dire que l’Amour ni ne commet d’injustice, ni n’en subit de la part d’un dieu, ni à l’égard d’un dieu, ni de la part d’un homme, ni à l’égard d’un homme. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a violence dont il pâtisse, s’il pâtit en quelque chose, car chacun sait que la violence ne met pas la main sur l’amour. […]
Ibid., p. 140. En italique dans le texte. « Pour apprécier si le discours d’Agathon peut se mettre entre les guillemets de ce jeu vraiment paradoxal, de cette sorte de tour de force sophistique, nous n’avons qu’à prendre au sérieux, c’est la bonne façon, ce que Socrate en dit lui-même. Pour user du terme français qui lui correspond le mieux, c’est un discours qui le sidère, qui le méduse, comme il est expressément dit, puisque Socrate fait un jeu de mots sur le non de Gorgias et la figure de la Gorgone. Un tel discours, qui ferme la porte au jeu dialectique, méduse Socrate, et le transforme, dit-il, en pierre. Ce n’est pas là un effet à dédaigner. » Les références de Lacan aux sophistes Le Séminaire, Livre II, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse », p. 26. Souligné dans le texte. « Ce qui est mis en valeur dans ce dialogue, ce n’est pas simplement que Ménon ne sait pas ce qu’il dit, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il dit à propos de la vertu. Et ce, parce qu’il a été un mauvais élève des sophistes – il ne comprend pas ce que les sophistes ont à lui apprendre, qui n’est pas une doctrine qui explique tout, mais l’usage du discours, ce qui est fort différent. On voit à quel point il est mauvais élève quand il dit – Si Gorgias était là, il nous expliquerait tout cela. Ce que Gorgias a dit, vous en seriez renversé. C’est toujours dans l’autre qu’est le système. » Le Séminaire, Livre VIII , « Le transfert », p. 140. Souligné dans le texte. « …cette sorte de tour de force sophistique, nous n’avons que prendre au sérieux, c’est la bonne façon, ce que Socrate en dit lui-même. Pour user du terme français qui lui correspond le mieux, c’est un discours qui le sidère, qui le méduse, comme il est expressément dit, puisque Socrate fait un jeu de mots sur le nom de Gorgias et la figure de la Gorgone. Un tel discours, qui ferme la porte au jeu dialectique, méduse Socrate, et le transforme, dit-il, en pierre. Ce n’est pas là un effet à dédaigner. »
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Ibid., pp. 154-155. « Au détour du discours, un trait de surprise, un saut nous est très suffisamment souligné. Ce bien, en quoi se rapporte-t-il au beau, en quoi se spécifie-t-il spécialement comme le beau ? C’est alors que Socrate témoigne, dans une de ses répliques, de son émerveillement, de cette même sidération qui a déjà été évoquée à propos du discours sophistique. Diotime fait ici preuve de la même autorité que celle avec laquelle les sophistes exercent leur fascination, et Platon nous avertit qu’à ce niveau, elle s’exprime comme eux. » Le Séminaire, Livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », séance du 5 mai 1965, inédit. « Quel serait le paradoxe d’une exigence et d’un devoir qui ne serait pas celui qu’a assumé depuis toujours le savant, comme le sophiste, qui est d’avoir réponse à tout ?... à tout ce qui s’est organisé comme discours, à tout ce qui s’est monté comme combinaison signifiante ; d’être toujours à la hauteur du discours, non de ce quelque chose d’absolument originel qui est, ou qui serait ce signifiant unique et supposé, ce o[noma primordial où le sujet se spécifierait par rapport au monde entier du signifiant. » Ibid., séance du 12 mai 1965. « Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut, dont la raison qui est sortie, qui est venue au jour, on sait pourquoi les sophistes à la fois opéraient avec tant de force et aussi sans savoir pourquoi. » Ibid., séance du 26 mai 1965. Séance fermée. Long commentaire fait par M. Audouard sur le Sophiste de Platon, suivi par un exposé de Pierre Kaufman à propos de Polyphème. Ibid., séance du 6 juin 1965. Exposé de Jean-Claude Milner, « Le point du signifiant », commentaire du Sophiste de Platon. « Mon enseignement, sa nature et ses fins », in Mon enseignement, pp. 93-94, puis 96. « Il y a eu un nommé Aristote dont la position […] n’était pas sans analogie avec la mienne. On ne peut pas très bien savoir à quoi, à qui il avait à faire. On les appelle, confusément, vaguement, des sophistes. Il faut se défier naturellement de ces termes-
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là, il faut être très prudent. Il y a en somme un black-out sur ce que les gens tiraient de l’oracle des sophistes. C’était sans doute quelque chose d’efficace, puisque nous savons qu’on les payait très cher, comme les psychanalystes. Aristote, lui, en a tiré quelque chose, qui est d’ailleurs resté complètement sans effet sur ceux à qui ça s’adressait. […]/ Tous ces petits machins merveilleux que l’on trouve dans les Premiers analytiques, les Seconds, les Catégories, on a appelé ça de la logique. C’est maintenant dévalué, parce que c’est nous qui faisons la vraie, de la sérieuse logique, depuis pas longtemps, le milieu du XIXe siècle, il y a un siècle et demi./ […] L’important, c’était qu’un système ne fût pas contradictoire. La logique, c’était uniquement ça. » /// […] mais la logique est exemplaire si nous la prenons au niveau de Stote, parce qu’il a manifestement cherché à inaugurer quelque chose. Certes, ces gens, les sophistes, s’en servaient déjà, de la logique, et d’une façon certainement très étonnante, très brillante, très efficace, sur un certain plan de raisonnement. Ce n’est pas parce qu’ils ne l’ont pas eux-mêmes nommés que ça n’était pas là, c’est sûr. Pourquoi auraientils eu tant de succès à solliciter les citoyens, et aussi bien les non-citoyens, et à leur donner des trucs pour triompher dans les débats ou pour agiter les questions éternelles de l’être et du non-être, si cela n’avait pas eu des effets formateurs ? Stote a essayé de mettre là-dedans une technique, ce que l’on appelle l’Organon. » « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 250-251. « La psychanalyse a consistance des textes de Freud, c’est là un fait irréfutable. On sait ce que, de Shakespeare à Lewis Caroll, les textes apportent à son génie et à ses praticiens. Voilà le champ où se discerne qui admettre à son étude. C’est celui dont le sophiste et le talmudiste, le colporteur de contes et l’aède ont pris la force, qu’à chaque instant nous récupérons plus ou moins maladroitement pour notre usage. » Le Séminaire, Livre XV, « L’acte psychanalytique », séance du 29 novembre 1967, inédit. « Il n’y a pas de science de la vertu, ce qui se démontre aisément par l’expérience, se démontrant que ceux qui font profession de l’enseigner sont des maîtres fort critiquables (il s’agit des sophistes) et que, quant à ceux qui pourraient l’enseigner, c’est-à-dire ceux qui sont eux-mêmes vertueux (j’entends vertueux au sens où le mot vertu est employé dans ce texte [Ménon], à savoir la vertu du citoyen et celle du bon politique), il est très manifeste que, ceci est développé par plus d’un exemple, ils ne savent même pas la transmettre à leurs enfants, ils font apprendre autre chose à leurs enfants. » Le Séminaire, Livre XVI, « D’un Autre à l’autre », p. 69.
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« Mais pour rétablir ce dont il s’agit, il faudrait que je me lance dans une apologie des sophistes, et Dieu sait où cela nous entraînerait. » Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse », p. 175. « Je me souviens que la première [référence] était à Gorgias, dont soi-disant j’opérerais ici je ne sais quelle répétition. Pourquoi pas ? » Le Séminaire, Livre XIX, « …ou pire », séance du 12 janvier 1972, inédit. « …il suffira de rappeler ce qu’est le ‘discours naïf’. Le ‘discours naïf’ propose d’emblée, s’inscrit comme tel comme vérité. Il est depuis toujours apparu facile de lui démontrer, à ce discours, le ‘discours naïf’, qu’il ne sait pas ce qu’il dit – je ne parle pas du sujet, je parle du discours. C’est l’orée – pourquoi ne pas le dire ? – de la critique que le sophiste, à quiconque énonce ce qui est toujours posé comme vérité, que le sophiste lui démontre qu’il ne sait pas ce qu’il dit. C’est même là l’origine de la dialectique. Et puis, c’est toujours prêt à renaître : que quelqu’un vienne témoigner à la barre d’un tribunal, c’est l’enfance de l’art de l’avocat que de lui montrer qu’il ne sait pas ce qu’il dit. Mais là nous tombons au niveau du sujet, du témoin qu’il s’agit d’embrouiller. Ce que j’ai dit au niveau de l’action sophistique, c’est au discours lui-même que le sophiste s’en prend. » « La troisième », 7ème Congrès de l’École freudienne de Paris à Rome (1er novembre 1974). Conférence parue dans les Lettres de l’École Freudienne de Paris, n° 16, 1975, p. 180. « Moi, je me suis échiné pendant ces pseudo-vacances sur le Sophiste. Je dois être trop sophiste, probablement, pour que ça m’intéresse. Il doit y avoir là quelque chose à quoi je suis bouché. J’apprécie pas. Il nous manque des trucs pour apprécier. Il nous manque de savoir ce qu’était le sophiste à cette époque. Il nous manque le poids de la chose. »
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ANNEXE II 10. « Tout le non sens s’annule » : la question de la psychose « L’impossibilité éprouvée du discours pulvérulent est le cheval de Troie par où rentre dans la cité du discours du maître qu’y est le psychotique. »1064 « Sais que c’est ? Ce excès, c’est le sexe. » 1065
Cette thèse a privilégié la névrose. C’est un privilègequi s’impose, parce que la psychanalyse a été créée à partir d’elle et, en principe, pour elle. Dans son texte « Le début du traitement », Freud avertit les jeunes praticiens de la psychanalyse de l’impossibilité de recommender une cure psychanalytique aux sujets psychotiques. C’est la raison pour laquelle il préconisa un temps d’essai (Probezeit) afin que le psychanalyste s’assure qu’il a bien affaire à un sujet névrosé. L’erreur de diagnostic préalable entrainant le risque du déclenchement psychotique. La distinction du fonctionnement psychique chez le sujet psychotique a été pourtant pensée par Freud, mais il a fallu attendre Lacan, psychiatre de formation, pour que la psychose béneficie, grâce à la psychanalyse, d’un nouvel apport théorique et que les psychanalystes soient invités à ne plus reculer devant elle. À partir de Lacan, on distingue trois structures psychiques : la névrose, la psychose et la perversion. Dans les grandes lignes, la psychose se divise pour la psychanalyse en paranoïa, schizophrénie et mélancolie. Ce qui nous intéresse ici, c’est de voir, sans aucune prétention d’exhaustivité, ce que la psychose apporte comme contribution à la question du langage et du sens. Les psychotiques sont ceux qui, aux yeux de Gamma, seraient comparables aux plantes, donc exclus de l’humanité.1066 Cela fut d’ailleurs presque toujours le cas
1064
Jacques Lacan, « Compte-rendu du séminaire ‘L’acte psychanalytique’ », in Autres écrits, op. cit., p. 379. 1065 Jean-Pierre Brisset, La Grammaire logique, suivi de La Science de dieu, précédé de « 7 propos sur le 7e ange » par Michel Foucault, Paris, Tchou, 1970 1066 « …il est ridicule de chercher quoi dire en réponse à celui qui ne tient de discours sur rien, en tant que par là il ne tient aucun discours ; car un tel homme, en tant qu’il est tel, est d’emblée pareil à une plante. » (geloi`o n toV zhtei`n lovgon proV" futw/` oJ toiou`to" h/% toiou`to" h[dh.) Aristote,
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pour les psychotiques, exception faite de ceux qui, grâce à leur œuvre, littéraire ou scientifique, par exemple, ont pu se fabriquer une place dans la société. Dès qu’ils parlent, les sujets psychotiques ou bien ne signifient jamais une seule chose ni pour soi-même ni pour autrui (c’est le cas de la schizophrénie), ou bien ils signifient toujours la même chose, mais seulement pour soi-même (c’est le cas de la paranoïa). Toute l’affaire du sens est donc court-circuitée dans la psychose. Pour illustrer ce qui se passe dans la psychose au niveau du langage et du sens, nous avons choisi d’aborder un cas de paranoïa et, pour changer un peu de ceux qui ont été rabachés dans la littérature psychanalytique, comme Schreber, Aimée ou Joyce, nous prendrons le cas de Jean-Pierre Brisset, « le prince des penseurs. »
10.1. Jean-Pierre Brisset : « le septième ange » et le mystère de la Parole Jean-Pierre Brisset est né le 30 octobre 1837 dans l’Orne, dans une famille de paysans. Il est le deuxième enfant, le premier garçon, d’une fratrie de huit enfants et reçoit le même prénom que celui de son père. Après une scolarité bancale, il quitte l’école communale à l’âge de 12 ans. Trois ans après, à l’âge de quinze ans, il vient à Paris comme apprenti pâtissier, puis, à dix-sept ans s’engage dans l’armée. Il combat en Crimée, en Italie, où il est blessé en 1859, et en Allemagne, où il est fait prisonnier de guerre. C’est un bon soldat : « Satisfaisant, dévoué à son devoir, caractère docilement ferme dans le service ; s’est très bien posé au régiment ; appelé à devenir un très bon commandant de compagnie. Sert avec zèle, exactitude et dévouement. »1067 Malgré ses bons états de service, Brisset n’avancera pas beaucoup en grade. Resté célibataire, Brisset s’intéresse toujours davantage à la lecture et préfère utiliser ses moments de loisir pour y travailler. Dans un premier temps, il se consacre (de 1869 à mai 1871) aux questions natatoires. Il écrit un premier manuel pour apprendre à nager en une heure et en terre ferme. Il préconise plutôt « la nage à la
Métaphysique, Livre Gamma, 1006a 13-15, traduit par Barbara Cassin et Michel Narcy in La Décision du sens, op. cit., p. 127. 1067 Rapport transcrit par Marc Décimo, Jean-Pierre Brisset, prince des penseurs, Paris, Éditions Ramsay, 1986, p. 50.
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grenouille », ce qui est pour lui plus naturel que la nage au chien, vu que la grenouille est une amphibie qui passe plus de temps dans l’eau que sur la terre.1068 Le titre final de son ouvrage sera La Natation ou l’Art de nager appris seul en moins d’une heure et sera publié à Paris par Garnier frères et à Lyon par M. Ch. Méra.1069 En 1870, Brisset repart en campagne et, après la défaite de son régiment, il est déporté vers Magdeburg en Allemagne et revient en France un an plus tard. Lors de ces campagnes, Brisset aurait appris à parler l’italien et l’allemand, de sorte qu’il « lui est venu quelques principes de méthode linguistique pour un apprentissage efficace. »1070 Il s’intéresse de plus en plus à l’étude des langues vivantes, ce qui le pousse à demander sa démission de l’armée, qui ne lui sera pas immédiatement accordée. Mais avant de se mettre entièrement à l’étude des langues vivantes, Brisset veut perfectionner sa méthode de l’apprentissage de la natation. Il dépose un brevet d’une « ceinture-caleçon aérifère de natation à double réservoir compensateur », pour être portée « autour des hanches lors des premiers essais dans l’eau. »1071 Tout cet effort ne lui apporte pas le succès souhaité : pas un seul élève, et deux ou trois ceintures vendues.1072 Brisset repart à Magdeburg pour perfectionner son allemand et y donner des cours de français et il y restera d’octobre 1871 jusqu’à mai 1876. Il se consacre avec acharnement à la lecture des grammaires et de toutes les questions affines. Brisset pense que les grammaires traditionnelles ne sont pas adéquates à l’apprentissage des langues vivantes, parce que « la langue vit ».1073 Ainsi, les règles grammaticales n’apprennent rien, « ce n’est que l’usage qui apprend et les règles et les langues. »1074 Ce qui se dégage de la première méthode de Brisset est, selon Marc Décimo, que 1068
Voir ibid., p. 64.Voici un extrait de la méthode de Brisset pour apprendre à nager : « Les armes de la natation sont les jambes et les bras. Quand ces membres sauront ce qu’ils ont à faire, ils sont trop intéressés à la conservation du corps pour se laisser noyer. Aussi les nageurs qui veulent se suicider par ce moyen sont-ils obligés de s’attacher une pierre au cou. L’idée d’apprendre les mouvements de la natation avant d’aller dans l’eau, quoique peu connue, n’est pas nouvelle ; mais jusqu’à présent on a fait exécuter ces mouvements débout ou sur le ventre. Le premier moyen ne peut former un nageur, le second rebute dès le premier essai. D’après cette méthode, les exercices se font sur le dos ; la brasse se commence le corps développé au lieu d’être raccourci. Ce sont là deux points essentiels… » Apud ibid., p. 65. 1069 Ibid., p. 67. 1070 Ibid., p. 74. 1071 Ibid., p. 75. 1072 Voir ibid., p. 81. 1073 Ibid., p. 82. 1074 Idem.
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« l’oreille seule peut saisir le système sonore que constitue la langue dans son ensemble. Il s’agit de prendre la tonalité, la modalité de l’allemand, du français, de l’italien, de n’importe quelle langue. Il faut entendre la musique… »1075 Il édite en Allemagne (1873-1874), à ses frais, la Méthode zur Erlernung der französische Sprache (264 pages).1076 Sa démission de l’armée n’est acceptée qu’en 1877 et il souhaite exercer le métier de professeur de langues vivantes, mais son effort est vain parce qu’il n’est pas agrégé des universités et ne connaît pas le latin.1077 En février 1878, il publie, toujours à ses frais, une brochure intitulée La Grammaire logique ou Théorie d’une nouvelle analyse mathématique. En juin 1878, son père meurt. En 1879 il devient commissaire de surveillance administrative. En 1880, sa mère décède. En 1881, Brisset passe le concours d’inspecteur particulier de l’exploitation commerciale des chemins de fer, concours auquel il échoue comme à plusieurs autres. Jugeant qu’il était nécessaire d’approfondir sa Grammaire logique, il l’achève en 1883. Au premier abord, il s’agit d’une grammaire scolaire plutôt classique, sans génie et plutôt correcte. Mais les choses se compliquent, parce qu’il se met à cogiter sur l’origine des mots, à partir de la décomposition phonématique de différentes langues. Dans la partie finale du livre, il défend une thèse, qui consiste à prouver que le latin n’a jamais existé et qu’il était une langue artificielle :1078 « À mon secours, ô logique ! qui jusqu’ici m’as conduit. Donne tant de clarté à mes paroles, tant de force à mon raisonnement, que la conviction qui s’empare de mon esprit, pénètre dans celui de mes lecteurs. De même que le soleil chasse la nuit, dissipe de ton flambeau quinze cents ans de ténèbres, et vingt-sept siècles en arrière porte une lumière inattendue. » 1079
Dans un passage autobiographique, il nous relate comment lui est née cette idée :
1075
Idem. Voir ibid., p. 85. 1077 Ibid., p. 88. 1078 Ibid., pp. 87, sq. 1079 Ibid., p. 87. 1076
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« J’avais douze ans. Aujourd’hui presque à la porte de la vieillesse, l’homme peut parler de l’enfant comme d’un étranger. Cet enfant avait l’âme avide de connaissances de langues. Au milieu des champs, après avoir lu tout ce qu’il avait trouvé, son esprit de tous côtés cherchait un aliment. Un charabia rapporté au village et dérobé presque malgré les deux ou tris initiés, lui a servi à en construire deux autres. Mais cela ne le satisfaisait point, ce n’était point là une langue. Alors pour avoir des mots entièrement méconnaissables, il changeait la place des lettres, mettant la dernière au commencement : pain, était niap ; maison, nosiam. » 1080
Au bout de quelques mois, cet exercice commence à lasser le jeune Brisset, qui se plaint de l’absence d’objectif de ce jeu, incohérent et sans objet : « Ah ! s’il y avait eu un but, une utilité, un motif quelconque, et au lieu de renverser les lettres, son intelligence fût agrandie, et qu’il eût interverti les mots d’une phrase analogue et dit, par exemple, au lieu : J’ai voulu occire l’ennemi. Ennemi occire voulu ai. Hostem occire volui (Livius) ; pour : C’est démence, désirer un contre-temps fâcheux dans la tranquillité. Dans la tranquillité contre-temps fâcheux désirer démence c’est. In tranquillo tempestatem adversam optare, dementis ist. (Cicéron). Si cet enfant avait ainsi renversé, au lieu de lettres, les mots, il aurait tout simplement crée une nouvelle langue latine. » 1081
Le latin était pour lui donc un langage artificiel, « un jeu semblable à celui qu’il construisait enfant, ‘une œuvre d’hommes, un argot’ inventé par des chefs, des maîtres et des savants pour opprimer et piller ‘les braves gens.’ »1082
10.1.1. Le déclenchement psychotique En février 1883, c’est-à-dire après la publication de La Grammaire logique, « l’esprit de Dieu » frappe fortement Brisset et lui fait une double révélation : que « la Parole est Dieu » et que l’homme provient de la grenouille. »1083 Le moment exact du déclanchement de sa psychose nous est décrit par Brisset lui-même : 1080
Idem. Idem. 1082 Marc Décimo, op. cit., p. 96. 1083 La Grammaire logique, op. cit., p. 103. Voir aussi Marc Décimo, ibid., p. 101. 1081
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« Quelque temps après l’impression de ce livre, alors que nous avions été si profondément ému et bouleversé, l’esprit nous ramena à l’Évangile et nous nous demandions un soir si par hasard il n’y avait point de rapport entre notre découverte et l’accomplissement des Écritures. À ce moment, à Angers, sur la place Ayrault [Brisset habitait au boulevard Ayrault], nous sentîmes sur notre tête une chute qui nous arrêta un instant et nous pénétrait en s’incorporant à nous comme un homme, jusqu’à l’extrémité de notre orteil gauche et aussitôt une parole nous montant au cœur nous disait : ‘Je suis Jésus, tu juges les vivants et les morts.’ Cette voix ne s’est plus jamais fait entendre ainsi. » 1084
Brisset va désormais incarner le septième ange, chargé par Dieu d’ouvrir le livre scellé de sept sceaux de l’Apocalyse, dont son œuvre est la clef.1085 Selon lui, « la Parole, qui est Dieu, a conservé dans ses plis l’histoire du genre humain, depuis le premier jour ; et dans chaque idiome, l’histoire de chaque peuple, avec une sûreté, une irréfutabilité qui confondra les simples et les savants. »1086 Cette « révélation », c’est ainsi que Brisset la nomme, le désigne comme le porte-parole de cette science de Dieu.1087 Le principe d’une telle science est le suivant :« Toute syllabe qui entre dans la formation d’un mot contient au moins une idée propre. Dans une langue, pour avoir cette idée, il faut réunir le plus de mots possibles où se trouve cette syllabe et rechercher l’expression qui peut le mieux convenir au plus grand nombre de cas. »1088 Ce principe s’applique à toutes les langues, de l’allemand aux dialectes de l’Inde, mais « c’est surtout dans la prononciation des langues non cultivées ou patois, que la nature peut être le mieux saisie. »1089 Voici un exemple de « la grande loi ou la clef de la parole : « Les dents, la bouche. Les dents la bouchent. l’aidant la bouche. L’aide en la bouche. 1084
Apud Marc Décimo, op. cit., p. 106. Voir « La science de Dieu », in Jean-Pierre Brisset, La Grammaire logique, suivi de La Science de dieu, op. cit., p. 327 sq. 1086 La Grammaire logique, op. cit., p. 103. 1087 « Nous sommes émerveillé, troublé, ému jusqu’aux pleurs. La nature se révèle par l’organe d’un de ses enfants le plus humbles et qu’elle-même, seule, a formé de ses mains. » Ibid., p. 104. 1088 Idem. 1089 Idem. 1085
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Laides en la bouche. Laid dans la bouche. Lait dans la bouche. L’est dam de à bouche. Les dents-là bouche. »1090
Et il explique comment cet exemple nous dévoile la parole qui était cachée dans le livre scellé à sept sceaux : « Si je dis : les dents, la bouche, cela n’éveille que des idées bien familières : les dents sont dans la bouche ». Mais, si l’ont suit ce qui était caché dans ces mots : « Les dents bouchent l’entrée de la bouche et la bouche aide et contribue à cette fermeture : Les dents la bouchent, l’aidant la bouche. Les dents sont l’aide, le soutien en la bouche et elles sont aussi trop souvent laides en la bouche et c’est aussi laid. D’autres fois, c’est un lait : elles sont blanches comme du lait dans la bouche. L’est dam le à bouche se doit comprendre : il est un dam, mal ou dommage, ici à la bouche ; ou tout simplement : J’ai mal aux dents. On voit en même temps que le premier dam a une dent pour origine. Les dents-là bouche vaut : bouche ou cache ces dents-là, ferme la bouche. » 1091
Pour Brisset, tout ce qui est ainsi écrit dans la parole et s’y lit à l’aide des retentissements homophoniques fait preuve d’une vérité inéluctable et l’est aussi vrai pour toutes les langues sur toute la terre.1092
1090
La Science de Dieu, op. cit., p. 146. Ibid., pp. 146-147. Souligné dans le texte. 1092 Voir ibid. p. 147. 1091
330
10.1.2. La cosmogonie de Brisset « Qu’est-ce que l’Éternel ? — L’Éternel, c’est l’être nul : l’éternel n’est pas plus un être que le paternel n’est un père. » 1093 « La Parole absolue. »1094
est
d’une
rigueur
Brisset se consacre ainsi à découper les mots, à jouer avec leur matérialité sonore pour y dégager le sens du monde, la Parole de Dieu. Voici comment il s’est construit la genèse de l’homme : « On n’avait aucune idée de la durée du temps. Le soleil se montrait et s’en allait, sans qu’on pût se l’expliquer autrement que par une volonté personnelle. Il était donc attendu avec impatience. S’il allait ne pas venir ! Enfin le voilà qui s’annonce, entendez les cris de bonheur : you you you ! you you you ! you you you ! joie ! jeu ! jour ! Youppipi ! youppipi ! salut père ! Youpiter. Jupiter. Youddidi ! youddidi ! salut les didi ! Les premiers hommes s’appelaient Didi, di. Nous avons conservé ce mot pour interpeller ceux qui nous sont les plus chers. Heureux ceux qui sont des Dii, car ils sont des dieux ! Quand on s’adresse à un ami, en lui disant : dis, cela ne signifie pas : parle. Il faut d’abord qu’il sache ce qu’on lui veut ; di c’est le nom de l’ami qu’on tutoie. Les premiers hommes avaient les pronoms : mi et di pour moi et toi. Les dii, ce sont les anciens dieux. Enfin on retrouve youddi dans aujourd’hui. Le jour se dit le you dans quelques dialectes. Nous l’avons entendu et dit ainsi nousmêmes accidentellement. Le soleil baissait à l’horizon : Dia, à dia, à dia, à gauche. On le rappelait et voyant que c’était inutile, on continuait à le dire dans le sens d’adieu, en Allemagne, comme en France et un peu partout sans doute. L’explication que c’est le nom d’un être suprême qu’on invoque n’a aucun sens. Ce serait même prendre ce nom en vain. Puis c’était la lune qui apparaissait inattendue, l’irrégulière, la capricieuse : you you you ! you nona ! salut mère ! Nona, la grand-mère, en italien. Junon, la femme du soleil ; du soleil, le père des dieux, des hommes. Elle est la mère Dieu. Les premiers hommes s’appelaient donc les didi ou les dieux. Ils étaient absolument nus. Quand la pluie tombait, la sensation plus ou moins désagréable leur faisait pousser les cris les plus bizarres : iau, iau ! ô, ô, ô ! agagag ! Ceux qui étaient auprès d’un cours d’eau ne manquaient pas de s’y jeter. C’est de ce temps que date l’universel proverbe : se jeter à l’eau de crainte d’être mouillé. Faites déshabiller un régiment tout nu auprès d’une rivière en été, où l’eau est bonne, et qu’un orage survienne, la même cause se reproduisant dans les mêmes
1093 1094
La grammaire logique, op. cit.., p. 114. Ibid., 123.
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circonstances, vous aurez le même effet. Des divers cris poussés à la pluie sont venus la plupart de ses noms chez les différents peuples. Mais la pluie se faisait-elle désirer, c’étaient des : miau, miau, à moi de l’eau ; piau, piau, père, de l’eau. C’étaient les cris les plus baroques, les plus exagérés. C’était à qui montrerait le plus de zèle. Les dieux ne miaulaient pas dans le sens que l’on entend ce mot aujourd’hui. C’est le premier verbe pour prier, demander. Comme le chat ne se fait entendre que pour demander quelque chose, après la période animale, cette expression du premier âge lui est restée en propre. Miauler, piauler, piailler, prier et parler, voilà sans doute la filière. Les chats miaulent partout de la même manière ; mais le verbe miauler qui vaut : à moi eau faire venir, se modifie suivant le nom qu’on donne à l’eau, et jamais suivant le nom du chat. Si on dit de l’iau, dans un patois, on prononce : c’est miàgolare, car l’eau se dit : àg (água) et cela vaut comme en français : à moi l’eau faire venir. Les Allemands poussés vers le Nord n’ont dans ce mot : miauen, mauen, miauler, conservé que l’idée désagréable de coups. Miauen s’analyse : à moi les coups venir. Au ! au ! c’est l’interjection pour : ah ! ahi ! ouf ! Mais partout dans l’allemand, on retrouve que au veut dire eau. Aue, la prairie, la pluvieuse ; die Donau, le Danube, qui donne l’eau ; das Auge, l’œil, le pleureur ; brausen, bruit des eaux, etc. » 1095
De cette science d’analyse des mots, on voit comment le délire de Brisset va se tisser : toute la décomposition syllabique et la proximité sonore avec des expressions sémantiquement disparates, va le ramener toujours à un même sens. On a pu remarquer comment les mots de l’origine nous renvoient, d’après lui, toujours à l’eau. Il sera donc question de l’origine de l’homme… dans l’eau… : « Il ressort de cette double unanimité et de notre analyse, d’une clarté qui nous paraît absolument irréfutable, que les dieux eurent d’abord un langage presque identique, et cependant déjà varié ; que les hommes on été tirés de la boue (Job XXX, 6) et tissus dans les lieux bas de la terre (Ps. CXXXIX, 15). Nous nous le figurons, à cause du grand besoin d’eau que manifestent ces cris poussés par tous les peuples à leur origine, comme des êtres amphibies, ayant beaucoup d’analogie avec les grenouilles. Les hommes n’auraient donc pas été couverts de poil. » 1096
Brisset passe ainsi en revue des différents animaux, avec la même science, qui démontre toujours la même chose. Voici comment il explique les mots homme et femme : « L’histoire de la femme est écrite dans son nom. Ce sont des impératifs : famé, fais-moi, femme ; damé, dame, donne-moi ; mulier, moglie, mò lì, ici tout de suite. Eva. Eh ! va. Va, marche. Et l’homme comment s’appelle-t-il ? Adam, au
1095 1096
Ibid., pp. 106-108. Ibid., p. 109.
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repos. Dans le dialecte bas-normand, on dit mettre adan ce qui ne doit pas bouger. Homo, uomo, homme. Au mot. »1097
10.1.3. Psychose : « un essai de rigueur » Les contributions de Lacan à la question de la psychose ne renient pas l’affirmation freudienne qui attesta l’inaccessibilité du psychotique au traitement psychanalytique « traditionnel ». Lacan partage sur ce point l’avis de Freud, mais il élabora un corpus théorique distinct qui permet aux psychanalystes de recevoir des psychotiques, mais pour en faire autre chose que la cure proposée aux névrosés. Dès le début de son enseignement, depuis sa thèse de doctorat sur le cas Aimée et qui fut la porte d’entrée de Lacan pour la psychanalyse, il cherche à comprendre la spécificité de la structure psychotique, ce qu’il entame jusqu’à la fin de ses séminaires. 1098 Lacan a pu s’apercevoir, dès son retour à Freud et dans les textes freudiens, que le mécanisme qui constitue la structure psychotique est distinct de celui de la névrose. Lacan observe que Freud employa des termes différents selon la structure. Si le refoulement (Verdrängung) est le mécanisme constitutif de la névrose, celui par lequel Freud désigne la psychose est la Verwerfung, que Lacan traduit avec le terme juridique de forclusion.1099 Pour la perversion, le mécanisme correspondant est celui de la Verleugnung, le démenti. Ces trois termes désignent des modalités distinctes de négation. La forclusion indique que quelque chose de forclos ne pourra pas être rattrapé. À chaque modalité de négation – le choix du sujet face au manque de l’Autre – correspond une forme spécifique de retour de ce qui fut nié. Ainsi, ce qui fut refoulé retourne sous la forme des symptômes ; ce qui fut démenti fait retour sur la forme du fétiche pervers et ce qui fut forclos revient sur la forme d’hallucination et du délire. 1097
Ibid., p. 113. Parmi les élaborations de Lacan sur les psychoses, nous renvoyons, en ordre chronologique : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité [1932], Paris, Seuil, « Essais », 1975 ; Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit. ; « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » [1957-1958], in Écrits, op. cit., pp. 531-583 et Le Séminaire, Livre XXIII, « Le sinthome » [1975-1976], op. cit. 1099 Voir « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », op. cit., p. 577. 1098
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Lacan éclaircit le phénomène psychotique à partir de ce qu’il appelle la « forclusion du Nom-du-père ». La fonction du Nom-du-père est d’interdire à l’enfant de combler la mère et à la mère de réincorporer son produit. Ce qui permet au sujet névrosé d’accéder à son désir dans une dialectique où le désir de l’Autre fait énigme. Comme le Nom-du-père n’entre pas en fonction dans la psychose, le psychotique ne dialectise pas son rapport à l’Autre auquel il reste d’une certaine façon collé, et ne peut accéder à son propre désir. Il est pris dans le désir et la jouissance de l’Autre, il est réduit à la position d’objet. Les constructions délirantes viennent suppléer à l’absence de Nom-du-père. Les psychotiques y restent l’objet de l’Autre, mais parfois dans l’accomplissement d’une tâche mégalomane : Schreber, qui devient la femme de Dieu, chargée d’engendrer une nouvelle humanité ; Brisset, désigné par Dieu pour dévoiler au monde le contenu du livre scélé des sept sceaux de l’Apocalypse. Ou encore, dans certains cas de schizophrénie, le sujet peut pâtir dans son corps de façon délirante d’une manipulation de ses organes par l’Autre. Toutes ces constructions sont autant de modalités de réponse à leur position d’objet d’un Autre non barré. Si l’inscription d’un manque dans l’Autre engendre chez les névrosés la question de la place qui y lui est destinée, cette place, le psychotique la « connaît ». Si le doute est la marque du névrosé, la certitude est celle du psychotique. Dans une conférence à l’Université de Yale, Lacan affirme que « la psychose est un essai de rigueur ».1100 Le cas de Jean-Pierre Brisset est, sous cet aspect, exemplaire. La clef de toute son œuvre délirante repose, nous semble-t-il, dans une expérience infantile demeurée irreprésentable. À l’âge de onze ans, encore dans la ferme de ses parents, le jeune Brisset va à la pêche aux grenouilles. Il nous la raconte dans un passage autobiographique de La Science de Dieu, relaté par Décimo en ces termes : « … il vient de surprendre une grenouille. Avec la méchanceté du garnement [un bâton au bout duquel est fiché un morceau de chiffon rouge], il écrase avec une tige de bois appuyée sur le ventre, quand la pauvre bête étend tout à coup les jambes et le bras. L’enfant est frappé de stupéfaction : il se baisse pour mieux voir… ‘On dirait une personne’, se dit-il, et s’en va, étonné, tout pensif et 1100
Jacques Lacan, Conférence à « Yale University, Kanzer Seminar » [24 novembre 1975], in Scilicet, 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 9.
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repentant de sa barbarie. Car il n’y a pas à dire, la grenouille a tous les caractères corporels d’un charmant petit être humain, il suffisait de s’en apercevoir. » 1101
Nous retrouvons dans ce passage ce qui a certainement été une expérience d’une jouissance réelle irreprésentable pour le sujet, probablement un mixte d’excitation et d’horreur. Cette expérience non symbolisable pour le sujet, fera retour dans le réel, sous la forme d’une conviction délirante. Si l’on observe toute la vie de Brisset, dès ses premiers écrits sur la nage, notamment sur la « nage à la grenouille » jusqu’à ses ultimes textes sur la parole et la descendance humaine à partir de cette amphibie, nous saisissons un fil rouge qui relie tout cela à cette première expérience non subjectivable pour le sujet. Un autre exemple de cette expérience psychotique, c’est le moment également déclencheur du Président Schreber, que nous avons évoqué plus haut, qui, à l’âge de cinquante et un ans, après sa nomination comme président de la Cour, a eu l’expérience suivante : « Un jour, cependant, un matin encore au lit (je ne sais plus si je dormais encore à moitié ou si j’étais déjà réveillé), j’eus une sensation qui, à y repenser une fois tout à fait éveillé, me troubla de la façon la plus étrange. C’était l’idée que, tout de même ce doit être une chose singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement (Es war die Vorstellung daß es doch eigentlich recht schön sein müsse, en Weib zu sein, das beim Beischlaf unterliege). Cette idée était si étrangère à toute ma nature que si elle m’était venue en pleine conscience, je l’aurais rejetée avec indignation, je peux le dire ; après ce que j’ai vécu depuis, je ne peux écarter la possibilité que quelque influence extérieure ait joué pour m’imposer cette représentation. » 1102
Toute la paranoïa de Schreber, dont le délire se développa des années durant et avec des moments de grande dissociation, ne trouve un certain apaisement que lors qu’il se nomme « la femme de Dieu ». Son délire est riche en détails, fort logiquement construit dans ses Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken. La description de la façon dont il se liait à Dieu pour concevoir une nouvelle humanité, à travers des rayons divins (göttlichen Nervenanhang), n’est pas sans évoquer les appareils de gymnastique de correction posturale pour enfants, conçus par Schreber1101
Marc Décimo, op. cit., p. 52. Daniel Paul Schreber, Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, postface de Wolfgang Hagen, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2003, p. 26 ; Mémoires d’un névropathe, traduction par Paul Duquenne et Nicole Sels, Paris, Seuil, « Essais », 1975, p. 46. 1102
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père, et qui se ressemblent beaucoup à des appareils de torture. On peut bien s’imaginer que très probablement Schreber-fils ait été l’objet des recherches pédagogiques de son père.1103 Pour tout sujet psychotique, il y a des « zones » sensibles qui font d’une manière ou d’une autre appel à une capacité symbolique (signification phallique) dont il ne dispose pas. Le Nom-du-père étant inopérant, le manque n’entre pas en fonction, par voie de conséquence le psychotique bute contre les questions qui tournent autour du sexe, du père et de la mort, pour lesquelles « il n’y a pas de réponse ».1104 Ce sont là des moments foncièrement propices au déclenchement psychotique, parce que chaque sujet doit y trouver sa solution. Le névrosé réussit tant bien que mal à l’inventer, mais le psychotique ne trouve comme réponse qu’une construction délirante. L’œuvre de Brisset n’échappe pas à ce constat. Il suffit de regarder les premières lignes de sa description de la grenouille, « notre ancêtre », où il ne discerne pas de différence entre les sexes, ce qui constitue une « négation » de la castration et donc du manque : « Vous devez savoir que les grenouilles n’ont pas de sexe apparent ; qu’elles se reproduisent par le frai. Toutefois le mâle et la femelle se recherchent avec ardeur et se tiennent collés l’un sur l’autre avec une telle force qu’on peut leur tailler la taille sans les séparer.[…] Ainsi donc elle n’a pas de sexe, pas de pouce, pas de cou, ni poil ni dents. […] La venue du sexe chez cet ancêtre fut la nouveauté qui modifia les cris de la grenouille et leur donne une précision déjà parfaite. C’est à ce moment que les mots actuels commencèrent et n’ont jamais changé. Nous ne pouvons analyser les mots crées par la force sexuelle sans révolter la pudeur publique. Il faudrait aussi pour cela des années et de nombreux volumes. Nous analyserons cependant, dans ce livre, le mot sexe qui est un mot très pur et ne peut blesser aucune oreille ni aucun esprit, un mot crée par les anges, les premières créatures de l’Éternel-Dieu. » 1105
1103
Daniel Gottlob Moritz Schreber, Ärztliche Zimmergymnastik oder System der ohne Gerät und Beistand überall aufführbaren heilgymnastischen Freiübungen als Mittel der Gesundheit und Lebenstüchtigkeit, füt beide Geschlechter, jedes Alter und aller Gebrauchzwecke entworfen, Leipzig, S. Schnurpfeil, 1855 ; Gymnastique de chambre médicale et hygiénique ou représentation et description de mouvements gymnastiques n’exigeant aucun appareil ni aide. Et pouvant s’exécuter en tout temps et en tout lieu. À l’usage des deux sexes et pour tous les âges, traduit par Hendrick Van Oordt, Paris, Victor Masson, 1856. 1104 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses » [1955-1956], op. cit., p. 227. 1105 Jean-Pierre Brisset, La Science de Dieu, op. cit., pp. 154-155.
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La formation du sexe : « Remarquons d’abord qu’on peut changer la place des mots d’une phrase sans que l’idée exprimée en soit modifiée. […] Ceci étant admis, nous lisons : ai que ce ? ayant valu : ce qu’ai ? = qu’ai-je ? Cela se disait sur ce quai où se tenait l’ancêtre. Les questions : ai que ce ? est que ce ? disaient : ai ou est quoi ici ? et créèrent le mot exe, le premier nom du sexe. Les uns prononçaient : éqce ; d’autres : èqce, suivant la phrase créatrice : ai que ce ? est que ce ? D’où sexe se prononcera, suivant le cas : séqce, sèqce. Ec, éque ou ek, formé de : ai que ? est même un premier nom du sexe : éque-ce valait ce éque, ec, ou ek et devint exe. On questionne ensuite : ce exe, sais que ce ? = ce point, sais-tu quoi c’est ? ce qui devint : sexe. — Sais que c’est ? ce exe est, sexe est, ce excès. Ce excès, c’est le sexe. — On voit que le sexe fut le premier excès. On n’a aucun excès à craindre de ceux qui n’ont pas de sexe. » 1106
Suite à son analyse de l’origine du mot « sexe », Brisset, suivant la même logique, démontre l’équivalence entre savoir et sexe : « Tu sais que c’est bien. Tu sexe bien. » Ainsi, conclut-il : « Tout ce qui peut savoir quelque chose est de rigueur un sexe dans son origine, un membre de la famille humaine ou divine. Je sais que c’est bien. Je ou jeu sexe est bien. Le premier jeu était le sexe. De là vient la passion du jeu. Le prudent cachait son jeu. Le pronom je désigne ainsi le sexe et quand je parle, c’est un sexe, un membre viril de l’Éternel-Dieu qui agit par sa volonté ou sa permission. C’est en parlant de son sexe que l’ancêtre s’aperçut qu’il parlait de son propre individu, de lui-même. » 1107
Contrairement à Schreber, qui passa de longues années hospitalisé, Brisset n’a jamais décompensé de la sorte. Comme Joyce, son œuvre écrite a eu une fonction de suppléance, à travers elle il se forgea un nom : celui qui a ouvert le livre scellé de l’Apocalypse. Qu’il ait été élu le « prince des penseurs » par un groupe de poètes et d’intellectuels parisiens, avec en tête Jules Romain, n’aura fait que le conforter dans la place qu’il s’était construite. Peu importe que cette « élection » ait été forgée par dérision et qu’elle ait même provoqué l’indignation dans certains cercles.1108 Nous pouvons bien comprendre pourquoi l’œuvre de Brisset fut vivement saluée par les surréalistes. Son délire est basé sur un usage purement matériel de la parole. À la différence de l’équivoque signifiante qui, chez le névrosé, fait vaciller le 1106
Ibid., p. 155. Idem. 1108 À ce sujet, voir Marc Décimo, op. cit, pp. 9-48. 1107
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signifié, mais qui chez le psychotique paranoïaque est porteuse de certitude et d’un sens qui est toujours le même. Schreber disait : Aller Unsinn hebt sich auf ! Tout le non-sens s’annule ! Schreber et Brisset illustrent ainsi, comment la paranoïa interprète Gamma : il ne s’agit pas de la « décision » du sens, mais de son impératif. Il ne peut pas en être autrement. Évidemment, cela n’est valable que pour des cas de délires paranoïaques bien installés et systématisés ce qui n’est pas toujours le cas. Nous laissons de côté le cas de la schizophrénie, et de sa « langue-organe » (Organsprache), où les mots sont réels, ce qui est une toute autre histoire… Pour vous illustrer très brièvement ce que cela veut dire, nous vous livrons une petite vignette clinique. Il s’agit d’une jeune femme qui avait décompensé suite à un mariage forcé. Elle se croit enceinte, ce qui s’avère ne pas être le cas. Lors de notre premier entretien, elle s’accroupit subitement, en même temps qu’elle dit : « une chose va tomber ». Assise, elle nous demande : « c’est quoi une fausse-couche ? » Le langage ici est loin d’être symbolique, il est littéralement un Organsprache. Le cas de Brisset est tout autre chose et sa production littéraire se distingue aussi radicalement de celle de James Joyce, qui fit de la sienne une œuvre d’art à laquelle il doit son nom et qui, comme il le souhaitait, sollicite toujours les universitaires longtemps après sa disparition. Brisset a eu une mission désignée par Dieu et l’on peut bien imaginer le poids de son effort pour la mener à terme. Réécrire l’histoire de l’homme à travers des plis de chaque mot, c’est bien la tâche que seul celui qui croit accomplir une mission divine peut supporter. Il ne peut pas y échapper : « Nous n’avons pas été libre d’agir autrement. Si les réponses qui nous ont été inspirées sont d’un fou, il sera facile de les réfuter. Si elles se trouvent irréfutables, chacun comprendra que ce n’est pas nous que les avons trouvées, mais la clarté de l’analyse des mots et la force de vérité dont nous avons toujours eu soif. […] La Parole est d’une rigueur absolue. Croire et croître, c’est tout un. Ni l’un ni l’autre de ces verbes n’admet une stabilité parfaite. Les actes de foi et les autodafés sont donc des actes de folie… » 1109
Si pour Lacan une « langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister »,1110 Jean-Pierre Brisset se serait 1109
La Grammaire logique, op. cit., pp. 122 et 123.
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bien consacré à écrire, à lui tout seul, contre Lacan et Cassin, un Dictionnaire des traduisibles… destiné à défaire toutes les équivoques que toutes les langues sont censées contenir.
1110
Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, op. cit., p. 490.
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ANNEXE III
11. Psychanalyse et dialectique
11.1. Le sujet psychanalytique et sa division : « L’inconscient est le discours de l’Autre »
« Si j’ai dit que l’inconscient est le discours de l’Autre avec un grand A, c’est pour indiquer l’au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance. » 1111
La relation entre la psychanalyse et la dialectique chez Lacan porte sur deux références majeures : celle de Hegel – qu’il lit dès les années trente, et celle de Platon, et plus particulièrement pour tout ce qui a trait à l’exercice du dialogue.1112 Ces références ont une double portée : l’une, contribue à forger certains concepts psychanalytiques ; l’autre, concerne la praxis, dont la dialectique sert à penser la technique du dispositif analytique, envisagé comme une pratique langagière entre deux « personnes ». 11.2. Lacan et Hegel, « le plus sublime des hystériques »1113 L’influence hégélienne sur l’enseignement de Lacan a fait couler beaucoup d’encre. Comme pour toutes les appropriations lacaniennes de concepts étrangers à la psychanalyse, celle-ci a suscité toutes sortes de controverses. Nous avons donc, d’un 1111
Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], in Écrits, op. cit., p. 524. 1112 Nous n’aborderons, dans cette annexe, que le rapport lacanien à la dialectique hégélienne, parce que c’est-elle qui a été le plus souvent utilisée par Lacan pour penser l’aspect dialectique de la psychanalyse. 1113 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 38. C’est également le titre de l’ouvrage de Slavoj Zizek, Le Plus sublime des hystériques, Hegel passe, Paris, Point Hors Ligne, 1988.
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côté, ceux qui critiquent l’« hégélianisme » de Lacan, dont l’œuvre ne serait qu’une reprise, voire mal faite, des concepts du philosophe allemand ; et, d’un autre côté, ceux qui « lacanisent » Hegel. On sait que Lacan a fréquenté le cours d’Alexandre Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit à l’École Pratique des Hautes Études. Ce cours, qui s’étend de 1933 à1937, eut Lacan parmi ses « auditeurs assidus » de 1934-35 jusqu’à 1936-37.1114 Tous les commentateurs de l’« hégélianisme » de Lacan sont unanimes à reconnaître la trace de l’interprétation kojèvienne dans son enseignement, ainsi que le fait que la référence lacanienne se résume essentiellement à un seul ouvrage du philosophe, la Phénoménologie de l’esprit. Par ailleurs, Lacan avoue lui-même n’avoir pas été « dans tous les coins » de cet ouvrage.1115 Quelles sont les principales lignes de l’influence de Hegel dans l’œuvre de Lacan ? L’influence hégélienne peut être retrouvée à plusieurs niveaux, et à deux moments distincts. Le premier va des années trente jusqu’au début des années soixante. Nous y trouvons l’usage lacanien de certains apports de la Phénoménologie, notamment autour de deux articulations majeures. L’une est à l’origine de deux élaborations : 1) la théorie de la constitution du moi – paradigme du registre imaginaire ; et 2) la dialectique du désir. La seconde période concerne l’élaboration de sa théorie des quatre discours, développée dans le séminaire sur « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970].1116
11.3. Le schéma « L » : la constitution du moi L’œuvre hégélienne a permis à Lacan de résoudre une impasse clinique, à l’origine de plusieurs déviances dans le milieu psychanalytique post-freudien : celle 1114
Dominique Auffret, Alexandre Kojève, la philosophie, l’État, la fin de l’Histoire, Paris, Grasset, 1990, p. 238. 1115 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, « L’envers de la psychanalyse » [1969-1970], op. cit., p. 197. 1116 Il nous semble que « l’inspiration » hégélienne a laissé des traces indélébiles dans le texte de Lacan. Un lecteur de Hegel sera surpris, en s’initiant à la lecture des Écrits, d’y retrouver, en décalque parfois homonymique, toute une terminologie hégélienne. Ainsi, peut-on se demander si certaines des notions lacaniennes comme le « grand Autre », « l’autre », « le désir », « sujet », « objet », etc., ne sont pas empruntées au lexique hégélien. Cette question demeurera pourtant ouverte, puisque nous n’avons pas trouvé, chez Lacan, des passages qui confirmeraient la véracité de telle élucubration.
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de la constitution du moi, difficulté d’ailleurs engendrée par l’élaboration freudienne elle-même, à partir de sa deuxième topique. Les détournements théoriques postfreudiens, en posant l’idée d’un moi autonome et fort, débouchent sur une théorie de l’Ego Psychology qui donne pour finalité de la cure « le succès adaptatif », réduisant ainsi la psychanalyse à une « pratique éminente à un label propre à l’exploitation de l’American way of life. »1117. C’est exactement le cheminement proposé par la Phénoménologie de l’esprit qui a permis à Lacan d’élaborer un nouvel abord du narcissisme et de la constitution du moi et, par là, de contrer ce courant de l’ego autonome : c’est d’abord comme « autre », dans un processus de reconnaissance, que le « moi » se construit. C’est dans le texte intitulé « Le stade du miroir » (1949) que Lacan développe l’idée de la formation du moi comme reconnaissance, c’est-à-dire un processus d’aliénation spéculaire à l’image d’un autre.1118 L’infans, qui par définition ne sait pas encore parler et vit son corps comme morcelé, contemple sa propre image dans la glace, se reconnaît comme un autre, anticipant par là l’unité de son corps. Ce stade montre ainsi le caractère aliénant de toute identification. « Ce moment, dit Lacan, où s’achève le stade du miroir inaugure, par l’identification à l’imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale » et « la dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées. »1119 Quelques années plus tard, Lacan élabore le premier d’une série de schémas, pour rendre visible cette opération de constitution du moi. Il le nomme « Schéma L»:
1117
Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » [1960], in Écrits, op. cit., pp. 808-809. Souligné dans le texte. 1118 Ce texte, dont nous n’avons que la version remaniée de 1949, a été présenté par Lacan en 1936, dans le Congrès international de l’IPA à Marienbad. Avant cette version, publiée dans les Écrits, Lacan avait repris cette communication, l’incorporant dans le texte « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie », paru en 1938 dans l’« Encyclopédie française », puis dans Autres écrits, op. cit., pp. 23-84. 1119 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » [1949], in Écrits, op. cit., p. 98. Souligné dans l’original. Le caractère aliénant de l’identification est confirmé par certains phénomènes de transitivisme infantile : « L’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit tomber pleure. De même c’est dans une identification à l’autre qu’il vit toute la gamme des réactions de prestance et de parade, dont ses conduites révèlent avec évidence l’ambivalence structurale, esclave identifié au despote, acteur au spectateur, séduit au séducteur. » Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » [1948], in Écrits, op. cit., p. 113.
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Ce schéma fut présenté pour la première fois, lors de son séminaire sur « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse ». Il s’agit, nous dit-il, d’un schéma « pour illustrer les problèmes soulevés par le moi, l’autre, le langage et la parole. »1120 Le moi est, selon Lacan, une construction imaginaire. Dans le schéma cidessus, S désigne le sujet, « le sujet analytique », qui ne se voit pas en S mais dans l’autre dont son moi est le reflet. « se voit en a, et c’est pour cela qu’il a un moi. Il peut croire, ajoute Lacan, que c’est ce moi qui est lui, tout le monde en est là, et il n’y a pas moyen d’en sortir. »1121 Le a’ écrit l’autre spéculaire, le semblable, et l’axe a → a’ désigne l’axe de la relation imaginaire entre le moi et l’autre. Néanmoins, il est important d’observer que la relation du sujet, S, à son moi (a), passe d’abord par l’image spéculaire de l’autre, comme le montre la flèche pointillée. Il n’y a pas de rapport direct entre le sujet, S, et son moi, a. Cet axe est traversé par le « mur du langage ». C’est en fonction de ce mur du langage, que « l’imaginaire prend sa fausse réalité » et que les objets « sont nommés comme tels ».1122 A, le grand Autre, se situe au-delà du mur du langage, là « où en principe je ne l’atteins jamais. » Mais, souligne Lacan, c’est cet A qui est visé, fondamentalement, à chaque fois « que je prononce une vraie parole, mais j’atteins toujours a’, a’’, par réflexion. Je vise toujours les vrais sujets, et il me faut me contenter des ombres. Le sujet est séparé des Autres, les vrais, par le mur du langage. »1123 Le langage est ce qui fonde le sujet dans l’Autre, mais qui l’empêche de « comprendre », cet Autre. C’est pour cette raison que l’axe symbolique, A → S,
1120
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » [1954-1955], op. cit., p. 284. 1121 Ibid., p. 285. 1122 Idem., p. 285. 1123 Ibid., p. 286. Observons que Lacan parle encore ici au pluriel – Autres, ce qu’il changera par la suite.
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étant coupé par celui de l’imaginaire, ne laisse arriver au sujet qu’un reste, désigné par les formations de l’inconscient (ligne pointillée). Il est important de remarquer qu’à cette époque, Lacan travaillait encore avec les notions de « parole pleine », « parole vide » et d’« intersubjectivité ». Ainsi, disait-il : « L’analyse doit viser au passage d’une vraie parole, qui joigne le sujet à un autre sujet, de l’autre côté du mur du langage. C’est la relation du sujet à un Autre véritable, à l’Autre qui donne la réponse qu’on n’attend pas, qui définit le point terminal de l’analyse. »1124 L’analyste, sous ce prisme, devrait fonctionner comme un « miroir vide », pour permettre au sujet d’aller au-delà du mur du langage, en accédant aux Autres, « qui sont ses véritables répondants, et qu’il n’a pas reconnus ». À la fin de l’analyse, le sujet doit avoir la parole et « entrer en relation avec les vrais Autres. »1125 Dans « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), Lacan dira que le travail analytique, en tant que le sujet reconstruit sa parole « pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre, et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre. »1126 L’art de l’analyste consiste ainsi à suspendre toutes les certitudes du sujet.1127 Presque deux ans plus tard, dans le séminaire du 21 novembre 1956, Lacan commente à nouveau son « schéma L » qui, selon lui, doit être compris topologiquement : « il ne s’agit pas de localisations, mais des rapports de lieux, interposition, par exemple, ou succession, séquence. »1128 On trouve, dans cette leçon, un nouveau commentaire du schéma qui inclut quelques reformulations par rapport au schéma antérieur. Lacan commence par dire que ce schéma inscrit « d’abord le rapport du sujet à l’Autre. »1129 On voit donc ici le privilège qu’il accorde à ce moment-là au symbolique. Ce n’est plus le rapport imaginaire a → a’ qui est mis au centre de son exposé, mais celui du sujet à l’Autre, c’est-à-dire, l’axe symbolique. Notons au passage que l’Autre est écrit désormais au singulier. L’axe 1124
Ibid., pp. 287-288. Ibid., p. 288. 1126 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], in Écrits, op. cit., p. 249. Paragraphe récrit en 1966, d’après note 2. 1127 Voir ibid., p. 251. 1128 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV, « La relation d’objet » [1956-1957], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 12. 1129 Idem. 1125
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symbolique ou inconscient indique que « le sujet reçoit de l’Autre son propre message, sous la forme d’une parole inconsciente. »1130 Ce message est méconnu par le sujet en raison de l’interposition, entre lui et l’Autre, de la relation imaginaire a – a’. Ce schéma porte évidemment des traces du chapitre IV de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Olivier Clain, dans son article « Hegel et le schéma L de la dialectique intersubjective », avance l’idée selon laquelle le schéma lacanien serait une transposition de ce que Hegel avança dans les sept premiers paragraphes qui précèdent immédiatement la dialectique du maître et de l’esclave, en constituant « une authentique relance théorique du modèle hégélien de la dialectique de la reconnaissance. »1131 La psychose, différemment du désir de reconnaissance que nous trouvons dans la névrose, manifeste « la liberté négative d’une parole qui a renoncé à se faire reconnaître »1132. Quelle que soit la forme du délire psychotique, elle « objective le sujet dans un langage sans dialectique. »1133 Voir l’Annexe II.
11.4. Le désir Du fait que l’homme est « un animal en proie au langage, le désir de l’homme est le désir de l’Autre »1134 et ce grand Autre est « le lieu de déploiement de la parole ». Lacan ajoute que cette définition du désir ne se fonde pas sur l’identification imaginaire (schéma L), parce qu’elle ne relève pas du simple acquiescencement de la part du sujet aux insignes de l’autre (petit autre, semblable). Ce sujet trouve « la structure constituante de son désir dans la même béance ouverte
1130
Idem. Olivier Clain, « L’inconscient et son sujet. Sur Hegel et Lacan », in http://www.soc.ulaval.ca/site/document/pdf/Textes%20professeurs/Clain/Inconscient%20et%20son% 20sujet.pdf 1132 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], op. cit., p. 279. 1133 Ibid., p. 280. 1134 Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »[1958], in Écrits, op. cit., p. 628. Nous soulignons. 1131
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par l’effet des signifiants chez ceux qui viennent pour lui à représenter l’Autre, en tant que sa demande leur est assujettie. »1135 Le processus de constitution du moi en tant qu’image spéculaire prépare ainsi l’élaboration lacanienne sur le désir, qui trouve sa formule majeure dans l’aphorisme kojévien qui dit : « le désir est le désir de l’Autre ». La résonance hégélienne ou, plus précisément, kojévienne est flagrante. Examinons le passage suivant : « Pour qu’il y ait Conscience de soi, il faut donc que le Désir porte sur un objet non-naturel, sur quelque chose qui dépasse la réalité donnée. Or la seule chose qui dépasse la réalité donnée est le désir lui-même. Car le Désir pris en tant que Désir, c’est-à-dire avant sa satisfaction, n’est en effet qu’un néant révélé, qu’un vide irréel. Le Désir étant la révélation d’un vide, étant la présence de l’absence d’une réalité, est essentiellement autre chose que la chose désirée, autre chose qu’une chose, qu’un être réel statique et donné, se maintenant éternellement dans l’identité avec soi-même. » 1136
L’élaboration lacanienne sur le désir rejoint de près ce passage kojèvien. Un des textes fondamentaux pour la compréhension de la notion de désir en psychanalyse et ses bases dialectiques s’intitule « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960). Ce texte fut d’ailleurs présenté lors des « Colloques philosophiques internationaux », réalisés du 19 au 23 septembre 1960, et qui ont eu pour thème « La dialectique ».1137 Dans ce texte, la référence à Hegel est explicite dès les premières lignes. Il s’agit d’examiner le schéma de l’Histoire que nous offre le philosophe dans la Phénoménologie de l’esprit, notamment « d’un rapport au savoir ».1138 Rapport qui, souligne Lacan, n’est pas sans ambiguïté. Qu’apprend Hegel aux psychanalystes ? Cette référence « didactique », ainsi reconnue par Lacan, fait entendre « ce qu’il en est de la question du sujet telle que la psychanalyse la subvertit proprement. »1139 Lacan part évidemment de la praxis analytique, dont l’expérience de l’inconscient introduit des bémols dans le rapport du sujet au savoir : « Il est clair que le savoir hégélien, dans l’Aufhebung logicisante sur lequel il se fonde, fait aussi peu de cas de ces états comme tels que la science moderne qui peut y reconnaître un 1135
Idem. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, « Tel », 2005, p. 12. 1137 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » [1960], in Écrits, op. cit., pp. 793-867. 1138 Ibid., p. 793. 1139 Ibid., p. 794. 1136
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objet d’expérience en tant qu’occasion de définir certaines coordonnées, mais en aucun cas une ascèse qui serait, disons : épistémogène ou noosphore. »1140 Voici ce qu’annonce Lacan comme l’attendu de la phénoménologie de Hegel : « C’est d’y marquer une solution idéale, celle, si l’on peut dire, d’un révisionnisme permanent, où la vérité est en résorption constante dans ce qu’elle a de perturbant, n’étant en elle-même que ce qui manque à la réalisation du savoir. L’antinomie que la tradition scolastique posait comme principielle, est ici supposée résolue d’être imaginaire. La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance. Crise réelle où l’imaginaire se résout, pour employer nos catégories, d’engendrer une nouvelle forme symbolique. Cette dialectique est convergente et va à la conjoncture définie comme savoir absolu. Telle qu’elle est déduite, elle ne peut être que la conjonction du symbolique avec un réel dont il n’y a plus rien à attendre. Qu’est ceci ? sinon un sujet achevé dans son identité à lui-même. A quoi se lit que ce sujet est déjà parfait et qu’il est l’hypothèse fondamentale de tout ce procès. Il est en effet nommé comme étant son substrat, il s’appelle Selbstbewusstsein, l’être de soi conscient, tout conscient. » 1141
Malgré la haute considération portée par Lacan à Hegel, il laisse percevoir, non sans une dose d’ironie, les limites d’un tel « immanentisme » face aux « sciences » et que « les théories […] ne s’emmanchent en fait nullement selon la dialectique : thèse, antithèse, synthèse. »1142 De quel sujet parle Lacan dans ce texte ? Du sujet de l’expérience freudienne, évidemment. Mais, pour accéder à la subversion que cela implique, Lacan recourt à une double référence : celle du « sujet absolu de Hegel » et celle du « sujet aboli de la science ». Cette double référence permettra un éclairage sur le « dramatisme de Freud : rentrée de la vérité dans le champ de la science, du même pas où elle s’impose dans le champ de sa praxis : refoulée, elle y fait retour. »1143 Lacan signale la béance qui sépare les relations freudiennes et hégéliennes concernant les relations du sujet au savoir.1144 C’est au niveau de la dialectique du désir que la différence se fait le plus sûrement ressentir : « Car dans Hegel, c’est au 1140
Ibid., p. 795. Ibid., pp. 797-798. 1142 Ibid., p. 798. 1143 Ibid., p. 799. 1144 Voir ibid., p. 802. 1141
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désir, à la Begierde, qu’est remise la charge de ce minimum de liaison qu’il faut que garde le sujet à l’antique connaissance, pour que la vérité soit immanente à la réalisation du savoir. La ruse de la raison veut dire que le sujet dès l’origine et jusqu’au bout sait ce qu’il veut. »1145 Tandis que, pour Freud, c’est là qu’il « rouvre à la mobilité d’où sortent les révolutions, le joint entre la vérité et le savoir. » Et comment ? « En ceci que le désir s’y noue au désir de l’Autre, mais qu’en cette boucle gît le désir de savoir. »1146
11.5. L’intersubjectivité ou la « saisie dialectique du sens »1147 Dans un texte de jeunesse, « Au-delà du principe de réalité » (1936), nous trouvons déjà la conception de l’expérience analytique comme dialectique, notamment en tant que dialectique imaginaire. Qu’est-ce que cela veut dire ? L’analysant, en pleine relation identificatoire avec l’analyste, projetterait sa propre image sur celui-ci, qui agirait comme une sorte de miroir. Cette projection ne viserait rien d’autre que la reconnaissance. Ainsi, l’image aliénante de soi que l’analysant projetterait sur l’analyste-miroir, se développerait dialectiquement sous transfert, par l’intermédiaire de la parole. Parlant à l’analyste comme à un autre « moi », l’analysant pourrait rapprocher le sujet de l’énoncé de celui de l’énonciation. L’expérience analytique était comprise ainsi, comme le signale Mikkel BorchJacobsen, comme « un dialogue qui prend du temps et non un monologue solitaire et instantané. […] Si le sujet doit se dire, et se dire à l’intention d’un autre, c’est parce qu’il ne peut accéder à la pleine conscience de soi qu’au prix de se réfléchir, en se séparant de soi pour mieux se (re)présenter ‘devant’ soi. Le privilège accordé à la parole et au dialogue correspond à cette exigence typiquement hégélienne de la médiation : le sujet ne se manifeste dans sa vérité qu’en s’extériorisant, qu’en s’aliénant dans un langage commun et en se faisant reconnaître par autrui dans la pleine lumière d’un espace
1145
Idem. Idem. 1147 « L’agressivité en psychanalyse » [1948], in Écrits, op. cit., p. 102. 1146
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public d’ ‘un Moi qui est un Nous, et d’un Nous qui est un Moi’. »1148
L’analyste, en tant qu’« interlocuteur », doit savoir, dit à ce moment-là Lacan, « le fait simple que le langage avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un. »1149 Il ajoute : « Par le seul fait qu’il est présent et qu’il [l’analyste] écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui, et puisqu’il impose à son discours de ne rien vouloir dire [grâce à l’association libre], il y reste ce que cet homme veut lui dire. »1150 La parole est donc avant tout, parole pour quelqu’un. Cela pourrait bien être une proposition solidaire de la sophistique, maintes fois critiquée par Platon, pour qui le logos était contraint à légein ti peri tinos et par Aristote avec légein ti katà tinos.1151 En 1948, dans « L’agressivité en psychanalyse », Lacan présente une idée « classique » de la dialectique, c’est-à-dire, comme appropriation du sens et prise de conscience de soi, grâce à une relation intersubjective. Il est d’ailleurs important de souligner qu’à ce moment-là, Lacan concevait la relation analytique comme « intersubjective ». Il dit : « On peut dire que l’action psychanalytique se développe dans et par la communication verbale, c’est-à-dire dans la saisie dialectique du sens. Elle suppose donc un sujet qui se manifeste comme tel à l’intention d’un autre. »1152 Cette première approche lacanienne nous laisse apercevoir deux grands axes d’inspiration hégélienne : d’un côté, celui du processus dialectique de constitution de la notion de « sujet de l’inconscient », et, par conséquent, celle du « désir » ; et, de l’autre, le phénomène du transfert, c’est-à-dire, du dispositif analytique comme exercice dialectique.
1148
Mikkel Borch-Jacobsen, « Les alibis du sujet », in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 1991, pp. 300-301. Pour la citation dans la citation : G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. Jean Hyppolite, Paris, AuberMontaigne, 1941, p. 154. 1149 Jacques Lacan, « Au-delà du principe de réalité » [1936], in Écrits, op. cit., p. 82. Nous soulignons. 1150 Ibid., pp. 82-83. Souligné dans le texte. 1151 Cf. Barbara Cassin, L’Effet sophistique, op. cit., pp. 52-54. 1152 Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » [1948], in Écrits, op. cit., p. 102. Nous soulignons.
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11.6. Des impasses, des différences En dépit de la grande influence qu’exerça l’œuvre de Hegel sur l’enseignement de Lacan, celui-ci n’a jamais laissé de constater les différences entre la dialectique hégélienne et une dialectique, disons, intrinsèque à la psychanalyse. Ce constat se fait à plusieurs niveaux. Nous en relèverons deux, qui sont en contraposition directe avec certains piliers du corpus analytique : l’un, qui concerne la notion même de « conscience de soi » (Selbstbewußtsein) et, l’autre, la notion de « savoir absolu ». Pour la première des critiques, nous la trouvons déjà dans « Fonction et champ… » (1953), où Lacan affirme que la découverte freudienne « n’atteint authentiquement le sujet qu’à le décentrer de la conscience de soi, dans l’axe de laquelle le maintenait la reconstruction hégélienne de la phénoménologie de l’esprit… »1153 Objectant « toute référence à la totalité dans l’individu », Lacan reconnaît pourtant que la psychanalyse ne peut pas méconnaître les moments structurants de la phénoménologie hégélienne, notamment lorsqu’elle nous apprend « comment la constitution de l’objet se subordonne à la réalisation du sujet. »1154 Quelques années plus tard, dans « Position de l’inconscient » (1964 [1960]), Lacan dit à propos de la conscience de soi et du savoir absolu hégéliens : « Et la latence recherchée de ce moment fondateur, comme Selbstbewusstsein, dans la séquence dialectique d’une phénoménologie de l’esprit par Hegel, repose sur le présupposé d’un savoir absolu. Tout démontre au contraire dans la réalité psychique, de quelque façon qu’on en ordonne la texture, la distribution, hétérotope quant aux niveaux et sur chacun erratique, de la conscience. La seule fonction homogène de la conscience est dans la capture imaginaire du moi par son reflet spéculaire et dans la fonction de méconnaissance qui lui en reste attachée. » 1155
On voit dans ce passage le tribut rendu par Lacan à l’apport hégélien concernant la construction du registre imaginaire. Néanmoins, cela ne comprend pas 1153
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » [1953], op. cit., p. 292. Idem. 1155 « Position de l’inconscient » (1964 [1960]), in Écrits, op. cit., pp. 831-832. 1154
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tout le champ psychanalytique. Il fut d’ailleurs propice à l’égarement dont témoignent les théories post-freudiennes. À la rigueur, le sujet psychanalytique est antinomique à la Selbstbewußtsein. L’autre point de ce passage réside sur le « présupposé d’un savoir absolu », ce qui contredit catégoriquement le principe lacanien qui inscrit le manque dans l’Autre. Cela dit, Lacan a même envisagé une Aufhebung analytique : la « synthèse fantasmatique »1156. Cette synthèse serait le point d’aboutissement d’un mouvement qui commence avec le fading du sujet, dont il naît comme effet du langage et finit dans « l’instant du fantasme […] en refusant au sujet du désir qu’il se sache effet de parole, soit ce qu’il est de n’être autre que le désir de l’Autre. »1157 Mais Lacan y ajoute : « C’est notre Aufhebung à nous, qui transforme celle de Hegel, son leurre à lui, en une occasion de relever, au lieu et place des sauts d’un progrès idéal, les avatars d’un manque. »1158 En 1963, lors de son séminaire sur l’angoisse, Lacan dira : « La différence qu’il y a entre la pensée dialectique et notre expérience, c’est que nous ne croyons pas à la synthèse. »1159 Que reste-t-il donc de la dialectique hégélienne dans l’enseignement de Lacan ? La dialectique du désir. Cela présuppose un rapport fondamental et inébranlablement dialectique entre le sujet et l’Autre, lieu de la parole, pour aboutir à la fin de l’analyse à l’extraction d’un reste, pour Lacan inanalysable, inentamable, qui fait échec au savoir absolu de Hegel.
1156
Ibid., p. 837. Ibid., pp. 835-836. 1158 Ibid., p. 837. 1159 Le Séminaire, Livre X, « L’angoisse » [1962-1963], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 313. 1157
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