ECRITS ET PAROLES Textes réunis par Jean-Yves Bosseur et Danielle Cohen-Levinas précédés d'une Monographie par Jean-Yves Bosseur Publier les écrits d'un compositeur tel que Morton Feldman relève d'une gageure à laquelle nous avons résisté avec bonheur et enthousiasme. Figure à la fois insolite et singulière de la création musicale contemporaine, il nous a semblé nécessaire de publier des textes qui représentent, non seulement un lieu de confrontations entre notamment la musique et les arts plastiques, mais une forme de soliloque dans laquelle on perçoit des préoccupations que plusieurs générations d'artistes ont partagées. Compositeur marginal ? D'aucuns ont en effet appréhendé l'oeuvre et la personnalité de Morton Feldman comme essentiellement marquées par une originalité qui ne pouvait en aucune manière faire école. Or, et c'est bien là la pertinence de ces écrits, Morton Feldman fut un de ceux qui ont fustigé les querelles épigonales et défendu, non pas des principes d'originalité au nom d'une liberté créatrice, mais des principes axès sur des nécessités individuelles, pouvant le cas échéant entrer en résonance avec notre monde environnant. Aussi, cette figure solitaire et paradigmatique aura-t-elle, peutêtre même à son insu, répandu autour d'elle, non pas une méthode de composition, ou un comportement théorique, encore moins des règles esthétiques, mais ce que l'on pourrait appeler une éthique personnelle : la conviction qu'en art en général, et en musique en particulier, chaque projet, chaque initiative est à creuser, à la condition de mettre en oeuvre une exigence sans compromis idéologique. La monographie que propose Jean-Yves Bosseur est aujourd'hui la seule qui tienne compte des multiples entrées par lesquelles on peut lire les écrits du compositeur, en les reliant à l'évolution parfois chahutée de son oeuvre. Danielle Cohen-Levinas
Morton Feldman (1926-1987) occupe une situation tout à fait singulière dans la création musicale contemporaine américaine. Délibérément à l'écart des modes et systèmes d'écriture développés à partir des années cinquante, il se fraye un chemin qui le conduit à sonder toujours plus en profondeur la dimension contemplative de l'écoute et appréhender la fluidité temporelle inhérente au phénomène musical. La permanence de certaines préoccupations compositionnelles, depuis ses premières partitions graphiques, fait que son oeuvre peut apparaître monolithique, un peu comme, en littérature, celle de Samuel Beckett, avec qui Feldman entretiendra vers la fin de sa vie une relation d'échange privilégiée. Pourtant, lorsque l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que chaque partition représente une manière à chaque fois légèrement différente de poser des questions sur ce qui constitue le fondement de toute pensée musicale, à savoir le temps.
A l'instar des tapis turcs, que Feldman se plaisait à collectionner, son oeuvre devient ainsi une impressionnante variation sur quelques uns des principes qui n'ont cessé de hanter l'imaginaire des compositeurs depuis bien des générations ; des principes qu'il déploie dans une rigoureuse économie de moyens, dans une quasi nudité. Pour ce, Feldman expérimente plusieurs modes de notation qui permettent de transgresser l'aspect mécaniste de la codification conventionnelle. Au tout début des années cinquante, il est ainsi à l'origine des premières partitions graphiques, qui proposent à l'attention de l'interprète une sorte de stratégie de jeu. Plus tard, Feldman reviendra à une écriture apparemment plus traditionnelle, sans que sa démarche s'en trouve essentiellement modifiée. Solitaire, Feldman entretient néanmoins des relations suivies avec certains des compositeurs les plus marquants de son époque, John Cage, Earle Brown, Christian Wolff, sans oublier son intérêt pour les grands précurseurs, Webern, Varèse. Mais en voyageant par delà les frontières du monde musical, Feldman montre également dans quelle mesure les autres disciplines artistiques sont susceptibles de devenir des catalyseurs pour la pensée musicale, capables de l'amener à révéler des conséquences partiellement inexplorées. A cet égard, ses textes et entretiens, qui contiennent autant, si ce n'est plus, d'éléments de réflexion sur les arts visuels que sur la musique, sont particulièrement riches d'enseignements, car ils témoignent de l'authentique complicité qui peut unir plasticiens et musiciens, dans l'intimité de leur quête créatrice. Ses notes sur Mondrian, Rothko, Pollock, Guston par exemple, constituent également des jalons qui nous permettent d'approcher sous un jour original le fonctionnement, certes encore très mystérieux, de sa démarche de compositeur. En quelques traits incisifs, André Boucourechliev esquisse une manière de portrait : « Avec son front d'un pouce, sa corpulence de géant et son accent de Brooklyn très marqué, Morty avait l'air d'un simple d'esprit. Erreur ! Il était fin, rusé, "quelque part" hypersensible, et poète à ses heures. Sa musique lui ressemblait » (Programme du Festival d'Automne à Paris, 1994). Morton Feldman est né le 12 janvier 1926 à New York ; il étudie le piano avec Mme Maurina-Press, élève de Busoni et amie de Scriabine, le contrepoint avec Wallingford Riegger (pionnier du dodécaphonisme schœnbergien aux Etats-Unis) et la composition avec Stefan Wolpe, qui l'initie à l'art de Webern, et lui fait rencontrer Varèse. « [...] Webern était une révélation pour beaucoup d'entre nous lorsque nous avons entendu pour la première fois sa musique dans les années cinquante [...] mais techniquement [...] cela nous paraissait vague. Je pense que nous étions beaucoup plus concernés par l'esprit de la musique, en dehors de sa dialectique]. » « Cage et moi sommes les fils illégitimes de Webern »2 proclamera-t-il volontiers. Mais de son propre aveu, face au poids d'un héritage qui pèse peutêtre encore plus lourdement sur la musique que sur les autres arts, Feldman se considère aussi en partie comme un dilettante, à l'image de certains grands pionniers de la musique américaine, tel Charles Ives. Jusqu'à la fin des années des quarante, Feldman travaille dans la boutique de son père, qui était tailleur. Son indépendance d'esprit s'éveille très tôt. A l'époque, Lukas Foss lui propose une bourse qui lui permettrait de se consacrer exclusivement à la composition. Or,
vraisemblablement pour préserver son indépendance, Feldman refuse. Simultanément, il étudie également la peinture. C'est en 1949 que Feldman rencontre John Cage ; au cours des deux années précédentes, il avait notamment composé Journey to the End of the Night d'après un texte de Céline, pour soprano, flûte, clari nette, clarinette basse et basson, Only, sur un poème de Rilke, pour voix ; dans le cycle de quatre mélodies Journey to the End of the Night, seule partition de cette période à être publiée, on observe déjà de fréquents changements de métrique. Le premier chant est indiqué « rapide, froid et précis », ce qui n'est pas véritablement symptomatique de ses options ultérieures. Cage représente un catalyseur exceptionnel pour ses facultés créatrices, dans la mesure où il lui donne confiance en ses instincts. A partir de là, ce rôle de l'instinct demeurera prégnant dans son itinéraire de musicien, alors qu'il inspirait une forme de méfiance un peu méprisante à la plupart des compositeurs de cette époque. L'accord avec Cage est incontestable : « La musique de Feldman est très belle et elle change à chaque nouvelle pièce. Parmi les compositeurs ici, il est devenu mon meilleur ami »3. Mais un peu comme Cage lui-même, Feldman demeure réservé sur l'idée d'influence : « En ce qui concerne les influences des peintres ou de Cage, déclarera Feldman à Thomas Moore en 1983, je préfère un mot comme "permission" à celui d"`influence". Il y avait ainsi un feu vert extraordinaire. Jusque là, le feu rouge régnait sur tout. Quand je me suis trouvé impliqué dans ce monde, tout est passé au vert »4. Au tout début des années cinquante, si l'on en juge par les partitions écrites en notation conventionnelle, la démarche de Feldman pourrait s'apparenter au sérialisme, mais le statut accordé au silence et l'économie des moyens utilisés donnent à sa conception un aspect déjà tout à fait personnel. Curieusement, les oeuvres de cette période sonnent de manière postwebernienne, mais sans le recours aux méthodes de composition dont s'emparaient alors avec avidité les compositeurs européens. A cet égard, Feldman se dira d'ailleurs profondément choqué par la remarque de Boulez, selon laquelle il se disait moins intéressé par la manière dont une oeuvre sonnait que par par la façon dont elle était composée : « Nous devenons beaucoup plus concernés par l'aspect physique du son, ses caractères infinis d'audibilité, sa réalité ultime »5. Feldman se pose donc avant tout comme un observateur du matériau sonore. « On pourrait même appeler cela un équilibre précaire entre le matériau et sa manipulation. Et je pense que c'est sur cette sorte d'oscillation qu'une oeuvre est accomplie »6. Et il estime que les musiciens professionnels ne peuvent pas comprendre la nature de l'acte de produire une pièce de musique sans accepter une telle dialectique. Cette concentration sur la matière sonore, d'où se déduit nécessairement toute création compositionnelle, l'amène à prendre ses distances vis-à-vis d'attitudes pseudo-littéraires qui ne sont en définitive que des faux-fuyants par rapport aux questions inhérentes à la pensée musicale proprement dite : « La musique en majorité est métaphore, mais pas celle de Christian Wolff. La mienne non plus. Peut-être une parabole. Celle de Cage est un sermon »7. L'écoute du son, en tant qu'organisme possédant son mode de développement propre devient l'acte prélable à toute tentative ultérieure d'organisation : « Je pense que nous devrions laisser les choses assumer leur propre forme, leur propre métaphore poétique, en fait ».
Dans ce sens, Varèse reste un des compositeurs qui ale plus compté pour lui : « Il est très important de comprendre que, pour John Cage et moi, Varèse fut comme Schoenberg pour Boulez et Leibowitz. Varèse n'est pas un formaliste. C'est un empirique. Cet empirisme est une tradition chez nous. Moi non plus, comme Cage, je ne suis pas un "formaliste", je n'ai pas de conception préétablie de la forme »s. [...] « Varèse possédait d'abord le son. Moi aussi. Et la poésie »9. Les premières partitions de Feldman prennent un aspect pointilliste, mais très différent de ce qui transparaît à travers la première étape du sérialisme intégral. Il s'éloigne de ce type de démarche dès les Structures pour quatuor à cordes, de 1951, où l'on entend des motifs répétés annonçant les principes couplés de reprise et de variation qui gagneront en présence au cours de sa dernière période créatrice. La dernière mesure (toute la partition est notée en 3/8 et la valeur métronomique de la croche est 184) est une mesure de silence, comme cela se reproduira fréquemment dans ses partitions ultérieures. Le silence s'inscrit donc ici comme un facteur actif en devenant l'authentique fin de l'ouvrage qui se résoud ainsi en lui. L'influence des oeuvres de Cage de la période des Sonates et Interludes est nettement perceptible, notamment en ce qui concerne l'articulation des formules rythmiques, les rapports organiques entre micro et macro-structures et une tendance générale à une musique de nature tranquille et contemplative, sans effets dramatiques. C'est en particulier à partir de ce dernier aspect que la personnalité de Feldman s'affirmera très tôt dans son originalité. Feldman rencontre alors le pianiste David Tudor, qu'il présente à ses collègues, ainsi que le compositeur Earle Brown ; Feldman avait déjà écrit, en 1949, pour David Tudor, une série de pièces d'inspiration webernienne, Illusions. Tous trois se réunissent pour organiser des concerts de nouvelle musique, réaliser les premières musiques sur bande magnétique ; peu après, Christian Wolff les rejoint ; mais ils admettent parler plus volontiers de peinture que de musique. Feldman estime que le fondement de sa relation avec les peintres expressionnistes abstraits était une question de tempérament. « Beaucoup de gens n'ont en vérité jamais compris la nature de leur oeuvre, ni de la mienne. Ils pensaient que c'était de l'anti-art, de l'anti-histoire - et ce n'est pas vrai. Lorsque vous rendiez visite à Pollock, vous trouviez chez lui un nombre incalculable d'ouvrages sur Michel Ange [...] Rothko se rendait sans cesse au Metropolitan pour regarder les Rembrandt ou d'autres tableaux. Tous ces gens, pendant des années, n'ont jamais parlé sur la modernité ; tout ce qu'ils ont fait était de parler du passé [...]. Ce qui n'était pas, dans une acception proustienne, une manière de le retrouver. C'était un passé sans nostalgie. En un sens, j'ai toujours pensé que les Américains avaient un sentiment plus vrai, meilleur, plus vivant en ce qui concerne le passé que les gens qui en avaient hérité. Ils n'avaient pas un intérêt matériel ni une attitude morale à son propos. C'était en réalité plutôt une extase qu'une morale »10. Les échanges se multiplient avec des artistes comme Mark Rothko, Willem De Kooning, Jasper Johns, Franz Kline, Joan Mitchell, Jackson Pollock, Philip Guston. La situation, dans le monde des arts visuels apparaît à Feldman beaucoup plus diversifiée, beaucoup plus impliquée dans le monde réel que ce qui se passe dans le milieu musical, trop dominé, selon lui, par l'alternative Schœnberg /Stravinsky. « N'importe qui aurait fréquenté les peintres du début des années cinquante, aurait rapidement compris qu'ils exploraient leur sensibilité à travers un langage plastique des plus personnel, conservant une complète indépendance vis-à-vis des autres arts et possédant ce sentiment de
sécurité qu'offre un travail connu d'eux seuls. Je pense que Cage, E. Brown, Ch. Wolff et moi étions dans cet état d'esprit particulier »11. Ainsi se constitue, de manière toute informelle et sans prétention dogmatique, ce que l'on a appelé la « New York School ». Feldman, Brown, Cage et Wolff, dont les visées esthétiques sont d'emblée fortement individualisées, ont en commun la volonté d'exister hors des normes stylistiques en vigueur à l'époque, marquées d'un côté par les conséquences du néo-classicisme, d'un autre par une soumission aux principes de l'Ecole de Vienne. Une admiration mutuelle les relie, ainsi qu'une aspiration à l'invention et à la découverte, en marge des garde-fous scolastiques. Feldman estime pour sa part qu'un groupe donne un sens de la permission, un sentiment de ne pas avoir à se battre contre un standard accepté, parce que d' autres travaillent également en dehors de lui. Le terme qui lui paraît correspondre assez précisément à l'état d'esprit de cette génération est celui d'ambivalence. Et ce mot semble s'appliquer de manière particulièrement juste à sa propre personnalité car, malgré ses complicités avec Cage, Brown et Wolff, Feldman restera toujours un solitaire. « Je crois que c'est Paul Valéry qui disait que ce qui est beau relève du tragique. J'en retiens pour moi que ce qui est beau est fait dans l'isolement. Dans un sens, l'aspect tragique est une sorte de saveur psychique inhérente à cette solitude »12. Par delà tout dualisme schématique, cette qualité d'ambivalence imprègne profondément ses prises de position à propos des rapports complexes entre le passé et le présent, les acquis et la création personnelle, l'implication au sein d'un milieu artistique et la démarche individuelle, même si Feldman sera parfois amené à adopter une attitude apparemment radicale, déclarant par exemple un jour à un de ses étudiants : « Vous savez, il n'y a pas une seule chose que j'ai apprise dans le passé et que je pourrais en fait appliquer à ma musique. Personne ne m'a jamais aidé. Aucun aperçu que j'ai pu avoir du passé ne se reflète en quoi que ce soit sur ce que j'essaie de faire. Je ne me sers pas de modèles. Ce que je dois utiliser est une autre tradition : comment noter »13. L'École de New York est donc une dénomination à propos de laquelle il convient de rester très prudent et, dans ses propos, Feldman ne cessera d'ailleurs d'insister sur ce qui distingue son projet artistique de celui de Cage. Il en sera de même en ce qui concerne Earle Brown, ce qui transparaît de façon manifeste dans la « discussion » entre les deux compositeurs et le musicologue Heinz-Klaus Metzger14. Feldman entreprend la série des Intermissions en 1950 ; dans la première de ces pièces, Iwo Intermissions pour piano, on trouve une seule indication dynamique, very soft.... La première pièce est constituée de 32 mesures (la croche est à 69), nombre qui permet de multiples subdivisions ; une fragmentation en quatre sections égales est notamment rendue perceptible par des mesures de silence, la segmentation temporelle se faisant de plus en plus plus fine à mesure que l'on s'achemine vers la fin de la partition. On découvre une parenté avec la méthode dite de la racine carrée chez Cage. Le principe consistait à ce que l'oeuvre se divise en parties égales, elles-mêmes groupées en sections inégales ; chaque partie était scindée en sous-parties présentant les mêmes types de groupement. Par exemple, Imaginary Landscape n °3 de Cage comprend douze parties de douze mesures ; les parties sont successivement groupées en sections de 3, 2, 4 et 3. Et dans les groupements, à l'intérieur des mesures, on retrouve la même succession numérique. Une méthode assez voisine est commune aux Extensions I à III et aux Structures pour quatuor. Toutes ces oeuvres reposent sur un même type de mesure s'apparentant à un 3/8.
Feldman compare volontiers la structure globale d'une oeuvre à une toile de temps et décrit comment il « travaille sur cette toile avec cette image de temps présente de manière prioritaire à l'esprit. Parce que, après tout, c'est avec le temps que nous travaillons [...] C'est encore le dernier lien, je crois, avec la civilisation européenne, en ce qui concerne la musique en tout cas » 15. La Piece for Violin and Piano (décembre 1950) est écrite en notation traditionnelle ; elle comporte 48 mesures équivalant chacune à 3 croches ; la croche reste à 84 tout au long de la partition ; la dynamique est très faible, le plus souvent ppp, avec quelques éclats f, qui précèdent un retour au ppp. Le violon joue avec sourdine. A plusieurs reprises interviennent des mesures de silence pour les deux musiciens. Notons que le plus long silence intervient juste après le premier accord de 6 sons joués ensemble par le violon et le piano, tandis que le son le plus long apparaît à la toute fin, sous la forme d'un son en harmonique par le violon, le seul de l'ouvrage, au sein duquel vient s'inscrire un cluster de 4 notes au piano, également le seul de la partition. Cette pièce peut déjà être ressentie comme une sorte d'épure où l'attention est invitée à se porter sur le microscopique. Pourra-t-on voir par ailleurs quelque rapport entre une telle attitude et l'extrême myopie de Feldman, qui ne fera que s'amplifier au fil des ans, l'obligeant toujours à se tenir au plus près de la page lorsqu'il écrivait, traçant chaque signe comme s'il s'agissait de l'opération la plus délicate qui soit ? C'est à la fin de l'année 1950 que Feldman élabore ses premières partitions graphiques sur papier millimétré, amorçant notamment la série des Projections. Projection I pour violoncelle devient ainsi une des toutes premières partitions graphiques de la musique contemporaine et représente sa première expérience d'une pensée musicale capable de s'émanciper des modèles préexistants : « Mon désir n'était pas de composer, mais de projeter des sons dans le temps, libres de toute rhétorique compositionnelle qui n'aurait eu aucune place ici »16. Christian Wolff décrit sa manière de réaliser une telle partition : « Il fixait au mur des feuilles de papier millimétré et travaillait dessus comme s'il s'agissait de peintures. Lentement, ses notations s'accumulaient et, de temps en temps, il se reculait pour juger de l'effet visuel global. Pour lui, cela n'avait pas tant à faire avec une croyance dans le hasard ; c'était davantage fonctionnel qu'autre chose »17. Selon Feldman, ce type d'organisation pré-compositionnelle donnait à la musique une sorte de bordure, comme on parle de bords à propos de l'espace d'une toile. « Je n'y pensais pas, mais j'écrivais, remplissant une zone puis une autre [ ...] »18. C'est également une des leçons qu'il tire de l'oeuvre de Guston : « 11 y a un espace tout autour du bord de ses peintures. Mais un compositeur ne peut pas faire cela, car il fait en sorte que la fête continue »19. L'évaluation relative des hauteurs s'organise selon trois rangées de petites cases ; les limites des registres peuvent être librement choisies par l'interprète. A la différen ce des Projections suivantes, on ne trouve pas de chiffres correspondant à des nombres de sons à inscrire à l'intérieur du temps de chaque case, ni aucune prescription concernant la dynamique ; la durée dépend de l'espace occupé par un carré ou rectangle à l'intérieur d'un espace correspondant à 4 battues, chaque battue équivalant à un tempo métronomique de 72. Se superposent verticalement dans la page trois rangées de trois cases associées à des qualités de timbre (harmonique, pizzicato, arco). On remarquera que la part du silence est plus importante que celle attribuée au son, à l'intérieur de chacune des trois catégories de timbre auxquelles correspondent les lignes de cases. Dans son analyse de la partition20, John P. Welsh souligne la nature statistique de sa structure globale, tout en discernant, tout au long des six sections de l'ouvrage, certaines prédominances relatives quant aux caractères principaux.
- Pour la section I : insistance sur les harmoniques dans le registre aigu, secondairement sur les pizzicati dans le registre moyen ; - pour la section II : insistance sur les pizzicati dans le registre grave, secondairement sur les harmoniques dans le registre moyen ; - pour la section III : insistance sur les pizzicati dans le registre aigu, secondairement sur les pizzicati dans le registre grave ; - pour la section IV : insistance sur les harmoniques dans le registre moyen, sur des sons joués arco dans le registre moyen ; - pour la section V : insistance sur les pizzicati dans les registres aigu et grave, secondairement sur les pizzicati dans le registre moyen et sons arco dans le registre grave ; - pour la section VI : insistance sur les pizzicati dans les registre. aigu et grave ; pas de caractère secondaire. On peut ainsi déjà pressentir chez Feldman une tendance à allier éparpillement du matériau sonore et regroupements partiels, qui ne sont pas saisissables en tant que tels d'emblée, mais permettent de canaliser une impression généralisée, par trop unilatérale, de dispersion et d'entropie. Les déterminations concernent en priorité le tempo, le timbre et la densité des événements sonores, tandis que les rapports temporels entre sons et silence apparaissent comme flexibles et que la hauteur, à l'intérieur des trois registres principaux, n'est pas spécifiée. On peut donc observer une sorte de renversement des normes de la notation traditionnelle occidentale qui, jusqu'à une époque récente, a toujours tendu à privilégier la fixation de la hauteur et du rythme, demeurant plus approximative en ce qui concerne le choix des timbres. Projection II (janvier 1951) est écrite pour flûte, trompette, violon, violoncelle et piano. Peter Dickinson décrit la répétition de cette oeuvre, avec des étudiants d'un collège britannique : « Tout d'abord, Feldman demanda que le son soit produit avec un minimum d'attaque, comme si sa source devait être gommée, et réclama une perfection du son une fois que la note choisie avait été atteinte. Il n'avait rien contre le fait que les musiciens travaillent leurs parties à l'avance, mais insistait sur l'écoute au moment de la répétition. Le pianiste se vit reprocher un accord mineur dans le regitre moyen, bien que, de toute évidence, aucune instruction écrite ne le signale »21. Dans les Projections, seuls le registre, les durées et les dynamiques - toujours très faibles, ce qui deviendra une des constantes de sa musique - sont généralement définis. Le choix des hauteurs revient par contre à l'interprète. A l'exception de la Projection I, les autres partitions de la série comportent une ou deux parties de piano. Pour Projection III (janvier 1951) pour deux pianos, chaque instrumentiste dispose d'un long rectangle divisé en deux parties horizontales par une ligne. La section inférieure correspond à des touches qui doivent être enfoncées sur le clavier, mais pas attaquées. La partie supérieure correspond aux notes effectivement jouées, qui entreront en interférence avec les résonances sympathiques des notes enfoncées. Tout comme à la suite de jeux d'ombre et de lumière, un phénomène sert de révélateur à l'autre.
« La pratique même de la musique, celle de Feldman par excellence, exalte le fait que nous ne possédons rien » écrira Cage dans son « Discours sur quelque chose »22. La partition de Projection IV (janvier 1951), pour violon et piano comprend 8 feuilles sur lesquelles sont également inscrites des rangées de rectangles et de carrés ; la durée dépend de l'étendue des figures graphiques, chaque case équivalant approximativement à une pulsation de 72. Des prescriptions de timbre (sons harmoniques, pizzicati...) sont données au violoniste. Projection V (janvier 1951) est écrite pour 3 flûtes, trompette, 3 violoncelles et 2 pianos ; on y trouve un même système de cases pour chaque partie instrumentale en ce qui concerne les registres ; des lignes pointillées verticales correspondent à 4 battues (chaque battue équivaut à un tempo d'environ 72) ; selon leur longueur, les cases, carrées ou rectangulaires correspondent à un nombre de battues ; les dynamiques doivent être très faibles, les trompettes et violoncelles jouant avec sourdine ; le trompettiste projette les sons à l'intérieur de la caisse de résonance d'un des deux pianos. Chaque pianiste lit deux parties (c'est-à-dire deux systèmes de trois cases verticales) simultanément ; la partie inférieure indique des nombres de touches à enfoncer, mais non pas à jouer, de manière à faire du piano une source de résonance sympathique. Si les 4 Extensions écrites entre novembre 1951 et avril 1953 et les 6 Intermissions, entre 1950 et 1953 sont écrites en notation traditionnelle, les 5 Projections, de 1951, et les 4 Intersections, entre 1951 et 1953, font appel à la notation graphique. « Extensions I pour violon et piano n'utilisait comme dynamiques que le fort et le doux, à une époque où tout le monde autour de moi sérialisait les intensités. Ce type de chose est mieux adapté aux moyens électroniques. Quel est l'intérêt si vous ne pouvez pas exécuter cela »23. Intersection # 1 et Marginal Intersections sont toutes deux écrites pour orchestre. Un procédé semblable aux Projections et aux Intersections pour instruments solistes est fourni aux interprètes quant au choix des hauteurs et aux définitions des registres, durées. Les entrées successives sont partiellement déterminées au moment du jeu. Dédiée à John Cage, Intersection # 1 (février 1951) est conçue pour bois, cuivres, violons, altos, violoncelles et contrebasse, avec des indications relatives de registre, mais sans chiffre à l'intérieur des cases ; des repères au moyen de lignes pointillées verticales correspondent à des groupes de 4 battues (tempo autour de 72) ; les dynamiques sont librement déterminées par les instrumentistes, mais une fois établie, chacune doit être conservée telle quelle jusqu'à la fin d'un laps de temps donné ; les sons doivent être produits avec un minimum -de vibrato tout au long de la pièce. En avril 1951, à la suite d'un refus de Cage, qui ne se sentait aucune affinité avec la personnalité de Jackson Pollock, Feldman est amené à composer une musique pour le film documentaire de Hans Namuth et Paul Falkenberg sur et avec le peintre, en échange d'un de ses dessins à l'encre. Dans une lettre datée du 7 juin 1951 reproduite dans le catalogue de l'exposition du Centre Pompidou consacrée à son oeuvre, Pollock écrit : « On passe le film au Musée d'Art Moderne jeudi prochain - tout le monde à New York a été invité [s'ils viennent]. J'ai hâte de le voir et d'entendre la musique du jeune Feldman [un ami de John Cage] - ça peut être très bien - je parle dans le film, ce qui ne m'enchante guère - enfin, nous verrons ». Le choix de Morton Feldman (qui écrira vingt ans plus tard une oeuvre pour la Rothko Chapel) est d'autant plus
étonnant - et d'autant plus intéressant - que sa musique demeure la plus épurée et intériorisée qui soit, et que le contraste avec ce qui est montré à l'image est donc des plus saisissant. Marginal Intersections (juillet 1951) est conçue pour un vaste effectif orchestral comprenant instruments à vent (bois et cuivres), percussions (au moins 6 percussionnistes munis d'instruments de métal, verre et bois), guitare électrique, piano, xylophone, vibraphone, un enregistrement des sons d'une riveteuse, instruments à cordes et 2 oscillateurs ; les musiciens d'une même famille instrumentale se réfèrent à une même zone graphique ; exceptionnellement sont spécifiés certains instruments ; les interprètes sont libres de faire intervenir les hauteurs de son de leur choix par rapport à la grille temporelle qui leur est fournie ; dans quelques cases se trouvent inscrites les lettres L (loud : fort) - par trois fois - et S (soft : doux) ; par ailleurs, deux oscillateurs électriques produisent, l'un des sons très graves, l'autre très aigus, à peine audibles, qui s'introduisent subrepticement parmi les sons instrumentaux. Ce sera là une des incursions exceptionnelles de Feldman dans le monde des sons synthétiques. Les sons enregistrés et ceux de l'oscillateur aigu terminent la pièce ; dans le premier cas, il est indiqué « begin early, and gradually fade out », ce qui constitue l'unique diminuendo de l'ouvrage. Pierre Boulez adopte d'emblée une attitude très réservée vis-à-vis de la tentative de Feldman : « Je te dirai tout de suite que je n'ai pas beaucoup apprécié les essais de Feldman en carrés blancs. C'est beaucoup trop imprécis et trop simple »24. Ce à quoi Cage réplique : « Feldman, qui accepte avec difficulté le fait que tu n'aimes pas sa pièce pour piano, va t'envoyer une nouvelle Intersection on Graph pour piano [il s'agit d'Intersection II]. Il est aussi d'une certaine manière mortifié que tu n'aimes pas Mondrian. La différence d'opinion m'apparaît plus comme une différence de distance : trop près ou trop loin. [De trop loin, la terre entière ne semble qu'un point]. De plus, si tu parles à Feldman, je suis certain que tu reconnaîtras ses qualités. Son oeuvre n'est pas tant admirée pour ses caractéristiques intel lectuelles que pour sa capacité à laisser les sons être et se développer. J'admire tes critiques [via Christian Wolff] du rythme dans ses Intersections, à savoir que les fins des sons doivent être également libres [à la discrétion de l'interprète] tout comme les débuts. Mais j'admire également la réponse de Feldman lorsqu'il a entendu ta critique : Ce serait une autre pièce »25. Dans une lettre écrite quelques mois plus tard, Pierre Boulez développe son point de vue par rapport au type de notation utilisé par Feldman : « Je suis désolé de ne pas avoir beaucoup aimé les Intersections, ce n'est pas la direction que prennent ces oeuvres que je mets en question. Au contraire, je trouve cette direction excellente. Mais la réalisation ne me semble pas à la hauteur. Car elle témoigne d'une régression par rapport à tout ce qui a été fait jusqu'à présent. Loin de représenter un progrès, un enrichissement, on n'y trouve rien de l'ensemble des techniques précédemment acquises. En premier lieu, le fait que les indications de tempo soient définies par une échelle de secondes signifie qu'on a affaire à une unité métrique constante qui est 60, et cela pour toutes les pièces. Je préférerais qu'on ait des unités métriques qui puissent être des multiples ou des divisions de 60 [...] ». Un peu plus loin, Boulez revient sur les limitations que suppose, selon lui, la notation graphique du temps, par rapport à la notation classique « plus efficace dans ce cas que la notation graphique avec les secondes en abscisse. Ce n'est pas que je sois contre la notation du temps selon l'abscisse [tu verras plus loin que je l'utilise pour mes expériences électro-acoustiques], mais je suis contre son utilisation inefficace. Car ainsi, on obtient une musique plus sommaire que ce qu'on avait antérieurement. Ce que je ne tolère à aucun prix. Quand on change de méthodologie, c'est parce que la nouvelle qu'on adopte est apte à produire des phénomènes - ici les phénomènes rythmiques - dont la vieille n'est plus capable. Ici, ce n'est sûrement pas le cas. C'était
certainement le cas au début. La recherche d'une rigueur plus grande, mais on a obtenu le résultat contraire. Une des conséquences, c'est le manque total de contrôle des fréquences. Écrire une bande de fréquences, c'est clairement la non-définition du son, et ça va contre la nature de la méthode mathématique des approximations successives, c'est ici une méthode inverse, celle des non définitions successives ! Il est très évident que je ne peux pas admettre le rôle si vague donné à la tessiture. J'admets aisément, et trouve très remarquable chez toi, cette méthode des sons complexes, des complexes de sons. C'est dire que je n' admets pas le son sous le simple aspect de la pure fréquence, mais aussi comme une relation de fréquences. Mais je prétends tout simplement que ces fréquences devraient faire l'objet d'un contrôle rigoureux dans la construction, et si on ne peut pas établir la valeur absolue de chacune d'elles, on ne devrait pas établir la valeur relative de leur interdépendance. Ou alors, si on désire quitter les complexes de fréquences disponibles, ça demande une improbable virtuosité d'écriture. Et à nouveau ces complexes seraient très restreints, conditionnés par les relations très strictes des divers déroulements et de leurs valeurs relatives à chaque moment du déroulement. On pourrait presque comparer cela, dans le contrepoint classique, au fait qu'on puisse remplacer chaque ligne contrapuntique par son renversement, son rétrograde et le renversement de son rétrograde ! Dans le cas du contrepoint à trois voix, ça donnerait 4 x 4 x 4 = 64 éventuelles possibilités pour chaque note ! Ici, nous avons presque la meilleure relation ! Je ne crois pas que l'utilisation des complexes de fréquences, dans les Intersections, corresponde à un contrôle aussi rigoureux. Et puisque ce qu'on peut obtenir, c'est un son unique répété à quatre octaves, un accord parfait ou les douze sons, ça m'ennuie énormément. De plus, à supposer que les interprètes aient de l'imagination, alors ils deviendraient compositeurs [...]. C'est le cercle vicieux. Et puis, à ce pointci, je n'ai pas la nostalgie de l'instant. Finalement, le fait que ce soit à l'intérieur d'une unité de temps qu'on puisse commencer le son - parallèlement à la bande de fréquences - je pense que cela requiert aussi un contrôle très rigoureux. Pour résumer, je crois que ces Intersections sont certainement sur une voie qui est juste, mais elles s'abandonnent dangereusement à la séduction du seul graphisme. En effet, nous sommes des musiciens et non des peintres, et les tableaux ne sont pas faits pour être interprétés. C'est bien volontiers que je demanderais à Feldman - et c'est avec une grande amitié que je me permets cette remarque - d'être plus exigeant avec luimême, et non pas de se satisfaire de la séduction d'un aspect extérieur »26. Il est intéressant à cet égard de faire remarquer à quel point la position de Feldman est singulière, à la fois, bien sûr, par rapport aux idéaux de Boulez, mais aussi de Cage, qui interprète ses intentions d'une manière qui semble pour une grande part échapper à Feldman lui-même. La situation est d'autant plus embrouillée que, à cette époque, Cage n'avait pas encore exploré le domaine des notations dites graphiques ni appliqué le concept de l'indétermination à l'exécution proprement dite, ce qui fait dire à Feldman : « Je n'ai jamais été sous l'influence de Cage ! Alors que, après tout, lui-même a été sous mon influence. Disons plutôt : il y avait une sorte d'expérience commune lorsque nous avons fait connaissance. John Cage n'avait pas d'école, à la différence de Schœnberg, Webern et Berg. Lorsque je dis que j'ai influencé Cage, c'est seulement au niveau le plus superficiel ; il s'agissait de l'invention d'une notation qui a plus ou moins transformé la fonction de la musique. Lorsque j'ai créé mes premières musiques graphiques, la musique était toujours libre au cours de l'exécution ; chaque fois qu'elle était jouée, elle était différente jusqu'à un certain degré. Un an plus tard, John Cage inventa une notation qui était libre en ce qui concerne la composition mais, à ce moment-là, en utilisant la méthode I Ching, la composition devenait déterminée. En d'autres termes, les pièces de Cage du début des années cinquante, une fois achevées, étaient toujours fixées. Il y a donc une différence très dramatique : Cage se préoccupait alors d'utiliser ces nouvelles découvertes comme un aspect de la composition, tandis que, pour ma part, je les employais d'une manière qui faisait que la différence entre la composition et son exécution n'était pas claire. On ne
savait pas ce qu'était l'exécution et ce qu'était la composition. J'étais pour ma part plus "anticomposition", tandis que lui-même utilisait tout cela de manière compositionnelle ; je crois qu'il s'est, jusqu'à aujourd'hui, davantage intéressé aux concepts des processus compositionnels que moi »27. « John Cage prend a priori une grande décision avant de commencer une pièce. Je prends mes décisions intellectuelles pendant que je compose la pièce28. » Un autre type d'ambiguïté me paraît par ailleurs résulter de l'utilisation de l'expression « notation graphique ». En effet, ce que Feldman met en place dans de telles partitions, ce sont davantage des diagrammes - ce que sous-entend le mot anglais « graph » - que des graphismes, comme le fera E. Brown peu de temps après, dans des oeuvres comme les Folio Pieces, November et December 52. Si les notations graphiques de Brown, puis un peu plus tard encore celles de Cage, sont délibérément énigmatiques et en appellent au pouvoir d'imagination ou d'invention de l'interprète, il n'en est pas vraiment ainsi chez Feldman. On pourrait plutôt assimiler ce type de partition à quelque plan, ou « patron ». Les chiffres garantissent un niveau d'abstraction en ce qui concerne certains aspects du contenu des sons leur hauteur et leur durée individuelle. La notation n'est réellement graphique que dans la mesure où le compositeur s'écarte des signes symboliques traditionnellement utilisés pour la notation des durées et instaure un principe d'analogie entre le déroulement du temps et la mesure d'espace qui lui correspond. Au tout début des années cinquante, à travers les partitions graphiques, l'attitude de Feldman se révèle en définitive plus proche du principe de l'indétermination que celle de Cage qui, à l'époque, demeure attentif aux questions du matériau. Toutefois, si l'indétermination se rapporte, dans certains cas, au phénomène de l'interprétation, Feldman ne la fait pas intervenir dans l'acte compositionnel proprement dit, en ayant recours, comme Cage, à des méthodes de hasard. Pour Feldman, l'attitude de Cage demeure somme toute trop volontariste quant à sa manière, paradoxale, de faire régner l'absence de volonté ou d'intention. Même dans le cas des partitions dont le résultat est partiellement imprévisible, en tout cas en ce qui concerne certaines propriétés du son, Feldman vise toujours une réalité acoustique au lieu de rester dépendant d'un processus compositionnel préalable. Dans Intersection II pour piano (août 1951), chaque case équivaut à une valeur métronomique qui peut aller de 158 à 276, donc très rapide. Des nombres indiquent la quantité de sons à produire dans les registres grave, médium et aigu. Le chiffre 12 implique de jouer n'importe quel nombre de sons, 12 ou davantage. Selon le voeu de Feldman, les accords ne devraient pas être arpégés ni brisés, mais plaqués (« avec le coude, pas brisés » indique-t-il dans une des pages de la partition), sans aucun doute afin d'éviter tout effet mélodique, ce qui implique pour le pianiste, dans le cas de nombres importants de sons, toutes sortes de mouvements du poignet ou de l'avant-bras. A la différence de la plupart des partitions de cette période, les Intersections II et III impliquent une densité importante d'événements et réclament une agilité des plus grande de la part de l'interprète. A la même époque, Feldman conçoit une Intersection pour bande magnétique 8 pistes, selon un même principe de notation que les autres Intersections, également basée sur une forte densité de sons, mais le projet sera finalement abandonné. Sous l'impulsion d'Heinz-Klaus Metzger, le studio de sonologie d'Utrecht reprendra plusieurs années plus tard le projet, mais cela n'aboutira pas davantage, l'entreprise étant jugée irréalisable malgré les progrès technologiques.
A propos des Four Songs Io e. e. cummings (1951), Laurent Feneyrou écrit : « Les deux chants extrêmes se déroulent sur un même schéma métrique de dix-huit mesures, dans un tempo immuable. Traversés de silences, la simplicité des figures et le dépouillement instrumental à la fin de ces chants ruinent l'illusion des tessitures écartelées et des différents modes de jeu du violoncelle. Une symbolique numérique parcourt les deux chants intermédiaires : le deuxième de onze mesures, le troisième de trente-trois. Et si les murmures de la voix, un moment esseulée sur quatre notes, perforent la surface plane du troisième chant, les forte isolent parfois un geste, notamment à la fin du quatrième chant, où l'ensemble s'extrait violemment de la nuance qui était la sienne depuis le commencement »29. Intermission V (1952) pour piano présente des affinités avec la Pièce for violon and piano : 96 mesures de 3 croches chacune (ou l'équivalent) ; sa rythmique en est simple, à la différence de la plus grande partie du répertoire pianistique de l'époque, marqué par le postsérialisme, qui se plait à multiplier valeurs irrationnelles et ruptures de temps ; ici, le tempo métronomique n'est pas même fixé, l'unique indication à cet égard étant slow. Il est demandé au pianiste de maintenir enfoncées les pédales d'étouffement et de résonance tout au long de la pièce. A quatre reprises, des accords JJf sont suivis de notes ppp, cette intensité étant conservée jusqu'au prochain « éclat ». De par l'intervention de la pédale de résonance, il est manifeste que les sons joués très doucement après les attaques fff seront entendus comme dans le halo des accords en question, en particulier lorsque que ceux-ci sont particulièrement denses, alors que les notes les plus faibles sont généralement isolées. Autour de la deuxième moitié de la pièce, après un dernier effet de contraste dynamique, des éléments répétés commencent à faire leur apparition, jusqu'aux neuf reprises identiques d'un même motif de deux mesures sur lesquelles s' achève la partition ; cet effet de répétition est amené par le plus long silence de l'oeuvre, correspondant à 4 mesures. Feldman insiste alors sur la nécessité de vivre pleinement l'expérience du matériau ; c'est à partir de cette imprégnation, de cette implication que l'oeuvre se développe ; non qu'il s'agisse de rechercher une quelconque vérité dans le matériau sonore, ce qui impliquerait une démarche d'essence religieuse et consisterait, une fois de plus, à le poser comme un phénomène extérieur à nous, ou comme transcendant. Le son devrait plutôt être ressenti dans son immanence. Pour Feldman, ce sont nos vérités personnelles que nous apportons dans notre appréhension du son. Et cette appréhension s'opère par l'intermédiaire de l'instrument, pas nécessairement de l'écriture ; c'est pourquoi l'oeuvre naît de l'instrument, du rapport physique que le compositeur entretient avec lui. Le son est déjà forme en lui-même. Tout le reste n'est qu'une question de proportions, d'échelles. Au cours des années cinquante, Feldman pratique en fait simultanément plusieurs modes de notation ; ainsi la Piano Piece (1952) estelle notée de manière conventionnelle, malgré l'absence de barre de mesure ; d'une simplicité et d'un dépouillement extrêmes, la pièce consiste en une alternance de notes uniques d'une valeur de durée invariable (la noire pointée), jouées à la main droite et à la main gauche ; en tête de la partition, Feldman note : « lentement et tranquillement, avec toutes les battues égales ». Intermission VI (1953) pour un ou deux pianos, est une partition très particulière dans la production de Feldman, puisqu'elle pourrait s'apparenter au qualificatif de « forme mobile » ; 15 accords ou sons isolés sont dispersés dans l'espace d'une page que l'interprète parcourt à son gré ; au verso de la feuille sont données les indications suivantes : « La pièce commence avec n'importe quel son, puis continue avec n'importe quel autre. Chaque son doit être produit avec un minimum d'attaque, de manière à être à peine audible. Les sons notés ne doivent pas
être joués trop rapidement ». Dans le cas d'une version pour deux pianos, les deux musiciens peuvent parcourir indépendamment la page. Les notes sont parfois précédées d'un signe de silence ou d'un point d'orgue, qui constituent une manière de signaler un moment de suspens, d'une intervention (quelle qu'elle soit) à la suivante. Ce « mobile » précède de quatre années les premières partitions variables de K. Stockhausen (le Klavierstück XI) ou de P. Boulez (la Troisième Sonate), toutes deux également pour le piano mais, dans ce cas, il s'agit d'un processus infiniment plus simple, qui ne cherche pas à multiplier les règles de fonctionnement. Intersection III, composée en avril 1953, est une des partitions envisagée par Cage dans l'article « Indeterminacy »30. Chacune des quatre feuilles de la partition est constituée d'une suite de petites cases de 1,76 cm de côté. Le tempo est évalué à 176. Trois rangées de cases sont disposées verticalement ; elles concernent les registres : aigu, moyen, grave. Les nombres inscrits dans les cases précisent le nombre de sons qui doivent être produits. Le pianiste peut entrer à n'importe quel moment à partir du début qui lui est indiqué par une case. Lorsque deux nombres sont indiqués pour un même registre, n'importe quelle partie du registre peut être utilisée. Une fois joués, les sons doivent se prolonger jusqu'à la fin de la durée indiquée. Dans « Indeterminacy », Cage souligne, à propos de cette pièce, l'interpénétration des notions de détermination (la forme globale, le timbre propre à l'instrument), et d'indétermination (la méthode, les jeux d'intensité, le choix des hauteurs), ce qui permet d'engendrer une situation essentiellement non dualiste : « une multiplicité de centres en état de non-obstruction et d'interpénétration » [...J « Comment l'interprète exécutera-t-il Intersection III ? » poursuit Cage. « Il peut le faire d'une manière organisée susceptible d'être soumise avec succès à une analyse. Ou bien il peut assumer sa fonction comme un photographe, d'une manière qui n'est pas consciemment organisée (et donc, non assujettie à l'analyse), ou même de façon arbitraire, en sentant sa propre voie, et en suivant les dictats de son ego ; ou bien, plus ou moins sans le savoir, en y pénétrant, en référence à une structure mentale s'apparentant au rêve, suivant, comme dans l'écriture automatique, les dictats de son subconscient ; ou encore, selon la psychologie jungienne de l'inconscient collectif, suivant les inclinations des espèces et produisant quelque chose d'un intérêt plus ou moins universel pour les êtres humains ; ou bien, en accord avec le "sommeil profond" de la pratique mentale hindoue - le fondement de Maître Eckhart - ne s'identifiant avec rien d'autre que l'éventualité »... Le projet de Feldman va ainsi dans le sens d'une nouvelle forme d'exploration de la dimension spatiale propre à la notation musicale. Il parle alors de la partition comme d'un « repère spatio-temporel ». Cette partition témoigne, comme le souligne Cage, d'une imbrication effective d'aspects déterminés et indéterminés, sans que l'on puisse parler de tentative délibérée de conciliation entre les deux. L'écriture est en quelque sorte assimilée à un geste, capté dans son mouvement ; celui-ci est gardé dans son unicité, non préparé, non résolu, en suspension, sans être immobilisé pour autant ; la composition toute entière est comme un discours de ce geste. Dans Intersection III, les déterminations concernent l'instrument pour lequel a été conçu le processus, le piano, la forme dans laquelle se déploie le processus, qui se présente visuellement sous la forme d'une succession de petites cases accompagnée d'une prescription concernant la vitesse de lecture pour le jeu tout entier. Pour l'interprète, la situation est donc donnée une fois pour toutes : elle ne subit ni changement, ni évolution ; à la différence des partitions mobiles de P. Boulez ou de K Stockhausen, aucune opération conceptuelle ne s'interpose entre la lecture de la partition et le jeu instrumental qui conduirait à scinder la procédure d'exécution en une série de décisions successives à prendre et à relier les unes aux autres. Ici, unité de temps, sens et tempo de lecture, codification, demeurent
inaltérés, affirmant l'identité du projet et favorisant l'identification de l'interprète avec lui ; la partition agit donc bien comme un filet - pour reprendre l'expression de Cage - destiné conjointement à faire produire et percevoir des phénomènes sonores en deçà de tout critère de choix stylistique ou esthétique ; on peut y déceler une manière de constituer une grille temporelle, tout comme comme le peintre tend sa toile. Où réside alors la volonté du compositeur ? Dans les règles de base du processus ainsi déclenché, qui ne laissent rien supposer du résultat qualitatif de l'exécution, de l'intention subjective du compositeur ; ne fournissant que des signes quantitatifs (les chiffres inscrits dans les cases correspondant à des densités de sons), une approximation quant au lieu de l'action (régions grave, moyenne ou aiguë de l'instrument) et les limites temporelles à l'intérieur desquelles doivent s'inscrire les actions, la partition tend vers une certaine objectivité. C'est d'ailleurs bien ce que Feldman reprochera plus tard à ce type de partition : prendre l'aspect d'un objet. Pourtant, dans le même temps, la partition voit se dissoudre son caractère chosique car, de par la multiplicité des résultats que l'on peut obtenir à partir de ses notations très générales, elle n'en garantit pas la reconnaissance en tant que telle ; elle intervient plutôt comme condition d'une manifestation sonore, provoque l'entrée dans le concret du jeu, capte la matérialité physique d'un instrument en particulier, révèle le toucher d'un musicien en particulier, à la manière d'une tablature ouverte. Il serait vain de chercher, à partir de la succession de chiffres inscrits dans les cases, des rapports numériques répondant à un quelconque symbolisme numérique. Les quelques propositions exposées d'emblée par Feldman restent constantes ; elles ne subissent aucune transformation voulue, et ne sont pas dialectisées d'une manière ou d'une autre : par exemple, l'unité de temps demeure inchangée (ce qui, comme nous l'avons constaté, ne manquera pas d'embarrasser P. Boulez) et la situation pour l'interprète ne varie aucunement. Il s'agit là d'une notation capable de favoriser une « fluidité naturelle », selon l'expression de Feldman lui-même, en ce qui concerne le cours des événements sonores. La propriété de la hauteur perd sa prédominance sur les autres composantes du son (la durée, l'intensité, le timbre) ; la situation s'écarte de ce fait de l'héritage de plusieurs siècles de musique, marqué par l'hégémonie de l'harmonie. Les partitions graphiques de Feldman réclament une extrême attention de la part de l'interprète, de par ses exigences en ce qui concerne les modes d'attaque, généralement aussi peu affirmés que possible, d'entretien, sans changement, de par également son insistance sur la pureté des sons produits, qui restera un des traits de son style d'écriture. Dans la plupart des partitions de Feldman, l'intensité doit demeurer des plus faibles ; toutefois, dans le cas des Intersections II et III, la dynamique reste libre. En 1969, à la suite d'une suggestion de Feldman, Gerd Zacher réalisera une version d' Intersection 111 pour orgue, où les trois zones indiquées dans la partition sont réparties entre la main droite, la main gauche et le pédalier. Entre 1953 et 1958, Feldman abandonne ce type d'écriture et de processus ; il sent en effet que « si les moyens doivent être imprécis, le résultat ne doit pas moins en rester clair ». Feldman considère a posteriori les procédés d'indétermination trop conceptuels. En définitive, la poétique de l'indétermination n'est pas son problème, en tout cas pas un but en elle-même. « J'ai dit un jour à Cage : John, la différence entre nous, c'est que toi, tu a ouvert la porte et attrapé une pneumonie, tandis que moi, j'ai entrebaîllé la fenêtre et attrapé un rhume »31. Et
Feldman de revenir, non sans quelque scepticisme sur les commentaires de Cage sur ses partitions graphiques : « Souvenez-vous de la très belle idée qu'il inventa à propos d'un appareil de photo qui permet aux gens de prendre n'importe quelle photo32 ; en un sens cette idée indique exactement sa propre conscience globale de ce qu'impliquent de tels processus. Je ne suis pas du tout là dedans. Je ne sais pas du tout ce que j'ai bien pu inventer. Je crois que la différence la plus importante n'est pas que je me glorifie moi-même, ce qui pourrait être une critique adressée par Cage à Varèse, par exemple ; je pense que j'en ai fini avec les moyens et ne me suis jamais préoccupé de l'environnement social »33. Dans une enquête sur la question « Le compositeur est-il anonyme ? », publiée par la revue Source34, Larry Austin cite une prise de position de Feldman : « Au début des années cinquante, Cage, Brown et moi découvrions tant de choses passionnantes ; il m'était très difficile de laisser de côté mon ego de compositeur. C'était pénible. Il me fallait me retirer pour constater combien la musique était belle. Certains gosses qui écrivent de la musique aujourd'hui voient seulement le geste. Ils n'écoutent pas la musique. Pour moi, c'est le matériau qui est le héro, pas le compositeur. Les gosses adoptent une attitude d'anti-héro, portent une cape et déclarent : "je ne suis pas compositeur", geste dramatique. Pour eux, John Cage, en tant que personne, est devenu un héro, pas sa musique. Lorsque John et moi travaillions ensemble, il n'y avait pas ce sentiment-là. Nous supprimions nos egos en faveur de la musique ». Afin de revenir au plus près du matériau, il réenvisage un système de notation plus déterminé, notamment dans Extensions IV (1952-53) pour trois pianos, même s'il jugera en définitive cette méthode « trop unidimensionnelle ». En dépit de la pluralité des méthodes de notation, on ne trouve pourtant pas de divergences fondamentales entre les différentes familles de partition ; et c'est bien ce qui fait dire à Cage : « La musique conventionnellement notée de Feldman, c'est lui-même jouant sa musique graphique ». Malgré son apparente discontinuité et hormis certains principes de répétition qui apparaissent dès les premières partitions, on découvre dans sa musique certains points de repère structurels qui infléchissent la saisie de l'oeuvre, canalisent tout risque de dispersion excessive ; par exemple, dans Extensions III (1952), des clusters, les seuls dans l'oeuvre, interviennent quasiment au milieu de la partition ; auparavant, on a entendu essentiellement des notes de valeurs longues tandis que, après eux, le vocabulaire musical est principalement constitué de notes ornementales, de sons brefs ainsi que de séquences répétées. Ce qui compte essentiellement pour lui, c'est de préserver une sorte de souplesse, d'élasticité dans l'articulation des événements sonores, quels que soient les moyens pour transmettre une telle conception du temps. Le projet revient à articuler dans le temps des entités sonores qui constituent autant de « poids » spécifiques, dotées de qualités de timbre individuelles. Chaque note, chaque accord acquiert en effet un poids qui lui appartient en propre, chacun étant composé puis entendu comme un élément à part entière, sans qu'un principe de hiérarchie ne vienne s'instaurer entre les uns et les autres. « Je produis un son, puis je vais au suivant » déclare Feldman ; pas de principe de développement, mais des processus de métamorphose appliqués de façon non mécanique. On pourrait également parler à cet égard de processus d'extension.
Il en est de même en ce qui concerne les intervalles harmoniques et leur identité respective. Certes, dans les oeuvres des années cinquante, on peut observer une prédominance d'intervalles jugés dissonants (secondes mineures, tritons, septièmes et neuvièmes...) ; mais, à la différence de ce qui se passe dans le sérialisme post-webernien, où l'on constate des polarités harmoniques somme toute assez voisines, cela n'exclut pas pour autant l'affirmation d'une quinte juste, ou d'une octave qui vient parfois redoubler ou plutôt, colorer différemment une note. Beaucoup plus tard, à propos de For Bunita Marcus, Feldman insistera sur un saut d'octave qui intervient à la fin de la partition : « Il s'entend de manière extraordinaire. Comment se faitil que les gens aient l'idée qu'un mi b. dans le médium sonne comme un mi b. une octave audessus ? D'où cela est-il venu ? Je sais beaucoup de choses, mais je ne sais toujours pas d'où cela est venu »35. « Un problème dont on ne parle pas dans la musique d'aujourd'hui est l'intervalle. Un jeune compositeur s'adressa à moi, très préoccupé par la question des intervalles dans sa musique. La fonction de l'intervalle est juste d'étendre la composition. Quand je lui eus dit cela, il parût si soulagé. Il pensait que les intervalles venaient du ciel »36. A l'orée du silence, empreinte de cette fragilité fondamentale engendrée par l'aspect fugitif de la course du temps, la musique de Feldman réfléchit très précisément le statut qu'il accorde à la pratique artistique. Très dépouillées, les Three Pieces for piano (1954), présentent des notes brèves isolées, des accords aux registres très écartés, entrecoupés de fréquents silences (environ le tiers des 48 mesures de la deuxième pièce est occupé par le silence). Il en est de même avec les 7tvo Pieces pour deux pianos (1954), sortes de miniatures, constituées chacune de 32 mesures à 3/16 (le mouvement métronomique de la double croche tourne autour de 122), avec de nombreuses mesures individuelles de silence et quelques silences des deux musiciens ; émerge de cette oeuvre une impression d'éparpillement du matériau sonore, d'un registre extrême à l'autre des instruments ; les interventions sont de tendance ponctuelle, discontinue, avec quelques appogiatures isolées ; à noter, l'utilisation de la troisième pédale : sont indiquées des touches à enfoncer, sans faire entendre les sons, qui permettent à certaines harmoniques de résonner. Cette quête de l'épure se poursuit dans les 7ivo Pieces for six instruments (juin-septembre 1956) pour flûte, flûte alto, cor, trompette, violon et violoncelle, où les instruments ne jouent qu'une note par mesure (toujours à 3/16), de manière irrégulière, chaque note apparaissant comme baignée dans des silences de durées diversifiées ; on constate des silences généraux d'une ou deux mesures ; le tempo reste inchangé (la double croche à 88). Tout au long des années, on remarque une prédilection persistante pour certains instruments, en particulier le piano, « instrument contemporain par excellence », à cause de « la manière réelle dont le son du piano résonne et s'éteint progressivement, métaphore de l'extinction des valeurs de ce monde ». Le piano est à la fois un instrument central dans la production de cette époque et, plus intimement encore, le miroir de ses préoccupations compositionnelles : « Une des raisons pour lesquelles je travaille au piano est qu'il m'oblige à ralentir ; d'autre part, le temps, la réalité acoustique devient beaucoup plus audible »37. Feldman constate en effet que
si un compositeur travaille à la table, il tend à instaurer un système, à s'éloigner de la réalité acoustique. Entre 1954 et 1957, des dix oeuvres qu'il réalise, Feldman n'en compose pas moins de huit pour un ou deux pianos ; il s'agit pourtant d'une période de transition où il compose peu (deux partitions en 1954, une en 1955) - la raréfaction touchant aussi bien son écriture que sa production proprement dite. 1957 peut être considérée comme une année charnière qui l'amènera à explorer à nouveau les notations graphiques et à envisager différemment l'expérience du temps et du son dans leur flexibilité. Composée cette année-là, Piano Three Hands est la première partition à faire intervenir une notation sans valeur de durée fixée, bien que Feldman précise que le tempo doive être très lent (les sons aussi doux que possible), et que tous les temps doivent être presque égaux. Des notes uniques (parfois surmontées d'un point d'orgue, lorsqu'elles sont isolées), en ronde, avec des lignes pointillées pour les accords joués simultanément par les deux musiciens sont réparties sur trois portées (deux pour un pianiste, une seule pour l'autre). Les notations blanches de Piano Three Hands paraissent souligner la lenteur du temps de lecture. Dans cette oeuvre comme dans Piano Four Hands, également composée en 1957, chaque main a rarement plus d'une note à jouer. « Piano Three Hands est probablement la pièce la plus fréquemment jouée de Feldman » déclare Cornelius Cardew dans une introduction à un programme Feldman pour la BBC en 1966. « Peut-être parce qu'elle a été jouée tant de fois, elle a acquis une qualité vénérable. Les notes elles-mêmes ont un air d'immuabilité, comme si elles avaient été prédéterminées dans quelque sphère non humaine, rendues possibles par l'instrument pour lequel elles ont été écrites. » Parmi les raisons qui le conduisent à s'écarter des notations indéterminées, les questions de l'écoute de l'interprète et du silence sont décisives : « Les musiciens étaient sensibles à la manière de produire les sons, mais n'écoutaient pas. Et ils n'étaient pas sensibles aux silences que j'indiquais. Donc, la raison pour laquelle ma musique est notée est que je voulais garder le contrôle du silence X38. Deux notions prédominent alors dans son écriture, la clarté et la plasticité. La « surface » lui apparaît comme un sujet déterminant pour sa musique, comme il l'écrit dans l'article « entre catégories ». Feldman recourt à deux systèmes de notation pour obtenir un tel résultat ; l'un pourrait être qualifié de notation rythmiquement libre ; c'est ce qui apparaît par exemple dans Piano Three Hands ou dans Last Pieces (1959), pour piano, où la durée des accords demeure flexible, par rapport à des battues plus ou moins mesurées, de tempo très lent. Feldman expérimente une méthode de notation différente dans Piece for Four Pianos et 71vo Pianos, composées toutes deux en 1957. Dans ce cas, un même matériau est fourni aux interprètes, ce qui engendre comme une succession d'effets de réverbération, à partir d'une source sonore unique. Les interprètes sont ainsi amenés à assurer eux-mêmes la plasticité du mouvement. Le toucher propre à chaque musicien est comme mis en relief de manière extrêmement subtile. Dans son introduction au programme Feldman, C. Cardew déclare au sujet d'une des réalisations de la Piece for Four Pianos : « Les sons se suivent en une chaîne lente, élastique. Il n'y a pas de sons forts. Tous les pianistes ont la même séquence de sons à
jouer, mais en les jouant, ils se laissent aller. Chacun prend son propre temps, si bien que les échos d'un même son aux quatre pianos sont souvent longuement séparés dans le temps. Mais, en ayant quelquefois le même son répété plusieurs fois par chaque pianiste individuellement, Feldman fait en sorte de créer des surfaces unies où les quatre pianos jouent de nouveau ensemble ou, du moins, sont capables de se découvrir à distance ». De telles pièces dévoilent le sens du temps que possède chaque musicien, ce qui se manifeste à travers les décalages qui ne peuvent manquer de se produire quant à leur appréhension du matériau. « Le résultat, écrit Feldman, est comme une série de réverbérations à partir d'une source sonore identique... Les notes répétées ne sont pas du pointillisme, comme chez Webern, mais elles sont là comme lorsque l'attention demeure sur une image - le début de la pièce est comme une reconnaissance, pas un motif mais, par la vertu des répétitions, met en condition pour écouter39. » Les trois oeuvres pour piano que Feldman compose entre décembre 1957 et avril 1958 présentent de nombreuses affinités ; Iwo Pianos reprend le principe de Piece for Four Pianos, une même succession d'accords étant fournie aux deux musiciens dont les temps de lecture se décalent insensiblement. De par la transparence de l'écriture, chacun a la possibilité d'évaluer sa situation par rapport à son partenaire et, en conséquence, d'agir sur le temps de décalage. « J'ai reçu de Frederic Rzewski une lettre qui disait : pouvez-vous m'envoyer cette pièce pour deux pianos - vous savez, celle qui est un canon ? En fait, je n'avais pas dans l'idée que c'était un canon. Voyezvous, les deux pianistes s'opposent à partir de la même partition ; les durées sont libres, et chacun joue selon son propre sentiment du temps à l'intérieur du caractère général de lenteur indiqué. Alors j'ai regardé la partition. Je n'étais pas trop ennuyé mais... » Feldman raconte alors une anecdote à propos de De Kooning quelqu'un lui rend visite et, regardant une de ses toiles, lui fait remarquer qu'il y découvre la forme d'un chat ; ce à quoi De Kooning réplique : « N'est-ce pas merveilleux, vous avez non seulement une peinture, mais également un chat en plus ». Et Feldman de poursuivre que c'est bien le sentiment qu'il avait à propos du canon40. Dans Las! Pieces # 3 (1959) pour piano, des accords de 2 à 6 sons sont régulièrement disposés dans l'espace de chaque page, certains étant dotés de points d'orgue. Pour chaque pièce, des indications très générales d'écoulement de la durée et de dynamique sont données : « lent, doux, les durées sont libres » pour la première ; « rapide, doux, les durées sont libres » pour la seconde ; « très lent, doux, les durées sont libres » pour la troisième ; « très rapide, aussi doux que possible, les durées sont libres pour chaque main » pour la quatrième. Les deux pièces associées à un débit rapide constituent une des rares incursions de la musique de Feldman hors du caractère de lenteur dont elle est le plus souvent imprégnée. Au cours de la dernière pièce apparaissent quelques accords arpégés et des notes répétées, ainsi qu'un nombre plus important de notes ornementales: La qualité verticale est pourtant ce qui domine le plus largement dans l'oeuvre. De même que l'on a pu constater, dans les oeuvres antérieures, que l'apparente dispersion statistique des caractères sonores n'excluait pas l'émergence de zones plus ou moins explicitement polarisées sur une ou deux propriétés spécifiques, de même l'analyse que Thomas DeLio propose des Last Pieces # 341 permet de mettre en évidence la prédominance
accordée, selon les cas, à un intervalle en particulier (par exemple l'intervalle de tierce mineure au début de l'oeuvre), tandis que, un peu plus tard, l'éventail des couleurs harmoniques tendra vers la diversification, chaque couple de notes présentant un intervalle différent, de la seconde mineure au triton, à l'exception, cette fois, de la tierce mineure. Dans le premier cas, Th. DeLio note que, alors que le début de l'oeuvre paraît constitué d'une série de sons isolés, séparés, « graduellement émergent des similarités sous-jacentes et une hiérarchie simple s'établit dans laquelle l'intervalle de tierce exerce une manière de suprématie sur toutes les structures verticales »42. Toutefois, on ne découvrira là rien de systématique, et les relations entre les notes, tant sur les plans horizontal que vertical, semblent plutôt se déduire les unes des autres en fonction d'une expérience de l'écoute, que dépendre d'un plan compositionnel abstrait posé a priai. Exposés dans une nudité délibérée, ces intervalles changeront d'ailleurs sans cesse de coloration harmonique, selon le jeu de registration auquel ils sont soumis tout au long de la partition, et qui les fait apparaître dans l'ambitus le plus étendu de l'instrument. Cette discontinuité quasi permanente dans l'exploration des registres permet à Feldman de n'éliminer a fortiori aucun intervalle, des plus consonants (l'octave ou la quinte) aux plus dissonants, ce qui se confirmera en particulier à partir de la fin des années soixante-dix ; chaque intervalle peut en effet être entendu pour lui-même, en fonction de ses propriétés acoustiques spécifiques, au lieu de se voir rattaché à quelque réminiscence stylistique préétablie dépendant, par exemple, du langage tonal. Certes, comme le démontre Th. DeLio, de multiples affinités relient les accords les uns aux autres, mais elles ne dirigent pas l'écoute dans une voie unique ; un couple de notes ou un accord ne se résoud pas dans celui qui lui succède ; chacun est pourvu d'une identité qui lui est propre ; nul ne peut être considéré comme d'importance secondaire ; dès lors, l'auditeur est invité à se frayer son propre chemin à travers ces événements dont les résonances, parfois, se chevauchent ou s'entremêlent et, par là même, à s'inventer des connections, compte tenu de l'intensité de son écoute. Plus globalement, Feldman tente alors de mettre au point une écriture plus précise qui favorise une plus grande clarté du résultat sonore tout en lui garantissant un certain degré d'ambiguité. Ce retour à une écriture quasi traditionnelle ne correspond certes pas, chez lui, à une quelconque régression ; de même, lorsque, à partir des années soixante-dix, il réintègre des éléments mélodiques ou harmoniques qui sous-entendent des allusions tonales ou modales, il ne le fait jamais d'une manière aussi radicale que les compositeurs dits répétitifs ou minimalistes, comme Terry Riley, Steve Reich ou Philip Glass. Feldman semble en effet assumer la complexité du phénomène musical comme irréductible aux exclusions et aux dualités que véhicule la conception traditionnelle, indépendamment de l'opposition apparente entre la fixité de l'écriture et l'instantanéité du phénomène sonore. Frank O'Hara écrit à propos de la musique conventionnellement notée de Feldman : « La notation n'est pas tant l'exclusion rigide du hasard, mais représente le moyen d'empêcher la structure de devenir une image, et une indication de la préférence personnelle du compositeur pour où l'imprévisibilité devrait opérer »43. Feldman estimait par ailleurs que, au début des années cinquante, l'expérience du son - la conscience de la réalité acoustique, qui n'avait cessé de se développer et de se ramifier au cours des décennies précédentes - était devenue trop forte pour être contenue ; d'où l'émergence, notamment aux Etats-Unis, avec Cage, E. Brown et lui-même, de systèmes de notation qui ne cherchaient pas à cerner les sons de la manière la plus contrôlée, à fixer toutes
leurs propriétés, comme cela se passait au moment du sérialisme intégral, mais étaient capables de conserver une large part de mobilité et d'ouverture. Feldman retourne une nouvelle fois aux notations graphiques dans Ixion (1958) pour dix instruments (Merce Cunningham se servira de cette musique, en 1966, pour son ballet Summerspace) et dans deux oeuvres pour orchestre, Atlantis (1959) et ...Out of « Last Pieces » (1961), ainsi que dans The Straits of Magellan (1961) pour flûte, cor trompette, guitare électrique, harpe, piano et contrebasse, jouant de plus en plus sur des structures de nature verticale. Dans The Straits of Magellan, des flèches indiquent les registres aigu et grave, mais de nombreux sons doivent être choisis par les instrurr,entistes dans n'importe quel registre. On remarquera en outre des indications, peu fréquentes chez Feldman, de glissandi ascendants ou descendants, de doubles sons pour les instruments à vent, ainsi que des notes répétées (toujours 6 ou 7 fois). Pour le piano, est prescrite à plusieurs reprises l'utilisation de la troisième pédale ; les lettres B (black), et W (white) se rapportent au choix de touches noires ou blanches, dans n'importe quel registre. La partition comporte en tout 422 cases (la valeur métronomique tourne autour 88), dont les deux dernières correspondent à des temps de silence. Feldman poursuivra ce type de notation graphique jusqu'en 1967 dans In Search of an Orchestration. Toutefois, dans ce cas, la notation conventionnelle est plus présente que, par exemple, dans ...Out of « Last Pieces », certains sons étant plus précisément déterminés quant à leur durée et leur situation vis-à-vis des autres ; sont spécifiés différents types de notes ornementales, des sons tenus sur les battues du chef d'orchestre ou décalés par rapport à elles, des sons brefs à inscrire à l'intérieur de la durée globale correspondant à une case. Pour ...Out of « Last Pieces », Feldman donne les indications suivantes : « Chaque case équivaut au mouvement métronomique 80. Les nombres désignent la quantité de sons à jouer pendant ou à l'intérieur de la durée de chaque case. Des lignes brisées indiquent les sons à prolonger. S'il y a plus d'un son, c'est le dernier son qui doit être tenu jusqu'à la fin de la ligne brisée. A l'exception des sections dans lesquelles des sons graves sont indiqués, tous les sons choisis doivent être joués dans les registres aigus de l'instrument, sauf pour la guitare électrique, la harpe, le célesta, le vibraphone et le xylophone, qui peuvent choisir des sons dans n'importe quel registre. Les chiffres romains désignent la quantité de sons à jouer simultanément. Quand les sons simultanés sont arpégés, le symbole standard est utilisé. Les violoncelles et contrebasses jouent en pizzicato, sauf dans le cas des sons en harmonique. L'attaque de chaque son ne devrait jamais être accentuée, et, tout au long de la pièce, les intensités devraient rester très douces ». Dans la dernière page de ...Out of « Lest Pieces », qui correspond à une durée d'environ une minute, les hauteurs des accords et sons isolés du piano sont précisément fixées, alors que le reste de la partition est noté graphiquement. Cette section réutilise certains matériaux de Last Pieces pour piano. Dans une note de programme à propos de ...Out of K Last Pieces », Feldman revient sur son cheminement depuis ses premières partitions graphiques: « La fonction admise du progrès compositionnel est de rendre possible une musique où le son représente uniquement une des nombreuses composantes. La découverte que le son peut être
en lui-même un phénomène qui se développe de toutes sortes de manières, possède sa propre forme, son propre projet et sa propre métaphore poétique, m'a conduit à l'idée d'ébaucher un nouveau système de notation graphique - une structure "indéterminée", qui tient compte de l'expression immédiate du son, indépendamment d'une rhétorique compositionnelle. A la différence de l'improvisation, qui se fie au choix des exemples les plus empiriques et artificiels reposant totalement sur la mémoire d'un style ou plusieurs styles, la notation graphique a pour but d'écarter la mémoire aussi bien que la virtuosité - tout effacer, à l'exception de l'action directe dans le cadre du son lui-même. La première partition graphique [Projection I, pour violoncelle seul] a été écrite en 1950. Les registres [aigu, moyen, grave], le tempo et la dynamique [la plupart du temps très tranquille] étaient prédéterminés. Les hauteurs effectives à l'intérieur des registres indiqués pouvaient être librement choisies par l'interprète. L'année suivante [19511, deux pièces pour orchestre [Intersection I et Marginal Intersection] utilisaient des échelles sonores beaucoup plus étendues. Non seulement les hauteurs effectives à l'intérieur des registres, mais également la dynamique et les entrées au sein d'une structure temporelle donnée restaient livrées au libre choix des interprètes. Ces premières oeuvres étaient encore organisées comme une série horizontale d'événements, dans laquelle la configuration temporelle était appliquée de manière conventionnelle. En travaillant dans une continuité horizontale, on dépend encore de la différenciation - dans mon cas, de l'alignement des registres. Quand on se représente le son dans un espace total, c'est enfin en permanence un espace se subdivisant à l'infini. Il se toujours produit toujours ce qui, dans tous les cas, est inévitable pour le son. Celui-ci est plus élastique, mais n'est pas encore devenu plus plastique. La prochaine étape consistait à explorer le son en profondeur, c'est-àdire verticalement. Quand la série horizontale se brise, l'expérience verticale [intemporelle] apparaît. La différenciation, qui est intégrée au processus horizontal, devient superflue dorénavant. On se rapproche d'un monde sonore plus homogène. La séparation des couches sonores n'existe plus. C'est comme si l'on travaillait à l'intérieur d'un unique champ sonore. Les intervalles temporels ne donnent plus à la musique sa configuration et ses contours. Ce n'est pas la mesure du temps qui façonne le son : le son modèle la mesure du temps. ...Out of « Last Pieces » [ 1961 ] a été écrite sur du papier quadrillé, où chaque carreau avait une largeur de huit millimètres. La quantité de sons, qui doivent être joués à l'intérieur de chaque case, est déterminée, tandis que l'interprète peut intervenir au commencement ou bien en cours de route, pour chacune des cases. Pendant toute la durée de la pièce, la dynamique demeure très calme. La guitare électrique, la harpe, le célesta, le vibraphone et le xylophone peuvent choisir des sons dans n'importe quel registre. Les autres instruments produisent leurs sons dans les registres aigus, sauf pendant de courtes sections, où des sons graves sont indiqués en particulier »44. Au cours des années soixante, Feldman explore un mode notation qu'il qualifie de « racecourse » (littéralement, l'expression signifie « champ de courses »). Les différentes parties instrumentales ou vocales sont précisément définies en ce qui concerne la hauteur, les modes d'attaque et les dynamiques, mais les durées et la coordination verticale demeurent relativement libre. Feldman applique tout d'abord ce type de notation dans des pièces pour deux interprètes (Piano Four Hands, et Two Instruments, pour cor et violoncelle, de 1958), avant de l'envisager pour des effectifs plus importants.
The swallows of Salangan (1960) pour choeur mixte et un effectif orchestral exceptionnellement important de 23 instruments (7 violoncelles, 4 flûtes, flûte alto, 5 trompettes, 2 tubas, 2 vibraphones et 2 pia nos), d'après Sauf Conduit, de Boris Pasternak, consiste par exemple en une longue série d'accords, non coordonnés par un chef, à la différence de Christian Wolff in Cambridge (1963). On peut observer un principe relativement similaire dans les Durations (1960-61), suite de cinq pièces pour différentes combinaisons instrumentales ; dans chacune, les instrumentistes commencent simultanément, puis déterminent la durée de leurs interventions à l'intérieur d'un temps général fixé. Dans chaque partie sont explorées des qualités très diversifiées de timbre (cf. les indications de pizzicato : pour les instruments à cordes, il est prescrit que, pour un son joué sur une même corde, au lieu de le réarticuler en pizzicato, il faudrait laisser tomber le doigt fermement pour exécuter le son du premier pizzicato, ce que l'on trouvera dans des partitions ultérieures (For Franz Kline). « Dans Durations 1 [pour flûte, piano, violon et violoncelle], je parviens à un style plus complexe dans lequel chaque instrument passe sa vie personnelle dans son propre monde sonore. Dans chaque pièce, les instruments commencent simultanément, puis sont libres de choisir leurs propres durées à l'intérieur d'un tempo général donné. Les sons eux-mêmes sont fixés45. » « Dans Durations I, la qualité d'ensemble des instruments particuliers suggère un kaléidoscope sonore précisément écrit. Pour réaliser cela, j'ai noté chaque voix individuellement, choisissant des intervalles qui semblent gommer ou annuler chaque son aussitôt que nous entendons le suivant. Dans les Durations III, avec le tuba, la force des trois instruments utilisés m'a amené à les traiter comme s'il s'agissait d'un seul instrument. J'ai écrit tous les sons simultanément, sachant qu'aucun instrument ne serait jamais trop loin derrière ou devant l'autre. En clairsemant ou en épaississant mes sons, j'ai gardé l'image intacte. Durations IV est une combinaisons des deux. Dans ce cas, j'ai choisi d'être plus précis en donnant des indications métronomiques. J'ai aussi permis aux instruments d'avoir une couleur individuelle propre, de manière plus prononcée que dans les autres [Durations]. » Dans Durations 111(1961) pour violon, tuba et piano, après un premier accord joué simultanément par les trois instrumentistes, la durée de chaque son suivant est laissée à l'appréciation de chacun. Des nombres placés entre les sons indiquent des temps de silence. On peut observer à l'intérieur de la section III un procédé qui pourrait être comparé à un procédé de tissage, et que l'on retrouvera dans la notion de « pattern ». Au cours des quinze premiers accords, trois hauteurs de son (fa#, sol, la b.), dans des registres différents, sont tour à tour comme échangées par les musiciens, ce qui provoque à la fois une impression de statisme (soulignée par les répétitions de chaque son) et de subtile modulation apportée par les changements de registre et de timbre. Cette pièce diffère notamment des autres Durations par le fait qu'elle comprend plusieurs mouvements, le dernier étant indiqué « rapide », ce qui demeure toujours inhabituel chez Feldman. Durations IV est la seule pièce de la série à comporter une indication métronomique (la noire entre 76 et 92), ainsi que des prescriptions concernant des modes d'attaque et d'entretien du son (vibrato, sul ponticello) pour les cordes. On y observe par ailleurs une progression, depuis des notes brèves (croches et doubles croches du vibraphone) jusqu'aux valeurs longues de la fin.
La difficulté d'appliquer un tel mode de notation pour un effectif aussi vaste l'amène à raréfier la densité des événements dans Structures for Orchestra (1960-62), où il dit avoir cherché à « fixer » avec une notation précise ce qui se serait passé si l'oeuvre utilisait des éléments indéterminés. Toujours selon les principes de la « race-course » notation, Feldman compose en 1961 7lvo Pieces for clarinet and string quarteit et Intervals pour baryton-basse, violoncelle, trombone, vibraphone et percussion (notamment un jeu de cloches et des cymbales antiques) ; dans cette oeuvre, la voix ne dispose le plus souvent d'aucun texte, à l'exception du vocable « Ahava », occasionnellement répété. Dans For Franz Kline (1962) pour cor, soprano, piano, jeu de cloches, violon et violoncelle, il est également indiqué que le premier son commence avec tous les instruments ; par la suite, la durée de chaque son, joué avec un minimum d'attaque, est déterminée par chaque musicien. Les battues doivent être ressenties comme lentes ; quelques ornements interviennent par rapport aux notes principales, mais ils ne devraient pas être joués trop rapidement. Des nombres inscrits entre les sons indiquent des battues en silence. On observe là un mélange de précision et d'approximation qui, loin d'être deux principes appliqués de manière dualiste, voient leurs apports se compléter ; toujours cette dimension de l'entre-deux chez Feldman, qui n'implique aucunement compromis ou synthèse, mais position en équilibre instable. Feldman a écrit à propos de Rauschenberg que, dans son oeuvre, celui-ci ne recherchait « ni la vie ni l'art, mais quelque chose entre les deux ». De même, Feldman souhaitait que son oeuvre elle-même soit tout à la fois « parfaitement intelligible » et « parfaitement inexplicable ». Ce goût pour l'ambiguité se retrouve dans son art de l'instrumentation ; Feldman n'exploite pas les instruments hors de leurs limites, comme de nombreux compositeurs ont pu le faire au cours des années soixante et soixante-dix. Il ne les détourne pas, mais s'attache à les révéler dans des combinaisons de timbre non conventionnelles, ce qui engendre des qualités globales uniques. En ce sens, il rejoint l'extrême raffinement dont font preuve, dans l'art de l'instrumentation, Varèse ou Stravinsky. Ses alliages instrumentaux sont souvent originaux, (violon, piano et tuba dans les Durations III, violon violoncelle et vibraphone dans les Durations IV, soprano, violon, tuba, percussion et célesta dans les Vertical Thoughts V), donnant ainsi à chaque pièce une couleur spécifique. On notera pourtant une prédilection pour certains instruments, flûte, clarinette basse, tuba, vibraphone (sans moteur), cordes, vraisemblablement à cause de leur capacité à produire des sons avec un minimum d'attaque et dans un registre dynamique très faible. Feldman déclare avoir notamment appris de Varèse, qu'il rencontra pour la première fois quand il avait 17 ans, que l'on ne doit pas confondre les rythmes avec une structure rythmique. « Savez-vous qu'il avait besoin d'un audiophone [sonotone] pour communiquer ? Mais quand il assista à la première audition des Durations 1-IV, il entendit tout. Et ce sont pourtant des pièces plutôt douces. Il me dit : "Les gens ne comprennent pas combien de temps cela prend à un son pour s'exprimer". Et il fut qualifié d'empirique ! Encore une fois, n'importe quel compositeur avec quatre sous de théorie est traité sérieusement et analysé. Et moi aussi, on me qualifie d'empirique. Qu'est-ce qui est empirique au sujet du son ? On ne peut pas écrire un article là dessus dans Die Reihe, c'est sûr. Et comment enseigner cela ? Après tout, mon dentiste m'a dit qu'il ne pouvait pas enseigner la dentisterie46. »
Feldman est assurément un pragmatique. « Aucune des idées que j'ai eues n'a été conceptuelle ou simplement technique. Les idées sont toutes venues des exécutions. Je n'ai jamais été un rêveur. » Et Feldman d'ajouter : « J'ai dit un jour à un homme de loi : "La légalité est la réalité". Ça lui a plu. Il en est de même avec la réalité musicale »47. A la différence de For Franz Kline, qui ne comportait pas de texte, un poème de Frank O'Hara, Wind, est utilisé pour The O'Hara Song ; le premier et le troisième chant sont basés sur le poème entier, tandis que le chant central ne comprend qu'un vers ; celui-ci est basé sur une succession descendante de six notes répétées cinq fois, dont l'accompagnement du piano et des cloches semble s'immobiliser lors des deux dernières reprises de la phrase chantée. On peut observer des reprises de matériau mélodique entre les chant 1 et 3 ; le premier vers du chant 3 reprend la même formule que celle du chant 1, un demi-ton au-dessous ; par rapport à la mélodie associée au deuxième vers, la transposition se fait un demi-ton au-dessus ; pour le troisième, la transposition est tout d'abord d'un demi-ton au-dessous, puis épouse la courbure mélodique initiale sans rester fidèle aux intervalles d'origine, procédé qui se poursuit jusqu'au dernier tiers environ du poème où les notes de la dernière ligne mélodique apparaissent identiques, avant que ne s'impose une alternance de deux notes, ré et do, avec une incursion, pour l'avant-dernière note, d'un ré b. Si les lignes chantées en 1 et 3 présentent de nombreuses affinités, les interventions instrumentales qui les entrecroisent sont pour leur part tout à fait distinctes. D'ailleurs, chaque chant est doté d'un « accompagnement » instrumental différent (violon et violoncelle pour le premier, jeu de cloches et piano pour le deuxième, alto pour le dernier), l'alto intervenant pour la première fois au sein d'un effectif de musique de chambre. Selon Peter Niklas Wilson, il ne s'agit pas tant de trois mélodies que de « trois perspectives d'une seule et même mise en musique d'un poème ». Frank O'Hara ressent pour sa part une profonde complicité avec la démarche créatrice du compositeur : « Feldman a créé une oeuvre qui existe sans référence extérieure à ellemême.[...] J'interprète ce "lieu métaphysique", ce territoire où vivent les oeuvres de Feldman, comme la surface où le développement spirituel de l'oeuvre peut avoir lieu, où la forme d'une oeuvre peut développer son originalité propre et où le sens personnel du compositeur peut devenir explicite. Dans un sens plus littéral, c'est l'espace qui peut être déblayé afin que la sensibilité ait la possibilité d'exprimer sa préférence individuelle pour le son et d'explorer le sens de cette préférence ». Comme Feldman tend à le montrer dès ses premières oeuvres, la complexité réside d'ores et déjà dans le son lui-même ; et elle est à assumer dans l'expérience proprement dite de la perception aussi bien que dans l'acte de création, en intime relation avec une appréhension concrète, physique du fait acoustique. On ne rend pas nécessairement plus complexe l'expérience musicale par une surdétermination de ses éléments constitutifs, en traitant le son comme un objet extérieur ; c'est là une conception mécaniste et scientiste qui refuse de tenir compte compte de ces facteurs essentiels que représentent la saisie subjective du temps et la relativité de toute perception de nature musicale. C'est peut-être pourquoi aussi sa démarche compositionnelle défie toute logique par trop apparente. « Le son était et est toujours le protagoniste principal dans mon travail. Je crois que je me mets au service de mes sons, que je les écoute, que je fais ce qu'eux me disent, et non pas ce que moi je leur dis. C'est que je leur dois ma vie, vous comprenez ? Ils m'ont procuré une vie4S. »
Quant au silence, il n'est pas vécu comme une interruption par rapport au son, mais comme son prolongement naturel, existant à part entière dans le corps même de la partition. Ce rôle, actif, du silence se manifeste tout particulièrement dans Piano Piece (To Philip Guston), composée en 1963, premier hommage à un des peintres dont il se sent le plus proche. Tout se passe comme si Feldman, en jouant sur des jeux raffinés d'interpénétration entre silence et son, créait des effets de réflexion entre ombre et lumière, obscurité et clarté. Feldman dit un jour qu'on devrait approcher sa musique comme si l'on n'écoutait pas, mais que l'on regardait quelque chose dans la nature. On notera également un intérêt de plus en plus prononcé pour les relations harmoniques à l'intérieur de chaque événement et d'un événement à un autre ; cela transparaît, par exemple, dès les Durations III, mais plus explicitement encore dans la série des Vertical Thoughts (1963). Dans deux des Vertical Thoughts intervient une voix chantée de soprano, sur un même vers : « Life is a passing shadow » (La vie est une ombre qui passe) ; Feldman estimait que cette phrase caractérisait parfaitement ce qu'il ressentait à propos de l'art. Dans cette série, des lignes brisées indiquent une sorte de relai instrumental, chaque instrument entrant quand le son qui précède commence à disparaître. A plusieurs reprises, les relais aboutissent à des silences, signalés sous forme de points d'orgue, qui impliquent des temps de suspens avant la prochaine intervention. Des lignes verticales impliquent des sons joués simultanément. Vertical Thoughts I est écrite pour deux pianos ; des mesures et tempi précis interviennent à plusieurs reprises ; pendant deux de ces mesures, on entend les résonances de l'accord d'un des pianos ; les autres mesures correspondent à des temps de silence, tous différents, ce qui correspond bien à l'intention de Feldman d'avoir le contrôle du silence, tout en laissant par ailleurs une flexibilité quant à la production-des sons proprement dits. Vertical Thoughts II pour violon et piano juxtapose des séquences de notation flexible avec d'autres où la notation est mesurée, le tempo changeant pour chaque séquence de ce type ; plusieurs mesures précises s'appliquent à des temps de silence ; une notation qui préconise que chaque élément s'inscrive par rapport à une battue comprise entre 88 et 116 pourrait être considérée comme une modalité intermédiaire. L'instrumentation des Vertical Thoughts III est : flûte (ou piccolo), cor, trompette, trombone, tuba (tous en sourdine), soprano, piano (et célesta), percussions (2 instrumentistes jouant d'un vibraphone - sans moteur -, jeu de cloches, timbales, grand tom-tom, grand gong, cymbale antique - la aigu), violon, violoncelle et contrebasse (tous en sourdine). Douze interventions, numérotées de 1 à 12 commencent chacune par un accord synchrone. A cinq reprises interviennent, comme autant de colonnes, des mesures à 3/2, de tempo sensiblement différent (sauf dans le cas où la noire est indiquée à 76, ce qui se produit deux fois) ; à l'intérieur de chacune, la voix de soprano, avec un même accompagnement de vibraphone, tom-tom et tuba, inscrit successivement, sur une même note, les éléments du texte : « life - is - a - passing shadow ». Les instruments couplés avec la voix n'interviennent qu'en cette circonstance. Vertical Thoughts IV, pour piano (1963) est notée sans mesure déterminée ; pourtant chaque élément, son isolé ou accord, est situé par rapport à une valeur métronomique comprise entre
66 et 88, avec des suspens signalés par des points d'orgue sur des sons isolés ou des moments de silence. Dans les Vertical Thoughts V, entre les mesures à 3/2 qui marquent les moments où les instruments jouent un même accord de manière synchrone, s'inscrivent des sections solistes pour percussion (tam bours, timbale, tom, gong, cymbales antiques). A l'occasion de chaque mesure, la chanteuse énonce un des éléments du vers précédemment cité, la dernière mesure en 3/2 étant une mesure de silence, avant l'ultime intervention de la percussion. Il serait à mon sens, inexact de voir, dans les changements qu'opère Feldman dans sa manière de noter, des revirements, voire des ruptures car ce qui paraît fondamental, c'est le registre général de sa musique, qui ne cesse de l'orienter vers une quête de la pureté, de la sérénité, loin des effets psychologiques et du couple tension/détente qui s'est imposé à la musique savante occidentale depuis plusieurs siècles. Dans Chorus and Instruments I, le chef détermine la durée (extrêmement lente) de chaque accord chanté par le choeur. Dans certains cas, leur durée doit être déterminée en fonction des sons instrumentaux qui les entrecroisent ou sont produits simultanément. On observe un mélange de notations mesurée et flexible, des lignes pointillées obliques signalant les relais ; chaque instrument entre lorsque le son précédent commence à disparaître. Vers le premier tiers de la partition intervient un accord synchrone du choeur et d'une partie de l'ensemble instrumental, entouré de mesures de silence. Cet accord est repris peu après, avec une durée et des temps de silence légèrement différents, selon un principe de variation quasi microscopique que Feldman utilisera volontiers dans ses partitions ultérieures. A la fin de l'oeuvre, une suite d'accords vocaux est soumise à un principe de répétition ; à l'occasion de chacune des deux reprises de cette suite, l'accord terminal est retranché. Christian Wolff in Cambridge (1963), pour choeur a capella est basée sur un ensemble d'accords de quatre à sept sons, entrecoupés de sons uniques, qui donne lieu à une reprise avec de très légères modulations dynamiques par rapport à un pp général. Cette utilisation d'un mouvement de crescendo/diminuendo, nouveau chez lui, interviendra plus fréquemment dans ses oeuvres ultérieures. La partition De Kooning (1963), pour cor, percussion, piano, violon et violoncelle est, dans sa conception, proche des Vertical Thoughts. Les instruments jouent avec un minimum d'attaque. Tandis que le son d'un instrument disparaît, un autre prend le relai, les passages s'opérant donc sans heurt en produisant une sorte de mélodie de timbres. On peut déceler plusieurs types de parenté entre les sons. Lors de l'événement numéroté 8, le violoncelle répète quasi littéralement un groupe de trois sons en pizz. Certains sons isolés, ou accords, répétés après des temps de silence variables, par un même instrument, apparaissent dans des environnements différents, de par les sons d'autres instruments qui leur sont superposés ou la résonance d'un son précédent. Des mélodies de timbre interviennent à d'autres occasions, lorsqu'une même hauteur est exposée successivement par deux ou trois instruments. Un autre type de parenté se manifeste au moment (événement n°16) où le pianiste joue simultanément deux do# distants de deux octaves au célesta puis, après deux sons de violoncelle, attaque à nouveau simultanément deux do# une octave au-dessus, au piano cette fois. De l'événement n°17 au n°30, se perçoit un accord pivot de trois sons (do-mi-do#), joué par le piano ou par le célesta (dans ce cas, un si se rajoute à l'accord), confronté à toutes sortes d'interventions, synchrones ou non, des autres musiciens. Signalons que, la dernière fois qu'il
intervient, l'accord si-do-mi-do#, n'est plus joué, comme cela a toujours été le cas, par le célesta, mais par le piano. Par rapport aux 32 événements numérotés dans la partition viennent s'inscrire, par cinq fois, des mesures ou groupes de mesures. Trois d'entre elles comprennent des mesures de silence ; une autre intervention mesurée est constituée de deux mesures à 5/4 où l'on entend la résonance d'un accord de piano ; seule la dernière intervention mesurée, à 2/2, qui clôt la partition, correspond à un accord joué synchrone par 4 instrumentistes. A l'origine, l'oeuvre avait été conçue pour un film sur De Kooning, bien que Feldman avoue ne pas avoir pu visionner le film dans son ensemble lorsqu'il écrivit la musique. Toutefois, il considère explicitement cette pièce comme un portrait du peintre De Kooning, sous forme de sons. « Dans De Kooning, il y a un peu de ce parfum tragique qu'incarnait Bill. Souvenezvous, il est le plus européen d'entre nous49. » Rabbi Akiba (1963) est écrite dans un même esprit, pour une instrumentation plus conséquente, avec l'intervention d'une voix chantée, une fois encore sans texte, dont la présence devient plus importante dans la deuxième partie de l'eeuvre, avec de longues « cantilènes » rythmiquement libres. Cette ondulation mélodique chantée de 11 notes - seule la première exposition n'en comporte que 10 - intervient sept fois (elle est fractionnée en deux dans l'exemple 5-6 inscrit ci-dessous), environnée par des mesures de silence et des interventions instrumentales généralement mesurées qui, comme elle, subissent à chaque fois quelques transformations, à partir d'un accord pivot présenté par les instruments à cordes autour des hauteurs, qui se stabilise à partir de la deuxième intervention :
D'une ligne à l'autre, on constatera : - la présence d'une petite note en 2) qui s'inscrira à part entière dans la mélodie 3) ; - des déplacements ou suppressions de points d'orgue ménageant des temps de silence ou prolongeant certaines - des transpositions -à l'octave, d'une exposition à l'autre de la mélodie. Dans The King of Denmark (1964), pour percussion (cloches, peaux, cymbales, gongs, timbales, triangle), l'instrumentiste joue entièrement avec les doigts, la main ou le bras, en tout cas sans le recours à des battes ou baguettes ; sont indiqués les zones de registre de chaque son (aigu, moyen, grave), la durée, et parfois, les instruments spécifiques (peaux, cymbale, gong, triangle..., désignés par des abréviations). Très douces, les dynamiques doivent être aussi égales que possible. Des lignes épaisses verticales désignent des clusters, des chiffres romains des sons joués simultanément. De grands chiffres, qui débordent les délimitations attribuées aux trois registres, indiquent des sons isolés qui doivent être produits dans tous les registres et dans n'importe quel laps de temps. L'ensemble s'achève par un accord pré cisément noté au vibraphone suivi d'une note au glockenspiel. Auparavant, avant six temps (de valeur métronomique comprise entre 66 et 92) de silence, il est prescrit de produire autant de sons différents que possible, dans une durée libre. L'oeuvre invite une nouvelle fois à tendre l'oreille et tranche ainsi radicalement sur le caractère de la plupart des pièces de percussion composées à l'époque, et qui constituaient de véritables démonstrations de virtuosité instrumentale. Il ne reste plus ici que des particules, des indices. « Un modeste énoncé peut être totalement original, là ou la "grande échelle" est,
le plus souvent, simplement éclectique » ; cette réflexion pourrait fort bien s'appliquer à une telle oeuvre, que Feldman évoque, dans un entretien avec Jan Williams, de la manière suivante : « Je me souviens avoir écrit The King of Denmark sur la plage, sur la côte sud de Long Island. Je l'ai écrite en quelques heures, assis confortablement sur la plage. J'ai écrit toute l'oeuvre sur la plage. Et je peux décrire les circonstances de la composition - ces espèces de bruits sourds d'enfants, de transistors et de conversations d'autres estivants sur leur serviette de bain. Et je me souviens que ces bruits ont joué un rôle dans l'oeuvre. Je veux dire, ces espèces de bribes. J'étais très impressionné par les bribes, par ces choses qui ne durent pas. Ce qui se passait autour de moi est devenu une image de l'oeuvre. Pour souligner cette image, j'ai eu l'idée d'utiliser doigts et bras et de me débarrasser des mailloches là où les sons ne sont qu'éphémères, disparaissent et ne durent pas très longtemps. Tout le monde m'interroge sur le titre, The King of Denmark, mais celui-ci est vraiment venu après l'oeuvre. Il y avait l'idée de calme, de finitude, de vagues regrets que les choses ne durent pas. Je ne sais plus comment est venue la métaphore plus sérieuse, The King of Denmark. On se souvient que le roi du Danemark sortit dans les rues de Copenhague en arborant l'étoile de David que les Juifs devaient porter à leur bras. C'était une véritable protestation silencieuse. Il ne faisait que marcher et ne disait rien. Je ne me souviens plus du lien entre la plage et cette histoire, mais il y en avait un très étroit dans mon esprit à ce moment-là. » En 1964, Leonard Bernstein inscrit au programme d'un concert avec le New York Philharmonic ...Out of « Last Pieces » ; dans le même concert figuraient des oeuvres de E. Brown et J. Cage (Atlas Eclipticalis + Winter Music). Les musiciens de l'orchestre se montrèrent particulièrement hostiles aux oeuvres en question, jusqu'à huer les compositeurs au moment des applaudissements. Calvin Tomkins raconte que Feldman fut tellement irrité par une attitude aussi peu conforme à la déontologie professionnelle qu'il demanda à K. Stockhausen de saluer à sa place, ce que Bernstein considéra pour sa part comme un geste décidément trop aléatoire. Cette anecdote est racontée d'une manière sensiblement différente, mais tout aussi pittoresque, par K. Stockhausen : « J'étais assis à côté de Feldman, au premier balcon, dans le Philharmonic Hall [...] A la fin, Bernstein s'est levé pour saluer. On s'était mis d'accord, Feldman et moi, pour que je salue à sa place. Je me suis levé, un projecteur s'est braqué sur moi et j'ai salué en souriant. Lennie avait déjà levé la main en souriant, mais quand il m'a vu, son sourire s'est figé. Il m'a jeté un regard noir en murmurant : "Ce fou de Stockhausen !" Je me suis rassis mais les applaudissements continuaient. Je me suis donc relevé, j'ai reçu à nouveau les ovations du public, et je me suis fendu d'une nouvelle série de courbettes. Mais Bernstein est revenu, pour la troisième fois. Il a fait signe à son orchestre de se lever, et je me suis mis debout à nouveau. Il a grommelé : "Assis, Karheinz !" Bernstein, pour la quatrième fois, est revenu. "Je te fais profiter de tout un tabac !" ai-je dit à Mortie, et j'allais me relever lorsque j'ai senti sa main sur mon épaule ; il en avait assez. "Ecoute Karl, me dit-il, tu ne peux pas me faire ça ! Ma mère est dans la salle et maintenant c'est moi qui me lève !" »so. Numbers (1964) est composée pour neuf instruments, dont une percussion (jeu de cloches, timbales, vibraphone, cymbales antiques) ; après une suite d'interventions principalement constituées d'accords verticaux coordonnés par le chef, seule la toute fin de l'oeuvre est écrite en notation traditionnelle. Chaque partie instrumentale fait entendre un flot quasi continu de sons ; une densité comparable d'événements intervient dans Four Instruments (1965). Comme dans De Kooning, l'interprète doit ici intervenir avant l'extinction du son précédent.
En 1966, Feldman obtient une bourse de la Fondation Guggenheim. Les années 1966 à 1969 peuvent être considérées comme de nouvelles années-charnières pour lui ; il compose alors peu (deux oeuvres, First Principles et Two Pieces for three pianos en 1966) et procède dans les partitions de cette période à une combinaison des différents types de notation expérimentés jusque là. C'est le cas de Chorus and Instruments II, composée en 1967. Cette imbrication souvent simultanée de plusieurs axes de notation se révèle plus complexe dans les First Principles (1966-67) ; l'effectif instrumental est divisé en groupes dont la composition varie dans chacun des deux mouvements ; les groupes interviennent de manière autonome après le premier accord synchrone par lequel débute chaque mouvement. A plusieurs reprises, des mesures différentes (2/2, 3/2 et 5/2) se mélangent, les tempi étant relativement flexibles (la noire à 66- 56), voire laissés à la discrétion du chef d'orchestre. « False Relationships and the Extended Ending [1968] est conçue pour deux groupes instrumentaux [piano, violon, trombone / 2 pianos, violoncelles, jeu de cloches]. Ils commencent ensemble et sont par la suite indépendants l'un de l'autre. L'oeuvre comprend une alternance entre des proportions de temps précises pour les silences et des durées libres [lentes] pour les sons. A l'exception d'un accord brisé, joué à plusieurs reprises par les trois pianos, le matériau sonore attribué à chaque groupe est différent et non répétitif. Les dynamiques sont très faible tout le long. [...] Cet accord fait fonction de fenêtre à travers laquelle la musique entre et sort. Intentionnellement, le tempo lent de la pièce s'élargit encore plus, pour susciter l'impression que l'on atteint continuellement la fin. D'où le titre Extended Ending. False Relationships se rapporte aux attaques verticales occasionnelles entre les deux groupes51. » Il s'agit donc là d'une des partitions de durées flexibles où deux groupes d'instruments suivent leurs parties de manière plus ou moins autonome. Dans la dernière section (« Extended Ending »), les groupes deviennent trois (le deuxième groupe se scinde en piano 2 / jeu de cloches, piano 3 / violoncelle). Les deux derniers sous-groupes terminent seuls, chacun avec son système de notation (mélange de notations mesurées et flexibles pour le piano et le jeu de cloches, mesurée pour les deux autres instruments). On observe plusieurs échanges et variantes d'accords entre les pianos 2 et 3 (du deuxième sous-ensemble), le statut de ces deux pianos étant couplé, tandis que le piano 1 intervient de manière plus autonome, en relation avec les instruments du premier sous-ensemble, sauf au moment où apparaît l'accord brisé commun aux trois pianos, qui devient alors le dénominateur commun reliant entre eux les sousgroupes. Dans Between Categories (1969), pour deux groupes instrumentaux identiques, la matière sonore peut se densifier verticalement (accords plus ou moins complexes), mais jamais horizontalement. Chaque événement sonore est donc caractérisé par son épaisseur, et par rapport à la résonance de celui qui précède. Peu après le milieu de l'oeuvre apparaît un accord qui passe à plusieurs reprises d'un piano à l'autre de chaque sous-groupe :
Il s'agit de l'unique accord arpégé. Les deux sous-groupes suivent chacun son propre système de notations (tour à tour mesurées ou flexibles). Pour On Tune and the Instrumental Factor (1969), pour orchestre, Feldman revient à la notation conventionnelle. Toute la partition est notée en 5/4 (56-66 à la noire). Le virage vers une nouvelle période créatrice s'est opéré. On observera notamment un relatif élargissement du vocabulaire harmonique, avec l'intégration de certaines consonances, l'usage de plus en plus fréquent de motifs répétés et variés avec un sens particulièrement minutieux du raffinement dans l'orchestration ; mes. 11 à 14, la partie de cloches
se retrouve telle quelle mes. 32 à 35, mais avec des variantes dans les autres parties instrumentales ; une séquence de cinq mesures, entourée d'une mesure de silence, et comprenant une mesure centrale de silence, mes. 22 à 28, est reprise avec de légères variantes, mes. 36 à 42. Dans Madam Press Died Last Week at the Age of Ninety (1970), une tierce majeure est répétée de manière insistante par les deux flûtes, presque régulièrement :
(exemple musical 11) (elle est seulement absente des deux premières mesures, des mes. 34 à 40 et des trois dernières mesures), à la manière du signal d'un coucou, relayée par différents instruments, produisant une véritable Klangfarbenmelodie, ainsi que de brefs motifs rythmiques. Un accord du célesta
encadre l'oruvre, (mes. 1, mes. 54), la dernière mesure (2/2) étant une mesure de silence. Le tempo est indiqué 90 à la noire (doucement, sans tension). Cette courte pièce, très à part dans l'oeuvre de Feldman, est beaucoup plus qu'un simple hommage à son premier professeur de piano, qui lui communiqua un goût irrépressible pour le toucher sensuel, individuel, de l'instrument. Certes, ce désir de tirer parti des qualités subjectives du toucher est un des aspects qui l'éloigne incontestablement de la démarche de Cage ; mais cette marque de subjectivité n'implique pas une position de repli sur l'ego, plutôt une ouverture sur ce que l'expérience du son comporte de sensitif, en deçà de tout affect psychologique plaqué de l'extérieur sur la pensée musicale ; à travers la musique de Feldman, celle-ci suit en effet son propre cours, même si elle est nourrie d'échanges avec d'autres modes d'expression, en particulier de ses contacts avec le visuel, hors de toute quête forcée d'analogie. « Je suis toujours d'avis que les sons sont destinés à respirer... et non pas à être mis au service d'une idée52. » « Si, dans une vue idéaliste, on ne voit dans la musique qu'un support d'idées, ce sera aux dépens de la musique elle-même. Dès que l'on en fait un moyen pour atteindre un but, elle devient polémique53. »
La musique de Feldman est particulièrement difficile à cerner au moyen de définitions arrêtées une fois pour toutes, à analyser : « Ma musique semble parfois mystérieuse. Une part du mystère vient de ce que j'attends, disponible, puis j'accueille, j'accepte... Ecoutez, il y a deux sortes de gens : le type qui ne s'intéresse que s'il comprend, et le type qui veut à tout prix du mystère hermétique, des énigmes. Le premier s'ennuie sans comprendre, le deuxième s'ennuie en comprenant. Moi, j'accepte la poésie, l'inexplicable. Les choses naissent dans cette attente »54. Pour reprendre le titre d'un de ses articles, où il est largement question des relations entre surfaces musicale et picturale, elle se situe « entre catégories » : « Entre temps et espace. Entre peinture et musique. Entre la construction de la musique et sa surface ». Pourtant, même si le monde de la peinture (celle de Mondrian, Rothko, Guston notamment) tient une grande place dans sa réflexion esthétique, les idées extra-musicales ne pénètrent que peu sa musique ; la concentration s'opère essentiellement sur le son, dans sa réalité tangible. La dynamique généralement très faible est aussi un des éléments qui contribue à souder entre eux les timbres instrumentaux et en faire un complexe sonore particulier à chaque oeuvre. Les dynamiques faibles constituent un élément de tension à la fois pour l'instrumentiste et pour l'auditeur, qui est invité à aiguiser son attention ; souvent, dans une telle dynamique, le son est révélé dans sa fragilité, dans son risque permanent d'instabilité ; se situer au seuil de l'audibilité, c'est être à la lisière de l'extinction, de la disparition. Selon les normes de l'orchestration conventionnelle, on considère généralement que, compte tenu du registre, un instrument sonne à son avantage dans une dynamique déterminée ; mais pour qu'il sonne pleinement, il est rare qu'il soit utilisé dans une intensité très douce ; Feldman transgresse de telles considérations par son exploration quasi généralisée des registres dynamiques les plus faibles, créant une sorte de dénominateur commun pour tous les instruments ; l'attention du musicien devra alors nécessairement se porter sur la naissance du son, en fonction du mode d'attaque de son instrument, de l'entretien et du mode d'extinction de chaque son. A travers l'oeuvre de Feldman, il est ainsi amené à reconsidérer, reprendre en compte des gestes élémentaires qu'il pensait avoir acquis une fois pour toutes, gestes enfouis sous une somme de réflexes et d'habitudes, plus ou moins habilement maquillés sous une couche de virtuosité artificielle et mécanique. Envisageant cette problématique de la dynamique de manière plus globale, Feldman déclare : « Je ne crois même pas que ma musique soit douce... Ce qui est doux, ce sont les connections. Ma musique est du même niveau sonore qu'un quatuor de Schubert. Si les choses semblent plus calmes, c'est parce que les liens sont plus longs. Ma musique ne possède pas cette harmonie romantique ou classique qui est comme de la colle. Et c'est cette colle qui empêche tous les bruits extérieurs d'y pénétrer »ss. Pour jouer la musique de Feldman, il faut revenir au son et au jeu instrumental avec d'infinies précautions, une délicatesse qui est aussi une forme d'humilité face à la complexité du monde sonore auquel nous contribuons par nos activités d'essence musicale. Il serait bien sûr séduisant de rapprocher l'attitude de Feldman de certaines pensées extrêmeorientales, par exemple du bouddhisme Zen, qui a été si déterminant dans la démarche de Cage. Mais Feldman rejette toute forme d'influence de ce qui ne représente selon lui qu'un système de pensée de plus, ni meilleur ni pire qu'un autre, avec son humour caustique : « Ma dette globale vis-à-vis de la culture orientale est la cuisine chinoise ». Curieusement, même s'il est très éloigné du formalisme de la musique européenne, Feldman ne renie pas une
certaine complicité avec elle, allant jusqu'à dire dans la Conférence de Darmstadt : « Je suis un intellectuel européen. Je ne suis pas un iconoclaste américain. Et c'est très, très, très intéressant. Regardez ma formation ». Un des apports les plus originaux de Feldman demeure sa conception de la temporalité, plus précisément de ce que l'on pourrait appeler la forme momentanée. Une polémique à mots plus ou moins couverts s'est engagée avec Karlheinz Stockhausen, lorsque celui-ci donna sa réponse à une telle notion dans Montente. A la différence de K. Stockhausen qui multiplie alors, dans chaque oeuvre, les complexités structurelles, Feldman rejette loin de lui la tentation d'oeuvres qui ne seraient que des « monstres de Frankenstein », pour reprendre l'expression de Cage. Au lieu de proposer une solution conceptuelle au problème de la forme momentanée, comme K.Stockhausen, Feldman préfère laisser cette forme se produire, toute introduction volontariste des notions de continuité, d'évolution apparaissant hors de son propos. Déjà le processus utilisé pour Intersection III permettait, dans son abstraction, d'échapper autant que possible à l'action de la mémoire et de favoriser une concentration sur le moment présent. Lorsque Feldman déclare que l'on n'a pas besoin de système pour vivre dans le présent, il met en évidence le paradoxe d'une coexistence possible entre l'élaboration conceptuelle d'un système de relations et le désir d'une expérience effective du moment. On pourrait bien appliquer à l'attitude Feldman cette phrase de Robert Motherwell : « La fidélité à ce qui advient, même de la façon la plus fortuite, entre soi-même et la toile, en est la clef de voûte »56. La relative immobilité des processus de Feldman, particulièrement au niveau temporel, fait que l'auditeur n'est plus projeté vers un avenir hypothétique de l'oeuvre, et n'a pas besoin non plus de se référer à ce qu'il vient d'entendre. Chaque moment qu'il perçoit n'existe pas d'une façon autonome en fonction des différences distillées en connaissance de cause par le compositeur. Par ailleurs, aucune intention philosophique ou référence idéologique ne vient préciser ou justifier son attitude. « Notre musique n'a de rapport qu'avec la musique. » Feldman ne considère pas le son comme un phénomène qu'il convient d'« apprivoiser », comme s'il lui était extérieur, comme s'il devait l'envisager à distance. C'est pourquoi sa musique suscite d'elle-même une écoute momentanée ; les sons sont perçus pour eux-mêmes, sans devoir être rattachés à des présupposés, qu'ils soient d'ordre formel ou sentimental. D'où le rôle de l'intuition et du contact empirique avec le son, qui implique une « immersion totale dans la sonorité », selon l'expression d'Eric de Visscher, et une attention soutenue vis-àvis du son ; « J'ai encore à entendre une simple harmonique bien jouée, sans vibrato, avec un coup d'archet lent, par un violoncelle. J'ai encore à entendre un trombone faire son entrée sans trop d'attaque, et garder le son au même niveau. J'ai encore à entendre ce type de contrôle. C'est pourquoi ces instruments ne sont pas morts pour moi : parce qu'ils n'ont pas encore accompli ce que je souhaite »57. La question centrale demeure donc : comment élaborer « une surface qui se construit avec du temps ». Pourtant, non seulement à l'intérieur d'une oeuvre, mais d'une oeuvre à l'autre se retrouve ce refus d'une domination du temps selon des normes préétablies.
Reposant sur une économie délibérée des moyens, sa production musicale est une gigantesque variation sur un certain nombre de fondements de la pensée musicale et de son inscription dans la temporalité : « Je peux me contenter de réarranger continuellement les mêmes meubles dans la même chambre ». Mais cette parfaite unité stylistique que l'on ne peut que constater tout au long de son activité créatrice n'est pas visée comme telle. Elle est avant tout la conséquence d'une longue méditation sur le son et le temps qui se transforme et se sédimente d'elle-même, très progressivement. En 1972, il déclare à A. Jack : « Mes partitions plus anciennes étaient comme une pièce vide et blanche. A présent, j'y ai ajouté un certain nombre de meubles de mon choix ». A partir des années soixante-dix, Feldman revient à un système de notation totalement déterminé : « Je suis récemment devenu fasciné par la notation précise, parce que je l'utilise pour mesurer des phénomènes auxquels, d'ordinaire, je n'aurais pas pensé. La plus grande partie de la musique écrite ces deux dernières années est précisément notée, mais chaque pièce pour une raison différente »58. Selon lui, une des justifications du recours à la notation traditionnelle réside dans son emploi désormais fréquent de mouvements de crescendo et decrescendo, qu'il dit ne pas pouvoir concevoir au moyen d'une notation libre. Son intérêt pour la dimension mélodique contribue très certainement à l'orienter dans ce sens. Toutefois, ses préoccupations ne changent guère fondamentalement, en particulier le désir de dépasser la domination du son par la forme. C'est sans doute une des raisons qui l'amène à déployer ses oeuvres à l'intérieur de plages de temps exceptionnellement longues : « Jusqu'à une heure, on pense forme, mais après une heure et demi, cela devient échelle ». En 1970, il est récompensé par l'Institut des Arts et Lettres américain. De 1969 à 1979, on ne compte pas moins de 15 partitions pour des effectifs instrumentaux importants, depuis On lime and the Instrumental Factor (69), jusqu'à Violin and Orchestra (79). Le cycle des quatre The Viola in my Lift (1970/71) introduit de manière explicite la dimension mélodique, avec des lignes désormais plus étendues ; stimulé par la personnalité de Karen Phillips (il avouait volontiers, à l'époque : « Je suis amoureux ! Je peux même écrirefortissimo ! »), Feldman confirme également le rôle mélodique de l'alto dans The Rothko Chapel, où celui-ci est souvent entendu en tant que soliste, à découvert par rapport aux autres formations instrumentales, ainsi que vers la fin de l'ouvrage. Un tel sens rhapsodique demeure toutefois inhabituel dans sa démarche. Feldman confiait que la mélodie du soprano, peu avant la fin de l'oeuvre, avait été écrite le jour des funérailles de Stravinsky. « The Viola in my Life [composée spécialement pour Karen Philips] consiste en des compositions individuelles utilisant diverses combinaisons instrumentales [petites et grandes] incluant l'alto. » Dans The Viola in my Life I, les interventions de l'alto restent fondues dans l'ensemble, les autres instruments entretenant toutes sortes de relations avec lui, sous forme d' imitations, relais, redoublements...
« The Viola in my Life I [dédiée aux Pierrot Players] a été commencée à Honolulu, en juillet 1970, et complétée à mon retour à New York, fin août. Ecrite pour flûte, violon, alto, violoncelle, percussion et piano, l'organisation compositionnelle en est tout à fait simple. A la différence de la plupart de mes oeuvres, le tempo est très précis. J'avais besoin de l'exacte proportion de temps à la base du crescendo ténu et graduel, caractéristique de tous les sons que produit l'alto. C'était cet aspect qui détermina la succession rythmique des événements. Le reste de l'effectif demeure constamment doux tout le long. Depuis 1958 [ce qui n'est pas étranger à un des aspects de la peinture minimale], la surface de ma musique était tout à fait "plate". Les crescendos de l'alto constituent un retour à une préoccupation concernant une perspective musicale qui ne soit pas déterminée par une interaction d' idées musicales correspondantes, mais soit plutôt comme un oiseau essayant de prendre son envol dans un paysage restreint »59. Dans The Viola in my Life II, une clarinette se rajoute au groupe ainsi constitué ; l'alto joue toujours en sourdine et ne se dégage que très progressivement de la masse instrumentale, dont la dynamique globale devient au contraire de plus en plus faible. On observe une prédominance de motifs ascendants répétés ou qui se transforment peu à peu : mes. 58, repris à l'identique mes. 98 :
mes. 77, un motif dérivé de celui-ci est repris à l'identique mes. 95.
Entre les pièces 2, 3 et 4 du cycle, s'articulent toutes sortes de rebondissements quant au matériau mélodique exposé par l'alto solo ; par exemple un motif de 12 doubles croches de tendance ascendante
se retrouve, à la même mesure (105), dans les pièces 2 (déjà présent, mes. 83) et 4. 11 intervient dans la pièce 3, mes. 8, puis mes. 17, enfin mes. 55, avant une ultime mesure de silence. Surtout, une ligne mélodique pivot apparaît dans la pièce 2, mes. 121 à 128 :
reprise avec des variantes rythmiques, mes. 139 à 147, puis mes. 163 à 172. The isola in my Life III consiste en un duo entre l'alto et le piano, avec de nombreuses attaques synchrones entre les deux instruments, tandis que, comme par opposition, dans The Viola in my Life IV, l'alto se trouve confronté à l'ensemble instrumental le plus conséquent de la série : 2 flûtes, 2 hautbois, cor anglais, 2 clarinettes, clarinette basse, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, 2 trombones, tuba, harpe, célesta, piano, 2 percussions et instruments à cordes.
« The Viola in my Life IV a été commandée par la Biennale de Venise pour son Festival, en 1971 ; elle pourrait être décrite comme une "traduction orchestrale" du matériau utilisé dans les trois pièces de musique de chambre qui l'ont précédée. Mon intention était de penser à la mélodie et à des fragments de motif de la même manière que Robert Rauschenberg, lorsqu'il utilise des photographies dans sa peinture, et de superposer cela à un monde sonore statique plus caractéristique de ma musique6o. » Dans Viola in my Life IV, la noire est à 63, sans aucun sentiment de battue ; les attaques doivent être au minimum ; les instruments à cordes jouent en sourdine (à l'exception de l'alto solo, qui la retire à plusieurs reprises). Il s'agit là d'une oeuvre fortement basée sur la prégnance de motifs mélodiques qui se retrouvent, en tout ou en partie, tout le long. La ligne mélodique que l'on peut considérer comme prépondérante apparaît pour la première fois à la mesure 56, jusqu'à la mesure 64, presque identique à celle de la pièce 2 indiquée précédemment, avec un accompagnement très léger de la percussion et de la contrebasse, en pizz On retrouvera cette ligne à cinq reprises : mes. 87 et suivantes
mes. 191 et suivantes, mes. 210 et suivantes (le rapprochement de ces deux expositions, seulement séparées par un relai des cors à l'unisson pendant 8 mesures, constitue une sorte d' amplification de la ligne dans le temps) à nouveau mes. 252 et suivantes, puis mes. 274 et suivantes. Elle s'inscrira dans une rythmique à chaque fois quelque peu modifiée, sauf pour ce qui concerne ce que l'on pourrait qualifier de « centre diatonique » de la mélodie, quatre notes (do-mi-ré-si), présentées de manière identique. Le la final est omis par deux fois. Les contrepoints à la ligne sont à chaque fois différents. Un écho de cette figure apparaît, sur le plan du rythme, à la mes. 80 ( c'est la seule figure rythmique de la ligne mélodique qui ne connaît aucun changement).
Par ailleurs, on observe plusieurs figures ascendantes soumises à des procédés de répétition et de variation. Une figure de 10 doubles croches (dans une mesure à 5/8) est ainsi exposée à la mes. 225, reprise telle quelle mes.227, 229 et 231, sur un fond de notes tenues des autres instruments, entre les reprises s'intercalant des mesures à chaque fois différentes (3/4, 2/4, 3/8). Un silence général clôt cette courte phase. Mes. 241 réapparaît une figure de 7 notes en doubles croches, la dernière aboutissant à une note tenue (peu après que les quatre notes supérieures de la figure aient été exposées, en valeurs longues, mes. 238 et 239) ; cette figure avait déjà été entendue, longtemps auparavant, à la mes. 48 ; la figure est réexposée, en croches cette fois, à la mes. 269, puis de manière rythmiquement non régulière à la mes. 272. L'écriture de la partie d'alto solo est plus chargée que ne le sont en général les section solistes des autres partitions de Feldman.
Quand l'alto solo ne joue pas, on entend fréquemment des blocs d'accord homorythmiques par d'autres instruments (mes. 107 à 112), entrecoupés par des silences généraux de durées diversifiées. Les mesures 169 à 175 correspondent à un solo d'alto, sans sourdine, constitué de figures mélodiques de tendance descendante (à l'exception du saut final vers l'extrême aigu de l'instrument), sans aucun accompagnement. Par contraste, cette ligne est suivie par un tutti exceptionnellement dense, avec des crescendos qui conduisent, par paliers, vers un fff (mes. 182 et 183), avant de s'achever par un diminuendo rapide jusqu'à un ppp (mes.185) ; l'alto solo se manifeste à nouveau, avec les quatre dernières notes de sa précédente intervention, non accompagné. Puis les violoncelles préparent, par des pizz. répétés, sa réexposition de la ligne mentionnée plus haut (mes. 191 et suivantes). Notons que les crescendos ne sont suivis d'aucune précision dynamique, sauf en ce qui concerne le crescendo du tutti, mes. 176 à 186. Harmoniquement, la série The Viola in my Life, plus particulièrement à partir de la seconde du cycle, joue sur des ambiguités tonales ou modales, les passages de nature modale semblant se charger d'un sentiment de mélancolie ou du manque, même si le langage de Feldman va bien au delà de toute acception psychologique unilatérale. Dans I Met Heine on the Rue Fürstemberg (1971), pour mezzosoprano, flûte/piccolo, clarinette/clarinette basse, percussion, piano, violon, violoncelle, composée à l'intention de l'ensemble The Fires of London, la voix est une fois encore traitée comme un instrument destiné à se fondre dans la sonorité d'ensemble. Ce n'est que vers la fin de l'ouvrage qu'elle gagne une relative indépendance ; sa ligne mélodique gagne en ampleur tout au long de l'oeuvre ; le jeu instrumental semble alors partiellement s'articuler autour de sa présence, le vibraphone jouant, vers la toute fin, de manière synchrone la même ligne mélodique. Certains éléments peuvent être perçus comme des points de repère, tels : une note tenue suivie d'un battement ou flatterzung sur une même hauteur (ou inversement) à la flûte, à la clarinette, à la voix, ce battement créant des affinités avec les roulements sur les instruments à peau ; des unissons entre la voix et la clarinette ; des amorces de mouvement mélodique parallèle, à une ou deux octaves de distance entre le violon (en harmonique) et la voix, ou entre celle-ci et le vibraphone ou le glockenspiel, ou encore avec la clarinette. Le piano joue le plus fréquemment un accord précédé d'une appogiature, tandis que les autres instruments jouent souvent des accords verticaux synchrones. On observe une sorte de jeu de complémentarité entre les lignes verticales, horizontales et diagonales (la flûte, la clarinette auxquels s'ajoute parfois le violoncelle se renvoient de petits groupes ascendants de trois ou quatre notes). A la toute fin de l'oeuvre, la voix chante le fragment central de la ligne mélodique-pivot de l'alto dans The Viola in my Life 11.
A travers le titre, on peut découvrir une allusion à l'intérêt très profond de Feldman pour la poésie allemande ainsi qu'au fait que c'est rue Fürstenberg, à Paris, que Heine rencontra autrefois Chopin. En 1971, Feldman compose Rothko Chapel, pour choeur, alto, célesta et percussion.
« La Rothko Chapel est un environnement spirituel créé par le peintre américain Mark Rothko, un lieu de contemplation où des hommes et femmes, croyants ou non, peuvent méditer en silence, dans la solitude ou dans une cérémonie, ensemble. Pour cette chapelle, construite en 1971 par la Ménil Foundation à Houston, Texas, Rothko a peint quatorze grandes toiles. Alors que j'assistais à l'inauguration de la Rothko Chapel, mes amis John et Dominique de Ménil me demandèrent d'écrire une oeuvre en hommage à Rothko, qui serait jouée dans la Chapelle l'année suivante. Dans une large mesure, mon choix instrumental [en termes de forces utilisées, d'équilibre et de timbre], fut déterminé aussi bien par l'espace de la chapelle que par les peintures. L'image plastique de Rothko va droit jusqu'au bout de la toile, et je voulais atteindre le même effet avec la musique ; c'est-à-dire qu'elle emplisse l'espace global, de forme octogonale, et qu'elle ne puisse pas être entendue à une certaine distance. Le résultat est tout à fait semblable à un enregistrement - le son est très proche, physiquement plus présent que dans une salle de concert. Le rythme d'ensemble des peintures de Rothko, telles qu'il les a disposées, créait une continuité sans faille. Tandis qu'il était possible, avec les peintures, de répéter couleurs et gammes tout en maintenant un intérêt dramatique, je sentais que la musique devrait appeler une série de sections enchaînées fortement contrastées. Je voyais une procession immobile semblable aux frises des temples grecs. Ces sections pourraient être caractérisées de la manière suivante : 1) une assez longue ouverture déclamatoire ; 2) une section "abstraite" plus statique pour le choeur et les cloches ; 3) un interlude basé sur des motifs mélodiques pour soprano, alto et timbales ; 4) une fin lyrique pour l'alto, accompagné par le vibraphone, rejoint plus tard par le choeur, dans un effet de collage. Il y a plusieurs références personnelles dans Rothko Chapel. La mélodie de la soprano, par exemple, a été écrite le jour du service funèbre de Stravinsky à New York. J'ai écrit la mélodie d'inspiration hébraïque jouée par l'alto quand j'avais quinze ans. Certains intervalles dans l'oeuvre sonnent comme à la synagogue. 11 y avait d'autres références dont je ne me souviens plus à présent »61. Dans l'entretien avec Fred Orton et Gavin Bryars, Feldman souligne le caractère autobiographique de l'oeuvre : « La pièce commence comme une musique de synagogue ; un peu rhétorique et déclamatoire. Et, tandis que je prends de l'âge, la pièce devient un peu abstraite, tout comme ma propre carrière. Puis, vers le milieu, il y a un élément qui est vraiment étrange par rapport aux autres parties mais qui fait de la pièce un voyage très intéressant : là où j'utilise seulement les mêmes accords pendant un long moment ; et c'est très monochrome... [mes. 302-313, 360-371, 416-427] C'est là où j'atteins ce degré d'abstraction. Non pas que j'imite Rothko, mais je suis certainement assez proche de ses dernières peintures,
qui sont dans la chapelle, avec cette sorte de nuance unique d'une couleur... » Après avoir mentionné la mort de Rothko et de Stravinsky, (dont l' interlude pour soprano, alto et timbales, mes. 243-301 représente une forme d'hommage), Feldman ajoute : « C'est la seule pièce - et cela n'arrivera plus jamais - où toutes sortes de faits, littéraires, évocateurs, se sont introduits ». Dans Rothko Chapel interviennent de nombreux éléments récurrents, tant sur le plan horizontal des motifs mélodiques qu'au niveau vertical des accords. Dès sa première intervention, l'alto expose une figure descendante, mes. 11 et 12
qui reviendra plus tard : mes. 27 et 28, avec une rythmique légèrement altérée,
ses trois dernières notes uniquement mes. 99 et mes.105, avant de réapparaître en entier mes. 110 et 111,
puis, de manière identique, mes. 114 et 115. Un motif ascendant de trois notes (ré b., do, mi), mes. 127, revient mes. 132, suivi de notes différentes, qui poursuivent le mouvement ascendant. Des mes. 192 à 194, ce motif est exposé deux fois, en pizz. Une ligne mélodique entière de l'alto solo, mes. 171 à 178, non accompagnée,
revient, dans les mêmes conditions, mes. 265 à 271, la seule différence tenant dans le fait que le crescendo s'achève par un ff dans le premier cas, et par un f dans le second. Les accords du choeur, qui chantonne tout le long de l'oeuvre sur un « n » pas trop nasal, selon l'indication générale de la partition, se transforment très insensiblement, lentement enchaînés ou séparés par des silences de durées diverses, « teintés » parfois par des roulements de timbale très doux. On repère la présence de certains accords-pivots :
Mes. 211 à 242 s'instaure une quasi immobilité du choeur ; les 6 soprani et 6 alti répètent chacun irrégulièrement une note de valeur longue, avec, très discrètement, des accords de cloches ppppp entrecoupés de mesures de silence. Le choeur se divise en deux sous-ensembles qui se relayent à partir d'un même accord, mes. 302 à 313. Cet accord revient, mes. 360 à 371, avec le halo du vibraphone, auquel s'est rajouté le célesta, qui poursuivent le principe d'accompagnement diatonique de la mélodie de jeunesse de Feldman exposée auparavant par l'alto ; après une réexposition de celle-ci, cet accord pivot se manifeste, d'un choeur à l'autre, une dernière fois avec, cette fois, le même prolongement de l'accompagnement du vibraphone, de la mes. 416 à la fin (mes.427). Cette utilisation antiphonique du choeur lui a été suggérée par la situation octogonale de l'espace pour lequel la partition a été conçue, le centre étant occupé notamment par les percussions ;
c'est sans doute une des rares oeuvres où Feldman se soit adapté, dans l'écriture et la conception même de l'oeuvre, à un espace pré-existant. Il admet d'autre part une référence, voire métaphore entre les accords irrégulièrement répétés du choeur et les toiles de Rothko, qui semblent se répondre les unes aux autres à partir d'infimes variations de couleurs. « J'ai fait appel à une idée d'antiphonie pour donner la nuance globale d'un seul élément, utilisant le procédé antiphonique pour faire en sorte que vous soyez entraînés dans la totalité »62. Dans Chorus and Orchestra I (commande de la radio de Cologne) pour choeur, soprano solo et orchestre, le tempo est constant (la noire entre 58 et 63) et l'expression « extrêmement tranquille » vaut également pour la dynamique. Les cordes jouent tout le long avec sourdine. L'orchestration, par couples d'instrument (2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, deux trombones) infléchit le contexte harmonique dans la mesure où, très fréquemment, chaque couple joue à intervalle de seconde mineure (il en est souvent de même en ce qui concerne les voix et les instruments à cordes, lorsqu'ils sont divisés). A l'exception de quelques sons en harmonique, la harpe joue elle aussi la plupart du temps des sons dans l'extrême grave à distance de seconde mineure. Peu après la première moitié de la partition intervient une figure de deux quintolets en doubles croches répétant un intervalle de seconde mineure sur si/do, dans le registre grave, par les violoncelles et les contrebasses, en pizz. (dans un diminuendo, de mp à ppppp). Cette figure, qui devient une sorte de jalon dans l'oeuvre, se retrouvera à plusieurs reprises par la suite, souvent noyée dans de longues tenues des autres instruments à cordes, sur l'accord fa/sol b./la/si b. : mes. 195, sur do#/ré, par les contrebasses, mesure 199 et 201 par les mêmes instruments une octave au-dessous. Mes. 212, cette figure réapparaît, mais un quintolet a été retranché ; mes. 221, les deux quintolets sont séparés par un silence d'un temps ; mes. 227, à l'octave au-dessus, puis à la mes. 246, dans le grave, la figure se réduit désormais à un seul quintolet, toujours sur do#/ré. Les trois quintolets réapparaissent à la mesure 252 ; mes. 259, un quintolet semble déclencher un nouvel accord très long (en tout 13 mesures) des instruments à cordes, d'abord les violoncelles et altos, puis les violons, auxquels se joignent quelque mesures plus tard les contrebasses. La partition s'achève sur une ultime reprise des trois quintolets, à l'intérieur de sons tenus (seconde mineure ré#/mi), par les bassons et trombones. Dans Three Clarinets, Cello, and Piano (1971), l'organisation compositionnelle repose notamment sur la distinction entre les sons d'attaque franche (piano, violoncelle en pizzicato) et les sons d'attaque douce (les clarinettes, le violoncelle arco) ; le violoncelle devient ainsi une sorte de dénominateur commun entre ces deux catégories ; après avoir évolué dans les registres moyens, l'oeuvre se déploie dans des registres tour à tour dilatés et contractés, jusqu'à se réduire parfois à des zones très étroites, ce qui crée des sortes d'orientations latentes pour l'écoute. Une fois encore, Feldman introduit subrepticement, au sein de textures qui n'évoluent souvent que très peu, des repères qui ne s'affirment jamais comme tels, mais permettent de rompre avec l'impression d'une omniprésente uniformité entraînant à la longue une simple indifférenciation pour la perception. De même, les deux ensembles chromatiques sur lesquels est basée la partition (cf. l'analyse de Michael Hamman, in DeLio, op. cit., pp. 71 à 95) donnent lieu à de multiples formes de glissement, de transfert, du vertical à l'horizontal, qui écartent tout risque de neutralisation des caractères harmoniques et favorisent au contraire la mise en place de processus de variations des plus finement gradués. « Variation » -implique d'envisager un élément comme s'il était traduit dans une autre langue ou donne lieu à quelque autre type de métaphore. Feldman parle en effet de la variation
comme d'une « métaphore » - variation dans l'acception ancienne du terme. Car, pour lui, la variation classique consiste en quelque chose qui tout à la fois reste pour une part identique et, pour une autre part, se transforme ; et, dans ce type de déroulement, la pièce peut prendre l'aspect d'une mosaïque de phénomènes kaléidoscopiques. « Je pense que ma méthode de travail est également très proche de celle de Jasper Johns. En effet, Jasper a, selon moi, interprété de manière nouvelle le concept de variation, déclarant notamment "Fais-le d'une manière, puis d'une autre-63. » Lors de son séjour à Berlin, en 1972, Feldman compose un nombre d'oeuvres relativement important, en particulier Cello and Orchestra, pour Siegfried Palm, les deux Pianos and Voices, les deux Voices and Instruments, Chorus and Orchestra II ; avec son esprit sarcastique habituel, Feldman justifie de la manière suivante la fécondité exceptionnelle de cette période : « A présent, je connais la raison de tous ces chef-d'oeuvres allemands. La vie en Allemagne est tellement ennuyeuse. Il vous faut absolument écrire des chefs-d'oeuvre pour rester intéressé. En six mois, j'ai achevé la pièce pour trois clarinettes, piano et violoncelle commencée à Londres, écrit une pièce d'une vingtaine de minutes pour choeur et orchestre et deux pièces pour cinq pianos et voix durant chacune 45 minutes »64. Aux auditeurs qui ne connaissent pas sa musique, Feldman dit alors préférer commencer par leur faire entendre ses premières oeuvres ; par exemple, à l'occasion de son séjour à Berlin, il déclare qu'il aurait pu avoir de superbes exécutions de Viola in my Life, mais qu'il ne l'a pas voulu. Selon lui, les auditeurs auraient sans aucun doute apprécié une telle oeuvre. « Es doivent gagner leur droit à l'aimer en apprenant à connaître en premier mes oeuvres plus anciennes. Je veux qu'ils oublient leur formation et leur éducation65. » Mais Feldman n'est pas dupe de l'absurdité de certaines réactions du public vis-à-vis de sa musique : « C'est comme les gens qui louehent à quelque objet de la civilisation aztèque et disent qu'ils n'aiment pas tel ou tel détail »66. Dans Cello and Orchestra (1972), on retrouve quelque chose de l'ambiguité du rapport entre le violoncelle solo et les violoncelles de l'orchestre qui existe, dans Piano and Orchestra, entre le piano solo et le piano de l'orchestre. Le soliste se distingue des autres cordes par des nuances très délicates ; par exemple, il est le seul à ne pas jouer toujours en sourdine (mes. 136 à 153). D'une manière plus explicite, on constate que les lignes qu'il produit sont souvent articulées ou évoluent de manière ondulatoire, ou bien encore sont dynamiquement orientées, tandis que les interventions de la masse des cordes restent plutôt statiques. L'oeuvre est également d'un seul tenant, de tempo constant (la noire entre 56 et 63). Les dynamiques évoluent entre ppppp et mp, sauf pour la partie du violoncelle solo, qui introduit un premier crescendo à la mes. 56. Outres des notes isolées, le vocabulaire du violoncelle soliste consiste principalement en des lignes mélodiques qui se déroulent à l'intérieur d'ambitus étroits (une tierce mineure, de la mes. 1 à la mes. 6, une sixte mineure de la mes. 8 à la mes. 20, une quarte de la mes. 88 à 97, dans l'aigu) explorés chromatiquement. - - - - - - - - -- - -- -- Mais on observe aussi des séquences plus directionnelles, telle la montée, du grave à l'extrême aigu, en deux groupes de six notes, mes. 22 à 28 ; une phase de tendance statique, comme le mouvement de type oscillatoire entre les notes la b., sol et la bécarre, amorcé mes. 33 voit son ambitus s'étendre de plus en plus jusqu'à couvrir les registres extrêmes de l'instrument, mes. 47 à 49. Le même type de mouvement (seconde mineure descendante suivie d'une seconde majeure ascendante) intervient à la mesure 73, à partir d'un sol b.
C'est la première figure en croches régulières. Mes. 231 à 241, un mouvement en zig-zag part d'un sol b. répété en valeurs longues pour gagner un ambitus plus étendu vers l'aigu.
Certains caractères s'orientent pour leur part vers une impression globale statique, avec l'alternance plus ou moins régulière de deux notes chromatiques (fa#/sol) en pizu mes. 136 à 139 ; l'alternance de deux notes chromatiques en harmonique, mes. 166 à 183, puis une nouvelle alternance de sons chromatiques en harmonique, un demi-ton audessus, mes. 194 à 201, suivie d'une autre, à nouveau sur les notes fa#/sol dans l'aigu, mais pas en harmonique cette fois, qui s'entrecroise avec une intervention de même type des deux trompettes, d'abord sur les mêmes notes, auxquelles se rajoutent le sol et le la b., mes. 211 à 219. Un mouvement oscillatoire sur des degrés chromatiques est repris par les trompettes et les bassons en croches, puis les piccolos en noires, mes. 267 à 270, tandis que le soliste semble prendre le relai du mouvement oscillatoire en croches avec une alternance de sons harmoniques (fa#/sol). Une mesure auparavant, celui-ci a exposé une figure de quinze doubles croches régulières sur un do harmonique, qui se retrouvera à plusieurs reprises par la suite ; il le reprend à l'octave endessous, mes. 284 et 286, dans un cadre symétrique de mesures, (3/4, 3/8, 3/4) ; cette figure est réintroduite par le xylophone, également sur un do, mes. 294, à nouveau par le violoncelle solo, mes. 300, avec une réponse du xylophone mes. 303. Mes. 307, le soliste introduit une figure de 10 double croches sur un ré b., note répétée précédemment à plusieurs reprises en croches et en valeurs longues ; au cours des dernières mesures (310 à 316), ces groupes de 10 et 15 doubles croches, à nou veau sur un do, gagnent en importance et se rapprochent peu à peu, jusqu'à être enchaînés, entre violoncelle et le xylophone, mes. 315 et 316. Certains passages font appel au principe d'une stricte répétition, par exemple l'exposition, à quatre reprises d'un groupe ascendant de quatre notes en pizz. (5/16) précédé d'un quart de soupir à l'intérieur d'un cadre symétrique de mesure (2/4, 5/16, 3/4, 5/16, 2/4, 5/16, 3/4, 5/16, 2/4) ; on remarquera que, dans la mesure centrale (2/4), la harpe intervient rythmiquement de manière légèrement décalée par rapport à l'axe de la symétrie.
Lorsque le violoncelle solo ne joue pas, les interventions de l'orchestre se font généralement plus denses (tutti des mes. 50 à 56, 78 à 82, 121 à 133), souvent entourées par des mesures de silence. Un même accord synchrone, tutti, entouré de mesures de silence différentes, apparaît ainsi aux mes. 84, 86, 99. Plusieurs partitions de cette époque sont écrites en notation traditionnelle, tandis que d'autres, comme les deux Pianos and Voices (1972) - la durée de chacune est évaluée à environ 45 minutes - sont basées sur le principe de la notation « race-course ». Dans ces oeuvres, cinq pianistes chantonnent simultanément bouche fermée. La pédale de résonance doit être enfoncée tout le long. Dans Pianos and Voices I, des notes de forme carrée indiquent des sons chantonnés, à la limite de l'audibilité, pendant une durée comprise entre 3 et 5 secondes. Chaque partie instrumentale, qui suivra par la suite son cours de manière autonome, commence, selon un
ordre déterminé, à intervalle de 2 secondes. Michael Nyman décrit une des exécutions de Pianos and Voices 1 à Berlin et évoque en particulier l'épineuse question du tempo, dont Feldman ne livre, comme c'est souvent le cas, qu'une suggestion, il faut bien l'admettre, tout ce qu'il y a de plus générale : très lent. « Retirez cette sorte de dévouement, cet accord, et le système disparaît. Cela s'est produit dans un concert à Berlin, l'année dernière... Cage, pas moins... adopta une conception très perverse, bien que parfaitement logique, de l'indication "très lent", et termina sa partie, à l'ennui apparent de Feldman, environ 15 minutes après que les autres musiciens aient achevé les leurs ». Selon le témoignage de Feldman, à la suite de ce concert, Cage eut un mouvement de colère et lui lança : « Tu es un extrémiste ! tu es un extrémiste poétique ! » Dans Five Pianos (1972), on perçoit, malgré d'indéniables constantes, les transformations qui se sont peu à peu opérées dans la conscience musicale de Feldman, avec une prise en charge de plus en plus délibérée de la dimension harmonique. Dans Voices and Instruments (1972), certains accords apparaissent tantôt répétés tels quels, comme un accord du piano qui intervient à quatre reprises, puis une dernière fois une octave au-dessus, alors que certains accords du choeur sont soumis à des transformations progressives ; ainsi, après être intervenu plusieurs fois de manière identique, l'accord
donne lieu à une soustraction d'une de ses notes (le ré b.), puis à une exposition séparée des deux notes restantes, avant de se présenter plusieurs fois sous une forme différente : le ré b. et le sol sont transposés à l'octave supérieure, le la b. à l'octave inférieure ; à cet accord ainsi constitué vient s'ajouter un do grave des basses :
autre exemple, avec le même type de transposition, pour l'accord
exposé trois fois sous cette forme, puis trois fois, entouré d'une alternance de sol et si b., à l'unisson, par les basses et ténors, à la toute fin de la partition (mes. 190 à 206) ; cette fois également, la note supérieure et la note médiane sont transposées à l'octave supérieure, tandis que la note inférieure est transposée une octave plus haut et devient la nouvelle note supérieure de l'accord. Les valeurs de durées s'allongent à l'occasion de chaque exposition de la séquence (blanches pointées pour la première, rondes pour la deuxième, rondes pointées pour la dernière). Comme cela se produit assez fréquemment dans les oeuvres de cette période, des mouvements d'alternance se multiplient vers la fin de l'oeuvre ; mes. 149 à 152, puis 156 à 159, les accords alternent régulièrement (en noires pointées dans le premier cas, en blanches pointées dans le second cas) :
Mes. 184 à 188, le deuxième accord alterne, cette fois de manière rythmiquement irrégulière, avec sa propre transposition un demi-ton au-dessus.
En 1973, Feldman écrit For Frank O'Hara, en hommage à ce poète de grande renommée dans le milieu intellectuel new yorkais au cours des années cinquante, mort accidentellement en 1966 à l'âge de 40 ans. Dans son écriture, le rapport au silence, au blanc tient une place décisive. « For Frank O'Hara a été composée à l'intention du dixième anniversaire du Center of the Creative and Performing Arts. Ma préoccupation principale [dans toute ma musique] est de maintenir une "surface plate" avec un minimum de contrastes. Ce que je suggère n'est pas que la musique doive explorer ou imiter les ressources de la peinture, mais que les aspects chronologiques du développement en musique sont peut-être dépassés et qu'un nouveau courant de diversité, d'invention et d'imagination est en train d' apparaî re67. » Vers le dernier tiers de l'aeuvre intervient un roulement en crescendo jusqu'à un fff par les deux percussions, qui rompent cette impression d'homogénéité dynamique, comme cela se passe dans plusieurs de ses partitions à partir de cette époque. 'Ibutefois, il ne s'agit aucunement pour lui d'introduire un effet dramatique. « Si un avion passait au-dessus de nous, nous devrions parler un peu plus fort et nous ne serions pas même conscients d'avoir eu à le faire68. » Un autre indice de différenciation, moins repérable toutefois, se manifeste lorsque, après un mouvement ascendant qui le conduit vers l'extrême aigu, le flûtiste change d'instrument, prend une flûte alto et joue un son dans le registre grave. Les instruments fonctionnent par couples, tantôt sous forme d'opposition, tantôt d'union : la flûte et la clarinette, deux percussions (dont la palette de timbres et de registres s'avère particulièrement vaste), le violon (presque exclusivement en harmonique, à l'exception de trois pizz, deux dans l'extrême aigu encadrant, à plusieurs mesures de distance, un pizz dans le grave) et le violoncelle (le plus souvent en harmonique) ; le piano est investi d'une fonction à part, rejoignant parfois un groupe instrumental pour lui apporter sa couleur propre. Très souvent des passages homophoniques entre les vents et les cordes sont rythmiquement contrecarrés par le glockenspiel ou le piano ; on perçoit des variations quant à la densité des interventions instrumentales : sons isolés (une harmonique de violoncelle, un roulement de timba le...), alternance de sons à intervalle de triton à la flûte... Les tendances directionnelle et statique de l'écriture se combinent parfois : mouvements ascendants de nature mélodique à la flûte superposés à une alternance de sons à intervalle de seconde mineure par le glockenspiel. Pendant les quarante dernières mesures de la partition, on constate par exemple que chaque instrument répète, en valeurs longues, chacun un son (le violoncelle répète, lui, un ré b. d'abord arco, puis en pizz, avant d'entamer la ligne mélodique de la fin) ou, successivement, comme par paliers chromatiques, quelques sons, ce qui crée un climat de relative immobilité, ou de suspens. Vingt mesures avant la fin, le violoncelle entreprend une montée chromatique dans l'aigu, qui se détache subtilement du contexte général, ainsi que de son intervention précédente, dans l'extrême grave ; cette montée elle-même n'est pas tout à fait régulière puisque, après un premier groupe de quatre notes à intervalle de demi-ton, la ligne reprend une tierce mineure au dessus avec une nouvelle progression ascendante chromatique de quatre notes ; au cours des onze dernières mesures, la linéarité de ce mouvement est rompue par des
sauts tour à tour ascendants et descendants de triton et septième majeure, avant de s'achever sur un son en harmonique. Le violon exécute, pour sa part, une montée chromatique, en harmonique, de cinq notes, mais ses interventions sont généralement isolées par des silences, à l'intérieur d'un cadre temporel d'une trentaine de mesures, avant de redescendre d'un demiton à la toute fin de sa séquence. On observe donc une polarisation de chaque instrument sur un petit nombre de hauteurs pivots, répétées individuellement, ou par couple (flûte, clarinette), que vient troubler l'intervention du violoncelle qui, exceptionnellement, ne joue ni en pizz. ni en harmonique. On voit par là à quel point Feldman joue sur des dosages très fins entre des caractères principaux, qui semblent s'installer peu à peu et orienter subrepticement la perception, et des décalages, des exceptions ; exception, par exemple, que l'accord de trois sons à distance d'octave à partir d'un ré b. joué huit mesures avant la fin par le vibraphone et le glockenspiel (alors que, auparavant, l'élément percussif prédominant consistait en un roulement de timbale, irrégulièrement répété, sur un ré bécarre) et repris tel quel une mesure plus tard par le piano, à l'intérieur d'un champ harmonique dominé par le chromatisme. Dans un hommage au poète, Feldman déclare « Il nous dit quelque chose d'incroyablement douloureux. Au fond de la pensée d'O'Hara, il y a la possibilité que seuls les hommes morts peuvent créer. Qui, sinon un mort, sait ce que signifie être vivant ? La mort semble être la seule métaphore pour mesurer avec recul notre exis tence. Frank l'a compris. C'est pour cela que ces poèmes si proches de la conversation, semblent néanmoins venir d'un autre endroit, infiniment distant ». A propos de String Quartet and Orchestra (1973), André Boucourechliev écrit : « H se dégage de cette oeuvre un climat de paix, d'apaisement pour l'auditeur, sans événement aucun, d'un raffinement sonore merveilleux. L'écriture est verticale, et chaque accord fait entendre une combinaison sonore nouvelle, chatoyante, étonnante. Le quatuor soliste n'est pas soliste, mais immergé dans la trame orchestrale [et s'il émerge au concert, ce serait en vertu de sa position prééminente sur la scène]. Façon d'éviter toute survivance d'un style "concertant" »69. De 1973 date également Voices and Cello. Selon Laurent Feneyrou, « les deux voix et le violoncelle participent de l'écriture en trio qui parcourt l'oeuvre de Feldman jusqu'à Three Voices, Crippled Symmetry et For Philip Guston. Le violoncelle toujours écrit en harmonique s'intègre au statisme du duo vocal. Douze notes égrénées en pizzicato à la fin de la partition rompent les minces filets du souffle instrumental. Inversement, les deux voix, privées de textes, d'attaques et de vocalises, participent d'une écriture instrumentale éthérée, où l'extinction du son devient un paysage de départ, exprimant ainsi "le lieu où le son existe dans notre écoute - nous quittant plutôt que de venir vers nous". Tout l'art de Feldman se concentre sur l'instant où le trio se brise, où l'harmonie se déchire, où le son et la phrase disparaissent dans un silence en lequel ils résonnent »70. Dans Instruments 1 (1974), on observe, à partir du deuxième tiers environ de la partition, des polarisations sur des groupes de trois sons chromatiques, chaque instrument répétant irrégulièrement une permutation différente à partir de ces sons : par exemple, mes. 131 à 160, les parties de la flûte alto, du hautbois et du trombone se réduisent aux notes si b., si, do, dans différents registres, le célesta et le jeu de cloches intervenant ponctuellement à partir des mêmes hauteurs. La métrique devient plus complexe à partir de la mes. 152, avec des superpositions de mesures différentes selon les voix. Mes. 225 à 233, le processus se reproduit, mais cette fois à partir des notes fa#, sol, la b., avec des écarts de registre très importânts. Des mes. 256 à 288, le hautbois exécute à trois reprises une longue ligne à partir des notes do#, ré, mi b. sous différentes formes de permutation, interventions entrecoupées
par des séquences de la percussion, un groupe de trois sons (triolet de blanches à l'intérieur d'une mesure 2/2) repris trois fois sur une même hauteur par le trombone et le célesta, sur les notes sol b., fa, sol bécarre (mes. 274 à 277). Parfois, ces petits groupes de trois sons se présentent sous forme verticale (comme aux mes. 250 et 251, par la flûte alto, le hautbois et le trombone) ou relayés par plusieurs instruments (timbale, trombone, flûte alto, mes. 235 à 237). De la mes. 308 à trois mesures avant la fin, flûte alto, cor anglais et trombone (auxquels se rajoute le célesta, à la toute fin de la séquence, sous la forme d'un petit cluster) se concentrent sur un dernier groupe de trois hauteurs, la b., la bécarre, si b., dans les registres graves des instruments. En 1975, Morton Feldman est récompensé par la Fondation Koussevitzky. Piano and Orchestra (1975), de tempo constant (la noire entre 63 et 66), sans le sentiment d'une battue, est à nouveau une oeuvre pensée d'un seul tenant. L'oeuvre « continue une série de formes larges avec ce titre de "nature morte" en quelque sorte qui se réfère uniquement aux moyens utilisés : Chorus and Orchestra, Cello and Orchestra, String Quarte: and orchestra, toutes depuis 1972. Le désir ici est d'éveiller l'attention sur l'orchestration dans l'oeuvre plutôt que sur le procédé compositionnel employé ». Les relations entre le piano solo et le piano de l'orchestre (qui joue aussi du célesta), avec les jeux de miroir plus ou moins déformants qui se propagent entre les deux, s'écartent manifestement de ce qui pourrait rattacher l'oeuvre aux principes traditionnels du concerto, notamment la hiérarchie qui s'impose généralement entre les sections du soliste et celles de l'orchestre. Il s'opère au contraire ici une véritable fusion des éléments confrontés. Par exemple, mes. 5, les deux pianos sont synchrones ; mes. 12-13, un même accord est décalé dans le temps, puis de nouveau joué par le piano solo mes. 14 (à son accord s'ajoute alors un son de célesta) ; mes. 21, un accord de 8 notes est d' abord présenté par le piano de l'orchestre puis, après deux ré à distance de deux octaves joués simultanément, le même accord est réexposé par le piano solo, mes. 24 ; à remarquer la symétrie des mesures dans lesquelles s'inscrivent ces interventions : 5/8, 2/4, 5/16, 2/4, 5/8. Les ré à l'octave se retrouvent une octave au-dessus par le piano de l'orchestre, mes. 26. L'accord revient, au piano solo, mes. 28, mais amputé cette fois de deux notes. Pour exposer ces deux éléments, chaque piano a sa propre rythmique (une valeur de silence suivie d'une valeur de son) ; pourtant, mes. 28, le piano solo reprend à son compte le rythme du piano de l'orchestre pour réexposer l'accord (soupir pointé suivi d'une noire dans un 5/8). Des blocs synchrones des cordes (toujours en sourdine) ou des vents interviennent fréquemment entre les accords des pianos. Des changements d'une ou deux notes à l'intérieur d'un accord de 8 notes exposé tour à tour, en alternance, par les pianos, apparaissent mes. 49 à 54 (en tout 5 interventions). Comme en écho à ce processus de métamorphose graduelle, des accords se transformant insensiblement sont exposés de manière homorythmique par les cordes, mes. 56 à 70. Le recours à la symétrie et à ce qui peut venir troubler celle-ci acquiert une fonction de plus en plus déterminante dans son écriture : ainsi l'effet de fausse symétrie qui émerge des mes. 84 à 86 dans la partie du piano solo ; on observe en effet une symétrie des mesures (5/8, 3/4,
5/8) et des accords (1-2-1), mais contrecarrée par une asymétrie quant à la disposition rythmique.
L'accord 2 est présenté à la mesure suivante par le piano de l'orchestre (superposé à deux notes en harmonique de la harpe), et l'accord 1 est repris, également par lui, mes. 92. Le vocabulaire des pianos est constitué : de sons isolés, d'accords, parfois précédés d'une petite note. Un ré b. (dans le médium) est répété au tout début, irrégulièrement (mes. 1 à 4), puis réapparaît mes. 30 à 34, 108 à 110, et à l'octave supérieure, mes. 226 et 227. On remarque un nouveau procédé d'alternance mes. 116 à 121 mes. 135 à 140, des changements et ajouts à l'intérieur d'accords alternés (de 6 à 8 notes), les notes supérieures restant inchangées (alter nance la b., si b.), réitèrent le principe utilisé mes. 49 à 54 ; puis, après 5 mesures pendant lesquelles on a entendu le prolongement d'un son en harmonique du violoncelle, amorcé pendant l'intervention du piano solo, ainsi qu'un accord joué en crescendo par les vents, mes. 146 jusqu'à 157, intervient une reprise des accords alternés (avec les mêmes notes supérieures), mais transformés différemment, avec une alternance, par deux fois, du piano de l'orchestre, qui relaie en quelque sorte le mouvement oscillatoire exposé par le piano solo. Mes. 170, le piano de l'orchestre reprend le premier accord joué par le piano solo mes. 136, mais mêlé cette fois à des tenues des vents. Le piano solo reprend telle quelle la succession des accords mes. 135 à 141, mes. 190 à 194 ; la seule différence concerne le jeu dynamique (un decrescendo sur les trois premières mesures, qui n'existe pas dans la première exposition des accords) ; à partir de la mes. 214, jusqu'à mes. 218, on entend une alternance d'accords un demi-ton au dessus (la / si) par le piano solo, auquel se joint, pour un seul accord, en surimpression, le piano de l'orchestre à la mesure suivante, cet accord reprenant les notes du premier accord avec une seule note de différence (un si bécarre au lieu d'un si b.). Cet accord sera lui-même repris par le piano solo (premier accord de la mes. 216). Un mouvement oscillatoire en doubles croches est interrompu par des quarts et demi-soupirs par les violoncelles et contrebasses, en pizz, mes. 219 à 224. Tout un jeu entre alternance (à la harpe) et répétition se déploie alors. Le caractère répétitif de ce passage est souligné par l'exposition, quatre fois, du même quintolet par les contrebasses, arco, puis des accords répétés, également quatre fois, par l'ensemble des cordes. Puis le piano solo prend, mes. 236, le relai de cet aspect répétitif, en répétant irrégulièrement un accord dont la note supérieure est un si b., tandis qu'interviennent des blocs d'accord par les vents, ffp, cette dynamique forte se produisant pour la première fois et contrastant radicalement avec l'immobilité du jeu du piano. Mes. 248, le piano de l'orchestre se rajoute au piano solo avec un accord dont la note supérieure est un la b. (l'alternance cède la place à la simultanéité) ; à partir de la mes. 250, ils répètent homorythmiquement chacun leur accord (de 8 notes, dans un registre commun), puis se décalent à nouveau légèrement l'un de l'autre, à la fois au niveau rythmique et dans les transformations apportées aux accords, dont l'ambitus s'élargit. Mes. 272 intervient un accord isolé dont la note supérieure est un sol, joué par le piano solo ; après quatre mesures où les cordes interviennent homorythmiquement, puis quatre autres mesures (ou blocs de mesures) où les hautbois (auxquels se rajoute le piccolo) exécutent individuellement des figures rythmiquement complexes (avec des mesures différentes pour
chaque instrument) à partir de 3 sons, le piano solo présente un nouveau jeu de variantes à partir de cet accord, de la mes. 289 à la mes. 300. Mes. 338, un accord de 6 sons dont la note supérieure est un ré est exposé par le piano solo. Après une intervention tutti, cet accord est repris, d'abord par le piano solo, puis par le piano de l'orchestre, avant de revenir au piano solo, mes. 346 et 347, par rapport à un cadre temporel faussement symétrique (2/2, 3/4, 2/2, la dernière mesure étant une mesure de silence). Ce jeu sur la symétrie se retrouve à l'orchestre, mes. 352 à 356, avec l'exposition de 3 accords synchrones isolés fff, rythmiquement irréguliers qui se présentent sous la forme 1 - 2 - 3 - 2 1. A ces cinq interventions verticales, dans un ambitus très large, entourées de silences de durées diversifiées, succèdent, mes. 357 à 359, dans un effet de contraste total, un quintolet répété de manière synchrone trois fois par les hautbois et les trompettes, dans un ambitus étroit du registre aigu, avec un decrescendo à partir d'un mp. On remarquera que les liaisons des trois groupes de notes sont différentes et irrégulières à l'intérieur de chacune des quatre parties de cette courte section, voilant tout aspect strictement répétitif. Cette juxtaposition brusque de deux caractères antinomiques est suivie d'une mesure de trois temps de silence. A partir de la mes. 361 jusqu'à la fin (mes. 408), deux accords sont tantôt répétés, tantôt alternés par le piano solo, de manière rythmiquement irrégulière, entourés de silences variés et combinés avec divers couleurs orchestrales, qui rappellent l'alternance des accords des mes. 84 à-86. La dernière mesure est une mesure de 5 temps de silence. On peut voir, à travers ces quelques éléments d'analyse, avec quel raffinement Feldman joue sur des degrés gradués entre identité et altérité. Routine Investigations (1976) pour hautbois, trompette, piano, alto, violoncelle et contrebasse est, pour E. de Visscher, une « courte étude [ou investigation] sur la surface et la profondeur » ; le matériau est principalement constitué de deux éléments qui interviennent de manière complémentaire : des sons tenus dont la dynamique se transforme plus ou moins insensiblement, et une texture pointilliste. La partition s'achève sur un motif répété de quatre notes confié successivement au hautbois, à la trompette, à l'alto et au piano, dont les interventions s'apparentaient jusque là à des sortes de ponctuations. Feldman revient à l'écriture soliste pour le piano en 1977 avec Piano, dédiée à Roger Woodward. Selon Richard Toop, Feldman avait développé une technique particulière pour l'exécution de ses pièces, enfonçant silencieusement les touches jusqu'à ce qu'il rencontre une résistance ; c'est seulement à ce moment qu'intervenait l'attaque proprement dite. De cette manière, même dans le cas de sons très doux, on peut obtenir une longue résonance. La partition de Piano est constituée de trois parties rythmiquement écrites de manière précise, qui se superposent. La partition correspond à son intérêt croissant pour les tapis turcs anciens, qui l'amène à une conception originale de la notion de « pattern », que l'on retrouve dans Chosroes pour violon et piano (1977) et Why Patterns ? (1978). Le texte « Crippled symmetry » rend parfaitement compte du jeu entre principes symétriques et procédés d'altérations, irrégularités (notamment en ce qui concerne les rapports de durée) qu'explore Feldman dans sa musique à partir de cette époque. C'est ainsi qu'il déclare à la pianiste Paula Kopstick Ames71 : « J'introduis un matériau, et à nouveau se pose le problème du décalage entre le fait d'analyser ce qu'est le matériau et de le séparer des idées [compositionnelles] [...]. On ne
réalise pas suffisamment que, lorsque j'agis ainsi [en introduisant un nouveau matériau], ce n'est pas différent de ce que fait Beethoven lorsqu'il ajoute une mélodie ou quoi que ce soit dans un mouvement. II n'était pas intéressé par les idées compositionnelles ; il écoutait ce foutu machin et quelque chose le rendait capable de traiter l'idée ; "passons à une autre !", même si elle n'a pas de précédent. "Mettons une autre mélodie ici". Voilà comme je travaille. Je me dis, O.K., nous échafaudons une sorte de similarité de texture ou quelque chose de ce genre. Apportons quelque chose d'un peu... [silence]. Ou bien resserrons-le et rendons-le un peu plus sévère ; ou encore étalons-le et rendons-le un peu plus sensuel ; ou bien ajoutons-lui quelque autre type d'accord. C'est çà le matériau. Bien qu'il ne s'agisse pas d'idées compositionnelles. Les gens ne comprennent pas cela ». Il s'agit là d'une attitude toujours profondément empirique. Feldman confie également à Paula Kopstick Ames que ses procédures compositionnelles sont simplement « la solution pratique pour transmettre une pensée instrumentale ». Dans Piano, ce sont les qualités de timbre propres à l'instrument qui orientent ses choix : « L'aspect prépondérant de la pièce est le piano - ce qui fait que le piano sonne bien ». Le point central de l'oeuvre, c'est donc bien l'instrument, d'où aussi le fait que ses titres se voient très fréquemment réduits à l'énoncé des instruments pour lesquels il écrit. Encore faut-il admettre que, chez Feldman, une situation n'est jamais nécessairement stabilisée une fois pour toutes, et que des intrusions exceptionnelles peuvent se produire ; ainsi des accords fff rompent-ils brusquement avec les nuances dynamiques ppp qui avaient régné jusque là avant de s'imposer à nouveau jusqu'à la fin de l'œuvre. Si l'harmonie de Feldman est basée sur le chromatisme, il ne s'agit pas d'un chromatisme généralisé ou systématisé, comme chez les musiciens issus du dodécaphonisme. Du reste, Feldman ne dissèque pas ainsi les différents aspects du travail compositionnel : « Pour ce qui concerne mes sons et ma base harmonique, je me demande jusqu'à quel point je veux même l'appeler harmonie... Je pense que c'est juste une question d'orchestration ou de coloration. Je ne considère pas les accords comme de l'harmonie. Parfois, pour colorer un son, vous avez davantage besoin d'un complexe sonore. En réalité, je peins, mais je ne peins pas avec un langage harmonique »72. « Je suis le maître de l'harmonie non fonctionnelle. Seul un petit élève est impliqué dans l'harmonie fonctionnelle. Mais quel compositeur a-t-il jamais entendu en termes d'harmonie fonctionnelle ? L'harmonie est morte vers le début du XIXe siècle. L'harmonie, c'est comme le sérialisme. Les gosses parlent du sérialisme. Le sérialisme a duré six mois. Une pièce, ou peut-être un peu plus. En vérité, ça n'a pas duré plus de six mois73. » En fait, l'idée de progrès historique est étrangère à la pensée de Feldman, qui se concentre plus volontiers sur le poids du présent, sur la présence du son plutôt que sur ce qui est susceptible de le rattacher à différents systèmes. « Au cours des années soixante, je suis entré dans... le cluster retouché, altéré. Avec les clusters altérés, je n'avais pas seulement les demi-tons, mais je commençais à les ouvrir un petit peu. Et puis tout au long des années, j'ai ouvert cela complètement. La question était juste d'orchestrer le cluster dans ses diverses manières74. » On trouve ainsi fréquemment dans son oeuvre des accords où des intervalles consonants sont comme brouillés par des intervalles de seconde mineure, septièmes ou neuvièmes, ou encore
par l'intervalle de triton, qui occupe une fonction privilégiée dans sa musique depuis les années cinquante, parce que, selon lui, les tritons produisent l'impression de flottement, d'isolement. Sans chercher à en exploiter de manière exhaustive toutes les variantes, Feldman joue, par exemple dans Piano, sur de multiples degrés de similarité et de changement à partir de certains accords, depuis la répétition littérale, jusqu'aux transformations provoquées par des transpositions d'une ou plusieurs notes à des registres différents, ajouts de notes étrangères, soustractions, renversements des intervalles, procédés de miroir ; et ces liens de parenté s'insinuent insidieusement dans la perception comme si, tout au long de l'oeuvre, on était amené à découvrir un même type de matériau sonore à partir de plusieurs angles d'approche. C'est également une attitude d'explorateur sur le terrain qu'il pratique lui-même en composant, lui qui dit aimer « découvrir des équilibres, des formes ». Ces procédés de miroir, tels qu'ils sont développés notamment par Webern et dans le sérialisme, sont rendus nécessaires, non pas par des décisions formelles, mais en fonction de la durée très longue de certaines pièces. Il s'agit là d'une des possibilités de créer des liens de parenté entre les matériaux mis en jeu, introduire des sortes de commentaire autour de certains éléments. Ce ne sera donc pas des images en miroir stricto sensu, mais des figures qui s'y apparentent, donnent l'impression de ce type de procédé. H n'est donc pas question, pour lui, de planifier apriori des procédés de miroir. Dans Violin and Orchestra, il évoque par exemple une série d'accords qui réintervient au cours de l'oeuvre sous forme récurrente75. Vers la fin de l'oruvre sont citées deux séries de Webern et Feldman a hésité un moment sur le titre de la partition, qui aurait pu être Why Webern ? « J'essaie de répéter simplement le même accord, et cela par le biais des renversements. J'aime beaucoup garder vivants les renversements dans le sens que tout et rien ne change. Avant, par contre, je voulais que mes accords soient très différents, en quelque sorte capables d'effacer dans la mémoire de l'auditeur ce qui s'était passé auparavant. C'est ainsi que je voulais maintenir le temps en suspens... en effaçant précisément les rapports entre les accords et leur provenance. A chaque instant, on était pleinement disponible et on n'établissait pas de liens avec ce qui précédait. En ce moment, je fais la même chose avec ces rapports et je trouve le résultat toujours aussi mystérieux76. » Selon lui, trois facteurs s'interpénètrent dans son travail : les oreilles, l'intellect et les doigts. « Les fausses notes n'existent pas. Voilà ce qui importe. Je parlais avec Nils Vigeland, un des meilleurs étudiants qui aient jamais soutenu leur thèse sous ma direction, et je lui ai dit : "Un des plus grands problèmes de ma musique est que j'avance pas à pas afin de retrouver l'accord perdu". Vous connaissez cette qualité de ma musique, on dit : "Ah, voilà l'accord perdu, je ne l'avais jamais entendu avant...", et puis, je gâche tout. Je le gâche, vous saisissez ? Gâche ! [Rires] Je ne reste pas sur la voie. Et la raison pour laquelle je ne reste pas sur la voie, c'est que la plupart des compositeurs veulent trouver ce qu'ils prennent pour la note juste. C'est comme les hommes ou les femmes qui se marient pour pouvoir ensuite dormir en toute tranquillité ; ou comme les professeurs qui obtiennent un emploi fixe et peuvent ensuite s'endormir sans crainte. Ils ont trouvé le bon système ; ce système fonctionne, ils s'occupent de la note juste, et tout marche comme sur des roulettes. Personne ne s'intéresse à leur musique, mais tout marche comme sur des roulettes. Il y a des notes qui mettent des obstacles sur la route et cela
m'intéresse. Je m'intéresse à ce "sur" quand je suis en route, et je me dis : "Pourquoi pas, voyons, qu'est-ce qui est faux ?" Rien n'est faux. Et tout ce rapport de la note juste à la note fausse est une affaire très étrange. Tous mes étudiants sont conservateurs. Ils sont très conservateurs, car ils s'occupent des notes justes. Si l'on veut consacrer sa vie à la composition, il est clair, bien entendu, que l'on s'intéresse à la note juste. Et on ne s'intéresse donc pas aux fausses notes ! [rires] Mais la fausse note est souvent mal comprise. Ainsi, René Leibowitz écrivit à Schœnberg : "Pourquoi introduisez-vous des octaves dans ce morceau ?" et Schœnberg se vexa de ce que René puisse lui poser une telle question, parce qu'il n'utilisait pas les octaves comme Schubert ou n'importe qui, c'est-à-dire pour renforcer la tonalité, mais pour orchestrer, et René s'était seulement attaché au terme "octave". Je pense que le problème de ma musique par rapport à d'autres musiques est là. Je ne vois aucun intérêt à élaborer un concept de déroulement : [Feldman baille] qu'on fasse un petit somme et, quinze minutes plus tard, le morceau est terminé, et tout le monde dit : mais c'est très bien, cet homme a un vocabulaire, le vocabulaire est homogène, nous pouvons avoir confiance en cet homme77. » En général, comme le fait remarquer Paula Kopstick Ames à propos de Piano, au moins un trait significatif subsiste - le registre, la répartition des notes, une hauteur ou un intervalle distinctif, un ensemble chromatique - de manière à ce que l'on puisse sentir une manière de filiation entre les divers états du matériau entendu à l'origine, ce qui produit une impression fugace, peut-être même incertaine, de « déjà entendu ». « L'effet, écrit-elle, ressemble à ce qui se passe lorsque l'on regarde un objet sous différentes lumières colorées l'ombre peut changer, mais l'objet demeure le même78. » Cette forme de variation, Feldman la qualifie volontiers de « variation discrète ». « Je n'aime pas les accords gelés, ils sont trop simplistes. Cela constitue une part importante de mon style, dans toute ma musique. Un grand nombre de fois, je garderai la ligne supérieure, et puis je changerai juste la voix supérieure, et puis je changerai juste certaines notes de l'accord79. » Pour différencier les accords, Feldman conseille d' « orchestrer avec les doigts », en gardant par exemple la même dynamique, mais tout en jouant sur des degrés de contraction et de décontraction des doigts ; il considérait lui-même une telle approche comme une adaptation excentrique de l'enseignement pianistique propre à la technique russe (telle que la décrit notamment Josef Lhevinne) qu'il avait lui-même suivi, et qu'il appelait la « musique des doigts ». La partition de Piano présente d'incontestables difficultés de lecture ; en effet, le pianiste doit fréquemment lire simultanément deux, voire trois, systèmes de deux portées, chaque système présentant fréquemment des mesures différentes. Cette notation en strates superposées permet d'une part à l'interprète d'entrer plus explicitement dans le processus compositionnel développé par Feldman, de mieux déceler et, en conséquence, mettre en relief, les variantes opérées à partir des matériaux de base, notamment de faire ressortir leurs surimpressions. D'autre part, Feldman insinue dans ce cas une approche de la notation susceptible d'infléchir l'attitude psychologique de l'interprète vis-àvis du texte écrit ; cette attitude n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle de Ligeti qui, par la précision qu'il exige de ses interprètes dès ses premières pièces d'orchestre (Apparitions ou Atmosphères), vise en fait de leur part une concentration optimale quant aux sons à produire.
« La plupart des musiciens pensent à la notation conventionnelle en terme de langage. Cela devenait pratiquement un phénomène de langage pour eux, qu'ils protégeaient. Mieux, on arriverait à penser que la véritable idée de la musique était de présenter la chose d'une manière tellement droite et directe qu'ils pourraient continuer à faire ce qu'ils font. Donc, en un sens, leur défense globale de la notation n'était pas tant liée au fait de composer qu'à la notation elle-même80. » A la différence de Brian Ferneyhough et des adeptes de la « nouvelle complexité », il ne s'agit pas, pour Feldman, de s'adonner à une accumulation excessive de prescriptions défiant les limites du surmontable pour l'exécutant, mais d'aiguiser son attention sur les détails les plus fins du matériau mis en oeuvre. Si celui-ci peut en effet paraître parfois simple, voire minimal, il n'en requiert que davantage de concentration et de rigueur, car toute exécution approximative risquerait bien de réduire à néant ce sentiment d'une tension à nu qui est le propre de sa musique. Reprenant, assez curieusement, l'adage de Stravinsky, aussi bien que de Schœnberg, Feldman déclare : « Je ne veux pas que ma musique soit "interprétée". L'exécutant doit assumer son rôle depuis le début. Je le vois comme un acteur à la recherche du rôle "juste" avec lequel il se sent en affinité81. » Cette concentration, il la vit tout d'abord bien sûr lui-même intensément en tant que compositeur : « Je suis hautement concentré lorsque je travaille. En fait, j'ai trouvé des moyens pour parvenir à me concentrer. Un des plus importants est d'écrire à l'encre. Ainsi, lorsqu'en travaillant je vois que je commence à biffer ce que j'écris, je me rends compte que je croyais être concentré sans réellement l'avoir été. L'écriture à l'encre devient ainsi un indicateur de mon état de concentration effectif. Ensuite je continue d'écrire la pièce tout en réutilisant l'encre comme indicateur. Et si je vois que je procède à des ratures, je m'arrête et je reprends le travail à un autre moment. Pour moi, cette concentration est donc plus importante que l'organisation des hauteurs ou toute autre approche conceptuelle que quelqu'un d'autre peut pratiquer dans son travail. Voilà un principe important qui est à la base de tout ce que je fais »82. Loin de se réduire seulement à une réflexion conceptuelle ou abstraite, la composition est en effet une activité ancrée dans le réel, qui implique une mise en condition physique, des postures, des attitudes : « Je n'ai jamais étudié avec Cage, mais il m'a donné un conseil qui a rendu possible la carrière que j'ai eue. Il m'a donné un seul conseil, et je l'ai immédiatement suivi. Un jour après avoir fait sa connaissance, il me suggéra de recopier ma partition soigneusement, et me dit que pendant que je ferais cela, j'aurais des idées pour la suite. Ça m'a sauvé la vie. Je me souviens d'un épisode assez drôle. Il y a quelques années, lorsque j'ai rejoint les Editions Universal, mon éditeur vint me rendre visite et me vit travailler, copier, où faire je ne sais quoi. Mes yeux sont mauvais, comme vous savez. Il me dit : "Ne gaspillez pas vos yeux comme ça. Donnez-nous plutôt une copie que nous puissions lire et nous ferons le travail." Alors j'ai commencé de cette manière. Et ma musique s'est détériorée, parce que je ne m'étais pas donné la possibilité de laisser ma pensée extrapoler tout en copiant. Je travaillais trop vite »83. Après y avoir enseigné à partir de 1971, Feldman est nommé à la faculté de Suny, Buffalo, en 1973, où il occupe la chaire précédemment tenue par Edgar Varèse. « Il va falloir que je leur apprenne à entendre. Comment y parvenir. C'est juste une tyrannie qui en remplace une autre. La tyrannie du son remplace la tyrannie de la logique84. »
La position de Feldman vis-à-vis de l'enseignement demeurera toutefois toujours dubitative, comme en témoignent notamment ses propos lors des conférences de Darmstadt, Francfort ou Middelburg, car le risque de l'académisme n'est jamais loin. « Qu'est-ce qu'enseigner ? Enseigner, c'est en un sens ce qui est arrivé à Hindemith ; on raconte qu' Hindemith aurait déclaré à quelqu'un, à l'Université de Yale : "Vous savez, j'ai inventé un système qui vous permet à la fois d'être stupide et d'obtenir de bons résultats"85. » Feldman prétendait plutôt enseigner en n'enseignant pas la composition en soi, mais en « allant à la composition par le biais de sa réalité acoustique »86, c'est-à-dire, en enseignant prioritairement l'orchestration. « En musique, ce sont les instruments qui produisent la couleur et pour moi, la couleur instrumentale s'oppose à l'immédiateté du son. Dans la plupart des cas, elle exagère le son, le rend flou, le rend surréel, lui donne un sens, une emphase qu'il n'a pas dans mon oreille. Penser une musique sans instruments reste, je le concède, un peu trop balzacien. Mais je ne puis m'empêcher de songer à cette éventualité87. » En 1976-77, il aborde pour la première fois le théâtre musical avec Neither, commande de l'Opéra de Rome pour laquelle il sollicite la collaboration de Samuel Beckett. L'un et l'autre s'avouèrent d'abord. une absence totale d'intérêt, si ce n'est une aversion, pour le genre de l'opéra. Et Feldman rapporte que Beckett lui avait confié qu'il s'était demandé ce qu'il pourrait bien écrire, s'il décidait d'écrire quelque chose pour lui. « Exactement comme je le demande aux gens qui me sont proches » ajoute Feldman. Il semble presque évident que les itinéraires de Beckett et de Feldman aient dû un jour se croiser. Le constat de Beckett sur Proust selon lequel « la qualité du langage est plus importante que tout système moral ou esthétique... La forme est concrétion du contenu, la révélation d'un monde » pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'itinéraire musical de Feldman. L'alternative du surgissement et d'une inéluctable disparition laisse une empreinte aussi forte sur l'écriture de l'auteur que sur celle du compositeur. Il n'est donc pas étonnant que les thèmes qui émergent de Neither soient le seuil de la conscience, le subconscient, l'ego, le surgissement de la mémoire, la naissance du phénomène social et de la raison, avec toutes les ambiguités que supposent de telles notions ; pour Feldman, le sujet revient essentiellement à la question de savoir « si vous êtes dans l'ombre de la compréhension ou de la noncompréhension. Je veux dire, vous êtes dans l'ombre. Vous n'allez pas du tout arriver à quelque compréhension que ce soit. Vous êtes juste laissé là-bas, tenant ceci - la pomme de terre chaude qu'est la vie »88 A propos de Neither, il estime que « la musique fluctue entre un style personnel ["impenetrable ego"] et un style très impersonnel ["impenetrable unself'] ; ces deux styles sont soit juxtaposés, avec des changements abrupts, soit reliés l'un à l'autre par de lentes progressions, ou encore superposés. Ces alternatives peuvent être considérées comme la substance compositionnelle globale de l'oeuvre, à chacune étant attribuée une interprétation du temps. Sur une scène vide et devant une toile de fond de couleur uniforme, qui s'éclaircit peu à peu, la soprano se tient immobile, chantant presque toujours dans le registre aigu, le texte étant alors rendu incompréhensible, ce qui renforce le sentiment d'une communication altérée, voire impossible. L'immobilité est l'impression dominante de cette oeuvre, épure absolue de la notion de théâtre lyrique, sorte d'antiopéra ; ni progression, ni dialectique, ni direction. « Ce
n'était pas un opéra », dira Feldman à Everett Frost, « c'était juste un poème que j'ai étendu à la durée d'un opéra ». La trame orchestrale est tout particulièrement diversifiée et l'analyse de la partition se révèle très complexe ; mais une étude, même schématique, de la partie de soprano permet de déceler certaines options prises par Feldman en relation avec la problématique, tout à la fois textuelle et philosophique de Beckett, et de comprendre comment les notions de statisme, de permanence et de progression en spirale interagissent sur le plan de l'écriture. Mes. 145 à 240, la voix soliste chante sur une seule note, un sol, la rythmique s'articulant par rapport au texte ; 1'ambitus vocal s'élargit chromatiquement de part et d'autre du sol, mes. 254 à 286. Mes. 409 à 419, le chant se polarise à nouveau sur une seule note, un sol b., répété auparavant depuis la mes. 301 par le violoncelle solo ; mes. 494 à 504, se retrouvent les trois sons-pivots ; puis une nouvelle immobilisation sur le sol intervient mes. 593 à 604. Mes. 605 à 652 s'amorce une légère progression vers l'aigu, avec l'ajout d'un la et d'un si b., cette fois sans texte chanté. Mes. 690 à 706 intervient une formule répétée (jouée de manière synchrone par le piano deux octaves au-dessus), avec des liaisons associées à des groupes de quatre notes, ce qui vient masquer l'effet de simple répétition ;
ce motif est déjà apparu un peu plus tôt dans des sections instrumentales, à l'unisson ou à l'octave, d'abord en valeurs deux fois plus longues, mes. 457 à 492, puis en croches, mes. 523 à 556 ; il reviendra, comme pour encadrer son exposition par la voix, sous forme instrumentale, mes. 860 à 871. Les trois sons-pivots sont réintroduits mes. 708 à 712, sous la forme d'un mouvement ascendant exposé deux fois de manière identique.
Un nouveau mouvement de tendance ascendante, mes. 761 à 772, permet de progresser un peu, en atteignant le si bécarre. Après un rétrécissement sur une alternance des notes fa et sol b. mes. 800 à 835 et une nouvelle polarisation sur des notes aiguës (sol, la b., la bécarre, si), mes. 842 à 847, le texte réintervient sur une note encore jamais apparue, le ré, avec des silences généralement brefs avant l'attaque de la plupart des sons, mes. 908 à 930. Une alternance de sol et la b., sans texte, s'impose mes. 944 à 955, puis l'ambitus tend à nouveau vers l'aigu avec une formule de tendance ascendante, du sol au si, mes. 957 à 961. Comme en un mouvement de spirale, le chant se déploie, mes. 980 à 1003, en deçà du ré chanté auparavant dans le médium, avec une formule de quatre notes, entre la et ré b.
Ce la est la note la plus grave qu'il sera donné d'entendre. Mes. 1060 à 1199, réapparaît la zone pivot avec un mouvement ascendant irrégulier qui conduit du fa au si. Mes. 1205 intervient un mouvement ascendant, d'abord sur les mots « then no sound », puis sans texte. Le mouvement en spirale atteint son point culminant avec un saut du ré b. au contre-ut mes. 1246 et 1247, pour atteindre la note la plus haute de la partie vocale, un contre-ré, mes. 1256 ; suit un mouvement de tendance descendante jusqu'au si dans le médium, mes. 1279. Mes. 1281 à 1289, l'aigu de l'ambitus est à nouveau exploré, avec une réapparition du texte, mes. 1281 à 1304 (mes. 1292 à 1313, le mot « neither » est exposé neuf fois sur les notes sol à si b., en valeurs brèves), une alternance de la b. et si b. mes. 1310 à 1313, des notes répétées en
valeurs longues (ronde) sur fa puis la b. mes. 1336 à 1348, avant une dernière intervention du texte « unspeakable home », répété à plusieurs reprises, sur une formule mélodique de tendance ascendante qui conduit jusqu'au groupe si b., la, si bécarre exposé par trois fois. Flute and orchestra, composée en 1977-78, est dédiée à Varèse. « Cette oeuvre, écrit Feldman, poursuit une pensée qui m'était venue au tout début de ma carrière, à savoir qu'il ne faut pas simplement construire une composition, mais plutôt expérimenter pour voir ce qui peut arriver lorsque l'on met en rapport un matériau dont les éléments sont très ressemblants et un autre qui n'est pas directement en relation avec le premier. Pendant mon travail de composition, un autre principe s'est dégagé, que l'on pourrait définir comme la dissimulation et la révélation du matériau dans les structures polyrythmiques. Tout ceci n'a rien à voir avec le collage. Pour moi, il n'existe pas de notions telles que l'avant-plan et l'arrière-plan, mais seulement un matériau primaire. Le langage des intervalles est très dense : des noyaux fluctuants de trois notes (deux demi-tons et un intervalle de ton entier) dans diverses permutations.» En 1979, Feldman compose son premier Quatuor à cordes, qui dure près d' lh.40' et, en 1983, son second Quatuor qui, selon les indications de la partition, pourrait durer jusqu'à 6 heures. « Je crois personnellement que la raison pour laquelle les pièces sont si longues, vient de ce que la forme, telle que je la comprends, n'existe plus. Une procédure technique comme celle de Stravinsky, qui ne sort pas du développement, serait pour moi intenable ; c'est déjà une formule. Et, pour moi - bien que l'on puisse considérer cela comme une simplification -, la forme n'est que le démontage d'objets en différentes parties. Non pas les rapports qu'engendre le démontage d'une chose en parties, mais le simple fait de démonter quelque chose89. » [...] « Une échelle, c'est quelque chose d'autre : on laisse tout simplement courir, et puis on voit ce qui se passe. La fin de Crippled Symmetry, que je trouve excellente, n' aurait jamais pu arriver dans une pièce d'une vingtaine de minutes, c'est tout à fait clair. Il ne s'agit pas de forme, mais d'échelle. D'où le fait que je me sente très proche de peintres américains comme Rothko ou Newman, qui ont réfléchi aux questions d'échelle et de proportion90. » Revenant en 1981 sur son premier Quatuor à cordes, dans une conférence à CalArts, Feldman déclare : « Mel Powell utilisait un mot à sa conférence, l'autre jour, un terme qui me semble très important pour moi. Ce terme est stratégie... Je n'aime pas donner un nom aux choses. C'est là ma stratégie compositionnelle, je ne veux pas donner un nom aux choses. Si j'ai de la répétition, je ne l'appelle pas répétition. Cela ressemble à de la répétition, cela ne sonne pas comme de la répétition... Je ne laisserais jamais un de mes étudiants inscrire un signe de reprise. Je dirais alors : "Qu'est-ce qui arriverait, si vous vouliez bien changer d'état d'esprit ?" Je copie comme un idiot. Jusqu'à ce que, finalement, j'inscrive une double barre, et écrive seulement quinze fois, sept fois, neuf fois. Mais même cela devint une grande concession. C'était réellement une concession à mes yeux, parce que je veux copier ma propre musique... Donc je n'appelle pas les choses par un nom, parce que je répète les choses pour différentes raisons.
Par exemple, si on posait la question : "Existe-t-il un certain type de matériau que l'on peut répéter et un autre que l'on ne peut pas ? Qu'est-ce qu'un matériau répétable ?" Vous ne pouvez pas seulement répéter... Ce que j'en pense maintenant, c'est que je suis en train de regarder quelques insectes sur une diapositive, et j'observe seulement comment je me sens... Donc, le Quatuor à cordes a beaucoup en commun avec cette manière de regarder et de laisser les choses suivre leur cours. Et la raison pour laquelle la pièce est si longue est que j'ai pénétré dans un territoire dangereux. Je laisse les choses suivre leur cours. » Dans cette oeuvre, la prédominance d'une harmonie chromatique reflète une fois encore son admiration pour Webern, mais sans le recours à un système prédéterminé ; des modules de 3 à 8 notes donnent lieu à de multiples variantes au niveau de la registration, de l'instrumentation, des formules rythmiques... L'utilisation de la sourdine est préconisée tout au long de l'oeuvre. Les indications de tempo qu'il donne (souvent 63 à 66 à la double croche) représentent une limite maximale pour l'interprétation. Feldman n'était toutefois pas opposé à ce que les interprètes prennent un tempo plus lent. Ce qui était apparemment important pour lui, c'est que, pour l'auditeur, la perception temporelle apparaisse peu à peu comme distendue. Toutefois, comme l'écrit Douglas Cohen, « un tempo trop lent risquerait de produire un effet inverse, en agissant de telle sorte que chaque composante d'un geste musical soit perçu comme un événement majeur ». En 1981, Feldman termine Untitled Composition pour violoncelle et piano, oeuvre d'environ 70' ; son titre original était Patterns in a Chromatic Field. Le violoncelle produit des harmoniques presque continuellement. « Vous devez exercer un contrôle sur la pièce - cela demande une forme de concentration accrue. Auparavant mes oeuvres étaient comme des objets. A présent, elles sont comme des phénomènes en évolution. » Ainsi Principal Sound (1980), pour orgue, est-elle fondée sur une structure d'accords peu à peu disséquée et développée. Les relations numériques entre les hauteurs se retrouvent au niveau de la trame rythmique. Des battements périodiques semblent provenir de la décomposition des accords comme sous l'effet d'un miroitement. L'espace harmonique paraît d'autant plus vaste que Feldman explore les registres les plus étendus de l'orgue. L'impression dominante est celle d'une surface qui évolue dans la durée. Feldman compare alors volontiers sa démarche compositionnelle à l'art du tapis en orient, en particulier en Turquie. Il collectionne alors lui-même des tapis turcs des XVIIIe et XIXe siècles. Ce qui l'intéresse en particulier (cf. l'article « Crippled Symmetry »), ce sont les rapports infiniment subtils entre les figures symétriques et les irrégularités qui viennent s'introduire et leur donnent leur véritable dynamisme ; Feldman a une manière bien à lui de déjouer l'aspect mécanique de la répétition, et cette sorte de tranquillité confortable qui finit par s'imposer à l'écoute. Chez lui, il s'agit plutôt de l'illusion de la répétition avec, comme sous-jacente, la tension entre permanence et disparition. A cet égard, on signalera son goût profond pour les musique traditionnelles de l'Inde, où irrégularité et symétrie se combinent dans le déploiement du matériau mélodique.
Cet intérêt pour les procédés du tissage transparaît notamment dans une partition pour orchestre, The Turfan Fragments (1980). « Des fouilles archéologiques dans l'est du Turkestan, conduites par Sir Aurel Stein au début du siècle, ont révélé plusieurs fragments de tapis noués du troisième au sixième siècle. Bien que trop petits pour que leurs motifs et leur provenance soient identifiés, ils témoignaient toutefois d'une longue tradition de tissage de tapis. Voici donc globalement la métaphore développée dans mon oeuvre : non pas la suggestion d'une oeuvre d'art accomplie, mais l'Histoire, dans la musique occidentale, mettant ensemble des sons et des instruments. » A Buffalo et à Berlin, où il séjourne en tant qu'artiste résident de la DAAD, Feldman noue des relations avec de jeunes compositeurs et interprètes et fonde avec eux (en particulier Eberhard Blum, Nils Vigeland et Jan Williams) un groupe instrumental, « Morton Feldman and Soloists ». Ce groupe constituera un précieux soutien pour sa musique, avec la création d'oeuvres spécifiquement conçues pour lui, notamment Why Patterns ? (1978), pour flûte(s), glockenspiel et piano, Crippled Symmetry (1983), pour flûte(s), glockenspiel/ vibraphone/marimba/jeu de cloches et piano/célesta, For Philip Guston (1984) pour flûte(s), piano/célesta et glockenspiel/ vibraphone/marimba, For Christian Wolff (1986), pour flûte(s) et piano/célesta. Feldman participera à des tournées internationales avec son groupe jusqu'à sa mort, créant par exemple la partie de piano de Why Patterns ? A l'origine, cette pièce devait se terminer lorsque le dernier interprète avait achevé sa partie. Selon Nils Vigeland, il s'agissait toujours de Feldman, non parce que la partie de piano était la plus longue, mais parce que c'était lui qui jouait toujours le plus lentement. « Why Patterns ? consiste en une grande variété de motifs [patterns). La partition est notée séparément pour chaque instrument et ne donne lieu à une coordination qu'au cours des dernières minutes de l'aeuvre. Cette notation très fixée, mais jamais précisément synchronisée, permet un déroulement plus flexible de trois couleurs très distinctes. Idiomatiquement, le matériau confié à chaque instrument n'est pas interchangeable avec celui des autres instruments. Certains motifs se répètent exactement - d'autres avec de légères variations, dans leur forme ou dans leur organisation rythmique. Parfois, différents motifs sont liés ensemble comme en une chaîne d'événements, puis simplement juxtaposés. » Après avoir essentiellement présenté des notes individuellement entourées de silence, les trois musiciens imbriquent de petites figures mélodiques répétées et plus ou moins imperceptiblement variées. Au cours des soixante dernières mesures, la situation devient tout à fait homogène : les musiciens se coordonnent autour d'une pulsation commune, donnée par une suite de mesures à 3/8 (noire pointée à 80). Dans l'aigu, la flûte alterne les notes mi et fa, avec trois mesures de silence qui s'intercalent entre les noires pointées :
Le glockenspiel se différencie du caractère répétitif de ses partenaires par un mouvement descendant strictement chromatique du do au la b., troublé par deux fois par une reprise du même couple de notes, selon le schéma rythmique suivant (seules les deux premières notes de
la séquence sont suivies de deux mesures de silence ; par la suite, chaque couple de notes est suivi d'une mesure de silence) :
Dans l'extrême grave, comme symétriquement à la flûte, le piano alterne les notes ré et mi b., mais selon une autre forme d'alternance rythmique, qui se stabilise très vite :
La partition s'achève par trois mesures de silence. Feldman prétendait ne pas répéter ses motifs en fonction de la construction, mais pour des raisons de goût. Sa préférence semble alors l'orienter vers des instruments dont les composants harmoniques sont relativement simples, tels la-flûte,- le célesta ou le vibraphone. D'une manière plus globale, il est intéressant d'observer comment se sont opérés, tout au long de sa démarche créatrice, des glissements de ses intérêts pour certains instruments en particulier, selon des critères qui peuvent d'ailleurs être aussi bien d'ordre personnel (comme en ce qui concerne l'alto, très présent dans les oeuvres du début des années soixante-dix) que de nature musicale. L'instrument le plus constant est incontestablement le piano, Feldman ayant, certaines années (1952, 1954, 1955, 1957), presque exclusivement écrit pour lui. Dans ses pièces de musique de chambre, d'autres instruments apparaissent de manière privilégiée à une certaine période, pour n'être employés que sporadiquement par la suite. C'est le cas du tuba, qui apparaît très fréquemment dans les oeuvres composées entre 1959 et 1964, les cuivres étant, d'une manière générale, davantage utilisés à cette époque qu'à partir des années soixante-dix ; plus singulier encore, le recours au hautbois, qui n'intervient quasiment qu'entre 1974 et 1977, mais se voit alors accordé un rôle soliste dans Oboe and Orchestra (1976) ; plus rare encore, la guitare électrique n'intervient guère que dans deux oeuvres, Marginal Intersection et The Straits of Magellan. Feldman a pourtant composé un solo pour cet instrument, dont la partition a disparu. Les instruments à cordes couvrent toute la production musicale de Feldman, avec un intérêt marqué pour le quatuor, et pour le couplage violon/violoncelle (notamment dans les oeuvres des années soixante). D'autres instruments contribueront à donner à la musique de Feldman une couleur très particulière, notamment le célesta, qu'il intègre pour une des toutes premières fois en 1961 dans Durations V, et auquel il restera fidèle jusqu'à ses dernières oeuvres, cet instrument étant souvent joué par un même musicien en alternance avec le piano. De même, les sonorités du vibraphone, du glockenspiel, d'abord inscrits dans les parties de percussion dans les partitions des années cinquante et soixante, deviendront de plus en plus prégnants, jusqu'à occuper, ainsi que le célesta, un rôle déterminant au sein du groupe « Morton Feldman and Soloists ». De toutes les façons, ses choix apparaissent à cet égard comme excessivement sélectifs, voire discriminatoires : « J'avais un étudiant qui avait écrit quelque chose. Il est venu avec une pièce où étaient indiqués quelques tubes. Je lui ai dit : "Qu'est-ce que c'est que ça ?", et il m'a
répondu : "quand on souffle dans chacun des tubes, on obtient à chaque fois une hauteur différente". Il en a joué un peu et j'ai ajouté : "Nous avons quelque chose de similaire, qui s'appelle trombone". J'aime la perfection de la part des instruments. Je crois qu'un Steinway très cher, exceptionnel, magnifique, ne peut être remplacé par rien d'autre. Il n'y a rien de comparable. Je ne crois pas qu'un banjo vaille un Guarnerius de 60.000$. Je ne me préoccuperais pas de trouver de belles hauteurs de son ou de beaux intervalles pour un banjo, un accordéon ou un saxophone. Je compose à présent pour les instruments importants, magnifiques, de la civilisation occidentale et pour de bons instrumentistes, également de la civilisation occidentale. Donc à cet égard, j'utilise somme toute le meilleur de la civilisation occidentale »91. Nourrie par des échanges suivis avec certains interprètes, peintres, l'oeuvre de Feldman est fortement autobiographique, mais tout épanchement de nature sentimentale n'affleure guère que dans le titre, par la mention de la personne à qui il rend hommage (les peintres De Kooning, Franz Kline, Philip Guston, des écrivains, Frank O'Hara, Samuel Beckett, des musiciens, Stefan Wolpe, John Cage, Christian Wolff, Bunita Marcus). Feldman fait remarquer qu'il est né dans un « environnement où les émotions constituent un discours enterré ». Enfouies, les émotions demeurent malgré tout sous-jacentes et donnent à sa musique une sensualité très personnelle. Le choix des titres est à cet égard révélateur et montre une fois encore une forme d'ambivalence chez lui. On trouvera, en particulier pour ses oeuvres des années cinquante, des titres condensant en un mot une préoccupation concernant à la fois une notion relative au temps et à l'espace (extension, intersection, projection, structures) ou, plus tard, évoquant un aspect de sa démarche tout à la fois esthétique et technique (Durations, Vertical Thoughts, Between Categories, Crippled Symmetry, Music in a Chromatic Field...) ; la plupart des titres consistent en une simple indication du nombre d'instruments (Eleven Instruments, Four Instruments...) ou de leur identité (Piano, String Quartet and Orchestra, Bass Clarinet and Percussion, Three Voices...), très proches en cela du parti adopté par certains peintres abstraits de l'époque avec des titres comme Composition, Sans titre... Ce qui ne l'empêche pas, dans d'autres cas, de choisir des appelations plus ou moins énigmatiques (The Straits of Magellan, The King of Denmark, I met Heine on the Rue Fürstemberg ... ) ou d'introduire des connotations personnelles (The vola in my Life). De même que cette dénomination ne répond pas à une logique chronologique linéaire, Feldman passant à son gré de l'une à l'autre, de même, il s'avère très difficile de déceler un principe d'évolution déterminé dans son oeuvre, ce qui rend très délicat de la diviser en plusieurs périodes distinctes. Comme nous avons pu le contater, au cours des années cinquante et soixante, Feldman a pratiqué simultanément différents types de notation. Il a luimême opéré des sortes de regroupements de certaines oeuvres sous la forme de cycles (Extensions, Intersections, Projections, Durations, Vertical Thoughts, The Viola in my Life) révélant certaines problématiques et aspects du matériau musical selon des angles d'approche toujours changeants. Et c'est bien là un des traits de son écriture, que d'être à la fois fortement caractérisée jusqu'à paraître faite d'un seul bloc, tout en ne se répétant jamais. Par exemple, à partir des années soixante-dix, certaines idées compositionnelles donnent lieu à des facettes qui en représentent des modalités à la fois parentes et nettement individualisées. C'est notamment le cas des oeuvres qui posent, en multipliant les ambiguités entre les éléments ainsi associés, le problème des rapports entre pianos et voix (les deux Pianos and Voices), instruments et voix (les deux Voices and Instruments), instruments et choeur,
orchestre et choeur (les deux Chorus and Instruments, les deux Chorus and Orchestra), un soliste et l'orchestre (Cello and Orchestra, Oboe and Orchestra, Flute and Orchestra, Piano and Orchestra, Wolin and Orchestra) entre un instrument solo et un groupe instrumental homogène comme le quatuor à cordes (Clarinet and String Quartet, Piano and String Quartet), entre un instrument soliste et un effectif de la même famille (Wolin and String Quartez). Ce qui se passe tout au long de son activité créatrice est en définitive très voisin de ce qui arrive dans chacune de ses oeuvres, où coexistent, de manière souvent inextricable, statisme et directionnalité, permanence et rupture. Feldman se méfie des mots qui risqueraient d'enfermer ses procédures compositionnelles dans un cadre par trop rigide et figé ; ainsi ne considère-t-il pas les multiples manipulations opérées, par exemple, à partir des quatre notes de basé de la partition de Crippled Symmetry comme un processus de variation : « Si je pensais que je varie cela, il n'y aurait pas de pièce. Mais j'entends la lumière diversifiée, le contexte diversifié, pendant que cela se déplace. Si c'est immobile, ou si cela évolue, je ne l'entends pas en tant que variation. C'est comme si vous aviez un mobile de Calder et que vous disiez : "Regardez, comme les formes varient, et les constellations en même temps". Essayez donc d'utiliser un langage formel par rapport ce phénomène »92.A la différence de « pattern », qu'il emploie volontiers, le mot « ostinato » lui apparaît bon pour l'université, mais sans aucun doute trop impératif pour sa musique. « Crippled Symmetry est composée comme un enregistrement sur disque ou sur bande magnétique, que l'on ne peut pas couper. Voilà pourquoi on ne peut pas non plus coller. En d'autres termes, si quelque chose se passe, comme par exemple Blum laissant tomber une flûte, nous devrions reprendre une fois de plus Crippled Symmetry depuis le début [rires]. Pas de collant. C'est écrit aussi bien comme un enregistrement que comme une exécution : cela doit parfaitement marcher, sinon... Si je voulais enregistrer Crippled Symmetry, nous devrions simplement la jouer d'un bout à l'autre une ou à la rigueur deux fois et prendre la meilleure version93. » Comme de nombreuses pièces de cette période, basées sur des rapports privilégiés avec certains interprètes, Three Voices (1982) est très étroitement associée à la personnalité vocale de Joan La Barbara. « Un de mes amis les plus proches, le peintre Philip Guston, venait de mourir. Frank O'Hara était décédé quelques années auparavant. J'ai imaginé l'oeuvre avec Joan La Barbara en face du public et deux hautparleurs derrière elle. Les haut-parleurs m'apparaissaient un peu comme des pierres tombales. J'ai pensé la pièce comme un échange entre la voix en direct et les autres, mortes - un mélange de vie et de mort. »-Dans une lettre adressée à Joan La Barbara et datée du 23 avril 1982, Feldman écrit : « Voilà le travail ! Je suis un peu ennuyé du son sensuel, si ce n'est "somptueux", de l'ensemble -je ne m'attendais pas à cela. Les paroles sont extraites des deux premiers vers de Wind, un poème que Frank O'Hara m'a dédié. Je crois que c'est Frank qui porte la responsabilité principale du côté "somptueux" de la pièce. Le système de base, c'est ce que tu chantes live ; les deux autres voix sont enregistrées - où faut-il placer les deux haut-parleurs, je n'en ai aucune idée - ; c'est également une des rares compositions où je n'ai pas écrit d'indications métronomiques - persuadé que c'est ton timbre
et la façon dont tu respires qui en définiront le rythme -; ça fonctionne très bien à la fois dans le "lent" ou dans une lenteur "rapide" [si cela signifie quelque chose]. Je sais à quel point ça va être terrible de jouer cette oeuvre ! Je sens que cette oeuvre est toi comme "Joan, c'est ta couleur" - quel beau décolleté - et la durée, même si elle semble un peu longue [qui a jamais entendu parler d'une robe de cocktail avec une longue traîne ?] - malgré tout - joue ça pour moi. Il va sans dire que tu peux toujours me la renvoyer, quelle qu'en soit la raison. » Sauf vers le centre de l'oeuvre, où apparaissent des extraits du poème Wind (déjà utilisé en 1962 dans The O'Hara Songs), les motifs vocaux répétés, peu à peu décalés ou insensiblement variés, ne reposent sur aucun mot, comme s'il s'agissait de désorienter la mémoire et se perdre dans la musique. C'est l'époque où Feldman étend considérablement la durée de certaines oeuvres qui, de ce fait, vont d'elles-mêmes au delà de ce que l'on peut attendre d'une pièce de concert : « Personnellement, la raison de telles longueurs est la disparition de la forme comme nous l'entendions jusqu'ici... Je ne recherche pas vraiment une nouvelle forme, je lui substitue volontiers la notion d'échelle ou celle de proportion. En musique, il est très difficile de dissocier les proportions de la forme... Mes oeuvres ne sont pas trop longues, la plupart sont en fait trop courtes... Si l'on écoute mes oeuvres, elles paraissent être intégrées dans le paysage temporel à l'intérieur duquel je les ai situées. L'Odyssée est-elle trop longue ? L'infiniment grand et l'infiniment petit se conjuguent, mais sans le recours à une grande forme chargée d'unifier, d'introduire l'illusion d'une cohérence. Ma génération était obnubilée par des morceaux de vingt à vingtcinq minutes. C'était notre temps. Nous devions le savoir et procéder en conséquence. Dès qu'on abandonne le principe des vingt/vingt-cinq minutes, les problèmes apparaissent. Jusqu'à une durée d'une heure, on maîtrise encore la forme, mais au delà d'une heure trente, on accède à une nouvelle dimension. Trouver une forme est facile, il s'agit de créer des divisions. Mais les problèmes de dimension, c'est autre chose. Il faut garder le contrôle de la pièce - cela requiert la plus haute concentration. Autrefois, mes oeuvres étaient comme des objets ; maintenant, elles sont en évolution... Je me suis demandé le genre de musique que j'écrirais, si je ne pensais pas à la longueur du morceau. Car j'avais un problème : je ne divise pas mes pièces en mouvements. Qu'écrirais-je donc si je ne pensais absolument pas à la longueur ? » « Pour chaque chose que j'écris, je dois redécouvrir sa forme, son ordre de grandeur. La forme ne m'intéresse pas. Nous connaissons la forme, nous connaissons la division des choses en parties, la forme c'est quelque chose de facile. Je suis intéressé par d'autres choses, l'idée d'échelle, ou ce que j'appellerais des proportions naturelles. Les formes musicales occidentales sont devenues des paraphrases de la mémoire. Moi, je suis intéressé par d'autres formes de mémoire. Au plus longtemps dure une pièce, au mieux l'auditeur se souvient-il de ce qu'il a entendu. La mémoire fonctionne mieux. L'on a le temps de réfléchir, de se souvenir de ce que l'on a entendu. Ces pièces longues ressemblent plus à des romans94. » Triadic Memories (1981) est dédiée à Aki Takahashi et à Roger Woodward. Le lendemain de sa première audition en Allemagne, Feldman l'a décrite comme « le plus gros papillon captif ». La partition, la plus longue qu'il ait composée pour le piano, est écrite ppp, parfois même ppppp, en deçà des limites non seulement de la notation conventionnelle, mais de ses propres
partitions. Témoignant d'une économie extrême des matériaux, l'oeuvre entière semble tirer sa substance d'un module de deux mesures. Elle est basée harmoniquement sur des intervalles comme la seconde mineure, les septièmes et la quarte augmentée, qui paraissent transgresser toute éventualité d'attraction tonale. L'utilisation d'un ambitus d'emblée très large, de l'extrême aigu à l'extrême grave délimite l'espace à l'intérieur duquel se déploiera l'oeuvre. Selon Laurent Feneyrou, « huit motifs parcourent la partition, souvent inscrits au sein d'une tension entre une mesure ternaire et sa division en valeurs irrationnelles : le premier motif oppose trois cellules, deux dans le grave du piano, une dans l'aigu sur deux notes [sol et si b.], longuement distribuées ensuite dans les différents registres de l'instrument ; le deuxième répète deux harmonies ou intervalles suivis d'un silence ; le troisième présente une ligne de quatre notes asymétriquement ornementées ; le quatrième est essentiellement caractérisé par les multiples répétitions d'une harmonie ; le cinquième superpose trois plans définis par les entrées sucessives d'intervalles contrapuntiques ; le sixième annonce le septième qui retrouve, dans un traitement semblable, les quatre notes du motif obsessionnel de Routine Investigations [do, ré b., ré, mi b.] ; le huitième, enfin, est formé d'une rapide figure dans l'aigu du piano »95. For John Cage pour violon et piano (1982) est fondée sur des jeux très subtils entre principes de symétrie et d'asymétrie décrits par Wes York96. La microtonalité dont témoigne l'écriture pour le violon représente un des moyens de gauchir les effets de symétrie et d'amplifier l'ambiguité des relations harmoniques, par delà la division chromatique dont le piano demeure le support, et de créer des sortes de frottements entre le piano et le violon. En fait, cette partition illustre tout particulièrement la conception que développe alors Feldman à partir du phénomène de la hauteur. Son travail ne se déduit pas de conceptions préalables mais de son intérêt pour l'attention portée à cette propriété du son : « Pour moi, la hauteur de son est une direction. Je ne peux pas me représenter une hauteur sans penser à sa direction. Ce n'est pas seulement un timbre, mais la direction de ce timbre. Lorsque j'ai donc une double élévation ou abaissement d'un son, ou bien une simple petite note, je veux toujours avoir le centre d'intérêt de la hauteur.[...] J'aime les altérations. Mais j'utilise les altérations différemment des autres compositeurs. Je ne les utilise pas du point de vue de la conception. Pour moi, altérer, c'est comme prendre de la térébenti ne et la mettre dans la couleur »97. Pour lui, l'idée globale d'une seconde mineure, entre un ré et un mi b. alternés par exemple par deux trompettes, dans le registre moyen, n'est pas ressentie comme un intervalle trop grand - mais cela dépend de la pièce et des instruments choisis. Entre deux instruments à cordes, cet intervalle peut être considéré comme très large. Tout se passe alors comme si, pour reprendre sa comparaison, il remplissait l'écart entre les deux sons avec de la térébentine. C'est ce que l'on peut observer dans son écriture pour le quatuor à cordes. Feldman s'éloignera pourtant par la suite d'une telle conception. « Je suis maintenant davantage intéressé par des rapports de hauteur plus naturels, non perturbés. En d'autres termes, j'essaye de trouver une sorte de compromis entre une oreille diatonique et une oreille chromatique et j'utilise l'espace dans un grand nombre de mes constructions sonores. Un musicien tonal désignerait par relief chromatique le fait que les touches blanches et les touches noires s'interpénètrent. Copric Light est le parfait exemple d'un relief chromatique. Autrement dit, c'est plus isolé, les touches blanches contre les touches noires. Absolument pas de la manière de Stravinsky, avec le principe de la polytonalité [...] Je parle véritablement des touches noires et blanches comme schéma pour organiser le contenu des hauteurs de la pièce. Et la manière de faire cela me plali . Mais cela m'échappe tout comme les structures métriques »98.
For Philip Guston s'ouvre sur un motif mélodique - soumis par la suite à de multiples jeux de métamorphose - constitué de quatre notes, do, sol, la b., mi b., qui renvoient, selon la désignation anglo-saxonne des hauteurs, aux lettres CGAE, où l'on peut découvrir, comme brouillé par une inversion de deux lettres, le nom de Cage. Musique en état de suspension, l'oeuvre dure environ 4 heures 30'. Chez Guston, Feldman disait trouver « l'absence totale de pesanteur d'une peinture qui n'est pas limitée à l'espace peint, mais qui, au contraire, existe quelque part dans l'espace entre la toile et nous ». A propos de For Philip Guston, Feldman écrit : « J'ai remarqué qu'écrire des pièces plus longues m'a donné certaines possibilités stylistiques que je n'aurais eues si facilement dans une pièce de 20 ou 25 minutes. La plupart des pièces de 25 minutes sont plutôt monolithiques ; comme la plus grande partie de la musique contemporaine - je dirais : 98% de la musique contemporaine entendue dans le monde - est polyphonique, ce qui signifie d'autre part qu'elle est rattachée jusqu'à un certain degré à la fugue [Schoenberg a averti du fait que, dans une fugue, on a simplement une unique mélodie], une telle pièce fonctionne sur un fondement conceptuellement plus sûr et n'a rien qui interrompe sa continuité. Bon, ma musique n'est pourtant pas polyphonique et, quand on écrit une musique plus ou moins verticale, certaines choses pénètrent à l'intérieur. Stylistiquement, elle est malgré tout le plus souvent plutôt consistante. La raison pour laquelle la pièce s'intitule For Philip Guston, c'est que, au cours des huit dernières années de sa vie, nous n'avons pas communiqué. Malgré cela, il avait demandé à sa famille - il savait qu'il allait mourir - de me prier de lire devant sa tombe le kaddish. Ce que j'ai fait. La seule et unique raison qui fait que nous n'avons pas communiqué, c'est que son oeuvre avait changé, et j'en étais bouleversé. Je suis allé dans une grande exposition pour voir ses nouvelles oeuvres ; je n'ai rien pu en dire alors que, depuis vingt ans, chaque oeuvre nouvelle m'avait toujours beaucoup excité - Guston signifiait plus que tout au monde pour moi - et trouvait constamment mon assentiment ; je regardais tous ses tableaux intensément, puis il en parlait des heures... Mais un jour, il est parti en Italie ; puis il est revenu et il s'est passé quelque chose ; son oeuvre a commencé à changer, et lorsqu'il est venu à moi et m'a demandé : "Alors, qu'est-ce que tu en penses ?", je suis resté silencieux pendant trente secondes, et cette demi-minute nous a coûté notre amitié. Quand je vois combien nos conceptions esthétiques sont importantes pour nous ! Nous y sommes attachés comme aux différences entre chiites, juifs, catholiques, protestants... ; finalement, en art, c'est pareil, vous voyez. Je ne me distinguais moi-même en rien d'un tout autre type de fanatique. Il était clair pour moi qu'il ne pouvait y avoir que de l'art abstrait. Seulement, un art qui était comme son oeuvre plus ancienne, que je tenais pour sublime, plus proche de Rothko et de Pollock. Je croyais qu'il ne pourrait y avoir que ce type de travail. Puis finalement, j'ai constaté que moi-même je commençais à changer, comme lui ; à vrai dire pas exactement comme lui, mais encore assez pour que mes yeux déchiffrent ce qui se passait chez lui. Ce n'était pas simplement le changement apporté par le temps. Ce n'était pas que les temps devenaient quelque chose d'autre et que, en conséquence, je devais moi aussi changer... Du reste, j'ai d'abord compris l'oeuvre de Guston à travers un livre écrit sur lui par un jeune homme qui est venu me voir. Il me demanda : "Que pensez-vous qu'il se soit passé en lui ?" J'ai réfléchi une minute et puis j'ai dit, sans vouloir vraiment formuler de point de vue précis :
"En définitive, il a arrêté de poser des questions". C'est seulement là que j'ai compris que moi aussi je voulais commencer à écrire des pièces où j'arrêterais de poser des questions ; je voulais m'arrêter de me préoccuper du public, me demander s'il allait rester ou partir, si quelqu'un voudrait me jouer ou pas, ce que celui-ci ou celui-là en pense... Je ne voulais tout simplement plus de questions de qui que ce soit, à commencer par moi-même. Je ne voulais plus commencer avec une quelconque idée préétablie que j'aurais pu avoir. J'avais travaillé assez longtemps pour décider de cesser pareillement de poser des questions. Ainsi, la pièce commence au tout début de la peinture abstraite de l'Ecole de New York, une exposition fantastique qui eût lieu pendant l'hiver 1950 ; je venais de rencontrer John Cage -je ne connaissais pas encore de peintres - et celui-ci m'a dit : "On va aller à un vernissage au Musée d'Art moderne." J'ai vu ce tableau rouge. "De qui est-ce ?" Et Cage m'a répondu : "De Philip Guston ; c'est une personnalité magnifique, et je vais faire en sorte que tu le rencontres" »99. D'une oeuvre à une autre, mais à chaque fois selon un autre centre d'intérêt, qu'il désigne volontiers par le mot « focus », Feldman joue sur des degrés finement différenciés de similarités et de différences, sans chercher à épuiser les variations possibles à partir des matériaux énoncés, par delà tout système préexistant ; ces infimes changement s'opèrent sans que l'on puisse en prévoir les indices. De même que, dans le couple identité/différence, les termes sont révélés comme indissociables, dans le couple continuité/discontinuité, on peut observer une interpénétration constante des deux termes ; la permanence de certains aspects (densité des événements, reprises de certains patterns...) est très fréquemment altérée par des changements de métrique, des intrusions de silences qui brisent tout sentiment de continuité. Un des paradoxes de l'écriture de Feldman est que, même à travers la notation la plus déterminée qui soit, on a l'impression que les figures harmoniques qui s'enchaînent et se transforment parfois insensiblement possèdent une sorte de fluidité et de fragilité qui défie tout principe de fixation. La mémoire elle-même peut très difficilement retenir ces différences fréquemment microscopiques, dans des oeuvres qui occupent des laps de temps excessivement longs. Le principe de la variation acquiert en conséquence de tout autres implications que dans les formes musicales traditionnelles, d'essence dramatique. L'audition n'est pas projetée dans le sens d'un devenir inéluctable, mais plutôt invitée à se concentrer sur la présence de figures qui manifestent à la fois de fortes affinités entre elles tout en se traduisant sous des facettes, angles d'approche sans cesse variables. C'est sans aucun doute ce qui rend la musique de Feldman ouverte, irréductible à une logique de relations par trop explicite et directionnelle. C'est aussi ce qui distingue fondamentalement sa démarche de celle des minimalistes ou des répétitifs. Le dépouillement des moyens sonores mis en oeuvre n'aboutit jamais à une appréhension transparente du processus formel ; le terme même de « crippled symmetry » (symétrie distordue, paralysée) utilisé par le compositeur sous-entend bien cette tension qui s'opère entre un ordre préhensible et son dépassement, sa nécessaire perversion. Herman Sabbe situe ainsi Feldman entre la tradition de la musique européenne fondée sur la prégnance de l'écoute, et dont Satie, d'une certaine manière Debussy, Webern, puis Scelsi pourraient être considérés comme les initiateurs pour la musique de ce siècle, et les courants américains, en particulier depuis Cage jusqu'aux minimalistes. La position de Feldman ne saurait en tout cas se plier aux exigences et aux normes d'un système de pensée quelqu'il soit ; comme sa musique, elle impose une forme d'écart vis-à-vis de toute attitude définie une fois pour toutes. En ce qui concerne la dimension temporelle, Feldman préférait penser sa musique en terme de durées plutôt que de rythmes, sans doute parce que le rythme introduit pour la perception un
caractère de fixation auquel échappe le plus généralement son oeuvre, même lorsque les valeurs de durée sont précisément déterminées. « En fait, lorsque vous écoutez, vous n'avez pas idée à quel point c'est rythmiquement compliqué sur le papier. Cela flotte. Sur le papier, cela apparaît comme si c'était du rythme. Ce n'est pas le cas. C'est de la durée » 100. La complexité des valeurs rythmiques mises en place, avec un recours fréquent à des divisions irrationnelles de l'unité de temps, permet notamment d'éviter qu'une périodicité ou pulsation ne s'impose, que les mesures ne soient comprises comme une alternance de temps forts et faibles, ce qui viendrait contrecarrer cette flexibilité, cette instabilité essentielles dans sa pensée musicale. En 1983, Feldman compose le deuxième Quatuor à cordes, qui représente de loin le quatuor le plus long de l'histoire de la musique. De 1984 datent Clarinet and String Quartet, commande du Festival de Newcastle (Grande-Bretagne) pour le clarinettiste Alan Hacker et le quatuor Brodsky ainsi que For Bunita Marcus, pour piano. For Bunita Marcus témoigne de son intérêt croissant pour la métrique. Comme un peu plus tard dans Palais de Mari, les mesures longues sont des mesures de silence, tandis que les mesures courtes contiennent le matériau musical. Toutefois, vers le milieu de la partition, la situation s'inverse. Pour Feldman, il s'agit là d'une manière de métaphore de la forme AB, ou encore une image de miroir plus ou moins tronquée qu'il explore volontiers à cette époque. « Le secret de ma façon de composer, c'est qu'elle est pour une moitié conceptualisable, et pour une autre moitié pas : c'est un mélange. Quand elle n'était pas conceptualisable, j'ai essayé d' aller dans le direction de n'importe quel type d'articulation, et il y avait toujours quelque chose en formation ou bien un processus qui se développait [...] Pour moi, le rythme n'existe pas. Je dirais plutôt : rythmer quelque chose. Puis j'ai commencé à m'intéresser beaucoup à la métrique et j'ai donné un cours qui lui était consacré, où je l'analysais, ainsi que ce qui en fait partie. Pour moi, au moment où on l'utilise, la métrique implique la question : comment passer par delà une barre de mesure ? J'inscrivais un 4/4, laissais un certain espace, mettais un peu plus loin une barre de mesure et écrivais au dessus d'elle : "Le trou noir du mètre", alors que certaines personnes ne veulent pas arriver de façon trop serrée à la barre de mesure. Dans une foule de musiques règne la tendance à passer stylistiquement de l'autre côté de la barre de mesure [...]. Toute la problématique du mètre et de la barre de mesure m'a beaucoup intéressé. Cela m'a tellement intéressé que j'ai commencé à écrire une pièce où je me préoccupe très sérieusement du mètre. J'ai remarqué que personne ne savait comment noter cela. Parfois Stravinsky ! Dans ma notation, je suis très proche de Stravinsky, c'està-dire : le rythme et le mètre sont réellement simultanés et plus orientés vers la trame, équilibre entre le rythme et le mètre [...]. For Bunita Marcus est principalement constituée de mesures en 3/8, 5/16 et 2/2. Quelquefois, les mesures en 2/2 avaient un contenu musical, comme vers la fin de la pièce. D' autres fois, elles faisaient fonction de silence, inscrites sur le côté gauche ou droit de la page ou au milieu de mesures en 3/8 et 5/16, et j'utilisais le mètre comme construction : pas le rythme, mais le mètre et le temps, la durée qui exige quelque chose"101 [...]. J'utilisais donc le mètre, jusqu'à un certain degré, comme une période de l'instabilité [...] Puis je pensais, comme tout autre compo siteur : quel est le taux de transformation dans cette trame ? Et je me disais ralentis ou accélère le taux de transformation. Mais je ne peux fabriquer aucun plan définitif ; cela ne fonctionnerait pas. Cela ne peut fonctionner que si l'on s'accorde avec le matériau et que l'on voit comment il se forme102. » En 1985, Feldman écrit Coptic Light pour l'orchestre philharmonique de New York. « Plus une pièce doit être longue, moins on a besoin de matériau. Crippled Symmetry est une de ces
oeuvres longues, et elle n'utilise que quatre sons. Coptic Light est relativement courte (env. 28 minutes) et utilise dès la première mesure le total chromatique des douze sons .» En introduction à la partition, Feldman écrit : « Ayant un intérêt avide pour toutes les variétés de tissages du Moyen Orient, j'ai récemment contemplé les étonnants tissus coptes anciens à l'exposition permanente du Louvre. Ce qui m'a frappé dans ces fragments d'étoffes colorées, c'est la façon dont ils transmettent l'atmosphère essentielle de leur civilisation. Transposant cette idée dans un autre domaine, je me suis demandé quels aspects de la musique depuis Monteverdi pourraient restituer leur atmosphère, si on les écoutait dans deux mille ans. Selon moi, l'analogie serait une des figures instrumentales de la musique occidentale. Telles sont quelqu'unes des métaphores qui occupaient mes pensées tandis que je composais Coptic Light. Un aspect technique important de la composition fut déclenché par l'observation de Sibelius selon laquelle l'orchestre diffère principalement du piano en ce qu'il n'a pas de pédale. Dans cet esprit, je me suis attaché à créer une pédale orchestrale, constamment variée dans ses nuances. Ce "clair obscur" est à la fois le centre d'intérêt compositionnel et instrumental de Coptic Light. » L'effectif orchestral de l'oeuvre est très important : vents par quatre, tuba, quatre percussions, timbales, deux harpes, deux pianos, 18 premiers violons, 16 seconds violons, 12 altos, 12 violoncelles, 10 contrebasses. La texture est exceptionnellement serrée, toutes les familles instrumentales jouant tout le long de la partition. On peut observer de multiples jeux de symétrie et de fausse symétrie, ainsi que de miroir, soit à l'intérieur d'un ensemble instrumental (par exemple au sein des vents, ce qui s'impose de manière tout à fait explicite dans l'organisation visuelle de la partition), soit entre des couples de parties (en particulier des vents et des violons) : une ligne présente une succession de hauteurs, tandis qu'une autre ligne expose ce même groupe, mais sous forme inversée et rythmiquement décalée, car aussi bien aux niveaux des rythmes que des motifs de hauteur, la partition ne semble pas répondre à quelque procédé simplement mécanique. L'écriture tend ainsi vers une imbrication d'entrelacs particulièrement intriqués dans lequels se dissolvent fréquemment les couleurs instrumentales spécifiques, accomplissant ainsi l'effet de pédale évoqué par Feidman. A cette impression contribuent notamment les accords arpégés des pianos qui entrecroisent leurs résonances avec les sonorités des vibraphones et des harpes. La complexité chromatique de l'ensemble est comme contrebalancée par la polarisation sur certains intervalles (par exemple la quinte la-mi alternée par les violons et les flûtes dans l'aigu, qui domine pendant les soixante premières mesures et réapparaît pendant une vingtaine de mesures, seulement par les violons, vers la fin, des intervalles de septième, de quarte et de neuvième) ; la seule indication dynamique est le ppp indiqué au début. Toutefois, au cours des cinquante dernières mesures, des attaques brèves, synchrones, des vents, en tutti ou par groupes, viennent altérer l'aspect de fluidité et de flexibilité qui avait prévalu jusque là. Plusieurs fois, peu après le premier quart de l'oeuvre, viennent s'inscrire des reprises de groupes de quatre à huit mesures dont l'appréhension est comme obscurcie par la complexité globale de ce qui est donné à entendre. L'oeuvre apparaît ainsi comme une sorte de bloc apparemment monolithique, mais à l'intérieur duquel se propagent toutes sortes de mouvements qui produisent de multiples effets de miroitement. L'orchestre devient comme un seul instrument dont le caractère d'unification est rendu possible par la conjonction de toutes les couleurs de timbre subtilement mises en jeu et
mélangées. Plus encore peut-être que dans ses oeuvres pour des effectifs plus réduits, Feldman parvient à se rapprocher de l'impression émanant des tapis et textiles qu'il décrit notamment dans « Crippled Symmetry », et cette parenté transparaît aussi bien à l'écoute qu'à la lecture « visualisée » de la partition. Selon Pascal Dusapin, « cette oeuvre crée chez l'auditeur une parallaxe de l'écoute, elle donne comme en astronomie la sensation d'un changement de position face à l'objet sonore. Photographe amateur, j'écoute de plus en plus les oeuvres orchestrales en cherchant le point focal choisi par le compositeur. Dans Coptic Light, le point focal choisi change continuellement, il passe du grand angle au plan intermédiaire ou au plan rapproché dans un ordre non graduel, déjouant ainsi l'attente de celui qui écoute. C'est une musique construite plan par plan où l'on change d'objectif pour chaque plan sonore ; elle s'oppose à la démarche illusionniste qui use et abuse du zoom en matière orchestrale »103. En 1986, Feldman compose Palais de Mari, pour piano, oeuvre dont la durée n'est que d'une vingtaine de minutes, alors que les pièces de cette dernière période sont généralement beaucoup plus longues (on ne compte pas moins de neuf oeuvres d'une durée de plus d' l h. 30') ; le compositeur répondit en fait à la proposition de Bunita Marcus, qui souhaitait une oeuvre d'une dizaine de minutes, tout en sachant qu'elle durerait plus vraisemblablement le double. Feldman choisit dans ce cas de résumer les procédés déployés dans les compositions longues et de les condenser à l'intérieur d' une pièce de dimension plus restreinte. L'intérêt pour la dimension métrique est une fois encore manifeste : « J'ai utilisé le monde métrique comme un aspect de la forme »104. Au début de la partition, les silences s'inscrivent dans des mesures en 2/2, 3/4, tandis que le matériau sonore s'inscrit pour sa part dans des mesures plus courtes (par exemple 5/16). Les mesures longues interviennent donc fréquemment comme des cadres par rapport aux autres types de mesure. « Je me souviens d'une observation de Feldman quelques mois avant la composition de Palais de Mari [ 1986], pour piano, tandis que nous visitions le Metropolitan Museum de New York et que nous nous étions arrêtés devant une oeuvre tardive de Degas» déclare Barbara MonkFeldman. « Il admirait l'oeuvre en particulier pour la finesse de l'application de la peinture sur la toile, et confia qu'il souhaitait travailler d'une manière similaire dans sa musique. On remarque une affinité avec cet aspect de la peinture dans Palais de Mari et dans d'autres oeuvres de cette période où l'on perçoit une fascination croissante pour la notation comme application d'un unique plan de pensée compositionnelle qui, de lui-même, infléchit la surface de l'image musicale. » En 1986-87, Feldman réalise une nouvelle version de Words and Music (Paroles et musique) de Beckett. Il s'agit d'un texte de 1961 (publié dans Comédie et Actes divers, Ed. de Minuit), dans lequel Beckett livre des prescriptions générales généralement ambiguës quant au caractère de la musique destinée à s'inscrire par rapport au texte dit, parfois couplée avec des bruits (comme « violent coup de masse contre le sol », «coup de baguette sur un pupitre »...). On peut lire notamment dans la pièce de Beckett les prescriptions suivantes : L'orchestre reprend plus fort. Fort, implorant... Humble « Présent » en sourdine... Musique amour exagérément expressive, assez douce pour laisser entendre les gémissements et protestations... Même musique fortissimo, sans expression aucune, empêchant d'entendre les protestations de Paroles... « Présent » comme avant... Musique vieillesse... Correction... Musique visage chaleureusement sentimentale... Suggestion chaleureuse... Répète timidement suggestion précédente... Irrépressible explosion de musique seins avec vaines protestations de
Paroles... Invite avec le début de l'air... Récapitulation des musiques précédentes en musique source seule... Répète dernière musique telle quelle ou à peine variée. On distingue dans la pièce trois sortes de « personnages » qui se manifestent à tour de rôle : Musique (33 interventions distinctes, la première indiquant : Petit orchestre en train de s'accorder doucement), Paroles et Croak. Les prescriptions de Musique sont inscrites en italique. A l'origine, l'oeuvre radiophonique avait été réalisée par la BBC en 1962 avec la collaboration de John Beckett, cousin de Samuel. Mais ni l'un ni l'autre n'étaient satisfaits du résultat. Au cours des années quatre-vingt, Everett C. Frost, directeur de Soundscape Inc., projeta d'organiser aux Etats-Unis un Festival Beckett articulé autour de ses pièces radiophoniques. Celui-ci lui suggéra de s'adresser à Feldman, dont il avait vivement apprécié Neither. Selon Frost, Feldman accepta avec un mélange d'enthousiasme et d'humilité sincère, presque étrange. Il lui déclara que le projet présenterait des difficultés, que les concisions radicales réclamées par le texte allaient à l'encontre des directions usuelles de sa musique, qui s'orientait vers des formes de plus en plus longues. Frost rencontre à plusieurs reprises Feldman pendant la préparation de l'ouvrage, mais la réaction de ce dernier est des plus évasive : « Je ne peux pas vous décrire la musique, Everett, je peux seulement l'écrire... Il me faut trouver la métaphore, la manière de pénétrer dans la pièce. Avant d'y être parvenu, il ne sert à rien d'en parler. Le problème, c'est que ce n'est pas une pièce métaphorique. [...] J'essaye de rendre cela indéfinissable. Par exemple, si j'utilisais la terminologie qui est la sienne en ce qui concerne les demandes de musique, je ne pourrais jamais avoir écrit la partition, parce que je ne sais pas ce que signifie cette terminologie. Je sais ce qu'elle signifie par rapport à quelqu'un comme Puccini. S'il dit qu'il veut quelque chose de sentimental, je n'ai aucune idée de ce que cela implique, parce que c'est comme un "coup". Je veux dire, quel type de "coup" ? Avec Beckett, vous réalisez à quel point vous ne comprenez pas le mot le plus simple, comme "coup". C'est pourquoi je n'essaye pas ». La conversation de Feldman avec Frost t05, témoigne parfaitement de l'épreuve de force qu'a pu représenter, pour lui, la confrontation avec un élément qui lui était à la fois proche, par la pensée, et étranger, parce que répondant à une tout autre logique d'écriture, liée au domaine sémantique. Feldman, qui travailla à ce projet pendant une année environ, simultanément à d'autres oeuvres, avoue ne pas avoir abordé le texte linéairement . « Maintenant, je puis vous le dire, car si je vous avais déclaré cela plus tôt, vous auriez été très irrité [rires]. Je l'ai à peine lu. Oh, bien sûr, je l'ai lu. Mais j'ai commencé par la fin, j'ai commencé à différents endroits. C'était ma manière d'arriver à connaître Beckett. Car je ne pouvais pas le lire sans la musique, et il n'y avait pas de musique. Donc je ne pouvais pas obtenir l'expérience totale. Je n'aurais jamais pu écrire les deux dernières minutes de musique si je n'avais pas commencé de cette façon.[...] L'idée entière de début, milieu et fin, qui était très apparente, ne devait pas aider en tant que structure émotionnelle. Alors je m'y suis plongé tout le temps. J'ai beaucoup appris sur Beckett en lisant son étude ancienne sur "le temps retrouvé" ; j'ai compris sa manière de penser. En définitive, c'est une forme primitive de nouvelle critique, une certaine compréhension purement clinique. Et, moi-même, je compose de manière très clinique, tout en étant un homme de la note ».
Feldman constate une convergence avec la manière de travailler de Beckett: « Il m'a affirmé qu'il ne cessait de se dire et redire les choses à lui-même. Je travaille de la même façon. Je joue des choses ou regarde des choses encore et encore et encore. Ne cherchant pas consciemment quelque chose. Et à nouveau, essayer de parvenir à un contenu qui soit à un certain degré un peu moins évasif ». Feldman s'est trouvé guidé par un rapport émotionnel profond avec l'oeuvre et la personnalité de Beckett, qui ont beaucoup compté pour lui dès les années cinquante : « C'était un travail d'amour, comme on dit... Mais je l'ai approché de la même manière que tout ce que je fais. Je n'essaye pas d'articuler ce que je recherche. Je ne lui donne pas de nom. Il n'y a pas de style. C'est bien ce que les musiciens ont remarqué : "c'est à la fois toi et pas toi". Autrement dit, si je l'approchais en terme de style, ce serait davantage moi. Moi, ce sont les procédés techniques, ou juste la construction, la manière dont je dispose quelque chose. Ce qui n'est pas moi, c'est le fait que j'ai tenté de rencontrer Beckett à mi-chemin du sentiment. Je n'écris pas en terme d'images littéraires, bien que 90% ou même 98% de la musique dans le monde plonge dans les images littéraires... Ma musique a atteint un degré d'abstraction qui possède une atmosphère et est identifiable. Mais cette atmosphère a à voir avec des images instrumentales... Je suis essentiellement un orchestrateur, d'une manière différente de la plupart des gens. Mais je comprends ce que sont ces images en tant qu'images littéraires. Je sais quand il veut quelque chose de tournoyant ; je sais comment faire tournoyer, techniquement, vous voyez. [...] Ce que j'ai fait, c'est créer une sorte de ligne composite. Je ne l'ai pas mesurée par rapport au texte, mais j'ai créé une ligne composite à partir de la première ligne à mon échelle, ce qui constituait essentiellement mon air, A-I-R. Et puis, musicalement, j'ai essayé de travailler à l'intérieur d'elle, ses symétries et asymétries, mais pas vraiment directement. C'était seulement la première ligne qui m'a donné son rythme et son allure. Alors, espérons-le, j'ai senti que j'avais le même sens de la proportion que lui. Et j' avais raison, en fait... Encore une fois, c'était comme travailler dans le noir, et puis j'y suis arrivé. On ne pouvait pas structurer... J'ai senti que c'était l'allure de Beckett. J'ai senti que c'était également à la fois mon allure et que ça ne l'était pas ; c'était plus rapide... On ne peut pas travailler cela exactement ; on pourrait juste ressentir une proportion globale ; je n'ai même pas compté ; je n'ai même pas utilisé des nombres. J'ai seulement senti que si j'avais la première ligne, je serais capable d'en venir à bout artistiquement. J'ai lu et relu le poème. Le reste était l'indication de Beckett et de quelle manière je peux m'en tirer avec une terminologie comme "sentimental", "chaleur", vous savez... Je ne pense pas que j'aurais consacré tant de temps et d'efforts pour qui que ce soit d'autre, en vérité ». « Ma seule réponse au poème "Vieillesse est lorsque..." était, comme je prends moi-même de l'âge, quand sa propre langue devenait un peu plus hésitante... Mais c'était le fait que la langue était hésitante qui m'a amené à créer la section en pizzicati où il n'y avait pas vraiment de focalisation sur un seul aspect... Comme si elle dégringolait un escalier. J'ai donc essayé de mener à bien la focalisation du matériau, ou bien la quintessence du matériau et de le présenter de manière, disons, plus fragmentaire. Trouvant ainsi un peu mon équilibre, mais l'équilibre était de l'ordre du technique... C'est une métaphore tech nique, et une métaphore technique engendre, espérons-le, la situation psychologique, émotionnelle, ou dramatique. » Feldman traduit l'indication « Paroles [essayant de chanter] » par des mouvements conjoints ascendants (avec une formule mélodique pivot : ré#, mi, fa#, sol, la, si), parfois descendants de la voix, hésitants, incertains, en écho aux interventions instrumentales.
Plus loin, dans l'entretien avec Frost, Feldman revient sur son rapport à ce même poème central : « C'était du pictorialisme [word painting]. Pas à la façon wagnérienne, en enfouissant le mot dans la structure et le corps de la musique. C'est plus distant. Cela suit son chemin. Je voulais sa présence et son éloignement, son inaccessibilité. Une inaccessibilité et pourtant une merveilleuse présence qui est celle de la musique... Cette inaccessibilité merveilleuse que représente l'émotion de la musique pour les gens. Et plus vous vous en approchez, plus cela devient tragique, et plus cela devient contraignant. Et plus vous prenez de la distance, plus cela devient tragique, et plus cela devient contraignant. Voilà ce qu'étaient les images. Comment y parvenir, je l'ignore. Différent, disons, d'une pièce normale de moi -je ne corrige jamais ; j'écris à l'encre. Et la première fois est la bonne, il n'y a pas de retour en arrière. Totalement concentré que je suis, dans ce cas. Les préoccupations sont purement cliniques : mes réponses et ce que je fais. Ici ? Chaque version, je dois l'avoir faite trois ou quatre fois, parce qu'elles sont essentiellement courtes. Il fallait raconter une histoire entière. Je suis un acteur dans une pièce de théâtre ; je ne suis pas de la musique de fond ici... J'ai dû penser plus vite, écrire plus vite, condenser tout cela plus vite... » L'oeuvre a été enregistrée par deux récitants, deux flûtes, vibraphone, piano, violon, alto, violoncelle. Feldman était en définitive très satisfait du résultat : « Je suis très heureux. Cela n'arrive pas très souvent ainsi. Je veux dire, il y a toujours quelque mécontentement, vous savez, lorsque vous réalisez un projet.. Comme j'ai dit à Barbara, il ne faudrait pas que je me laisse séduire par ma musique devenue un peu plus rapide. Mais je pense qu'il en sera ainsi. Mais peut-être dans des termes d'une certaine manière plus abstraits. Je veux dire, je sais que cette production va entrer dans ma vie. Je vais probablement essayer des choses un peu plus rapides que d'ordinaire ». Et l'oeuvre suivante, qui atteste une nouvelle et ultime fois l'intérêt que Feldman porte à l'écrivain, témoigne précisément d'une telle tendance. For Samuel Beckett (1987) conserve le caractère d'un relatif statisme dans l'harmonie, mais possède, selon Richard Toop106, une luxuriance sonore et une agitation rythmique qui la distinguent des oeuvres précédentes. La dernière oeuvre de Feldman est Piano, Violin, Viola, Cello, commandée en 1987 par l'Ensemble Xenakis pour le Festival de musique nouvelle de Middelburg (Pays-Bas) ; il s'agit d'une oeuvre composée à partir d'un petit nombre de motifs, ou encore, d'u images », pour reprendre le terme adopté par Feldman lui-même en réponse à l'ouvrage de Frances A. Yate, The Art of Memory. On remarquera une nouvelle fois l'importance de la présentation visuelle de la partition, même écrite selon des critères tout à fait traditionnels. Comme le fait remarquer Paul van Emmerik, la partition constitue une sorte de grille ; elle est constituée de 34 pages comprenant trois systèmes de 9 mesures chacune. Toutefois, cette apparente homogénéité est altérée par le fait que les mesures sont irrégulières et que certaines donnent lieu à des reprises. Morton Feldman meurt à son domicile de Buffalo, le 3 septembre 1987. Il avait 61 ans.
Ces deux témoignages ont été publiés dans le Programme du Festival d'Automne à Paris, 1997. Steve Reich Je n'avais jamais entendu de musique de Feldman avant 1962, quand j'ai écouté une oeuvre de Stockhausen intitulée Refrain. J'ai réalisé plus tard qu'il s'agissait de l'« oeuvre Feldman » de Stockhausen, tout comme Stimmung était son « oeuvre La Monte Young ». En 1963, j'ai écrit For Three or more Pianos or Piano and Tape qui était influencée par Refrain, ce qui signifie qu'elle était également influencée par Feldman, sans que j'en aie conscience à l'époque. Quand j'ai quitté San Francisco pour New York en septembre 1965, je ne me suis pas beaucoup intéressé à Morton Feldman. Je savais qu'il était là, qu'il faisait partie du groupe entourant John Cage, qu'il faisait une musique très paisible - mais à l'époque il était crucial pour moi de m'éloigner de tout cela, de Feldman et de Cage, comme de Stockhausen, de Berio ou de Boulez. En 1971, Feldman et Cage vinrent assister à une représentation de Drumming. Plus tard, lors de la soirée, j'eus l'occasion de parler avec Feidman et ensuite, nous nous sommes rencontrés de temps à autre. C'était, comme le savent tous ceux qui l'ont rencontré, un être absolument inoubliable. Durant cette période, il eut la générosité de me dire que mon Four Organs lui avait fait grande impression. J'ai fini par connaître Piece for Four Pianos de 1957 (huit ans avant mon It's Gonna Rain), qui utilisait une forme rythmiquement libre de transformation des relations entre les phases. Les quatre interprètes jouent d'après la même partition, mais sont libres de passer par les accords à leur propre rythme. Durant les années quatre-vingt, quand Feldman se mit à écrire des pièces plus longues, je fus assez bête pour ne pas prendre le temps de les écouter, et Feldman sortit de mon univers musical. Puis Morty mourut en 1987. J'ai commencé, ces dernières années, à écouter certaines de ses dernières oeuvres. Deux d'entre elles, Piano and String Quartez (1985) et Turfan Fragments (1980) m'ont particulièrement frappé. Piano and String Quartez est de toutes ses oeuvres la plus belle que je connaisse et, en examinant la partition, j'ai découvert que beaucoup de ses accords paisibles et mystérieux étaient en fait des inversions d'euxmêmes. Les répétitions n'étaient jamais des répétitions exactes. Dans les Turfan Fragments, il y a de nouveau un jeu sur les relations de phase rythmique à l'intérieur même de la musique. Feldman savait combiner une harmonie extrêmement chromatique, des dynamiques légères et des tempos généralement lents et flexibles avec une phase « minimale » et des techniques de variations. Pour moi, ce fut comme de prendre une leçon de composition d'outre-tombe. J'aurais voulu l'appeler, lui dire que j'avais raté le coche avec ses dernières oeuvres, lui demander comment il les avait écrites - mais ce n'était plus possible. Morton Feldman me manque ; j'aime et j'admire sa musique. Septembre 1997
Il y a tant de souvenirs qui me reviennent quand je pense à Morty Feidman. Je le vois, le torse courbé sur son clavier, faisant soupirer son piano de plaisir, caressant doucement les touches, mettant juste assez de pression dans ses doigts pour que le mécanisme réponde. Il était dans un monde à lui, son inimitable technique, reflet de son domaine privé de communication avec l'instrument, avec ses idées et, par extension - de par leur présence - avec un public. Pour lui, c'était le son dans l'esprit qui était le plus pur ; la lutte que mènent les musiciens pour faire entrer couleur et personnalité n'était à ses yeux qu'une vaine tentative d'embellir ce que l'imagination avait déjà parfait. Je pense aussi à lui, une page de musique tout prêt de son visage, afin que ses pauvres yeux affaiblis puissent déchiffrer les notes. Je me souviens comme il aimait raconter des histoires, et de son amour de la beauté.
M. Feldman, Projection IV (violon et piano), (1951)
M. Feldman, De Kooning, (1963), éd. Peters
M. Feldman, Last Pieces, (1963), éd. Peters CHRISTIAN WOLFF IN CAMBRIDGE
M. Feldman, Christian Wolff in Cambridge, (1963), éd.Peters
M. Feldman, page d'esquisse de The Rothko Chapel, (1971), collection Ruth Francken
M. Feldman, For John Cage (violon, piano), (1982), éd. Universal
M. Feldman, 2' Quatuor, (1983), éd. Universal
M. Feldman, Coptic Light, (1986), éd. Universal
En 1975, Feldman écrit : « Jusqu'à il y a environ 10 ans, j'ai souvent écrit sur la musique. Je ne le fais plus. Le contenu de mes écrits était habituellement polémique. Ces dernières années, je ne veux plus argumenter avec talent. Je veux être reconnaissant pour ce qui arrive, sans me soucier d'où cela vient. » (Essays, Statement, op. cit., p. 142.). D'une manière générale, un peu comme ceux de Cage, les écrits de Feldman sont bien plus que des commentaires explicatifs, déclarations d'intention, ou de quelconques justifications... Ils nous communiquent à leur façon le plaisir qu'il pouvait avoir à jouer sur les paradoxes des jugements esthétiques, déjouer les prises de position tranchées et dogmatiques, souvent naïves, qu'il entendait autour de lui. Le fait que trois de ses articles, « Pensées verticales » (« Vertical Thoughts »), « Entre catégories » (« Between Categories ») et « Symétrie tronquée » (« Crippled Symmetry ») portent les mêmes titres que trois de ses oeuvres, sans être pour autant des introductions à celles-ci, montre bien que la réflexion qu'il distille dans ses textes par des voies aussi mystérieuses et labyrinthiques que dans ses partitions, était intimement liée à son activité musicale proprement dite. Ainsi s'impose, avec une rare intelligence et une redoutable finesse d'analyse, une autre facette du personnage, qui n'a jamais manqué de frapper tous ceux qui l'ont connu, empreinte d'une forme d'humour tout à la fois caustique, dévastatrice et truculente. Le langage de Feldman est aussi singulier que sa musique. Aussi sa traduction en français s'est-elle révélée particulièrement périlleuse ; non que sa terminologie soit particulièrement complexe ; bien au contraire, Feldman se sert le plus souvent des mots les plus simples, parfois même argotiques, mais qui réclament sans cesse d'être entendus à plusieurs niveaux. Ses déclarations posent plus de questions qu'elles n'apportent de réponses. D'ailleurs, dès qu'elles tendent à devenir quelque peu didactiques, Feldman semble se plaire à les dévier en introduisant, par le biais d'une anecdote - qui tient le plus souvent de la parabole - ou tout autre forme d'excursion, des propos susceptibles de désorienter le lecteur ou l'auditeur. Ses remarques, en ce qui concerne les pratiques artistiques du passé aussi bien que de celles qui lui sont contemporaines, sont parfois si peu convenues qu'elles nécessitent d'y revenir à plusieurs reprises avant de pressentir ce qu'il pourrait bien avoir voulu dire. Mais peut-être était-ce, de sa part, une manière de nous écarter des lieux communs et fausses croyances qui pèsent sur les jugements esthétiques et de nous amener à une vision plus personnelle d'une culture par trop réifiée, réduite à des schémas simplificateurs. Il est pour le moins curieux que Feldman ait pu être considéré comme un des initiateurs du mouvement musical minimaliste américain et du « show business » qui en a découlé. Si ses détracteurs persistent à condamner l'apparente simplicité de sa musique, il est à espérer qu'ils découvriront au moins, à travers ces textes, que sa démarche est le fruit d'un questionnement incessant et jamais complaisant. Feldman ne craint pas de revenir sur ses positions, d'affronter le doute. Loin d'être une « image de fabrique », la réduction radicale à laquelle il soumet la rhétorique de la musique
savante occidentale, que si peu de compositeurs ont osé entreprendre, à la différence des peintres dans leur propre domaine, est inséparable de sa position éthique en tant qu'artiste. Et c'est bien ce qui le rapproche, fondamentalement, de créateurs comme Mondrian, Pollock ou Rothko. C'est aussi pourquoi son exigence vis-à-vis de la génération à laquelle il a enseigné peut sembler si exorbitante. Sa musique ne raconte pas de message ; elle est, dans son existence même, un message, en deçà des pouvoirs de la sémantique ; ce qui fait que, lorsqu'il s'exprime au moyen de mots pour en rendre compte, Feldman ne peut y parvenir directement, explicitement, comme bon nombre de ses collègues, mais par des chemins détournés. Si Cage a délibérément mis au point, notamment à travers ses Mesostics, des techniques d'écriture visant à briser la logique jugée par trop implacable de la syntaxe et du discours, Feldman n'a guère besoin, pour sa part, de faire appel à de telles méthodes pour brouiller les pistes. Même dans les entretiens en apparence les plus spontanés, il ne laisse pas de surprendre ses interlocuteurs, non sans esprit de provocation et avec une jubilation non dissimulée. De toute évidence, Feldman n'était pas seulement l'homme des notes, mais également des mots ; à condition toutefois que les mots demeurent vivants et ne servent jamais à enfermer la pensée une fois pour toutes. Nous avons pris le parti de présenter ces textes et entretiens dans l'ordre chronologique.
Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié dans Essays, pp. 36-39. Mon premier souvenir musical -je ne devais pas avoir plus de cinq ans -, c'est ma, mère tenant un de mes doigts et essayant de retrouver avec lui l'air de « Eli Eli »1 au piano. A douze ans, j'ai eu la chance d'avoir pour préceptrice Madame Maurina-Press, une aristocrate russe qui gagnait sa vie après la révolution en donnant des cours de piano et en jouant dans un trio avec son mari et son beau-frère. En fait, ils étaient tout à fait réputés à l'époque. C'est uniquement grâce à elle - seulement, je pense, parce qu'elle n'était pas une fanatique de la discipline - que je me suis pénétré d'une sorte de musicalité vibrante, plutôt que du métier musical. Je me rends compte maintenant que l'image de Madame Press - une non-professionnelle douée de toutes les capacités et de tout l'éclat d'un « pro » - ce « dilettantisme » - ne m'a jamais quitté. C'était une amie intime des Scriabine, et je jouais donc du Scriabine. Elle avait étudié avec Busoni, et je jouais donc les transcriptions de Bach par Busoni. Et je passais plus de temps à lire ses notes de bas de page qu'à jouez Les années ont passé ainsi, avec ce même caractère hasardeux que l'on peut trouver dans ces phrases introductives. Je composais de petites pièces à la manière de Scriabine, renonçais au peu d'entraînement que j'avais eu, finissais par abandonner mon professeur pour me retrouver, à l'âge de quinze ans, élève de Wallingford Riegger, qui se montra tout aussi laxiste avec moi. Il faut croire que je nourrissais un secret désir de quitter cette approche rêveuse de la musique et de devenir un « vrai musicien » car, à dix-huit ans, je me suis retrouvé avec Stefan Wolpe. Mais nous ne faisions que discuter à propos de la musique, et j'avais l'impression de ne rien
apprendre. Un jour, j'ai cessé de le payer. Il n'en a rien dit. J'ai continué à aller chez lui et nous avons continué à discuter ; et nous sommes encore en train de discuter dix-huit ans plus tard. La première fois que j'ai rencontré John Cage, c'était au Carnegie Hall ; Mitropoulos dirigeait la Symphonie op. 21 de Webern. Je crois que c'était au cours de l'hiver 1949-1950, et j'avais environ vingtquatre ans. La réaction du public à cette pièce était si hostile et perturbante que je suis parti tout de suite après. J'essayais plus ou moins de reprendre mon souffle dans le foyer vide quand John (Cage) est sorti. Bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés, je l'ai reconnu, je suis allé vers lui et lui ai dit, comme si je l'avais connu toute ma vie : « C'était beau, non ? » L' instant d'après, nous étions plongés dans une conversation animée sur la beauté sonore qui émanait de cette musique quand on la jouait dans une salle aussi grande. Nous nous sommes tout de suite mis d'accord pour que je vienne lui rendre visite. A cette époque, John habitait au dernier étage d'un vieil immeuble de Grand Street qui dominait l' East River. La vue était magnifique. Il avait converti ses quatre pièces en deux. Une vaste étendue de l' East River, juste quelques plantes vertes, une longue table basse en marbre, et une constellation de sculptures de Lippold tout le long du mur. (Lippold habitait la porte à côté). Si je m'attarde sur le décor dans lequel vivait John, c'est parce que c'est dans cette pièce que j'ai trouvé une compréhension et un encouragement plus extravagants que tout ce que j' avais connu jusqu' alors. C'est également là que j'ai fait la connaissance de Philip Guston, mon ami le plus proche, qui a tant apporté à ma vie artistique. A l'occasion de ce premier rendez-vous avec John, je lui avais apporté la partition d'un quatuor à cordes. Il l'a regardée un long moment, puis m'a demandé : « Comment l'avez-vous fait ? » J'ai pensé à mes querelles incessantes avec Wolpe ; j'ai pensé aussi à ce qui s'était passé une semaine auparavant quand j'avais montré une de mes compositions à Milton Babbitt ; j'avais fait de mon mieux pour répondre aussi intelligemment que possible à ses questions, et il m'avait dit : « Morton, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites ». Alors, c'est d'une voix très faible que j'ai répondu à John : « Je ne sais pas comment je l'ai faite ». Sa réaction fut renversante. John sauta sur place en poussant une sorte de cri aigu de singe et hurla : « N'est-ce pas merveilleux ? N'est-ce pas formidable ? C'est si beau, et il ne sait pas comment il l'a faite ». Très franchement, je ne sais pas comment ma musique aurait tourné si John ne m'avait pas autorisé si tôt à faire confiance à mes instincts. Quelques mois plus tard, je me suis installé, moi aussi, dans cette maison magique - sauf que, pour ma part, j'étais au deuxième étage, et ne pouvais qu'entrevoir l'East River. A l'époque, je ressentais très consciemment le caractère symbolique de la situation. Je m'étais déjà lié d'amitié avec David Tudor quand j'étais avec Wolpe. Puis je l'ai présenté à John. Christian Wolff est arrivé peu après, et puis Earle Brown, qui avait rencontré John lors d'une tournée de ce dernier dans le middle-west, avant qu'il ne décide de bâtir une vie nouvelle à New York afin de se consacrer à la nouvelle musique. Avec John, on parlait très peu de musique. Les choses bougeaient trop vite pour qu'on ait le temps d'en discuter. Mais il y avait une quantité incroyable de discussions sur la peinture. John et moi passions au Cedar Bar vers six heures du soir, y restions jusqu'à la fermeture, et même après. Je peux dire, sans craindre d'exagérer, que nous avons fait cela tous les jours pendant cinq ans de notre existence.
La nouvelle peinture me rendait désireux d'un monde sonore plus direct, plus immédiat, plus concret que tout ce qui avait pu exister dans le passé. Varèse possédait déjà des indices de cela. Mais il était trop « Varèse ». On entrevoyait cela chez Webern, mais son travail était trop impliqué dans la discipline du système dodécaphonique. La nouvelle structure nécessitait une concentration plus exigeante que si la technique avait été celle de la photographie, laquelle représente désormais, pour moi, ce qu'implique une notation précise. Projection 2 pour flûte, trompette, violon et violoncelle - une des premières pièces graphiques - fut ma première expérience à partir de cette nouvelle idée. Mon désir n'était pas de « composer », mais de projeter des sons dans le temps, libres d'une rhétorique qui n'avait pas de place ici. Afin de ne pas impliquer l'interprète (en l'occurrence, moi-même) dans la mémoire (les relations), et parce que les sons ne dépendaient plus de la forme symbolique qui leur est inhérente, je laissais la place à l'indétermination en ce qui concerne la hauteur. Dans les Projections, seuls le registre (aigu, moyen ou grave), les valeurs de temps et les dynamiques (douces tout le long) était fixés. Plus tard, la mêfne année (1951), j'ai écrit Intersection 1 et Marginal Intersection, toutes deux pour orchestre. Ces deux pièces graphiques indiquaient seulement si c'était le registre aigu, moyen ou grave de l'instrument qui devait intervenir à l'intérieur d'une structure temporelle donnée. Les entrées à l'intérieur de cette structure, aussi bien que les hauteurs et les dynamiques étaient librement choisies par l'exécutant. Après avoir passé plusieurs années à composer de la musique graphique, j'ai commencé à découvrir la faille la plus importante d'une telle démarche. Je ne permettais pas seulement aux sons d'être libres, je libérais également l'interprète. Or, je n'avais jamais envisagé la notation graphique comme un art de l'improvisation, mais plutôt comme une aventure acoustique totalement abstraite. Cette prise de conscience fut déterminante, car je compris alors que si les interprètes « sonnaient mal », c'était moins à cause de leurs fautes de goût que parce que je restais moi-même préoccupé par les questions des passages et de la continuité qui permettaient à leur présence d'être ressentie. J'ai abandonné la notation graphique entre 1953 et 1958. Il me semblait que si les moyens devaient être imprécis, il fallait que le résultat soit terriblement clair. Et il me manquait ce sens de la clarté pour continuer. J'espérais le retrouver dans une notation précise, ce qui a donné Extensions for Three Pianos, etc. Mais la précision ne fonctionnait pas non plus pour moi. C'était trop unidimensionnel. C'était comme peindre un tableau où il y avait toujours une ligne d'horizon quelque part. En travaillant précisément, il fallait toujours « générer » le mouvement - il n'y avait pas encore assez de plasticité pour moi. Je suis revenu à la notation graphique pour deux oeuvres orchestrales : Atlantis (1958) et ...Out of « Last Pieces » (1961). Je recourais alors à une structure plus verticale où les passages solistes étaient réduits au strict minimum. Ceci nous amène aux Durations, série de cinq pièces instrumentales. Dans la Piece for Four Pianos et d'autres du même genre, les instruments lisent tous à partir de la même partie, ce qui produit comme une série de réverbérations à partir d'une source sonore identique. Dans Durations, je parviens à un style plus complexe dans lequel chaque instrument vit sa propre vie dans son propre monde sonore. Dans chaque pièce, les instruments commencent à jouer simultanément, puis sont libres de choisir leurs propres durées à l'intérieur d'un tempo général donné. Les sons eux-mêmes sont fixés.
Si, sur le papier, ces pièces paraissent identiques, elles furent en réalité conçues tout à fait différemment. Dans Durations I, la qualité des instruments particuliers jouant ensemble suggérait un kaléidoscope sonore rigoureusement écrit. Pour y parvenir, j'ai écrit chaque partie individuellement, choisissant des intervalles qui semblaient effacer ou annuler chaque son, aussitôt que l'on entendait le suivant. Dans les Durations avec le tuba, la force des trois instruments utilisés m'a conduit à les traiter comme un seul. J'ai écrit tous les sons simultanément, sachant qu'aucun instrument ne serait jamais trop en avance ou trop à la traîne des autres. En amincissant et en épaisissant mes sons, j'ai gardé cette image intacte. Dans Durations IV, il y avait un mélange des deux. Là, j'ai été un peu plus précis dans la mesure où j'ai donné des indications métronomiques. J'ai également permis aux instruments d'avoir leur propre couleur individuelle, de manière plus prononcée que dans les autres pièces.
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié dans Essays, p.46. Un peintre admettrait peut-être l'hypothèse selon laquelle une couleur conservera aussi contre sa volonté, en permanence, sa dimension précisément déterminée. Il a la possibilité, soit de construire sur les éléments illusoires de la couleur, afin de compléter - dirons-nous - par le dessin ou tout autre moyen de différenciation, soit de la laisser être simplement « par ellemême ». Ces derniers temps, nous avons convenu du fait que le son a la possibilité d'indiquer ses propres proportions. Tandis que nous avons développé ces réflexions, nous avons découvert que, lorsque l'on tend vers un son qui « vit », on doit renoncer à tout idéal orienté vers la différenciation. De la pratique, nous apprenons rapidement que tous les éléments de différenciation existent déjà par eux-mêmes dans le phénomène sonore. Si nous partons du principe qu'un son constitue une série horizontale d'événements, nous devons déduire toutes ses propriétés de cette représentation afin qu'il corresponde en définitive également au principe horizontal. Le principe compositionnel consiste aujourd'hui pour beaucoup à découvrir comment ces propriétés sont déduites. Pour exprimer toute la complexité d'un ordre temporel si dense, on pourrait dire que la différenciation est devenue ici un terme fondamental de la composition. En un certain sens, on peut dire que l'aeuvre qui se base sur cette voie, n'a pas de « sonorité ». Que ce que nous entendons est bien davantage un fac-simile sonore et que, si c'est bien fait, cela épate, à la manière des figures de cire du célèbre cabinet de Madame Tousseau (ou du musée Grévin). Christian Wolff fit un jour remarquer que, à la fin, tout devient mélodie. C'est vrai. Le temps délaye la complexité. En définitive, nous en restons au plan de l'unidimensionalité : au cadran de l'horloge et non pas au mécanisme dissimulé par derrière. La relation du son au temps ressemble à un cadran solaire, dont l'aiguille secrète se déplace de manière invraisemblable tandis qu'elle poursuit sa course. Mais si nous déduisons de cela que l'être du son est un principe presque naturel, alors nous pourrons observer notre cadran solaire à un moment où, même si le soleil ne brille pas, il reste tout à fait clair. De façon paradoxale, précisément à ce moment-là, le temps est moins fuyant. Toutes les ombres ont disparu et nous laissent derrière elles un objet effiloché par le temps. A cet instant, on prend moins le temps véritable comme mouvement, mais on le saisit plutôt comme une représentation. Dans le premier cas, notre son-temps est l'exploration très scrupuleuse d'une lumière délimitée, qui deviendra bientôt le
regard rigide de la mélodie. Dans le second cas, le temps demeure dans le son. On y trouve encore du mouvement : mais celui-ci n'est rien d'autre que la respiration de la sonorité ellemême. L'erreur consiste à chercher à explorer le travail de quelqu'un d'autre, comme le fait Pasternak lorsqu'il écrit sur son amour pour l'« être vivant du symbolisme historique ». Cela éclaire aussi sur la tonalité singulière des écrits d'un homme qui oscille entre les deux termes de la meilleure alternative possible. Pour Guston, l'art est originellement plutôt synonyme d'une dynamique qui permet tout au sein d'un ordre naturel, phénomène créé par l'homme, qui se masque quasi « naturellement ». Son unique problème n'est pas de savoir comment l'être humain peut être relié à l'art, mais comment l'art peut être amené à entrer en accord avec l'homme. Avec Guston, l'art doit donc subir son propre déclin. Tout comme un ancien Talmud traditionnel vous force à trouver la raison de votre perpétuelle auto-destruction à l'intérieur de votre conscience. L'art, dans sa relation avec la vie, n'est rien d'autre qu'un gant retroussé. Il a apparemment la même forme et le même contour, mais il ne peut plus être utilisé dans le même but. L'art ne nous dit rien sur la vie, de même que la vie ne nous dit rien sur l'art.
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans Perspectives of New Music, Princeton, New Jersey, printemps-été 1966 et reproduit dans Essays, p.54. Qu'aurait été ma vie sans Varèse ? Car en mon fors intérieur le plus secret et tortueux, je suis un imitateur. Ce n'est pas sa musique, son « style » que j'imite ; c'est son attitude, sa manière de vivre dans le monde. Ainsi, de temps à autre, j'allais au concert pour écouter une de ses oeuvres, ou bien je lui téléphonais pour prendre rendez-vous, ne me sentant pas très différent des gens qui font un pélérinage à Lourdes et en espèrent une guérison. Au lieu d'inventer un système comme Schœnberg, Varèse a inventé une musique qui nous parle par son incroyable ténacité plutôt que par sa méthodologie. Lorsque l'on écoute Varèse, on se demande : « Comment a-t-il fait cela, lui ? » et non pas, « Comment cela a-t-il été fait?» Soudain, vers la fin de sa vie, Kierkegaard commença à se soucier de ce que pourrait être sa réponse si on lui demandait, au Ciel : « Estce que vous avez clarifié les choses ? » 11 réalisa que, afin de rendre les choses claires, il devrait faire savoir que, de tous ceux qui servent l'Eglise du Danemark, aucun n'avait de sentiment pour Dieu. Et nous ? Qu'est ce qui se passerait si nous étions confrontés à la même question ? Etant donné que la musique est notre vie, dans la mesure où elle nous a donné une vie - avons-nous rendu les choses claires ? C'est-à-dire, aimons-nous la Musique, et non pas les systèmes, les rituels, les symboles - la gymnastique mondaine, cupide que nous lui substituons ? C'est-àdire, donnons-nous tout, un engagement total à notre propre individualité ? N'avons-nous pas des exemples de cela ? N'est-ce pas le cas de Varèse ? Avons-nous seulement des modèles pour rafistoler la gamme et faire grincer les instruments ?
Considérons-nous que Varèse est à présent quelque chose à disséquer ? Avons-nous préparé les éprouvettes ? Souvenez-vous, il n'y a pas eu de funérailles. Il s'est échappé.
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans Composer n°19, Londres, printemps 1966 et reproduit dans Essays, pp. 47-49. Il y a deux ans, j'ai passé une soirée avec quelques collègues. Chacun de nous était associé à une musique qui, à différentes époques et pour des raisons nettement différentes, avait causé une certaine dose de controverse. Il y avait des incidents à rappeler - des histoires de « scandales », vieux ou nouveaux -, et tout cela s'ajoutait à la qualité gaie et dangereuse de la soirée. Je ne me sentais pas à l'aise. Je savais qu'il n'y avait pas de réelle fusion entre nous. Chacun d'entre nous avait ses groupes de pression. Chacun menaçait l'existence des autres. Plus important, leur idée globale de la musique était différente de la mienne. Peut-être nous sommes-nous rencontrés à nouveau dans un cadre froid et gai, mais tout en sachant que celui qui défend quelque chose. sait qu'un autre se tient à l'écart. Je quittais la réunion très tard avec Pierre Boulez, et nous nous sommes promenés jusqu'à la Cedar Tavern. Nous avons fermé le bar, cette nuit là. De fait, nous l'avons fermé pour de bon, car le bâtiment devait être démoli. Nous avons discuté de littérature américaine, très peu de musique. Il n'y avait là personne que je connaissais. Les anciennes fréquentations ne venaient déjà plus dans ce lieu depuis un certain temps. D'une manière ou d'une autre, il ne semblait pas juste que je passe cette dernière soirée avec Boulez, qui est tout ce que je ne veux pas que l'art soit. C'est Boulez, plus que tout autre compositeur aujourd'hui, qui a donné à la notion de système un nouveau prestige - Boulez qui a écrit un jour dans un essai que ce qui l'intéressait, ce n'était pas la manière dont une pièce sonnait, mais seulement comment elle était faite. Aucun peintre ne parlerait de cette manière. Philip Guston m'a dit un jour que lorsqu'il voit comment un tableau est fait, l'ennui le gagne. Le souci de faire quelque chose, à grand renfort de systèmes et règles de construction, semble être une caractéristique de la musique d'aujourd'hui. C'est devenu, dans de nombreux cas, le sujet actuel de la composition musicale. Il est intéressant de noter que l'on se souvient des compositeurs du passé comme d'interprètes légendaires. Peut-être est-ce cela qui donnait à la musique qu'ils écrivaient un certain aspect réaliste, physique. Les audacieuses excursions harmoniques de Beethoven dans certaines de ses dernières sonates donnent le sentiment de ses doigts aussi bien que de son oreille. On peut dire la même chose de passages d'oeuvres de Chopin, Liszt, Scriabine, Debussy. Varèse était un de ces interprètes légendaires. Son intrument était la sonorité. Bien sûr, l'histoire de la musique est, en un sens, celle de sa construction. La musique a toujours été impliquée dans le ré-arrangement de contrôles systématisés, parce qu'il ne semble pas y avoir d'alternative. La transition vers l'atonalité au début du siècle, et son organisation consécutive par Schœnberg en une méthode de composition avec les douze sons, n'était pas une alternative. C'était encore un autre procédé d'organisation, qui s'adaptait lui-même parfaitement aux formes anciennes. L'idée de construction en tant que sujet dans la musique fut grandement provoquée par la percée de l'innovation musicale au cours des cinquante dernières années. On supposait que
toutes ces nouvelles idées pourraient être introduites à l'intérieur de l'ordre logique existant. Et pendant la première moitié du siècle, ce processus fonctionna. Les nouvelles possibilités du son suggérées par l'innovation n'étaient pas considérées comme ayant une quelconque signification compositionnelle. Ce qui était souligné, c'était l'unification de tous ces nouveaux éléments musicaux dans une forme signifiante. Une insistance sur cet élément plus évasif - le son - aurait bouleversé l'équilibre précaire de la « composition idéale ». Comme la musique devint encore plus complexe après la seconde guerre mondiale - la méthode de manipulation des douze sons étant également utilisée pour isoler le rythme, la dynamique, etc. - le son commença à émerger en tant qu'élément disproportionné, trop immense pour être ignoré. Lorsque l'on essaya de remettre tout cela de nouveau ensemble, il se produisit une explosion supersonique. Le son ne pouvait plus longtemps être manipulé. Ce qui ne présentait pas d'intérêt pour Boulez avait pris le dessus. Entre 1950 et 1951, quatre compositeurs, John Cage, Earle Brown, Christian Wolff et moimême, devinrent amis, se virent constamment, et quelque chose se passa. Rejoint par le pianiste David Tudor, chacun contribua à sa manière au concept d'une musique où les divers éléments (rythme, hauteur, intensité, etc.) furent « dé-contrôlés ». N'étant pas « fixée », cette musique ne pouvait pas être notée avec les moyens anciens. Chaque pensée nouvelle, chaque idée nouvelle au sein de cette pensée, impliquait sa propre notation. Jusqu'à maintenant, les divers éléments de la musique (rythme, hauteur, intensité, etc.) étaient seulement reconnaissables en fonction de leurs relations formels les uns par rapport aux autres. Les contrôles étant abandonnés, on découvre que ces éléments perdent leur identité initiale, naturelle. Mais c'est seulement à cause de cette identité que ces éléments peuvent être unifiés à l'intérieur de la composition. Sans cette identité, il ne peut exister d'unification. Il s'ensuit qu'une musique indéterminée ne peut mener qu'à la catastrophe. Cette catastrophe, nous l'avons laissée prendre place. Derrière cela, il y avait le son - qui unifie tout. C'est seulement en ne « fixant » pas les éléments traditionnellement utilisés pour construire une pièce de musique que les sons pourraient exister par eux-mêmes - non pas comme symboles, ou souvenirs, qui n'étaient que des souvenirs d'une autre musique. Bien que la musique indéterminée fût décriée parce que anti-intellectuelle et même irrationnelle, les méthodes pour y parvenir commencèrent, après quelque temps, à éveiller un certain intérêt. Plusieurs compositeurs influents, en particulier des hommes d'aussi vastes appétits intellectuels que K. Stockhausen, se mirent à incorporer ces nouvelles « techniques » dans leur propre pensée. Paradoxalement, cellesci furent alors utilisées comme nouveau critère de contrôle. Stockhausen présume, par exemple, qu'un processus d'indétermination aura le même effet, sur un plan « statistique », que la notation la plus complexe et précise. De toute évidence, il considère que ce que nous nous efforçions d'inventer représentait quelque nouvelle manière de retomber sur les vieux résultats. Ici, l'implication va au delà de celle d'un malentendu technique. Elle illustre parfaitement la fonction historique de l'ordre établi. C'était nous dire, en conséquence : « Bien que vous soyez le parent de cette musique, vous n'êtes pas suffisamment responsable. Nous assumons donc la bonne garde de votre art ». Le cercle a été fermé. La préoccupation obsessionnelle de l' « ordre » en musique a conduit à une telle impasse que la fracture la plus audacieuse avec le processus historique est utilisée dans l'espoir de trouver une manière d'en sortir.
" Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié dans Essays, p. 55. De nombreux compositeurs ont commencé avec le passé puis, après une vingtaine d'années, se sont peu à peu complu dans un rôle sentimental vis-à-vis de la musique de l'avenir. Bien que cela soit également vrai pour Stravinsky, on se souvient de lui en premier lieu comme d'un parfait éclectique des temps actuels. Comme Picasso, il a utilisé des modèles historiques ; tous les deux en ont toutefois tiré profit comme quelqu'un qui se souvient d'images vues dans un musée et non comme quelqu'autre qui apporterait chez lui des reproductions de celles-ci afin de décorer ses murs. Je me souviens depuis mon enfance des querelles permanentes entre partisans de Schœnberg et de Stravinsky. L'orateur le plus brillant du parti des douze sons était Milton Babbitt. En vérité, c'était l'amorce sérielle dans les premières travaux de Babbitt qui laissait prévoir les développements ultérieurs en Europe avec une certaine avance ; et c'est en particulier Babbitt qui m'a détourné de cet intérêt que j'aurais pu avoir pour Stravinsky. Effectivement, Babbitt, qui exerçait une grande influence, ne présentant pas le moins du monde les caractéristiques d'un homme capable d'influer sur les autres, réussit à réduire l'influence de Stravinsky sur un grand nombre de compositeurs américains de cette époque. Pourtant, l'aspect rigide et l'élégance dis crète des premières oeuvres de Babbitt me rappellent beaucoup plus Stravinsky que Schoenberg. Je ne me suis jamais étonné que tant d'adeptes de Stravinsky l'aient pris tellement au sérieux. Au cours des premières années de sa carrière, Stravinsky avait des qualités certaines. Une d'elles était la nature programmatique de sa musique, une autre le charme de son héritage russe. Il y renonça lorsqu'il entra en contact avec Satie, qui exerçait une grande influence une influence souterraine en un certain sens - sur la totalité de la scène parisienne. La pureté claire du son de Satie, l' « understatement » affecté, la limpidité de sa forme, tout cela intéressait Stravinsky et, de manière passionnée, beaucoup d'autres. Mais c'était le destin de Stravinsky, que tout ce qu'il fit soit couronné de succès. La musique de Satie était comme une peinture sans cadre ; elle était vraiment faite au delà de toute fonction. Stravinsky parfaisait toujours tout avec la profondeur illusoire de Diaghilev. Les détails agrandis de ses partitions pourraient être étudiés comme des diapositives dans une conférence sur l'histoire de l'art. Egalement, les aspects les plus nouveaux de son travail ne recouvraient jamais sa personnalité charismatique... pour autant que la nouveauté ait ajouté quelque chose. J'ai aperçu Stravinsky une seule fois, dans le vestiaire bondé d'un théâtre. Quelques années avant sa mort. Il parlait avec plein d'humour de son état de santé et disait qu'il avait l'impression que ses jambes affaiblies appartenaient à quelqu'un d'autre. Cela pourrait être la métaphore du travail de sa vie entière... Une partie de lui était toujours séparée d'une autre. Alors qu'il était si proche de la mort, dans une oeuvre comme l'Elegie pour alto ou dans la composition sur Dylan Thomas, sa musique apparaissait comme organisée de l'extérieur, dictée par la force de l'amour. Il n'est pas difficile de comprendre son amour pour Venise ; cette ville a ce même sentiment d'espace complètement immédiat qui caractérise son oeuvre tout entière. Il suffit de regarder
par n'importe quelle fenêtre sur le Grand Canal pour tout avoir devant soi. Que ce que nous contemplons par la fenêtre est le mouvement humain le plus pittoresque et permanent. Il n'y a pas là-bas seulement les deux côtés du canal, mais aussi les bateaux de différentes sortes et dimensions, qui vont et viennent. Avec toute cette activité, l'orchestration est modérément englobante et en même temps transparente. La clarté, sur laquelle Stendhal insiste si volontiers, est ici la réalité. Peu à peu, ce mouve ment devient presque statique dans sa persistance infatigable, multiple. Il devient Stravinsky. Que puis-je dire sur cette personnalité exceptionnelle ? Sur le plan de l'esthétique et du sentiment, nous défendons des points de vue totalement opposés. Je ne comprends pas ses sentiments. Je ne comprends pas ses sympathies. Même si je ressens de la sympathie, un sentiment à son égard. Il y a un certain temps, j'ai observé quelques enfants qui jouaient au bord de l'Ansedonia. Parmi les enfants italiens, il y avait une petite fille allemande qui jouait avec eux, bien qu'elle ne parlât pas leur langue. Lorsque sa mère est venue la rechercher, elle s'est tournée vers eux et leur a crié, pleine de joie et de confiance : « Auf Wiedersehen ». Elle ne doutait pas le moins du monde que les autres enfants l'auraient comprise... Et ils la comprenaient. Le seul mot qui sonne de la même façon dans toutes les langues est le mot d'adieu. « Au revoir », Igor Stravinsky.
* Traduction Steve Hearn. Texte publié pour la première fois dans Composer n°22, Londres, hiver 1966-67 et reproduit dans Essays, pp. 50-53 11 's a mad scramble for crumbs » (C'est une course éffrénée pour des miettes) Milton Babbitt, circa 1947 Quand j'avais 15 ans, quelqu'un m'a offert un livre intitulé Jean Christophe. C'est ce qui bouleversa ma carrière professionnelle. A cela s'ajouta le fait que mon père me dit qu'il me donnerait ce que son père lui avait donné : le monde. Le monde s'avéra être le stade Lewisohn par une chaude nuit d'été. Il ne me vint jamais à l'esprit d'aller à l'université. Je n'avais pas saisi l'importance de ce manque jusqu'au jour, très récent, où je lus un article dans le journal The Nation. I1 m'apprenait que la musique la plus avancée aux États-Unis était composée dans certaines universités du pays et qu'une sorte de renaissance musicale avait lieu (dans ces universités) à l'écart du grand public. Certains des compositeurs de ces universités ont été distingués, félicités et beaucoup de place fut faite au louable regain de création dans les universités. Il semble que certaines d'entres elles organisent leur propre orchestre ou groupe afin de réaliser des performances et se concurrencent parfois dans l'emploi d'interprètes professionnels free-lance. Les musiciens professionnels sont nécessaires car ces événements musicaux ont lieu non seulement lors de rencontres informelles dans des universités mais aussi dans des « ruines historiques » telles que Carnegie Hall. Il est à noter que l'université d'Harvard a été malheureusement inactive dans ce domaine - elle a d'ailleurs été, avec obstination, critiquée pour avoir négligé ces opportunités.
La musique elle-même ? L'appeler du post Schœnberg ou du post Webern, c'est simplifier à outrance. Dans une certaine mesure, c'est une critique de Schœnberg et de Webern : s'emparer de l'idée d'un autre, la développer, l'étendre, ajouter à sa logique propre une surlogique, cela implique une part de critique. Cette musique peut sans doute être décrite comme de « l'avantgarde académique », un terme déjà usité. Cette dénomination prend en compte certains développements dodécaphoniques, leurs applications à la pensée tonale, différentes procédures dans la recherche musicale électronique et commence même à inclure une musique académique du hasard. Croyez-le ou non, une telle chose existe et ils la font. Dans l'ensemble cependant, le compositeur de campus s'aligne avec la tradition musicale allemande. Ce qui est parfaitement compréhensible. La musique dodécaphonique, qui ne vaut pas grand chose dans une salle de concert, est parfaite pour les salles de cours. De plus, le Hofbràu a toujours été un trait populaire de la vie sur un campus américain. Si cette musique a un fort accent allemand, l'esprit ouvert et pragmatique qui a accepté cela est typiquement américain. Pour comprendre véritablement son sens le plus profond, on devrait observer non seulement William James, mais aussi sa famille. Il y avait William luimême, observant le monde de sa tour d'ivoire et décidant que la meilleure chose à faire était de ne rien faire. Il y avait une soeur brillante, morbidement intellectuelle, épistolière. Il y avait Henry, qui sentait qu'il y avait quelque chose de pourri quelque part et qui partit en Angleterre. Et puis, il y avait le benjamin -je crois qu'il s'appelait Bob qui, devant la tombe fraîchement creusée de sa mère s'exclama : « Je suis si heureux pour elle ». Bob est celui qui m'intéresse. Il a vraiment vécu cela. Certains se demandent si ces excentriques et distingués fantômes hantent toujours les couloirs de Harvard. Est-ce que ceci peut être la raison pour laquelle Harvard est restée quelque peu à l'écart du forcing Schulleresque qui se passe ailleurs. Alors que l'article décrit toute cette saine activité comme étant dans la « grande tradition de la pensée philosophique américaine », ce n'est pas Emerson ou Thoreau ou encore James qui l'inspire. C'est quelqu'un qui s'appelle Hermann Weyl. Le principe intellectuel qui préside à cette musique est basé sur les écrits de ce même Hermann Weyl dont le thème semble être « l'assujettissement rationnel de la démesure ». Oh, Lukas Foss, vous entendrais-je rire ? L'article nous assure que cet « assujettissement rationnel à la démesure » est tout à fait suffisant pour justifier l'activité de ces compositeurs avant-gardistes et qu'ils n'ont donc à fournir aucune « justification réglementaire » à propos de choses telles que la sensibilité ou la communication. Certains en concluent que la vertu morale et l'inébranlable confiance de ces groupes universitaires découlent surtout d'une chose : la responsabilité. Apparemment un mot-clé. Ils assument et exigent cette responsabilité non seulement pour leur vie musicale interne mais aussi pour chaque (dernière) note de leurs compositions. Mais qu'estce que ce mot « responsable » signifie exactement ? Supposons qu'un jeune compositeur de campus, dans un état de délire intellectuel, commette un crime (non-musical). S'il est reconnu coupable par une cour de justice, ce sera juste parce qu'il était responsable. En fait, la mesure de la responsabilité sera à la mesure de sa culpabilité. Responsable n'est évidemment pas le bon mot. Ils devraient le remplacer par rigueur, s'ils n'aiment pas l'ancien mot : académique.
Ce qui revient à dire ceci. Si un homme enseigne la composition dans une université, comment peut-il ne pas être compositeur luimême. Il a travaillé dur, appris son métier. Il est donc compositeur. Un professionnel, comme un médecin. Mais il y a ce chirurgien qui vous ouvre le ventre, fait exactement ce qu'il faut faire, vous recoud, et vous mourez quand même. Il a échoué à saisir la chance qui aurait pu vous sauver. L'art est une opération cruciale, dangereuse et que nous pratiquons sur nous même. A moins de saisir la chance, nous mourons pour l'art. Il devient de plus en plus évident que, pour ces personnes, la musique n'est pas un art. C'est une façon d'apprendre aux professeurs à apprendre aux professeurs. Dans ce sens, il est naturel que la musique du professeur ne soit pas différente de celle du professeur auquel il enseigne. La liberté académique semble être le confort de savoir que l'on est libre d'être académique. Un peintre qui créerait tout le temps des toiles exactement comme Jackson Pollock serait bien vite conduit à l'hôpital de Rockland State (hôpital psychiatrique). En musique, ils font de lui le directeur d'un département. Qu'arrive-t-il au jeune homme qui va à l'université pour apprendre son métier de compositeur ? Comme tous les jeunes gens, c'est un romantique. Une des manifestations du romantisme, c'est l'originalité. Ce qui est après tout, l'ultime succès. Mais il oublie vite ce rêve si lointain, si inatteignable. Il étudie, il travaille dur. Après, disons six ans de travail musical intensif, s'il a de la chance, on peut l'appeler un survivant. Avez-vous déjà regardé dans le fond des yeux d'un survivant du département de composition de Princeton ou de Yale ? Il est sur la voie d'être titularisé, mais il est définitivement dépassé par l'art. Cependant, il persiste. Il va à Darmstadt où il se sent un peu déboussolé au milieu de tant de tradition. Tout ce qu'il a, ce sont les relations de hauteur, tandis que Stockhausen utilise simultanément, en trois secondes, cinq siècles de toute la tradition musicale ! Quoiqu'il en soit, notre jeune homme persévère. Il écrit une pièce occasionellement. Elle est jouée occasionnellement. Il a toujours la possibilité de la créer dans les programmes Gunther Schuller. Ses pièces sont bien faites. Il n'est pas dépourvu de talent. La critique n'est pas mauvaise. Quelques récompenses : un Guggenheim, le Arts et Lettres Fullbright, ça c'est la vie musicale officielle des États Unis. Vous ne pouvez pas mettre en cause le système en place, surtout s'il marche. Et ce système fonctionne. Vous pouvez le mettre dans un tube à essai et le vérifier. Vous pouvez le mettre dans un amplificateur et entendre les fondations trembler. Ces hommes sont leur propre public. Ils assurent leurs succès eux-mêmes. Jusqu'à présent, ils ont créé un climat qui a réduit l'activité musicale d'une nation entière à celui d'un niveau de lycée. L'autre soir, j'ai reçu un télégramme m'enjoignant de me rendre à Princeton. Je m'y attendais. Une fois encore, j'ai fait le morne voyage à travers les plaines du Jersey ; une fois de plus, j'ai été charmé par le chemin tout à fait ravissant qui relie Princeton Junction au campus. Mes anciens collègues étaient tous rassemblés, prêts à entendre ce que j'avais à leur dire pour me justifier. J'étais parfaitement préparé à cela. « Camarades et honorable président » commençais-je. « Sans le savoir et sans le vouloir, j'ai introduit un élément perturbateur dans
notre noble tradition musicale nationale. Comment puis-je m'expliquer, m'excuser de ces errements intérieurs ? » Mais ce n'est pas la peine de continuer, cela n'était qu'un rêve. « La terre est devenue toute petite, et sur elle sautille le dernier homme, qui rend toutes choses petites. Il y a quelque chose dont il est fier. Quelle est cette chose dont il est fier ? Il l'appelle l'éducation. » Ainsi parlait Nietzsche.
* Entretien avec Jean-Yves Bosseur. Revue d'Esthétique, « Musiques nouvelles », éd. Klincksieck, Paris, 1967-68, pp. 3-8. La scène se passe devant une fenêtre située en face des Invalides. Feldman se saisit d'un cintre qui ressemble assez à un bicorne, et se le met sur la tête. - Pour la plupart des compositeurs, Boulez, c'est Napoléon, non ? (J'ai répondu que tous ne vivaient pas sous l'emprise de Boulez qu'il y avait aussi celle de Stockhausen.) - Bah ! Stockhausen, c'est Bismarck, voilà tout ! - Y a-t-il des oeuvres qui vous aient influencé ? - J'aime toutes les musiques qui ne sont pas agressives, qui vous permettent d'entendre ce que vous voulez bien entendre : Josquin, Machaut, Mozart. - ...et des oeuvres littéraires ? Mallarmé, Artaud, Char... - NON ! Juste de la musique ! - Vous êtes proches des théories orientales ? - Je suis un Oriental. (Rire.) - Le silence joue-t-il un rôle dans votre musique ? - Ma musique est dans le silence. C'est tout ce que je peux dire. Pour prendre un terme à la mode, c'est une mystique ! - Quel sens donnez-vous au temps musical ? - (Long silence) Je ne le comprends pas. - Parmi les paramètres musicaux, y en a-t-il que vous privilégiez ?
- Objection ! Si vous employez ces termes-là devant Morton Feldman, ça veut dire que vous voulez penser sa musique dans un autre contexte ; donc, si vous préférez, cette question ne m'est pas applicable. - Sentez-vous une évolution dans votre travail ? - Aïe ! un autre mot, « évolution », que l'on ne peut pas m'appliquer. Je ne pense pas appartenir à une continuité musicale. - La Momentform ? - C'est comme un gosse qui joue ; d'abord, il joue avec des soldats de plomb, et puis il en a marre ; il va trouver sa poupée ; et puis il la balance ; et puis il revient a son petit train. C'est ça, la Momentform. C'est l'idée de l'immédiateté de ce que vous entendez, sans l'obstruction d'une quelconque dialectique Mais, quand vous parlez de Momentform, vous pensez à Stockhausen, hein ? (Petit air malicieux) C'est vrai, hein ? - Oui. - Eh bien, Stockhausen fait une dialectique de cet état que certains d'entre nous trouvent tout naturel ! Vous (Je dois avouer que je ne saisis pas bien.) - C'est simple ; on n'a pas besoin de faire un système pour vivre dans le présent. - Quels sont les problèmes qui se posent, d' après vous, à la plupart des compositeurs d'aujourd'hui ? - Les problèmes sont toujours personnels, jamais collectifs. - Quelles sont les qualités que doit posséder un jeune compositeur ? - Du cran. Les jeunes sont impatients, ils veulent tout ; ce problème de tout avoir, c'est ce avec quoi ils ont vécu ; et c'est la raison pour laquelle ils n'obtiendront pas grand chose.En dehors de la musique, ils veulent faire de la vie, une vie collective ; pour un artiste, ce n'est pas possible. Cette idée, c'est mon dernier vestige de compositeur démodé : travailler dans la solitude. - Que pensez-vous de la génération qui a suivi celle de Boulez ? - Après Boulez, ça devient du pré-Boulez ; sans philosophie. - Que pensez-vous de l'influence de Cage ? - Que pensez-vous de l'influence de Socrate ?
- Un grand homme, assurément ! - Oui, mais ils l'ont tué. - Alors, vous croyez que Cage va être... ? - C'est ce qui se produit ; parce qu'on l'accepte. - Que pensez-vous de La Monte Young ? - En art, je ne décourage jamais ce qui est « composive ». Si vous faites quelque chose une fois, c'est « composive », deux fois, c'est « imposive ». Chercher des corrélations entre ma musique et, disons, la peinture de mes amis, ça ne peut être intéressant qu'obliquement. C'est un pro blème de tempérament plus qu'autre chose. Par exemple, les tempéraments d'artistes comme Rothko, Pollock, Kooning, Kline sont tres proches du mien. Leurs recherches me sont très intimes. Comment definir ces tempéraments, ces attitudes ? Ils sont, en tous cas, fondamentalement différents des tempéraments européens. Tenez, prenez un peintre français - puisque c'est un entretien français-, deux même : Delacroix, Poussin. Ils ont imaginé l'art comme une machine incroyable. D'ailleurs, Delacroix a parlé de sa peinture comme d'une machine. Et, alors, il la fabrique indéfiniment, cette machine incroyable où tout est pensé, où tous les éléments sont en rapport les uns avec les autres. A présent, prenons les Américains : l'artiste lui-même, a priori, est la machine, par ce qu'il fait : tout est en lui, d'abord, et puis il pénètre dans son oeuvre. Sa création n'est pas la machine, c'est quelque chose d'autre ; une dialectique s'y trouve comprise. Nous vivons dans une grande virtuosité, non dans une machinerie, dans la tentative forcenée de tout expliquer. C'est fou le nombre de contre-sens qui ont été faits sur la philosophie de Cage. On a pris trop littéralement ses pensées ; vous savez, quand il parle de l'art compris dans la vie, les deux ne faisant plus qu'un, quand il dit que tout est musique, eh bien ! on peut découvrir que, dans sa musique, tout n'est pas de la musique : il se sert d'instruments, de micros de contact, il ne s'empare pas de la volière de Messiaen ; vraiment, il y a beaucoup de vie qu'il laisse de côté, il ne prend pas Mallarmé, Char, Artaud ; manifestement, on ne trouve pas ça dans sa musique. Vous voyez bien, il existe un décalage, une discrépance entre ce qu'il dit et ce qu'il fait - juste l'illusion. Sincèrement, je ne pourrais pas vivre dans mon art. Dedans, j'y mourrais. Compris ? j'aime bien vivre, bien manger, j'aime vivre vite, parce que dans mon art je me sens mourir très très LENTEMENT. - Quel est le meilleur public ?
- Je ne sais qu'en penser ; chacun écoute pour différentes raisons ; on vous apprécie pour des raisons absurdes, on vous déteste bêtement - ce n'est pas pour dire, mais le public me surprend plus que je ne les surprends moi-même par ma musique. - Harmoniquement, comment travaillez-vous ? - Vous connaissez l'expression « jouer d'oreille » ! Vous savez, ces gens qui s'assoient à un piano et... Moi, je compose d'oreille, voilà. Boulez, dit-on, ne s'intéresse pas nécessairement a la manière dont une oeuvre sonne ; il met plutôt l'accent sur la construction d'une oeuvre. Moi, je m'intéresse seulement à ce que je perçois. - Qu'est-ce que vous pensez des compositeurs qui s'enferment dans une technique, dans un système ? - C'est comme les types de quarante ans qui vivent encore dans les jupes de leur mère. - Donnez un conseil à un jeune compositeur ! - Vous connaissez la Montagne magique de Thomas Mann ; Il y est dit : « Adieu ! Tu vas vivre maintenant, ou tomber. Tes chances sont faibles ». Cà, c'est l'unique point de rencontre de l'art avec la vie. Cage étudiait avec Schoenberg. Un soir, Schoenberg lui a dit : « Je me demande pourquoi vous persévérez, vous n'avez aucun sens de l'harmonie. Et, si un compositeur ne possède pas ce sens-là, c'est comme s'il se cognait la tête contre un mur ». Et Cage répondit : « Alors, je passerai le restant de ma vie à me cogner la tête contre un mur ! » Ça c'est intéressant : comment on peut composer et continuer, sans dialectique. Même quelqu'un comme Kierkegaard, que l'on pourrait imaginer moins dialecticien qu'Hegel - non, il l'était sans doute plus - croyait ne pas pouvoir penser avant d'avoir la dialectique au bout de ses doigts. Moi, je suis né autrement : je suis incapable de penser si je n'ai pas chassé toute trace de dialectique du bout de mes doigts. La dialectique n'a rien à voir avec la logique, n'a rien à voir avec la raison ; c'est juste une idée, fixe ; rien. Qu'est-ce que cela veut dire ? Je dois avoir une autre idée, encore une autre idée, plus grande celle-là, puis une autre, et ça devient une morale. Je quitte une idée pour une autre, je quitte la forme d'hier pour celle de demain, pour la « forme momentanée ». C'est une morale, que de vivre dans un monde d'idées mouvantes. Un artiste doit se jeter quelque part, y rester collé, et ne pas chercher le salut... et les idées. C'est ça la « forme momentanée ». « Ah oui ! mais », diront les Français, « Baudelaire a insisté sur la tyrannie du moment ». D'accord... C'est vrai, je suis tyrannisé à chaque instant... dans mon art, seulement (rire). Sans doute les Français sont-ils tyrannisés a chaque instant, dans leur vie, mais certainement pas dans leur art. (Rire méchant) - Etes-vous stimulé par les moyens électroniques ?
- Est-ce que ma musique peut stimuler les moyens électroniques ? (Rire) Je n'en sais rien ; je n'aime pas les sons électroniques : c'est comme une belle femme... chauve. - Avec quels instruments aimez-vous travailler ? - J'aime les instruments qui ont un certain caractère anonyme, qui peuvent se métamorphoser facilement pour entrer dans le monde de ma musique. Si vous voulez savoir toute la vérité, les instruments me jettent dans l'embarras. C'est comme le temps musical : je ne le comprends pas. J'entends un son : un instrument le produit, par exemple par le souffle, le change, lui donne sa couleur propre, détruit son caractère abstrait, ou sa réalité. L'orchestration ne m'intéresse pas en ce sens ; ce qui m'intéresse, c'est que des instruments produisent des sons beaux, et non pas que des sons beaux mettent en valeur des instruments. C'est ce qui me donne beaucoup de difficultés. Il me faut trouver un compromis entre les sons et les instruments ; je déteste faire cela. Le problème est psychologique : il y a des instruments, il y a ma musique et il faut ajuster les deux. On pourrait me demander pourquoi je n'invente pas d'autres instruments ? Je n'en ai pas eu le temps. Quand nous écoutons un enregistrement, nous acceptons le compromis, l'enregistrement n'est pas la réalité de ce qu'est la musique : c'est plus gros que nature. L'enregistrement agrandit, regarde la musique à travers un microscope. Mais, moi, ce que je veux, c'est écouter la musique à travers un télescope. - Pensez-vous que votre musique puisse agir sur le public comme une drogue ? - J'ai toujours pensé que les drogues pouvaient vous procurer du bien-être. - Alors, vous ne pensez pas que votre musique... ? - Non. Je crois que l'hypnotisme se produit lorsque les gens écoutent de la musique, c'est-àdire très rarement. (Rire) Cette expérience leur est si étrangère ! - Qu'est-ce que vous pensez du pop'art ? - Réalisme socialiste pour riches ! - D'apres vous, la vie musicale parisienne, par exemple, n'est-elle pas complètement sophistiquée ? - Pas plus qu'au Congo ! Il ne faut pas trop s'en faire. L' année dernière, Cage était invité par l'Université d'Honolulu. Quand il en est revenu, je lui ai demandé : « Comment ça se passe làbas ? » ; et il m'a répondu : « Ils sont en retard d'une heure sur nous ! » La vie musicale de grandes villes comme Paris, Londres, New York, Moscou (Moscou est une grande ville, vous savez !) est entortillée dans la politique artistique du pays. Sagement, je dirais qu'un artiste ne peut jamais s'élever au delà de la politique de son pays. Telle politique, tel art. Prenons une
ville comme Paris, qui a sa propre politique. Tous les jeunes compositeurs peuvent être entraînés dans sa politique. Je trouve que, plus on se rapproche des grandes villes, plus on constate que l'intelligentsia y est rigide, blasée. Vivre à Paris, ou à New York, c'est comme avoir un passeport pour la stupidité. New York n'est pas différent de Paris ; New York possède sa propre fierté. Les gens sont de New York, ils sont New York ; ce qu'ils entendent ne peut être mauvais. Je viens de GrandeBretagne, j'y ai passé trois semaines. Je suis parti d'Ecosse : un public averti ; là-bas, on connaissait ma musique. Et puis, je suis descendu, descendu, de plus en plus près de Londres ; Cambridge : stupide ! C'est pourquoi il faut se tenir à l'écart des grandes villes ; trop de choses ; trop de choses stupides...
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans London Magazine, VI / 12, mars 1967 et reproduit dans Essays, pp. 56-66. Une conversation informelle à New York entre Morton Feldman et un de ses amis Depuis que je suis revenu d'Angleterre, je fais ce que je peux pour venir à bout de ce que j'ai entrepris. Je suis en train de terminer une pièce d'orchestre. Quand ça ne fonctionne pas trop bien, je passe à un article que j'ai commencé cet été. Là non plus, ça ne marche pas toujours si bien. Le problème, c'est d'instaurer une certaine continuité, mais si vous mettez trop l'accent sur la continuité, il ne vous reste plus rien d'autre. - S'agit-il de votre article sur l'Angleterre ? - Oui. Cardew et son groupe m'ont beaucoup intéressé. De fait, l'atmosphère globale, là-bas, la situation globale, étaient intéressantes pour moi. Il y a une implication authentique, une excitation authentique à propos des idées nouvelles venues de New York. J'ai trouvé le même type de débat, le même climat dont j'ai le souvenir, ici, dans les années cinquante. C'est juste les fondations, mais on ressent un changement, une rupture avec la rhétorique française et allemande. « Renaissance » n'est pas le mot juste ; cela implique toujours une référence au passé. Ce qui se passe en Angleterre ces temps-ci, n'est pas un retour au passé ou une rebellion par rapport à lui. C'est ce que j'ai décrit quelque part comme une échappée hors de l'histoire. Les jeunes intellectuels que j'ai rencontrés... Ils n'attendent pas de New York un Guernica ou un Gruppen. Ce à quoi ils s'identifient, c'est à l'esprit global qui émane de la scène new yorkaise, le paradoxe fantastique d'en finir avec le chef d'ceuvre ; de s'occuper de l'art. La France était tellement préoccupée par la nouveauté que celle-ci lui est passée à côté. L'Allemagne est trop éclectique, l'Amérique trop envahie par l'avant-garde académique... Mais en Angleterre, c'est vraiment sensible. Même les étudiants avec qui j'ai parlé étaient désireux de suspendre leurs propres valeurs, désireux d'écouter.
- Vous parlez des intellectuels. Est-ce que de nombreux compositeurs partagent cette excitation que vous évoquez ? - Mis à part David Bedford, C. Cardew et quelques autres membres de ce groupe, je n'ai pas rencontré de compositeurs en Angleterre. J'ai rencontré des gens qui écrivaient de la musique, mais quand ils n'étaient pas à la solde de la BBC, ils se désignaient euxmêmes comme étudiants ou enseignants. Il règne une incroyable modestie sur le fait d'être dans le monde artistique. C'est une chose qui n'est pas mentionnée, comme son propre acte de bravoure dans une bataille. Un seul individu m'a avoué à contre coeur qu'il avait « touché » à la musique. J'ai découvert plus tard qu'il avait écrit une oeuvre orchestrale jouée avec un certain succès par un orchestre important à Londres. Personne n'admet qu'il est compositeur. Je pense que les compositeurs sont enfermés quelque part dans des orphelinats à la Dickens et qu'on leur permet seulement d'écrire des opéras pour les enfants. - Qu'en est-il de quelqu'un comme Cardew ? -- On parle de Cardew, mais il n'est pas joué très souvent. Non pas qu'il ait à se battre contre m e situation particulière ; c'est simplement qu'il y a moins d'argent. Ici, nous sommes joués, mais il est difficile d'être publié ; là-bas, c'est l'inverse. Les concerts de ce genre sont un luxe, vous voyez... Un luxe qu'ils ne peuvent assumer. Aux Etats-Unis, un jeune compositeur entre d'habitude dans le monde professionnel par l'intermédiaire de l'Université. En Angleterre, c'est apparemment la BBC qui occupe cette fonction. Cardew étant rarement joué par la BBC, ce n'est qu'à Paris que j'ai pu entendre une soirée consacrée à sa musique. - Je connais principalement Cardew comme celui qui a « réalisé » le matériel pour l'exécution de Carré. - Oui, il a fait partie de l'atelier de Stockhausen à Cologne pendant plusieurs années. Comme Dunstable quelques siècles auparavant, il a dû passer une bonne partie de sa vie juste pour parvenir là où « les choses se passent ». Un moment donné, il s'est formé luimême à la guitare simplement pour pouvoir prendre part à l'exécution d'une oeuvre de Boulez ; c'est un peu comme s'il avait appris le danois pour lire Kierkegaard. Il a encore des copies de la musique pour piano que David Tudor avait rapportée d'Amérique au début des années cinquante, et ces copies, il. les avait réalisées lui-même à cette époque-là. Le public sait très peu de choses à ce sujet, sur la façon dont la communauté artistique agit et réagit. Au moment où le public y accède, tout ce qu'il entend est l'oraison funèbre. Les gens ont l'impression qu'une certaine faction artistique les représente vis-à-vis du monde mais, la plupart du temps, ils ont choisis les mauvais numéros. Cardew et ses amis ont beaucoup plus de prestige dans le reste de l'Europe que dans leur propre pays, mais c'est justement là que l'intrigue se corse. Ils bâtissent leur propre scène en Angleterre, tout comme Cage et nous l'avons fait ici, en Amérique, dans les années cinquante. Si l'on peut s'exprimer ainsi, ils sont plus marginaux (« out-of-a-movie ») que nous l'étions nous-mêmes. J'imagine toujours Cardew, Tilbury et Bedford traversant la Manche et voyageant en train, de nuit, à destination de Varsovie. Cardew dans son ulster victorien, Tilbury avec cet imperméable noir qu'il porte généralement, Bedford en veste de cuir... trois conspirateurs venus tout droit d'un roman d'Eric Ambler, en route pour représenter l'Angleterre à un des plus importants festivals de musique d'avant-garde en Europe ! - J'en arrive à penser que Cardew est tout à fait important.
- Toute direction que prendra la musique moderne en Angleterre se produira seulement à travers Cardew, à cause de lui, par son intermédiaire. Si les nouvelles idées sont ressenties aujourd'hui comme un mouvement en Angleterre, c'est parce qu'il agit comme une force morale, un centre moral. Sans lui, le jeune compositeur d'« avant garde » (« far-out ») serait perdu. Avec lui, il est encore jeune, mais pas vraiment perdu. - Avez-vous trouvé quelque reflet de tout ceci dans les universités ? - L'accent est mis réellement davantage sur un certain type de musicologie dans les universités... celles que j'ai visitées. Vous trouvez une bonne dose de cette appréciation passionnée de quelque oeuvre parce qu'elle a été écrite au XVIIe siècle, ou au XVIIIe, ou encore avant la première guerre mondiale - spécialement avant la première guerre mondiale. Un jour, je me souviens que quelqu'un m'a passé une partition composée par Mozart à l'âge de onze ans. Que pourrais-je en dire ? Je me suis senti comme De Kooning à qui l'on demandait de commenter une certaine peinture abstraite, et qui répondit par la négative. On lui dit alors qu'il s'agissait de l'oeuvre d'un singe célèbre. « Voilà qui est différent. Pour un singe, c'est génial. » Ce n'est pas une attitude spécifiquement anglaise, bien star. Nous nous émerveillons tous des harmonies audacieuses de Purcell comme si elles avaient été écrites par un singe. - C'est tout à fait exact. De fait, tout cela ne sonne pas si différemment de ce qui se passe dans une université américaine moyenne. - Ici, la recherche est meilleure ; mais encore une fois, c'est juste une question d'argent. Pour moi, la différence réelle est dans le commérage médiatique. Les départements de musique américains sont des foyers d'intrigues. J'ai eu un jour une discussion avec Léon Kirchner dans l'obscurité labyrinthique d'une salle de concert new yorkaise. On m'a dit que le lendemain matin à Harvard, tous les étudiants de Kirchner étaient au courant de notre tête-à-tête. Maintenant, voilà ce que j'appelle « musicologie ». Si elle existe là-bas, c'est de manière tout à fait souterraine. Personne ne semble impatient, personne ne m'a demandé de lettres d'introduction. Quand des étudiants qui sortent des universités viennent me rendre visite, ils veulent queque chose. Comme l'a dit un de nos présidents les moins considérés, « le business de l'Amérique, c'est le business ». Eh bien, en Angleterre, ce n'est pas comme cela, ou ne paraît pas être comme cela. Ce que vous ressentez, c'est quelque chose d'autre... une atmosphère manifeste d'attente. Le mot « establishment » est, bien sûr, juste une plaisanterie de music-hall. Aucun pays n'en est à l'abri, et cela change constamment ; c'est tellement le cas, ici, en Amérique, que William Schuman me présenta un jour à sa femme comme un compositeur qui était « à la fois in et out ». Mais, plus sérieusement, ce que vous ressentez en Angleterre, cette attente de l'« establishment », cette attente pour être reçu, pour être retenu, c'est plus fort là-bas que dans nul autre lieu que je connaisse. Peut-être est-ce ce qui crée cette atmosphère bizarrement immature, comme si chacun regardait l'écriture non pas sur le mur, mais sur le tableau noir. Voyez-vous, ce n'est pas évident comme ça l'est à Paris, où l'art est bourgeois, où la nourriture est bourgeoise, où l'artiste lui-même est bourgeois. Ou bien en Amérique, à cet égard, où la classe moyenne possède, possède littéralement le Ballet et la Philharmonie. En Angleterre, c'est différent ; vous ressentez encore une association avec la Royauté, vous sentez encore cette sorte de caractère renfermé de la tutelle des jours anciens. C'est comme s'ils avaient laissé glisser toute possibilité d'un regain d'activité artistique... l'avaient laissé glisser dans le sens du courant de l'Empire, laissé aller. Tout ce qu'ils ont, et tout ce dont ils ont besoin, c'est
de la tradition. A New York, tout ce que l'on a, et tout ce dont on a besoin, c'est de l'art. Rien d'autre ne peut survivre dans un tel désert sans fond. Philip Guston m'a raconté un jour sa visite à un peintre italien à Venise. Après avoir trouvé son chemin jusqu'à une allée plutôt sombre et avoir grimpé jusqu'à l'étage supérieur d'un palazzo sans âge, il frappa, entra ; sur le chevalet était placée une gigantesque peinture représentant une ville futuriste. Le paysage de New York ne favorise pas les rêves d'autres mondes mais, en retour, nous avons quelque chose d'autre - nous ne sommes pas trompés par le progrès. Nous sommes les modernistes par excellence, sans aucun sentiment que ce soit pour la modernité. Néanmoins, assis dans ce train, regardant par cette fenêtre, j'ai pensé à Rimbaud revenant en France pour y mourir. Combien il devait être reconnaissant que si peu de choses aient changé. Même en tant qu'étranger, j'ai senti un tel besoin que cette Angleterre demeure la même, si et quand j'y reviendrais. J'ai alors compris l'ambivalence, compris à quel point ce serait difficile, problématique, pour eux, d'entrer dans un son du XXe siècle. L'angleterre est si belle, tellement belle que tout ce qui est engendré là-bas devient, de lui-même, inviolable. - Si tel est votre sentiment, quel conseil pourriez-vous bien donner à un jeune compositeur anglais ? - J'ai très peu de conseils à donner et très peu à suggérer. Si un étudiant est perplexe et déconcerté, tout ce que je peux lui dire est : « Allez à une bonne école, commencez par apprendre depuis le début, si vous parvenez jamais à trouver ce début, et n'arrêtez jamais, jamais ». Vous pouvez peut-être y arriver si vous ne vous arrêtez jamais. C'est ce qu'a fait Brahms. Pour le reste, ce qui manque à la musique est ce qui lui a toujours manqué, un Blake ou un Hopkins qui lui apporterait une syntaxe plus personnelle, plus impliquée dans sa propre signification, son propre vocabulaire. En lisant les lettres de Keats ou de Byron, vous découvrez qu'ils étaient souvent tout à fait mécontents de leur poésie. Pouchkine a écrit un long poème merveilleux où, après quelques vers hésitants, il s'interrompt pour s'écrier : « Hey, qu'est ce qui ne va pas avec ma Muse ? Elle boite ». Quel compositeur s'est-il jamais plaint de la musique ? Le compositeur est toujours euphorique, suffisant. Il est marié avec la Muse parfaite, une parfaite raseuse, un bas-bleu ! Aujourd'hui particulièrement, à l'heure où la science et les mathématiques jouissent de tant de prestige, il veut que sa musique s'accorde avec son époque. En Amérique, il lit Max Planck... En Angleterre... Je ne sais pas ce qu'il lit en Angleterre, mais je suis sûr que, là-bas aussi, il voudrait bien sentir que si une chose ne peut pas être mesurée, elle n'existe pas. Comme un tailleur, partout le compositeur a toujours un instrument de mesure à la main. Il n'a pas le problème de la vérité. Ce que je veux dire, c'est qu'il ne travaille pas avec l'impossibilité de l'atteindre jamais, comme le peintre ou le poète. Pour le compositeur, la vérité est toujours la procédure, le système. - Le sentiment professionnel général est que vous esquivez le problème quand vous travaillez sans idées compositionnelles, sans ce que vous appelez des « systèmes ». - J'esquive leur problème. Je n'esquive pas les miens. La différence, c'est que mon problème n'étant pas historique, cela paraît « chimérique ». Je viens de lire un article dans le magazine
anglais Tempo qui mettait en question certaines de mes opinions. Bien, selon cet individu de Tempo, il est plus difficile de trouver « des relations de hauteur nouvelles mais intelligibles » que d'écrire une musique qui « se concentre sur le son ». Mais pourquoi est-ce plus difficile ? Il ne connaît rien d'une musique qui se concentre sur le son. Il parle de Ives ; il ne comprend pas Ives, ne saisit pas son tragique cadre de réfé rence. L'aspect majeur à propos de Ives - ne l'oubliez jamais -, c'est qu'il n'a presque jamais entendu sa musique jouée. Toute sa vie, il a été étiqueté comme amateur. Un amateur est quelqu'un qui ne vous fourre pas ses idées dans la gorge. Mais il n'y a rien dont il doive s'inquiéter, ce gars de Tempo. Il va tout avoir. Les relations de hauteur, plus le son et le hasard en plus. Une totale consolidation. Ces deux mots définissent la nouvelle académie. Vous pouvez résumer cela dans la formule bien connue : « Vous avez fait un petit cercle et m'avez exclu ; j'en ai fait un plus grand et vous y ai inclu ». Une sorte de syndrome « Jonas et la baleine » prend place. Tout se met à être avalé en masse et pour la masse. Jusqu'à une époque récente, à moins de travailler dans le courant principal de l'avantgarde (c'est-à-dire, dans l'orientation Schœnberg(Webern), personne ne savait ce que vous faisiez. Puis, comme la musique sérielle a commencé à utiliser et incorporer les techniques de hasard, cellesci sont également devenues acceptables. Cela peut paraître étrange de qualifier Boulez et Stockhausen de vulgarisateurs, mais c'est bien ce qu'ils sont. Ils ont glorifié Schœnberg et Webern, à présent ils glorifient quelque chose d'autre. Mais, pour eux, le hasard est juste un autre type de procédure, un autre véhicule pour de nouveaux aspects de la structure et de la sonorité indépendants de l'organisation des hauteurs. Ils auraient pu obtenir ces choses-là de Ives ou de Varèse, mais ils ont approché ces hommes avec un préjugé trop profond, le préjugé de l'égal, du collègue. - Est-ce que le public en Angleterre est assez sophistiqué pour accepter le hasard ? - On m'a dit que l'Anglais bien élevé mangeait tout ce qu'on lui présentait sans se plaindre. D'un autre côté, tout artiste n'est pas réglé sur une sensibilité de masse, et où donc conduit la consolidation ? De tels artistes doivent trouver une autre voie, celle de Kafka, Mondrian, Webern. Pour moi, ces hommes sont ce que la Loi Orale devait avoir été pour les premiers Hébreux, une sorte de légende morale inflexible, transmise oralement par l'intermédiaire du mot. Cela peut paraître paradoxal, mais Kafka, Mondrian et Webern n'ont jamais eu d'influence. Ce sont leurs imitateurs qui ont été influents. C'est ce qui donne à chaque artiste son véritable prestige - ses imitateurs. La vérité, c'est que nous pouvons tout à fait nous en tirer sans l'art ; ce dont nous ne pouvons pas nous passer, c'est du mythe de l'art ; le faiseur de mythe est couronné de succès parce qu'il sait que dans l'art, comme dans la vie, nous avons besoin de l'illusion de l'importance. Il flatte ce besoin. Il nous donne un art relié à des systèmes philosophiques, un art avec une multiplicité de références, de symboles, un art qui simplifie les subtilités de l'art, qui nous soulage de l'art. Qu'il fasse cela par le pouvoir de la persuasion ou bien la persuasion du pouvoir, j'abandonne la question aux pathologistes de la société. Je cherche quelque chose d'autre à présent, quelque chose qui ne sera plus adapté à la salle de concert. Si la musique prenait un jour cette route, cette direction, ce serait le paradis pour le véritable compositeur. C'est seulement au cinéma qu'il est assis, rayonnant, tandis que 10.000 figurants chantent son requiem. Je ne veux pas trop insister sur ce point, mais je sens que la salle de concert conduit seulement à traverser les objectifs du compositeur. Non seulement
j'accueillerais volontiers sa disparition, mais ce serait mon rêve. Je n'ai jamais totalement compris le besoin d'un public « live ». A cause de son extrême quiétude, ma musique serait la plus heureuse avec un public mort. Ce serait différent si la salle de concert était davantage comme un musée qui s'achèverait arbitrairement, disons, avec Debussy. Jusqu'à récemment, beaucoup de musées finissaient avec les impressionnistes, et n'avaient certainement pas une apparence moins vivante pour autant. Le nouveau embrouille l'ancien. Quelquefois, ils se rehaussent l'un l'autre, parfois ils font juste le contraire. Manet, par exemple, à cause du « nouveau », ne parait plus si inachevé. Webern, d'un autre côté, a à rivaliser avec les complexités stéréotypées de ses imitateurs. Le résultat est que sa musique ne produit plus le même choc. Prenez la Symphonie opus 21, par exemple. Elle ne sonne plus comme en 1950, quand je l'ai entendu jouée pour la première fois. Pourquoi ? Varèse conserve le même impact. Pourquoi pas Webern ? Est-ce parce que son art est un art objectif ou bien, dironsnous, un art trop subjectif dans son objectivité ? Est-ce parce que son image est maintenant si floue, si quasiment submergée dans le raz de marée culturel qui l'a engloutie ? Cela doit être ainsi... Regardez Josquin... Della Francesca. A travers les siècles, leur oeuvre n'a jamais perdu son intense focalisation sur sa propre époque particulière. Elle n'a pas vieilli et n'est finalement pas tombée morte de la culture. A un moment précis, probablement avant d'être vue ou entendue par qui que ce soit, de quelque manière mystérieuse, l'artiste l'a embaumée. Quand della Francesca peignait une croix à l'arrière-plan, cela n'avait rien à faire avec la subjectivité, ou l'objectivité - c'était la mémoire. Il y a quelque chose de presque effrayant à propos de ce type d'art. D'autres artistes n'y touchent pas. Ils ne comprennent pas cette « étrange sim plicité » en relation avec quelque chose d'aussi dramatique que la crucifixion. Ils laissent cela tranquille... intact. Le problème ne se pose pas seulement avec des individus comme Webern... ; la culture ellemême peut atteindre un point de saturation. Disons que l'art que nous apprécions a commencé sa course rapide à l'époque de la Renaissance avec la peinture, est apparu pas si longtemps après en Angleterre sous forme de littérature, et a émergé dans l'Allemagne post-luthérienne sous forme de musique. Et soyons à la mode et ajoutons, l'art est mort. Il est mort il y a longtemps et ce qui est venu après, c'était l'analyse et la sociologie. Balzac, Proust - tout cela, c'est de la sociologie. L'art est devenu critique. La plus grande partie de la musique du XXe siècle est une critique de la musique du passé. Mais tout comme nous avons eu un existentialisme sans Dieu, nous avons maintenant une musique sans compositeur. Nous voulons Bach, mais Bach lui-même n'a pas été invité à dîner. Nous n'avons pas besoin de Bach, nous avons ses idées. - Vous avez parlé de l'article dans Tempo. Etes-vous d'accord avec son hypothèse de base, qu'une composition musicale peut être conçue indépendamment du son ? - C'est une hypothèse qui me met dans la position classique de l'homme sain dans un asile de fous. Dans une émission radiophonique récente avec John Cage, j'ai cité Semmelweiss, qui a été attaqué dans la rue parce qu'il demandait aux médecins de se laver les mains avant d'opérer une grossesse. Dois-je m'identifier avec ce médecin juif ? Tous ce que je demande, c'est que les compositeurs nettoyent leurs oreilles avant de s'asseoir pour composer. Comment puis-je raisonnablement répondre à tant d'autorités, à tant de discours sur « le développement logique des idées » chez Beethoven ? Le fait est que Beethoven lui-même fut un jour très ennuyé quand quelqu'un l'appela compositeur. Il voulait que l'on se réfère à lui comme à un poète du son.
Si l'article m'accusait de tuer la mélodie, je baisserais la tête. Mais les relations de hauteur ? Je ne peux vraiment pas m'exciter au sujet des relations de hauteur. Je ne nie pas la validité de l'organisation des hauteurs..., mais par rapport à l'expérience sonore aujourd'hui, cela me paraît être un parc pour bébé, tout juste rempli de jouets et de tétines. Il est vrai que, généralement parlant, ce qui nous donne confiance en un compositeur est une certaine uniformité, une certaine cohérence du son ressentie tout au long de son oeuvre. Nous avons ce sens d'un « monde » dans le chant grégorien, chez Debussy, dans le dodécaphonisme. Mais dans la musique sérielle récente, avec des aspects du timbre qui deviennent prédominants, avec l'objet sonore davantage pris en compte, plus étendu en termes d'organisation des hauteurs, la musique elle-même n'est devenue rien d'autre qu'un jeu de hasard acoustique. Mais peut-on argumenter contre la logique ? Je n'ai pas de véritable querelle avec cet homme de Tempo. Je suis d'accord avec tout ce qu'il dit au sujet de la musique... à une différence près. Cela ne me plait pas. Je veux changer cela. Quand vous êtes impliqué dans un son en tant que son - comme pensée limitée et pourtant infinie, pour reprendre l'expression d'Einstein -, de nouvelles idées se suggèrent d'ellesmêmes, nécessitent de préciser, d'explorer, nécessitent un état d'esprit qui sache qu'il pénètre dans un monde vivant, pas dans un monde mort. Quand vous vous exposez à un monde vivant, vous ne savez pas quoi prendre avec vous, parce que vous ignorez où vous allez. Vous ne savez pas si la température sera élevée ou basse ; vous devez acheter des vêtements quand vous arrivez là-bas. Un anthropologiste renommé n'insistait-il pas sur le fait que l'on doive se rendre sur le terrain seul, effacé, afin d'entrer dans l'environnement sans le déranger,et découvrir sa vraie essence ? Ce n'est pas tout à fait la manière dont le département de musique de l'Université de Princeton s'embarque dans ses expéditions à l'intérieur du nouveau monde sonore. Il y a de telles foules de ces gens-là, ils emportent tant de choses avec eux. Tout leur équipement, toutes leurs machines. Ils viennent pour entendre, mais tout ce qu'ils entendent, c'est leurs propres machines. - Il n'y a pas si longtemps, un compositeur célèbre dans le monde entier déclara à la télévision que la chose impardonnable en art était l'anarchie. On doit apprendre les règles, a-t-il dit, même si c'est pour les briser. - Oui, tout le monde continue à déclarer cela. Je n'ai jamais compris ça. Je n'ai jamais compris ce que j'étais supposé apprendre et ce que j'étais supposé briser. Quelles règles ? Boulez a écrit une lettre à John Cage en 1951. Il y avait dans cette lettre une ligne que je n'oublierai jamais : « Je doit tout connaître afin de sortir des sentiers battus ». Et pour quelle raison voulait-il sortir des sentiers battus ? Seulement pour accomplir le rêve éternel du Français... Se couronner lui-même empereur. Etait-ce l'amour de la connaissance, l'amour de la musique, qui obsédaient notre jeune provincial distingué en 1951 ? C'était l'amour de l'analyse - une analyse qu'il poursuivra et utilisera comme un instrument de pouvoir. Et où tout cela a-t-il mené ? Cela l'a conduit à écrire un article dans lequel il disait que Schoenberg était mort. Je vous le demande, était-ce gentil ? « Schœnberg est mort » dit Boulezl. Quel besoin a-t-on de Schœnberg à présent ? Mais Stravinsky, ça c'est tout à fait un autre sujet. Stravinsky est vivant, vous voyez, et Boulez, maintenant, « sait tout ». Il sait comment se taire à propos de Stravinsky. Il a tout appris, n'est-ce pas ? Oui, vraiment. Tout à
son avantage. Pardonnez-moi d'avoir introduit cette jérémiade, mais je me suis vraiment laissé emporter par votre question. Vous m'avez questionné au sujet des règles. Il y a une parabole de Kafka à propos d'un homme vivant dans un pays dont il ne connaît pas les règles. Personne ne lui dit ce qu'elles sont. Il ne sait ni ce qui est juste, ni ce qui est faux, mais il observe que les dirigeants ne partagent pas son anxiété. Il déduit de cela que les règles sont pour ceux qui gouvernent. Ce qu'ils font est la règle. C'est pourquoi toute ma connaissance ne me permet pas de comprendre ce que fit Mozart - et que je devrais faire moi-même -, afin d'atteindre un état de grâce artistique. Le dilemme du compositeur semble inséparable des moyens euxmêmes. Il rêve d'une musique qui transcendera les instruments et restera encore magnifiquement idiomatique. Pour accomplir ce rêve, il se tourne naturellement vers les matériaux techniques à sa disposition. C'est ce que fit avec un tel succès Beethoven dans les derniers Quatuors. Dans un vocabulaire moderne, Boulez répète ce comportement, qui en est venu à être considéré comme la réalité de la musique, le critère de ce que devrait être la « grande » musique. Nous avons pourtant le choix entre cette réalité et, disons, celle de William Byrd. Simplement parce qu'il avait le génie de savoir que sa musique venaient de ces voix. Byrd nous a quitté avec un insondable mystère. A l'écoute, nous soupçonnons non pas cette « signification musicale », mais cette respiration humaine apportée au monde par la musique. Pour moi, c'est la musique de Byrd qui est vraiment idiomatique, là où la plus grande partie de l'oeuvre de Beethoven, toujours à l'exception de l'élégance aménagée des quatuors à cordes, est acoustiquement hors contrôle. La tragédie, c'est que Beethoven, contrairement à toute l'argumentation mise en avant dans les articles de Tempo, ne conduisait pas essentiellement vers une maîtrise technique, une manipulation technique. C'était un homme qui allait vers le son - et qui échoua. Mais qui se préoccupe de tous ces arguments rationnels et des autorités rationnelles. Hindemith avant tout... Hindemith, qui ne pouvait pas écrire une note de musique sans revenir à son Bach, devrait réellement être resté en dehors de tout cela. Tout à fait à l'opposé, pour ma part, je revendique le passé. Beethoven, Bach, Schœnberg, Webern. Si le pédant veut me comprendre, il doit comprendre mon passé. J'assumerai n'importe qui. J'utiliserai le langage juste et nommerai les accords à trois sons. Il n'y aura pas d'embarras sur mes capacités intellectuelles. De fait, il y aura des surprises ! Pierre... Karlheinz... Milton (Babbitt)... Etes-vous prêts ?
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans Art News, New York, avril 1967 et reproduit dans Essays, pp. 67 à 70. J'ai su que j'allais devenir un professionnel le jour où j'ai commencé à avoir l'esprit pratique. Avoir l'esprit pratique, cela consistait à bien recopier ma musique, à avoir un bureau bien rangé et organisé -toutes ces choses sans importance qui semblent n'avoir aucun rapport avec le travail, mais qui ont quand même leur effet. Tout au long des années qui ont suivi, j'ai toujours trouvé plus profitable d'expérimenter des stylos plumes que des idées musicales. Je
me souviens d'une époque où j'avais cette idée fixe, comme quoi tous mes problèmes cesseraient d'exister si je trouvais la bonne chaise pour travailler. En fait, je l'ai bien trouvée, cette chaise, un jour où je me promenais à Chinatown avec Robert Rauschenberg. C'était une chaise de comptable à l'ancienne, haute et robuste, avec le mot « Universal » imprimé en lettres d'or sur le dos. Je me souviens que Rauschenberg a trouvé une chaise, lui aussi. Une chaise élégante, épurée, avec une assise pivotante très rapide. Je trouvais qu'elle lui ressemblait bien. Je ne veux pas dire par là que l'esprit pratique est synonyme de confort. Je veux dire que cet esprit nous rapproche du travail, qu'il nous met en rapport avec lui. Nous ne sommes plus pris dans un réseau d'idées extérieur au travail. C'est là que le pratique diffère du technique. Aussi sûre soit-elle, la technique relève toujours du domaine spéculatif - d'une idée de la perfection - du système. Mais que se passe-t-il quand ces dieux nous manquent? Kierkegaard affirme que, en matière de complexité, toute la philosophie spéculative ne peut égaler une femme trompée. Il continue en expliquant que cette femme ne peut pas trouver un objet à sa douleur, car l'amour ne peut assimiler la pensée d'avoir été trompé. En matière d'art, c'est le système lui-même qui nous tient de fausses promesses, qui nous trompe. On pourrait presque dire que l'art souffre, car il est incapable de croire que cette tromperie puisse avoir lieu. Si son travail va mal, l'artiste pense que c'est parce qu'il n'atteint pas la perfection technique. En réalité, il regarde dans les yeux d'un traître, lequel le renvoie sans cesse au dilemme - le paradoxe. Me ment-il ou ne me ment-il pas ? se demande-t-il. Il finit par croire au mensonge, en dépit de toutes les preuves du contraire, car il a besoin de ce mensonge pour pouvoir exister dans son art. Cela nous ramène à la question que nous croyions avoir résolue bien avant au cours de notre vie : qu'est-ce que la technique ? Est-ce la simple capacité d'enfoncer un clou dans un morceau de bois ? Cela demande très peu d'entraînement. Mais prendre un concerto de Mozart, ou une oeuvre de Webern, et les ré-écrire, alors là, il en faut, de l'entraînement ! Peutêtre avons-nous alors la réponse, et la technique est simplement imitation. Mais qui Mozart at-il imité afin de pouvoir écrire son concerto à lui ? Haydn ? Et si, par malchance, on n'est pas fait pour pouvoir ou savoir imiter ? Où se trouve la technique alors ? Peut-être s'agit-il de taper sur un clou, mais selon un angle impossible ? Mais, nous le savons tous, ce n'est là qu'un pauvre et honnête cousin de province appelé Artisanat. Laissons cette question reposer un peu. Récemment, j'ai choisi quelques tableaux de Mondrian pour une exposition à la Saint Thomas University de Houston. A l'évidence, Mondrian vise une Utopie. Il réduit sans cesse, simplifie, afin d'atteindre cette Utopie. Mondrian est dans le tableau, même si, d'après la logique de sa conception, on aurait pensé qu'il préférerait rester à l'extérieur. Chez Guston, nous trouvons un aspect différent de ce même dualisme. Ici, le cheminement vers la structure visible (la partie de la structure que nous voyons, que nous voyons réellement) est très lent, très précaire. Mais celle-ci est peinte d'une manière hassidique, exaltée. A un autre niveau encore, chez Guston, le conflit oppose le personnel, qui relève de l'antiprocessus, et l'impersonnel, qui est le processus. La différence par rapport à un peintre comme
Picasso est que, avec Guston, le phénomène historique ne consiste pas en une analyse de l'histoire, mais en une sorte de distillation de centaines d'années passées à regarder, toucher, observer, guetter, attendre, décider. Là où Picasso analyse, Guston continue. Là où Picasso est saturé d'une leçon de l'histoire, Guston est saturé de l'histoire. Le dualisme que j'évoque ici - cette contradiction - n'existe pas en musique. La musique ne présente rien de comparable à certains dessins de Mondrian, où nous pouvons encore discerner les contours et les rythmes qui ont été effacés, tandis qu'une autre alternative a été dessinée par dessus. La tragédie de la musique est qu'elle commence avec la perfection. Renoir a fait remarquer qu'une même couleur donnerait autant de tons qu'il y avait de mains pour l'appliquer. En musique, la même note écrite par deux compositeurs différents nous donne la même note. Que ce soit moi qui écrive un si bémol ou que ce soit Berio, à l'arrivée ce sera toujours un si bémol. Le peintre doit créer son moyen au fur et à mesure qu'il travaille. De là vient cette hésitation, cette insécurité si essentielle à la peinture. Le compositeur travaille avec des moyens qui lui préexistent. En peinture, si tu hésites, tu deviens immortel. En musique, si tu hésites, tu es perdu. Toute activité musicale reflète son processus. Cela a toujours été vrai, et cela le devient de plus en plus avec le temps. Reste à savoir s'il est déjà trop tard pour changer cette tendance. Mais la question ici n'est pas de l'ordre du pré-déterminé ou de l'indéterminé. Si j'éprouve une résistance face au processus, c'est que je ne veux pas renoncer au contrôle. Contrôler le matériau n'est pas un vrai contrôle. Ce n'est qu'un dispositif qui nous apporte les bienfaits psychologiques du processus - tout comme le fait de renoncer à la maîtrise ne nous apporte rien de plus que les bienfaits psychologiques d'une approche non systématique. Dans les deux cas, nous n'avons que le confort intellectuel d'avoir pris une décision, d'être arrivés à un point de vue. La question qui nous occupe, la vraie question, est de savoir si nous allons maîtriser les matériaux ou si nous allons plutôt choisir de maîtriser l'expérience. Varèse avait exprimé la même idée d'une autre façon lorsque, se comparant à un autre compositeur, il a dit que lui voulait être dans le matériau, tandis que l'autre voulait rester à l'extérieur. Comme cela est vrai de Varèse ! Ses formes musicales répondent les unes aux autres, plus qu'elles entretiennent des rapports entre elles, dans le sens où l'on utilise ce mot de nos jours. C'est cela qui donne à sa musique cette majesté quasiment immobile, comme un soleil qui s'immobiliserait à l'ordre d'un Josué moderne. Mondrian, Guston, Varèse - trois créateurs qui sont dans leur travail, des créateurs qui choisissent de maîtriser non pas les matériaux dont ils disposent, mais l'expérience. Ici, le système ne nous est d'aucune aide. Pouvons-nous vraiment dire que ce que nous donne Mondrian n'est qu'une image réductrice, simpliste ? Comment pouvons-nous dire cela alors que nous avons l'impression d' entrer dedans ? Il n'y a ici ni thèse, ni antithèse, ni synthèse. Au niveau le plus profond, il n'y a aucune contradiction, car l'oeuvre a été réalisée selon ses propres termes. Et cela est vraiment spéculatif. Le seul critère pour juger ce genre d'art est le suivant : dans quelle mesure il est vraiment personnel, dans quelle mesure il est vraiment omniscient.
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié dans Arts in America, New York, mars-avril 1971 et repris dans Essays, pp. 71-78. « Dire les choses tout simplement comme elles ont été, car bien sûr ce n'est pas à moi seulement et à tous ceux que j'ai connu qu'elles sont arrivées, mais à toutes les autres choses. Une fois encore, Paris n'est plus ce qu'il était. » (Gertrude Stein) Il n'y a pas longtemps, j'ai vu les Elgin Marbles. Je ne me suis pas évanoui, comme on dit que cela est arrivé à Shelley, mais j'ai tout de même dû m'asseoir. Rien n'est plus frappant que cet anonymat - cette beauté sans biographie. L' artiste lui-même aime cette idée. Quel artiste n'a pas eu le désir de s'échapper de l'effort humain qu'il a mis dans son travail ? Quel artiste n'a pas l'illusion que les Grecs ont créé leurs oeuvres sans effort humain ? Même l' « intemporalité » de Giacometti nous semble davantage une référence à une civilisation morte qu'à un collègue enterré. Nietzsche avec ses Grecs, John Cage avec son Zen - toujours ce besoin d'un art idéalisé, dépersonnalisé. Sainte-Beuve par exemple, était tellement passionné par le classicisme, qu'il n'a jamais dit quoi que ce soit de bien sur Balzac, Stendhal, Baudelaire ou Flaubert. L'idéal du critique a toujours été le processus de création sans l'artiste. Quand ce n'était pas le classicisme, c'était l'expressionnisme ou le cubisme - et pourtant, l'artiste poursuit son chemin. De plus en plus aujourd'hui, règne le sentiment suivant : « Par tous les moyens, ayons de l'art, mais pas de noms, s'il vous plaît ». Pourtant, les années cinquante à New York ont affaire à des noms, des noms, des noms. C'est pourquoi ils méritent que l'on écrive sur eux. Quand j'ai rencontré John Cage en 1950, j'avais vingt quatre ans. A l'époque, il vivait au dernier étage d'un vieil immeuble à l'angle de l'East River Drive et de Grand Street. Deux vastes pièces avec une vue panoramique sur la rivière qui faisait le tour la maison par trois côtés. Spectaculaire. Et à peine un meuble à l'intérieur. Richard Lippold avait un atelier à côté. Sonia Sekula, un peintre exceptionnellement doué (elle me faisait penser à Elisabeth Bergner), vivait un étage au-dessous. Peu après ma rencontre avec John, un logement se libéra au deuxième étage, et j'emménageai moi aussi dans la « Bossa's Mansion » qui portait ce nom en l'honneur de notre propriétaire. C'était vraiment très amusant ; nous formions une sorte de communauté pré-hippie. Mais au lieu de drogues, nous avions l'art. Il y avait quelquefois davantage d'activité dans les couloirs que dans nos ateliers, lorsque John accourait chez moi avec une nouvelle idée de pièce, ou lorsque je me précipitais chez lui. Les visiteurs étaient eux aussi envoyés d'un étage à l'autre. C'est de cette manière que j'ai rencontré Henry Cowell. Cowell avait rendu visite à John, et John est descendu avec lui pour me le présenter. Il s'est assis à mon piano, a joué quelques-unes de ses pièces, et a parlé pendant des heures. Quel homme délicieux et charmant il était. Un jour, quelqu'un frappa à ma porte. C'était John. « Je m'en vais voir un jeune peintre qui s'appelle Robert Rauschenberg. Il est merveilleux et son travail est également merveilleux. Il
faut que tu le rencontres ». Cinq minutes plus tard nous étions tous les deux dans la Ford modèle A de John, en route pour l'atelier de Rauschenberg, Fulton Sreet. Rauschenberg travaillait sur une série de peintures noires. Il y avait une grande toile que je ne pouvais m'arrêter de regarder. - K Pourquoi ne l'achetez-vous pas ? » me demanda Rauschenberg. - « Qu'en voulez-vous ? » - K Ce que vous avez dans votre poche. » J'avais seize dollars et un peu de monnaie, qu'il accepta avec joie. Nous avons immédiatement posé le tableau sur le toit de la Ford, sommes retournés à la «Bossa's Mansion » et l'avons accroché au mur. C'est ainsi que j'ai acquis ma première peinture. Un jour, il fut convenu que John, Lippold et moi serions interviewés ensemble pour un article de magazine. Je suggerai que nous retrouvions tous chez moi avec le rédacteur pour déjeuner, et dis que je préparerais des « cheese blintzes ». John trouva l'idée merveilleuse et dit qu'il apporterait une salade. Je lui répondis que la salade n'était pas nécessaire. Puis Lippold offrit de faire une soupe. Je réussis à le convaincre que la soupe non plus n'était pas nécessaire. Aucun des deux ne comprit quels étaient mes plans culinaires mais, finalement, renoncèrent. Comme concession vis-à-vis de John, je servis les blintzes dans ses bols japonais en bois. Tout le monde les apprécia, mais je ne crois pas que Lippold ait jamais été convaincu par la soupe. Après le déjeuner, nous avons été photographiés tous les trois ensemble dans un corbillard appartenant à Lippold. De temps en temps, John et moi empruntions ce corbillard, que Lippold utilisait pour transporter ses sculptures, pour aller au centreville. Sur l'East River Drive, les autres voitures restaient toujours à une distance respectueuse. Une fois, je suis monté à l'arrière et me suis amusé à sourire aux automobilistes à travers la vitre. John et moi passions beaucoup de temps à jouer aux cartes. Un après-midi, mon ami Daniel Stern est arrivé avec une paire de dés. John est descendu immédiatement et nous lui avons raconté comment jouer. La première fois que John lança les dés, il se leva et les laissa tout simplement tomber par terre. Nous lui apprîmes qu'il fallait s'agenouiller le plus bas possible, puis jeter les dés. C'est ce qu'il fit. Il commença aussi à secouer les dés (nous ne lui avions pas dit de faire cela) et, avant de les lancer, il s'écria, à notre grand étonnement : « Bébé a besoin d'une nouvelle paire de chaussures ». C'est Daniel Stern qui nous a également fait pénétrer dans l'univers des auteurs de sciencefiction. Il connaissait le directeur d'un magazine de science-fiction appelé « Galaxy », et nous amena pour le rencontrer un soir. A cause d'une phobie du monde extérieur qui l'empêchait de sortir de chez lui, ce directeur éditait son magazine depuis son appartement. Un énorme télescope au milieu du salon lui permettait de suivre de près ce qui se passait en bas de chez lui dans Stuyvesant Town street et presque chaque nuit on jouait au poker. Pendant environ deux ans, John et moi sommes allés dans cette maison chaque semaine. Il y avait toujours plusieurs parties de poker déjà engagées. La femme du directeur donnait le change aux joueurs grâce à un distributeur de monnaie de chauffeur de bus qu'elle avait solidement fixé autour de la taille et qui fonctionnait à une vitesse éblouissante. On discutait
beaucoup de science fiction, aussi de dianétique, une méthode très répandue à l'époque, qui était supposée favoriser la réminiscence de souvenirs intra-uterins. Aussi loin que je me souvienne, John et moi, avec nos folles idées sur la musique, étions très bien intégrés à ce groupe. A cette époque, on pouvait s'asseoir en rond et, pendant des heures. échanger des idées déchaînées qui ressemblaient beaucoup à la théorisation que l'on trouve dans les romans russes. John était, bien sûr, très impliqué dans le Zen, mais malgré le caractère abrupt de cette philosophie, cela paraissait remplir tout aussi bien les soirées. Ce qui est étonnant, c'est que John inventait réellement des manières sans précédent d'écrire une musique qui contenait ces idées Zen. On pourrait croire que j'aurais été davantage impliqué dans ces idées, étant donné que je m'intéressais si profondément à la musique qu'elles inspiraient. Cela n'a pas fonctionné de cette façon. Plus je m'intéressais à la musique de Cage, plus je devins détaché de ses idées. Je pense que ceci arriva aussi à Cage. Tandis que sa musique se développait tout au long des années, il parlait de moins en moins de Zen. Tout au plus lui donnait-il une petite tape chaleureuse sur l'épaule, comme s'il s'était agi de quitter un vieil ami confortablement installé dans le bar d'un hôtel de Tokyo, tandis qu'il lui entamait lui-même une marche à travers le désert de Gobi. John, qui vivait pratiquement sans argent, organisait des fêtes merveilleusement somptueuses. Un jour, on me présenta à un homme qui ressemblait à une idole de matinée viennoise. C'était Max Ernst. Peu avant, j'avais lu un livre où on faisait des remarques sur le comportement étrangement surréaliste d'Ernst. Je l'ai observé pendant toute la soirée, attendant qu'il se passe quelque chose, mais sa conduite demeura irréprochable. Lors d'une autre de ces fêtes, ma musique fut entendue par beaucoup des amis de John. Les gens qui sont venus - des peintres, des écrivains, des sculpteurs - étaient tous nouveaux pour moi. Un autre soir, David Tudor joua quelques-unes de mes pièces pour piano - tombées dans l'oubli aujourd'hui - à Virgil Thompson et George Antheil. C'était là ma première introduction au monde de la musique. Jusquelà, je n'avais rencontré que des compositeurs de ma génération. Les visages de ces gens. Les visages des gens doués. Max Ernst. Philip Guston. David Hare.Virgil Thompson. De Kooning. Des visages merveilleux. Des visages inoubliables. John donna deux de ses meilleures conférences à l' « Artists Club », situé alors dans la huitième rue. La premiere conférence s'intitulait « Rien », la seconde « Quelque chose » - ou peut-être était-ce le contraire. Lors de sa première visite en Amérique, Boulez donna également une conférence au Club. Il était totalement inconnu ici ; et c'est John qui organisa son intervention. Il amena également Boulez faire le tour d'un grand nombre d'ateliers. John était si fier des peintres newyorkais. Et puis, bien sûr, il y avait le Cedar Bar, où je me suis lié d'amitié avec des peintres de mon âge. Mirai et Paul Brach, Joan Mitchell, Mike Goldberg, Howard Kanovitz. Je crois que c'est au Cedar que j'ai rencontré pour la première fois le poète Frank O'Hara - mais O'Hara mérite un volume à lui seul. Un soir, alors que je n'étais encore qu'un immigrant nouvellement arrivé au Cedar Bar, Elaine et Willem De Kooning saisirent mon bras en passant et me dirent : « Viens jusque chez Clem Greenberg » Il y avait seulement quelques personnes quand nous sommes arrivés. Peu après,
je me suis retrouvé en train d'écouter Greenberg parler de Cézanne. De Kooning montrait des signes d'impatience et donnait l'impression d'essayer de dominer sa colère. Finalement, n'y tenant plus, il s'écria : « Un mot de plus sur Cézanne, et je vous envoie mon poing sur la figure ». Greenberg, très surpris, n'avait dit que des choses très intelligentes et bien observées. C'était difficile pour lui de comprendre que De Kooning était contrarié par le fait même qu'il évoquait ce sujet. « Vous n'avez aucun droit de parler de Cézanne », lui dit sèchement De Kooning. « Moi seul ai le droit de parler de Cézanne ». En allant chez Greenberg, je me souviens du sentiment de ne pas savoir qui étaient tous ces gens. Mais lorsque je partis cette nuit-là, je savais qui était De Kooning. Je n'ai pas eu l'impression qu'il était arrogant, ni grossier. Pour moi, issu d'un milieu où la vie émotive était morte et enterrée depuis longtemps, cette sorte de vulnérabilité marquait mon introduction non seulement dans le monde de l'art, mais aussi dans la réalité elle-même. Cela me sortait de mon rêve romantique de ce que doit être la vie d'un artiste, pour entrer dans sa réalité. Cela m'a montré également, à travers Greenberg, que les Philistins sont ceux qui vous « comprennent » le mieux. Jusque dans les années cinquante, la tendance générale de la peinture américaine se préoccupait principalement de saisir une certaine saveur ethnique, régionale, dont l'art était le raccourci conceptuel. Même un artiste comme Dove semble venir à l'art un peu comme un gentleman-farmer. Il a du génie, mais c'est encore une sorte de génie d'aristocratie terrienne. Le Whitney Museum à Greenwich Village était la forteresse de la bohème Wasp. Ce beau bâtiment, repris à présent par la New York Studio School donne toujours sur la huitième rue. J'y ai tenu récemment une conférence, et en me promenant à travers les étages supérieurs, j'ai jeté un oeil dans ce qui fut autrefois l'atelier de Mrs.Whitney. Cette pièce était comme une page extraite d'un roman de Henry James. Contrastant avec cette Americana envoûtante, on se souvient de la puissance, de l'impact de ces premières expositions des expressionnistes abstraits dans les galeries de Betty Parsons, Egan et Kootz. Dans ce contexte, un artiste comme Bradley Tomlin, qui avait rejoint les expressionnistes abstraits, était pratiquement considéré comme un traître dans sa propre classe. Je pense continuellement à Tomlin. Je me souviens de lui à cette table du Cedar. Aristocratique, distant, le plus souvent seul, - il revenait pourtant ici malgré tout. Occasionnellement aussi, Motherwell, qui apportait ce que Willa Cather appela quelque part « l'éclat du monde » - un jeune Hamilton ajustant ses manchettes en dentelle à Valley Forge. Comme je l'ai écrit quelque part, il me fallait composer à l'époque avec deux points de vue diamétralement opposés - un représenté par John Cage, l'autre par Philip Guston. L'idée de Cage résumée des années plus tard par l'expression « tout est musique », l'avait conduit de plus en plus vers un point de vue social, de moins en moins vers un point de vue artistique. Comme Maïakovsky, qui a abandonné son art pour la société, Cage a abandonné l'art pour le lier avec la société. Et puis, il y avait Guston. Il était l'excentrique par excellence. Très peu de choses lui plaisaient. Rarement satisfait. Peu de choses pour lui étaient dignes de l'art. Toujours conscient dans son propre travail à la nature rhétorique de la complexité, Guston réduisait, réduisait, construisait sa propre Tour de Babel, puis la détruisait.
Personnellement, je n'ai jamais compris le terme « Action Painting » comme une description du travail des années cinquante. Pour moi, sa signification la plus juste est que le peintre tend vers une structure moins prédéterminée. Cela ne veut pourtant pas dire que, dans ce cas, l'intention était indéterminée. Si l'accent est effectivement mis sur l'action, il s'agit de la tentative de saisir une certaine spontanéité toujours inhérente au dessin, appliquée à présent à des dimensions plus grandes. Les dessins de Guston par exemple, ont l'air d'être des peintures, alors que ses peintures ont le toucher des dessins. A différents niveaux, on peut dire la même chose d'une grande partie des oeuvres créées durant les années cinquante. Ce qui me dérange dans le terme « Action painting », c'est qu'il suggère l'idée érronée que le peintre est maintenant « libre » de faire « tout ce qu'il veut ». Mais il n'est pas vrai du tout que plus on est libre plus on a de possibilités de choisir. En réalité, c'est le peintre académique qui a le plus d'alternatives. En regardant un peintre comme Rothko, on peut parfaitement comprendre ce qu'implique la liberté. Il était libre de faire une seule chose - peindre un Rothko - ce qu'il fit encore et encore. Ce n'est pas la liberté de choix qui caractérise les années cinquante, mais la liberté des gens d'être eux-mêmes. Ce type de liberté crée un problème pour nous, car nous ne sommes pas libres de l'imiter. A toutes les autres époques, on a toujours recherché le côté messianique de l'art dans un principe organisant, un principe qui nous sauve et nous a toujours sauvés dans l'art. Ce qui est difficile à comprendre dans les années cinquante, c'est que ces hommes ne voulaient pas être sauvés dans l'art. C'est pourquoi, en terme d'influence (qui ne pense pas en ces termes ?), il n'ont pas produit ce que l'on appelle parfois une « contribution artistique ». Ils se sont appliqués, au contraire, à réduire l'importance de la notion de contribution artistique dans l'art. Parlant d'une de ses peintures, Ryder a dit un jour qu'elle contenait tout - tout, sauf ce qu'il avait prévu d'y mettre. Ce que voulait y mettre Ryder, c'était les années cinquante. Ryder était conscient du fait que ce n'est pas le « principe unifiant », ni l'« accomplissement artistique », qui apportent l'expérience derrière une oeuvre d'art. Le fait qu'il ait toujours emprunté le même trottoir sur la place de l'Université ne m'a jamais semblé un hasard. De par le tempérament, la tradition émotionnelle de son travail, il fut le premier expressionniste abstrait. Nietzsche nous apprend que dans une action, seuls les cinq premiers pas peuvent être planifiés. Au-delà, à long terme, il faut inventer une dialectique afin de survivre. Jusque dans les années cinquante, l'artiste croyait qu'il ne pouvait pas, qu'il ne devait pas improviser quand le taureau chargeait - qu'il devait obéir au rituel formel, au mouvement préservé, à cette somme de connaissances qui augmente le courage du matador et qui donne au spectateur le sentiment d'extase, qu'il a lui aussi, en sachant tout ce qu'il faut savoir pour survivre dans l'arène, defié les dieux, défié la mort. Survivre sans cette dialectique, voila ce que les années cinquante nous ont laissé. Avant cela, la peinture américaine s'était intéressée aux solutions efficaces. Les expressionnistes abstraits ont fait davantage appel à leurs dons et à leurs énergies. Leur mouvement a connu un succès foudroyant. Personne ne le nie à présent. Mais, d'un autre côté, que devons nous en faire ? Il n'y a pas de « tradition ». Tout ce qu'il nous en reste est une question de personne. Quelle expérience avons-nous jamais eu pour comprendre ce qui, en définitive, n'est qu'une question de personne ? Ce pour quoi nous sommes entraînés, c'est
l'analyse. La dialectique toute entière de la critique d'art est née de l'analyse de la mauvaise peinture. Prenez Franz Kline. Il n'y a pas d'« expérience plastique ». Nous ne reculons pas pour appréhender une « peinture ». Il n'y a pas de « peinture » au sens ordinaire, de la même facon qu'il n'y a pas de « peinture » chez Piero della Francesca ou chez Rembrandt. Il n'y a rien d'autre que l'intégrité de l'acte créateur. Chaque détail de l'oeuvre suffit à établir ceci. Le fait que ces détails s'accumulent pour former ce qu'il est convenu d'appeler une oeuvre d'art ne prouve rien. A quoi d' autre un artiste devrait-il consacrer son temps ? Aujourd'hui, environ vingt ans plus tard, observant ce qui ce fait, je me demande de plus en plus pourquoi tout le monde en sait autant sur l'art. Des milliers de personnes - professeurs, étudiants, collectionneurs, critiques -, chacun sait tout. Pour moi, c'est comme si l'artiste luttait seul contre une mer déchaînée à bord d'un frêle esquif, tandis que, à côté de lui, un paquebot conduisait toutes ces gens au même endroit. N'importe quel étudiant diplômé sait aujourd'hui exactement à quel degré d' « Angst » (de peur) correspond un De Kooning, peut préciser d'un ton désapprobateur où il s'est relâché, détendu. Chacun peut dire dans quel film Betty Davis a perdu son style. C'est une autre arène dont chacun connaît les règles du jeu. Ce qui fut grandiose dans les années cinquante, c'est que, pour un bref moment - disons, peutêtre, six semaines -, personne ne comprenait l'art. Voilà pourquoi tout est arrivé. Parce que pendant une courte période, on a laissé ces gens tranquille. Six semaines, c'est tout ce que cela prend pour que les choses démarrent. Mais aujourd'hui il n'existe plus d'endroit dans cette ville où se cacher pendant six semaines. Bien, voilà ce à quoi cela ressemblait, d'être un artiste. A New York, Paris, ou ailleurs.
• Traduction Danielle Cohen-Levinas. Texte publié pour la première fois dans Art in America, New York, septembre-octobre 1973 et repris dans Essays, pp. 85-96. « Alors que, dans la vie, nous faisons tout ce que nous pouvons pour éviter l'angoisse, dans l'art nous devons la rechercher. C'est difficile. Tout dans notre vie et notre culture, sans tenir compte de notre milieu, nous fait avancer. Néanmoins il y a cette sensation de quelque chose d'imminent. Et ce qui est imminent, nous le constatons, n'est ni le passé ni le futur, mais simplement les dix prochaines minutes. » Boris Pasternak. Vous souvenez-vous, dans Le docteur Jivago, de la manière dont l'histoire balaye tout dans sa vie, tout ce qui crée le moindre sentiment humain ? Vous souvenez-vous comment son identité est broyée par l'histoire, par la révolution ? Vous souvenez-vous comment tout ce qui est personnel, chaque fantasme, chaque vulnérabilité humaine, perd de son sens et se retrouve rejeté ? Le même genre de phénomène qui a balayé la vie de Pasternak peut aussi se produire en art. Là aussi, le fait qu'une chose soit arrivée, qu'elle existe dans l'histoire, lui confère une autorité
qui n'a rien à voir avec sa véritable valeur ou signification. Nous la voyons en vie. Pourquoi ne réussissons-nous pas à voir qu'en art aussi, les faits et les succès de l'histoire peuvent détruire tout ce qu'il y a d'ingénieux, tout ce qu'il y a de personnel dans notre oeuvre ? Pourtant l'artiste ne résiste pas. Il s'identifie avec cette force qui ne peut que le détruire. En fait, elle opère une irrésistible attraction sur lui, puisqu'elle lui offre des buts connus, l'illusion d'une sécurité dans son oeuvre ; l'argument séduisant que rien ne réussit en art - tout comme le succès de quelqu'un d'autre. En un mot, parce que cela soulage l'angoisse de l'art. Il est vrai qu'on doit payer le prix de cette protection, de ce confort, de ce filet en-dessous de lui s'il tombe. Mais pensez à ce qu'il gagne quand il identifie son art avec une position historique. C'est comme si quelque Méphisto se tenait derrière lui et murmurait : « Vas-y. Crée maintenant. On s'arrangera plus tard ». Alors bon, disons-le clairement : s'identifier à l'histoire ne signifie pas nécessairement faire référence au passé. Cela peut également faire référence aux développements les plus récents et les plus extrêmes de l'art. Un artiste peut aussi bien se laisser séduire par le nouveau que par l'ancien. Il peut même se soumettre aux deux, comme le jeune soldat mort de Babel, qui avait dans une poche une photo de Lénine, et dans l'autre son chapeau. En fait, c'est peut-être la position la plus attrayante de toutes. Lorsque Schoenberg, par exemple, élabora son principe de composition à douze sons, il prévoya que cela prolongerait la tradition musicale germanique pour cent ans encore. Sa plus grande satisfaction, pour avoir conçu quelque chose de nouveau, semble être d'avoir prolongé quelque chose d'ancien. Et pour beaucoup d'entre nous, Schœnberg détient la clef qui permet, du point de vue culturel, de remonter le temps, tout en ayant l'air, pourtant, d'avancer artistiquement. Néanmoins, les divergences de position concernant l'histoire m'ont toujours semblé sans importance. Boulez, par exemple, est profondément concerné par la construction de sa musique, alors que Duchamp choisit un Ready-made. Pourtant, ils sont tous deux préoccupés par l'idée que ce que nous voyons ou entendons n'est pas aussi important que la position historique qui l'a provoqué. Pendant dix années, j'ai travaillé dans un environnement qui ne se sentait impliqué ni dans le passé ni dans le futur. Nous avons travaillé en ignorant si ce que nous faisions appartenait à quoi que ce soit. Notre action n'était pas une contestation du passé. Se rebeller contre l'histoire, c'est encore y adhérer. Nous n'étions simplement pas concernés par le cours de l'histoire. Nous nous intéressions au son lui-même. Et le son ne connaît pas son histoire. Notre révolution n'est et n'était pas appéciée. Mais la révolution américaine dans son intégralité ne fut jamais appréciée non plus. Pas vraiment. Elle n'a jamais revêtu l'importance des Révolutions russe ou française. Pourquoi aurait-ce été le cas ? Il n'y a eu ni bain de sang, ni Terreur. Nous ne commémorons pas un acte de violence. Nous ne fêtons pas la Bastille. Ce fut : « Donnez-moi la liberté, ou donnez-moi la mort ». Il n'y a pas eu d'autoritarisme dans notre travail. Je pourrais presque utiliser le mot terreur, inhérente aux enseignements de Boulez, Schœnberg et aujourd'hui de Stockhausen. Cet autoritarisme, cette pression, est exigée d'une oeuvre d'art. C'est pourquoi la véritable tradition de l'Amerique du XXe siècle, une tradition qui évolue depuis l'empirisme de Ives,
Varèse et Cage, a été ignorée, considérée comme "iconoclaste" - un autre mot pour amateur. En musique, lorsque vous faites quelque chose de nouveau, quelque chose d'original, vous êtes un amateur. Vos imitateurs, ce sont eux, les professionnels. Ce sont ces imitateurs qui sont intéressés, non pas par ce que l'artiste a fait, mais par les moyens qu'il a employés pour le faire. C'est là qu'apparaît le métier, comme une position d'autorité absolue qui se sépare de l'élan créatif de l'auteur. L'imitateur est le plus grand ennemi de l'originalité. La « liberté » de l'artiste l'ennuie parce que, dans la liberté il ne peut pas reproduire le rôle de l'artiste. Il y a, cependant, un autre rôle qu'il peut jouer et qu'il joue. C'est celui de l'imitateur, ce "professionnel" qui introduit l'art dans la culture. C'est l'homme qui met en valeur l'impact historique de l'oeuvre d'art originale. Il lui emprunte, et se sert de tout ce qui peut être utilisé dans un sens collectif. Il y introduit les concepts de vertu, de moralité et du « bien général ». Il introduit le monde en elle. Proust nous dit que la plus grosse erreur est de chercher l'expérience dans l'objet plutôt qu'en nous-mêmes. Il appelle cela « fuir sa propre vie ». Combien de ces « professionnels » adopteraient ce genre de pensée sur l'art ? Ils ne cessent de nous donner des exemples de recherche d'expérience dans l'objet - dans leur cas, c'est le système, le métier qui forme la base de leur monde. L'atmosphère d'une oeuvre d'art, ce qui l'entoure, cet « endroit » dans lequel elle se trouve tout cela est jugé d'un intérêt mineur, charmant, mais pas essentiel. Les professionnels insistent sur ce qui est essentiel. Ils se concentrent sur les choses qui font l'art. Ce sont les choses avec lesquelles ils l'identifient, qu'ils considèrent comme tel, sans comprendre que tout ce que nous utilisons pour faire de l'art est précisément ce qui le tue. C'est ce que chaque peintre que je connais comprend. Et c'est ce que presque aucun compositeur que je connais ne comprend. Le problème de la musique, bien-sûr, est que, par essence, c'est un art public. C'est-à-dire qu'elle doit être jouée avant que nous puissions l'entendre. On tape sur la percussion, puis on entend le son. C'est un argument valable. On ne peut imaginer un son comme une abstraction, comme s'il n'était pas lié à quelqu'un cognant sur un piano ou frappant sur une percussion. Pourtant, d'une certaine manière il y a quelque chose de dégradant dans le fait qu'il n'y ait pas d'autre dimension pour la musique qu'une dimension publique. Le compositeur n'a même pas l'intimité d'un dramaturge, dont la pièce peut exister en tant qu'oeuvre littéraire. Le compositeur doit aussi être un acteur. Et ceci est très gênant lorsque je n'aime pas sa façon de jouer. Il se peut que la partition d'un chef d'oeuvre soit magnifique, parfaite, qu'il n'y ait rien à redire à son propos ; mais il arrive que je n'aime pas la manière dont le compositeur dit sa propre partition. Ce que je veux faire comprendre, c'est que les compositeurs s'approprient instinctivement cet élément rhétorique, presque théâtral de projection dans la musique. Leur murmure le plus délicat est un aparté, un sotto voce. Bien que la tonalité ait été abandonnée depuis longtemps, et que l'absence de tonalité, si je ne m'abuse, a aussi fini ses jours, la même gestuelle d'attaque instrumentale demeure. Il en décou le un plan acoustique qui a à peine changé depuis Beethoven et qui est, de bien des façons, primitif - tout comme Cézanne nous fait remarquer que l'époque de la Renaissance est primitive.
Bien sûr, si l'attaque instrumentale en musique produit toujours le même plan acoustique, quelque chose doit être fait pour l'activer, le varier. Il faut étayer pour devenir plus intéressant. C'est pourquoi la musique est tellement préoccupée par la différenciatiôn. Une pièce comme Socrate de Satie, qui dure et dure encore, avec très peu d'action, très peu de changements, est pratiquement passée aux oubliettes. Naturellement, tout le monde sait que c'est une merveille. Chaque année, on en entend parler, chaque année quelqu'un propose : « Oui, Jouons Socrate » - mais, pour une raison ou une autre, il n'y a jamais de suite... Or, comme les choses deviennent de plus en plus condensées et réduites, comme la différenciation devient, en fait, le sujet de la plupart des compositions, la musique a pris l'aspect de quelque exploit athlétique extraordinaire. Imaginez un coureur entraîné à courir en arrière à grande vitesse ou, ce qui est nettement plus difficile, à courir en arrière très lentement et régulièrement. Pourquoi en arrière ? Puisque la musique est de plus en plus obsédée par cette seule idée - la variation - on doit toujours revenir à son matériau pour que les implications continuent. Le changement est la seule solution à un plan acoustique invariable créé par l'élément constant de projection, d'attaque. C'est peut-être la raison pour laquelle je me sens autant concerné, dans ma propre musique, par l'affaiblissement de chaque son, et que j'essaie de rendre son attaque comme privée de source. L'attaque d'un son ne représente pas son caractère. En fait, ce que nous entendons c'est l'attaque, pas le son. L'affaiblissement, cependant, ce paysage sur le départ, c'est ça qui exprime le point où existe le son dans notre écoute - qui nous quitte plutôt que de venir vers nous. Un jour, on m'a raconté l'histoire d'une femme qui vivait à Paris - une descendante de Scriabine - et qui passa toute sa vie à écrire de la musique qui n'était pas destinée à être écoutée. Qu'est-ce que cela représente, et comment l'a-t-elle fait, ce n'est pas très clair ; mais j'ai toujours envié cette femme. J'envie sa folie, son manque de réalisme. Après avoir lu ce que je viens d'écrire, je remarque que, d'une manière implicite, je suggère la possibilité qu'il existe un autre type de dimension auditive. En fait, ce n'est pas ce qui me préoccupe. Ce qui m'intéresse, c'est cette condition en musique qui permet à la dimension auditive d'être oblitérée. Qu'est-ce-que je veux dire par là ? L'oblitération de la dimension auditive ne signifie pas que la musique devrait être inaudible - bien que ma propre musique puisse parfois le suggérer. Spontanément, je pense à Schubert, à la Fantaisie en fa mineur. L'importance de la mélodie est telle ici que vous ne pouvez pas savoir où elle se situe, ni d'où elle vient. Il n'y a pas beaucoup de cas de ce genre en musique, mais un parfait exemple de ce que je veux dire peut être illustré par l'autoportrait de Rembrandt de la collection Frick. Non seulement il nous est impossible de comprendre comment ce tableau a été exécuté, mais nous ne pouvons pas déterminer où il existe par rapport à notre capacité visuelle. La musique n'est pas la peinture, mais elle peut apprendre de ce tempérament plus perceptif qui attend et observe le mystère inhérent à son matériau, par opposition à l'intérêt que le compositeur investit dans son métier. Etant donné que la musique n'a jamais eu de Rembrandt, nous ne sommes restés rien de plus que des musiciens. Le peintre obtient la maîtrise de son art lorsqu'il laisse ce qu'il fait exister par lui-même. En un sens, il doit se mettre à l'écart afin de pouvoir contrôler. Le compositeur apprend seulement à
le faire. Il commence seulement à apprendre que les contrôles peuvent être considérés comme rien de plus qu'une pratique acceptée. Personnellement, ayant écouté tellement de musiques de ces vingt dernières années, je dois admettre que je trouve toujours les contrôles quelque peu intimidants. Mais l'intimidation faiblit parce que tout ce que la musique semble avoir, ce sont ces contrôles. Je crois que c'est Veblen qui a dit un jour des objectifs économiques américains : « Qu'y a-t-il de bon dans cette organisation si les finalités restent si indéterminées ? » Nous pourrions faire aujourd'hui la même observation à propos de la musique. Nous remarquons la même abondance - mais de quoi ? Alors que l'ancienne mythologie disparaît, que la musique ne prône plus le même sujet qu'auparavant, une nouvelle mystique surgit. La mystique de sa propre élaboration, de sa propre construction. Ce que les compositeurs semblent chercher aujourd'hui, c'est une position technique infaillible. Bien qu'ils prétendent être très sélectifs, très responsables dans leurs choix, ce qu'ils choisissent en réalité, c'est un système ou une méthode qui, avec la précision d'une machine, choisit à leur place. Dans le passé, si on n'aimait pas quelque chose, on ne l'utilisait pas ; on la laissait de côté. Aujourd'hui, tout est utilisé. Je me souviens de certains compositeurs qui travaillaient sans cesse. Maintenant qu'ils ont une réputation établie, ils ne travaillent plus qu'une heure par semaine. Ils produisent beaucoup, bien sûr, ils ont tellement de choses à partir de quoi travailler... Au moins dans la musique du passé, quand nous constatons que les règles prennent le dessus, il y a toujours une dichotomie ; nous pouvons encore distinguer l'homme de sa machine. Ceci est vrai même lorsque les conventions prennent totalement le dessus. Prenons par exemple la Grande Fugue, qui est probablement la plus significative de toutes les compositions de Beethoven. Une atmosphère de danger, quelque chose d'inquiétant, plane sur cette musique ; une sorte de jugement final s'est retournée contre elle. On soupçonne que, dans cette oeuvre, Beethoven a été écarté par l'assaut de la musique. Oserais-je suggérer ici que, quelque soit la qualité transcendantale que possède cette oeuvre, il se peut qu'elle soit due à ce fait ? Simplement parce que ce que nous avons ici, de cette manière la plus volcanique et pathétique, c'est une méthode de contrôle qui contrôle son maître. Qu'adviendra-t-il de ma thèse, de toutes ces années de réflexion et de travail dans la direction opposée ? La réponse au paradoxe peut bien se trouver dans ce que j'ai écrit ailleurs : « Pour que l'art réussisse, son auteur doit échouer ». Combien de fois ai-je ressenti, à l'écoute d'une oeuvre de Cage, un sentiment de regret, ou de perte de son créateur ? Et quand nous nous retrouvons face à face à ces concerts, j'aimerais vraiment lui dire : « Permettezmoi d'étendre mes condoléances à vous personnellement » ; mais, au lieu de cela, je dis : « Atlas Eclipticalis, ce fut une des expériences les plus palpitantes de ma vie ». S'il n'existe pas quelque chose comme une position morale, ou honnête, ou « vraie » en art, ce qui s'en rapproche est un art avec seulement un peu moins de... contrôle. Bien sûr, l'histoire de la musique a toujours été liée aux contrôles, rarement à quelque nouvelle sensibilité au son. Quelles que soient les brèches qui sont survenues, celles-ci n'ont seulement pris place quand de nouveaux systèmes étaient inventés. Les systèmes élargissaient le vocabulaire de la musique, mais, dans leur essence, ils n'étaient rien de plus que des manières complexes de dire la même chose. La musique est encore basée sur seulement
quelques modèles techniques. Dès que vous les abandonnez, vous vous retrouvez dans un champ musical qui n'est pas reconnaissable en tant que tel. D'accord, nous pourrions aborder chaque époque avec la même poignée de suppositions, mais pas avec les mêmes procédures techniques, étroitement liées entre elles tout au long de l'histoire ! Cette insistance obsessionnelle sur un rituel, qui est devenu identique à la croyance qu'elle symbolise, nous mène à une seule conclusion - la musique doit être une sorte de religion. La mission de la musique est de toute évidence de propager les principes de cette religion. Schœnberg, Stravinsky, Webern, Boulez - leur gloire s'explique par le fait que c'est exactement ce qu'ils firent. Ce qui est assez intéressant, c'est que tant de gens des jeunes générations ne se soient pas tournés vers ces hommes avec une ferveur quasiment religieuse, mais vers un homme totalement éloigné d'eux - John Cage. Il n'y a pas eu de figure artistique qui fit autant d'impression sur la jeunesse depuis Tolstoï. On pourrait trouver la clef de ce phénomène dans une conversation entre Cage et quelqu'un qui lui rendit visite à Stony Point. Cette personne évoquait les remarquables prouesses et innovations de Cage et vantait l'énorme progrès qu'il avait fait faire à la musique. Alors Cage se dirigea vers une fenêtre, regarda les bois au dehors et dit finalement : « Je ne peux pas croire que je vaille mieux que tout ça là-bas ». Ce n'est pas vraiment un point de vue artistique, ni même philosophique. C'est un point de vue religieux. N'est-ce pas ce que suggère Cage lorsqu'il dit avoir créé un appareil de photo pour que les autres puissent prendre les clichés qu'ils désirent ? Si on considère que l'art commence avec la mise à l'écart de soi-même, on peut dire que ce que Cage accomplit, c'est l'abolition de l'ego. Nous avons dit plus tôt que la maîtrise du peintre consiste à se mettre de côté pour laisser les choses être elles-mêmes. Cage s'est tellement mis à l'écart que ce que nous voyons vraiment, c'est la fin du monde, la fin de l'art. Là est le paradoxe ; que cette abolition de soimême reflète son opposé - un dogme omniscient des choses finales. Cela suggère, cela possède une aura de la révélation finale de l'art. Qu'est-ce que Cage nous offre en plus de cet appareil de photo ? Il serait difficile de le préciser. Pourtant, pourquoi savons-nous, dans les circonstances musicales les plus ambiguës, à l'oreille, que ce n'est pas du Cage ? Nous savons immédiatement si l'interprète est préoccupé par son propre prestige, ou s'il est insensible, ou s'il comprend mal. Comme un certain Personnage que nous ne nommerons pas, Cage est caché, mais nous savons reconnaître ce qui est bon ou mauvais à ses yeux. Si on vous demande ce qu'est Cage, il est difficile de répondre. Pourtant, même Stockhausen sait quand ce n'est pas du Cage. Il ne donne pas d'idéal aux jeunes gens de cette génération. Il ne pleure pas, comme Maïakovsky : « A bas l'art, à bas l'amour, à bas la société, à bas Dieu ». La révolution est terminée, aussi bien celle de Maïakovsky que la nôtre. Ce que Cage a à nous offrir, c'est presque un certain type de résignation. Ce que Cage a à nous enseigner, c'est qu'il n'y a pas de recette pour arriver à l'art et qu'il n'y en pas non plus pour ne pas y arriver. Un ami intime qui m'est très cher fut un jour irrité par mon éternelle admiration pour Cage. Il me dit : « Comment peux-tu ressentir une telle admiration, alors qu'il est évident que tout ce que cet homme veut dire annule ta propre musique ? » Voici ce que fut ma réponse : « Si quelqu'un doit représenter la négation de ma musique, ce serait Boulez. Dans la musique de Boulez, il y a toute cette aura du geste juste ou justifié.
Cela ressemble à de l'art, on ne sent et ne ressent rien d'autre que de l'art ; pourtant il n'en ressort aucune pression créatrice qui m'interpelle. Les vertus facilement acquises qu'elle représente m'endorment ». Le seul désaccord entre Cage et moi, et il n'y en a qu'un, concerne l'affirmation suivante : « Le processus devrait imiter la nature dans sa manière d'opérer ». Ou comme il l'a lui même dit à une autre occasion : « Tout est musical ». Tout comme il y a une décision sous-entendue dans un art précis et sélectif, il y en a également une sous-entendue dans le fait de laisser tout être de l'art. Il existe une énigme Zen qui répond à sa propre question. « Est-ce qu'un chien a une essence bouddhique ? » demande l'énigme. « Répondez par oui ou par non et vous perdez votre essence bouddhique. » Confrontés à un mystère à propos de la divinité, selon cette énigme, nous devons toujours osciller, incertains, entre les deux réponses possibles. Nous ne sommes jamais autorisés à prendre une décision sous peine de perdre notre propre divinité. Mon désaccord avec Cage vient de ce qu'il a décidé. Brillant élève du Zen, il a toutefois manqué ce point subtil. Quand j'étais plus jeune, il me semblait qu'il existait un nombre illimité de possibilités, mais mon esprit était fermé. Maintenant, des années plus tard, l'esprit ouvert, les possibilités ne m'intéressent plus. Il me semble satisfaisant de réarranger sans cesse le même mobilier dans la même pièce. Mon souci par moment n'est rien de plus que d'instaurer une série de conditions pratiques qui me permettront de travailler. Pendant des années, j'ai dit que si je pouvais seulement trouver une chaise confortable, je rivaliserais avec Mozart. La question que j'ai gardée continuellement à l'esprit toutes ces années est la suivante : Jusqu'à quel degré abandonne-t-on le contrôle et garde-t-on encore ce dernier vestige de ce que l'on peut appeler son oeuvre personnelle ? Chacun doit y trouver sa propre réponse. Mais voici une anecdocte sur Mondrian qui devrait clarifier ce que je veux dire. Quelqu'un émit l'idée suivante : puisque Mondrian peignait des zones d'une seule et même couleur, pourquoi n'utilisait-il pas un pistolet plutôt qu'un pinceau pour couvrir ces zones ? Mondrian fut très intéressé et essaya cela immédiatement. Non seulement le tableau ne rendait pas la sensation d'un Mondrian, mais il n'avait même pas l'apparence d'un Mondrian. Ceux qui n'ont pas tenté une telle expérience ne comprendront pas. Le mot qui exprime le mieux cela est peut-être le mot toucher. Pour moi, au moins, cela semble être la réponse, même s'il ne s'agit rien de plus que de la sensation éphémère du crayon dans ma main quand je travaille. Je suis sûr que si je dictais ma musique, même si je le faisais avec exactitude, ce ne serait jamais la même chose. Mais toute cette question de la condition de l'artiste arrive seulement après de longues années de travail et son souvenir commence alors à saturer votre vie. Proust n'a pas su ce qu'était son « sujet » avant de parvenir quasiment à la fin de sa vie. Ce que vous êtes, ou allez devenir, est peut-être clair pour les autres, mais jamais pour vous-même. Le fait que Flaubert pouvait dire à George Sand (après avoir écrit Madame Bovary) qu'il n'était pas sûr de vouloir devenir un écrivain, est proche de ce que je veux exprimer. Nous n'avons jamais d'identité en tant qu'artiste, mais nous nous souvenons vaguement de nous-mêmes dans ce rôle.
Le problème est que nous utilisons une dialectique théologique pour comprendre l'ensemble du mécanisme de l'art. Mais la spéculation théologique a bien trop souvent fait partie de ce monde ; la quête de Dieu ne sert simplement qu'à masquer la quête du savoir. C'est pourquoi Spinoza fut rejeté. Tout ce qu'il avait à offrir était Dieu ; personne ne voulait de cela. Beaucoup trop souvent, la quête de l'art a été un autre masque pour la quête du savoir. Une autre tentative pour atteindre le ciel avec des faits. Depuis l'épisode de la Tour de Babel, cette tentative a échoué. Vous ne pouvez pas atteindre le ciel avec le savoir ; vous ne pouvez pas l'atteindre avec des idées ; vous ne pouvez même pas l'atteindre avec la croyance ! - souvenezvous de notre énigme Zen ! Il y a des années, quelqu'un m'a dit : « Si tu aimes quelque chose, pourquoi en changer ? » Bien que cette observation n'ait pas été énoncée à propos de l'art du passé, elle pourrait tout aussi bien s'y appliquer. Pour répondre à cela, on doit comprendre que l'amour du passé en art est quelque chose de très différent pour l'artiste de ce qu'il représente pour le public. La vie de l'artiste, souvenez-vous, est courte et dure en moyenne, disons, à peu près soixante-dix ans. Le public, par contre, continue pendant des siècles et est, en fait, immortel. Le public ressent la perte de tout changement de façon plus cruciale que l'artiste, parce qu'il aime l'art de l'amour passionnel que l'on porte généralement à une chose que l'on ne pourra jamais posséder réellement. Il exige que ce soit à l'artiste de compenser, pour lui, cette perte. Mais c'est très dur pour l'artiste, car il a le sentiment que le public étouffe l'art avec son amour et son intérêt. Il ne comprend pas la nature de son amour, ni la nature de sa perte. Mais c'est peut-être là une digression. Ce que j'essaie de faire comprendre, c'est qu'il y a une différence entre les nombreuses angoisses d'un artiste qui tente de produire quelque chose et de se protéger de l'échec, et de l'angoisse de l'art. L'angoisse de l'art est une condition spéciale et, en fait, ce n'est pas une angoisse du tout, bien qu'elle en ait tous les aspects. Elle se produit quand l'art commence à se détacher de ce que nous connaissons, quand il parle avec sa propre émotion. Alors que, dans la vie, nous faisons tout ce que nous pouvons pour éviter l'angoisse, en art nous devons la rechercher. C'est difficile. Tout dans notre vie et notre culture, sans tenir compte de notre milieu, nous fait avancer. Néanmoins il y a cette sensation de quelque chose d'imminent. Et ce qui est imminent, nous le constatons, n'est ni le passé ni le futur, mais simplement les dix prochaines minutes. Les dix prochaines minutes... Nous ne pouvons pas aller plus loin que cela, et n'en avons pas besoin. Si l'art a son paradis, peut-être est-ce cela. Si un lien peut être fait avec l'histoire, c'est aprèscoup, et on peut parfaitement le résumer avec les mots de De Kooning : « L'Histoire ne m'influence pas. J'influence l'histoire ».
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Cet article était reproduit dans le n°6 de la revue Souwe, précédé d'une brève conversation téléphonique de l'éditeur avec Feldman :
Avez-vous, ou bien quelqu'un at-il jamais utilisé votre musique à des fins politiques ou sociales ? - Oui, j'ai collaboré à un projet de film ; il s'agissait d'un film sur le Vietnam. En dehors de cette collaboration consciente, non. - Avez-vous des points de vue sur la musique qui ont des connotations sociales ou politiques ? - Lisez-vous le suédois ? - Non. - J'ai écrit un article intitulé « ni/ni ». Un magazine suédois m'a demandé de leur envoyer un article à propos de ce que je pense de la musique en relation avec la vie sociale. C'était au sujet de l'art contre la vie sociale et l'expression « nilni » signifie ni art, ni vie sociale. C'était cela, le sujet. En fait, il faudrait vraiment que je vous l'envoie. Texte repris dans Essays, pp. 79-81 Récemment, dans un journal du dimanche, a paru un article sur Messiaen dans lequel son « désengagement » politique était montré comme une grande vertu. En lisant cet article, nous apprenons combien ce compositeur est profondément religieux, combien il attend avec plaisir ses vacances en Suisse, combien il est fier de Boulez, et combien il est concerné par les chants d'oiseaux. Peut-on dire que cet homme est réellement désengagé ? Son occupation principale semble être ce véritable désengagement. Il y a quelque chose de curieusement officiel dans la façon dont ses intérêts et ses conceptions sont décrits - comme si rien ne pouvait à présent déranger tout cela. Après tout, les événements pénètrent dans nos vies, envahissent souvent nos vies, en vérité. L'impression qui émane de cet article est celui d'une notice nécrologique vivante, ou bien d'un journal intime écrit à l'avance. Par contraste, prenons un homme comme Thoreau. Enfant d'une petite ville, il n'a jamais ressenti comme nécessaire de définir sa retraite dans les bois comme un « désengagement ». Et, en fait, il n'a pas eu de mal du tout à trouver le chemin qui conduisait directement depuis Walden jusqu'à la prison, la grande question litigieuse de son époque étant : l'esclavage. Au risque que cela sonne chauviniste, je veux souligner que, quand un Américain comme Thoreau agit - et il y a eu des milliers de Thoreau -, il exprime une indignation morale, non pas politique. C'està-dire qu'il agit humainement, sans la mythologie d'un système. Ce que j'essaie vraiment de dire ici, c'est seulement que nous sommes les victimes de la civilisation européenne. Et tout ce qu'elle nous a donné - y compris Kierkegaard -, c'est une situation ou bien/ou bien, à la fois en politique et en art. Mais supposez que nous ne voulions qu'un ni/ni ? Supposez que nous ne voulions ni politique ni art ? Supposez que nous voulions une action humaine qui n'a pas à être légitimée par un quelconque acte de baptême ? Pourquoi faut-il lui donner un nom ? Qu'y a-t-il de mal à la laisser sans nom ? Peut-être puis-je m'exprimer plus clairement. Il y a quelques années, un bon ami qui était peintre me demanda d'écrire un avantpropos pour sa nouvelle exposition. Une des choses que je me souviens avoir écrite était qu'il représentait le type d'artiste content juste de « respirer sur la toile ». Ce qui veut dire en réalité qu'il était un bel artiste avec une prétention très
modeste. A la suite de cette remarque, mes relations avec cet ami se refroidirent considérablement et, point n'est besoin de le dire, mon article ne parut pas dans le catalogue de son exposition. Il y a deux sujets qui excitent tout un chacun. L'un est la politique, l'autre, l'art. Les deux se présentent eux-mêmes comme englobant tout. Tous deux se rangent comme opposés à tous les autres intérêts. Cela dit, comment mon ami peintre pouvait-il ne pas aimer ce qu'impliquait le fait que ses prétentions soient modestes ? C'était comme de lui dire qu'il n'était pas un artiste du tout. Pourtant, une prétention modeste peut être tout à fait originale, tandis que la « grande échelle » est, bien trop souvent, simplement éclectique. Pasternak nous dit que quelque chose de faux est arrivé dans chaque foyer russe, lorsqu'un homme et sa femme, en privé, se sont mis à parler de choses très grandes et importantes. L'art peut injecter le même type de mensonge dans la vie de quelqu'un. Comme la politique, il est dangereux dans la mesure où il est messianique. Nono veut que chacun soit indigné. John Cage veut que chacun soit heureux. Ce sont là deux formes de tyrannie, bien que, naturellement, nous préférions celle de Cage. Tout au moins en ce qui me concerne. Mais si l'art doit être messianique, je préfère alors ma voie - l'insistance sur le droit à être ésotérique. J'avoue que toutes les beautés imaginables susceptibles d'émerger de cet art ésotérique ont toujours été inutiles. Mais est-ce ce qui m'a été demandé à cette occasion ? J'écris soidisant un article sur « l'Art et la vie sociale ». Autant que je sache, la question qui nous est posée est jusqu'à quel point les deux vont l'un avec l'autre. Avant de déterminer précisément dans quelle mesure l'art devrait ou ne devrait pas empiéter sur la vie sociale, rappelons-nous que la vie sociale n'empiète jamais sur l'art. En réalité, la vie sociale se fiche éperdument de l'art. La vie sociale, à mon avis, est une sorte de vaste système digestif qui endommage tout ce qui peut arriver jusqu'à sa bouche. Ce vaste appétit peut avaler un Botticelli d'un coup, avec une voracité effrayante pour quiconque n'est pas un habitué des zoos. Pourquoi l'art est-il si masochiste, en attente d'une punition ? Pourquoi est-il si soucieux de se frayer son chemin jusque dans cette énorme gueule ? Plus sérieusement, nous ne pouvons que reconnaiître, à l'heure actuelle, chez de nombreux compositeurs de talent, la tendance d'aller de plus en plus dans le sens de cette « transgression ». Il y a, de fait, un mouvement latent pour produire un art qui « sabote » sa propre complaisance ou, plutôt, qui sabote sa propre mise au service d'une société complaisante. Cette idée est séduisante pour l'artiste politiquement ou socialement orienté, qu'il s'agisse d'un Nono ou d'un Cage, bien qu'elle soit naturellement envisagée selon des angles d'approche différents, de la part de personnalités aussi divergentes. Nono, qui trouve la situation sociale intolérable, veut que l'art la change. John Cage, qui trouve l'art intolérable, veut que la situation sociale le change. Tous deux essayent de combler l'abîme, la distance entre les deux. L'artiste moderne, dont la tendance est d'utiliser tout ce qui est à sa disposition sans aucune contribution véritablement personnelle, cherche naturellement à gagner son salut à travers tout ce qu'il sent être réel. Mais comment pouvez-vous relier ce qui est réel avec ce qui n'est qu'une métaphore ? L'art n'est qu'une métaphore. Ce n'est qu'une contribution personnelle cette sensation « sans nom » mentionnée auparavant -, qui peut apporter à l'artiste ces rares moments où l'art devient sa propre délivrance. Parmi mes contemporains, qui sait cela ?
* Traduction Dominique Bosseur. Texte publié pour la première fois dans The Composer, Houston, Texas, septembre 1969 et reproduit dans Essays, pp. 67-70. Oscar Wilde nous a appris qu'une peinture pouvait être interprétée de deux façons - par son sujet ou par sa surface. Il poursuit en nous prévenant, cependant, que si nous cherchons le sens de la peinture dans son thème, nous le faisons à nos risques et périls. Réciproquement, si l'on recherche le sens de la peinture dans sa surface - nous le faisons aussi à nos risques et périls. Je ne serai pas aussi inquiet que Wilde, bien que ce problème existe lorsque nous séparons toute une partie d'une oeuvre artistique d'une autre. La musique, comme la peinture, a son thème aussi bien que sa surface. Il semble que le thème de la musique, de Machaut à Boulez, a toujours été sa construction. On ne peut pas produire des mélodies ou des séries à douze sons « spontanément ». Il faut les construire. Pour démontrer chaque idée formelle en musique, la structure, soit la « stricture », est un matériau de construction dans lequel la méthodologie est l'image du contrôle de la composition. Mais si nous voulons décrire la surface d'une composition musicale, nous tombons dans quelques difficultés. C'est là où les analogies avec la peinture peuvent nous aider. Deux peintres du passé me viennent à l'esprit - Piero della Francesca et Cézanne. Ce que j'aimerais faire, c'est juxtaposer ces deux hommes - pour décrire (à nos risques et périls) à la fois leur construction et leur surface, revenant pour une brève discussion, sur la surface ou plan auditif en musique. Piero della Francesca est un mélange de mystères. Comme Bach, sa construction est son génie. Nous examinons un monde dont les rapports spatiaux ont adopté les principes récemment découverts de la perspective. Mais la perspective était un instrument de mesure. Piero l'ignore, et nous donne l'éternité. Ses peintures en fait semblent reculer dans l'éternité dans une sorte de mémoire collective jungienne du commencement de l'éthos chrétien. La surface semble être juste une porte que l'on franchit pour éprouver la peinture comme un tout. On doit aussi dire - en dépit de tous les faits contre - qu'il n'y a pas de surface. C'est peut-être parce que la perspective elle-même est un moyen de prestidigitation qui sépare les objets du peintre afin d'accomplir la synthèse qui les amène dans des relations réciproques. Parce que cette synthèse est illusoire, nous sommes capables de comprendre en même temps cette séparation et cette unité comme une image simultanée. Le résultat est une forme d'illusion qu'est della Francesca. Toute tentative d'utiliser un principe d'organisation, dans la peinture comme dans la musique, a un caractère illusoire. Cézanne, d'autre part, ne recule pas dans un monde temporel arcanien. La construction de la peinture, qui devrait commencer comme une idée picturale, disparaît, laissant la petite trace d'un principe d'organisation unifiant. Plutôt que de nous faire entrer dans un monde de mémoire, nous sommes poussés dans quelque chose de plus immédiat dans son insistance sur le plan pictural. La recherche d'une surface est devenue le thème obsédant de la peinture. Les peintres de l'expressionnisme abstrait ont fait faire à la surface houleuse de Cézanne un autre pas en avant dans ce que Philippe Pavia appelait un « espace brut ». Rothko découvrit en outre que la surface n'avait pas à être mue par la vitalité rythmique d'un Pollock pour être maintenue en vie..., qu'elle pouvait exister comme un cadran solaire étrange, immense,
monolithique, pour ainsi dire, avec le monde extérieur qui réfléchirait cependant sur lui une autre signification - un autre souffle. J'ai peur que le temps ne soit venu maintenant d'aborder le problème de ce qu'est justement la surface auditive plane de la musique. Est-ce le contour d'intervalles que nous suivons lorsque nous les entendons ? Peut-elle être la prolifération verticale ou harmonique du son qui projette une brillance dans nos oreilles ? Telle musique a-t-elle une surface et telle autre non ? Est-il possible de réaliser entièrement une surface en musique - ou bien est-ce un phénomène apparenté à un autre moyen, la peinture ? En pensant à tout cela, j'allai au téléphone et appelai mon ami Brian O'Doherty : « Brian, disje, qu'est-ce que la surface en musique dont je suis toujours en train de vous parler ? Comment la définiriezvous ou la décririez-vous ? » Naturellement O'Doherty commença par s'excuser. N'étant pas compositeur, n'ayant pas beaucoup de connaissances sur la musique, il hésitait à me répondre. Après une petite diversion, il revint à la question avec la pensée suivante : « La surface du compositeur est une illusion où il place quelque chose de réel - le son. La surface du peintre est quelque chose de réel d'où il crée une illusion ». Avec des résultats aussi bons, je me devais de continuer. « Brian, voudriez-vous maintenant, s'il vous plaît, faire une différence, entre une musique qui a une surface et une musique qui n'en a pas ? » « Une musique qui a une surface se construit avec du temps. Une musique qui n'a pas une surface se soumet au temps et devient une progression rythmique. » «Brian, continuais-je, Beethoven avait-il une surface ?» « Non », répondit-il avec emphase. « Connaissez-vous, dans la civilisation occidentale, une musique qui ait une surface ? » « Sauf votre musique, je n'en vois aucune. » Vous savez maintenant pourquoi je téléphone à Brian O'Doherty. Quand O'Doherty dit que la surface n'existe que lorsque l'on construit avec du temps, il est très proche de ma pensée - quoique je sente que mon idée est plus de laisser le temps être que de le traiter comme un élément de composition. Non - même construire, le temps ne le ferait pas. Le temps doit simplement être laissé tranquille. Musique et peinture, dans la mesure où c'est la construction qui est concernée, sont parallèles jusqu'aux premières années du XXe siècle. Ainsi l'art byzantin, au moins dans la simplicité de son unidimensionnalité ne se différenciait pas du chant gregorien ou du plain-chant. Le commencement d'une organisation très complexe et rythmique du matériau au début du XVe siècle, avec la musique de Machaut, se retrouvait chez Giotto. Pendant tout le début de la Renaissance, la musique introduisit aussi des éléments « illusionnistes » en utilisant pour la première fois des passages de sons à la fois doux et forts. On pourrait parler du mélange miraculeux ou de la fusion des registres en une entité homogène, comme dans la musique pour choeur de Josquin, également dans la peinture de cette époque. Ce qui caractérisait le baroque était l'interdépendance de toutes les parties et son organisation qui en découle au moyen d'une palette harmonique variée et subtile. Avec le XIXe siècle, la philosophie prit la suite ou - pour être plus précis -, le spectre de la dialectique hégélienne prit la suite. L'«
unification des contraires » explique non seulement Karl Marx mais également la longue période qui inclut à la fois Beethoven et Manet. Dans les premières années du XXe siècle, nous avons (Dieu merci !) la dernière idée d'organisation signifiante à la fois en peinture et en musique - le cubisme analytique de Picasso et, une décade plus tard, le principe de composition à douze sons de Schœnberg (Webern est plus souvent rattaché au cubisme par sa fragmentation formelle). Mais tout comme Picasso, dans le cubisme, était un résumé - une analyse de l'histoire des idées formelles en peinture qui prolongerait son propre futur -, cette tendance caractérisait également les grands noms de la musique à cette époque. Schœnberg, Webern, Stravinsky sont plus l'histoire de la musique qu'une extension de l'histoire de la musique. Picasso, qui découvrit le cubisme en Cézanne, développa à partir de cela un système. Il ne vit pas la contribution capitale de Cézanne. Ce n'était pas comment faire un objet, non pas comment cet objet existe par le temps, dans le temps ou autour du temps, mais comment cet objet existe comme temps. Le temps se retrouve, comme Proust l'a montré dans son oeuvre. Le temps est comme une image, comme l'a suggéré Aristote. C'est la surface que les arts visuels ont commencé plus tard à explorer. C'est la surface que la musique, abusée par le fait qu'elle était calculée en secondes, avait négligée. J'ai eu une fois, une conversation avec Stockhausen qui me dit : « Vous savez, Morty, nous ne vivons pas au ciel mais là, en bas, sur terre ». Il commenca à frapper sur la table et dit : « Un son existe là, ou là, ou bien là ». Il était convaincu qu'il était en train de me démontrer la réalité. Ce battement, et la disposition des sons qui en résultait, était la seule réalité que le compositeur pouvait soutenir. Le fait qu'il l'avait réduit si fortement à un mètre carré lui faisait penser que le temps était quelque chose qu'il pourrait manipuler et même morceler, à peu près à son gré. Franchement, cette approche du temps m'ennuie. Je ne suis pas un horloger. Ce qui m'intéresse c'est d'obtenir du temps dans son existence non structurée. C'est-à-dire, ce qui m'intéresse, c'est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle - non au zoo. Je m'intéresse à la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui - nos intelligences, nos imaginations, en lui. On pourrait penser que la musique plus que tout autre art explore le temps. Mais le fait-elle ? c'est le chronométrage - non le temps qui passe pour la réalité en musique. Beethoven, dans des oeuvres comme le Hammerklavier, illustre ceci parfaitement bien. Toutes les mosaïques, toute la juxtaposition rapiécée d'idées, arrivent à l'heure juste. On sent que l'on est continuellement en train d'être sauvé. Mais de quoi ? De l'ennui, probablement. A mon avis, il se protège luimême, en même temps qu'il nous protège, de l'anxiété. Et si Beethoven continuait sans un élément de différenciation ? Nous aurions alors du temps non encore troublé. « Le temps s'est transformé en espace et il n'y aura plus de temps », psalmodie Samuel Beckett. Un état de chose terrifiant qui introduirait l'anxiété en chacun de nous. En fait, nous ne pouvons même pas imaginer cette sorte de Beethoven. Mais que fait Cézanne lorsqu'il trouve sa voie dans la surface de sa toile ? Dans les modulations de Cézanne, intelligence et touche de pinceau sont devenues quelque chose de physique - quelque chose que l'on peut voir. Dans les modulations de Beethoven, nous n'avons pas sa touche, seulement sa logique. Cela ne nous suffit pas qu'il écrive de la
musique. Nous avons besoin de lui pour nous asseoir au piano et le jouer pour nous. Avec Cézanne, il n'y a rien de plus à demander. Sa main est sur la toile. Seule l'intelligence de Beethoven est dans sa musique. Le temps, apparemment, peut seulement être vu, non entendu. C'est pourquoi, traditionnellement, nous pensons à la surface en terme de peinture et non de musique. Mon intérêt pour la surface est le thème de ma musique. Dans ce sens, mes compositions ne sont réellement pas du tout des « compositions ». On devrait les appeler toiles de temps, toiles que j'imprime plus ou moins d'une teinte musicale. J'avais appris que plus on compose ou on construit, plus on empêche le temps non encore troublé de devenir la métaphore de contrôle de la musique. Ensemble, ces termes - espace, temps - ont été amenés à être utilisés en musique et dans les arts visuels aussi bien qu'en mathématiques, littérature, philosophie et science. Mais, bien que la musique et les arts visuels puissent être dépendants de ces autres domaines de par leur terminologie, la recherche et les résultats qui en découlent sont très différents. Par exemple, lorsque j'ai commencé à inventer une musique qui permettait des choix différents de la part de l'interprète, ceux qui étaient bien informés des théories mathématiques dénigraient le terme « indéterminé » ou « hasard » en relation avec ces idées musicales. Des compositeurs, d'autre part, insistaient sur le fait que ce que je faisais n'avait rien à voir avec la musique. Qu'estce que c'était alors ? Qu'est-ce encore ? Je préfère penser à mes oeuvres comme entre catégories. Entre temps et espace. Entre peinture et musique. Entre la construction de la musique et sa surface. Einstein dit quelque part que plus il découvrait des faits sur l'univers, plus celui-ci lui semblait devenir incompréhensible. Le moyen, que ce soient les sons d'un John Cage ou l'argile d'un Giacometti, peut être également incompréhensible. La technique peut seulement le structurer. C'est la faute que nous faisons. C'est cette structure, et seulement cette structure, qui devient compréhensible pour nous. En mettant la « bête sauvage » dans une cage, tout ce que nous gardons, c'est un spécimen sur la vie sur lequel nous avons maintenant un contrôle absolu. Tant de choses que nous appelons art sont faites de la même façon..., comme on rassemblerait des animaux exotiques pour un zoo. Que voyons-nous lorsque nous regardons un Cézanne ? Eh bien, nous voyons comment l'art a survécu, nous voyons aussi comment l'artiste a survécu. Si notre intérêt réside dans le fait de découvrir comment l'art a survécu, nous sommes sur un terrain sûr. S'il réside dans le fait de savoir comment Cézanne, l'artiste, a survécu, alors nous rencontrons des difficultés. C'est là que nous en serions. J'ai une théorie. L'artiste se révèle lui-même dans sa surface. Son évasion dans l'Histoire est sa construction. Cézanne la recherche de deux façons à la fois. Si nous lui demandons : « Etesvous Cézanne ou êtes-vous Histoire ? », sa réponse est : « Choisissez à vos risques et périls ». Son ambivalence entre être Cézanne et être l'Histoire est devenue un symbole de notre propre dilemme.
* Traduction Nicole Tisserand. Entretien publié dans VH 101 n°4, hiver 1970-71, Paris, pp. 34 à 44.
- M. F. : Comment redire tout cela ? Pourquoi ne pas me rafraîchir la mémoire, pourquoi ne commencez-vous pas à parler des thèmes ? Ensuite, nous pourrons les articuler. - Fr. E.: D'accord. Nous avons parlé de la musique intéressante, de l'intérêt de la musique européenne pour l'objet, de la sagesse de Cage et de Feldman, de la composition horizontale, de votre désintérêt pour l'analyse des éléments. Nous avons parlé de la variété, de l'objet, de la structure, de la grille... - M. F. : Oui, John Cage ne s'intéressait pas à l'information. Il s'intéressait à la variété, comme il s'intéresse aux champignons. Un des thèmes majeurs était mon sentiment que l'importance d'une oeuvre ne pouvait plus être déterminée par son influence. J'ai une position assez analogue à celle des peintres américains des vingt dernières années. Je diffère de mes collègues européens dans la mesure où je n'exige pas de l'oeuvre d'art qu'elle soit intéressante. Je crois que c'est l'un des thèmes centraux de cette interview. Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art intéressante ? Bien sûr, on pourrait me dire : « Alors, vous voulez une oeuvre ennuyeuse ? » Mais une oeuvre ennuyeuse pour moi, c'est peutêtre une oeuvre intéressante pour quelqu'un d'autre. - Fr. E. : Nous avons parlé de l'information comme d'un rabâchage, en opposition à quelque chose de totalement nouveau. - M. F. : Oui, c'est vrai. C'est très difficile de garder toute son énergie. Je ne sais pas si je dois continuer de façon totalement différente, si je dois varier. Les Européens sont devenus moins philosophiques. Je crois que nous sommes plus philosophes. Davantage philosophes et dialecticiens. - Fr. E.: Et pourquoi ? Comment ? - M. F.: Parce que nous n'avons pas d'histoire. Il faut faire de la philosophie quand on n'a pas eu d'histoire. - Fr. E. : En Europe, la musique n'est-elle pas philosophique ? - M. F. : Non. Elle aurait pu être philosophique. Les chants grégoriens avaient peut-être un côté philosophique. Mais il s'est passé quelque chose lorsqu'il est devenu honteux d'être philosophique parce que ce n'était pas assez concret. - Fr. E. : Vous avez dit que la composition de Bach n'était ni verticale ni horizontale, mais équilibrée, que c'était là la formule du grand art mais qu'il n'y a pas de raison de la ressasser, car elle est dépassée, périmée. - M. F.: J'ai dit que Bach était pour moi un exemple parfait de l'équilibre fantastique entre la composition verticale et la composition horizontale. On ne peut pas décider entre le vertical et l'horizontal et c'est devenu la formule qui désigne le grand art, le génie. - Fr. E. : Mais, est-ce que d'une certaine façon l'art ne devient pas philosophique lorsqu'il essaye de changer, lorsqu'il pose de nouvelles bases ? - M. F. : Pas selon Wittgenstein. Il disait que la philosophie ne pouvait concerner que quelque chose que nous connaissons.
- Fr. E. : Nous avons également parlé de la nécessité de la détermination. - M. E : J'ai parlé du paradoxe de mon travail graphique. Je travaille sur une grille qui est mesurée dans le temps et cependant mon action sur cette grille n'est pas prédéterminée. Nous avons parlé de cela, en effet. C'est dommage que tout cela soit perdu, mais c'est un parfait exemple : quelqu'un croit faire un objet et regardez ce qui arrive... - Fr. E. : Nous parlions de l'indétermination qui guide votre travail, de votre discussion avec Stockhausen qui ne pouvait pas concevoir que, dans votre musique, il n'y ait pas de relation causale entre une note et la suivante. - M. F. : Je vous ai dit qu'il était venu me voir. J'étais au piano, je travaillais à un morceau il m'a demandé comment je faisais et j'ai répondu : « Mais comme ça, tout simplement ». Et il m'a demandé si cela voulait dire que chaque fois que j'écrivais une note, il fallait que je la choisisse parmi les quatre-vingt-huit autres ? Je crois que vous n'aurez que des anecdotes dans cette interview. C'est ce que je recherche quand je lis des interviews, d'ailleurs. Les anecdotes m'intéressent beaucoup. Un jour Boulez a dit à John Cage au sujet de sa WinterMusic: « C'est très intéressant, John. Maintenant il faut en faire quelque chose ». Et je dis que pour moi ce n'est pas ce qui a lieu dans une oeuvre d'art qui la rend intéressante, c'est le fait de n'avoir jamais entendu quelque chose de semblable. - Fr. E. : Un jeune artiste conceptuel m'a dit hier soir que l'art conceptuel est en avance sur la musique d'aujourd'hui parce qu'il va directement à l'esprit. L'objet visuel a été éliminé. Mais la musique, selon lui, n'a pas résolu ce problème, parce qu'elle frappe d'abord l'oreille. Elle n'est pas directement interceptée par l'esprit. Elle dépend toujours de l'aspect physique, émotionnel et sensuel. Le chemin d'un esprit à l'autre n'est pas direct. L'idéation doit être filtrée d'une certaine façon par le processus physique et kinesthésique de l'audition. - M. F. : N'est-ce pas une tentative pour redéfinir l'objet ? Peutêtre a-t-il l'impression que le genre de travail qu'il vient de décrire n'est que dans ce processus direct de l'esprit et rien de plus. Peut-être. C'est un problème très intéressant parce que la plupart des gens n'en visagent pas la musique de cette façon. J'ai eu un jour une longue discussion sur un sujet semblable avec John Cage. Je lui ai dit : « Comment peux-tu être intéressé par Duchamp ? Il fait exactement le contraire de ce que tu fais ». La plupart des gens ne s'en rendent pas compte, mais Duchamp et Cage sont complètement opposés. Duchamp et Boulez sont semblables. Disons que quelqu'un comme Boulez représente l'épitomé de la démarche intellectuelle, avec un processus aussi clair que celui de Duchamp, par exemple. Mais ce qu'a fait John Cage, ce que j'ai fait, c'est d'extraire la musique du domaine conceptuel pour la placer dans la sensation purement physiologique du son, séparée de cette cause et de cet effet conceptuels. Duchamp a mis les tableaux à distance des aspects les plus sensuels de la perception. Historiquement, nous avons fait exactement la même chose, mais des choses absolument différentes. En d'autres termes, la musique a toujours été conceptuelle. Nous, nous l'avons changée. Entièrement. Machaut, Boulez, Beethoven, c'est du conceptuel. La musique était un art conceptuel. Et nous l'en avons dégagée, nous l'avons libérée. Il y a toujours beaucoup de processus en cours, naturellement, mais nous l'avons libérée d'une espèce de sérialisation logique des possibilités. Il est significatif que Cage tout autant que moi-même avons influencé certains artistes conceptuels. Pourtant, notre position était radicalement l'inverse de la leur. Historiquement - c'est complètement délirant - il n'y a pas une véritable opposition : c'est un peu comme s'ils ne s'étaient pas rendus compte que nous prenions le gant et que nous le
retournions à l'envers. Ça s'est fait très vite, vous comprenez. D'une certaine façon, John Cage n'a rien de commun avec Duchamp, excepté une compréhension approfondie du processus. - Fr. E. : Vous pensez que la philosophie est physiologique ? - M. F.: Oui, la philosophie est physiologique. Nous aussi, comme le peintre conceptuel, ne voulons rien entre le son et l'esprit. Et je crois qu'un des aspects intéressants de la musique de Cage et de la mienne, bien que sous des formes différentes, c'est que le son aille en fait tout droit à l'esprit, sans que l'esprit ait besoin de coordonner ce que le son doit faire pour y parvenir, comme dans la plupart des musiques. - Fr. E. : Par le processus physiologique ? - M. F.: Par l'action directe. Et l'action directe, en musique, était anticonceptuelle. L'artiste conceptuel se dit maintenant que faire une action visuelle directe c'est faire un acte conceptuel. Et peut-être que c'est vrai. J'ai oublié ce que j'ai dit. Je suis fatigué... Qu'est-ce que je disais ? Vous voyez, le compositeur européen ne voit pas les choses de la même façon, il pense en termes d'instruments. Lorsque la machine se casse, il ne pense pas à construire une autre machine, il se dit qu'il va inventer de meilleurs outils pour la réparer, n'est-ce pas ? Ils y croient, ils croient à l'art. Et pour y croire, il faut savoir ce que c'est. Je n'ai encore jamais rencontré un compositeur européen qui ne sache pas ce qu'était l'art. Prenons un exemple. Comment savez-vous que Boulez est un grand musicien ? Je vais vous le dire. Parce que cela a été démontré. Toutes les raisons en ont été démontrées. Vous écoutez et vous vous dites : « Mais oui, c'est un grand musicien ». Diriez-vous que Cage est un grand musicien ? Vous diriez : « Oh ! Cage, c'est autre chose, c'est différent. C'est quelqu'un de formidable. Il est certainement très intéressant, fascinant même ». Mais pouvons-nous dire de lui comme de Boulez que c'est un grand musicien ? Evidemment non. Et pourquoi ? Parce que les grands musiciens ne sont pas censés innover. C'est la définition d'un grand musicien. Mais c'est terminé. Je viens de recevoir des articles au sujet d'un de mes concerts à Buenos Aires. C'est fantastique. Ils ont parlé de moi très intelligemment. Et en même temps, ils ne savaient pas où me situer. Ils ont apprécié le fait que ma musique n'a pas le même son que les autres. Et en même temps, cela les dérangeait. L'un se servait du passé pour m'attaquer ; l'autre se servait de moi pour attaquer le passé. Ils sont merveilleux. Lorsque j'ai lu ces articles, j'ai compris pourquoi rien d'important n'était jamais venu d'Amérique du Sud. - Fr. E. : Pourquoi ne travaillez-vous pas dans des média différents, comme John Cage travaille dans le domaine de la danse, de l'art, etc. ? - M. F.: C'est toujours la question : transformer la nécessité en vertu. John est quelqu'un de très différent de moi. Je crois que c'est une question de tempérament plutôt que d'esthétique. John a toujours mené une vie communautaire. Il y a toujours des gens autour de lui. C'est une scène publique. Et depuis toujours, depuis sa jeunesse, il a une maison remplie de gens. John et moi avons habité le même immeuble près de l'East River pendant environ sept ans. Il y avait des gens, des gens tout le temps. Je veux dire que lorsqu'il y a des gens, il y a du théâtre. Ensuite il a travaillé avec la troupe de Merce Cunningham, il s'est occupé de danse, c'est-àdire de beaucoup de gens, ensuite, il s'est occupé de musiciens et cela représente encore plus
de monde. C'est le public. Moi, pendant toute ma vie, j'ai essayé de sauvegarder ma vie privée, mon travail est privé. Je dirais que je suis Jasper Johns et que John Cage c'est Robert Rauschenberg. L'art de Jasper Johns lui aussi est secret, si je puis dire. Jasper est secret. Ce qu'il fait l'est aussi. J'aime ce qu'ils font tous les deux et ils aiment ma musique. J'ai perdu l'amitié de Bob Rauschenberg parce que je ne suis pas allé aux concerts de musique de danse qu'il a donnés il y a quelques années. Et puis, je n'ai pas eu l'air de tellement m'intéresser à sa façon d'exploiter les différents média, et il m'en a voulu. N'est-ce pas Bob ? - Fr. E. : Vous aviez dit aussi que votre problème était de faire quelque chose à partir de rien ? - M. F. : Mon problème n'est pas d'être intéressant. Je suis trop intéressant pour être seulement intéressant. Mon problème, c'est de faire quelque chose à partir de rien. Comme le dit Kierkegaard : « A l'origine était le néant ». Il nous faut comprendre que Dieu a créé à partir de rien. Chaque fois que je fais une nouvelle composition, j'ai le sentiment de faire quelque chose à partir de rien. Est-ce que le fait que Dieu a créé à partir de rien n'est pas plus intéressant que ce qu'il a créé ? Mais ce que nous voulons savoir, ce n'est pas que quelqu'un a fait quelque chose à partir de rien, c'est plutôt comment nous allons pouvoir parler de ce qui a été fait. Pascal est plus intéressant que Dieu. Dieu est ennuyeux déjà. Pascal est beaucoup plus intéressant. - Fr. E. : La dernière fois, vous avez parlé de la modestie, cette fois vous avez parlé de la sagesse. Ne sont-elles pas étroitement liées ? Vous parliez de Cage. - M. E : Je ne sais plus exactement ce que j'ai dit de Cage, mais puisque nous y revenons, je dirai que j'ai toujours pensé que Cage était un compositeur modeste parce qu'il n'a jamais été plus loin qu'il ne pouvait aller. Il m'arrive souvent de discuter avec des étudiants de certains aspects de la musique, et puis il se passe une semaine, et logiquement ils en sont déjà au vingt-deuxième siecle. Quant à mes collègues d'Europe, ils ne font que continuer au vingtième siècle la musique du dix-neuvième. C'est une situation très curieuse. Ce qui les intéresse, ce n'est pas ce qui a intéressé l'histoire de l'art visuel pendant les quatre-vingts dernières années. La recherche du compositeur porte toujours sur ce que Nietzsche appelait le mensonge de la grande forme. Et la musique influente d'aujourd'hui, la musique à succès, perpétue ce mensonge de la grande forme. C'est ça la poursuite, la recherche de la musique actuelle. - Fr. E. : Schœnberg a-t-il également perpétué ce mensonge de la grande forme ? - M. F.: Oh ! oui. Oui. Il a utilisé un langage qui a perpétué la possibilité de faire de la musique de la grande forme. Souvenez-vous qu'une des choses qu'il a écrites après avoir mis au point son principe des douze sons, c'est qu'il soutenait la culture germanique. Il en avait tout à fait conscience... Différenciation était le maître mot des années cinquante et soixante, maintenant, on parle d'information. Seule la nature complexe de l'information permet de prolonger et de créer les possibilités de la musique de la grande forme. Vous vous souvenez de cette interview que je vous ai fait entendre : je disais à John Cage que Stockhausen voulait toujours que j'écrive une musique de la grande forme, de grands morceaux pour orchestre, vous vous souvenez ? Et je lui ai dit que j'essayais d'écrire un morceau pour piano à un doigt. Si je n'avais qu'un but dans la vie, ce serait de faire peur à Stockhausen. Montrer à Karlheinz que l'histoire va maintenant dans un autre sens. Et puis un jour, il y aura un autre grand philosophe comme Nietzsche qui parlera de ma musique et du mensonge de la petite forme.
- Fr. E. : Croyez-vous que vous réussirez à lui faire peur ? - M. F. : J'y ai réussi. Je lui ai déjà fait peur, il y a deux ans à Venise. Pourquoi ? Parce que j'ai fait durer quarante minutes la même musique. - Fr. E. : A-t-il existé un temps avant le mensonge de la grande forme ? - M. E : Je crois que la musique, d'une certaine façon, est toujours commerciale. Je crois que la musique importante était commerciale et qu'elle avait quelque chose à voir avec le mensonge de la grande forme. Je ne trouve pas la grande musique très sérieuse, je crois que le sérieux est au niveau de ce qu'elle manipule. A part cela, ce n'est pas sérieux. Je veux dire que pour Bach, faire une quarte augmentée, une quarte diminuée et dire : « Oh ! Dieu ! », ça ne signifie pas que c'est sérieux... Comme ça, par exemple : Bach ne ferait jamais ça... (musique) Vous savez à quoi servirait que vous soyez venue et que vous me parliez ? A quoi cela servirait-il si ce n'est à trouver la vérité ? Je crois que c'est quelque chose comme cela, ou alors j'ai peut-être l'esprit un peu brouillé. Je suis fatigué et j'ai faim. D'une certaine façon, je crois que la musique sérieuse, la musique très sérieuse, qui n'est ni sur Dieu, ni sur le Christ, ni sur les Borgia, ni sur la philosophie, ni sur quoi que ce soit, mais seulement sur ce qu'elle est, je crois que la musique sérieuse a commencé avec John Cage et moi-même. Je trouve que la musique a mis bien longtemps à apparatître. La musique a fait ce qu'on appelle en Amérique un... comment disent-ils ? un « départ sur le tard ». La musique, je veux dire celle de John Cage et la mienne, est très sérieuse. Elle n'a aucun aspect éducatif, aucun aspect édifiant, elle ne cherche pas à plaire. C'est quelque chose d'autre, c'est tout. Notre musique n'a de rapport qu'avec la musique. Un simple regard sur l'histoire de la musique nous permet de constater l'influence d'éléments extra-musicaux sur la plupart des innovations. Je parle de musique pure, de musique abstraite. Elle n'a jamais été telle. Elle s'est toujours mise au service de la propagande. Propagande pour un esprit, en ce sens que la musique était là pour démontrer la culture de son compositeur, ou bien propagande pour un goût particulier. Cage et moi n' avons d'autre but que de présenter une situation musicale en utilisant uniquement le matériau musical. Je crois que nous sommes les premiers à utiliser ce matériau pour ce qu'il est, sans chercher à lui attribuer une autre fonction. - Fr. E. : Pour la première fois la musique est devenue son propre langage. - M. F. : Oui, au lieu d'être un aspect de nombreux autres phénomènes. Musique de danse... (exemple musical)... et musique de dévot... (autre exemple) - Fr. E. : Le problème de la propagande existe également en peinture. On perçoit immédiatement qu'un tableau a été peint à la demande des Borgia ou pour les célébrer. Qu'un autre peint au dix-septième siècle en Hollande et a été subventionné par un riche commerçant. De même, les toiles impressionnistes, qui représentent de préférence la vie quotidienne, illustrent bien les valeurs de la classe dominante du dixneuvième siècle. - M. F.: Aujourd'hui, on essaye de ne pas mener une vie bourgeoise. Pour mes collègues d' avant-garde (Stockhausen), c'est très à la mode d'être antibourgeois. Franchement. Ils sont marxistes. - Fr. E. : Pas Stockhausen.
- M. F.: Je me demande... Je crois que si cela présentait pour lui une quelconque utilité... - Fr. E. : Pas Stockhausen. Il attaque toute personne qui veut donner une intention politique à sa musique. Il se veut complètement apolitique, il dit qu'il n'est pas concerné, ce qui est faux, car il est bien difficile de dire de quelqu'un, ou que quelqu'un dise de lui-même, qu'il est apolitique. En tout cas, il n'accepte jamais qu'on donne le moindre contenu politique à ce qu'il peut faire. - M. F.: Qu'est-ce que je disais... J'ai toujours pensé que... J'ai perdu ma pensée... Essayons de retrouver ma pensée. - Fr. E. : Vous disiez qu'ils étaient marxistes. - M. F. : Beaucoup de compositeurs actuels sont, d'une certaine façon, engagés par le contenu politique de leur musique. Ils sont antibourgeois. En même temps, le seul public qui les préoccupe est le public bourgeois. Vous connaissez cette histoire de Berio, Luciano Berio ? Au moment où il avait écrit ce morceau pour la Scala, j'étais avec lui un soir, nous nous promenions, et ensuite nous sommes montés chez lui, il nous a montré le morceau et puis il m'a dit : « Au fait, ce morceau m'a été commandité par la Scala. J'ai décidé que, pendant le concert, j'aurai une claque, vous savez des gens dans la salle. Les choristes seront répartis dans le public, ils seront assis parmi les auditeurs et ils seront semblables aux bourgeois du public. Ils porteront le même genre de vêtements et, sur les partitions, je ferai écrire : "Attaques contre ce qui se passe sur scène" ». Le soir du concert, tout est donc en place. Les choristes sont dans le public et commencent à chahuter et à commenter ce qui se passe sur la scène, et les bourgeois, les vrais bourgeois qui sont assis à côté d'eux, se mettent à ce momentlà à leur crier : "Taisez-vous !"... » - Fr. E. : Certains artistes sont très préoccupés par l'idée qu'ils ne doivent pas se répéter. Ils commencent avec deux ou trois idées impor tantes et s'ils ne peuvent en produire de nouvelles, ils s'arrêtent. Nous étions en train de parler de ce que John Cage et vous aviez fait dans le passé par rapport à ce problème précis. - M. E : Mon problème, c'est que je ne veux pas changer. Mon problème, c'est que je voudrais me répéter et que je ne le peux pas. Je n'ai aucun désir de changer. Mais ma musique, elle, change sans cesse. Elle vieillit. J'aime les changements naturels, vous savez. Ce serait extraordinaire de composer un morceau qui marche bien et qu'un jour un hautbois meure de vieillesse sur scène... Ce serait bien que les gens perçoivent cette réalité, cette sorte de commentaire sur l'oeuvre elle-même. Il y a un merveilleux poème de Pouchkine dans lequel il se met à engueuler sa muse. Il lui dit : « lb boites ». L'ennui, avec la musique, c'est qu'elle a toujours quelque chose à dire et qu'elle renforce par là la mythologie qui veut que quelque chose d'important se passe tout le temps. J'aime l'art, mais je hais toutes ces poses, toute cette fausse morale et tout ce faux apparat qui l'entoure généralement. Je n'ai jamais eu une attitude anti-art. John Cage non plus. John Cage n'a aucun rapport avec Dada, d'aucune sorte. Stockhausen est Dada. C'est ça : Dada. Stockhausen est comme un petit garçon qui essaye de vous faire peur. John Cage a une autre façon de faire peur. Lui, c'est plutôt le petit garçon qui s'en va dans les bois et qui revient avec une espèce de couleuvre qu'il tend à sa mère et sa mère se met à hurler, vous voyez ? John Cage prend le public pour sa mère, vous comprenez ? Il ne comprend pas pourquoi ils crient,
mais il a une attitude totalement différente. Par contre, Stockhausen, c'est le petit garçon qui se cache derrière les portes et qui soudain apparaît en faisant « bouh ! » ou qui grimpe par la fenêtre comme Till Eulenspiegel. Vous savez ce qui est arrivé à Till Eulenspiegel, n'est-ce pas ? Il a fini par se faire pendre. Je trouve qu'on devrait mettre Stockhausen en maison de correction. Vous savez ce que c'est ? - Fr. E. : Oui, oui, c'est pour les jeunes garçons... - M. F.: Oui. Je crois qu'on devrait y mettre Karlheinz. Pas pour très longtemps. - Fr. E.: Que feriez-vous sans Stockhausen ? - M. F. : Nous en inventerions un autre ! Mais si, s'il n'y avait pas de Stockhausen, nous en inventerions un ! Je crois que c'est notre Lucifer. Je crois que c'est le diable, parce qu'il donne l'argument le plus convaincant : comment pécher en musique. Avec votre civilisation chrétienne... Dieu n'était plus intéressant, alors vous avez inventé le diable. - Fr. E. : Qui est beaucoup plus passionnant... - M. F.: Comme Pascal... Vous avez toujours eu besoin de quelque chose de plus intéressant que Dieu. Dieu vous ennuie. Victor Hugo, vous connaissez Victor Hugo ? C'est un écrivain français... Il a dit que Dieu avait fini par être ennuyé par Napoléon. - Fr. E. : J'ai entendu une belle phrase de Cage à la répétition de Song Books à Paris. Tous les interprètes étaient sur scène et amplifiaient leurs rôles par des actions variées. Cage était ravi, c'était le chaos, il se passait beaucoup de choses partout. Et puis Cage s'est écarté et a dit à un ami : « Je me demande ce que tout cela a à voir avec la - M. F.: C'est intéressant. Vous voyez, c'est exactement ça, c'est ce que je voulais dire au sujet de sa modestie : John Cage s'inquiète de savoir si oui ou non c'est de la musique. Ça l'inquiète. - Fr. E. : Stockhausen sait, lui, que sa musique est de la musique. - M. F.: Stockhausen ne s'inquiète pas. Stockhausen se moque que ce soit ou non de la musique ; il s'en sert pour l'impact que cela produit. Stockhausen a créé une polarité très intéressante. Parce qu'il articule l'aspect « ou bien/ou bien » de nos vies. Et je crois qu'il clarifie les choses pour la plupart des gens. Dans ma jeunesse, par exemple, c'était soit Schœnberg, soit Stravinski, l'un ou l'autre. Et pourtant, il y avait des centaines d'autres compositeurs, à cette époque-là aussi. Je crois que c'est ce qui se produit actuellement. Bien que je ne pense pas que le choix se pose entre Karlheinz et John Cage. C'est soit Karlheinz, soit moi-même. Je crois que c'est ça, la polarité. J'ai l'impression qu'il a avalé l'influence de Cage et qu'il s'en est servi. Autrement dit, si nous avions une loupe qui permette de voir à l'intérieur de l'estomac de Karlheinz, nous verrions Cage s'y promener. Karlheinz ne peut pas m'avaler. Il me semble qu'il a voulu le faire. Je me souviens qu'une fois, c'était un réveillon de Nouvel An à Long Island, il était là pour quelques mois chez quelqu'un qui avait une très grande maison. Il m'avait invité avec Lukas Foss et nos épouses, dans cette maison, pour le réveillon. C'était une soirée délirante. Le propriétaire de la maison avait également invité ses propres amis, des gens aisés plus conventionnels, des alentours de Long Island. Tout le monde était là, et Stockhausen s'est écrié : « Et maintenant, on va entendre de la musique ». Et
toutes les jeunes filles présentes ont pensé qu'elles allaient danser, vous voyez. Mais pendant deux heures, il a joué du Stockhausen. Et tout le monde a commencé à s'en aller. Le propriétaire n'avait pas deux mais environ une heure d'écoute de ma musique en disque et il l' a jouée. A la fin, Karlheinz s'est levé d'un bond, dramatiquement, et il a dit : « Je viens de décider, je viens de décider que... » - « Qu'avez-vous décidé ? » lui ai-je demandé. Il m'a répondu : « J'ai décidé de vous utiliser dans ma musique »1. C'est ça, l'Europe. C'est l'Europe. Vous connaissez l'histoire de Picasso qui va voir Braque chez lui et Mme Braque se met à crier : « Le voile ! », et Braque cache immédiatement tout ce qu'il fait... Et la première rencontre de Picasso et de Matisse ? Ils décident qu'ils vont échanger des toiles et Matisse choisit un Picasso magnifique et Picasso choisit un Matisse très ambivalent et le met au mur, chez lui. Des amis viennent le voir et lui disent : « Qui a fait cela ? », et Picasso répond : « Ça ? Oh ! Matisse... » - Fr. E. : Nous avons à peu près reconstitué la première interview. - M. F.: Oui, à peu près. Avez-vous des questions à me poser sur la musique ?... - Fr. E. : Est-ce que je peux parler de Stockhausen, à la fin ? C'est très beau. - M. E : Quel Stockhausen ? - Fr. E. : Vous m'avez dit, tout à l'heure : il est comme Till Eulenspiegel et vous savez ce qui est arrivé à Till Eulenspiegel...
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans Art in America, LIX/6 New York, septembre-octobre 1973 et repris dans Essays, pp. 97-108. Que se passerait-il si je pouvais rencontrer Pissarro, dans sa propre époque, à l'âge, disons, de 50 ans, quand il jouissait d'un talent et d'une position uniques dans le monde de l'art ? Si je pouvais le regarder lentement vieillir, subir peu à peu l'influence d'hommes plus jeunes ? Cela me permettrait-il de mieux comprendre comment une idée vient à dominer le monde artistique - de mieux saisir l'ironie profonde de l'idée par opposition à la vie ? Le siècle de Pissarro a découvert que la Nature ne constituait pas un idéal fixe, qu'elle était à reconstruire en fonction de la vision personnelle de chaque artiste. Avec cette pensée commence la modernité. Et avec elle, la modernité prend fin. Là où les pré-modernistes avait envisagé la nature en termes d'omniscience (c'est-à-dire que, pour se fondre dans la nature, il fallait peindre comme un dieu), la modernité trouvait sa métaphore d'omniscience dans l'idée de processus. Il semblerait que Pissarro ne comprenait pas, ou ne possédait pas ce don de l'invention, ou plutot, cette « justesse littéraire » qui est si caractéristique de la modernité. Le trait de pinceau brisé auquel il a fini par capituler - le pointillisme de ses cadets - procédait d'un fait littéraire plutôt que d'un fait pictural. Après tout, le pointillisme est une idée sur la peinture. Une idée dérivée de l'expérience sensible, soit, mais une idée malgré tout. Même l'impressionnisme est une idée littéraire, par opposition à une justesse artistique. Le moderniste est toujours magnifiquement littéraire. Cela n'enlève rien à son génie ; néanmoins, celui-ci reste un génie d'ordre pratique. Comment pourrait-il en être autrement, quand il s'agit d'échapper au statu
quo de la Nature ? Pour réussir une telle échappée, il faut préparer un grand plan et, par dessus tout, un plan pratique. Pissarro ne savait pas que les jeunes peuvent se contenter de la simple sensation de se retrouver sur les barricades. Il ne savait pas que les jeunes n'ont pas la responsabilité, seulement l'audace. Comme Cézanne, il croyait à l'illusion d'une vérité qui serait à chercher dans le processus. Et c'est pour cela qu'il a échoué. Il est important que nous comprenions son échec, plus important que de comprendre leurs réussites. Nous avons besoin de son échec, car il recèle un élément humain qui existe à peine dans la modernité. Tout comme les Allemands ont tué la musique, les Français ont tué la peinture, en y introduisant la clarté littéraire qui avait donné un Stendhal - dont vous vous rappeliez que la devise était : « La clarté à tout prix ». Mais, en peinture, il est impossible de décider a priori ce qui sera clair. C'est pour cela qu'un Fragonard, qui visait une justesse artistique, nous semble tellement plus ridicule qu'un Delacroix, car ce dernier s'appuie sur tout l'appareil littéraire. Il suffit de regarder un tableau de Delacroix pour voir que ce sont les idées qui, littéralement, font tenir le tableau ! J'ai toujours pensé que cette dépendance vis à vis de l'élément littéraire émanait tout à fait naturellement de la culture européenne, de la tension constante entre le religieux et l'esthétique. Bien sûr, l'esthétique est traditionnellement sur la défensive à cause du religieux. La peinture, la littérature, aucun art ne pouvait traiter la pensée abstraite, ne pouvait se concevoir de manière abstraite : il fallait toujours présenter des idées avec lesquelles combattre cette autre Idée. Pour comprendre Cézanne, il faut se rendre compte qu'il n'était pas de son époque, ni à vrai dire de la nôtre. Nous avons trop tendance à le comprendre à travers son influence. Dans son essence même, sa pensée est directement opposée à celle du moderniste. Avec Cézanne, c'est toujours sa façon de voir qui détermine sa façon de penser, tandis que, au contraire, le moderniste change de perception en empruntant la voie conceptuelle. En d'autres termes, la façon de penser est devenue la sensation. Cézanne nous pose un problème particulier car il était tellement réceptif au processus qu'il a fini par le confondre avec la vie. Nous ne savons pas si la froideur monumentale que nous ressentons nous vient de l'homme ou de son processus. Comme Manet, Cézanne nous a donné « la peinture en tant que peinture », mais il nous a également donné notre dernière grande révélation sur la nature. C'est ce qui rend son approche « analytique » si extraordinairement émouvante. Pour Cézanne, les moyens étaient devenus un idéal. Dans la modernité nous retrouvons la préoccupation entière de Cézanne avec le processus sans cet idéal. Pourtant, sans idéal, la seule vision de la vie que l'on peut avoir est celle d'un sociologue. Bien sûr, la nature n'est pas la vie. C'est un symbole, une métaphore, tout au plus une morale. Prise comme thème, elle est aussi péniblement littéraire qu'autre chose. Mais l'obsession de percer son mystère a fait naître une ambition et une virtuosité qui ne se retrouvent plus dans la modernité. Il suffit de comparer la virtuosité de Picasso à celle de Botticelli pour constater à quel point cela est vrai.
La modernité se dévoile lentement - ses ironies bégaient. Elle craint le succès tout autant que l'échec. Et elle est tellement orientée vers le public que, finalement, on peut prendre Andy Warhol avec autant de sérieux que Picasso. Picasso lui-même, le moderniste par excellence, l'homme qui représente le point culminant de tout le mouvement, Picasso tient son public informé de tout, s'en sert presque comme un troisième oeil. On ne peut pas imputer Picasso à Cézanne. Par contre, on peut imputer Warhol à Picasso. Il est pénible de constater que les idées les plus avancées de la modernité, ses oeuvres les plus audacieuses, sont si souvent académiques - sur le plan théorique, au moins, sinon dans la pratique. Ceux qui critiquent la modernité ne se rendent pas compte qu'ils peuvent y trouver tout ce qu'ils réclament - tout le didactisme, toute la superlogique dont ils rêvent, tout est là. Dans toute la recherche d'un Proust, ou même d'un Cézanne, dans toutes leurs analyses incisives de la nature et de la nature humaine, c'est l'analyse qui perdure et persiste. Si nous souhaitons trouver autre chose chez ces hommes-là, alors nous devons nous éloigner vers le bord d'une toile de Cézanne, là où sa touche est libre, sans but, nous devons aller jusqu'au bout de Proust, là où la métaphore ne peut plus le protéger. Avec l'arrivée de la modernité, le peintre n'avait plus à accomplir cette transition périlleuse entre un monde et l'autre que nous appelons « passage ». Il suffisait d'établir les « rapports » entre chaque domaine, chaque idée. Pourtant, c'était en réalisant cette transition, en entreprenant ce voyage, que l'artiste apprenait cette rapidité, cette dextérité, cette éloquence de ses membres digne de Nijinski, et cette incroyable acuité du regard, que nous associons à présent seulement à l'art du passé. Ce n'est que très récemment, dans l'expressionnisme abstrait, que nous avons retrouvé cet engagement total, cette coordination totale des sens, cette expérience sensuelle complète. Ici, en réaction à la modernité, cet art affirme qu'on ne peut plus se réfugier dans les idées, que la pensée est une chose et sa réalisation en est une autre, que la vraie humilité, ce n'est pas dans le super-rationalisme qu'elle réside, mais dans la tentative, encore une fois, de peindre comme un dieu. Pour saisir pleinement la signification de la notion de passage, il pourrait être utile de la penser par rapport à la musique. Dans le dernier Schubert, par exemple, la transition d'une idée musicale à une autre n'est pas seulement apparente, mais même trop apparente. Comme un mauvais joueur de poker, Schubert montre toujours son jeu. Mais cette véritable déficience, cet échec est aussi sa vertu. Nous y voyons toute l'ingénuité, tout le génie de l'artiste. En d'autres termes, nous entendons la bravoure dans une sonate de Schubert aussi clairement que nous la voyons dans une manche en dentelle de Vélasquez. Chez Beethoven, par contre, nous ressentons une réserve plus puissante. Chez lui, nous ne savons pas où le passage commence et où il s'achève ; nous ignorons que nous sommes dans un passage. Ses motifs sont souvent si brefs, d'une durée tellement courte, qu'ils disparaissent presque immédiatement dans une idée plus grande. L'expérience globale de la composition tout entière devient le passage. Cézanne amène cette idée encore plus loin dans un concept extraordinaire qui fait que l'oeuvre de toute une vie devient passage. C'est pourquoi ses peintures ne sont pas des objets, comme celles de Manet, qui en achève tout simplement une avant d'entreprendre la suivante. N'est-il pas vrai que Cézanne fait ressembler tout autre individu à une caricature de l'« artiste à l'oeuvre » ? Ne rend-il pas évident que penser pouvoir « commencer » ou « finir » quoi que ce soit n'est que de l'auto-supercherie de leur part ? Bien sûr, Cézanne n'est pas le premier. Ne ressentons-nous pas également chez Piero della Francesca et Rembrandt que la continuité entière de leur oeuvre est le passage ? Ce n'est qu'avec Mondrian que nous découvrons cela à
nouveau. En ce qui me concerne, je ne peux pas dire quel Mondrian réussit et quel autre échoue - ils font tellement partie d'une seule et même chose. Il est plutôt étrange de constater à quel point le monde de Mondrian touche celui des peintres de l'Ecole de New York dans les années cinquante. Pour en revenir aux faits, Mondrian n'a pas seulement embrassé le cubisme lorsqu'il est venu pour la première fois à Paris, mais il l'a embrassé avec tout le zèle du converti ; de fait, il s'y est même cramponné après que tout le monde l'ait abandonné. Tandis que Cézanne a « solidifié » l'impressionnisme, c'est Mondrian qui a donné au cubisme de la fluidité. Il est difficile de réaliser aujourd'hui à quel point le cubisme était important à cette époque. Il avait pris le pouvoir sur le monde de l'art à un degré extraordinaire. De telle sorte qu'il est tout à fait surprenant d'observer la parfaite facilité avec laquelle à la fois Picasso et Braque l'ont quitté. « Nous l'avons abandonné parce que nous aimions la peinture », telle était l'explication de Braque en passant. Très spirituelle - très française - mais il oubliait que tous les autres avaient cessé de peindre parce qu'ils aimaient le cubisme. C'est seulement en Europe que vous trouvez des hommes comme ça - des hommes qui font une révolution totale, guillotinent tout ceux qui ne sont pas d'accord avec elle, puis changent d'avis. L'ironie de Mondrian est que, comme tout messie, il était messianique à propos de choses qui ne peuvent être transmises. En tout état de cause, nous devons remercier le ciel car, du fait que Mondrian a échoué en tant que messie, cela nous a donné Mondrian le peintre. C'était parce que, pour reprendre ses propres termes, il était impliqué dans une « sensualité totale une intuition totale », que Mondrian a finalement ressenti sa voie hors du cubisme. Bien que, à la fin de sa vie, il soit revenu à ces premiers principes qui avaient exercé une si grande emprise sur lui au cours des années passées à Paris, il y a un aspect presque « indéterminé » chez Mondrian. Non pas en ce qui concerne le placement de son carré, mais dans la manière de peindre vers lui. Mondrian ne commençait pas avec le carré. Il y arrivait lentement, parvenait à lui non pas en tant qu'idée achevée (cela apparût seulement vers la fin de sa vie), antagoniste aussi bien que protagoniste. En réalité, Mondrian combat le carré, lui oppose de la résistance. Il efface, peint sur lui, par dessus lui, le dépasse, l'ignore, le détruit. C'est seulement vers la fin de sa vie que le carré commença à faire ce que son pinceau faisait précédemment. Il réalise alors (comme Pollock, à sa manière) qu'un rythme totalement pur ne peut pas être articulé par un coup de pinceau sensuel. Le saut final de Mondrian était hors de l'idiome, hors de l'énigme classique de la peinture. Tandis qu'auparavant, il semblait qu'il ne pouvait jamais se rapprocher assez de la toile, dans ses dernières oeuvres, tout se passe comme s'il se dégageait de la vie qui l'environnait. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait un jour déclaré à Max Ernst : « ce n'est pas vous qui êtes surréaliste, mais moi ». Bien sûr, c'est l'oeuvre polémique qui devient le porte-parole de chaque époque - comme John Cage aujourd'hui, dont beaucoup de gens estiment qu'il parle pour moi. Mais ce qui était vraiment intéressant chez les expressionnistes abstraits, c'est que l'environnement qu'ils ont créé était singulièrement non-polémique. Il faut comprendre ce point ; il est crucial de saisir que l'expressionnisme abstrait ne combattait pas la position historique traditionnelle, ne combattait pas l'autorité, ni la religion. C'est ce qui lui donne cette tonalité uniquement américaine ; il n'a pas hérité de la continuité polémique de l'art européen. Si Mondrian était un fanatique dans la tradition européenne, Guston est simplement quelqu'un de boulimique - c'est tout à fait autre chose. Mondrian voulait sauver le monde. Regardez seulement un Rothko et vous comprendrez qu'il voulait se sauver lui-même.
Nous pensons à Rothko, Mondrian comme à des artistes qui ont simplifié le problème de la peinture ; nous ne réalisons pas qu'ils lui ont apporté une complexité supplémentaire. Comment peut-on juger simple quelque chose qui n'a jamais existé auparavant ? Comment une question qui ne s'est pas révélée elle-même pourrait-elle être significative, à un moment où la question est de savoir comment nous en sommes arrivés à comprendre l'art ? Qu'est-ce qui relie Rothko, Mondrian et Guston ? Une inflexible ténacité qui suggère plutôt la nature que l'inventivité de l'homme. Ce qui empêche leurs oeuvres de devenir des objets refermés sur euxmêmes est que chaque peinture gravite vers l'autre, dans la mémoire ou l'anticipation. Comme dans la nature, l'expérience réside en pro fondeur, et non à l'intérieur d'une surface qui doit être vue sur un mur. Nous reviendrons à cette idée un peu plus tard. Dans mon propre domaine, la musique, les moments forts sont apparus quand un compromis a été effectué entre l'horizontal et le vertical, comme chez Bach puis Webern. Peut-être est-ce également vrai chez Piero della Francesca et Cézanne. Mondrian, plus proche de cette perfection simultanée, semble vouloir l'effacer en perturbant constamment le degré de visibilité de l'image. Néanmoins la visibilité de l'image était son unique préoccupation. Tellement qu'il cachait le coup de pinceau. Mais cela ne faisait que révéler encore davantage la touche, la pression, la tonalité unique de son exécution. C'est pour cette raison que ses peintures semblent être exécutées de loin, mais devoir être regardées de si près que l'on en arrive à ne pas voir le bord de la toile. Rothko produit une sensation totalement opposée. Il n'y a virtuellement aucune distance entre son pinceau et la toile. On l'examine à partir d'une grande distance qui fait que son centre disparait. Ni proche ni distante, comme une constellation fugitive projetée sur la toile puis dissipée, l'oeuvre de Guston suggère une ancienne métaphore hébraïque : Dieu existe, mais nous est toujours refusé. Quel type d' intelligence y a-t-il derrière une telle oeuvre, qui puisse permettre de faire le saut dans l'orchestration réussie d'une oeuvre d'art, sans avoir besoin d'un principe d'organisation ? En musique, ce saut est entre le ton et le son. Le ton étant ce que nous racontons - le son ce qui procède non de la logique, mais de l'affinité. Nous apprenons à penser la musique comme une langue abstraite - ne réalisant pas à quel point elle est fonctionnelle, reliée à quelque autre état d' esprit, qu'il soit de nature littéraire ou qu'il s'agisse d'une métaphore littéraire de la technique. Pouvons nous affirmer que la grande musique chorale de la Renaissance est abstraite ? C'est tout à fait le contraire. Josquin, qui possédait le génie d'apporter une coloration musicale magnifique autour d'un mot dévotionnel, utilise la musique pour communiquer une idée religieuse. Boulez l'utilise pour impressionner et éblouir l'intellect en représentant ce qui paraît être le sommet de la logique humaine. On estime admis le fait que la Grande Fugue de Beethoven soit constituée de composants abstraits produisant un ensemble musical magnifiquement abstrait. Ce n'est que récem ment que j'ai réellement commencé à l'entendre pour ce qu'elle est : un hymne littéraire tumultueux - une marche vers Dieu. La musique ne peut pas être si abstraite, lorsqu'elle sert des fonctions tellement différentes et tellement définies.
L'abstrait, par contre, n'est pas concerné par les idées. C'est un processus intérieur qui apparait continuellement et devient familier comme un autre mode de conscience. La chose la plus difficile dans une expérience artistique est de garder intacte cette conscience de l'abstrait. Dans l'intérêt de la clarté, peut-être faudrait-il mieux séparer le mot « abstrait » de ce qu'il implique d'habitude. L'abstrait, au sens où j'utilise à présent le mot, est apparu dans l'art tout au long de l'histoire de l'art - une émotion que les philosophes ont échoué à catégoriser. Pour rendre parfaitement clair le fait que c'est cette émotion hors catégorie que je souhaite décrire, nous devrions de préférence l'appeler l'Expérience Abstraite. Nous aimerions nous laisser guider par elle. Mais nous devons constamment la séparer de l'imagination, ou plutôt, de cet aspect de l'imagination qui se trouve dans le monde des chimères. Dans mon propre travail, je sens un tiraillement constant d'idées. D'un côté, il y a l'émotion abstraite qui ne donne pas de résultat. D'un autre côté, lorsque vous faites quelque chose, vous voulez que cela se passe de manière concrète, tangible. Il y a une véritable peur de l'abstrait, parce que l'on ne connaît pas sa fonction. L'imagination représente tant de choses ; elle peut aller dans tant de directions. Paul Klee témoigne des infinies possibilités de l'imagination. L'abstrait, ou plutôt l'Expérience Abstraite, est seulement une unique chose - une unité qui vous laisse en perpétuel état de spéculation. L'imagination construit sa vision spéculative à partir de faits connus. Des faits qui ont leur fondement dans un monde très réel, très littéraire. Même lorsqu'elle est irrationnelle, elle peut être mesurée dans les catégories du rationnel - comme le surréalisme. L'imagination fournit des réponses sans métaphore. L'Expérience Abstraite est une métaphore sans réponse. Tandis que le type littéraire d'art, ce type dont nous sommes proches, est impliqué dans la polémique que nous associons à la religion, l'Expérience Abstraite est pour sa part réellement beaucoup plus proche du religieux. Elle a affaire au même mystère - réalité -, quel que soit le nom que vous choisissiez de lui donner. Il y a quelques années, Guston et moi avions projeté de dîner ensemble. Je devais le rencontrer à son studio. Quand je suis arrivé, il était en train de peindre et peu disposé à s'arrêter. « Je vais faire un somme, lui ai-je dis. Réveille-moi quand tu seras prêt. » J'ai ouvert les yeux environ une heure plus tard. Il peignait encore, se tenant presque au sommet de la toile, perdu en elle, trop près pour la voir réellement, sa seule réalité étant le sentiment inné du matériau qu'il utilisait. Alors que je me réveillais, il fit un trait sur la toile puis, confus, se retourna vers moi, riant quasiment d'être confus, et dit avec une certaine impuissance : « Où est-ce ? » Un aveugle qui travaille avec la connaissance des limites à l'intérieur desquelles il se déplace pourrait, en raison de quelque léger choc inattendu, perdre momentanément ce sens capital de l'espace autour de lui. Le simple fait que je me sois réveillé à ce moment précis avait eu absolument le même effet sur Guston. C'était comme s'il s'était réveillé lui-même, réveillé à un sens soudain du danger de ce qu'il était en train de faire. Pourtant, la peinture elle-même n'est pas une représentation de ce danger, de cette ambition. Cette collision avec l'Instant dont j'étais le témoin est le premier pas vers l'Expérience Abstraite. Et l'Expérience Abstraite ne peut pas être représentée. Elle n'est pas, alors, visible dans la peinture, même si elle s'y trouve ressentie. De la même manière que Kierkegaard déclarait que le religieux « détrônait » l'esthétique, on peut dire que l'Expérience Abstraite dans la peinture de Guston détrône le chef d'oeuvre visible à nos yeux. Je suppose que cela aurait été juste si Frank et moi nous étions rencontrés dans le train en direction de New York, comme dans un roman russe. En fait, je ne suis pas certain du
moment où commencent mes souvenirs personnels à propos de lui. Disons simplement qu'il était là et nous attendait tous. Ce dont je me souviens le mieux, c'est ce qu'il disait de moi-même ou de quelqu'un d'autre. Il ne parlait jamais de son oeuvre personnelle ; en tout cas, pas à moi. S'il m'arrivait de le complimenter sur quelque chose qu'il avait fait, il répondait, avec un large sourire : « Eh bien - Merci ». C'était tout. « Bon, tu n'as pas à me féliciter de quoi que ce soit. Naturellement, ce que je fais est de premier ordre, mais c'est de toi qu'il faut s'occuper. » Il admirait ma musique parce que sa méthodologie était cachée. Pourtant, il admirait également une autre musique, dont la méthode était exposée sans vergogne. Bien qu'il comprît et appréciât ma position particulière en ce qui concerne la virtuosité, il ne la partageait pas. Frank aimait la virtuosité, aimait ses feux d'artifice. De fait, il était capable d'aimer et d'accepter plus de types d'oeuvres difficiles que l'on peut imaginer. Il est intéressant de constater que, dans un cercle qui exige par dessus tout de la partialité, il était si totalement accepté. Je suppose que nous reconnaissions que sa sagesse provenait de son propre « système » - la dialectique du coeur. Tel était son secret. C'est ce qui lui permettait, sans être jamais simplement éclectique, d'écrire si bien à la fois sur Pollock et Pasternak, de dédier un jour un poème à Larry Rivers, et le jour suivant à Philip Guston. Personne à ma connaissance n'éprouvait l'amour de Frank pour un génie aussi négligeable que Rachmaninov. Nous savons tous que ce n'était pas Rachmaninov qui était notre ennemi, mais l'artiste de second ordre qui dicte ce que l'art devrait être. Son intense implication dans des niveaux d'oeuvre si différents, des types d'artistes si différents créait naturellement de grandes demandes eu égard à sa loyauté personnelle. Mais c'était une partie du génie de O'Hara que d'être inconscient de ces demandes, de traiter le phénomène tout entier comme s'il s'agissait de quelque plateau de cinéma énorme, frénétique, prestigieux. Pour nous, il paraissait danser de toile en toile, de party en party, de poème en poème - un Fred Astaire avec tout l'art scénique de sa Ginger Rogers. Pourtant, je sais que si Frank pouvait me transmettre un message depuis sa tombe, tandis que j'écris ce souvenir, il dirait : « Ne leur raconte pas quel type d'homme j'étais, Morty. Je l'ai fait. Oublie tout le reste ». Le sentiment de malaise que nous ressentons quand nous regardons une peinture de Guston vient de ce que ne soupçonnons pas que nous devons à présent faire un saut dans cette émotion Abstraite ; nous cherchons la peinture dans ce que nous pensons être sa réalité - sur la toile. Pourtant la pensée pénétrante, l'insupportable pression créative inhérente à l'Expérience Abstraite se révèle constamment comme une émotion unifiée. Plus elle agit ainsi, plus elle devient distante de l'imagerie qu'elle transmet. En ce sens, ce n'est pas une peinture que nous regardons, mais deux. C'est ce que je voulais dire précédemment quand j'ai décrit la peinture de Guston comme ni proche ni distante - non confinée à un espace de la peinture mais existant plutôt quelque part dans l'espace entre la toile et nous-mêmes. Permettez-moi de clarifier ma pensée. Dans les dernières peintures de Cézanne, la perspec tive apparaît presque oblitérée. La surface est poussée si près de nous qu'elle en devient presque difficile à voir. Néanmoins elle garde intacte la réalité d'une peinture exécutée sur une toile. Cézanne a inventé une manière de peindre quelque chose là où Guston a inventé quelque chose à peindre. A cause de ceci, le jeu du clair et du sombre ne prend plus place sur la toile « pour soi ». Cela devient visible seulement lorsque vous percevez que ce n'est pas sur la toile.
Que dire de Rothko ? Mondrian et Guston nous offrent au moins un dilemme. Celui-ci nous attire, nous donne quelque chose à quoi nous raccrocher, faute d'autre chose. Mais nous ne pouvons pas escalader ces grandes surfaces lisses de Rothko. L'année dernière à Los Angeles, une certaine dame m'a parlé d'une conférence que Frank O'Hara avait donnée un jour sur l'Ecole de New York. Quand il passa la diapositive d'une peinture de Rothko, il poussa un long soupir et déclara : « C'est si beau - prochaine diapositive, s'il vous plait ». La dame était indignée. « O'Hara a fait toute cette route jusqu'à Los Angeles et c'est tout ce qu'il avait à dire », se plaignit-elle. Je lui ai demandé si elle aimait la peinture de Rothko. Elle ne l'aimait pas, ce qui expliquait tout. Rothko est plus près de la vie et il ne semble pourtant pas y avoir de dilemme de la vie chez lui. Et comment devons-nous comprendre la vie si ce n'est en fonction de son dilemme ? Comme nous le savons tous, si la vie ne nous offre pas de dilemme ? Comme nous le savons tous, si la vie de nous offre pas de dilemmes, nous les inventons. Tandis qu'avec Mondrian et Guston, nous devons sauter dans l'abstraction afin d'éprouver la peinture (et nous pouvons prendre la décision de faire ce saut), avec Rothko, il nous faut trouver une voie de sortie. Guston a dit un jour que, à un certain degré d'implication dans le travail, le temps que cela prend d'amener le pinceau jusqu'à la palette, de prendre de la peinture, de le ramener sur la toile, était trop long pour lui. Des années en arrière, il y avait des procédures, des questions à propos de ce que vous alliez introduire et ce que vous alliez laisser de côté. Aujourd'hui, il n'y a pas de voie rituelle pour « y parvenir ». Cela doit arriver. C'est l'immédiateté qui compte. Que cette immédiateté prenne dix minutes ou dix ans n'a pas d'importance. Le saut dans ]'Abstrait ressemble plutôt au fait d'aller à un autre lieu où le temps change. Une fois que vous faites ce saut, il n'y a plus guère de définitions. Il devient de plus en plus clair qu'il n'existe aucun ensemble préexistant de conditions pour entreprendre une oeuvre d'art. On peut commencer avec pratiquement n'importe quoi. C'est juste une question d'élan, d'énergie, de vouloir « faire quelque chose ». Combien de travail vous y avez mis, combien de temps vous êtes resté, pour ainsi dire, assis sur un oeuf avant qu'il éclose, tout cela n'est même plus tellement important. En un sens, le travail est juste un autre aspect de la polémique de l'art avec le religieux. Le travail est utilisé pour justifier l'art lui donner une sorte de légitimité. Le point principal n'est pas où vous commencez, ni même ce que vous y mettez. Le point principal, réellement, est quand c'est terminé. Guston nous dit qu'il ne finit pas une peinture, mais qu'il « l'abandonne ». A quel point l'abandonne-t-il ? Est-ce peut-être au moment où elle pourrait devenir une « peinture » ? Après tout, ce n'est pas une « peinture » que l'artiste voulait vraiment. Une étrange propagande semble faire croire que, parce que quelqu'un compose ou peint, ce qu'il veut nécessairement est de la musique ou un tableau. L'achèvement ne réside pas dans le fait de nouer des choses entre elles, de « livrer ses sentiments », ni de « raconter la vérité ». L'achèvement est simplement la mort éternelle de l'artiste. Tout chef d'oeuvre n'estil pas une scène de mort ? N'est-ce pas la raison pour laquelle nous voulons nous en souvenir, parce que l'artiste se retourne sur quelque chose quand il est trop tard, quand tout est fini, quand nous voyons cela en définitive comme quelque chose que nous avons perdue ? Mondrian, Rothko, Guston - ils semblent tous aller vers l'art par un autre chemin, un chemin abandonné et oublié par la modernité, et qui est pourtant, à mes yeux, le sentier qui a réellement maintenu l'art en vie.
Si je puis retracer ce chemin (il faut faire de grands sauts historiques pour cela) ; si, disons, je commence ave Piero, continue avec Rembrandt, jusqu'à Mondrian, puis Rothko et Guston une certaine sensation commence à émerger : la sensation que nous ne regardons pas la peinture, mais que la peinture nous regarde. La raison de cela est que ce type de peinture n'est pas conçu comme une réalité spatiale. Après tout, qu'est ce que le rectangle du cubiste ? Est-ce, en réalité, quoi que ce soit de plus que, tout simplement, la forme de la toile elle-même - la forme dans laquelle le peintre est, en un sens, emprisonné ? On peut dire que toute personne qui peint aujourd'hui est un cubiste, exactement comme toute personne qui écrit de la musique aujourd'hui est un sérialiste. Le moderniste a fait, de la manière la plus brillante, des limitations de ses moyens, son sujet. Peut-être est-ce pourquoi il parle tant des limitations - en parle véritablement comme si elles étaient la vertu suprême. Tout ce qui ignore ces limitations nous donne le sentiment d'une énigme. Dans Ni/ni, Kierkegaard décrit l'homme qui n'a pas « atteint la réalité » comme quelqu'un qui est capable de n'importe quel point de vue, même le plus profond -, mais aucun point de vue ne peut le retenir, car il est à la merci d'humeurs inégales, constamment changeantes. Se pourrait-il qu'il ait pensé à Picasso ? Décrivant, par constraste, l'homme qui « existe » vraiment, Kierkegaard déclare : « Il n'est pas instable [moody], il est "dans une humeur" ["in a mood"] - et pourtant il a de l'humeur [he lias mood]. On peut dire, en un sens, que sa vie entière a une humeur ». Pourrait-il avoir pensé à Mondrian - ou Rothko - ou Guston ?
* Traduction Ulrike Kasper, J-Y Bosseur. Cette discussion, qui date de 1972, faisait partie de l'enregistrement sur cassette Music before Revolution, de l'Ensemble Musica Negativa (EMIElectrola). Elle est reproduite dans le n°48/49 de Musik Konzepte. Morton Feldman, Earle Brown, Heinz-Klaus Metzger - Heinz-Klaus Metzger : Mr. Feldman, votre musique, votre oeuvre est très silencieuse, à la limite de l'audible ; je voudrais dire qu'entre votre musique et le monde dans lequel on vit, il y a une contradiction ; l'environnement est beaucoup plus bruyant ; votre musique est négative, dans la mesure où elle est une négation du monde existant ; votre technique pour nier le monde, c'est le piano. - M. Feldman : Si je puis me permettre d'être un peu prétentieux, ce que je voudrais dire, c'est que toutes les choses importantes sont des négations du monde, ou se mettent en opposition ou en contradiction avec lui ; je pense que ma musique est importante pour le monde ; mais je crois aussi que différents états d'esprit permettent aujourd'hui à ma musique d'exister tandis que, il y a vingt ans, les gens semblaient avoir encore une attitude hostile envers elle. Ma musique est silencieuse, mais le public est lui-même devenu plus silencieux au cours des vingt dernières années. - H-K M.: Mais l'environnement technique constitue un autre facteur que les hommes ; le monde est technique ; n'ai-je pas raison lorsque je dis que votre musique exige que le monde change, pour qu'il soit acoustiquement possible d'entendre une de vos oeuvres ?
- M. F. J'aimerais bien dire oui, mais je ne peux pas, car je n'écris pas ma musique par rapport à l'attitude du public. - H-K M. : Mais, indépendamment de vos intentions subjectives - objectivement - votre musique exige que le monde se transforme. J'aimerais en venir à la notion de révolution ; dans ce cas particulier, nous avons même des critères acoustiques. - M. F.: Je pense que le monde pourrait écouter avec davantage de tolérance, si l'on avait certaines idées en rapport avec la musique qui lui permettent vraiment d'écouter ; je pense que l'impatience du public ou de l'auditeur vient de ce que la musique semble s'écouler, être fluide, qu'elle ne paraît pas avoir de direction particulière, précise. Il n'y a pas de dialectique, d'explication dialectique. On n'a pas à apprendre comment écouter cette musique ; ma musique ne regarde pas en direction du public. - Earle Brown : Cela me fait penser à Gertrude Stein ; quelqu'un avait déclaré à propos de son oeuvre que celle-ci laisse le lecteur seul avec l'écriture. - M. E : J'ai de grands problèmes je ressens même une certaine incertitude par rapport à ce qui se passe quand ma musique quitte ma table de travail ; je ne connais pas sa place dans le monde ; je croyais toujours que sa validité résidait dans le fait que je l'écrivais. C'est seulement quand elle a commencé à gagner une certaine reconnaissance que je me suis rendu compte que l'on avait plus de responsabilités que d'écrire de la musique ; il y a aussi une autre responsabilité, et je ne sais pas laquelle, mais on attend quelque chose de ma part. - H-K M.: Je ne sais pas... - M. F.: Je ne sais pas ce que l'on attend de moi. - H-K M..:...Si le compositeur a une responsabilité d'un point de vue social. Le champ de l'art, ce n'est pas la responsabilité, mais la fil volité ; et frivolité signifie liberté, parce que l'art, ce n'est pas la réalité ; l'esthétique est plus libre. On peut faire une révolution artistique. Faire une révolution dans le monde réel, c'est un autre problème et une autre responsabilité. L'art, c'est quelque chose qui signifie, au lieu d'être, tout simplement. Le monde n'a pas de sens. Il est inutile de vouloir analyser ou discuter du sens du monde, mais le sens de l'art... - M. F.: C'est bien pourquoi on en discute tant. - H-K M.:...C'est un thème de discussion possible. - E. B.: Je crois que c'est également possible de discuter du sens du monde. Il n'est pas possible d'attendre une réponse, mais une discussion à cet égard est en soi la seule possibilité de le transformer. - H-K M. : Les oeuvres d'art sont faites pour être comprises ; le monde n'est pas fait pour être compris. - E. B. : Mes oeuvres ne sont pas faites pour être comprises. Je ne crois pas en la compréhension dans un sens absolu.
- M. F.: Connaissez-vous l'adage de Lord Byron : « Qui veut expliquer l'explication ? ». C'est très juste. - H-K. M. : Comme nous avons pu en faire l'expérience à travers Folio, vos oeuvres sont une sorte de sociologie, je dirais... Ce sont des modèles sociaux. - E. B. :Oui, il y a ici une véritable situation sociale entre moi, comme compositeur, la partition en tant que produit détaché de moi et les musiciens, qui sont tout à fait sans préjugés ; nous sommes donc dans une relation peu claire par rapport à la société ; il s'agit d'une autre société que celle d'un chef d'orchestre qui dirige une symphonie de Mozart. Cela créera une situation sociale correspondant à la manière dont j'aimerais créer de la musique. Ou plutôt, comme j'aimerais que la musique naisse de moi. - H-K. M. : Pourtant, voyez-vous, certaines notations de Folio doivent être lues ou comprises et, en même temps que la lecture de la partition, vous demandez aux musiciens de faire preuve de spontanéité... Je dirais : il n'existe pas de musique qui ne soit pas de nature politique. - E. B. : Il n'existe pas de musique qui ne puisse pas être utilisée à des fins politiques, tandis que les motifs de sa création peuvent être complètement apolitiques. - H-K. M. : Naturellement. Mais je parle du fait objectif d'une oeuvre d'art, laquelle est un fait politique, que le compositeur le veuille ou non. - M. F. : Je crois que les oeuvres d'art ne deviennent politiques qu'en relation avec l'ordre social dans lequel elles fonctionnent. Par exemple, à ce propos, je n'ai jamais pensé que mon oeuvre pourrait être politique en Amérique, car j'avais au moins l'illusion qu'elle aurait affaire à une société libre, pas une société close. J'en étais très convaincu. - H-K. M. : C'est une terrible illusion. - M. F.: C'était une illusion, mais où en serions-nous sans nos illusions. Je n'ai par exemple'jamais pensé changer la société ; mais j'ai cru que mon oeuvre reflétait une sorte d'atmosphère intellectuelle d'une partie de ma vie - mes vingt premières années de travail -, au cours de laquelle mon évolution s'était opérée, liée à une très grande créativité. J'ai vécu dans un monde de peintres et d'écrivains qui étaient complètement libres ; mais c'était pour une autre raison qu'ils étaient libres, une raison qui n'avait rien à voir avec la politique. Ils étaient libres, j'étais libre, dans un sens véritablement insouciant. Et vraisemblablement, cette insouciance est la meilleure manière d'être libre, aussi bien pour la société que pour les compositeurs. Personne ne s'est pris la tête - peut-être mon père, parce qu'il ne voulait pas que je devienne compositeur - ; mais à part lui, vraiment personne. J'ai eu des exécutions de mes oeuvres, les gens ne s'en souciaient pas. Ils ne prenaient même pas la peine de bouder ou de siffler, ils étaient complètement indifférents. Et j'ai toujours senti que c'est le meilleur environnement pour un artiste : l'indifférence ne me fait rien du tout. - H-K. M.: Bien sûr. Mais vous voyez bien que tout ce qui arrive se fait dans une relation historique précise. Aujourd'hui règne une dictature de la musique bruyante. Je veux parler de la pop, de la Beat music et ce genre de phénomène qui fascine la jeunesse ; c'est une dictature. - M. F.: Vous parlez de Stockhausen ?
- H-K. M. : également de lui, car il est aujourd'hui un compositeur pop, il n'appartient plus à la musique expérimentale ; il y a une vingtaine d'année, il était un compositeur vraiment important. - E. B. : Pourquoi considérez-vous la prédilection d'une tendance du goût pour un certain « sound » comme une dictature de ce « sound » ? - H-K. M.: C'est une dictature de l'intensité. - E. B. : Mais il n'est pas nécessairement... - H-K. M. : Dans la musique Pop et Beat, on a toujours la pulsation rythmique mécanique... C'est comme une machine. C'est vraiment de la musique de machine. - E. B. : Mais c'est la jeunesse qui a elle-même souhaité et choisi cela. - M. F. : C'est plus que cela, Earle, je trouve qu'il y a, par exemple chez les Rolling Stones, un élément fasciste. - H-K. M. : Oui, exactement. - E. B. : Un élément agressif. - H-K. M.: D'un point de vue historique, agressif et régressif. C'est un retour à un état primitif de la musique, qui n'avait jamais réellement existé de cette manière. - E. B. : Mais toute la musique ne retourne pas à cet état. Et aussi, personne ne nous force... - H-K. M.: Non, mais la nouvelle génération est déjà dominée par cela. - E. B.: Elle est quelque peu à la traîne. Elle en est déjà fatiguée. Une toute nouvelle scène se constitue. Ce n'est plus ce bruit forcé. - M. E: Je ne peux pas être d'accord avec toi, je crois que Metzger... - E. B. : Tu crois que c'est fasciste, le choix que font ces gens de diffuser leur musique très fort. Mais est-ce plus fasciste que ton choix d'une musique jouée très faiblement ? Tu fais de la musique très douce, il font la leur très fort. Vive la différence ! - H-K. M.: Vous voulez dire que chacun a le droit de ses préférences et de ses rejets. - E. B. : Alors, vous voulez créer une organisation qui interdise l'exécution de ce genre de morceaux ? - H-K. M. : Non, je suis contre les interdictions, mais le discernement des gens devrait être développé de telle manière que leurs goûts changent.
- E. B. : Mais n'y a-t-il pas dans le monde assez de musique, que vous considériez comme raisonnable de changer le discernement des gens ? En d'autres termes : je suis toujours d'accord avec Varèse qui ne voulait jamais prendre part à des discussions polémiques... - M. F.: Pas publiquement ! - E. B.: Il disait : si tu as une autre opinion, écris-là, et cette musique aura son effet, et les choses changeront. Ne reste pas debout à te plaindre : on m'a injurié, au secours ! Le mieux que tu puisses faire, c'est de ne jamais te laisser entraîner dans des propos polémiques, mais, de préférence, écrire une meilleure pièce de musique, si tu as une meilleure idée. Parce que c'est l'exemple des meilleures oeuvres qui changent les hommes, et non le fait de vouloir les forcer à changer. - M. F.: Crois-tu que les bonnes choses puissent changer les hommes, ou les mauvaises choses ? - E. B. : Les deux changent les hommes. - M. E : Cite-moi un bon exemple ! - E. B. : Ta musique. - M. F.: Elle n'a changé personne. Lukas Foss m'a même dissuadé d'aller en Allemagne - je vais pour un an à Berlin - ; il m'a dit : « N'y va pas ! » Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a répondu : « Tu ne laisseras derrière toi aucune empreinte dans la culture ». - E. B. : Oui, parce que Lukas prend seulement en ligne de compte une influence par trop alourdissante. - M. F.: Est-ce que j'aimerais changer les individus ? C'est une question intéressante. Revenons-y - ; elle n'est pas mauvaise. Je veux dire, si nous sommes satisfaits de quelque chose, nous ne voulons pas la changer. Et je crois que nous avons vraiment changé quelque chose ; et je crois que tu as changé quelque chose. Pourquoi n'as-tu pas pénétré jusqu'à la civilisation totale, au contrôle absolu ? - E. B. : J'ai essayé, mais cela ne m'a pas satisfait. - M. F.: Mais c'était la direction principale. - E. B. : Qui dit que je voulais suivre la direction principale ? Le fait est que j'avais une autre idée : je n'étais pas satisfait de la musique sérielle. - M.F. : Ton idée était dans l'air... une sorte de possibilité statistique parmi toutes les choses qui pouvaient se produire... - E. B. : Mais la statistique et le sérialisme sont des pôles absolument opposés. Ma musique contient peut-être un facteur statistique, mais j'ai écrit de la musique sérielle et appliqué en même temps une sorte de contrôle statistique déduit des techniques de Schillinger que j'avais étudiées ; c'était avant les Folio Pieces. J'ai écrit Folio et ces pièces sérielles, parce que j'étais en quête d'une nouvelle voie...
- H-K. M. : Si l'on peut parler d'un contrôle dans November 52 et Décember 52, il s'avère que toute lecture bornée ou limitée de la partition est interdite. - E. B. : Une lecture limitée...? - H-K. M. : Oui, il est interdit de les lire d'une manière limitée, de ne pas les comprendre. - E. B. : Je ne peux pourtant pas contrôler qui achète ma partition et la joue sans la comprendre. Je ne peux pas interdire cela. - H-K. M. : Si elle est jouée sans compréhension, ce n'est plus la pièce. Voilà le contrôle. - E. B. : Non, c'est bien ma pièce, mais mal jouée... Si vous partez du point de vue de mes partitions graphiques et si vous les réalisez mal, c'est toujours ma pièce, mais mal jouée. - H-K. M. : Non, ce n'est plus votre pièce. - E. B. : Bon, d'une certaine manière, vous avez raison. Les pièces graphiques November 52 et Décember 52 - et je l'ai toujours répété dans les notes de programme - : le résultat au moment de l'exécution n'est pas ma musique ; mais cela n'implique pas que je me prive de toute responsabilité ; c'est quelque chose de nouveau dans l'art en général ; ce que je visais dans ces pièces, à travers le graphisme et les explications verbales, c'était de créer une situation hypothétique, et celle-ci peut être utilisée à bon ou mauvais escient pour l'oeuvre. Tout comme de se servir en bien ou en mal des possibilités qu'offre une ville, ce qui peut aller jusqu'à sa destruction, sans que les maisons soient toutes mauvaises pour autant. - H-K. M. : Ces pièces ne sont pas ce qu'elles sont. Elles peuvent devenir quelque chose que l'on ne peut pas prédire. - E. B.: C'est précisément cela qui m'intéresse. - H-K. M. : Et dans cent ans, on ne peut pas se représenter ce que votre musique deviendra. - E. B. : Je reste à l'écart et peut observer le résultat, car le résultat de ces pièces n'est plus mon oeuvre. Elles ne peuvent jamais être ma propriété. J'ai seulement créé l'hypothèse, instauré les conditions nécessaires à ce que les musiciens se rassemblent et fassent de la musique. Voyez-vous, je ne suis pas anti-ego, ou une sorte d'ego qui se glorifie de ne pas être égoïste. En ce moment, il y a une vraie sophis tication à propos de l'ego en action. Les autres pièces que j'ai écrites... 80 ou 90% de l'information donnée de ces pièces... je dis, sans hésiter, que ce sont mes pièces, aussi bien que ce qui en résulte. Mais ces pièces m'intéressent parce que ce sont peut-être les premiers morceaux de musique qui manifestent une non-possession du compositeur vis-àvis de son oeuvre. Et ce, même si le titre est : December 52, Earle Brown. Quand j'ai dirigé les pièces, j'ai toujours insisté pour que, dans le programme, il soit dit : la base est une partition, une partition graphique de Earle Brown. Ce que vous entendrez est le résultat de l'action commune de tous les participants. Si cela vous a plu, ce sont eux qu'il faut féliciter ; dans le cas contraire, vous devez m'en attribuer la responsabilité, parce que mon idée était stupide. Il se trouve seulement que cette idée stupide est apparue, depuis un certain temps, tout à fait utile.
- M. F. : Vous voyez, c'est un grand problème, lorsque l'on parle des choses pratiques, que l'on parle de ce qu'est la musique aujourd'hui. Earle Brown me disait à Londres, après son retour de Zagreb, que l'on discutait là-bas partout de ce que et comment serait la musique du futur. Et un jeune journaliste de Copenhague m'a interviewé à Londres. Sa première question était : « Que sera la musique de l'avenir ? » Moi, je veux parler des choses abstraites, car c'est à cela que l'auditeur va être confronté. Le problème avec les choses immédiates est que chacun se sent dans ce cas comme une sorte d'expert, tandis qu'avec les choses abstraites, règne davantage de silence dans les questions et de même dans les réponses. On veut mélanger l'abstrait et le concret. Je pense, a priori, que ce qui est tout à fait concret est dans ma vie musicale et bien dans ce qui était, pour chacun, dans notre premier apprentissage, l'enseignement initial, et comment cet enseignement nous a formé. En d'autres termes : j'ai avalé le même apprentissage que chacun d'entre nous ; je suis allé à l'Université et j'ai eu une formation musicale très vivante ; je suis allé aux mêmes concerts que mes amis particulièrement un ami qui est devenu aujourd'hui un professeur réputé en Amérique - ; nous avons eu les mêmes sources d'information, le même background... - E. B. : Bon, ce n'est pas du tout caractéristique de mon propre développement. J'ai grandi dans une toute petite ville, où l'on ne donnait pas de concert. Je n'ai pas eu de formation musicale à l'Université. J'ai appris à jouer de la trompette, et l'influence que j'ai subie, à l'époque, c'était principalement le jazz et la musique Pop. Voilà pourquoi ce n'est pas du tout caractéristique. Tu étais à New York, moi à Lunenburg, Massachussets, ce qui représente une différence considérable. - H-K. M. : Depuis de nombreuses années, vous écrivez ces pièces très douces. Parfois, je pense qu'elles sont une sorte d'épilogue endeuillé à la judéité assassinée en Europe et à la judéité agonisante en Amérique, spécialement à New York. Y -a-t-il quelque chose de vrai à cet égard ? - M. F.: Ce n'est pas cela ; mais en même temps, je crois qu'un aspect de mon attitude concernant le fait d'être compositeur est le deuil. Disons, par exemple, la mort de l'art. Je veux dire, rappelezvous que je suis de New York et un New Yorkais ne pense pas à la judéité. Vous y pensez lorsque vous vivez avec 5000 autres juifs, comme à Francfort, mais pour ma part, je n'ai pas ce problème. Je veux dire, je ne pense pas à moi-même comme à un juif à New York. Mais, en un sens, je m'attriste de quelque chose qui a trait, disons, au fait que Schubert m'ait quitté. Bien que je ne pense vraiment pas que cela soit encore très important. Et ainsi, ce que j'ai essayé d'apporter dans ma musique, c'est un très petit nombre de choses essentielles dont j'ai besoin. Alors, je laisse au moins tout cela fonctionner un petit peu plus longtemps. Je ne crois pas que ceci explique quoi que ce soit, non ? La seule chose qui s'applique à moi lorsque vous parlez de judéité est le fait que, parce que je suis juif, je ne m'identifie pas du tout, disons, à la civilisation occidentale. En d'autres termes, quand Bach nous donne une quarte diminuée, je ne peux pas répondre que celle-ci signifie « Mon Dieu ». Je ne peux pas répondre à cette quarte diminuée en tant que symbole. Mais ce que pleure ma musique, je ne sais vraiment pas quoi en dire. Je viens d'en parler, c'est peutêtre seulement une plainte... Je dois ajouter que vous avez amené dans la conversation quelque chose dont je ne veux pas particulièrement parler en public, mais en privé. Jusqu'à un certain point, je crois vraiment, comme George Steiner, que, après Hitler, il ne devrait peut-être plus y avoir d'art. Ces pensées ne cessent de me préoccuper. C'était une
hypocrisie, une illusion que de continuer, parce que ces valeurs ne prouvaient rien pour moi. Elles n' avaient plus de fondement moral. Et quels sont nos concepts moraux en musique ? Notre morale en musique, c'est la musique allemande du XIXe siècle, n'est-ce pas ? C'est ce à quoi je réfléchis. Et je pense vraiment au fait que je veux être le premier grand compositeur qui soit juif.
* Traduction Steve Heam. Texte publié pour la première fois dans Art in America, L111/2, New York, mars/avril 1972 et repris dans Essays, pp. 109-112. Le jour de la mort de Jackson Pollock, j'ai téléphoné à un homme que je connais - un très grand peintre - et je lui ai appris la nouvelle. Après une longue pause, il a murmuré : « Ce fils de pute, il l'a fait ». Je compris. Par ce geste ultime, Pollock avait clos une époque et l'avait emportée avec lui. On jouait gros à cette époque. Au fil des ans, nous guettions la mort de chacun d'entre nous comme les cotations de clôture de la Bourse. Mourir jeune, avant l'heure, c'était faire le plus beau coup de tous, car dans pareil cas, non seulement le travail se perpétue lui-même mais il pérennise la douleur ressentie par chacun. Dans un certain sens, l'artiste immortalise la peine en mourant jeune. Même les veuves de ces hommes ne se comportent pas comme les autres veuves. Il se produit une sorte d'exaltation, comme si elles savaient que la période de deuil serait sans fin. En observant toute l'oeuvre de Piet Mondrian, nous voyons que cet homme a accompli un parcours complet. Quel regret pouvons-nous en avoir ? Par contre, n'entendons-nous jamais une mélodie de Schubert sans ressentir le tragique d'une vie coupée net, d'un génie mort brutalement ? Alors qu'il était très jeune, mon frère eut l'occasion d'approcher George Gershwin au Lewisohn Stadium et lui demanda un autographe. Il ne sut jamais m'expliquer ce qui avait rendu cette brève rencontre si inoubliable. Ce qu'il a pu m'en communiquer, c'est le sentiment d'une chance extraordinaire d'avoir profité un moment de la présence de Gershwin. C'est un peu de cette façon que je pense à Frank O'Hara. Non en terme de compréhension artistique ou de souvenirs personnels, mais plutôt comme à une présence, pénétrante et omniprésente qui s'intensifie à mesure qu'il s'éloigne de nous. Essayer d'écrire à ce sujet, c'est comme essayer d'écrire sur F.D.R. Quelle biographie pourrait avoir le même impact que cette chambre à Hyde Park où sa pélerine était toujours accrochée au portemanteau ? Quelle révélation peut égaler la présence de ce chapeau, de cette photographie, de ce profil ? C'est seulement aujourd'hui que l'on entrevoit la vérité concernant cet intellectuel parmi les intellectuels, ce Noël Coward des Noël Coward ; c'est seulement maintenant que l'on réalise que sa capacité de travail, son endurance, sa passion pour le travail étaient l'énergie qui traversait toute sa vie, le moteur de son existence.
En tant qu'écrivain, il était une sorte de post-Tchekov de la scène new yorkaise. Quand on lit O'Hara, on se promène dans le poème et tout semble très facile, presque dû au hasard. Mais lorsque l'on arrive à la fin du poème, on entend le coup de feu de La Mouette. Pas de place pour l'analyse, ni pour l'évaluation. On est face à quelque chose d'aussi précis, réel et définitif qu'une mort soudaine. Contrairement à la grandeur, le talent est une chose insaisissable, difficile à définir. Peut-on, par exemple, remettre en question le fait que Stravinsky est un grand ? Il correspond assurément à la définition fantasmatique de la culture et nous renvoie à tout ce que la grandeur de la culture exige. Par ailleurs, il se réfère à tellement d'autres choses qu'à ses dons propres que d'aucuns se demandent si la musique est vraiment le média artistique pour lequel il était fait. Par contre, la notoriété d'un Mondrian a dû être propagée par une sorte de bouche à oreille d'artiste en artiste. Comment la culture pourrait-elle admettre qu'il soit aussi grand qu'un Della Francesca quand il n'apporte à son oeuvre rien d'autre que son propre talent ? Contrairement à Auden ou Eliot qui n'ont jamais arrêté d'écrire pour des étudiants, Frank O'Hara use de tout dans son oeuvre sauf de ses sentiments. Cette sorte de modestie déçoit toujours la culture qui a confondu à plusieurs reprises la froideur et l'objectivité olympienne. Rappelons-nous cependant que si la culture a le premier mot, c'est l'artiste qui ale dernier. Quelqu'un a dit une fois que l'inconscient était un « renard subtil ». L'histoire aussi a un inconscient qui nous joue des tours. Pendant la première moitié du XXe siècle, on était persuadé que l'Artiste, c'était Picasso. On commence aujourd'hui seulement à s'apercevoir que c'était en fait Mondrian. Comment aurait-on pu savoir ou deviner ? Son travail semblait si limité ou simpliste, si modeste. Et pendant tout ce temps, personne ne le lisait, personne ne voyait la touche, personne ne regardait le manuscrit accroché au mur. Je ne compare pas pour autant Frank O'Hara à un artiste austère tel que Mondrian. Ce que je dis, c'est qu'il se pourrait que ce soit les poèmes de Frank O'Hara qui survivent alors que tout ce que nous considérons aujourd'hui comme « épique » ne vaut rien et qu'il ne restera de cela que sa propre propagande. Du jour où vous commencez à travailler, à celui, malheureux, où vous n'êtes plus en relation qu'avec une poignée d'amis, d'admirateurs, de détracteurs, il n'y a pas de séparation entre ce que vous faites et ce que vous êtes. Je n'entends pas que ce que vous faites est nécessairement vrai ou juste. Mais vous travaillez. Dans certains cas, le travail mène à un concept musical ou artistique qui attire l'attention et vous vous retrouvez dans le monde. Peut-être pas pour les bonnes raisons, mais vous vous retrouvez dans le monde. Cependant, il y a cet « autre monde ». Celui des conversations, de l'anonymat, celui où vous pouvez regarder des tableaux dans l'intimité d'un studio plutôt que dans un musée, celui où vous pouvez jouer un nouveau morceau au piano chez vous plutôt que dans une salle de concert. A cause de tout ça, il ne m'est pas facile aujourd'hui de parler à de jeunes compositeurs. J'ai le sentiment permanent de ne leur dire qu'une partie de la vérité. Ce que je voudrais vraiment faire parfois, c'est d'arrêter de parler de tous ces concepts et de juste leur parler de Frank O'Hara, leur dire que ce qui compte vraiment est d'avoir quelqu'un comme
Frank derrière vous, que c'est cela qui vous fait aller de l'avant. Sans cela, votre vie ne vaut pas un clou. Dans un poème extraordinaire, Frank O'Hara décrit son amour pour le poète Maïakovski. Après une flambée de sentiments, il écrit : « mais je retourne à mes vers / et mon coeur se referme / comme un poing ». Ce qu'il nous raconte là est une chose incroyablement douloureuse. Secrètement, O'Hara envisage le fait que nous créons seulement comme des hommes morts. Qui, à part les morts, sait ce que c'est qu'être vivant ? La mort semble être la seule métaphore suffisamment distante pour mesurer vraiment notre existence. Frank avait compris cela. C'est pourquoi ses poèmes si évocateurs, si simples, semblent néanmoins nous parvenir d'un lieu autre et infiniment distant. Les mauvais artistes, au fil de l'Histoire, ont essayé de faire ressembler leur art à la vie. Seul l'artiste qui est proche de sa propre vie, nous offre un art qui ressemble à la mort. Je me souviens de si peu de choses de ces conversations sans fin. Les mots sont-ils allés si lentement ou si vite, durant les 18 ans que dura notre amitié, que je ne peux plus les saisir ? Que nous a-t-il laissé ? Quelques poèmes, quelques verres, quelques endroits dans la ville, quelques amis. Il était notre Stendhal. Personne ne lui arrive à la cheville. « Les airs ténus qui lient les temps perdus et les espoirs futurs », écrit F. Scott Fitzgerald. Remarquez que nous prononçons son nom complet. La chose est vraie aussi de Frank O'Hara. Son nom complet nous renvoie à l'entière compréhension de ce poète. Ceci pourrait être le sujet d'un jeu. Observons la facilité avec laquelle seul le nom propre de Joyce ou de Valery vient à nos lèvres, alors que nous disons toujours Gertrude Stein, nous disons toujours E.M. Forster. Nous avons besoin de ce souffle supplémentaire pour distinguer ceux qui ont caractérisé une époque de ceux qui ce sont placés au dessus. J'espère que je serai aussi chanceux que Frank O'Hara et que l'on se souviendra de moi par mon nom complet. Pas de nom propre seul pour moi, qui m'installe dans l'histoire.
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans Neue Musiik Sondernuuruner, Munich, 1972 et reproduit dans Essays, pp. 85-87. Tout a commencé avec les Grecs. Ils ont affirmé que, pour qu'une chose soit belle, il fallait également qu'elle soit raisonnable. Rien n'a jamais aussi bien démontré cette idée que la musique. En l'écoutant, nous sommes impressionnés par la précision des choix. En même temps, la musique nous chante un monde transcendant. Elle nous donne deux choses essentielles à la fois - des choses belles et des choses logiques. Pourtant, on ne pourrait pas dire que la musique change notre vie. Elle nous transporte sur des hauteurs exaltées, peut-être, mais à la fin, elle nous laisse exactement où nous étions avant de commencer notre voyage. Tout ce qui nous reste, justement, est cette dualité - celle des moyens précis qui créent des émotions indéterminées. Bien sûr, rien de cela n'a de rapport avec la situation actuelle. Ce que chante la musique actuelle dans le langage « cool » d'aujourd'hui, c'est sa propre construction. Le fait que des
hommes comme Boulez et Cage représentent les extrêmes opposés d'une méthodologie moderne n'est pas en soi intéressant. Ce sont les ressemblances qui sont intéressantes. Dans la musique de chacun, les choses sont exactement ce qu'elles sont - ni plus ni moins. Dans la musique de chacun, ce que l'on entend ne se distingue pas de son processus. En fait, on pourrait dire que le processus constitue l'esprit de notre époque (Zeitgeist). Pour nous, la dualité entre la précision des moyens et l'indétermination des émotions appartient au passé. Bien sûr, bon nombre de compositeurs - et surtout Stravinsky - ont pensé que l'aspect le plus prenant de la musique a toujours été son architecture, ses formes. Ils n'admettent pas cette dualité, cette dichotomie. Mais nous, nous l'acceptons, non ? Si ces hommes veulent une telle pureté, être à ce point libérés de l'ambiguité, pourquoi n'ont-ils pas inventé une nouvelle forme d'art, comme l'a fait Malevitch il y a tant d'années ? Ils n'inventent rien de nouveau, rien de vraiment original. Ils coupent l'herbe sous le pied des autres, et ensuite ils refusent de reconnaître que l'herbe poussait à d'autres fins que les leurs. Mais que les choses soient claires. Je ne me lamente pas sur la mort de la poésie ou de l'émotion. Cette génération est la mienne tout autant qu'elle est celle de Boulez et de Babbitt et, moi aussi, je veux que les choses soient « ce qu'elles sont ». Moi aussi, je m'intéresse aux faits et non à la philosophie. Moi aussi, comme Boulez, je voulais que la musique soit un objet autonome. Mais tout cela était trop beau pour être vrai, voyez-vous. C'était bien trop bon pour pouvoir durer. Pas de dichotomie ? C'était presque comme un état de grâce. Quelque chose devait bien finir par arriver, et ça n'a pas raté. Plus je m'approchais, selon mes propres critères, d'une situation de vraie autonomie, plus j'étais sensible au premier avertissement selon lequel une nouvelle dichotomie était sur le point de s'instaurer. Cet avertissement prenait la forme d'une étrange résistance de la part des sons eux-mêmes. Ils ne voulaient plus assumer une identité instrumentale. Tout se passait comme si, ayant goûté à la liberté, ils voulaient maintenant être vraiment libres. Franz Kline m'a dit une fois qu'il était rare que la couleur n'agisse pas comme une intrusion dans sa peinture. Guston ressentait la même chose, lui aussi. Pour lui, la chose primordiale était d'arriver à placer les formes de manière à ce qu'elles aient un impact immédiat ; il devait constamment faire passer ses couleurs par des états d'effacement afin de parvenir à cette justesse visuelle. Dans la musique, ce sont les instruments qui produisent la couleur. Or, pour moi, la couleur instrumentale vole au son son immédiateté. Pour moi, l'instrument est devenu un pochoir, une ressemblance trompeuse du son. Dans la plupart des cas, ils exagèrent le son, le brouillent, le rendent disproportionné, lui donnent un sens, une insistance qu'il n'a pas dans mon oreille. Il est un peu prématuré, un peu trop balzacien d'essayer de penser une musique sans instruments, j'en conviens. Mais, pour ma part, je n'arrive pas à oublier cette idée. Quand j'ai créé cette situation indéterminée, j'ai commencé à sentir que les sons n'avaient rien à faire de mes idées sur la symétrie ou la conception, qu'ils voulaient chanter autre chose. Il ne s' agit pas de choisir entre une méthodologie contrôlée ou une méthodologie décontrôlée. Car dans les deux cas, il y a méthodologie. On fabrique quelque chose. Et fabriquer quelque chose, c'est le contraindre.
Je n'ai trouvé aucune réponse à ce dilemme. Toute ma vie de créateur n'est qu'une tentative de m'y adapter. A part ça, très peu de préoccupations, très peu d'engagement avec autre chose. Il me semble que, malgré nos efforts pour l'entraver, la musique a déjà pris la clé des champs..., s'est échappée. On se souvient du vieux proverbe : « L'homme propose... Dieu en rit ». Le compositeur propose... La musique en rit.
* Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans « Philip Guston 1980, The Last Works », The Phillips Collection, Washington DC, 1981 et reproduit dans Essays, pp. 115-119. Je me questionne sur l'à-propos d'écrire sur quelque chose d'autre que sur cette exposition. Mais pour écrire à son sujet, un effort doit être fait dans le sens de la recherche. Et je résiste à parler à quiconque pourrait me dire pourquoi Guston assemble ces derniers travaux de la manière dont il l'a fait. Mon attitude n'est pas éloignée du refus de mon père de demander sa route quand nous étions perdus à Hoboken. Pour moi, la vraie recherche doit exister dans le fait de remettre en vigueur un certain type de solitude. Guston partageait avec d'autres tout au long des années soixante-dix : l'intérêt que quelque chose puisse durer un petit peu plus de temps, que la durée de notre vie ne soit pas une mesure de temps de ce qui peut survenir en son début, en son milieu et en sa fin. Deux rabbins, qui étaient des amis intimes, avaient survécu à l'Holocauste. L'un était allé à Londres, l'autre quelque part en Amérique du Sud ; Le rabbin londonien écrivit à son ami « Dommage que tu sois si loin ». « Loin d'où ? » fut la réponse. C'était au cours des premiers mois de l'année 1951 que Philip et moi nous sommes rencontrés, à une des nombreuses réunions que John Cage organisait à cette époque. Quelques semaines plus tôt, Cage avait remarqué mon premier Guston - un mystérieux tableau rouge - à l'exposition désormais historique de peinture abstraite américaine au Musée d'art Moderne. Trente ans après, je peux encore évoquer où il était accroché, aussi bien que la distance entre moi et la peinture. Les tableaux de Guston vous disent instinctivement où vous situer. J'ai profité de cela dans la manière de « manoeuvrer » ma musique dans son espace acoustique ; non pas que cela implique comment calculer avec succès cette projection. Plutôt que d'évoquer une lecture linéaire, verticale ou globale de la part de celui qui regarde, le temps de Guston en appelle à un déplacement vers l'extérieur. En général, nous répondons à une peinture comme à la réplique visuelle de ce qui a été peint. Par exemple, la série des oeuvres de Mondrian avec les signes plus et moins neutralise notre prise de possession visuelle de ces peintures. Tout est là, pour ainsi dire, mais où, ou comment les regarder, cela n'y est pas. Si nous poursuivons cette idée, alors Guston a toujours été un artiste « public ». J'entends par là, que s'il dit quelque chose, il veut être entendu, et cela évolue sans agressivité sur la scène de sa surface picturale. C'est dans cette inflexion de sa « voix » que nous découvrons les nuances encyclopédiques d'humeur, quel que soit le type d'image qu'il peignait à ce moment là. Ces deux importants aspects - la voix de l'artiste et la scène à partir de laquelle il s'exprime - ont leurs antécédents chez le peintre que Guston aimait par dessus tout, Piero della Francesca. Un des plus mémorables après-midis que j'ai passé avec Guston commença avec :
« Eh oui, je ne suis pas Michel-Ange », pendant que je grimpais les marches de son atelier. Je regardais le commencement d'une nouvelle peinture pour y déceler quelque indice de sa dépression. L'indice n'était pas là; « OK, tu n'est pas Michel-Ange, tu es Le Greco ». Le visage de Guston s'éclaira avec soulagement. Une petite peinture de Guston, datée de 1967, est accrochée audessus de mon bureau : sur un sol blanc, juste deux formes noires allongées, à quinze centimètres environ l'une de l'autre. Ce positionnement dans le champ est caractéristique la manière dont Guston gèle une peinture au cours des années soixante. « Celle de gauche, disait-til, raconte à l'autre ses problèmes. » Le fait que la « scène » de Guston soit devenue plus raréfiée dans ses peintures abstraites des années soixante avant la période figurative des années soixante-dix est significative. Mais je n'y pense pas comme à la fin de quelque chose chez lui, ni à la tendance habituelle d'amener l'oeuvre jusqu'à la hauteur d'un « style élevé », puis de commencer à nouveau. Cela paraît retourner au point de départ des premiers peintres abstraits des années cinquante, mais modulé à présent dans une autre tonalité. En musique, la tonalité ou les hauteurs centrales d'une composition s'apparentent à la surface du tableau pour le peintre. Cela détermine le degré d'audibilité (visibilité) aussi bien que son timbre (couleur). La couleur était soulignée tout à la fois dans les premières et dernières peintures abstraites de Guston, plus pour éclairer la scène, de la manière dont j'ai pu observer que Beckett éclairait le plateau. Un rapprochement avec Beckett n'est pas loin. La voix de Beckett est également si prédominante sur sa scène qu'il est difficile de distinguer ce qui est en train de se dire de qui le dit. Comme dans la peinture de Guston, nous avons l'impression d'entendre deux voix simultanément. Pour un compositeur, c'est un problème crucial : les moyens ou les instruments que vous utilisez sont seulement là pour articuler la pensée musicale, et non pour l'interpréter. Le compositeur, aussi bien que le dramaturge ou le peintre n'« est pas en train de jouer » (perform), mais crée une situation comme s'il le faisait. C'est Mark Rothko qui m'a amené le premier à prendre conscience du peintre dans le rôle double de l'acteur, tandis que nous nous trouvions face à l'autoportrait de Rembrandt du musée Frick. « Quel grand acteur juif était Rembrandt, comme si une larme pouvait apparaître au coin de l'oeil à n'importe quel moment. » Récemment, j'en suis venu à m'intéresser aux tapis orientaux en découvrant assez vite que ce que je regardais avait peu à voir avec l'étude et la collection des tapis. Je suis spécialement attiré par des spécimens particuliers de tapis nomades Yoruk, d'Anatolie. Le choix des Yoruk du XIXe siècle vient de ce que leur tonalité (mood) est unique. Cette « tonalité » est plus proche de Jasper Johns que de Mark Rothko, bascule plus vers Van Gogh que vers Piero. Kierkegaard possédait cela et il a écrit sur ce sujet. Vous trouvez rarement cela dans la musique. L'humeur (mood) que j'essaie de décrire, comme une empreinte digitale, se trouve dans toute la peinture de Guston. On pourrait avancer que la peinture figurative des années soixante-dix est un langage plus approprié à cet égard. Cependant, tandis que l'énigme des peintures plus anciennes tenait à la manière selon laquelle cette humeur coexistait avec les formes abstraites, la même distance entre l'humeur et l'objet est maintenant présente avec une mythologie identifiable d'images. Si les premières abstractions de Guston semblent imprégnées d'un certain contenu sans nous apporter une résolution qui puisse être considérée comme concrète, l'oeuvre figurative me
paraît seulement livrer une sorte de message final, sans nous en donner le début. Après tout, d'où proviennent ces images ? Le plus vieil exemple de tapis Karakecili (aire de Bergama) du début du XVIIIe siècle conserve intact, dans tous les détails, le motif, jusqu'à cette fin. Les versions ultérieures ou aménagées appauvrissent ce qui était originellement une puissante forme géométrique. On ne pense pas au dessin pour soi dans les tapis plus anciens, mais beaucoup plus à une image de type totémique. L'impact des dernières peintures de Guston dans cette exposition vient de ce qu'elles possèdent en elles le sentiment vivifiant de ne pas encore avoir été copiées par d'autres. Elles sont comme une culture isolée du tapis au sommet le plus débridé de son développement. Un des problèmes d'un art abstrait est que les solutions disponibles sont plus déterminées que ce que l'on pourrait imaginer - un système ou un autre, comme un radar, ne cesse de le guider. Stravinsky en est arrivé à cette conclusion juste à temps pour écrire ce qu'il pensait être deux de ses oeuvres les plus importantes, dans lesquelles l'approche sérielle devient davantage subordonnée à l'oreille et, en conséquence, utilisée plutôt comme un outil que comme un stratagème. Le Stravinsky tardif constitue un autre changement stylistique fascinant. Avec son plongeon dans les élégantes abstractions de la pensée sérielle, nous devons seulement nous demander comment il a fait cela, tandis que dans la plus grande partie de sa musique plus ancienne, on se préoccupe plutôt de savoir pourquoi il a fait quelque chose. Les manoeuvres de Guston, qui ne sont ni des stratagèmes ni quelque chose de préconçu, possèdent une sorte de caractère inévitable : les choses peuvent seulement exister de cette manière, et pas d'une autre, pour fonctionner. Comme chez Stravinsky, cet achèvement s'est opéré à la fois dans les premières et dernières oeuvres. Cela a à voir avec le fait que ni l'un ni l'autre n'ont perdu de vue la nature de leurs matériaux En tant que professeur de composition, la chose la plus importante que je puisse transmettre à un jeune compositeur est une prise de conscience de ce qu'est exactement le matériau. Il y a un décalage crucial entre le fait d'avoir des « idées » et le sens de ce qu'est le matériau dans sa propre musique. L'oeuvre de Stravinsky est un grand exemple de musique où le matériau règne de manière suprême. La construction est réduite à un minimum. Le matériau est toujours à l'écran. Schœnberg approche le concept de matériau tout à fait différemment. Le matériau de Stravinsky suggère la composition, tandis que celui de Schœnberg est la composition. Ces deux approches sont essentiellement les deux seules voies inventées à ce jour pour composer de la musique. Cet examen des alternatives d'un compositeur est important, à mon avis, pour comprendre ce que Guston peut avoir voulu dire quand il a parlé de l'« impossibilité de peindre ». Dans la plus grande partie de la musique, vous êtes ou bien enfermé dans des alternatives d'ajustement historique, comme Stravinsky l'a pratiqué, ou bien voué à inventer un processus de prise de pouvoir, comme l'a fait Schoenberg. Dans un cas comme dans l'autre, vous devez abandonner une grande part de perspicacité potentielle, qui existe encore à bien d'autres niveaux d'implication de votre matériau. Si « peindre » est votre matériau, alors comment vous peignez peut signifier davantage que ce que vous peignez. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir un heureux équilibre entre les deux aussi longtemps que ne s'impose pas une simultanéité visée, ce qui est tellement évident dans les Guston récents de cette exposition.
Une autre raison pour laquelle je m'attarde sur Stravinsky et Schœnberg dans cet essai est que tous les deux ont consciemment tenté de parvenir à des décisions variées à l'intérieur d'un contexte historique donné. D'une côté, cela s'ajoute à leur génie ; d'un autre, ça le diminue. Chez Schoenberg, deux voix essayaient de réconcilier les formes classiques traditionnelles avec un langage expressionniste. C'est une bataille très inconfortable à entendre, et l'on peut sérieusement se demander si l'effort en valait la peine. Avec Philip Guston j'arrive à d'autres conclusions. Il n'y a pas de tentative de réconciliation avec ses intérêts passés dans ces dernières peintures. C'était une vie nouvelle, dans laquelle son savoir passé l'aidait à survivre dans la nouvelle terre où il avait immigré. Tout ce que cela impliquait pour Guston, c'était d'emporter seulement avec lui ce dont il avait besoin pour partir à la recherche de la terre de son coeur.
* Traduction Sylvie Brély et Andrea Cohen. Texte publié pour la première fois dans Res, Cambridge, Massachussets, automne 1981 et reproduit dans Essays, pp. 124 à 137. « J'aimais peindre des fleurs et non des bouquets, mais une simple fleur à la fois, pour pouvoir mieux exprimer sa structure plastique. » Piet Mondrian Un intêret croissant pour les tapis du Proche et du Moyen Orient m'a amené à me questionner sur des notions que j'avais envisagées auparavant sur ce qui est symétrique et ce qui ne l'est pas. Dans les tapis nomades des villages anatoliens, l'intérêt pour l'exacte fidélité de l'image en miroir apparaît beaucoup moins net que dans d'autres régions où l'on produit des tapis. Le détail de l'image symétrique anatolienne n'était jamais mécanique, comme j'avais pensé, mais stylistiquement dessiné. Même le tapis turc classique ne se caractérisait pas par des bordures aussi parfaites que son équivalent perse. Une symétrie disproportionnée, que ce soit dans la rythmique ou la longueur de phrases, caractérise le développement musical du XXe siècle. L'image en miroir dans les dernières oeuvres de Webern était indispensable à la méthode dodécaphonique et tout déséquilibre provenait d'une légère variation du rythme ou de la distribution des accords dans son mouvement de miroir. Le tendance post-webernienne en ce qui concerne le rythme, était d'assurer un compromis entre des pulsations symétriques et asymétriques. Un exemple typique serait cinq notes jouées pendant la durée de quatre pulsations égales (5 : 4), ou autres figures similaires. A la différence de Stravinsky, dont l'usage brut de la syncope crée une figure rythmique qui fonctionne en même temps comme figure harmonique, la rythmique post-webernienne résulte d'un concept polyphonique dodécaphonique de variation continue dans laquelle le rythme - non dépendant de l'harmonie - varie la forme motivique de la musique. Les Tapis m'ont donné des idées dans la musique que j'ai composée récemment pour concevoir une symétrie disproportionnée, dans laquelle une série rythmique symétriquement chancelante est utilisée : 4: 3, 6: 5, 8: 7 etc, comme point de départ. Pour mon propos, cela circonscrit davantage mon matériau dans le cadre métrique de la mesure ; tandis que, dans le
langage arythmique post-webernien, une accéleration déséquilibrée résulte de l'attraction directionnelle d'une figure vers une autre. Ce que je recherche, c'est un peu ce que visait Mondrian ne voulant pas peindre des « bouquets, mais une simple fleur à la fois ». Il y a des exemples musicaux où la juxtaposition de proportions asymétriques (toujours additives) devient la forme de la composition. Il est intéressant de signaler que les trois compositeurs dont je vais brièvement parler, utilisent la répétition ou la réitération pour accomplir cette forme additive ; en conséquence de quoi ils sont ancrés dans un monde de sons à hauteur fixe, qu'il s'agisse de consonances ou de dissonances. Dans un des mouvements du Requiem Canticles de Stravinsky, il y a un jeu continuel entre A et B où un petit bout de A reste totalement inchangé, tandis que B varie légèrement dans la durée quand il est répété. Varèse, dans l'introduction impressionnante et exceptionnellement longue d' Intégrales utilise aussi un schéma additif, mais se passe de la juxtaposition caractéristique opérée par Stravinsky à partir de A et de B. Comme la formation de cristaux qui fascinait tellement Varèse, cet énoncé introductif - créé à partir de trois notes - passe par une transformation continue de formes rythmiques et des proportions de durées. Dans Four Organs de Steve Reich, les motifs rythmiques sont plus orientés acoustiquement, basés sur les composants de hauteur d'un accord qui ne change jamais de position. La musique commence avec une figure 3 + 8 dans laquelle certaines notes de l'accord de base sont alors variées rythmiquement. Le premier mouvement rythmique structurel de la pièce de Reich doit continuer pour utiliser la même mesure à 11 temps, mais la divise maintenant en figures de 4 + 4 + 3, puis 4 + 3 + 4. Ce qui suit est l'addition graduelle d'un nombre plus important de pulsations au cadre structurel de mesures désormais plus longues : 4 + 3 + 2 + 4 = 13 ; 4 + 3 + 2 + 2 + 4 =15 ; puis 18, 20, 23, 24 temps, jusqu'à ce que Reich abandonne les barres de mesure. Tandis que que les mesures deviennent de plus en plus longues, on ne peut affirmer plus longtemps que l'oscillation des notes récurrentes ait un quelconque profil rythmique identifiable. Au moment où le compositeur note la pensée musicale comme battement (ictus) continu, une grille de catégories est déjà à l'oeuvre, comme avec une règle. La musique et le dessin d'un motif répété dans un tapis ont beaucoup en commun. Même si la mise en place apparaît asymétrique, la proportion entre un composant et un autre est rarement hors d' échelle par rapport au contexte global. Dans la plupart des cas, les motifs des tapis traditionnels conservent la même taille quand ils sont repris d'un tapis plus grand et adaptés à un plus petit. De même, le caractère des motifs de Stravinsky ne semble pas être différent, qu'il s'agisse d'une oeuvre longue ou courte. Si nous examinons le phrasé asymétrique - que ce soit dans le côté « tranchant » du Sacre de Stravinsky, ou « émoussé » de Socrate de Satie, dans la répétition de la prose irrégulière d' Erwartung de Schœnberg-, nous trouvons que le compartimentage est suffisamment concentré dans le temps pour entendre fonctionner le processus de la grille à la manière d'une mosaïque. Nous reconnaissons aussi une « conversation » stylistiquement réminiscente entre les phrases. A cet égard, ces trois chefs d'oeuvre asymétriques du début du XXe siècle constituèrent une excroissance du type de construction en blocs symétriques basés sur le principe antécédent/conséquent de l'époque classique. Une musique où toutes les propriétés fonctionnent indépendamment et de manière autonome les unes des autres a été accomplie par John Cage au début des années cinquante. Ce qu'a fait Cage était d'agencer une table d'événements sonores - dans certains cas d'une note ou deux, dans d'autres, de figures de type arabesque, de proportions différentes. Incluse dans d'autres diagrammes, l'information se rapportait à la gamme des paramètres musicaux. L'ordre et la
combinatoire ultérieure de tout ce matériau étaient obtenus à partir du lancement de pièces de monnaie et en consultant le I ching comme un oracle. Puis la musique était « fixée » à partir de la même méthode de lancement de pièces de monnaie, sous la forme d'une notation rythmique, « spatiale », non progressive, un peu semblable à une échelle de distances sur une carte géographique. Parce que cette musique est subordonnée à une multiplicité de disciplines propres à son assemblage détaillé, sa forme musicale est discernable seulement au moment de l'écoute - comme les images dans un film. Elle n'est pas liée à la grammaire intentionnelle, et c'est peut-être la seule musique que nous connaissons dans laquelle les concepts de symétrie/asymétrie ne puissent pas être appliqués. Je me trouvais un jour dans l'atelier de Rothko quand son assistant retendit le haut d'une grande peinture au moins à quatre reprises. Rothko, debout, à quelque distance de là, était en train de décider s'il devait descendre la toile d'environ deux centimètres, ou peut-être même la remonter un peu. Cette question d'échelle, pour moi, exclut tout concept de symétrie ou asymétrie susceptible d'affecter la durée éventuelle de ma musique. En tant que compositeur, je suis impliqué dans la contradiction qui consiste à ce que la somme des parties ne soit pas égale à l'ensemble. L'échelle de ce qui doit être représenté, qu'il s'agisse de l'ensemble ou d'une partie, est un phénomène en soi. De fait, les rapports propres à l'échelle m'ont fait comprendre que les formes musicales et les processus qui leur sont liés sont seulement essentiellement des méthodes pour disposer le matériau et n'ont pas d'autre fonction que de rendre plus facile le travail de la mémoire. Ce que les formes de la musique occidentales sont devenues est une paraphrase de la mémoire. Mais la mémoire pourrait opérer aussi bien par d'autres moyens. Dans Triadic Memories, une de mes nouvelles pièces pour piano, il y a une section de différents types d'accord où chacun est lentement répété. Un accord devrait être répété trois fois, un autre sept ou huit fois - cela dépendait de mon sentiment de ce que cela devait durer. Aussitôt parvenu à un nouvel accord, j'oubliais l'accord répété précédemment. Puis j'ai reconstruit la section entière, réarrangeant sa précédente progression et changeant le nombre de répétitions d'un accord donné. Cette manière de travailler était une tentative consciente de « formaliser » la désorientation de la mémoire. Les accords sont entendus répétés sans aucun motif discernable. Dans cette régularité (même s'il y a de légères gradations de tempo), il y a une suggestion : ce que nous entendons est fonctionnel et directionnel ; cependant, nous nous rendons bientôt compte que c'est une illusion, un peu comme de marcher dans les rues de Berlin, où tous les bâtiments paraissent semblables, même s'ils ne le sont pas. Je suis toujours bouleversé par un tapis d'un petit village turc, constitué de motifs de carreaux blancs dans une répétition en diagonale de grandes étoiles dans les tons plutôt légers de rouge, vert et beige. Bien que David Sylvester (Islamic Carpets front the joseph V McMullan Collection, Art Council of Great Britain, 1972) ait raison de constater que notre goût pour ce type de tapis a été renforcé par notre position face à l'art occidental moderniste, et que pourtant, ce tapis primitif a été conçu pratiquement au même moment où Matisse achevait sa formation artistique. Chaque élément de la coloration du tapis et la manière dont les étoiles sont dessinées en détail quand le rectangle du carreau est le même, la manière dont l'étoile est dessinée (comme si c'était fait plus vite), quand un carreau est inégal et un petit peu plus petit - tout cela, aussi bien que la mise en place décalée du motif, évoque Matisse et sa maîtrise de l'équilibre entre mouvement et statisme. Pourquoi se fait-il que même l'asymétrie doive paraître et sonner juste ? Il y a a un autre objet tissé anatolien sur mon plancher, auquel je pense comme au tapis « Jasper Johns ». Ce tapis a un format mystérieux en forme d'échiquier,
sans systématisme apparent dans le dessin, à l'exception du libre usage de la couleur, qui répète son unique motif. Ma première intuition, provoquée par la vue des montagnes brillantes (bien qu'inégalement usées) de la région de Konya, avec ses vieux roses, ses bleus clairs, était qu'il y avait là quelque chose que je pourrais apprendre, si ce n'est appliquer à ma musique. L'échelle de couleur de la plupart des tapis non urbains apparaît plus étendue qu'elle l'est en réalité, à cause de la grande variation des ombres de la même couleur (Abrash) - résultat du fil teint en petites quantités. En tant que compositeur, je réagis à cet aspect des plus singuliers qui affecte la coloration des tapis et à sa création d'une nuance microchromatique générale. Ma musique a été principalement influencée par les méthodes où la couleur est utilisée selon des procédés essentiellement simples. Cela m'a amené à me questionner sur la nature du matériau musical. Qu'est-ce qui serait le mieux pour accommoder, avec des moyens également simples, la couleur musicale ? Les motifs (patterns). Les motifs des tapis étaient déduits soit de symboles, de la nature, soit de formes géométriques - donnant des indices du monde réel. Les peintures plus récentes de Jasper Johns ne peuvent être rangées dans aucune de ces catégories. La toile de Johns est davantage une lentille, où nous sommes guidés par son oeil, tandis que le peintre se déplace, où l'oscillation - entre quelque chose d'un peu différent et d'un peu identique - fait penser au principe de Cage d' « imiter la nature dans sa manière d'opérer ». D'une part, ces peintures engendrent un aspect concret que nous associons à l'art basé sur des motifs et, d'autre part, une poésie abstraite dont nous ne connaissons pas l'origine. Nous pourrions même nous demander, chez Johns, si ce sont vraiment là des motifs. A quel moment un motif devient-il un motif ? « Cette persistance du motif qui traverse tout l'art de l'Orient est due au penchant de l'artisan à laisser les choses évoluer simplement. » (A-F Kendrick et C.E.C. Tattersall, Hand-woven Carpets, Londres, 1922) Why Patterns ? est une oeuvre pour flûte, glockenspiel et piano qui consiste en une grande variété de motifs. La pièce est notée séparément pour chaque instrument et n'est coordonnée qu'au cours des dernières minutes de l'oeuvre. Cette notation très fixe, mais jamais précisément synchronisée, permet plus de flexibilité dans la mise en place de trois couleurs distinctes. Le matériau donné à chaque instrument n'est pas interchangeable avec celui des autres instruments. Quelques uns des motifs se répètent exactement - d'autres avec de légères variations dans la forme ou la mise en place rythmique. Parfois, différents motifs sont liés ensemble en une chaîne, d'autres simplement juxtaposés. L'aspect le plus intéressant pour moi, dans le fait de composer exclusivement avec des motifs, est qu'il n'y a pas de procédure organisationnelle plus avantageuse qu'une autre, peut-être parce qu' aucun motif ne prime jamais sur les autres. La concentration compositionnelle s'opère uniquement sur le choix d'un motif à répéter, et pour combien de temps, ainsi que sur le caractère de son inévitable transformation en quelque chose d'autre. J'aime bien travailler avec des motifs que l'on ressent comme symétriques (motifs de 2, 4, 8, etc), mais je les présente dans un contexte particulier :
L'exemple 1 est caractéristique d'un motif vertical encadré par des temps de silence ; dans ce cas, les silences aux deux extrémités sont légèrement inégaux. Les motifs linéaires sont naturellement plus continus et peuvent avoir la régularité d'une « courte respiration », comme dans l'exemple 2, ou bien anticiper une altération rythmique légèrement décalée, comme dans l'exemple 3. Un autre procédé que j'utilise est d'avoir un cadre temporel de silence assez long et asymétrique ; avec, dans ce cas, une figure chimérique de quatre notes en son milieu :
ou bien un cadre de silence symétrique autour d'une courte mesure asymétrique :
La répétition des motifs en accord ne doit pas progresser de l'un à l'autre mais intervenir selon des intervalles de temps irréguliers, de manière à diminuer le caractère d'étroite imbrication qui se dégage du travail sur les motifs ; tandis que, dans certaines situations, les motifs rythmiques plus évidents doivent être « marbrés » pour obscurcir leur périodicité. Pour moi, les motifs sont réellement des groupements de sons indépendants qui me permettent de rompre sans préparation pour passer à autre chose. Dans mon Quatuor à cordes, il y a une réitération presque obsédante du même accord, dissoute en une surimpression de quatre vitesses différentes :
La structure rythmique du bloc consiste en quatre mesures de longueurs inégales avec quatre permutations, qui donnent forme à 1' instrumentation du quatuor. Je dois avertir l'exécutant de ne pas trop tenir compte ici des barres de mesure. Ce passage devient rythmiquement obscur par la syncopation compliquée et non motivique qui en résulte. C'est seulement après les répétitions, et en suivant la partition que j'ai pu appréhender une sorte de croisement diagonal, un seul motif s'entrecroisant d'un instrument à un autre. Dans Spring of Chosroes pour violon et piano, le « motif » d'une section consiste en un renforcement de l'effet de pincement de la figure attribuée au violon (englobant trois hauteurs) sans établir aucune forme rythmique nette, sauf en ce qui concerne le déplacement constant à l'intérieur du quintolet. Ceci permet cinq permutations, qui sont alors juxtaposées pêle-mêle, tandis que la serie continue. Quand j'écrivais ce passage, l'utilisation de trois hauteurs par rapport à cinq temps inégaux créait, à mes oreilles, une constellation symétrique troublée de « huit ». A l'encontre du motif du violon, le piano a une série rythmique indépendante sur les trois mêmes hauteurs, jouée dans une unité symétrique de quatre pulsations égales par mesure. Cela fonctionne comme encore une autre forme de dissuasion par rapport au mouvement naturel du quintolet.
Une construction modulaire comme celle-ci pourrait constituer un procédé de base pour un développement organique. Toutefois, je l'utilise pour observer que les motifs sont « complets » en eux-mêmes et n'ont pas besoin de développement, seulement d'extension. Ma préoccupation est la suivante : quelle est son échelle quand on la prolonge, et quelle est la meilleure méthode pour y arriver ? Mon expérience passée n'était pas de « mettre mon nez »
dans le matériau, mais d'utiliser ma concentration comme guide pour ce qui pourrait bien en advenir. J'ai fait remarquer cela à Stockhausen quand il m'a demandé un jour quel était mon secret. « Je ne mène pas les sons par le boût du nez ». Stockhausen rumina cela et répondit : « Pas même un petit peu ? » Si mon approche semble plus didactique maintenant - après avoir passé de nombreuses heures à mettre au point des stratégies qui peuvent seulement s'appliquer à quelques moments de musique -, c'est parce que les motifs qui m'intéressent sont à la fois concrets et ephémères, rendant la notation difficile. Si on les note exactement, ils deviennent trop rigides ; si on adopte une notation trop libre, cela devient trop relâché. Bien que ces motifs existent dans des formes rythmiques articulées par les sons des instruments, ils sont aussi en partie des images de notation, qui ne produisent pas un impact direct sur l'oreille quand nous les écoutons. Une foule de choses arrive depuis l'écriture de la musique sur la page jusqu'à son exécution. A un degré plus ou moins important, cela arrive dans toute musique - mais cela devient plus compliqué dans la mienne, car il n'y a pas de « style » rythmique, qualité souvent cruciale pour faire comprendre à l'exécutant de ce qu'il doit jouer et comment le jouer. J'ai trouvé que c'était une réalité pour ma musique des années cinquante, quand le rythme n'était pas noté mais laissé à la discrétion de l'exécutant. La tentative de trouver une notation apte à exprimer les idées musicales a été une préoccupation majeure de Pierre Boulez tout au long de sa carrière. Il existe une révision significative du Soleil des Eaux qui me vient à l'esprit. La version originale est dans la manière « Klangfarben » : de brefs segments de la ligne musicale sont distribués d'un instrument à un autre. Dans la version révisée, les instruments poursuivent individuellement une ligne plus continue. La notation de la première version paraît « bien » dans la manière de l'époque ; mais la partition révisée sonne mieux - ou plutôt, sonne comme du Boulez. En revanche, mes préoccupations, en ce qui concerne la notation, sont parties d'un éloignement vis-à-vis du souci de savoir comment fonctionne la musique au moment de l'exécution. Il est difficile de décrire ce qui caractérise l'imagerie propre à la notation. Si nous pouvons mettre entre parenthèses pour un moment toutes les raison qui nous poussent à distinguer une époque d'une autre et si nous jetons un regard au Hanunerklavier, ou à une ou deux mesures richement ornées de Chopin, ou à n'importe quelle oeuvre de Webern, alors, nous observerons que ces pages ne ressemblent pas visuellement à la musique de leurs contemporains. Le degré selon lequel la notation musicale est responsable, pour une grande part, de la composition elle-même est un des secrets de l'histoire le mieux gardé. L'exemple suivant du Trio pour violon, violoncelle et piano pourrait au mieux illustrer ceci, aussi bien que ma tendance de plus en plus affirmée à m'éloigner du côté pratique concernant la manière dont la musique se déroule pendant son exécution.
En commençant avec l'indication métronomique (J.= .j1), il y a un difficile problème de coordination entre les trois instruments. Les exécutants doivent inscrire sept pulsations dans six égales et subdiviser une autre idée rythmique où chaque hauteur de l'accord de quatre notes au piano et les notes séparées des doubles cordes au violon et au violoncelle sont toutes de durées différentes et compliquées. Cette « machine » continue comme cela pendant 36 mesures, avec d'autres problèmes se développant tout le long. Techniquement, la musique est
à la fois familière et jouable, mais elle dépend, jusqu'à un certain point, de la concentration de l'exécutant. De nombreux compositeurs et théoriciens seront en désaccord avec la proéminence hiérarchique que j'attribue aux effets de la notation sur la composition. Ils rétorqueraient que les nouveaux concepts musicaux, qui résultent des systèmes novateurs, nécessitent des changements dans la notation. On peut se référer à ce sujet, disons, à un nouveau « style de piano », comme le fit Leibowitz en envisageant une importante pièce pour piano de jeunesse de Schœnberg, l'Opus 11 (1909). Cette interprétation ne peut pas être réfutée, mais un espace de discussion devrait être ouvert pour reposer la question. Ma spéculation sur la manière dont « l'apparence de la notation » a pu contribuer à la musique de Webern, ou, à cet égard, à celle de Boulez (qui a justement composé une oeuvre intitulée Notations) pourrait apparaître contestable. Mais la notation peut avoir un aspect de « rôle à jouer » et je la sens comme une voix très forte, si ce n'est sur la scène, en tout cas dans les coulisses. Un autre élément important « hors scène », utilisé exclusivement par John Cage jusqu'à il n'y a pas si longtemps, était l'adoption de structures rythmiques, comme des repères, qui lui disaient où il en était pendant le cours de l'oeuvre. C'était pour lui ce que l'harmonie peut avoir été pour Beethoven, et j'espère qu'il ne se fâchera pas avec moi si je dis que cela correspondait également au sens beethovénien de l'échelle. Les structures rythmiques ont été initialement utilisées par Cage dans des musiques moins « extrêmes » (mais non moins importantes), où leur caractère de type raga mettait en valeur ses délicieuses lignes mélodiques. Et une fois encore, comme chez Beethoven, on pouvait entendre cela. Après 1950 environ, avec une musique différente inventant différentes notations - à moins que ce ne soit différentes notations créant une nouvelle musique ? qu'importe ; les structures rythmiques étaient encore en action, non plus entendues, mais évidemment encore importantes pour le compositeur. Même maintenant, qu'il n'a plus besoin de ces jalons structurels, je pense que le sens qu'a J. Cage de l'échelle globale est semblable à l'observation de Brian O'Doherty à propos de la peinture de Jackson Pollock, selon laquelle « une grille imaginaire semblait toujours en action ». « Je ne peux en aucun cas déterminer avec certitude quel est le pouvoir qui impose le tabou... Il abuse de quelque chose aujourd'hui, et sera annulé demain ; tandis que ses applications à d'autres niveaux sont perpétuelles. » (Melville, Typee.) Pendant mes études de composition avec Stefan Wolpe, le seul thème persistant dans tous nos cours était : pourquoi je ne développais pas mes idées, mais allais d'une chose à une autre. « Négation » était le mot employé par Wolpe pour caractériser cela. A la différence de nombreux compositeurs, spécialement à cette époque, il ne mettait pas en question mes idées et ne prônait aucun système que je devrais utiliser. Je lui en suis très reconnaissant car, en ce temps-là, je me souviens que je balançais entre plusieurs procédés qui, je le savais, n'étaient pas applicables à ma musique. Et je n'avais pas encore rencontré les peintres dont les solutions tactiques devaient tant m'aider à affronter ce problème auquel j'étais confronté. Je ne veux en aucune façon laisser entendre que l'arrogance de la jeunesse ignorait tout de ce que je pourrais apprendre de l'étude de la composition. Mais mon approche, qui n'était pas consciente à ce moment-là et ne s'est révélée que de nombreuses années plus tard était : travaille d'abord, étudie après. Récemment, je me trouvais dans une librairie à Berlin où l'employé, qui ne parlait pas anglais, fut dans l'impossibilité de me trouver certains ouvrages allemands sur les tapis. Un homme distingué est intervenu et il est ressorti de notre conversation qu'il était lui aussi un avide enthousiaste des tapis. Il sortit alors de sa poche des feuilles de papier avec des
colonnes où étaient mentionnés d'innombrables livres sur les tapis dans de nombreuses langues. « Pourrais-je voir votre collection de tapis pendant mon séjour à Berlin ? » lui ai-je demandé non sans quelque hésitation. « Je n'ai pas encore de collection de tapis, seulement une collection de livres sur les tapis. Voyez-vous, je préfère d'abord apprendre tout ce que l'on doit savoir sur eux » me réponditil. Je me souviens de Boulez disant quelque chose de semblable : « Je dois tout savoir avant d'entrer dans le jeu ». Ma première heureuse rencontre avec un peintre qui devait devenir cruciale pour ma musique est survenue peu de temps après avoir rencontré John Cage, vers la fin des années 1950. Cage frappa à ma porte et m'annonça qu'il venait de rencontrer un jeune artiste extraordinaire et que « nous allions descendre à son atelier ». L'artiste était Robert Rauschenberg. Tandis que je regardais une grande toile noire avec des journaux (également peints en noir) collés sur la toile, Rauschenberg me suggéra en blaguant de la lui acheter. « Combien en voulez-vous ? » « Ce que vous avez dans votre poche. » J'avais environ 17 dollars et de la petite monnaie - que je lui ai donnés avec joie, et qu'il a acceptés avec joie. Nous l'avons mise sur le toit de la vieille Ford de Cage et nous sommes partis. Je suis en train de la regarder (30 ans après) tandis que que j'écris ceci. Après avoir vécu avec cette peinture et l'avoir étudiée intensément de temps à autre, j'ai relevé une attitude consistant à faire quelque chose qui était absolument unique pour moi. Dire que cette peinture noire puisse être reléguée au rang de « collage » ne sonne pas juste. Il y avait plus : c'était comme Rauschenberg découvrant qu'il ne voulait « ni vie ni art, mais quelque chose entre les deux. » J'ai alors commencé à composer de la musique traitant précisément avec cette notion d'« entre deux », créant une confusion du matériau et de la construction, et une fusion de la méthode et de l'application, en me concentrant sur la manière de les orienter vers « ce qui est difficile à catégoriser ». Peu de temps après avoir rencontré Rauschenberg, j'ai fait la connaissance de Jackson Pollock, qui m'a demandé d'écrire la musique pour un film sur lui, qui venait d'être terminé. J'ai été très content de cela parce que c'était le tout début de ma carrière. Pollock vivait à l'extérieur, à Long island et ne venait en ville que sporadiquement, ce qui rendait difficile d'établir avec lui une relation suivie. En repensant à cette époque, je me rends compte maintenant combien les idées musicales que j'avais en 1951 étaient parallèles à la manière de travailler de Pollock, qui plaçait sa toile sur le sol et peignait tandis qu'il marchait autour d'elle. J'ai accroché au mur des feuilles de papier millimétré ; chaque feuille délimitait une même durée et était, en définitive, une structure rythmique visuelle. Ce qui ressemblait à Pollock était mon approche globale du cadre temporel. Plutôt que d'obéir au trajet habituel gauche-droite d'un bord à l'autre de la page, les cases horizontales du papier millimétré représentait le tempo - chaque case équivalant à une valeur de durée préétablie ; et, verticalement, les cases représentaient l'intrumentation de la composition. Quand j'ai mieux connu Pollock, spécialement à travers ces conversations où il mettait en relation les dessins de Michel-Ange ou les peintures de sable des indiens d'Amérique avec son propre travail, j'ai commencé à voir des associations similaires que je pourrais explorer en musique. Je dois signaler ici que la vie intellectuelle d'un jeune compositeur new yorkais de ma génération était marquée par le fait de garder son nez collé au papier à musique. Wolpe était ami avec de nombreux peintres et parlait constamment de bien d'autres choses que de musique. Varèse aussi était un compositeur qui avait de vastes intérêts dans d'autres domaines. Si vous arriviez à connaître des créateurs dans d'autres disciplines, votre propre développement intellectuel et artistique n'était pas le même. Comment un peintre, qui marchait autour d'une toile, trempait un bâton dans une boîte de peinture puis le jetait d'une
certaine manière en travers de la toile, pouvait encore parler sur Michel-Ange, continue à me dépasser. Ma formation à partir de ces références « hors scène » a continué durant mon amitié avec Mark Rothko. A de nombreuses occasions, nous sommes allés ensemble au Metropolitan, où se trouvaient ses repères préférés, non pas les galeries de peinture, ce qui est surprenant, mais la collection du Proche Orient et spécialement une petite salle de sculptures gréco-romaines. Rothko faisait toujours suivre sa réaction devant quelque chose qui pouvait capter son attention d'un commentaire bref et refléchi. Je me souviens combien il avait été absorbé, un certain après-midi, par la sculpture gréco-romaine : « Comme ce serait simple si nous utilisions tous la même dimension, de la manière dont ces sculptures se ressemblent ici en hauteur, par leur position et par la distance entre un pied et l'autre ». Rothko tendait vers une réponse possible à travers la mathématique la plus subliminale de son propre travail. Et je suis artistiquement d'accord. 11 semble que l'échelle (cette mathématique subliminale) ne nous est pas donnée dans la culture occidentale, mais doit être atteinte individuellement dans notre propre travail et avec notre propre style. Comme pour ce petit tapis turc en « carreaux », c'est l'échelle de Rothko qui désamorce toute argumentation sur les proportions d'une zone à une autre, ou sur son degré de symétrie ou d'asymétrie. La somme des parties n'est pas égale à l'ensemble ; ou plutôt, l'échelle est découverte et contenue comme une image. Ce n'est pas la forme qui domine la peinture, mais le fait que Rothko ait trouvé cette échelle particulière qui suspend toutes les proportions en équilibre. Le statisme, tel qu'il est utilisé en peinture, ne fait pas partie traditionnellement de l'appareil de la musique. La musique peut parvenir à des aspects d'immobilité, ou à l'illusion de celle-ci : le monde à la Magritte qu'évoque Satie, ou bien la « sculpture flottante » de Varèse. Les degrés de statisme, que l'on peut trouver dans un Rothko ou dans un Guston, furent peut-être les éléments les plus significatifs que j'ai apportés à ma musique à partir de la peinture. Pour moi, le statisme, l'échelle et le motif ont mis la question entière de l'asymétrie et de la symétrie en suspens. Et je me demande si l'un ou l'autre de ces concepts, ou une combinaison des deux, peut encore fonctionner pour les nombreux artistes qui sont désormais moins enclins à la synthèse en tant que formule artistique.
Traduction Jean-Yves Bosseur. Texte publié pour la première fois dans « Tribute to John Cage », Programmheft 32, Berliner Festwoche, 1987 et repris dans Essays, p. 120-121. On associe volontiers le terme « subjectif » à la musique de Mahler. Cage, en revanche, fait preuve d'une tout aussi étonnante objectivité vis-à-vis du phénomène musical, une sorte de « vie extérieure » en somme, en comparaison avec la « vie intérieure » chez Mahler. Ce dernier présente, dans une sorte de jeu de miroirs déformants, un paysage totalement stylisé par l'émotion, proche des toiles de Munch ; Cage nous amène, comme Monet dans ses dernières peintures, à regarder le soleil en face. La réfraction de ses sons, comme la lumière chez Monet s'échappe de nos oreilles vers un univers sonore illimité. Mais cette tendance qui est aussi vraie chez Monet que chez Cage d'« aller vers le soleil » repose sur leur capacité commune d'accepter les changements qui n'étaient pas de leur ressort, plutôt que la transformation des idées basées en partie sur la psychologie de décisions hiérarchiques qui n'ont rien à voir avec les facteurs imprévisibles, disons, de cette lumière réfractée et en mutation constante chez
Monet. Bien entendu, les compositeurs ne se servent pas de la lumière, mais du son, historiquement fixé sous forme de systèmes variés adhérant plus ou moins à divers critères de prévisibilité ou de relations aventureuses. En peinture, c'est l'utilisation de la lumière qui permet de différencier un tableau d'un autre et ce, quelle que soit la période où on les a peints, tandis qu'en musique, depuis l'empirisme relatif de l'époque pré-tonale jusqu'au sérialisme, l'organisation de la hauteur caractérise chronologiquement l'histoire de la musique occidentale. La meilleure façon d'illustrer mon propos serait peut-être d'analyser brièvement les types de lumière adoptés par les peintres depuis Giotto :
A partir de Cage, on doit nécessairement se poser des questions qui étaient auparavant évitées, jamais réfléchies, en ce qui concerne la composition d'une oeuvre musicale. C'est seulement grâce à Cage que je me suis penché sur la manière fascinante dont les peintres traitent la lumière. En conséquence, ce que je suggère, ce n'est pas que la musique doive explorer ou imiter les ressources de la peinture, mais que l'aspect chronologique de l'évolution de la musique touche peutêtre à sa fin, et qu'un nouveau « courant » de diversité, d'invention et d'imagination est vraiment en train de s'éveiller. Pour cela, nous devons remercier John Cage.
* Traduction Olivier Meston, Jean-Yves Bosseur. Texte reproduit dans Essays, pp. 144-180. Transcription, par Gerhard Westerrath, du séminaire « The Future of Local Music », au Theater am Turin, Francfort, février 1984. Publiée dans Essays sous le titre « Anecdotes & Drawings ». I Bon, comme vous le savez, Orphée était un poète populaire, comme Frank Sinatra ; il porte un costume moderne et se promène dans les rues, à Paris ; une fille l'arrête pour lui demander un autographe ; il entre dans le « café de l'avant-garde » et demande à un artiste d'un certain âge de lui expliquer où est son problème. Pourquoi les autres artistes ne le regardent jamais quand il entre dans la pièce, qu'est-ce qui ne va pas dans son travail ? Le vieil homme lui passe un livre en lui disant : voilà ce qui fait fureur maintenant. Il le prend, regarde les pages, lesquelles, on le voit, sont blanches ; il ne pige pas et rend le livre au vieil homme qui lui jette un coup d'oeil et lui lance, « étonne-nous ! » II C'est peut-être parce que je suis juif ; en fait, pour les chrétiens il y avait d'abord Dieu et ensuite le monde, et, pour les juifs on dirait presque qu'il fallait d'abord un univers afin de permettre l'existence d'un dieu. C'est un peu différent. En d'autres termes, je ne crée pas de la musique ; elle est déjà là et je suis en conversation avec mon matériau, vous voyez. Je ne suis
pas comme Karlheinz Stockhausen : « Ici, mes amis, je vous donne... » C'est un grand homme, comme Schweitzer, qui joue de l'orgue, qui joue du Bach sur son orgue pour les sauvages en Afrique. Ce n'est pas le sentiment que j'ai de moimême. Vous savez, nous avons eu une drôle de conversation. Stockhausen voulait connaître mon secret : « C'est quoi, ton secret ? » ; et je lui répond : « Je n'ai pas de secret, mais si j'ai vraiment un point de vue, c'est que les sons ressemblent beaucoup aux individus. Si tu les pousses, ils te pousseront en retour. Donc, si j'ai ai un secret, c'est qu'il ne faut pas harceler les sons ». Karlheinz se penche vers moi et dit : « Pas même un tout petit peu ? » III C'est ma grand-mère qui l'a dit. Elle pensait à un de mes oncles, un de ses fils, son fils préféré. Elle disait : « On doit tout savoir et ne rien faire. » Il s'agissait de mon oncle Eddy, un millionnaire qui vivait en Floride, savait tout et ne faisait rien d'autre que sortir avec des jeunes femmes et aller aux courses, toute sa vie... Il est tombé raide mort d'une crise cardiaque à l'âge de 82 ans, avec une jeune femme dans sa suite, à Miami Beach. Il savait tout et ne faisait rien, mais bien sûr il travaillait dur à ne rien faire. Ce rien était très fatigant. Mais pour gagner de argent, il ne travaillait pas beaucoup. De temps en temps, il décrochait le téléphone pour gagner un demi-million de dollars, suite à une petite conversation téléphonique, un petit pari. Il avait l'instinct pour gagner un million de dollars - la petite conversation téléphonique, le petit pari. Avait-il un instinct pour devenir millionnaire ? Il y avait un livre écrit par un homme très célèbre, Bernard Bruck. C'était un grand financier, l'ami de tous les présidents ; il n'avait jamais eu de bureau ; son bureau, c'était un banc dans Central Park à New York. Il se promenait depuis son appartement jusqu'à Central Park en compagnie de personnages très importants ; ils étaient là, assis, et sur ce banc, dans un parc, on créait et on détruisait des pays entiers. Quelqu'un venait de je ne sais quel pays et disait : « Monsieur Bruck, le Brésil a besoin de dix milliards de dollars » ; et il répondait : « Bien, parlons-en, on verra si on peut vous les réunir ». Bien, je suis à l'aéroport et j'ai une demiheure devant moi ; je vois ce livre dans une librai rie : Comment devenir millionnaire de Bernard Bruck ; alors je l'achète et je commence à le lire. Finalement, je l'ai utilisé pour mon séminaire, car c'est un livre extrêmement intéressant. A la deuxième page, il déclare : « Tout d'abord, je dois vous dire que si vous faisiez aujourd'hui ce que moi j'ai fait, vous vous retrouveriez en prison ». Il ajoute : « J'ai gagné mon premier million à l'âge de 24 ans, parce que j'ai compris que la bourse de Londres fermait à une heure différente à cause du décalage horaire et, qu'à l'époque, il n'y avait pas de réglementations la concernant. Alors, je téléphonais pour savoir ce qui se passait à la bourse de Londres et puis, sans plus attendre, j'achetais à la bourse de New York car, voyez-vous, personne d'autre ne faisait cela ; ils n'y avaient pas pensé ». C'était un gosse, il disait : « voilà comment j'ai fait mon premier million » ; il disait : « Quand il l'a su, le gouvernement a passé une loi ». Chaque fois qu'il parlait de ses innovations, le gouvernement faisait une loi. C'est pareil pour l'art. Au tournant du siècle, Debussy disait - et personne ne le croyait - : « Chaque oeuvre d'art développe une loi. Mais ce n'est pas avec cela que l'on commence ». Il le savait et nous le savons tous ; nous savons tous que, dans tout morceau de musique, les sons semblent agir intuitivement. Nous le savons tous, mais il n'empêche que, immédiatement, nous cherchons à le conceptualiser. IV Je crois que la vraie différence entre un compositeur et un autre, Stockhausen excepté, réside dans son instrumentation. C'est quelque chose dont, je le sais, mes étudiants les plus
sophistiqués ne parlent jamais, auquel personne ne pense jamais. Pour eux, les instruments, c'est quelque chose de provisoire ; ce sont les notes qui leur viennent de Dieu ; ce sont en quelque sorte les idées qui confèrent à l'oeuvre une certaine distinction, naturellement. Mais pour moi, voyez-vous, savoir orchestrer est un autre don. Varèse m'a dit un jour : « On naît orchestrateur ». Il ne disait jamais que l'on naît compositeur, c'est le terme orchestrateur-né qu'il utilisait. Je crois vraiment que c'est un don et que peu de gens le possèdent. C'est peutêtre pour cela qu'on ne le considère pas comme un paramètre. Je veux dire par là que Messiaen n'est pas un orchestrateur. Ce que l'on y entend, ce n'est pas de l'orchestration, je n'ai aucune idée de ce que c'est. C'est du Disney, c'est Disneyland. C'est du Technicolor, vous savez, comme les premiers films en couleurs des années 40, comme un film avec Doris Day, avec toutes ces couleurs folles ; vous vous rappelez cette apparence folle qu'ont les gens dans les vieux films Technicolor, c'est cela Messiaen ; il y a quelque chose qui cloche quelque part. Quelqu'un, un vieil homme - il devait avoir 84, 86 ans - il y a deux jours, à Berlin, m'a affirmé qu'il était le seul compositeur vivant à Berlin à être né au dix-neuvième siècle. C'était cela son titre de gloire. Il m'a demandé ce que représentait la composition pour moi. Il a écouté ma pièce, l'a aimée, bien qu'il l'ait trouvée trop « colorée ». Et j'ai dit : « je ne m'intéresse pas à la couleur ». J'ai ajouté : « Ma définition de la composition est celle-ci : la bonne note au bon endroit sur le bon instrument ». Dans son Traité d'harmonie, Schœnberg parle du rapport entre la hauteur et le timbre. Et il dit que le timbre est le prince du domaine, et que, dans une certaine mesure, le timbre que l'on produit est plus important que la hauteur elle-même, ce que nous identifions comme étant la hauteur. C'est là une idée très importante. C'est pourquoi il me semble - à moi et à beaucoup d'autres - que l'orchestration réalisée ultérieurement par Webern avait quelque chose d'arbitraire. Que cela ne se fait pas de prendre une série pour la donner à un piccolo pour ensuite donner un autre segment à la contrebasse. Impossible ici de rester insensible aux hauteurs, voyez-vous, à leur façon de parler et de durer. Essentiellement donc, dans ce monde de Darmstadt, à travers l'influence de Webern, on utilise essentiellement les instruments comme un autre dénominateur pour la variation. Et très peu de gens étaient sensibles aux instruments jouant ces notes. De manière générale, pour eux, la hauteur est associée à la musique tonale. Pas pour moi, vous voyez. En d'autres termes, ce qui est arrivé à la hauteur était terrible. C'était comme ces gens qui changent de sexe, comme si la hauteur était allée en Scandinavie pour revenir transformée en intervalle. Elle devait revenir en tant qu'intervalle. C'est comme dans mes première pièces pour piano en 1951, où j'introduisais une octave à l'intérieur d'un champ chromatique. Personne ne faisait ça. C'était très beau, ça marchait. Mais il y a des octaves même chez Webern. Il ne faudrait rien entendre hors de son contexte. Il m'est arrivé quelque chose de très drôle, il y a de nombreuses années. J'étais dans un restaurant chinois à New York et voici qu'arrive un groupe, un groupe très puissant, comme le groupe de Darmstadt à New York, des gens de l'université de Princeton, Milton Babbitt et tous ces gens-là ; ils sont tous arrivés, ils assistaient à une sorte de réunion ; ils étaient donc à New York et ils sont tous entrés dans ce restaurant chinois où je me trouvais avec ma femme. Et moi j'avais grandi avec ces gens-là, j'avais été à la même école. Alors ils m'ont salué et je les ai salués, et puis je me suis levé, j'ai payé l'addition et je suis passé devant leur table ; je leur ai serré la main ; ils me regardaient tous un peu bizarrement ; vous savez, ai-je dit alors : « Pardonnez-moi, les gars, de m'exprimer dans une musique cassée ! » V
Une fois, j'ai demandé à Paul Zukofsky : « Quand tu as quelque chose de difficile à faire, combien de temps y consacres-tu ? » Et Paul m'a dit : «Je travaille un passage pendant une heure. Si je sens que ça ne marchera pas, je ne joue pas la pièce». Il se donne une heure et puis, bien entendu, pendant cette heure où il travaille le passage, il pense : « Peut-être si je le joue encore et encore, plus tard cela ira mieux ». Autrement dit, il sait qu'il va avoir le même problème avec ce passage-là, et que ce n'est pas son problème ; en d'autres termes, c'est le fait des compositeurs. Dans ma musique, je fais la même chose. Si j'ai un problème, je m'assieds une demi-heure, peu importe. Je me rends compte que c'est lié uniquement à la concentration, et à rien d' autre. Autrement dit, il y a des années, les peintres s'énervaient terriblement, se tuaient à coups de cocaïne et d'alcool, et disaient : « Le travail est si difficile à réussir » ; mais la difficulté venait d'eux, non pas du travail. J'ai le sentiment que, quand je n'arrive pas à travailler, c'est par manque de concentration. Avec les années, je me suis trouvé des trucs pour connaître mon niveau de concentration. Je travaille avec un stylo, et c'est là un phénomène très intéressant, car quand je travaille avec un stylo, tout est barré. Sur certaines pages, rien n'est barré et c'est habituellement là que l'on trouve une certaine continuité, voyez-vous. Souvent, j'établis la continuité après coup, ce qui, grosso modo, est la façon dont travaillait Tolstoï. Je ne travaille pas nécessairement dans une continuité. De manière générale, mes pièces commençaient, mettons, à la dixième mesure, une manière d'y pénétrer. Alors je les examinais et jetais les dix premières mesures. C'est pourquoi ma musique a toujours cette espèce d'ouverture, vous voyez, parce que j'emprunte à toutes sortes de sources différentes. Je vais vous expliquer comment je parviens à cette ouverture. Je l'ai trouvée chez Kafka. J'ai lu un jour un article sur Kafka, que j'aimais beaucoup. Une première phrase de Kafka, ça se reconnaît : « On avait sûrement calomnié Joseph K... » On sait que c'est du Kafka, on est tout de suite dans le monde de Kafka. A l'âge de 20, 21 ans, on lisait tous Kafka à New York, c'était fantastique. J'ai pris cette idée et je l'ai introduite dans ma propre musique. Kafka a exercé une influence définitive sur ma façon de sentir de quelle manière commencer une pièce. D'emblée, on est dans l'atmosphère. Pas comme chez Bartok, mesto (triste) ou ce genre de choses, puis un autre mesto. De plus en plus, au quotidien, je travaille avec le sentiment d'avoir accompli ma tâche pour la journée. Cela peut représenter deux heures comme seize heures, cela peut être deux jours d'affilée sans sommeil. Le tout est de sentir que j'ai achevé le travail du jour. Je ne compte pas le travail que je fais, c'est un simple besoin psychologique de sentir que j'ai fait ma journée. Par travail journalier, je ne veux pas dire, mettons, sept heures, ça pourrait être n'importe quel laps de temps. Parfois, ce travail quotidien peut consister à attendre ; c'est comme cela que Stravinsky travaillait. Stravinsky parle d'attendre, et il restait assis à attendre. Moi, je nettoie mon Teppich, je lis des livres sur le Teppich, je fais le ménage, toujours en attente. J'ai appris cela de mes amis peintres. J'ai un ami qui connut un grand succès ; il avait trois maisons, une en Floride, une à Woodstock et un atelier à New York. Tout était prêt, des toiles de tous les formats, déjà tendues ; il faut dire qu'il était déjà millionnaire. Toutes les peintures sont là, tout, au cas où il aurait envie d'utiliser de l'acrylique ; même si ce n'était pas le cas ; tout était là, toutes les possibilités, tous les paramètres du travail, non pas de l'art, mais du travail ; tout cela était prêt pour lui, de sorte qu'il ne perdait pas son temps avec la préparation, s'il se décidait à entreprendre quelque chose. Je suis comme ça, moi aussi ; il est très important pour
moi que tous les types de papier soient prêts à l'usage ; je suis très sensible au papier. Les stylos sont très importants pour toutes sortes de raisons, à cause de mes yeux. VI Mahler et Freud. Vous savez qu'il a connu Freud, il existe d'ailleurs un document écrit par Freud - si ça intéresse quelqu'un, son plus grand élève Anglais a écrit le livre le plus achevé sur Freud, en deux volumes, - et c'est dans ce livre écrit par Ernest Jones, le premier grand Freudien. Mahler raconte à Freud que son père frappait sa mère et qu'il y avait toujours beaucoup de violence entre eux. Petit garçon, Mahler sort en courant de chez lui, arrive dans une rue où il y a un orgue de barbarie ; et puis plus tard, lorsque le trouble, l'angoisse le saisit, cela ressort dans la musique comme quelque chose de kitsch. Il est tout à fait documenté, cet entretien. Mahher ne tombait donc pas dans le mauvais goût ; c'était autobiographique, ce qui est de toute manière la nature de la forme symphonique ; la forme cyclique, c'est comme lorsque vous vous réveillez avec un mal de tête et que vous cherchez à vous en débarrasser ; vous allez vous promener dans la forêt et puis vous revenez. Ainsi était le Mahler créateur, intégrant l'aspect littéraire de l'angoisse autobiographique. Donc cela fonctionne chez Mahler, parce il met en musique son angoisse et c'est ce qui le sauve. Tout comme Ives, il orchestre son vécu. Ives était lui aussi un littéraire. Il n'aurait pas pu écrire une seule note à moins qu'elle ne soit littéraire. Jusqu'à un certain point, Debussy est totalement programmatique. Mais c'était orchestré. En fait, plus vous êtes littéraire et plus vous devez « orchestrer » parce que vous vous installez dans ce type particulier de narration qui semble dire aux gens : « Oui, je sais ce que c'est, je sais ce que c'est, mais écoutez ! » VII Si vous écoutez mon dernier quatuor à cordes, il y a une section qui semble être tonale. J'avais eu une idée qui consistait à prendre quelque chose et puis finalement la désintégrer. Ce que j'ai fini par faire, c'est que le début est présenté dans l'ordre, puis cela donne d'autres connexions ; disons, de A à Z, je fais C-A-B-E C'est construit de telle sorte que je peux placer n'importe quel segment à côté de n'importe quel autre, et cela semblera normal parce que le dessin de cette petite structure est parfait. La structure entière est un véritable cauchemar ; c'est comme si, dans un puzzle, vous pouviez placer n'importe quelle pièce à n'importe quel endroit et que cela aille. Et donc, quand le puzzle est achevé, vous voyez que cela ne correspond pas au modèle. C'était ça, l'idée. N'importe quelle pièce finit le puzzle, mais ce n'est pas le modèle. Alors, vous recommencez un nouvel agencement de pièces, mais vous n'obtenez toujours pas le modèle. Finalement vous réalisez que vous n'obtiendrez pas le modèle. Le morceau dure une heure. C'est très beau. La seule chose qui me déplaît à propos de ça, c'est que c'était orienté au niveau de l'idée. Parce que je savais a priori, de par la nature du matériau, qu'il y aurait des étapes de désintégration. Maintenant, ce qui était intéressant à propos de cette désintégration, c'était que seul le processus de désintégration était la variation. On peut le faire selon différents de degrés d'abstraction et divers degrés de qualité narrative.
VIII Deux types rendent visite à Haydn, deux journalistes de Cologne. Il l'interrogent sur ses pièces narratives ou programmatiques, et il répond : « Oui.... oh, j'ai écrit cette pièce qui est un dialogue entre Dieu et un pécheur ». Vaste sujet, n'est-ce pas ? Et ils continuèrent : « Quel est le titre de cette oeuvre ? » Et Haydn répondit : « J'ai oublié ». Il avait oublié cet important dialogue. Finalement après avoir évacué l'élément littéraire, c'était simplement une oeuvre musicale, dont il ignorait le thème ; c'était devenu, quelque temps après, un simple morceau de musique. Sans doute avait-il oublié. Parce que, d'une certaine manière, il y a quelque chose dont vous devez prendre conscience : prenons un célèbre tableau de la Renaissance, disons un Piero della Francesca, un tableau très révérencieux, religieux comme ceux de Michel-Ange André Malraux a dit une fois : « Quel pape aurait-il pu dire à Michel-Ange ce qu'il devait peindre ? » - ; Parce que les gens se plaignaient de cela ; c'était comme à Hollywood ; ils étaient programmés pour travailler pour le Vatican, et voilà ce qu'il répondait : « Quel pape aurait pu dire à Michel-Ange ce qu'il devait peindre ? » Mais il y a là cette combinaison d'une peinture peut-être abstraite. Allez au National Museum et allez voir ce fantastique Piero, rien ne pouvait être plus narratif ; le Christ à la colombe, vous ne savez pas où est la colombe, ni les trois Mages derrière le bassin, et le reflet, et le calme, incroyable chef-d'oeuvre, qui raconte tout à fait une histoire et est en même temps fantastiquement abstrait. IX Il y a une merveilleuse anecdote à propos de Duchamp et un étudiant des Beaux-Arts à San Francisco, il y a de ça quelques années. Duchamp se rend à cette école d'art et aperçoit une espèce de peintre rude et macho de San Francisco. Regardant le tableau, qu'il ne connait pas, il dit au gars : « Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? » Et le peintre de répondre : « J'en sais foutre rien ». Duchamp lui tape sur l'épaule et lui dit : « Continuez, vous êtes sur la bonne voie ! » X Voila une autre raison pour laquelle je compose au piano : cela me ralentit. Si vous ne composez pas au piano, alors c'est comme ce que Hemingway appelait la différence entre l'écriture à la main et l'écriture à la machine à écrire. Si vous n'écrivez pas au piano, vous tapez. Connaissez-vous la manière dont Hemingway écrivait ? C'est très intéressant à cause du fait qu'il a écrit sur le Michigan et son docteur de père, et sur les canards. Il écrivit beaucoup à partir de quelque chose emprunté à Gertrude Stein, qui l'avait observé chez Cézanne. Pourtant, le sujet n'avait rien à voir avec le livre sur Cézanne. Il emprunta aussi à Gertrude Stein cette idée sur ce qui entra dans la littérature anglaise. Fondamentalement, il tentait de revenir à Chaucer. Gertrude Stein disait : « Au commencement était le mot. Puis on mit deux mots ensemble, puis on fit une phrase, puis un paragraphe, et on a oublié le mot ». « Sumer is acumen in », c'est magnifique, « Sumer is acumen in », la sensation phonétique du mot. Ainsi, il se serait assis dans un café et en noir, en lettres capitales, il aurait écrit : « De retour chez nous dans le Michigan ». C'est seulement une parodie, d'accord ; et il considérait un mot, puis un autre et encore un autre, et il formait alors une phrase, plutôt que de dire seulement, d'écrire quelque version ennuyeuse de « chez nous dans... » Très très important le son d'un mot en relation avec un autre, juste assis là comme un idiot en train d'écrire ces choses, et puisse réveillant un jour avec le nom d' Hemingway.
L'argument que j'essaie de faire ressortir est : comment est-ce que nous savons ce qu'il faut enlever ? Je n'aime pas faire de distinctions entre l'Europe et l'Amérique, mais il y a une distinction à mon avis fondamentale ; par exemple, en littérature, Hemingway est considéré comme un type qui enlève (« taker-outer »). Mon ami Günter Grass, que j'aime beaucoup, n'est pas un « épureur », c'est plutôt un « surchargeur » (« putter-inner »), une tragédie après une autre, vous voyez. Günter Grass n'a rien appris d' Hemingway. Donc l'argument, c'est que ça revient au même. On sait ce qu'il faut enlever. Nous avons un instinct qui nous dit quoi enlever, c'est peut-être en fait un instinct commercial. C'est peut-être comme rédiger une petite annonce de Madison Avenue. XI Il y a longtemps de cela, Michael von Biel a étudié avec moi je lui ai dit : « Bon, travaillons ensemble ». Je travaillais alors sur une pièce pour deux pianos et je pensais que cela pouvait l'intéresser ; il était déjà un jeune compositeur raffiné, aussi lui ai-je dit : « Travaillons sur des oeuvres pour deux pianos ». Donc, à la première leçon, il arrive avec de la musique écrite entièrement dans le registre moyen. Je lui dis : « Michael, quoi que tu fasses, si tu écris toujours dans le médium, ça va sonner comme un choral. Quoi que tu écrives ». La semaine suivante, il revient avec des choses dans le médium mais aussi beaucoup dans le grave. Alors je lui dis : « Michael, fais attention avec le grave, c'est lugubre. Fais attention avec le grave ». A la troisième leçon, il vient avec beaucoup de choses dans l'aigu. Je lui dis : « Michael, sois prudent avec les notes aiguës. Cela donne une affectation très XXe siècle ». Il devient furieux, hystérique. « Pas de notes graves », dit-il, « pas de notes dans le médium, pas de notes aiguës ! Quelle sorte de notes alors ? » Je l'attrape par la cravate - c'était l'époque où les jeunes gens portaient des cravates - et je lui dis : « Michael, aigu, médium, grave, alles zusammen [tout cela à la fois] ». Il n'a pas eu besoin d'autres leçons ; il avait compris le message : « Alles zusammen, Michael ! » XII En Amérique on dit : « Le 10 août, le prêtre viendra dans votre cellule à 10 heures du matin. Il vous restera huit mois à partir de là ». Alors qu'à Paris, on vous condamne à mort et vous ne savez jamais quand on va venir vous chercher. Les Français estiment que c'est beaucoup plus humain d'être pris par surprise. Vous avez donc le choix entre la manière française et la manière américaine. Avec la manière américaine, il n'y a pas de surprise, voyez-vous ; malgré tout, je préférerais toujours ignorer le moment où on va entendre quelque chose, où on va voir quelque chose. XIII Ceux-là se contentent de prendre une photo. Je veux dire, après tout, vous allez dans 1' Himalaya. Cela vous coûte toutes vos économies, vous entreprenez l'ascension, cela dure deux semaines, vous manquez d'y laisser votre peau ; arrivé au sommet, vous sortez un petit appareil photo que vous avez acheté trois francs six sous et, au sommet de l'Himalaya, vous commencez à prendre des photos ! Voilà à quoi cela se réduit, voilà ce qu'ils font ! Ils se brisent le cou. Ils passent vingt ans à travailler, et puis ils se lancent. Puis ils vous apportent leurs photos développées sur du papier bon marché, pas sur du bon papier-kodak, avec un petit appareil de rien du tout et ils veulent le prix Nobel ! Ce n'est pas près d'arriver. Tous les grands compositeurs ont été de grands orchestrateurs. Citez-moi un seul grand compositeur, mis à part Karlheinz Stockhausen, qui ne soit pas un grand orchestrateur.
XIV Varèse m'a donné une leçon dans la rue ; ça a duré une demi minute et ça a fait de moi un orchestrateur. Il m'a demandé : « Qu'êtes-vous en train d'écrire en ce moment, Morton ? » Je le lui racontai ; et il a dit : « Assurez-vous de bien penser au temps que cela prend, depuis la scène jusqu'ici, dans le public. Prévenez-moi quand vous donnerez un concert, j'aimerais bien l'entendre ». Et il s'éloigna. Ce fût mon unique leçon ; ça été comme un flash ; une leçon et j'ai démarré. J'avais environ dix sept ans quand je l'ai connu et, dès cet instant, je me suis mis à écouter. XV J'imagine des idées comme celle d'une nuée d'enfants dans une maison, piaillant tous pour qu'on s'occupe d'eux - « change ma couche, change ma couche » ; J'étais en voiture, nous roulions vers Cape Code, avec cet affreux bambin, je l'aurais giflé. Nous roulions un peu à l'aventure jusqu'à Boston où nous devions faire un arrêt. Le gamin : « Je veux un Coca-Cola !». « Attends encore une demi-heure, mon chou ». « Je veux, je veux mon Coca-Cola maintenant, je veux mon Coca-Cola maintenant ! » « Désormais, c'est comme ça qu'il faudra jouer ces trois notes, si on doit les jouer ! » Sans mentir, c'est comme ça que je vois les choses, une nuée d'enfants cherchant à ce qu'on s'occupe d'eux. En fait, je ne dis jamais ça à mes étudiants parce qu'ils en seraient troublés. Je n'envisage même pas l'art de la composition. Quand j'en parle, j'appelle cela « traitement Tricostéril ». Juste un pansement, c'est ça ce que ça veut dire ; ça a commencé à saigner, l'intervalle a commencé à saigner, on met un pansement dessus pour ne plus voir le sang. Qui voudrait du sang sur la page ? Du sang conceptuel. XVI J'ai eu une copie de la première Sonate de Boulez. Le mouvement lent ne fait que deux pages, avec différents signes d'attaque qui me semblaient familiers. Je ne savais pas quoi, mais cela me faisait penser à quelque chose que je ne pouvais pas définir. Je l'ai bien regardé et je l'ai gravé-dans- ma mémoire. Près de trois ans plus tard, en fouillant dans mes partitions, je suis tombé sur un chant religieux de Webern qui faisait aussi deux pages. Je le regarde ; je prends un crayon ; je vais chercher la Sonate de Boulez ; et je souligne les attaques, les types d'attaques ; et j'ai comparé avec la partition de Webern : les types d'attaques étaient exactement les mêmes. A l'évidence, ce n'était pas un accident et, à l'évidence, Pierre a pensé qu'en utilisant cette répartition de types d'attaques dans une pièce approximativement de la même durée que celle de Webern, il agirait à la manière du Vaudou. C'est surnaturel, c'est le « spinnst ». La manière Vaudou de sucer le sang de l'ennemi, vous voyez, pour en prendre la force, voilà essentiellement ce que c'est. Ne s'agit-il pas de ce rite qui consiste à sucer le sang et la connaissance du passé pour en prendre la force ? Ne s'agit-il pas plutôt de ce qu'on appelle, en parlant de Reagan, l' « économie Vaudou » ? C'est ça, la tradition Vaudou. Il y a peut-être une sorte de superstition primitive ? Parlons de ces choses. Nous ne parlons pas de l'Histoire, nous parlons de quelques personnes, qui font l'Histoire. Nous ne parlons pas de tous les enfants qui traînent autour de Darmstadt.
J'ai eu une fois une grande discussion avec Boulez, six heures durant, en parcourant les rues de New York ; la façon qu'il avait de me parler ; il s'adressait pourtant à moi, seulement il disait Ives pour parler de moi : « Oh, Ives l'amateur ! » C'est absolument impayable, absolument incroyable que l'on puisse prendre Ives pour un amateur. Non. Il a écrit des choses fantastiques, comme la conception de la 4c symphonie, je parle de celle avec les quatre pianos, il n'a jamais rien changé, contrairement à Malher qui changeait les choses en permanence. Pourquoi était-il un amateur ? Parce qu'il n'était pas européen ? Un homme qui apporte toutes ces innovations peut-il être considéré comme un amateur ? Moi, depuis toutes ces années, on me prend toujours pour un amateur. Je suis une des quelques personnes originales qui écrivent de la musique et je suis un amateur ! S'agit-il seulement de cela ? Je n'ai jamais compris pourquoi Cage devrait être un amateur, mais je suis un amateur, Ives aussi. Mais n'importe quel crétin de Budapest qui plagie Bartok est en un sens un professionnel ! Je n'ai jamais compris cela... Pour moi, un professionnel, c'est quelqu'un qui n'a pas de travail à côté. En Europe, si vous n' avez pas de travail à côté, vous êtes un professionnel. XVII Je me souviens d'avoir entendu un jour une discussion merveilleuse entre de célèbres peintres abstraits dans une galerie. Le sujet était : « Quand peut-on dire qu'une oeuvre d'art est achevée ? » Admirable discussion ! Aucun d'eux n'avait de réponse précise. De Kooning disait : « La dernière touche termine l'oeuvre ». Philip Guston disait : « C'est quand on prend ses distances par rapport à elle que l'aeuvre est terminée ». Chacun avait une opinion différente sur le sujet. Pour moi, cela a eu une grande influence sur ma vie, parce que ce que les peintres m'avaient appris, c'était essentiellement à poser des questions essentielles ; Oh, je me pose beaucoup de questions quand je travaille ; si je devais dire laquelle je mettrais en premier, je dirais : « Qu'est ce qui est nécessaire dans cette oeuvre ? Combien dois-je enlever de choses ? Qu'est ce qui est nécessaire ? » Ce qui est intéressant quand j'ai réalisé ma première partition graphique, c'est que les choses devaient arriver dans un certain laps de temps. Cela ne devait pas forcément arriver au début de ce laps de temps comme, vous savez, cela peut arriver n'importe où, exactement comme lorsque vous traversez une rue ; c'est d'ailleurs pour cela que je les ai intitulées Intersection. Pour moi, d'une façon métaphorique, le temps, c'est la distance entre un feu rouge et un feu vert, il suffit simplement de contrôler la circulation. Je contrôlais toujours le temps, mais pas les notes à cette époque. Quand je me suis mis à écrire de la musique avec des durées libres, je contrôlais les notes, mais plus le temps. Ce qui prouve que, dans les deux cas, je devais abandonner quelque chose. Il y avait un merveilleux peintre à New York qui était tout le temps ivre. D partageait son atelier avec un autre peintre, un très bon peintre. Il venait de mourir. Et le bon peintre passait alors par le studio de l'autre, prenait un tableau pour le donner au marchand du type en question. Il regardait cette peinture, l'emportait et la donnait au marchand parce qu'il était toujours tellement saoul qu'il ne savait pas qu'il y avait un tableau sur le chevalet. Il arrivait ivre dans son studio et se remettait à peindre. L'idée, c'est que le gars était habitué à détruire ses tableaux et à repeindre par dessus les toiles. Ainsi, il travaillait très sérieusement, onze à douze heures puis, quand il avait épuisé sa réserve de whisky, il sortait en racheter et pendant qu'il était en bas, l'autre type s'emparait du tableau, et quand il remonte, il regarde comme Charlie Chaplin, plus de tableau ; il met une nouvelle toile sur le chevalet. XVIII
Un des problèmes avec l'harmonie fonctionnelle c'est qu'elle entend à notre place, voyezvous. Nous n'avons plus besoin d'entendre. Nous sommes l'objet trouvé, où l'on entend pour nous. L'harmonie, c'est comme aller chez un expert comptable pour faire faire un certain travail. Elle entend pour nous, c'est fantastique, c'est merveilleux, nous n'avons plus besoin d'entendre. Mais il nous reste à être intelligent. Il faut que nous soyons aussi intelligents que Mozart, pour nous assurer que c'est le meilleur type d'harmonie qui fonctionne pour nous. Ici, c'est très beau. C'est très beau. Ecoutez comment l'harmonie entend pour nous (il joue du Mozart) Beethoven pourrait être retourné chez lui après ça ! Sensationnel, merveilleux, splendide ! J'ai toujours aimé ce que Freud disait à propos de l'espèce humaine. Il disait : « Les hommes sont des dieux avec des prothèses ». Vous voyez, les artistes ont un problème incroyable. Surtout s'ils sont jeunes et qu'ils grandissent dans le culte du « tout est bien ». Bach c'est bien, et ses fils c'est bien, Palestrina c'est bien, Karlheinz c'est bien, tout le monde est bon. La confusion pour un jeune artiste qui grandit n'est pas la confusion entre tout le monde est mauvais et moi j'ai raison, mais entre tout le monde a raison mais moi alors, suis-je mauvais ? Alors, vous êtes intimidé, parce que tous les systèmes fonctionnent. Et ils fonctionnent parfaitement parce qu'on les a conçus pour cela ; c'est d'ailleurs dans la nature des occidentaux d'inventer des choses fantastiques, et donc qui fonctionnent. Hegel, ça fonctionne, Kierkegaard, ça fonctionne. Kierkegaard a dit : « Cela ne fait aucune différence parce que ce qui va éventuellement m'arriver, c'est que je serai déjà une partie de son système, et que de toute façon il va m'incorporer à son système ». Et s'il ne fonctionne pas tout seul, voyez-vous, alors quelqu'un d'autre s'intégrera au système. C'est un peu la théorie de Stockhausen, et elle est basée sur un principe militaire qui dit : « Vous tracez un petit cercle pour m'exclure, alors je trace un cercle plus grand pour vous inclure ». Et ça c'est, de manière essentielle, une dynamique dans l'histoire. Si on l'observe au boût de 300 ans, on peut encore l'affiner et recommencer à zéro. XIX Quand, dans un morceau, vous avez une mesure à trois temps, la plupart des compositeurs pensent que c'est l'espace dont ils disposent pour empaqueter du temps à l'intérieur de la mesure et le rendre intéressant. Je procède quant à moi d'une autre façon. Je veux dire, je peux comprendre psychologiquement pourquoi un compositeur fait cela avec une mesure à 3/4. Très souvent, dans mon nouveau quatuor à cordes, à partir de la troisième heure, je commence à enlever du matériau plutôt qu'en ajouter. Ce qui rend la chose plus intéressante, et pendant environ une heure j'obtiens un univers très calme. Fondamentalement, je n'utilise pas le drame. Je n'utilise aucun de ces mots. Non, car ils ont besoin d'une béquille, d'un parapluie pour pouvoir écrire un morceau. J'affirme que l'histoire a changé ! Dans l'histoire musicale, avant 1950, il vous fallait une idée géniale, et vous deviez savoir l'exploiter. Et l'idée devait aussi faire partie de l'esprit du temps (Zeitgeist). Ainsi, quand Grieg vint à Berlin, à 24 ans, Grieg, vous savez, surgi de nulle part, tout droit surgi du Nord, il s'installe - il a 24 ans (Feldman chante) ; 24 ans, un jeune type, personne n'avait entendu parler de lui. Arrivant de Scandinavie, le Zeitgeist ; la quatrième, tout ça, fantastique ; elle a eu un tel succès qu'il ne pouvait plus rien écrire après. Donc on avait besoin de ça, on avait besoin d'une idée géniale. Maintenant, ce dont on a besoin, c'est plutôt d'une non-idée géniale, qui doit être géniale mais en étant une non-idée. Qu'est qu'une nonidée ?
Mais voyez ce qui se passe. Ce n'est pas tant une question de nonidée, c'est plutôt comme un exercice. Soyons des êtres intelligents, il s'agit d'un exercice pour chasser les vieilles idées. Si on décrète : « trouvons une non-idée », on ne l'obtient pas comme ça, et donc on se sent perdu ; on est perdu parce qu'on abandonne tout ce qu'on connaît. Quand on songe à tout ce qu'on ignore. J'aimerais un réservoir à pensées ! L'idée de quelqu'un est votre non-idée à vous. Depuis ces vingt dernières années, j'ai eu mes non-idées. Je me souviens d'une fois où je parlais du temps musical avec Stockhausen. Il est devenu furieux après moi ! Il a dit : « Tu n'écris pas ta musique au paradis. Tu écris ta musique ici, sur la terre et un son est soit ici, soit là, ou là ! » J'ai répondu : « Oui. La seule différence pour moi c'est qu'un son est soit (il parle très doucement) là ou là ». Son idée était ceci (il tape très fort sur la table), et ma non-idée c'était ça (-) (rires)... Une très amusante conversation à propos du temps. Lui voulait mesurer, il voulait du temps mesuré sur la partition et je voulais du temps ressenti, une sensation plus subjective du temps, vous voyez. xx Une des plus belles choses que j'ai jamais vue, c'était une femme de Chicago, contemporaine de Martha Graham, qui s'appelait Sybil Shearer. Sybil Shearer arrivait sur scène à cloche-pied et elle se déplaçait à peu près comme ça, et elle s'arrêtait, reposait sa jambe par terre et restait là. Elle créait chez le spectateur la sensation d'un mouvement alors que, visiblement, rien ne bougeait, comme un phénomène de persistance rétinienne, un tour de passe-passe cinétique. Rien ne se passait, elle se tenait juste comme ça. Mais à cause de ce qu'elle faisait, vous aperceviez néanmoins les changements d'attitude. En d'autres termes, quand elle se tenait immobile, vous ne pouviez croire qu'elle se tenait ainsi. En fait, elle ne se tenait pas immobile parce qu'elle anticipait sur le mouvement suivant que vous perceviez déjà, un mouvement suggestif avec toutes les possibilités de ce mouvement cinétique, hallucinatoire. Je l'ai raconté à Cage, qui m'y avait emmené ; j'ai dit : « Comment fait-elle ça ? » Et Cage a répondu : « Elle se concentre et tu es à l'intérieur de sa concentration ». Voyez-vous, juste comme quand vous êtes dans la concentration de quelqu'un. Comment se faitil que l'artiste qui monte sur scène ressente le public et les changements du public tout au long de son numéro ? Il n'a pas besoin de faire « bouh », il ressent les vibrations du public, comme on dit. Et c'est la même chose en art. Philip Guston a dit quelque chose de fabuleux. Il a dit : « Le problème avec la plupart des oeuvres, c'est que les gens ignorent que tout est révélé sur la toile. Ils pensent que l'on peut se cacher dans le tableau ». Tout est révélé ; c'est la même chose avec tout le reste, voyez-vous. De la même façon que tout est révélé dans l'art, tout est révélé par les gens qui regardent l'art. Ainsi, toute cette histoire de parachever n'est peut-être pas aussi nécessaire que nous croyons, ce n'est pas de la télépathie. Autrement dit, si quelqu'un se tient debout sur une scène sans rien faire, et que nous sommes assis là, on va se mettre à regarder cette personne. Et c'est la même chose avec Rothko, quand il me demandait : « Est-ce bien là ? » « Combien y en a-t-il là ? » Non pas est-ce que tout est là, mais combien en faut-il pour être là ? Ça, c'est très très important. Quelqu'un qui n'aurait pas mon expérience, et qui regarderait le manuscrit de Triadic Memories, ne pourrait absolument pas se rendre compte du résultat sonore. Il dirait que c'est vide, que ça ne semble pas très intéressant, que ça ne sonne pas comme c'est écrit. Si je devais être jugé au regard du manuscrit, je dirais qu'il n'y a rien là. La pédale a une grande importance, elle donne le caractère général de la pièce.
J'étais préoccupé par l'ombre. Et c'est précisément le sujet de l'opéra avec Beckett. Le sujet de cet opéra, c'est que notre vie est encadrée par des zones d'ombres tout autour de nous, et il nous est impossible de voir à l'intérieur de l'ombre. Du fait de notre incapacité à voir à l'intérieur des ombres, notre vie est encadrée par de l'ombre tout autour de nous, et de ce fait, notre existence est réduite à ce balancement entre les ombres de la vie et de la mort. Etant donné que nous ne pouvons pas voir à l'intérieur des ombres, notre existence est réduite à cela et nous oscillons entre les ombres de la vie et de la mort. C'est une bonne non-idée n'est-ce pas ? Alors vous pouvez dire, bien, comment vais-je pouvoir montrer ça sur scène ? Vais-je mettre des ombres ? Ça a été le problème avec la création de l'opéra à Rome. Je leur ai dit que c'était trop littéraire, que c'était l'idée d'une non-idée. Ils ont alors répondu : « Faisons passer la lumière de l'obscurité à la clarté ». Non, ai-je dit : « Non, c'est autre chose, ça ne va pas. Pour nous, entrer dans l'ombre signifie beaucoup de travail ». Ils ont dû dépenser de l'argent ; ça a été très coûteux de réaliser cela à la manière d'un tableau de Rothko, avec une dégradé d'ombres, plutôt qu'une sorte de représentation facile de la symbolique visuelle de l'ombre. Les ombres sont vraiment des ombres vous savez. La scène était magnifique avec cette gradation. Autour de chaque chose, rien que des ombres. xx' Je me souviens quand J. Cage avait déménagé à la campagne ; j'étais allé lui rendre visite au printemps. En sortant de la voiture je lui ai dit : « Quel est ce parfum ? ». Il a dit : « Ça, c'est la chlorophylle ». Je ne savais pas ce que c'était ! Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? Moi qui arrive de New York avec tous ces gaz d'échappements, la chlorophylle me dérangeait. Et puis, un jour, on m'a emmené dans la Sierra Nevada - j'enseignais à cette époque dans les environs - ; alors ils sont montés de plus en plus haut, ils voulaient me montrer ce qu'était réellement l'air ; et ils sont encore montés, jusqu'au moment où il n'y avait plus d'arbres ; alors j'ai dit : «S'il vous plaît, je vais tom ber raide mort ». Je ne pouvais plus respirer, j'avais besoin d'oxygène. Je me suis senti mal, ce qui fait que toutes mes rencontres avec la nature ont été une catastrophe. On m'a m'emmené un jour en Méditerranée dans un endroit splendide, une lagune fantastique, mais, à force d'admirer la Méditerranée, j'ai failli me noyer. Je ne vais nulle part durant l'été ; je ne quitte pratiquement jamais la ville. La seule fois où je suis allé quelque part, c'était en Turquie ;-j'aime la Turquie. Et les tapis... Sachez que le déclin des tapis est apparu quand les gens ont refusé de rester assis pendant trois mois, comme des idiots, dix heures par jour, et qu'ils ont commencé à utiliser des teintures synthétiques. Eh bien, ils se sont mis à comptabiliser leur temps, et c'est à partir de ce moment là que le monde du tapis a disparu. Je m'intéresse beaucoup aux tapis, à la somme de travail et de solitude qu'ils nécessitent. J'ai dépensé beaucoup d'argent à Londres dans une vente aux enchères pour acquérir un tapis turc du XVIIIe siècle, de la région de Pergame. Quel travail ! Le niveau d'exécution de ce tapis comparé à, disons, quelque chose du XIXe siècle, est tout simplement extraordinaire. Non qu'il n'y ait pas eu de bonnes choses au XIXe siècle... Je repense à ce tapis, à ses différentes teintes, sa luminosité. Et cela m'a fait penser d'une manière très forte à ce que j'appellerais la réfraction de la lumière chez Monet. En d'autres termes, Monet fut le premier à considérer la lumière de cette façon. Et chacun avait sa propre
construction de la structure de la lumière. Il y a la lumière qui vient du dessus ou, comme chez Vermeer, la lumière qui vient de côté. C'est une étude très intéressante que celle de la construction de la lumière chez les peintres, et elles sont nombreuses. Pour quelqu'un comme Jackson Pollock, il n'y a pas de lumière, c'est juste une invention. Il y a la lumière qui vient du dessus ; les Français sont ceux qui se sont le plus intéressés à l'utilisation de la lumière naturelle ; il y avait la lumière du dessus comme chez Courbet. Mais Monet fut en fait le premier à pénétrer par le regard à l'intérieur de la lumière. Personne ne veut regarder directement dans la lumière ; mais Monet a réussi à obtenir cette réfraction, un mot très intéressant, parce que je pense que c'est la même chose, naturellement, avec les sons, en terme de battement. XXII Autrement dit, admettons que j'écoute un type d'harmonie caractéristique ; j'écoute ce que je tiens pour la réalité acoustique, combien de temps cela prend pour l'entendre véritablement. Pour moi, le silen ce est aussi un substitut au contrepoint. C'est : rien contre quelque chose. Différents degrés de rien contre quelque chose, ça existe réellement, c'est quelque chose qui respire. Je travaille par modules, je ne travaille pas dans la continuité, je travaille d'une façon modulaire. Et j'aime travailler souvent par modules, parce que de cette façon, je peux mettre ça dans tous les sens. Si je pense en terme de module, je peux prendre ça dans un endroit et le mettre ici, comme Frankenstein (il dessine). Cette idée m'est venue quand j'étais jeune homme, et elle ne me vient pas de John Cage, ni de l'art moderne, ni non plus de Mird. Cette idée me vient de Tolstoï, dans un merveilleux livre que sa fille a consacré à l'écriture de Guerre et paix. Voici comment ils ont procédé : sur une vieille machine à écrire - je suppose que les caractères sont petits en Russie -, ils ont écrit de très longues lignes. Chez eux, ils appelaient ça des nouilles. Ensuite, avec l'aide de sa fille, il découpait chaque phrase, les mettait sur une table et, à la manière d'un monteur de cinéma, il réarrangeait tout cela. C'est dans ce livre extraordinaire que la fille de Tolstoï décrit le processus d'écriture de Guerre et paix. Je travaille de la même manière à présent. Burroughs, dans The Naked Lunch a travaillé aussi de cette façon, vous savez ; ça ressemble beaucoup à un film. Ça pouvait aussi créer une situation dramatique avec, par exemple, quelque chose qui va de A à F, qui fasse une séquence entière. La rétrogradation m'intéresse beaucoup également. Et j'ai quelques pièces dans lesquelles je ne répète pas les sons en mouvement rétrograde, mais je répète la totalité du module de manière rétrograde. En un sens, cela s'entend mieux dans le quatuor à cordes, là où ça commence, là où la continuité ne semble pas si étrange à l'oreille. Donc je l'utilise à nouveau, comme dans la musique sérielle, mais avec des phrases entières ; et je le fais à l'oreille pour le rendre aussi étrange que je le souhaite en terme d'aliénation. Je le fais à l'oreille, et donc très vite. J'examine le matériau et immédiatement je peux voir ses potentialités. La raison en est que je veux rapporter une sorte d' association truquée. Il y a aussi quelque chose de très important dans ce que je fais ; au lieu de calculer les séries, je les écris en dessous, sur le papier à musique au lieu de les fabriquer. Ceci parce que je ne travaille pas dans la continuité ; la continuité vient plus tard. En d'autres termes, je ne m'engage pas dans un processus linéaire. De cette façon, je vois très vite les possibilités des nouveaux éléments. Je pourrais assembler tout cela, si tout d'un coup j'étais préoccupé par la continuité visuelle de l'ensemble ; alors, j'aurais tout, alles zusammen, merveilleusement, visuel. Et je ne combats pas seulement les séries harmoniques, je combats aussi, non pas la tonalité, je préfère le mot polarité, qu'utilise Stravinsky. Il semblerait que ce soit la chose la plus naturelle du monde.
Un jour, un de mes amis m'a raconté la façon dont les habitants d'un village irlandais indiquaient les directions. Ils disaient : « Alors, vous montez jusqu'en haut de la colline, et là vous trouverez une église à votre droite. N'en tenez pas compte ». Ils disent : « N'en tenez pas compte ». C'est la façon dont je ne pas tiens pas compte de la polarité. Je n'en tiens pas compte, tout simplement. Et donc moins j'en tiens compte, moins je suis préoccupé par cette polarité. Je l'entends comme séparée mais d'égale valeur. Comme aux antipodes, mais à égalité. Cela m'a pris des années. XXIII Ce que j'ai emprunté à la peinture, n'importe quel étudiant des Beaux-Arts le sait. On appelle cela la surface du tableau (picture plane). Je l'ai remplacé, pour mes oreilles,'par le plan sonore, et c'est une sorte d'équilibre, bien que ça n'ait rien à voir avec l'avant et l'arrière plan. Cela concerne en fait la manière dont j'empêche le son de tomber, de tomber par terre, pour le maintenir sur le plan. La plupart des gens empêchent le son de tomber par terre en l'intégrant dans un système, qu'il soit harmonique ou dodécaphonique. Sans le système, le son s'écroulerait. Ce jeune type qui improvisait ce morceau stupide ne s'apercevait pas qu'en fait, il ne faisait que tomber de sa chaise par terre toutes les deux minutes. Maintenant, cela pourrait être un élément du plan sonore où j'essaie d'établir un équilibre, une sorte de coexistence, entre le champ chromatique et ces notes déduites du champ chromatique, mais qui ne sont pas dans les séries chromatiques. Je me sens concerné autant qu'un peintre peut l'être par les différentes gradations à l'intérieur du monde chromatique. Si j'agis ainsi, c'est pour faire voyager mon oreille de long en large, pour qu'elle devienne de plus en plus riche. Mon travail ressemble beaucoup à celui d'un peintre dans la mesure où, en observant les phénomènes, j'épaissis et j'allège, et je travaille de cette façon, juste en observant ce qui est nécessaire. Je veux dire, j'ai la faculté d'entendre cela ; Je ne sais pas ce que pourrait être la faculté de le penser. Je ne me suis jamais intéressé à la faculté de penser ces phénomènes. Je suis le seul à travailler de cette façon. Mais, comme chez Rothko, c'est juste une question de conserver cette tension ou cette stase (stasis). On trouve ça chez Matisse, toute cette idée de stase. C'est le mot juste. J'ai affaire à la stase. C'est gelé et, en même temps, ça vibre. XXIV Donc, je travaille essentiellement avec trois notes ; bien sûr, on doit utiliser les autres notes. Mais les autres notes sont comme les ombres des notes de base. Par conséquent, tout ce qu'il me faut décider, c'est sur quelles trois notes chromatiques je vais commencer. Quand, au bout de quelques années, j'ai rajouté une quatrième note, je l'ai fait parce que ces quatre notes me donnaient alors la possibilité d'avoir une relation soit de deux secondes mineures, ou de deux secondes majeures ; et je pouvais obtenir aussi, en plus d'une seconde mineure et d'une seconde majeure, une tierce mineure et une tierce majeure. En d'autres termes, j'avais au moins un peu plus de matière si je voulais isoler quelque chose. En fait, une pièce d'environ trois ou quatre minutes n'est essentiellement que l'orchestration de ces quatre notes. Vous pouvez faire deux choses en musique : soit vous vous engagez dans la variation, ce qui signifie en termes simples que vous variez la musique, soit vous êtes dans la répétition. Réitératif. Mon travail est une synthèse entre la variation et la répétition. Cependant, je pourrais très bien répéter des choses dont seulement un aspect varie, ou bien je pourrais varier
la répétition. Mais encore une fois, c'est comme pendant un concert ; je m'en aperçois au moment où je le fais. C'est un concept très important dans mon travail. XXV Ma définition, c'est une redéfinition de l'art, pas de la société. Ce n'est pas une redéfinition de l'art dans la société, ou de la société dans l'art. Il s'agit de redéfinir le degré de liberté qu'il faut pour continuer à penser tout en conservant de merveilleuses choses comme la notation, les instruments, la manière de construire ou de déconstruire. Ça a toujours à voir avec cela. Le reste a à voir avec sa situation dans la philosophie, la psychologie, la société, pour créer un rapport entre l'un et l'autre. Je ne peux pas établir de relation entre musique et société. Je ne sais pas ce que c'est la société, parce que c'est « alles », tout. Wolpe, mon professeur, était marxiste, et il pensait que ma musique était trop ésotérique à l'époque. Il avait son atelier dans une rue ouvrière à l'angle de la 14e rue et de la 6e avenue ; à cette époque - j'avais vingt ans -, je me suis mêlé au milieu artistique de Greenwich Village et tous ces gens là. Il habitait au second étage et, un jour que nous regardions par la fenêtre, il m'a dit : « Et l'homme de la rue, alors ? » Au moment où il disait cela, Jackson Pollock traversait la rue ; l'artiste le plus cinglé de ma génération traversait la rue à ce moment précis. Je pense que l'art est un phénomène fantastique. Sa relation à la société multiplie par, deux, trois, quatre, ou cinq fois la capacité de ce que l'on peut faire dans une société, disons, démocratique. Je pense vraiment que l'art est le reflet de la société, ce qui implique que, dans une société surveillée, on ne peut pas avoir un art libre. Et pourtant, l'art est à part, de la même manière que la chimie est indépendante de la physique, séparée mais reliée. Nous avons des problèmes spécifiques ! Quand on fait de l'art, on n'a pas le temps de penser à la société. C'est comme lorsque vous êtes avec une personne malade, et que vous devez prendre une décision urgente ; vous n'avez pas le temps de vous demander qui peut bien être cette personne. Vous vous occupez de quelque chose qui n'est ni la philosophie, ni l'orchestre, ni le musicien. Vous n'avez pas le temps, vous avez du pain sur la planche. Pour vous donner mon sentiment sur la société, c'est comme si je portais une pile de vaisselle et que vous me demandiez du feu. C'est ce qu'on fait pour blaguer : chaque fois qu'on voit quelqu'un avec un monceau de vaisselle, on lui dit : « Pourriez-vous me donner du feu ? » XXVI Nijinsky pouvait faire des sauts comme n'importe qui, mais il ne s'entraînait pas pour ça, vous voyez. Il n'est pas allé dans une école de saut. Giotto pouvait tracer un cercle parfait... pas mal... Je sais déjà, je sais ce qui lui plaît. J'ai l'impression d'être dans une production cinématographique, comme à Hollywood et voilà mon producteur cinglé ! (Walter Zimmermann emporte ses dessins). Je sais ce que vous voulez. J'ai fait un film une fois pour Hollywood, mais on m'a viré. Et je vais vous dire pourquoi j'ai été viré. La femme du réalisateur en était la vedette. Au début du film, elle revient d'une répétition ; c'est une jeune fille qui chante dans une cho raie. Elle marche dans Central Park à la tombée de la nuit. On voulait donc que je fasse la musique. J'ai pris un morceau de Josquin qu'ils étaient censés travailler dans la chorale. Le réalisateur m'a dit : « Ecrivez une partie pour ma femme ». Alors j'ai répondu : « Je ne peux pas comme ça changer une partie dans Josquin ». Alors voilà ce que j'ai fait. Elle était alto et, à un moment donné, à la place de la partie des altos, sur deux mesures, j'ai écrit un petit quelque chose pour son affreuse voix, et ensuite je suis revenu au choeur. Voilà, et après elle se fait violer. Puis il
y avait une réunion de scénario avec dix personnes, le scénariste, le réalisateur... C'était une grosse production hollywoodienne. Ils appellent ça « POV conférence » (conférence de point de vue) ; de quel point de vue est-elle violée ? Pendant cette réunion, on doit établir, en un sens, quel est le point de vue par rapport au spectateur quand elle est violée. J'ai donc écrit la musique du viol. C'était un quatuor à cordes qui jouait juste un accord de Mi majeur. Juste un célesta qui jouait avec un doigt sur l'accord ; « sehr schôn », très beau dans l'orchestration..., et elle se faisait violer. Mais il s'agissait de la femme du réalisateur et il m'a dit : « C'est ma femme qui est en train de se faire violer !, ». C'était un réalisateur célèbre de l' Actor's studio, un homme puissant. « Ma femme est en train de se faire violet et vous écrivez cette musique céleste ? » Il ajouta : « Je veux quelque chose comme papa papa papa » (la 5e symphonie de Chostakovitch) ; c'était ça qu'il voulait. Et j'ai été viré. Leur avocat était un copain d'enfance et il me dit : « Appelle-moi après la conférence ». Et il a ajouté : « On a un problème, Morty. Ils ne veulent plus de toi dans le film ». J'ai dit : « Parfait. Combien vais-je gagner ? ». Il m'a dit : « Je vais te donner la totalité de ce qui était prévu ». Ainsi, on m'a payé intégralement. Cela faisait beaucoup d'argent à l'époque. J'ai eu à peu près 17 000 dollars juste pour une seule réunion ! Plus tard j'ai reçu un coup de fil d' Aaron Copland. Ils avaient engagé Aaron Copland. Il rit au téléphone et me demande ce qui s'est passé. Il savait que je devais écrire cette musique de film, et je lui ai raconté ce qui s'était passé. Il dit : « Ça veut dire que je ferais mieux de n'aller à aucune conférence ». « OK, dit-il, je ferai ça chez moi à la campagne. » Et c'est vrai, je l'ai appris, il n'est jamais allé à une réunion, n'a jamais participé à aucune discussion. Il a ri. Il doit y avoir une connexion ici avec cette histoire. XXVII Mais, rappelez-vous, j'ai toujours aimé prendre le tennis en exemple. Comment se placer sur le court ? Je ne sais plus quel Grec a dit : « Donnez-moi une place où me mettre et je ferai tourner la terre » (Gerhard Westerrath : « Archimède »). Et le registre exact. J'ai toujours aimé la manière dont les joueurs de tennis savent se placer sur le court. Chacun a sa façon de faire qui lui est personnelle, personne n'a la même opinion. Ainsi je pourrais apprendre à jouer au tennis, je pourrais apprendre à frapper la balle de la meilleure façon possible et je pourrais tout faire sur le court. A quoi bon puisque, quand je joue, rien n'est comme j'ai appris, n'est-ce pas ? 'Ibut change. Si le vent souffle par là, ça change. Je pense qu'on se rapproche de cela dans le Zen. Une de mes histoires préférées est celle d'un jeune homme qui va voir un maître Zen ; il doit rester auprès de lui sept ans, je crois. Alors le maître Zen lui donne un balai et, pendant sept ans, on lui dit de balayer la maison. Il balaye donc la maison ; il est là à un endroit, et le maître est à un autre endroit avec un sabre. Le gars est là avec son balai et le maître arrive par derrière en poussant un cri perçant, en hurlant, et le jeune homme soulève son balai. Après un certain temps, le jeune homme écoute et il entend le maître se déplacer là-bas ; il se retourne alors et attend. Ou bien, il le laisse passer et se tient dans un coin ; la faculté de se mettre à l'écoute lui vient lentement. Il s'en imprègne, vous voyez. Ainsi, il passe marre dans toutes les nuances de l'écoute, de la préparation et du positionnement naturel du corps et, au bout des sept années, il monte en grade. On lui reprend son balai et on lui remet un sabre. Il y a aussi une autre merveilleuse histoire écrite par Herrigel. Vous connaissez le livre, c'est un livre magnifique où l'Européen parvient chaque fois à atteindre le centre d'une cible. Mais quand il était avec le maître Zen, ils tiraient en essayant de sentir le centre de la cible dans le
noir. Sentir dans le noir, pas dans la lumière. C'est peut-être ça, la différence. Le métier, c'est quelque chose qu'on fait à la lumière, l'adresse en revanche se passe dans le noir. C'est comme faire l'amour. Si vous voulez faire l'amour avec la lumière allumée, vous n'avez aucune adresse ; bref, passons au sujet suivant. XXVIII J'ai reçu un jour un coup de fil de Metzger : « Ça vous dirait d'écrire quelque chose sur Schubert ? Qu'est ce que vous pensez de Schubert ? » J'ai répondu : « je ne pense jamais à Schubert ». Il me serait impossible d'écrire sur Schubert. S'il me fallait penser à lui en tant que compositeur, je n'aurais pas grand chose à en dire. Si je devais en parler en tant que génie, je n' aurais rien à dire non plus. Il suffit de dire Schubert et c'est tout. Il est le meilleur exemple pour comprendre le sens du placement d'une mélodie. Juste où la placer. Ce n'est pas une question de phrase ; la place elle-même est seulement déterminée par la tonalité... simplement la façon dont il place les notes est tellement fantastique par rapport à l'atmosphère. Là où il place les notes, c'est l'atmosphère exacte. Pas trop, ça flotte tout simplement. C'est à notre portée, mais à un endroit où personne d'autre ne mettrait la mélodie, en terme de registration. Et c'est ce qui fait la différence, toute la différence. Il y a beaucoup à apprendre chez Schubert dans la manière dont il place les choses. C'est fait tellement sans effort. Oui, souvenez-vous de ma définition de l'adresse : c'est de faire exactement ce que vous voulez. XXIX Les idées sont données. Les concepts sont donnés. Tout est donné. Mais comment orchestrer tout cela ? Ça, ce n'est pas donné. Ça ne se trouve pas dans les livres. On doit prendre cette décision-là. C'est la seule. Cela a à voir avec la différenciation, la forme, le contraste, l'histoire de l'art. Il y a des choses qui sont données, mais quels instruments, comment les utiliser, comment échapper à cela. En d'autres termes, vous n'avez pas envie d'exposer vos thèmes de la façon dont Webern exposait ses structures avec ses instruments. Webern n'orchestre pas. Il vous donne les instruments et présente ses thèmes comme une conférence, avec les instruments. On doit veiller à ne pas faire cela. Alors, quelle pourrait être une fonction nouvelle pour les instruments plutôt que, simplement, celle de présenter les informations compositionnelles ? Ont-ils une autre fonction ? Est-ce leur seule fonction ? Et l'orchestration est aussi notation. C'est également ce dont nous parlons. Tout est métaphorique. Existe-t-il une notation adéquate pour les instruments.? Vous n'avez pas besoin de système, une notation vous empêche bien des fois de vous disperser, voyez-vous. Alors, qu'est-ce que la notation ? Il y a deux choses auxquelles les compositeurs ne songent pas : ils ne pensent pas à la notation, et ils ne pensent pas à l'orchestration. Si vous, vous êtes libre, les instruments seront libres. Les instruments sont comme James Bond, vous savez. Quand ça fait « shhh », il bondit hors de l'immeuble. Les instruments sont comme James Bond. Karlheinz le fou vous poursuit, l'automobile fait « krchh ». C'est comme ça, les instruments : ils vous tirent d'une situation dans laquelle vous n'auriez pas dû vous mettre.
Les instruments sont la réponse au cul-de-sac, pas aux idées. Au moins ai-je trouvé cela, et j'ai trouvé cela parce que personne ne s'intéressait aux instruments, vous savez ; personne ne s'y intéressait. Et je me suis dit : « Pourquoi les gens ne s'intéressent-ils pas aux instruments ? » Parce qu'il n'y a rien en dehors des instruments pour exposer l'idée. Un des problèmes avec l'Art, c'est qu'il n'a rien à faire avec le moyen (medium) ; il a à faire avec les gens eux-mêmes ; car l'idée est l'ego. Mais à la minute où l'on se débarrasse de l'Ego, on doit lui substituer quelque chose d'autre et on ne sait pas de quoi il s'agit. Le matériau. L'instrument est le matériau, vous voyez. Nous avons pris beaucoup de distance par rapport au matériau, spécialement dans la jeune génération. Quand ils écoutent les premières oeuvres de Schoenberg ou de Webern, ils trouvent qu'il y a des couleurs fantastiques. Mais ça n'a rien à voir avec la couleur, ça a à voir avec autre chose. Schoenberg et Webern ont fait cela pour d'autres raisons. Différenciation, variation, tout cela n'avait rien à voir avec la couleur, réellement. Ça concernait les idées. Ainsi, j'ai le sentiment qu'un des problèmes de la musique est de n'avoir jamais eu son Matisse. Elle a eu de grands artistes, mais pas de Matisse. Je veux dire qu'utiliser la couleur de façon merveilleuse et juste ne veut pas dire pour autant que vous avez le sens de la couleur. Encore une fois, le métier et le don. Titien avait le métier, Matisse le don de comprendre ce que c'était que la couleur pour la laisser exister seule, sur une grande surface. Nous n'avons pas eu notre Matisse. Nous ne savons pas ce que c'est que la couleur. Je pense que la musique ouvre sur la couleur, et quand je parle de la couleur, je ne parle pas de l'environnement sonore, du bruit, je parle des instruments jouant ensemble. C'est fantastique. Même si vous trouvez une idée musicale, les instruments, eux, n'en ont pas ; ils sont là pour jouer n'importe quelle idée musicale, c'est ça le problème de mes étudiants. Ils disent : « Comment peut-on écrire pour le piano en 1978, comment pourrait-on écrire quoi que ce soit pour le piano ? » Je réponds : « Oubliez le piano ; le piano n'y est pour rien ; c'est ce que les gens écrivent pour le piano qui compte. Le piano n'a rien à voir là-dedans. Laissez-le tranquille ! » La musique occidentale ne tient que parce qu'on la joue sur de bons instruments, pas des jouets, pas des instruments improvisés. La raison pour laquelle le piano est fantastique, c'est qu'un bon piano est un bon instrument, un bon violon est un bon instrument, un instrument parfait. Et l'on obtiendra jamais rien de bon avec des jouets. C'était je ne sais plus où, quelqu'un avait écrit une pièce pour quatre flûtes à bec. J'ai dit : « En principe, je pense que les gens ont le droit d'écrire ce qu'ils ont envie. En principe, il n'y a rien de mal à écrire pour quatre flûtes à bec mais, en fait, vous commettez une grave erreur. Ça sonne de manière affreuse ». Walter Zimmermann : « Notation, orchestration, instruments, métaphores, matériau. Quelle est la fonction de ces éléments ? » Une métaphore peut être exactement ce que la pièce veut raconter. Peut-être le fait que la musique se dresse verticalement, probablement une traduction à la verticale, voyez-vous. Le seul problème réside dans la variation. Un des problèmes avec la variation dans la musique du XXe siècle est que les compositeurs la rendent trop évidente. Vous avez entendu que c'était une variation. Je m'intéresse à présent à un type de musique où elle est particulièrement discrète : j'aurais la même chose qui revient, mais je lui rajouterais juste une note. Ou bien, je la fais revenir et j'enlève deux notes. Et je varierais les notes et garderais la pulsation, mais très subtilement. Je pourrais presque considérer aussi un changement de couleur comme une métaphore, voyezvous. Très souvent, choisir un mot ou un autre est une question d'instinct. Si vous êtes
Wittgenstein, vous ne voulez pas rendre les choses trop claires ; si vous êtes quelqu'un d'autre, vous voulez les rendre claires. C'est donc une question de degré - les degrés variés de clarté : soit rendre clair, suggestif, ou bien pas trop clair ; mais ça, c'est de l'orchestration. Ainsi, à la minute où vous pensez métaphoriquement en ombres, vous avez des gradations à peine audibles : comme chez le merveilleux peintre Ad Reinhardt ; je ne sais pas si son oeuvre est ici, la gradation des gris, vous voyez ; cela me préoccupe beaucoup. Comme chez Ad Reinhardt. Vous voyez la gradation. L'entendez-vous ? Etes-vous assez concentrés ? Autre chose : je n'aime pas la variation, je préfère la traduction. Je crois que le meilleur exemple qui m'ait été donné à cet égard au cours des dix dernières années est ma rencontre avec Beckett et le fait d'essayer de trouver de quelle manière il travaille. Il écrivait quelque chose en français, la phrase suivante en anglais, puis il prenait l'anglais et le traduisait en français. Ça n'a plus rien à voir avec la première phrase en français... Alors, je reçois de lui ce poème, je le lis : c'est la même chose, cela ne sonne pas de la même façon, mais c'est la même chose. Connais ton instrument. Tu ne peux orchestrer que si tu connais ton instrument. Connais ton instrument. Qui était le Grec qui a dit cela ? Connais ton instrument. Connais-toi toi-même. Qui était-ce ? Socrate, Aristote. Connais-toi toi-même, ça sonne comme du Socrate. Je crois que c'est Socrate. Je pense que Saint-François d'Assise vous dirait que vous devriez connaiître quelqu'un d'autre. XXX Kierkegaard a écrit une merveilleuse chose dans Entweder-Oder (ni - ni). Il a dit que, quand il mourrait, quand il serait là-haut, on lui poserait seulement une question. La question serait : « As-tu éclarci les choses ? » As-tu éclairci les choses, voilà la question qu'on lui poserait làhaut. En d'autres termes, dans sa propre vie, a-t-il rendu les choses claires ? Comment il a ressenti les choses, comment il a écrit..., tout cela. Et je suis très soucieux de rendre les choses claires. Peut-être que j'utilise une métaphore comme une manière de le dire de différentes façons afin d'être clair, voyez-vous. Stendhal avait placé un grand panneau au-dessus de son bureau où était écrit : « Être clair à tout prix ». Être clair à tout prix.
* Traduction Mireille Lourtis, Jean-Yves Bosseur. Texte reproduit dans Essays, pp. 181-213. Transcription, par Ken Muller et Hanfried Blume, d'une conférence donnée dans le cadre des Darmstddter Ferienkurse, le 26 juillet 1984. Lorsque l'on parle autant que moi dans des salles de cours, l'activité commence à perdre son aspect pédagogique pour ressembler davantage à Las Vegas. Je vous prie donc de m'excuser si je donne l'impression d'être trop à l'aise. Un ami, une personne très intéressante, a défini la tragédie comme une situation où les protagonistes ont raison tous les deux. Vous pouvez donc vous détendre et profiter de votre position tragique. Mais ne vous en prenez pas à moi.
Et si vous grandissez avec ce problème-là, ou bien il vous vaincra, ou bien vous en sortirez grandi. Quand j'étais jeune, il y avait en Amérique une grande polémique entre Nicolas Nabokov et Stravinsky, René Leibowitz et Schœnberg. C'était une situation terrible. Je me sentais comme un orphelin dont les parents étaient séparés et divorcés. Je les aimais tous les deux. Je ne suivais pas la position de Schœnberg, selon laquelle deux d'entre nous ne peuvent avoir raison, mais un seul. Ils avaient raison tous les deux. Je pense que c'est une situation tragique, peut-être dans cette partie du monde - et j'ai dit à Metzger que c'était la faute de son maître, Adorno, qui avait démoli Stravinsky ; parlant à beaucoup d'étudiants, pas seulement ici (rappelez-vous, je vais d'une salle de cours à une autre, d'un tableau noir à un autre), je trouve vraiment très, très triste de constater le manque d'intérêt qu'ils manifestent pour Stravinsky, leur peu de connaissance de sa musique. Je dirais à chaque jeune compositeur dans cette salle que si vous n'avez pas Stravinsky dans votre vie, alors vous vivez dans une curieuse sorte d'exil. Sans Stravinsky dans votre vie, vous n'avez aucun sens des instruments. Bon, parlons plus précisément de la pièce, du Deuxième Quatuor à cordes d'hier soir. Je voudrais vous dire quelques mots sur ma façon de travailler et de penser, mais aussi parler de la confusion qui est la mienne - confusion sur le plan linguistique, mais aussi sur tous les autres sens du mot - devant l'écart entre la terminologie et la signification réelle des choses. A propos, cette jeune femme qui est restée sur sa faim après ma réponse sur la tonalité est-elle dans la salle ? - Réponse : « Elle n'est pas ici ». Est-elle ici ? (De toute façon elle ne se montrerait jamais !) Ah, vous voilà ! (Rires) Ce serait plus intéressant si vous étiez là. (Rires redoublés). Je voudrais citer deux personnes. D'abord, Lord Byron, qui a dit : « Et qui va définir la définition ? », et ensuite mon ami le peintre Willem De Kooning, personnage fascinant, qui a dit : « L'histoire ne m'influence pas, c'est moi qui influence l'histoire ». Comment parler de la tonalité aujourd'hui ? La situation a tellement changé, vous voyez. C'est comme si on parlait des avions. A l'époque de Lindbergh, il n'y avait rien de plus excitant que d'aller à Washington voir son « Spirit of St. Louis » avec ses deux ou trois petits cadrans sur le tableau de bord. C'était une chose incroyable à voir. Donc, à cette époque-là, il était possible de parler des avions. Il est très important pour mes jeunes collègues de savoir comment les gens travaillent réellement, car souvent, vous vivez dans un monde imaginaire. Par exemple, vous pensez que je suis laxiste. Pourtant, il se peut que je sois encore plus strict que ceux que vous jugez vraiment stricts. Les gens que vous considérez comme des radicaux pourraient bien être en réalité des conservateurs. Je me souviens d'un jeune homme qui travaillait chez Salabert, il y a quelques années de cela. Il voulait me faire rencontrer Takemitsu. Il avait donc préparé un bon dîner. On entendait la radio qui jouait très doucement. Un moment donné, le son devint de plus en plus fort, et puis nous avons entendu da-di-da-da-di-di-da (il entonne la Quatrième Symphonie de Sibelius) et le jeune homme a voulu éteindre le poste. Takemitsu et moi nous sommes levés d'un bond : « Laissez-le ! Laissez-le ! » Il nous regardait, incrédule : c'était du
Sibelius. Le moment le plus facile nous excitait à un point... Ce n'était pas le début de la Quatrième Symphonie. De même, je me souviens d'un étudiant de troisième cycle. Je chantais les louanges de la Quatrième Symphonie, il me dit : « Vous aimez vraiment ça ? » Une autre fois, nous avions invité Aaron Copland à donner une conférence. Les étudiants s'étonnaient de lui découvrir une pensée aussi radicale. Ils n'arrivaient pas à le faire cadrer avec ce qu'ils pensaient de sa musique. Vous voyez ? C'est ce type de décalage-là. C'est Takemitsu qui m'a raconté mon anecdote préférée. Il s'agit de Xenakis. Il réalisait une pièce électronique dans un studio, à Tokyo. A la fin, ils étaient tous ensemble dans une pièce pour écouter le résultat. Xenakis allait et venait dans cette veste qui lui allait à merveille, et il disait : « Je prends ceci ; je prends cela ; je veux mettre ceci avec cela ; je veux ceci ici avec cette pièce là-bas ». Et c'est ainsi qu'il construisait la pièce, comme un assemblage. Voilà, nous nous retrouvons tout de suite impliqués dans une certaine terminologie intéressante, assemblage, par opposition à un mot comme composition. Nous voici pris dans les mots. Vous devez me croire quand je dis que j'essaie de ne rien désigner par un nom. Il y a de nombreuses années, j'ai rencontré un très jeune pianiste, Frederic Rzewski, et il m'a dit, avec toute la tranquillité d'esprit que vous imaginez : « Vous savez, ce canon pour deux pianos ? » Canon, moi, un canon de moi ? Oh oui, cette pièce de durée libre. C'était un canon, je suppose. Pour tout vous avouer, si j'avais pensé que c'était un canon, cela m'aurait conduit au suicide. (Rire) Je ne désigne pas une chose par un nom. Par exemple, si je répète quelque chose, je ne dis pas que le répète. En fait, je ne laisse pas mes étudiants utiliser des signes de reprise. Je leur dis que quelque chose pourrait bien se produire à la toute fin de la mesure. Qu'est-ce que ma musique ? Qu'est-ce que cette pièce d'hier soir ? La pièce d'hier soir tourne autour de deux éléments qui, pour moi, ont moins à voir avec les concepts qu'avec la réalité. Voilà, je m'intéresse surtout aux choses réalistes. Pourtant nous allons parler de concepts. Comme je l'ai dit, j'essaie d'éviter de nommer les choses. Cela est très, très important pour moi. En fait, je m'adresse ici surtout aux jeunes compositeurs moins expérimentés. J'essaie de faire comprendre à ceux qui utilisent des modèles - et comment peut-on ne pas utiliser des modèles ? - que depuis que deux Grecs, il y a de nombreuses, très nombreuses années, se sont disputés au sujet de ces deux points de vue - l'un défendant le concept, l'autre la perception -, toute l'histoire de notre pensée et de notre compréhension se rapporte soit à une lutte entre ces deux points de vue, soit à un amalgame des deux, ou bien les deux, ou encore, dans tous les cas à une impasse de toute façon. Mais, si nous voulons bien prendre Henri Bergson au sérieux, il nous rappelle qu'il n'existe essentiellement que deux façons de nous exprimer : l'une, par des concepts, l'autre, par des images. Einstein pensait toujours en images.
La formule de l'ADN est issue d'une image. Et le personnage qui avait en quelque sorte créé cette image disait que ses étudiants essayaient de résoudre les problèmes par un raisonnement mathématique, et qu'ils s'embrouillaient. Il insistait sur l'importance pour lui d'avoir l'image ; ensuite - comme c'était un grand mathématicien -, il décrivait ce que c'est en termes mathématiques. Voilà essentiellement ma façon de travailler. Je ne sais pas qui est qui et quoi est quoi. Il y a une confusion entre le conceptuel et les images. Ce qu'il y a d'intéressant avec les images, c'est que l'on ne peut pas dire : « Je vais créer une image » - à moins que ce soit une image à programme. C'est d'ailleurs pour cela que 85% de la musique dans le monde est de la musique à programme. Vous ne pouvez pas dire simplement : « Je vais créer une image, une image instrumentale ». Essayez de réfléchir à l'histoire de la musique contemporaine. Au début du XXe siècle, combien d'images trouvez-vous ? Nous figuronsnous jamais ce qu'est une image instrumentale ? Prenons l'introduction du Concerto pour violon de Stravinsky, le mouvement lent. Essayez de le situer. Pensez aux registres aigus. Vous souvenez-vous de la flûte grave qui fait soudain irruption ? Si vous ne vous en souvenez pas, et si vous ne savez pas ce que c'est une image, alors vous avez un problème. Bon, c'est ainsi que je travaille, surtout depuis douze ans. Cela n'a rien d'original. Beaucoup, beaucoup de gens travaillent de la même façon, mais dans d'autres domaines. C'est le cas de Samuel Beckett - pas dans tout ce qu'il fait, mais dans une grande partie. Il écrivait quelque chose en anglais, le traduisait en français, puis il retraduisait cette pensée dans un anglais qui l'exprime au mieux. Et je sais qu'il continue de la sorte. Il a écrit quelque chose pour moi en 1977. Quand je l'ai reçu, j'ai commencé à le lire. Il y avait quelque chose de singulier. Je n'arrivais pas à le saisir. Finalement, j'ai constaté que chaque ligne était en réalité la même pensée, dite d'une autre manière. Et pourtant la continuité donne l'impression qu'il se passe autre chose. Mais il ne se passe rien d'autre. En fait, vous êtes en train de vous imbiber de plus en plus profondément, de manière presque proustienne, de la pensée. Alors, ce que je fais, c'est de traduire quelque chose, disons, dans une situation de hauteurs de son. Puis je le fais de manière plus intervallique et je reprends des évocations de cela dans un contexte de hauteurs d'une autre sorte - qui n'est pas celui d'origine, et ainsi de suite. Toujours, je retraduis, et puis je dis : maintenant faisons-le selon un autre point de vue. Le mot-clef ici est point de vue (focus). Cela se produit comme au travers d' une autre sorte de -je n'aime pas le mot - variation. Mais je dois dire quelque chose. Cette pensée formulée d'une autre façon. Et de nombreuses fois encore, avec à chaque fois un autre langage. Le langage d'un autre registre, le langage d'une autre couleur. Et je veux utiliser le terme « différenciation » pour ces choses-là, vous voyez. En fin de compte, vous ne prendrez jamais les instruments assez au sérieux. Pour moi, ils sont un compromis. Ce que je veux dire, c'est que Moïse ne nous a pas donné d'instruments. Oh, j'ai dit quelque chose de très drôle. Je parlais de Moïse l'autre soir et, au lieu de dire les Dix Commandements, j'ai dit les Douze Commandements. (Rire) Il ne faut jamais dire de blagues. J'ai perdu le fil.
Un autre de mes amis haut en couleurs, le merveilleux peintre américain Barnett Newmann, aujourd'hui décédé, a dit un jour :« Si vous voulez tout dans une oeuvre d' art, vous vous retrouvez avec tout ». La ruine. Si vous n'avez pas d'ami peintre, vous êtes dans le pétrin. Je pourrais, par exemple, penser à un concept. « Voix principale » pourrait devenir un point d'attraction. Alors je pourrais, disons, me passer de voix principale. Ou bien, je pourrais mettre en place mon propre parcours d'obstacles. J'ai des idées que je jette deux minutes après, et pour lesquelles le plus pauvre parmi vous ici me donnerait au moins 10 000 Marks. Et la raison pour laquelle je le fais, c'est que je ne veux pas être influencé par ma propre pensée. Elle pourrait me distraire du pôle d'attraction (focus) de ce moment. Mais je ne pense pas que ce moment soit essentiellement le flirt d'une nuit avec une idée. Je ne dirais pas que c'est un engagement à court terme. Je dois juste adopter un angle de vue et faire de mon mieux à ce moment précis, parce que c'est une opération très sérieuse. Il y a beaucoup de questions à poser et une des plus importantes est : votre attitude en tant que compositeur. Schœnberg a écrit un jour dans une lettre que, certains jours, il se levait le matin et ne pouvait pas même faire un simple exercice. Composer est si difficile. Ecrire quelque chose de mauvais est si difficile. Et une grande partie de la dif ficulté ne vient pas du fait que l'idée soit bonne ou mauvaise. Ce qu'est l'idée ne fait aucune différence. Tchekhov a dit un jour que même un mensonge conduit au salut. N'importe quoi, peu importe ce que vous faites : premièrement, vous devez y croire ; et deuxièmement, vous devez être absolument concentré dessus. Alors je n'aime pas parler de concepts, et je n'aime pas parler d'idées. Les douze sons, ce n'est pas un concept. C'est juste une méthode pour travailler avec douze sons. Et il y a toujours quelque chose qui ne va pas quand vous cherchez à comprendre comment vous allez travailler avec ces douze sons. Webern est arrivé un jour pour un cours. A l'instant où il a quitté le cours et a pris un trolley pour traverser Vienne d'un point à un autre, c'était le bazar. (Rires) Schœnberg écrit combien Webern était naïf, avec son concept des douze sons, qu'il utilise comme une laisse. Mais à l'instant où il monta dans le trolley - et Vienne est petite -, tout est allé de travers. Dans ce sens, tout ce que vous faites, et tout ce que je fais, me semble fondamentalement ne pas m'appartenir. Tout est un objet trouvé. Je veux dire, je n'ai pas inventé la sixte majeure. Je n'ai pas inventé la septième mineure ; quand j'entends ces choses se produire, de quelle manière je les utilise ! Observer ces objets trouvés. Tout est un objet trouvé. Même quelque chose que j'invente moimême est un objet trouvé. Vous avez affaire à des objets trouvés. Vous êtes tous des Duchamp amateurs, et vous ne le savez pas. Et en réalisant cela, vous devez perdre l'interêt que vous investissez dans les idées.
Je suis un intellectuel européen. Je ne suis pas un iconoclaste américain ! Et c'est très, très intéressant. Regardez mes origines. Quand j'étais petit garçon, qui était mon professeur ? Mon professeur était une femme formidable. Elle est allée à l'école avec la seconde femme de Scriabine. C'était son amie. Elle a étudié avec Busoni à Berlin. Voilà qui était mon professeur de piano. Elle a enseigné aux enfants du Tsar. J'ai eu un professeur de piano qui a enseigné aux enfants du Tsar. (Rires) Elle me racontait tout sur Busoni. Certaines attitudes. Pour moi, c'était de l'histoire ; certaines attitudes qu'avaient les gens. Qui fut mon premier professeur ? Wallingford Riegger, qui a étudié à Leipzig. Et il baignait dans Beethoven. Il adorait le mouvement en variations de la Symphonie Héroique. Il oubliait toujours qu'il me rendait furieux à son sujet parce que c'était comme si ce mouvement en variations l'avait rendu sénile. Et il sortait ce volume relié de Leipzig avec ce merveilleux papier, et je me souviens que je n'arrivais pas à y croire, là où la clef allait dans l'autre sens, vous savez. (Rires) Incroyable. Elle est inversée. Je croyais que c'était comme cela que cela se faisait en réalité. Et parfois, quand je suis vraiment déprimé, que je travaille 15 ou 20 heures et m'endors, je fais comme cela : j'ai un petit rire, et je me réveille, et je mets ma clef de fa à l'envers. Ainsi était mon professeur. Le premier compositeur dodécaphonique en Amérique. Il ne m'a jamais parlé de la méthode des douze sons. J'ai composé une petite pièce modale quand j'avais 14 ans, une petite mélodie modale avec un accompagnement élégant au piano, et je l'ai mise dans mon petit cartable ; et Riegger a dit : « Morty, peuxtu la laisser ici ? Je voudrais la montrer à Henry Cowell ». Il ne s'intéressait pas au fait que ma musique soit chromatique ou pas. Mais, avant que j'oublie, il y a une charmante petite histoire au sujet de Stravinsky et de John Cage. John Cage devint très ami avec Stravinsky à la fin de sa vie ; Stravinsky ne connaissait pas la formation de John, et il lui demanda qui il aimait quand il était jeune ; et John dit : « Schœnberg ». Et Stravinsky demanda : « Pourquoi ? » Et John répondit : « Parce qu'il est chromatique ». Et Stravinsky rétorqua « Mais moi aussi ! » Et bien sûr, qu'est-ce qu'il était chromatique pour l'époque ! Vivre une vie entière sans Stravinsky. Sa modulation par demi-ton. Je m'en sers toujours. Personne ne pouvait moduler par demi-ton comme Stravinsky. C'est sensationnel. Bon, revenons à John Cage et Schœnberg. Regardez mes antécédents : John Cage. Boulez a-t-il étudié avec Schœnberg ? Non. Y a-t-il quelqu'un à l'époque, à Paris, qui ait étudié avec Schœnberg ? Non. Y a-t-il quel qu'un enseignant à Darmstadt qui ait étudié avec Schoenberg ? ...John Cage a étudié avec Schœnberg. Et c'est pourquoi son oeuvre est une variation continuelle. Sa vie entière est fondée sur les enseignements de Schœnberg, pris d'une autre façon. - Question du public : « Quel était le lien de Leibowitz avec Schœnberg ? Etudiait-il avec lui ou non ? Etait-il... »
C'était un enquiquineur.(Rires) Même son gendre, Krenek, était un enquiquineur. Schoenberg était très agacé par Krenek à cause de termes comme « contrepoint linéaire ». Qu'entend-il par contrepoint linéaire ? Il n'existe rien de tel. Que veut-il dire par contrepoint linéaire ? Très agacé par le contrepoint linéaire. O.K., Schoenberg. Donc il y a eu Riegger, mon premier professeur, n'est-ce pas ? Stefan Wolpe, un Berlinois, a étudié avec Webern. Depuis l'âge de 18 ans, j'ai vu Varèse au moins une fois par semaine. C'était un ami de Romain Rolland, Debussy. Alors, ce à quoi je veux vraiment en venir, c'est : comment vous représentez-vous l'histoire ? Jusqu'où vous rapprochez-vous d'un modèle ? Jusqu'où faut-il vraiment aller ? Quels sauts pourriez-vous faire vous-même ? Comment avez-vous utilisé le modèle ? Quelles questions vous posez-vous à propos du modèle ? Jackson Pollock avait une merveilleuse résidence d'été, j'y fus invité un week-end, et il n'avait que des livres sur Michel-Ange. Et ce qu'il aimait chez Michel-Ange, c'était les dessins, le rythme sans fin. Comme son Rythme d'automne, si vous connaissez cela. Voilà un saut. Ce rythme sans fin. Ce rythme incessant, sans fin, que vous y trouvez. Et ça, c'est un saut. Je suis allé au Metropolitan une fois avec Mark Rothko, et nous avons regardé un tableau de Rembrandt, et la façon dont Rembrandt utilise des dégradés vers les bords. Regardez chez Rothko, la façon dont il utilise le dégradé vers les bords. Voilà un saut. Ou l'humeur (mood). Un certain type d'humeur qui est saisi sur la toile. Fixée sur la toile, à la façon de Piero della Francesca. Ça, c'est un pas. Un pas historique. Et ainsi de suite. Une atmosphère schubertienne. Un jour nous avons répété à Toronto, et je suis entré, et j'ai voulu communiquer l'atmosphère du morceau à dix musiciens ; j'ai dit au merveilleux quatuor Kronos « Bon », je leur ai dit, « jouez cela comme La jeune fille et la mort ». Et ils ont joué ainsi. Et voilà. Cette manière de planer, comme si vous étiez dans un registre que vous n'aviez jamais entendu auparavant. C'est une des magies de Schubert. Imaginons que je vous donne quelque chose dans un registre qui vous fasse tous vibrer, et qui sonne superbement, et vous tombez sur ce registre, vous vous faites une image de ce registre, vous faites le point sur ce registre ; vous entendez les notes dans ce registre, et il est quelque part. Où est-il ? Vous allez au piano et vous ne le trouvez pas. Ce sens du lieu (Il fredonne une mélodie.) Où est-ce ? Fantastique manière de composer. Un autre de mes amis très proches dont j'ai appris peut-être plus à propos d'art et d'attitudes que de n'importe qui d'autre était en rapport avec le Bauhaus quand il était jeune homme. Il est allé au Bauhaus. C'était vraiment un personnage. C'était un visionnaire et un architecte du nom de Freddy Keisler. Et j'ai rencontré Keisler dans une des rues du Village un jour ; j'avais 24 ou 25 ans, et il me dit : « Je reviens tout juste d'un grand département architectural au Texas ». Et il me raconte cette histoire : « Je suis entré dans une immense pièce et, sur chaque bureau, il y avait un taille-crayon électrique. Alors, tous les gamins étaient là en train de tailler leurs crayons ». Keisler entra et s' assit à un bureau ; il sortit son vieux canif viennois et commença à tailler un crayon. Il leur dit : « Tout ce que vous avez fait, c'est tailler un crayon ». Et il ajouta : « Je viens juste d'avoir une idée pour un bâtiment ». (Rires) Je ne crois pas avoir jamais entendu quoi que ce soit d'intéressant de la part d'un Américain à New York.
Mais il faut que vous sachiez à quoi ressemblait New York à l'époque. Il y avait tous ces émigrants et ces réfugiés qui venaient d'Europe. Mondrian y était. Il en influença complètement l'atmosphère. Max Ernst y était. Bien que ne vivant pas nécessairement à New York, mais dans l'ouest. Léger vivait là-bas. Et ces surréalistes qui avaient tant de classe. Très important pour les attitudes intellectuelles de New York en 1947, 1948, 1949. André Breton a joué un rôle très important. Et John Cage, jeune homme, allant de New York à la côte Ouest était aussi lié à ce monde particulier. Des gens très, très intéressants. L'intelligentsia européenne toute entière dominait. Certains d'entre eux sentaient que, du fait de leurs origines très autocratiques, comme Albers, cela créait un type de lieu comme le Bauhaus. Le Black Mountain College. Il vous suffit de penser à cet endroit bohème avec ce type d'homme très correct ; un jour il a dit à John Cage qu'il pensait qu'il allait trop loin. En d'autres termes, il était trop permissif au Black Mountain College, à vrai dire à cause du background non-autoritaire de celui-ci, vous voyez. Et l'Université de Yale est devenue une école fantastique pour les jeunes peintres. De nombreux peintres célèbres sont sortis de Yale, pour la seule raison que Albers pratiquait un certain laisser-faire merveilleux, il n'essayait pas d'être doctrinaire et d'en faire une école, une école à concept unique. Il y a un merveilleux livre de Stan Dell sur Napoléon, et je me souviens toujours de la première ligne. Il disait : « J'écris ce livre pour réfuter un mensonge ». Non pas que qui que ce soit mente à propos de Napoléon ; alors il s'est mis à écrire ce livre. Et je suis un peu comme ça, dans le sens où : vous parlez allemand, vous avez votre Goethe, cultivez certaines idées sur la culture ou la civilisation européenne, et c'est à ça que je veux que vous renonciez. (Rires hésitants.) Que vous n'ayez pas cette impression que vous êtes pour ainsi dire en possession de la vérité. Je ne parle pas de Darmstadt. Je parle du fait que vous êtes européens, et que vous avez des intérêts et des idées dominants. C'est très important de laisser tomber cela. Et au lieu de penser à des concepts, posez des questions plus flexibles. Un autre homme très intéressant, le père de la cybernétique, de l'ordinateur, a eu une expression merveilleuse. Norbert Wiener. Le « Durcissement des catégories ». Vous connaissez le durcissement des artères ? Le durcissement des catégories. Et c'est ce qui se produit. Elles deviennent très dures. Ce qui nous conduit, croyez-moi si vous le voulez, à la question de savoir pourquoi j'utilise l'orthographe, qui plus est l'orthographe microtonale. Le durcissement de la distance, disons dans une seconde mineure. Quand vous travaillez avec une seconde mineure aussi long temps que moi, c'est très large. J'entends une seconde mineure presque comme une tierce mineure. C'est très, très large. (Rires) Donc, le sens de l'ouïe est un phénomène très intéressant. Parce que, conceptuellement, vous ne l'entendez pas, mais au niveau de la perception, vous pourriez être capable de l'entendre. Alors, cela dépend de la vitesse, lente ou rapide, à laquelle cette note vous arrive, comme pour Mac Enroe. Je suis sûr qu'il voit sa balle arriver au ralenti. Et c'est la façon dont j'entends cet intervalle. Il m' arrive très lentement, et c'est plein de substance là-dedans. Mais je ne m'en
sers pas conceptuellement. C'est pourquoi je me sers des doubles bémols. Les gens pensent que ce sont des sons prépondérants (leading zones). Je ne sais pas. Pensez ce que vous voulez. Mais je m'en sers parce que c'est une façon très pratique de rester polarisé sur la hauteur. Et après tout, qu'est-ce que le dièse ? C'est directionnel, non ? Et un double dièse est encore plus directionnel. Mais l'idée ne m'est pas du tout venue conceptuellement de la musique. Elle m'est venue des tapis. Walter (Zimmermann) vous a déjà parlé de l'intérêt que je porte aux tapis. Mais une des choses les plus intéressantes à propos d'un très beau tapis ancien fait avec des teintures naturelles, c'est qu'il a de l'« abrash ». « Abrash » veut dire que vous teignez en petites quantités. Vous ne pouvez pas teindre de grosses quantités de laine. Alors c'est la même chose, et pourtant, ce n'est pas la même chose. Ça a une sorte de nuance micro-tonale. Alors, quand vous le regardez de plus près, il a cette sorte de merveilleux miroitement qui est cette légère gradation. J'ai aussi tiré mon sens du redoublement et de la manière dont je veux redoubler, ou bien encore de la façon dont je veux entendre une certaine note, de la musique bien sûr, de mes oreilles. Mais aussi de quelque chose de très, très beau dans ce tapis. Si vous voulez un bleu très profond, vous ne pouvez pas l'obtenir dès le premier bain. Il faut reteindre, encore et encore. Et toute cette idée d'une personne faisant cela à l'extérieur, quand on pense au temps qu'il lui a fallu pour reteindre et reteindre, parce qu'elle était très pointilleuse quant au timbre de sa teinture, c'est quelque chose qui m'a beaucoup influencé. Maintenant, pour revenir au timbre, voici une autre chose que je veux aborder avec mes jeunes collègues : « Connais ton instrument ! » Connais ton instrument mieux que tu te connais toi-même. C'est très, très important. Et une des choses intéressantes qui m'a aidé à écrire cette pièce, était un autre centre d'intérêt que je décrirais comme une relation d'adéquation plus exacte entre l'instrument et la hauteur, son timbre et le registre dans lequel c'est présenté. Et cela est très, très important. Il me semble que le dernier Webern a été d'une très mauvaise influence en ce sens, et c'est un peu déconcertant car l'assortiment de ses couleurs, par exemple dans les Six Pièces pour orchestre ne peut pas être mauvais. C'est sensationnel. Mais quand il est devenu plus conceptuel et qu'il a eu l'idée d'utiliser un saxophone pour un cantus firmus... - Quelqu'un dans la salle : « Pourquoi pas ? » Non, ce n'est pas la fonction des instruments. Parce que vous n'en avez pas besoin ; vous n'êtes pas obligés d'écrire quelque chose d'aussi fou que l'K Opus 24 ». Vous n'avez pas besoin des contrebasses et du piccolo pour vous raconter quelque chose en quelques notes. Et il n'en a pas besoin dans l'K Opus 28 », qui est un quatuor magnifique. C'est une pièce magnifique. Une de mes oeuvres favorites. Donc vous n'en avez pas besoin. Pourquoi sentirait-on qu'il doit utiliser ces instruments-là ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas, tout simplement. Je suis perdu. Je trouve que la hauteur est une chose somptueuse. Si vous avez un sens, un sens tactique pour les instruments, c'est fou ce que vous pouvez faire avec juste votre doigt - c'est quelque chose que j'ai appris avec mon professeur qui avait enseigné aux enfants du Tsar. Elle avait cette façon de poser le doigt, juste le doigt, d'une manière toute russe. Le côté vivant du doigt. Elle produisait un si bémol et vous vous sentiez défaillir. (Rires) Quand elle s'asseyait et me
montrait comment jouer - je le fais au ralenti. (Mr Feldman joue quelques notes sur le piano.) Eh bien, quand elle faisait cela, un « si » et un « ré », maintenant regardez cette merveilleuse registration. J'en tomberais évanoui. (Rires) Voilà encore un saut pour apprendre ce qu'est le XXe siècle. Voilà pourquoi je n'aime pas la musique électronique. Je pense que la hauteur est trop belle pour ce son électronique, trop belle pour qu'il s'en approche, trop belle pour être jouée sur un accordéon. (Rires) Alors si nous voulons nous pencher sur l'histoire, oublions les concepts. Les concepts vont et viennent. Ils sont comme les planètes dans l'univers. - Question posée par une femme dans le public : « Mais que pensez-vous si vous aviez... » (Mr Feldman interrompt la question.) Ce n'est pas l'heure des questions, et si vous venez à Buffalo, vous aurez tout le temps de me parler. (Rires) - La même femme : « Je ne suis pas sûre de venir. ». C'est bon, alors parlez. (Rires) - « Si vous n'aviez rien d'autre qu'un accordéon, sur quoi joueriez-vous alors ? » Jouez sur votre crâne. Peu importe. Mais écoutez-moi, s'il vous plaît. Ecoutez-moi. Je parle de faire un saut. Qu'est-ce que notre tradition ? Qu'avons-nous ? Je vais vous dire comment je vois notre tradition, je veux dire notre tradition occidentale. Je pense que c'est comme si, pour voir les bidonvilles, j'allais à Harlem. (Rires) En fait, je ne me sens même pas à l'Ouest ici. C'est accordé trop haut. (Rires) Je me sens comme dans un pays sous-développé avec des timbrés... - Remarque du public : « C'est le cas ». (Rires) J'étais à Vienne, et.j'ai entendu ma musique, et je ne l'ai pas reconnue, elle était trop high-tech. (Rires) Voici ce à quoi je veux réellement en venir : au lieu des douze sons en tant que concept, je suis concerné par l'ensemble des 88 notes. C'est un monde énorme que j'ai là. Je me souviens, dans les années soixante, je voyais beaucoup Stockhausen, qui était à New York ; il me dit : « Morty, tu veux dire que chaque fois que tu choisis une note, tu la choisis parmi les 88 autres ? » Alors je l'ai regardé, et j'ai dit : « Karlheinz, il m'est plus facile de trouver une note au piano et de m'en occuper (du choix de la note) que de m'occuper d'une femme ». (Rires) Etre marié, ou avoir une petite amie, est plus compliqué que de trouver des notes. Je les entends. Bien sûr, peut-être ne les entendez-vous pas. Peutêtre ne saviez-vous pas qu'il s'agissait de musique. Peut-être pensiezvous que la musique, c'était des mots sans musique. Je ne sais pas. Conversation sans musique, concepts sans écoute. Je ne sais pas. Même John
Cage m'a dit récemment : « Morty, tu veux dire que tu entends tout ça ? » Et j'ai dit : « Non, je le couche par écrit pour l'entendre ». Et il a ajouté : « Oui, je comprends ça ». (Rires) Alors, en fait, quand par exemple j'écris quelque chose de façon à l'entendre, nous en arrivons à un autre paramètre. Il y a très peu de gens parmi vous qui voient cela. De plus en plus, votre souci est de savoir comment obtenir vos notes, ce que je comprends quand il s'agit de gagner sa vie. (Rires) Il y a donc une angoisse. Comment j'obtiens mes notes ? Il n'y a pas que les notes, bien sûr. La regitration. De quoi s'agit-il ? Je dirais que si j'étais forcé d'avouer une seule chose... J'ai horreur de faire des déclarations de caractère hiérarchique parce que la hiérarchie c'est, « Alles zusammen ». Je suis sérieux ! Tout ensemble... En fait, je ne peux pas entendre une note si je ne connais pas son instrument. Je ne peux pas noter une note à moins de connaître immmédiatement son registre. Je ne peux pas écrire une note à moins de connaître sa forme suggérée dans le temps. Mais c'est là un autre aspect, dans le sens où je retranscris ; une fois, je l'entends en terme de forme rythmique, presque à la façon de Stravinsky ; c'est-à-dire la pulsation en relation avec le mètre. Parfois, je l'entends là où il n'y a qu'une sorte de bloc global de durée, presque comme une sorte de bloc cubiste. Et je dissèque le temps. Ça, c'est de la traduction. La pulsation par rapport au mètre. C'est comme si, une minute, je travaillais en pouces et, la minute d'après, je travaillais en centimètres et, la minute suivante, en millimètres. Puis je mets tout ensemble, pour ensuite n'utiliser que deux unités, puis une seule, puis je ne me sers que des pouces, par exemple. Et je m'en sers beaucoup comme des sortes d'images rythmiques. Et, à la façon de l'orpailleur, je cherche, j'espère. Une expression que j'aime chez Freud... Je ne pense pas à moi- même comme à un compositeur ; le professionnalisme n'est pas mon obsession. De Kooning, à nouveau, disait : « je travaille ; d'autres appellent ça de l'art ». Et j'ai ce genre de conflit. Mais où en étais-je ? - Quelqu'un dans le public : « Freud ». La grande remarque de Freud : il ne se présentait jamais comme un scientifique. Il s'appelait toujours lui-même un aventurier. J'ai toujours aimé cela. Parce que je suis un aventurier. Une idée intéressante, n'est-ce pas ? J'ai parlé avec certains d'entre vous ici, et l'un de vos très gros problèmes, c'est que vous ne savez pas prendre en compte la critique. Vous ne savez pas étudier avec qui que ce soit. Vous apportez quelque chose, vous voulez une opinion, on vous donne un avis et, d'emblée, vous refusez de l'entendre. Et votre attitude est ouvertement défensive ; vous réalisez alors que vous marchez sur des oeufs. Rappelez-vous, je dis cela tout en étant parfois un peu abrupt. J'étais invité au... - eh bien, disons qu'il y avait là ceux qui n'étaient pas assez bons pour aller à la Julliard - ...au Conservatoire d'Oberlin. Et juste avant que j'entre pour émettre mes critiques, le directeur s'avance vers moi et me dit : « Morty, nous marchons sur des oeufs ici ». J'ai ajouté : « je comprends ».
C'est comme ce jeune garçon qui avait une bande magnétique et me fit écouter une pièce pour flûte. Le morceau, d'un genre très convenu, une pièce agréable, commence dans le grave et monte dans l'aigu. Vous n'iriez peut-être pas jusqu'à ce « do » aigu comme dans Density (de Varèse), puis vous redescendriez, et c'est ce que fit ce type. Et puis je me suis mis à me servir de cette idée, en quelque sorte. L'idée m'a emballé, et j'ai dit : « Comme c'est intéressant, toute cette idée de monter et de descendre ». J'ai dit : « Qui songerait à des pièces qui se présentent comme ça, comme un "V", commençant dans l'aigu et descendant ensuite ? » Le type est sorti de la pièce. (Rires) Il s'est senti insulté. C'est intéressant. Connaissez-vous des pièces qui commencent dans l'aigu et qui descendent ? N'en écrivez pas ! (Rires) Maintenant, en ce qui concerne les hauteurs et les notes, je voudrais dire que le 11ème Quatuor à cordes, au niveau des intervalles, consiste essentiellement en un intérêt pour la seconde mineure et la seconde majeure. Ces trois notes. Cela me plaît ainsi, parce que je peux - en un sens - mieux diviser l'octave. Quant à la raison pour laquelle cette pièce est si longue, ou pourquoi j'écris des pièces longues... En fait, je pourrais trouver quelque idée très intéressante sur un plan social ou autre : j'en ai assez du public bourgeois ; le public aime qu'il y ait quatre mouvements. Je pense que c'est ce que je pourrais dire. Mais je crois que la raison pour laquelle j'écris des pièces longues, c'est que j'ai le temps et l'argent pour écrire de telles pièces. (Rires) C'est ce qu'on a demandé à Henry Moore. On lui a dit : « Pourquoi ces choses sont-elles si grandes ? » «Quand j'étais jeune homme, je n'avais pas d'argent », a-t-il répondu. « Dès que j'en ai eu les moyens, a-t-il ajouté, j'ai vraiment voulu produire de grandes choses et les envoyer à la fonderie. Et leur donner une forme réelle ». Alors tout cela n'est qu'une question d'économie. Parfois, il n'est pas bon de gagner de l'argent. Par exemple, il y avait un grand peintre, Franz Kline. Et même les premiers tableaux de De Kooning. Ils n'avaient pas d'argent. Ils n'avaient pas d'argent du tout. Alors ils utilisaient de la peinture bon marché pour le bâtiment, et ça rendait très bien. Ça n'avait pas une apparence cultivée. Vous ne vous rendez pas compte. Il y a tant de choses qui travaillent pour vous. Le son d'un violon est éduqué... Vous n'avez aucune idée de la somme de travail qu'il contient avant même que vous écriviez. Cela participe de l'assemblage que représente notre civilisation occidentale. Les choses nous sont servies sur un plateau d'argent. Nous ne le savons même pas. Nous croyons qu'il s'agit de matières premières. J'arrêterais d'écrire de la musique si je n'avais pas un magnifique piano. Je ne serais pas intéressé, à moins d'avoir un violon fantastique. Pour moi, c'est ça la civilisation occidentale. Des instruments perfectionnés. L'échelle chromatique représente pour moi la civilisation occidentale. Tout le reste, comme je le disais, n'est que satellites, planètes sur notre chemin vers la tombe. Bon, genug. Et maintenant peut-être 10, 15 minutes de questions. Je voudrais aborder quelque chose de technique. Mais c'est une question de mots. J'aime les mots. Comme, tenez, dites-moi, qu'est-ce que l'échelle chromatique ? C'est comme si je disais à quelqu'un « Regardez, vous avez l'échelle chromatique ». Mon père m'a dit « Morty... je vais te donner ce que mon père m'a donné : le monde ». (Rires) Vous ne voulez pas du monde. Ce
que vous voulez, c'est de l'argent pour une maison. Vous voulez aller à Darmstadt. A quoi bon Darmstadt, si vous n'avez pas l'argent pour y aller ? Donc vous ne voulez pas le monde. Peutêtre ne voulez-vous même pas Darmstadt. (Rires) Vous voulez l'argent pour aller à Darmstadt. (Rires) - Quelqu'un dans le public : « Pouvez-vous imaginer que vous n'avez pas d'argent pour en partir ? » (Rires et applaudissements.) Vous voyez ce qu'un piano représente pour moi ? J'ai vu ce verre sur le piano tout de suite. Mon réflexe a été d'enlever le verre du piano. Vous voyez ? Ce n'est pas parce que je suis bourgeois. C'est parce que j'aime le piano ! - Une voix en provenance du public : « Et le violon ? Vous ne pouvez pas poser un verre sur un violon ». Vous avez raison. Savez-vous combien les concepts sont fous, à propos des violons ? J'ai donné un superbe concert à Padoue avec Aki Takahashi. Nous avons joué certaines de mes pièces pour deux pianos. Et nous étions attablés dans un petit restaurant après cela. Et il y avait un agréable jeune homme assis là ; j'ai pensé qu'il faisait partie des amis des gens qui nous avaient invités, mais ce n'était qu'un étudiant venu de l'université du coin et qui s'était assis avec nous. Et je lui ai demandé : « Qui êtes-vous ? » Et il a dit qu'il écrivait un long mémoire. J'ai dit : « Sur quoi ? » Tenez-vous bien ! D voulait prouver avec des diagrammes et des mesures que le violon n'est fait que pour une main d'homme. (Rires) Je remarque que même ici - et je dis cela de façon humoristique - même avec les gens que j'aime beaucoup, il y a quelque chose quand vous commencez à parler de vos concepts, quelque chose se produit. Ça s'entend à l'arrière-plan. (Feldman fredonne pathétiquement un air) Et vous avez cette lueur dans le regard, comme chez un Témoin de Jéhovah. (Rires) Je veux dire que si vous voulez être à la mode, les concepts sont dépassés. Ils sont basés sur les années cinquante ou soixante, et ils sont généralement mal compris. Et ce sont généralement les concepts des autres. - Une voix dans le public : « Excusez-moi, je suis venu entendre parler de votre quatuor à cordes, et je n'ai pratiquement rien entendu dire à son sujet. Ce que vous appelez une heure de questions n'en n'est pas une ». Vous n'êtes pas gentil. (Rires) Je ne répondrais à aucune de vos questions. Vous êtes horrible ! Vous êtes hostile ! - « Oh allez, offrez-moi un verre, et vous commencerez à mieux me connaître ». (Rires) Je ne veux pas apprendre à vous connaître du tout ! Vous voyez, je ne peux vraiment pas vous apporter le type d'information que vous voulez. Quand je m'assieds et que j'écris une pièce, je suis dans mes pensées. Et au fur et à mesure que je progresse, mon pôle d'intérêt va d'une pensée à l'autre. Et tout le principe d'être dans ses pensées, c'est de trouver la notation appropriée au moment précis où la pensée se présente.
Comment puis-je parler de mon travail ? Il m'absorbe intensément quand je le fais. Et à la minute où je trace la double barre et que je me réveille le lendemain matin, je me souviens à peine de quoi que ce soit. C'est fini. Une pièce ne vit pas quand vous la terminez en tant que compositeur. Quand vous tracez une double barre, la pièce est terminée, finie. La pièce est morte. Je ne veux pas donner dans la nostalgie. Vous savez, je ne suis pas de ces personnes qui se promènent en disant : « ma pièce ». Alors, j'ai parlé de certaines attitudes de base, générales. Je parlais de Beckett, et maintenant là-dessus. Et ce sont des analogies. Il semble qu'elles n'aient pas apporté suffisamment d'information. - Une voix dans le public : « Eh bien, j'ai trouvé que vous aviez énoncé quelques concepts très intéressants, dans ce style embrouillé qui est le vôtre ». Je ne garde pas les brouillons. La plupart du temps, j'écris à l'encre. Et je n'écris pas à l'encre parce que je sens que le travail est pour ainsi dire K ex cathedra ». J'écris à l'encre parce cela m'indique quel est mon degré de concentration. A savoir que si je commence à utiliser ma gomme, ou si je commence à changer des choses, je me lève et je prends mon petit déjeuner. Je ne suis pas concentré. Je pensais que j'étais concentré. Je n'ai pas de plans pour la journée, mais je travaille avec le sentiment d'une journée de travail. Et cela relève de l'intuition. Je peux travailler pendant un tour de cadran. Je peux travailler 10 heures, 15 heures. Je peux travailler 2 heures. Il me faut sentir que j'ai fait ma journée de travail, que je devrais en rester là. Mais je ne quitte pas la maison. J' attends. (Variante dans la Conférence de Middelburg : « Que peut-on faire pour remplir une journée ? Quand on travaille chez soi toute la journée, les jours sont très longs. Je me lève le matin autour de 7 heures. Quand je ne peux pas travailler, je pourrais me mettre une corde autour du cou. Je ne sais tout simplement pas ce que je dois faire. Je commence alors par nettoyer la maison. Puis je ne sais pas comment continuer. Les jours sont si longs ; si quelqu'un veut lancer quelques pièces d e monnaie, qu'il le fasse ! Je résoud mes difficultés avec le travail pendant la journée, en travaillant une heure durant, puis en recopiant. Ensuite, je travaille encore une heure, puis je copie à nouveau. C'est une des raisons qui fait que j'écris des pièces longues. C'est aussi une sorte de méthode de travail compositionnel. C'est plus important que la forme. La forme ne m'occupera pas toute la journée. Un quelconque nouvel article sur une quelconque manière d'organisation des notes ne m'occupera pas une journée entière. Pour cela, je n'ai besoin que de dix minutes ! Mais écrire, recopier, écrire, recopier. Six, sept heures, et sinon rien. Cela m'a aidé pour ma vie sur un plan purement psychologique ». (Middelburg Lecture, Musik-Konzepte, op. cit., p.55) Voici une autre stratégie que j'ai pour composer, qui ne signifiera peut-être rien pour vous mais, sans ce conseil, je ne serais jamais devenu compositeur. Là encore, cela ne vous dira peut-être rien. Quand j'ai rencontré John Cage, j'ai demandé à John comment il travaillait, les aspects pratiques de sa façon de travailler. Je lui ai demandé quel type de stylo il utilisait. C'est grâce à John Cage que j'ai entendu parler d'un grand stylo allemand, le Rapidograph. Avant, je ne le connaissais pas. Nous n'avions pas ce type particulier de stylo de précision à l'époque à New
York. J'ai regardé. Quel type de règle utilise cet homme ? Quel type de gomme utilise-t-il ? Si vous prêtez attention à la « graph music » de mes débuts, vous constaterez qu'il a copié trois de mes pièces graphiques. L'écriture est de sa main, celle de Cage. Il a passé toute la semaine à copier des choses, à me montrer comment organiser une page. Son idée du professionnalisme, c'était que les choses devaient être présentées de belle manière, nette et propre. Mais le conseil qu'il m'a donné et qui fut le plus important que personne m'ait jamais donné, je vais vous le livrer à mon tour. Il a dit que c'est une très bonne idée, après avoir écrit un petit peu, d'arrêter puis de le copier. Parce que, pendant que vous le copiez, vous y pensez, et cela vous donne d'autres idées. Et c'est comme cela que je travaille. Et c'est merveilleux, tout simplement extraordinaire, cette relation entre le travail et la copie. Et ce qui, pour moi, est merveilleux làdedans, c'est que même si j'écris des pièces longues, je n'ai pas l'impression d'avoir soixante pages à copier. Et cela a très bien fonctionné. Toutes ces choses, avoir le bon stylo, une chaise confortable. J'ai écrit un jour un article où je disais que si j'avais la bonne chaise, je serais comme Mozart. (Rires) Je veux dire, êtes-vous confortablement installé sur votre chaise ? Pensez-vous à votre chaise ? Je travaille avec mon piano en guise de bureau. Il y a juste quelque chose... (Il fait un geste circulaire) Ça, c'est bas. J'ai un tabouret qui est plus haut. (Il s'assoit sur une chaise) Il y a seulement quelque chose en ce qui concerne la distance au tabouret quand vous écrivez. (Il change la hauteur de son tabouret) Maintenant c'est fantastique, très confortable, juste bien. Si jamais je me faisais faire un bureau, je prendrais mon tabouret et le mesurerais. Ces choses sont très importantes. Ce sont là des stratégies qui vous aident à démarrer. Je veux dire, peut-être mes idées vous aideront-elles à démarrer. Permettez-moi de vous ennuyer avec un autre bon mot. Degas, vous savez, consacrait beaucoup trop de son temps à écrire des sonnets. Alors, il rencontre Mallarmé dans la rue, et celui-ci lui dit : « Comment vont les sonnets ? » Et Degas répond : « Je n'ai pas d'idées ». Mallarmé ajoute : « On n'écrit pas de la poésie avec des idées. On l'écrit avec des mots ». (Rires) Il était européen, vous savez, Mallarmé. Y a-t-il des questions ? - Une voix dans le public : « Oui, il y a une question ici. Pourriezvous nous donner une idée de comment vous saviez que vous arriviez à la fin de la composition ? Quand vous étiez en train de l'écrire ». John, avez-vous déjà vu ce film avec Boulez et Stravinsky à Hollywood ? (Rires) Boulez est à l'écran et il dit : « Mr Stravinsky » - il fallait toujours l'appeler Mr Stravinsky. Un de mes amis qui le connaissait depuis quatre ans l'appela un jour Igor, et Stravinsky cessa de lui adresser la parole. (Rires) - La personne dans le public qui a posé la question précédente : « Alors, Mr Feldman, comment êtes-vous arrivé à la fin de la... » (Rire général.) John (Rires), je vous parle de ce film. Alors, Boulez dans le film, dit : « Comment avez-vous su combien de fois répéter [le passage à 11 noires du Sacre du printemps] ? » (Rires)
Stravinsky le regarde comme ça (Feldman regarde fixement) et n'a vraiment pas pu répondre à la question. Formulez la question juste un peu différemment. - La même personne dans le public : « Et bien, vous écrivez de la musique, et vous avez entendu la musique intérieurement, j'imagine, dans une certaine mesure ; et vous êtes arrivé à un certain point. Bien évidemment, physiquement, vous avez un certain nombre de pages manuscrites sur la table, mais vous devez ressentir une sorte de mécanisme interne de votre musique qui vous donne la sensation que vous arrivez à la dernière page. Comment avez-vous su que la dernière page était vraiment celle-là ? Je dois dire que j'ai pensé que la dernière page était vraiment la dernière, musicalement - si je puis employer le mot musicalement. Nous semblions approcher de la fin de la pièce, mais je ne savais pas pourquoi ». Eh bien, c'est ce que j'ai dit dans la conversation que j'ai eue avec Metzger. Je trouve que plus la pièce devient longue, moins il faut de matériau. Que la pièce elle-même, étrangement, ne le supporte pas. Cela n'a rien à voir avec ma patience. Je ne connais pas les limites de ma patience, vous savez. Et je ne pense pas aux limites de la vôtre. Cela, je ne le sais pas. En d'autres termes, je ne me trouve pas dans un état psychologique particulier. Disons-le comme ça. Je n'ai pas l'angoisse de devoir arrêter. Mais il y entre moins de choses, alors je crois que la pièce meurt de mort naturelle. Elle meurt de son grand âge. (Rires) C'est comme un de mes cousins qui dit à sa fille : « Ma chérie, débranche le tube ». Et c'est ce qui est arrivé. Je décide, vous savez. Peu à peu, arrivant à un certain âge, je me suis posé une question. Je me suis dit : peut-être la musique n'est-elle pas une forme d'art. Après tout, vous ne voyez pas de congrès de jeunes peintres comme celui-ci. Il doit être intéressant que les compositeurs se rassemblent ainsi. Les peintres n'ont pas leur Darmstadt. Pourquoi ? - Une voix dans le public : « Ils sont trop riches. » (Rires). - Une autre voix : « Je suis peintre et... » Je vous en prie, un peu de tenue ! (Rires) Alors je me suis posé cette question. Peut-être la musique n'estelle pas une forme d'art. Peutêtre la musique a-t-elle essentiellement affaire à des formes musicales. C'est alors que je me suis préoccupé d'autres idées reliées aux formes musicales, et j'en suis venu aux formes de la mémoire. Puis j'ai discuté avec un de mes amis anthropologue, et il m'a recommandé un très bon livre, que je vous recommande à mon tour. C'est un livre de poche. Son auteur est une anglaise nommée Francis White - qui est morte récemment ; elle a écrit un livre intitulé « L'Art de la Mémoire ». C'est comme si vous aviez l'histoire de l'ordinateur écrite dans 2000 ans. Et ce livre m'a emballé. Il est fantastique. Les astuces mnémotechniques que l'on utilisait. Par exemple, le Globe Theater shakespearien : « le monde entier est une scène ». « Le monde entier est une scène », c'était la devise du Globe Theater ; en référence à toutes ces choses. Le théâtre du Palladium. Et toute l'histoire des formes de mémoire et ce qui s'est passé. Et toute cette rigidité des formes de mémoire. Par exemple, Bruno (Giordano Bruno, 15481600). Un personnage intéressant. Il brûla sur le bûcher après 17 ans d'inquisition. Son hérésie, c'était qu'il incluait d'autres formes de mémoire que la Sainte Trinité. Comme forme
de mémoire, il a introduit la Kabbale, d'Egypte. Il était très éclectique. C'était un historien. C'était un anthropologue de la culture. C'était un philosophe. Et c'est la raison pour laquelle il a dû justifier son utilisation d'autres formes de mémoire. C'est alors que j'ai senti que les formes de mémoire en musique étaient primitives. Qu'elles étaient basées sur peu d'attention. Elles étaient basées sur une convention. Elles étaient basées sur des choses qui fonctionnaient, et qui fonctionnaient magnifiquement. C'est-àdire, comme je disais à mes propres étudiants, prenons le mouvement lent du quatuor de Debussy, la forme A-B-A. Debussy est très intéressant dans ses Etudes pour piano. Il y a une pièce où la partie B n'a rien à voir avec la partie A. C'est simplement une merveilleuse pièce illustrant les possibilités de la forme A-B-A. Cela fonctionne. C'est merveilleux. Et j'ai dit : « Que se passerait-il si vous vous débarrassiez des formes A-B-A ? Qu'est ce qui se passera ? » Alors, qu'est-ce que je fais ? Ce que je fais n'est pas différent de Beethoven, qui écrivait une pièce qui devient plus longue. Et alors, il fait quelque chose d'autre que personne n'avait encore jamais fait. Il introduit trois nouvelles mélodies. Je n'introduis rien en tant que mémoire ; j'introduis dans un sens plus proustien. Souvenezvous, quand il part en voiture avec son chauffeur pour sentir un petit quelque chose, puis rentre chez lui et se met à écrire à ce sujet. Et plus d'une fois, je me suis retourné et je me suis dit : « Est-ce que ce n'est pas ça que j'ai fait là ? » Et je revenais en arrière, relisais et m'en servais ; je m'en servais d'une autre façon, bien sûr. Comme Proust dans le roman. Cette pièce est aussi comme ça. Quand le matériau vous arrive au début, vous êtes idéaliste. Et ce qui se passe dans cette pièce, c'est qu'elle se désintègre, comme chez Proust. Ça y ressemble beaucoup. Je peux la comparer à La recherche du temps perdu, où vous commencez de manière idéaliste ; puis vous entrez de plus en plus dans la réalité au fur et à mesure que votre expérience grandit. Par exemple, il y a une section dans le Ilème Quatuor à cordes qui revient tout le temps. Mais chaque fois qu'elle revient, les modules sont toujours différents. Mais si j'avais fait cela la première fois, votre oreille l'aurait moins bien accepté. Au fur et à mesure que cela devient complexe, vous l'acceptez de plus en plus. Vous êtes moins idéaliste. Vous êtes moins volontariste. Vous laissez les choses se produire. Vous lâchez prise, pour ainsi dire, sur le plan artistique. Vous vous contentez de laisser les choses arriver sans essayer d'être déterministe. Alors ce que j'essaie de faire, c'est de m'approcher, disons, non pas d'une forme d'art, mais d'une métaphore que je sentirais pouvoir être une forme d' art en musique. Proust n'a même pas su le sujet de son dernier livre avant la fin de sa vie. Je pense que l'on sait ce qu'on est en train de faire. Je ne sais même pas dans quelle mesure Emmanuel Kant avait raison quand il parle de connaissance intuitive. Je ne sais même pas si j'y crois vraiment. Mais il faut que vous connaissiez votre instrument. Il faut que vous sachiez ce qui se passe dans la registration. Il faut que vous sachiez comment noter des images très difficiles. N'est-ce pas cela, la composition ?
Aucun de mes étudiants ne pense ainsi. Je vais renoncer. (Rires) Ils ne pensent pas que ce soit la musique. Ils ne pensent pas que les instruments soit la musique, ou que la notation soit la musique, ou que la registration soit la musique. Comment obtenir les notes, ça c'est la musique. - Question du public : « Je voudrais savoir pourquoi vous persistez à dire : obtenir les notes et non pas obtenir les sons ». Parce qu' elles sont des notes. (Rires) Elles portent des noms. Ce sont des hauteurs. La magie, c'est de faire des sons avec des hauteurs. Ou bien la magie, c'est de revenir aux hauteurs. Il peut s'agir de sons. Bien sûr, je fais cela dans mon Quatuor. Je vais des hauteurs jusqu'aux sons. Là encore, c'est une retranscription. - Même membre du public : « Eh bien, c'est pourquoi il m'a semblé que le mot note était un peu limité. Il y a dans votre pièce plus que de simples notes ». Eh bien, notes, c'est le mot argot. Pas d'autres questions ? - Question par un membre du public : « Puis-je vous demander, s'il vous plaît, ce que vous pensez de ce tapis dessiné par Mr Zimmermann d'après votre oeuvre ? » Ce n'est pas un tableau. C'est une analyse du quatuor où l'information se duplique elle-même et revient sous forme de variation. - Même membre du public : « Qu'en pensez-vous ? » C'est juste une reproduction graphique du genre de matériau qui va et vient dans la pièce. C'est un aspect de ce qu'on appelle la « nouvelle critique », comme compter les virgules. (Rires) Et j'en ai beaucoup appris. Et j'aime le voir. Je pense que vous en apprendrez beaucoup. Le seul problème, c'est qu'on peut penser que ce que l'on a en retour, c'est le matériau hiérarchique. Ce qu'on a généralement en retour, c'est le matériau que je n'étais pas sûr de vouloir réentendre, pour des raisons de goût. Une autre attitude très importante que j'ai quand je travaille, c'est - et là encore, cela pourrait ne vous être d'aucune aide - de me demander tout le temps : qu'est-ce que le matériau ? Ce qui est une chose très intéressante. Une de mes étudiantes est allée étudier quelque part en Europe, et elle a mentionné à son professeur que Feldman utilise toujours le mot matériau, et le professeur a dit, « Nous n'utilisons pas ce terme ici ». Et je pense que c'est une chose très intéressante. Et il en est de même du mot traduction. Et de ma confusion à propos des définitions, la différence entre le matériau et une idée. Et le jeune Anglais qui parlait de son matériau en relation avec son processus ? Evidemment, nous ne serions pas d'accord sur ce qu'est le matériau.
Il y a un aspect « avant-garde » qui représente une attitude très religieuse, très thomiste vis-àvis de la « vérité du matériau ». En ce sens, il ne me semble pas que le matériau contienne de quelconques « vérités ». Il a nos vérités. C'est nous qui les introduisons. Si vous écrivez une pièce aléatoire, si nous l'écrivons, nous l'aimons. Nous appelons cela « matériau ». Si nous entendons la pièce aléatoire de quelqu'un d'autre, nous ne l'aimons pas. Mais c'est là une chose très intéressante. Qu'est-ce que le matériau dans une pièce ? Il y des choses dans cette pièce que je n'aurais jamais mises dans une pièce plus courte. C'est là qu'intervient toute l'idée de matériau. Juste quatre notes, des petits groupes chromatiques. Juste quelque chose de banal, à un certain point. Et la première fois que ça m'est venu - ce n'est pas que je sache la différence entre une chose et une autre - je me suis dit : « Qu'est-ce que je suis en train de faire ? A quoi est-ce que je m'intéresse ? » Et cette mise en mouvement a éveillé une sorte de curiosité en moi. Sur la façon dont ça se mettait en route. Et sur ce type particulier de rythme. Et ensuite sur l'orchestration. Il n'y a vraiment aucun temps faible syncopé extravagant pour essayer de rendre la pièce intéressante. Juste un changement de couleur. La couleur elle-même et la registration ont créé la mise en forme rythmique. La couleur a façonné toutes sortes de motifs et de formes. Et en observant cela, en l'écoutant, je laisse simplement aller les choses. Très souvent la raison pour laquelle le passage est très long ne réside pas dans le fait que je pense à sa longueur naturelle. Comme si j'avais un sens de ses frontières naturelles. Je suis plus ou moins comme un scientifique ou quelqu'un qui regarderait au microscope une préparation et observerait des microbes entrer dans le terrain. Et ce que je veux dire, c'est que notre musique n'est pas aussi compliquée que ce qui se passe à l'intérieur d'une termite. C'est donc une idée très intéressante, celle de la termite. Maintenant j'essaie de comprendre pourquoi elle m'a intéressé par analogie avec la musique. J'y pense vraiment tout le temps, et je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Vous connaissez les termites. Ces insectes qui mangent le bois. C'est vraiment très, très intéressant. Qui mâche le bois ? La termite ne peut pas à proprement parler le mâcher. Mais, à l'intérieur, des millions de microbes le mâchent. Il y a une analogie avec la composition : quelque chose d'autre fait le travail. Et j'aime cette idée. Bien sûr, si vous voulez aller plus loin et avoir ce type d'images, c'est un autre problème. Je ne vais pas plus loin, je n'ai plus d'images. Takemitsu m'a un jour rendu visite, et il me montrait son carnet d'esquisses. Il m'a dit que les Japonais sont entourés d'images de la nature, que cela fait tellement partie de leur culture qu'ils ne peuvent pas penser autrement. C'est pourquoi, vous savez, il a tous ces titres, « L'Eau », et « La Mer », etc. Et il me montre un très joli dessin qui représente un groupe d'oiseaux, et au milieu il y a un merle. Et je dis : « Tore, c'est quoi, ce merle ? » Il me répond : « Oh, ça c'est un si dièse. » (Rires) Je ne parle pas de ce genre d'images. Une dernière question.
- Un membre du public : « Je ne comprends pas très bien pourquoi vous évitez toujours le mot variation. Vous avez dit au début : "Je déteste le mot variation" ». Je ne déteste pas le terme. Je ne l'utilise pas. Je ne varie rien. Je n'ai pas l'impression de varier quoi que ce soit. Je vois les choses dans une autre langue. C'est un autre point de vue. Ce n'est pas comme si je prenais une mélodie et que je la variais. Ce n'est pas comme si je faisais cela (Il fredonne un air avec une variation). D'ailleurs, si je considère ça comme une variation, alors il y a la variation du second mouvement de l'Opus 21 de Webern, et sa façon de faire sonner le truc de Paganini à rebours comme du Rachmaninov. (Rires) Non, je ne m'occupe pas de variation. Bien sûr, c'est de la variation : je le fais dans un sens, puis dans un autre, selon un type d'angle différent. Et je ne me préoccupe pas de la variation dans le sens où je comprends le mot. Pour moi, la variation, c'est Beethoven et Schœnberg. Moi, je ne m'y prends pas comme ça. Oh, je me suis laissé distraire tout à l'heure quand j'ai dit au début de ma conférence que je travaillais avec deux aspects qui me semblent caractéristiques du XXC siècle. L'un, c'est le changement, la variation. Je préfère le mot changement. L'autre, c'est la réitération, la répétition. Je préfère le mot réitération. Donc j'utilise les deux. Je ne fais pas de synthèse, mais ils entrent en scène en même temps. Le changement devenant alors ce qui se transforme alors en réitération, et la réitération se met à changer. Ainsi vous avez ces deux choses se présentant en même temps. Et il ne s'agit pas d'une dialectique calculée, parce qu'il faut que j'observe quand cela se produit. Ma musique, c'est du fait main. Donc, je suis comme un tailleur. Je fais mes boutonnières à la main. Le costume est mieux ajusté. Voici une des choses les plus intéressantes que j'aie entendues récemment, en ce qui concerne la technologie de pointe. J'étais invité par une des plus grandes sociétés dans le monde, qui fabrique du matériel agricole, la John Deere Company. Et j'étais invité là-bas dans le Middle West pour donner une conférence devant leurs chercheurs. Ils invitent des artistes parce qu'ils pensent que les ingénieurs voudraient savoir comment pense un artiste : les sauts qu'il fait, les conclusions qu'il produit. J'étais donc invité là-bas, et j'entre dans cette pièce : il y avait là 50 personnes. Un grand nombre d'entre eux étaient des ex-professeurs, des chimistes, des ingénieurs, avec de très gros salaires ; des gens présentant bien. Tout le monde portait une cravate ; (rires) tout le monde était très intéressé. Plus tard, ils m'ont fait visiter ; ils avaient un ordinateur monté sur un axe (Il bouge ses mains). Il y a un ordinateur et un tableau noir, et tout est installé pour un cycle de dix ans. Ils pensent qu'il devrait fonctionner pendant dix ans. Et ils veulent qu'il marche plutôt bien pendant dix ans. Vous pouviez voir un tracteur traversant une sorte de champ simulé. Aller et retour, simplement. Et ça continue, et ça continue, ce cycle. Alors j'ai dit à l'un de ces messieurs : « Vous êtes sûr jusqu'à quel point ? » Et il me répond : « Nous commençons avec 85%. Songez, 85% ! » Voilà ce qu'ils savent. Les autres 15%, c'est là où vont les millions de dollars pour la recherche. Alors, je voulais juste dire à mes jeunes collègues que la John Deere Company ne connaît que 85%. Dois-je ajouter quoi que ce soit ? (Rires)
Je vous accorde quatre %! Merci. (Applaudissements)
Traduction Ulrike Kasper et Jean-Yves Bosseur. Texte transcrit par Vincent Gasseling et Michael Nieuwenhuizen et publié dans Musikffexte 52, pp. 43 à 46. - M. E : Hier soir, Xenakis est venu chez moi, il a dit quelques mots, et j'ai commencé à me sentir presque obligé de me justifier à propos de mon oeuvre (le Trio joué le 3 juillet 1986). C'était peut-être un peu trop philosophique et ainsi, il m'a dit : « Vous n'êtes pas obligé de parler » ; puis il est parti. - I. X. : J'ai dit hier à Feldman combien j'avais aimé sa pièce. Que je l'ai trouvée fascinante ; mais ensuite, il m'a interrompu et m'a dit : « Il faut que j'explique avec des concepts philosophiques ce que je voulais exprimer avec cette musique ». J'ai répliqué : « Ce n'est pas nécessaire ». Parfois, je pense que les compositeurs discourent trop. Il n'y a que de la musique et voilà ce qui est significatif ! Elle peut être jouée bien ou mal, ou bien... Hier, nous avons eu une bonne exécution, pas vrai ? -M. F.: Oui. - I. X. : En étiez-vous satisfait ? - M. E : Je ne suis ni satisfait, ni insatisfait. - I. X. : Pardon ? - M. F.: Je n'en étais ni satisfait ni insatisfait. - I. X. : Que voulez-vous dire par là ? - M. E : Je l'ai ressentie seulement comme quelque peu rigide. - I. X. : Vouliez-vous davantage de mouvement ? - M. F.: Non, je voudrais que les exécutants respirent plus naturellement les uns avec les autres. Plutôt respirer que compter. - I. X. : Mais ils ont correctement compté. - M. E : Oui, ils ont correctement compté. Peut-être était-ce cela, il y avait quelque chose de trop mécanique dans leur manière de compter. - I. X. : Je ne crois pas que le problème soit là. Je crois comprendre ce que vous voulez dire. La musique doit être utilisée en tant qu'énergie acoustique. Le problème que pose le fait de composer, c'est comment on fait intervenir cette énergie. Hier soir, l'énergie n'était pas présente en tant que manifestation acoustique. Au commencement, elle était là à travers la
combinaison des sons, les couleurs de timbre, les rythmes, les durées et la disposition temporelle de la pièce. C'est un tout autre aspect. J'étais tout à fait étonné que vous arriviez à obtenir une telle richesse avec si peu de sons ; j'avais l'impression d'être un enfant car, pour ma part, j'écris tellement de sons. - M. F. : Je me sentais moi-même comme un enfant, parce que j'écris si peu de sons. La moitié de l'alphabet manque... - I. X. : C'était également une sorte de leçon ; j'ai pensé à une pièce où je n'utiliserais que très peu de sons... - M. F. : Cela me rappelle une de ces très curieuses conversations que j'ai eue autrefois avec Stockhausen, alors qu'il écrivait de grandes oeuvres comme Gruppen et Hymnen. J'écrivais à cette époque par ci par là de petites pièces de piano très douces. Il voulait utiliser cela comme une arme contre moi. Il me dit : « Morton, n'avez-vous jamais composé une grande pièce ? Essayez, c'est fascinant ». Et je répliquai : . « Karlheinz, ce que vous devriez essayer, c'est d'écrire une pièce de piano pour un doigt ». C'était pour ainsi dire ma revanche. Un des thèmes qui est devenu le fil rouge des discussions de ces derniers jours, c'est l'obstacle du style... J'ai parlé de ce que signifie comprendre quelque chose, ou vouloir comprendre, et entendre quelque chose, ou apprendre seulement quelque chose en relation avec le style de l'objet, et pas du tout avec ce qu'il est. C'est très typique de ce qui se passe avec mes étudiants. Ils ne comprennent rien, commencent avec le style, au lieu de terminer avec lui. Je ne voudrais pas en faire une question capitale, mais nous avons tous ces limitations par le style, et je me demande comment vous vous en sortez. - I. X.: A l'écoute de la musique, je ne veux jamais prendre en considération aucune idéologie préalable en vue de la connaissance. Je veux tout simplement écouter et comprendre ce qui se passe. C'est bien le problème que vous avez énoncé avec le style. Je pense que le style signifie une sorte d'environnement. On se construit sa propre niche au début, on la conserve dans la pièce et on finit dans le même style. Pourquoi est-ce ainsi ? Cela ne produit aucun sens. Quand on écrit de la musique, on devrait garder le même point de départ naïf que l'auditeur ressent le plus souvent ; commencer et comprendre dès le tout début sans considération de ce que l'on a lu ou entendu. Si l'on vient bien sûr avec des règles bien définies avec lesquelles on compare ce que l'on a entendu, on est perdu, parce que les règles n'existent pas a priori. Elles ne devraient pas être un a priori, mais se déduire de ce que l'on entend. Sinon, on va seulement se répéter, imiter un objet que l'on a en mémoire. Etes-vous d'accord sur ce point ? - M. F. :Oui. J'ai été très enthousiasmé par un des moments de cette pièce auquel vous vous êtes intéressé : la durée des choses. Si quelqu'un adopte une attitude idéaliste par rapport au style ou à sa signification, il n'aura pas la perception de la durée. Autrement dit, il ne pourrait pas mesurer cet objet à l'écoute. - I. X.: Je dois ajouter que, normalement, je n'arrive pas à supporter une pièce d'une durée aussi longue, mais hier, je l'ai pu, bien qu'il fût déjà très tard. Je pouvais vous suivre, ce que vous avez fait, et je me sentais très attiré par ce que j'entendais. C'est positif, car si l'on n'est pas attiré, on oublie. J'étais captivé par les sons et la préparation des sons. C'est cela qui me paraît le plus important dans ce que vous avez fait. Cela vient évidemment de la qualité de ce que j'ai entendu, et aussi de la qualité de l'exécution. Mis à part cet accord, que je n'ai pas du tout compris...
- M. F.: L' accord fort ? - I. X. : Oui, l'accord fort. - M. E: Effectivement, j'ai été surpris de l'entendre. Je l'avais oublié... Beaucoup de gens demanderont pourquoi j'écris des pièces longues. Je n'ai jamais eu l'impression que vous écriviez des pièces courtes ! Je me suis attaché à cet aspect du temps. La question n'est pas que cela soit long ou court - ou concis, comme Stravinsky aurait préféré le dire. Un de mes problèmes est le contexte social, la question de savoir si une pièce d'une heure est jouée pour un auditoire typique du Lincoln Center, ou bien pour une grande salle de Paris ou d'Amsterdam. Voilà le problème. Je suis surpris que les grandes sociétés de concert ne présentent aucune pièce longue. On pense, là-bas, que cela sort du cadre. - I. X.: En tout cas, ils jouent les symphonies de Mahler, qui durent des heures... - M. F.: Peut-être devrais-je changer mon nom ? - I. X. : En « Feldmahler » ? - M. F.: Est-ce que vous vous occupez d'une certaine manière de l'environnement social d'une pièce ? - I. X.: Vous voulez dire, pour qui elle est pensée ? -M. F.: Oui. - I. X. : On ne devrait jamais y penser. Si la musique est intéressante -je veux dire, intéressante au sens d'attirant -, elle devrait l'être alors également pour d'autres personnes car, dans notre être, nous sommes semblables. - M. F.: Vous et moi peut-être, mais tout le monde -je ne sais pas. Qu'est ce qui est intéressant ? Je viens d'écrire une pièce pour l'or chestre philharmonique de New York, et j'ai eu une critique très intéressante. Le critique disait que j'étais le compositeur le plus ennuyeux de l'histoire de la musique. Cela me plaît que vous parliez d'« attirant » ou d'« intéressant ». Parce que vous n'approchez donc pas la musique avec un critère. - I. X. : Il n'y a pas de critère. C'est pour cela que je pense que la musique n'est pas une science. - M. E : Existe-t-il un critère pour l'ennui ? - I. X.: Non, car la pièce la plus ennuyeuse peut aussi donner à apprendre. La musique Pop la plus triviale peut pareillement être intéressante, car elle repose sur la tradition, sur l'imitation d'une autre musique. Et cette imitation est comme la retrouvaille de structures qui ont été produites par des générations et des civilisations entières. On tombe sur des choses très intéressantes. Ils peuvent raconter quelque chose, même si ce n'est pas d'une manière linguistique, car la musique n'est pas un langage. Rien n'est un langage, sauf le langage luimême, qui a un niveau sémantique derrière lui. Que l'on soit intéressé ou non, cela dépend de
nous-même ; et si l'on essaye vraiment cela, alors on verra, comprendra et saisira. C'est ainsi que je prétends que même la pièce la plus ennuyeuse peut encore nous enseigner quelque chose. Elle nous fait réagir d'une manière très personnelle. Si tu te sens riche ou que la pièce te fait réagir d'une manière fantastique, alors c'est une bonne pièce. Cela pourrait peut-être représenter un critère. Bien sûr cela ne peut se passer que pour toi-même et personne d'autre, comme ce que ce critique a dit à propos de votre musique. Il s'ennuyait, mais d'autres probablement pas. Qu'en avez-vous pensé vous-même ? - M. F. : Je ne me suis pas ennuyé. Mais c'est la principale critique vis-à-vis de ma musique : qu'elle ne soit pas intéressante. En vérité, cela signifie qu'elle ne contient aucun moment de « Drame ». - I. X. : Mais elle contient le « Drame », même si ce n'est pas d'une manière conventionnelle. - M. F.: A l'écoute de votre musique, ces dernières années, je n'ai jamais eu l'impression qu'elle représente une métaphore pour le « Drame ». Je suis subjugué par son timbre. Je ne remarque même pas si elle est bruyante ou faible. Je ne m'occupe même pas des données dynamiques, je me préoccupe de ce dont la musique elle-même se préoccupe. Autrement dit, je deviens vous, lorsque j'écoute du Xenakis. - I. X.: Merci. Le point principal est : comment opère-t-on des transformations ? C'est une question pour la musique, le savoir, l'univers. Partout, on ressent le changement. Les plantes se transforment, peut-être pas aussi vite que la pensée humaine. Elles se transforment lentement, tout comme également les particules. Probablement, ces particules se transforment dans l'univers en des espaces de temps beaucoup plus longs. A travers l'astrophysique, nous savons aujourd'hui au moins que certaines d'entre elles, par exemple les plus lourdes, sont vraiment au milieu de leur vie. Au début, elles n'existaient pas, et les plus légères n'existaient pas non plus au début. Donc, si même la matière se transforme, alors tout se transforme. Pourquoi je dis cela maintenant ? - M. F.: Parce que vous vous transformez... - I. X. : Oui, la transformation de nous-même est un signe de liberté. Il n'est pas nécessaire d'échapper à la mémoire, car on serait sans lien avec ce que l'on était auparavant. La connaisance de soi-même est très étrange et fantastique, mais la possibilité de lui échapper est aussi... - M. E : Croyez-vous que certains souvenirs soient meilleurs que d'autre ? Par exemple, comme dans la psychanalyse : on y va pour se libérer des souvenirs qui nous rendent impossible de vivre dans la réalité. A cet égard, si l'on veut devenir compositeur, je dirais volontiers qu'il faut se détacher de certains souvenirs. - I. X. : Je préfère l'activité artistique à la psychanalyse car, dans ce cas, tu fait confiance aux traces de ta mémoire, aux autres traces dans ta propre histoire, et quand tu crois que tu as quitté ta propre histoire, tu commences déjà à en construire une autre qui devient à son tour un nouveau passé. - M. F.: Est-ce que vous rapprochez le fait d'être incroyablement productif d'une vision peutêtre inconsciente ? A part moi, je ne connais personne qui travaille à ce point comme un fou. Sûr que vous êtes conscient de cette énergie créative à travers le passé.
- I. X. : Oui, je sais que je travaille très dur, parce que je ne fais rien d'autre. Mais je ne sais pas si cela apporte un certain progrès. C'est difficile. La signification de progrès en art est sans fondement. - M. F.: Mais on regarde alors différemment. Peut-être fait-on la même chose, mais à partir d'un autre point de vue, pas selon la simple linéarité, mais une linéarité brisée. Est ce que cette attitude vous rapproche de la musique, ou bien est-ce que la liberté que vous ressentez, vient d'une certaine distance vis-à-vis d'elle ? Pouvez-vous continuer sans être interrompu ? - I. X.: Le problème est à la fois plus simple et plus compliqué. Chaque fois que j'écris une pièce, je crains de me répéter. Il est absurde d'écrire de la musique comme Brahms - et il en est de même par rapport à ce que l'on a écrit auparavant. La musique doit être autre. Mais dans quelle mesure sait-on qu'elle est différente ? Il est très difficile de travailler et de faire autre chose. Le seul chemin pour échapper à cela est de continuer à produire. Il faut l'essayer, pourquoi pas ? Bon, c'est un problème interne. Bergson appellerait cela l'« élan vital ». Je travaille très dur, tout comme vous. C'est tout. Je ne puis échapper à cette situation. C'est un peu triste, car on devrait être capable d'effacer les traces du passé. Ce serait alors la plus grande liberté. Il y a deux directions contradictoires, en tout cas chez moi et aussi chez des gens comme vous. La première est la formation non d'un but, mais d'un « environnement », d'un « environnement spirituel » : nous ne pouvons pas échapper à ce que nous sommes. Ceci implique la répétition et signifie imitation et non-originalité, ce qui est mauvais, pauvre. La deuxième est de transformer. Comment mettre cela en équilibre ? Seulement par un travail sans des critères préétablis qui nous disent si l'on est original ou si l'on ne fait qu'imiter. Si l'on écrit par exemple une chose qui ressemble à ce que l'on a écrit il y a deux ou trois ans, peut-être a-t-on transformé quelque chose qui représente une sorte de germe susceptible de mener à une direction tout à fait autre. Dans ce cas là, il faut être très présent et très conscient que cela conduit complètement ailleurs. Peut-être est-ce une stratégie de travail. - M. F. : Je parle de cela, parce que les plus jeunes compositeurs n'ont pas de notion du travail. Et parce que je pense que c'est là que se trouve l'accès ! Que c'est seulement par ce travail permanent que l'on atteint une proximité ou une distance par rapport à ce qui doit être poursuivi. En tant que professeur - et je me suis rendu tout à fait compte de cela ces vingt dernières années -, j'ai développé une sorte de responsabilité morale, parce que j'ai vu ces corps morts de génération en génération. Non pas qu'ils n'aient aucune idée ni aucun talent, mais ils ne saisissent pas la mesure du travail nécessaire pour écrire une pièce. - IX.: Oh oui... - M. F.: Cela ne paraît pas important, mais parfois, je pense que c'est souvent là la clef. L'autre clef consiste évidemment à comprendre simplement ce que signifie l'imagination, et non pas ce qui est intéressant. L'imagination du compositeur : dans quel sens Xenakis pourrait aller, et puis quel saut fait Xenakis vers quelque chose qu'il n'a jamais fait auparavant et que l'on n'a jamais entendue ! Les jeunes compositeurs ne parviennent pas à faire ce saut, et la raison de cela, c'est qu'ils ne reflètent pas le type de travail qui rentre dans une oeuvre. - I. X. : Et le risque... - M. F.: Oh, le risque... Un pilote kamikaze ne court pas de risque. Il est programmé. Nous, nous ne sommes pas programmés pour courir des risques.
- I. X. : Non, prendre des risques en rapport avec ce que l'on fait. Si quelque chose paraît étrange, mais que l'on est convaincu que cela en vaut la peine, c'est là qu'il faut courir le risque et l'exécuter. - M. E : Oui, mais vous parliez du son fort. - I. X. : Le son fort. Oui, j'ai aimé le son fort. - M. F.: Ah, vous avez aimé le son fort ! - I. X. : Oui, ce n'était pas une critique. - M. E : J'ai pensé que vous vouliez le remettre en question. - I. X. : Non. - M. F.: Quand je fais quelque chose comme ça, cela annulle évidemment la pensée linéaire à laquelle nous sommes habitués. Pendant 30 ou 45 minutes, c'était ppp et soudain fff. Cela interrompt le travail pour deux jours. Je dois y réfléchir. Est-ce que je dois le laisser dans la pièce ou l'enlever ? Je l'ai laissé, mais je me souviens que pendant deux jours je me suis dit : « qu'est-ce que cela a à faire là-dedans ? » Peutêtre la raison de cela était-elle aussi simple que compliquée, que le son fort était comme une sorte de ballon que l'on essaye de faire éclater. - I. X. : Une question : était-il assez fort ? - M.F : Alors Aki ? Qu'en pensez-vous... Vous souvenez-vous que nous en avons parlé, de la manière dont le son fort devrait être joué ? - Takahashi : Oui, il se trouve page 24 ! - M. F. : Page 24 ? Merci. Pourrait-il être plus fort ? Non ! - Takahashi : Forte fortissimo... - M. F.: Comment ressentez-vous cela psychologiquement, de jouer et, soudain, hors de ce contexte là, d'avoir à jouer le son fort ? - Takahashi : Il faut que je m'y prépare longtemps avant, que je pense qu'il va arriver et... - M. E : Que ce n'est pas un hasard. - I. X. : Ça doit être très troublant, car vous devez garder tout le temps ce son à l'esprit... - M. F.: jusqu'à la page 24... -1 .X . : ppppp ? - Takahashi : le plus souvent pp ; piano pianissimo.
- M. F. : J'utilise le mezzo-piano pour les instruments à cordes comme accent. C'est souvent étonnant, quand vous jouez mezzo-piano. J'ai pu l'observer avec le quatuor Kronos, quand il a joué mon quatuor. Le mezzo-piano devient sforzando. Cela vient du relâchement des muscles et c'est très dur à contrôler. (..) Un auditeur pose une question à propos du recours aux quarts de ton. - M. E: Vous avez vu la partition du Trio et mon type de notation pour les instruments à cordes. Je n'utilise pas les quarts de ton, mais différentes manières d'écrire. Par exemple, je pourrais avoir une certaine octave fausse, comme un mi b. avec un ré#. La raison de cela - j'ai honte de vous le dire : j'ai un très bon piano à queue et je fais exprès de ne pas l'accorder - ; c'est pour que le timbre soit plus chaud... Je fais cela pour les mêmes raisons que Xenakis, c'est-à-dire dans le but d'obtenir une plus grande clarté à l'intérieur de petits intervalles, comme par exemple dans un cluster. Il me semble... C'est un peu comme la térébentine, comme la dillution de la musique au moyen de la térébentine. - I. X. : Pour se rapprocher d'un timbre plus complexe. - M. E : Oui. - I. X.: Plus près du bruit. - M. E : Dimanche dernier, je me trouvais avec un ami peintre au Metropolitan Museum et nous avons parlé de la dernière période de Degas. Il s'avérait que, lorsqu'il était plus âgé et plus sûr de lui, il peignait en couches plus minces. Au milieu de sa vie, il peignait de manière plus épaisse... Il est très difficile de peindre en couches très minces, parce qu'on ne sait pas si ce ne sera peut-être pas trop plat. Et c'est le problème que j'ai avec des sons trop insignifiants ; il me semble que ma musique devient plus ou moins comme une affiche, seulement à la surface, sans profondeur, et que le son n'a aucune dimension vers l'intérieur ni vers l'extérieur. - I. X. : C'est aussi le cas de la musique pour instruments à cordes. Au Japon, on joue du biwa. Le biwa peut exécuter de très courts glissandi. Quand la corde est détendue, on peut produire de très petites modulations quant à la hauteur du son, pour rendre le son mélodique. Dans la musique occidentale, c'est comparable au vibrato, mais ici, celui-ci est plutôt employé comme une sorte de mayonnaise, pour dissimuler les inexactitudes dans les hauteurs de son. Un chanteur qui ne trouve pas la hauteur... - M. F. : Il faut que je vous raconte une histoire très drôle à propos du vibrato. J'étais à un festival à New York, à la Juilliard School of Music. Comme je m'intéresse beaucoup aux écoles, j'ai traversé les différentes salles de classe ; je suis arrivé à une répétition d'orchestre et j'ai remarqué que les violoncellistes du premier rang jouaient avec beaucoup de vibrato, tandis que les musiciens derrière eux, qui étaient plus jeunes, jouaient avec moins de vibrato. Pendant l'oeuvre - je crois que c'était une symphonie de Haydn -, je me suis rapproché d'eux et j'ai murmuré à l'oreille d'un des jeunes violoncellistes : « Pourquoi ceux du premier rang jouent-ils avec tant de vibrato ? » Et il m'a répondu : « Ils passent leur examen de fin d'étude ». Cela m'a plu qu'il prenne très au sérieux le mensonge qui se jouait au premier rang.
(Jusqu'en 1969, les partitions de M. Feldman sont publiées par les Editions Peters, New York puis, à partir de 1970, par Universal Editions, Londres.)
Livres Feldman, Morton, Essays (pour la plupart, les textes sont publiés en anglais et en allemand) réunis par Walter Zimmerman, Beginner Press, Kerpen, 1985. L'ouvrage comprend également des essais de Walter Zimmermann, Frank O'Hara et Heinz-Klaus Metzger, ainsi qu'une bibliographie établie par Paul van Emmerik. DeLio, Thomas, The Music of Morton Feldman, Excelsior Music Publishing Compagny, New York, 1996. Morton Feldman/John Cage, Radio Happenings, Conversations (1966/1967) MusikTexte, Cologne, 1993 Numéros de revue consacrés à Morton Feldman Musik-Konzepte n°48/49, Munich, mai 1986 Y sont publiés la conférence de Middelburg ainsi que « introduction à For Philip Guston » de M. Feldman, une discussion entre M. Feldman, Earle Brown et Heinz-Klaus Metzger, des textes de Martin Erdmann, Walter Zimmermann, Peter Bôttinger, H-K Metzger, Gottfried Meyer-Thoss, Daniel Franke. MusikTexte n°22, Cologne, décembre 1987 Y sont publiés un autre extrait de la conférence de Middelburg de Feldman ainsi que des textes et hommages de Cage, Walter Zimmermann, Chris Newman, Peter Michael Hamel, Christian Wolff, Tom Johnson, Peter Garland, Alvin Lucier, Barbara Monk, Bunita Marcus, Howard Skempton, Ad van't Veer, Herbert Henck, Dieter Schnebel, Wolfgang Rihm, Frederic Rzewski. MusikTexte n°52, Cologne, janvier 1994 Y sont publiés « ...wie eine Ausdünnung der Musik durch Terpentin » (conversation entre M. Feldman et lannis Xenakis), et des analyses de Manfred Karallus (Coptic Light ), Thomas Hummel (Untitled Composition ). Articles sur Morton Feldman
Ashley, Robert, « Morton Feldman : An Interview with Robert Ashley » Contemporary Composers on Contemporary Music, Barney Childs and Elliott Schwartz, editors, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1987. Baldridge, Wilson, « Morton Feldman : One Whose Reality is Acoustic » Perspectives of New Music, 1982/1983. Behrman, David, « What Indeterminate Notation Determines » Perspectives on Notation and Performance, Benjamin Boretz and Edward T. Cone, editors, New York, W.W. Norton and Co., 1976. Bland, William, « Morton Feldman » The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Stanley Sadie, editor (London : MacMillan Publishing Co., 1980). Bernas, Richard et Jack, Adrian, « The Brink of Silence » Music and Musicians ,Dune, 1982. Bryars, Gavin and Fred Orton, « Morton Feldman » (an interview with the composer), Studio International, novembre 1976. Cage, John, « Indeterminacy », in Silence, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1961. Caras, Tracy, and Gagne, Cole « Morton Feldman » (an interview with the composer), Soundpieces : Interviews with American Composers, Metuchen, New Jersey, The Scarecrow Press, Inc., 1982. Childs, Barney, « Morton Feldman » Dictionary of Contemporary Music, John Vinton, editor New York, E.P. Dutton, 1971. Gena, Peter, « H.C.E. (Here Cornes Everybody) Morton Feldman in Conversation with Peter Gena », A John Cage Reader in Celebration of his 70th Birthday, New York, C.F. Peters Corp., 1982. Griftiths, Paul, « Morton Feldman » (an interview with the composer), Musical Times , août 1972. Mellers, Wilfred, Music in a New Found Land, New York : Alfred A. Knopf, 1965. Moore, Thomas, « We Must Pursue Anxiety » (an interview with Morton Feldman), Sonus, printemps 1984. Nyman, Michael, Experimental Music : Cage and Beyond, New York, Schirmer, 1974. Skempton, Howard, « Beckett as Librettist » (an essay on the Feldman/Beckett opera Neither), Music and Musicians, mai 1977. Wolff, Christian, « Taking Chances » Music and Musicians, mai 1969. Wolpe, Stefan, « On New (and Not-So-New) Music in America » The Journal of Music Theory , printemps 1984.
Zimmerman, Walter, « Morton Feldman » (an interview with the composer), in Desert Plants, Vancouver, Aesthetic Research Center Publications, 1976 ; version française : Contrechamps n°6, Musiques Nord-Américaines, Ed. L'ge d'homme, avril 1986.
Bass Clarines and Percussion , Intersection II à IV, Piano Four Hands, Piano Piece 1964, Piece for Four Pianos, Projection I à V, Durations 1 à V, Instruments 1 & III, Vertical Thoughts 1 à V, Voices and Instruments II... Etcetera, KTC 3003 Chorus and Instruments II, Cadenza, CAD 800893 Clarinet and String Quartet, Ilvo Pieces for Clarines and String Quartez (1961), IB Hausmann, clarinette, Pellegrini String Quartet, HatART CD 6166 Crippled Symmetry, Why Patterns ?, N. Vigeland, piano, J.Williams, glockenspiel, E. Blum, flûte, HatART, CD 2-6080 Coptic Light, Durations I-V, orchestre symphonique allemand de Berlin, dir. Michael Morgan, Ensemble Avant-garde, CPO, LC 8492. Coptic Light, Piano and Orchestra, Cello and Orchestra, New World Symphony, dir. Michael Tilson Thomas, Argo, 448 513-2. Crippled Symmetry, HatART CD 2-6080 à 2 For Gunita Marcus, Hildegard Kleeb, piano, HatART, CD 6076 For Christian Wolff, E.Blum, N. Vigeland, J.Williams, HatART, CD 3-61201 à 3 For Franz Kline, The O'Hara Songs, De Kooning, Piano Piece to Philip Guston, Four Instruments, For Frank O'Hara, Wergo, WER 6273-2 For John Cage, CP2 Recordings, CD 569 For Philip Guston, HatART, CD 4-61041 à 4 For Samuel Beckett, Ensemble Modem, dir. Arturo Tamayo, HatArt CD 6107 For Stefan Wolpe, ensemble recherche, Auvidis Montaigne, MO 782068 Four Songs to e.e. cunvnings, Witten/WDR, WD 01 Ixion, Catalyst/ BMG 0090026-68751-2 Madam Press Died Last Week at Ninety (avec des oeuvres de J. Adams, Ch. Ives...), Orchestra of St Luke's, dir. J.Adams, Elektra/Nonesuch 9 79249-2
Neither, Pesko, Leonhard, HatART, CD 102 Only, Piano and Voices, Voice, Violin and Piano, Vertical thoughts V, For Franz Kline, Voices and Cello, Joan La Barbara, New Albion, NA 085 Palais de Mari, Academy, ACA 8505 Patterns in a Chromatic Field, Rohan De Saram, violoncelle, Marianne Schroeder, piano, HatART, CD 2-6145 Piano, Two Pianos, Piano Four Hands, Piano Three Hands, Triadic Memories, Roger Woodward, Etcetera, ETC 2015 Piano, Wolin, Viola, Cello, par le Ives Ensemble, HatART, CD 6158 Piano and String Quartez, Aki Takahashi et le quatuor Kronos, Elektra-Nonesuch, WEA 7559-79320-2 Piano Three Hands, Intermission V, Vertical Thoughts Il, Extensions III, Four Instruments, Piano Piece, Intersection, Instruments 1, Morton Feldman, David Tudor, Cornelius Cardew, Editions RZ 1010 Principal Sound, dans Organ Music from the USA (avec des oeuvres de Ives, Copland, Cage), Hans-Ola Ericsson, orgue, BIS CD 6101 Projection I, Extension III, Intersection IV, Durations II, dans The New York School 1 (avec des oeuvres de J. Cage, E. Brown et Ch. Wolff), HatHAT CP 2 CD 102 Quartet for Strings, Koch International Classics, 3-7251-2 Routine Investigations, The Viola in my Life I et II, For Frank O'Hara, I met Heine on the Rue Fürstemberg, Ensemble recherche, Auvidis Montaigne, MO 782018 Spring of Chosroes, avec des oeuvres de Schnabel, Paul Zukovsky, violon, Ursula Oppens, piano, Music Observations, CP 2 CD 102 Structures (avec des oeuvres de Nancarrow, Carter, Ives, Yim, Lucier, La Monte Young, Cage), Quatuor Arditti, Auvidis Montaigne, MO 782010 The King of Denmark, Intersection II, Intersection III, dans New York School 2 (avec des oeuvres de J. Cage, E. Brown et Ch. Wolff) The Rothko Chapel, Why Patterns ?, New Albion, NA 039 The Viola in my Life, False Relationships and the Extended Ending, Why Patterns ?, Feldman, Blum, Williams, 1Ldor, CRI, CD 620 Three Pieces for String Quartett (avec des oeuvres de Xenakis, Cage), quatuor Mondriaan, Vanguard Classics, 99066
Three Voices, Joan La Barbara, NERE NA 018 Triadic Memories, Aki Takahashi, ALM Records, ALCD-33 Triadic Memories, Jean-Luc Fafchamps, Sub Rosa SUBCD 012-35 Trio, HatART, CD 6195 Trio for Flutes, (avec des oeuvres de Babbitt, Mosko, Alexander, Cage) New World Records, 80456-2 Words and Music, ensemble recherche, Auvidis Montaigne, MO 782084 Works for piano 1, HatART, CD 6035 Works for piano 2, HatART, CD 6143
Morton Feldman ...................................... I M. Feldman, Projection IV (violon et piano), (1951) ........... II M. Feldman, De Kooning, (1963), éd. Peters ................. III M. Feldman, Last Pieces, (1963), éd. Peters .................. IV M. Feldman, Christian Wolff in Cambridge, (1963), éd.Peters .... V M. Feldman, page d'esquisse de The Rothko Chapel, (1971), .... VI collection Ruth Francken M. Feldman, For John Cage (violon, piano), (1982), éd. Universal VII M. Feldman, 2e Quatuor, (1983), éd. Ùniversal ............... VIII Interprétation graphique du 2c Quatuor par Walter Zimmermann IX Interprétation graphique du 2e Quatuor par Walter Zimmermann .. X M. Feldman, Coptic Light, (1986), éd. Universal .............. XI
Nous tenons à remercier pour leur aide Andrea Cohen, Steve Hearn, Ulrike Kasper, Mireille Lourtis, Anne-Marie Minella, Joséphine Markovitz, Charles Penwarden, Annette Theiss,
Olivier Meston, Walter Zimmermann, Ruth Francken, ainsi que Costin Miereanu, directeur de l'Institut d'Esthétique et Sciences de l'art de l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et Sophie Leperlier pour la réalisation de la maquette. Préface par Danielle Cohen-Levinas .................... 7 Monographie par Jean-Yves Bosseur ............... 9 Témoignages, (Steve Reich, Joan La Barbara) ............. 119 Ecrits et paroles de Morton Feldman Introduction par Jean-Yves Bosseur ..................... 125 Autobiographie .................................... 129 Pensées verticale ................................... 135 In Memoriam : Edgar Varèse .......................... 139 Prédéterminé / indéterminé ........................... 141 Stravinsky ........................................ 145 Boola boula ....................................... 149 A l'écart des grandes villes ........................... 155 (Entretien avec Jean-Yves Bosseur) Conversations sans Stravinsky ......................... 163 Quelques questions élémentaires ....................... 175 Transmettez mon meilleur souvenir à la « Huitième rue » .... 179 L'angoisse de l'art .................................. 189 Ni/ni ........................................... 201 Entre catégories .................................... 205 Entretien avec Françoise Esselier ....................... 211 Après le modernisme ................................ 223 D' une discussion ................................... 237 Temps perdu et futurs espoirs ......................... 249
Un problème de composition .......................... 253 Essai ............................................ 257 Symétrie tronquée .................................. 263 Plus de lumière .................................... 279 Conférence de Francfort ............................. 281 Conférence de Darmstadt ............................. 309 Morton Feldman et lannis Xenakis en conversation ......... 339 Liste des oeuvres ................................... 351 Bibliographie ...................................... 357 Discographie ...................................... 361 Table des illustrations ............................... 365 Index des oeuvres ................................... 367 Index des noms .................................... 371
1. Discussion avec Wilfrid Mellers, BBC, 28 août 1966. 2. Cadieu, Martine, A l'écoute des compositeurs, Ed. Minerve, Paris, 1992, p. 204. 3. « Lettre à Pierre Boulez », décembre 1950, in Boulez, Pierre / Cage, John, Correspondance, éd. Christian Bourgois, Paris, 1991, p. 126. 4. In Moore, Thomas, « We Must Pursue Anxiety » (an interview with Morton Feldman), Sonus, volume 4, n°2, printemps 1984. 5. Discussion Mellers/Feldman, op. cit. 6. Ibid,. 7. In Johnson, Tom, « Notes de cours », Revue d'Esthétique, numéro Cage, éd. Privat, Paris, 1988, p. 200. 8. In cadieu, Martine, op. cit., p. 204.
9. Ibid., p. 205. 10. Discussion Mellers/Feldman, op. cit. 14. Cf, « D'une discussion », p. 237-247. 11. In Nyman, Michael, Experitnental Music, Cage and Beyond, Studio Vista, Londres, 1974, p. 43. 12. « Entretien Feldinan-Walter Zimmermann », Contrechamps n°6, Musiques NordAméricaines, Ed. L'Age d'homme, avril 1986, p. 22. 13. « Morton Feldman in Conversation with Peter Gena », A John Cage Reader in Celebration of his 70th Birthday, New York, C.F. Peters Corp., 1982, p. 58. 15. « Discussion Feldman/Mellers », op. cit. 20. In The Music of Morton Feldman de Thomas DeLio, Excelsior Music Publishing Company, New York, 1996, pp. 23 à 35. 16. Cf., « Autobiographie », p. 129-133. 17. In Christian WoifUViictor Schonfield, « Taking Chances », Music and Musicians, Londres, mai 1969, p. 38. 18. « Entretien avec Fred Orton et Gavin Bryars », Studio International, Londres, nov.-déc. 1976, p. 245. 19. Jack, Adrian et Bernas, Richard, « The Brink of Silence », Music and Musicians, Londres, juin 1972, p. 8. 21. Diclânson, Peter, « Feldman explains himself », Music and Musicians, Londres, juillet 1966, pp. 22-23. 22. Cage, John, in Silence, The M.I.T. Press, Cambridge, Massachussets, 1966, p.130. 23. In Jack, Adrian et Bernas, Richard, op. cit., p. 8. 24. Boulez, P. 1 Cage, J., Correspondance , op. cit., lettre d'août 1951, p. 165. 28. Middelburg Lecture, « Entretien avec Paul Van Emmerik », Musik-Konzepte, op. cit, p. 11. 25. Ibid., pp. 176-177. 26. Ibid., « Lettre de décembre 1951 », pp. 183 à 185. 27. Middelburg Lecture, « Entretien avec Jos Leussink », Musik-Konzepte n°48/49, Munich, mai 1986, p. 11.
29. Feneyrou, Laurent, Prograrmne Festival d'Automne à Paris, 1997. 30. Cage, John, silence, op. cit., pp. 36-37. 32. Cf. Cage, John, « Experimental music », Silence, op. cit., pp.. 10-11. 31. « Entretien avec F. Orton et G. Bryars », op. cit., p. 246. 33. « Entretien avec F. Orton et G. Bryars », op. cit., p. 246. 34. Revue Source, vol. 1, n°2, 1967, Davis, Californie, p. 1. 35. Middelburg Lecture, op. cil., p. 35. 36. In Jack, Aà ian, op. cit., p. 7. 37. « Entretien Feldman/Zimmermann », op. cil., p. 12. 38. Ibid., p. 7. 39. In Nyman, Michael, Experimeiual Music, Cage and Beyond, op. cit., p. 59. 40. Discussion Feldman, Mellers, op. cit. 41. DeLio, Thomas, op. cit., pp. 39 à 68. 42. Ibid., p. 65. 43. In Nyman, Michaei, op. cil., p. 45. 44. Feldman Morton, Essays, Beginner Press, Kerpen, 1985, p. 138. 45. Ibid., p.139. 46. In, Jack, Adrian, op. cit., p. 8. 47. Ibid. 48. « Entretien Feldman/Zimmermann », op. cit., p. 18. 49. « Entretien avec F. Orion et G. Bryars », op. cit., p. 245. 50. In Cott Jonathan, Conversations avec Stockhausen, éd. Jean-Claude Lattès, Paris, 1979, p. 149. 51. Feldman, Motion, Essays, op. cit., p. 139. 53. Ibid., p. 12. 52. « Entretien Feldman/Zimmermann », op. cil., pp. 18-19.
54. In Cadieu, Martine, op. cil., p. 205. 55. In de Visscher, Eric, « The Feidman Fragments », programme Ars Musica 1995, Bruxelles, p. 26. 56. Catalogue de l'exposition « The School of New York », Perls Gallery, Beverley Hills, Californie, 1951. 57. Entretien avec Paul Griffiths, Musical Times, Londres, août 1972, pp. 758-759. 58. Ibid. 59. Feldman, Morton, Essays, op. cit., p. 140. 60. Ibid. 6 1. Ibid., p. 141. 62. « Entretien avec F. Orton et G. Bryars », op. cit., p. 244. 63. Middelburg Lecture, MusikTexte n°22, Cologne, décembre 1987, p. 9. 64. In Jack, Aàrian, op. cit., p. 7. 65. Ibid. 66. Ibid. 67. In de Visscher, Eric, op.cit., pp. 26-27. 68. « Entretien avec F. Otton et G. Bryars », op. cit. p. 246. 70. Pm ranune du Festival d'Automne à Paris, 1997. 69. Programme du Festival d'Automne à Paris, 1994. 71. In DeLio, Thomas, op. cit., p. 101. 72. Ibid., p. 110. 73. A John Cage Reader, op. cit., p. 56. 74. In DeLio, Thomas, op. cit., p. 111. 76. « Entretien Feldman/Zimmermann », op. ci t., p. 12. 75. Cf. Middelburg Lecture, MusikTexte, op. cil., p. 9. 77. Middelburg Lecture, Musik-Konzepte, op. cil., pp. 4-5.
78. In DeLio, Thomas, op. cit., p. 121. 79. Ibid., p. 114. 80. Feldman, Morton / Cage, John, Radio Happenings, Conversations - 1966/1967 MusikTexte, Cologne, 1993, p. 181. 81. In DeLio, OP. cit., p. 140. 82. « Entretien Feldman/Zimmermann », op. cit., pp. 11-12. 84. In Jack, Adrian, op. cit., p. 8. 86. Ibid. 87. In de Visscher, Eric, op. cit., p. 26. 83. A John Cage Reader, op. cil., p. 67. 85. Entretien Thomas Moore / Feldman, op. cil. 88. Entretien avec Everest C. Frost reproduit dans le CD Words and Music. 90. Ibid., p. 62. 89. Middelburg Lecture, Musik-Konzepte, op. cit., p. 61. 91. Middelburg Lecture, Musik-Konzepte, op. cit., p. 57, note 91. 92. Middelburg Lecture, Musik-Konzepte, op. cit., p. 21. 93. Ibid, p. 1 1. 94. In de Visscher, Eric, op. cit., p. 26. 95. Programme Festival d'Automne à Paris, 1997. 96. In DeLio, Thomas, op. cit., pp. 147 à 195. 98. Ibid. 97. Middelburg Lecture, MusikTexte, op. cit., p.18 ; cf. aussi « Morton Feldman et lannis Xenakis en conversation ». 99. « Einführung zu For Philip Guston », Musik-Konzepte, op. cit., pp. 64-65. 100. Entretien Feldman2immetmann, op. cit., p. 7. 101. Middelburg Lecture, Musik-Konzepte, op. cit., pp. 50-51.
102. Ibid., p. 52. 103. Musica Falsa n°0, octobre 1997, Paris, p. 4. 104. Middelburg Lecture, MusikTexte, op. cit., p. 17. 105. CD Words and Music, op. cit. 106. Cf. son introduction du CD Words and Music. 1. « Eli Eli » est une mélodie traditionnelle Yiddish de Russie et de Pologne, 1. L'article « Schoenberg est mort » est reproduit dans Relevés d'apprenti de Pierre Boulez, éd. Seuil, Paris, 1966, pp. 265-272. 1. Jonathan Cott ayant lu quelques fragments de l'entretien avec Françoise Esselier où il était question de lui, K. Stockhausen rétorque : « J'ai dit un jour à Feldman qu'une de ses oeuvres pourrait passer pour un fragment d'une des miennes. Mais le contraire, jamais », (op. cil., p. 149).