«L’ALGERIE ENTRE LE MAUVAIS ET LE PIRE : ESSAI SUR LA CRISE ALGERIENNE »
Editions Casbah, Alger 1997.
TABLE DES MATIERES Avant-propos Prologue
Chapitre 1 : Lever de rideau sur la crise Chapitre 2 : Les acteurs de la tragédie Chapitre 3 : Le peuple Chapitre 4 : Le pouvoir Chapitre 5 : L’islamisme Chapitre 6 : Le laïcisme Chapitre 7 : Et le meilleur ? Conclusion
EXTRAITS « Les convictions sont des prisons » a écrit Nietzsche. On ne saurait mieux dire pour résumer ce qui se passe en Algérie depuis six ans. Voilà en effet un pays mis à feu et à sang au nom de « convictions » inconciliables: celles que le pouvoir, l’islamisme et le courant laïc portent comme autant de « projets de société » fondés en théorie mais inaptes à recueillir l’unanimité en pratique. Structurées en courants politiques depuis 1989 elles se sont d’abord disputé le corps électoral puis, constatant leur incompatibilité, en sont venues à l’affrontement. Tant qu’on ne leur avait pas donné le choix les Algériens communiaient dans un même sentiment, celui que leur pouvoir était mauvais. Mais dès que la parole leur fut donnée ils s’organisèrent en camps idéologiques opposés les uns aux autres en même temps qu’au pouvoir, et se retrouvèrent ainsi dans la pire des situations. C’est cette problématique que ce livre se propose d’éclairer. Ecrit par un homme
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politique algérien, il n’exprime pas cependant qu’un point de vue politique, comme il ne se limite pas à l’Algérie. Il se propose de fournir une explication à la crise en partant de l’idée qu’elle plonge ses racines dans l’histoire lointaine du pays et les méandres de l’imaginaire islamique… « Ce n’est pas à l’actualité qu’il faut demander l’explication de notre malheur, mais à l’Histoire » (Bertrand de Jouvenel)… Au lendemain de l’Indépendance, du fond d’une geôle où l’avaient jeté les luttes matinales pour le pouvoir, un leader de la Révolution algérienne, Mohamed Boudiaf, se demandait dans ce qui deviendra le titre d’un livre à la célébrité éphémère, « Où va l’Algérie ? » Trente ans plus tard l’auteur de la question précoce recevait dans le dos sous la forme d’une rafale de la mitraillette d’un garde du corps n’ayant même pas l’âge de l’Indépendance : « Vers le parricide et la guerre civile » semblait-elle dire. Six mois plus tôt, et alors qu’il achevait au crépuscule de sa vie un tranquille exil dans un pays voisin, il avait été appelé pour prendre le gouvernail d’une nation qui venait d’échouer sur les récifs de l’Histoire alors qu’elle pensait avoir jeté l’ancre près d’une terre promise, la démocratie… Aujourd’hui, et quoiqu’il en semble, la question est toujours de mise. Seulement elle ne traduit plus l’angoisse qu’on peut éprouver devant ce qu’il faut mettre sur une feuille blanche, mais le sentiment de panique qu’on ne peut que ressentir à la vue d’une page noircie de ratures, preuves évidente des nombreuses réponses
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tentées puis biffées et où il n’y a même plus de place pour porter d’hypothétiques nouvelles réponses… Boudiaf se demandait « Où va l’Algérie ? » Maintenant que chacun sait vers quoi elle a été et où elle en est, il reste à comprendre pourquoi et surtout à savoir ce qu’il convient de faire pour l’en sortir. Cela ne se pourrait qui si au préalable on a aura répondu à une autre question : « D’où vient l’Algérie ? », l’Algérie des crises, de l’occupation étrangère, des idéaux contradictoires, des échecs répétés, des luttes intestines, du bricolage… L’Algérie est en crise depuis longtemps. Ses problèmes fondamentaux sont anciens, seule leur découverte peut être qualiée de récente. Mais, pour le moment, considérons que tout est parti d’Octobre 1988, lorsque des milliers de jeunes sont sortis dans la rue saccageant biens publics et symboles de l’Etat dans un mouvement synchronisé sur la spontanéité duquel on s’interroge à ce jour… « De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours » (Rousseau)… Les citoyens établissaient clairement et de longue date ce qu’il y avait de mauvais dans leur système politique, économique et social… Tout le monde se rejoignait dans le constat que le pouvoir était mauvais. Ce qu’en disaient les islamistes en particulier était vrai, juste et convaincant, mais c’est ce qu’ils proposaient pour le remplacer qui posait problème. Leurs non-électeurs - la « majorité silencieuse » qui ne s’exprimait pas
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les jours de vote mais râlait le reste de l’année, mais surtout la partie non-amovible du pouvoir, l’armée étaient résolues à leur en barrer la route. Voulant donc échapper au « mauvais », la volonté de changement se trouva entre les bras du « pire ». L’Algérie était bel et bien sans alternative. La crise était bien là, mais pas l’ombre d’une issue, d’une voie de dégagement, d’un moyen terme pouvant faire consensus y compris aux yeux d’une communauté internationale brusquement inquiète du tour pris par les évènements en Algérie avec, coup sur coup, l’arrêt du processus électoral, la déposition de Chadli, la dissolution du FIS, l’assassinat du président Boudiaf et l’explosion du terrorisme (tout cela en moins de six mois !) Une double fracture, profonde et attestée par les résultats des deux seules élections libres jamais tenues (municipales de1990 et législatives de1991), traversait désormais l’Algérie : verticalement elle séparait la société du pouvoir, et horizontalement les rangs de l’opposition en partisans de l’Etat islamique (FIS, HAMAS, NAHDA) et partisans de l’Etat laïc (FFS, RCD). Ce clivage n’était pas seulement de nature politique ; il était, ce qui est plus grave, culturel, idéologique, philosophique, autant dire insurmontable. Le corps électoral, autrement dit le peuple, devenait ainsi et à son insu le principal responsable de l’impasse politique. Il était indéfectiblement attaché aux deux tendances et votait systématiquement en leur faveur sans réaliser que ni l’une ni l’autre ne pouvait arriver à ses ns sans qu’il s’ensuive des soubresauts fatals
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aux équilibres déjà précaires du pays. Dans les rues on s’était habitué aux marches qui se succédaient les unes aux autres sous les yeux admiratifs ou inquiets de la presse internationale. « Pas d’Algérie sans Etat islamique ! » criaient les uns ; « Pas d’Algérie sans tamazight ! » répliquaient les autres. De toute évidence les deux courants étaient d’accord sur une chose au moins : la mise à mort de l’Algérie en cas de victoire de l’adversaire… Le pouvoir, lui, avait providentiellement trouvé son affaire dans cette situation. Il y avait trouvé une source d’inspiration et même un nouveau sens de la mission: protéger l’Etat, garantir les « constantes nationales », instaurer une démocratie « responsable » et, bien entendu, pérenniser son hégémonie en même temps que les intérêts occultes qu’on lui prête. En somme, il avait retrouvé bonne conscience. Le mieux est déjà l’ennemi du bien, dit-on. Que penser alors du « pire » ? Tout « mauvais » qu’il pût concéder qu’il était le pouvoir pensait en effet avoir trouvé pire que lui, c’est-à-dire d’un côté ce qu’il jugeait être une sérieuse menace sur la nature et le caractère de l’Etat moderne algérien, et de l’autre une tendance qui aspirait sous couvert de démocratie et de modernisme à être imposée en contrepartie des services rendus dans la lutte contre « l’intégrisme ». Observant cela la communauté internationale, ottante et hésitante au départ, évolua progressivement dans ses positions. La géopolitique s’encombre rarement
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de considérations morales ou esthétiques. En tout réalisme seul compte à ses yeux ce qui est utile aux équilibres laborieusement construits. Au début elle était aussi bien disposée à s’accommoder d’un régime islamiste, qu’à se résigner à un régime militaire. « Que le meilleur l’emporte ! » semblait-elle dire de loin, pourvu que la stabilité et l’ordre reviennent et que l’Algérie cesse d’être une pomme de discorde et une menace pour ses voisins maghrébins et méditerranéens. Le « mauvais » était bien identifié par elle mais dès que le terrorisme s’était attaqué aux étrangers, avait pris pied en Europe et surtout prouvé qu’il était incapable de l’emporter par la force le « pire » lui apparut comme tel et elle se ferma alors aux arguments développés par la diplomatie du groupe de San’Egidio composé des trois partis « victimes du coup d’Etat de janvier 1992 », le FIS, le FFS et le FLN. C’est ainsi qu’elle donnera sa caution aux élections présidentielles de novembre 1995 et jugea recevables les résultats des élections législatives de juin 1997 gagnées sans coup férir par un parti (le RND) créé par le pouvoir deux mois avant et qui avait aligné sur ses listes la quasi-totalité des membres du gouvernement… Dans la guerre qui oppose le « mauvais » au « pire » depuis six ans le premier a pris l’avantage tant aux yeux de l’opinion interne qu’externe car qu’elle que soient ses tares, elles sont encore estimées moins nocives que celles de ses adversaires qui apparaissent comme des mouvements « transnational » pour le
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premier et « subnational » pour le second, crimes inexpiables entre tous dans un pays ultra-sensible à la fraîche idée nationale. Les courants islamiste et berbériste avaient commis l’erreur fatale de poser le problème de l’alternative en termes culturels plutôt que politiques. Tous deux avaient mis l’accent sur la redénition de l’identité algérienne, ce qui n’était ni nécessaire ni urgent au regard des difcultés objectives que traversait le pays. Le premier voulait l’expurger des éléments et des acquis modernes au risque de ramener le pays au Moyen-âge, le second l’amputer des éléments et des acquis arabo-musulmans et le projeter dans la laïcité, perspective complètement étrangère aux représentations mentales du gros des Algériens. De toute façon, chaque fois qu’une idée s’est enfermée dans un « isme » c’était pour annonce son glissement vers l’extrémisme. Tous deux ont posé le problème du passé au détriment du présent, chacun se référant à une période donnée de l’histoire algérienne : l’un à la période islamique, l’autre à la période numide. Les « açabiyate » auxquelles ils ont ainsi redonné vie à l’ère de la mondialisation ne pouvaient que constituer des sources de division et de conit alors qu’elles ont été, jusqu’à un certain stade de l’évolution des Algériens, des facteurs de coagulation. Mais c’était avant que la culture française ne prenne pied sur la terre et dans l’esprit des Algériens et n’y implante de nouvelles idées et une conception du monde jusque-là inconnue d’eux. Les deux courants
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antagonistes ne cherchaient pas à amender le pouvoir, à l’améliorer, mais à le prendre pour imposer l’Etat islamique ou l’Etat laïc. L’importance de leur électorat n’était pas due à la qualité de leurs programmes respectifs, mais à la force attractive qu’exerçaient ces thèmes sur les gens. L’un et l’autre ne proposaient pas une solution nationale, un projet réalisable, mais sollicitaient l’émotivité des gens, leur religiosité ou leur esprit de cloche pour les mobiliser, comptabiliser leurs suffrages et les utiliser à des ns sans rapport avec la problématique sociale posée par la jeunesse algérienne en octobre 1988. A vrai dire ces « açabiyate » n’étaient pas le fait de ces partis eux-mêmes, elles n’étaient pas de création récente, mais remontaient au passé. Elles existaient certes comme fonds mental chez le peuple algérien depuis longtemps, mais ce sont les nouveaux leaders politiques, tentés par l’exploitation de ces lons mirobolants, qui les réactivèrent pour en faire des fonds de commerce… L’islamisme et le berbérisme se sont retrouvés face à une troisième « açabiya », celle représentée par le pouvoir, lui-même mû par un « esprit de corps » (sens du mot « açabiya ») formé durant la guerre de libération et les longues années de plomb de l’ère du parti unique. C’était donc au plus fort de l’emporter. Les « açabiyate », c’est un « moi » particulier qui différencie des autres et pousse à développer une
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attitude de rejet, une solidarité inconditionnelle et un système d’auto-défense contre les autres. Cela donne des microsociétés, des sectes, des hérésies alors que la nation est un tout, la totalité des individus et des intérêts, le « Nous » qui n’exclut aucune partie et aucun particularisme sans concéder à quiconque le droit de démolir l’ensemble. C’est ainsi que les premiers partis politiques à se former en Algérie à l’ère du multipar tisme n’étaient pas à proprement parler des organisations politiques nationales travaillant à l’éducation civique de leur peuple, à son éveil et à l’amélioration de ses conditions de vie par un programme alternatif, mais se sont présentés d’emblée comme des factions et leurs chefs comme des fauteurs de troubles. Les hommes et les femmes politiques qui ont percé à la faveur du multipartisme sont précisément ceux qui, quelques lustres auparavant, s’étaient opposés au pouvoir non pas au nom de quelque idéal national, mais de l’islamisme, du berbérisme ou du communisme. Les autres, les « normaux », n’avaient pas au nom de quoi se révolter ou « faire de la prison ». Ils ne pouvaient que rêver en secret d’un Etat de droit, d’un pouvoir élu, d’une Assemblée réellement représentative, d’une société rationnelle, mais ces idées n’intéressaient pas les foules et n’étaient pas de nature à les mobiliser ou à les fanatiser. Même aujourd’hui et malgré tout ce qui s’est passé les Algériens ne réalisent pas encore que ce sont celles-là les idées justes, que c’est autour d’elles que doivent s’organiser les regroupements positifs et les partis constructifs…
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Le « meilleur », pour l’Algérie, c’est ce dont l’absence à travers les siècles l’a exposée à de multiples occupations étrangères et lui a fait rater son développement au lendemain de l’Indépendance : sens collectif et civique, adaptation des mentalités, rationalité, dirigeants honnêtes et éclairés… Les « açabiyate » doivent avoir été vaincues et dissoutes avant la fin du pétrole. D’ici là il faut avoir mis en place autre chose qu’un système policier, avoir converti les mentalités et transformé les qualités personnelles des individus en qualités sociales. L’Algérie ne se normalisera qu’en suivant un chemin délicat, escarpé, un chemin de montagne où le moindre faux pas peut être fatal. Ce chemin, c’est celui qui passe par un peuple réaliste, un pouvoir rénové et des partis politiques à vision nationale. Le premier doit mûrir, le deuxième devenir légitime et les derniers abandonner l’exploitation des sentiments religieux, régionalistes et populistes des citoyens. Le multipartisme a coûté très cher au pays, mais le prix payé ne correspond pas à la nouvelle acquisition mais aux frais de liquidation de l’ancien système. Tout comme les usines qui ferment et les entreprises qui licencient ne sont pas celles de l’économie de marché, mais celles de l’économie dirigée. Pour se libérer du colonialisme, le peuple algérien a dû sacrifier plus d’un million de ses hommes et de ses femmes. Pour apprendre à vivre une vie de nation, il est en train d’en perdre des dizaines de milliers. Ce n’est pas, là non plus, le prix payé à la démocratie, mais le coût d’une idée fausse
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: l’islamisme. L’autre idée fausse, le berbérisme, peut lui coûter aussi cher s’il n’y prend garde… Jusqu’en 1988 l’Algérie avait un problème de pouvoir. Depuis, elle a un problème de corps électoral. Est-elle condamnée à ne connaître que le « mauvais » et le « pire » ? Le « meilleur » lui est-il irrémédiablement fermé ? Le meilleur et le pire sont inscrits dans la nature humaine. Mais c’est le type d’environnement dans lequel vit l’individu qui détermine sa propension à l’un ou à l’autre. Là où la société est bonne par ses lois et ses institutions les individus tendent naturellement vers le meilleur ; là où les individus ne sont pas organisés par leur Etat et ses lois en société, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes et il en découle nécessairement le pire… Pour nos mentalités manichéennes, entières, portées à la radicalisation, il peut paraître difcile de concevoir un état intermédiaire entre le parfait et l’imparfait, entre la richesse et la misère, entre le bien absolu et la mal absolu. Pourtant c’est ce que doivent apprendre les Algériens maintenant qu’ils peuvent se prévaloir d’une véritable expérience de la vie, de la politique et de la violence. Quels que soient les dommages subits, les pertes enregistrées, le désordre atteint, l’Algérie retrouvera la paix et renouera avec la stabilité et le développement. « Ce qui ne me tue pas me renforce » disait Nietzsche. Les Algériens sortiront de leur crise nécessairement mûris, assagis et désillusionnés. Plus que jamais ils tiennent à leur unité nationale et aspirent à la paix car ils connaissent désormais la valeur sans
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prix de la sécurité, de l’ordre et de l’entente. Ils ont assez avancé sur la voie de la démocratie pour qu’il soit possible de les en détourner… Quoique lente à se faire, essentiellement par la faute des « açabiyate » qui persistent à freiner l’évolution des partis vers un rôle national et constructif, la décantation est en train de dessiner le visage de la future Algérie : un Etat de droit au contenu social afrmé, une économie dynamique aux multiples ressources, un peuple entreprenant… Entre cet avenir possible et ce peuple qui a tant enduré tout au long de sa tumultueuse histoire se dressent (mais pour combien de temps encore ?) l’ombre terriante du terrorisme et celle, hideuse, d’un pouvoir qui ne sait regarder qu’en arrière. Avec le déclin puis l’inéluctable disparition du terrorisme, c’est lui qui revêtira alors les formes du « pire »… La crise algérienne est un problème complexe auquel nous avons tenté d’apporter une explication. Sans aménité, mais avec le maximum de détachement, nous avons essayé d’analyser les phénomènes politiques apparus après octobre 1988 à partir des idées qui les soustendent et mis en relief leur anachronisme au regard des réalités algériennes et de l’évolution mondiale. Nous nous sommes employé à démontrer que ces conglomérats d’idées fausses (populisme, autoritarisme, islamisme, berbéro-laïcisme) ne sont pas de nature à dénouer la crise politique, et encore moins à assurer l’existence d’une nation homogène et d’un Etat moderne...
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