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trice de l'allégorie l. » La encore, a la différence des autres images littéraires de la femme lesbienne, celle de Baudelaire innove car elle représente 1'« hérolne de la modernité », la « protestation du moderne contre le technique ». Dans Paris, capitale du XIX siecle, Benjamin rattache cette « hérolne» au culte saint-simonien de l'androgyne. Il reprend meme certaines analyses de Claire Demar sur le contenu « féminin » des uropies. Toutefois, Baudelaire n'arrive pas a comprendre la question sociale ou personnelle de I'homo sexualité féminine. Il reste partagé, la louant et la critiquant, pris dans une « orientation contradictoire », un clivage : « Dans l'image du moderne illui trouve une place, dans la réalité il ne la reconnait pas 2. » Victime de la pression bourgeoise, mais aussi inquiet des modifications de frontiere entre masculin et féminin. Comme si la « masculinisation » de la femme renvoyait a sa propre « féminisa ríon» hystérique... A I'horizon, Mme Bovary, cet « androgyne extraordinaire », et les grands mythes de la modernité, Hérodiade, Salomé ou Lulu ... Au creur de cette archéologie de la 1l1Odernité, dans les profon deurs inconscientes du voir, le féminin travaille donc et bouleverse les identités établies. L'Ange en serait-il donc le symptóme, enfoui dans une « scene de l'écriture 3 » OU Benjamin apres Baudelaire était lui-meme en jeu ?
pouvais pas m'endormir pendant des heures. C'était de bonheur 1 ». Étrange reve, d'un bonheur élégiaque et intense, OU se dessinent, a travers la « foree originaire », les figures d'une véritable « scene de l'écriture ». De cette « écriture émotionnelle» propre a l'allégorie, proche de l'écriture figurative (Bildschrift) de Freud. Benjamin raconte qu'il était en compagnie du docteur Dausse (qui l'avait soigné du paludisme), et que, apres avoir quitté d'autres personnes, il se retrouve dans une fluille. A meme le sol: « Un dróle de gente de couches, de la longueur des sarcophages. » Mais, en fait, « en m'y agenouillant a demi-genoux, je m'apen;:us qu'on s'y enfon <;:ait mollement comme dans un lit ». Le tout « couvert de mousse, de lierre », « l'ensemble ressemblait toujours a une foret ». Tout d'un coup, changement a vue : la foret devient construction nautique et « sur un pont se tenaient trois femmes avec lesquelles vivait Dausse ». Vision qui ne le gene pas plus que « la découverte que je fis a l'instant OU je déposais mon chapeau sur un piano a queue. C'était un vieux chapeau de paille, un panama, que j' avais hérité de mon pere. Je fus frappé en m'en débarrassant qu'une large fente avait été appliquée dans la partie supérieure ». La, « des traces rouges ». Suit alors le récit d' une série d'événements liés aux femmes. La premiere, experte en graphologie, inquiere tout particu lierement le reveur. « Je crains que certains de mes caracteres intimes soient décelés. Je m'approchais. Ce que je vis était une étoffe cou verte d'images. » De cette écriture-tissu il ne peut lire que la partie supérieure de la lettre D, la plus « spirituelle ». Suivent des conver sations sur cette écriture et un souvenir textuel et oral. Benjamin raconte avoir prononcé la phrase suivante : « Il s'agissait de changer en fichu une poésie. » Mais « a peine j'avais ptononcé ces mots qu'il se passa quelque chose de tres intrigant. Je rn'aper<;:us qu'il y avait parmi les femmes nues une tres belle qui était couchée sur le lit. Entendant les paroles du reveur, elle amorce un mouvement bref comme un édair et écarte un petit bout de la couverture. Mais ce ne fut pas pour me faire voir son corps ; car le dessin du drap de lit devait offrir une imagerie analogue a celle que j'avais dll écrire il y a bien des années, pour en faire cadeau a Dausse. Je sus tres bien que
L'E5PACE DE L'ÉCRITURE
1939-1940 Arreté parce que émigré allemand, enfermé au camp de prisonniers de Nevers, déja frappé par l' « horrible eatastrophe » qui le menera au suicide, Benjamin fait « un reve d'une beauté telle » qu'il n'hésitera pas al'écrire a Gretel Adorno le 12 octobre 1939. Car « apres ce reve je ne
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l. C.B. Sur l'interprétation de Baudelaire, el le deuxieme chapitre du livre qui redéveloppe ces themes. 2. C.s., 1, 2, p. 594-595. 3. Au sens de Jacques Derrida dans L'Éeriture et la diffirence, Paris, Le Seuil, 1967.
1. C. 2, p. 307. Lensemble du texte du reve est emprunté a cette lettre (termes soulignés par nous).
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la femme fit ce mouvemem. Mais ce qui m'en était informé était une vision supplémemaire. Car quam aux yeux du corps, ils étaiem ailleurs et je ne distinguais nullemem ce que pouvait offrir le drap de lit qui s'était fugitivement ouvert POur moi ». Fin de reve, insomnie, bonheur intense. D'un coté done, 1'héritage paternel du vieux chapeau, du panama abandonné, couvert de traces rouges, et comme féminisé en sa « large fente ». Mais, de l' autre coté, la foret - l' Urwald - de l'an goisse sans fond, l' eau, la feme et les traces rouges, le lit si semblable a la mort des sarcophages, la peur d'avoir a révéler a une femme gra phologue « ses caracteres les plus intimes », le corps nu d'une femme « tres belle» révélée en un éclair mais non vue. De l'autre coté, done, deux femmes qui, par deux fois, font voir de maniere éclair en un choc - ce que le reveur ne peur pas voir, mais qu'il connait grace a une « vision supplémemaire ". Ses yeux de corps sont ailleurs. La ou se présente une éroffe couverte d'images, puis une couverture-drap de lit, lui, dans son bonheur intense et affolé, ne peut lire que la partie « spirituelle » de la lettre D, puis le souvenir d'un écrit ancien. Et surtout, de cela, tel1'Ange qui chame un ins tant, il parle: « Changer en fichu une poésie. » Aux traces écrites, il préfere done les traces rouges comme si le corps-écriture de 1'ailleurs ne pouvait exister que par cette profana tion sanglante, cette dénégation du corps vu de la mere ou de la femme qu'impose une comrainte masculine. Ces traces, ces « archi traces» selon 1'expression de Jacques Derrida, figurem ici une scene originaire, incestueuse, une violence perpétrée ou le tissu et le texte s'échangent. Comme l' écrit Benjamin dans un passage consacré a Proust; « Si texte signifie en latin tissu, il n'est guere de texte qui, plus que celui de Proust, soit effectivemem un tissu l. »Tissu de sou venirs ou l'oubli et les imermittences de la mémoire som « le patron rétrospectif de la tapisserie ». Et dans ce meme texte, le lit y définit la position d'écriture de Proust : « Le lit sur lequel Proust malade, la main en 1'air, couvrait de son écriture les innombrables feuilles 2 • » Feuilles d'arbres, de foret.
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Mais les traces rouges som bien la, indélébiles, sur le chapeau du pere et l' angoisse du fond, de l'abime de cette « foret » originaire, que la hache castratrice de la raison doit éviter de regarder, fait tou jours retour. Répétition d'un immémorial, de 1'extreme, d'une catas trophe toujours déja survenue. Telle est cette « souffrance de l' reil » qui décide de l' écriture, ce lieu d'un non-pouvoir ou 1'imaginaire s'origine. Au point que « le souvenir d' enfance est la racine de ma théorie de l' expérience 1 ». C' est dire que face a la déperdition d'expérience vécue de la modernité, face a une véritable destitution du sujet, de sa maitrise et de sa souveraineté, seule la « rédemption du souvenir» (Rettung der Vergangenheit) peut fonder une véritable expérience (Erfahrung). Rapprochant Proust de Freud, Benjamin remarque que les rapports proustiens entre mémoire involontaire et mémoire volontaire ne sont pas sans analogie avec la distinction freudienne de Au-dela du príncipe de plaisir entre la mémoire (les traces) et la conscience. La mémoire involontaire, ou le « passé se refiete dans le miroir baptismal de 1'instant », donne seule une éter nité d'ivresse, de bonheur. Par hasard, en un instant, en un éclair, en un choco Elle est pouvoir sur 1'imaginaire, image, car son imaginaire est précisément de 1'ordre de la « non-maitrise» (le hasard). Res surgit toujours chez Proust « 1'image, seule capable de satisfaire sa 2 curiosité, ou plutot d'apaiser sa nostalgie ». Revenir a la faveur de ce reve a une scene originaire ou la structure onirique porte le jeu du texte-tissu, du sexe-écrit, du « voir-ne pas voir» le corps nu de la femme, n'est-ce pas la l'inquiétante étrangeté de l'écriture, l' au-dela moderne de tous les humanismes, l' explora tion de cette « zone-limite que Kraus et, d'une autre maniere, Kafka, occupent» et « qui me tient a creur 3 » ? Le lieu ou se réve1e « une subjectivité sans sujet» pour reprendre des termes de Maurice Blanchot, la « part inhumaine de 1'homme»? Mais cette zone limite comporte toujours sa mesure: le souvenir et son errance, son risque, la folie de la pensée. Entre le Baudelaire de la grande ville, de Paris, et le Benjamin d'Enfance berlinoise il y a beaucoup plus qu'une affinité de méthode, il y a un meme égarement, un meme 1. C. 2, p. 325. 2. M. V, p. 319. 3. B.B., p. 135.
1. M. V, p. 316. 2. ¡bid., p. 330. Sur cene « position d'écriture ", ef Jean-Louis Baudry, « Écri ture, mon et profanation », L'Écrit du temps, n° 1, printemps 1982.
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désarrangement du sujet, un meme labyrinthe: « Ne pas trouver son chemin dans une ville, s;a ne signifie pas grand-chose. Mais s'égarer dans une ville, comme on s'égare dans une foret, demande une éducation... Cet art je l'ai appris tardivement; il a exaucé le reve dont les premieres traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers l. » Apres le tissu, le buvard ; apres la foret, la ville. Mais toujours un reve, le premier, éternellement répété, un ensemble de traces, un labyrinthe, ce triple chiffre de l'écriture de la sexualité et des sans nomo Car le labyrinthe « est la patrie de celui qui hésite ; le chemin de celui qui appréhende de parvenir au but dessinera facilement un labyrinthe 2 ». Patrie « de la pulsion sexuelle dans les épisodes qui précedent sa libération », patrie aussi de « I'humanité (la classe sociale) qui ne veut pas savoir ce qui va advenir d'elle ». Les traces de sang, d'écritures, d'architectures sociales sédimentées dans les villes rejouent cette fameuse « zone limite ». La scene de l'Ange, ce fil d'Ariane juif, en serait-elle la clé? Ne lui appartient-il pas de retrouver cet espace de KIee, OU tres tót dans le désir de Benjamin s'était opérée la jonction de ce qui est traditionnellement disjoint : les figures et les signes, cet équivalent d'un langage adamique perdu? Mai 1933
Benjamin malade (sans doute de la malaria), dans un état seplÍ délirant, écrit deux versions d'un texte particulierement énig matique, intitulé Agesilaus Santander, anagramme déchiffré par Scholem d'Angelus Satanas (Sch.). Cette fois-ci, il ne s'agit pas de l'intensité infinie d'un bonheur retrouvé, mais bien d'un Ange saturnien, d'une mélancolie toute baudelairienne. Y fait retour l'Ange nouveau comme « une image sur le mur », en des termes identiques aux textes antérieurs ; il chante un instant les louanges de Dieu, avant de s'évanouir dans le néant. Comme I'Ange de KIee « il n'avait aucune ressemblance humaine ». Cet interprete de l'in humain appelle a un futur qui est déja dans l'origine, un futur « qui
n'espere plus rien de nouveau ». Mais, surtout, l'image sur le mur révele la véritable nature de I'Ange, Ange androgyne. « Profitant de la circonstance que je suis venu au monde sous Saturne, l'astre de la Révolution infiniment lente, la planete des hésitations et retards, il a envoyé derriere la figure masculine du tableau sa figure féminine pour le détour le plus long et le plus fatal, car les deux, sans se connaitre, furent un temps intimement proches. » Que Scholem puisse y décrypter le malheur d'amour de Benjamin avec ces « anges » que furent Julia Cohn et Asja Lacis, que Benjamin y voie la figure de la séparation de tout ce qu'il a aimé : les etres, les choses, n'épuisent pas pour autant l'allégorie de l' Ange interprete, androgyne et bisexué. La félicité qu'il promet « est désormais unie au bonheur de la répétition, a la réappropriation du vécu ». La sépa ration - la mort - est la comme la somme de toutes les extra-terri torialités de Benjamin, exil des choses, des etres, d'une identité nationale problématique. Cumul de l'impossible: juif, allemand, marxiste, antifasciste, pris dans l'écriture du moderne. En somme « la fin est dans l'origine ». Mais ce choc éclair, OU les deux figures et visages de l'Ange se recomposent, dit aussi autre chose : qu'il peut y avoir du féminin dans le divin et dans l'angélique-satanique. Conformément a toute une tradition de la Kabbale, treS différente du christianisme, Dieu se trouve féminisé et presque bi-sexualisé. En effet, contrairement a I'CEdipe juif traditionnel, dominé par la toute prégnance de la loi et du symbolique - ce que Benjamin n'aime pas chez Kafka -, le Dieu de la Kabbale n'est pas. Ce ne-pas-etre, cet Ai'n, ce « nulle chose », ce néant de Dieu ne trouve de raison d'exister que dans son propre désir scopique : « Dieu a désiré voir Dieu. » Et cette fabuleuse jouis sance d'un rien qui se voit lui-meme, n'est-ce pas cette face féminine de Dieu - d'un Dieu marqué par la disparition de son Nom propre aux théologies négatives et aux hétérodoxies ? Comme le dit encore Lacan : « Pourquoi ne pas interpréter une face de l'autre, la face de Dieu comme supportée par la jouissance féminine 1 ? » Pour quoi, en effet, la jouissance autre ne serait-elle pas la grande méta phore de l'Autre ?
1. Sens unique, Lettres Nouvelles, p. 31 (désormais abrégé S. U) 1. Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 71.
2. CB., p. 225.
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Schonflies. Benjamin renvoie a un usage juíf selon lequelles enfants masculins ont toujours un nom secret ínscrit sur les registres reli gieux et révélé lors de la puberté. Change possible mais parfaitement illusoire : « Les mesures prises afin de prévenir le destin se sont révélées vaínes en ce qui concerne l'intéressé. » Certes, il a bien écrit. Mais, en dépít de tres nombreux pseudonymes (dont celui de la jeunesse Ardor, flamme), Benjamin s'est fait connaitre comme « Benjamin ». Les autres noms sont demeurés secrets, magiques, un peu comme le titre de ce fragment Agesilaus Santander (nom d'un roi de la ville de Santander) cache un rebelle secret : Satanas. Mieux, Benjamin qui avait une véritable pas sion pour les anagrammes décomposait souvent son propre nom en Anni M. B. Dans Origine du drame baroque allemand, il remarque que le mot meme de rébus est né des signes hiéroglyphiques et énig matiques des artístes de la Renaíssance et rapproche hiéroglyphes, anagrammes et allégories l. Car si l'allégorie fragmente le réel, par une violence qui l'ínterrompt, le déstabilise jusqu'a figurer le cadavre, dans l' anagramme les mots, sons et lettres, réduits a du signifiant, sont « émancípés de tout lien traditionnel de significa tion ». Ils deviennent alors « un objet qu'il est possible d'exploiter allégoriquement 2 ». LAnge bisexué, le nom secret de la mere au cceur du signifiant de l'écriture, trace de toutes traces, n'est-ce pas la 1'indice d'un Nom a l' écart, hérétique par rapport aux filiations dominantes et paternelles ? Un nom bisexué comme 1'Ange. lei s'enracíne la scene de l'écriture Ol! Benjamin rejoint les asservis, les déclassés, la classe ouvriere, ceux quí sont précisément des sans-nom. lei co'íncident également 1'Ange du « roman familial », celui de l' écriture et celui de I'Histoire. lei se joue sans doute le destin de Benjamin écrívain qui portait comme un chiffre la « catastrophe », image et pensée d'une autre catastrophe : le progreso La fin était encare dans l' origine.
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De fait, en juda"isant les gnoses du Midi franc;ais, la Kabbale ira meme jusqu'a bisexualiser Dieu. Si Dieu n'a d'existence que dans ses émanations, ses puissances - les dix Sephiroth -, le Zohar identifie les neuvieme et dixieme Sephiroth a du féminin. La neuvieme, Yesod, réside dans 1'union de formes masculines et féminines, dans le secret (Sod) qui est fond et fondement. Quant a la dixieme, a laquelle Benjamin fait plusieurs allusions, la « présence de Dieu », la fameuse Shekhinah, elle est a la fois « épouse, mere, et filIe de Dieu ». 11 y a la un curieux bouleversement du divin, souligné par Scholem, qui influencera Fliess, voire Freud. « Laffirmation de l'élé ment féminin en Dieu est naturellement l' un des progres les plus riches en conscíence que la Kabbale ait accompli en essayant de se fonder sur l'exégese gnostique l. » Féminisation et bisexualisation de Dieu Ol! le cyele historique du divin est interprété comme exil de Dieu hors de lui-meme, trace d'une séparation Ol! féminin et mas culin ont divergé sous l'effet des péchés des hommes. Cette déchi rure instaure un haut et un bas, un féminin et un masculin que la rédemption finale se chargera de réunir, en rassemblant les deux visages de l'androgynie divine, « pour l'amour de Dieu et de sa Shekhinah ». La fin est aussi dans l'origine... Mais l'origine, comme la répétition et le retour, ne peut éviter les filets du langage et du symbolique, d'un rapport au Nom comme signe et écriture originaire. « Tout mot - et le langage dans son ensemble - est onomatopéique. » Le concept de ressemblance non sensible recele la clé qui permet de pleinement éclairer cette these. Cette représentation non sensible voue le langage a la représentation allégorique. Et c'est bien d'une allégorie dont il s'agit dans Agesilaus Santander. Car 1'Ange nouveau apparait sur les murs a la faveur d'une scene familiale qui concerne le Nom dans une hérédité-filia tion perturbée. Benjamin raconte que, quand il est né, ses parents penserent qu'il pouvait devenir écrivain. En raison de 1'antisémi tisme régnant, ils lui donnerent deux noms secrets qui pourraient lui servir de pseudonyme et de masque par rapport au repérage de son identité juive. Walter Benjamín s'appelait en fait: Walter Benedix-Schonflies-Benjamín. Le scénario familial du désir avait inscrít a coté du nom de son pere: Benjamin, celui de sa mere:
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l. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Fiammarion,
1985.
2. G.s., 1, 1, p. 381 5Q. Sur les pseudonymes et le statut du nom, ef Giulio Schiavoni, Walter Benjamin - Sopravvivere alla cultura, Palerme, Sellerio, 1980.
1. Gershom Scholem, La Kabbak et 5a 5ymbolique, Paris, Payot, 1966, p. 124.
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A-présent Ainsi donc, a travers ce parcours de 1'imaginaire - du tableau, de l'allégorie, de 1'image dialectique, du fantasme -, 1'Ange a donné a voir le non-visible, l'inconscient de la modernité. Quelque chose qui touche a une violence non maltrisable, un au-dela ou un en dec;a des médiations politiques. Dans sa tentative de dialectiser et de faire voir 1'irraison, de pénétrer avec la « hache affilée de la raison » dans des territoires et des zones limites, Benjamin a été contraint a mettre en reuvre deux langages et deux mondes. Lun, politique et marxiste, releve de la dialectique comme lieu d'affrontement OU le point de vue, la praxis des vaincus, s'opposent sans fin a la souveraineté gou vernante et oppressive des vainqueurs. Fut-ce dans 1'anonymat silen cieux d'une histoire a récrire. Lautre, le monde complémentaire de Kafka ou de Klee, celui du « nain théologique », celui de l'Ange, est non dialectique. 11 indique 1'interruption d'histoire, la catastrophe, 1'inhumain et la déhiscence-déperdition du sujeto 11 nous donne a penser le coté archa'ique et barbare de nos sociétés civilisées, la « teneur chosale» des grandes villes, de la politique-masse, des États-fourmilieres, des bureaucraties modernes. 11 est la préhistoire d'une histoire que Marx annonc;ait, mais que le « messianisme devenu faible » de Benjamin cherchait. Ces deux langages, ces deux mondes, définissent une pratique de l' écriture déchirée, faite fragment, montage, citation. Sans doute parce que le « fragmentaire plus que 1'instabilité (la non-fixation) permet le désarroi, le désarrangement», comme l' écrit Maurice Blanchot dans L'Écriture du désastre, qui n'est pas toujours tres éloi gnée de l' écriture de la catastrophe benjaminienne 1. Qu'elle soit adéquate aux problemes de la modernité et, de part en part, tra versée par la métaphore-réalité du féminin, en dit long sur l' envers des maltrises existantes, de la certitude du sujet humaniste et volon taire. Culture de la femme, c'est-a-dire enfin culture universelle, donnant la possibilité de se confronter a la différence en soi et en 1'autre. Car, en la matiere, il faudrait se souvenir que « quiconque domine est toujours l'héritier de tous les vainqueurs. Entrer en intropathie avec le vainqueur bénéficie par conséquent a qui l. Maurice Blanchot, L'Écriture du dtsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 17.
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domine. Pour qui professe le matérialisme historique c'est assez dire. Tous ceux qui jusqu'ici ont remporté la victoire participent de ce cortege triomphal OU les maltres d'aujourd'hui marchent sur les corps d'aujourd'hui 1 ». Ce cours du temps aliéné, Benjamin voulait 1'interrompre en pra tiquant une inimitié farouche pour tout ce qui était du coté des filia tions, des noms, des identités acquises, des violences gouvernantes, de cette histoire soumise a un concept vulgaire de temps, linéaire, continu, vide. A cela, il opposa le dessein d'une histoire autre comme construction d'a-présents : une archéologie de la modernité. En elle se jouerait la fracture infiniment réouverte entre la multipli cation des visibles, des savoirs, des informations, et cette déperdition d'expérience anti-humaniste et barbare qui en est la part cachée dans les arcanes du féminin.
l. P.R" p. 280.
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La femme chez Baudelaire: le butín le plus précieux dans le Triomphe de l'allégorie : la vie qui signifie la mort. C.B., p. 223. Le theme de l'androgyne, de la lesbienne, de la femme stétile doit etre traité en cottélation avec la violence allégorique.
C.B., p. 216.
La lesbienne est l'héro·ine de la modernité. Lidéal héro'ique de Baudelaire est androgyne.
P.W, p. 980. Lamour pour les prostítuées est l'apothéose de l'empathie pour la marchandise.
P.W, p. 637,
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Que le féminin soit ici convoqué au lieu des principaux concepts de Benjamin : allégorie, modernité, expérience, empathie de la mar chandise, qu'il éclaire un point nodal de son interprétation de Bau delaire et, plus encore, qu'il soit un de ces arcanes de la modernité exploré dans le Passagen- Wérk : tel pourrait erre l' enjeu de ce rappro chement de textes. Aussi, des premieres critiques du jeune Benjamin de 1913 contre l'inculture de la civilisation érotique moderne - ce constat d'absence d' une expérience de la culture de la femme jusqu'a la reconnaissance de la femme comme allégorie d'une moder nité déployée dans les grands imaginaires baudelairiens (prostituée, 65
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femme stérile, lesbienne, androgyne), le motif de la femme impose t-il par sa constance et ses enrichissements permanents toute sa radi calité interprétative. Certes, il n'est jamais frontal. Soumis au biais, au fragment, a l'entre-deux du concept et de la métaphore, unissant plus que tout autre la fiction et la reformulation matérialiste d'une histoire reconstruite avec nos a-présents, il git la, dissimulé ou enfoui, comme dans un labyrinthe. Un labyrinthe a reparcourir. Dans Enfance berlinoise, Benjamin n'écrit-il pas que, dans ce Berlin proustien de l'enfance et du souvenir retrouvés, ville-foret, ville-dédale et labyrinthe, il avait trouvé « cette Ariane aupres de laquelle, pour la premiere fois, et pour ne plus l'oublier, je compris ce que je connus plus tard : l'amour 1 ». Et quand, dans Zentralpark et le Passagen-Werk, la métaphore du labyrinthe se fera envahissante, reviendront ensemble ce premier souvenir gravé et les arcanes de la modernité du Paris du Second Empire : « La prostitution entre en possession de nouveaux arcanes avec le caractere labyrinthique de la ville elle-meme. Un de ces arcanes est le caractere de labyrinthe de la ville elle-meme. Le labyrinthe dont l'image gravée est dans le carps meme du flaneur apparait avec la prostitution sous des cou leurs nouvelles 2. » Du labyrinthe des grandes villes aux labyrinthes de la marchan dise, sans oublier cet ultime labyrinthe de I'histoire : « la patrie de ce1ui qui hésite» - OU se rencontrent curieusement « la pulsion sexuelle dans les épisodes qui précedent sa libération » et « I'huma nité (la classe sociale) qui ne veut pas savoir ce qui va advenir d'elle 3 » -, le theme du labyrinthe, le « ne pas savoir » qui I'habite, définit tout un réseau de pensées OU le féminin, ses partages symbo liques et imaginaires, se trouve pris. Faudrait-il admettre a notre tour que le féminin puisse etre aujourd'hui comme un fil d'Ariane pour refaire ces parcours enchevetrés ? Car la question de la femme semble bien se trouver au point exact de recoupement des deux scenes du travail d'historien de Benjamin : celle des déterminations sociologiques de I'histoire (urbanisation, industrialisation, création des grandes villes et d'une domination du
fétichisme marchand) et celle de la modernité comme ensemble de fantasmagories et comme esthétique du choco Des imaginaires nou veaux qui surgissent avec Baude1aire, a leurs origines dans les cou rants utopiques du XIXe siecle frans:ais (saint-simonisme, féminisme d'une C1aire Demar, histoire des sectes ... ), comme a leur postérité dans la Lulu de Berg ou les femmes-fleurs-puberes du]ugenstil, Ben jamin reconstruit tout un régime de l'imaginaire du féminin propre a la modernité. Ce que 1'0n peut appe1er, en reprenant une de ses expressions, un inconscient de la vision, parallele a l'inconscient freudien des pulsions. De ce point de vue, on ne saurait se trompero Cette image gravée au corps du flaneur, cette Passante baude1airienne juste entrevue dans l'ivresse des grandes villes, ne sont que des cas particuliers de ce qui caractérise la modernité comme telle : le culte des images, la la'icisation-sublimation des corps, leur fugacité et leur reproductibi lité. La, le féminin pourrait bien constituer une de ces « formes his toriques originaires » du XIXe siecle, une origine OU s'articulent dialec tiquement une « préhistoire» et une « post-histoire », l'archa'ique et le moderne, signe incontournable d'un régime historique nouveau du voir et du « non-voir », du représentable et de l'irreprésentable. C' est pourquoi il convient de reparcourir les scénographies de cette « forme historique ariginaire ». Dessiner comme un Trauerspiel du corps-femme de la modernité. Y donner a penser certaines déter minations de la notion benjaminienne d'« utopie» ou d'a-topie, sous l'effet de « cet exces qui vient avec le féminin » dont parle Mau rice Blanchot dans son texte consacré a La Maladie de la mort de Marguerite Duras. Exces ou encare « pouvoir indéfinissable du féminin sur ce qui veut ou croit y rester étranger ». Un peu comme dans les espaces baroques a plusieurs entrées, et a vues plurielles dédoublées et ambigues, le « féminin » dessinerait certaines scéno graphies de la modernité, certaines de ses utopies négatives ou posi tives. A l'intérieur des arcanes du XIXe siecle.
1. S. u. p. 32. 2. CE., p. 248. 3. ¡bid., p. 225.
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Walter Benjamin et la raison baroque L'UTOPIE CATASTROPHISTE
C'est dans l' reuvre de Baudelaire que surgit dans toutes ses dimensions la redistribution symbolique des rapports entre fémi nin et masculin propre a la modernité et a la double scene archéo logique de Benjamin historien du XIXesiede franyais: la socio historique et l'esthétique. Du coté sociologique : le nouveau statut des femmes des grandes villes, soumises a une certaine uniformi sation des sexes due au travail et a l'urbanisation. Cette insertion violente de la femme dans le processus de production de la mar chandise détruit les différences antérieures, qu'elles soient maté rielles (le partage en lieux différents) ou symboliques. Les femmes devenues désormais « artide de masse», avec la massification du travail industriel et de la société, perdent simultanément leurs qua lités « naturelles » (essence féminine, détermination de leur nature dans la seule reproduction de la vie) et leur aura poétique: la Beauté comme idéalisation sublimée, celle qui entourait la Béatrice de Dante. Une telle dynamique de société exige donc une redéfinition impé rative des marques symboliques séparant le féminin et le masculin, d'autant plus impérative que la premiere partie du XIX< siede est marquée par le développement historique des premiers fémi nismes. Aussi, du coté esthétique, de nouveaux imaginaires du corps féminin - des corps fictifs - vont-ils se dessiner, déja a I'reuvre dans l'expérience lyrique de Baudelaire, pohe «féminisé») en proie a sa propre androgynie, livré au marché, telle une prostituée l. La, l'impulsion destructrice de l'allégorie quant aux apparences de la nature et de l'ordre social, le regard saturnien sur une histoire Ol! se développent l'aliénation et la déperdition d'expérience propre a la modernité (spleen, mélancolie, ennui, vide) feront édater l'intégrité du Moi poétique baudelairien désormais aux prises, comme dans l'ivresse, au meme Lockerung des Ich. l. Sur cette androgynéité de Baudelaire, ef. Michel Butor, Histoire extraordi naire, Paris, Gallimard, 1961 et Léo Bersani, Baudelaire et Freud, París, Le Seuil, 1981. Léo Bersani rapproche cette androgynéité de la perte de la virilité et de la dislocation du Sujet baudelairien.
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Dans sa propre rage destructive, face a cette impuissance, chemin de croix de sa solitude, Baudelaire pris dans toutes les ambivalences qu'analyse Benjamin (historique, psychique, poétique), découvrant sa propre « androgynéité », s'identifiera tour a tour a la prostituée image de la modernité - et a la lesbienne, protestation héro"ique contre cette modernité. La relation de ces deux dimensions, historique et esthétique, est si étroite que Benjamin n'hésite pas a écrire que « Baudelaire produit dans le lyrisme la figure de la perversion sexuelle qui cherche son objet dans les rues 1 ». Comme le poete, la femme devient un des lieux privilégiés de cette « correspondance mythologique» Ol! se jouent désormais «le monde technique moderne et le monde archa'ique du symbole 2». Entrelacement qui définit précisément une forme de modernité radicalement différente de celle des « pen sées du progres », et qui émerge presque toujours de l'abime d'une crise, baroque du XVII" siede, Baudelaire, ]ugenstil, cultures viennoise ou allemande de la crise du xxesiede ... C'est pourquoi la position a adopter face au progres, a la « catastrophe », sépare bien deux types de modernité. Une modernité de et du progres, issue de la grande synthese hégé lienne et réinscrite dans les interprétations évolutionnistes et histo ricistes du marxisme : temps cumulatif et linéaire, développement « sans barbarie )) de la culture et des forces productives, esthétique des belles totalités dassiques et romanesques, vision de I'histoire a partir d'un « sujet », fút-il aliéné, qui lui donne sens. Et la moder nité que dégage Benjamin a partir de la constellation Baudelaire Nietzsche-Blanqui, pour qui la destruction de l'apparence du tout, du systeme, de l'unicité historiciste de l'histoire, conditionne l'éternel retour d'un incontournable. Lutopie catastrophiste, la reconnaissance de la barbarie, de la fragmentation, de la destruction comme force critique. Cette modernité-la, que j' appellerais intempestive au sens nietz schéen du mot, s'institue a contre-courant des modernités moder nistes ou historicistes. Aussi ne repose-t-elle pas sur le plein d'un sens, d'une histoire unifiée et parfaitement intelligible, mais bien sur 1. PW, p. 343. 2. ¡bid., p. 617.
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une pene, un vide, un manque: un pouvoir d'absence par rapport a l'immédiatement « actuel », qui lie la signification et la mort. Creusement de l' expérience du spleen, pene de l' aura ou dévalorisa tion nihiliste des valeurs, ces négatifs non hégéliens inscrivent dans l' écriture un lieu vide, celui que Benjamin évoque a propos de Bau delaire quand il parle de « la construction dans l'écriture d'une place vide ou sont installés ses poemes 1 ». Que cette perte d' « amour» instaurant la mélancolie puisse se traduire dans le nouveau statut du « féminin» et de ses allégories modernes, qu'elle se soit meme incarnée avec toute sa violence et son ambivalence dans la figure de la prostituée - de Büchner a Berg sans oublier Baudelaire - en dit long sur les fantasmes qui la hantent. Car la prostituée est bien une de ces nomades qui ouvrent au travail archéologique de reconstruction de I'histoire. Cest pourquoi l'intéret de Benjamin pour les sans-nom et les bas-fonds de l'histoire comme de littérature, sa volonté permanente de « fixer l'image de l'histoire dans les cristallisations les plus humbles ), produiront une sone de constellation de pensées et d'images, un chaos de méta phores autour de cette figure du féminin, forme du Trauerspiel de la modernité.
l'artifice, de la mode, sur la nouvelle « faune féminine 1 » des Pas sages. Du point de vue le plus immédiat, dans la prostitution « la femme est devenue un artide de masse » qui comme tel est exposé dans la rue puis dans les bordels, consommable et achetable. Un tel « anicle » exprime les corrélations nouvelles entre le sexe et le travail. La prostituée peut exiger de « valoir» comme travail, d' avoir un prix, au moment meme « OU le wivail devient prostitution 2 ». Entre la prostituée qui fait payer son temps d'amour de plus en plus comptabilisé, rentabilisé, exploité et une économie marchande ou tout a son prix, il ya bien plus qu'une analogie historique superfi cielle. Car si le travail salarié, l'extension générale de la marchandise, marque le « déclin» du qualitatif, de la valeur d'usage, des diffé rences au profit d'une soumission a l'universalité de l'échange, a l'abstraction de son universalité, de meme la prostitution traduit la fin de l'aura et le dédin de l'amour 3. Dans cette esquisse d'une « économie politique » du corps pros titué, Benjamin opere une véritable traversée des apparences, qui le porte bien au-dela d'une analyse socio-économique de la prostitu tion. Dans la prostitution se donne « le caractere révolutionnaire de la technique»: corps série1 et sérialisé, corps interchangeable comme les corps mis au travail dans l'usine. Mais il ne s'agit pas seu lement de disciplines. Il y a dans le mécanisme meme de la prosti tution « un savoir inconscient de l'homme » : pratiquer, « a travers toutes les nuances du paiement», les « nuances memes du jeu d'amour, tantot familier, tantot brutal 4 ». Ce qui s'achete au sens strict n'est pas tanr le plaisir que ce qui le commande : « l'expression de la honte », « le vouloir de plaisir fanatique » dans sa forme la plus cynique. Dans la prostitution de masse - qui ne s'arrete pas aux prostituées - se définissent de nouvelles figures anthropologiques et passionnelles propres a la modernité. Éros se lie aThanatos, l'amour du plaisir a la perversion, le langage chrétien apparent - y compris chez Baudelaire - a celui des marchandises. Gh done la un des fils d'Ariane de notre labyrinthe. Le désir mas
Le Trauerspiel du
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eorps-prostitué »
Le développement de la prostitution dans les grandes villes comme phénomene de masse donnant lieu aux législations, la mas sification visible des corps féminins traduisent une mutation histo rique beaucoup plus générale du milieu du xx· siecle : la crise du regard, les nouveaux rapports qui reglent le visible et l'invisible, la représentation et l'irreprésentable, et les pratiques et discours qu'ils engendreront. Plus que tout autre, le corps féminin est le support de « cette archéologie du regard » dont parlait Foucault, et qui n'est pas sans lien avec celle de Benjamin. Il s'agit bien d'une nouvelle mise en scene des corps, désormais irréductibles a leur visibilité géomé trique, et affectés d' un coefficient d' obscurité, de mystere. Cette visibilité plus « profonde » du corps féminin est au centre de nombreuses analyses de Benjamin sur le role du maquillage, de
1. P.W, p. 617. 2. ¡bid., p. 439. 3. ¡bid.• p. 617. 4. ¡bid., p. 615.
1. CB., p. 159.
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culin vise a immobiliser, a pétrifier le corps féminin. Soit, dans les termes de Benjamín: « Dans le corps inanimé et qui pounam s'offre au plaisir, l'allégorie s'allie a la marchandíse. » Par cette alliance, il faut entendre toutes les séries d'équivalents ímaginaires et symbo liques que Benjamin établira autour du « corps-prostitué ». Équíva lence emre l'amour pour les prostituées, forme de communion mythíque propre aux grandes villes et l'empathie pour la marchan dise par exemple. Équivalence plus décisive entre les nouveaux mar quages du corps féminin, ses traces, et la violence destructrice de l'allégoríe qui fait de la prostituée une allégorie au second degré, l'allégorie de 1'« allégorie de la marchandise ». est pourquoi le Trauerspiel du corps prostitué s'organise dans le double mouvemem propre a la violence allégorique, défiguration et dévalorísatíon de tout réel, puis son humanisation fantasmagorique. Défiguration-dévalorisation : désormais, la femme a perdu son aura, son ici et maintenam religieux et cultuel, son unicité absolue, le corps féminin annon<;:am une beauté céleste propre a l'amour. La Beauté ne voÍt plus, ne parle plus. Ses yeux, tels des miroirs purs et inexpressifs, som désormais fermés pour toute croyance idéale et sublimée. La beauté s'est pétrifiée l.
Comme l'écrit Baudelaire dans son poeme La beauté:
l'aura ne peut alors etre qu'une double pene, lisible et visible dans les scénographies du féminin. D'un cóté, la pene vise cette sublimation de l'amour qui liait le Beau au Vrai, faisant de la figure de la femme - telle l'image de Béa trice dans La Divine Comédie, la médiatrice d'un autre amour plus « céleste », celui du Paradis. La Beauté des « immonels » est des lors devenue le « reve de pierre » des mortels. Sur le corps féminin, le poete déchiffre la précarité, la mortalité, sa propre « castration ». La poésie baudelairienne est bien, comme le dit Benjamin en une for mule saisissante, « une mimésis de la mort ». D'ou cette séparation radicale, toujours possible entre l'érotique et l'amour, que figure la prostituée. Mais, de l'autre cóté, ce « reve de pierre » traduit aussi une modi fication du désir, l'iriscription de la mort dans l'expérience lyrique. Paralysie perverse, dom le poim ultime est précisément l' amour des prostituées ou 1'impuissance masculine. D'ou la nouvelle polarité du désir propre a Baudelaire. Jouissance perverse ou jouissance mys tique, s'il est vrai que « l'impuissance masculine se nourrissait préci sément de l'attachement a l'image séraphique de la femme», comme le note Benjamin. Polarité du désir ou l'analyse de Benjamin recoupe partiellement celle du Lacan: « Le corps comme signifié dernier c'est le cadavre ou le phallus de pierre l. » Pétrifiée, la Beauté ne peut plus que se travestir, et Benjamin s'intéresse tout particulierement aux artifices, aux mascarades du corps, a la mode jusqu'a voir dans le rituel du maquillage des pros tituées une anticipation des revues de girls du xxe siecle. Mais ces tra vestissements n'arrivent pas a dissimuler le long travail de la mon qui envahit l'Éros. Vieillissement ontologique de corps (ef l'intéret baudelairien pour les « Petites vieil1es »), érotologie du squelette qui s'y découvre, beauté « terrible et monstrueuse ». Linquiétante étran geté freudienne trouve la une origine lointaine. Comme l' écrit Baudelaire: « O charme d'un néant fol1ement attifé.» Et: « O beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu. »
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Je suis belle, ó mortels ! comme un reve de pierre
Et mon sein, OU chacun s'est meurtri tour a tour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
Éternel et mUet ainsi que la matiere.
Ce reve de pierre, cet amour pétrifié, matéríalisé, muet comme l'image obsédante de Benjamin touchant l'allégorie « comme image d'une inquiétude pétrifiée 2 », comme « paysage originaire pétrifié 3 », renvoiem au double mouvement qui affecte l'objet d' amour dans la modernité. Si, depuis la culture du Moyen Áge, il n'est d' objet d'amour qu'irréel, que réfléchi dans le famasme, dans ce qu'Auer bach appel1e le figural a propos de Dame justemem, la pene de 1. PW, p. 411. 2. ¡bíd, p. 414.
1. Jacques Lacan, La Relation d'objet, séminaire inédit, cité par Monique David-Ménard dans L'Hystérique entre Freud et Lacan, Paris, Éditions universi taires, 1983.
3. C.S., 1, 1, p. 345.
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Dans eette beauté désidéalisée, dénudée par le regard destrueteur d'apparenees de l' allégoriste, dans eette eurieuse « ontologie» du rien féminin « follement attifé », le eorps de la femme, privé de son corps maternel, ne devient désirable que dans le passage a la limite, eomme corps-mort, corps-fragmenté, eorps pétrifié. Comme si la mort du eorps organique ne pouvait etre représentée qu'au féminin, au moment OU Baudelaire intériorise, subjeetivise la mort, en fait un foyer de pereeption de tout rée1. Comme le releve John E. Jaekson dans son beau livre, La Mort Baudelaire, des Büehner, la finitude des corps, la corruptibilité ontologique qui les earaetérise, l'esthétique du fragment qu'elle induit se eristalliseront dans la prostitution. Amour de Danton pour les prostituées, en train de ehereher « a ras sembler moreeau par moreeau la Vénus Médieis aupres de toutes les grisettes du Palais-Royal, il appelle s;a faire de la mosa"ique ; Dieu sait aquel membre il en est resté. Il est affligeant de voir eomment la nature moreelle la Beauté, comme Médée son frere, et en disperse les fragments dans les corps 1 ». Les corps prostitués, dispersés, frag mentés, traduisent a eux seuls l'impulsion destruetriee de l'allé gorie : perte de l'aura, des voiles, de l'immortalité. Mais eette utopie destruetriee est aussi critique. Régressive, elle comporte aussi un aspeet progressif. « La dissipation (Austreibung) des apparenees », la démystifieation de tout réel qui se donne eomme un « ordre », un « tout »), un « systeme »2. De ce point de vue, la modernité est une táehe, une eonquete 3 • Aussi, paradoxalement, le eorps prostitué n'est-il pas seulement fragment, ruine de la nature, défiguration du « eorps sublime ». Il est aussi mise en seene de nouveaux imaginaires qui suseitent les mille exeitations de la modernité : la mode, le jeu, la sueeessivité des images, et toutes les fantasmagories ». Il est done réidéalisé et huma nisé. La prostituée est « la maniere dont la marehandise eherehe a se voir elle-meme. Elle célebre son humanisation dans la prostituée 4 ». Humanisation et quelque ehose de plus, la plénitude de l'allégorie l. John E. Jackson, La Mort Baudelaire, Geneve, La Baconniere, 1982, p. 75. Lensemble du livre porte sur cette « intérioriation " de la mort. 2. P.W, p. 411. 3. C.B., p. 217. 4. ¡bid., p. 228.
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elle-meme. Ainsi, dans l' reuvre de Baudelaire, « e'est la prostituée qui serait la marehandise aeeomplissant la plénitude de la vision allégorique ». Dans ce baroquisme des eorps féminins, l'allégorie se donne done dans son interprétation moderne. Nous voudrions en souligner toute la portée en eet énoneé : seul le statut du féminin eomme eorps a la fois réel et fietif permet de différeneier l'allégorie moderne de l'allégorie baroque.
Le corpsJemme comme principe interprétati/de l'allégorie moderne Comme toute allégorie au sens de Benjamin, et a contre-eourant de la critique romantique, l'allégorie moderne eompte un eertain nombre de traits eommuns ,avee l'allégorie baroque, eette origine (Ursprung) de la modernité. A savoir, et pour résumer : - dans l'allégorie comme figure rhétorique et eomme interpréta tion, le réel est a la fois détruit et démystifié dans sa belle totalité ordonnée. Dans son intention destruetive, l'allégorie dénude le réel en le fragmentant : il apparaít sous forme de ruines. Proeessus au eours duquel I'histoire elle-meme surgit dans sa représentation et dans ses aspeets les plus saturniens ; _ un tel proeessus engendre eette éeriture émotionnelle propre a l'allégorie, éeriture qui se paralyse en tableaux, qui se figure elle meme. Un des points clés de l'interprétation benjaminienne de l'allégorie repose préeisément sur son earaetere optique. Lallégorie a affaire avee des images, du voir, des seenes reliant le visible et l'invi sible, la vie et le songe. Lhistoire s'y donne a voir dans ses ambiva lenees fixées en tableau. Elle pratique done, eomme la mystique, un langage des eorps, et e'est pourquoi «elle propose aux yeux de l'observateur la faee hypoeratique de l'histoire eomme un paysage pétrifié originaire (als erstarrte Urlandschaft) 1 » ; _ e'est bien paree que l'histoire y surgit dans son versant « eatas trophiste » et imaginaire (d' OU le modele théátral de Calderón, de Shakespeare et de Gryphius) qu'a la différenee du tragique la per eeption du temps désormais la"icisé passe dans et par le sentiment : le Trauer - deuil et afflietion - et le Spiel. Elle renvoie done a des typologies passionnelles et a toute une anthropologie ; l. C.S., 1, 1, p. 343. 75
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- dans cette écriture passionnée et passionnelle distanciée, la figure rhétorique dominante qui met en scene les extremes et les contra dictions sans jamais les dépasser est l'oxymoron. Le « néant» est « attifé », comme la froideur brillante, et la darté obscure. Autant dire que l'allégorie est une antidialectique, ou, pour reprendre les expres sions de Benjamin, une dialectique a l'état d'arret, c'est-a-dire une dia lectique figée, fixée en images. Si tous ces traits principaux définissent l'allégorie, sa modernité par contre est rapportée par Benjamin a un point précis : le rapport a la mort : « L'allégorie baroque ne voit le cadavre que de l'extérieur. Baudelaire le voit aussi de l'intérieur l. » En quittant le monde exté rieur pour le monde intérieur, en faisam de la mort une image endopsychique pour reprendre un terme freudien, l'allégorie moderne se défait d'un certain nombre de limitations du baroque et s'instaure désormais sur le fond d'une double disparition. Dispari tion du salut comme rédemption absente-présente dans le baroque. Le temps moderne s'est radicalement lalcisé, se fait sans transcen dance, sans futur, périodisé par le toujours nouveau et le toujours le meme. Disparition du cosmos-nature comme totalité des contraires, réserve métaphorique « objective », déja apparente dans l'ironie romantique, tout particulierement chez Jean Paul. Des lors, quel « corps » peut donner « corps » a l'impulsion des tructrice d'un poete de plus en plus « féminisé », expulsé des grands modeles de filiation paternelle et mimé par son propre « abime » ? Les corps du féminin précisément, qui polarisent l'impulsion sadique et perverse du regard allégorique : « Pour elle [1' allégorie] toucher les choses signifie les violer, les connaitre signifie les démas quer. » A prendre a la lettre. A preuve : - c'est sur le corps de la femme que s'opere chez Baudelaire le « Barocke Detaillierung » (a propos du Beau Navire 2) ; - c'est encore le corps de la femme, tout particulierement le corps prostitué, qui métaphorise les extremes: désirlmort, animé/animé, vie/corruption, squelette... et sert de conversion matérielle a cette « inquiétude pétrifiée » (Erstarrter Unruhe) qui est la formule meme
Les arcanes du féminin
de « l'image baudelairienne de la vie » (Lebensbild), cette image « qui ne connait pas de développement 1 » ; - enfin c'est toujours ce corps réel-fictionnel qui donne a l'allé gorie moderne sa condition d'existence, sa visibilité, tout ce qui tourne autour du Bild. C'est pourquoi, comme nous l'avons vu, les scénarios du « corps féminin» métaphorisent ceux du « corps marchandise ». On pourrait multiplier ces procédures, qui renvoient sans doute a la plus secrete et a la plus prégnante, celle de l'abime. Car cet abime baudelairien - le goilt du gouffre et du néant -, avec les figures du Trauer moderne: le spleen et la mélancolie, vit d'une métaphore continuée, celle du sexe féminin. Abime sans fond suscitant angoisse et impuissance, abime' OU la grossesse est désormais vécue par le poete comme une « concurrence déloyale ». La comme le releve Benjamin dans ses plus beaux fragments: « Le sens abyssal est a définir comme signification. 11 est toujours allégorique 2 • »Toutefois, si chez Blanqui « l'abime est étoile », se définissant dans l'espace du monde et trouvant son index historique dans les sciences de la nature, chez Baudelaire « il est sans étoile ». 11 n' est meme pas « l'exotique de la théologie, il est sécularisé : abime du savoir et de la signification» (P.W). Dans ce parallele si suggestif, Benjamin, s'interrogeant sur l'index historique de l'abime baudelairien, le rap proche de sa sreur jumelle, la mode, et suggere que cet index pour rait etre « l'arbitraire de l'allégorie elle-meme 3 ». A notre tour de suggérer ici que cet index historique n' est pas sans renvoyer a cette mutation des rapports entre féminin et masculin qui surgit au milieu du siede dans l'reuvre de Baudelaire. Car la femme n'est pas seulement allégorie de la modernité. Elle est aussi protestation héro'ique contre cette modernité dans les grandes utopies anthropo logiques de la bisexualité et dans ses figures, lesbienne et androgyne.
1. ¡bid., p. 414. 2. ¡bid., p. 347. 3. ¡bid., p. 348.
l. Cs., p. 244. 2. PW, p. 415.
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Walter Benjamin el la raison baroque L'UTOPIE ANTHROPOLOGIQUE
Sceur de la prostituée, en cela qu'elle proteste contre l'intériorité dominante de la scene familiale, la réduction de l'amour a la famille et a la grossesse, la figure de la lesbienne en est l'exact opposé. Elle incarne une « protestation contre la révolution technique» et un « archétype héroi'que de la modernité ». Cest pourquoi cet amour pur, cene « sublimation ponée jusque dans le sein de la femme » ser vira d'idéal érotique a Baudelaire et plus encore d'« image héro'íque guide (heroischen Leitbilder) 1 ». La référence a la modernité est ici a prendre au sens fon. Cenes, cene image de lesbienne reprend l' amour saphique grec et entrelace de maniere allégorique l' antique et le moderne. Cenes, la figure de la lesbienne est bien présente dans toute la littérature du XIX' siecle, de la Fille aux yeux d'or de Balzac aMademoiselle Maupin de Gau tier ou a la Fragoletta de Latouche. Sans oublier toutes ses figura tions picturales relevées par Benjamin : ceHe de Delacroix (vue par Baudelaire a l'Exposition universelle de 1855), puis celle de Courbet. Pounant, selon Benjamin, sa véritable origine n'est pas la. Elle se trouve dans la réinscription du mythe de l'androgyne a l'in térieur des premieres grandes utopies contemporaines de l'indus trialisation, le saint-simonisme principalement, surtout celui féministe de Claire Demar, mais aussi l'histoire des sectes dans ses courants mystico-romantiques, celui d'un Ganeau par exemple 2 • Comme toute origine au sens de Benjamin, elle conjugue une pré histoire et une post-histoire, toutes deux liées ala place de la ques tion anthropologique dans la modernité et dans la stratégie d' élar gissement de l'expérience. A propos de l'histoire des sectes, et reprenant cenains extraits du livre de Claire Demar, Ma loi d'avenir, Benjamin parlera lui-méme de « matérialisme anthropo logique 3 ». Que Benjamin se livre a une sone de montage sur les différentes formes de l'androgynie, tel pourrait étre le point de dépan de cette archéologie anthropologique qui servira de fondement a la critique 1. P.W, p. 400. 2. ¡bid, p. 970-977. 3. ¡bid, p. 974.
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de l'historicisme et « anticipe» au fond sur la découvene freudienne de la bisexualité et sur les féminismes du xx' siecle. L'androgynie divine, ceHe d'un Ganeau, le fameux mage qui sur son grabat recevait les publicistes de l'époque, et qui dans une sorte d'hérésie romantique voyait dans la figure bisexuée du Dieu chrétien incarné en Jésus-Christ et Marie celle d'une liberté future. Cri tiquant le symbolique paternel et «phallocentrique» du chris tianisme, n'allait-il pas jusqu'a créer un symbolique alternatif et bisexué : le Mapah (maman-papa) ? ... En 1838, dans sa premiere déclaration, il proclame l'ouvenure de l'ere d'Evadah comme andro gyne créé et médiateur de l'androgynie divine. Benjamin releve toutes ces indications 1, tres attentif a cette féminisation du religieux qui n'est pas sans parenté avec cel1e du divin dans la Kabbale et les courants du messianisme juif. Ganeau, a travers son délire roman tico-hérétique, traduit une nouvelle valorisation du féminin dans l'histoire. Marie, dans la bisexualité du Dieu chrétien, finit par incarner la Liberté de 1789 «au féminin », véritable prétresse du monde futur, d' une humanité délivrée et réconciliée.
L'androgynie utopique et Jéministe: son contenu anthropologique. Ganeau et bien d'autres convoqués par Benjamin (l'abbé Constant, Swedenborg inspirateur de Baudelaire... ) nous renvoient en de~a : au lieu véritable de la modernité androgyne : le saint-simonisme et le féminisme de Claire Demar. Le saint-simoniste, celui d'Enfan tin en tant que religion fusionnelle, propose précisément « une nou velle forme de mélange entre les hommes et Dieu 2 ». L'utopie archi tecturale du Temple comme androgyne réalisé, la nécessité de faire du principe androgyne la base méme du culte (róle du Pere et de la Mere), tout cela lie le saint-simonisme a ses deux grands corrélats « modernes », l'industrialisation d'une pan, le féminisme de l'autre. Aussi est-ce bien Claire Demar, saint-simonienne féministe, qui intéresse tout partieulierement Benjamin: «11 est plus facile de saisir l'utopie saint-simonienne, quant a son contenu anthropolo gique, dans la démarche intellectuelle de Claire Demar que dans cene architecture qui ne fut pas construite 3 • » 1. ¡bid, p. 971. 2. ¡bid, p. 981. 3. CB., p. 101.
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Les arcanes du féminin
Ce contenu anthropologique du féminisme comme émancipation des femmes se laisse aisément saisir dans le Manifeste de Claire Demar que Benjamin cite a plusieurs reprises, Ma loi d'avenir. La femme doit tenir son existence et sa position sociale d'elle-meme. Réhabilitation du corps, libération de l'amour des contraintes du mariage, affranchissement de la femme de la « maternité de sang», critique de l'exploitation sociale et du patriarcat : tous ces traits sont repris par Benjamin l. Car un tel contenu anrhropologique libéra teur ne rend pas seulement compte de l'émergence de la figure moderne de la lesbienne a partir de l'utopie et du féminisme. Mais il édaire de pres ce fameux « matérialisme anthropologique » qui, selon Benjamin, suscitera, par sa critique du patriarcat, sa revendi cation de rapports plus libres, plus riches, mais aussi plus mysté rieux entre sexes, la haine de la réaction bourgeoise de la fin du XIX" siede. La lecture aujourd'hui de ce chapitre du Passagen- Wérk est absolumenr étonnante, tant les inruitions historiques et théoriques de Benjamin vont loin. La git cette gigantesque utopie anthropolo gique de la modernité, OU se conjuguent la bisexualité androgy nique, la critique de la « dictature du symbolique» religieux et monothéiste et celle des institlltions de masse du capitalisme, mariage, prostitution ... Aussi, de Claire Demar a Fourier, s'appuyant sur le livre de Firmin Maillard, La Légende de la femme émancipée, évoquant les Vésuviennes, puis débouchant sur la nouvelle protestation contre la technique des femmes-fleur du ]ugenstil, Benjamin n'arrete pas de construire ce réseau de constellations historiques OU présent et passé se télescopent. Pourquoi ? Pourquoi cette « passion » pour l'andro gynie, plus de ving-cinq ans apres les premieres grandes inquiétlldes de la jeunesse ? Chaque individu n'est-il pas fait de masculin et de féminin, que savons-nous de l'expérience d'une culture de la femme? La premiere réponse qui peut surgir est évidemmenr historique. Landrogynie et le féminisme sont - malgré la misogynie de Baude laire - les véritables origines de cette figure de Sapho moderne : la protestation contre la modernité industrialiste, la soumission des femmes a la reproduction des corps et des images. Ce féminin est
porteur d'un nouvel héroisme comme Baudelaire ou Nietzsche... Héro"isme réel pour Benjamin, qui voit bien la duplicité, l'ambiva lence de Baudelaire. Si Baudelaire inscrit l'image de la femme les bienne dans la modernité - donc comme image -, illa nie en fait dans la réalité sociale, lui réservant le meme ostracisme social qu'a toutes les femmes émancipées, George Sand en tete l. Pour etre pertinente, cette réponse ne va pas au fond du pro bleme, qui me parait toucher la notion benjaminienne d' « anthro pologie» et donc d'expérience. En effet, des l' Origine du drame baroque, Benjamin décele dans les figures du Temps, du Trauer et des passions du Pouvoir une véritable anthropologie dramatique. Mieux, la reconnaissance d'une telle anthropologie fonde la critique de I'historicisme et distingue le baroque du tragique: « Un fon dement de la réalité dramaturgique tel qu'il est présenté par la typologie et l'anthropologie des drames baroques est la condition préliminaire pour se libérer des inhibitions d'un historicisme qui liquide son propre objet 2 ••• » En d'autres termes, la mise en scene des images et des imaginaires présuppose un véritable jeu passionnel sur le temps, le désir, la mort - l'affliction et le deuil - qui se trou vent désormais libérés du destin grec et livrés a leur historicité repré senrative. N'est-ce pas la, dans ces territoires livrés a la passion et jusqu'a la folie, que « la hache de la raison » doit pénétrer ? Comme dans une foret ou un labyrinthe. La, ou git aussi, dans l'expérience, le féminin enfoui ? Comme si le féminin en son pouvoir d'images et d'imaginaire affectait prioritairement le statllt de l'écriture et de l'expérience - voire meme de la praxis historique - par son potentiel d'altérité et de transgression.
L'UTOPIE TRANSGRESSIVE
A la
différence de cette déperdition d'expérience propre a la modernité, a son manque constitutif et a ses fantasmagories mar chandes, mais aussi a l'opposé du retour a l'expérience vécue (Erleb nis) d'un Dilthey ou d'un Bergson, toujours prise dans la continuité 1. CB., p. 136; P.W, p.400. 2. G.s., 1, 1, p. 278.
1. P.W, p. 974.
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fluide du temps, 1'expérience comme Erfahrung part toujours d'une brisure du temps, de sa continuité historiciste vide et homogene. « Interruption du temps », « sectionnement du temps»: ainsi s'amorce un temps intensif~ qualitatif, celui de cette descente en soi meme vers « un état de ressemblances » (Proust), ou de « correspon dances» (Baudelaire), voire un « monde complémentaire» (Kafka ou KIee). En cela, toute expérience est bien d'« essence linguis tique ». Lunicité et 1'unité du « sujet » s'y brisent sous l' effet du choc et de 1'involontaire du temps et du hasard. Pourtant, et assez para doxalement, le moment du plus grand bonheur, celui de cette fameuse « iHumination profane» OU le quotidien et le mystere con juguent leurs pouvoirs, est moins d'ordre linguistique et symbolique que de 1'ordre de 1'imaginaire: il fait corps avec des images, avec tout ce qui releve du Bild. Cornme s'il fallait toujours une image pour que se télescopent 1'immérnorial du passé et 1'a-présent - le }etztzeit - et que, face au dédin de l' aura et du lointain cultuel de la modernité comme monde désenchanté, puisse se construire une tout autre aura. Irréductible en cela a 1'aura « marchande» propre aux « fantasmagories» du moderne, mais aussi aux énoncés les plus « brechtiens » de Benjamin OU le dédin de l' aura pourrait se convertir positivement en « politisation de 1'art 1 ». En fait, tant les « corres pondances» de Baudelaire que « le temps retrouvé» de Proust arnor cent une expérience intempestive de la rnodernité. Le vécu se fait souvenir, mérnoire non historique et meme préhistorique : « Les "cor respondances" sont les données de la remémoration. Non les données de 1'histoire, mais ceHes de la préhistoire 2. » Comrne si le souvenir seul, la relique intériorisée, pouvait constituer l' allégorie du moderne, 1'utopie ultime du mélancolique. Mais le souvenir involontaire né du « choc » cornme la consteHa tion historique présent-passé qui « fulgure» ne se donnent que dans des images, des figures. Figure archaique d'un coté, figure non archa"ique, historique, authentique de 1'autre, selon les caracteres que Benjamin attribue a l'irnage dialectique (P.W).
Aussi, chez un auteur aussi attentif que Benjamin aux pouvoirs du syrnbolique et du « lisible », l'omniprésence des métaphores du regard, du visage et du facies, le réseau sans fin de ce qui touche au Bild, sa propre passion pour le théatre en général et le baroque en particulier, ne sont pas sans édairer des rapports plus secrets entre le féminin et la rnodernité réglés par l'inconscient du voir. Toute-puissance du regard d'abord. Ainsi, « le visage de la rnodernité nous foudroie d'un regard irnrnémorial. Telle regard de la Méduse pour les Grecs 1 ». Regard qui foudroie et pétrifie - méduse - car il déploie ces puissances ambigues d'un féminin sexualisé et rnaternel dont parle Freud dans L1nquiétante Étrangeté. Toutefois, si « sous le regard de la mélancolie l' objet devient allégorique », il est par contre un autre regard qui voit vrairnent et convoque 1'aura. Ainsi, dans le Trauerspiel, Benjamin note que la peinture baroque « nous contraint a lever les yeux» en raison du schéma, du diagramme propre au baroque qui désidéalise les corps, les déforme et creuse un espace vide d'apparition lumineuse (Dieu ou des Anges). Gr, Benjamin définit l'aura par le meme rnouvement du regard vers un irreprésentable représenté: « Sentir 1'aura d'une chose, c'est lui conférer le pouvoir de lever les yeux 2. » Pouvoir inverse d'un autre regard, et non des moindres, celui de 1'Ange de KIee, de l'Ange de 1'histoire qui, le visage tourné vers le passé, « les yeux écarquiHés », contemple la tempete du progreso La, dans ce regard angélique, se tissent des relations tout a fait inédites entre 1'humain et 1'inhurnain, l' éphémere et l'éternel, 1'histoire et le mes sianisrne, le rnasculin et le féminin. Ange interprete de ce qu'il y a dans 1'homme et 1'histoire de non-humain, il transgresse les fron tieres. Car, comme nous 1'avons vu 3, il s'agit bien d'un Ange andro gyne, issu de la tradition juive de la Kabbale OU Dieu se trouve féminisé, bisexualisé et cornrne théatralisé 4. A l'opposé des interpré tations orthodoxes du juda"isrne, ce Dieu qui n'est pas (Afn), ce néant de Dieu, n'existe que par son propre désir scopique : « Dieu a
1. Tour particulierement dans L'CEuvre d'art a Iere de sa reproduetibilité teeh nique. Éeritsftanrais (Paris, Gallimard, 1991), ce qui a entralné une lecture uni latérale de Benjamin. 2. CB., p. 191.
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1. P.W, p. 72. 2. CB., p. 200. 3. ef supra, le premier chapitre. 4. Sur cene féminisation du divin, ef Gershom Scholem, La Kabbale et sa sym
bofique, op. cit., p. 124 sq.
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désiré voir Dieu. » Con<;:u sur le modele des émanations et des puis sances, ce « voir » divin renverra dans le cas de la dixieme puissance a sa présence féminisé dans la Shekhinah (épouse, filIe et mere de Dieu... ). Ce féminin désexualisé, de la Méduse a I'Ange androgyne, surgit la comme exces, comme mouvement de déconstruction des fron tieres comme effaceur des limites entre la représentation et l'irrepré sentable. Figure de l'altérité, il suscite la séparation comme la fascination, s'inscrivant au c~ur meme de l'écriture allégorique et de l'interprétation qu'en donne Benjamin. Écriture émotionnelle, l'allégorie est traversée par la coexistence de deux éléments contra dictoires, la tradition et l'expression. Si la tradition renvoie aux codes, a la rhérorique, a une technique froide de distanciation de l'objet, par contre la « forme expressive» se traduit « en pluies d'images », en exces métaphorique, en transgression des frontieres du rée1. En celle, « ce qui est écrit tend a l'image». 11 y a donc comme un abime permanent entre l'etre figuré et la signification qui brise le mouvement dialectique et le fige en image ambigue, polysé mique, détachée comme un fragment du rout : « Dans le champ de l'intuition allégorique, l'image est fragment, ruine l. » En cela, l'écri ture allégorique est écriture du figural et destruction de tout figuratif au sens strict. Car, comme l'analyse Gilles Deleuze a propos de la ligne brisée de Michel-Ange: « Le réalisme de la déformation détruit tout idéalisme de la transfiguration 2. » Choses et formes se dé-chosifient, se dé-formalisent en un mouvement brisé des lignes, en une théatralité. En d'autres termes, la théatralité allégorique et baroque combine celle froide et distanciée de la perversion, qui idéalise la pulsion dans des scénarios et des fétiches (la partie pour le tour), et celle brillante, en exces, de I'hystérie qui convoque la jouissance dans la proximité du voir et du spectade. Une froideur brillante ou une brillure glacée: telle serait la formule du « désir » baudelairien qui sépare l'éros de l'amour, prix payé au dédin de l'aura. Mais cette structure
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de théatralisation du réel et de mise en figures du désir est si pré gnante que Benjamin, emponé dans un parallélisme sociologique aussi suggestif que discutable, va jusqu'a retrouver des « procédés » baroques dans le mouvement meme du capital: telle la « monu mentalisation du détail » propre a un travail salarié morcelé, divisé, décomposé, sans voile l. Tout comme le spleen baudelairien traduit « l'ensevelissement du sujet transcendantal de la conscience historique 2 », la grande métaphore baroque de la tete de mort serait « le produit d'un processus historique ». C' est pourquoi la perte de l'aura - son symptome féminin - renvoie prioritairement a une perte des illusions historiques. « L'absence d'illusions et le dédin de l'aura sont des phénomenes identiques.» (P.W) Aussi, dans son texte sur le surréalisme, Benjamin releve-t-illes liens existant entre pessimisme théorique face a I'histoire et refondation nécessaire d'une pensée du politique « matérialiste », en prise sur l'imaginaire. « Organiser le pessimisme... cela veut dire simplement exdure de la politique la métaphore morale et dans l'espace de la conduite poli tique découvrir l' espace des images a 100 % 3. » Espace des images ou plus exactement espace imaginal absolu, celui que l'on atteint dans l'ivresse, dans l'écriture, dans l'entre-deux du sensible et du concept qui bouleverse les frontieres établies. Mais pourquoi ce pou voir de transgression de l'imaginal dans I'Erfahrung? En fait, cene inscription transgressive d'un espace imaginal absolu dans la politique renvoie au diagnostic que porte Benjamin sur la modernité et ses effets politiques. Dans un fragment du Passagen Wérk, Benjamin rapproche le dédin de l'aura et la pétrification de l'imagination: « Le dédin de l'aura et la pétrification de la représen tation imaginaire (Verkümmerung der Phantasievorstellung) d'une nature meilleure SOnt une seule et meme chose 4. » Une telle pétrifi cation est autant sexuelle que politique et renvoie au meme paralleIe entre dasse ouvriere et sexualité que celui esquissé dans la grande
1. G.S., 1, 1, p. 352. 2. Sur cette natian de figura!, cf ]ean-Fran~ais Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, et Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, La Différence, 1984.
l. PW, p. 462. 2. Notion relevée, dans une tout autre perspective, par Ferrucio Masini, Dia lettica dell'ebbrezza, Walter Benjamin, Tempo, Storia, Linguaggio, Rome, Riuniti, 1980. 3. M. v., p. 312. 4. PW, p. 457.
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image du labyrinthe: « Cette pétrification est due a la position défensive de la classe ouvriere dans la lutte des classes. Pour cette raison, le déclin de l'aura et celui de la puissance sexuelle sont enfin une seule et meme chose 1. » A titre de stratégie de réveil et a contre-courant de cette pétrifica tion de tout imaginaire social et inconscient, Benjamin oppose les pouvoirs de transgression et de « révolution » de ce monde imagi nal qui permettrait de transformer les pratiques politiques en leur donnant un potentiel d'énergie, d'intensité messianique, dans un monde désormais sans aura et voué a 1'« illumination profane ». En n'oubliant pas que l'imaginaire comme visualisation de 1'inconscient est fondamentalement ambivalent, destructif et constructif. Coté destruction, la pétrification - celle de l'inquiétude pétrifiée de l'allé gorie - est une « chose historique ». Ne renvoie-t-elle pas aux traces de toutes ces « violences de l'Antiquité et du christianisme, bloquées dans leur conflit, pétrifiées 2 » ? Quant a l' anticipation sur le futur, Benjamin la rapporte a l' art, mais aussi a une certaine logique des images présente par exemple dans la mode : « 11 est bien connu que 1'art anticipe dans ses images sur la réalité perceptive... La mode a un contact plus constant, plus précis avec les choses qui vont arriver, grace au flair incomparable que les femmes ont pour ce qui est déja a 1'ceuvre dans le futur 3 • » En cela, la mode est « un signal secret de choses imminentes ». Qui saurait le décrypter ? Pouvoir féminin sur les images, mise en scene des corps féminins dans les imaginaires de l'allégorie ou de la protestation contre la modernité, redécouverte d'une bisexualité de l'écriture, expérience anthropologique radicale interne aux utopies et aux transgressions des partages normatifs entre féminin et masculin ... : tous ces nou veaux territoires étrangers a la raison « historiciste» du progres, toutes ces « formes historiques originaires» reconquises par les « images dialectiques » qui établissent un pont entre ce qui a été et l'a-présent définissent bien le « fil d'Ariane» du moderne, son espace anthropologique qui ouvre l'expérience a un temps hors de 1'histoire historienne ou de la linéarité du sens. 1. P.W, p. 457. 2. ¡bid., p. 483. 3. ¡bid., p. 112.
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Lutopie du féminin, en son exces interprétatif, pourrait figurer cet entrelacement de temps, d'images et de corps interne a 1'illu mination profane. Cela, Benjamin le « savait » d'un savoir incons cient, celui meme du labyrinthe, celui qui guide sa reconstruction archéologique de certains imaginaires du moderne, de ses allégories féminines. Y résonne alors l'écho d'une autre voix, d'une autre intempestivité héro"ique qu'il affectionnait, celle de Nietzsche par la bouche de Dionysos : Sois raisonnable Ariane,
Tu as de petites oreilles, tu as de petites oreilles.
Mais Ariane n'est pas raisonnable, car elle sait que toute raison qui exclut ses autres engendre des monstres, et que « tout document de culture est aussi un document de barbarie ». Sans une esthétique et une éthique de l'altérité, la raison s'aliene a l'Etre et a ses fonde ments ontologiques et identitaires. C' est pourquoi l' archéologie du moderne et de ses arcanes implique une Raison baroque. Le terme peut surprendre, tant le rendre raison de la raison a effacé la pluralité des raisons du xvue siecle, et a occulté le baroque comme paradigme d'une pensée qui excede les modeles convenus de la logique de l'identité, de 1'etre et de la substance. Qu'une action soit stylistique et pratique, ce que Hans Blumemberg appelait « une sémantique métaphorique », définit une modalité du penser fondatrice de langues, comme Lacan et Barthes n'ont cessé de le revendiquer. A partir des questionnements de Benjamin et de Baudelaire, au croisement archéologique des modernités, il faut donc revenir au baroque historique, a une Folie du voir, OU se construit une esthé tique, dont les enjeux sont toujours présents, réinscrits dans l'ceil virtuel mondialisé, ses scénarios et ses allégories. Meme si la forme amphibie du temps, toujours partagé entre le fugitif et l' éternel, la sérialité et la discontinuité, la mélancolie et l' extase, a désormais laissé place a un temps plus fluide, celui de l'éphémere et des pas sages. Temps des vanités ou vanité du temps ?
La folie du voir. De l'esthétique baroque
soumise aux deux infinis, ou l'autre releve de figures rhétoriques et visuelles. Il faut donc dégager les relations entre les opérateurs for mels et les valeurs, il mirabile, ilfUrore. Car l'esthétique baroque ne se réduit pas a une simple mise en reuvre de l'image. Elle couple un point de vide formel, qui prendra souvent comme paradigme les mathématiques de l'infini avec leurs spirales et leurs ellipses, et une rhétorique figurale, qui investit tous les arts et les savoirs. Aussi, avant la fracture kantienne, qui émancipera l'universalité réfiexive du « jugement de goút », cette esthétique baroque ne sépare-t-elle jamais la visée de valeur propre aux différents traités du sublime, et leur fondation dans un sensible multiple, qui va de l'obscene a l'aérien angélique, du diamant de la lumiere a l'informe de la matiere. Si bien que la rhétorique est aussi une cartographie du monde.
La longue-vue rhétoricienne : ,r
JI mirabile, ilJurore
Tamor je suis beaucoup, ramor peu, ramor rien, Selon l'endroir ou veur me dessiner le malrre, Un anneau qui s'annule 11 l'image du monde Qui plein de vaniré ne comiem que du vide. (s;JJqwou S;}l !wJ-ed OJ¡JZ no O)
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Etre tout a la fois « beaucoup », « peu » et « rien », etre comme une image, un anneau plein de vide qui varie selon les lieux ou on le dessine, tout en demeurant toujours un miroir du vide cosmique : tel est cet etre baroque que nous propose l'énigme de Georg Philipp Hardsdorffer. Comme dans les grandes allégories du monde « renversé », on y trouvera la réponse a l'envers : il s'agit du « o ou zéro parmi les nombres ». Cette énigme, si proche de la structure dédoublée et renversée du voir baroque, nous dit de quoi ce monde est fait. Du tres peu, du rien pour qu'une prolifération infinie (en l'occurrence la suite des nombres) advienne. Comme dans la struc ture oxymorique de tout réel, en cette dialectique bloquée des con traires ou vertu et vice, beau et laid, bien et mal se soutiennent, ici le tout de la sommation (lO, 100...) peut s'identifier au rien qui le rend possible et l'institue: O. Or, bien avant Kant et son célebre essai Pour introduire le concept de grandeur négative en philosophie qui posera l'existence d'un plaisir négatif qui n'est pas négation de plaisir et d'un Zéro qui n'est pas absence de grandeur -, le baroque, en sa pulsion épistémologique et rhétoricienne, n' a cessé de louer 149
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toutes les figures du manque et du rien. En 1635, Antonio Rocco publiera a Venise un traité faisant l'éloge du laid, Delia Bruttezza (De la laideur), qui met en reuvre un dispositif pervers, et meme libertin, a l'état puro Si, comme nous 1'avons vu, le baroque met fin atoute eschatologie et a toute vision paulinienne et platonicienne de 1'amour, la possibilité meme d'une synthese, et d'une dialectique du dépassement ou de la conciliation, s'effondre. Ne reste que le para doxon d'une faute, d'un péché, nécessaire a la loi et réciproquement. Ce paradoxe éthique : il faut du péché pour qu'il y ait loi, peut se généraliser et se détourner infiniment en une liberté libertine. 11 faut de l' abject, du difforme, du laid, de la misere, de la violence et du manque, non pas pour que le monde soit « le meilleur des mondes possibles », mais pour qu'il soit. Par ce que Paolo Preti appelle « une pratique herméneutique de dévoilement et de démystification », le baroque se livre a l'éloge démesuré de tous les vices et laideurs. «Lamour téméraire tente de remplir a son gré tous les trous », comme le dit si joliment Rocco, et comme le regard hydropique du baroque pornographe l' a suffisamment montré. Travaillé par ce rien et par le jeu de ses antitheses et oxymores, toujours en quere d'un remplissement figural, la rhétorique baroque parcourra un étrange chemin, aristotélicien et post-aristotélicien, jésuite et libertino D'un coté, JI cannocchiale aristotelíco d'Emanuele Tesauro (1654), prédi cateur jésuite tres connu, professeur de rhétorique, auteur de tragé dies, de tres nombreux panégyriques sacrés (a Turin) et de grands morceaux d'éloquence: La magnificenza, J mostri, JI comentario... De 1'autre, les traités « libertins » sur le Rien, celui de Luigi Mazzini a Venise : JI niente (1634), bientot suivi d'une polémique franco italienne, et de toute une série de traités sur ce niente: sa gloire (cf Glorie del niente, 1634, Marin Dall' Angelo), sa métaphysique, sa beauté l. Dans les deux cas, une étonnante rhétorique, pratiquant une opa cification du sens et du voir jusqu'a 1'indécidable, un point de ver tige et d'abíme. Ce que Carlo Ossola appelle, si justement, un « expérimentalisme baroque », qui n'est pas dénué d'impact scienti
fique. Or, entre le poIe « jésuite » du mirabile et le pole « libertin » du rien, le baroque déploiera mille passerelles. Et, tout particuliere ment, celle d'une rhétorique amoureuse propre a1'Éros baroque, au fUrore des pohes et d'un Opéra qui reprendra les grands « furieux » mythologiques, désormais allégorisés de la Grece, et plus encore de la tragédie latine d'un Séneque (Médée, Hercule). Sans parler du répertoire infini fourni par le Tasse et de tous les «Orlandos furiosos» (Haendel, Vivaldi...). JI mirabile, JI fUrore, Il niente: trois catégories philosophiques, esthétiques, voire éthiques, fondatrices de cette « longue-vue » rhé toricienne. Car, partout, la question est la meme: comment la pensée -1'« esprit» - peut-elle trouver son « medio visible », devenir corps, emprunter aux grands modeles picturaux de 1'époque leur dair-obscur et se placer sous l'autorité imaginaire de ce Dieu-peintre dont parle Calderón dans son éloge de la peinture ? Et c'est pour quoi, dans son Art et figures de l'esprit, Gracián figure d'emblée la divine acuité par un double regard d'ange et d'aigle qui nous éleve a la sublime hiérarchie : « Si percevoir 1'acuité est d'un aigle, la pro duire est d'un ange; emploi de chérubins, élévation des hommes, car elle nous éleve a sublime hiérarchie. » Ainsi, 1'etre de 1'esprit se laisse « sentir et non définir », et, dans son artificieuse et permanente connexion des extremes, il « ne se contente pas de la vérité seule comme le jugement, il aspire plus a la beauté 1 ». Soit une esthétique du penser, qui comblerait, dans la divine ambroisie de 1'ame tres subtile, le fossé du visible et du dicible propre au champ de la représentation. Car l' acuité n'est-elle pas un art de voir, un artde percer la le~on des ténebres, en pratiquant tout un dair-obscur stylistique, OU « l'on doi t faire alterner les ombres pour que brillent davantage les lumieres » ? Et la vérité ne ressemble t-elle pas a cette femme renversée dans son mouvement érotique, exhibée dans son drapé et son visage comblé, souriant de beauté de la sculpture du Bernin ?
l. Ces textes sur JI niente se trouvent réunis dans un volume de la bibliotheque Mazarine. ef aussi Emanuele Tesauro, JI cannochiale aristotelico, Turin, Einaudi, 1978. 150
l. Baltasar Gracián, Art etfigures de l'esprit, op. cit., p. 97. 151
La folie du voir. De l'esthétique baroque LA LONGUE-VUE ARl5TOTÉLICIENNE
La passion de classer les figures, de lier une tropologie a une topo logie des discours, celle de mettre au jour une pensée figurée liant le visible et le dicible, n'est pas propre au batoque, a son gout des emblemes, des devises et des métaphores, a son interprétation du concetto comme nreud de figures et de patoles. Elle traverse déja toute la Renaissance et le maniérisme, et anime les deux grands traités du début du xvue siecle : Iconae symbolicae de Giarda et Ico nologia de Cesare Ripa l. Dans son Iconologie, qui dresse toute une taxinomie des vertus et des vices accompagnés de leurs allégories visuelles, Ripa énonce les principes de ce que Gombrich appelle « une méthode de définition visuelle ». Pris dans la tradition aristotélicienne, et dans le didac tisme issu du Moyen Áge d'un Holeot, Ripa lie image et concept par le symbole. Ainsi, il parle de « ces images que l'esprit invente et qui, par les choses qu'elles signifient, sont le symbole de nos pensées 2 ». Une telle symbolique s'inscrit a l'intérieur d'un double rapport de ressemblance - de mimésis - entre les symboles et les choses, les symboles et les pensées. Dans le premier cas, « pour rendre l'image parfaite, il est besoin encore d'en rechercher dans les choses maté rielles la ressemblance la plus na'ive, qui servira, par maniere de dire, comme d'une rhétorique muette ». Dans le second cas, la ressem blance unissant deux choses différentes de nature sera de « proportion », conformément a la métaphore de proportion déve loppée par Aristote dans La Poétique. Exemple de Ripa : le lion sym bolise la grandeur et le courage. 1. Sur cene pensée figurée, je renvoie aux ouvrages suivams : E.H. Combrich, Symbolic Images, Studies in the Art o/Renaissance, t. II, Phaidon Press [s.d.] (tout panicu/i(:rement les analyses concernant Ripa et Ciarda) ; Roben K1ein, La Forme et I1ntelligible, op. cit., premiere panie ; Mario Praz, Studi sul concettismo, F1o rence, Sansoni, 1946 ; K. Kemp, « Figuration et inscription >J, colloque Figures d u baroque, dirigé par J.-M. Benoist, Cerisy, 1983. 2. Cesare Ripa, !conologie, OU les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices et les vertus sont représentées sous diverses figures (tr. fr., Paris,
1645). Le livre, outre la liste des concept, allégories et commentaires, comprend une longue préface consacrée a I'image. Toutes les citations sont empruntées a cene édition.
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Certes, cette double relation n'exclut nullement l' art, « la dispo sition et la maniere ingénieuse », le « je-ne-sais-quoi de si agréable qu'elles [les figures] arn~tent la veue ». Or telle sera précisément la position de la métaphysique baroque du signe. Héritiere de la théorie maniériste de l' impresa (ce que l' on appelait a l'époque devise), cet « instrument de notre intellect composé de figures et de paroles qui représentent métaphoriquement le concept intérieur 1 », la rhétorique baroque inversera, bouleversera les schémas et les hiérarchies traditionnelles entre image et concepto La figure ne « représente » plus le concept, car le « concept » - le concetto - n'est lui-meme qu'un nreud de paroles et d'images, une expression figurée (Robert K1ein) semblable a la peinture. Soit la forme accom plie, astucieuse et ingénieuse (ingegno) de l' esprit, sa topique imagée, son ars inveniendi. Tant et si bien que toute activité de l'esprit, logique ou artistique, procede par concetti, par métaphore, par ce moyen indirect qui voile et dévoile la pensée. Aussi, avec 11 cannocchiale aristotelico (1654) d'Emanuele Tesauro, pratiquement contemporain du fameux Agudeza y arte del ingenio (1648) de Gracián et participant du meme esprit subtil (ingenio, ingegno) baroque-jésuite amoureux des figures et des hydres ver bales, la rhétorique pourra-t-elle etre rapportée a ce qui la motive. Trouver la « véritable généalogie» (vera genealogia) de la pensée figurale; a partir de son principe (principio) en tentant d'en fournir les raisons instrumentale, formelle, efficiente (cagion strumentale, formale, efficiente). Un tel principe généalogique se donne immé diatement dans le tres curieux oxymore scientifique et philoso phique du titre, une lunette aristotélicienne. Dans une époque dominée par l' anti-aristotélisme d'une science galiléenne critique des métaphores et des anamorphoses 2 , Tesauro réunit une « longue vue» scientifique baroquisée et la rhétorique aristotélicienne redé ployée, a partir de la lexis et de son centre: la métaphore, cette « mere de toutes les subtilités figurales (les argutezze) », « de la 1. Andrea Chocco, Discorso delle imprese, Verone, 1601. 2. Calilée, Considérations au Tasse, tr. Damisch, cité par Severo Sarduy, Bar roco, op. cit., p. 51. La critique galiléenne de 1'a1légorie, de la métaphore et de l'anamorphose, est interprétée comme un « rejet forme! de la polysémie propre au baroque >J. 153
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La longue-vue rhétoricienne : JI mirabile, il jU rore
poesle, des symboles et des emblemes 1 ». Rencontre qui s'opere sous le signe d'un art du voir, qui, au-dela de ses vertus compara trices, s'avere structural et constitutif de son objeto Une rhétorique généralisée, unissant la poétique et la rhétorique aristotéliciennes et meme le traité des Catégories, et débouchant sur le lieu meme de l' effet baroque, JI mirabile. Un merveilleux, un admirable offert aux puissances et aux virtualités du regard dans toutes ses formes polysémiques. Le mirabile ne renvoie-t-il pas au mirare (viser, tendre vers, regarder), au mirarsi (se contempler) a la mirabilia (merveille) et a l' ammirato (etre ébloui) ? Réseau de la langue ita lienne qui évoque le thauma des Grecs cité par Tesauro et les affinités du voir (theazein) et du merveilleux, de l'étonner (thau mazein). Sans parler de la tradition latine plus proche des mira bilia médiévales OU le mir (miror de miroir, et mirari de regarder) lie déja le merveilleux au subitement vu, au regard, al' ad-miration. Comme l' écrit Jacques Le Goff : « Les mirabilia ne vont pas se can tonner a des choses que 1'homme admire avec les yeux, devant les quelles on écarquille les yeux, mais au départ il y a cette référence a l' ceil qui me parait importante, parce que tout un imaginaire peut s'ordonner autour de cet appel a un sens, celui de la vision, et d'une série d'images et de métaphores qui sont des métaphores visuelles 2. » Un Raymond Lulle, dans Le Livre des mervei!!es, ne lie-t-il pas le merveilleux au « fantasme », au pouvoir du semblant et de la semblance, pouvoir proprement angélique ? Les Anges res semblent a Dieu, et cette « semblance » produit le merveilleux. Chez un Tesauro, le mirabile, comme rhétorique de la rhéto rique, s'origine dans le pouvoir tout ambivalent du voir : un éblouis
sement tissé d'étrangeté, et d'étranger. Ladmirable -le merveilleux - fera voisiner le furieux (il furore) et le sublime, par 1'artifice d'une esthétique du simulacrum rhétoricien, qui excede toute vraisem blance par la double mise en ceuvre d'une altérité paroxystique et d'une exhibition (exhibitio) de son propre codeo Au point qu'a 1'intérieur d'une culture jésuite portée a l'impérialisme oculaire, au pouvoir de l'Imago comme modele passionnel du croire, Tesauro finit par croiser les deux grandes références antiques : la rhétorique et la poétique aristotéliciennes et le sublimum latin, plus proche de l' effet visuel et théatral, des affinités codées du parler et du geste et d'un certain extrémisme passionnel OU la rhétorique perd sa « mesure ». En ce sens, le mirabile renvoie au mirari : regarder mais aussi admirer, s'étonner, redouter. Aussi Tesauro cite-t-il, a partir des Grecs et des Métamorphoses d'Ovide, ces monstres, ces « figures subtiles de la nature» que sont le Satyre, le Minotaure, 1'herma phrodite, tous ces etres issus d'un accouplement étrange. La méta morphose est bien une des grandes figures du baroque. A coté de 1'inconstance du masque, du paraitre - de Protée -, il yace passage de 1'humain a 1'inhumain, le hors-de-soi de la bestialité, de la mons truosité et de la folie, propre a ilfuro re. Mais tout ce mirabile qui arrive par les yeux, avec toute sa force d'inattendu, de nouveau, d'apparition et d'imprévisibilité - qui pourrait encore évoquer le corpus des etres merveilleux du bes tiaire médiéval (1icorne, dragon ou griffon) et ses Mischwesen, etres doubles et mélangés -, ne releve plus d'une quelconque cos mologie divine, d'un Livre des merveilles, ni a plus forte raison du daimon greco Meme s'il conserve une fonction cognitive, voire cathartique dans le champ esthétique, le mirabile n'est plus que l'effet d'une Thaumaturgie ontologique engendrée par la rhéto rique elle-meme. Comme le poisson hermaphrodite des Mi!!e et une nuits déjoue le pouvoir royal grace a l'émerveillement suscité par sa beauté, cet objet ambigu suffit a circonscrire la scene du mirabile baroque : une rhétorique visuelle et hermaphrodite, un sens en retrait dans sa somptuosité signifiante. Telle est aussi la « longue-vue », cette lunette découverte par Zacharia Jensen, qui « porte la vue humaine, la OU 1'oiseau n'arrive pas ». « Elle te fait voir de pres bateaux, forets, villes... Elle observe les taches solaires... » Cet extraordinaire instru
1. Toutes les traductions d'Emanuele Tesauro sont empruntées a JI cannoc chiale aristotelico, op. cit. Largutezza signifie littéralement finesse, mot d'esprit, acuité, saillie. Arguto : subtil, spirituel. ai traduit cette notion diffieile par acuité et le plus souvent par un équivalent « subtilité figurale ». Lacuité est liée a l'esprit et, selon la définition de Tesauro, l' « arguzia » est « un parler figuré »... « qui com porte une signification spirituelle» (ingénieuse, propre a l'ingegno). Pour simpli fier les notes, tous les fragments traduits, sauf indication, renvoient a cet ouvrage. Pour Tesauro, on se reportera désormais a Yves Hersant, La Métaphore baroque (Paris, Le Seuil, 2002), qui a traduit plusieurs chapitres. 2. ]acques Le Coff, L'Étrange et le Merveilleux dans I1slam, Paris, Édition ]A,
r
1978, p. 63.
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menr, fruit de l' ingegno humain, modifie les échelles, les propor tions, démultiplie les pouvoirs politiques, et finit par rejoindre les subtilités optiques qui « grace a certaines proportions, a certaines apparences étranges et ingénieuses, te fonr voir ce que tu ne vois pas». On comprend que Tesauro ait placé l' anamorphose, cette quinressence de toures les subtilités optiques, au fronrispice du livre. Le voir ce qu'on ne voit pas a une vertu épistémologique et esthé tique, ou le jeu du semblant creuse l'etre de non-etre. Aussi, dans son Discours académique concernanr Le Jugement, Tesauro, reprenanr la distinction aristotélicienne des genres de style rhétorique - l' écrit plus exact et l' oral propre aux débats et a l' action -, redéploie-t-il toures les virtualités de la comparaison aristotélicienne enrre rhétorique et art de peindre. I1 construit une sorte d'épistémologie rhétoricienne engendranr des manieres stylis tiques. D'un coté, la rhétorique propre aux débats, celle qui « vise a émouvoir la multitude en enseignanr agréablemenr ». Dit concer tativo, ce style qu'Aristote comparait « au dessin en perspective », ou « plus grande est la foule, plus est éloigné le point d' ou il faur regarder 1», renvoie, selon Tesauro, a l' art de la peinrure qui « imagine les corps a grands traits et coloriés par masse ». De l' autre coté, cette maniere propre au stife esquisito. On y exige une vue fine, aigue, cherchanr le détail, comme dans l'art des miniatures. Une telle vue micrologique est propre au concetto qui « explique plus qu'il ne dit, et dit plus qu'il ne résonne, aucune parole n'enrrant par les yeux qui ne soit auparavanr passée par 1'arc triomphal du cil admirateur »... Le voir s'annule en beauté et en acuité, « le dire a sa lumiere » (fume). De la longue-vue aux comparaisons picturales, sans parler du style fleuri et visuel de Tesauro, le Voir engendre une scene rhétori cienne ou la nature de l' esprit (ingegno) et celle de la métaphore et de toures les « acuités » et figures subtiles - les argutezze - conju gueront leurs pouvoirs. Car la pensée conceptueuse, l' acuité (argu tezza), cette « mere de tout concept ingénieux», est d'emblée figurale. Le c1air-obscur regle toure inrelligence, y compris celle de Dieu, « raison efficienre» de toure argutezza. Les images des Sphinx, ala porte des temples, ne monrrenr-elles pas « que la divine 1. Aristote, Rhétorique, t. III, 12, 1414 a, París, Les Belles Lemes, 1973.
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sagesse se révele aux sages par la voix des symboles et énigmes subtiles » ? Les choses les plus haures ne doivenr-elles pas etre cou vertes-découvertes, et « peintes en c1air-obscur » a travers trois types de symboles figurés (tropologie, allégorie, anagogie) « qui sonr tous des métaphores » ? Ainsi, pour ne prendre que deux exemples empruntés a l'icono logie de Ripa, on pourra figurer 1'Amour dompté par un Cupidon assis, foulant aux pieds ares et fleches, et tenant de sa main droite une horloge (symbole du temps qui éteinr l'amour) et de l'autre un petit oiseau, symbole de la pauvreté. Regle définitionnelle : le temps et la pauvreté domptent 1'amour. Quant a L'Origine de f'amour, elle sera représentée par « une jeune Beauté, qui tient d'une main un miroir rond, qu' elle oppose aux rayons du soleil dont la réflexion allume un flambeau qu'elle porte de l'autre main ». Sous le miroir, un rouleau avec en latin cette inscription : « C'est ainsi que 1'amour s'allume dans le cceur. » Dans la tradition de Platon et de Ficin, « la maladie amoureuse procede de la mutuelle rencontre des yeux ». D'ou le miroir rond et transparent: « Lon peut done bien dire, pour expliquer cette figure, que comme les rayons du miroir qui sont les créatures de I'Art opposés a ceux du soleil, s'allume un flam beau, ainsi par la rencontre de nos yeux, vrais miroirs de la natme, avec ceux d'une Beauté ou d'un Astre animé qui leur darde de la lumiere, la flamme d'amour s'allume en nos cceurs. » Entre la figure et la définition, il y a bien la possibilité d'une « explication », d'un rendre raison de la proportion (comme... ainsi). Aussi, si une telle méthode implique une certaine rhétorique du visuel, conforme a la tradition latine de l'Art poétique d'Horace et des discours de Cicéron, elle n'en reste pas moins minimale. A la différence d'un Giarda, marqué par la tradition néo-platonicienne d'une image ombre, esquisse et allusion d'Idée, Ripa circonscrit la métaphore et la pensée figurée a l'intérieur d'un cadre définitionnel, voire didac tique. La figure n'est ni hiéroglyphe de I'Idée, ni, a plus forte raison, expression créatrice d'etres fictionnels-réels. La métaphore, « cet art d'exprimer un concept par le moyen d'un autre tres différent, trouvant la similitude dans les choses dissem blables », regne partour, comme la force meme de l'esprit, cet ingegno qui « consiste a lier les notions des objets les plus éloignés, les plus séparés ». En cela, la métaphore est moins une figure de style parti 157
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cuW:re que la condensation de l' ingegno comme pensée figurale, comme possédant cet art de peindre, de faire tableau (tQ)1tpO Óllllá'trov 1tOlElV) qu'Aristote accordait aux mots d'esprit l . Radicalité de la raison baroque: l' esprit n'est qu'un gigantesque mot d'esprit, comme 1'inconscient freudien. Aussi, bien loin de constituer un métalangage dominant le dis cours en le codifiant, la rhétorique baroque de Tesauro apparait-elle comme lieu d'innovation, comme mise en reuvre redoublée de la langue, comme quete de « lalangue » et de son pouvoir d'engendre ment du réel a partir du rien. 'Lingegno pourrait se comparer a une grande mécanique divine. Car, «de meme que Dieu produit de 1'etre a partir de ce qui n'est pas, ainsi l'esprit fait que le non-etre soit etre, que le lion soit homme, que l' aigle soit ville 2 ». Ses pouvoirs démiurgiques sont tels «qu'il ente une femme sur un poisson et fabrique une Sirene, symbole de l'adorateur. Qu'il accouple un buste de chevre et une queue de serpent et forme la chimere, comme hiéroglyphe de la folie ». Bien loin d'etre un simple langage second, la rhétorique s'affole et devient ce médium de fascination, d'étonne ment et de littérarité fictionnelle qu'un Jurjani louait : « La nature humaine est telle que si une chose apparait d'un lieu inhabituel, surgit d'une source insolite, elle provoquera d'autant plus d'étonne ment et de fascination 3. » La métaphore est si folle et si réglée qu'a partir du tres célebre: « prata rident » (les prés rient), Tesauro se livre a un exercice de vir tuosité, en combinant toures les fleurs rhétoriques possibles a partir de la langue latine. Prata rident : au substantif: « incundíssimus pra torum risus », et puis, au cumulatif: « ridibunda vidimus prata », et puis au participe: « vernant prata ridentia », et puis au superlatif... a l' adverbe... toures les formes grammaticales défilent. La métaphore 1. Aristote, Rhétorique, t. III, 10, 1411, op. cit. Omma signifiant regard, la tra duction littérale serait : mettre devant les yeux. Cette formule se retrouvera chez Horace et Cicéron comme chez Ripa et Tesauro. 2. Jeu de mots intraduisible en franc;:ais: l'Aquila est une viIIe italienne et signifie aigle ; Leone, le lion, est aussi un nom propre. 3. Sur ces rapports a peine esquissés iei entre rhétorique baroque et rhétorique arabe, cf notre contribution « De la rhétorique arabe a la rhétorique baroque » au colloque franco-maghrébin organisé par le College international de philosophie :
Signe, généalogie, histoire, 1965. 158
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est la meme et pas la meme, la substance en est identique, mais la maniera nouvelle. Pouvoir infini de transformation redémultiplié a son tour par la voie des termes relatifs : corrélatifs, contraires, con comitants, antécédents..., une seule métaphore en engendre une multiplicité. Comme si la langue combinait les deux grands prin cipes du baroque : le meme et la variété-variation, la loi et l'orne ment, la figura latine, la schema grecque convoquées ici pour conjurer tour ennui, par la nouveauré et l'imprévu. Ainsi, l' objet fUt-il laid ou effrayant, il n'en devient pas moins agréable « si tu le regardes de loin, avec la longue-vue ». Engendrement permanent du sens par le sensible, par ce langage OU « les yeux parlent avec les yeux », OU« la bouche parle », OU« les mains expriment tour ce que la langue sait dire et faire ». Car « tour le corps est une page préparée a recevoir de nouveaux caracteres et a les effacer ». Pouvoir d'inscription et de trace vite effacée, pouvoir de pré sence, d'absence et de mémoire, véritable palimpseste charnel, le corps est « une merveille », l'essence réalisée, manifestée du mirabile, son jeu et son jouet. En de~a de tour sens constitué, la lettre, les syllabes ne te font-elles pas écouter ilgorgoliar des eaux, ilfrullar des fleches, lo stri dere de la lime, et jusqu'aux « paroles feintes » produites par l' ingegno humain, celles qui « imitent les sons » et dont la regle cachera malles affinités du barbare et du barbarisme: « var, var, la Grece forma le vocable nouveau varvarismo qui s'appelle barbarismus en latin» ? .. 'Larguzia vocale ne s'arrete jamais : « Les sons informes, non articulés ou imitant les bruits animaux, peuvent parfois exprimer entierement l'acuité d'un concepto » On le voit : la folie en corps et en langue de cette rhétorique inventive ne releve nullement du pouvoir philosophique du signifié, et il ne faut nullement prendre le concetto, pour une Idée ou meme un concept au sens traditionnel du terme, comme un universel abstrait dans une c1assification des termes et des genres. La folie rhétoricienne vise a une véritable refondation ontologique des sensibles comme opération de pensée, donnant toure sa portée a une esthétique élargie. Car cette pensée ne fonctionne pas sur le seul modele du jugement : la métaphore n'est pas propre au seul ingegno humain et encore moins asa nature réfléchissante. D'une part, parce qu'il y a, comme chez Leibniz mais en un autre style, des argutezze divines. Dieu parle et pense en métaphores a décrypter par 159
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un art du chiffre. D'autre part, l'ingegno humain lui-meme n'est pas coupé de l' ingegnosa natura et de ses pouvoirs symbolico-poétiques. Avec ses météores, ses cometes, ses monstres, ses batailles de vent, ses tremblements de terre et autres catastrophes, la nature produit du « sublime», de 1'« admirable», tous « concepts figurés» protéi formes. Tous ces pouvoirs des argutezze divines et naturelles, l' ingegno humain peut les retrouver, les réinventer par la métaphore : « Trois choses séparées ou réunies fécondent l'esprit humain de si merveilleux concepts : l'esprit, la "fureur" (il furore) et l'exercice. » 11 fu rore, soit le point extreme de l'esthétique baroque de l'altérité: « L'altération de l'esprit (alterazion della mente) causée par la passion, l'enthousiasme ou la folie. » Car, fussent-ils au départ dénués de toute acuité spirituelle, les passionnés, les enthousiastes et les fous l'acquierent par leur puissance métaphorique de penser. Une telle c1assification, OU s'inscrit tant la tradition platonicienne de la mania que la typologie des délires du Phedre et le furor des Latins, va si loin qu'a l'encontre de la coupure « c1assique » et épistémique de la raison et de la déraison analysée par Foucault, Tesauro voit dans la folie (pazzia) l'incarnation de la métaphore dans un corps, le voir du voir, un enténebrement c1arifiant. Le c1air-obscur de la raison: «La folie n'est pas autre chose que métaphore, laquelle prend une chose pour une autre. » (La pazzia altro no eche metafora, la qual prende una cosa per altra.) Dans ce voir fou équivalant aux autres formes du voir (celui de l'inspiration, de la fureur ou de l' ingegno), les « images mentales» (fantasmi) se transforment en tout autre chose, une fantasmagorie, une « fantastiquerie ». « Une seule image trop imprimée devient fan tasmagorie (fantasticheria), faisant voisiner sagesse et folie. » Entre les deux, nulle coupure, mais ce statut de la folie pris entre deux extremes dont parlait déja Giordano Bruno: « On appelle fous ceux dont le savoir ne se conforme pas a la regle commune, soit qu'ils tendent plus bas, ayant moins de sens (men senso), soit qu'ils tendent plus haut, ayant plus d'intellect (piu intelletto) l. » Ce savoir de la folie propre a la culture de la Renaissance, et aux théatres d'un Shakespeare ou d'un Calderón, Tesauro le circonscrit dans les pou
voirs de la métaphore. Métaphores innocentes, mais aussi méta phores ridicules ou atroces, celles de la mélancolie, de I'humeur noire, celle d'Alcide dans l' Hercules furens de Séneque ou de l' Orlando furioso du Tasse. Cette grande visibilité de la folie serait ici comme la lec;:on finale des ténebres, l'équivalent dans l'ordre du sentiment et de la scienti ficité baroque, de cette « épistémologie arguésienne» qui regle le voir anamorphique, en teintes et ombres. Une sone de clinique du désordre, OU cette littérature, ce théatre vivent leur rhétorique dans ce voisinage du non-sens et de l'exces de sens, dans ce jeu du monde et de l'immonde, OU le surcrolt des signes tend a l'aphasie, au cri. On pourrait distinguer ici, avec Severo Sarduy, deux statuts de l'écri ture et de la position de lecture. La relation frontale, intéressée au référent et au monologisme, et ce qu'il appelle la « position anamor phique » de l'écrivainllecteurlvoyeur, qui se déplace de biais, pour décrypter une écriture de biais dans un jeu de doubles, de miroirs, de masques et de simulacres. Le fu rore, comme objet et comme pul sion de création, serait cette opération limite sur le langage, ce savoir en jouissance propre a un amour, qui, selon Lacan, consiste précisé ment a, « donner ce que 1" on napas ».
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1L MIRABILE,
IL FURORE I
Ce que l'on n'a pas... Mais ce que l'on peut voir si « les regards sont les raisons par lesquelles l'objet (comme s'il nous regardait) se fait présent a nous 1 ». Ou, plutót, ce que l'on pourrait entendre a nouveau. Une autre scene, celle de I'Opéra. Cette voix disloquée de I'Orlando furioso de Vivaldi, une folie d'homme, une fureur d'amour et de mélancolie, celle qui nalt de « l' effet d' une dissonance tant cor porelle que spirituelle, étant la pene de I'harmonie (armonia) des
l. Giordano Bruno, Des jUreurs héroi'ques, Paris, Les Belles Lettres, 1999 (rééd.), p. 214.
l./bid., p. 216. Selon Bruno, « tout amour procede de la vue» et le mythe d'Actéon dépecé par ses chiens pour avoir vu Diane nue, mythe grec repris et réin terprété par les baroques, sert ici de paradigme a la fureur héro"ique amoureuse, dans le Dialogue Quatrieme: « Et c'est la que ses grands chiens lui donnent la mort : la qu'il finit sa vie selon le monde de folie et de sensualité, ce monde aveugle et illusoire, et qu'il commence a vivre pour l'intellect. » (P. 208.)
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facultés cognitives et appétitives » propre a la fureur mélancolique, selon Giordano Bruno. La dissonance et 1'harmonie : les deux principes de ce baroque musical, tardif et concertant de Vivaldi. Avec elles, vous retrouvez Venise, cette Venise du clair-obscur lumineux et brillant, celui qui éduquait 1'
ments et y laissera toute parure. Ce Voir insupportable se fera Voix disloquée, perte de sa langue italienne en mots fran<;:ais, puis perte du sens dans le vertige d'un signifiant répété et vocalisé : La... La... la... Pris comme Orphée entre deux allégories - ici celle de « Madame la Cruauté et de Monsieur la Rigueur » -, il finira par perdre son identité, sa raison. Itinéraire amoureux, oil le regard solaire se métamorphose en regard empierré, empierrant. Il prend une statue pour sa bien-aimée, et la pourfend avant d'etre guéri au révei1. Féminisé par 1'amour, Orlando n'est que le point ultime de l'Autre, dans IIfUrore musical de Vivaldi dans cette musique qui va si vite (de la vitesse en musique...) que la frénésie y rythme les affects et les effets, la pulsion et son errance, en une stravaganza (selon un titre de Vivaldi). Cet amour d'Orlando, « meurtrier de la Raison », « serviteur de la folie », pour reprendre les termes de l'Adonis de Marino, cet amour frénétique de dionysiaque et de doux languir, cet amour dans l'exces des contraires d'une ame en discorde, cet arnour n'est que la version « humanisée » de l' heroico fUrore de Giordano Bruno. En cela, le fUrore amoureux n'est pas un accident du baroque, mais sa loi, son vertige, sa métaphore, quand « elle se place au point précis oil le sens se produit dans le non-sens » (Lacan). Ce virage du non-sens en sens met en scene et en position d'équi valence le fUrore amoureux et cette rhétorique au second degré qu'est le mirabile selon Tesauro. Car, en rapportant la métaphore et les argutezze a la fureur, a la folie tout autant qu'a l'esprit, Tesauro les pense dans leur foudroyer oxymorique, proche en cela des syllo gismes poétiques d'un John Donne ou des Solitudes de GÓngora. Scandale de la lumiere, incessance de la lumiere, aveuglement des sens et du sens. De Góngora, J.-L. Lima écrit dans Les Vtzses orphiques : « 11 a créé dans la poésie ce que nous pourrions appeler le temps des objets et des etres de lumiere l. » Une lumiere d'élévation
Arde Orlando! Che Orlando?
Orlando e morto
La scene de la lecture présentifie l' irregardable de l' amour trahi, en ces jalouses scansions d'une Voix amplifiée et commentée par l'accompagnement musical. Y surgit la mélancolie érotique, celle d'un furore déja a 1'
l. José Lezama Lima, Les Vtises orphiques, Paris, Flammarion, introduction, 1983, p. 27. Lima, dans des analyses superbes, rapproche cette lumiere baroque de 1'" amenuisement de la luminosité mystique >l, qui, dans I'extase de sainte Thé rese du Bernin, « ne parvient pas a cacher I'inflammation de I'appétit ll. Ce qui renvoie aux rapports entre métaphore baroque et " subitum II chrétien, habité de paradoxe et de discontinuité par rapport a la métaphore grecque. 163
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qui compose l'objet et produit ensuite 1'irradiation ». La lumiece d'une fureur d'élévation, ou l'inflammation du désir, son impulsion a la métamorphose, son vivre d'appétit et de pulsation, sa lévitation sans fin vers d'autres etres, témoignent de 1'Autre. Peut-etre l'équi valent de la fureur picturale du Tintoret, de ses spirales sans centre ou les corps s'enroulent, dévorés par leur propre passion. Peur-etre la traduction de ce « oui du non» mystique et d'une esthétique de l'extase incapable de dissimuler son Éros. En tout cas, dans cette foudroyance et cet éloignement du sens, Tesauro rapproche la métaphore du thauma grec et de ce mira bile qui « consiste en une représentation de deux concepts incompatibles ». Ainsi en est-il de ces métaphores reprises a l'auro rité d'Aristote: 1'arc, « lyre sans corde». Mais, en fait, si le mer veilleux est mélange de « deux termes incompatibles et énigma tiques», il convient d'élargir la rhétorique aristotélicienne, de la « baroquiser » en combinant le positif avec le négatif, le négatif avec le négatif, le positif avec le positif, jusqu'aux limites d'une véritable Thaumaturgie du simulacre, que Tesauro métaphorise au second degré dans cet erre baroque semblable au zéro de l'énigme de Hards dorffer, l'écho qui répete la Voix en foret. « C' est une ame inanimée, tout a la fois muette et volubile ... elle parle sans langue ... imagine sans figure. Elle n'est pas ta filIe et tu l'as engendrée ; tu la hais et ne la vois point ; elle te répond et tu ne l' entends point ; elle est un rien parlant qui ne sait pas parler et qui, pourtant parle, ou plutot parle, sans savoir ce que tu lui dis. Elle n'a étudié ni le grec ni le latin et pourtant elle parle grec et latin ... Toutes propositions merveilleuses et vraies. » Et la meme combinaison métaphorique se redouble, s'enroule dans la combinaison du positif et du positif: elle est « nymphe de l'air, pierre parlante, rocher inanimé ». Puis on conjugue le négatif au négatif: « Elle n'est ni homme ni bete ; elle ne sait ni parler ni se taire, ni mentir ni dire vrai ; elle est sans silence et sans langue. Elle n'est pas enfermée et pourtant s'échappe de l'auberge. Elle ne t'écoute pas, tu ne la vois pas, et pourtant elle te répond et t'écoute. » Lécho, cette Voix en écho d'elle-meme, que l'on peur ha'ir et craindre sans voir, ce Cri que l'on imagine sans figure, qu'est ce, sinon le fantasme sonore de l'Amour baroque, cet « reil du fantasme» que nous poursuivions ? Ce son imaginaire qui retentit
dans Jl fUrore de Vivaldi et qui s'incarne dans les corps théatraux et passionnés du Bernin ou du Tintoret ? Le vrai trompe-l'reil n'est pas la ou l'on croit : dans les fausses perspectives, dans les stucs peints et les placages de marbre, dans les décors de théatre et les faux plafonds décorés, qui jouent tous de l' apparat et de l'apparence du voir. Le vrai trompe-1'reil n'est que le simulacrum verbal, visuel ou sonore, irréductible aux partages entre image et réel propres a la mimésis platonicienne ou a la représentation classique. Un simulacre a la Lucrece : il porte a aimer, a l'ailleurs. Fragment détaché de réel, il démultiplie la langue a l'infini, sans que cet infini puisse jamais etre sommé. Une hyperbologie de l'infini en somme. Ce rien parlant, cette folle « étantéité» du rien, propre a la « longue-vue philosophique», Tesauro ne cesse de le réinventer par une sorte de torsion baroque imposée a la philosophie aristotéli cienne. Le mirabile ne présente-t-il pas autant de formes différentes que Les Catégories d'Aristote ? Et de les recomposer, a partir d'une table baroquisée a l'extreme. Qu'on en juge. Substance physique : homme, non homme; substance métaphysique: forme-informe; quantité: un seul vit et deux parlent; qualité: adulatrice et destructrice; action : elle pleure si tu pleures, elle rit si tu ris... , mouvement: elle s'enfuit si tu t'enfuis ... Lécho élevé a l'état de paradigme philosophique d'une raison insuffisante épouse tout le traité aristotélicien des Catégories. Sans oublier les catégories mixtes : « elle habite dans les forets et parle toutes les langues » (1ieu plus action) ... Sans exclure le triplement catégoriel du a la taxi nomie des différents types de mirabile : artificieux, naturel ou divino Car s'il y a un « rien parlant» ou nature et homme s'assemblent, il est un merveilleux divino La substance informe n'est-elle pas l'Incar nation, le fils comme Autre et non-Autre du Pece. Ainsi de la qualité : visible et invisible; claire sans lumiece... Ovide, les Grecs, l'Incarnation chrétienne: la rhétorique brasse toures les cultures, les traditions et les références, fait coexister paga nisme et catholicisme en cette généalogie de toutes ses figures que je proposerais d'appeler, le concept extravagant. Un concept figuré et figural, un concept devenu métaphore, un concept ou poétique et rhétorique s'équivalent. Car cette « forme-informe» - cette subs tance sans fond et comme absente - hante tous les poeres baroques italiens ou franerais. Telle cette évocation du monde ou coexistent en
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La fOLie du voir. De L'esthétique baroque
La Longue-vue rhétoricienne : 1L mirabiLe, iLJurore
une métamorphose et un algebre des sensibles, le chaos et le beau du beau, d'un Du Bartas :
ou en marge du concepto Car, dans cette raison rhétoricienne tou jours vouée a1'insuffisance d'un rien, d'un c1air-obscur, le dicible et le visible s'assemblent, et 1'invention de figures tres subtiles - celles du concept extravagant - appartient de plein droit au furioso sous toutes ses formes: passion comme « affect qui enflamme les esprits », inspiration et enthousiasme grecs (la fureur poétique et sacrée d'Orphée, d'Homere, d'Hésiode) et folie, le plus souvent mélancolique. Et, de meme que la métaphore n'est pas l' autre de la raison, mais sa figure, le fu rore dessine une dramaturgie passion nelle qui n'est pas opposée a la « raison », car la pensée ne se définit pas dans la réflexivité d'une conscience de soi transparente, d'un cogito. Elle assume philosophiquement 1'oublié du cogito, 1'Autre. Le fu rore, cet équivalent du tenebroso en peinture - le c1air obscur -, apparait marqué de l' ambigu'ité structurelle de cette dia lectique a l' état d'arret, foudroyante qui anime tout le baroque. A 1'inverse de ce rien parlant, de cet écho qui anime 1'inanimé et statue sur les etres de simulacre, le « furieux » empierre, ensauvage 1'animé, détruit les frontieres toujours fragiles entre 1'humain et 1'inhumain, faisant surgir 1'altérité d'une bestialité jamais domestiquée, le travail d'un trauma origine!. Ensauvagement de Sigismond dans La vie est un songe de Calderón, d'Andremio dans El Criticón, ou d'Orlando dans le Tasse et les opéras baroques, toujours a 1'im~e du grand désordre du monde (violence, usurpation du pouvoir, Etat d'excep tion, tyrannie paternelle ... ) théorisé par Burton dans son Anatomie de la mélancolie. Le furore renvoie a un Trauer, qui ne releve plus d'une quelconque culpabilité tragique au sens grec, mais bien de cette « scene du théatre de la passion » qu'analyse Walter Benjamin. Caractere isolé des motifs, des scenes, des themes, « 1'intrigue du théatre baroque se déroule comme un changement a vue 1 ». Cette discontinuité scénique, ce jeu dans le jeu, ce théatre dans le théatre, et cette étrange harmonisation du Trauer et du grand jeu du monde
... Ce premier monde estoit une forme sans forme Une pile confuse, un meslange difforme, O' abismes un abisme, un corps mal compassé, Un chaos de chaos, un tas mal entassé, Gil tous les élémens se logoient pesle-mesle, Gil le liquide avoit avec le sec querelle Le rand avec l' aigu, le fraid avec le chaut Le dur avec le mol, le bas avec le haut... Un etre en retrait de soi, en déperdition abimique, chaotique, un etre en simulacre OU se nouent la genese du sensible, la généalogie des formes rhétoriques et le surgissement en langues. Telle est cette « ontologie» rhétoricienne du baroque qu'un Heidegger n'a entrevue que dans sa métaphore mystique: cette rose « sans pourquoi » d'Angelus Silésius. Sans doute parce que sa périodisation historiale ne prend pas en charge la Renaissance et le baroque dans leurs dimensions esthétiques et philosophiques, car elle privilégie toujours le moment cartésien de 1'instauration du « sujet ». Et s'il est vrai que la perception représentative du monde con¡;:u passe par « une géométrie de la lumiere » ou, selon Foucault, l' esprit « rend le per¡;:u transparent », construit « une géométrie des corps » a partir d'un « point ou les choses sont adéquates a leur essence, a leur forme 1 », l' archéologie du regard baroque présuppose, elle, une zone d'ombre, une opacité et un tourment des corps, une forme informe. Soit un regard fondateur, un nouveau partage du visible et de l'invisible inséparable « du partage de ce qui s'énonce et de ce qui est tu 2 ». Archéologie du regard dans une folie du voir et une ontologie rhétoricienne du simulacre : telles seraient les deux grandes articu lations ou prend naissance une esthétique. Ce qui s'énonce ne rele vera pas des c1ivages traditionnels entre concept et métaphore, ni de leurs renversements : la métaphore contre le concept (Nietzsche) 1. Michel Foucault, Naissanee de La cLinique, Paris, sition entre regard réducteur et regard fondateur.
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PUF,
1963, p.
IX.
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1. Walter Benjamin, Origine du drame baroque aLLemand, op. cit. Il s'agit d'une chorégraphie (p. 97) radicalement différente de la vision grecque d'une sd:ne comme « topos cosmique ". Sur cette mélancolie du Prince, el p. 153 ; sur les rap portS entre ostentation et esprit de tristesse diabolique, ef p. 151, 153, 155. La « folie furieuse du tyran » est inséparable de la politique baroque comme État d'exception, souveraineté qui tend a la dictature.
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La fOlie du voir. De l'esthétique baroque
devenu identique au Pouvoir et a ses mises en sd:ne, livrent le héros, désormais déchiré entre le « livre de la nature » et le « livre du temps », a l'emprise de Saturne. « Le Prince est le paradigme du mélancolique », avec ses moments d'ensauvagement, de « chien enragé », de bete, et ceux de génialité inspirée. Aussi ce fUrore s'alimente-t-il des deux grandes traditions citées par Tesauro: la latine, le fUror de Séneque en particulier, et l'italienne, celle de I'Arioste, celle de Marsile Ficin et celle plus proche des Fureurs hérofques d'un Giordano Bruno. Or le fUror latin, celui de Médée, d'Atrée ou d'Hercule, naJt du dolor, sous le coup d'un exces qui s'ori gine dans la ¡..tCAayxoAta d'Aristote, dans ce que Cicéron appelle l'exces de bile noire, ce mélange de dépression triste et de frénésie. Comme dans toute la tradition de la mélancolie, le fUrore prédispose aux exces, par le bas (animalité) et par le haut (inspiration divine, poétique). Comme l'écrit Giordano Bruno: « Il existe plusieurs especes de fureurs, lesquelles se réduisent a deux genres : les unes en effet ne se manifestent que comme aveuglement (cecita), stupidité et impulsion irrationnelle tendant a la folie bestiale (al ferino insensato), les autres consistent en un certain entraJnement divin, par l'effet duquel certains deviennent meilleurs que les hom mes ordinaires l. » D'un coté, la fureur mélancolique, le « carnage des Furies » et, de l'autre, la mania des Grecs, le raptus platonicien qui vise le vrai et le divin, la « fureur héroi'que» qui fait coi"ncider la connaissance et l'amour par une vue qui excede l'ordinaire et « produit des choses admirables ». Mais ces fureurs tendent toujours ase rapprocher, ase cotoyer dangereusement. A toujours procéder de la vue, l'amour est menacé de sa duplicité, car les yeux SOnt « les portes du ciel et de l'enfer ». Et Giordano Bruno, dans le contexte d'un panthéisme infi nitiste, nous donnerait le grand énoncé de l'éthique passionnelle du baroque : « Toutes les choses SOnt faites de contraires, et de cette com position qui est au sein des choses, il résulte que les affections (afJetti, affects) qui nous y attachent nous coriduisent jamais aaucune délec tion qui ne soit melée de quelque amertume. }e vais plus loin ; si l'amertume n' était dans les choses, la délection n'y serait pas non plus 2. » Lamour « héroi"que » n'est jamais sans tourment, et la fureur l. Giordano Bruno, Des jUreurs hérofques, op. cit., p. 177. 2. Ibid., p. 159.
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mélancolique sans élévation et génialité, OU la nature retrouve sa subli mité. On comprend que I'Éros baroque se soit nourri des mythes grecs allégorisés et tout particulierement de celui d'Actéon, chasseur chassé, déchiqueté par ses chiens d'avoir vu Diane nue. « Saisie d'effroy », « son ame perd son corps ». Au miroir des eaux, « ce liquide tableau », Acréon épouvanté yerra surgir « cet objet sauvage », sa figure. Et tel est le fUrore baroque: l'affect produit par cet « objet sauvage », cet ceil du fantasme OU coexistent la frénésie vitale, l'exd:s amoureux sublime, rame ensevelie et « les suaires et fantomes du passé ». « On dirait a me voir que je suis ma statue », écrit Saint Amant dans ses Visions. Statufié par ce fUror comme puissance de mémoire, de crimes, de eruauté, si proche du modele tyrannique OU l' esthétique se fait politique. Dans ce passagede I'humain vers un exces inhumain, bestial ou divin, toujours spectacularisée en ses effets passionnels, la fureur baroque s'éloigne de la nécessité tragique grecque, du daimon, et meme de la mania. Elle serait en somme plus latine. Car, en tradui sant le daimon grec dans une catégorie juridique (jUriosus : homme atteint de folie, irresponsable et privé de droits civiques) et esthé tique (le fUriosus tragique a la Séneque), la culture latine déplace l'économie grecque du «vraisemblable» vers un invraisemblable plus brutal, plus visuel, plus sublimum. Comme le montre Florence Dupont dans L'Acteur roi 1 le furieux tragique « est I'homme absent de lui-meme », porté a sa limite. Tel est aussi le furieux baroque : hors de soi, il métaphorise le monde, devenu fleur de rhétorique. Lesthétique du voir se transforme en esthétique de l'exces sublime, reposant sur le paradoxon amoureux. Le dair-obscur serait alors le principe généalogique de toutes les figures rhétoriques, ce qui soude l' admirable, le merveilleux - le mirabile - au sublime, tel qu'il a été défini dans le traité anonyme 1. Florence Dupont, L'Aeteur roi, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 159. La culture romaine y est analysée comme culture du faire voir, de l'image et du théatre, et d'un jUror qui s' épanouira chez Séneque et tendra 11 1'« invrai semblable », au « sublime rhétorique » (ef p. 80 et 190). Notons que dans le théatre romain, le jUror était dansé selon un code qui disloquait les mou vements de la tete d'un corps immobile. Quant 11 cet Hereule jUrieux de Séneque, il servira de modele aux opéras baroques, dont celui de Cavalli : Ereole Amante.
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La longue-vue rhétoricienne : ¡l mirabile, il júrore
La folie du voir. De l'esthétique baroque
Du sublime. Car l' effet y nalt de l'occasion ('tó lcatpÓ~) et surtout « le pathétique ne produit jamais plus d' effet que lorsque l'orateur meme ne paralt pas y appliquer ses efforts et que l'occasion ('tó lcatpÓ~) semble lui donner naissanee 1 ». Et cet effet est d'autant plus sublime - d'un sublime de pensée et d'un sublime figural- que la figure est eachée par son propre éclat. « Je n'en veux d'autre preuve que l' exemple cité plus haut "oui, je le jure par les héros de Marathon". Qu'est-ce qui a cet endroit cache la figure, c'est évidem ment son éclat meme ('t<:\> úYtt). Il en est presque comme de ces lumieres indécises qui disparaissent baignées par le soleil : les arti fices de la rhétorique entrent dans l' ombre quand la grandeur les environne de tous catés. Il y a peut-etre dans la peinture quelque analogie: dans un tableau, l'ombre et la lumiere sont distribuées parallelement sur le meme plan: et, eependant, ce qui se présente d'abord a la vue, c'est la lumiere et, non seulement elle acquiert du relief, mais elle se montre plus pres de nous. De meme dans le dis eours, le pathétique et le sublime, plus rapprochés de nous grace a une affinité naturelle et a leur éclat, se présentent toujours a nous avant les figures dont ils releguent l' art dans une ombre qui semble les ten ir cachés 2. » Cette longue citation, pour montrer, si besoin est, le caractere quasi structural de la métaphore picturale, du jeu d'ombre et de lumiere, de présence et de cache, qui définit l'indéfinissable d'un sublime qui atteint sa vérité dans les liens entre effets et affeets, dans le sublime amoureux. Car ce pathétique, au sens étymologique (1e pathos, l' affictus, la perturbatio), affecte le corps et l'ame, culmine dans une scienee de l'effet qui suscite l' admiration, l' étonnement par des tropes aceumulés, des cascades métaphoriques, un para doxon étranger au nécessaire et a 1'utile : « Ce qui suscite son admi ration (a 1'homme) (ea'Ullaa'topv) c'est toujours 1'extraordinaire ('tó 1tapáo~' ov)3. » Exemple type : le sublime amoureux, celui de Sapho cité par notre anonyme qui combine l'accélération des métaphores (1'effet) a la force inéluctable de la passion (1'affect). Et de citer l' Ode Anactoria de Sapho, qui influencera Racine :
En effet, des que je l'apen;:ois, ma voix me manque; ma langue se
brise, aussitot un feu subtil court sous ma peau ; ma vue s'éteint,
et mes oreilles bourdonnent; je ruisselle de sueur, un tremble
ment me saisit tout entiere, je suis plus verte que le gazon et,
défaillante sans souffle, je parais presque morte.
Mais il faut tout subir, puisque cela est.
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Texte superbe qui regroupe, selon notre auteur, tous les traits du sublime: « N'admires-tu pas comment d'un seul coup Sapho va chercher 1'ame, le corps, l'oUle, la langue, les yeux, le teint, tout comme autant de ehoses qui lui sont étrangeres et qui se séparent d'elle, comment sous l' alternance de sentiments contraires, elle est en meme temps transie de froid et elle brule, elle s'égare et elle est sensée (car elle est soit terrifiée, soit presque morte), si bien que ce n'est pas une seule passion qui se manifeste en elle mais un concours de passions l.» Foudroyance figurale et métaphorique, altérité comme altération et étrangeté, alternanee de sentiments contraires, polysémie passionnelle, surhumain du discours, autant de proeé dures du baroque, qui visent le ravissement (ex-stasis) et 1'admira tion (1e thauma). Le sublime est foudroyant ou n'est pas. « Quand le sublime vient a éclater OU il faut, c'est eomme la foudre 2. » Et c'est pourquoi les « images » lui sont néeessaires, car « par un effet de l' enthousiasme et de la passion, tu parais voir ce que tu dis ». Ladmirable eomme sublime: c'est sans doute en ce point, en ce statut d'une forme-informe, de la métaphore comme anamorphose de la pensée, comme fureur, que Tesauro, tout aristotélicien qu'il soit dans ses références, se sépare de l'autorité du « maltre ». Car ce mirabile de l'hyperbole rhétorieienne, tendue jusqu'a la folie d'amour, finit par déplacer le centre de rhétorique aristotélicienne. On assisterait a une opération intellectuelle comparable a ceHe que les sto"iciens feront subir a la mimésis : passer de la forme a 1'événement, du démontrer a 1'émouvoir, de 1'Eidos a une certaine immanence du beau au sensible. Résultat : 1'apparition d'une sub jeetivité esthétique, d'un « souci de soi». Et peut-etre n'y a-t-il d'esthétique - au sens propre d'art du sentir - qu'a ce prix. La
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l. Du sublime, Paris, Les Belles Lerrres, 1965, p. 32.
2. ¡bid., p. 31. 3. ¡bid., p. 51.
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1. ¡bid., p. 17. 2. ¡bid., p. 11. 171
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La foLie du voir. De L'esthétique baroque
longue-vue rhétoricienne nous convie a penser ensemble une rhéto rique des figures, une théorie des effets sensibles et passionne1s, une philosophie de l' événement interne a la poétique du simulacrum, du décorum, et de l' ostentation. Mais, derriere, il faut y voir tout autre chose : un Trauer, un irre gardable, un inassimilable. Les figures du rien propres a ce regard amer, captivé par le fantome anamorphique de son désir, et comme hanté par le dialogue impossible du Nom et de la Mort. Dans le grand catafalque du Bernin consacré a Urbain VIII (Saint-Pierre de Rome) , la mort statufiée, drapée, presque vivante, se détache de l'ensemble architectural comme une Apparition. Elle tient un livre ouvert, ou l'on peut lire le nom du pape disparu, dont la statue la surplombe de toure sa gloire et d'un pouvoir désormais vain. Ce rien parlant, cette mort vivante détentrice du « signifiant », seraient-ils les « pointes » ultimes de la pensée conceptueuse ? Son éthique ? Car dans cet irregardable, dans l'éclat insupportable du terrible, de « l' entre-la-vie-et-la-mort », dans cette souffrance comme limite, stase et décomposition, qui va jusqu'a l'anamorphose des formes, surgirait l'illumination toure violente d'une beauté sublime, prise dans la tres longue complicité des « jeux de douleur » et des phéno menes esthétiques. Face aux pulsions destructrices, aux figures du rien, l' effet de beauté n'est-il pas «insensible a l' outrage», a la pourriture ? Ne crée-t-il pas cette zone d'éclat et de splendeur a 1'image, une image quasi inarticulable, et comme rayonnante de son propre « effet d'aveuglement 1 » ?
La longue-vue rhétoricienne :
Esthétique et figures du rien
Le rien sous toutes ses formes, dans toutes ses langues (if niente,
la nada, der Nichts, le vide, la vacuité, le néant, l'abime...), n'a cessé d'obséder tous les baroques. Ríen de l'amour inconstant changeant ou fou, rien de la vie, « un rien qui est si peu et ne sera bientot plus rien » (Quevedo), rien plus critique et conceptue1 des libertins ita liens, d'un Mazzini par exemple, qui en louent les pouvoirs de sub version et de « merveille », ou rien mystico-baroque d'un vide de plénitude, d'un transport de perte et ravissement : tout un art, toure une philosophie du rien se met en place. Sans parler de ces autres riens visue1s de la peinture ou de l' architecture : spirale décentrée, tourbillon sans fin, fausses perspectives, lumiere qui quitte le loin tain des paysages propre a la Renaissance, s'émancipe et baigne les corps, les matieres, en les anéantissant, monde de la fracture, du dis continu, de la « catastrophe » ou du trauma. Ce premier grand nihilisme ontologique de 1'Occident depuis les Grecs n'est pas dénué d'ambigu·ité. Car la « désillusion », la dépré ciation du monde de la vie en ses formes exacerbées, co"incident avec l'avenement de la science. Mieux, le gout de l'artifice participe d'une requalification des sensibles, par le simulacre, l'occasion et le décorum. Il semble meme animé d'un double mouvement permet tant aux sens de communiquer. Chute vers le haut de l'Éros sublime et chute vers le bas des corps prostitués détruisent les beBes totalités closes de la forme.
l. Jacques Lacan, L'Éthique de La psychanaiyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 290 et 327 : « Leffet de beallté est un effet d'aveuglemem. »
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La longue-vue rhétoricienne : Esthétique et figures du rien
La folie du voir. De l'esthétique baroque
Bref, le baroque défie d'emblée le grand aJciome de tout substan tialisme ontologique, et sa « Raison suffisante » : le néant n'a pas de propriétés. Non qu'il s'agisse de lui accorder des « propriétés ». Tour au plus convient-il d'en dessiner les figures, d'intégrer le nihil a la raison rhétoricienne, a des procédés de langue qui détournent, déforment et infinitisent le langage dans sa matérialité signifiante. Instaurer un jeu, un écart, un différer, jusqu'aux limites ultimes de l' abime ou de la mort, pour penser le passage de la forme a la forme informe, a l' événement, avec ce qu'il comporte de discontinuité dans son advenir, sa contingence. Plus que 1'Etre au sens d' étant (dasein), le « rien» se dévoilerait dans une matérialité jouisseuse, une science des sensibles, un art du plaisir, un lieu de constitution réciproque des effets esthétiques et des effets ontologiques. C' est pourquoi, « le rien .. o devenu objet de l'intellect, a mille formes comme Protée ». Et Tesauro ne manquera pas de lier l' exercice du concetto, cene métaphore condensée, au plaisir secret de l'esprit qui consiste a {( passer de l' inganno (illusion) au disinganno (désillu sion) ». Passage discontinu, OU la douce imposture se fait procédé de pensée et jouissanceo On comprend qu'il ait vu des métaphores théa trales, dans les ballets, les décorations, toures les formes de l' art et du décorum. Et cela, contre la critique galiléenne des arts. Le Tasse n'est-il pas accusé de pratiquer précisément « una confusa e inordi nata mescolanza di linee e di colori (un mélange confus et désordonné de lignes et couleurs) » ? Toures ces {( gloires du rien ) comme art du plaisir, ou comme principe épistémologique d'une « nature qui n'a pas horreur du vide», présupposent done - de Mazzini a Tesauro, Gracián ou Menestrier, voire meme Pascal - la critique interne de tout l' absolu tisme ontologique propre a!' épistémé classique et le rejet de ses pré supposés. Transparence d'un réel plein, position du jugement et du concept en une rationalité éclairante et fondatrice, séparation de la métaphore et de la ratio, appareil causal substantialiste, pensée de 1'identité. Face a un réel défaillant, miné de « rien», toujours opaque et le plus souvent labyrinthique, le baroque répondra par une sémiotisation générale, un surcroit de déchiffrement inter prétatif, une rhétorique démultipliée et reformulée en art de 1'inven tion et en esthétique. A la loi, a la réitération des phénomenes, a la répétition, il opposera la singularité, les sensibles, l' occasion, la per
version et le sublime. Et si la Raison est bien ce « fond qui fonde » et se redouble en « Raison Suffisante » dont parle Heidegger dans Le Principe de raison, autant dire que la rhétorique et l' épistémologie baroques auront recours a une forme {{ sans raison », a un jeu, une discontinuité qui tend a promouvoir le nihil par l'omniprésence d'un langage sans métalangage idéal ou réflexif, d'un langage pris dans une théorie du signe doublement ouverto Sans visée eidétique initiale dans un signifié transparent, sans référent stable, repérable sous la forme d' objet ou d'Etre. Position plus que di[ficile, si l' on songe que la rhétorique s'est précisément constituée sur l' assignation d'un certain « fondement» anthropologique de 1'art du discours dans le vraisemblable et qu'un Tesauro comme un Gracián ou un Ménestrier (Philosophie des ¡mages, 1694), tous jésuites, sont égale ment contemporains de la {{ science classique » qui promeut un cau salisme substantialiste et condamne la métaphore, et plus encore le concetto comme métaphorisation de disparités en une ressemblance. Des lors, dans cene tradition de la « Métaphysique occidentale » dominée par la double plénitude et intelligibilité de 1'Etre et de la Forme, comment penser {( une culture du rien » qui ne soit pas un simple nihilisme passif, une table rase, un scepticisme désabusé ? Et plus encore, comment le {( tres fécond rien », la matiere du rien », peuvent-ils fonctionner comme principe expérimental, voire heuris tique, qui va lier la rhétorique a des enjeux métaphysiques et meme scientifiques ? y aurait-il une « métaphysique du Rien » (Tesauro), une « le<¡:on des ténebres», un clair-obscur de la pensée philoso phique, un nihil du {{ sujet» confronté a son manque, a sa disparition ? « Je doure que je suis, je me perds, je m'ignore », disait Rotrouo Homme peinture ou figure, nouveau caméléon occupant tous les lieux et l'atopie du « nullieu », aux prises avec le doute, 1'illusion, le vide de son identité en fuite, le rien affecte prioritairement le sujet baroque européen. Double, dédoublé, masqué, prisonnier des réseaux multiples de la fiction, de 1'illusion, du paraítre, du {( faire parade» (Gracián), du {( branle éternel» (Mlle de Scudéry), voué a 1'inconstance personnelle et amoureuse, a la précarité, au change ment et au mouvement, a une dislocation qui atteint meme sa mort - toujours convulsive, sadique, paroxystique, théatrale, tou jours une « mort qui remue » -, le « Sujet » est de n'etre pas, de
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La folie du voir. De l'esthétique baroque
La longue-vue rhétoricienne : Esthétique et figures du rien
n'etre rien. Am 1 myself? - suis-je moi-meme? disait Shakes peare l ... Mais a erre rien, il est toujours pluriel, comme les hétéro nymes de Passoa. Dans cette vision de l'homme instable, multiforme, composite, si bien analysée par Jean Rousset dans La Littérature de l'áge baroque en France 2 , et par Vladimir Jankélévitch dans Le je-ne sais-quoi et le presque-rien 3, il n'y a pas seulement la dépréciation religieuse (catholique ou luthérienne) de l'homme - néant, pous siere, « mort-vivant », » maison de douleur », ou « jouet d'un faux bonheur» (Gryphius) - face a un Dieu tout-puissant et de plus en plus absent. Ni meme, a l'opposé, un simple « petit traité de la légereté des choses de ce monde» pronant un épicurisme jouis seur. Si « toute chose est muable », si « tout branle », ne faut-il pas « aimer a la volée »? Il est vrai que tous les grands topoi du baroque: le miroir, le théarre, le jeu, le labyrinthe, la folie ... , mettent en scene une vie rapt et fuite, une vie ou « qui voyant la rose en voit aussi l' épine », une vie déchirée entre l'éthique de 1'instant et celle du désespoir, entre la magie du songe, des méta morphoses et ce « vain songe ablmé dans l'oubli », ce « Théatre ou les acteurs sont terreur et souffrance » d'un Gryphius ou d'un Quevedo. Il est vrai surtout qu' entre le pessimisme désespéré d'un Gryphius et l'optimisme de l'inconstance amoureuse de certaines comédies du xvw siecle, il y a place pour tout autre chose. Une « morale décorative », une éthique de l'ostentation que déve loppera un Gracián, en prenant acte de l' énoncé philosophique du baroque: Etre, c'est voir. D'ou la maxime 130 de L'Grade manuel: « Les choses ne passent point pour ce qu' elles sont, mais pour ce qu'elles paraissent etre. Savoir faire et le savoir montrer
e'est double savoir. Ce qui ne se voit point n'est point l. » Simple « rhétorique du caméléon » (Benito Pelegrin) soucieux de s' adap ter dans un monde ou l' ostentation, la stratégie du paraltre, sont politiquement nécessaires? Pragmatisme cynique? Héro'isme propre a un monde tres désenchanté ? Tout cela sans doute, et plus. Ce moment de vérité, ou le Sujet baroque n'échappe plus a ce qu'il fuit : le temps et le rien. Un néant apocalyptique, des tructif, ou le monde et lui-meme risquent toujours de voler en éclats, de perdre toute illusion. « Le néant est beaucoup, et ce néant voudrait etre tout », nous dit Gracián. Du rien comme menace, comme gouffre omniprésent, comme image d'un monde de désordres. Comme si, entre 1'injustice et la ryrannie du monde, et cet « ablme, o mal profond », cette « mélancolie qui me mange », « ce néanr qui voudrait etre tout », se tissait une étrange parenté, celle de la tristesse et de l'ostentation. Car e'est face a ce « rien », a cet irregardable, a cet inassimilable du Trauma, de la Tuché, des malheurs du monde, que se constitue l'esthétique comme éthique. Une éthique au sens lacanien du terme. Ne jamais céder sur son désir, pour autant que le désir ne se crée et ne s'affirme qu'a partir du vide, du rien. Ce désir, comme conatus, comme expressif dans toutes ses formes, passionnelle, picturale, musicale ... revet un aspect presque spinoziste : persévérer dans son etre. Cette immense certirude du désir, toujours inentamée, condi tionne l'esthétique de la jouissance et du sublime baroque, sa folie spécif1que, etre au-dela du principe de plaisir. Mais, au-dela du prin cipe de plaisir, surgit la pulsion de mort. Et l'on retrouverait dans le Sujet baroque ces traits que Lacan réfere au Sujet clivé de l'incons cient freudien. Certirude du désir, impossibilité d'une « substance surpensante », pulsion de mort ou « la Chose manque », ou la jouis sanee rencontre sa perte, le Sujet, sa disparition (aphan isis). Écoutez Vivaldi ou Purcell, regardez Le Tintoret, promenez-vous dans ces architectures d'absence d'un Borromini aRome ou d'un Fischer von Erlach a Vienne, ou dans ces églises surchargées, folles
1. Sur le " sujet » shakespearien, ef notre Tragique de l'ombre. Shakespeare et le maniérisme, Paris, Galilée, 1990. 2. Jean Rousset, La Littérature de lage baroque, op. cit. Placé sous le signe de Protée, I'homme baroque, homme du changement, homme multiforme, est voué
a tomes les métamorphoses : etres doubles et dédoublés, monde renversé, monde
comme théatre et théatre dans le théatre, monde de I'inconstance et de la fuite. ef les premiers chapitres. 3. Vladimir Jankélévitch analyse le renversement du platonisme impliqué dans cette apologie du changement, de l' occasion et de la maniere (LeJe-ne-sais-quoi.. ..
1. Baltasar Graeián, Manuel de poehe d'hier pour hommes politiques d'au jourd'hui, Paris, Éditions Libres-Hallier, 1978, p. 171. L'ostentation est 1'" éclat des qualités (p. 172).
op. cit.).
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Elle « comble beaucoup de vides et donne a tout un second etre
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de leur décorum d' or d'Ouro Preto au Brési1. Partout le trop de vie rejoint son trop peu, la tristesse infinie d'un rien, la volonté de création et de destruction sont la, a partir de ce rien, d'une rhé torique du rien, qu'un signifiant autonome, excessif impose a tout. « Merveille sinistre et galante », dira Baudelaire d'une église jésuite baroque. Style théátral, mise en scene de bois, grandes colonnes torsadées, déferlement d' anges et de sculptures poly chromes, stucs blanc et or : « La sculpture dramatique arrive au comique sauvage, au comique involontaire.» Et si le langage baroque est toujours menacé de sa propre décomposition, jusqu'a la perte en langue - le cri -, n'est-ce pas parce que le cri « fait gouffre» (Lacan), instaure une coupure radicale, implosive-explo sive, et figure a l' état brut, inarticulé, ce qui manque, le manque du manque, le Nebenmensch ? Ce trou du cri, cette pulsion de mort libre, avec tous les moments lyriques et poétiques de la langue baroque ou les signifiés se perdent, témoignent du meme sujet en absence de soi, clivé par les effets de langue, les effets de signifiant. La substance informe de Tesauro est bien « une substance jouissante » (Lacan), et le premier axiome du baroque : Etre c'est voir, inséparable de cet autre : 11 y a jouissance de 1'Etre, de cet etre miné. Comme si, entre ces deux énoncés, un pont était nécessaire, le « the more, the lesse wee see » (A trop voir on ne voit) de John Donne. Et c'est pourquoi une rhéto rique est nécessaire. Par la multiplication érotisée du signifiant privé de ses fonde ments conceptuels immédiats, elle convertira le Rien en figures jouisseuses, en plaisir esthétique et art de vivre. Car le pouvoir des figures est tel, selon Tesauro, que « tout objet abject et laid » ne l' est plus « quand on le représente avec des formes inattendues », et plus « le représenté est ennuyeux », plus « le représentant doit procurer du plaisir ». Avec du manque a etre, la rhétorique créera de 1'etre et affirmera dans sa Thaumaturgie visuelle et ontologique le sublime et l' obscene, le beau et le laid, le beau du laid, le laid du beau, la vertu et le vice, le vice de la vertu, la vertu du vice ... D'ou cette grande liberté du baroque libertin propre a 1'Accademia degli Incogniti, dans la Venise de la premiere moitié du XVIl e siecle. Quand Rocco, dans Delia Bruttezza, loue la « laideur », il en fait l' énergie meme du manque, son conatus, « une force active et multiforme de
négation I ». Par toutes les techniques de détournement, de retour nement, de jeu et d'ironie langagiere, il poussera 1'antiplatonisme jusqu'a faire de l'amour un pur intéret (Amore eun puro interesse), et prodamera la fin de toute eschatologie en parodiant l' építre selon saint Paul, tant le vice a de puissance et de séduction. Ainsi, dans cette « Venise, splendeur de l'Italie, mere des héros », pouvoir, lois, grandeur, religion et meme la sainteté reposent sur le vice: « La république de Venise, Dame et Reine, ne l' est qu'en raison de ses lois, et de son gouvernement. Les lois n'existent que pour corriger et punir les scélérats : s'il n'y avait pas de vices, magistrats, tribu naux, lois et Prince seraient inutiles 2 • » Or ils sont utiles ... Donc, réjouissez-vous de tous les vices: « Joyeux vices, raison de tant de biens. » Une telle promotion du laid et des vices comme valeurs expressives et plastiques caractérise la sensualité baroque, toujours a la recherche d'une vision charnelle qui atteint parfois le morbide, le culte du mourant-vivant propre a toute une érotique de la mort, de la décomposition et de 1'horreur. Ainsi, en écho du laid de Rocco, on pourrait citer cet énoncé d'un Jeronimo de Cancer dans La Fable du minotaure: « Dans 1'horrible, il y a aussi de la beauté.» Et comme tout vide appelle un plein, tout vice un plaisir potentiel, le négatif sous toutes ses formes releve de ce sensualisme dont parlait Croce dans ses Studi sul Seicento. Mais un te! sensualisme est toujours au second degré pris dans une assomption métaphorique de 1'Etre. L'éloge esthétique de la laideur s'avere inséparable de celle de l' ombre, de la difficulté, de l'énigme et du labyrinthe, de toutes ses techniques de l' obscurcisse ment artificieux qu' analyse Gracián. N'écrit-il pas, a propos des figures par énigmes (discours XL), et tout particulierement a pro pos de celles d'CEdipe: « A contradiction plus grande, difficulté majeure, jouissance plus grande de l' esprit a chercher le sens, d'autant plus agréable qu'il est plus obscuro » A contradiction plus grande, jouissance plus grande: le clair-obscur conditionne un art
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1. Je renvoie a I'analyse d'Eduardo Me1fi, « Figure delia mancanza : il discorso "Delia Bruttezza" di Antonio Rocco », dans Gigliola Nocera (dir.), II segno barocco, Rome, Bulzoni Editore, 1983, p. 266 sq. 2. A. Rocco, « Delia Bruttezza », p. 160-161, dans Discorsi academici de Signori Incogniti, s.1., s.d.
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du jouir, du dévoilement comme « découvrir voile a voile », toute une fonction éthique de l' érotique, OU « un diamant ne brille jamais plus que dans les ténebres de la nuit »... On comprend qu'une telle culture ait vu dans l'anamorphose, figure de l' énigme et de la dif ficulté du voir, une perversion créatrice de la perspective, OU l' allu sion et 1'illusion co'incident dans l' acte ingénieux de la visiono Soit un moment décisif OU la « maitrise de l'illusion de 1'espace » et la « création du vide» se rencontrent. Par le biais de la sensualisation des allégories et des tropes, 1'Éros baroque rejouerait la topologie de l'objet d'amour féminin, inaccessible, « affolant» propre a l' amour courtois, mais en en inversant l' économie, en le désubli mant ¡. La « positivité » quasi éthique du laid, des vices et du mal, démasque tout bien idéal et tout objet d' amour idéalisé, en met tant a nu le paradoxe qui soutient le désir. Un déplaisir du plaisir, qui peut aller jusqu'a faire du féminin le lieu du mal, de 1'obscene, de la mort et de toutes les limites. Un Rocco ne se livrera-t-il pas a une comparaison des plus risquées pour justifier son esthétique du difforme et du dissonant, de 1'immonde du monde: les femmes enceintes n'aiment-elles pas les mets immondes, et vous, « avec vos cerveaux pleins de savoirs et de concepts, n'etes-vous pas enceints » ? Ce plaisir du laid pré-baudelairien, ce manque protéiforme, n'introduisent-ils pas en esthétique et en philosophie ce « concept de grandeur négative» dont parlera Kant plus d'un siecle apreso Critiquant la réduction du négatif a la seule négation logique, Kant fera du zéro « un rien relatif », de la mort « une naissance négative », de l' erreur « une vérité négative », de la chute « une ascension négative », du déplaisir un « plaisir négatif ». Car, a la différence de la contradiction logique et du simple manque, la privation met en jeu deux forces dans une opposition réelle. Manque-force, manque dynamique, manque ambivalent, tel est déja le nihil baroque, qui ignorera en plein « classicisme » toute substance logico-ontologique. On mesure mieux, a cette stratégie du rien et du plaisir dans le laid, les véritables enjeux du refoulement « classique » de la pensée
baroque en France. Pour ne prendre que la querelle de la métaphore qui y prélude, et au cours de laquelle les deux camps - celui de Du Perron attaquant Du Bartas et ses métaphores continuées et celui de Mlle de Gournay filIe adoptive de Montaigne défendant la méta phore en ses pouvoirs poétiques et intellectuels - s'affronteront, l' enjeu éthique a l' ocuvre dans un débat apparemment esthétique est décisif. Ainsi, Du Perron, qui voit dans la métaphore un « abrégé de similitudes », ajoute: « Quand elle est trop continuée, elle est vicieuse ». .. « On peut dire les Rammes de l' amour, mais non les tisons, le falot, les mesches. » On imagine la suite... Inversement, Mlle de Gournay, en défendant la métaphore et les poetes, se bat pour toute une conception de l' esthétique et de l' éthique qui admet le laid, la discordance: « Grands anistes, qu'ils sont vraiment, de n'avoir pas appris que, selon la rencontre, il est parfois besoin de meler encore la discordance, la rudesse, !'apreté... et je dis y meler encore la discordance, la turbulence et la conflision, oui meme la lai deur, et je ne sais quoi du Ric Rac qu'ils reprochent a ce dernier. .. pour représenter le Rottement transféré de 1'onde aux Rammes ¡. » Or, cette esthétique de la turbulence, de la discordance et du laid sera précisément celle du baroque, d'un Tesauro ou d'un Gracián, quand, plus de vingt ans apres, la « science classique » aura poursuivi la critique de Du Perron et réduit, comme Mersenne ou Descartes, les métaphores a de purs écrans dissimulant le réel désormais trans parent a la raison. Mais les rapports entre cette esthétique érotisante du rien et du laid-beau, a l' ocuvre dans la métaphorisation d'un réel rendu a sa polysémie, et la Science, ne se limitent pas a cette fracture qui oppo serait le poétique et 1'ancienne cosmologie des similitudes au regne monolithique d'une épistémé unifiée qui dénouerait les anciens réseaux du sens. Car la question du Ríen, comme celle du vide, se heurtent toutes deux a une sone de sémantique des objets para
l. Jacques Lacan, L'Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 180. Sur ce mélange, cette « impureté » du baroque qui lie sublime et abject, beau et laid, ef le livre de Guy Scarpetta, Llmpureté, Paris, Grasset, 1985, p. 308 sq. 180
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1. Jean Rousset, Llntérieur et l'Extérieur, op, cit.. «La querelle de la méta phore ". Dans Les Advis (Paris, 1634), Mlle de Gournay défend Ronsard, Du Bellay, Du Barras et tome une conception du langage voué a la métaphore et a l'innovation, contre le cardinal Du Perron et rous ceux qui revendiquent un fran c;:ais « simple» (ef « Du langage franc;:ais » et « Sur la version des poeres antiques ou des métaphores »). 181
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doxaux qui traversera toute l'épistémé classique dans ces années marquées par les expériences de Torricelli (1644) et les Traités de Pascal sur le vide (1647) et sa polémique épistolaire avec le Pere Noel. Comment parler du rien sans se contredire et ne « rien » dire ? Comment poser le vide sans nier l'objet de la science, la substantia lité du réel ? La réponse, dans les deux cas, implique d'établir un lien entre rhétorique et culture scientifique, de ne pas opposer etres « réels » et etres « imaginaires ». Car affirmer le rien ou le vide, sans recourir au Sur-rien de la mystique négative qui nie progressivement tout prédicable et va vers l'imprédicable existant du discours, ne peut se faire qu'en pratiquant une désontologisation du langage qui n'obéit pas a la trilogie « parler, éclairer, savoir » propre au modele représentatif du signe et de l'épistémé analysé par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Libéré par l'ironie, le paradoxe et la rhétorique du « propre », le langage abrite le jeu du visible et de l'invisible en une autre archéologie. Si bien que la conception baroque du signe n'est pas sans parenté avec celle d'un Pascal, sil'on ne reste pas a l'opposition la plus mas sive entre Jésuites et Jansénistes. En métaphorisant le signe, en le livrant au différé, la désontologisation rhétoricienne aboutit aux memes résultats et releve des memes procédures. Le signifié s'effondre, le référent s'évanouit, le sens se divise et se réfracte, en suspens dans la négation réciproque, le sujet reste manquant au lieu de son désir, et finalement irreprésentable 1. Du reste, quand Pascal affrontera la question de l'espace vide au niveau scientifique, il se trouvera face ades apories analogues aux baroques libertins italiens. A I'intérieur de l'absolutisme ontologique substantialiste, le vide est a la fois impensable et indécidable, meme si l'expérimentation le prouve. Et l'on sait que Pascal ira tres loin dans l'affirmation philo sophique de ce paradoxe sémantique que constitue ce vide « qui ne tombe pas sous les sens ». Contre Aristote et Descartes, il affirmera que « pour etre, il n'est pas nécessaire d'etre substance ou accident 2 ». Il fera du vide un etre de milieu assez proche des etres verbaux baroques : « La chose que nous concevons et exprimons
par le mot d'espace vide tient le milieu entre la matiere et le néant, sans participer ni a l' un ni a l'autre. » Défi imposé par l'expérience a la rationalité ontologique, le vide engage toute une conception préwittgensteinienne de la science qui n'a pas besoin pour etre de porter sur les causes. Mieux, l'etre de milieu qu'est le vide (le ni ... ni ... ) renvoie a la Raison des effets, OU les extremes se touchent. Elle culmine a travers la distinction des ordres, dans la position d'une « Différence pure » liée a un centre inassignable 1, Et c'est sans doute pourquoi Pascal aura besoin d'une théorie des figures, des figuratifs: « Figure: porte absence et présence, plaisir et déplaisir », qui n'est pas sans analogie avec la pensée figurale du baroque. Vide ou Ríen, ces etres de milieu, etres paradoxaux, ne sont pas des « etres », et pourtant un Mazzini, dans JI niente, ne cessera d'en vanter la « noblesse », la « force », la « perfection », 1'« art », au point « qu'aucune chose en dehors de Dieu n'est plus noble et plus parfaite que le rien ». Aucune chose et meme pas Dieu « qui sans le rien ne peut devenir créateur ». Or, ce Ríen de Mazzini n'est pas sans faire césure avec toute la tradition de l'éloge paradoxal propre ala Renaissance et meme avec tout un filon du baroque qui clame la Vanité de toutes choses, I'illusion, le monde renversé. Mazzini lui-meme pronera la novita comme « unique soleil » et « lumiere » des espoirs de notre temps. Cette nouveauté est immédiatement perceptible, si on compare le traité de Mazzini a un autre, juste antérieur, celui de Giuseppe Castiglione, Discorso academio in Lode del niente (Naples, 1632). Castiglione célebre aussi 1'« économie des ténebres », se réfere au « Pere Chaos » des Anciens, et infléchit tout le discours aristotélicien dans le sens du Ríen. Si la génération des erres naturels obéit bien a ces trois principes de la Physique : la matiere, la forme et la privation, Castiglione insiste sur le rien de la privation : « La privation et donc le rien de la forme (il niente della forma) est le premier principe. » Bien sur, rien n'égale le rien supreme de la tres catholique Création divine, OU Dieu se voit transformé en un Protée créateur de toutes les métamorphoses,
l. Sur ces points, ef Louis Marin, La Critique du discours, Paris, Minuit, 1975. 2. Pascal, Expériences touchant le vide, dans CEuvres completes, Paris, Le Seuil, 1963, p. 210.
l. Sur le statut du vide et de la différence pure, ef Louis Marin, La Critique du discours, op. cit., p. 111. «Chomme qui passe indéfiniment I'homme» est « marque et trace vide» (Pascal).
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dialoguant avec le rien : « Il n'y avait pas de mero Dieu appela le rien et le voila transformé en mer ... Il n'y avait pas de terre, et Dieu appela le rien et le changea en cette terre molle. » Toute la création défile, sans que ce « tres fécond rien », ce pouvoir de l'informe, quitte un discours dominé par le « Rien des choses créées ». En revanche, avec Mazzini, comme le montre Carlo Ossola, dans Elogio del nulla, la nouveauté, l'innovation, explicitement revendi quées comme criteres de vérité, touchent la nouvelle forme de l'argumenter 1. L atopie du nihil circonscrit une véritable hétéro doxie, ou la liberté baroque se fait libertine, et OU le véritable désen chantement du monde porte sur le principe d'autorité, les canons de l'imitation, les fondements ontologiques et causalistes du monde qui s'y trouvent subvertis. De meme qu'un Tesauro Yerra, dans il ftrore, le surgissement des métaphores et des concetti propre au mirabile, Mazzini réHéchit la rhétorique comme une écriture « qui peut concrétiser le monstrum, la merveille ». Car le Rien est préci sément « sujet a la merveille » et, « en construisant pour lui-meme des mondes imaginaires, notre intellect peut se pavaner de sa gran deur car il "sophistique" les grands riens ». Ces sophistiques du rien, écho lointain du traité sur le non-etre de Gorgias, sapent tout principe d'autorité. Car « les esprits de notre temps ont voulu que le berceau de leur ardeur serve de cercueil a l'autorité ». Enterrement qui vise prioritairement le grand principe d' autorité de la « Métaphysique occidentale » (a quelques exceptions pres, dont Lucrece), I'Etre comme cause et raison, le rejet ontolo gique du rien et du vide. « Je me scandalise de cette autre maxime de l'école, que la Nature a horreur du vide. La nature ne hait pas le vide, elle le révere. » A quoi fait écho, presque mot pour mot, cette affirmation de Pascal: « La nature n'a aucune répugnance du vide, qu'elle ne fait aucun effort pour éviter. » Ce rien prolifere tellement dans son tranchant critique et thauma turgique qu'il atteint meme les sciences et tout particulierement l'arithmétique: « Larithmétique elle-meme, si noble ... combien
serait-elle mesquine sans le Rien ... Le zéro, le néant, lui est néces saire... Privez-Ia de ce néant ou de ce rien, non seulement vous la mutilez, mais vous la détruisez. » Meme scénario pour la philoso phie de la vision : la perspective renvoie « a un invisible ima giné, qui n'en est pas moins un rien », et ainsi, s'ouvre-t-elle a la « merveille de l'art », au « luxe des yeux ». Irrésistible rien, scien tifique, esthétique, il est d' abord et fondamentalement philo sophique. Mazzini, énon<;:ant le point de rupture avec tome la philosophie du « vraisemblable» et la mimésis artistique qui l'accompagne, le définit ainsi : « Le rien indut en lui-meme tOut ce qui est possible et tout ce qui est impossible. » Synthese concep tuelle elle-meme impossible, oxymore de la pensée, d'une pensée irréductible au logique, le « rien revé », le « rien immortel » débou chent sur la poétique, cette « Idée tres formelle de tout le rien ». Il se fait langage OU le sujet disparait dans l'érotisation hyperbolique du signifiant. Si bien que ce rien finit par subvertir le modele taxinomique de la « philosophie qui affirme que l'on ne peut savoir ce qui n'est pas, que la science est de 1'universel ». Or, seule « la chose individuelle est singuliere» et existe pleinement : « Les universels qui peuvent faire connaitre sont Rien. » Retournement ironique OU le rien manifeste l'impensé de cette science : le corps, l' événement, le singulier, l'exi gence d'une exhibition, d'une Darstellung des formes, et d'une théorie de l'énonciation qui serait entierement du coté du dit, de la parole, de la conjonction d'un illocutoire a l'élocution. Voir dans la substance « le creux et le vide », « user de l'absence » selon les termes de Gracián, magnifier le modal, la circonstance revient a créer des etres verbaux, voire un labyrinthe de mots a la Joyce, pour que « cette abjection considérée comme monde» (Lacan), soit relati visée, recréée, magnifiée, distanciée. Ainsi, il en est des éléments comme de 1'homme dans Glorie del niente de Marin Dall'Angelo : « La Terre ? elle n'est qu'un point minuscule, le point infime d'un point, un grand jardin du Néant qui le glorifie ... » « Le feu? "Qu'est-il d'autre que la quintessence spirituelle du néant 1" . . . » Emporté dans ce tourbillon quasi lucrétien de vide et d'etres proli
l. Cario Ossola, Elogio del nulla, JI segno barocco, Rome, Bulzoni, 1983, p. 109. C. Ossola souligne la portée épistémologique de ce tien et ses liens avec les sciences de l'époque. 184
1. Glorie del niente, cité par Carlo Ossola, Elogio del nulle, JI segno barocco,
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férants, 1'homme n' est que « poussiere animée », « ombre corpo relle », « écume expirante ». En somme, l' écho comme « rien par lant» de Tesauro, élevé a la dignité ontologique de toute chose et d'une véritable philosophie. Rien scientifique, rien philosophique, rien poétique : la Raison insuffisante de la Raison baroque, cette sorte d'archéologie du rien opposerait au vide mystique, au Rien par perte d'image et de figure, a la « nescience abyssale » (Hadewich) d'un art de l' extase, un Rien constituant l' espace des etres. La Rhétorique croisée de poétique y occuperait la place de ce Dieu vide de Maitre Eckhart : « Dieu est vide de toutes choses, c'est pourquoi il est toure chose. » Et ce vide, avenement d'etre, de pensée et de plénitude toujours menacées, serait dans la pensée occidentale comme 1'Orient de la philosophie, le moment OU le « sans forme» et le vide comme principe actif des philosophies orientales trouvent un statut. Vide labyrinthique, pour autant que le labyrinthe, grand topos du baroque, symbolise un double mouvement dedans-dehors, dehors-dedans, autour d'un centre occupé par un monstre et que le jeu du labyrinthe qui obsé dera les baroques du xxe siecle. Un Joyce ou un Borges renvoie a une réalité irréductiblement ambivalente : ordre et chaos, plaisir et déplaisir, joie et effroi. Aussi, cette archéologie du rien comme opération du voir éclaire t-elle l'invention de 1'esthétique baroque. Telle néant d'un Baude laire, ce rien sera toujours « attifé ». Parade, leurre, simulacre, tra vesti ou doublure, il a recours a l' reil du fantasme, a la Voyure comme explosion lumineuse. Comme si la sémiotisation d'un réel confronté a la violence du temps - son horreur, sa fragilité, sa sublimité -, au perspectivisme généralisé, plac;:ait l' esthétique en exces sur 1'Etre au sens OU Michel de Certeau écrit dans La Fable mystique: « Est beau ce que 1'Etre n'autorise pas l.» Si la matiere ne suffit pas sans la maniere, c'est bien parce que cet exces définit une véritable « esthétique de l'existence », selon l' expression de Foucault, OU l' effet sublime du « je ne sais quoi », « aussi sensible qu'inexplicable », touche et frappe « conformément
a la maniere dont chacun de nous est sensible ». Un tel « je ne sais quoi » ne se limite pas a l' apparaitre, a la circonstance ou au dehors. 11 tient « au fond et a la chose meme ». Aussi, cette beauté que 1'etre 1
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n'autorise pas doit-elle, comme le bel idéal de Stendhal, plaire et toucher. Le « je ne sais quoi» est « l'agrément de la beauré ». Un agrément qui joue précisément du tour et du rien : « Le je-ne-sais quoi entre dans tour afin de donner le prix a tout, sans avoir lui meme besoin de rien: il entre dans la politique, dans les belles lettres, dans l' éloquence, dans la poésie, dans le négoce, dans les conditions les plus basses comme les plus élevées 2. » Etre hybride qui habite tout sans avoir besoin de « rien », etre d'édat oscillant comme le zéro de Hardsdorffer ou Ji niente de Mazzini, entre le tour, le quelque chose et le néant, le « je ne sais quoi », ce beau du beau tant revendiqué par la culture mystique (saint Jean de la Croix) et baroque (de Gracián a Leibniz), existensifie et intensifie toute chose, y compris la pensée. Mais a créer de l'etre, l'esthétique devient une énergétique du voir et de l' exister, une éthique, si, comme l'écrit encore notre anonyme, « le sublime est la résonance d'une grande ame ». Une éthique héro'ique de l'affirmation passionnée, une éthique qui ne s'épuise nullement dans la stratégie mondaine des apparences propres au courtisan. Etre vif et « tout de feu», montrer ses mérites et dissimuler ses passions, se faire aimer et manifester des qualités éclatantes... selon les regles propres au Héros de Gracián 3. L'héro'ísme - la fureur héro'íque - sait faire face au monde, fUt-il immonde. Art du kairos et d'une attention perma nente a la fortune, mais aussi art de cette sorte de grandeur qui se porte aux extremes, a l'impossible, au cótoiement du sommet et du précipice. Telle est la regle de cette éthique de la sublimité, qui n'exclut nullement un regard mélancolique. Peut-etre est elle la premiere grande forme de cet héro'isme moderne qu'un Benjamin trouvera chez Baudelaire et Nietzsche, et qu'il énonce
l. Michel de Certeau, La Fable mystique, op. cit. A ce beau est lié un « sujet » blessé, marqué par l'Autre, par une altération ; « A la question qui suis-je, la jouis sance répond », p. 271.
l. Baltasar Graeián, Le Héros, Paris, Champ Libre, 1980, p. 60. Toutes les eita tions sont empruntées acet ouvrage. 2. ¡bid., p. 63. Le « Je ne sais quoi » est un carmen, un « charme " le « lustre du brillant », « la perfection de la perfection ,). 3. ¡bid., p. 24.
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La longue-vue rhétorieienne : Esthétique et figures du rien
La jOlie du voir. De I'esthétique baroque
en termes proches de Calderón: « La caractéristique de l'héro'isme chez Baudelaire: vivre au cceur de l'irréalité (de l'illusion 1). » Et sans doute, dans cette sophistique métaphorique de tout réel, dans ce regard vacillant, y a-t-il beaucoup plus qu'une simple anam nese de la forme, fút-elle anamorphique. Une répétition, un travail de mémoire, de douleur, OU le monde comme théátre et apparat laisse place au monde comme bibliotheque, a un rien de blessure, d'effigie et de perte. Un tout autre rien pris dans un travail de traces, dans un véritable palimpseste, une esthétique du palimpseste, qui reprend, réactive, allégorise les voix, les formes et mythes du passé, par des techniques artistiques de suspens et d'inachevement, selon les termes de José Antonio Maraval1 2 • Dans son traité Iconologie, Ripa figure la mémoire par l'allégorie d'une femme a deux visages, vétue de noir et tenant une plume de la main droite et un livre de la main gauche. Parfois, ajoute-t-il dans son commentaire, on place un chien noir a ses pieds, car le noir « signifie fermeté et longue durée », et le chien, si on l'abandonne en pays étranger, est capable de revenir et de reconnaitre son maitre apres des années d'absence. Puissance de la plume (écrire) et du livre (lire), la mémoire a deux visages. Tel Janus, elle conserve et oublie, elle présentifie et absentifie, elle scelle le rien et le tout. Le signe baroque, signe de mémoire, sera habité de cette méme ambigu'ité. Le palimpseste, comme topos, autorisera une réinscription du passé: effigie, relique, fragment du regard mélancolique. Mais la mélancolie ne se perdra pas dans le vide de son objet. Elle donne a voir, elle « rhétorise » un voir de jouissance, qui atteint toujours sa limite.
*
Entre Voir et ne pas voir, entre JI niente et 1'Etre, la Vie et la mort le beau et le laid, l' esthétique baroque n' ~ cessé de développer le: paradoxes d'une esthétique « au-dela de l'Etre », quand ce n'est pa: une esthétique du non-étre, immanente et libertine. Car le prima du processus instable sur le stable, celui de la forme-informe SUI 1'idéalité, crée partout des objets courbes en anamorphoses et de: étres verbaux, qui définissent une stylistique, quand ce n'est pas une poétique. C' est pourquoi une telle esthétique est d'emblée biface Esthétique du sublime, vouée a l'infini, au mirabile et au furore, elle conduit a toutes les extases et les érotiques visuelles ou vocales, sen sualisées et polysensorielles. Mais cette esthétique du sublime thén risée comme telle est aussi une esthétique de l'artifice, de ses code: et de ses rigueurs mathématiciennes, méme s'il s'agit de glisser d'ur art de 1'illusion vers un art du faux. Si bien qu'entre les deux se déploie une Raison baroque, qui n'; cessé de faire retour a travers tous les palimpsestes propres a l'infinitl du signe et a tous les paradigmes formels de l'art et de l'architecture celui des spirales, des ellipses, ou des emboítements a la Piranese Une telle esthétique s'enracine done dans la perception topologiqUi du monde propre a la Folie du voir. Aussi couple-t-elle d'emblée le « existentiaux » d'une vision anamorphique et réfiexive, et les nou veaux paradigmes scientifiques et formels de 1'infini. Si bien que di l'opéra a la peinture, de la poétique a 1'architecture, les maniere établissent des ponts et des passages entre les arts. Car, a la diffé rence de la maniere maniériste qui vise l'Idée, allonge les corps e démembre l' espace, la maniere baroque rhétorise l'Idée, recomposl dynamiquement l'espace des corps et des lieux, en les inscrivan dans une topologie réelle et fantasmée. Aussi engendre-t-elle un esthétique de la lumiere, comme architecture de la vision et énergi, de présence et de disparition. Qu'elle édaire l' acmé de l'événemen
1. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poete Iyrique 11 l'époque du capi talisme, Paris, Payot, 1982, p. 230. 2. José A. Maravall, La cultura del barroco, Barcelone, Ariel, 1975, chapo VIII : « Extremosidad, suspensión, dificultad" (la técnica de lo inacabado). Dans cette technique de l'inachevement, l'emphase comme renforcement des efl"ets émotÍon nels crée une zone d'instabilité, et « tient l'áme en suspens >l. De méme, l'art de l'énigme, des devises et proverbes. 188
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La folie du voir. De l'esthétique baroque
sur un fond sombre (Le Caravage), ou qu'elle enveloppe tout de ses plis et reflets blanchis ou transparents (Rubens, Vermeer), cette lumiere du clair-obscur, invention baroque s'il en flit, est bien la quatrieme dimension du réel, le temps qui envahit toutes choses, des vanités aux corps et textures. Des lors, comme le savoir ambidextre du baroque, cette esthé tique est biface, a double entente et double langage. Elle se constitue dans une science des sensibles au sens grec de l' aisthesis. Mais le sen sible est élargi, multisensible, pris dans des figures et des passages singuliers, entre son vide et son exceso Si bien que s'y nouent le Voir et la Voix, l' etre-devant et l' etre-dans, dans une chorégraphie de points de vue multiples. On comprend alors que cette esthétique multi-sensorielle soit aussi une esthétique de l' affect et de l' effet, une esthétique de l' artifice qui multiplie tout. Placés sous le signe de Protée, les effets engendrent des etres, supra-etres angéliques ou infra-etres monstrueux ou obscenes, propres aux passions les plus extremes. En cela, elle déstabilise toute vision humaniste de I'homme, et tout Sujet d'un Cogito plein et conscient de soi, mal trisant et représentant le monde. Car I'homme est temps, de ce temps de la précarité et du devenir, tour a tour mélancolique et sen suel, vidé et glorieux, scandé par l'horizon de la mort. Un temps d'« in-humain », Ol! I'Ange du Bernin retrouve celui de KIee et de Benjamin. C' est sans doute pourquoi, au-dela de la seule allégorie, l' esthétique de la Raison baroque témoigne de cette « archéologie du moderne », d'un choc et d'un trauma, qui peuvent toujours faire retour. N'est-elle pas faite de l' étoffe de nos reyeS et de nos fureurs, tissée de ce fond obscur de l'histoire, qui habite tout baroque et tout moderne, en une meme folie du voir d'omniscience et de pouvoir qui regle plus que jamais notre présent, ses écrans, ses doubles et ses simulacres ?
LIVRE TROISIEME
Une esthétique du virtud
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De l'omnivoyance baroque a celle du virtuel, de ses panoptismes et de ses interfaces, on a assisté a la naissance et au développement d'une nouvelle folie du voir a l'échelle mondiale. Mais dans la « grande optique » de cet reil-monde, le regard s'est transformé. Il n'est plus anamorphique, pris dans la schyze d'une « figurabi lité» des corps baroques. Poussant la désublimation de l'art a son extreme, le virtuel s'actualise dans des trajets, des « méta-regards », toute une circulation permanente de flux et d'informations, qui double le réel, le métamorphose ou le détruit. Comme dans Avalon d'Oshi, le cinéma, réglé par le jeu, est « pris » dans le dédoublement permanent de ses plans et de ses etres. Plan-écran d'ordinateur immense, puis plan-écran d'un film d'intérieur ou de villes retra vaillées a l'ordinateur, se mélangent dans un jeu mortel. Les morts se désagregent et se pulvérisent dans un plan sans épaisseur, une pure surface de plan, qui est l'autre du cinéma. Pas d'image sou venir, ni meme d'image-temps, mais une guerre générale avec les ombres, menée par la nouvelle guerriere du virtuel guerroyant avec I'Alice du pays des morts. Mais, a la différence de tous les macho eyborgs, Robocop et Terminator, ici la guerriere est femme, comme le double enfantin qu'ellle combato Alice ne traverse plus les murs, elle les rase dans son indiff~rence électronique et digitale. Si bien qu'on est plongé dans une double anthropologie-eyborg du féminin au sens de Donna Haraway. Car la véritable enveloppe virtuelle releve d'un jeu de regards, d'une « sphere intime interfaciale » (Peter Sloterdijk), ou deux visages désincarnés, l'un « réel » et l'autre voulu virtuel, jouent a la vie et a la mort. Aussi ne s'agit-il plus, comme dans Et vogue le navire de Fellini, de suggérer la mutuelle apparte nance des morts et des vivants, de l'actuel et du virtuel, dans les miroitements baroques de 1'« image-cristal» du temps. Il s'agit plutót de s'affronter a la perte de toute frontiere et a un nouveau 227
Une esthétique du virtuel
royaume des ombres, aussi ambivalent que l' reil technologique mondial, et aussi énigmatique que la fin du film. Avalon, estoce le pays des ombres sans remede, ou celui ¿'un réel ultime, mais retrouvé? La « sophistication de l'indécidable» dont parlait Jean Baudrillard est ici totale, et chaque image «réelle» du cinéma s'enveloppe d'images virtuelles au cinéma. En ce sens, l'écran est bien une membrane, une doublure virtuelle mondiale, OU s'accom plissent les nouveaux partages entre le global américanisé et le local, l'intérieur et l'extérieur, l'identité et la multiplicité. Car l'intérieur globalisé est dans la membrane, ses réseaux et ses interfaces. Et le local est désormais al'extérieur du systeme de l'reil technologique et libéralo-capitaliste d'un pouvoir, qui prétend gouverner le monde. C' est pourquoi la réalité virtuelle institue un temps machinique mondial, qui met a mal toute anthropogenese de 1'humain. Penser cette révolution de et dans la folie du voir, c'est donc s'interroger sur le glissement de 1'image-cristal deleuzienne vers une image-flux, OU se déploient les paramhres et les matrices d'un temps fluide, marqué par un néo-baroque technologique. Car 1'« appel du virtuel » est une expérience et une force (virtus, force), OU se conju guent plus que jamais tous les grands mythes du baroque historique, de Protée a !Care. Sans oublier le dédoublement de l'ombre shakes pearienne. Ombre tragique, folie meurtriece et «mal du mal» propre a toutes les arrogances et a toutes les défections guerrieces d'humanité. Et ombre légere d'Ariel, avec son « Nulle part » et son «Monsieur personne», chantant le passage et la métamorphose fluide et maritime du Pece mort, le sea-change, OU « de ses yeux nais sent des perles ».
1.
UN TEMPS MACHINIQUE
Imaginez une machine a la Welles, OU l' on puisse remonter le temps, 1'accélérer et le ralentir, en un jeu interactif d'images a plu sieurs autour d'une tableo Temps des horloges citées et déréglées, temps non chronologique, temps abstrait et machinique, telles seraient la métaphore et 1'idée du temps virtuel dans la Timetable de Perry Hoberman présentée a 1'ICC de Tokyo (1999). Car dans ces réseaux programmés, tour a tour proliférants ou vidés, dans tout ce jeu du temps, un reil nouveau, un méta-regard instantané, traverse toutes les temporalités dans un flux d'images «post-éphémeces». Entre chair et calcul, de telles images semblent réaliser ce « temps uchronique » dont parle Edmond Couchot l. Une synthese de temps, un temps qui s'auto-engendre, et qui crée le « ya peut etre » des mondes virtuels. Si bien que ce présent perpé tuel de l' événement, conditionné par un temps archivé déja pro grammé, semble mettre fin aux formes du temps héritées de saint Augustin et de Kant au profit d'un devenir paradoxal OU présent, passé et futur convergent en un éternel Présent, semblable au point infini de 1'Aleph de Borges. Machinique et fluide, sans mémoire du sujet, mais non sans programme, la culture de la réalité virtuelle des sine une multiplicité événementielle a l' échelle planétaire. Si bien que cet reil-monde donne a voir le temps, réalisant ainsi le fantasme opérationnel d'un Duchamp : « une pendule de profil, de sorte que le temps disparaisse, mais qui accepte 1'idée de temps autre que lui meme ». Bref, un temps « extrarapide » et néanmoins posé, dans les moments potentiels et les démultiplications machiniques de ses 1. Edmond Couchot, La Technologie dans l'art, Nimes, Jacqueline Chambon, 1998, p. 141 sq.
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Une esthétique du virtuel
royaume des ombres, aussi ambivalent que l'ceil technologique mondial, et aussi énigmatique que la fin du film. Avalon, est-ce le pays des ombres sans remede, ou celui d'un réel ultime, mais retrouvé? La « sophistication de l'indécidable)) dont parlait Jean Baudrillard est ici totale, et chaque image « réelle» du cinéma s'enveloppe d'images virtuelles au cinéma. En ce sens, l'écran est bien une membrane, une doublure virtuelle mondiale, OU s'accom plissent les nouveaux partages entre le global américanisé et le local, l'intérieur et l'extérieur, 1'identité et la multiplicité. Car l'intérieur globalisé est dans la membrane, ses réseaux et ses interfaces. Et le local est désormais a l'extérieur du systeme de l'ceil technologique et libéralo-capitaliste d'un pouvoir, qui prétend gouverner le monde. C' est pourquoi la réalité virtuelle institue un temps machinique mondial, qui met a mal toure anthropogenese de I'humain. Penser cette révolution de et dans la folie du voir, c'est donc s'interroger sur le glissement de l'image-cristal deleuzienne vers une image-flux, OU se déploient les paramhres et les matrices d'un temps fluide, marqué par un néo-baroque technologique. Car 1'« appel du virtuel » est une expérience et une force (virtus, force), OU se conju guent plus que jamais tous les grands mythes du baroque historique, de Protée a !careo Sans oublier le dédoublement de l'ombre shakes pearienne. Ombre tragique, folie meurtriere et «mal du mal» propre a toutes les arrogances et a toutes les défections guerrieres d'humanité. Et ombre légere d'Ariel, avec son « Nulle part » et son «Monsieur personne )), chantant le passage et la métamorphose fluide et maritime du Pere mort, le sea-change, OU « de ses yeux nais sent des perles ».
I.
UN TEMPS MACHINIQUE
Imaginez une machine a la Welles, OU l'on puisse remonter le temps, l'accélérer et le ralentir, en un jeu interactif d'images a plu sieurs autour d'une tableo Temps des horloges citées et déréglées, temps non chronologique, temps abstrait et machinique, telles seraient la métaphore et l'idée du temps virtud dans la Timetable de Perry Hoberman présentée a 1'ICC de Tokyo (1999). Car dans ces réseaux programmés, tour a tour proliférants ou vidés, dans tout ce jeu du temps, un ceil nouveau, un méta-regard instantané, traverse toutes les temporalités dans un flux d'images « post-éphémeres ». Entre chair et calcul, de telles images semblent réaliser ce « temps uchronique » dont parle Edmond Couchot 1. Une synthese de temps, un temps qui s'auto-engendre, et qui crée le« ya peut etre » des mondes virtuels. Si bien que ce présent perpé tuel de l'événement, conditionné par un temps archivé déja pro grammé, semble mettre fin aux formes du temps héritées de saint Augustin et de Kant au profit d'un devenir paradoxal OU présent, passé et futur convergent en un éternel Présent, semblable au point infini de 1'Aleph de Borges. Machinique et fluide, sans mémoire du sujet, mais non sans programme, la culture de la réalité virtuelle des sine une multiplicité événementielle a l'échelle planétaire. Si bien que cet ceil-monde donne a voir le temps, réalisant ainsi le fantasme opérationnel d'un Duchamp : « une pendule de profil, de sorte que le temps disparaisse, mais qui accepte l'idée de temps autre que lui meme ». Bref, un temps « extrarapide )) et néanmoins posé, dans les moments potentiels et les démultiplications machiniques de ses l. Edmond Couchot, La Technologie dans l'art, Nimes, Jacqueline Chambon, 1998, p. 141 sq.
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Une esthétique du virtuel
Esthétique de l'image-flux
« retards en verre », devenus retards a l'écran. Car, a la différence de la machine a explorer le temps de Welles, qui réalise une année par minute et engendre des « virtualités bizarres », tout un monde de « jolis petits etres », pour mieux révéler la dualité du paradis et de l'enfer, le monde d'en-haut et celui d' en-bas habité par les « mor locks livides » des souterrains, ici l' explorateur du temps c'est vous ou moi. La machine du temps s'est mondialisée et, dans cette optique géante, tous les etres virtuels, morlocks ou non, sont pos sibles, en direct, dans le temps réel de la téléprésence. Voir le temps, le faire apparaitre et disparaítre, est sans doute 1'un des reyes artistiques les plus forts de I'Occident, qui n'a cessé de pra tiquer tous les miroirs, les transparences et les écrans, du baroque, aux architectures de verre de Bruno Taut, de Mies Van der Rohe, ou de Philip Johnson. Sans oublier Le Grand ~rre duchampien, les miroirs anamorphiques et entropiques de Smithson, ou les pavillons de Dan Graham. Car tout ce qui reflete et métamorphose la vision, tout ce qui la fragmente et engendre un « polycinéma» (Moholy Nagy) et un « derriere le miroir », institue une machine de vision et une trajectualité qui déstabilisent tout centre au profit d'un regard icarien et flottant, qui « cartographie » le temps, le démultiplie et le projette en un nouveau lieu de regardeurs-acteurs. Aussi, dans ce moment historique marqué par le passage d'une culture des objets a une culture des flux, des écrans et des doubles, faut-il faire retour a ce que j'ai appelé une « archéologie du virtuel », pensée selon le modele de l' archéologie du moderne de Benjamin. Car la société des réseaux ne reproduit pas le temps, flit-ce dans un « a-présent » non chronologique qui en comracterait les moments. Elle le produit, le pulvérise, tout en exigeant un temps machinique spécifique et « dialogique », celui des manipulations, des simulations et d'une téléprésence mondialisée, propre a ces nouvelles machines abstraites et diagrammatiques, avec leurs images matricielles préalables et leur saisie éphémere. Dans cette optique, les machines du temps en art impliquent un passage de l'image-cristal analysée par Gilles Deleuze a 1'image-flux propre aux écrans et aux devenirs, qui engendrem toute une constellation d'images et de temps « infra-minces », plus proches des cristaux liquides que des aretes cristallines du moder nisme. Car, si tout virtuel renvoie a une actualisation qui modifie le réel, l'actualisation machinique des nouvelles technologies semble
porter a son comble toutes les scissions antérieures du temps. Éphé mere et conservé, pur devenir sans mémoire et pourtant entassant les données de l'information, subjectif et objectif, ce temps n'est pas humain au sens Ol! il n'opere plus selon les rythmes biologiques de I'homme, qui se trouve de plus en plus soumis a une dislocation schizophrénique entre son réel existemiel et son virtuel écranique. Si bien qu'avec cette société interactive des nouvelles solitudes, ce som toute la philosophie et l'anthropologie du temps qui se trouvem remises en cause, par le surgissement de temps artificie1s, voire intemporels, qui questionnem radicalement les limites de I'humain par la création de protheses, de doubles donés et de toute une cyber culture ambigue, Ol! le famome de l'immortalité se profile a I'horizon du xx¡< siede. La généralisation des écrans donne toute sa réalité au « miroi rique» de Duchamp, mais aussi a ce « miroir neutre» et a cette « socialité blanche » dont parlait Jean Baudrillard dans La Transpa rence du mal. Avec tous les effets tragiques de ces « phénomenes extremes» propres a notre présent: stratégies virales, virulence banale et miroirs d'un terrorisme organisé électroniquement, Ol! le double n' est pas seulemem un done ou une prothese, mais bien une altérité déniée, meurtrie et neutralisée dans 1'« enfer du meme » cher a Nietzsche et a Benjamin. Alors, « la pensée de l' éternel retour fait de l'événement historique lui-meme un artide de masse 1» et l'image devient « un attracteur étrange ». Aussi les questions de Kant: Qui suis-je, Ol! suis-je, et que m'est permis d'espérer ? font-elles désormais retour, habitant le quoti dien de tout un chacun, et mettant a l'épreuve, et au premier plan, ce qui résiste : les corps en leurs lieux et enve1oppes. Si bien qu'emre Protée et !Care, entre la métamorphose du Soi et l'envol dans une lumiere en apesanteur, de nouvelles « formes de subjectivation» (Foucault), liées a ces temps rhyzomatiques et pluriels, sont en train de se développer. Ce som alors tous les dualismes hérités de la métaphysique et du moderne qui se trouvent remis en cause. Ceux qui structuraient le temps, entre le local et le global, le privé et le public, le stable et le déplacement, le corps et 1'esprit. Car ces « subjectivations » naissent précisémem d' un processus de désiden
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1. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Payor, Paris, 1982, p. 218. 231
Une esthétique du virtueL
Esthétique de L'image-fLux
tification du sujet qui le pluralise, le rend nomade et en réseaux, aggravant tous les retours d'un réel traumatique. Au point que le virtuel est en passe de réaliser les valeurs du troisieme millénaire qu'Italo Calvino diagnostiquait dans ses Lefons américaines : la lége reté, la transparence et le mouvement-devenir, meme si cette trans parence a déja son prix : le nomadisme déraciné des sans-nom. 11 faut donc revenir a ce glissement de 1'image-cristal avec ses méta phores et ses allégories, verre ou miroir, a l'image-flux avec ce nou veau concept que j'emprunterai a Duchamp, le miroirique comme virtuel et quatrieme dimension, pour en mesurer les modalités, les processus, les effets et les contre-effets.
Augustin. Deux philosophies de la mémoire au présent, qui analy sent l' enroulement du temps a partir de ses germes, et de sa capacité de s'actualiser dans la durée, dans une image pure et purifiée qui contracte les temps. Pour reprendre une belle analyse de Giorgio Agamben a propos du temps messianique de saint Paul et de Ben jamin, on pourrait dire que 1'image-temps présuppose un « temps opératif », « un temps a l'intérieur du temps », un « temps qui nous reste 1 ». C'est pourquoi l'image-cristal comme opérateur réflexif « contracte les temps » et donne a voir ce que les représentations linéaires du temps rendent inintelligible. Un chronos condensé et abrégé dans l'événement, ce kairos que le cinéma déploie et déplie, a partir de la constellation implicite ou explicite d'un temps différé et jamais directo Or, ce que toute machine virtuelle détruit, c'est précisément ce différé dans les constellations, qui crée de la différence, voire meme de la « différance » au sens de l'architrace derridienne. De ce point de vue, il ya un lien interne entre le temps cristallin de l'image au cinéma, et toute la conception du virtuel esquissée dans Pourparlers, le virtuel d'un temps continuo Comme chez Bergson, le souvenir n'est pas une image actuelle postérieure au présent pen;:u, il est « l'image virtuelle contemporaine de l'objet actuel, son double, son image en miroir ». Un tel échange permanent entre virtuel et actuel est le propre du cristal, de ses circuits, de ses démultiplications, et de sa loi. Mais ce virtuel présuppose que le rapport de l'actuel et du vir tuel releve d'une « nébulosité d'images virtuelles », enveloppant le réel et engendrant des dynamismes et des vitesses infinitésimales dans et par les cercles de virtualité toujours renouvelés. De ce point de vue, la métaphore et la réalité du « cristal» relevent de propriétés optiques et conceptuelles spécifiques : la transparence, l'opacité, la réflexion et la réfraction, l'éclat et la fluorescence. La loi du cristal introduit donc un dispositif organique et machinique, OU l'oúl est pris dans une projection et une variation infinie, dans tout ce multiperspectivisme qui fascina tant le regard anamorphique du baroque. C'est pourquoi l'image-cristal ne se limite pas au cinéma. Elle définit toute une « époque des conceptions du monde» pour parler comme Heidegger, et semble meme avoir défini le socle épis
n.
Du
TEMPS CRISTALLIN AU TEMPS VIRTUEL
Comme nous l'avons vu, c'est le propre de 1'image-cristal selon Deleuze d'erre bergsonienne et de donner a voir le temps, comme dans les films de Welles, d'Ophüls, ou de Resnais : « Le cristal réve1e une image-temps directe »... « 11 faut que le temps se scinde en meme temps qu'il se pose ou se déroule : il se scinde en deux jets dis symétriques, dont 1'un fait passer tout le présent et dont l' autre conserve tout le passé. Le temps consiste dans cette scission, et c'est elle, c'est lui qu'on voit dans le cristal. Limage-cristal n'était pas le temps, mais on voit le temps dans le cristal l. » Si tout cinéma est une machine temporelle de mise en scene, enregistrement et projec tion, ce n'est qu'avec un certain cinéma - Welles, Ophüls, Fellini ou Resnais - que l'image biface se révele, et exhibe le « fondement caché du temps », comme dans le célebre plan de la fin de Citizen Kane avec sa boule de verre, ou dans les miroirs brisés du Palais des glaces de La Dame de Shanghai. Le temporel se redouble lui-meme, a travers les verres et les miroirs~ ou se jouent 1'illusion et la vérité d'un art du faux, qui tend au vrai. C'est pourquoi le temps se déploie a travers les cercles du passé dans le présent, et réciproque ment. Si bien que cette scission du temps présuppose la continuité, la coexistence et la coalescence de ses moments. Elle renvoie a deux références philosophiques majeures de Deleuze, Bergson et saint 1. Gilles Deleuze, Llmage-temps, op. cit., p. 109.
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1. Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, Paris, Payor, 2000, p. 110 sq.
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Une esthétique du virtuel
Esthltique de l'image-flux
témologique et artistique du modernisme. Aussi la retrouve-t-on dans toutes les architectures et les machines de vision qui ont fait du cristal et de la transparence littérale (le verre) ou complexe, leur mythe et leur modele, comme les pavillons et les maisons de verre de Bruno Taut, de Mies Van der Rohe ou de Philip Johnson. Une grande partie de l' archéologie du virtud se joue donc a la frontiere de l' architecture et de l'art, dans ce que j' appe1ais récemment les « lieux de la transparence 1 ». Avec leur symbole, l'Homme de verre, de 1'Exposition universelle de 1937. « La lumiere a besoin du cristal. » « Sans un palais de verre, la vie devient un fardeau»: ce sont les aphorismes de son ami Paul Scheerbart, auteur d'un livre célebre, L'Architecture de verre, que Bruno Taut place sur son pavillon de verre, un espace circulaire a structure cristalline, lors de l'exposition du Werkbund de Cologne (1914). Une telle fascination pour les formes prismatiques et trans parentes de verre taillé, aussi végétales qu'artificielles et dures, traver sera tout le siecle dans une meme pulsion d'abstracts et d'illusions, que Worringer analysera dans 1'« abstraction cristalline 2 ». Dans cet art qui vient de 1'ancienne Égypte, la « volonté d'art» est orientée vers la stylisation des motifs et vers une « légalité géométrico cristalline » qui dénie, voire réprime, tout temps organique et éphé mere. Or, paradoxalement, l'Occident a fait du verre et du cristal la métaphore meme du temps, depuis la célebre boule de verre des Vanités de Van Roestraten ou de Jacques de Gheyn, livrant l' Horno bulla a la mélancolie de 1'apparence éphémere, entre etre et non etre. Car, dans le miroir du cristal, on peut voir 1'ate1ier du peintre, et les reflets d'un miroir reflétant lui-meme le lieu. De la boule monde a I'Homme de verre, 1'aura cristalline nouera les noces d'un temps éphémere et d'un modernisme puriste, qui évacue traces et matieres pesantes, en soumettant le volume a la surface. En 1925, quand Amédée Ozenfant et C.E. Jeanneret lanceront leur manifeste sur 1'« Esprit nouveau », ils retrouveront tout naturellement le « purisme géométrique» du cristal dans un texte intitulé précisé ment « Vers le cristal ». Car « le cristal est dans la nature un des phé
nomenes qui nous touchent le plus, parce qu'il nous montre clairement cette tendance vers l' organisation apparente géomé trique ». Avec ses facettes, il multiplie la vision et réalise cette qua trieme dimension de l'espace, le temps. Un temps pur et purifié de ses traces et mémoires, un temps nu et dénudé comme la palette froide et chirurgicale, revendiquée par De Stijl. Du reste, de Stendhal a Proust, la cristallisation a toujours servi de prisme a un amour sublimé et précieux comme un diamanto Klee, a la recherche d'une cosmologie non euclidienne, en fera 1'objet de nombreux tableaux (Cristallisations, 1930), renouve1ant ainsi la passion roman tique de Gustav Friedrich pour la tragédie cristalline d'un paysage pris dans les strates et les pics de sa Mer glaciale. En cette meme année 1930, Picabia fera une exposition intitulée Les Transparences, avec tout son jeu de surimpressions. Le cristal comme allégorie de toute cette « nouvelle culture », qu'analyse Chantal Berret, en dit long sur le temps de 1'image cristal l. Sans doute, parce que le verre et son modele ultime, le cristal, actualisent toute l' ambivalence de la transparence. Nu et multiple, intérieur et extérieur, vivant et figé, fragile et beau, illaisse passer le temps, le contracte et le diffracte, au profit d'un véritable « espace-temps » riemanien, quí déstabilise la visíon et engendre la folie du voír d'un « stade du miroír » permanent. Au fond, il tire l'éternel du transitoire, comme le voulait un autre amoureux des croisements du cristal et de la modernité, Baude1aire, dans la « fugacité éternelle » de ses allégories poétiques. Mais tout autant que Bruno Taut, cette architecture de verre et de reflets sera le propre de Mies Van der Rohe, de ses projets de gratte cid de cristal (1914) au « Pavillon allemand» de Barce10ne (1929), ou au Seagram de New York. Car, au moment meme OU Duchamp réalise Le Grand \/erre, Mies Van der Rohe projette de réaliser un gratte-cid de verre au rythme ondulant, q ui restera a l'état de maquette. Mais la chalne du verre ne s'interrompra pas pour autant, et le pavillon de 1929 que l' on a reconstruit a Barcelone résume, plus que tout autre, la « monade cristalline» et son fantasme
l. el notre texte « Lieux de la transparence », dans CEuvre et lieu, Paris, Flam marion, 2002. 2. Abstraction et EinfUhlung, Paris, K1incksieck, 1986, p. 72 sq.
XX' siecle,
1. Chantal Berret, « En voie de disparition », dans La Tramparence dam l'art du Paris, Adam Biro/Le Havre, Musée des Beaux-Ans, 1995. On se repor tera également 11 l'anicle de Franlfoise Cohen. I
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l
Une esthétique du virtuel
Esthétique de l'image-flux
principal: un ceil neutre et purifié, vampirisé par l' extérieur, qui han tera toute l'architecture de verre du XX" siecle. Or, a bien des égards, les machines du virtuel brisent cet ceil de verre, en l' accomplissant et en le dépla<;ant. Lceil-cristal est désormais un ceil-monde, un ceil écran, fait de membranes et de secondes peaux, propres a toutes les doublures virtuelles. Mais il conserve un meme fantasme mondialisé, le panoptisme du temps, dans des surfaces qui fonctionnent comme ces « topographies distendues » et ces « paysages interminables» dont parlait déja Robert Smithson a propos de Radio City a New York. La forme de ce temps ultramoderne lui paraissait alors un « cercle de cercles », un cercle sans centre ni fin, dans des surfaces multifaces et infinies l. Le multiface est interface, ce qui implique un nouveau paradigme technologique, culturel et sociéta1.
perte de monde, qu'elle diagnostiquait déja. Car si c'est le propre de tout espace public d'impliquer un etre ensemble et un etre a plu sieurs dans 1'« espace des apparences », l'interférence de temps de . plus en plus disloqués et la mondialisation de la « téléprésence » déstabilisent l'ontologie et toute mimésis qui réglait une certaine idée de l'espace public comme espace politique. Elle suscite un double processus : d'un coté, une grille de controle potentielle qui tend a s'étendre sur toute la planere et, de l'autre, une « déterritoria lisation» nomade des individus comme des villes, livrées a 1'ubi quité, a l'immédiateté, a la perte du lieu, dans une véritable « télé topologie », pour reprendre une expression de Paul Virilio. Si bien que le panoptisme analysé par Foucault avec sa surveillance réelle, mais invisible, s' est considérablement transformé. L ceil est bien la, mais nulle part, dans un « méta-regard » industriel et impérial, dis simulé dans les multiples entrées et trajets de ses « mille plateaux ». Cene omniprésence du topologique propre a la culture numé rique des flux et des écrans n'est pas sans retrouver certaines moda lités du baroque, obsession des textures et des surfaces lumineuses, esthétique des manieres, jeu des courbes a l'infini. Si bien qu'en dépit de la distance historique, le fameux axiome de 1'0péra vénitien: créer des effets qui engendrent des affects et des etres, semble trouver sa réalisation dans une « folie du voir » mondialisée. Mais, dans ce panoptisme de 1'interface, l'artifice est devenu arte fact, la texture, doublure, la courbe, une topologie traversant les plans. Si bien que l'on pourrait dégager trois grands paradigmes contemporains : la topologie, l'enveloppe virtuelle et l'artefact hybridé et fictionne1. Soit un « néo-baroque » technologique, qui transpose, réinterprere, voire altere, les modeles et les manieres d'etre du baroque historique. Lceil anamorphique du Cardinal Benini est devenu celui de M. C. Escher dans Bonds o/ Union. Un ceil topo10 gique interfacé, découpant le monde en lamelles, plans et spirales, dans une « électro-optique » qui modifie la perception et engendre donc de nouveaux inconscients de la vue. Car cene folie du voir propre au nouveau plan d'immanence de la technologie mondiale génere des machines de vision OU images et formes n'existent que dans des flux d'énergie et dans un jeu permanent de déformations/ transformations. Comme le montrent les sciences contemporaines, « la forme est déterminée non par son aspect régulier, mais par tout
lII.
UNE NOUVELLE FOLIE DU VOIR :
LE PLAN D'IMMANENCE TECHNOLOGIQUE
De 1'image-cristal a 1'image-flux, membrane et enveloppe, et a toute l'architecture digitale des nouvelles transparences, on a donc assisté a l'émergence d'une culture mutante du virtuel qui boule verse le rée1. Car c'est le propre de l'entre-expression et du dépli diagrammatique de susciter des symptomes imprévisibles et des compositions infinies, pacifiques ou guerrieres. En ce sens, le virtuel technologique semble bien un « sol archéologique », qui suscite, comme celui de la pensée baroque, des affinités inanendues entre les genres, réputées « post-humaines». Car le temps du virtuel machiné et machinique, éphémere et éternel présent, ne cesse de « déconstruire», par son plan d'immanence mondiale, toutes nos évidences biologiques, éthiques et politiques. S'il est vrai que le moderne s'est structuré sur la distinction du privé et du public qu'avait théorisée Hannah Arendt, la dissolution de cene frontiere par I'hybridation du virtuel dans le réel est dissolution des partages temporels qui la réglait, entre un temps social « objectivant » et un temps intime « privatisant », avec le risque de cet a-cosmisme, cene 1. Robert Smithson, Le Paysage entropique, Musée de Marseille-Réunion des musées nationaux, 1994, p. 180-181. ¡
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Une esthétique du virtuel
ce qui fait son irrégularité, sa singularité 1 ». Si bien que les formes courbes et en spirales, cheres a la mathématique baroque, ont désor mais une portée épistémique majeure, de la double hélice de 1'ADN aux spirales et volutes végétales, voire meme aux hélices qui tour nent dans le vento La métamorphose est aujourd'hui un concept scientifique, ou les formes connaissent des changements « brutaux » et « catastrophiques » 2 propre aux morphogeneses. Si bien que les formes ne sont pas formes du temps au sens kantien d'un cadre universel a priori. Elles sont le temps, un temps bifurquant et fluctuant. Pour reprendre ici le concept de Qu'est-ce que la philosophie?, le plan d'immanence est de nature fractale, constitué de courbures, de concativités, de convexités, telles que chaque mouvement par courant le plan fait retour sur lui-meme 3. En cela, il est « variation pure », enregistrant des « traits diagrammatiques», sorte d'Englo bant impersonnel présentant des événements, des vitesses et des len teurs multiples. Ce modele d'un plan d'immanence infini, avec ses manieres d'etre feuilletées, débouche désormais sur un plan « tracé comme des machines abstraites». C' est pourquoi ce plan, dont Qu'est-ce que la philosophíe ? retrace les différentes modalités philo sophiques, est désormais notre quotidien, un quotidien mondialisé aussi ambigu que la vision qu'il suscite. Quand on sait que les images deviennent des « objets mentaux» (Changeux) sans réfé rence mimétique, on peut soupc;onner que le cybermonde met radi calement en cause les « existentiaux » de la vision baroque, et toute sa philosophie de l' expression et de la puissance a la Spinoza, au profit d'interfaces sensorielles, voire multisensorielles, de plus en plus abstraites et désincarnées. Avec les vidéocasques, les protheses et les branchements sensoriels, toutes les combinaisons sont pos sibles, et la topologie du lieu comme du corps se « déterritorialise » par la perte des distances spatiales et temporelles. Le devenir-autre peut définir de nouvelles zones d'échange entre les individus et les machines. Mais la déterritorialisation généralisée engendre aussi les 1. Les sciences de la forme aujourd'hui, París, Le Seuil, 1994, p. 19. On se repor tera a l' ensemble des entretiens réalisés par Émile Nod. 2. ¡bid., p. 108-109, entretien avec Arnaud de Rique1es. 3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie r, op. cit., p. 41. 238
Esthétique de l'image-flux
effets pervers des « reterritorialisations » conservatrices, voire inté gristes, ou 1'hypertechnologique et l' archa'isme se combinent. De ce point de vue, il faut revenir aux philosophies de l' expression et a la monadologie leibnizienne, moins pour sa théorie de l' expres sion et de l'entre-expression des monades que pour celle de l' enve loppe. En effet, « chaque pensée enveloppe une variété dans l' objet », et l' enveloppe présuppose 1'« unité dans la multiplicité » propre au perc;u. Cette enveloppe, que l' on retrouvera dans tous les doubles vir tuels, avatars et créatures fictionnelles, dans les installations inter actives OU l' enveloppe est feuilletée de matériaux linguistiques et d'images (La Villette, L'Homme tramformej, comme dans tous les arts de la peau virtuelle, des visages et des corps modifiés et hybridés par d'autre surfaces, fait de la Toile mondiale une « Matrix », qui remet en cause les « modes immanents de 1'homme », ce qu'il peut, et ce que peut un corps. Car ce pouvoir-etre est désormais un virtuel tech nologique actualisable, et l' esthétique de la lumiere baroque s'abolit dans le « tout lumiere» d'une pellicule numérique, qui enveloppe nos vies. Les pixels et les chiffres sont nos monades, grace a la com binatoire d'une théologie technologique sans Dieu. Dans une « ivresse du nombre» toute baudelairienne, le plan d'immanence des flux, des chiffres, d'un infini comptable avec ses algorithmes et ses diagrammes engendrés par le marché, suscite un « paysage d'événe ments» (Virilio), aussi incorporels qu'invivables, qui transforme le « village global» de McLuhan en hyperespace et en conscience pla nétaire. Reste a savoir comment ces multiplicités événementielles peuvent faire du sens, a partir de la puissance généralisée de doublure et d'immatérialité désincarnée qui habite les réseaux. Ala différence du baroque historique, OU les corps surgissaient de la lumiere, ici les corps ne sont plus que des rhétoriques sublimées d'une lumiere omniprésente et post-éphémere. Aussi convient-il de distinguer deux modalités de la transparence du lumineux technologique. Une lumiere du simulacre blanche et obscene, celle qu'analyse Bau dril1ard dans La Tramparence du mal. Lautre n'y est jamais que le double du meme, et la création de méta-attributs débouche sur ce que John Beckmann appelle un « post-capitalisme schizo », avec sa nouvelle économie libidinale narcissique. Mais il y a une autre lumiere, qui ferait écart, un écart de sens, esthétique et éthique si 239
Une esthétíque du vírtuel
Esthétíque de l'ímage-flux
ron veut. Cet écart, entre-deux ou interstice, ne réduirait pas le vir tuel a un simple langage technologique de l'information-cominuni cation, car il explorerait de nouvelles abstractions, fluidités et légeretés, pour transformer le réel et expérimenter de la vie, contre une mort latente et omniprésente. Car le « post-capitalisme schizo » ne manque pas de susciter des formes nouvelles d'instinct de morr. Elles ne relevent pas de la seule destruction guerriere, mais aussi de la pulsion de répétition, de sa mécanique machinique, qui vide les sujets et engendre les nouvelles maladies du virtuel, parano'ia indivi duelle et intégrisme collectif par Internet interposé. Au point que les anciennes rhétoriques de Tesauro ne sont plus que stéréotypes et cli chés. A la limite de cette vie digitale, le corps est obsolere, comme le dit Stelarc, dans son body-art cybernétique. Créer de l'écart et du sens implique une transparence qui cons truit son objet, en réinventant un travail du regard dans et a travers ces nouvelles technologies, qui semblent défier tout regard, dans leur défilé permanent d'images sans épaisseur. Et si le baroque his torique a mis au jour les limites de la vision, anamorphoses et reflets infinis de sa Thaumaturgie visuelle, le travail du regard virtuel doit réactualiser ces limites, les explorer et les déplacer, pour ne pas s'abolir dans la transparence obscene. Tout écart présupposant un détour par l' abstraction, il faut revenir a ces nouveaux modeles for mels du virtuel en art ou en architecture, et dégager les potentialités d'affects et d'effets de ses jeux et scénographies.
fluidités. Car, en privilégiant le processus sur l'etre, l'instable sur le stable, la modélisation entralne des abstractions projectives, qui sont des topologies au sens mathématique. Si toute topologie (topos, lieu) implique des notions de points de voisinage, de continuité et de dis tance de plus en plus complexes et indécomposables, il semble bien que les nouvelles topologies prennent comme modele le plus général l'inflexion, qui génere le temps des pliso Exemplaires de cette démarche, les travaux de Greg Lynn, qui analysent les « corps architecturaux » et leurs transformations. Ainsi, dans Folds, Bodíes and Globs, il oppose une architecture dominée par une géométrie « eidétique », OU le corps humain fonctionne sur le modele de la proportion et de la symétrie issues de Vitruve, a une autre architecture marquée par une « fluidité structurale», et des multiplicités continues et virtuelles, permettant une interaction entre les logiques internes et les événements extérieurs l. Une telle architecture du pli deleuzien prend pour paradigme un corps et une ligne « inorganique » multiple. Aussi revendique-t-elle les valeurs de fluidité, de mobilité, de légereté et de flexibilité. Sur le modele de la vague et des pulsations de l'image d'un Étienne-Jules Marey, captu rant le flux abstrait de toutes les dynamiques fluides, retrouvant les étonnantes formes naturelles répertoriées par d'Arcy Thompson, on se trouve devant une « géométrie inexacte », ouvrant aux différentes combinatoires de déformation et d'intersection des volumes et des globes. Des corps fluides aux corps visqueux, des gestes curvilignes aux architectoniques pliées, une meme topologie deleuzienne se met en place suscitant architectures et installations. C'est pourquoi, entre les formes stables et les mouvements expli cites, la topologie introduit des « formes animées » (Anímate Form), couplant force et forme a partir d'un Anímate desígn, caractérisé « par la co-présence du mouvement et de la force au moment meme de la conception formelle ». Lobjet est pris dans un champ de forces et de trajectoires multiples, et s'élabore al'ordinaieur dans un temps marqué par toutes les opérations de rotation ou de zigzag, d'un espace monadologique, enveloppé et enveloppant. Des lors, « la sur face topologique est définie comme un flux», combinant dyna misme, vecteurs et éléments radiaux, comme chez Borromini, dans
IV.
TOPOLOGIES
Comme on le sait, le XX" siecle n'a cessé d'opposer ou de conju guer deux types d'abstraction. Une abstraction de type euclidien, la grille, avec ses angles droits et son caractere métrique et strié, a la Mies Van der Rohe ou Mondrian. Et une abstraction plus orga nique, pratiquant la ligne courbe, le vortex et la spirale, comme chez Gaudi, Smithson, ou le dernier Stella. Or, si ces deux types d' abs traction ne sont pas exclusifs du virtuel, il semble bien que l'on assiste a la généralisation d'un troisieme type d'abstraction, ni cris talline ni strictement organique : la ligne-pli, la ligne-boucle ou la ligne-courbe, en volumes paradoxaux, débouchant sur de nouvelles 240
l. Greg Lynn, Folds, Bodíes and Globs, Bruxelles, La Lettre volée, 1998, p. 39 sq.
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Une esthétique du virtuel
une performance envelope l. Lorganisation architecturale a l'ordina teur permet donc de combiner l'enveloppe et le contexte dynamique du lieu, en la couplant avec le temps et les paramerres. C' est dire que la modélisation par ordinateur modifie l'architecture, car on peut désormais pénétrer a l'intérieur de l'objet, le détailler, en explorer les connexions et les trajets, analyser les formes et les couleurs. Si bien que les images conceptuelles d'un Piranese, qui déstabilisait la vision, sont désormais une référence de tous les « modeles virtuels » analysés par Oscar Riera Ojeda et Lucas H. Guerra 2. Les peaux et les secondes peaux de toutes ces architectures pratiquent une véri table cosmo-technologie, OU lumiere naturelle et artificielle, mouve ments du ciel et heures du jour se programmentet se refierent dans toutes les surfaces et paysages du temps. Au moment meme OU l'organique est de plus en plus transformé par différentes duplications et protheses, les modeles topologiques pratiquent donc une « vitalité inorganique », OU les formes animées par leur mouvement dynamique et courbe seraient les résultats de vibrations, de déplacements et suspenso Un exemple révélateur de cette démarche, la Miibius House de Stephen Perella (avec Rebecca Carpenter), qui reprend en architecture cette forme tordue et pliée sur soi d'une surface continue, la bande de Mobius, qui servit de modele baroque a l'inconscient lacanien. Architecte et théoricien, Stephen Perella expérimente ce qu'il appelle des « hypersurfaces », élaborées a l'ordinateur. Multidimensionnelle, la Miibius House est structurée sur une « membrane transversale », OU l'on habite dans et avec les médias. Mais, contrairement a la réduction du virtuel au seul simulacre, ici les hypersurfaces lient image et objet dans un espace-temps réel, générant une polysensorialité active et une expé rience complexe. Car l'hypersurface crée une « topologie informe », tout un « terrain interstitiel entre réel et irréel », qui autorise toutes les expériences entre hyperréalisme et surréalité. Elle met donc fin au moderne, comme séparation de l'objet et du sujet, de l'image médiatisée et de l'espace physique 3. Si bien que ron pourrait l. Greg Lynn,Animate Form, New York, PrincetonArchitecture, 1999, p. la et 20. 2. Modeles virtuels d'arehiteeture, Cologne, Taschen Verlag, 1999. 3. Stephan Perella, cité dans Peter Zellner, Hybrid Space, Londres, Thames and Hudson [s.d.], p. 52. Je renvoie hybridées.
Esthétique de l'image-flux
reprendre ici les cinq ages du virtuel distingués par Marcos Novak. Le premier, l'age des ombres et des miroirs, renverrait a la caverne platonicienne et aux images cristallines. Le second correspondrait aux einématiques de l'image (einéma et médias), le troisieme a la simulation et le quatrieme a l'immersion. Le cinquieme, celui de la « trans-architecture», serait précisément celui de l'inscription du virtud dans le réel d'un espace physique transformé. En cela, le vir tuel ne se réduit plus aux modeles du simulacre et de l'immersion qui regnent ailleurs, dans les jeux vidéo, les effets spéciaux et toutes les immersions en 3 D des in situ de l'arto On retrouverait cette meme modélisation entre le biologique et l'électronique dans d'autres architectures, celles de Nox ou de Novak. Comme l'écrit Lars Spuybroek (Nox) ; « Nous expérimen tons une liquéfaction extreme du monde, de notre langage, de notre gente et de nos corps. » Aussi ce nouveau mélange de l'architecture et de l'information engendre-t-il des formes souples et fluides sur le modele de l'eau, mettant fin aux criteres antérieurs du solide, du sta tique et du cristallin, et prenant en compte l'expérience plastique et viscérale du corps. Sur le modele du tissu et du mou, ces machines liquides, qui culminent daos le Pavillon de l'eau (sans mur et tout en plis-déplis) ou dans les Body-building d'Oosterhuiassociates a Rot terdam avec leur peau intérieure active (Active Innerskin) et flexible de textes et d'images, ne se limitent pas a employer les géométries du fluide et de la turbulence. Car tout est traité en fonction d'un champ graduel de forces, qui peut se modifier avec le paysage urbain. Ce passage d'une situation d'espace a une situation de champ et de temps implique donc que « le liquide en lui-meme est la substance de la métamorphose, du transitoire, du vectoriel ». Si bien que, comme dans le monde baroque, tout est ouvert et en fuite, condamné comme Protée au transitoire de la multiplasticité, a l'image de toutes les fontaines d'eau jaillissanté. Car « la fiuidité intégrale ne peut etre atteinte que par l'ordinateur » qui permet de réaliser une « géométrie des ondes», plus proche du virtuel de Bergson que de celui de Bill Gates l. Dans les termes de Bernard Cache, la série infiexion/vecteur/cadre s'est substituée a celle du
al'ensemble de ce livre pour toures ces topologies
l. ¡bid., p. 111 sq. 242
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pointlligne/plan, dans l'élaboration des diagrammes comme dans les réalisations de l'architecture dite soft· Cette capacité de créer des topologies architecturales, déployant le plissé des surfaces et le feuilleté des transparences, anime également toute la Light Architecture et son symptome révélateur, la multipli cation des Media Building de New York a Las Vegas, Shanghai ou Tokyo. Car, ici, les supports et les peaux de la transparence co'inci dent avec les supports de communication, au point que certaines villes, Tokyo ou Shanghai, se dédoublent la nuit, avec leurs écrans et flux d'images éphémeres, qui habillent et transforment 1'urbain de leurs éclats et scintillements de lumiere artificielle, dans un paysage nocturne flottant. PeuH~tre ce « regard interactif des médias » dont parle Terence Riley dans The Un-private House 1, a moins que ce soit le regard-revolver truqué et traquant la ville, de TOkyo eyes. La doublure virtuelle peut donc envelopper tout, et cette visibilité en surface n'a pas manqué d'engendrer le temps des doubles en art. Car l' enveloppe engendre bien une « remodélisation » du réel et une « gestion de l'inclassable », comme le montre Nathalie Heimlich a propos de Christo. Mais cette remodélisation peut se réduire a une chorégraphie ou a une scénographie de lumiere, qui donne toute sa réalité aux intuitions de László Moholy-Nagy, qui voulait projeter de la lumiere sur les nuages et souhaitait esthétiser la vie par la mise en formes cinétiques des lumieres. « Je n~vais d'appareils qui permet traient de projeter des visions lumineuses sur les nuages. J' ai fait d'innombrables projets de murs plans et convexes tapissés de matieres artificielles », écrit-il dans une lettre a Kalivoda 2. Ce n~ve est maintenant exaucé par toutes les architectures de lumiere éphé mere. Une lumiere virtuelle, comme ce fut le cas des deux « tours » lumineuses de New York, qui portaient l' absence et la présence de la catastrophe du 11 septembre. Le temps des doubles semble donc osciller entre celui d'un réel transformé et hybridé et celui des fantomes. Un temps spectral, ou
la duplication devient un véritable modele écranique et formel, qui suscite ses abstracts et ses artefacts.
V.
ARTIFICE5 ET ARTEFACT5
Faux plafonds, fausses perspectives, stucs et cieux factices, poses et anamorphoses, mise en abime et grandes machines de l' opéra, le baroque historique n'a cessé de pratiquer un art de l'illusion et de développer une culture de l'artifice. Car, partout, l' artifice multiplie le réel et engendre une illusion positive et jouisseuse, OU le trompe 1'ocil est un trompe-1'esprit, qui perturbe l'opposition traditionnelle du jugement entre vrai et faux, au profit de manieres d'etre. Des fontaines du Bernin a la fa~ade ondulante de Sainte-Agnes de Borromini, sans oublier les faux plafonds d'Andrea di Pozzo a Saint-Ignace, 1'artifice se métamorphose en décor et en théatre. Si bien que l' enveloppe et l' enveloppement baroque se déforment, se déstructurent et se désintegrent, jusqu'a atteindre la simulation et la dématérialisation de ses chutes et envolées. A la limite, 1'art des effets se généralise, et la structure est ornement, comme le voudra Gaudi et l'art nouveau. Jouant des éléments de la nature - eau ou feu - mais aussi des métamorphoses de la culture, les artifices du baroque historique pra tiquent ce que Jean Starobinski appelle une « illusion imitative ». Grace a cette imagination poétique, le pouvoir de l'artifice consiste a « inscrire dans l'espace réel un espace fictif, imposé a la pensée comme s'il était actuel 1 ». L'artifice est donc un virtuel, un « comme si », un supplément qui explore le temps dans l'espace, et la culture dans la nature, jusqu'a la mimer de sa propre plasticité mouvante. Comme l' écrivait Jean Rousset, « tout se meut et s'envole, rien n'est stable, rien n'est ce qu'il prétend etre ». Théatredes apparences et du jeu sur le paraitre, l'artifice suscite la gloire, la pompe et le sublime d'une métamorphose placée sous le signe de Protée, ou de Daphné, fuyant Apollon. Comme dans la sculpture du Bernin, prise dans l' élan de sa fuite, ses bras deviennent rameaux et ses doigts, feuilles.
1. CI le catalogue de l'exposition du Macha de Barcelone, The Un-private House, New York, MOMA, 1999. CI également Gianni Ranaulo, Light Architecture, Baje, Birkhauser, 2001. 2. László Moholy-Nagy, Peinture, photographies, jilm, Nimes, J. Chamhon, 1993, p. 197, « Peindre avec la lumiere'"
l. D'artifices en édifices, Ouverture de Jean Starobinsky, Geneve, Éditions Michel Saudan et Sylvia Saudan, 1985. I
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Une esthétique du virtuel
Esthétique de I'imagej/ux
Maniere de la maniere, méta-syntaxe de l' art, l'artifice est entiere ment du coté de l' affirmation de la puissance et des distances fictives produisant un édatement du lieu. Mais il garde encore une réfé rence au réel, fUt-il altéré et développé dans un art du multiple. Rien de tel avec le « baroquisme » du capitalisme technologique mondia lisé. L'artifice se meut en artefact, logiciel d'images, de chiffres et de flux, inventant des trajets et un troisieme reil nombrant. C' est pour quoi l' artefact est bien un inconscient optique et numérique mon dial, qui engendre, a partir des topologies, etres et pseudo-etres. Portraits numériques sans modeles, reconstitution d'architectures disparues, exploration de musées et création de villes virtuelles, images-flux interactives réinventant du cinéma, autant d'artefacts et de logiciels programmant la « réalité virtuelle ». En cela, les artefacts sont des machines de savoir, et le virtuel présuppose une nouvelle épistémologie couplant trois moments méthodologiques et cognitifs distincts : l'Idée, le programme et les effets. Et ce, grace a une com binatoire langagiere d'abstracts visuels et de grammaire, qui élargit la connaissance en la modélisant. C' est pourquoi ils font appel a de nouvelles abstractions, a de nouveaux diagrammes ou abstracts, qui traversent toutes les pratiques artistiques et architecturales dans une sorte « post-duchampisme » de 1'ultra-moderne. La Mariée n'était elle pas déja un « diagramme de l'Idée », et les corps, de purs schémas sans chair, dominés par un appareillage transparent ? Car tout diagramme n'existe que par les « écarts » propres a une machine abstraite, Ol! tous les points de séparation et de recoupe ment des lignes et des trajets définissent une mentalisation des figures et une modélisation du rée1. C' est pourquoi le diagramme est étroitement lié au cartographique et a un espace de projection com plexe, comme l' avait montré Gilles Deleuze a propos de Foucault : « Un diagramme est une carte, ou plutot une superposition de cartes. » Reste que le diagramme lui-meme peut etre l'objet de pIu sieurs interprétations. En tant que rapport de forces, il implique une « machine abstraite» qui quadrille le social en un « intersocial en devenir ». Il est donc instable et fluctuant, toujours lié aux points de résistance. Le diagramme n'est au fond qu'un mixte d'ordre et de hasard régi par cette causalité que Deleuze empruntait a Spinoza, la causalité immanente ases effets. Dans le domaine de l' art, on trouve encore une conception du diagramme légerement différente. Celle
de la logique des sensations propre a Bacon, Ol! il est « l' ensemble opératoire des traits, des taches, des lignes et des zones », propre a une conception de la peinture comme enjeu de forces, de catas trophes et de chaos. Mais, sociétal ou artistique, le diagramme n'en reste pas moins pris dans un matériel matériau. Or, les diagrammes du virtuel, fractal ou non, laissent place a une abstraction menta lisée, plus légere et plus icarienne. Car le regard icarien voit d'en haut et la vision est une « antivision » projective, comme l' explicitait Robert Smithson a propos de son Aerial Art, dans le projet pour l' aéroport de DalIas. Plus et moins qu'une abstraction, le diagramme est un abstract qui construit ses objets dans l' espace et explore une pensée du pos sible, un champ de résonances et de virtualités. Diagramme de nreuds, d'entrelacs, de combinatoires et de labyrinthes, le dia gramme est inséparable d'un espace topologique complexe, Ol! envers et endroit, intérieur et extérieur, vide et plein sont insépa rabIes. Aussi n'a-t-il cessé de hanter l' art, de ses origines a aujourd'hui. Ainsi des fibules et labyrinthes de l' art celtique, des entrelacs islamiques, ou des mandalas indiens, ces diagrammes magiques qui expriment, par leurs circuits figurés, les différents niveaux du réel et du sacré cosmique. Mais on le retrouverait sans peine dans tout l' art conceptuel, des combinatoires et des structures axiomatiques de Sol Le Witt aux structures compositionnelles de Dan Flavin pré-dessinant la lumiere. Entre lieu et non-lieu, le dia gramme est donc une structure virtuelle, une abstraction géogra phique et topologique qui unit le fini et 1'infini. Il faut donc le concevoir comme un abstract de possibles, qui met en reuvre une triplicité instituante: des gestes de découpe, un figural abstrait et une expérience de la pensée, qui plie du complexe pour mieux le déplier. Comme Gilles Chatelet l'avait montré, le dia gramme est une « structure allusive », qui « la"icise 1'invisible », par une expérience de pensée l. Complice en cela de la métaphore poé tique, il redonne une « dignité ontologique au figural », en autori sant toutes les permutations de places, toutes les expériences des surfaces, de Gauss aux modules de Riemann. En liant le virtuel au
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l. Gilles Chareler, Les Enjeux du mobile, Paris, Le Seuil, 1993, p. 33 sq. On se reportera tour particulierement au chapitre : « Lenchantement du virtuel. »
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potentiel, au « pas encore », il retrouve la quantitas virtualis issue de la philosophie médiévale et reprise par Leibniz. Or, toute quantité virtuelle fait appel a des forces, élasticité et résistance, irréductibles aux trois dimensions géométriques des corps. Les dispositifs dia grammatiques s'ouvrent donc aux intensités et a leur modulation. Si bien qu'ils couplent le fini et 1'infini, et 1'horizon fonctionne comme une « subversion de la finitude ». La raison diagrammatique est une « raison composée» (Leibniz), qui évoque la Raison baroque. Car les diagrammes sont souvent régis par 1'inflexion, 1'ambiguité, des « centres d'indifférence» et des points singuliers OU « 1'enveloppement par le regard n'est pas équivalent a un contraste et nous force a respecter la spécificité de 1'individuation optique 1 ». Pour le dire autrement, le diagramme est une idéalité inflexueuse, qui décadre l' espace délimité d'objets fixes, quine le monde des fixités, des substances et des objets, au profit de forces, réseaux et flux, menant en ceuvre les architectures abstraites de pos sibles et de compossibles. Toute une combinatoire de formes fluides, désormais calculées a l' ordinateur comme dans tous les diagrammes d'architecture. Peut-etre ces diagrammes contemporains ont-ils conservé l' esthétique de la lumiere, qu'un Grosseteste avait placée au commencement des formes: « La lumiere n'est donc pas une forme qui résulte de la corporéité, mais elle est la corporéité meme 2 • »Plas tique, la lux, par la « plurification infinie d'elle-meme », étend la matiere et engendre une multiplication du réel qui affronte les infinis, nombres doublés, ondes et halos. N'est-ce pas cene lumiere pure, corps et source d'infini, qui éclaire désormais nos surfaces et nos doubles ?
genres, dans la recherche de ce troisieme sexe cher a l' androgynie du Banquet de Platon. Car la mise en cause de 1'identité du sujet conduit a toutes les métamorphoses, aux masques, travestis, andro gynes et castrats. Un célebre ballet de cour s'intitulait le « Ballet des doubles femmes », vues de devant et de derriere. Et l' on sait que la transformation en végétal ou en animal, la création de sexes virtuels, a rythmé toute cene époque, qui avait meme exhibé la peau sans le corps (Le ]ugement dernier de Michel-Ange) et la chair sans la peau de tous les Marsyas napolitains. Mais avec les utopies et les atopies cyborgs, les sexes machiniques et machinés pullulent, et ont perdu le coté transgressif du baroque historique. Car 1'hybridation des forces et des formes permet de susciter un véritable techno-noma disme des identités, toute une vie érotique artificielle gouvernée par un art du vrai-faux. A 1'horizon, la doublure de toutes les doublures, le double réel du clonage humain, apres celui des animaux. Masques, robots humains ou animaliers, etres virtuels ne se comptent plus. Mais ils semblent bien habités par une sorte de neu tralité dépossédée de cene « inquiétante étrangeté», que Freud accordait aux doubles, et que le romantisme allemand avait élevée au sommet depuis les « deux ames» du Faust de Goethe. Ce double romantique était une projection de 1'intérieur et de 1'angoisse. Ambivalent, il était au fond la mort qui mange la vie, comme dans le portrait de Dorian Gray. Quant au double freudien, il relevait d'une économie psychique marquée par le statut de 1'ombre. Ombre cannibale du mélancolique, OU 1'objet d'amour envahit le sujet et « tombe » sur le Moi. Ou ombre plus mécanique, entre vie et mort, animé et inanimé, de 1'Olympia d'Hoffmann, qui fascinait tant Freud par son « inquiétante étrangeté ». De toute fas:on, mélanco lique ou machinique, l' ombre est toujours anirante et menas:ante. Comme la Méduse des Grecs, elle a la mort dans les yeux. Or, le double virtuel est plutot 1'incorporel qui nous renverrait a 1'exploration de La Doublure (1897), ou de La Vue d'un Raymond Roussel. Cene doublure est la « surface des choses », une « mince visibilité », qui peut montrer son procédé comme les mots-valises. Aussi le visible et 1'invisible sont-ils d'un meme tissu, celui de l' absolu transparence du « tout est lumiere», comme dans Locus Solus. La, « tout etre vivant effieuré par l' ombre de l' étrange boule mourait a 1'instant ». Cantarel n'avait-il pas créé « une aimantation
VI.
DOUBLES ET DOUBLURES
Depuis Narcisse, aux prises avec son double mortifere, la question du double n'a cessé de hanter l' art. Comme nous l' avons vu, le double, et plus généralement le savoir ambidextre, est le propre du baroque, qui a créé toute une série de doubles transgressifs menant en cause la frontiere des sexes, et expérimentant les limites des l. Gílles Chatelet, Les Enjeux du mobile, op. cit., p. 109 et 117. 2. ¡bid.
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irrésistible et spéciale, le pouvoir s'exen;:ait uniquement sur l'élé ment calcaire qui compose les dents humaines 1 ». Pouvoir d'aiman tation de I'humain, vie aquatique dans l'aqua mitans et mort instantanée, l'aqua mitans est « pareille a du diamant fluide >l. Les doubles neutres relevent bien de ce que David Cronenberg appelle la « chair incontrolable >l. Une chair sans ombre, stérile, comme La Femme sans ombre de l'opéra de Richard Strauss, d'apres le livret d'Hofmannsthal. Un memento mori des corps, devenus incarnations des idées. Au double comme projection du dedans, on peut donc opposer un double comme duplication du dehors, propre a une visibilité anonyme et neutre, au sens de Maurice Blanchot. Un neutre poten tiellement impersonnel, et pourtant objet d'investissements libidi naux et d'excitations intenses. Cette sexualité neutralisée, qui se fixe souvem sur les « objets partiels », releve d'un nouveau concept du sentir, que Mario Perniola a développé apartir du concept benjami nien de « sex-appeal de l'inorganique 2 ». Un sentir élargi au look, au luxe cadavérique des corps lisses, aux machines et aux matériaux du plastique, dans ce que je propose d'appeler un pop-baroque, propre au Revival des années 1960, relooké kitsch, qui a envahi l'art comme le design et l'habitation. Démultiplié par les technologies de l'ordinateur et par les nou veaux tissus métallisés et chauffants, ce sentir ressemble parfois aux portraits d'Aziz et de Cucher de Dystopia. Bouche, regard et sensua lité disparaissent, faisant de ces visages sans organes de perception, réduits a une peau déformée, de nouvelles allégories indifférentes du virtuel. lei, le visage mutam est bien une disparition du visage humain, dans un devenir post-humain, rejoignant un des traits de la schizophrénie, « défaire le visage ». A la limite, on atteint La Folie a deux de Lawick et Muller avec son mélange des identités, ou les corps liés, tronqués, multiples et attachés des Chapman. Le double est réduit aun régime de visibilité de soi par soi interactif, une pure chair technologique ou une pure peau artificielle, comme dans le 5kin Art de Reiko Kruk. Dans ces identités perturbées, l'autre est a la fois présent et dénié, une parodie a la Sade : « Pretez-moi votre 1. Rayrnond Roussel, Locus SoLus, Paris, GaIlirnard, 1963, p. 271-273. 2. JL sex appeaL deL/' inorganico, Turin, Einaudi, 1994.
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corps, qui peut me satisfaire en un instant. » 11 y a donc la une sorte d'« érotisme nécrophile >l, un théatre de la cruauté heavy-metal, pour reprendre les termes de Mark Dery, analysant la cyberculture des machines et des robots. Dans tout ce sentir impersonnel et artificiel, qui revet des formes multiples, dont la drogue, la version cyber de l'art travaille sur les limites d'une version plus tragique, celle du réa lisme psychotique du Soi, un Soi indifférent et vide, dont l'art nous montre des symptomes. Timothy Bright ne disait-il pas, dans son Yraité de la mélancolie (1586), que « le corps des mélancoliques est plus froid et plus sec que celui des autres » et que ce froid engendre la dureté et le chagrin du creur 1 ? On pourrait distinguer plusieurs modalités principales de ce neutre distant et indifférent : la doublure capsule et artefact, la dou blure machinique et robot, et la doublure ombre et fantome. Toutes pouvant s'accoupler dans la création de rous les cyborgs du techno sublime. Des opérateurs de virtualité de plus en plus diversifiés et sophistiqués engendrent de nouvelles machines célibataires, explo rant toutes les modalités du double, mettant en cause l'identité de I'Ego et de I'Altérité, et pouvant déboucher sur un nihilisme esthé tique ou sur un « art charnel >l hybridé.
VII.
DE NOUVELLES MACHINES CÉLIBATAIRES : LE SEXE VIRTUEL
Exemplaire de la doublure capsule et artefact, le travail de Mariko Mori, qui se métamorphose perpétuellement et exploite la beauté des surfaces extraterrestres du virtuel, en combinant de maniere tres dissonante la tradition japonaise, les cultures populaires de l'image, les sciences ou le bouddhisme. La doublure virtuelle est partout. Dans cette capsule de plexiglas transparent en forme d'reuf Ol! elle se love (Body Capsule, 1995), ou dans son envol aérien en déité bouddhiste avec ses gestes de mudra dans Nirvana (1996-1998). L'identité cyborg avec ses transparences lisses et brillantes, son coté futuriste/science-fiction/manga, redouble la sienne, et est utilisée comme un travestissement Ol! la seconde peau de l'artefact ouvre sur
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1. Tirnothy Bright, Traité de La méLancoLie, texte traduit et présenté par Éliane Cuvelier, Grenoble, ]érorne Million, 1996, p. 43.
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une curieuse « spiritualité cyber». Dans cet espace repensé entre science postmoderne et bouddhisme, elle explore ce qu'elle appelle 1'« instabilité de 1'identité ». Aussi, comme chez Ovide, ses métamor phoses sont-elles des épreuves de vérité. Celle d'un regard électro nique lisse, vide et froid - trop brillant, trop bleu, trop transparent ou dans 1'intra-sidéral des images aériennes surgit toute la question du sexe et de la femme. Dans un monde aseptisé, neutre et comme privé de toute érotique charnelle, qu'en est-il du désir ou de l' amour ? Dans Entropy o/love (1996), elle flotte dans une nouvelle doublure virtuelle, une bulle d'acrylique au-dessus du désert, alors que dans Burning Desire (I996-1998), elle est engloutie par des flammes virtuelles et symboliques. Mais cette multiplication des images du Soi, tous ces hétéronymes créés par la photo, la vidéo et 1'installation, ne re1event plus du mythe de Narcisse. Qu'elle soit pop, cyborg, geisha électronique ou Lolita, qu'elle passe de la femme japonaise traditionnelle en kimono a une créature immatérielle enve10ppée de voiles (Kumano), toutes ces transmutations d'identité sont inséparables de la construction d'un espace glacé sans chair. Un espace d'artifices et d'énergies transculturelles, ou se profilent ses propres utopies du féminin. Une sorte de politique cyberféministe a la Donna Haraway, revue a travers le bouddhisme ou les traditions japonaises. Avec un souci permanent de mettre en reuvre une véri table distanciation glamour, ou sa propre identité est enve10ppée par un miroitement abstrait. Le virtue1 devient mode de vision, surface réflexive propre a une « beauté d'indifférence » qui évoque et distille un immense univers cristallisable comme dans Miko no Inori (I996). Toute blanchie et perlée, dans sa combinaison cyborg ailée de tissu synthétique, elle tient une boule de cristal qui n'est que le miroir du monde et de son regard de Shaman du XXI e siede. Une nouvelle Vanitas en somme, mais une vanité du futur qui réalise un échange permanent entre le virtue1 et l' actuel. A susciter ainsi toutes les limites et les tensions technologiques et affectives du Soi et de 1'Autre, 1'écran du cyberespace n'est-il pas devenu notre ready-made a1'échelle du monde? Une post-existence qui, dans ses artefacts, ses protheses et ses mondes virtue1s, met en crise le statut de 1'humain et risque d'engendrer les nouvelles dépen dances d'une «Virtual infection» des Media maladies pour reprendre le titre d'une reuvre de Markus Kach exposée dans Elec-
tronically Ióurs. Si bien que les doublures virtuelles risquent fort de ne pas toujours déboucher sur 1'utopie cyborg du féminin ou sur la recherche transgressive d'un «troisieme genre». Le tres célebre énoncé de Jacques Lacan, « 11 n'y a pas de rapports sexue1s », semble animer les nouvelles machines célibataires de l' éros contemporain, avec leur perversion froide et neutre, a l'opposé de toute hystérie corporelle. Robots, poupées, marionnettes, plus ou moins machiniques, pour ne pas parler des créatures d'Internet, toute une population hybride de corps fictionne1s et d'éros indifférents a envahi les dispositifs interactifs. Comme si l'on y recydait que1ques grands scénarios de la culture, l'amour kleistien des marionnettes ou la fascination surréa liste pour les poupées désarticulées, fragmentées et raidies d'un Hans Bellmer. Car, au fond, que peut un corps virtualisé, réduit a etre une simple doublure d'autres corps sinon devenir un corps multi-organes branché? L'inhumain se greffe sur I'humain, le parodie, le masque, et s'y substitue entre humour et kitsch. A l'ige du virtue1, il ne s'agit plus d' une transgression a la Bataille, avec ses scénarios sacrificie1s, son informe et sa cruauté. A l' opposé du « bas matérialisme» d'un chaos devenu chair, on a plutot un sex-appeal neutre et neutralisé, de 1'artifice et du « Cyber Sublime ». Ainsi, Woody Vasulka, dans son robot féminin et érotique Maiden, pratique une sorte de « dada"isme électronique » en explo rant les interfaces entre un espace physique et un espace électro nique et virtud. Au son de votre voix, le robot-femme bouge, frérnit, fixe et mobile déployant son armature de ferraille sur sa table d'opération. Les variations de ce meme son permettent de déployer des éventails-écrans tout plissés, véritable espace de projection et de transfert de doubles. Si bien que cet organisme cybernétique, entie rernent controlé et programmé par ordinateur dans une piece atte nante, est un dispositif interactif polysensoriel. Maiden est un hybride d'organes multiples, qui connait son: sexe par ses propres rnouvements : ceux que votre voix commande, elle-meme pré-com rnandée par ordinateur. Figure bitarde, Hybrid Automata, la robot girl n'est au fond que la réalisation d'un vieux fantasme, ce1ui de 1'Eve future de Villiers de 1'Isle-Adam, re1ayé par tous robots du cinéma. Entre reil et idée, voix et agencement machinique, visible et invi sible, entre 1'hermaphrodite de Platon et la statue du désir rendue a
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la vie de Pygmalion, Maíden se veur aussi une machine de guerre, critiquant la « domination masculine ». Une nouvelle machine céli bataire, qui m'évoque le « viscéral » de Duchamp, dans une version technologique particulierement violente. Lapparence rétinienne a laissé place a une apparition métallisée et robotisée, décomposée en ses artefacts aigus et sa monture de plans d'acier coupants. Mais der riere, dans une aurre piece, le véritable montreur d'ombres est un pur appareillage électronique calculé et invisible. Le « corps » du désir n'est qu'une extension élecrronique, une « machine post cinématique» ou la doublure est dédoublée par l' entre-deux du physique et du virtuel. Mais ce virtuel n'est pas un simulacre. 11 est le « concept électroniquement programmé des opérations », comme me le disait Vasulka. Maíden, guerriere et victime, n'est peut-etre dans sa froideur toute machinique qu'une autre version de la]ulíette de Sade. On y rerrouve en tout cas certains éléments du code éro tique sadien analysé par Barthes : postures, opérations (combinaison de postures) et figures. Le tour actionné par deux érranges voyeurs, votre voix et le concept électronique. Si bien que 1'on se trouve devant le paradoxe d'une perversion sans sublimation d'objet, voire meme une perversion sans transgression, a 1'image du robot de Fumio Hara, Anímate face, réduit a une simple tete. 11 n'en recon nait pas moins les expressions du visage humain, dont il reproduit lui-meme six émotions de base, sur sa face blanchie et déformable. Changement de monde et de scénario. Beaucoup plus légeres en apparence, mais plus kafkalennes et fantomales en fait, les Dummíes de Tony Oursler. Pas d'agencement machinique, mais de simples projections vidéo de visages animant les corps de chiffons blancs des marionnetres, dont la vie est ryrhmée par les monologues et les textes de Tony Oursler. Masque et fantome, ces erres virtuels de nos reyeS crient leur rage, leur désespoir ou leur silence. Des « choses sans nom », fragiles, fragments de corps sans corps, entre apparition et disparition, rejouent le scénario de la Femme sans ombre d'Hof mannsthal en 1'inversant. Car 1'enjeu n'est plus l'ombre de la mater nité, mais l'existence meme et sa « mauvaiseté ». Celle du sexe et de 1'incomplétude de 1'Etre. Ainsi tel Dummy coincé sous un matelas, le regard effaré, souffie et crie le scénario de 1'impossible récit amoureux: No No ... No - Yes ... Yes ... Yes ... - You Bad... You Bad... You Bad (Good/Bad). Telle aurre marionnetre est repliée
dans un coin de sa valise-tombe, terrifiante et expirante jusqu'a la fin des temps (1996). D'aurres plus suspendues, hystériques et para nOlaques, nous dévisagent de leur face rose vif, déformées et coupées d'effroi. Si bien qu'une véritable population virtuelle avec ses micro récits, ses cris et ses paroles, habite le no man's land de 1'humain. Car ces « machines célibataires» en autoportraits renvoient a norre monde. Elles manifestent les terreurs et les désordres irréparables du « post-humain », sa violence et sa destruction des corps et des sujets. Elles l' expirent, le respirent et le transpirent. Autre scénario, celui de Jeffrey Shaw, the Cave. lei, le maniement d'un mannequin de bois commande l' acces a sept mondes virtuels différents projetés comme des chambres de visiono Monde des formes géomérriques en constellation, marrices de langages, macro cosme, spirales de mains, photos satellites du site d'Hiroshima, enfer alchimique ou projection en rrois dimensions de la peinrure absrraite moderniste, tous ces mondes virtuels cartographiés et pro jetés, avec la teneur ontologique faible et flotrante de leurs images, actualisent la dynamique d'entre-expressions programmée du man nequin, qui, en l'absence de toure érotique explicite, n'en apprivoise pas moins toures les jouissances imaginaires possibles. Par leur puis sance de surimpression et d'hybridation, les sept mondes effacent la distinction du mental et du physique au profit d'une logique fluide entre image et espace, qui nous interroge dans norre réalité, norre mémoire culturelle et nos fantasmes. Car c'est bien la notion de monde virtuel qui devient décisive. Apres les grandes révolutions scientifiques du xvue et du xxe siedes qui ont radicalement modifié le concept de monde en 1'ouvrant a 1'infini, au décentrement et a la relativité, 1'image virtuelle, en envahissant l'espace-temps, nous immerge dans des mondes possibles, réels et surréels, actuels et men taux. Ne sommes-nous pas devenus le mannequin omnipuissant ou impuissant de tous ces mondes virtuels ? The Cave de Jeffrey Shaw ne serait alors que notre nouvelle caverne d'AliBaba, OU 1'image vir tuelle agit comme condensateur et révélateur artistique de nos cultures plurielles et de nos Moi multiples. C' est pourquoi cetre odyssée des doubles peur déboucher sur les Selfhybrídatíons du Soi, métamorphosé par toures les peaux de l' art comme chez Orlan. « Je suis un homme et une femme », dit-elle. En Sainte, en Prostituée, noire ou blanche, un sein découvert, prise dans tous les plis et envoI
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lées des drapés d'apres le Bernin, elle a longtemps parcouru les dra maturgies, poses et manieres, d'un « triomphe du baroque» marqué par son voir/ne pas voir. Mais cette métamorphose peut également prendre corps, dans ses mythes, rites et critiques des canons de la beauté, dans l'hybridation du Soi avec le virtuel. Africanisée ou mexicanisée, réel1e et virtuelle, I'idenrité se fait mutanre et hybridée, comme tous les doubles et entre-deux de nos métissages culturels. Au fond, « le double est une peau tres pratique », lisait-on déja dans le Baiser de l'artiste l. Mais a jouer ses propres fictions, on peut aussi transformer le corps en artefact machinique et le rendre « obsolete », comme le veut Sterlac. Avec son corps amplifié, ses yeux laser, sa troisieme main robotique et son ombre vidéo, il actualise I'hybridation de I'humain et du post-humain machinique. Dans ActuatelRotate: Event for Virtual Body (( Mise en marche/rotation : Événement pour un corps virtuel », 1993), il interagit avec son double digital, qui imite tous ses mouve ments. Le double s'est tellement extériorisé qu'il apparaít comme un squelette en fil de fer, sorte de mannequin sans chair sur l' écran vidéo. La machine célibataire est devenue si célibataire que le corps virtuel double le corps réel et l' envoie dans les airs ... Une véritable téléologie spatiale. Sterlac ou l'Icare hybride de tous les doubles - robot, double digital, ombre vidéo - OU « le corps doit sortir de son réceptacle biolo gique, culturel, planétaire», comme il le dir. Mais briser ce premier réceptacle, cette premiere doublure biologique maternante, n'est-ce pas tomber dans une « nostalgie d'indifférenciation», comme l' écrit Rachel Rosenthal, performer féministe. Comme si cette fusion entre corps, sexe et machine devenait un immense fantasme collectif, ou l' on débouche sur toutes les simulations pornographiques d'un Future Sex, « Masturbation ou fornication simulée par la joie de l' objectif par d'éternels mannequins. » Et ce, jusqu'au Cyberorgasm. Et e'est sans doute cette méme « nostalgie d'indifférenciation », cet érotisme du deux en un, ou du un en deux, qui explique la fas l.]e renvoie
a notre
entretien avec Michel Eurici et ]ean-Noel Bret, dans
Orlan. Triomphe du baroque, Marseille, Images en man~uvres, 2000, et a Una Conversión, avec Bernard Bolistene, dans Orlan, 1964-2001, Artium, Centro
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cination pour d'autres doubles virtuels, ou la fronriere de l' orga nique et du technologique est a la fois explorée et suspendue de maniere post-humaine. Si bien que 1'« reil du fanrasme» baroque s'est reconverti, et perverti, en fantasmes de corps virtuels, mani pulés, franchissant allegrement gentes et sexes. Répliquanrs de Blade Runner, Mouche de Cronenberg, androgynes et jumeaux attachés de Klonaris et Thomadaki, monstres de Lee Bul (Cyborg Red et Monster Pink), le double est notre sosie monstrueux entre humain et post-humain. Une forme de techno-surréalisme du XXI" siecle. Gn comprend des lors que ces fantasmes de double soient si forts que chacun peut s'inventer une identité multiple, et un double plus « réel » dans les micro-récits d'emprunr a plusieurs sur Internet. Tous ces dialogues, ces divorces, ces mariages par la fiction semblent donner raison a ce qu'écrivait Foucault dans La Pensée du dehors : « A moins justement que le vide ou se manifeste la minceur sans contenu du "je parle" ne soit une ouverture absolue, par ou le langage peut se répandre a I'infini, tandis que le sujet -le "je" qui parle - se morcelle, se disperse et s'égaille jusqu'a disparaítre dans cet espace nu 1. »
VIII.
UNE POÉTIQUE ICARIENNE
Culture post-humaine ou infra-humaine ? C' est dans cet espace temps, désormais conflictuel, que les vieilles questions sur la destinée humaine se réinscrivent d'une maniere sans doute plus radicale. Car I'univers des doublures techno-biologiques débouche lui-méme sur cette « double» affirmation propre au nomadisme technologique du « transmoderne » Death is Irrelevant... A moins que I'on enrende encore la voix plus sourde de Beckett : Pourquoi le temps « vienr vous enterrer a compte-gouttes, ni mort ni vivanr » ? Peut-étre qu'entre la mort niée et la mort mortelle, dans I'espace ment et l' enrre-deux d'un devenir multiple, l' reil conserve un peu de ce voile d' ou surgissenr les visions diffractées d'un éphémere accepté et d'une immanence revendiquée, ouvrant ainsi a une esthétique « post-deleuzienne » du virtuel.
Museo Vasco de arte contemporáneo et Centro de fotogra6a de la universidad de Salamanca, 2002.
1. Michel Foucault, La Pensée du dehors, Saint-C1ément, Fata Morgana, 1986, p. 11.
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Lesthétique, on le sait, a mauvaise presse. Au nom du ready made, du concept, ou de l' anti-art, le terrain esthétique a été réduit comme une peau de chagrin. Conc;:u uniquement sur le modele post-kantien du jugement de goút, l'esthétique finit par s'identifier a un simple jugement institutionnel, légitimé par le « monde de l' art » et par le marché, ou au relativisme généralisé du « tout est art». Une telle critique propre a l' art contemporain s'est doublée d'une autre critique plus heideggérienne. Lesthétique ne serait-elle pas le dernier avatar de la métaphysique de la présence, voire de la re-présentation de l'étant, a laquelle on peut opposer l' « éclaircie de 1'Etre, le dé-voilement et 1'Ouvert du temple grec» ? Quels que soient les mérites évidents de telles critiques, le retrait de l'esthétique n'est pas sans conséquence. Car le terrain déserté est occupé. « Retour a l'ordre» des conformismes du beau rejetant tout art contemporain, ou conceptions religieuses de l'art, le plus souvent rapporté a 1'instance chrétienne de l'Incarnation, et oublieuse de toutes les autres cultures non monothéistes. Il faut donc revenir au concept d'esthétique dans son acception la plus large. Laisthesis comme théorie du sentir et du sensible au sens grec, avec ses codes et ses expériences, mais aussi le sensible comme « maniere d'etre», « mode d'existence» au sens spinoziste et baroque du terme. Tout comme Gilles Deleuze a montré ce qui sépare radicalement l'éthique comme affirmation de la puissance d'exister, de la morale comme jugement de valeur déployant une « culture de la tristesse », il conviendrait d'interroger l'art en quit tant le seul terrain du jugement binaire, « c'est beau ou laid », et ce qui le conditionne, une essence implicite ou explicite. Du point de vue de 1'immanence, toute forme est forme d'une force, et cette force distribue des effets et des affects, un devenir qui chemine et peut meme atteindre « cet état céleste qui ne garde plus rien de per sonnel ni de rationnel. A sa maniere l'art dit ce que disent les enfants. Il est fait de trajets et de devenirs 1 ». Au jugement qui orga nise les corps et les soumet, il faut donc opposer la puissance qui les explore a l'infini, les virtualise, et conc;:oit les projections comme des
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1. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, op. cit. Sur ces blocs d'enfance ", ef p. 158.
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enveloppes » d'ombre et de lumiere, un plan feuilleté de constella tions d'affects, OU je peux etre impliquée, touchée, transformée. Lesthétique ne saurait donc se limiter a mettre en ceuvre des tech nologies, fussent-elles de plus en plus sophistiquées, ni a une simple mimésis de l'état communicationnel de notre société, OU l'on com munique si peu. Comme Benjamin 1'avait déja montré dans un beau texte de 1930, le trop d'informations se traduit par une « pauvreté d'expérience ». A trop voir, on ne voit, disaient les baroques. Fút-elle rapportée au pan-écranisme mondial et aux surfaces d'un temps de plus en plus stratifié, la dimension esthétique implique toujours une distance, un « mi-lieu», un « entre-deux», une retenue, qui m'avait déja paru constitutive de l' esthétique de l'indifférence que j' avais trouvée au Japon. Du reste, quand Duchamp revendiquait une « beauté d'indifférence», il savait que, pour etre étrangere au beau, au goút, au conformisme établi, cette indifférence produisait un tel effet que le regardeur finissait par faire l'ceuvre. Lentre-deux indifférent du Grand Vérre renvoie donc a un pouvoir d'etre affecté, toute une poé tique des nouvelles transparences et légeretés, des flux, voire meme une « poétique du lieu» pour reprendre un propos de Jean Nouvel. « Faire exister et non pas juger » : tel pourrait etre le point de départ de toute esthétique du virtuel, propre a 1'image-flux. Comme si les deux concepts de Duchamp, l'inframince et le miroirique, fusion naient et permettaient de « regarder par transparence» toutes les « inscriptions mouvantes », les « propriétés vibratoires », les « suspen sions éparpillées », les gouttes miroiriques et autres éclaboussures de ses ceuvres. Une esthétique-anesthésie post-duchampienne, OU l'écart surgit de 1'inopticité blanche du visuel et de toutes les combinatoires des signes et des images. Une aisthesis, donc. Car le Protée technologique qui nous gou verne introduit un sensible élargi, une multisensorialité, qui met en cause le primat du sens de la Vision comme dominant, spéculaire et spéculatif, et l'idée aristotélicienne d'un sensorium commun. Aussi, dans la nouvelle Folie du voir contemporaine, optique et haptique, geste et concept, intérieur et extérieur se conjuguent dans des pas sages d'art qui sont des passages de sensibles. Si bien que le topolo gique n'est pas seulement corps architectural. Il est aussi, dans les inflexions de David Reed, de Fabian Marcaccio, ou de Dominique Gauthier. De meme, les eartographies visuelles de l' art se retrouvent «
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dans les cartographies du son d'un Paulo Motta (Atlas Musicalis), et dans ses partitions comme la série des Anamorphoses propre a une musique aléatoire. Plus symptomatiques encore, les véritables corres pondances entre des algorithmes fractals utilisés par Miguel Cheva lier et Pascal Dombis, et l'organisation des sons synthétiques d'un Adriano Abbado (1993). Comme si 1'on pouvait surfer sur la vague sonore et visualiser le son dans sa cartographie et sa topologie, en poussant aux extremes les deux faces de tout plan d'immanence, la Pensée et la Nature. Il y a donc toute une transversalité des sensibles ou, grice aux nouveaux paradigmes de 1'espace-temps, le double peut etre fractal, a la fois fantome et écho, modulation et événement. Car la vraie transformation du sensible touche préeisément au statut de la surface et de l' enveloppe, qui permet de tout virtualiser et d'expéri menter un sens élargi de la frontiere distinct du sens tactile de soi qu'est le « Moi-peau ». Comme l'a montré Didier Anzieu dans ses travaux, ce Moi-peau pré-redipien et maternant est une « expérience de la frontiere entre deux corps en symbiose comme surface d'inscription ». D'ou le caractere paradoxal de cette premiere réflexi vité sensorielle, qui est déja une intersensorialité, modele de tous les supports d' art. Elle unit et sépare, car elle est « l'enveloppe d' une multiplieité sensorielle », qui filtre les échanges entre intérieur et extérieur, tout a la fois protection, pare-excitation et de marquage de vie. Tout un temps des plis et des pliures de la chair, que les photo graphies de John Coplans nous restituent, dans leurs gros plans et leur perception hallucinante du détail. En ce sens, le Moi-peau est le modele de tous les plans et peaux de l'art, ou le corps est support d'inscriptions, de marques, de tatouages, de parures, de modelages, de protheses, et de tous les rituels d'hybridation, comme dans le tra vail des Self Hybridations d'Orlan. Comme le disait Lacan, dans sa parodie des parures, «l'habit fait le moine, parce que c'est par la qu'il ne fait qu'un »... Du Moi-peau au Moi-toile, la surface symbolique se fait plan d'immanence digital, feuilleté d'une multiplicité de plans d'inscrip tions, qui s'entre-expriment et se surimpriment dans un aller et retour incessant. On peut désormais emprunter un « tunnel sous l'At1antique » ou explorer l'enveloppe feuilletée d'images et de textes de Maurice Benayoum a la Villette (L'Homme transformé, 2002) en se dépla<;:ant dans les zones sensibles, conjuguant ainsi la vue, le son
et la kinesthésie. C' est donc toute la « logique des sensations », de « ses blocs », qui se trouve transformée. Car, dans cette surface-enve loppe des interfaces, une infinité de petites perceptions, de langues, de trajets et d'images s'actualise en permanence, engendrant un véri table dandysme machinique. Vivre et mourir devant une machine, pour parodier le dandy au miroir de Baudelaire. Aussi, tout autant qu'un « corps sans organe» au sens d'Artaud, on se trouve égale ment devant des organes sans corps, sujets d'investissements libidi naux multiples, singularités ni humaines ni totalisantes. Comme dans le baroque, il y a une autonomisation du découpage et du détail, de la décomposition et recomposition des corps. Car désor mais l'intérieur est visible par toutes les techniques infographiques, et l'extérieur extensible et modifiable, armé de protheses. Le plus profond est effet de surface, et la relation reil-main qui était le propre de la peinture, définit un nouveau stade de la vision généra lisé. On peut donc distinguer les enveloppes par identification, propres au stade précoce de la formation du sujet humain, des enve loppes par projection qui modifient le narcissisme du miroir en créant une géophilosophie nomade d'un Soi pluriel. Car si le Moi peau est de nature identificatoire, premiere matrice du Moi qui ren voie au stade utérin, le Moi-toile pratique une enveloppe plus immatérielle et projective. A travers les passages de frontieres qu'il autorise, c'est tout le Moi fantasmatique de l'ailleurs et de l'autre qui est envahi. Mais cet envol vers l'ailleurs, cette disparition-retour per manente, n'est peut-etre pas loin des figures qu'analyse Monique Schneider dans sa Généalogie du masculin : l'ailleurs comme intime, OU « toucher pour les yeux, serait renoncer a voir 1 ». Au primat de la verticalité, de la stature toute phallique, l'anthropologie de l'inconscient eyborg pourrait opposer une spatialité multiple, tactile, horizontale et en suspenso Car «la peau est supposée féminine », comme en témoigne la langue allemande, en liant la muqueuse (Schleimhaut) et la peau (Haut). Au point que, selon Monique Schneider, le masculin se paie d'une « desquamation imaginaire 2 ». Peau arrachée et anamorphosée de Michel-Ange dans 1. Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000, p.214 et 221. 2. ¡bid., p. 36, et l'ensemble du chapitre « I..:homme sans épiderme ».
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Le ]ugement dernier, peau violentée des Marsyas et des écorchés, peau de lion substitutive d'Héracles, partout « s'arracher la peau, c'est s'arracher le féminin ». A la femme de toutes les peaux - vagin, voile, robe - répond 1'« homme sans épiderme». Gn comprend alors que Didier Anzieu ait pu faire correspondre les trois « sou bassements de la pensée humaine », peau, cortex et accouplement sexuel, aux « trois configurations de la surface: l'enveloppe, la coiffe, la poche 1 ». Le Moi-toile rejoue donc indirectement un par tage sexué et introduit une véritable perte de territoire identitaire par des passages continus de frontieres, de sensibles et d'arts. Car le corps élargi ouvre a un véritable « théatre des interfaces », avec sa pluralité de regards et son intersensorialité, dans la lignée du baroque, qui avait élargi la métaphore a tous les arts, pour créer du nouveau, de l'inattendu, de l'insolite et un hybride a l'origine de l'émerveillement. Le virtuel permet d'« expérimenter l'involontaire, l'étranger, et le lointain », par des corps scindés, des membres fan tomes et le jeu permanent entre un regard icarien en suspens et un eril du détail et des petites perceptions, un « eril de fourmi (ants eye view)2 ». A la limite, le corps réel finit par ressembler ason propre double électronique et aux paysages virtuels englobants de tout le vidéo-théatre. C' est pourquoi le virtuel est un paradigme culturel transnational et doit etre traité en tant que créateur de complexes sensoriels et affectifs nouveaux, avec leurs incidences dans un social de plus en plus fragmenté, et dominé par un individu-masse narcissique branché. Un « homme sans qualités» au sens de Musil. Homme paradoxal, a la recherche de toutes les fusions, comme 1'inceste sororal du roman, ou comme les communautés religieuses identi taires contemporaines. Il est aussi celui OU tout finit par se neutra liser, s'équivaloir, dans une déqualification de toute qualité et qualification, source de violence et de trauma. Mais il suscite aussi d'autres expériences imaginaires et de multiples scénarios de vie.
Comme Arjun Appadurai l' a remarquablement analysé, les flux mondiaux engendrent de nouveaux dispositifs culturels, insépa rabIes des formes fluides de l'existence sociale, et créant les ethno scapes, médiascapes, et technoscapes, propres aune nouvelle « force de l'imagination 1». C' est donc toute une « anthropologie post nationale » qui se met en place, OU l'imagination intervient dans le social par la construction d'identités a grande échelle. Le post humain ne se réduit donc pas a un ultra-réalisme de l'aliénation, ou aun kitsch glamour sapant toute high culture. Certes, ces dimensions existent. Mais tout comme Warhol « voulait etre une machine » dans un rapport artistique ironique aux médias, a la fois super et anti capitaliste, le virtuel des flux, des enveloppes et des doublures nous découvre des formes du sentir et des duplications beaucoup plus ambigues que nos divisions traditionnelles entre les sens, qui valori sent le plus souvent la pureté sublimante de la vision propre a l' « ocularo-centrisme » occidental. Une telle ambigui:té n'est pas sans affecter l'esthétique comme approche des variétés stylistiques et des manieres d'etre. D'un coté, on assiste a la généralisation d'une « anti-esthétique » glamour, celle d'un pop-baroque pouvant pratiquer l'exces kitsch, l'ironie des formes sur le modele de Disneyland et des industries culturelles dominantes. De l'autre, les flux génerent une esthétique des nou velles transparences et légeretés, liées aux programmations virtuelles qui permettent d'engendrer des mondes imaginaires et de les explorer sur les scenes comme dans la ville. Car le Moi-toile suscite toutes les topologies possibles, fabrique toutes sortes de scénarios de vie et de mondes lointains désormais rapprochés, retrouvant peut etre ce que Bataille disait de Manet : « L'enchantement procede de l'indifférence. » Mais cette indifférence n'est pas arrogance et mépris de l'autre. Elle l' integre, dans les « entre-deux » culturels d'une créa tion placée entre Alice et !careo L'une traverse les miroirs, l'autre les trajets, mais l' une comme l' autre sont des figures de surface et d'envol. Des figures d'un temps éphémere, qui n'est pas seulement celui que valorise la consommation. Car c'est le propre du virtuel d'engendrer de nouvelles transpa rences et des plans lumineux instables, distincts de ceux du verre ou
1. Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 9-10. 2. Srdarc, « The involuntary, rhe Alien and rhe Automared », Digital Perfor mance, Anomalie digiral Arrs, sous la direcrion d'Emanuele Quinz, p. 62. On consulrera l'ensemble du numéro sur ces nouvelles interfaces pour la danse er le rhéirre.
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1. Arjun Appadurai, Apres le colonialisme, Paris, Payor, 2001, p. 16-17.
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du miroir. Plus que jamais, ce lumineux est un incorporel stoYcien, qui se superpose, se surimprime, en créant ce que Georges Roques a appelé des « images phatiques ». De la ces texturologies d'un plissé post-baroque, ou regne la matérialité immatérielle d'un inframince a la Duchamp. Tout a la fois une séparation et une c1oison, un objet, son ombre et sa réflexion. Des lors, un dispositif scénique peut se dédoubler en hauteur et danser dans les airs comme dans Bíped (1999) de Merce Cunningham. 11 peut explorer une archi teeture de 1'« homme vitesse », comme dans la Metapolis de Fré déric Flamand et Zaha Hadid, OU la danse est support de leurres visuels, de flux urbains et de nomadismes multiculturels en apesan teur. 11 peut susciter des dispositifs encore plus englobants et de véritables paysages scéniques froids, gr;ke aux projecteurs vidéo a cristaux liquides, comme dans Lovers ou Memorandum de Dum Type. Le virtuel convoque alors le réel et l'invisible dans un nouvel « Eloge de 1'ombre », qui généralise la notion d'entre-deux, le In between, titre du reste d'une chorégraphie de Michele Noiret et Paolo Atzori. L'ombre n'est pas seulement celle de rous les doubles. Elle habite le « réel» de ses lueurs diffuses, de ses résonances inexprimables, et de ses élasticités charnelles, comme le voulait Tanizaki. Car c'est (( ce brillant légerement altéré qui évoque irré sistiblement les effets du temps 1 ». Si bien que, grace a ses effets d'ombre et de surface, le virtuel met radicalement fin aux ontolo gies de 1'Etre et de la substance, réalisant en cela la visée philoso phique du baroque historique, qui a roujours privilégié le temps et le rien sur l'Etre stable de la métaphysique, au point que ces poé tiques brisent l'ontologie. Une telle fluidité spatiale et temporelle rouche routes les pra tiques. Elle peut devenir construction d'une ville virtuelle, COmme dans Mírage City d'Isozaki ou Métapolis de Miguel Chevalier, avec le feuilletage conceptuel de leur projet. Pour ne prendre que Métapolis (Marco, Monterrey, Mexique, 2002), la scénographie multidimensionnelle et polysensorielle de Miguel Chevalier couple d'emblée les images-flux projetées sur des écrans immenses, la combinatoire des textes et des langues (Jean-Pierre Balpe), et les 1. Tanizaki Junichiro, Éloge de tOmbre, traduit du japonais par René Sieffen, Paris, Publications orientales de France, 1977, p. 37. 264
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compositions sonores et musicales (Jacopo Baboni-Schiling). Pris dans une ropologie sensorielle et conceptuelle entre Babel et le labyrinthe, partout sollicité par une interactivité généralisée, le spectateur devient le nouveau passant et passeur d'une ville digitale, qui hybride rous les temps, du passé azteque aux nreuds des auro routes urbaines. Mais la ville virtuelle nous révele aussi le principe urbain de routes les villes-mondes contemporaines, Tokyo ou Mexico, et sert ainsi d'analyse dynamique aux habitants de Mon terrey, transformés en explorateurs de leur hisroire et de leur pré sent. Le lieu se dédouble en virtuel/réel, et le trajet sonore devient la condition de l' écart interactif qui donne naissance a une multi vision, une multi-audition, une multilecture. Un tel écart n'est plus une simple intersection-jointure de néant au sens de Merleau Pon ty, ni la schyze lacanienne du Regard et du baroque, mais bien toute une série d' opérations et de dispositifs créant des événements permanents et projetant les fantasmes urbains et privés en temps réel. Si bien que 1'installation interactive est elle-meme le lieu du croisement de l' esthétique, du topologique et du social. Des sites du temps électroniques et cosmologiques, avec leurs nouvelles flui dités et transparences. On comprend des lors que l'architecture elle-meme puisse devenir un (( lieu de transparence », se virtualiser, se fractaliser, comme c'est le cas des architectures de Toyo Iro, de Zaha Hadid ou de Jean Nouvel, qui explorent fluidité et post-éphémere, en visuali sant l'invisible et en captant le temps, dans ce que les Japonais appelle le Ma, espacement, intervalle et vide. Peut-etre le lieu/non lieu de ces objets furtifs dont parle Michel Gribinski dans Les Sépa ratíons ímparfaítes. Furtif, ce que l' on cache, ce qui est visible a la dérobée, ce qui est errant et fugitif, rapide et fugace l. Une petite lumiere ou une petite ombre, une lumiere pure et pourtant hétéro gene, ou se joue la relation nouvelle entre esthétique de la lumiere et esthétique des fluidités et transparences. Image-flux ou image fugace et furtive, le virtuel est une réalité tissée d'illusions, qui peuvent ré-enchanter le monde de ses poétiques et de rous ses (( lointains intérieurs » (Michaux). 1. Michel Gribinski, Les Séparations imparfaites, Paris, Gallimard, 2002, p. 37. 265
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Une telle virtualité, avec sa dimension ludique OU se réactualisent tous les « blocs d'enfance», est désormais inséparable d'un nouveau statut de l'image propre « aux images-flux )). Car elles donnent toute leur portée a la polarité qui structurait déja les dynamiques baroques: des effets et des affects pour engendrer des corps, des inter-etres et toute une poétique d'événements et de « fictions réelles », au sens de Borges. En cela, l'image-flux semble mettre en crise toute une période historique des images marquée par une conception ontologique de la mimésis et par la mesure humaniste du rée1. Mais elle ne releve pas non plus de la vision mécaniste d'une « homologation culturelle » des mass-médias, réduisant les images a la seule logique du meme et de sa reproduction. Elle est plutót du cóté d'une puissance d'art, qui inscrit le trouble et le tremblé du temps dans ses formes post-éphémeres. Temps d'un pur flux propre a l'architecture paysagere urbaine, temps feuilleté et hybridé de tous les voiles, peaux et surimpressions possibles, temps fractal des lége retés floues et quasi impalpables, qui rappellent toute une histoire de la peinture avec ses brumes, nuages et apparitions angéliques. Mais, désormais, l'image tres mentalisée peut réaliser les « métamor phoses » d'Ovide en direct, et de maniere interactive. Tour a tour fluide ou ralentie, toujours potentiellement multiple et transfor mable, l'image-flux ne « voit pas le temps » comme dans un cristal. Elle est le temps, dans les réseaux, les rhyzomes et les chemins bifur cants de la post-culture. Si bien qu'elle engendre une abstraction figurale nouvelle, proche de « l'aspect)) de Wittgenstein, qui lie d'emblée le concept et le visuel, et donne naissance a une pluralité de mondes possibles, compossibles, voire impossibles. Toute une monadologie virtuelle sans Dieu, entre Babel et I'Aleph. Aussi suscite-t-elle les passages d'art et meme la possibilité de genres nouveaux et de dispositifs fictionnels, OU le temps se donne a voir, comme dans cet « autre cinéma » dont parle Raymond Bel lour, qui multiplie les « analogies virtuelles» propres aux entre images l. Un cinéma revisité, parfois déconnecté, souvent exposé et posé, comme chez Doug Aitken ou Sam Taylor-Wood. Si bien que 1. Raymond Bellour, « D'un autre cínéma", Trafic, n° 34, été 2000. Sur la notíon d'analogíe vírtuelle, ef L'entre-images 2, París, POL, 1999, p. 24. el aussi Régis Durand, Disparités, Paris, La Différence, 2002, p. 181 sq.
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l'image-flux semble ouvrir a une sorte de « scénarisation» des mondes, propice au travail de l'imagination et aux différentes formes de flux culturels qu'analyse Arjun Appadurai comme alter native possible a la mondialisation libérale du « capitalisme désorganisé 1 ». C'est pourquoi le virtuel est devenu un nouveau « plateau )) du réel comme de la condition humaine. 1 001, 1 003 plateaux pour parodier Don Juan, et insister sur l'érotique légere des enveloppes virtuelles. Or, le propre des « plateaux )) est bien de créer des strates, des agencements, des corps, des multiplicités et des territoires nou veaux déterritorialisant les anciens. De tels plateaux nous livrent les cartographies psychiques et urbaines des devenirs du sujet comme de son environnement. Temps machinique certes, mais aussi cons truction de « sites du temps )) plus fragiles et plus éphémeres, qui habitent tout l'art a 1'« époque du virtuel », et pas seulement l'art virtuel 2 • Car l'esthétique des transparences et des fluidités propre aux réseaux et aux flux est inséparable d'une redéfinition des maté riaux de plus en plus artificiels, légers et planants. Avec leurs super positions de verres microtramés, colorés, habités d'images sans épaisseur, leurs murs de cristaux liquides et leurs éclairages de fibres optiques, ces « immatériaux )) entrainent une esthétique de la sur face minimale et une hybridation de plus en plus immatérielle. La transparence est moins celle des reflets dans le miroir que celle du matériau lui-meme, qui autorise la perte des limites, le flottement des horizons, et un nouveau paysagisme urbain et architéctural mélangeant artifice et nature. C' est donc toute la notion de paysage qui se trouve élargie et transformée. A propos de la peinture de pay sage, Erwin Strauss disait déja que « la peinture de paysage ne repré sente pas ce que nous voyons ... elle rend l'invisible visible, comme une chose dérobée, éloignée 3 )). Arriver au paysage implique donc de se perdre en lui, d'etre comme entouré par un horizon, pris dans les l. Sur cene désorganisation comme ordre capítalíste, el A. Appaduraí, Apres le eolonialisme, op. cit. ; Alain loxe, L'Empire du ehaos, París, La Découverte, 2002 ; et Ignacio Ramonet, Guerres du XXI' siecle, París, Galilée, 2002. le renvoie encore, bíen évídemmenr, a Gilles Deleuze et Félix Guanarí, Mille plateaux, op. cit. 2. On se reportera au lívre collectif que j'aí dirígé, L'Art a l'époque du virtuel, Paris, LHarmanan, 2002. 3. Erwin Strauss, Du sens des sens, Grenoble, léróme Míllion, 1989, p. 519.
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multiples perspectives - profonde, élevée ou plate - qu'a explorées 1'art chinois La visibilité pratique le biais, la « distance allusive ", une entre-vision renvoyant au « sans forme)), au vide « comme point nodal tissé du virtuel et du devenir)), comme l' écrit Franc¡:ois Cheng l. L'invisible y est un dérobé et un furtif. Cet etre instable et flux du paysage, avec ses « retards)) et ses « écarts)) lumineux, me fait penser aux villes OU j'ai récemment vécu, Tokyo ou Shanghai. Elles se doublent dans 1'infinité de leurs surfaces lumineuses et électroniques, dans leurs plissés virtuels et leurs écrans lumineux. Une seconde peau baroque et digitale, ouverte a 1'éphémere du temps propre a 1'image-flux, a son « présentéisme )) comme a son devenir. Si bien que cette dématéria lisation d'une matiere de plus en plus légere peut paradoxalement revendiquer un temps naturel: fluidité de 1'eau ou de la lumiere, réinscription du temps cosmique - vent, nuage, heure du jour dans la relation artifice/nature. Partout, le temps est devenu la « quatrieme dimension de 1'image )), pour reprendre une expression de Bill Viola, qui avait déja exploré les éléments (eau, feu), les flui dités et les voiles dans ses installations. Dans tous ces sites du temps, toujours au bord des failles et des déchirures, toujours multiples, le réel surgit dans les réseaux croisés et dynamiques d'images-monde et d'hybrides chimériques, mixant image et abstraction dans des topologies non linéaires, qui sont nos éphémérides (ephemeros, emera : jour, ce qui ne dure qu'un jour). En cela l'esthétique du passage, du fragile et du fugace, est une esthé tique de la lumiere, comme le fut 1'esthétique baroque. Une lumiere post-éphémere, faite de riens et de « presque riens)), une lumiere suspendue qui enveloppe son propre secret dans les fluctuations potentielles d'un temps fluide et écranique, donnant naissance a toutes les « communautés imaginaires )) interactives, OU la déterrito rialisation mondiale des flux est inséparable de l' exploration de nou veaux territoires locaux ou internationaux. Plis, déplis, replis des images, tour a tour machiniques et ultrarapides, dessinent les poten tialités d'une esthétique du virtuel qui est une nouvelle maniere d'etre au temps. Peut-etre est-ce ce « cybersublime)) dont parle Wonie Rhee a propos de la Media City de Séoul (2002). Cenes, on
n'est plus dans le sublime du baroque, avec ses rhétoriques, son mirabile, ses hyperboles et ses fureurs héro"iqueso Ni, a plus forte raison, dans le sublime kantien du jugement, OU le jeu discordant de la raison et de 1'imagination transcendantales engendrait des écarts irreprésentables dans la représentation. Car ce sublime de 1'« im présentable)), que Jean-Franc¡:ois Lyotard référait a une anamnese réflexive qui allait de Barnett Newman au postmoderne, est entré en crise par la généralisation meme des immatériaux et la « dénatura tion de l'art)). On pourrait plut6t parler d'un « sublime anesthé tique)), qui combinerait poétiquement Borges et Duchamp. L'un ha"issait les miroirs quand l' autre les multipliait, mais 1'un comme 1'autre revendiquaient un temps bifurquant, la multiplicité des récits et des interprétations, la projection des formes et toutes les dou blures hiéroglyphiques propres aux « fictions réelles )) et aux hydres sémantiques. Ainsi de la Tlon de Borges, cette ville déja virtuelle OU chaque homme qui se déplace modifie la forme qui l' entoure. Ainsi de ce labyrinthe imaginé par Ts'ui Pen : il adopte toutes les possibi lités de fictions en meme temps, au point de créer divers temps et divers avenirs pout un meme événement. Comme dans La Loterie de Babylone, « le nombre des tirages est infini )), aucune décision n'est finale, car « toutes se ramifient 1 )). L'image-flux n'est pas seulement fluide et ramifiée comme les vidéos aquatiques de Pipilotti Rist. Irréductible au seul regne des simulacres, elle est une Babel potentielle de plans, de circuits, de topologies et de rhizomes, qui peut transformer le réel par ses pos sibilités et ses styles, brisant ainsi 1'acosmisme que craignait Hannah Arendto Pour ce « voyageur éternel )) dont revait Borges, toute inter prétation va vers 1'infini, sans créer pour autant de pathos névro tique et errant. C'est pourquoi 1'écart « sublime)), proche du Ma japonais, demeure un écart neutre, au sens de Blanchot et de Bar thes, et non un écart transgressif ou transcendantalo Un écart dans 1'immanence, pourrait-on dire. Car la coexistence des contraires duchampiens, ou la multiplicité infinie de Borges, le travail des sur faces et des topologies, relevent d'un nouvel icarisme temporel en ses matrices esthétiques. Effet-vague et courbe, effet-surface, effet texture, artefact et abstract, composent une esthétique des légeretés,
lo Fran<;:ois Cheng, Vide et plein, Paris, Le Seuil, 1979, p. 330
1. Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1974, po 91.
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des transparences, voire des indifférences, propre a l'reil virtuel et a tous les « entre-deux » culturels du panoptisme mondial. Cenes, les surfaces (just a suiface) peuvent engendrer ce « réalisme traumatique » de The Death in America qu'Hal Forster analysait déja chez Warhol, et qui habite tous les désastres et « retours du réel » dans notre présent et nos vies l. Souhaitons donc que ce nouvel ica risme temporel du virtuel technologique évite les raisons cyniques et ressemble aux Anges inhumains de Klee et Benjamin, qui sont, pré cisément, « les messagers d'un humanisme plus réel ». A cette condi tion, l'immanence réinvente une poétique des écarts et différences propres a l'éphémere, OU l'esthétique est aussi une éthique, voire une politique, des transformations historiques et culturelles. Une tem pete, au sens de la derniere piece de Shakespeare. La fonction de l'an n'est-elle pas de « donner corps aux choses inconnues » et d'assigner « au néant aérien (airy nothing) une demeure locale, un Nom» ? Une poétique icarienne si 1'0n veut, volée aux défis du temps. Car, derriere Ariel, sa légereté, son ombre musicale, son erre lumineux et vacillant, il ya to\ljours les risques d'une autre ombre plus tragique, celle d' OU sortent les Prospero et les Caliban.
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Avant-propos
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LIVRE PREMIER
Walter Benjamin et la raison baroque
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~.' UNE ARCHÉOLOGIE DU MODERNE
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L'espace L'espace L'espace L'espace
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angélique : Angelus novus . baroque : le Trauerspielou l' allégorie cornrne origine . baudelairien : un baroque rnoderne . de l' écriture ..
34
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LES ARCANES DU FÉMININ
••••• .. •••
L'utopie eatastrophiste L'utopie anthropologique L'utopie transgressive
:
65
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68
78
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. .. .
LIVRE SECOND
La folie du voir. De l'esthétique baroque LA SCtNE DU VOIR
•••••• .. •·•
LE TRAVAlL DU REGARD
LA VOYURE OU L'CEIL l. Ha!
Forster,
The Return 01the Real,
Cambridge, Londres, MIT Press,
1996.
DU FANTASME
T ableau l............................................... T ableau 2
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La folie du voir
LA LONGUE-VUE
!L MJRABJIE,
RHÉTORICIENNE.
JI FURORE..•.•..•..•. ..•...•...•.•...
La longue-vue aristotélicienne....................................................
152
Jl mirabile, ilfurore....................................................................
161
LA LONGUE-VUE RHÉTORICIENNE.
ESTHÉTIQUE ET FIGURES DU RIEN •••••••••••••
DANS LA MEME COLLECTION
149
173
Jean-Franc;:ois Lyotard Instructions paiennes
David Cooper
LIVRE TRüISIEME
Qui sont les dissidents
Une esthétique du virtud
Jean Baudrillard DES ALLÉGORIES INDIFFÉRENTES
193
L'IMAGE-CRISTAL DU MODERNISME
203
Le cristal de l'événement............................................................ Les cristaux de temps Les cristaux baroques de l' inflexion
L'Effit Beaubourg
Pierre-Jakez Hélias Lettres de Bretagne
211 215 219
Jean-Marie Touratier TV
225
Sens et Non-Sens de I'histoire
229 232
Jean-Marie Touratier
236 240 245 248 251 257
On est tous dans le brouillard
Vercors ESTHÉTIQUE DE L'IMAGE-FLUX
Un temps machinique II. Du temps cristallin au temps virtuel III. Une nouvelle folie du voir : le plan d'immanence techno logique IV. T opologies v. Artifices et artefacts................................................................ VI. Doubles et doublures. VII. De nouvelles machines célibataires : le sexe virtuel......... VIII. Une poétique icarienne I.
Le Stéréotype
Coletre Pétonnet Collectif Stratégies de I'utopie
Alain Touraine Mort d'une gauche
Serge Doubrovsky Parcours critique
Jalil Bennani Le Corps suspect
Suzanne Roth Les Aventures au
XVJJl'
siec/e
Roselene Dousset-Leenhardt La Tete aux antipodes .:.;
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Jean Oury
Onze heures du soir a La Borde