COMMENTAIRE DE LA LETTRE D'ÉPICURE A MÉNÉCÉE Author(s): Jean Salem Reviewed work(s): Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 183, No. 3, ÉPICURE LE FORMALISME (JUILLET-SEPTEMBRE 1993), pp. 513-549 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41097054 . Accessed: 26/07/2012 13:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp
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COMMENTAIRE DE LA LETTRE D'ÉPICURE A MÉNÉCÉE
PLAN DE LA (( LETTRE A MÉNÉCÉE ))
Si la Lettreà Hérodote rassembleles « éléments» de la vérité de la Lettre à Ménécéeexpose, les 36-37 cetteLettre), § (cf. physique : il s'agitdoncd'y quantà elle,l'essentielde l'éthiqueépicurienne « les éléments» (orrons enseigner ta) nécessairespour vivrecomme il faut(§ 123)1.Ces principesde la vie heureusesontcommedes de morale: en les opposantau néantdesopinions atomes(gtqixsioC) on parviendraà contrebattre vaines(xevat8ó£a&), les idéesfausses et les craintessans fondement, qui ont aussi peu de poids et de consistanceque le vide (xsvóv)au sein duquel se meuventles atomes2. : § 122et débutdu § 123 [éd. Conche,p. 217-219]. Préambule Différer de philosopher, c'estdifférer d'êtreheureux.
1. Nous nous référeronsconstamment ici à l'édition et à la traduction de la Lettreà Ménécée qu'a données M. Marcel Conche, in Epicure. Lettreset maximes, Villers-sur-Mer,Ed. de Mégare, 1977 ; rééd. : puf, 1987. 2. G. Rodis-Lewis a pu écrire : « Tout Tépicurisme se joue avec le couple du plein et du vide » ; cf. Epicure et son école (op. cit. dans notre Bibliographie), p. 211. n° 3/1993 Revue philosophique, rp - 18
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Les § 123 à 132 vont maintenantdévelopperles différents pré. ceptes du « quadruple remède» ou télrapharmakon9 I - II n'y a rien à craindredes dieux : § 123 à 124 [éd. Conche, p. 217-219]. Depuis : « IIpcoTovjzèv tov 6eòv Ç
çáyocOcjí(§ 130). qu'à : «... tc*>Se xaxtùtoî>[xtcoXiv -
-
Epicure se livre à une classificationdes désirs (désirs naturelset désirs que le plus grand plaisirauquel nous puissions vains) ; il affirme nous l'obtenons par la cessation de toute douleur en aspirer, nous ; puis il affirmepar surcroîtque le plaisir est le souverain bien (mais, ajoute-t-il,une prudente estimationdes plaisirs et des
3. Prisesdans l'ordreI, II, IV, III, les quatrepartiesde cetteLettrecorresexactementau textede l'inscription que Diogened'Œnoanda pondent,en effet, avait faitgraver,au ne siècleapr. J.-C, surles mursd'un portiquede sa ville; cf. C. W. Chiltonéd., DiogenesŒnoandensis.Fragmenta,Teubner,1967,ainsi : OxfordUniv. Press,1971. anglaisede ces fragments que la traduction se retrouvenotamment: de la pharmacopéeépicurienne Ce compendium - dans le groupeformépar les Maximesfondamentales I à IV ; - dans la Maximefondamentale XI (cf.également: MF X) ; - chez Philodème,dans le traitéContreles [Sophistes], col. IV, 1. 10-14. » « Notonsenfinque ces quatre ingrédientsde la sagessed'EpicuresontplusieursfoisénuméréschezCicerón(en partie.: De fin.,I, xix, 62-64).
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peines doit nous faireparfoispréférercertainesdouleurs à des plaisirs modiques et généralementtrès instables : car de tels renoncementssont susceptibles,au boutdu compte,de nous procurerun plaisir plus élevé). IV - On peutatteindrele bonheur: § 130 à 132 [éd. Conche,p. 223225]. » Depuis : « Kai ty)vauTapxeiav Se àyaoòv [xéya vofxiÇofxev... (§ 130) jusqu'à la fin du § 132. -
Epicure prônel'indépendance(auxapxeta)pour le sage ; indique que pour se suffireà soi-même(i.e. : pour être indépendant), il faut savoir vivre le cœur contentde peu ; oppose (sans les nommerici) le plaisir en mouvementqui ne délivrepas l'âme de ses maux, et le plaisirstable qui, seul, caractérise l'ataraxie4; faitun éloge de la « prudence» (çpovrçtJiç), laquelle nous apprend ce qu'il faut choisiret ce qu'il faut éviter.
Conclusion: début du § 133 à la fin [éd. Conche,p. 225-227]. Le sage récapitulealors les quatre « ingrédients» du quadruple remède,en résumantainsi tout ce qui a été dit jusqu'ici. Il déclare, en effet,à Ménécée : « Conçois-tumaintenantque quelqu'un puisse être supérieurau sage, - qui a sur les dieux des opinionspieuses, [= partie I de la Lettre] - qui est toujourssans crainteà la pensée de la mort, [== partie II] - qui est arrivéà comprendrequel est le but de la nature, [= partie III] - qui sait pertinemment que le souverainbien est à notre portée et facile à se procurer...? » [= partie IV] 4. Epicure distingue,on le sait, le plaisir en mouvement du plaisir en repos (ou plaisir catastématique). « L'absence de trouble et l'absence de douleur (aT
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Puis Epicuredit quelquesmotsdes convictions fondamentales du sageau sujetde la causalitéde ce qui arrive: le sagene croitpas de la foule,il à la nécessitéuniverselle (ou destin)et, à la différence ne tientpas le hasardpourun dieu. à sondisciplede méditer toutesces chosesà part En demandant l'auteurrappelleenfinque sa philolui commeavec son semblable, sophieprétendapportertoutà la foisà l'hommela paix avec soimêmeet l'amitiéavec autrui. ÉTUDE DÉTAILLÉE DE LA « LETTRE A MÉNÉCÉE )>
: § 122et débutdu § 123. Préambule « Que nul,étantjeune,ne tardeà philosopher, ni vieux,ne se ni troptôtni trop Caril n'estpourpersonne, lassede la philosophie. tard,pourassurerla santéde l'âme.» : Pareilledéclaration appelleau moinstroiscommentaires • L'éthiqueépicurienne estune éthiqued'extrême urgence. dans le Cf.Pyth.,§ 85 : les hommes,« pristropprofondément de courantes cerclede quelqu'unedes occupations », diffèrent jouir; cf.égalementla SV 14 : « Nous sommesnés une fois,il n'est pas : toi, possiblede naîtredeuxfois,et il fautn'êtrepluspourl'éternité tu la to n'es de pas demain, ajournes joie (áva6áXXy) pourtant, qui nous chacun et de le délai la vie ; péritpar (fxeXXY)cr(x6ç) XocCpov) »5 meurtaffairé. • L'éthiqueépicuriennese présentecommeune médecinede rame. Si la philosophieréjouitd'emblée,c'est que, dans toutesles autresactivités,noussommesmalades; seulela philosophie guérit. - Cf.Porphyre, Ad Marc, 31 [= Us. 221] : « Vain est le discours 5. La tonalitépresque« pascalienne» de ce genrede formulesne doit pas outremesure: Lucrèce(cf.DRN, III, 1071-1072),puis les stoïciens surprendre - Sénèque notamment(cf. sa critiquede 1' « ajournement», de la dilatio,qui dans le traité à plus tardle tempsde la méditation, nousfaittoujoursremettre à l'époque romaineune De la brièveté de la vie,ix, 1 et passim)- développeront problématiquequi évoque bien souvent,pour le lecteurmoderne,les célèbres ». pages des Penséesconsacréesau « divertissement
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du philosophe par lequel l'homme n'est guéri d'aucune passion (7ca0oç),car de mêmeque la médecinen'est d'aucun secours(6çsXoç) si elle ne guéritpas les maladies du corps,de même aussi la philosophiesi elle ne chasse pas la passion de l'âme. » La philosophiepossède donc par privilègeune fonctionfébrifuge,antalgique,analgésique : elle est, commele dira Lucrèce,comparable à une purge du cœur6 (organe dans lequel les épicuriens localisentle principedes émotionset des fonctionsintellectuelles)7 ; ou, pour le dire de façon plus moderne,elle constitue une psychiatrie8. • L'éthiqueépicurienneproclameVinulilitéde la paideia. Epicure est hostileà la paideia, car nous ne sommespas maîtres du lendemain; on peut mouriravant d'avoir appris la stéréométrie (cf. Us. 117 ; SV 45). - La science suprêmeest l'art de vivre (ars vivendi), répète Torquatus, l'épicurien mis en scène par Cicerón dans son De finibus: aussi n'y a-t-ilpas lieu de « s'user (se conterere) comme Platon, à étudierla musique, la géométrie,l'arithmétique, l'astronomie» - toutes ces sciences impuissantesà nous donner « aucun résultatpropreà rendrela vie agréable et meilleure»9. Enjoindre de « fuir à voile déployée toute paideia »10signifie donc que le tempsdu bonheurayant toujours-déjàsonné,il n'y a pas lieu d'allongerencorele délai qui nous sépare de celui-ci.Eluder le prélude,le long entraînementque nous proposentPlaton, Aristote ou même Démocrite - tel est le sens de cette invitation à la fuite11.
6. Epicure,par ses « parolesd'or » (DUN, III, 10-12),a « purifiéles cœurs» (purgaviiperfora),déclareLucrèce(ibid.,VI, 24 ; cf. également: ibid.,V, 18 et 43). 7. La partierationnelle estdansla poitrine; la partieirrationnelle estrépartie le corps(Us. 312). dans l'agrégatconstituant 8. Le rapprochementmédecine/philosophie est d'ailleurs fréquent aux et romaine: Cicerón,puisanten l'occurrenceaux sources époqueshellénistique stoïciennes, répèteà centreprises,toutau longde ses Tusculanes,que la philosophieest la « médecinede l'âme » (animimedicina; cf.en partie.: Tuse, III, - qu'elleen la formule m, 16) et va jusqu'à écrire- pourtraduirelittéralement estcommele sédatif(ibid.,IV, xxix, 62 : continet autemomnem sedationem animi humanain conspectu posila natura). 9. Cicerón,De fin.,I, xxi, 72. 10. D. L., X, 6 : TOXiSeiav Traaav...©euys. 11. Cf.notam.Platon,Rép.,VII, 522 c-531d, où l'auteurdécritpar le menu ce « prélude» (7rpooí{xia) : la pratiquede la philosophie à tempspleinestréservée à l'âge mûr; quant au bonheurde méditeret de philosopherà son aise, il » {Rép.,VII, 540 a), passé selonPlaton,qu'à ceux « qui survivront n'appartient, la cinquantaine.
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Celuiqui ditque le tempsde philosopher n'estpas encorevenuou qu'il est passé est semblableà celuiqui dit que le tempsdu bonheurn'estpas encorevenuou qu'il n'estplus: • Différerde philosopher, c'estdifférer d'êtreheureux. La philosophieest « une activité (èvépyeta)qui, par des discours nous procurela vie heureuse»12.- Or,déclare et des raisonnements, la SV 27 : « Dans les autres occupations,une fois qu'elles ont été menées avec peine,vient le fruit; mais, en philosophie,le plaisirva du mêmepas que la connaissance: car ce n'est pas après avoir appris que l'on jouit du fruit,mais apprendreet jouir vont ensemble.» • Qu'est-ceque ce « bonheur» (euSatfxovia) dont parle Epicure ? Une premièreréponsepeut être fourniepar la longue chaîne de synonymesque voici : bonheur= souverainbien = bien = but de la nature = absence de souffrances corporelles(« aponie ») et de troubles de l'âme (« ataraxie »)18= plaisir14. et le jeuneet le vieux,celui-cipourque, De sorteque ontà philosopher de ce qui a été,celui-là il soitjeuneen bienspar la gratitude vieillissant, pourque,jeune,il soiten mêmetempsun ancienparsonabsencede crainte de l'avenir: • Au vieil hommela philosophieépicurienneenseignela réminiscence affective. La pratique de la réminiscenceaffective,la « recordationdes jeunesses passées » pour parler avec l'auteur des Essais15,constitue un aspect important(et, toutefois,assez méconnu) de la sagesse épicurienne.Elle se fondesur le postulat suivant : avoir du plaisir, c'est se préparerà jouir pour toute la vie16. Elle présuppose,notons-leen passant : - la perpétuelledisponibilitédu souvenirplaisant ; - la véritépsychologiquede l'affirmation selon laquelle se ressouvenir d'un plaisir constitue encore un plaisir, le corps fût-il tenaillédans le mêmetempspar les plus violentesdouleurs17! 12. Sextus Empiricus,Adv.math.,XI, 169 [= Us. 2191. 13. Cf. plus bas : Mén., § 131. 14. Cf. ibid. 15. M. de Montaigne, ; Paris,puf,3e éd., Essais, III, v (éd. Villey-Saulnier) 1978,t. II, p. 841. 16. Textesessentielsà cet égard: Cicerón,Tuse, III, xvi, 35 sq., et De fin., II, xxxii, 104; Plutarque,ContraEpie, beat (traitéassez court,disponible,en en anglais,dans le t. XIV des Moralia de Plutarqueéditéspar la particulier, ClassicalLoeb Library). 17. Aprèstout,selonDante,« il n'existepointde plusgrandepeineque de se dansl'adversitél'époqueoù l'on étaitheureux» (La DivineComédie; remémorer
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Elle présuppose,autrementdit,un certainoptimismenaturaliste d'une gra(qui perce dans la mentiond'une x*?^ T&v YeY0V^TC0V» titude du sage envers ce qui est advenu) : le plaisir étant l'état normalde l'animal humain,il paraît naturelque la douleur- signe de quelque dysfonctionnement provisoiredans notrecorps ou dans notreâme - ait moinsde pesanteurque lui. • Le vieillardpossèdeen sûretéses bienspassés. - Pour le sage, « le cours des biens passés n'est pas perdu »18. Qui n'a pas laissé « couler » les plaisirsentreses doigts a su goûter l'instantqui passe, sans se projeter(tout au contrairede l'insensé) au-devant de lui-même; cf. S V 19 : « Le vieux oublieux du bien passé est dans l'état de quelqu'un qui est né aujourd'hui.» - Le (sage) vieillard n'est pas seulementheureux,mais bienheureux((xaxaptoç).Le jeune, à la fleurde l'âge, est souventexposé aux caprices du sort (tú^v)).- Cf. SV 17 : « Ce n'est pas le jeune qui est bienheureux,mais le vieux qui a bien vécu : car le jeune, plein de vigueur,erre,l'espritégaré par le sort; tandis que le vieux, dans la vieillessecomme dans un port,a ancré ceux des biens qu'il avait auparavantespérésdans l'incertitude,les ayant misà l'abri par le moyen sûr de la gratitude.» Notonsque ce qui constitueun lieu communen logique (à savoir que ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été) peut égalementfonder une sagessepratique : qui a vécu en suivantla nature19, a irrémédiablementsu goûteraux joies de cette vie. Rien n'est plus en lieu sûr que le plaisirqu'on a su prendre(cf. SV 55). Parce que sa volonté, ainsi que le temps,ont retranchéde son passé les anciennesdouleurs, le sage, écrit Guyau, n'éprouvepas enversce passé « un sentiment négatifet passif,mais un véritablesentiment(positif)de reconnaissance »20. Il sait user de sa mémoire comme d'une réserve de bonheur. Enfer,chant V, 121, trad. A. Masseron; Paris, Albin Michel [1947],rééd. : 1960,p. 92). - Cf.,à l'inverse,Epicure,écrivantà Idoménée(un disciple): les souffrances ontété«contrebalancées corporelles que je viensd'endurer (àvriirapeTánreTo)par la joie que j'éprouvaisen mon âme en me rappelantnos discussions» (D. L., X, 22 = Us. 138).Ainsinoussuffit-il de ne pas toujourssouffrir : la douleur,si elleadvient,seracertesendurée,mais,dans le calculdu bonheur,il y aura toujoursun déséquilibreen faveurdu plaisir. 18. Cicerón,De fin.,II, xxxn, 104 : bonapraeterita noneffluere sapienti. 19. Il faut,dira Lucrèce,écouterce que « crie» (littéralement : ce qu'aboie) la nature; cf. DRN, II, 17 : naturamlatrare. Cf. égalementla MF XXV d'Epicure. 20. J.-M.Guyau,La moraled'Epicureetses rapports aveclesdoctrines contemporaines , Paris,1878,p. 98.
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- Quant au jeune homme (sage), il échappe à la crainte de D'une part, savoir se l'avenir (cf. ... tyjvá(po6tavtcov (jlsXXóvtcov). bornerà la recherchedu nécessairenous faitégaler Zeus en bonheur (cf. la fin de la Lettre,au § 135, et, surtout,la SV S3). D'autre part, et ce point-ciest essentiel: la conditiondu sage hellénistique ; il est paré (épicuriencomme stoïcien) est censémentirréversible21 pour tous les coups ; pour le dire presque argotiquement: le sage d'Epicure est blindé,immunisécontreles malheurséventuels. le bonheur, surce qui procure Il fautdoncméditer puisque,lui présent, nousavonstout,etlui absent,nousfaisonstoutpourl'avoir: • C'est là une déclarationconformeà la définitionclassique du souverainbien,telle qu'on la trouvedéjà chez Aristote(Elh. Nie, I, 7, 1097 6 1:« Nous le [= le bien souverain] cherchonstoujours pour lui-même,et jamais pour autre chose ») ; telle qu'on la retrouvera, plus tard, égalementchez Cicerón (cf. De fin., I, ix, 29 : le souverainbien « doit êtretel que tous les autresse rapportentà lui et que lui ne se rapporteà riend'autre »). mets-les en praCe que je te conseillaissanscesse,cesenseignements-là, : dubien-vivre encomprenant que cesontlà leséléments tiqueet médite-les, • 7upaTTe: « mets-lesen pratique », traduit Conche ; il y a, en dans la philosophiehellénistiqueune constante invite à leitmotiv, le direau faire,à accorderles actes aux paroles.- Voyez, conformer un peu plus loin (§ 127, début), le passage dans lequel Epicure critique (sans le nommer)Théognis : « Si quelqu'un estimeque la vie lui est à charge,que ne se suicide-t-ilpas sur-le-champ! » • (jLsXéxa(« médite-les») : c'est la deuxième occurrencede ce du verbe ; cf. également: le (zeXéxadu § 135, ainsi que le fjisXenqv 126. § Ce dernierverbe appelle deux remarques: - Il fautreleverl'importancedu rôle que tientla mémorisation dans l'enseignementd'Epicure (les Lettresqui nous sont parvenues se présententtrès explicitementcomme autant de digestes,à'épitomès,de résumésrécapitulatifs; les MF (= Maximes fondamentales) étaientapprisespar cœurpar les discipleset constituaientune sorte de vademécumsapiential du parfait épicurien; à la fin du 21. D. L., X, 117 : « Celui qui est une foisdevenusage ne peut plus entrerdans la dispositioncontraire,pas mêmela feindrede proposdélibéré» (trad. p. 93 [= Us. Conche,in Epicure.Lettreset maximes,op. cit.en Bibliographie, 222 a]).
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- dans lequel il venait de traiterde livreXXVIII du Ilept çtiorecoç relatives au langage - , Epicure déclaquestions épistémologiques rait sans ambages aux disciples : « Quant à vous, tâchez dix mille fois de confierà votre mémoirece que moi-mêmeet Métrodore venons juste de dire »22; etc.). - Mémorisationou méditation: dans une philosophieatomistique,tout,absolumenttout,doit êtrepenséen termesde fluxmatériels. En l'occurrence,méditer,ce sera, comme dira Lucrèce, se « repaître» des « paroles d'or » d'Epicure28,s'imprégnerdes simulacresémanantdes ouvragesdu maîtreou bien des fluxde particules sonoreséchangésdans la conversationavec les amis : ce sera donc, modifierla compositionatomique de notreâme. nécessairement, • aroi/eia tou xaX&ç Çtjv: certes,Epicure n'emploie pas axoilorsqu'il parle des Xeïoc,mais plutôt l'expression: axofia GToi/elcf-, élémentspremiersqui constituentla trame de toute chose24.En nullemententre outre,les « éléments» de la sagesse n'entretiennent eux le rapport purementexterne qu'entretiennententre eux les atomes physiques(cf. Mén., § 132, et MF V). - II est, néanmoins, tentant d'opposer terme à terme : 1. Ces « élémentsdu bien-vivre» au videdes opinionsvaines ; 2. Les élémentspleins dont nous entretientla physique au vide dans lequel ils se meuventéternellement. I - II n'y a rienà craindredes dieux Depuis : « En premierlieu, regardantle dieu comme un vivant incorruptibleet bienheureux...» (§ 123) jusqu'à «... considérant commeétrangertout ce qui n'est pas tel » (§ 124). En premier le dieu commeun vivantincorruptible et lieu,regardant bienheureux... : • h1indéniableparadoxe que paraît enfermerle concept d'une théologiematérialistene doit point nous faire croire à un Epicure 22. Cf. D. Sedley éd., Epicurus. On nature book XXVIII (frag. 13, col. XIII, 2-6 sup.), in Bolletino del centrointernazionaleper lo studio dei papiri ercolanesi, III, 1973, 5-83 : xai fyxetç[fx]u[pi]axi[ç ixvr)(jto]veóe[i](jL 7u[etpa](i6eTà è|ioi -re xai M7)Tp[o]8<Ì>pcùi Tolas v[eco
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donnantle change, à un « philosopheau masque » qui n'aurait dissertésur les dieux que pour des raisons de simpleprudence25: Epicure,écritson discipleromainPhilodème [iersiècle av. J.-C], disait que le sage « donnera des marques d'adoration aux dieux »26. • Les corps des êtresdivins sont anthropomorphes, car ceux-ci, « la assurément forme d'après Velleius, possèdent qui est la plus belle de toutes »27. • Les dieux sontfaitsd'atomes: ils sontincorruptibles, donc impérissables,donc immortels.Ce sont, autrementdit, les plus beaux produitsdu hasard : outre que leurs paisibles demeures(trèscertainementextramondaines28) ne sont pointébranléespar les vents29,les dieux jouissent sur nous de cet avantage que l'inévitableusure de en leur corps est compenséepar un constantréapprovisionnement substance matérielle80. • Leur vie est la plus heureuseque l'on puisse imaginer(cf.Cicéron,De nal. deor,I, xix, 51). - La fonctionde ces dieux,dans un tel système de pensée, c'est de nous fournirun indispensablemodèle du bonheur.
25. Ce futlà la thèse(manifestement erronée)défenduepar F. A. Lange,dans sa grandeHistoiredu matérialisme (trad. Pommerol),Paris, Reinwald,1877, t. I, p. 93. 26. Philodème,Ilepl eùae6eiocç, VHS, II, 108 ; p. 126 Gomp.[= Us. 12]. 27. Cicerón,De nat. deor.,I, xvin, 48. - Rappelons,pour mémoire,que certainstextesassez complexes(la scoliede la MF I et Gic, De nat.deor.,I, xix, 49) ontsuscitémaintesdiscussionssurla naturede ces dieuxd'Epicure.- Scott [1883],puis Giussani[1896] ont soutenuque, selonle philosophedu Jardin,la naturedivineconsistaiten uneeTSoçcomposéed'atomestranshumants, toujours nouveaux,cédantsans cesseleurplace à d'autresatomesprovenantde l'univers infini.La naturedivinese réduiraità une successiond'images,« commed'une cascade,écrivaitGiussani,on peutdirequ'elle est une successionde cascades ». - En réalité,mêmes'ils sontdifférents des objets solidesde l'expériencecourante(axspéfjLvta), les dieuxépicuriensont une sortede consistance, laquelleest selon perceptiblepar l'esprit,plutôtque par les sens - une tcuxvottjç votqttîj, l'expressionde Philodème- , de mêmequ'ils ont« quelquechosequi ressembleà un corps» et à du sang,xoct* ávaXoyíavti acofxa,quasi corpus,quasi sanguis... (Cicerón,De nat.deor.,I, xvin, 49). Ce ne sontdoncpas de pursectoplasmes. 28. Cf. Us. 359 [= Hippolyte,Philosophoumenon, 22, 3] : le philosophedu » ((¿sTOcxóafxioc) ces espaces dans Jardinaurait lui-mêmeappelé « intermondes lesquelsséjournentses dieux. 29. Lucr.,DRN, III, 19-22. 30. Cettesuppediiatio(Lucr.,DRN, V, 1175-1176,et Cicerón,De nat.deor., des dieux (cf. Hér., § 48, où l'on nous I, xxxix, 109), c'est ravTava7rXTjpû>atç » d'atomesenvironnants, assimilation par parlede 1*« assimilation compensatoire reslaquelle les pertesdes corpscomposéssont plus ou moinscomplètement taurées).
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Commentconcevoirle bonheur? - On n'a de notion (= de prénotion,de prolepsis) que de ce qui existe déjà81. Le bonheur existe déjà, et c'est celui des dieux. Les images des dieux nous donnent,par conséquent,les prolepseisnécessairesà notretentativede les imiter. ... conformément à la notioncommune du dieu...: • La « notion » (ou : « prénotion» ; on traduisaitnaguère par : « anticipation»), la 7rp6X7)^i<; en un mot, est Yun des quatrecritères de la véritéselon les épicuriens(cf. à ce propos,J. Brun, Uépicurisme, Paris, puf, 1959, p. 42-45). • La prénotiondonne le tupos, le scheme qui me permet de reconnaîtreque je vois un vrai hommeou un vrai cheval (cf. D. L., X, 33). • « Quelle est dans tout le genrehumain la nation,quelle est la race qui sans avoir reçu aucun enseignement,n'a pas, par avance, une certaine idée des dieux (quod non habeatsine doctrinaanticipalionemquandamdeorum)? », demande l'épicurienVelleius dans le De natura deorum. C'est, poursuit-il,ce qu'Epicure appelle c'est-à-direla représentationprécédemmentacquise d'un 7cp6XY)^iç, objet, représentationà défaut de laquelle on ne pourraitle concevoir, ni entreprendreaucune recherche le concernant, ni en discuter82. ... tracéeen nous... : • Les simulacresdes dieux passent à traversles poresdu corpset vont impressionner l'âme (au sens strict). Ainsi, la nature en a-t-elle « impriméla notion dans toutes les âmes »88: en même temps qu'elle y a déposé la « représentationdes dieux » ([deorum] informatio),elle y a « gravé » du même coup (insculpsitin mentibus)l'universellecroyanceen leur bonheuret en leur immortalité84.
31. Ceci est un dogmeconstantdans l'épicurisme: voyezLucrèce,DRN, V, 181 et passim(commentles dieuxeussent-ils pu créernotremonde,alorsqu'ils n'en avaientpas Vexemplum, c'est-à-direle modèle?) ; cf. égalementibid.,IV, 823-857,et V, 1047-1048. 32. Cicerón.De nal. deor..I. xvi. 43. 33. Ibid., I, xvi, 43 : in omniumanimis eorumnotionem inpressisset ipsa natura. 34. Ibid., I, xvii, 45.
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... ne lui attribueriend'opposéà sonincorruptibilité nid'incompatible avecsa béatitude; maistoutce qui estcapablede lui conserver la béatitude avecl'incorruptibilité, pensequ'il le possède: GommeTécriraLucrèce : « Exempte de toute douleur,exempte de tout danger, forte d'elle-même et de ses propres ressources, n'ayant nul besoin de notreaide, [la naturedes dieux] n'est ni attachée par des bienfaits,ni touchéepar la colère» (DRN, I, 47-49). La conditiondes dieux est donc l'ataraxie (pax) parfaite.Et ils sont trop épicurienspour jamais désirers'occuper de ce monde. la connaissance Carles dieuxsont: en effet qu'onen a estévidente: • Puisque les dieux nous apparaissent,ils sont. « Epicure, écrivait Bréhier,n'a jamais nié l'existence des dieux ; ce serait nier l'évidence. »36 • Epicure paraît avoir été le premierphilosophe qui ait ainsi invoqué Yuniversalitéde la croyancedes hommes en l'existence d'êtresimmortelset bienheureuxpour tâcherde retirerde ce fondement tout subjectifune certitudethéologiqueobjective. Cotta, qui faitofficede porte-parolede Ciceróndans le traitéDe naturadeorum, faitobserver,non sans quelque apparence de raison,qu'un tel argument paraît cependant assez faible : Velleius (l'épicurien) sait-il donc s'il n'existepas de nationsassez sauvages pourque leuréchappe jusqu'au moindresoupçonde l'existencedes dieux ? Et n'y aurait-il jamais eu d'athées qui, à l'instarde Diagoras de Mélos ou de Théodore de Cyrène,nièrentouvertementles dieux86? Maisils ne sontpas telsque la foulese les représente ; car la foulene gardepas intactela notionqu'elleen a : • Si les mortelss'en tenaientstrictementau contenu représentatifde la prénotion,s'ils ne souscrivaientpas en masse au prosdoxade la religiondémotique,« toute crainteaurait été chassée zoménon91 au sujet du pouvoiret de la colèredes dieux »M. • La religionrattacheles dieux et les phénomènesastronomiques. Car la considérationdes astres,ces « phalènes des cieux » (moth-like 35. E. Bréhier,Histoire de la philosophie,Paris, puf, 8« éd., 1967, t. I, fase. 2, p. 313. 36. Cicerón, De nat. deor., I, xxni, 62. 37. Cf. Epicure, Her., § 50 : « Le faux et Terreurrésident toujours dans ce èv Tq>Tupooqui est ajouté par l'opinion » [Tò 8è <]>eu$oçxal tò SnQ{jLapTY)[xévov aoÇaÇouévttasí èaxiv]. 38. Cicerón,De nal. deor.tI, xvn, 45.
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stars) - ainsi que Yeats les a appelés - est mère de l'étonnement et d'un émerveillementfortpropicesà engendrerle troubleen nos âmes89. • Gravedifficulté, cependant: la théologieépicurienneprendappui sur un consensus,dans lequel sont présents,selon elle, certains élémentsde la pure notion de la divinité; mais elle se fonde,en mêmetemps,surun autrecritère,dans la mesureoù Ton doit écarter certains éléments (bienveillance, malveillance, pouvoir d'interventiondans le monde,etc.) qui paraissentpourtantse superposer universellementà la prolepsis. L'impien'estpas celuiqui rejetteles dieuxde la foule,maisceluiqui attacheaux dieuxles opinionsde la foule: • Cette belle et audacieuse formulene peut pas ne pas être rapprochéedu vers I, 101, de Lucrèce, lequel vient ponctuerle sinistre tableau du sacrificed'Iphigénie40: Tanlum religiopotuii suadere malorum! [= « Tant la religionput conseillerde crimes! »]. - La charge,cependant,sera bien plus violenteencorechez Lucrèce. • La vraie piété n'est autre que la sagesse par laquelle nous pouvonsregardertoute chose d'un espritque rienne trouble(Lucr., DRN, V, 1203 : pacata posse omnia menteluerï). Carce ne sontpas des prénotions faussesque les maisdesprésomptions de la fouleau sujetdesdieux: assertions II convient de bien prendreen compte cette opposition de la avec I'utcoXy^iç- équivalent de la 8ó£oc(cf. D. L., X, 7tpóXY)i¡Hc Chez Aristote aussi, ce termeest souventsynonymede 8o£a. 34). A partirde là viennent des dieuxles plusgrandsdommages et les plus grandsavantages: II ne faut bien sûr pas prendreà la lettreune telle déclaration. - Si le sage offredes sacrificesaux dieux, il ne prétendnullement flatterpar là leur bienveillance,pas plus qu'il ne croit s'épargner leur colère : il accomplitseulement« une chose qui donne confiance et qui est vue avec plaisir»41. 39. Cf.notam.: Platon,Epinomis,983 c. 40. Sacrifiéepar son proprepère,Agamemnon, afinque soientobtenuspour la flotte des ventsfavorables à l'expéditionque lesGrecspréparaient contreTroie. 41. PapyrusOxyrinchos 215, p. 886 Diels [1916]; ce textea été en partie traduitin A.-J.Festugière,Epicureet ses dieux,Paris, puf, 1946; rééd. 1968, p. 99-100.
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Inversement,la vie de l'insensé, particulièrementde celui qui commetl'injustice,conduitcelui-ciaux terreursinspiréespar la peur de l'au-delà et les châtimentsd'outre-tombe(cf. Lucr., DRN, III, 1023 : « C'est ici-bas que la vie des sots devientun véritableenfer» ; cf. également,la Sentencevaticane65)**. à leurspropres leurs ils accueillent vertus, Car,adonnéscontinuellement considérant commeétranger toutce qui n'estpas tel : semblables, • « Crois-tuque les dieux puissent te faire du tort? demande l'auteur [Zenon de Sidon ?] du Papyrus Oxyrinchos215. N'est-ce pas là, de toute évidence,les rapetisser? »43 • toùç ofzoiouçaTcoSe^ovTai: pour ce qui est de nous, prendre les dieux pour modèle,c'est souhaiterleur devenirsemblable,et être ainsi admis dans leur société.Et se tournervers eux n'est pas autre chose que prier.- Cf. Philodème : « C'est le propre de la sagesse de prier,non parce que les dieux se fâcheraientsi nous ne le faisions pas, mais en vertu de l'idée que nous avions de leur nature comme l'emportantsurnous en puissanceet en excellence» (ITepleôaeSeiaç, VH2, ii, p. 128, 5 Gomp. = Us. 13). • Ce passage doit, bien sûr, être rapprochéde la finde la Lettre : c'est déjà la thématique de (cf. au § 135 : ¿>ç8soç èv àvopcoTcoiç) très nettement ici. affleure 0eco rofjioicoatç qui II - //n'y a rienà craindrede la mort: § 124 à 127. Depuis : « Habitue-toià penserque la mortn'est rienpar rapport nous... » (§ 124) jusqu'à : « ... ni n'en désespérionscomme devant absolumentne pas être » (§ 127). nous: toià penserquela mortn'estrienparrapport HabitueCO Oavocxoç (ou bien : oùoèv)7upoç^[xàç : on remarquera (X7]8sv que cette formule,plus que célèbre, revient à trois reprisesdans les § 124-125. Les sens multiplesde la prépositionizpàç déterminentd'emblée une disparitéfoncièredans les traductionsqu'on a pu donnerde la formuleen question. Cette préposition,lorsqu'elle gouvernel'accu42. On noteradorénavant: SV 65. 43. Ibid., p. 99-100.
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vers le jour, à sauf, peut aussi bien signifier « vers » (rcpòc7)[xép
Rép., 470 a], l'amitié,la bienveillanceenversquelqu'un); « du point de vue de » (7upoçtoùç Çévouç,du point de vue des étrangers); ou bien encore « par comparaison avec », « en proportion de », « en rapport avec » (xpíveivtivoc7rp6çtlvoc [Plat., Prot., 327 d], juger quelqu'un
par comparaisonavec quelqu'un).
• Certains,et ils constituentla majorité,ont donc rendu : '0 Oocvoctoç TcpoçY)|xàçpar la formule: La mortn'est rien pour (XY]6èv nous. Mais ce « pour », parce qu'il paraît traduireun datifque le grec ne comportepas, infléchitquelque peu le texteoriginal,au pointque celui-ciparaît désormaissignifier- outre que la mortest néant que la continuelleimaginationde la mortne nous apporte rien de bon. Somme toute,en traduisantla formulede la sorte,c'est l'utilitarismed'Epicure que l'on met implicitementen avant : parce que la pensée de la mortne susciteaucune affection (ni de douleur,ni de chez intérêt à tâcherde s'en le on aucun ne trouverait plaisir) sage, faireune idée. « Epicure et Lucrèce,écritBayle en ce sens,supposent que la mortest une chose qui ne nous concernepas, età laquellenous n'avons aucun intérêt.»44Parmi les traducteursfrançais,Hamelin, Solovine et Robin notammentont choisi d'adopter ce parti45. • Une deuxièmesérie de traductionsréunitceux des interprètes qui paraissentavoir jugé primordialde faireplus particulièrement ressortirle nominalismed'Epicure. On lira alors, pour ne citer que la traductionde Marcel Conche : « La mortn'est rienpar rapportà nous. » S'il est vrai qu'une telle transcription, plus encore que les tend à accentuer précédentes, peut-être quelque peu la tonalitépersde la formule la mort, après tout, en soi, peciiviste originale (car n'est rien non plus), elle a le méritede faireressortir,pour parler commeSantayana, le faitque « craindrela mort,c'est selonEpicure, craindreun mot»46. 44. P. Bayle, Dictionnairehistoriqueet critique[1697], Genève, Slatkine Reprints,1969,art.« Lucrèce», t. IX. p. 527-528. 45. Cf. respectivement Revuede métaphysique et de morale,XVIII, 1910, p. 397-440(= trad. O. Hamelin); Epicure.Doctrineset maximes,Paris, Hermann,1965,p. 98 (= trad.M. Solovine[1925]); Lucrèce.De la nature.Commentaire,1. MI, p. cviii, Paris,Les Belles Lettres,1962 (= trad. L. Robin [1925] des troislettresd'Epicure,précédantle Commentaire du poèmede Lucrèce). 46. Cf. G. Santayana,Threephilosophical poets,Cambridge,HarvardUnia statethatexcludesexperience. versityPress,1947,p. 51 : Deathis bydefinition If youfearit,youfeara word.
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• Une troisièmemanièrede restituerla pensée d'Epicure consisterait, enfin,à traduire 'O Oocvoctoç [irfibjnpbç y¡[ioic- comme Lucrèce le faitlui-mêmedans le second hémistichedu vers III, 830 de son poème - par une tournureéquivalant à : « La mortne nous touche en rien. >>47 C'est alors, dans ce troisièmecas, sur le sensualismedu philosophe du Jardinqu'on insistesans doute le plus : car « ce que veut direEpicure, commel'écritDomenico Pesce, c'est que la mortn'est jamais une expériencequi s'offreà un particulier,mais seulementun événement auquel nous pouvons assister»48.A propos du néant, Voltaire déclaraità Mme Du Deftand: je croisbienque nous en tâterons; durant le temps de la vie, affirmele fondateurdu Jardin,jamais nous n'avons la moindrecommunicationau non-être,jamais il ne nous est donné de « tâter » du néant. ... car toutbien- et toutmal- est dansla sensation: orla mortest privationde sensation: La mortconsistantdans la privationde la sensibilité,la crainte de la mortest une craintesans objet. - On remarquera,au passage, que la notiond'âme spirituellen'est mêmepas critiquée: elle n'a pas de sens. Ceux qui disent que l'âme est un incorporel(Platon et Aristote,notamment)parlent,en effet,pour ne riendire. Par suitela droiteconnaissance que la mortn'estrienpar rapportà de la vie,nonen ajoutantuntemps mortelle nous,rendjoyeusela condition : maisen ôtantle désirde l'immortalité infini, oùoèvrcpòcy)(x£ç, • C'est la connaissancede ce que *O OavocToç « la cupidité de nous ôte de la à Plutarque, façon qui, pour parler de tous les véhément et le ancien le est être plus plus qui toujours désirs »49,qui nous libère,autrementdit, de ce poihos (cf. § 124 : de ce désir mêlé de nostalgie, qui aiguiló TvjçáOavocGÍac 7TÓ6O«;), l'insensé. interminablement lonne et fait souffrir hilum.- C'est ce partiqui paraît 47. Cf.DRN, III, 830 : ... nequepertinet de T. Stork,lequelintitulecommesuitsonétudedes versIII, avoirla préférence uns nicht; cf.T. Stork,Nil igiturmorsest 830-869de Lucrèce: Der Tod berührt ad nos...,Bonn,Habelt,1970,p. 25. - Les Allemandsrendentgénéralement par la tournure: der Tod gehtuns nichtsan la formuled'Epicurelui-même; ainsi 1949), tout comme procèdeO. Gigon{Epikur,p. 45, Zürich,Artemis-Verlag, derPhilosophie überGeschichte l'avait faitG. W. F. Hegeldans ses Vorlesungen de la philosophie), SuhrkampVerlag,t. Il, p. 331. (= LeçonssurVhistoire
48. D. Pesce, Saggio su Epicuro, Bari, Laterza, 1VJ74, p. bl. 49. Plutarque, Contra Epic, beat., 1104 e : ò tcóooctou etvai, ttävtcovspWTCOV &v xal (xéy«JTOç. 7rpea6UTaTOç
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• Pour mieux comprendreen quoi cette connaissancepeut être dite « libératrice», voyez la MF XIX : « Le tempsinfinicontientun plaisir égal à celui du temps limité,si de ce plaisir on mesure les limites par la raison » ; ainsi que le fameux versamuribidem de Lucrèce (DRN, III, 1080 : « Toujours nous tournonsdans le même cercle»). Pour qui a faitle tourdes plaisirsque la vie peut offrir, un supplémentde temps,jamais, ne procureraun surcroîtde plaisir. • N.B. - La craintede la mort,qui n'est autre que le « revers» du vain désir d'éternité,sera décrite dans le poème de Lucrèce comme le prototypede toutes les autres passions humaines (on brigue,on tue, on pille, poussé par ce désir),voire comme la cause secrètede leur psychogenèse50. Caril n'ya riende redoutable dansla vie pourqui a vraiment compris dansla non-vie : qu'il n'ya riende redoutable Comparer avec Montaigne,Essais, I, xx : « Qui a appris à mourir,il a désapprisà servir»61,- qui cite, d'ailleurs,un peu plus loin, une formuled'Epicure qu'on va rencontrerci-après68. Sot estdoncceluiqui craintla mort,nonparcequ'ilsouffrira lorsqu'elle seralà, maisparcequ'ilsouffre de ce qu'elledoitarriver. Carce dontla présencenenouscauseaucuntrouble, à l'attendre faitsouffrir pourrien: • fxdcTatoç : « sot » ; cf.plus bas ( § 126,in fine): suyjOtjç ( = « niais ») -> II est bon de se rappelerici que Lucrèce reprendraà la tradition cynico-stoïcienne plusieursprocédés originairement employés dans un genre très particulier: la diatribe.Les principaux auteurs de diatribes(notam. : Bion de Borysthène[325/255av. J.-C.]) faisaient intervenir,bien souvent, un comparse fantomatique,invariablement stupide et futile,dont les répartiessupposées leur donnaient occasion de faireles beaux espritsou de préciserleur pensée (cf. par exemple : Lucr.,DRN, III, 939, qui traitel'insenséde stultus).- II est intéressantde trouverici des termesqui relèventd'une protreptique adoptant un ton assez prochede celui qu'on vient d'indiquer. • àXX' Sti Xunel piXXcov: cf. SV 31 [= Métrodore,frag.51] : contrela mortelle-même,il n'y a pas d'abri, pas de sécuritépossibles. 50. Cf. Lucr.,DRN, III, 59-86. 51. M. de Montaigne, Essais, I, xx, op. cit.,t. I, p. 87. 52. Ibid., p. 95 : « Elle [= la mort]ne vous concerneny mortny vif; vif, parceque vous este: mort,par ce que vous n'estesplus. »
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Ainsile plusterrifiant des maux,la mort,n'estrienparrapportà nous, puisquequand noussommes,la mortn'estpas là, et, quand la mortest là, nous ne sommesplus. Elle n'est donc en rapportni avec les vivants niaveclesmorts, puisque,pourles uns,elle n'estpas, et que les autresne sontplus : • Voyez Anatole France, qui traduitavec concisionet pénétration la formule: « Je suis, elle n'est pas ; elle est, je ne suis plus. »63 - C'est que la mortest, pour nous, vivants,du côté du non-êtreet de l'intangible,du côté des opinionsvaines et de l'infinitédu vide dont parle la physique ; au lieu que les agrégatsatomiques doués de réflexion- les hommes- sont du côté de l'être,du plein,du finiet, partant,du sensible64.Quant aux morts,ils ne sontplus là pour avoir l'expérience de leur propre sort : les atomes qui les composaient sont désormais disséminés,et les êtres éphémères qu'ils avaient accidentellementconstitués par leur assemblage provisoire ont disparu en tant que tels. • « Concluons,déclaraitPierreBayle, non sans quelque apparence de discernement,que l'argumentd'Epicure et de Lucrèce n'était pas bien arrangé,et qu'il ne pouvait servirque contrela peur des peines de l'autre monde. Il y a une autre sorte de peur qu'ils devaient combattre; c'est celle de la privation des douceurs de cette vie. »" Maisla foulefuitla morttantôtcommele plusgranddes maux,tantôt commela cessationdes chosesde la vie : Sur le regret(anticipé et, partant, infondé)des biens de cette vie, voyez : Lucr.,DRN, III, 894-930.
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Celuiqui exhortele jeuneà bienvivreet le vieillardà bienmourirest niaisnonseulement à causede l'agrément de la vie, maisaussi parceque c'estunemêmeétudeque cellede bienvivreetcellede bienmourir : Le discoursépicurienconcernantla mortne recoupepas exactement,on le voit, la positionqui sera celle de Spinoza (cf. JEfA., IV, 67 : « L'hommelibrene pense à rienmoinsqu'à la mortet sa sagesse est une méditationnon de la mort,mais de la vie »6e).Pour Epicure, on doit précisémentsavoir que, lorsquej'ai, du néant,comprisqu'il n'était rien,j'en ai pensé tout ce qu'il y avait à en penser. Bienpireencoreceluiqui ditqu'il estbeau de « n'êtrepas né »,mais,« si l'onnaît,defranchir au plustôtlesportesdePHadès». Car,s'il estconvaincu de ce qu'il dit,comment se fait-ilqu'il ne quittepas la vie ? Celaesttoutà faitensonpouvoir, s'il y estfermement décidé.Maiss'il plaisante, il montre de la frivolité en des chosesqui n'encomportent pas : C'est, particulièrement, Théognis (v. 427) qui paraît visé dans ces quelques lignes.- La philosophiehellénistique,on Ta dit,n'aura de cesse de susciterchez le discipleune conformité du faireau dire : « que toutes tes actions et toutes tes paroles » (fada didaque tua) s'harmonisentet se répondent (inter se congruaniac respondeant sibi), écrira,pour sa part, Sénèque à son correspondant,Lucilius (Ep., 4, 34). - Cf. les SV 45 et 54. II fautencorese rappelerque l'avenirn'estni toutà faitnôtreni tout à faitnonnôtre,afinque nousnel'attendions pas à coupsûrcommedevant commedevantabsolument ne pas être: être,ni n'endésespérions • MvY)(xovcuTéov : notez que nous rencontrons,une fois de plus, un verbe du registremnémonique. • to fiiXXov : oöxe7üávTcoc o¿x 7){J¿T£pov car, si certaineschoses dépendentdu hasard, d'autres dépendentbel et bien de nous (cf. plus bas, § 133). III - On peut supporterla douleur: § 127 à 130. Depuis : « II faut en outre considérer...» (§ 127) jusqu'à : «...et avec le mal, inversement, commes'il était un bien » (§ 130). Il fauten outreconsidérer que, parmiles désirs,les unssontnaturels, les autresvains,et que, parmiles désirsnaturels, les unssontnécessaires, les autresnaturels seulement : • Les désirsvains sontles désirsillimités; les désirsnaturelssont bornés.- Comparezce passage avec la tripartition(revenant,à peu 56. B. Spinoza,L'Ethique,trad.R. Misrahi,Paris,puf, 1990,p. 277.
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près, au même) que propose la MF XXIX : « Des désirs,les uns sont naturelset (nécessaires, d'autres naturelset> non nécessaires, d'autres ne sont ni naturelsni nécessairesmais naissentde l'opinion vide. » - Pour nous préparerà sortirde la vie, combléscomme un vase auquel on ne pourraitplus ajouter la moindregoutte,il faut donc que nous comprenionsle néant des désirsqui n'ont pas précisémentde but assignable,pas d'objet nettementdéfini: on peut bien boire jusqu'à plus soif,mangerà satiété; mais on ne pourra jamais êtrericheà souhait,ou suffisamment glorieux(cf. SV 81). • L' illimitationdes désirs qui vont au-delà de la mesure inhérenteà la naturepeut être due : A) à une vaine tentatived'accroîtreà l'infinila satisfactiond'un dans la cuisine et désir naturel et nécessaire(ainsi les raffinements les excès de table outrepassent-ilsce que réclamele désirnaturelet nécessairede la faim); B) à une vaine tentatived'accroîtreà l'infinila satisfactiond'un désirnaturelmais non nécessaire(ainsi l'amour-passion,que Lucrèce a critiquédans des vers fortcélèbres57,« superpose»-t-ilau désir sexuel - qui est un désir naturel et non nécessaire- l'inquiète tensionqu'induit en nous la jalousie) ; C) à un désir fondéa principiosur la vaine opinion (ni l'ambition, ni la volonté de domination,ni le désir des honneurs,ni celui des richesses,ni l'appétit de gloire,ni le désirde l'immortalitén'ont le moindreobjet défini). • On doit,par-dessustout,prendregarde à ne pas commettreun lapsus (dont on trouve quelques occurrencesjusque chez des commentateurspatentés) : Epicure n'a nulle part proposé une classification des plaisirs, mais bien une classificationdes désirs. Parler d'une classificationépicuriennedes plaisirs serait,à notre avis, positivementabsurde. Ce serait,d'une part,contredireformelen effet,très clairementque « tout lementnotreLettrequi affirme, » : un bien 129 o5v yjSovt]... est Tcaaa plaisir [§ àyaOóv],au lieu que la classificationqui s'amorce oppose des désirspositifs(conformesà Ce serait, la nature) à des désirsvains et générateursde souffrances. d'autre part, affadiret dénaturerla doctrine: le politicienagité, l'affairisteou le débauché ont indéniablementressentidu plaisir (le plaisir), en goûtant respectivementau pouvoir,à l'argent ou bien est en contradiction 57. Cf.Lucr.,DRN, IV, 1058-1287.- L'amour-passion avec troisaspectsde l'éthique: avec Vautarkeia ; avec la philia; avec l'exigence du désir. de limitation
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encoreà la luxure; mais ce que prometEpicure à qui croittrouver le souverainbien de la sorte,c'est un très encombrantcortège de invariapénibleset durablesdouleurs,qui, dans de tels cas, suivent69 l'intensitéde blementle plaisiret dépassentincommensurablement celui-ci59. les autres les unsle sontpourle bonheur, Parmiles désirsnécessaires, du corps,les autrespourla vie même: pourl'absencede souffrances Les désirs (naturelset) nécessairespeuvent Tetre : a) od fxèv7cpoç sò&aifxoviav: la philosophie et Vamitiè sont Vobjetde désirsnaturelset nécessaires; sans elles, il n'est pas possible de vivre heureux.- Où l'on note que la sagesse épicuriennene se réduitpas à une vulgairehygiènede type purementiatrosophique. : on peut penserici au b) al 8è TCpoç ty]vtoo awjxaTOçáoxXTqaíav80 désirde protectionthermique(c'est-à-dire: au désir du vêtement). - Où l'on voit que les épicuriensne prônentpas la vie sauvage, à la des Cyniques,et ne nientpas que certainestechniques(en différence en quelque façonla nature. l'occurrence: le tissage) terminent il : auro to cd Se c) Çyjv s'agit de la faim et de la soif,sans npbq la satisfactiondesquellesnous ne pouvons pas vivre,car il faut que les déperditionsde notre organismeen atomes soient compensées d'une façonou d'une autre. En effet, uneétudede ces désirsqui ne fassepas fausseroutesait rapportertoutchoixet toutrefusà la santédu corpset à l'absencede troubles Car c'estpourcela de l'âme,puisquec'estlà la finde la vie bienheureuse. et de n'êtrepas troublés: que nousfaisonstout: afinde ne pas souffrir • Cf. Lucr., DRN1 II, 16-19 : « Ne voyez-vouspas ce que crie la nature? Réclame-t-elleautre chose que pour le corps l'absence de 58. Suivent - et non pas : accompagnent.Car il n'y a pas de place, dans la pensée épicurienne, pour la notion de « plaisir mélangé », c'est-à-dire mêlé, en quelque façon, de douleur. - Cf. la MF III : « La limite de la grandeurdes plaisirs est l'élimination de toute douleur ("Opoç too jieyéOouç töv •fjSovûvi' tou àXyoûvToçÛ7reÇaipeaiç).Partout où se trouve le plaisir, pendant le 7TOCVTOÇ ou Ie chagrin temps qu'il est, il n'y a pas de place pour la douleur (dcXyouv), ou les deux à la fois » ; cf. également : MF VIII. (Xi>7toÚLLsvov), 59. Epicure, rapporte Plutarque [De Tranquill, anirn., 2, 465 f = Us. 555), « pense que les hommes épris de gloire et d'ambition ne doivent pas se tenir en repos, mais suivre leur nature en prenant part à des activités publiques, car faute d'activité, ils seraient naturellementplus troublés et plus malheureux en n'obtenant point ce qu'ils désirent ». Mais, comme des effortsde ce genre sont généralement suivis des plus grandes importunités,il convient de s'en abstenir pour qui désire vivre sans trouble. 60. Mot que Sénèque {Ep.f 92, 6) traduira par quies.
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douleur, et pour l'esprit un sentiment de bien-être,dépourvu d'inquiétudeet de crainte(cura semolameluque)? » : cf. ci-dessus,ce qui a été • toútouyàp x^PtvTCotvra 7rpáTTO[xev dit au sujet du § 124, in fine. Une foiscet étatréaliséen nous,toutela tempêtede l'âme s'apaise,le vivantn'ayantplusà allercommeversquelquechosequi lui manque,ni à autrechosepar quoi rendrecompletle biende l'âmeet du corps. chercher nousavonsbesoindu plaisirquand,par suitede sa nonAlors,en effet, noussouffrons, pas,) nousn'avons
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des organes, par une loi de la nature, l'équilibre corporel étant rétabli,Tetrevivant éprouveune satisfaction.»65La coniemporanéiié de l'apparitiondu plaisirconstitutif et de la disparitionde la douleur serait ainsi la cause de ce qu'on les a si souvent confonduestoutes deux66; comme ce plaisir constitutifse produit toujoursquand la douleurdisparaît,« on comprendtrès bien, concluaitBrochard,que les interprètesd'Epicure aient pris pour équivalentes et substitué l'une à l'autre ces deux expressions: plaisiret suppressionde la douleur,indolentia»67.La concomitancede l'un et de l'autre n'empêche pas que le plaisirpositifet réel, s'il a pour conditionla suppression de la douleur,ne s'y réduitpas cependant68.« Et si l'on veut exprimerla penséed'Epicure,il ne fautpas direle plaisir estla suppression de la douleur,mais le plaisir se produittoujoursquand la douleurest supprimée. »69 - N.B. : Cette interprétationfait aujourd'hui l'unanimité. Et c'estpourquoinousdisonsque le plaisirestle principe et la finde la vie bienheureuse : • II ne sauraity avoir d'état neutreentreplaisiret douleur(on se souviendraque cettemêmequestionest discutéedans le Philèbepar Platon). - Cf. Cicerón,De fin.,I, xi, 38 : « Epicure n'a pas admis l'existenced'un certainétat qui fûtintermédiaire(mediumquiddam) entrela douleuret le plaisir,cet état même,qui semble à certains philosophesintermédiaire,étant à ses yeux, par le fait que toute douleuren est absente,non seulementun plaisirmais mêmele plaisir suprême.» • De même que le statut ontologiquedu vide n'est pas, à l'évidence,strictement symétriquede celui des atomes,la douleurest en elle aussi, un néant,une simpleperturbationdont quelque manière, 65. V. Brochard, « La théorie du plaisir d'après Epicure » [1912], in Etudes de philosophieancienne et de philosophie moderne.Paris, Vrin, 1966, p. 270. 66. Cf. Sentence Vaticane 42 : « Le mêmetempsest à la fois celui de la naissance du plus grand bien et celui de la délivrance » ('0 ccutoçXPOV°Ç xoc^ye^éaetùç 67. V. Brochard, c La théorie du plaisir d'après Epicure », loe. cit., p. 271. 68. Ibid., p. 271. 69. Ibid., p. 270-271. - Un passage du De flnibus (I, xi, 37) nous paraît pouvoir appuyer tout particulièrementl'interprétationde Brochard. Torquatus y déclare ceci : « De même en effet que, quand le manger et le boire ont chassé la faim et la soif, la seule élimination de l'état pénible suffit pour amener à sa suite le plaisir, de même, en quelque cas que ce soit, à l'éloignement de la douleur succède en effet le plaisir » (... ipsa detraciio molestiae consecutionemoffertvoluptatis,sic in omni re doloris amotio successionem efficit voluptatis).
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le départnous laisse en vacance10de tout mal. Sitôt que nous vivons selon la nature,le mal se dissipe aussitôt,il s'évanouit - il s'envole, ainsi que Lucrèce le dira joliment71. et connaCar c'estlui que nousavonsreconnucommele bienpremier de toutchoixetde toutrefus, le principe turel,c'estenluique noustrouvons en jugeanttoutbiend'aprèsl'affection et c'est à lui que nousaboutissons commecritère: • Cf. Cicerón,De fin.,I, ix, 30 : « Tout être animé [dit Epicure], dès sa naissance,recherchele plaisiret s'y complaîtcomme dans le plus grand des biens ; il déteste la douleur,comme le plus grand des maux, et, dans la mesure de ses forces,il s'éloigne d'elle » ; et ibid., I, xxxi, 71 : « Les enfantsau berceau, les bêtes muettes elles-mêmes,nous fonten quelque façonentendrequ'avec la nature pour maîtresseet pour guide il n'est aucune prospéritéqui ne soit un plaisir,aucune adversitéqui ne soit une douleur.» • L'affectionestcritèrede la vérité. DiogeneLaerce faitétat, commeon sait, de trois- disonsplutôt: de quatre - critèresde la vérité.Epicure, déclare-t-il,disait dans le Canon que « les critèresde la véritésont les sensations(aioOYjaeic), et les affections(izíQy¡).Les Epicuriens les anticipations(7rpoXY)ipsiç) y ajoutent les appréhensionsimmédiatesde la pensée ((pavToccmxat sntôokoàtt)ç Siavoiaç) » ; du reste, écrit Diogene, Epicure en parle aussi dans YEpitomèadressé à Hérodoteet dans les Maximes fondamentales1*. - qui est a) Du point de vue physique,la sensation(aïaovjaiç) la garantieunique et fondamentalede la réalité des étants73- se ramènetoujoursà quelque transfertd'atomes et, par conséquent,à un contact entrediversessubstancesmatérielles. ont été comparées b) Les anticipationsou prénotions(npokrityeiç) »74.Elles tien« de à des sortes composites photographies par Bailey nentlieu de conceptsgénérauxdans le systèmeépicurien: la prénotion résulte de la perceptionsouvent recommencéed'objets indi70. Les dieux,lit-onchez Cicerón{De nat.deor.,I, xli, 114), sontvides de touteespècede douleur(dolorevacant). 71. Cf.Lucr.,DRN, VI, 29-30 : volaret. 72. D. L., X, 31. 73. Cf. C. Bailey, The Greekatomistaand Epicurus, Oxford,Clarendon Press,1928,p. 241. - C'estlà le leitmotivdu grandouvragede Bailey: la thèse de l'infaillibilité de la sensation,répète-t-ilà l'envi, constituetheone fundamentalprinciple(p. 231), theroot-axiom (p. 238), thebaseprinciple(p. 539), etc., de tout le systèmed'Epicure. andEpicurus,op. cit.,p. 24&. 74. C. Bailey,The Greekatomists
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viduelscomportant des traitssimilaires et tientdoncsa validitédu faitqu'elle est une construction sur les senreposantdirectement sations. c) L'une ou l'autredes affections (náQy¡)- car Epicuren'en reconnaît que deux: plaisiretdouleur75 accompagnent immanquablementla sensation.Nos sensationsne nousinforment pas seulement,en effet,sur la présenced'un objet extérieurà nous,mais de plaisirou de concomitant apportentavec elles un sentiment peine. immédiates de la pensée» (çocvtomjd) Quantaux « appréhensions TtxatsmêoXaltyjçSiavoiaç)76, qui paraissentmalaiséesà définir d'aprèsles seulstextesqui noussontparvenus,ellessemblentcorà la visionmentalede certainesvéritésou réalités.Les respondre dieuxconstitueraient lesréalitésqu'onatteintà l'aide parexcellence de ce dernier critère77 et le de 62 ; § l'abrégépourHérodotesemble, en outre,porterau créditde ce mêmequatrième critère le caractère trèsévidentdesvéritésfondamentales de la physiqueatomistique78. Cet ultimecritèredevraitdonc,lui aussi,sa validitéau faitqu'il consisteen une formetrèsparticulière de la sensation79. • Plaisiret douleursont ainsi « des effetsqui manifestent la naturede la cause.Le caractère d'êtreagréableou douloureux appartientà l'être,à la nature(tyjv
dans Vélhiqueépicurienneque celui que lient la sensationdans le cadrede la physique*2.
75. D. L., X, 34 : TcáOY) Se Xéyouatvelvai Suo, yjSovtjv xal áXyYjSóva. 76. Certains auteurs ont rendu par « représentationsintuitives de la pensée » cette expression qu'Epicure utilise à plusieursreprisesdans ses Lettres(cf. notam. Hér., § 38 et 51) ainsi que dans la Maxime fondamentaleXXIV. 77. Cf. Cicerón,De nal. deor.,I, xix, 49 : docetearnesse vim et naturamdeonirn ut primumnon sensu sed mentecernantur. 78. Hér., § 62 : « Est vrai tout ce qui est vu (tò Oeiopoujievov)ou qui est saisi par une appréhension immédiate de la pensée » (xoct*èmôoXTjv XajxSavójzevovTfj Siavoia). 79. C. Bailey, The Greekalomisls and Epicurus, op. cit., p. 251-252. 80. M. Conche, Epicure. Lettreset maximes,op. cit., p. 26. - Cf. également : Lucr., DRN, IV, 649-651. 81. C. Bailey, The Greekatomistsand Epicurus, op. cit., p. 249. 82. Ibid., p. 250.
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Et parce que c'est là le bien premieret connaturel,pour cette raison aussi nous ne choisissonspas tout plaisir,mais il y a des cas où nous passons par-dessusde nombreuxplaisirs,lorsqu'il en découle pour nous un désagrément plus grand ; et nous regardonsbeaucoup de douleurs comme valant mieux que des plaisirs quand, pour nous, un plaisir plus grand suit, pour avoir souffert longtemps: • àXX' Icttiv 8ts tuoXXocç : ce genre d'évavj&ovàç U7cep6atvo[xsv
luation, ce calcul des plaisirs et des peines (encore appelé : mèlriopaihie) et les petitsrenoncementsauxquels il nous conduitne modibonne du plaisir83. fienten rienla natureintrinsèquement • xal 7i;oXXàç : c'est le xpeixTouçvojiiÇofxev áXyrjSóvacv)8ovcov mot grecxpeixrcov ( = « qui est au-dessus de », « plus avantageux ») ici Vutilitarisme foncierprésidant qui exprimetout particulièrement calcul à ce métriopathique. Toutplaisirdonc,du faitqu'il a unenatureappropriée <à la nôtre),est ne doit pas êtrechoisi; de mêmeaussi un bien : toutplaisir,cependant, toutedouleurest un mal,mais toutedouleurn'estpas tellequ'elledoive c'est par la comparaison et l'examendes toujoursêtreévitée.Cependant, avantageset des désavantagesqu'il convientde jugerde tout cela. Car avec le biencommes'il étaitun nousen usons,en certainescirconstances, commes'il étaitun bien: mal,et avecle mal,inversement, • tzolgol o5v yjSovtjStà to (póaivlxeLVofocetav áyaoóv : on comété dit a vu de ce au ci-dessus84, qu'un auteur qui déjà prendmieux, « la de déceler ait dynamitethéorique» dans cette britannique pu philosophie86. • xocOárcep 7càaa xaxóv : voilà bien une formulequi xal àXy7]8cav devraitéviterde jamais prononcerle mot « ascétisme», s'agissantde l'épicurisme.Une chose est la « pauvretéjoyeuse »86à laquelle nous invitele philosophedu Jardin,autre chose est l'imputationd'ascétisme dont on gratifieparfois abusivementEpicure : sa doctrine est, tout au contraire,foncièrementanti-ascétique. Epicure n'a jamais prôné l'abstinence sexuelle pas plus que le jeûne prolongé. en tant que telle,n'entraînejamais aucun progrès Car la souffrance, moral87.Aussi le médecindes âmes met-ilsurle mêmeplan la tension 83. Cf. une foisde plus, la MF III (in fine): « ...Partoutoù se trouvele plaisir,pendantle tempsqu'il est, il n'y a pas de place pourla douleur,ou le chagrin,ou les deux à la fois.» 84. Cf. ci-dessus,p. 532. 85. E. J. Kenney,Lucretius , Oxford,ClarendonPress,1977,p. 40. 86. Sénèque,E p., 2, 5 [= Us. 475] : honestaresestlaetapaupertas. 87. L'ascétismeest selon le Vocabulairede Lalande (Paris, puf ; 10e éd., ». 1968, p. 82), « recherchede la douleurcommeexpiationou mortification
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qui accompagnenécessairementles pratiques ascétiques et le dérèglementdes débauchés ; voyez la SV 63 : « II y a, même dans la restriction(Xs7Utott)ç), une mesure: celui qui n'en tientpas compte se trouvepeu à prèsdans la situationde celui qui s'égare par manque de limitation.» • Tfi (xévToi (7U(jL(i.eTpY)creL xal crujxçepovTCOv xai aaufxtpopcov ßXe^et...: tout plaisirn'est pas bon à prendre; quelques douleurs,si l'on veut bien considérerleurs suites, constituerontde moindres maux. Du faitde la nécessaireconsidérationdes conséquencesde nos actes, le calcul hédonistique acquiert ainsi une nouvelle forme : « Certes,écrivait Bailey, les plaisirs doivent toujours être estimés selon la quantité,mais après qu'on en aura déduit,pour ainsi dire, la quantité de douleurqui les suit. »88 IV - On peutatteindre le bonheur: § 130 à 132. Depuis : « Et nous regardonsl'indépendance...» (§ 130) jusqu'à la fin du § 132. Et nous regardons l'indépendance <à l'égarddes chosesextérieures) commeun grandbien,nonpourque absolument nousvivionsde peu,mais afinque,si nousn'avonspas beaucoup,nousnouscontentions de peu,bien persuadésque ceux-làjouissentde l'abondanceavec le plusde plaisirqui ontle moinsbesoind'elle,et que toutce qui est naturelestfacileà se proà obtenir: curer,maisce qui est vain est difficile • ocuTocpxeia : « le sage ne manque de rien », déclarait pareille» (se contentus mentle stoïcienChrysippe89 estsapiens), ; « il se suffît renchériraSénèque90.- Cf. la SV 77 d'Epicure : « Le fruitle plus grand de la suffisanceà soi-même(aurapxeia) : la liberté.» • oò%ïva toxvtcùç tolç èXiyoiçxpc&[ieTa...: on vo^» Pour ^e dire une fois de plus, que la frugalitén'est nullementrecherchéepour elle-même(# ascétisme). • toïç oXiyoiçxP^^öa -> voyez Lucrèce, DRN, V, 11171119 : « Pourtantsi l'on se gouvernaitd'après la vraie doctrine,la Cetteattitudeexistentielle consisteà loger1' « essentielde la moralité» dans le faitde « satisfaire le moinspossibleles instincts de la vie animaleou les tendances » (ibid.). naturellesde la sensibilité 88. G. Bailey,The Greekalomisisand Epicurus,op. cit..p. 490. 89. Cf.Sénèque,Ep., 9, 14 - qui parle,en l'occurrence, en son DroDrenom. 90. Ibid., 9, 13.
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plus granderichessepour l'hommeest de vivre le cœur contentde peu (vivereparceaequo animo) ; car de ce peu il n'y a jamais disette.» - Epicure,pour le direun peu autrement,a vu que les hommesont à portéetout ce qu'il faut pour être heureux. • 7C£7csia|Jiévoi .. tò 8è xevovSuarcopiaxov : voyez notamyvyiGÍux;. ment la S V 25 : « La pauvreté, mesurée à la fin de la nature, est granderichesse; la richessesans la limiteest grandepauvreté.» • xal ôtl to [xèv cf. Stobée, « Us. 23 : Grâce soit rendueà la bienheuFlorilège,XVII, [= 429] reusenaturequi a faitque les chosesnécessairessont facilesà se procurer tandis que les choses difficilesà obtenirne sont pas nécessaires » (trad. M. Solovine, Epicure. Doctrineset maximes,Paris, Hermann, 1965, p. 154). Les metssimplesdonnentunplaisirégalà celuid'unrégime somptueux, unefoissupprimée la douleurqui vientdu besoin; et du paind'orgeet de l'eau donnentle plaisirextrême, lorsqu'onles porteà sa bouchedans le besoin: • ot te Xitoî xu^0L !'(T7)V ttoXuteXslSiatTfltt]v 7]8ov7)vS7uupé: tout ceci doit être relié à la question (assez épineuse) des poucitv... poikilmala,de ces « titillations» qui, au dire des épicuriens,diversifientle plaisir,sans pouvoir l'accroîtreaucunement. N.B. - Un problèmeest posé, à cet égard, par la scholie de la MFXX1X, laquelle scholie prétendqu'Epicure définissaitcomme « naturelsmais non nécessaires[les désirs]qui varientseulementle sans supprimerla douplaisir (tocç7uoixiXXouaaç (jlovovtyjvyjSovyjv), leur,commeles nourritureschères» ; cf. M. Conche,Epicure. Lettres el maximes,op. cit.,p. 241, n. 1. - Alorsque, selon toute apparence, il eût plutôt dû rangerces désirs parmi les désirs vains et pathologiques. Selon l'interprétationtraditionnelle(celle de Bailey [1928] ou Bignone [1936]), le plaisircinétiqueest soitune jouissance antérieure au plaisir catastématique,soit un bouleversementimmotivérésulle plaisir tant d'un désirvoulantillusoirementaccroîtreou diversifier catastématique (excès de table, donjuanisme,etc.). - Carlo Diano (Scritti epicurei, Florence, Olschki, 1974, p. 37-39 et passim) a proposéune solutionqui ne manque pas de cohérence; il n'y aurait, dans l'esprit d'Epicure, possibilité de plaisir cinétique qu'après qu'on est parvenu au plaisircatastématique: « Le plaisiren mouve» (loc. cit., p. 39). Tous, ment s'identifietoujours avec le TioixiXfxa nous avons d'emblée à portée le plaisir maximal : les insensés (qui
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sontla masse)ne s'y tiennent pas ; ils ont tôt faitde porterfébrilementleursefforts versmarotteset vanitésde toutgenre.Ainsi, notons-leen passant, serait « réhabilité» le scholiaste de la MF XXIX.
• xai [xaÇaxai öScoptyjváxpoTáryjv : á7uo8tSa)atv yjSovyjv... -> « ...le plaisir extrême», c'est-à-direle maximumdu plaisir : « Du pain, de l'eau, voilà ce que la nature demande », répétera Sénèque, en citant Epicure91. -> « donnentle plaisirextrême» : autrementdit, comblentparfaitementle manque (i.e. le déficitd'atomes) que signalaiten nous tout à l'heurele désirnaturelet nécessairede la faim. L'habitudedonc de régimessimpleset non dispendieux est propreà la santé,rendl'hommeactifdansles occupations nécessaires de la parfaire vie,nousmetdansunemeilleure disposition quandnousnousapprochons, des nourritures et nousrendsanscraintedevant coûteuses, parintervalles, : la fortune • xai uyietaçècm au(i.7rX7jpcùTixóv : ce type de préoccupations, nous relever des conseils du médecin ou du qui paraissent plutôt maîtrede gymnastique,ne doivent pas surprendreoutre mesure. Lorsque Plutarque met en scène Epicure discutant au sujet de l'heure idéale de l'acte sexuel et suggérantqu'on ne s'y livre point si la digestiondoit en êtregênée,il illustrebien - par-delàles querelles d'écoles - la figuredu sage telle que se la représentaientles Anciens : guide spirituel,mais tout aussi bien hygiéniste,physiologiste,voire expert en diététique à ses heures92. • xocttolç 7roXuTeXé(it,v ex 8iaXei[Z|záTO>v 7upo
Sénèque, Ep., 25, 4 [= Us. 602]. Plutarque, Quaest. conviv.,653 f-654 b [= Us. 611. A. Körte, « Metrodori epicurei fragmenta », frag. 49 ; Neue Jahrb. für Philol., Suppl., 17, 1890, p. 529-570.
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croientcertainsqui ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leuraccord ou l'interprètent mal,maisdu fait,pourle corps,de ne pas souffrir, pour l'âme,de n'êtrepas troublée: • ou t
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du sage aura tôt faitde le détournerde certaines dence,la çpovTjcnç recherchesde détail en physique- c'est-à-diredans un domainequi constitue,aux yeux d'Epicure commeà ceux de Descartes,une partie de la philosophie). • La finde Yavant-dernièrephrase du § 132 (à partirde : oux £ç...) rappelle furieusementle libellé de la MF V. - Ce n'est point la thèse de la connexiondes vertusentreelles qui est remarquable(c'est là un lieu communde la sagesse antique et médiévale). Ce qui l'est plus, c'est leur commune ! Yéquivalenceétablie connexion avec le plaisir. - Mais attention entrela pratiquedes vertuset la poursuitedu plaisirne signifiepoint leur identité.Nous pourrionsn'être pas vertueux si la vertu ne conduisaitpas au plaisir; mais nous ne saurionsaucunementtourner le dos au plaisirsi jamais la vertuvenait à nous en détourner96. Conclusion: § 133 à la fin. Depuis : « Qui, alors, estimes-tusupérieur...» (§ 133) jusqu'à : «... l'hommevivant dans des biens immortels» (finde la lettre). Cette conclusionpeut être subdiviséeen troissous-parties: -+ 1. Rappel des 4 éléments du TSTpacpápfxaxov (= 4 premières ¿Ivonxpeíxrovatou... jusqu'à : MF) [depuis : 'Etcì tívocvofxiÇeiç
¿>ç $¡ ^póvouc y¡ttovouçïyzi fipcc/eiç...]. ->■ 2. Condition fondamentale du bonheur : n'être assujetti à rien [depuis : tJ)v 8è utcó tivcùv SsottcótivsuyaYO[AsvY)v toxvtcuv eyyeXuvTOc...jusqu'à : ... to toxXcocxptOèvopöcoO^vai Sià xaÚTyjv]. -> 3. Exhortation à méditer toutes ces choses et promesse d'un état irréversible (ataraxie) égalant le bonheur des dieux [depuis : Tucura o5v xat rà toutoiç auyyevYJ (xeXéra... jusqu'à : ... Çôv av0pco7uoç èv àOavaxotç àyaocnç]. -> 1. Tétrapharmakon Qui, alors, estimes-tu supérieurà celui qui a sur les dieux des opinions pieuses (I), qui, à l'égard de la mort,est constammentsans crainte (II), 96. Cf.Athénée,Deipn.,XII, 547 a [Us. 512] : « Je crachesurla moralitéet surles creusesadmirations qu'on lui décerne,déclaraitle philosophedu Jardin, quand celle-cine produitaucunplaisir» : la vertuest donc bienla « monnaie» du plaisir.
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qui s'estrenducomptede la finde la nature,saisissantd'unepartque la limitedesbiensestfacileà atteindre et à se procurer (III), d'autrepartque celledesmauxestou brèvedansle tempsou légèreen intensité (IV)... : • 'Etoì TÍva vo(jlîÇslçeïvai xpeiTTOvatoo... : voilà qui annonce déjà la péroraison; personne,c'est-à-direpas mêmeun dieu, ne surpasse le sage en bonheur. - Cf. également,Cicerón,De fin., I, xviii, 61 : « Parmi les insensés,il n'en est pas un qui soit heureux; parmi les sages, pas un qui ne soit heureux.» • xal to (xèvT(ovàyaOtovnépoLC, re xai coç ëcmveucru(JL7rX7)pcoTÓv : les hommes, écrit Lucrèce, « ne connaissentpas la sÒ7uópi<7Tov limite(finis) de la possessionni jusqu'où peut s'étendrele véritable plaisir »97. La sagesse d'Epicure nous enseigne le souverain bien, autrementdit « la limitede la grandeurdes plaisirs» (Ôpoçtoo jieyé; elle fixe, corollairement,des « bornes » à la 6ouç tû>v7]Sovo)v)98 crainte". • to Se Tcov xaxtov ¿>ç r¡ ^povouç r¡ tcóvoucîyzi ßpa/etc. Voyez Us. 447 [= Plutarque, De poetis audiendis, 14] : « Les grandesdouleursdurentpeu ; cellesqui durentne sontpas grandes» ; ou bien encore,Cicerón,De fin.,II, vu, 22 [toujoursà propos de la douleur] : « cruelle? courte; longue ? légère» (si gravis,brevis; si longus,levis).
-
-> 2. N'être assujetti à rien ... quise ^moque)>de ce que certains commele maîtrede tout, présentent chosessontproduites parla nécessité^, ^le destin,disant,lui,que certaines car il voit que la d'autrespar le hasard,d'autresenfinpar nous-mêmes, le hasardinstable,maisque notrevolontéest nécessitéest irresponsable, sans maître...: • ty]vSe Ó7CÓ : TivcovSecncÓTiv tcocvtcùv eîaayofxévTjv eyyeXcovTOc il n'est pas interditde penser,dans un premiertemps,tout du moins, au nécessitarismeabsolu de Diodore Cronos,le Mégarique.Epicure avait, d'ailleurs, polémiqué contre les Mégariques (cf. D. L., X, 27). - Voyez à ce sujet, Cicerón,De fato,VII, 13 : « [Diodore] dit 97. Lucr.,DUN, V, 1433-1434. 98. Epicure,MF III. 99. Cf.Lucr.,DRN, VI, 25. - Nous prenonsici la libertéde renvoyeraux p. 83-99de notreouvrageTel un dieu parmiles hommes.L'Ethiqued'Epicure (Paris,Vrin,1989),lesquellespages sontintitulées: « Fondementsphysiquesde » la théoriedes limitesdans la penséeépicurienne.
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que cela seul est possiblequi est vrai ou le deviendra; et tout ce qui arrivera,il le déclare nécessaire,et tout ce qui n'arriverapas, il le déclare impossible.» - Cf., en outre, le célèbre chap. 9, dans le traitéd'Aristote: De VInterprétation. • Sià to ty]v[xèváváyx7]vávuTCÚOovov eïvai : la nécessité est « irresponsable» (ávi>7ceú0uvov) en ceci, précisément,qu'elle ne laisse aucune place à la louange ou au blâme (cf. la suite de cette très longuephrase,ainsi que l'explicationque nous en donnonsci-après). C'est au nom du principede causalité que Lucrèce (et peut-être Epicure lui-même?) a admis la curieuse théorie de la déclinaison des atomes : rienne pouvant naîtrede rien,la libertéque nous expérimentonssans contestene peut, non plus, naîtrede rien (cf. Lucr., DRN, II, 216-293). le blâmeetsoncontraire naturellement ... et qu'à elles'attachent (mieux suivrele mythesurles dieuxque de s'asservirau destin vaudrait,en effet, les dieuxen les : car,avec l'un,se dessinel'espoirde fléchir des physiciens : maisl'autrene comporte honorant, nécessité)... qu'uneinflexible : • & xai to [xe[X7TTÒv xocìto èvavTiov7i;apaxoXou0eïv TOcpuxev C'est précisémentsur ce point que Diogene d'Œnoanda [ne siècle apr. J.-C] opposera l'enseignementde son maîtreà celui de Démocrited'Abdère [ve siècle av. J.-C] : « Si Voncroità la fatalité,toute ettoutblâmedisparaissent,et [il ne faudraplus châtier] admonestation les méchants»10°,affirmecet épicurientardif.- La nécessité des physicienssupprimela liberté,conditionde la morale : parce qu'elle elle nous ôte toute responsabilité est irresponsable,ávi)7rsú0uvo<;, dans l'action. • hzel xpSLTTOv r¡ Tf¡t&v i)v tcù nspi öecov(xu0o)xocTaxoXouOeZv SouXsúeiv: cela signifie,à la lettre, qu'il vaut (jix&v síjxap(xsvy) encoremieuxla sottereligionpopulaireque la nécessitéde Démocrite. - Autre« destin» inacceptable: celui de la théologie astrale,dont les bases ont été jetées par le dernierPlaton (cf. notam. : Lois et Epinomis). Comme l'a fortementsouligné Festugière,Epicure considéraitla religionastralecommeétant plus dangereuseencoreque les croyancesdu peuple101.Seuls subsisterontla crainteet le désespoir des mortels,si aux dieux personnelsque meten scène le vieil Homère (non sans leur prêter naïvement l'éventail complet des passions humaines),on substituel'inflexiblenécessitéqui dépend du vol de 100. Diogened'Œnoanda, frag.32 Ghilton,col. 2-3. 101. A.-J.Festugière, Epicureetses dieux,op. cit.,p. 106.- Cf.Mén., § 134. RP -
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ces blocs dans les désertscélestes.La libertén'est guèreque Yillusion du choix, Si le vouloir,jouetd'uneinvincible amorce, N'estplusqu'un vœufatalcomplicede la force102 et de Tinvisible tutelle d'un Destin marqué dans le ciel. • ó (lèv yàp èXmSa 7uapaini}
-> des foucades et autres • ouGevyàp áxáxTcocosco TipocTTexat lubies que le vulgaire se plaît à prêteraux dieux, il faut penserce que la MF I déclareau sujet de la colèreet de la bienveillancequ'on leur attribued'ordinaire: « Tout ce qui est tel est le propred'un être faible.» ... qui ne regardele hasard,ni commeun dieu,ainsi que la foulele ni considère(car rien n'est fait par un dieu d'une façondésordonnée), commeunecauseinefficace (caril necroitpas que le bienet le mal,qui font soientdonnésaux hommes la viebienheureuse, parle hasard,maispourtant de grandsbienset de grandsmaux)...: les éléments qu'il leurfournit Le hasard (tú^y)) agit d'une façon désordonnée: la déesse Fortune n'est donc qu'une chimèrede plus, forgéepar la vaine opinion (cf. ci-dessus, § 123-124). en raisonnant bienque for... qui croitqu'il vaut mieuxêtreinfortuné mal- le mieux,dansnosactions,étantde voirce qui tunéen raisonnant aussiparle hasard: estbienjugéfavorisé II y a là l'expressiond'une sagesse que Socrate n'aurait point reniée: ce n'est pas aux succès pratiques mais à la droituredu raisonnementque se mesure la supérioritédu sage sur les autres hommes(cf. par exemple : Platon, Gorgias,521 b sq.). - > 3. L'ataraxie médite-les Ces choses-là, jour donc,et cellesqui leursontapparentées, et avec qui estsemblableà toi,et jamais,ni en étatde et nuiten toi-même maistuvivrascommeun veilleniensonge,tuneserassérieusement troublé, La Justice.Sixièmeveille,in Œuvres.Poésies,1878102. Sully-Prudhomme, 1879, Paris,A. Lemerre,s. d., p. 178. - On trouve,au débutdu volumecité, en versfrançaisdu livreI du De rerumnaturade Lucrèce. la traduction
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en rienà un vivantmortel, Caril ne ressemble dieuparmiles hommes. : vivantdansdesbiensimmortels l'homme • fxsXéToc... xai vuxtoç: on peut se demandersi cela ne Y)(xépaç pas que le sageméditemêmependantle sommeil(cf.Platon, signifie diurne En toutétatde cause,la méditation Rèp.,IX, 571 b-blfya-b). de manière une dormeur aussi le sagesseassoupie: pour prédispose MF désordre intérieur de tout XVII), le sagejouitd'un (cf. exempt à l'envahissante inaccessible souverainement qui tératologie repos la peupleles nuitsdu vulgaire: voilàqui permetde mieuxentendre formule ouö' urcapoöx*övapStaTapaxOYjcrfl. xodoù8é7TOTS • 7upoç ròvôfxoiov asauroi-> est-ilnécesaeauTÒv... 7roiç : le sage, écritLucrèce,vit dans la paix la plus profonde (DRN, II, 647 : summapax). - De sansnulledifficulté dans se retrouveraient semblables comparaisons Des contradictions le corpusstoïcien.Voyezparexemple: Plutarque, XIII (in Les stoïciens, desstoïciens, Paris,Bibl. de la Pléiade,1962, 103. Cf. A.-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d'Aristoteà Panetius, Paris, Vrin, 1961, p. 98 sa. 104. G. Arrighetti,Epicuro. Opere1,Turin, Einaudi, 1960, p. xxm ; 2e éd. revue : 1973. 105. Cf. Sentence vaticane 28. 106. D. L., X, 121 [Us. 590] : xotlU7rèpcpiXourcoTèTsOWjÇeaxai[tòv aocpòv 'ETuxoúpíí)Soxeï]. 107. Cf. Sentencevaticane 23 : « Toute amitié est par elle-même désirable ; pourtant elle a eu son commencement dans l'utilité » (Ilàaa
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p. 102) : « [Chrysippe]parie ainsi dans le troisièmelivreDe la nature: "De mêmequ'il convientà Zeus de tirergloirede lui-mêmeet de sa vie, d'en être fier,et, pour ainsi dire,d'en êtreorgueilleuxet de s'en louer,car sa vie est digne de louange, cela convientaussi à tous les à Zeus" » ; ou bien gens de bien,puisqu'ils ne sont en rieninférieurs, Sénèque, Ep., 31 : « C'est cela le souverainbien. Si tu le conquiers,tu deviens un compagnondes dieux. » • èv aoavocTOLç ayaOoïç : le sage vit parmi des biens immortels, « de la natureet son explication» (cf.Lucr.,DRN, III, à la vue grâce est dite cons93 : naturaespecies ratioque).- N.B. : La
et corr.par J. Amyot; M. de Vascosun éd., 1575 [à défaut,on trouvera
et Conche; 109. Si l'on en croitla leçonadoptéeparDiano,Schmid,Arrighetti ce seraitl'amitié(et nonpoint pourBignone,Baileyet Festugière,au contraire, la sagesse)qui seraitdésignéecommetelledans cetteSentence78.
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une très bonne édition moderne,agrémentéede la traductionanglaise de ces précieux opuscules, dans la collection des Classiques Loeb, au t. XIV des Moralia de Plutarque]. Etudes et commentaires: Bailey (C), The Greekatomistiand Epicurus,Oxford,ClarendonPress,1928. Bloch (O.-R.), Etat présentdes recherchessur Pépicurismegrec,in Actes du VIIIe Congrèsde VAssociation GuillaumeBude, Paris, Les Belles Lettres,1970, p. 93-138. Brun (J.), L'épicurisme,Paris, puf (« Que sais-je ? »), 1959. Ed. de Mégare, Conche (M.), Epicure. Lettreset maximes,Villers-sur-Mer, 1977 ; rééd. puf, 1987. Rodis-Lewis(G.), Epicure etson école,Paris, Gallimard(« Idées »), 1975. Salem (J.), Tel un dieu parmi les hommes.L'éthiqued'Epicure, Paris, Vrin, 1989.