COLLÈGE SÉVIGNÉ Isabelle KOPER
AGRÉGATION EXTERNE ET INTERNE DE LETTRES CONCOURS 2017
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P Les Âmes fortes de Jean Giono (1950) COURS 8 (suite)
Explication de texte 5 : La beauté de Thérèse, depuis « Elle avait repris son allure… » jusqu’à «… la bataille comme un soleil. » (p. 340-341)
Introduction. Introduction. Amorce Amorce et rappel du contexte
Nous sommes de retour dans le récit du Contre (depuis la p. 332), récit intradiégétique
à la 3e personne, qui reprend là où il s’était arrêté auparavant (p.271), c’est-à-dire à la mort de M. Numance et à la disparition de son épouse. Thérèse, devenue folle de douleur, est
alors perçue de manière double et antithétique : d’une part, « petit bout de femme sensible et
propre » (p. 334), elle fait l’admiration des habitants de Châtillon (« Ça, c’est de l’amour », dit-on de son deuil ostentatoire des Numance), elle devient la « coqueluche », « le héros de
la fête » (p. 335) ; d’autre part, « henniss(ant) comme un cheval », « pleurnichant comme
une chatte », se comportant comme « une bête » furieuse, criant de rage, rage, gémissant, gémissant, aboyant lugubrement, mordant, griffant et frappant Firmin jusqu’au sang aux endroits sensibles
comme « une chatte sauvage », comme « un veau à cinq pattes », « elle n’avait plus figure humaine », dit des choses grossières à la diaconesse venue veiller le corps de M. Numance et « saccage tout le portemanteau du vestibule », « mordant et embrassant » les vêtements en lambeaux de sa maîtresse (p. 332-337). Alors que Thérèse joue de ce double visage, de ce « masque magnifique », tantôt de doux agneau innocent, tantôt de monstre violent, Firmin, 144
anti-héros lâche et vil, est soupçonné voire accusé par les Châtillonnais du meurtre de Mme Numance, notamment à cause de « son air sournois » et de « son allure de crapaud » (p. 336). Et pourtant, les apparences sont encore une fois bien trompeuses. Les premiers mois après la chute des Numance sont qualifiés ironiquement par la narratrice d’ « étranges » et « magnifiques » (p. 337). Ils sont effectivement marqués par des scènes de ménage
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P violentes, au cours desquelles c’est Thérèse qui a le dessus sur Firmin : les temps ont bien
changé depuis que la petite bonne subissait les coups de son rustaud de mari (p. 161-162 et
p. 205) ; dorénavant, monstre froid, « elle agi(t) avec un calme serein », « elle le
surpass(e) », elle le l e frappe avec une indifférence froide et impénétrable. Animalisée (cheval,
chat, chien, loup), voire réifiée, elle est comparée tantôt à « une borne », tantôt à « une
souche » (p. 338). Dure et inflexible, elle fait la pluie et le beau temps chez elle. Devenue
maîtresse de son foyer, foyer, elle s’érige même en déesse déesse de la guerre, de la foudre et du soleil dans le passage que nous allons étudier. Présentation et plan du texte
Nous assistons ici à un renversement du rapport de force traditionnel : la femme est
plus forte que l’homme, elle est le bourreau, il est la victime. Ce retournement de situation a quelque chose de comique et de terrifiant à la fois, de grotesque et de sublime. Brillante et
dangereuse comme un tison « brûlant », douce « comme de la laine » et dure « comme un
marteau », Thérèse est capable d’éclater « comme un éclair » tout en souriant souriant « comme un soleil ». Le portrait double, tout en comparaisons et en contrastes que poursuit ce passage
érige Thérèse en héroïne violente et toute-puissante, nouvelle forme de monstre romantique
hugolien, à la fois grotesque et sublime. Le texte comprend deux paragraphes : 1.
Dans le premier (l. 1 à 17), le Contre, devenu narrateur omniscient capable de rendre
compte des points de vue différents des habitants de Châtillon sur Thérèse, dresse le portrait
élogieux de celle-ci en femme douce et fatale, en héroïne inquiétante et magnifique. Mais à
cette face publique et romanesque de « la plus belle femme de Châtillon » s’oppose une tout
autre vision. 2.
Dans le deuxième paragraphe (l. 18 à 40), nous replongeons dans le fait divers de la
chronique villageoise la plus sordide. C’est l’envers du décor, la face privée de Thérèse, l’image d’un monstre terrifiant perçue par Firmin lors des scènes de ménage violentes qu’il subit chez lui. Les « bagarres » conjugale conjugaless sont ici décrites décrites comme des « batailles » sur le mode de la parodie de combats épiques entre un héros et un être surnaturel.
145
Projet de lecture
Nous verrons comment, dans ce passage, Thérèse, petite villageoise en apparence victime de son mari, s’érige en monstre, en génie du Mal, en créature démoniaque et merveilleuse. Nous verrons comment l’alternance constante des registres prosaïque et noble, soutenu et bas, met en relief ces deux visages de l’héroïne et illustre la dualité générique du texte, qui tient autant de la
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P chronique triviale que du roman épique. Nous verrons en outre que ce décalage héroïcomique
représente le « réalisme grotesque », sur le mode du « rabaissement », voulu par Giono et par lequel
il renouvelle le genre romanesque. r omanesque.
Analyse du premier premier mouvement mouvement : Le portrait de Thérèse, Thérèse, une « diabolique », une héroïne
sublime ?
Ce portrait poursuit la dualité ambiguë de Thérèse déjà mise en avant par le Contre au
début de sa reprise de parole. « Petit bout de femme » sensible, admirée par les habitants de Châtillon, bien propre sur elle en apparence, servante parmi tant d’autres des chroniques et romans
réalistes du XIXème siècle, ou femme fatale, belle criminelle, héritière des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly ? Ce portrait tout en contrastes et très ironique démontre un décalage de savoir sur
Thérèse, entre l’ignorance des Châtillonnais (« on ne sait quel sentiment… » l. 1-2) et la supériorité
de la connaissance du Contre. Nous avons ici une description à la 1ère personne (« me disait » l. 11,
« me montrait » l. 12), mais en focalisation sur les villageois. En outre, pour souligner le double visage de Thérèse, le passage est dominé par de nombreux rythmes et constructions binaires.
« Elle avait repris son allure nette et propre » : ce bel alexandrin met en valeur les
qualités physiques et morales recouvrées par Thérèse depuis son deuil des Numance, du moins du
point de vue des Châtillonnais. Le plus-que-parfait et le préfixe itératif du verbe « reprendre » renvoient à un passé antérieur à celui de la narration présente, soit au passé proche (celui des
« scènes de violence » entre époux évoquées dans le paragraphe précédent et qui avait donné de la
jeune femme une image inquiétante), soit à un passé un peu plus lointain (celui de la crise de folie qui avait plongé Thérèse dans l’animalité à la disparition de sa maîtresse). Défaite de ses pulsions
violentes et lavée de sa « carapace de boue » (p. 334), Thérèse a retrouvé, r etrouvé, en apparence du moins, un
visage humain. Les deux épithètes qui viennent la qualifier (« nette et propre ») sont donc à prendre au sens propre (d’hygiène physique) et figuré (de probité morale). Et les deux adjectifs mélioratifs qui bouclent ce premier paragraphe leur feront d’ailleurs écho (« elle était tout le temps affable et gentille »). Par les ruptures et structures binaires de ce portrait contrasté, le Contre nous suggère que 146
Thérèse est capable de s’avilir et de se sublimer, d’être tantôt cette petite bonne « fort propre et très bien ajustée » (p. 335), une honnête femme, sociable, policée, civilisée, bienveillante, délicate, fréquentable, tantôt une bête féroce pleine de pulsions destructrices incompréhensibles. Cette dualité étonnante se voit confirmée par les antithèses de la deuxième phrase du texte : « le dodu qui la faisait enfantine » cède la place à un visage et un corps frottés et râpés par le
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P vent. Nous assistons à la transformation de la petite bonne, comparée à une oie grasse et bien en
chair, comme la Gervaise de L’Assommoir L’Assommoir de Zola, en un être sec et dur. Les allitérations en « f », f »,
« r », « t » et « s » miment de manière sonore le bruit de la « râpe à fromage » à laquelle Thérèse avait été comparée plus haut (p. 305). Le visage lisse et enjoué de la servante dévouée et douce se
mue en celui d’une « âme forte » : « Elle avait pris du nerf et du noir », la paronomase et le rythme
binaire sont à mettre en parallèle avec la proposition « Elle s’était durcie et allumée » qui annonce la
comparaison au « tison » (l. 7), morceau de bois en combustion vive qui brille et qui brûle. Dès lors,
Thérès Thérèsee s’érig s’érigee en héroïn héroïnee à la fois fois sombre sombre et éclat éclatant ante, e, belle belle et dange dangereu reuse, se, lum lumine ineus usee et inquiétante, en héroïne passionnée et diabolique, brûlée par un feu mystérieux qui l’anime de l’intérieur d’une force sublime et maléfique.
L’éloge à double tranchant et ironique de Thérèse se poursuit dans la phrase suivante : si
un superlatif de haut degré vient la qualifier « Elle était (…) la plus belle femme de Châtillon » (l.
7-9), les modalisateurs « à ce moment-là », « de beaucoup et de loin », « et même d’ailleurs certainement » font entendre dans une forme de discours indirect libre fondu dans la voix de la
narratrice l’opinion commune des Châtillonnais, une vérité somme toute subjective et relative. De
plus, pour confirmer cette doxa, le Contre fait appel à une figure d’autorité, mais anonyme :
« Quelqu’un qui l’a bien connue à ce moment-là », « c’était un cordonnier », dont elle rapporte le
discours directement : « Elle était belle comme ce marteau, vois-tu! » (l. 11-12). La situation d’énonciation rappelle le caractère oral de la chronique : le Contre se présente comme le témoin oculaire et auditif des faits qu’elle rapporte. Elle cite donc les propos qu’elle a pu entendre à propos
de Thérèse. La comparaison au marteau vient compléter la série des analogies prosaïques, triviales,
réifiantes et ironiques servant à composer le portrait de Thérèse : après la borne, la souche et le t ison, voici le marteau, nouvelle image étonnante, mais instructive. La description de l’outil du cordonnier
sert donc à définir l’héroïne et n’apparaît finalement pas si hors sujet que cela. Les propositions « le manche était d’un bois doux comme du satin », « le fer si souvent frappé étincelait comme de l’or
blanc » confirment la dualité de Thérèse et achèvent son portrait toit en contrastes par des antithèses entre matières nobles (satin, or) et matières brutes (bois, fer), entre le doux du satin et le dur du fer frappé (dont la violence est suggérée jusque dans les sonorités), le brillant (satin et or blanc) et l’opaque (bois et fer). Ces analogies contrastées seront reprises plus loin par les images de la laine 147
(matière douce mais humble), de l’éclair et du soleil (éléments nobles et brillants). Toute la dualité de Thérèse est dans ces comparaisons antithétiques : à la fois petite bonne prosaïque et transparente de la chronique chronique réaliste réaliste (râpe à fromage, fromage, borne, souche, souche, marteau, marteau, laine) laine) et héroïne héroïne poétique poétique et divinisée de roman épique et romantique (satin, or, éclair, soleil). Ce monstre grotesque et sublime qui ne déplairait pas à Hugo est en outre à l’image l’i mage des deux veines principales du roman gionien.
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P Enfin, tandis que l’avant-dernière phrase, assez longue, avait laissé deviner la violence et
la cruauté raffinées de Thérèse par la comparaison de sa beauté à un marteau, la proposition finale,
lapidaire, du paragraphe conclut sur sa sociabilité et sa délicatesse apparentes : « Et avec ça elle était tout le temps affable et gentille. » (l. 17). Cette dernière rupture sonne donc encore de manière
ironique.
Ce portrait de Thérèse repose donc sur une continuelle opposition entre l’être et le
paraître, entre ce que les Châtillonnais voient et savent de Thérèse et le discours du Contre. Thérèse
s’érige ici en « diabolique », en héroïne sublime, ce que va confirmer le paragraphe suivant où elle se voit transfigurée en véritable déesse de la foudre dans ses combats héroïcomiques avec l’anti-
héros Firmin.
Analyse du deuxième mouvement : scène de la vie conjugale de Thérèse et Firmin, de la
« bagarre » entre époux à la « bataille » épique sur le mode de la parodie.
Le deuxième paragraphe va mettre le portrait de Thérèse en action. Ce passage vient
illustrer le long et soigneux apprentissage de Thérèse « à haïr avec le sourire » (p. 302). Mais si
Mme de Merteuil, dans Les Liaison dangere dangereuses uses , s’amuse à tromper et à manipuler les nobles de son entourage, Thérèse, elle, se joue des villageois, et plus particulièrement de Firmin. Aux rapports de
force entre aristocrates libertins du XVIIIème siècle chez Laclos s’est substituée la volonté de puissance d’une petite bonne dans son foyer. Le genre romanesque a donc bien évolué en deux
siècles. Ce deuxième temps du texte révèle la face cachée, privée, intime de Thérèse, celle perçue et
subie par son mari, rendue par la focalisation interne sur Firmin (« il la voyait » l. 19, « Il voyait
Thérèse » l. 37). Dans ce renversement de situation ironique, voire comique, où la femme domine l’homme, l’homme, Thérèse s’affirme s’affirme en héroïne monstrueuse monstrueuse et sublime, sublime, face à un Firmin anti-héroïqu anti-héroïquee et grotesque. Le fait divers sordide, la chronique rurale d’un mari battu par sa femme, se voit transfiguré en combat épique entre un héros et un monstre (cf. Ulysse contre le Cyclope, Hercule contre l’Hydre de Lerne, etc.), mais sur le mode parodique. Le lecteur n’éprouve pas de pitié pour
148
Firmin, mais il sourit devant cette « bataille » burlesque, tout en admirant la beauté maléfique de Thérèse. « C’est C’est pourqu pourquoi oi Firmin Firmin y revena revenait. it. » L’impar ’imparfai faitt et le préfixe préfixe itérat itératif if de verbe verbe « revenir » suggèrent que ces scènes de violence sont habituelles dans le couple. Le pronom adverbial « y » est ici ambigu : à quoi renvoie-t-il précisément ? Il peut renvoyer anaphoriquement anaphoriquement à
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P « elle », Thérèse, Thérèse, définie dans la phrase précédente précédente comme « affable et gentille », mais le pronom
adverbial serait alors d’un emploi emploi incorrect, familier, familier, apparentant Thérèse Thérèse une nouvelle nouvelle fois à une chose, mais pourquoi pas ? « Y » peut aussi renvoyer aux bagarres domestiques habituelles auxquelles Firmin se livre, espérant un jour reprendre le dessus sur sa femme, en vain, ce que le
paragraphe précédant notre passage avait laissé entendre : « Il se disait : « Si elle s’imagine qu’elle va me mettre le pied dessus, elle se trompe; je le lui ferai voir. » Mais il s’aperçut que Thérèse ne
s’imaginait rien. » (p. 339-340). En tout cas, Firmin s’aveugle en persistant dans son combat contre
Thérèse. En attendant, lâche et vil, il craint celle-ci autant qu’il a honte d’être battu par elle, et échafaude des scénarios secrets qui lui permettraient de se venger et de lui envoyer des coups par
surprise, dans un moment de faiblesse (quand elle est « douce comme de la laine »). Le discours direct rapporte le monologue intérieur du personnage qui n’a rien d’un héros des épopées antiques :
« Je n’ai qu’à lui balancer un marron sur les oreilles (…) elle ne demandera pas son reste. » (l. 20-23). Nous reconnaissons bien là le « langage Firmin », familier, brutal et comique. Ni rusé comme Ulysse, ni fort comme Achille ou Hercule, ni courageux comme Énée, Firmin n’est qu’un personnage faible, minable, sournois, bas et vulgaire. Anti-héros, il incarne parfaitement la bassesse des villageois de la chronique réaliste et ironique qui constitue une bonne partie des Âmes fortes .
Condamné à l’échec, grotesque et ridicule, il se montre un bien piètre stratège dans ses
tentatives d’exploit face à Thérèse : « Mais, quand il essayait de s’y risquer même (toujours) en
essayant de la prendre par surprise, son coup tombait dans le vide. » (l. 23-25). L’adverbe L’adverbe adversatif
« mais » et le verbe « se risquer » suggèrent déjà la vanité de son entreprise. L’opposition entre la longue protase de la phrase et sa brève apodose mime les précautions, les hésitations et les ruses de Firmin suivies d’une chute brutale. Cette cadence mineure anéantit les actions de Firmin.
À l’inverse, Thérèse se révèle ici en tacticienne, en guerrière, en combattante imbattable.
Non seulement elle anticipe les coups bas de Firmin, mais encore elle sait frapper juste, tout en se
maîtrisant, tout en contrôlant la situation. « Elle » devient sujet des phrases et de verbes d’action (« elle esquivait », « elle éclatait ») ou de pensée (« elle était tout le temps sur ses gardes », « elle ne cessait jamais d’y penser »). « Âme forte » ou monstre froid et calculateur, Thérèse sait garder son calme dans ces duels avec Firmin, visiblement faciles pour elle. C’est dans ces combats au registre 149
épique et noble (« esquiver », « être sur ses gardes », « défendre », « éclater », « coups précis et mortels », « bruit », « bataille », « victime », « souvenirs effrayants ») qu’elle se sublime en guerrière et en héroïne divine, sorte d’Athéna, déesse de la guerre et de la sagesse, ou bien encore Nikè, déesse de la victoire, qui frappe soudain comme la foudre : « Et tout de suite, elle éclatait comme un éclair : (…) un grand sourire sur les lèvres et dans les yeux. » (l. 28-30). Transfigurée en
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P géante sublime et grotesque, en monstre gigantesque sous le regard fasciné et ébahi de Firmin (« Il
voyait Thérèse mille fois plus grosse qu’elle n’était. » l. 36-37), Thérèse domine complètement son médiocre adversaire. De même, tandis qu’elle côtoie les dieux, que le vocabulaire militaire et le
registre épique l’élèvent au rang des héros antiques, Firmin, lui, demeure tristement passif, « une
victime endormie », un jouet. Il n’est sujet que de verbes de perception (« il avait l’impression », « il voyait ») ou de verbes d’état (« il était ») et d’un seul verbe d’action (« il sortait ») qui confirme sa défaite. Anti-héros vaincu, il ne peut que subir la violence calme, la cruauté raffinée, le mal souriant
que lui inflige Thérèse.
Enfin Enfin,, à l’in l’inte tert rtex exte te homé homéri riqu que, e, on peut peut auss aussii ajou ajoute terr celu celuii des des conq conquê uête tess
napoléoniennes, notamment dans la dernière phrase de l’extrait. Thérèse peut faire penser à un
Napoléon en jupons qui savoure sa victoire en contemplant d’un sourire radieux le champ de bataille
de son Austerlitz : « le sourire silencieux semblait éclairer la bataille comme un soleil. » (l. 39-40). Cette conclusion poétique, aux métaphores nobles et héroïques, signe l’acmé du triomphe serein et
silencieux de l’héroïne. Et les allitérations en « s » rendent compte, par imitation sonore, de la
satisfaction et de la jouissance de Thérèse à l’issue de ces combats combats gagnés.
Conclusion
En définitive, nous avons tenté de montrer comment dans ce passage tout en contrastes
Thérèse s’érige en héroïne à la fois monstrueuse et sublime. La petite bonne de Châtillon, « belle
comme un marteau » et « douce comme de la laine » est transfigurée en femme fatale, en créature démoniaque, en déesse guerrière implacable. De même, les scènes de ménage du couple sont dépeintes par le Contre comme des batailles épiques, dans un savoureux décalage héroïcomique. Le
fait divers de la chronique villageoise est sublimé par le roman en parodie de duel antique entre un
héros et un monstre. Dans la suite du texte, les ruptures de ton se poursuivent, puisque, après le beau point d’orgue de notre extrait marqué par « le sourire silencieux » et radieux de Thérèse sur « la bataille », nous retombons dans la trivialité grotesque, prosaïque et vulgaire des pensées de Firmin : « Et 150
pourtant, comme il disait : « Je repique au truc. » Il ne pouvait s’en empêcher… » (p. 341). Son compte sera réglé définitivement lors d’ »une séance de toute beauté » au cours de laquelle Thérèse lui crèvera le ventre. Et tandis que Châtillon continue de se fier aux apparences trompeuses et de croire à la comédie de Thérèse qui se fait passer aux yeux de tous pour la femme « martyre » de son mari (p. 342), celle-ci continue de tisser sa toile funeste autour de Firmin pour l’achever tout à fait à
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P la fin du roman.
Le roman mêle donc constamment ces deux veines : d’une part, le fil réaliste de la
chronique prosaïque et ses faits divers sordides, de l’autre le fil merveilleux de la fable et ses aspects romanesques et romantiques. Thérèse, monstre machiavélien et sadien, au croisement de ces deux
inspirations, incarne la vision négative et pessimiste de Giono sur l’âme humaine, une âme foncièrement mystérieuse, fascinante et inquiétante.
Dans son essai consacré à Jean Giono (Ellipses, collection « Mentor », 1998, p. 50),
Béatric Béatricee Bonhom Bonhomme me énonce énonce une idée idée int intére éressa ssante nte que nous nous avons avons pu illu illustr strer er lors lors de cette cette explication de texte (et qui ferait un beau sujet de dissertation, en en découpant une partie) :
« Giono emprunte donc beaucoup à l’esthétique carnavalesque du Moyen Âge et de la
Renaissance, Renaissance, mais il est aussi l’héritier d’un grotesque de type romantique romantique et de l’absurde l’absurde moderne.
Ainsi sa vision n’est-elle plus aussi optimiste qu’elle pouvait l’être au temps de Rabelais. Le grotesque de Giono est empreint d’absurde et de dérision parfois cruels.
Dans l’univers carnavalesque, carnavalesque, le rire va prendre prendre pour cible tout ce qui était terrible
dans le monde habituel - donc tout particulièrement la mort - pour le rendre inoffensif, pour le
transformer en « joyeux épouvantail comique ». Giono, suivant en cela la tradition du réalisme grotesque va adopter comme cible principale la mort. Pour ce faire, il va user du rabaissement. Le
rabaissement est le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps, dans leur indissoluble unité. Dans un premier temps, le rabaissement va consister à démystifier un phénomène sacré et à remettre en question tabous, superstitions, rites, cérémonies, bref, bref, toute cette religiosité qui s’attache à la mort. »
Nous avons pu voir effectivement dans cet extrait la mise en pratique de ce « réalisme
grotesque », carnavalesque, de Giono, à travers notamment le combat burlesque de Thérèse et
Firmin. Nous avons tenté de montrer que la monstruosité grotesque et sublime de Thérèse était héritée du romantisme hugolien. Enfin, nous avons senti aussi cette forme de dégradation, de démythification des choses sacrées (de la mort, de l’épopée antique ou napoléonienne) par le mode du « rabaissement ». 151
COURS 9 Explication de texte 6 : l’explicit, depuis « Je veillai Firmin… » jusqu’à « … comme la rose ? » (p. p. 369-370).
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P Amorce Amorce et rappel du contexte contexte
À la fin du roman, le Contre redonne la parole à Thérèse pour qu’elle termine elle-même
son récit (p. 365 : « Maintenant, Thérèse, je te laisse finir ton histoire.) De Châtillon à Clostre (p. 343) où Thérèse a eu deux enfants avec le Muet, puis de Clostre au village nègre dans les prairies de
Lus (p. 361), où elle est tenancière de la cantine du chantier, Thérèse a définitivement pris le pouvoir sur Firmin et s’est émancipée de son statut de servante. Dorénavant, c’est elle la maîtresse de maison et c’est elle qui a deux bonnes à son service. Gardant sous le coude son amant muet Casimir, elle a
très vite su mettre dans son lit l’entrepreneur Rampal pour pouvoir mieux s’en servir ensuite. Nous
sommes en 1904, soit plus de vingt ans après la fugue de Thérèse et Firmin. Il est temps pour elle de se débarrasser définitivement de son époux gênant. Elle a fomenté, avec l’aide du Muet et la
complicité de Rampal, un « accident du travail » dans les déblais le chantier, au cours duquel Firmin
s’est cassé les reins à trois endroits (p. 366-367). Alors qu’elle peut jouir d’une jolie « petite
pension » accordée par Rampal en échange de son silence (p. 368) et du plaisir de voir sa victime agoniser, Thérèse finit de régler ses affaires et d’effacer les derniers indices de son crime. Le roman
touche à sa fin. Le récit de Thérèse rejoint le dialogue-cadre du roman. La veillée funèbre de Firmin
de 1904 se voit reliée à celle, initiale, initiale, d’Albert d’Albert en 1949. C’est donc la fin d’une longue longue analepse, analepse, d’une longue nuit d’hiver à se raconter des horreurs pour passer le temps. Plan du passage
Le passage que nous allons étudier constitue l’explicit des Âmes fortes . Il se situe à cheval
sur le dernier pli de la narration de Thérèse et le dialogue-cadre des vieilles veilleuses. Nous pouvons le dérouler en trois temps : 1.
Le premier paragraphe (l. 1 à 4) relate dans une écrite blanche, neutre, dénuée de
pathos, la veillée funèbre de Thérèse et de ses deux bonnes auprès de Firmin. Nous sommes bien 152
loin des morts héroïques et glorieuses, tragiques et pathétiques d’Hector, de Roland, de Julien Sorel ou de Fabrice Del Dongo (modèles de Giono). Les trois pleureuses qui veillent Firmin n’en sont pas, le héros n’en est pas un. Les phrases sont courtes, factuelles, juxtaposées. Le vocabulaire est trivial et prosaïque. Pas de lyrisme élégiaque, pas d’envolée poétique pour la mort de Firmin. Nous sommes dans une anti-tragédie, ou plutôt dans la comédie d’une « veuve
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P joyeuse ». 2.
Les quatre paragraphes suivants (l. 5 à 31) se recentrent sur Thérèse qui doit finir de
régler ses petites affaires et de parfaire son crime en en effaçant les derniers indices. Le récit de
l’ultime jour de Firmin avant que Thérèse ne lui ferme définitivement les yeux est escamoté par l’anecdote cocasse du subterfuge de la pèlerine empruntée. C’est le dénouement du petit roman policier inséré à la fin de la chronique romanesque, l’énigme du meurtre de Firmin demeurant à
jamais insoluble, sauf pour les témoins (et complices malgré nous) que nous sommes. Ni Thérèse, la belle criminelle, ni ses complices (le Muet et Rampal) ne seront inquiétés par la
police. 3.
Le petit dialogue final (l. 32 à 40), séparé par un blanc assez important, marque le
retour sans transition à la situation d’énonciation initiale, c’est-à-dire au dialogue-cadre des
vieilles veilleuses du corps d’Albert. Entre rupture et continuité, « le jour se lève » pour elles,
comme il « s’est levé » le dernier jour de Firmin. Les commères ne commentent pas le récit terrifiant que vient de leur livrer Thérèse, ne réagissent aucunement aux horreurs qu’elle a commises. Elles la louent même pour sa fraîcheur et s’échangent des banalités. Et c’est ainsi que
se clôt le roman.
Projets de lecture possibles
D’un mort à l’autre, d’une veillée à l’autre, la boucle est bouclée. Mais quelle est la morale
de cette chronique romanesque? Il semble qu’il n’y en ait aucune. Cette chronique, à l’image de son héroïne, demeure foncièrement immorale, voire amorale.
Le topos de la mort du héros en fin de roman se voit ici rapidement évacué, dégradé,
désacralisé, traité sur le mode du « rabaissement » (voir la citation de Béatrice Bonhomme, plus haut, p. 8 de cet envoi). Est-ce une fin heureuse ou une fin malheureuse ? Si elle peut sembler
malheureuse pour Firmin (et encore, sa mort n’est-elle pas un soulagement pour lui ?) et pour Albert, elle est heureuse pour Thérèse et les vieilles commères, contentes de revoir le jour après cette longue nuit de veillée et de recouvrer leur liberté. Ce dénouement digne d’un opéra-bouffe mêle donc le tragique et le comique, le sacré et le trivial. 153
Est-ce une fin ouverte ou une fin fermée ? Les deux niveaux du roman se referment ici : celui de la narration enchâssée et celui du dialogue-cadre. Mais si le petit roman policier de Thérèse s’achève sur la mort de Firmin, les circonstances criminelles de celle-ci demeurent non élucidées, et la coupable assassine court toujours. Tandis que le dialogue-cadre se termine sur une nouvelle journée qui commence : les vieilles commères, commères, voix toujours aussi anonymes qu’au qu’au début, sauf celle
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P de la quasi nonagénaire Thérèse, vont pouvoir rentrer chez elles et continuer leur vie.
En ce sens, nous verrons comment cet explicit condense tous les enjeux des Âmes fortes et
comment Giono réinvente le dénouement romanesque pour mieux renouveler le roman.
Quelques éléments d’analyse du premier premier mouvement (l. 1 à 4)
« Je veillai Firmin avec mes deux petites bonnes. Elles ne me gênaient pas. Il n’y avait pas
grand soin à prendre… » La veillée funèbre de Firmin, telle qu’elle est racontée par Thérèse, à la 1ère personne et au passé, n’a rien d’émouvant. Les phrases sont courtes, simples (Sujet-Verbe-
Complément), factuelles, paratactiques. Le style est sec. Le vocabulaire est prosaïque et trivial
(« bonnes », « gêner », « prendre », « crier », « des fois »). Giono refuse tout pathos, tout
épanchement lyrique, toute forme d’élégie à l’évocation des derniers instants de Firmin. Il prend à contre-pied toute une tradition de représentation romanesque de la mort du personnage : ici, point
d’héro d’héroïsa ïsatio tion, n, de glo glorifi rificat cation ion,, de transfi transfigur gurati ation on ou de sublima sublimatio tionn de Firmin Firmin.. Sa mort mort est escamotée, désacralisée, traitée sur le mode du rabaissement. Dieu est d’ailleurs absent dans cette scène funèbre, comme il a été absent dans tout le roman. Le topos de la mort du héros est ainsi
démythifié et démystifié. C’est une mort silencieuse et invisible, tant Firmin semble écrasé par
Thérèse (qui a droit à 4 marques de la 1ère personne : 1 pronom sujet « je « je », 1 déterminant possessif « mes » et 2 pronoms objets « me », contre deux pronoms sujets « il » pour Firmin) et déjà s’effacer de l’espace textuel même. La seule action qui lui est octroyée est de crier : d’abord sur le mode
hypothétique « si des fois il crie », puis sous forme négative « Il ne criait pas. » C’est donc Thérèse qui occupe la majeure partie de l’espace textuel par sa voix et sa présence dans ce passage.
En outre, Thérèse se définit dorénavant comme une maîtresse, grâce, notamment, à « (s)es
deux petites bonnes » qu’elle domine également par la taille, l’âge et le statut. Toutes trois forment autour de l’agonisant Firmin un choeur de pleureuses, comme dans les tragédies antiques, si ce n’est
qu’elles ne pleurent pas. Au lieu d’une tragédie se joue ici une comédie de la « veuve joyeuse » et empoisonneuse, empoisonneuse, notamment par la présence de « l’opium » prescrit pas le médecin.
154
Quelques éléments d’analyse du deuxième mouvement (l. 5 à 31)
« Le jour s’est levé. C’était l’automne avec son nuage à ras de terre… » L’évocation du dernier jour de Firmin débute sur une touche soudainement poétique mais sur le mode du pastiche, comme si Giono s’amusait à réécrire le célèbre « Spleen » de Baudelaire :
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste tr iste que les nuits. »
Giono reprend ici le topos de l’automne mélancolique, saison propice au désespoir, à
l’évocation des morts (voir aussi « Chanson d’automne » de Verlaine et « Automne malade » d’Apollinaire). Mais là où les vers de Baudelaire développent le spleen et l’ennui suscités par cette
morne saison, Giono réduit l’automne à « un nuage ras de terre », coupant court par le mode du
« rabaissement » à toute tentation d’épanchement lyrique et élégiaque. De même, le défilé des
« ouvriers » du chantier du village nègre, « sous leurs grandes pèlerines et leurs capuchons »,
semblables à « des moines », peut faire écho à la suite poétique et lugubre du poème de Baudelaire
(5e strophe) :
« Et de longs corbillards, sans tambours ni musique Défilent lentement dans mon âme… »
Il n’y a point de moines, et encore moins morts-vivants ou de fantômes inquiétants dans la
chronique réaliste de la mort de Firmin. Ces « ouvriers » anonymes, presque spectraux, passeraient-
ils dans le brouillard automnal comme des êtres fantastiques ? Non. « Ils passaient dans le brouillard
comme n’importe qui : toi ou moi, ou l’empereur de Chine. » Le discours « brut de pomme » de Thérèse fait chuter l’éventuelle poésie tragique de l’évocation imaginaire d’un cortège funèbre dans
la réalité la plus triviale, instaurant une rupture tout à fait comique qui renoue avec l’esthétique de l’opéra-bouffe chère à Giono.
Poursuivant sur le mode prosaïque et loin de se préoccuper de l’état de Firmin, Thérèse continue de régler ses petites affaires. La vision des « pèlerines » lui fait penser à celle qu’elle avait malicieusement empruntée pour le Muet le jour de « l’accident de travail » de Firmin. La narration procède à une légère analepse (« L’avant-veille au soir ») et rappelle la disparition mystérieuse d’une 155
pèlerine du portemanteau des ouvriers, sans qu’elle s’en attribue la responsabilité dans un premier temps : « elle avait disparu (…) et j’avais même dit à son propriétaire : « Ne t’en fais pas. Si quelqu’un te l’a prise, c’est qu’il en avait plus besoin que toi. » C’était moi qui l’avais prise. Je l’avais prêtée au muet. » Nous reconnaissons bien là l’art du récit de Thérèse qui sait ménager le « suspense » et dramatiser son histoire, à la manière d’une romancière policière, pour la rendre plus
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P intéressante et plus captivante. Notons la façon amusante, insouciante et cocasse qu’elle a de raconter les faits : dans un premier temps, la pèlerine, personnifiée, semble avoir disparu toute seule du portemanteau, comme par enchantement ; puis, dans un deuxième temps, en deux phrases
lapidaires, Thérèse avoue son « crime », non sans un certain plaisir coupable. Elle nous dévoile ainsi
indirectem indirectement ent et in extremis son rôle actif et sa complicité dans l’homicide volontaire de Firmin, avec l’aide du muet caché sous la pèlerine empruntée. Elle conclut cette confidence secrète qui
restera entre elle, le muet, les veilleuses et nous (les lecteurs) par une maxime assez énigmatique,
comme pour embrouiller la vérité qu’elle vient d’avouer : « L’ombre est comme le paon : elle a des yeux dans ses moindres plumes. » Cette expression poétique illustre peut-être la prudence de Thérèse qui a su anticiper les regards indiscrets des témoins éventuels de son forfait en camouflant
son complice, ce qui confirme bien que son crime a été parfaitement prémédité et que la chute de
Firmin dans les déblais du chantier n’était nullement accidentelle. Cette ombre aux yeux multiples peut aussi figurer Thérèse elle-même, héroïne omnisciente, qui voit tout, qui sait tout et qui peut tout. Enfin, nous avons là encore une rupture de registre et une hybridité générique dans ce mélange de chronique ouvrière, de roman policier et de poésie panique.
« Vers dix heures je descendis sur le pas de la porte (…). Je fis entrer le muet (…). Je lui
demandai (…). Il me donna le paquet (…). J’allai la rependre à sa place… » Dans les deux dernières
heures de vie de Firmin, Thérèse s’occupe s’occupe donc de remettre la pèlerine empruntée empruntée au portemanteau; la série de passés simples mime les actions rapides et successives de Thérèse pour effacer les
dernières traces de son crime : « et, ni vu ni connu, je t’embrouille. Puis, dare-dare, je remontai à la
chambre… », conclut-elle très satisfaite de son stratagème. Cette oralité familière tranche avec le contexte dramatique de l’agonie de Firmin, et des deux dernières heures qui lui restent à vivre. Là encore, la mort du héros se voit désacralisée par le contraste burlesque entre la situation somme
toute pathétique et tragique de Firmin et les manigances comiques de Thérèse et du muet. Ces deux tonalités sont réunies dans les deux dernières phrases éminemment ironiques du récit de Thérèse :
« Je n’aurais pas voulu manquer la mort de Firmin pour tout l’or du monde. Je lui ai fermé les yeux vers midi. » Ce n’est pas la première fois que Thérèse emploie cette expression hyperbolique et populaire : « pour tout l’or du monde » (voir p. 343 et 347, notamment). Celle-ci constitue même une sorte de tic de langage chez Thérèse qui l’utilise cinq fois dans son récit. Elle illustre
156
parfaitement la jouissance absolue qu’éprouve l’héroïne à voir les autres souffrir et mourir. En outre, dans ce monde sans Dieu, elle se substitue au prêtre pour fermer les yeux de Firmin, sans lui accorder les derniers sacrements, l’extrême onction. Enfin, dans cette relation sans amour, Thérèse ne pleure pas la disparition de son mari, n’exprime aucune affliction, énonce son dernier geste sur un ton neutre et impersonnel, sans pathos ni lyrisme élégiaque, comme au début de l’extrait, lors de la
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P veillée funèbre. Firmin est définitivement rayé de la vie de Thérèse, ce que le blanc qui suit peut
suggérer typographiquement. typographiquement. C’est ainsi que se termine le récit de son histoire, à mi-chemin mi- chemin entre la chronique villageoise et la chronique policière.
Quelques éléments d’analyse du troisième mouvement mouvement (l. 32 à 40)
Le dernier mouvement opère un saut dans le temps (de 1904 à 1949) et dans l’espace (de la
maison de Thérèse dans le village nègre à la maison de la veuve d’Albert dans un village sans nom). C’est la fin de la longue analepse qu’a constitué le récit de la vie de Thérèse. Le retour brutal, sans
transition aucune, au dialogue-cadre, se fait pourtant dans une forme de continuité : la mort de
Firmin se poursuit dans la mort d’Albert et si le jour s’était levé à la fin du récit de Thérèse, il se
lève aussi dans la situation initiale du roman. La longue nuit de veille funèbre f unèbre est donc bien finie. Le roman peut se refermer définitivement.
Les sept sept dernie derniers rs échang échanges es de parole paroless entre entre Thérès Thérèsee et les commèr commères es anonym anonymes es se
caractérisent par leur remarquable banalité, notamment les cinq premiers : « - Quelle heure est-il?
- Le jour se lève.
- Va voir un peu le temps qu’il fait. - Il neige.
- Ça va être un enterrement triste aujourd’hui. »
Ces courtes prises de parole rappellent encore le poème « Les femmes » d’Apollinaire, dans
lequel des propos anodins se mêlent à la nouvelle tragique de la mort du sacristain (voir explication de texte 1). La vie continue malgré la mort, semblent dire ces vieilles impénitentes. Serait-ce la
morale du roman ? L’ « enterrement triste » (qui peut être entendu au sens premier, fort, de « funeste ») d’Albert, la « nuit blanche » et la « neige » dessinent dessinent un un tableau tableau final final tout en noir et blanc, symbolisant peut-être la dualité de l’héroïne, mais aussi du roman tout entier. Sur ce cadre noir et blanc se détache la couleur implicite de Thérèse, « fraîche comme la rose ». Cependant, le 157
topos de la femme-fleur et la métaphore de la rose en particulier, si chère à Ronsard, pour évoquer la pureté, l’innocence, la délicatesse, la fugacité de la beauté et de l’amour, sont ici subvertis pour décrire une criminelle octogénaire, infatigable et à la langue bien pendue. C’est enfin Thérèse, « âme forte », qui a le dernier mot, dans une question rhétorique pleine d’ironie : « Pourquoi voudrais-tu que je ne sois pas fraîche comme la rose ? », laissant entendre
é n g i v é S e g è l l o C u d é t é i r p o r P qu’elle ne garde aucune trace de toutes les horreurs qu’elle a commises par le passé. De leur côté,
aucune veilleuse ne réagit aux méfaits que vient de leur raconter Thérèse, comme indifférentes au sort des Numance, de Firmin et de tous les pauvres Châtillonnais qu’a abusés Thérèse. Non
seulement elles ne lui font pas la leçon, mais encore elles la flattent pour son incroyable vitalité.
Telle est peut-être la morale que Giono veut implicitement nous délivrer à la fin de son roman r oman : c’est qu’il n’y a justement plus de morale au lendemain de la deuxième guerre mondiale et de tous les
massacres qu’elle a engendrés. Effectivement, le lieu (« Manosque ») et la date d’écriture (« 27 avril
1949 »), très contemporaine du dialogue-cadre, qui figurent à la fin de l’oeuvre sont là, peut-être, pour nous rappeler, que le roman a été écrit à peine quatre ans après l’armistice.
Conclusion
Pour conclure, l’explicit des Âmes fortes est double à plus d’un titre : il termine le récit de
vie de Thérèse (longue analepse enchâssée) et il referme le dialogue-cadre (situation initiale de la
veillée funèbre) ; il est tragique par la mort de Firmin et d’Albert, mais comique par les paroles et les actions des personnages féminins censés les pleurer ; il est à la fois heureux et malheureux, ouvert et
fermé, moral et immoral. C’est un dénouement ironique, ambigu, qui démystifie le topos de la mort
du héros ou celui de la femme-fleur, qui résout en partie l’énigme de « l’accident » de Firmin et qui érige définitivement Thérèse en « âme forte ». Cette fin rassemble enfin tous les enjeux du roman, son hybridité générique en particulier, entre chronique réaliste, roman policier, poésie, tragédie et comédie, illustrant la prédilection de Giono pour l’opéra-bouffe et l’esthétique baroque. À l’image
du roman tout entier, la fin originale et ouverte des Âmes fortes peut continuer d’interroger et d’intriguer des générations de lecteurs et susciter bien des lectures. C’est ce qui fait de ce roman un roman éminemment moderne.
Je vous enverrai l’étude littéraire 3 avec le corrigé de la dissertation lors du prochain envoi, c’est-à-dire le 17 décembre.
158