Nº6
• SEPTEMBRE 2013
LA RÉVOLUTION DE 1848 L’ESPOIR D’ÉGALITÉ ET DE JUSTICE AVORTÉ
CLÉOPÂTRE
L’ÉGYPTE À SES PIEDS
LA LÉGION ROMAINE
UNE ÉLITE EN ORDRE DE MARCHE
BABYLONE
Nº 6 • SEPTEMBRE 2013 • 5,95 € / BEL: 6,50 € / CH: 11 FS
L’EUROPE CATHEDRALE
L 16203 - 6 - F: 5,95 € - RD
LA RÉALITÉ D’UNE CITÉ MYTHIQUE
LES SPECTACULAIRES ÉDIFICES RELIGIEUX DU MOYEN ÂGE
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PALAIS DE LA PORTE DORÉE – PARIS 75012
Collections permanentes, du mardi au vendredi de 10h00 à 17h30, samedi et dimanche de 10h00 à 19h00
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NOS ANCETRES N ETAIENT PAS TOUS DES GAULOIS
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L’ÉDITORIAL
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Bien réels ou mythifiés, voire imaginés, les vestiges du passé sont souvent le reflet d’une immuable quête de perfection. Que reste-t-il de Babylone sinon des ruines et des reconstitutions ? L’image demeure d’une ville sublime fichée au centre du monde, symbole de l’harmonie cosmique créée par sa divinité suprême, le dieu Mardouk. Et qu’importe si l’on n’a trouvé aucune trace des célèbres jardins suspendus, une des Sept Merveilles du monde. Dans cette cité, le mythe est plus fort et les récits émerveillés qu’en firent les anciens ont forgé une réalité. Jetant au cœur de l’Europe catholique leurs profondes racines de pierre, les cathédrales sont, elles, bien réelles et toujours en activité. Leur part symbolique n’en est pas moindre. Merveilles d’équilibre, emblèmes de richesses et de puissance, témoignages de la vitalité de la civilisation médiévale, elles sont le fruit d’une extraordinaire aventure architecturale et spirituelle qui a bouleversé les arts, les techniques, les rapports sociaux, la foi et le pouvoir. Si elles racontent l’affirmation du rôle de l’Église, la croissance économique du XIIIe siècle, la coordination des différents corps de métiers qui ont permis les formidables progrès dans la construction, elles constituent aussi un nouveau témoignage de cette quête éternelle d’un idéal de perfection. Voici ce mois-ci dans Histoire National Geographic deux exemples parmi d’autres d’aventures humaines si lointaines et si proches.
SYLVIE BRIET Rédactrice en chef
NUMÉRO 6
BARRICADE RUE SOUFFLOT LES COMBATS DU PANTHÉON EXPRIMENT LA DÉTERMINATION DES INSURGÉS, OUVRIERS, ÉTUDIANTS ET BOURGEOIS LIBÉRAUX RÉUNIS.
Dossiers
Rubriques
22 Babylone, cité biblique et mythique Si les archéologues ont trouvé les traces d’une splendeur passée, les jardins suspendus demeurent une énigme. PAR JUAN LUIS FENOLLOS
32 Cléopâtre, fine politique La dernière reine d’Égypte avait comme objectif de préserver son pouvoir et l’indépendance de son pays. PAR ANNE-EMMANUELLE VEISSE
44 Aristote, la science infuse Depuis le iv siècle av. J.-C., son œuvre pléthorique a marqué l’évolution de la pensée et de la science en Occident. PAR CARLOS GUAL e
54 La légion, une élite au pas La légion est peu à peu devenue la colonne vertébrale de l’Empire romain. PAR JOSÉ ANTONIO MONGE MARIGORTA
66 Le temps des cathédrales Au Moyen Âge, les villes médiévales se sont édifiées autour des grands sanctuaires catholiques. PAR MATHIEU LOURS
82 1848, printemps sanglant La révolution marque l’avènement de la IIe République, elle est suivie d’une répression sanglante. PAR DOMINIQUE KALIFA FEMME PORTANT UN OISEAU. DÉTAIL D’UN RELIEF GRAVÉ SUR LE LINTEAU DE LA GROTTE 26 À AJANTA, INDE.
8 LES ACTUALITÉS 10 LE PERSONNAGE Le règne d’Héliogabale L’empereur romain mena une vie sexuelle débridée et se consacra surtout au culte du dieu Elagabal.
14 L’ÉVÉNEMENT L’assassinat d’Henri IV Ayant échappé à une vingtaine de complots, le roi savait que la mort le menaçait à tout instant.
18 LA VIE QUOTIDIENNE Les animaux en Égypte Compagnons ou représentations divines, les bêtes occupaient une place centrale dans la société.
96 LA GRANDE DÉCOUVERTE Les grottes d’Ajanta En Inde, des officiers britanniques découvrent des grottes abritant de sublimes sculptures bouddhistes.
100 L’ŒUVRE D’ART 102 LES LIVRES ET EXPOSITIONS
GRANDES IDÉES
SCIENCE DE LA
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Conseillers de la rédaction : JOSEP CASALS (directeur Historia National Geographic) IÑAKI DE LA FUENTE (directeur artistique) Ont collaboré à ce numéro : JUAN PABLO SANCHEZ, GUILLAUME MAZEAU, DAMIEN AGUT, JUAN LUIS MONTERO FENOLLOS, ANNE-EMMANUELLE VEISSE, CARLOS GARCIA GUAL, JOSÉ ANTONIO MONGE MARIGORTA, MATHIEU LOURS, DOMINIQUE KALIFA, MATTIA MURATORI, CARME MAYANS, MARC MECHENOUA. Traduction : ISABELLE GUGNON, ISABELLE LANGLOISLEFEBVRE, JULIETTE LEMERLE, ROMAIN MAGRAS, NATHALIE MOULARD.
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KARMELE SETIEN
COMITÉ SCIENTIFIQUE mésopotamie
grèce
moyen âge
FRANCIS JOANNES Professeur d'histoire ancienne à l'université Paris 1 PanthéonSorbonne où il enseigne l'histoire mésopotamienne, les rapports entre la Bible et la Mésopotamie, et les langues anciennes du Proche-Orient.
SOPHIE BOUFFIER Professeure d’histoire grecque à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’expansion grecque en Méditerranée entre le viiie et le iiie s. av. J.-C., notamment en Italie et en Gaule méridionale.
DIDIER LETT Médiéviste, professeur à l’université de Paris DiderotParis 7. Il est spécialiste de la fin du Moyen Âge, de l’histoire de l’enfance, de la famille, de la parenté et du genre.
égypte
rome
époque moderne-contemporaine
PASCAL VERNUS Égyptologue, agrégé de lettres classiques, docteur d'État. Directeur d'études en linguistique égyptienne et en philologie à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) de Paris.
CLAIRE SOTINEL Professeure d’histoire romaine à l’université Paris-Est Créteil Val-de-Marne. Ancien membre de l’École française de Rome. Elle est spécialiste de l’Antiquité tardive.
DOMINIQUE KALIFA Professeur d’histoire contemporaine à Paris I où il dirige le Centre d’histoire du xixe siècle. Également professeur à Sciences-Po, il est spécialiste de l’histoire du crime et des transgressions.
LES ACTUALITÉS
© JACQUES SIERPINSKI / GTRES
PENDANT UNE SEMAINE, l’équipe de Damian Evans a scanné le sous-sol d’Angkor à l’aide d’un hélicoptère équipé du laser LiDAR, prenant des milliers de photographies. Le projet qui a coûté près de 190 000 euros a permis de révéler des structures totalement inconnues jusque-là sous le sol d’Angkor, comme le montre l’image ci-dessus.
© ERICH LESSING / ALBUM
ASIE ORIENTALE
Une cité retrouvée sous la jungle du Cambodge Grâce à une technique novatrice, une équipe d’archéologues a trouvé les vestiges d’une cité près d’Angkor et le réseau urbain qui les reliait.
JAYAVARMAN VII
a dirigé Angkor au xiie siècle, portant le règne khmer à son apogée. Il s’est converti au bouddhisme et est à l’origine de la construction d’une nouvelle capitale, Angkor Thom dominée par le magnifique temple bouddhiste de Bayon. Musée de Phnom Penh.
À
40 km au nord-est d’Angkor, au Cambodge, des archéologues ont découvert en juin dernier les vestiges d’une ville entière, la cité perdue de Mahendraparvata, évoquée dans des textes anciens. Construite 350 ans avant sa voisine Angkor, la cité aurait été la première capitale khmère, il y a près de 1 200 ans. C’est grâce à une technologie très sophistiquée, le laser LiDAR (voir ci-dessus), que l’équipe d’archéologues australiens dirigée par Damian Evans a
pu localiser la cité. L’opération n’a duré que deux jours, mais c’est pourtant la plus grande mission archéologique de ce type lancée dans le monde.
100 km de routes « La technologie LiDAR nous a permis de découvrir une ville entière d’un seul coup. Pour obtenir de telles données, il fallait jusqu’à présent travailler sur une dizaine d’années ou plus », explique Damian Evans, directeur du centre de recherches archéologiques de l’université de Sydney. Sous
l’épaisse végétation, les archéologues ont également identifié un réseau dense d’avenues et de canaux – impossible à distinguer depuis le ciel – reliant les différentes cités et édifices religieux comme Angkor Vat, Angkor Thom et Bayon, aux ruines moins fréquentées de Phnom Kulen, Beng Mealea et Koh Ker à plus de 100 km de distance. L’ampleur de cette urbanisation apporte de nouvelles pistes aux chercheurs pour expliquer le déclin de la civilisation khmère.
© MICHAEL COE
VUE AÉRIENNE D’ANGKOR VAT. LE TEMPLE HINDOUISTE CONSTRUIT POUR LE ROI SURYAVARMAN II AU MILIEU DU XIIe SIÈCLE.
© RENAUD LISFRANC, INRAP
LES ACTUALITÉS
F
ARCHÉOLOGIE PRÉVENTIVE
Exhumation d’une tombe du paléolithique Une sépulture en excellent état de conservation, datant de 11 000 à 12 000 ans avant notre ère, a été retrouvée dans le sud de la France.
D
e l’Atlantique à l’Oural, seules 200 sépultures de cette période ont été exhumées en Europe. Autant dire que la découverte faite, début juillet, par les archéologues de l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventive) dans une plaine près de Cuges-lesPins (Bouches-du-Rhône) constitue une trouvaille d’exception. C’est même, ont-ils précisé, la première de cette époque connue en France. Et chose rare, la tombe est à l’air
libre, contrairement à la trentaine de sépultures analogues mises au jour sur la péninsule italienne dans des grottes ou sous des abris rocheux. C’est en 2011 que les archéologues ont repéré des petits silex taillés puis des ossements fragiles singuliers. Il aura alors fallu attendre deux ans pour que l’État diligente une mission archéologique confiée à l’Inrap. En approfondissant les fouilles, les chercheurs ont mis la main sur une tombe du paléolithique. Ils en ont extrait un
squelette dont le crâne et les deux rangées de dents sont parfaitement conservés. Une datation au carbone 14 de l’émail dentaire doit permettre de déterminer précisément son origine. Cependant, on sait déjà que cet individu a vécu à la fin du paléolithique, à une époque où les hommes étaient encore des chasseurs-cueilleurs, poursuivant des cerfs ou des lapins. Des animaux bien plus petits que les mammouths que côtoyaient leurs ancêtres. ANTHONY CERVEAUX
LES FOUILLES de
la sépulture ont également révélé plusieurs petites perles en coquille perforée. Longues de 10 mm, elles étaient utilisées pour les parures. Plus de 1 000 perles de ce type ont été mises au jour dans la sépulture de la Grotte des Enfants, de Balzi Rossi, à Vintimille.
© VÉRONIQUE ARBRUN, INRAP
LE CORPS, PLACÉ EN POSITION REPLIÉE SUR SON CÔTÉ GAUCHE, DE FAÇON CONTRAINTE, A ÉTÉ RECOUVERT IMMMÉDIATEMENT APRÈS L’INHUMATION.
LE PERSONNAGE
Héliogabale, la débauche d’un empereur éphémère Placé à la tête de l’Empire romain par des femmes de sa famille dès l’âge de 14 ans, Avitus Bassianus mena une vie sexuelle débridée et se consacra surtout au culte d’Élagabal.
H
Cinq années de folie sur le trône impérial vers 203 Naissance de Varius Avitus Bassianus en Syrie, petit neveu de l’empereur Septime Sévère et neveu de Caracalla.
217 Après l’assassinat de Caracalla, Avitus Bassianus, un de ses parents, est envoyé en Syrie par Macrin, nouvel empereur.
218
219 Le nouvel empereur arrive à Rome où il impose le culte du dieu oriental Élagabal. Il prend le nom d’Héliogabale.
222 Alexandre Sévère, un cousin, arrive à Rome. Piqué de jalousie, Héliogabale veut l’occire, mais c’est lui qui est assassiné.
© AKG / ALBUM
À 14 ans, Bassianus est proclamé empereur par les légions de Syrie. Ses partisans vainquent Macrin à Antioche.
éliogabale, Varius Avitus Bassianus de son vrai nom, monta sur le trône en l’an 218. Durant les cinq années de son règne, Rome dut subir les frasques de cet empereur fantasque qui imposa le culte d’Élagabal, le dieu syrien dont dérive son surnom. Ælius Lampridius, son biographe, affirme dans l’Histoire Auguste que jamais il n’aurait pu « écrire la vie d’Héliogabale Antonin, qui fut aussi appelé Varius, et faire savoir que les Romains eurent pour prince un pareil monstre, si déjà avant lui ce même empire n’avait eu les Caligula, les Néron et les Vitellius ». Héliogabale appartenait à la dynastie des Sévères. Sous l’empereur africain Septime Sévère et son épouse, la Syrienne Julia Domna, Rome connut une longue période de stabilité, avant que des tensions ne surgissent sous le règne de son successeur, Caracalla. Celui-ci fut assassiné en 217. Lui succéda un « usurpateur », le général Macrin, simple membre de l’ordre équestre, qui n’avait pas le rang de sénateur et qui était dépourvu d’expérience politique. Macrin sous-estima la famille de l’empereur défunt. La mère de Caracalla, Julia
Domna, mourut peu de temps après lui, mais Julia Mæsa, la sœur de celleci, était toujours en vie, tout comme ses filles et ses petits-enfants : Julia Soæmias et son fils Varius Avitus Bassianus, ainsi que Julia Mammæa et son fils Gessius Alexianus Bassianus. Macrin les maintint tous sous bonne garde en Syrie, tout en les laissant jouir de tous les biens qui leur appartenaient, mais il ne sut pas voir que les membres de cette famille impériale incarnaient une légitimité dynastique qui pouvait venir contrarier son arrivisme.
Les troupes soudoyées Héliogabale réussit à devenir empereur grâce à la ténacité de sa grand-mère, Julia Mæsa. Elle regrettait la vie de cour à Rome et n’était pas prête à renoncer à ses privilèges. Elle fit courir le bruit que son petit-fils Bassianus était le fils naturel de Caracalla et de Julia Soæmias (en fait, son père était le sénateur Sextus Varius Marcellus), et elle employa ses richesses à soudoyer les troupes stationnées en Syrie. Bassianus, dont le physique rappelait fortement celui de Caracalla, était un prêtre du culte du dieu Élagabal et, selon la légende, il ne laissait pas indifférents les soldats qui se rendaient au
Face à l’« usurpateur » Macrin, Héliogabale incarna la légitimité de la dynastie des Sévères. JULIA DOMNA, MÈRE DE CARACALLA ET GRAND-TANTE D’HÉLIOGABALE. BUSTE DU IIIe SIÈCLE. MUNICH.
© BRIDGEMAN / INDEX
CAPRICES ET OUTRAGES D’UN ADOLESCENT – il régna de 14 à 18 ans – en tant qu’empereur, Héliogabale ne fit jamais que de la figuration, abandonnant l’exercice effectif du pouvoir aux membres de sa famille, et en particulier à sa grand-mère Julia Mæsa. Sa jeunesse explique peut-être sa vitalité sexuelle et l’ardeur avec laquelle il officia comme prêtre d’Élagabal. Par exemple, il dansait en public lorsque les dévôts de ce dieu entraient en transe. Malgré la répugnance que ces cérémonies exotiques leur inspiraient, les sénateurs devaient y participer ; ils en conçurent une profonde haine à l’égard de leur souverain. EN RAISON DE SON ÂGE
LES ROSES D’HÉLIOGABALE. PEINTURE À L’HUILE (1888) DE SIR LAWRENCE ALMA-TADEMA. COLLECTION PRIVÉE.
temple, fascinés par la beauté efféminée du jeune homme, que venaient encore rehausser les bijoux et les colliers de verroterie qu’il portait. Les pots-devin, les rumeurs et le charme du jeune Bassianus eurent l’effet attendu : lorsqu’il se présenta, accompagné de son précepteur Glannys, au-devant du centurion Publius Valerius Comazon et de ses troupes, il fut proclamé empereur. Les autres légions d’Orient ne tardèrent pas à prêter allégeance à Bassianus et, en moins d’un mois, Macrin tombait, vaincu, près d’Antioche. Au demeurant, le nouvel empereur s’intéressait plus
réservé aux matrones romaines, qui fonctionna sous la houlette de la mère et de la grand-mère de Bassianus. Ce dernier se fit officiellement appeler Marc-Aurèle-Antonin, et on lui chercha Un sanctuaire dédié à son dieu une digne épouse, comme Julia Cornelia Pendant ce temps-là, Julia Mæsa Paula, une dame de rang sénatorial, et envoya au Sénat romain un portrait plus tard, Annia Faustina, descendante de Bassianus, et l’ordre fut donné de de l’empereur Marc-Aurèle. Or, dès son réserver à la mère du souverain, la très arrivée à Rome, Bassianus fit édifier sur auguste Julia Soæmias, une place sur le mont Palatin un sanctuaire dédié à le banc réservé aux consuls, endroit son très vénéré dieu. Dès lors, le souvedepuis lequel elle pourrait participer rain fut connu comme Héliogabale, du aux sessions. On institua même sur nom du dieu qu’il adorait. En l’honneur le mont Quirinal un nouveau Sénat, d’Élagabal, un grand nombre de vaches
à son dieu qu’aux intrigues de palais. Le bétyle sacré d’Élagabal quitta ainsi Émèse pour Rome, au rythme des danses de son plus fidèle serviteur.
LE PERSONNAGE
© MATTHIEU VERDEIL / AGE FOTOSTOCK
LA TERRE DU DIEU. Ruines de l’ancienne cité de Palmyre, en Syrie, non loin du berceau d’Élagabal.
maison des Vestales, sur le Forum, et à se choisir comme épouse une de ses vierges sacrées. « Rien ne sied mieux à un prêtre que de se marier avec une prêtresse », déclara-t-il au Sénat. Les frasques et les excès de cet empereur furent sans nombre. On raconte ainsi qu’il surprit le peuple de Rome avec ses naumachies, des batailles navales orga-
UNE MORT PEU GLORIEUSE l’empereur Héliogabale – qui se savait menacé - était décidé à se donner la mort mais il fut poignardé. Son corps aurait été traîné dans les rues de Rome avant d’être jeté dans les eaux du Tibre le 11 mars 222 apr. J.-C. Malgré la « damnation de mémoire » à laquelle l’empereur fut condamné, il reste quelques portraits d’Héliogabale, dont ce buste en marbre.
À L’ÂGE DE 18 ANS,
BUSTE D’HÉLIOGABALE. IIIe SIÈCLE. MUSÉE DU CAPITOLE, ROME.
nisées au cirque, et dont les bateaux ne flottaient pas sur l’eau mais sur du vin, ceci afin d’évoquer la mer, qualifiée par Homère de « vineuse » dans L’Odyssée. Selon son humeur, Héliogabale, doté d’un humour bien particulier, jetait des offrandes du haut de ses tours : des kilos de viande, des chiens morts ou des centaines d’aurei (monnaie) pour lesquels le peuple s’étripait. Lors des banquets, il aurait fait servir des mets en cire, en bois ou en marbre, et il aurait même noyé ses convives sous des milliers de fleurs jusqu’à leur en faire perdre la respiration. Dans d’autres occasions, son caprice se bornait à inviter à dîner huit hommes, chauves, borgnes ou gros, qu’il réunissait pour s’amuser ensuite à les voir se disputer un minuscule triclinium (lit de banquet). Héliogabale laissait libre cours à sa sexualité quelque peu débridée. Il se fardait les joues pour les faire briller, © ART ARCHIVE
et de moutons étaient sacrifiés chaque jour, dans des cérémonies qui eurent parfois comme victimes des jeunes gens choisis au sein de la noblesse romaine et au cours desquelles les vins les plus raffinés se mêlaient au sang des sacrifiés. Comme il n’avait de respect que pour la religion dont il était le grand prêtre, Héliogabale n’hésita pas à profaner la
LE PERSONNAGE
LE DIEU DE LA MONTAGNE À ÉMÈSE (l’actuel Homs, en Syrie) était vénéré un monolithe noir de forme conique appelé Élagabal, « dieu de la montagne ». Sur les pièces de monnaie, le bétyle, la pierre sacrée du dieu, est ceint de couronnes, orné de guirlandes et escorté par un aigle, symbole de son pouvoir céleste.
La relation tapageuse qu’Héliogabale entretint avec l’aurige Hiéroclès scandalisa les habitants de Rome. Mosaïque romaine du début du ive siècle.
ÉLAGABAL. PIÈCE DE MONNAIE D’ANTIOCHE (SYRIE) FRAPPÉE DU SYMBOLE DE CETTE DIVINITÉ. IIIe SIÈCLE.
avant de traverser en sautillant les pièces du palais impérial pour aller offrir son corps dans les bordels. Il prenait une voix mielleuse, adoptait des postures obscènes et affectait une moue de fausse pudeur au spectacle de sa propre nudité. Une fois, il fit réunir toutes les prostituées. Il se mit alors à les haranguer, les instruisit de pratiques sexuelles. Une autre fois, il se présenta au-devant d’elles habillé en femme, avec de faux seins, leur promettant de les récompenser avec largesse pour leurs prestations.
Une luxure sans limites Les auriges, les athlètes et les esclaves assouvissaient la concupiscence d’Héliogabale. Il s’éprit d’un conducteur de quadrige nommé Hiéroclès, l’appela son « mari » et se mit lui-même à carder la laine comme s’il avait été sa femme. Mais il ne lui était pas fidèle et il se laissait surprendre en compagnie d’autres favoris, animé du désir masochiste de se
faire rosser par Hiéroclès. Héliogabale rendit publics les thermes impériaux, surtout afin de pouvoir en observer les usagers tout à son aise, et faire ensuite rechercher par les rues et les ports ceux qu’il appelait les onobeli, les « hommes membrés comme des ânes ». Ses serviteurs trouvèrent ainsi Zoticus, un athlète de Smyrne doté de puissants attributs virils. Une devineresse syrienne avait fait savoir à Héliogabale que sa vie serait brève et qu’il mourrait de mort violente. Décidé à se donner la mort plutôt que de périr assassiné, l’empereur fit une provision de somptueux poignards à la lame d’argent trempé et de toutes sortes de poisons, et il fit même construire une très haute tour recouverte d’or et de diamants du haut de laquelle il comptait se jeter, le moment venu. Pourtant, sa fin ne fut pas glorieuse. Julia Mæsa le convainquit d’adopter son cousin Gessius Bassianus Alexianus, qui avait
12 ans et qui était le fils de Julia Mammæa. Ce dernier prit le nom de Marc Aurèle Sévère Alexandre, et on lui conféra le titre de césar. Héliogabale s’en repentit bien vite ; en voyant à quel point son neveu gagnait en popularité, il essaya de l’éliminer, mais provoqua une sédition militaire. Alors qu’elle était occupée à protéger le jeune Alexandre, Mæsa vit Héliogabale se faire poignarder par de simples soldats. Il n’était âgé que de 18 ans. Son corps fut jeté dans le Tibre, là même où venaient mourir les eaux du grand cloaque. JUAN PABLO SANCHEZ
DOCTEUR ÈS LETTRES CLASSIQUES
Pour en savoir plus
TEXTE
Histoire Auguste Ælius Lampridius, traduction et commentaires André Chastagnol, Robert Laffont, 1994. ESSAI
Héliogabale ou l’anarchiste couronné Antonin Artaud, coll. « L’imaginaire », Gallimard, 1997.
© ART ARCHIVE
© BPK / SCALA, FIRENZE
CONDUCTEUR DE QUADRIGE
ARRESTATION DU RÉGICIDE
juste après l’agression du souverain. Dessin de William Hamilton, xviiie siècle, Musée national du château de Pau.
Henri IV, chronique d’une mort annoncée Le 14 mai 1610, Ravaillac plante deux coups de couteau dans le cœur du roi. Ayant déjà essuyé une vingtaine de complots, Henri IV savait que la mort le menaçait à tout instant.
A
nnoncé en 2010, l’événement avait fait l’effet d’une bombe : la tête d’Henri IV, que l’on croyait perdue à tout jamais, avait été retrouvée. Aussitôt, les passionnés d’histoire se replongèrent alors dans les événements de la disparition du premier des Bourbon, survenue dans des circonstances célèbres et tragiques, un vendredi du mois de mai 1610. Ce jour-là, le royaume s’était levé dans une atmosphère particulière. La veille, la reine Marie de Médicis avait
été couronnée dans l’abbatiale de SaintDenis. Pourtant, dans tout Paris, on murmurait que, bientôt, le roi serait tué. Depuis longtemps, la peur d’un attentat faisait partie du quotidien de la monarchie : Henri n’avait-il pas essuyé une vingtaine de complots ? En 1594, n’avait-il pas survécu au poignard de Jean Chastel ? Instigateur d’une politique de pacification après plusieurs décennies de conflits religieux, Henri IV incarnait l’équilibre fragile d’une société encore pénétrée d’une culture de guerre civile. L’édit de Nantes, qui avait mis fin à la
dure répression envers les protestants, n’avait que douze ans. De nombreuses plaies restaient ouvertes. Certains catholiques détestaient le roi, non seulement pour son passé de protestant, mais aussi parce qu’ils estimaient que celui-ci était allé trop loin dans la réintégration des huguenots. Au nom de la défense de la foi, les catholiques extrémistes de la Ligue, défaits sur le terrain des armes, mais désormais engagés dans une résistance clandestine, pensaient qu’il était légitime de déposer ou même de tuer un roi qui, ayant trahi l’Église, était devenu un
L’ÉVÉNEMENT
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ENTRÉE TRIOMPHALE DU ROI HENRI IV À PARIS. RUBENS, XVIIe SIÈCLE, MUSÉE DES OFFICES, FLORENCE.
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D’UNE RELIGION À L’AUTRE...
tyran. Critiqué, menacé, Henri IV savait donc parfaitement que le risque de mort faisait partie de la routine du pouvoir, dont l’assise ne cessait de vaciller sur le fil de la réconciliation nationale, dans une ambiance de crise permanente. Après avoir sacrifié aux rituels quotidiens et s’être occupé des affaires courantes, le roi décida de quitter son palais du Louvre en début d’après-midi pour se rendre chez Sully, le surintendant des Finances et grand maître de l’Artillerie, alors malade, afin d’évoquer les derniers préparatifs de la campagne militaire qui s’annonçait. Le 19 mai,
PEU ENCLIN AUX EXCÈS politiques et religieux, Henri IV sut se montrer tolérant. En 1572, après le massacre de la Saint-Barthélemy, il se convertit au catholicisme. Il redevint ensuite huguenot, puis, en 1593, pour la stabilité du royaume et la couronne, il retrouva la foi catholique. D’où cette phrase, qu’on lui attribue : « Paris vaut bien une messe », signifiant qu’il préférait renoncer à sa religion plutôt que de perdre son trône.
Henri IV devait en effet rejoindre les soldats rassemblés en Champagne pour aller aider, aux côtés de l’Angleterre et de la Hollande, deux princes protestants dans leur combat contre le Saint Empire soutenu par l’Espagne. Pour se rendre chez Sully, le roi devait aller jusqu’à l’Arsenal. En ce lendemain de festivités, Paris était encore parcouru d’étrangers et de Français venus des provinces. La présence d’une population mobile et mal connue près des lieux du pouvoir était un des moments les plus redoutés des forces de l’ordre, qui savaient par expérience que les temps de fête pouvaient aisément basculer dans la violence. Le long parcours royal
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Après l’assassinat d’Henri IV, le peuple idéalisa le monarque et le surnomma « le Bon Roi ». BUSTE D’HENRI IV, ŒUVRE DE MATTHIEU JACQUET (VERS 1545-1611), MUSÉE DU LOUVRE.
dans Paris s’avérait donc particulièrement périlleux. La veille et le matin même, les proches du roi, s’appuyant sur de funestes prophéties et prédictions, n’avaient cessé de le dissuader de s’exposer publiquement. Présentées après coup comme prémonitoires, ces peurs habillaient pourtant le quotidien de la monarchie. L’inquiétude était devenue une habitude.
Un trajet sans escorte Refusant l’escorte de ses gardes du corps, le roi décida donc de partir accompagné de quelques courtisans, qui le suivirent à pied et à cheval, ou s’assirent à ses côtés. Il faisait beau. Le soleil entrait par les fenêtres ouvertes et, dans les cahots provoqués par les pavés, caressait le satin noir du costume royal. Afin de gagner la rue Saint-Denis, que le roi voulait revoir encore ornée des embellissements de la fête, le cocher engagea les chevaux dans la rue de la Ferronnerie, un étroit passage encombré de charrettes et d’échoppes.
L’ÉVÉNEMENT
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LE PALAIS DU LOUVRE était à l’époque d’Henri IV la résidence des rois de France. Après l’attentat, on s’empressa de conduire le roi au palais, sans parvenir à le sauver.
LA RUMEUR DU COMPLOT qu’il avait agi en solitaire, mais certains ont voulu y voir une plus vaste conspiration, le principal suspect étant le duc d’Épernon, grand aristocrate à la tête de la Ligue catholique. Il connaissait Ravaillac et un témoin l’aurait entendu parler de tuer le roi à une dame de la Cour.
RAVAILLAC A TOUJOURS AFFIRMÉ
PORTRAIT ANONYME DU DUC D’ÉPERNON, GRAVURE SUR CUIVRE, FIN DU XIXe SIÈCLE.
voulait croire à un acte isolé. Pourtant, Ravaillac, car c’était son nom, ne cessait de revendiquer la solitude de son acte et de répéter qu’il n’avait été « induit par personne à commettre ce qu’il a[vait] fait ». Affirmant avoir des visions, sujet à des transes, mû par des « sentiments de feu, de soufre et d’encens », Ravaillac défendait son geste comme un sacrifice politique et religieux permettant de sauver l’Église d’un mauvais roi. Le régicide fut finalement exécuté le 27 mai en place de Grève, après avoir subi la torture des parricides. Influencé par les sermons des prêtres qui appelaient à l’élimination des tyrans, persuadé d’être compris ou même soutenu par les nombreux Français eux aussi gagnés par le fantasme du régicide, Ravaillac incarnait la défiance qui poussait de nom/A KG A breux protestants et catholiques © d’Europe à dénoncer les usurpations UM
royal était déjà sans vie. Qu’allait-on faire de l’assassin ? Vingt et un ans plus tôt, Jacques Clément avait été aussitôt massacré après avoir assassiné Henri III. Le mystérieux meurtrier roux et vêtu de vert fut au contraire épargné. Pendant treize jours, il fut interrogé et torturé à l’hôtel de Retz et à la Conciergerie. Dans ce contexte de culture du complot et de préparation à la guerre, personne ne
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Prise dans les embarras, la voiture dut s’immobiliser. Les valets descendirent des portières, découvrant involontairement l’accès aux fenêtres. C’est alors qu’un inconnu sauta sur la roue arrière, prit appui sur une borne adjacente et planta deux coups de couteau dans la poitrine du roi avant de se laisser arrêter, saisi d’hébétude. Tout alla très vite. Porté en catastrophe au Louvre, le corps
La fin atroce du régicide Ravaillac LE 27 MAI 1610, après dix jours d’interrogatoire intense et de séances de torture éprouvantes, le tribunal
condamna François Ravaillac à la mort. Il fut emmené place de Grève pour y subir l’horrible supplice des régicides. Il a toujours défendu son geste comme un sacrifice politique et religieux. 1 L’heure de la pénitence À 15 heures, Ravaillac fut conduit en tombereau à Notre-Dame de Paris, où il fit pénitence, un cierge à la main, conspué par le peuple.
2 L’écorchement Sur l’échafaud, le bourreau le tenailla aux bras, poitrine, cuisses et « gras des jambes » pendant que des religieuses priaient pour son salut.
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3 Le soufre sur les mains La main droite régicide fut brûlée avec du feu de soufre. Sur les blessures, on versa un mélange de plomb fondu et d’huile bouillante. Les membres de Ravaillac furent ensuite attachés à quatre chevaux et écartelés. D’une grande robustesse, le prisonnier résista plusieurs heures.
de leurs dirigeants, et même à souhaiter leur mort. Plusieurs années auparavant, les souverains d’Angleterre Elisabeth Ire et Jacques Ier, mais aussi le stathouder des Pays-Bas Guillaume d’Orange, avaient, eux aussi, fait les frais de cette vague de violence.
régence précipitée étaient de réelles catastrophes. Le retour de la guerre civile semblait proche. Pourtant, le geste de Ravaillac eut des conséquences inverses à celles que celui-ci espérait. Aussitôt, la transition politique s’organisa : le soir même de l’assassinat, le dauphin fut reconnu roi et le lendemain matin, Une atmosphère de terreur la régence confiée à Marie de Médicis. Tabou absolu, l’assassinat du roi fit Afin de rassurer ses sujets sur la contibasculer le royaume dans une atmos- nuité de la politique monarchique, le phère de terreur. En quelques heures, 22 mai, le jeune Louis XIII publiait une la nouvelle se répandit, plongeant les déclaration confirmant tous les édits Parisiens dans les sombres souvenirs de pacification, dont celui de Nantes. des guerres de Religion. Selon Pierre de Déployant une impressionnante énerl’Étoile, l’annonce de la mort d’Henri IV gie pour contrôler la diffusion de la « causa un tel effroi et étonnement au nouvelle et sécuriser le royaume, les cœur de ce pauvre peuple enivré de autorités monarchiques, aidées par l’amour de son prince qu’on vit en un les corps de ville et les communautés instant la face de Paris toute changée ». citadines, réussirent ensuite à éviter Alors que les tensions religieuses étaient que la peur ne dégénère en violence encore fortes, que la guerre s’approchait généralisée. Un mois après l’assassiet que le dauphin était encore mineur, nat, la paix régnait et Henri IV pouvait l’assassinat du roi et la perspective d’une devenir un roi martyr.
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4 L’écartèlement
Le 14 mai 1610 n’est pas un de ces épisodes qui auraient, comme dans un jeu de construction, « fait la France ». Si l’assassinat d’Henri IV est un événement important, c’est au contraire parce qu’il porte toutes les potentialités qui traversaient le royaume de France au début du XVIIe siècle. Un royaume qui hésitait encore entre son lourd passé de guerre civile et le rassemblement des Français dont l’initiative fut lancée par leur roi Henri IV, autour d’un nouveau contrat politique. GUILLAUME MAZEAU
HISTORIEN, PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE
Pour en savoir plus
ESSAIS
14 mai 1610, l’assassinat d’Henri IV Roland Mousnier, Gallimard, 1964. La Grande Peur de 1610, les Français et l’assassinat d’Henri IV Michel Cassan, Champ Vallon, 2010. L’Assassinat d’Henri IV L’Histoire, n° 351, mars 2010.
LA VIE QUOTIDIENNE LES CHATS ont occupé une place primordiale dans différents domaines en Égypte antique, de la maison à la religion. Peinture à l’huile d’Edwin Long, 1878.Towneley Hall Art Gallery and Museum, Burnley, Lancashire.
Les animaux, compagnons de l’Égypte antique Des animaux de compagnie aux représentations divines, les bêtes occupaient une place centrale en Égypte.
ce stratagème, les Perses balayèrent l’armée pharaonique et s’ouvrirent la route de Memphis. Ce n’est bien évidemment pas la crainte de tuer ou de blesser les bêtes elles-mêmes qui aurait contraint les hommes de Psammétique III à retenir leurs coups. Toutes les divinités égyptiennes, ou presque, sont en effet thériomorphes : elles peuvent revêtir un aspect animal. Si le taureau, la vache et le bélier constituent assurément les formes les plus prisées, aucune bête ne semble avoir été jugée indigne d’être associée à une divinité. Créatures domestiques ou sauvages, utiles ou nuisibles, petites ou imposantes, presque toute la faune d’Égypte – même les petites musaraignes – peuvent cacher un dieu. C’est donc la peur du sacrilège qui aurait poussé les soldats de Psammétique III à reculer devant l’assaillant. Nous savons que l’anecdote rapportée par Polyen tienne. La raillerie conduit à l’exagéest en réalité une pure fantasmagorie ration. Toutes les bêtes n’étaient bien destinée à moquer la zoolâtrie égyp- évidemment pas sacrées aux yeux des Égyptiens. Seuls certains spécimens soigneusement sélectionnés par les prêtres pouvaient être considérés comme divins. L’immense majorité des autres animaux aidaient les hommes dans LES SINGES étaient des animaux de compagnie très leurs travaux ou les accompagnaient appréciés des Égyptiens. On les retrouve sur quelques simplement dans leur vie quotidienne. peintures jouant avec des enfants. Lorsque ces animaux Le prince qui aimait son chien poussaient leurs cris au lever du jour, les Égyptiens croyaient qu’ils rendaient un culte au dieu soleil. Le chien est, sans surprise, l’animal de compagnie par excellence des anciens STATUETTE DU DIEU THOT REPRÉSENTÉ PAR UN BABOUIN. MUSÉE DU LOUVRE. Égyptiens. L’iconographie des tombes thébaines et memphites les montre aux
© ALBUM / AKG
LA VIE AVEC LES SINGES
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L’
hiver 526 av. J.-C. voit le Perse Cambyse se ruer sur l’Égypte. Pour contrer son adversaire, le pharaon Psammétique III se porte au-devant de lui et, avec beaucoup de résolution, fait fortifier en hâte le débouché de la piste que son ennemi a empruntée pour traverser le Sinaï. L’historien grec Polyen, qui vécut au milieu du IIe siècle apr. J.-C., rapporte au sujet de la bataille qui s’ensuivit une anecdote singulière. Pour contrer le barrage mis en place par l’armée du pharaon, Cambyse aurait décidé de faire ranger « en première ligne de ses troupes des chiens, des moutons, des chats, des ibis et tous les autres animaux que les Égyptiens considéraient comme sacrés ». Brillante idée puisque « les Égyptiens arrêtèrent immédiatement leurs opérations de peur de blesser les animaux, qu’ils tiennent en grande vénération ». Grâce à
côtés des bergers, accompagnant des chasseurs ou gardant une maison. On retrouve aussi ces bêtes dans les nombreuses scènes d’intérieur. Au Nouvel Empire (1550-1069 av. J.-C.), on aime les chiens allongés et hauts sur pattes que l’on rapproche des lévriers arabes actuels, les fameux sloughis. Malgré leur présence dans la maison, aucune image ne montre un homme esquissant un geste d’affection envers l’animal ; le chien des peintures égyptiennes n’a pas droit à la moindre caresse. L’attachement aux bêtes se lit cependant dans le conte du Prince prédestiné dont nous possédons une version incomplète datant du
Les Égyptiens, premiers vétérinaires de l’histoire COMMENT TRAITER une vache malade ou un taureau enrhumé, comment guérir un chien d’un ulcère dû à la présence de vers ? Fractures, castrations, traitements préventifs avec bains froids et chauds, frictions, cautérisations... Toutes ces pratiques
sont minutieusement détaillées sur le papyrus de Kahun, considéré comme le premier traité de médecine vétérinaire documenté de l’histoire de l’humanité. Ce texte fait partie d’une collection de papyrus (dont certains sont dans un état déplorable) découverts par
l’égyptologue britannique Flinders Petrie dans la région du Fayoum, en Égypte, à la fin du xixe siècle. Le papyrus de Kahun, rédigé en écriture hiératique, date du Moyen Empire, vers 1800 av. J.-C. Il a été restauré et traduit par l’égyptologue Francis Llewellyn Griffith.
LA VIE QUOTIDIENNE
LA VIE ÉTERNELLE POUR LES CHIENS
UN HOMME arrose son
jardin avec son chien, son fidèle compagnon. Peinture sur une tombe de la XIXe dynastie à Deir el-Médineh.
DE NOMBREUX MAÎTRES ont fait
COLLIER DE CHIEN PRÉSENTÉ LORS DE L’EXPOSITION TOUTANKHAMON ET L’ÂGE D’OR DES PHARAONS, LONDRES, 2007.
XIIe siècle av. J.-C. Cette histoire met en scène un jeune prince royal dont un oracle prédit la mort du fait d’un crocodile, d’un serpent ou d’un chien. Pour le soustraire à ce destin funeste, le roi, son père, lui impose de vivre reclus dans une maison isolée bâtie sur un plateau désertique. On imagine bien que le jeune prince n’allait pas demeurer enfermé toute sa vie : « Lorsque l’enfant eut grandi, il monta sur son toit et vit un chien, qui suivait un homme qui cheminait. Il demanda à son serviteur qui se tenait auprès de lui : “Qu’est-ce qui suit l’homme qui vient sur le chemin ? – C’est un chien. – Fais-moi
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graver le nom de leur chien sur leurs stèles funéraires. Une inscription de la VIe dynastie (2345-2173 av. J-C) nous parle de l’amour d’un roi pour son chien Abutiu, « Oreilles pointues » : « Sa Majesté a ordonné qu’il soit enterré avec cérémonie, qu’il lui soit donné un cercueil du Trésor royal, du linge fin et de l’encens. »
apporter le même !” » Connaissant la prophétie qui pesait sur la tête de son jeune maître, cette demande plongea le domestique dans l’embarras. Il fit néanmoins remonter la demande au pharaon qui finit par céder. Le jeune prince eut donc un chien avec lequel il put aller chasser le gibier du désert. Après de nombreuses péripéties qui le conduisirent à quitter l’Égypte, il parvint en Haute-Mésopotamie où ses talents athlétiques lui permirent d’épouser la fille d’un potentat local. Quelque temps après leur mariage, le prince confia à sa femme le risque que lui faisait courir la présence de ce compagnon à quatre
Les lévriers aidaient leurs maîtres à chasser les lions, les antilopes et les oryx. TOUTANKHAMON À LA CHASSE, ACCOMPAGNÉ DE SON CHIEN. ÉVENTAIL. MUSÉE ÉGYPTIEN, LE CAIRE.
pattes qui, depuis l’Égypte, l’avait suivi à la trace. « Fais tuer le chien qui t’accompagne ! » lui répondit-elle. La princesse mésopotamienne s’attira une réplique cinglante : « Folie ! Je ne vais pas faire tuer mon chien que j’ai élevé quand il était petit. » Malgré le risque que l’animal lui faisait courir, le jeune prince aimait son chien. La fin de l’histoire est malheureusement perdue.
La meute du roi Antef II Autre preuve de cet attachement aux bêtes, le pharaon thébain Antef II (21032054 av. J.-C.) a fait représenter sa meute sur une stèle funéraire placée à l’entrée de sa tombe située à El-Tarif près de Thèbes. Chacune des cinq bêtes est mentionnée par son nom. Une statue de chien avait par ailleurs été dressée devant le tombeau. Cette œuvre ne nous est malheureusement connue que par la description qu’en firent les magistrats chargés d’instruire l’affaire des vols
Momifier les bêtes, une coutume millénaire
1. SCALA, FIRENZE. 2. ALBUM / MUSÉE DU LOUVRE. 3. AKG / ALBUM. 4. CORBIS / CORDON PRESS. 5. MUSÉE ÉGYPTIEN, LE CAIRE / CORBIS.
L’ÉGYPTE a livré de très nombreuses momies animales. On embaumait ainsi indistinctement les animaux de compagnie comme les chiens et les chats, ceux destinés à être consommés comme les poissons ou les canards, ou encore ceux qui étaient sacrés comme les crocodiles ou les ibis.
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1 Chat
2 Poisson
3 Mangouste
4 Chien
Le chat aurait tenu compagnie à l’homme à partir du ive siècle av. J.-C.
On a retrouvé des poissons momifiés dans les tombes de rois et de particuliers.
On l’associait au dieu soleil Rê qui, chaque nuit, affrontait le serpent Apophis.
Dès le IVe millénaire av. J-C, les chiens étaient enterrés avec leurs maîtres.
commis dans les tombes royales sous le règne de Ramsès IX (1129-1111 av. J.-C.). Un autre chien appartenant à la meute d’Antef II portant le nom de Béha est par ailleurs mentionné sur une stèle placée dans le temple funéraire de ce souverain. Antef II entendait manifestement que ses compagnons canins participent à sa vie dans l’au-delà. Une découverte archéologique récente est venue remettre en question l’idée selon laquelle la domestication du chat serait intervenue tardivement en Égypte. L’absence complète de représentation du petit félidé dans l’iconographie des tombes de l’Ancien Empire (2700-2200 av. J.-C.) a conduit certains égyptologues à supposer que les chats d’Égypte étaient demeurés sauvages jusqu’au début du IIe millénaire av. J.-C. Cependant, la fouille d’une tombe située à Mostagedda en Haute-Égypte impose de réviser cette analyse. Cette sépulture datée des premiers siècles du IVe millénaire av. J.-C.
5 Crocodile
Du viiie au ive siècle av. J-C, on offrait des momies d’animaux aux dieux.
quotidienne des anciens Égyptiens, ce fut donc avant tout comme un animal sacré lié au dieu Thot ou comme une figure littéraire. Une fable rédigée à la toute fin de la période pharaonique connue sous le nom de Mythe de l’œil du soleil met ainsi en scène un petit Des singes en laisse « chacal-singe » qui se révèle capable de Tout au long de la période pharaonique, convaincre la redoutable déesse lionne les singes jouèrent aussi le rôle d’animal Sekhmet de revenir vivre en Égypte. de compagnie mais seulement dans les L’acuité de l’esprit, le sens de la repartie grandes familles qui seules avaient les et les talents de conteur du petit animoyens de s’offrir un animal qu’il fallait mal étaient venus à bout de la volonté aller chercher loin au sud. Les diffé- de l’ombrageuse fille de Rê. Mais les rentes espèces de singes plus ou moins anciens Égyptiens étaient encore plus domestiquées qui partageaient la vie sages car, pour les accompagner dans des anciens Égyptiens sont loin d’être leur vie quotidienne, ils préférèrent le toutes identifiées. La domestication de chien fidèle au singe trompeur. plus petits spécimens, comme les singes DAMIEN AGUT ÉGYPTOLOGUE, CNRS verts, était possible si l’on se protégeait de leur agressivité. L’iconographie Pour en ESSAI Bestiaire des pharaons montre ainsi des primates tenus solisavoir Jean Yoyotte et Pascal Vernus, plus dement en laisse par leur maître ou Perrin, 2005. maîtresse. Si le singe partagea la vie
livra en effet le squelette complet d’un chat, roulé dans un linge, qui avait été lové contre le corps d’un homme. La relation privilégiée entre les Égyptiens et les chats plongeait donc ses racines dans la préhistoire de l’Égypte.
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CITÉ BIBLIQUE, CITÉ MYTHIQUE
BABYLONE Au xixe siècle, la cité de Mésopotamie n’était connue qu’à travers l’Ancien Testament. Si les archéologues ont trouvé des traces d’une splendeur passée, les jardins suspendus et la tour de Babel restent énigmatiques. JUAN LUIS MONTERO FENOLLOS
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PROFESSEUR D’HISTOIRE ANCIENNE À L’UNIVERSITÉ DE LA COROGNE
LES JARDINS DU PALAIS
Ce relief du palais assyrien de Ninive, avec un jardin luxuriant, a suscité des doutes sur la localisation des célèbres jardins suspendus de Babylone. British Museum, Londres. LE CHÂTIMENT DE NABUCHODONOSOR
Une miniature de Beatus de Liébana (à gauche) montre le roi de Babylone mangeant de l’herbe comme un animal, un châtiment que Dieu lui avait infligé pour le punir de son arrogance.
LA RÉSIDENCE DU ROI
Reconstitution du palais de Nabuchodonosor II à Babylone. Cet édifice grandiose mesurait au sol 275 m sur 183 m et comprenait les appartements du monarque, des bureaux et le harem royal.
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C H R O N O LO G I E
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Hérodote et le piège de la muraille Nous ne savons pas de source sûre si Hérodote s’est rendu à Babylone vers 450 av. J.-C. Il a cependant laissé une description détaillée de la ville et du processus de construction de ses imposantes murailles. Mais bien que son témoignage semble fiable, on a toutefois l’impression qu’il s’est contenté de rapporter des informations fournies par un guide, un interprète ou un habitant de la ville. Il parle notamment de murailles d’une longueur totale de 480 stades (soit 85 km !) alors qu’on sait aujourd’hui qu’elles ne mesuraient que 8 km. S’il est un texte qui a contribué à universaliser et immortaliser
xixe-xvie s. av. J.-C. xvie-xie s. av. J.-C e
UNE CITÉ CONVOITÉE PAR SES ENNEMIS
Testament et les récits des auteurs antiques, tous postérieurs au temps de la splendeur de la cité, sous Nabuchodonosor II. L’auteur le plus proche de cette époque est l’historien grec Hérodote, qui a laissé des écrits sur la cité mésopotamienne datant du Ve siècle av. J.-C., soit cent ans après le règne de Nabuchodonosor II. Lui, et d’autres, décrivent une Babylone de légende où les données historiques sont fréquemment déformées ou tronquées. C’est la raison pour laquelle il est difficile de vérifier l’exactitude de leurs informations.
Hammourabi, 6 roi de la Ire dynastie amorrite, fait de Babylone sa capitale. Le roi hittite Mursili Ier conquiert la cité.
Les Kassites, originaires du Zagros, conquièrent Babylone et en font une cité très puissante.
DANS LE TEMPLE DE MARDOUK
L’Esagil était le temple principal du dieu Mardouk et le plus important de Babylone. On plaçait près de cette divinité des stèles comme celle-ci, édifiée en l’honneur d’Adad-etir par son fils. ixe siècle, av. J.-C. British Museum, Londres.
xie-viie s. av. J.-C.
viie-vie s. av. J.-C.
Les Chaldéens et les Araméens dominent Babylone, mais le roi assyrien Sennachérib attaque et détruit la ville en 689 av. J.-C.
Nabopolassar triomphe de l’Empire assyrien en 612 av. J.-C. Babylone est vaincue par Cyrus II en 539 av. J.-C.
STATUETTE EN BRONZE DANS UNE ATTITUDE DE PRIÈRE DÉDIÉE À HAMMOURABI, ROI DE BABYLONE. ELLE A ÉTÉ RETROUVÉE À LARSA, CITÉ QU’HAMMOURABI ANNEXA À SON EMPIRE. MUSÉE DU LOUVRE.
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l’embellir, comme Alexandre le Grand entre 331 et 323 av. J.-C. D’autres, comme le roi assyrien Sennachérib en 689 av. J.-C., voulaient la détruire. Il faut considérer qu’il n’existe pas une seule Babylone, mais plusieurs. La plupart des ruines archéologiques qui ont subsisté sont celles de la cité édifiée sous le règne de Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.). Ce dernier a entrepris d’importants travaux de reconstruction, faisant de la ville l’une des métropoles les plus célèbres de l’Antiquité. Mais la civilisation babylonienne est le résultat de l’accumulation de traditions millénaires : on ne peut comprendre sa culture sans tenir compte des peuples mésopotamiens qui l’ont précédée. Les Babyloniens étaient déjà conscients de la grande ancienneté de leur civilisation. Leur dernier monarque, Nabonide (556-539 av. J.-C.), connu dans l’historiographie moderne comme le « roi archéologue », a été une sorte d’antiquaire et de collectionneur d’œuvres d’art. Il a multiplié les efforts pour défendre et exhumer les traditions architecturales et culturelles les plus anciennes de la région, en particulier celles liées à l’Empire akkadien, qui avait dominé la Mésopotamie au IIIe millénaire av. J.-C. L’homme du XIXe siècle ne connaissait Babylone qu’à travers l’Ancien
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hare de la civilisation. Centre du monde. Symbole de l’harmonie cosmique créée lorsque sa divinité suprême, le dieu Mardouk, a vaincu les forces du chaos. Babylone est devenue le cœur spirituel et intellectuel de l’ancienne Mésopotamie, entre le viie et le vie siècle av. J.-C. Aux yeux de ses contemporains, le prestige de Babylone était sans égal. Les souverains les plus puissants ont voulu la conquérir pour
LA TOUR DE BABEL
La ziggourat de Babylone aurait inspiré le récit biblique de la tour de Babel. Pieter Brueghel l’Ancien, dans une peinture à l’huile de 1563, imagina ainsi l’édifice mythique. Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Du xiie au xixe siècle, de nombreux Européens voyagèrent en Mésopotamie, à la recherche de Babylone, symbolisant dans la Bible l’orgueil humain.
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Des fouilles décevantes La lecture des textes gréco-romains et, surtout, de l’Ancien Testament, a poussé de nombreux voyageurs à se rendre au Proche-Orient pour visiter les théâtres des épisodes les plus connus de l’histoire biblique : notamment la ville sumérienne d’Our, présentée dans la Genèse comme le pays d’origine du patriarche Abraham, ou la tour de Babel. Ces premiers aventuriers européens du Moyen Âge et des époques postérieures étaient pour la plupart des religieux, militaires, commerçants, médecins ou diplomates qui rêvaient de voir les lieux où avaient vécu les principaux protagonistes des Saintes Écritures. Du XIIe au XIXe siècle, beau-
coup d’Européens ont ainsi sillonné la région dans l’espoir de trouver Babylone. Pour ces pionniers, la cité monumentale était un mythe, le symbole de la démesure, de l’opulence, du luxe et de la splendeur humaine. Le premier voyage occidental dont nous avons connaissance est celui de Benjamin de Tudèle, un rabbin de Navarre qui, de 1165 à 1170, a entrepris un long périple à travers la Syrie, la Mésopotamie et l’Égypte. Il en tire un récit, Les Voyages de Benjamin, dans lequel il révèle des informations présentant un certain intérêt pour l’archéologie babylonienne : « On trouve encore ici le palais en ruine de Nabuchodonosor, et les hommes craignent d’y entrer à cause des serpents et des scorpions qu’il y a à l’intérieur », écrit-il. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que Babylone éveille la curiosité des premiers archéologues, qui s’établissent dans la région pour étudier les anciennes cités bibliques. En 1849, le Britannique Austen Henry Layard réalise les premières fouilles à Babylone. Rawlinson et Rassam prennent la relève, respectivement en 1854 et 1880. Mais c’est l’Allemand Robert Koldewey qui, grâce à ses excavations effectuées entre 1899 et 1917, est parvenu à placer Babylone sur une échelle historique. Koldewey s’est passionné pour l’architecture de la cité : il a localisé des bâtiments et dessiné des plans précis de nombreuses constructions. Il voulait exhumer la vérité cachée derrière le mythe, et seule la recherche scientifique pouvait lui permettre d’y parvenir. Plus d’un siècle après le début des fouilles à Babylone, il reste encore de nombreux points à résoudre, comme les mythiques jardins suspendus, considérés comme l’une des Sept Merveilles, et la célèbre tour de Babel. Ces monuments sont entourés d’un halo légendaire dangereusement mêlé à la vérité historique, ce qui pose un problème aux chercheurs actuels. Les archéologues doivent donc commencer par se demander si des « jardins s’élevant dans les airs » et une « tour colossale » ont bel et bien existé à Babylone. Si oui, © W. FORMAN / GTRES
le nom de Babylone, il s’agit bien de l’Ancien Testament, en particulier l’épisode de la Genèse sur l’édification de la tour de Babel. Celle-ci devait aller jusqu’au ciel mais sa construction fut interrompue par Dieu. En colère contre les hommes et leur orgueil démesuré, il les fit parler différentes langues et les dispersa aux quatre coins de la Terre. Aujourd’hui, il ne subsiste aucun doute sur le lien entre la Babel biblique et la Babel mésopotamienne. Son nom biblique vient d’ailleurs du nom original de la cité, Babili : « la porte divine » en akkadien. L’étymologie du mot Babel indiquée dans la Genèse, qui mentionne la racine hébraïque « confondre » ou « mélanger », est donc incorrecte. Babel n’est pas la cité de la confusion présentée dans le texte sacré. Pour découvrir les relations entre Jérusalem et Babylone au VIe siècle av. J.-C, les livres historiques et prophétiques de la Bible – comme le Deuxième Livre des Rois et celui des Chroniques, ou les livres des prophètes Jérémie et Ézéchiel – constituent des documents importants. Ces écrits s’intéressent particulièrement à la déportation des Hébreux à Babylone, décrétée par Nabuchodonosor II après la prise, puis la destruction de Jérusalem, de 597 à 587 av. J.-C. Les Babyloniens y apparaissent comme les ennemis et oppresseurs des Juifs, pris en otage. Dans le livre de Jérémie, par exemple, on dit que Yahvé « apportera la paix au pays, mais fera trembler les habitants de Babylone ».
CONQUISE PAR LES PERSES
Cyrus le Grand, de la dynastie perse des Achéménides, prit Babylone en 539 av. J.-C. Son vaste empire incluait l’Anatolie, la Mésopotamie et l’Iran. Ci-dessous, un bracelet achéménide en or. British Museum. Londres.
LA PORTE DE LA DÉESSE ISHTAR
Nabuchodonosor II dota les murailles de Babylone de huit portes. Celle d’Ishtar, qui comprend trois passages successifs, mesurait 48 m de long et 18 m de haut. Musée de Pergame, Berlin.
Aujourd’hui, on pense que la cité qui abritait les mythiques jardins suspendus n’était pas Babylone, mais Ninive, la capitale de Sennachérib, le puissant roi d’Assyrie.
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suspendus. À Ninive, le roi assyrien est d’ailleurs représenté sur un bas-relief où l’on voit de luxuriants jardins irrigués par un aqueduc. Quant à la tour de Babel, le récit biblique de la Genèse ne la décrit pas. Seuls y sont mentionnés les matériaux utilisés pour sa construction, comme la brique et le bitume. Le texte n’apporte pas de précisions sur l’aspect architectural du monument, qui n’était rien de plus qu’une ziggourat, appelée « Etemenanki » par les Babyloniens (la « maison-fondement du ciel et de la terre »). La ziggourat était un monument religieux caractéristique de l’architecture mésopotamienne, avec une structure échelonnée composée de terrasses superposées de taille de plus en plus réduite. Des rampes ou des escaliers permettaient d’accéder au La tour et les jardins perdus sommet où se trouvait le temple. Les chercheurs ont été jusqu’à se demander Robert Koldewey a fouillé les restes de la s’il y avait vraiment eu des jardins suspen- ziggourat de Babylone en 1913, mais les ruines dus à Babylone. Aucun texte de l’époque de d’alors avaient déjà été identifiées quelques années Nabuchodonosor II ne les mentionne, ni même plus tôt. Elle se trouvait dans une zone que les Hérodote. Ensuite, les seules références écrites Arabes appellaient la « poêle » ou le « grill » du concernant ces jardins sont celles d’auteurs fait de son aspect : un carré de 91 mètres de côté, romains comme Diodore de Sicile, Quinte- pourvu d’un long accès central. La sécheresse qui Curce, Strabon ou Flavius Josèphe. Évidemment, s’est abattue sur la région de février à juin 1913 aucun d’entre eux n’a pu les voir de ses propres a permis le premier tracé scientifique des fonyeux, puisque à leur époque, Babylone n’était dations de la célèbre tour. C’est à partir de là que déjà plus qu’un champ de ruines. les hypothèses modernes sur l’aspect de la tour Et si la ville des jardins suspendus n’était pas se sont développées. Le débat s’est alors surtout Babylone mais Ninive, la capitale de l’Empire concentré sur la hauteur de l’édifice. Mais les assyrien ? Dans les textes des auteurs gréco- modestes ruines de la ziggourat de Babylone, qui romains, la confusion entre l’assyrien et le a pu mesurer une soixantaine de mètres de haut, babylonien est fréquente. Diodore de Sicile découvertes par les archéologues allemands, situe par exemple Ninive au bord de l’Euphrate, font piètre figure face au mythe de Babel ou à alors que l’on sait maintenant que la ville se la tour grandiose dont la coupole devait aller trouvait au bord du Tigre. De plus, aucune jusqu’au ciel. Une fois encore, l’archéologie a scène de chasse telle que celle qu’il a dépeinte réduit à néant les rêves échafaudés pendant des en évoquant la capitale mésopotamienne n’a siècles par l’imagination humaine. jamais été retrouvée à Babylone. En revanche, ses descriptions concordent parfaitement avec Pour en ESSAIS les reliefs traitant de la chasse découverts dans Babylone à l’aube de notre culture savoir Jean Bottéro, Gallimard Découverte, 2008. les palais assyriens de Ninive. À cette confuplus Dictionnaire de la civilisation sion s’ajoute le fait que certains monarques mésopotamienne Francis Joannes (dir.), Robert Laffont, assyriens, comme Sennachérib (704-681 av. coll. « Bouquins », 2001. J.-C.), arboraient le titre de roi de Babylone. Babylone Béatrice André Salvini, PUF, Le palais de Sennachérib aurait constitué un coll. « Que sais-je ? », 2012. excellent emplacement pour les fameux jardins
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étaient-ils à l’image de ceux décrits dans les textes antiques ? Une structure particulière a été identifiée par les fouilles dirigées par Koldewey à un angle du palais sud de Babylone. Elle comportait deux rangées de sept salles, longues et couvertes de voûtes. La présence de puits et de conduites d’eau a fait penser qu’il s’agissait de l’infrastructure sur laquelle reposaient les fameux jardins suspendus. Mais nous savons aujourd’hui que ce secteur était dédié aux activités de stockage. On y a découvert de nombreuses jarres et archives de textes cunéiformes datant de Nabuchodonosor II, traitant de la distribution d’huile de sésame, de grains, de dattes et d’épices, à des étrangers et prisonniers de haut rang.
LA GRANDE DÉESSE
Ishtar, l’une des grandes divinités des Babyloniens, était la déesse de la fertilité. Elle apparaît ici sous la forme d’une statuette en albâtre. iiie-iie siècle av. J.-C. Musée du Louvre.
UNE BELLE ET COLOSSALE ZIGGOURAT
Vue d’ensemble
Babylone, qui connut son apogée sous Nabuchodonosor II, était l’une des métropoles les plus importantes de l’Antiquité. Elle s’étendait Babylone sur 375 hectares et ses habitants la considéraient comme un endroit « où le luxe était inépuisable », bien qu’entièrement construite en briques d’argile crue. Ses dimensions colossales excitèrent l’imagination des auteurs antiques, à tel point que l’historien grec Hérodote rapporte que, alors que les Perses avaient déjà pénétré dans les faubourgs de la cité, les habitants des quartiers centraux ne se rendirent compte de rien et poursuivirent la fête qu’ils avaient commencée.
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1 Porte d’Ishtar
2 Voie processionnelle
3 Etemenanki
4 Esagil
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Décorée de briques émaillées bleues sur lesquelles se détachaient des frises de dragons, c’était la plus grande des huit portes de la double muraille de la ville, laquelle s’étendait jusqu’à l’Euphrate.
BABYLONE À L’ÉPOQUE DE NABUCHODONOSOR II, AVEC LA PORTE D’ISHTAR AU PREMIER PLAN. CETTE ILLUSTRATION DE GUDRUN STENZEL FUT PUBLIÉE EN 1931. MUSÉE DE PERGAME, BERLIN.
Cette gigantesque ziggourat était dédiée à Mardouk, la divinité tutélaire des Babyloniens. Achevée par le roi Nabuchodonosor II, elle mesurait 60 m de haut et comprenait six terrasses couronnées par un temple.
Longue de 900 m, elle conduisait au centre religieux; lors des festivités du nouvel an, on y faisait défiler la statue de Mardouk. Elle était bordée de murs ornés de lions, l’animal sacré de la déesse Ishtar.
Le nom de ce lieu sacré, formé de grands édifices et de vastes cours, signifie la « maison au pinacle surélevé ». On y adorait bien sûr Mardouk, sa parèdre Zarpanitu et leur fils Nabû, dieu de la sagesse.
Bastion occidental Palais Nord Palais Sud
1 Temple de Ninmah
2 Temple de Nabû Quartier du Merkès
PORTE D’ISHTAR TRAVERSÉE PAR LA VOIE PROCESSIONNELLE. ELLE EST DÉCORÉE D’UNE FRISE DE LIONS EN BRIQUE ÉMAILLÉE.
ILLUSTRATIONS : ANTONIO M. GARCIA DEL RIO
RECONSTITUTION DU TEMPLE SITUÉ AU SOMMET DE LA ZIGGOURAT ETEMENANKI, OÙ L’ON ADORAIT LE DIEU MARDOUK.
PROTÉGÉE DES DIEUX
Statue de basalte de Cléopâtre. Sur son front apparaissent trois uræus, ou cobras divins, protecteurs de la monarchie égyptienne. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. DÉDICACE À CLÉOPÂTRE
Désignée sur cette stèle comme déesse Philoparor, « qui aime son père », Cléopâtre adopta à la fin de son règne une épithète royale inédite : Philopatris, « qui aime sa patrie ». Musée du Louvre.
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CLÉOPÂTRE FINE POLITIQUE La dernière reine d’Égypte, qui séduisit deux grands chefs romains, Jules César et Antoine, avait comme objectif de préserver son pouvoir et l’indépendance de son pays. ANNE-EMMANUELLE VEISSE MAITRE DE CONFÉRENCES EN HISTOIRE GRECQUE, PARIS 1
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algré la place qu’elle occupe dans la culture commune pour ses amours avec César et Marc Antoine, son affrontement avec Octave et son suicide héroïque, Cléopâtre, reine d’Égypte de 51 à 30 av. J.-C., est une figure historique bien énigmatique. Son règne est en effet peu documenté par les sources directes et la souveraine est surtout connue par la littérature romaine, très hostile à sa personne et très tôt contaminée par la légende. Pourtant, au-delà du mythe, la dernière des Ptolémées reste l’une des rares femmes à avoir exercé un pouvoir personnel direct dans l’Antiquité. Énergique, ambitieuse, dotée d’un grand sens politique malgré son échec final, elle incarne aussi un itinéraire original qui la fit passer de protégée à partenaire, puis ennemie de Rome, au cours d’un règne qui clôt l’âge des monarchies hellénistiques héritières d’Alexandre le
LE PHARE DANS LE PORT D’ALEXANDRIE
C’est cet immense phare que virent en premier César, Antoine et Auguste lorsqu’ils atteignirent, à tour de rôle, la capitale de l’Égypte. SANCTUAIRE D’ISIS SUR L’ÎLE DE PHILAÉ
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C’était le plus grand centre de culte de la déesse Isis, très populaire en Égypte. Cléopâtre elle-même fut proclamée la « nouvelle Isis ». © AKG / ALBUM
l’île de Chypre alors gouvernée par son frère. À sa mort en 51 av. J.-C., il laisse quatre enfants. Aînée de la fratrie, Cléopâtre fut proclamée reine mais dut, pour se conformer tant aux traditions dynastiques qu’aux dernières volontés de son père, reconnaître comme associé au trône et comme époux son frère Ptolémée XIII, alors âgé d’une dizaine d’années.
Une reine de culture grecque Princesse d’origine macédonienne, Cléopâtre est donc devenue reine d’Égypte sans être une Égyptienne. Et si, d’après Plutarque, elle fut la première de sa dynastie à savoir parler égyptien, il ne faut peut-être pas accorder trop de crédit à cette affirmation dans la mesure où l’auteur lui attribue aussi la connaissance de
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C H R O N O LO G I E
ENTRE AMOUR ET POLITIQUE
51 AV. J.-C.
48 AV. J.-C.
RÈGNE. En accédant au trône, Cléopâtre, septième reine de la dynastie de ce nom, doit épouser son frère cadet, Ptolémée XIII.
EXPULSION. En lutte contre les partisans de son frère Ptolémée XIII, la reine quitte Alexandrie et fuit vers la frontière palestinienne.
JULES CÉSAR. BUSTE EN MARBRE. MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE NATIONAL DE NAPLES.
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Grand. Lointaine descendante du Macédonien Ptolémée Ier, fils de Lagos, ancien compagnon d’Alexandre et fondateur de la dynastie ptolémaïque (ou lagide), Cléopâtre est née vers 69 av. J.-C. à Alexandrie. Septième reine de la dynastie à porter ce nom, elle est la fille du roi Ptolémée XII, qui, proclamé roi en 80 av. J.-C. faute d’autre héritier, s’occupa avant tout d’assurer de bonnes relations avec le Sénat romain, de manière à conforter son pouvoir et à préserver l’indépendance de l’Égypte à une époque où tout l’Orient méditerranéen était en passe de devenir romain. Après des années d’efforts, il obtint en 59 av. J.-C. le titre très convoité d’« allié et ami du peuple romain » mais dut entériner en échange l’annexion par Rome de
ÉTÉ 48 AV. J.-C.
41 AV. J.-C.
2 SEPT. 31 AV. J.-C.
12 AOÛT 30 AV. J.-C.
ARRIVÉE DE CÉSAR en Égypte, en qualité de médiateur. César devient très rapidement l’amant de la reine Cléopâtre.
RENCONTRE AVEC ANTOINE. Comme César, Marc Antoine est séduit par Cléopâtre dès leur rencontre à Tarse.
DÉFAITE. Les troupes d’Antoine et de Cléopâtre sont vaincues par les légions d’Octave lors de la bataille d’Actium.
MORT DE CLÉOPÂTRE. Faite prisonnière par Octave, Cléopâtre parvient à se donner la mort.
rien à l’Égypte, les cheveux sont rassemblés en un strict chignon à la romaine. Et si le trait n’est guère flatteur, il faut se rappeler que, d’après Plutarque, la beauté de la reine « considérée en elle-même, n’était pas si incomparable », mais que c’est à son charme et à son intelligence qu’il était impossible de résister. Deux qualités qu’elle sut mettre en œuvre dans ses relations avec deux des hommes forts de Rome de l’époque : César puis Marc Antoine.
LE NIL À L’ÉPOQUE DE CLÉOPÂTRE. DÉTAIL DE LA MOSAÏQUE BARBERINI, Ier SIÈCLE AV. J.-C., CONSERVÉE AU PALAIS BARBERINI DE PALESTRINA.
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LA CONQUÊTE DE L’ÉGYPTE PAR ROME Cléopâtre tenta de préserver l’indépendance de l’Égypte en s’alliant avec César et Marc Antoine. Mais Octave Auguste la vainquit. La monnaie ci-dessous porte l’inscription Ægypt capta et commémore la victoire d’Auguste.
la langue des Mèdes, des Syriens, des Parthes, des Éthiopiens, des Hébreux, des Arabes et même des Troglodytes. Ceci n’empêche qu’aux murs des temples égyptiens construits sous son règne, Cléopâtre soit représentée en Isis, comme l’avaient été les reines ptolémaïques avant elle. Ce type de représentation visait à renforcer, par la reprise des traditions pharaoniques, la légitimité des Ptolémées auprès de leurs sujets égyptiens. Mais il faut garder à l’esprit que ce « visage égyptien » de la dynastie ne s’est manifesté que dans des contextes bien particuliers. Si la littérature romaine issue de la propagande orchestrée par Octave a fini par consacrer Cléopâtre comme l’« Égyptienne », c’est pour mieux la poser en ennemie de Rome, au mépris du fait que la culture propre de la reine, la cour et la pratique du pouvoir étaient grecs. Sur les monnaies royales c’est bien, de fait, un autre visage de la souveraine qui apparaît : dans une iconographie purement grecque, Cléopâtre porte le diadème, l’emblème de toutes les royautés hellénistiques ; seul signe des temps nouveaux, mais qui ne doit
Très vite, l’association de Cléopâtre et de Ptolémée XIII tourna à l’affrontement : avant l’automne 49 av. J.-C., la rupture était consommée et en 48 la reine s’enfuit vers la frontière palestinienne pour tenter d’y lever des troupes. C’est alors qu’arriva en Égypte Pompée, défait par César à Pharsale, qui espérait trouver un soutien à la cour des Ptolémées. Les ministres de Ptolémée XIII le firent assassiner à peine débarqué, ce qui suscita le courroux de César parvenu à Alexandrie deux jours plus tard. Le conflit entre les souverains lagides inquiéta aussi le général romain car il devait obtenir le remboursement des immenses emprunts souscrits par Ptolémée XII auprès du banquier Rabirius Postumus : il était de son intérêt que l’Égypte ne sombre pas dans la guerre civile et la faillite. César convoqua donc le couple royal à Alexandrie – Cléopâtre réussissant à s’introduire dans le palais, selon la tradition, cachée dans un tapis – et imposa une réconciliation en même temps que se nouait sa liaison avec la jeune reine. Il restitua même à la dynastie l’île de Chypre annexée par Rome en 59 av. J.-C. Pourtant, quelques semaines plus tard, des partisans de Ptolémée XIII, soutenus par une bonne part des Alexandrins, lui déclaraient la guerre : c’est la fameuse Guerre d’Alexandrie, urbaine et très violente, qui dura quatre mois. Cléopâtre ne semble pas y avoir directement participé mais Ptolémée XIII y trouva la mort, noyé dans le Nil en janvier 47 av. J.-C. Cléopâtre se retrouvait alors seule maîtresse du pouvoir, même si elle dut se résigner à associer au trône et à épouser son autre frère, Ptolémée XIV, âgé d’environ 12 ans. Néanmoins, elle était désormais citée en premier dans le protocole des documents officiels. En avril 47 av. J.-C., César lui-même quittait l’Égypte en y laissant trois légions pour éviter toute reprise des troubles : pour la première fois, le pays était clairement, dans les faits, un pro-
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La protégée de César
LE TEMPLE D’HATHOR À DENDERAH
Il fut construit pour l’essentiel sous le règne de Cléopâtre. Les images de la déesse sur les chapiteaux de la salle hypostyle furent mutilées au début de l’ère chrétienne.
LA REINE DEVANT JULES CÉSAR
Pour obtenir le soutien de César, Cléopâtre s’introduisit dans le palais d’Alexandrie, enroulée dans un tapis afin de déjouer la vigilance de ses ennemis. Tableau de Jean-Léon Gérôme, 1866.
tectorat romain, mais doté d’un protecteur dont la bienveillance était acquise à Cléopâtre. Un an plus tard, en mai ou juin 46 av. J.-C., la reine partit pour Rome avec son frère et une partie de sa cour, répondant à une convocation de César. Installée, au mépris du scandale, dans la propriété de ce dernier des bords du Tibre, elle y resta jusqu’à ce que l’assassinat de son protecteur le 15 mars 44 av. J.-C. ne la fasse rentrer en hâte à Alexandrie. Elle commença par renforcer son pouvoir personnel en éliminant sans états d’âme son frère Ptolémée XIV. Elle proclama alors comme nouveau corégent le fils qui lui était né entre-temps (entre 47 et 44) et qu’elle avait nommé Ptolémée César, afin qu’il ne subsiste aucun doute sur son ascendance :
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Cléopâtre adopta l’épithète royale philopatris, « qui aime sa patrie ». PIÈCE À L’EFFIGIE DE CLÉOPÂTRE ET MARC ANTOINE, BRITISH MUSEUM.
Une nouvelle ère À partir de l’hiver 37-36 av. J.-C., l’Égypte de Cléopâtre va ainsi devenir la pièce maîtresse d’une tentative de recomposition d’un Orient « romano-hellénistique ». Dans un premier temps, Antoine remit à la reine, en plus de l’île de Chypre déjà rétrocédée par César, plusieurs portions du littoral syrien, une partie de la Cilicie et de la Crète ainsi que la Cyrénaïque. C’était un quasi-rétablissement de l’Empire lagide du IIIe siècle av. J.-C. En Égypte même, Cléopâtre célébra cette restauration par la mise en place d’une nouvelle ère de son règne. Un peu plus tard, elle adoptait aussi une épithète royale jusqu’alors inédite : philopatris, « qui aime sa patrie ». Antoine de son côté – qui gardait le contrôle militaire des territoires concédés – y gagnait le soutien indéfectible de la reine et un
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c’est le Ptolémée XV des historiens, que les Alexandrins surnommèrent Césarion, « petit César ». Cléopâtre se trouvait plus que jamais seule détentrice du pouvoir en Égypte, mais elle restait dans une situation délicate sur le plan extérieur en raison de la guerre civile rallumée par les Ides de Mars. Entre les Républicains et le triumvirat formé en 43 av. J.-C. entre Octave, Marc Antoine et Lépide, elle tenta de maintenir une politique de neutralité, avant de miser, avec raison, sur le triumvirat. Est-ce malgré tout pour lui demander des comptes qu’Antoine la convoqua en 41 av. J.-C. à Tarse, en Cilicie ? Cette rencontre fut en tout cas soigneusement préparée par la reine. Avec un art de la mise en scène, celle-ci apparut telle une incarnation d’Aphrodite, dans un navire guidé par un équipage de Néréides et de Grâces. La liaison qui débuta alors, et qui se poursuivit au cours de l’hiver 41-40 av. J.-C. à Alexandrie, n’eut pas immédiatement de conséquences directes, hormis la naissance quelques mois plus tard des jumeaux Alexandre Hélios, « Soleil », et Cléopâtre Séléné, « Lune ». À cette époque, Antoine avait d’ailleurs déjà quitté l’Égypte pour la Syrie, envahie par les Parthes, puis pour l’Italie ; à l’automne 40 av. J.-C., il y épousait même Octavie, la sœur d’Octave. En revanche, la relation entre Antoine et Cléopâtre reprit sur de toutes autres bases à l’automne 37 av. J.-C. à Antioche, où le triumvir était venu mettre sur pied une grande expédition contre les Parthes et tenter de résoudre une partie des problèmes rencontrés par Rome dans la gestion des provinces orientales.
LE GRAND TEMPLE DE KÔM OMBO
Ce lieu sacré fut terminé sous Ptolémée XII Aulète, le père de Cléopâtre. Il était dédié au culte du dieu crocodile Sobek et du dieu faucon Haroëris.
CÉSAR REMIT SON TESTAMENT À LA MAISON DES VESTALES, PRÈS DU TEMPLE DE VESTA (REPRÉSENTÉ ICI) ; LE TEXTE FAISAIT ALLUSION À « L’ENFANT QUI POURRAIT NAÎTRE », PEUT-ÊTRE LE FUTUR CÉSARION.
dénonçant la soumission d’Antoine à la reine d’Égypte et faisant de cette dernière l’ennemie du peuple romain tout entier. C’est dans le cadre de cette propagande que se fixent les grands traits qui resteront attachés à la figure de Cléopâtre pour bien des siècles : Égyptienne aux mœurs étrangères, femme luxurieuse qui a séduit César et réduit Antoine à l’état d’eunuque, « monstre fatal », « prostituée », « abomination », « reine insensée qui travaille à la ruine du Capitole »... À l’instigation d’Octave, le Sénat finit par déclarer la guerre à la reine à la fin de l’année 32 av. J.-C., Antoine étant volontairement ignoré pour ne pas réveiller le spectre des guerres civiles. Moins d’un an plus tard, le 2 septembre 31 av. J.-C., les troupes d’Antoine et Cléopâtre étaient défaites à Actium, dans les eaux du golfe d’Ambracie. L’étau se resserra alors progressivement autour de l’Égypte : à la fin de l’hiver 30 av. J.-C., Octave fit débarquer des légions dans le delta, à l’été 30 il était aux portes d’Alexandrie, le 2 août Antoine se suicidait et le 3 la ville était prise.
La fin des monarchies hellénistiques
LE DERNIER ENNEMI DE CLÉOPÂTRE César nomma son neveu Octave, le futur Auguste (cidessous) comme héritier. C’est lui qui mit fin au règne de Cléopâtre et des Ptolémées. Musée national d’art romain, Mérida.
accès aux ressources stratégiques et économiques de l’Égypte dans le contexte de sa guerre parthe. Malgré les résultats mitigés obtenus en la matière, en 34 av. J.-C., des cérémonies fastueuses organisées à Alexandrie consacrèrent l’ordre nouveau. Dans la capitale lagide, les enfants de Cléopâtre et d’Antoine furent solennellement proclamés roi d’Arménie « et de tous les pays à l’est de l’Euphrate » (Alexandre Hélios), reine de Libye et de Cyrénaïque (Cléopâtre Séléné), roi d’Asie Mineure et de Syrie (Ptolémée Philadelphe, le troisième enfant né en 36), tandis que Ptolémée XV César était dit « Roi des Rois » et Cléopâtre « Reine des Rois ». L’association entre Antoine et Cléopâtre s’afficha aussi sur des monnaies figurant, sur une face, la souveraine hellénistique et sur l’autre le triumvir.
Cléopâtre, après avoir tenté en vain de négocier la survie de sa dynastie, fut considérée comme prisonnière et placée sous surveillance. Pourtant, le 12 août, elle fut retrouvée morte, parée de ses attributs royaux, ayant réussi son suicide. Ptolémée XV fut assassiné peu de temps après – Octave ne pouvait tolérer qu’un autre que lui se proclamât fils de César – et les trois autres enfants amenés à Rome où ils furent pris en charge par Octavie. Si le sort des deux garçons reste inconnu, Cléopâtre Séléné fut plus tard mariée au roi Juba II de Maurétanie et donna naissance à un ultime Ptolémée. Mais bien avant cet épilogue, la mort de Cléopâtre avait mis un terme à l’âge des monarchies hellénistiques. Paradoxalement, la chute de la souveraine scella aussi la fin de la République romaine, tant fut grand l’impact de la bataille d’Actium dans la légitimation d’Octave, proclamé Auguste, en 27 av. J.-C., comme premier empereur romain.
La propagande d’Octave À Rome, beaucoup trouvèrent qu’Antoine avait largement outrepassé ses fonctions et qu’il se comportait comme un roi hellénistique. Octave, de son côté, orchestra et amplifia cette indignation par une propagande très virulente et très efficace,
Pour en savoir plus
ESSAIS
Cléopâtre, au-delà du mythe M. Chauveau. Liana Levi, 1998. Cléopâtre M. Colas. Larousse, 2001. Histoire politique du monde hellénistique 323-30 av. J.-C. Edouard Will. Seuil, 2003.
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CLÉOPÂTRE ET SON FILS
La reine, en Isis, et son fils, en pharaon, rendent hommage à la déesse Hathor, sur les reliefs du mur postérieur du temple de Denderah.
CLÉOPÂTRE, UNE SOUVERAINE Cléopâtre est sans doute un des personnages les plus célèbres de l’Histoire,
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· 1 · la cruauté La cruauté dont Cléopâtre aurait fait preuve de son vivant ne diffère pas de celle exercée par d’autres personnages de l’histoire pour accéder au pouvoir ou s’y maintenir. Mais elle est devenue un des éléments constitutifs de la « légende noire » de la souveraine. Nous ne savons pas si l’affirmation de l’historien romain Plutarque est juste : selon lui, Cléopâtre ramassait toutes sortes de poisons mortels dont elle faisait l’essai sur des prisonniers condamnés à mort. CLÉOPÂTRE TESTANT DES POISONS SUR UN CONDAMNÉ À MORT. TABLEAU D’ALEXANDRE CABANEL, 1887.
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· 2 · Le luxe Le luxe dont s’entouraient les monarques hellénistiques est l’une des caractéristiques les plus notoires et les plus méprisables aux yeux de l’austère tradition républicaine romaine. Toutefois, la reine et Marc Antoine savaient que l’étalage de fastes en Orient pouvait servir leurs desseins politiques, si bien qu’ils firent honneur à la tradition en créant la société des Inimitables, un groupe d’amis qui passaient leur temps à organiser des fêtes et des banquets inimaginables pour le commun des mortels. CLÉOPÂTRE SUR LA TERRASSE DU TEMPLE D’ISIS À PHILAÉ. TABLEAU DE FREDERICK ARTHUR BRIDGMAN, 1896.
MARQUÉE PAR LA LÉGENDE mais peut-être aussi l’un des plus dénaturés au fil des siècles.
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· 3 · La sensualité Les relations amoureuses de Cléopâtre firent sensation chez ses contemporains et fascinèrent les générations suivantes, étonnées qu’une femme puisse deux fois de suite séduire le premier homme de Rome. La propagande d’Octave se déchaîna contre la supposée soumission d’Antoine à la reine d’Égypte : « Romain devenu la propriété d’une femme », et qui a « abandonné toute la sainteté des institutions ancestrales pour être l’un des joueurs de cymbale de Canope. » LA RENCONTRE D’ANTOINE ET CLÉOPÂTRE EN 41 AV. J.-C. TABLEAU DE LAWRENCE ALMA-TADEMA, 1883.
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· 4 · La fin de la reine Mise sous surveillance par Octave après la prise d’Alexandrie, Cléopâtre fut retrouvée morte le 12 août. Réussit-elle à se procurer du poison ? Se suicida-t-elle en se faisant mordre par un serpent comme le veut la tradition ? Pendant deux millénaires, sa mort a alimenté les discussions des historiens et des médecins, ainsi que les reconstitutions des poètes et des dramaturges. S’inspirant de textes d’auteurs comme Plutarque, les peintres ont eux aussi immortalisé la scène finale de la vie de Cléopâtre. LA MORT DE CLÉOPÂTRE, SOUVERAINE D’ÉGYPTE. TABLEAU DE JOHN COLLIER, 1890.
UNE CURIOSITÉ INFINIE
Penseur, philosophe et chercheur, Aristote se passionnait pour toutes les facettes de la connaissance. Buste en marbre. Musée national romain.
UN PIONNIER EN GRÈCE ANTIQUE
ARISTOTE, LA SCIENCE INFUSE Philosophe passionné par la nature au ive siècle av. J.-C., Aristote étudia le vivant, de la zoologie à la botanique, de la politique à la psychologie. Son œuvre pléthorique a marqué l’évolution de la pensée et de la science en Occident.
CARLOS GARCIA GUAL
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PROFESSEUR DE PHILOLOGIE GRECQUE À L’UNIVERSITÉ COMPLUTENSE DE MADRID
C H R O N O LO G I E
Maître d’école des grands 384 av. J.-C. Naissance d’Aristote à Stagire, au nord de la Grèce. Son père était médecin à la cour du roi Amyntas III de Macédoine.
367 av. J.-C. Aristote se rend à Athènes pour étudier à l’Académie de Platon. Il y reste vingt ans, jusqu’à la mort de son maître.
347 av. J.-C. Le neveu de Platon, Speusippe, lui succède à la tête de l’Académie d’Athènes. Aristote quitte la cité pour l’Asie Mineure.
347-342 av. J.-C. Aristote s’installe à Mytilène (île de Lesbos), où il enseigne. Il épouse Pythias, la fille du tyran Hermias, son protecteur.
342 av. J.-C. Philippe II de Macédoine convie Aristote pour qu’il soit le précepteur du prince héritier, le futur Alexandre le Grand.
335 av. J.-C. Quand Alexandre devient roi de Macédoine, Aristote retourne à Athènes. Il y fonde sa propre école, le Lycée.
323 av. J.-C. À la mort d’Alexandre le Grand, une révolte contre la Macédoine éclate à Athènes et Aristote quitte la cité.
322 av. J.-C. Aristote meurt à Chalcis, dans l’île d’Eubée. Dans son testament il mentionne sa seconde femme, Herpyllis.
ATHÈNES, CAPITALE DES PHILOSOPHES
Aristote se rendit à Athènes pour étudier à l’Académie que Platon, luimême disciple de Socrate, avait fondée en 387 av. J.-C.
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ur la fameuse fresque de Raphaël, L’école d’Athènes, Platon et Aristote sont au centre de la scène, parmi les grands philosophes grecs. Leurs gestes s’opposent : Platon montre le ciel de sa main, et Aristote la terre. Le grand peintre de la Renaissance illustre ainsi l’opposition essentielle entre le penseur idéaliste et le penseur réaliste. Platon pensait que les idées constituaient la réalité et que le monde terrestre et sensible n’était qu’une copie de ces modèles célestes. Son disciple Aristote estimait, en revanche, que seul existe le monde que nous percevons par nos sens et que nous comprenons par l’observation et le raisonnement. Cela explique qu’Aristote ait rejeté la théorie des idées de son maître (dans l’Académie duquel il resta deux décennies) pour se consacrer à explorer la réalité qu’il avait devant les yeux. Le respect intellectuel qu’il ressentait pour Platon n’empêcha pas Aristote de développer sa propre pensée. Dans L’Éthique à Nicomaque (dédié à son fils), il explique en effet : « Une recherche de ce genre est rendue difficile du
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fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peutêtre qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité. »
« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » Aristote réunissait les vertus du penseur abstrait et celles du chercheur minutieux, expérimental, qui rassemble sans cesse des données, teste ses conclusions et analyse en profondeur l’esprit et la nature. Le fait que son père ait été médecin n’est pas étranger à cette soif de savoir. Bien plus que Platon, il fut un scientifique encyclopédique. Tout en méditant sur le sens de la vie humaine dans le cosmos, il souhaitait observer le vivant sous toutes ses formes : de l’humanité aux étoiles, de la zoologie à la botanique, de la psychologie à la politique.
PRÉCEPTEUR DU JEUNE ALEXANDRE La renommée d’Aristote arrive aux oreilles de Philippe II, qui lui confie l’éducation de son fils. Ci-dessous, Alexandre le Grand déifié sur une monnaie du iiie siècle av. J.-C.
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Il renouait ainsi avec la tradition des premiers philosophes grecs, qui exploraient la physis (la nature) et le cosmos (l’univers). D’après Aristote, « il ne faut pas mépriser l’étude des êtres vivants les plus humbles : toutes les choses naturelles ont une part de merveilleux […]. Il faut étudier toutes sortes d’animaux, car ils recèlent tous la nature et la beauté. » De l’homme aux insectes, des vers aux crustacés, la nature offre au philosophe un spectacle bigarré digne de réflexion, plus propre à une recherche minutieuse que le monde éternel des utopies de toutes sortes. Platon voyait dans les mathématiques pures un prélude à l’étude philosophique. C’est pourquoi il avait inscrit sur la porte de son Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre.» Aristote, au contraire, préférait examiner les êtres vivants plutôt que les nombres et les astres. Il fut un grand pionnier de la zoologie, de la taxinomie animale et de l’anatomie comparée. Cette attitude ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agissait d’un penseur rigoureux, dont les recherches zoologiques
ASSOS, FOYER D’ARISTOTE
En 347 av. J.-C., Aristote se rend à Assos, en Asie Mineure (sur l’image, théâtre de la ville). Il y séjourna trois années, au cours desquelles il se maria et rédigea une grande partie de sa Politique.
LES PÉRIPATÉTICIENS
LE LYCÉE D’ATHÈNES
L
e roi Philippe II de Macédoine avait confié à Aristote l’éducation de son fils Alexandre, qui accéda au trône en 336 av. J.-C. Peu après, le philosophe retourna à Athènes pour y fonder sa propre école, le Lycée, du nom du quartier où elle se trouvait, près du temple d’Apollon Lycien. Réunissant collaborateurs et élèves, le Lycée disposait d’une bibliothèque et de collections de faune et de flore, alimentées par les exemplaires envoyés par Alexandre le Grand lors de sa campagne en Asie. Aristote avait l’habitude d’enseigner à ses disciples en déambulant avec eux. D’où leur surnom de « péripatéticiens », les passants. Aristote resta douze ans au Lycée. À la mort d’Alexandre, une révolte éclata à Athènes contre la Macédoine. Aristote quitta la ville en 323 av. J.-C., mais son école resta ouverte.
Le Lycée ne perdura pas aussi longtemps que l’Académie de Platon, et son influence fut moins notable. Cependant, un des disciples d’Aristote, l’orateur et homme d’État Démétrios de Phalère, après avoir gouverné Athènes plusieurs années, se rendit en Égypte où il joua un rôle décisif dans la configuration de la grande bibliothèque du Musée d’Alexandrie, une institution fondamentale dans l’histoire de la culture occidentale.
s’inscrivent dans une vision d’ensemble de la nature. Comme il disait, « la nature ne fait rien en vain ». Tout y a un but, une fonction. L’étude de la nature était d’une importance telle pour Aristote que le quart de ses écrits conservés (Corpus Aristotelicum) est consacré à la zoologie et à la psychologie, depuis l’Histoire des animaux, composée de dix livres, jusqu’à De l’âme. Certains ouvrages de zoologie (zoika) et d’anatomie (anatomiai) ont malheureusement été perdus. Ils contenaient sans doute de précieuses illustrations. Quand Aristote parle d’âme (psyché), il ne se réfère pas à l’essence spirituelle évoquée par Platon, mais au principe de vie qui anime tout être vivant. La pensée d’Aristote ne reposait pas sur l’idée d’une évolution des espèces naturelles. Il pensait plutôt que les êtres vivants étaient programmés depuis leur origine et s’intégraient dans un ordre naturel harmonieux. D’où l’importance de sa classification des espèces animales, des zoophytes (organismes à mi-chemin entre végétal et animal, comme l’éponge) à l’être humain. Il avait ainsi répertorié 426 espèces,
dont 132 oiseaux, 105 poissons, 63 mammifères et 50 insectes et bestioles. Ce système impressionnant de classification allait rester d’actualité pendant plus de deux mille ans.
Un seul œil au milieu du front Aristote recueillait de nombreuses informations sur cette faune, en étudiant la littérature et la tradition passées, ou en menant ses propres recherches (aux côtés de vétérinaires, pêcheurs ou marins). Il les intégrait ensuite à une vision systémique. Les observations d’Aristote sur la faune marine semblent correspondre à celle que l’on trouve sur la côte d’Assos, en Asie Mineure, où il travaillait sous l’égide du tyran Hermias. Il s’intéressait à la physiologie, à la reproduction et à l’anatomie de ces espèces, avec une passion scientifique universelle et tenace. C’est cette attitude qui le distingue d’autres naturalistes, comme Pline l’Ancien, qui écrivit trois cent ans après. Cet érudit latin était un naturaliste pittoresque, qui évoquait des êtres vivants totalement imagi-
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ARISTOTE DANS SA PROPRE ÉCOLE CETTE FRESQUE DE GUSTAV ADOLPH SPANGENBERG (1885) REPRÉSENTE ARISTOTE CONVERSANT AVEC SES ÉLÈVES AU LYCÉE, L’ÉCOLE QU’IL FONDA À ATHÈNES.
L’UNIVERS D’A RISTOTE Reconstitution de l’univers tel que Aristote l’a imaginé (Livre I). La Terre reste immobile au centre d’un univers géocentrique. Dessin de 1502. Bibliothèque de l’université de Barcelone.
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naires, comme les Sciapodes, se déplaçant sur un seul pied gigantesque, ou les Arimaspes, dotés d’un seul œil au milieu du front. Aristote était au contraire un scientifique dont certaines observations, jugées fantaisistes, ont été corroborées par la suite. Ainsi, il affirmait à propos du silure, un poisson d’eau douce, que les mâles restaient aux côtés des petits pendant quarante ou cinquante jours pour les protéger, en émettant un bruit sourd pour effrayer les intrus. Un tel comportement n’a pas été observé chez le silurus glanis, une espèce courante dans les rivières européennes. Mais au XIXe siècle, le naturaliste Louis Agassiz fit cette même observation au sujet de silures de certains cours d’eau d’Amérique du Nord, et conclut qu’Aristote ne se référait pas au silurus glanis, mais à une autre espèce, qui fut d’ailleurs baptisée Silurus aristotelis en l’honneur du philosophe. Les contributions d’Aristote dans le domaine de la physiologie et de l’anatomie sont dignes d’admiration, au regard des connaissances de son temps. Il disséqua
L’ÉCOLE D’ATHÈNES
Au centre de la fresque de Raphaël (1510-1512), au Vatican, Platon dirige ses mains vers le ciel (le monde des idées). À ses côtés, Aristote les dirige vers le sol.
ARISTOTE FACE À PLATON
DE LA DÉMOCRATIE
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ien qu’Aristote ait beaucoup appris des leçons de son maître, il rejetait l’idéalisme de Platon, pour qui seules les idées existent (les choses de ce monde n’en étant qu’une copie) et l’âme est immortelle. Pour Aristote, la seule réalité est celle qui est sensible, celle de l’expérience quotidienne. Les deux penseurs se distinguent aussi par leur condition sociale et leur pensée politique. Platon était issu d’une famille noble d’Athènes, tandis que dans la cité, Aristote n’était qu’un étranger sans droits politiques, originaire du nord de la Grèce. Platon fut un adversaire critique de la démocratie athénienne et dans sa République, il formula l’utopie d’un État idéal, organisé en trois classes : les philosophes au pou-
voir, les guerriers à la défense et les travailleurs, productifs. Pour sa part, dans la Politique, Aristote considéra que la démocratie modérée, avec une vaste classe moyenne, est le moins mauvais des régimes. Il critique toutes les utopies et affirme ainsi : «Dans la démocratie, le citoyen n’est tenu d’obéir à qui que ce soit ; ou s’il obéit, c’est à la condition de commander à son tour ; et voilà comment, dans ce système, on ajoute encore à la liberté, qui vient de l’égalité. »
BUSTE DE PLATON (VERS 428-347 AV. J.-C), MARBRE, MUSÉE DU CAPITOLE, ROME.
certaines espèces mais pas de corps humain, car c’était une pratique interdite dans la Grèce antique. Les médecins hippocratiques avaient écrit des textes intéressants sur l’anatomie humaine, mais les travaux d’Aristote marquèrent un tournant dans l’anatomie comparée. Dans ses études sur le corps humain, il commit en revanche des erreurs étonnantes. Il affirmait que le centre des sensations était le cœur et non pas le cerveau (une théorie soutenue auparavant par le médecin Alcméon de Crotone). Ses conceptions du rôle de l’homme et de la femme dans la reproduction humaine étaient quant à elles influencées par certains préjugés sexistes, que le philosophe partageait avec presque tous ses contemporains. Il considérait ainsi que dans la reproduction, le mâle, dont part le mouvement, fournit l’âme, tandis que la femelle, passive, apporte la matière. Aristote a abordé de nombreux sujets et livré des enseignements très variés. Nous avons perdu une grande partie de son œuvre, mais ce qui nous en reste est impressionnant en termes de perspective, de densité et de précision intel-
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lectuelle. Logique, rhétorique, poésie, politique, économie, métaphysique, physique, psychologie, zoologie, histoire des constitutions… Ses idées et ses contributions ont orienté les chercheurs pendant des siècles. Il rédigeait des traités, avec une prose succincte, afin d’offrir précision et clarté, sans la beauté rhétorique des dialogues écrits par Platon.
« Le maître de ceux qui savent » Une grande partie des textes qui nous sont arrivés sont des notes, qu’il utilisait pendant ses cours, et qu’il aurait peut-être corrigées en vue d’une édition. En revanche, ses œuvres plus soignées d’un point de vue littéraire, destinées à un public plus large, ont été perdues. On les appelle les écrits esotériques. Un sort chaotique attendait les textes aristotéliciens quand ils quittèrent le Lycée, l’école qu’il avait lui-même fondée à Athènes. Traduits en latin, ces écrits s’imposèrent au Moyen Âge et à la Renaissance comme l’œuvre d’un sage indiscutable (« le maître de ceux qui savent », disait Dante). Mais ce n’était pas un
penseur dogmatique. Il invitait à la réflexion et observait avec sensibilité et précision. Derrière son style austère se cache un auteur suggestif, vivace, qui n’avait pas la prétention de s’imposer et faire autorité, mais plutôt d’approfondir ses idées et ses critiques. Qu’il décrive des dissections ou qu’il explique comment l’orateur doit étudier la psychologie de son auditoire, Aristote fait preuve d’un indéniable talent scientifique. C’est aussi un grand théoricien, capable d’inventer une terminologie très précise (dans sa Logique, par exemple) ou de percevoir les effets des tragédies dans l’esprit du public. Sa grande curiosité est confirmée par les mots qui introduisent sa Métaphysique : « Tous les hommes ont naturellement le désir de savoir. »
Pour en savoir plus
ESSAI
Aristote. Le philosophe et les savoirs Michel Crubellier et Pierre Pellegrin, coll. ”Points essais”, éd. Le Seuil, Paris, 2002. TEXTE
Les Parties des animaux Aristote, Frédéric Gain (trad.), LGF, “Classiques de philosophie/Livre de Poche”, 2011.
ARISTOTE AU MOYEN ÂGE
Traduits en latin, les écrits d’Aristote se sont imposés au Moyen Âge et à la Renaissance comme l’œuvre d’un grand sage. Ici, Aristote en législateur. Détail d’un chapiteau du palais des Doges, Venise, fin xivedébut xve siècle.
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HERCULE CHASSANT DES OISEAUX, DÉTAILS D’UN VASE ATTIQUE. MUSÉE DE BOULOGNESUR MER.
Aristote détermina le caractère mammifère des cétacés et réunit beaucoup d’informations. Il établit également la distinction entre poissons osseux et cartilagineux.
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L’Histoire des animaux est le plus grand traité de zoologie d’Aristote qui a consacré de nombreux ouvrages au monde animal. Celui-ci a été écrit vers 343 av. J.-C. Il comprend neuf livres rédigés de son vivant, le livre X est considéré comme apocryphe. Mais son titre, tiré du latin Historia Animalium, prête à confusion : le mot grec historia signifie plutôt « recherche ». Or, c’est bien ce que contient cette œuvre extraordinaire : la première recherche (dont voici quelques exemples) sur l’anatomie, la reproduction et le comportement animal, à partir de lectures, d’observations personnelles et d’informations recueillies auprès de pêcheurs, de chasseurs, etc.
CÉTACÉS : MAMMIFÈRES MARINS
Au début de l’Histoire des animaux, Aristote fait la distinction entre les espèces vivipares, ovipares et larvipares, une terminologie encore employée. Parmi les vivipares, il évoque « les cétacés, comme le dauphin » et « les sélaciens ». Ce terme, qui désigne toujours les poissons à squelette cartilagineux (comme le requin ou la raie), aurait été fixé par Aristote luimême, d’après le romain Pline l’Ancien. Aristote observa que « Tous les animaux qui sécrètent du lait l’ont dans les mamelles. Les mamelles appartiennent à tous les vivipares, […] qu’ils produisent leurs petits en eux-mêmes [ou] au dehors, et [à] tous les vivipares qui ont des poils, comme l’homme et le cheval, ou parmi les cétacés, au dauphin, au phoque et à la baleine ; car ces derniers animaux ont aussi des mamelles et du lait ». Les cétacés, explique-t-il, « ont immédiatement un embryon qui, en se développant, devient l’animal qu’ils produisent, comme on le voit chez l’homme et chez DAUPHINS REPRÉSENTÉS SUR UNE tous les quadrupèdes vivipares FRESQUE DU MÉGARON DE LA REINE. (Livre 1, ch. 4, ndlr) ». PALAIS DE CNOSSOS. 1500 AV. J.-C.
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LA GRANDE DIVISION ZOOLOGIQUE : VERTÉBRÉS ET INVERTÉBRÉS
On ne trouve pas chez Aristote de classification définitive. L’une des principales observations du philosophe concerne la division des animaux entre vertébrés et invertébrés. La distinction d’Aristote entre animaux au sang rouge (enaima) et non rouge (anaima) correspond peu ou prou à la division entre vertébrés et invertébrés : « Les animaux se divisent en sanguins, par exemple, l’homme, le cheval et tous les animaux qui, une fois arrivés à leur plein développement, sont apodes [sans pieds], bipèdes ou quadrupèdes, et les non sanguins, comme l’abeille, la guêpe et, parmi les animaux marins, la sèche, la langouste et tous les animaux dotés de plus de quatre pieds (Livre 1, ch. 4, ndlr). » ZEUS ET LA VACHE IO. VASE À FIGURES ROUGES ATTIQUE. Ve SIÈCLE AV. J.-C. KUNSTHISTORISCHES MUSEUM, VIENNE.
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LE PREMIER BIOLOGISTE AU MONDE
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LE SURPRENANT MODE DE REPRODUCTION DES POULPES
Aristote considère le cœur comme le point de départ des vaisseaux et déjà il distingue une grande et une petite veine. Il pratiqua des dissections sur les cadavres d’animaux.
CÉRAMIQUE DE CAMARÈS ORNÉ D’UN POULPE. MINOEN MOYEN (2000-1700 A.C.). ÎLE DE CRÊTE.
L’ŒUF DE LA POULE OU LA FORMATION D’UN ÊTRE VIVANT
C’est à Aristote que l’on doit la première étude en embryologie, avec la description minutieuse du développement de l’embryon de poulet à l’intérieur de l’œuf.
ASKOS (VASE À ASSAISONNEMENT) APULIEN EN FORME DE GALLINACÉ.
BUSTE DE CHEVAL. KYLIX (COUPE À VIN) APULIENNE.
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ABEILLES : L’ORGANISATION SOCIALE D’UN INSECTE
Pour Aristote, les abeilles ne faisaient que récolter le miel qui tombait « de l’air, surtout au moment du lever des constellations, et quand l’arc-en-ciel s’étend sur la terre ». Néanmoins le philosophe a livré une excellente étude sur celles-ci. Cette espèce occupe une place à part dans son œuvre. Il en décrit par exemple le cycle de vie. « Quand l’abeille a déposé la semence dans le gâteau de cire, il y a du miel visà-vis. L’embryon pousse des pieds et des ailes pendant qu’il est enfermé ; mais quand il est entièrement formé, il rompt la membrane, et la quitte en s’envolant. » Il signale notamment que cet insecte possède un « instinct social » car il agit « en vue d’une fin commune, comme l’homme ou la fourmi. » Il affirme ainsi que les abeilles « chassent hors de leur ruche leurs sœurs paresseuses ou celles qui n’ont pas le sentiment de l’épargne (Livre 5, ch. 19, ndlr). »
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« Dans les poules, il suffît de trois jours et de trois nuits, dit Aristote, pour que le poulet commence à s’annoncer. […] Le jaune est déjà monté peu à peu dans le haut de l’œuf, qui est sa pointe, là où […] l’œuf se brise. Dans le blanc, il y a une espèce de point sanguinolent, qui est le cœur. Ce point bat et s’agite, parce qu’il est animé. » Le premier « biologiste » de l’histoire explique que « le poussin sort […] du blanc ; et sa nourriture vient du jaune, à travers l’ombilic (Livre 6, ch. 2, ndlr). »
Les observations pionnières d’Aristote sur le système vasculaire reposent en grande partie sur la technique originale qu’il utilisa pour étudier les vaisseaux sanguins. Aristote avait remarqué que le principal obstacle pour étudier les vaisseaux sanguins est le fait qu’ils s’aplatissent quand ils se vident. C’est le cas quand on sacrifie un animal au couteau. Or, il savait que l’origine des veines avait été déterminée sur des corps très maigres, où les veines étaient bien visibles à la surface de la peau. C’est pourquoi il faisait maigrir des animaux avant de les étrangler (laissant ainsi les veines pleines et très visibles) pour les observer plus précisément de l’intérieur.
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Après avoir décrit qu’ils s’accouplaient en se joignant « bouche à bouche, entrelaçant régulièrement tentacules à tentacules », Aristote ajoute dans son traité : « On prétend même quelquefois que le mâle a une espèce de verge dans un de ses bras, et que, dans ce bras, se trouvent les deux plus grandes cavités ; cette verge est, dit-on, assez nerveuse ; elle est attachée vers le milieu du bras où elle est ; et le mâle la fait entrer tout entière dans la trompe de la femelle (livre 5, ch. 5, ndlr). » On a découvert que ce membre existe bel et bien : il s’agit de l’hectocotyle, un tentacule avec lequel les céphalopodes transfèrent à la femelle les spermatophores, une sorte de capsule contenant les spermatozoïdes.
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Dans sa description de la reproduction des céphalopodes, Aristote remarqua une particularité qui ne fut redécouverte que deux mille ans plus tard, au xixe siècle.
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UNE MÉTHODE SINGULIÈRE POUR OBSERVER LE SYSTÈME VEINEUX
TÉTRADRACHME EN ARGENT ORNÉ D’UNE ABEILLE AU RECTO, FRAPPÉ À ÉPHÈSE. IVE SIÈCLE AV. J.-C. BRITISH MUSEUM.
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ARMÉE ROMAINE
LA LÉGION UNE ÉLITE AU PAS
Fondée au ive siècle av. J.-C., la légion romaine s’est perfectionnée jusqu’à devenir la colonne vertébrale de l’Empire. Un succès dû à sa discipline et à sa mobilité. JOSÉ ANTONIO MONGE MARIGORTA PHILOLOGUE
L’
excellente organisation de leurs légions explique la singulière résistance des Romains », écrivait Végèce, auteur d’un précis de technique militaire au ive siècle apr. J.-C. Comme tous les peuples de la zone méditerranéenne, les Romains avaient adopté le modèle strict de la phalange à la naissance de la République. Mais ils le remplacèrent vite par la légion et son système de manipules, des unités tactiques de 200 hommes, qui offraient une flexibilité et une mobilité supérieures. Si la phalange était pensée comme une seule machine, un bloc de soldats qui ne laissait place à aucune initiative personnelle, la légion était plus souple, plus professionnelle et savait s’adapter aux imprévus. Quand les Grecs avaient besoin d’une longue préparation et d’une plaine pour champ de bataille, les Romains pouvaient réagir vite et fort aux attaques surprises. Cette souplesse a démontré sa supériorité par rapport à la phalange macédonienne lors de la conquête de la Grèce par les Romains au milieu du iie siècle av. J.-C. L’historien Tacite décrit
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«
L’EMBLÈME DU POUVOIR
L’aigle était le symbole du dieu Jupiter et des légions. Ci-contre, camée datant du ier siècle apr. J.- C. représentant l’empereur Claude. Cabinet des médailles, Bibliothèque nationale. LÉGIONNAIRES ET BARBARES
Le bas-relief du sarcophage Ludovisi montre des soldats de l’infanterie et de la cavalerie romaine écrasant les guerriers barbares. iiie siècle apr. J.-C. Palais Altemps, Rome.
C H R O N O LO G I E
Le fer de lance de l’Empire 750 av. J.-C. Selon la tradition, Romulus, premier roi de Rome, crée les premières légions en choisissant ceux qui étaient aptes au combat.
550 av. J.-C. Servius Tullius, roi de Rome, instaure un système de classes et de centuries, à l’origine d’une légion qui exclut les pauvres.
405 av. J.-C. Marcus Furius Camillus, dictateur de Rome, constitue la légion manipulaire qui perdure jusqu’au iie siècle av. J.-C.
311 av. J.-C. Lors de la bataille des fourches Caudines, la puissante armée romaine est vaincue et humiliée par les Samnites.
199 av. J.-C. À Cynoscéphales, les légions menées par Flaminius prouvent leur supériorité sur la phalange macédonienne de Philippe V.
107 av. J.-C. Caius Marius réforme la légion : il introduit un système de cohortes, l’enrôlement volontaire et l’armée professionnelle et permanente.
LA FORTERESSE DE MASSADA
En l’an 73 apr. J.-C., une légion encercle le dernier bastion de rebelles juifs. Une grande rampe érigée sur le flanc de la colline (à gauche) permet d’occuper la citadelle.
9 apr. J.-C. Dans la forêt de Teutobourg, les Germains, guidés par Arminius, écrasent trois légions romaines.
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Caracalla promulgue un édit qui concède la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire, qui deviennent ainsi aptes au service militaire.
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212 apr. J.-C. HI ©W
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L’EMPIRE CONNUT SA PLUS GRANDE EXTENSION DEPUIS AUGUSTE À L’ÉPOQUE DE CLAUDE. PIÈCE EN OR À LA GLOIRE DE LA CONQUÊTE DE LA BRETAGNE EN 43 APR. J.-C.
ainsi un général romain exhortant ses soldats pendant la campagne contre les rebelles de Bretagne, en l’an 60 apr. J.-C. « Il disait à ses soldats [de] seulement se tenir serrés, lancer leurs javelines, puis, frappant de l’épée et du bouclier, massacrer sans trêve ni relâche, et ne pas s’occuper du butin : la victoire livrerait tout en leurs mains. Devant l’ardeur qui éclatait à chacune de ces paroles, et la manière dont balançaient déjà leurs redoutables javelines ces vieux soldats éprouvés dans cent batailles, Suétonius, sûr de la victoire, donna aussitôt le signal du combat. » Cette scène est une constante de l’histoire de Rome. La résistance de l’Empire romain à travers les siècles s’explique par l’énergie avec laquelle les détachements défendaient les frontières, envahissaient les territoires ennemis, réprimaient les révoltes, désignaient de nouveaux empereurs… Sans l’armée, l’imparable expansion de la ville n’aurait pas été possible. La puissance militaire de Rome ne reposait pas tant sur le nombre de soldats ou leur équipement que sur la discipline. Les membres de l’unité d’infan-
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La réforme de Marius Au début du Ier siècle av. J.-C., la légion s’est métamorphosée sous les ordres de Caius Marius, le consul qui a porté le modèle de l’armée romaine à sa perfection. Il a commencé par introduire une nouvelle unité opérationnelle : la cohorte. Après sa réforme, les 4 800 soldats d’infanterie qui composaient une légion étaient ainsi répar-
STÈLE FUNÉRAIRE Une stèle ornée d’une armure, d’un casque et de jambières, appartenant à un légionnaire. Kunsthistorisches Museum, Vienne.
tis en dix cohortes qui comptaient six centuries chacune. Les cohortes se déployaient en trois lignes dans une formation appelée triplex acies, créant ainsi un mur pratiquement infranchissable sur le champ de bataille – un « mur de fer », selon l’écrivain romain Végèce. Les cohortes pouvaient aussi fonctionner comme des entités indépendantes, ce qui permettait à la légion de s’adapter aux scénarii les plus divers. Mais la réforme de Marius a surtout conduit à modifier le recrutement de la légion. Celle-ci était désormais ouverte à tous les citoyens via l’enrôlement volontaire. L’armée amateur est aussi devenue professionnelle et permanente. Selon le consul, cette réforme était indispensable vu la réduction du nombre de citoyens propriétaires liée à l’état de guerre dans lequel avait vécu Rome pendant presque tout le IIe siècle av. J.-C. Les propriétaires n’étaient plus assez nombreux pour couvrir les effectifs nécessaires au combat contre le roi numide Jugurtha entre 112 et
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terie romaine n’étaient pas des mercenaires, à la différence de la plupart des armées adverses. Les « soldats légionnaires » (milites legionarii) étaient de simples citoyens et la légion un peuple en armes. S’engager était l’un des droits du citoyen, comme voter ou être candidat à des postes de la fonction publique. Ce droit était néanmoins réservé aux propriétaires, car on considérait que les citoyens dépourvus de biens n’avaient rien à défendre. Les prolétaires – ceux qui n’apportaient à l’État que leurs enfants (leur proles) – n’étaient appelés que lors des tumultus, ces levées en masse organisées en cas de force majeure.
PRÉFETS
SIGNIFÈRES
CENTURIONS
CHEVALIERS
LÉGAT
Ces grands officiers demeuraient au camp avec les unités de réserve lors des combats.
Chaque manipule était doté d’un porte-drapeau, chargé de l’enseigne (signum), formée par des médaillons (philarae).
À la tête des centuries, ils évoluaient en première ligne et beaucoup mouraient au combat.
Sous la République, il y avait dans chaque légion entre 120 et 300 equites. Puis ils furent remplacés par les socii (alliés).
Autorité maximale de la légion, le légat était nommé par l’empereur. Son mandat durait un an.
a COHORTE
Manipule
Centurie
Elle était formée de six centuries, de 60 à 100 hommes chacune. Deux centuries formaient un manipule.
2e COHORTE
6e COHORTE
7e COHORTE
b LÉGION
Dix cohortes constituaient une légion. Au départ, celle-ci n’avait pas de commandement unique, jusqu’à l’apparition du légat.
ILLUSTRATIONS : OVIDI FERNÁNDEZ
1re COHORTE
UNE ORGANISATION MILITAIRE
UN COMMANDEMENT HYPER HIÉRARCHISÉ
L
’unité tactique de base de l’armée romaine était la cohorte. Chaque cohorte a était constituée d’environ 480 hommes divisés en six centuries, dont chacune était placée sous le commandement d’un centurion, issu des rangs des légionnaires après plusieurs années de service. Celui des six centurions de la cohorte avec le plus d’ancienneté supervisait le commandement. Une légion romaine B était constituée de dix cohortes. Elle était complétée par les contingents mercenaires, troupes auxiliaires composées d’infanterie légère et de cavalerie. Ces hommes étaient en général recrutés dans les provinces ou sur le territoire où avait lieu le combat. Toutes ces forces étaient sujettes à un système de commandement qui fonctionnait avec la minutie d’une
horloge. Sous les ordres du général en chef (imperator) se regroupait un petit « étatmajor » formé de légats, questeurs et tribuns, des figures politiques dotées d’une expérience militaire suffisante pour prendre le commandement d’une légion ou d’une cohorte en cas de besoin. Il n’est donc pas étonnant que la formation de bataille des légions ait eu à elle seule un effet dissuasif sur l’ennemi.
105 av. J.-C. Le service militaire était en théorie obligatoire pour tous les citoyens âgés de 17 à 60 ans. Mais dans les faits, se sont massivement enrôlés ceux qui auparavant n’en avaient pas le droit. Dès lors, les « armées de pauvres » ont donc été considérées, à raison, comme les véritables bâtisseurs de l’Empire. Jusqu’au Ve siècle apr. J.-C., et l’intégration des mercenaires barbares dans l’armée au moment du déclin de l’empire, le statut de citoyen romain était une condition sine qua non pour devenir légionnaire. Avec l’élargissement de la citoyenneté à toute l’Italie d’abord, puis à de nombreuses populations des provinces et, finalement, au début du IIIe siècle apr. J.-C., à tout le territoire impérial, la légion semblait disposer d’une réserve d’hommes quasi inépuisable. L’argument avait d’ailleurs été utilisé comme arme psychologique par César, qui jugeait « que pour gagner le respect des Gaulois, même à l’avenir, il était essentiel de leur montrer que les ressources d’Italie étaient si grandes qu’en cas de perte au combat, l’armée était en mesure de restaurer
TRIBUNS
Un conseil de six tribuns militaires issus de l’ordre équestre conseillait le légat de la légion.
10e COHORTE
À la fin de la République, s’engager dans la légion devint un débouché professionnel pour ceux, comme les paysans sans terre, qui n’avaient rien d’autre que la citoyenneté romaine. Après des siècles de conflit incessant, la paysan-
Elle appartenait à la Légion X Fretensis, cantonnée en Judée, qui joua un rôle clé dans la première guerre juive, ier siècle apr. J.-C. Musée d’Israël, Jérusalem.
nerie d’Italie avait en effet perdu ses propriétés et le modèle latifundiste s’était peu à peu imposé. Comme écrivait l’historien Salluste : « La plèbe, plongée dans la misère, était accablée par le service militaire ; quant au butin conquis sur l’ennemi, les généraux le dilapidaient avec quelques complices. Et, pendant ce temps, les parents et les petits enfants des soldats, s’ils habitaient à côté d’un grand personnage, étaient chassés de chez eux. » Les jeunes paysans étaient d’ailleurs considérés comme les meilleures recrues et constituaient le plus gros contingent de l’armée. Végèce affirmait ainsi : « Je ne crois pas qu’on ait jamais pu mettre en doute l’aptitude spéciale du peuple des campagnes pour les armes. (…) Lui, élevé en plein air, rompu à la fatigue, habitué au soleil, peu soucieux de l’ombre, ne sachant même pas s’il existe des bains, ignorant le luxe, simple dans ses goûts, se contentant de peu, façonné et endurci de bonne heure à toute espèce de travaux : manier le fer, RID ©B creuser des fossés, porter des fardeaux, telles EX
Un modèle latifundiste
BROCHE AVEC ENSEIGNE
IND
rapidement ses effectifs, voire de les augmenter ». Mais la réforme de Marius eut aussi des conséquences néfastes d’un point de vue politique. La loyauté du soldat changea de cible. Le patriotisme, « qui avait converti les légions de la République en troupes quasiment invincibles » (comme l’écrivait au XVIIIe siècle l’historien Edward Gibbon) fut remplacé par une fidélité au général (imperator) et un attachement presque religieux du soldat à l’unité dont il avait juré de défendre les enseignes. On comprend alors pourquoi les affrontements entre généraux ont affaibli la République au point d’en faire la dictature militaire que nous connaissons sous le nom de régime impérial.
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L’EMPEREUR ET SES TROUPES TRAJAN DIRIGE L’ARMÉE PENDANT LES GUERRES ENTRE ROMAINS ET DACES (ROUMANIE ACTUELLE). REPRODUCTION DE LA COLONNE TRAJANE. MUSÉE D’HISTOIRE, BUCAREST.
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AUX CONFINS DE L’EMPIRE
Jalonné de 14 forts et 80 fortins, le mur d’Hadrien fut érigé en 122 apr. J.-C. pour séparer la Bretagne romaine des peuples pictes qui vivaient en Écosse.
LES FRONTIÈRES DE L’EMPIRE
TROUPES SUR LE LIMES u iiie siècle apr. J.-C., les garnisons de légionnaires sont devenues essentielles pour protéger les frontières de l’Empire face à la menace des Germains et d’autres au nord, des Perses en Orient et des tribus africaines berbères au sud. Dans chacune des régions qui formaient ce limes (ou frontière), les troupes romaines s’organisaient de
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façon similaire : des camps fortifiés (castra), des forts (castella), des tours de garde (turris), des postes d’observation (statione) et des résidences pour les chefs militaires (praesidia). Le tracé du limes coïncidait souvent avec des barrières naturelles comme les fleuves, les montagnes ou les déserts ; ces derniers furent sans doute les plus efficaces, dans les provinces de Syrie et d’Arabie. Mais les limites administratives officielles des provinces périphériques ne correspon-
daient pas toujours aux frontières naturelles. En fait, la frontière militaire de l’empire avançait ou reculait en fonction des circonstances. Par ailleurs, les camps romains à la périphérie de l’Empire se situaient souvent au-delà de la frontière proprement dite. En effet, les enclaves militaires avaient avant tout un objectif stratégique. Elles s’organisaient en lignes ou strates, créant ce que les spécialistes appellent un système de défense en profondeur.
sont les habitudes des champs. (…) [Il est habitué] à se contenter d’une nourriture frugale grossière, à porter des fardeaux, à ne point craindre le soleil ni la poussière, à passer les nuits tantôt sous les tentes, tantôt à découvert.» On voyait aussi d’un bon œil les citadins habitués à des métiers rudes et très utiles, comme les forgerons, les menuisiers ou les carriers.
« Les épaules garnies de muscles » Comme le dit Végèce, on préférait les légionnaires qui avaient « l’œil vif, la tête droite, la poitrine large, les épaules garnies de muscles, les bras vigoureux, les doigts longs, le ventre peu étendu, la jambe menue, le gras de la jambe et le pied débarrassés de chairs superflues, mais resserrés au contraire par la dureté des nerfs qui s’y entrelacent. Lorsque vous apercevrez ces marques, préférez-les à la haute taille ; car il vaut beaucoup mieux qu’un soldat soit vigoureux que grand. » Et tant pis si les Gaulois se gaussaient de la petitesse de ses légionnaires, comme le raconte César. Une fois sélectionnées, les nouvelles recrues
devaient prêter serment (sacramentum) pour accéder au statut de simple soldat (gregarius) et recevoir leur uniforme et leur armement. C’était une cérémonie solennelle et collective, présidée par l’aigle doré que Marius avait établi comme enseigne de la légion. Le jeune légionnaire s’enrôlait pour une période de 25 ans. S’il survivait, il se réengageait en général jusqu’à l’âge de la retraite, à 60 ans. Il était alors licencié (emeritus) et recevait une compensation en terres ou en argent. La ville de Mérida, en Espagne, doit d’ailleurs son nom romain, Emerita Augusta, au fait qu’Auguste y a établi les vétérans licenciés après les Guerres Cantabres. Le légionnaire complétait sa maigre solde avec la part qu’il recevait sur les butins et la vente des prisonniers, ou la distribution d’argent par les généraux lors des triomphes sous la République ou par l’empereur à l’occasion de victoires ou de fêtes impériales. Selon Végèce, la moitié de ces revenus était gardée dans une bourse commune à chaque cohorte, surveillée par les
ÉTENDARD LÉGIONNAIRE Le sanglier est l’emblème de la Vingtième légion Valeria Victrix, qui, sous le règne de Néron, aida à étouffer la révolte de la reine Boadicée en Bretagne, en 60 apr. J.-C. iie siècle.
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porte-étendards. Entretenus par l’État, ils avaient peu de dépenses et accumulaient ainsi une épargne. Les soldats recevaient aussi des récompenses pour leurs actes héroïques sous forme de bracelets, colliers, médailles et couronnes (la couronne civique, pour avoir sauvé la vie d’un camarade ; la couronne murale, pour être le premier à avoir escaladé un parapet, par exemple). Ils pouvaient également être élevés au grade de centurion. En contrepartie, ils étaient soumis à une discipline très sévère. Les soldats recevaient une ration de blé toutes les deux semaines. C’était la base de leur alimentation, qu’ils devaient transporter avec eux, moudre et cuire sous forme de bouillie ou de galette. Bien sûr, ils ne vivaient pas que de pain : ils mangeaient aussi du lard, du fromage, des œufs, de la viande et du poisson, du vin… Bien que le mariage « légal » leur ait été refusé jusqu’à la fin du IIe siècle apr. J.-C., il était habituel que lors de longs séjours sur un territoire, on tolère les couples et les familles. Aux
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LA FORCE DE L’EMPIRE LÉGIONNAIRE LUTTANT DANS UN PAYS BARBARE, COMME L’INDIQUE LA CABANE EN ARRIÈRE-PLAN. BAS-RELIEF DU IIe SIÈCLE APR. J.-C. LOUVRE.
FORT DE HOUSESTEADS
C’est l’un des forts à proximité du mur d’Hadrien, la frontière entre la Bretagne romaine et les tribus pictes d’Écosse.
ORDRES SUR LE CAMP
UNE DISCIPLINE DE FER
L © DEA / ALBUM
’une des clés de la puissance de Rome fut, selon Végèce, « la stricte observation de la discipline dans ses camps ». Les généraux étaient impitoyables quand il s’agissait de la faire respecter. Le général romain se définissait comme imperator parce qu’il était investi d’un imperium, un pouvoir absolu qui incluait la capacité de condamner à mort ses hommes. Tel était le châtiment pour faute grave comme l’insubordination, la désertion ou la fuite face à l’ennemi. Le même châtiment était réservé aux auteurs de délits qui n’étaient pas capitaux dans la vie civile, comme le vol, le viol ou le parjure. Pour tous les actes mettant en péril la troupe, comme l’abandon de la garde, le fautif était souvent condamné à être frappé à
mort par ses compagnons. Pour les fautes graves de lâcheté ou d’indiscipline commises par des unités entières, les chefs de la légion tiraient au sort un dixième de ses membres, qui recevaient le châtiment (d’où le verbe décimer, decimare). Les fautes mineures étaient punies par le remplacement de la ration de blé par une ration d’orge ou l’obligation de dormir à la belle étoile en dehors du camp. Il y avait des châtiments intermédiaires, comme la dégradation ou l’expulsion.
STÈLE FUNÉRAIRE D’UN CAVALIER NORIQUE D’UNE LÉGION. Ier SIÈCLE APR. J.-C. MUSÉE DE LA CIVILISATION ROMAINE, ROME.
alentours des campements stables se formaient ainsi de véritables villages, qui ont souvent donné naissance à des villes, comme León, en Espagne, siège de la légion VII.
« Professionalisme » Les soldats avaient une charge de près de 40 kg , d’où leur surnom de « mulets de Marius ». Ils portaient un gros baluchon contenant leur ration bimensuelle de blé, des outils divers (pioche et pelle, faux, hache), un panier et des pieux pour monter le campement, un chaudron et une casserole. Le contenu du baluchon reflète la variété des travaux qui occupaient les légionnaires en dehors du combat : dresser le camp après une journée de marche, selon un plan quadrillé, toujours identique, creuser une tranchée circulaire (formée d’un fossé et d’une palissade), réaliser des chaussées et des tunnels, couper les arbres pour se procurer du bois afin de construire des ponts, des embarcations, des quartiers d’hiver ou de grandes armes d’assaut ; ramasser du blé pour les soldats ou du fourrage pour les chevaux et les
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mulets qui tiraient les armes et les chariots. Une forme parfaite était indispensable pour maîtriser un tel éventail d’activités et assimiler les tactiques de combat. Les longs séjours dans les quartiers d’hiver étaient consacrés à l’instruction, quotidienne en pleine campagne. Grâce à ce dur entraînement, écrivait César, les légionnaires « exercés (exercitati) par les combats précédents, pouvaient aussi bien se dicter à eux-mêmes la conduite à suivre que l’apprendre d’autrui ». Ce « professionnalisme » explique ce qu’écrit Gibbon à propos des campagnes d’Hadrien et d’Antonin le Pieux en Germanie au IIe siècle apr. J.-C. « La terreur des armées romaines ajoutait de la dignité à la modération des souverains, et la rendait plus respectable. Ils conservaient la paix en se tenant perpétuellement préparés à la guerre (…), les nations voisines s’apercevaient bien qu’ils étaient aussi peu disposés à supporter l’offense qu’à offenser eux-mêmes.» Les combats étaient très brefs : ils se réglaient souvent en l’espace d’une journée. Les légions progressaient en moyenne
de 30 kilomètres par jour, mais pouvaient doubler la cadence en cas de « marche forcée ». Dans ce cas, Marius avait prévu un allégement des charges pour gagner en rapidité. César est même parvenu, un jour, à parcourir 75 kilomètres en 24 heures. Mais ces performances n’ont rien pu faire contre le déclin de la légion sur lequel les historiens restent divisés. Certains mettent en cause les invasions et les rapports croissants avec les barbares. D’autres évoquent les réticences de la légion à intégrer les nouvelles techniques de guerre ou l’essor du christianisme synonyme de déclin du patriotisme… Preuve s’il en fallait qu’aucune formation n’est infaillible.
Pour en savoir plus
ESSAIS
L’armée romaine. VIIIe s. av. J.-C.ve s. apr. J.-C. Pierre Cosme, Armand Colin, rééd. 2012. Légions romaines en campagne Georges Depeyrot, Éditions Errance, 2008. TEXTE
La Guerre des Gaules Jules César, Flammarion, 1993.
SOLDATS ROMAINS
Ce détail de la mosaïque Barberini, à Palestrina, montre un groupe de légionnaires de garnison en Égypte. On peut apprécier la couleur des vêtements et l’armement.
LA STRUCTURE D’UN FORT FRONTALIER Machine de guerre bien huilée, la légion était aussi un groupe de travailleurs capables de construire des routes, des ponts, des aqueducs, des digues et des forts. Ces derniers, permanents ou provisoires, étaient érigés selon le même schéma, mais avec des matériaux différents. Le fort de Vindolanda, ci-contre, est à proximité du mur d’Hadrien. Les forts permanents étaient faits de murs et de tours en pierre et en bois, et de toits en ardoise. On y trouvait des lavabos et des fenêtres protégées par du verre.
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Tour Porte
UN LÉGIONNAIRE NETTOIE ET RÉPARE SON ARMURE FACE À SON BARAQUEMENT. DESSIN DE PETER CONNOLLY. LA CIVILISATION ROMAINE.
RECONSTITUTION DU FORT ET DU VICUS TELS QU’ILS APPARAISSAIENT EN 200 APR. J.-C.
Le fort de Vindolanda fut érigé après la victoire des Romains sur les tribus calédoniennes en 85 apr. J.-C, dans le nord de l’actuelle Angleterre. À l’origine en bois, il fut reconstruit en pierre en 122 apr. J.-C. À l’extérieur se développa une importante agglomération civile (vicus). Les habitants profitaient de la proximité du camp pour leur négoce. On y trouvait des boutiques, des tavernes et même des thermes, les mieux conservés des îles Britanniques avec de telles caractéristiques.
1 Agglomération civile (vicus) Ses habitants vivaient à proximité du camp. Les maisons, les boutiques, les tavernes et les thermes étaient alignés sur la rue principale.
2 Ensemble de baraquements Longs et étroits, ils pouvaient chacun loger une centurie de 80 hommes et ses officiers. Un fort pouvait contenir une soixantaine de blocs de ce type.
FORT DE VINDOLANDA EN 105 APR. J.-C., PRÈS DE CHESTERHOLM, AU SUD DU MUR D’HADRIEN, À LA FRONTIÈRE ÉCOSSAISE.
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Baraquements THERMES DE VINDOLANDA REPRODUCTION DES THERMES DU FORT AU IIIE SIÈCLE APR. J.-C.
Piscine chaude
Salle froide (frigidarium)
3 Quartier général et prétoire Les tâches administratives se déroulaient dans le quartier général. Le prétoire accueillait le commandant de la légion et était équipé de toutes les commodités.
4 Muraille de 4 m de haut Autour du campement, les soldats creusaient un fossé puis érigeaient une muraille, de près de 4 m de haut, jalonnée de plusieurs tours de défense.
Vestiaire (apoditerium)
Chauffage Salle de vapeur (laconicum)
Latrines publiques
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ILLUSTRATIONS : PETER CONNOLLY / ALBUM
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© SYLVAIN SONNET / CORBIS
CATHÉDRALES
IL EST VENU LE TEMPS… Les villes médiévales se sont édifiées autour de grands sanctuaires catholiques. Construites selon un symbolisme complexe, les cathédrales étaient des lieux de culte, des endroits où s’appliquait la justice et même des centres de divertissement. MATHIEU LOURS
© MASSIMO RIPANI / FOTOTECA 9X12
HISTORIEN, UNIVERSITÉ DE CERGY
LE VITRAIL DE LA CRUCIFIXION
de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers a été commandé par Aliénor d’Aquitaine et Henri II Plantagenêt. Chef d’œuvre de l’art du vitrail, il a été réalisé entre 1160 et 1173 et orne le chevet de la cathédrale. LA NEF DU DÔME DE MILAN
ou cathédrale de la Nativité de la Sainte Vierge, est l’une des plus grandes du monde. Commencée au xive siècle dans un style gothique tardif, elle comporte cinq nefs (la centrale mesure 45 m de haut). HISTORIA NATIONAL GEOGRAPHIC
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LA CATHÉDRALE DE CHARTRES
La clôture du chœur comporte 200 statues qui illustrent des scènes de la vie de Jésus et de Marie, sculptées en partie par Jehan de Beauce au xvie siècle. Elles constituaient un élément essentiel de diffusion de la doctrine chrétienne.
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u Moyen Âge, il ne peut exister de ville sans cathédrale : le terme de civitas est en effet réservé à une agglomération qui est le siège d’un évêché et la cathédrale est l’église de l’ évêque. Le temps des cathédrales est l’une des plus grandes aventures architecturales et spirituelles de l’Occident. Toutes les cathédrales ne sont pas des édifices immenses et gothiques, mais toutes les immenses cathédrales gothiques sont, depuis le xiie siècle, l’expression de la rencontre des arts, des techniques, des rapports sociaux, de la foi et du pouvoir. Un sublime résumé
d’une civilisation. Certaines des plus vastes et prestigieuses églises gothiques n’étaient pas des cathédrales lors de leur construction : c’est le cas de la basilique de Saint-Denis. La cathédrale est l’église qui abrite la cathèdre, c’est-à-dire le trône d’un évêque. À la fin de l’Antiquité, lorsque l’Empire romain se christianise, chaque cité devient siège d’un évêché. Tout au long du Moyen Âge, de nouveaux diocèses sont créés, à mesure que progresse l’évangélisation de l’Europe septentrionale, centrale et orientale. Au XIIIe siècle, l’Occident compte près d’un millier de diocèses pour autant de cathédrales.
C H R O N O LO G I E
ÉVÊQUES, MAÎTRES D’OUVRAGE
L’évêque Maurice de Sully et le pape Alexandre III posent la première pierre de la cathédrale Notre-Dame à Paris, en présence du roi Louis VII. Sa construction s’achèvera deux siècles plus tard, en 1345.
1194 © BRIDGEMAN / INDEX
1163
Un incendie détruit la cathédrale romane de Chartres. Commence alors l’édification de la nouvelle cathédrale, qui ne sera achevée qu’en 1260. Considérée comme un joyau de l’art gothique, elle a été dédiée à la Vierge.
OSTENSOIR EN OR, ARGENT ET PIERRES PRÉCIEUSES. GOTHIQUE FLAMBOYANT, CATHÉDRALE DE TOLÈDE.
© SYLVAIN SONNET / GTRES
1221 L’évêque Don Mauricio dessine les plans de la cathédrale Sainte-Marie de Burgos, l’une des premières de style gothique en Espagne. Elle ne sera terminée qu’au xve siècle. C’est la troisième cathédrale d’Espagne.
par le pape Grégoire VII, vise à affirmer le rôle de l’Église. La cathédrale est pensée comme un édifice dans lequel les laïcs, les clercs, l’évêque et les chanoines doivent être réunis, bien que placés dans des espaces séparés. Ces édifices d’une nouvelle ampleur doivent rivaliser avec ceux entrepris par le clergé régulier, comme l’abbatiale de Cluny. La conjoncture est favorable à l’émergence des cathédrales. L’Occident connaît une reprise économique qui culmine au XIIIe siècle. Les ressources mobilisables pour les chantiers sont donc à la hauteur des ambitions. Les constructions d’imposantes cathédrales romanes sont
1248 Début de l’édification de la cathédrale de Cologne, inspirée de celle d’Amiens. Avec ses 157 m de haut, c’est la deuxième cathédrale gothique la plus élevée du monde après celle d’Ulm.
1386 Début du chantier du Dôme de Milan, de style gothique tardif, la troisième plus grande église du monde. Des cathédrales du même style s’élèvent en Espagne, tandis qu’au Portugal se développe le style manuélin.
© SCALA, FIRENZE
Lorsque commence le vaste mouvement des grandes constructions gothiques, au milieu du XIIe siècle, les cathédrales ont donc un passé déjà presque millénaire pour les plus anciennes. Elles présentaient alors un visage bien différent de l’image qu’on s’en fait. Il s’agissait d’un ensemble d’églises, dont une était destinée aux grandes célébrations et une autre aux liturgies des clercs formant l’entourage de l’évêque, organisés en chapitres de chanoines depuis l’époque carolingienne. Il existait aussi un baptistère. Comment est-on passé de cette situation à celle d’un unique édifice ? Dans la seconde moitié du XIe siècle, la « réforme grégorienne », entreprise
STATUE DE UTA, DANS LE CHŒUR DE LA CATHÉDRALE DE NAUMBURG, ALLEMAGNE.
L’ÉDIFICATION DES CATHÉDRALES
L’EFFORT DE TOUTE UNE VILLE
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a construction d’une cathédrale impliquait la participation de la ville et du diocèse dont elle était le siège. Dans le cas de Chartres, par exemple, dont le diocèse (qui comptait 911 paroisses) était l’un des plus grands et des plus riches de France, les chanoines firent don de tous leurs bénéfices pendant trois ans pour aider aux travaux. Mais le financement du chantier, qui occupait trois cents personnes en permanence, exigeait des apports encore plus importants. Pour les obtenir, on encouragea les dons charitables en exhibant des reliques, comme le voile de la Vierge ou le chef de sainte Anne, qui faisait partie du butin recueilli en 1204 par les croisés à Constantinople et que le comte de Chartres, Louis, avait acheté pour enrichir le trésor de la cathédrale. Les reliques étaient envoyées à
l’étranger afin de récolter des fonds. À cela venaient s’ajouter les dons des corporations d’artisans de la ville (jusqu’à dix-neuf d’entre elles figurent sur les vitraux de la cathédrale), de puissants représentants de la noblesse féodale, comme le duc de Bretagne, et même de la monarchie : aux contributions de Philippe Auguste se joignirent celles de la reine Blanche de Castille, la mère de Louis IX, qui finança l’élévation de la façade nord.
© AKG / ALBUM
ABBAYE DE SAINT-DENIS
La ville de SaintDenis connut au Moyen Âge une effervescence après la construction de son abbaye, de style gothique, achevée en 1260. Miniature, Roman du comte Girart de Roussillon, xiv-xve siècle.
entreprises. À Chartres, l’évêque Fulbert (v. 960-1028) avait été un précurseur, commençant les travaux vers 1020. Ce grand intellectuel, auteur de textes fondamentaux sur les rapports entre seigneurs et vassaux, avait saisi toute l’importance de la cathédrale pour magnifier le rôle de l’évêque dans la société féodale, lui qui avait travaillé à la réconciliation entre le roi de France et ses vassaux. En Allemagne et en Italie, les cathédrales de Mayence, Worms, Modène ou Ancône montrent que l’architecture romane permettait de bâtir des édifices parfaitement adaptés à leur rôle. Comment expliquer alors que la cathédrale s’identifie à ce point au gothique ? Et ce dès le XIIIe siècle,
L’abbé Suger a donné les principes du gothique : croisées d’ogives, arcs en tierspoint, nouveau rôle attribué à la lumière.
où des cathédrales romanes parfois à peine achevées furent jetées bas – parfois par des incendies curieusement providentiels – et réédifiées dans le nouvel art ?
À Amiens, la plus vaste de France C’est avec la reconstruction, achevée en 1144, du massif occidental et du chœur de l’abbatiale de Saint-Denis que l’abbé Suger (vers 1080-1151) donne les principes de cette nouvelle architecture. Cet homme d’Église, qui fut conseiller des rois Louis VI et Louis VII, cherche alors à affirmer l’importance de ce sanctuaire dynastique dédié au saint patron du diocèse de Paris : nouvelle structure avec le rôle des croisées d’ogives, des arcs en tiers-point, la part importante faite à la lumière, avec une nouvelle signification, « Dieu est lumière ». Des évêques adoptent précocement ces principes. Sens, entreprise vers 1150, est la première grande cathédrale gothique. Suivent Noyon, Laon et Paris, en 1163. Ces cathédrales du « premier art gothique » sont marquées par leurs masses puissantes, la présence de tribunes, leurs voûtes sexpartites.
LA CATHÉDRALE DE WELLS
Première cathédrale gothique érigée en Angleterre, de 1175 à 1490. Elle a comme particularité d’être deux fois plus haute que large. Ici, vue de la nef et de son singulier arc en ciseaux, qui date du xve siècle.
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L’arc-boutant, qui permet un report des forces donc une plus large ouverture des baies, est utilisé de façon plus systématique. À Bourges, à partir de 1194, une voie très originale fait de la cathédrale un chef-d’œuvre d’équilibre. Avec Chartres, commencée la même année, l’art gothique « classique » apparaît : voûtes quadripartites, disparition des tribunes au profit d’un triforium, contrebutement par un savant système d’arcs-boutants. Entreprise en 1211, Notre-Dame de Reims montre une mise en œuvre ambitieuse et un élan monumental inédit : 138 m de long, 38 m sous voûte. Amiens, commencée en 1220, reste la plus vaste église de France : une surface couverte de près de 8 000 m2. L’apparition du gothique rayonnant fait des cathédrales des « cages de verre ». Entreprise en 1220 également, Saint-Étienne de Metz compte 6 500 m2 de verrières. L’élan vertical culmine à Beauvais. Les voûtes du chœur s’élèvent à 48 mètres. En 1284, une partie des voûtains s’effondre. Limites
LA CHÂSSE DES ROIS MAGES Le plus grand reliquaire du Moyen Âge est conservé dans le chœur de la cathédrale de Cologne. Il mesure près de 2 m de long. Fabriqué entre 1181 et 1230, il était orné de 222 pierres précieuses et semi-précieuses, ou de camées, dont seulement 138 sont encore en place.
techniques ? Limite économique, en tout cas, puisque, en cette fin du XIIIe siècle, les ressources cessent d’augmenter. Au XIVe siècle, les malheurs de la peste et de la guerre ralentissent, voire interrompent, les chantiers. Pourtant, l’aventure des grandes cathédrales est devenue européenne. En Angleterre, des recherches sont menées au XIIe siècle sur l’ogive à la cathédrale de Durham. La dynastie des Plantagenêts fait ensuite parfois appel à des maîtres français, tel Guillaume de Sens à Canterbury vers 1180, mais les cathédrales anglaises gardent une identité profonde avec une très grande longueur et une hauteur modérée. En Espagne, l’art gothique accompagne l’affirmation des États chrétiens lancés dans la Reconquista : la construction de la cathédrale de León est entreprise en 1205, celle de Burgos en 1221. En Allemagne, l’art gothique rayonnant, l’opus francigenum, remplace le roman. La cathédrale de Cologne est lancée en 1248 avec des dimensions si impressionnantes que l’édifice ne fut achevé qu’au XIXe siècle.
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CHAPELLE HAUTE DE LA SAINTECHAPELLE
Située au cœur du Palais de la Cité à Paris, la Sainte-Chapelle a été édifiée à la demande de SaintLouis, entre 1242 et 1248, afin d’abriter des reliques de la Passion du Christ. La chapelle haute constitue un joyau du gothique rayonnant.
LE JOYAU DE CHARTRES
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La vie entière de la cité de Chartres se concentrait autour de sa cathédrale, l’un des joyaux du style gothique, dédiée à la Vierge et édifiée de 1194 à 1260. Les foires annuelles, le marché, l’activité judiciaire et les cérémonies religieuses se déroulaient à l’intérieur ou aux abords du bâtiment.
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1 Le portail ouest L’entrée principale est la seule partie de la cathédrale construite vers 1145 à avoir subsisté, car le reste fut détruit un demi-siècle plus tard. Elle est ornée de scènes de la vie du Christ.
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2 Les arcs-boutants Ces contreforts sur les côtés de la cathédrale sont la clef de l’élévation et de la luminosité du lieu. C’est sur eux (et non sur les murs percés de baies avec des vitraux) que repose le poids de la voûte.
L’Italie demeure longuement fidèle à ses traditions romanes. L’art gothique y est marqué par l’importance des murs destinés au décor peint, par la polychromie des matériaux comme à Sienne ou par l’usage de mosaïques comme à Orvieto. Avec l’exception de la cathédrale de Milan, commencée tardivement, en 1375, mais par des maîtres-maçons sans doute venus d’Allemagne. À l’extérieur, pourtant, le marbre donne à ce gothique germanique des accents italiens.
« Docteur ès pierres » Ces immenses édifices ont profondément bouleversé les villes. Nombre de bâtiments environnants furent rasés. Les évêques durent convaincre les autorités locales d’abattre une partie de l’enceinte pour agrandir la cathédrale. Cela fut possible à Bourges pour édifier le chevet mais pas à Narbonne, où la cathédrale reste à jamais sans nef. Le second défi consistait à dégager un parvis. À Amiens, les tours sont de plan rectangulaire et non pas carré à cause de la difficulté à acquérir les terrains nécessaires. Un tel élan bâtisseur a constitué un formidable
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progrès dans les techniques de construction. La cathédrale est le fruit d’une collaboration entre un maître d’ouvrage, généralement l’évêque, et un maître d’œuvre. Ce dernier, appelé « maître » ou « maître-maçon » est un personnage-clé – tel Robert de Luzarches (vers 1160-1222) à Amiens, qui limite la quantité de pierres pour accélérer la construction, diminuer le coût et alléger l’édifice, ou Pierre de Montreuil (vers 1200-1267) à Paris, assez célèbre à l’époque pour recevoir sur sa tombe l’épitaphe « docteur ès pierres ». Il coordonne les différents corps de métiers. La rationalisation du chantier s’opère dès la carrière, où est déjà travaillée une partie des pierres. Les maçons, les sculpteurs, les charpentiers : tous les corps de métier doivent travailler de façon concertée. Ainsi, les cathédrales n’ont pas été construites gratuitement : leurs bâtisseurs ont toujours été payés, souvent cher, et circulaient d’un chantier à l’autre. Ceci nécessitait de la part du maître d’ouvrage une forte mobilisation des ressources. Les évêques et les chapitres engagent leurs ressources propres, issues de leur insertion dans
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3 Le portail nord Le portique septentrional est sculpté de scènes de l’Ancien Testament et de la vie de la Vierge Marie. On sait que c’est devant ce portail que s’installaient les marchands de tissus.
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4 La nef La vaste nef de la cathédrale, éclairée par les vitraux, abritait les étals des marchands de vin, évitant ainsi de s’acquitter des impôts qu’ils devaient payer quand ils étaient à l’extérieur.
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5 Le portail sud
LA CATHÉDRALE EN CHIFFRES LONGUEUR
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• Nef : 130 m • Transept : 63 m
6 Le labyrinthe
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• 186 vitraux • 4 500 statues et bas-reliefs
le système féodal. Les dons reçus, de la part des ecclésiastiques ou des laïcs, constituent des ressources extraordinaires, mais leur irrégularité ne permet pas un financement prévisionnel. Pour gérer ces ressources, une institution est créée dans chaque chantier, gérée en France par les chapitres : Œuvre et fabrique. Ces cathédrales possédaient plusieurs fonctions-clés dans la ville médiévale. La première est religieuse. Ce grand édifice, destiné à l’évêque qui n’y officie que lors des grandes fêtes, est animé en temps ordinaire par un clergé très fourni : les chanoines, dont le nombre peut monter jusqu’à 83 à Laon, célèbrent sept offices et deux messes par jour. Les chapelains célèbrent sur les autels des chapelles. À Notre-Dame de Paris, on compte plus de 250 ecclésiastiques et on doit même limiter à cinq le nombre de messes célébrées en même temps. La cathédrale est aussi un édifice lié au pouvoir. En France, le roi est chanoine d’honneur dans de nombreuses cathédrales. L’État a vite compris l’importance de tels espaces : en 1302, Philippe le Bel réunit les trois ordres de son royaume à Notre-Dame de Paris, donnant
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• Voûte : 37 m • Tours : 113 et 105 m DÉCOR
Il se compose de trois portes ornées de sculptures illustrant le Jugement dernier. En 1224, l’évêque ordonna que les merciers quittent le portique du midi pour installer leurs éventaires à l’extérieur.
À l’entrée de la cathédrale, les pèlerins parcouraient le labyrinthe dessiné au sol, métaphore de la conversion, puis gagnaient la crypte pour prier devant la relique de la sainte tunique de Marie.
ainsi naissance aux états généraux. Ce roi était d’ailleurs représenté sous la forme d’une statue équestre à Notre-Dame. D’autres cathédrales abritent des tombeaux royaux, comme celui de Richard Cœur de Lion à Rouen. En Italie, les communes, souvent en conflit avec l’évêque qui prétend exercer une autorité temporelle sur la cité, réussissent parfois à municipaliser l’œuvre, comme à Sienne, et le chantier de la cathédrale devient une œuvre civique. Le peuple, lui, manifeste sa dévotion par le biais des corporations et confréries qui siègent dans des chapelles dont elles enrichissent le décor par leurs dons. Le peuple vient aussi vénérer des reliques. Certaines cathédrales sont le but de
Les cathédrales n’ont pas été construites gratuitement : leurs bâtisseurs étaient toujours payés, et souvent cher.
BASILIQUE DE SANTA MARIA DEL MAR
© JUAN JOSÉ PASCUAL / AGE FOTOSTOCK
Cette basilique de style gothique catalan a été construite dans le quartier de la Ribera à Barcelone, entre 1329 et 1383. Les paroissiens de la zone portuaire de la ville ont participé à son édification. Ici, les voûtes du déambulatoire.
12 HISTORIA NATIONAL GEOGRAPHIC
XXXXXXXXXXXX
LE FINANCEMENT
PAYER POUR PERSONNALISER
A
© SCALA, FIRENZE
rtisans et marchands, riches et pauvres, autorités locales, nobles et rois participèrent de façon directe à la construction des cathédrales, que ce soit en tant que main-d’œuvre ou à travers le mécénat, en faisant don d’objets de valeur et d’argent pour aider à leur édification. En général, tous voulaient que leur contribution laisse une trace, raison pour laquelle ils
LE POLYPTIQUE DE GAND
Les donateurs, Joos Vijdt et sa femme, sont représentés sur le revers du polyptique fermé, de part et d’autre de saint JeanBaptiste et saint Jean l’Évangéliste. Huile sur bois de Hubert et Jan van Eyck. 1432. Cathédrale SaintBavon, Gand.
demandaient à être représentés sur les vitraux (comme à Chartres), les reliefs et les fresques. Les personnalités les plus éminentes se faisaient construire des chapelles funéraires dans les murs des lieux sacrés, ornées de gisants, de tapisseries, de tapis, de luxueux objets de culte et de lampes à huile. Au début du xve siècle, Joost Vijdt, un riche commerçant de Gand, commanda à l’un des frères
pèlerinages, comme celle de Saint-Jacques de Compostelle. L’évêque y prononce ses décisions solennelles en matière de justice ecclésiastique. Outre leurs activités sacrées, les cathédrales ont été des lieux de vie, de rencontre, où des affaires profanes peuvent être évoquées, des lieux qui peuvent être traversés pour raccourcir le parcours entre une partie de la ville et une autre. Tout comme la nef est un prolongement sacré du parvis, le parvis est un prolongement profane de la nef. Les condamnés y font amende honorable. Toutes ces activités invitent à repenser les limites entre sacré et profane. Néanmoins, la cathédrale est d’abord un espace liturgique, un édifice marqué par le sens du mystère, par des
Van Eyck, Hubert, un retable s’inspirant de la vision de l’adoration de l’Agneau mystique, dans l’Apocalypse, pour le placer dans sa chapelle à l’intérieur de la cathédrale de la ville. Dans le registre inférieur des volets figurent les portraits en pied du donateur Joost Vijdt, qui était alors régisseur de la ville et marguillier de l’église Saint-Jean, et de son épouse, encadrant les statues de saints en trompe-l’œil.
seuils et des dévoilements. Malgré l’immensité du volume architectural, son espace intérieur est compartimenté. Le maître-autel, placé dans le sanctuaire, est dissimulé par des courtines. Avant, on trouve le chœur des chanoines, isolé de la nef par un jubé et du déambulatoire par une clôture. Ce déambulatoire, fermé de grilles, est ouvert aux fidèles pour la vénération des reliques. La nef est l’espace des laïcs. Les textes décrivant la signification des cathédrales, comme le Rational de Guillaume Durand, évêque de Mende de 1230 à 1296, donnent des clés de lecture. La cathédrale est à la fois « maison de Dieu » et « porte du Ciel ». Elle préfigure la Jérusalem céleste et constitue un gigantesque memento à destination des fidèles.
Des édifices signifiants
La lumière prend un nouveau sens : colorée et figurée par les vitraux, elle est la représentation de Dieu.
On comprend alors l’abondance de l’iconographie. La sculpture se concentre sur des points signifiants : à l’intérieur, sur les clôtures de chœur et sur le jubé. À l’extérieur, sur les portails rehaussés de polychromie. Les remarquables ensembles de Chartres et d’Amiens, de Bourges ou de Paris,
© CHICUREL ARNAUD / CORDON PRESS
forment de vastes cycles iconographiques savamment composés, associant Ancien et Nouveau Testaments, avec une prédilection pour l’image du Christ et celle de la Vierge représentés avec un nouveau souci d’humanisation des images de pierre. La façade toute entière devient par ailleurs un immense frontispice associant aux portails d’autres ensembles statuaires comme les galeries des rois présentes à Paris et à Reims. Le vitrail prend un nouveau sens : ses couleurs chatoient et s’associent bien avec les enduits souvent ocres qui recouvrent les murs, car la pierre n’est jamais laissée apparente. S’ils rappellent que « Dieu est lumière », les vitraux montrent aussi qu’il ne s’agit pas de la lumière matérielle, mais d’une lumière particulière, marquée par la couleur et par le sens de ce qui est figuré. On trouve ainsi des vitraux narratifs dans les fenêtres basses, comme à Bourges dans l’abside, des grandes figures de personnages dans les fenêtres hautes et de grandes compositions riches de sens dans les rosaces qui, comme celle du croisillon sud de Notre-Dame de Paris, peuvent atteindre 13,5 m de diamètre. Centrées sur le Christ ou
la Vierge, elles se prêtent à des thèmes comme l’Apocalypse ou encore l’illustration des grands cycles évoquant le temps de ce monde – avec le zodiaque ou les saisons comme à la cathédrale d’Angers – ou les activités humaines – avec les arts libéraux représentés à Laon. Les cathédrales sont des édifices vivants qui témoignent de la vitalité de la civilisation médiévale dont elles offrent un des meilleurs témoignages. Mais elles sont également des édifices dont la force signifiante transcende le temps. Bien après le Moyen Âge, elles conservent leur fonction religieuse et continuent, telles des œuvres d’art total, à fasciner les artistes et les bâtisseurs, comme Rodin ou Le Corbusier, ainsi que tous leurs visiteurs.
Pour en savoir plus
ESSAIS
Les Cathédrales Patrick Demouy, Coll. « Que sais-je ? », PUF, 2007. La Cathédrale Alain Erlande-Brandenburg, Fayard, 1989. Dictionnaire des cathédrales Mathieu Lours, Gisserot, 2008.
LA CATHÉDRALE D’AMIENS
Les nouvelles technologies permettent de restituer de façon éphémère la polychromie qui rehaussait les façades mais aussi l’intérieur des cathédrales. Ici,les portails de la cathédrale NotreDame d’Amiens.
LA VIE QUOTIDIENNE AU TEMPS La fresque d’Ambrogio Lorenzetti, Les Effets du bon gouvernement sur la vie de la cité, offre une image La cathédrale
La vie quotidienne
Les rues
Les palais
Sur le côté gauche de la fresque est représentée la cathédrale de Sienne, avec son dôme et son clocher noir et blanc, tous deux du xiiie siècle.
Les constructions sont animées de détails de la vie de tous les jours : une femme en train d’arroser, un chat, des pichets et des pots de fleurs…
Les étages élevés des maisons sont plus vastes que ceux des niveaux inférieurs, ce qui rend les rues à la fois plus étroites et plus sombres.
Situés loin des murailles, les palais comportent des éléments d’architecture raffinés, comme les meneaux à colonnes ou les toits en saillie.
Une jeune mariée
Une auberge
Tailleur et cambiste
Une danse dans la rue
À cheval, suivie des membres de sa famille, elle attire le regard de deux femmes postées devant une porte et de deux autres à un balcon.
Devant la porte, deux hommes conversent, deux enfants jouent à leurs pieds et un groupe, assis sur un banc, s’est lancé dans une partie de dés.
Un tailleur coud au milieu de la rue, assis sur un banc. Au fond, on devine la boutique d’un orfèvre et peut-être l’échoppe d’un cambiste.
Neuf jeunes gens (on les reconnaît à leurs cheveux courts et leurs chevilles visibles) participent à une danse pour fêter la paix.
DES CATHÉDRALES GOTHIQUES exceptionnelle de l’architecture urbaine et de la vie quotidienne à Sienne au milieu du xive siècle.
Les ouvriers
Une terrasse
Un clocher
La muraille
Plusieurs maçons travaillent sur un échafaudage en haut d’un bâtiment ; à la fin du xive siècle, la cité était en pleine expansion urbaine.
Une terrasse couverte, ou belvédère, avec un mur peint de motifs floraux, contraste avec les maisons adjacentes, qui font figure de forteresses.
Au milieu des tours et des créneaux coiffant les palais de la ville, le peintre a représenté une église surmontée de son clocher.
En plus de ses fonctions défensives, la muraille sépare l’ensemble urbain du milieu rural. La porte d’entrée relie les deux univers.
© SCALA, FIRENZE
Des chaussures
Une école
Un atelier textile
Des paysans
Sous l’arcade d’une maison se trouve l’atelier d’un cordonnier, ouvert au public. Un paysan est en train de lui acheter une paire de souliers.
Un maître d’école enseigne à ses élèves. L’université de Sienne, fondée en 1240, était l’une des plus importantes et des plus anciennes d’Italie.
Un tisserand et un porteur travaillent en plein air devant l’atelier pendant qu’un paysan leur amène deux chevaux chargés de ballots de laine.
Deux femmes apportent un grand panier et une oie sur le marché ; un berger conduit son troupeau de moutons dans les pâturages, en dehors de la ville.
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1848
PRINTEMPS SANGLANT La révolution de février marque l’avènement de la IIe République, mais la violente répression qui suivit doucha les espoirs de liberté qui traversaient l’Europe. DOMINIQUE KALIFA HISTORIEN, PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE
L
insurrection qui éclate à Paris en février 1848 marque profondément l’histoire du XIXe siècle. Réunis par le même désir de réforme démocratique, étudiants, ouvriers et bourgeois libéraux mêlent leurs efforts pour abattre un régime immobile et corrompu. La Seconde République, qui naît sur les décombres de l’ancienne monarchie de Juillet, entend inaugurer une nouvelle ère. Se voulant généreuse, fraternelle et sociale, elle suscite durant plusieurs mois une intense espérance, mais le rêve romantique de régénération sociale s’achève en cauchemar. Au mois de juin, le soulèvement des ouvriers parisiens est écrasé dans le sang. Ailleurs en Europe, les insurrections nationales et libérales sont brutalement réprimées. La flambée révolutionnaire s’achève dans l’amertume et la désillusion.
DU PAIN OU LA MORT !
Depuis la Révolution française, ce mot d’ordre terrible retentit à chaque prise d’armes des classes populaires. En juin 1848, il est le cri désespéré des ouvriers parisiens.
SOUVENIRS DE GUERRE CIVILES
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Cette toile d’Ernest Meissonier, qui fut garde national durant l’insurrection de 1848, montre la violence des combats sur les barricades de juin. Musée du Louvre.
BARRICADE RUE SOUFFLOT
En février 1848, les combats du Panthéon expriment la détermination des insurgés. Huile d’Horace Vernet. Deutsches Historisches Museum, Berlin. AVANT L’ASSAUT
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dans la rue. Un étrange climat d’effervescence s’installe dans la capitale, où les cortèges se multiplient et où ont lieu quelques affrontements. Le lendemain, une fusillade éclate boulevard des Capucines, et met le feu aux poudres : les manifestations tournent alors à l’émeute, puis à l’insurrection généralisée. Tandis qu’on exhibe les cadavres sur des charrettes, la ville se hérisse de barricades et de violents combats font rage, place du Château d’eau (l’actuelle place de la République) ou autour du Palais-Royal. Le roi cherche à temporiser, nomme un nouveau ministère, promet des réformes, mais doit rapidement se résoudre à abdiquer. En moins de deux jours, la rue a eu raison du régime. « L’événement me tomba sur la tête, absolument comme la foudre », écrit
IDG
EM
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DEX
C H R O N O LO G I E
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Porté au pouvoir par la révolution de 1830, l’ancien « roi-citoyen » est devenu en 1848 un monarque autoritaire et conservateur dont le régime est honni.
Pourtant fille d’une autre révolution, celle de 1830, la monarchie de Juillet du roi LouisPhilippe est devenue en 1848 un régime honni. Dans un contexte de dépression économique et de forte montée du chômage, l’immobilisme politique qu’incarne le ministère Guizot suscite une hostilité croissante. Pour contrer l’interdiction de réunion, l’opposition organise des banquets où libéraux et républicains, parfois rejoints par quelques ouvriers, portent des toasts en faveur de la réforme électorale (le suffrage est alors étroitement censitaire). Cette grande campagne des banquets devait s’achever à Paris le 22 février, mais le gouvernement interdit cette ultime réunion. Ce jourlà néanmoins, de nombreux manifestants, étudiants en tête, décident de descendre
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE
QUATRE MOIS DE TROUBLES
22-23 février
24-25 février
L’interdiction par Guizot du grand banquet d’opposition déclenche une insurrection générale : la ville se couvre de barricades.
Louis-Philippe abdique en faveur de son petit-fils, mais le peuple assemblé à l’Hôtel de ville proclame la République.
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Ce daguerréotype montre la barricade de la rue Saint-Maur, à Paris, le 25 juin 1848, juste avant l’attaque par les troupes du général Lamoricière.
23 avril
21 juin
26 juin
Les premières élections au suffrage universel masculin voient le retour en force des notables et des conservateurs.
La décision de dissoudre les Ateliers nationaux parisiens suscite un nouveau soulèvement, limité cette fois aux seuls ouvriers.
Les troupes du général Cavaignac fusillent ou arrêtent les derniers émeutiers. L’ordre règne à Paris.
PROCLAMATION DE L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE DANS LES COLONIES FRANCAISES, LE 27 AVRIL 1848. HUILE DE FRANÇOIS-AUGUSTE BIARD, 1849. MUSÉE NATIONAL DES CHÂTEAUX DE VERSAILLES ET DE TRIANON.
L’abolition de l’esclavage « NULLE TERRE FRANÇAISE ne peut plus por-
ter d’esclaves », affirme solennellement le gouvernement provisoire, qui institue en mars 1848 une commission pour l’émancipation des esclaves dans les colonies de la République. Présidée par Victor Schœlcher, celle-ci aboutit au décret du 27 avril 1848. CONSIDÉRANT que « l’esclavage est un
attentat contre la dignité humaine » et « une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité », il confère la pleine citoyenneté à tous les esclaves des possessions françaises. Près de 250 000 noirs ou métis des Antilles, de la Réunion, de Guyane ou du Sénégal acquièrent ainsi la liberté. En août, Louisy Mathieu, un ancien esclave, est élu au suffrage universel en tant que représentant de la Guadeloupe à l’Assemblée nationale.
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LA COCARDE, TRAIT D’UNION Sur l’estampe représentée ci-dessous, la cocarde, emblème de 1848, n’est autre que la reprise d’un symbole de la Révolution de 1789. Musée Carnavalet, Paris.
l’orléaniste Albert de Broglie. Tandis que la foule met à sac les Tuileries et brûle le trône sur la place de la Bastille, la République est proclamée sur le perron de l’Hôtel de Ville. Le gouvernement provisoire qui se forme alors est le produit d’un étrange compromis. On y trouve des républicains authentiques comme Ledru-Rollin, des modérés comme Arago et même des socialistes comme Louis Blanc ou l’ouvrier Albert, tous réunis par le verbe flamboyant du poète Lamartine. Mais l’essentiel est dans ce mot – République – qui cristallise alors toutes les espérances.
L’euphorie sociale Les premiers temps de la jeune République sont en effet marqués par un grand enthousiasme. Un « esprit » en émane, tout imprégné de romantisme, de religiosité populaire et d’euphorie sociale. De la devise républicaine, on veut surtout privilégier le troisième terme – la Fraternité –, que la Grande Révolution a sacrifié aux deux premiers. D’emblée, le gou-
vernement prend de nombreuses mesures, qui entendent témoigner de l’avènement d’une ère nouvelle. Le suffrage universel, bien que limité aux hommes, est perçu comme une immense avancée démocratique. Dans la foulée, on abolit la peine de mort en matière politique, comme pour signifier que République ne rimerait plus jamais avec Terreur. On affirme aussi le droit d’association et surtout le « droit au travail » qu’une commission dirigée par Louis Blanc est chargée de mettre en œuvre. On songe même un instant à un « ministère du Progrès, de l’Organisation du Travail et de la fin de l’exploitation de l’Homme par l’Homme ». Si les débats sont vifs à cet égard, des Ateliers nationaux sont créés pour tenter de résorber un chômage croissant. Le 27 avril, la République proclame solennellement l’abolition de l’esclavage dans les « îles » et les colonies, une mesure que la Première République avait déjà adoptée en 1793, mais sur laquelle Napoléon était revenu en 1802 sous la pression des planteurs. L’heure est donc au réformisme, voire au messianisme humanitaire, et l’on veut croire à la réconciliation de toutes les classes sociales. Ne voit-on pas des prêtres bénir les arbres de la liberté et redon-
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SATIRES ET CARICATURES
L
a Révolution de février 1848 fut suivie d’une floraison extraordinaire de journaux, « feuilles », brochures, placards, etc. Stimulés par la liberté quasi absolue de la presse et par l’effervescence politique, plus de 300 nouveaux titres sont créés à Paris, et presque autant en province. Les journaux satiriques connaissent depuis la Révolution française une fortune particulière, grâce à leur irrévérence et à leur capacité à contourner la censure. Les gravures de Daumier étaient de véritables armes politiques et la fameuse « poire », qui caricaturait Louis-Philippe, avait largement contribué à disqualifier l’ancien monarque. Omniprésents au printemps 48, ils contribuent à la diffusion de l’esprit révolutionnaire. COMTE AUGUSTE HILARION DE KÉRATRY, DÉPUTÉ ET PAIR DE FRANCE, CARICATURE D’HONORÉ DAUMIER (1818-1878).
4) 1) le roi-citoyen
2) “sus à la poire »
3) Metternich
4) on brûle le trône
Imaginée par le dessinateur Charles Philippon en 1831, la représentation du roi Louis-Philippe en poire constitue la plus célèbre caricature du temps. Elle finit par incarner le régime et toutes ses dérives.
Cette toile caricature la fuite du chancelier Metternich, provoquée par une révolte à Vienne, le 13 mars 1848. L’empereur autrichien Ferdinand Ier doit alors accepter l’élection d’une assemblée constituante.
C’est donc à la poire, plus qu’à la personne du roi, que s’en prennent les insurgés, signe que la nouvelle république, qui abolit la peine de mort politique, souhaite rompre avec l’image de la Terreur.
Suite au sac des Tuileries en février 1848, le trône royal est porté en cortège sur la place de la Bastille et solennellement brûlé. Contrairement à 1793, c’est symboliquement qu’on détruit la royauté.
DOCUMENTS : 1. Louis-Philippe, roi-citoyen, caricaturé en poire, lithographie d’Honoré Daumier. 2. « La poire transpercée d’un coup de sabre », par Prodhomme. 3. La fuite de Metternich en mars 1848, par Johann Schoeller. 4. Le peuple brûle le trône sur la place de la Bastille, 1848.
à l’instar de L’Opinion des femmes ou encore de La Voix des Femmes, fondée en mars 1848 par Eugénie Niboyet. « Les femmes, qui comprennent la grandeur de leur mission sociale, demandent au nom de la fraternité, que la liberté et l’égalité soient désormais une vérité pour elle comme pour leurs frères. » Au Club des femmes, des projets passionnés sont discutés pour rétablir le divorce, que la Restauration a abrogé en 1816, donner aux femmes le droit de vote et leur ouvrir les Ateliers nationaux.
Innombrables tensions locales
© RMN-GRAND PALAIS / HERVÉ LEWANDOWSKI
FORMATION DE LA GARDE ROYALE
Ci-dessus ce daguerréotype de Paul Michel Hossard (17871862) montre la revue de la Garde devant le palais des Tuileries, en 1844. Musée d’Orsay, Paris.
ner au message christique son sens originel ? Le 20 avril, la Fête de la Fraternité réunit un million de personnes sur la place de l’Étoile. L’effervescence politique et sociale est alors à son comble. Des journaux, des clubs, des propositions « émancipatrices » éclosent chaque jour, dans un climat d’extraordinaire liberté d’expression. C’est « la foire aux projets », ironise un caricaturiste. Les femmes sont particulièrement actives. Proches des milieux saint-simoniens ou fouriéristes, qui défendent de longue date l’égalité des sexes, de nombreuses militantes féministes profitent du climat de ce printemps fraternel pour faire entendre leur différence. Délégations, pétitions et journaux se multiplient, © ROGER VIOLLET / CORDON PRESS
Poudre, fusils, pistolets... la « culture des armes » caractérise les insurgés parisiens. PISTOLET À DEUX COUPS PRIS SUR UNE BARRICADE EN JUIN 1848.
La situation devient de plus en plus tendue. La crise économique persiste. Elle est même aggravée par les difficultés financières qui s’accumulent et par la panique boursière qui en résulte. En province, les mots d’ordre parisiens peinent à s’imposer et les nouveaux « commissaires de la République » doivent faire face à d’innombrables tensions locales. Un nouvel impôt, dit des « 45 centimes », suscite l’incompréhension. Les élections du mois d’avril, les premières réalisées au suffrage universel, traduisent ces incertitudes : les républicains « avancés » doivent composer avec des modérés et des monarchistes, qui reviennent en nombre. À Paris, on se défie des associations et des délégations ouvrières, dont on dénonce la dictature. Le 15 mai, une manifestation de soutien à la Pologne fait irruption au PalaisBourbon, où siège l’Assemblée constituante. On en profite pour arrêter les principaux chefs de l’extrême-gauche : Blanqui, Barbès, Raspail. Un « front de l’ordre » se constitue, qui entend barrer la route au « communisme ». Les Ateliers nationaux sont surtout en ligne de mire : chers, peu productifs, ils sont perçus comme le vivier de l’agitation. On décide donc de les dissoudre. À cette annonce, le 22 juin, Paris se couvre à nouveau de barricades mais, contrairement aux événements de février, seuls les ouvriers prennent alors les armes. C’est une « guerre civile », écrira Tocqueville, une « lutte des classes », précisera Marx. Et tous les témoins diront la violence et l’horreur de l’affrontement. Au total, on relève plus de 4 000 morts. La répression, menée par le général républicain Cavaignac, laisse les quartiers ouvriers de l’Est parisien dans un état exsangue. Plus de 1 500 insurgés sont fusillés sans jugement, 15 000 autres sont arrêtés et les principaux « meneurs » déportés en Algérie et en Guyane.
© ROGER VIOLLET / CORDON PRESS © RMN-GRAND PALAIS / GÉRARD BLOT
© AKG / ALBUM
QUAND PARIS S’EN VA-T-EN GUERRE
D
epuis 1789, « journées », insurrections et émeutes ont fréquemment transformé Paris en champ de bataille. Mais « la guerre des rues et des maisons », que théorise le maréchal Bugeaud, atteint son paroxysme en 1848. Le soulèvement de février oppose les insurgés à plus de 30 000 soldats et gardes municipaux. Au Château d’eau, au Palais-Royal, aux Tuileries ont lieu de violents affrontements, mais la brutalité des combats est plus grande en juin. À Saint-Lazare, au Panthéon ou dans les quartiers ouvriers du centre de Paris, les troupes dirigées par les généraux Cavaignac et Lamoricière enlèvent les barricades au canon ou à la baïonnette. DOCUMENTS : 1. Campement des troupes sur le boulevard du Temple pendant les journées de 1848, huile de Josquin, musée Carnavalet, Paris. 2. Incendie du Château d’eau, tableau d’Eugène Hagnauer, musée Carnavalet, Paris. 3. Le Mot d’ordre. Huile d’Adolphe-Pierre Leleux, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.
3)
2) 1) les campements
2) l’incendie
Aux barricades répondent les campements de l’armée. En juin, près de 25 000 « lignards », surtout ruraux, auxquels s’ajoutent gardes mobiles et gardes républicains, sont chargés de réprimer l’insurrection.
Le 24 février, les insurgés s’emparent du poste du Château d’eau, point stratégique réputé imprenable qui commande le quartier du Palais-Royal. Sa chute décide le roi Louis-Philippe à abdiquer.
de l’armée
du château d’eau
1)
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MADAME DE LAMARTINE PARMI LES PARISIENS
Madame de Lamartine adoptant les enfants des gens tués aux barricades pendant la Révolution de 1848. Tableau de François Claudius Compte-Calix, qui semble avoir inventé l’anecdote. Il fut sans doute inspiré par la générosité reconnue de l’épouse d’Alphonse de Lamartine, personnage clé des événements de 1848. The Bowes Museum, Barnard Castle, Angleterre.
UN CLUB FÉMININ, LITHOGRAPHIE, VERS 1848. MUSÉE CARNAVALET, PARIS.
Les clubs féminins JAMAIS AVANT 1848 les femmes n’avaient autant investi l’espace public. Aux journaux, tracts ou pétitions s’ajoute l’action des clubs, où s’expriment des femmes avides de liberté. La journaliste Eugénie Niboyet, l’ancienne lingère Jeanne Deroin, la couturière Désirée Gay, l’institutrice Pauline Roland, et beaucoup d’autres encore, y défendent leurs droits avec conviction. AUX ÉLECTIONS D’AVRIL, on songe à présen-
ter l’écrivain George Sand, figure emblématique de la femme libre. « C’est parce que la femme est l’égale de l’homme et qu’elle ne lui est pas semblable qu’elle doit prendre part à l’œuvre de réforme sociale », écrit la féministe Jeanne Deroin. Mais ni à gauche ni a droite, les hommes n’étaient prêt à accepter cette Cité mixte que les clubs féminins appelaient de leurs vœux. © BRIDGEMAN /INDEX
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EUGÉNIE NIBOYET Fondatrice en mars 1848 du journal La Voix des femmes, cette philanthrope, visiteuse des prisons, secrétaire de la Société de la morale chrétienne, fut la principale animatrice du Club des femmes.
Le voile de février s’est déchiré, le rêve de régénération sociale brutalement dissipé. La fracture est morale autant que politique et le divorce est définitivement consommé entre le monde ouvrier et la République. Désormais aux mains du « Parti de l’Ordre », celle-ci s’engage sur la voie d’une réaction qui profite surtout aux forces antidémocratiques. Deux ans près son élection en décembre 1849, le président de la République Louis-Napoléon Bonaparte confisque le pouvoir à son profit. 1848 n’est pas qu’une révolution en France. À partir de mars, toute l’Europe s’embrase : des insurrections éclatent à Naples, Rome, Venise, Prague, Budapest et Berlin, bouleversant l’équilibre politique du continent. Partout, les « nationalités » opprimées se soulèvent pour réclamer leurs droits, tandis que les élites libérales exigent des libertés et des constitutions. Pris de court, les souverains concèdent partout des réformes. À Francfort se réunit un parlement qui entend œuvrer à l’unification de l’Allemagne. L’agitation est vive en Italie, où s’accélère le Risorgimento. À Milan, au terme de cinq jours d’insurrection, les patriotes italiens chassent l’occupant
autrichien et confient leurs destinées au royaume du Piémont. À Venise et à Rome se constituent des républiques, qui entendent associer unité nationale et réformisme démocratique. Un même climat d’euphorie, d’espérance et de messianisme révolutionnaire se diffuse dans les grandes villes européennes. Et si le temps était venu de la République universelle, voire de ces États-Unis d’Europe que Victor Hugo appelle de ses vœux ? Mais c’est un autre scénario qui prévaut. Après un moment de désarroi et de concessions, les monarchies reprennent la main. Francfort, Prague, Vienne ou Budapest sont bombardés et réinvestis par la force. À Venise et à Rome, les Républiques proclamées dans la liesse s’achèvent dans des bains de sang. Tout comme la France, l’Europe devra encore attendre l’heure de l’émancipation. Pour en savoir plus
ESSAIS
1848 ou l’apprentissage de la République Maurice Agulhon, éd. du Seuil, 1973. 1848 : la révolution oubliée Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey, éd. La Découverte, 2009. Le Crépuscule des révolutions Quentin Deluermoz. éd. du Seuil, 2012.
journaux, pamphlets, affiches… Dès février 1848, la levée de la censure suscita une véritable débauche de papier : des centaines de titres, éphémères pour l’essentiel, inondèrent tout le pays.
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1)
LAMARTINE DEVANT L’HÔTEL DE VILLE DE PARIS, LE 25 FÉVRIER 1848, DÉTAIL DU TABLEAU DE HENRI FELIX EMMANUEL PHILIPOTTEAUX, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LA VILLE DE PARIS.
ÉCRIRE AU NOM DU PEUPLE
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L’
2)
émergence d’une véritable « civilisation du journal » suscite, dès le début des années 1830, la création des premiers journaux ouvriers : L’Artisan, L’Écho de la fabrique, puis L’Atelier, Le Populaire ou Le Journal du Peuple. L’immense bouffée de liberté qu’insuffle le printemps 1848 donne à ce phénomène toute sa dimension : les feuilles ouvrières, féministes, socialistes ou « communistes » vivent un premier, mais éphémère, âge d’or. Si la plupart défendent des rassemblements ou des listes de candidatures hétéroclites, certains comme Le Représentant du peuple, dans lequel écrit Proudhon, parviennent à s’inscrire durablement dans la mémoire socialiste. DOCUMENTS: 1. Journaux et publications parus en 1848. 2. Le « Père scie », caricature d’Auguste
Bouquet. Sous la monarchie de Juillet, le ministre de la Justice tente de décapiter le journaliste et dessinateur Philipon, en juin 1832. Bibliothèque nationale, Paris.
Le lyrisme d’Alphonse de Lamartine Poète admiré, salué pour ses Méditations par toute la génération romantique, Lamartine entre en politique en 1833 et se rallie progressivement à la République. Devenu en février 1848 membre du gouvernement provisoire, il incarne un temps la République fraternelle et lyrique. Son grand talent d’orateur, reconnu par tous, parvient à faire repousser le drapeau rouge, « qui n’a fait que le tour du Champ-de-Mars », au profit du drapeau tricolore, qui « a fait le tour du monde avec la République et l’Empire ». Mais ce modéré, proche des libéraux, peine à s’imposer dans l’effervescence politique du printemps 48 et ne recueille que 0,23 % des voix lors de l’élection présidentielle de décembre.
UN VENT DE RÉVOLTE EUROPÉEN Des premiers troubles en Sicile, en janvier, à l’embrasement de l’Europe centrale durant l’été, l’année 1848 est celle du « printemps des peuples ». Partout, les nations obtiennent des libertés et des droits politiques. Mais l’euphorie est de courte durée. Dès l’automne, les monarchies reviennent sur la plupart des concessions. L’année s’achève dans la tragédie.
en autriche
en bohême
en hongrie
en allemagne
Le 13 mars, une révolte éclate à Vienne, qui se couvre de barricades. Metternich, l’homme fort de l’Europe, s’enfuit tandis que l’empereur Ferdinand accepte une constitution. Cette révolution ébranle l’Empire autrichien.
À Prague, où les pétitions se multiplient, on réclame la reconnaissance des droits historiques de la Bohème et du tchèque. Une charte ratifiée par Vienne affirme l’égalité civile et juridique des Tchèques et des Allemands.
Menée par l’avocat Lajos Kossuth, qui appelle à un régime parlementaire, l’agitation hongroise est l’une des plus radicales. Un gouvernement national magyar se forme, qui abolit le servage et s’engage sur la voie de l’indépendance.
La « révolution de mars » touche tous les États allemands, entraînant des réformes libérales. À Berlin, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV doit concéder une constitution démocratique. À Munich, le roi de Bavière abdique.
LA RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE DÉMOCRATIQUE ET SOCIALE, 1848, LITHOGRAPHIE GOUACHÉE DE FRÉDÉRIC SORRIEU. MUSÉE CARNAVALET, PARIS.
© BRIDGEMAN / INDEX
à francfort
à milan
À venise
en pologne
L’aspiration unitaire renforce le mouvement révolutionnaire et suscite l’enthousiasme des libéraux. Un Parlement national se réunit pour édifier les bases d’un futur État, mais bute sur la définition de l’Allemagne.
Tandis qu’en Toscane, à Turin, à Rome, à Naples, rois et princes italiens dotent leurs États d’institutions libérales, Milan se soulève et chasse l’occupant autrichien. La bourgeoisie libérale prend alors le pouvoir.
Menés par l’avocat Daniele Manin et l’écrivain Niccolo Tommaseo, les patriotes vénitiens qui chassent les Autrichiens le 22 mars, instaurent un régime original, dit République de Saint-Marc, qui affirme des convictions démocratiques.
Partagée entre Autriche, Prusse et Russie, la Pologne était le symbole malheureux des nations dominées. Si le joug tsariste empêche l’essentiel du pays de participer au mouvement, une révolte a lieu en Posnanie.
LA GRANDE DÉCOUVERTE
Grottes d’Ajanta : un trésor indien niché dans la falaise Un groupe d’officiers britanniques affecté en Inde découvre, en 1819, des grottes abritant de sublimes sculptures et peintures bouddhistes.
U
© AGE FOTOSTOCK
ture sombre dans la montagne. Les soldats venaient de découvrir l’un des grands trésors artistiques de l’Inde : les grottes d’Ajanta, cachées depuis plus de mille ans. Le sanctuaire bouddhique d’Ajanta se compose de vingtneuf grottes qui traversent une profonde falaise en forme de U ; cinq d’entre elles sont des chaityas (temples) et les autres des viharas (monastères). Toutes furent excavées dans la roche par les moines dans des conditions difficiles. Les temples abritent de splendides sculptures taillées dans
la pierre (Bouddhas couchés, hautes colonnades ornées de frises chamarrées, des éléphants immenses encadrant les façades…). L’intérieur des monastères est austère, mais leurs murs sont décorés de splendides peintures qui constituent le plus grand trésor d’Ajanta. Aux couleurs vibrantes presque sur tous les murs, elles illustrent des épisodes de la vie de Bouddha et de ses jatakas (réincarnations), bodhisattvas (fidèles) bienveillants ayant atteint l’Illumination, apsaras (nymphes célestes)… Toutes les figures expriment une spiritualité dont l’objectif visait à susciter la dévotion de ceux qui les contemplaient. L’excavation des grottes débute au IIe siècle av. J.-C., coïncidant avec l’essor du bouddhisme en Inde, et prend fin au VIIe siècle apr. J.-C., avec le déclin de cette religion.
1819
1843
1922-1947
1991
Des officiers britanniques de la Compagnie des Indes orientales découvrent les grottes d’Ajanta lors d’une chasse.
L’architecte Fergusson déplore la dégradation d’Ajanta, la Compagnie dépêche Robert Gill pour copier les peintures.
Des experts italiens restaurent les peintures. Après l’indépendance, l’Inde prend en charge la conservation de celles-ci.
Behl photographie les peintures et permet au monde entier de découvrir ce joyau de l’art indien.
CHINE
Ajanta INDE BOMBAY OCÉAN INDIEN
FEMME PORTANT UN OISEAU. DÉTAIL D’UN RELIEF GRAVÉ SUR LE LINTEAU DE LA GROTTE 26 À AJANTA, INDE.
INTÉRIEUR SCULPTÉ © ROBERT PRESTON / AGE FOTOSTOCK
n jour d’avril 1819, un groupe d’officiers de la Compagnie anglaise des Indes orientales qui effectuait des manœuvres dans les montagnes Sahyadrî, au centre du sous-continent, décida d’aller chasser le tigre près du village d’Ajanta. Guidé par un garçon qui avait promis de les mener là où ces animaux étaient nombreux, ils arrivèrent sur un promontoire surplombant une vaste gorge en forme de fer à cheval. L’un des soldats, John Smith, s’éloigna du groupe et écarta quelques branches de la main. Il se trouva soudain face à une gigantesque statue de Bouddha, taillée dans la roche, qui le regardait fixement, la main tendue. Émerveillé, il appela ses compagnons. Ils s’approchèrent et remarquèrent à côté du Bouddha une ouver-
de la grotte 26 d’Ajanta, décoré de hautes colonnes et d’un stupa, au centre, contenant les reliques et orné d’une représentation de Bouddha.
Leur magnificence fut à son apogée sous le mécénat des empereurs Gupta du Nord (IVeVe siècles) et perdura sous la dynastie Va¯ka¯taka du Sud à partir du VIe siècle. Situé à 800 mètres de hauteur, à l’abri,
UN MONASTÈRE ANTIQUE
Fergusson, qui devait publier en 1845 une étude exhaustive sur l’art d’Ajanta, déplora la dégradation du site auprès de la Compagnie des Indes orientales, qui y dépêcha Robert Gill. Ce capitaine et artiste se lança dans l’entreprise titanesque consistant à copier les fresques des grottes. Il travailla dans des conditions pénibles pendant vingt ans, envoyant ses copies à Londres via Bombay. Alors que son œuvre allait être exposée au Crystal Palace, un ter-
© WELTBILD / AGE FOTOSTOCK
tout en étant au carrefour de voies commerciales, Ajanta se transforma en un sanctuaire important, enrichi par les dons des pèlerins. Mais à partir du VIe siècle, il n’accueillit plus qu’une petite communauté de moines qui y résida jusqu’au VIIIe siècle, puis fut définitivement abandonné. Malgré son caractère spectaculaire, Ajanta n’intéressa pas les chercheurs jusqu’à ce que le grand historien de l’architecture, le Britannique James Fergusson, visite le site en 1843.
LES ENTRÉES à colonnades des grottes d’Ajanta parcourent une falaise de basalte surplombant la rivière Waghora. La plupart des grottes sont des viharas (« monastères »), avec un patio central carré sur lequel donnent les cellules des moines.
LA GRANDE DÉCOUVERTE
Courtisans, princes et bouddhas en lumière LES PEINTRES D’AJANTA tentèrent de suggérer une ambiance sensuelle et spirituelle dans leurs scènes,
en utilisant des jeux d’ombre et de lumière, de multiples perspectives et de larges touches expressives. Une bibliothèque visuelle en pierre qui a réussi à survivre à l’implacable érosion des siècles. 1
1 Le porteur de lotus
2
Le bodhisattva Padmapani porte le lotus de la pureté en raison de son infinie bonté. Il incarne l’état spirituel parfait.
2 Les mille bouddhas
3
Selon le bouddhisme, ils doivent apparaître en cette ère. Ici, ils font un mudra-, un geste de bénédiction de la main.
5
3 Un bain rituel Mahajanaka, incarnation de Bouddha, renonce aux biens matériels. Il prend un bain rituel et revêt la robe de moine.
4 Les adieux
4
Après avoir renoncé à sa vie mondaine, Mahajanaka fait ses adieux à sa mère et aux femmes de sa cour.
5 À la cour Vessantara, autre incarnation de Bouddha, dans une pose sensuelle avec une femme, avant de renoncer au monde. © 1 ET 2 : LUCA TETTONI / CORBIS. 3 : LINDSAY HEBBERD / CORBIS. 4 : LUCA TETTONI / AGE FOTOSTOCK. 5 : LUCA INVERNIZZI TETTO / AGE FOTOSTOCK
rible incendie détruisit le bâtiment... et les peintures. Désespéré, Gill dut recommencer, mais mourut cinq ans plus tard, laissant inachevée l’œuvre de sa vie. De 1870 à 1874, une équipe de l’école d’art de Bombay se consacra à la copie des peintures, qui furent envoyées au Victoria and Albert Museum de Londres, mais elles aussi disparurent dans un incendie. Malgré tout, nombre d’actions furent entreprises pour préserver les peintures. En 1918, Ghulam Yazdani, premier directeur du département d’Archéologie d’Hydebarad, confia la restauration des peintures à deux experts du Vatican,
qui firent un excellent travail jusqu’en 1922. C’est donc plus d’un siècle après sa découverte que l’Occident commença à s’intéresser à ce trésor de l’art indien. Fergusson déclara que les peintures étaient « probablement la plus grande merveille artistique de l’Asie », et la danseuse russe Anna Pavlova créa, en 1923, au Covent Garden de Londres, un ballet intitulé Fresques d’Ajanta, dont la gestuelle s’inspirait des poses sensuelles des danseuses célestes des peintures d’Ajanta. Depuis l’indépendance de l’Inde en 1947, le Service archéologique du pays est chargé d’une mission qui consiste à inspecter, restau-
rer et conserver les grottes d’Ajanta, classées au Patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco depuis 1983.
Obturateur grand ouvert En 1991, le photographe Behl, de visite à Ajanta, décida d’immortaliser les fresques à la lumière naturelle. Durant plusieurs années, il prit des photos en laissant l’obturateur de son appareil ouvert pendant 20 minutes pour capter le plus de lumière possible. Les détails les plus infimes furent révélés avec une précision inédite. Behl organisa des expositions afin de dévoiler l’incroyable habileté picturale des auteurs des peintures.
Ajanta fut le fruit de la recherche d’Illumination de moines bouddhistes, et du vœu de dirigeants de faire perdurer leur splendeur. L’inscription d’une des grottes y invite : « Un homme continue à goûter au paradis tant que son souvenir vit dans la mémoire du monde. C’est pourquoi l’on devrait ériger dans les montagnes un monument commémoratif qui perdure aussi longtemps que le soleil et la lune. » CARME MAYANS
HISTORIENNE
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EN PARTENARIAT AVEC LA TÊTE AU CARRÉ
L ’ Œ U V R E D ’A R T
Les viennoiseries d’un peintre vénitien
MARIE-THÉRÈSE D’AUTRICHE EN 1759, À L’ÉPOQUE OÙ BELLOTTO EST À SON SERVICE.
Le site n’avait pas non plus de quoi exalter la grandeur de la capitale du royaume de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1717 1780) pour laquelle Bellotto travailla de 1758 à 1761, en produisant une série de 13 tableaux. Il n’est pas exclu que la toile ait été une commande de
l’abbaye qui se dresse à l’arrière-plan de la composition et dont il existe également une autre vue, du nord-est, s’inscrivant pour ainsi dire en contrechamp et venant ainsi compléter la perspective. L’abbaye Notre-Dame-auxÉcossais, ou Schottenstift, est l’un des principaux et des plus vieux édifices historiques de Vienne. Fondée vers 1155 par des moines bénédictins irlandais, elle doit son nom au fait que l’Irlande s’appelait à l’époque Scotia Maior.
FREYUNG À VIENNE, VUE DU SUD-EST,
Souvenirs de voyage Au XIIe siècle, Vienne se trouvait à la frontière orientale de l’Europe chrétienne et les moines faisaient en réalité
© SCALA, FIRENZE
À
l’instar de son oncle Giovanni Canaletto et de Francesco Guardi, peintres vénitiens connus pour leurs vues de Venise ou vedute, Bernardo Bellotto est un représentant de cet art du paysage urbain, le védutisme,particulièrement florissant au XVIIIe siècle en Italie. Pourquoi choisit-il de peindre la place Freyung de Vienne ? Nul ne pourrait répondre à cette question. Le panorama urbain de cette œuvre exécutée en 1759-1760 n’a ni la grâce de la place Saint- Marc à Venise où Bellotto est né, ni les perspectives et les monuments de Rome, Pompéi ou Florence.
© COLLECTION PRIVÉE
Bernardo Bellotto, originaire de Venise, représenta la place Freyung à Vienne, au milieu du xviiie siècle, à l’aide d’une chambre optique.
du védutiste vénitien Bernardo Bellotto (1721-1780). Huile sur toile. Kunsthistorisches Museum, Vienne.
QUOTIDIEN DE VIENNE DANS SON TABLEAU, Bellot-
to inscrit plusieurs détails précis, caractéristiques de la ville et de la société viennoise, à l’époque de Marie-Thérèse. La place Freyung n’a pas beaucoup changé depuis que Bellotto l’a peinte. Elle abrite encore aujourd’hui un marché aux fruits et légumes.
1 Au centre, une femme
aux vêtements colorés se détache, éclairée par le soleil. Cette mise en lumière attire le regard sur le marché, représenté dans l’ombre.
2 Sur la gauche s’élève le palais Harrach qui abrite une partie de la collection du Kunsthistorisches Museum de Vienne, dont cette œuvre de Bellotto.
3 Sur la droite l’entrée
d’un établissement (une taverne) dont se méfiait la cour de Marie-Thérèse qui voulait contrôler chaque aspect de la vie publique.
2
3
1
ABBAYE NOTREDAME-AUX-ÉCOSSAIS
Bellotto consacra un autre tableau à l’abbaye bénédictine, en la représentant cette fois vue du nordest. Kunsthistorisches Museum, Vienne.
© SCALA, FIRENZE
office de missionnaires, s’attachant à promouvoir le christianisme et à accueillir les pèlerins en route pour Jérusalem. Au fil des siècles, l’abbaye qui s’élevait au départ hors les murs de la ville fut intégrée dans le tissu urbain et acquit un pouvoir croissant dans la vie publique. Comme nombre de monastères, le Schottenstift jouissait des droits réservés aux sols consacrés : quiconque s’y réfugiait ne pouvait être poursuivi par la loi, il était libre, frei en allemand, d’où vraisemblable-
ment le nom de la place Freyung. C’est seulement en 1775 que Marie-Thérèse révoqua le droit d’asile. Au XVIIIe siècle, les vedute remportaient beaucoup de succès auprès des riches Européens en visite dans les villes historiques. À Rome, Florence, Venise et Naples, des dizaines de peintres immortalisaient sur des toiles de petites dimensions, sortes de « cartes postales », les vues les plus connues des cités, à acheter et rapporter en guise de souvenirs. La précision des
œuvres de Bellotto repose sur l’emploi de la chambre optique, un outil (ancêtre technologique de tout dispositif de prise de vues) permettant de reporter les principales lignes de la scène en perspective sur la toile. La confiance dans la science et les capacités humaines est profondément ancrée et la reproduction fidèle d’une place, même d’importance secondaire, devient un témoignage de la raison humaine qui domine la nature. MATTIA MURATORI
LES LIVRES
TÉMOIGNAGES SUR PARIS
Regards en extase sur la capitale du royaume
«V Simone Roux
REGARDS SUR PARIS, HISTOIRES DE LA CAPITALE (XIIeXVIIIe SIÈCLES) Éditions Payot, mai 2013, 213 pp., 21,50 ¤
ivacité intellectuelle et religieuse », « puissance du royaume et de ceux qui le gouvernent ». Les superlatifs louant Paris, sa grandeur, ses édifices et son dynamisme foisonnent. Dans son ouvrage, Regards sur Paris, Simone Roux analyse de manière chronologique les récits consacrés à la capitale du royaume de France. Si l’éloge tient une place importante au Moyen Âge, c’est d’abord parce que parler de Paris en ces termes est une arme éminemment politique
pour « célébrer la puissance et la gloire de ceux qui gouvernent ». Les auteurs sur lesquels nous renseigne la médiéviste sont, en toute logique, des lettrés, clercs ou nobles, aux qualités littéraires indéniables, mais écrivant totalement sous contrôle. Et la critique dans tout ça ? À la Renaissance, l’éloge occupe encore une part importante, mais il est atténué par les troubles de la guerre de Cent Ans, et certains écrits vont jusqu’à parler d’une « perte de confiance dans les
capacités de développement » de Paris. La critique émerge dans les poèmes et récits épistolaires des visiteurs étrangers, largement diffusés grâce au développement de l’impression. C’est dans cet interstice que s’amorce une « histoire savante », celle des faits. Si Paris suscite l’admiration, la ville devient aussi l’objet de guides, travaillés et historicisés. Les regards mettent alors davantage en lumière les mutations sociales ou urbaines d’une ville dont les problèmes d’insalubrité, de logement, de pauvreté ou d’accès à l’eau ont longtemps été tus. Des questions pressantes que ne manqueront pas de souligner les Lumières au XVIIIe siècle. MARC MECHENOUA
L’HISTOIRE EN VRAC
HISTOIRE DE L’ESPAGNE, DES ORIGINES À NOS JOURS Philippe Nourry Éditions Tallandier, mai 2013, 800 pp., 29,90 ¤
HISTOIRE DE LA CAVALERIE Frédéric Chauviré Éditions librairie académique Perrin, mai 2013, 377 pp., 24 ¤
LEONARD DE VINCI, HOMME DE GUERRE Pascal Brioist Éditions Alma, mai 2013, 357 pp., 24 ¤
MÉMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE Présenté par Gilles Lapouge Éditions Arléa, mars 2013, 374 pp., 13 ¤
DE L’ANTIQUITÉ à nos jours, l’auteur nous entraîne à travers le royaume des Goths, la conquête arabe et le « siècle d’or » de Charles Quint. Et rappelle qu’avant les crises de l’époque moderne, l’Espagne était l’empire sur lequel « le soleil ne se couche jamais ».
EN DÉMÊLANT les représen-
aurait consacré plus de temps à la guerre qu’à la peinture ? C’est ce que démontre Pascal Brioist en recourant à des sources inédites. Le génial autodictate y apparaît plein des contradictions d’une vie remplie par le fracas des armes.
RESCAPÉ de la campagne de
tations des écrits, l’auteur raconte la complexité d’une arme « chevaleresque » par essence, qui fut si souvent le moment fort des batailles et qui alimenta tant de mythologies. Il remet aussi en cause son image d’arme archaïque.
LÉONARD DE VINCI
Russie, le sergent Bourgogne aurait pu compter parmi les 400 000 soldats morts pour satisfaire les ambitions de Napoléon. Mais ce survivant a raconté ses terribles souvenirs, incroyables et passionnants. Presque un roman.
AFRIQUE
Sahara, un désert très convoité
D
ès le XVe siècle, les Portugais tentent l’aventure saharienne. Installés sur les côtes de l’actuelle Mauritanie, ils s’intéressent aux esclaves, au sel, à l’or et ne sont pas les seuls. Le sultan du Maroc lorgne également sur le métal précieux du Soudan tandis que la mythique Tombouctou, carrefour caravanier, gagne peu à peu sa réputation de cité inaccessible. Bernard Nantet, spécialiste de l’Afrique, retrace ici de manière érudite la très riche histoire du Sahara et de ses ha-
bitants. À travers la lutte pour le contrôle du commerce, au fil des expéditions, des colonisations, des guerres et des révoltes, son récit donne quelques clés permettant de comprendre les déchirements actuels qui touchent les Touaregs, les Maures et les autres peuples d’une région qui ne fut jamais uniquement un grand désert de sable. Bernard Nantet LE SAHARA, HISTOIRE, GUERRES ET CONQUÊTES Éditions Tallandier, mai 2013, 399 pp., 22,90 ¤
EUROPE MODERNE
Le dimanche, ce jour si chèrement payé
«P Alain Cabantous
LE DIMANCHE, UNE HISTOIRE. EUROPE OCCIDENTALE (1600-1830) Seuil, février 2013, 355 pp., 24 ¤
ourquoi continuer d’empêcher celui qui le veut de travailler le dimanche ? » En 2008, le président français ouvrait la voie au travail dominical, soulevant contre lui une alliance aussi hétéroclite que décidée à ne pas laisser banaliser cette journée si particulière, vécue depuis plusieurs siècles comme un temps d’exception. Après son Histoire de la nuit (2009), Alain Cabantous continue dans ce livre d’explorer les manières dont les temporalités du quotidien sont, depuis
très longtemps, l’enjeu d’âpres luttes de pouvoir. Suivant une démarche régressive stimulante, Cabantous commence par replacer les débats actuels dans un plus long terme, montrant que le repos hebdomadaire, imposé dans la plupart des pays d’Europe au tournant des XIXe et XXe siècles, résulte de longs et difficiles combats. Retraçant les lointaines origines chrétiennes de l’« agencement du temps » dominical, théoriquement marqué par la prière et le repos, Cabantous montre com-
bien les puissances publiques y jouèrent parfois un rôle ambigu, prohibant ou autorisant les activités profanes, dans un contexte de concurrence croissante avec les pouvoirs religieux. Ce livre, très bien écrit, convainc surtout par l’argument qu’il suggère en conclusion : après avoir symbolisé l’emprise des autorités politiques et religieuses sur les sociétés occidentales, le dimanche a reflété la volonté croissante d’émancipation des individus au tournant du xviiie et du xixe siècle, avant de se banaliser aujourd’hui sous la pression du consumérisme, de la déréglementation libérale et d’une société qui ne sait plus ralentir. GUILLAUME MAZEAU
HISTORIEN
LES EXPOSITIONS
© POINT-CARRÉ
LE THÉ ET LA MOUTURE DE RIZ (DÉTAIL), D’APRÈS FRANÇOIS BOUCHER (1703-1770). ATELIER PICON, AUBUSSON. MILIEU DU XVIIIe SIÈCLE. 2,30 X 6,70 M. COLLECTION PARTICULIÈRE.
L’ART TEXTILE AU XVIII e SIÈCLE
Les tapisseries d’Aubusson en pleines Lumières
Q
ui aurait pu croire que cette petite commune de la Creuse, peuplée d’à peiner 4 000 habitants, puisse devenir, en l’espace de 500 ans, la capitale de la tapisserie ? En 2009, l’Unesco a même inscrit la « tapis-
serie d’Aubusson » sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Une vraie reconnaissance pour la ville. C’est un pan de cette histoire, celle du XVIIIe siècle, que présente, dans sa dernière
exposition, la Cité de la tapisserie et de l’art tissé, à travers l’exhibition de plus de 40 d’entre elles, souvent empruntées à de grands musées européens. Sous la houlette du peintre du Roi Jean-Joseph Dumons, la ma-
nufacture d’Aubusson a connu, au siècle des Lumières, un essor singulier. Alors que les ateliers des Gobelins et de Beauvais ne produisent que pour le Roi, Aubusson répond aussi à la demande de particuliers : les commandes de verdures (tapisseries de paysage), mais aussi de tapis et couvertures de sièges, se multiplient à travers l’Europe du XVIIIe siècle. L’exposition jette ainsi une lumière nouvelle sur l’art tissé qui, pétri de ses propres codes, n’a décidément rien d’une pâle copie de tableaux. À travers les tapisseries exposées, le musée de la Creuse veut également éclaircir la provenance de nombreuses œuvres tissées, et ainsi « réattribuer de nombreux tissages fins à Aubusson, jusqu’à présent considérés à tort comme des productions de Bruxelles ou de Beauvais ». Autrement dit, tirer la tapisserie à soi. Les tapisseries d’Aubusson LIEU Musée départemental de la Tapisserie (Creuse) TÉLÉPHONE 05 55 66 66 66 ou 05 55 66 32 12 DATES Jusqu’au
31 octobre 2013
SCULPTEUR FRANÇAIS DU XIXe SIÈCLE
L’orfèvre Geoffroy-Dechaume à travers plus de 315 œuvres, la personnalité, les amitiés et le travail d’un artiste à la fois sculpteur, restaurateur et créateur d’ornements. Selon Carole Lenfant, attaché de conservation et commissaire de l’exposition consacrée à cet artiste du XIXe siècle, il s’agit de « montrer le processus créatif et comprendre comment pro-
cédait l’artiste. C’est ce qui a défini la présentation des œuvres de GeoffroyDechaume ». De quoi remettre en lumière cet orfèvre romantique. Dans l’intimité de l’atelier LIEU Cité de l’architecture, Palais de Chaillot, Paris TÉLÉPHONE 01 58 51 50 19 DATE Jusqu’au 23 septembre 2013.
© FONDS GEOFFROY-DECHAUME, MMF/CAPA
P
eu connu du grand public, le sculpteur Victor Adolphe Geoffroy- Dechaume a pourtant travaillé sur des chantiers de restauration importants comme celui de Notre-Dame de Paris, auprès d’architectes célèbres tels que Viollet-le-Duc ou Lassus. En pénétrant dans l’intimité de l’atelier de Geoffroy-Dechaume, on croise,
BUSTE en plâtre de GeoffroyDechaume, moulage sur nature de l’artiste (détail).
Dans le prochain numéro LA GUERRE DE CENT ANS ACTE I À PARTIR DE 1337, les
© ERICH LESSING / ALBUM
dynasties des Plantagenêts et des Valois s’affrontent autour de la succession au royaume de France. Lors des premières décennies de combat, un homme s’illustre côté français: Bertrand du Guesclin. Sa victoire en Normandie, en 1364, restera notamment comme l’un des événements marquants de cette guerre. Pour les services rendus aux Valois, Du Guesclin sera élu connétable en charge d’appliquer la tactique militaire de Charles V.
Ramsès II, le promoteur
LA QUÊTE DE LA CITÉ DU MACHU PICCHU © W. FORMAN / GTRES
EN 1911, UN ARCHÉOLOGUE américain, Hiram Bingham, tombe sur les ruines d’une magnifique cité inca perchée au cœur du massif oriental des Andes. Construite entre les xv et xvie siècles, la cité comptait environ 1 000 habitants résidant dans les 200 structures érigées sur le flanc de la montagne. Malgré les nombreuses expéditions qui ont suivi, on ignore encore le rôle exact de cette cité forteresse, entre résidence du souverain Pachacûtec et lieu de culte d’exception. Les chercheurs estiment en effet que le dernier bastion de la résistance inca n’était pas à Machu Picchu mais à Espiritu Pampa.
Afin d’immortaliser son règne de 67 ans, le pharaon fit bâtir de somptueux monuments depuis le Delta jusqu’en Nubie. Parmi eux, le prestigieux Ramesseum, à Thèbes.
Les Phéniciens, marins marchands À partir du IIIe millénaire avant notre ère, la ville phénicienne de Byblos a possédé la flotte la plus puissante de Méditerranée et a commercé avec l’Égypte.
Cnossos, la civilisation retrouvée Au début du xxe siècle, des fouilles en Crète ont révélé de sublimes vestiges du palais de Cnossos, éclairant d’un jour nouveau la civilisation minoenne.
Marc Aurèle, l’empereur éclairé Si le chef romain ne put échapper aux guerres, il fut aussi un philosophe stoïcien qui laisse, à travers ses écrits, un témoignage unique dans la littérature antique.
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