Sous la direction d’Olivier Christin Coordination : Marion Deschamp Nous vivons une dérégulation sans précédent de la langue politique, celle des discours des partis, des “débats de société”, des experts invités dans les médias à “décrypter” l’actualité. Quelques querelles récentes sur la laïcité (“ouverte” ou “fermée”, “positive”, “restrictive” ou “inclusive”), sur la république et la démocratie, sur la nation et la citoyenneté, les immigrés et les immigrants, en sont des illustrations parmi d’autres. À leur manière, elles disent très bien la confusion des sens qui s’établit dans la sphère publique à la faveur des stratégies de communicants, des éléments de langage répétés en boucle, de la réduction des enjeux et des défis à des slogans qui servent à marquer les positions des uns et des autres sans dessiner de véritables propositions politiques. Car s’ils peuvent signifier un renouvellement nécessaire des catégories d’intelligibilité d’un monde en pleine transformation et une compétence linguistique accrue offerte à chacun d’entre nous dans la participation aux affaires publiques, ces changements lexicaux et conceptuels peuvent aussi recouvrir une véritable dépossession démocratique en nous enfermant dans des alternatives simplistes, des questions mal posées et des perspectives théoriques sans issue. Il sera ici question de Race et de Civilisation, de Multiculturalisme et de Nation, de Dévouement et de Corporatisme, de Populisme et de Citoyenneté, de Terrorisme et de Victime, etc. Réalisé par des politistes, des sociologues, des historiens et des archéologues, ce dictionnaire a pour ambition de décrire ce que sont réellement ces concepts apparemment familiers, ce qu’ils disent des hommes et des contextes, ce qu’ils nous obligent parfois à penser et ce qu’ils font à nos sociétés. Il veut en proposer des usages enfin critiques.
Table des matières INTRODUCTION par Olivier Christin et Marion Deschamp ………............................ 7 I.
L’INVENTION PERMANENTE DE LA CITÉ .................................................... 17 MULTICULTURALISME, Francesco Garufo ........................................................... 19 CITOYENNETÉ (des migrants), Gianni D’Amato .................................................... 31 NATION, Georges Lomné ...................................................................................... 53 PEUPLE (Volk) et RACE (Rasse), Fabian Link ......................................................... 67 POPULISME, Damir Skenderovic .......................................................................... 83 DÉVOUEMENT, Olivier Christin .......................................................................... 103 CORPORATISMO, CORPORATISME, CORPORATIONS, Laura Cerasi .................... 123 PRÉCARITÉ ET PREKARITÄT, Franz Schultheis ..................................................... 143 TERRORISME, Marica Tolomelli .......................................................................... 161 VICTIME, Irène Herrmann .................................................................................. 179
II.
SOI ET AUTRUI ................................................................................................ 193 GÉNÉRATION, Jérôme Bourdieu ......................................................................... 195 PERSONNE/PERSONHOOD, Chris Fowler ............................................................ 20 GENRE, Xenia von Tippelskirch ........................................................................... 223 CIVILISATION, Lionel Obadia .............................................................................. 237 RELIGION POPULAIRE, Nicolas Balzamo ............................................................. 253 CRÉOLISATION, Jane Webster ............................................................................ 269 INCULTURATION, Bernard Patary ....................................................................... 277
Introduction par Olivier CHRISTIN et Marion DESCHAMP En 2010, paraissait chez Anne-Marie Métailié le premier volume de ce Dictionnaire des concepts nomades, rassemblant une vingtaine d’entrées classées par ordre alphabétique. Il poursuivait un objectif a priori très simple, même s’il s’avéra par endroits difficile à atteindre : prendre, à la suite de travaux célèbres, la mesure des effets particuliers du plurilinguisme européen dans les sciences humaines et dans la sphère politique, en tâchant de comprendre ce qui se joue dans la circulation des concepts entre univers distincts et espaces linguistiques différents. Parlons-nous au fond bien tous de la même chose entre pays européens et entre spécialistes venus de différentes disciplines lorsque nous parlons, par exemple, de chômage et de travail, de laïcité, de frontière ou de confession ? Sommesnous vraiment certains de nous comprendre, avec ou sans le secours de traductions, lorsque nous employons certains des concepts clés des sciences humaines ? Suffit-il ainsi de traduire services publics par public utilities ou laïcité par sécularisme pour que tout soit clair et que la discussion porte sur les mêmes objets, construits avec les mêmes attendus ? La réponse nous avait paru résider non dans un nouvel effort de définition et dans la production de conseils normatifs concernant un improbable bon usage, mais dans la démarche à la fois historique et critique, dans un travail de réflexivité ou de retour sur nos propres usages, pour en dévoiler les inconscients, les biais et les angles morts qui nous font souvent tenir pour allant de soi ce qui justement doit être examiné. Cette archéologie critique de la langue devait, à nos yeux, porter au jour les conditions qui font accéder tel terme ou telle expression au rang de concept et qui incitent des acteurs sociaux précis à jouer leur rôle de négociants transfrontaliers du langage, en exportant et en important ces concepts avec l’intention d’en tirer des profits symboliques parfois considérables : renforcement de leur position dans leur univers professionnel, acquisition d’une aura du novateur qui sait regarder au loin et rompre avec les routines de pensée, etc. Évidemment inspiré par les travaux de Barbara Cassin, de Raymond Williams, des fondateurs de la sémantique historique, et par la remarque de Quentin Skinner qui jugeait que les concepts n’ont pas de définition mais une histoire, ce premier volume gardait une dimension expérimentale et n’avait d’autre intention que de proposer une série de cas exemplaires, sans prétention à l’exhaustivité ni à la systématicité. Mais les débats qui ont suivi la parution du premier volume du Dictionnaire et les remarques venues d’historiens, de sociologues ou de philosophes à son sujet ont mis en lumière les éventuelles limites de cette approche par cas et de ces coups de sonde ponctuels, qui ne permettaient pas toujours de saisir pleinement les configurations à la fois historiques, politiques et langagières qui dans des champs et des moments particuliers unissent les termes isolés, les concepts et les locutions dans les discours et participent de leur efficacité. La juxtaposition d’études de cas, concernant des univers et des périodes très diversifiés, risquait de nous empêcher de voir ce qui contribuait concrètement dans des contextes précis à la performativité de tel ou tel discours. C’est pour répondre à ces objections, pour comprendre comment la langue fonctionne et change dans certaines circonstances particulières, et comment la circulation des termes et des concepts joue dans
ces mutations un rôle important, mais souvent inaperçu, que nous avons décidé de publier ce deuxième volume. Sans renoncer aux ambitions initiales du projet, qui ont été confirmées à nos yeux par sa réception et par les débats qu’il a suscités, ce nouveau volume fait le choix d’un regroupement cette fois systématique des entrées et surtout de privilégier volontairement l’un des univers les plus concernés par la circulation des concepts, par leur mutation rapide en fonction des conditions de production et de réception des discours et, du coup, par l’accumulation des néologismes : le champ politique. Il sera donc ici question de citoyenneté et de civilisation, de multiculturalisme et de nation, de genre, de génération et de race, de terrorisme, de victimes, etc. Car nombre d’observateurs ont souligné le renouvellement constant de la langue politique, le surgissement ininterrompu de nouveaux termes, de nouvelles expressions ou de nouveaux concepts censés identifier et désigner des programmes politiques ou des partis émergents (la Françafrique de la Ve République, les Reaganomics des années 1980), des enjeux ou des problèmes inédits (le Grexit de l’été 2015), des manières de construire les questionnements et les solutions politiques (comme la flexicurité en vogue depuis quelques années). Il ne s’agit pas pour autant de céder à l’ironie inutile de ceux qui dénoncent la vacuité de la langue politique pour dénoncer en fait l’activité politique elle-même, et qui fabriquent, par exemple, des générateurs de langue de bois dont on trouve maintes versions sur le web1, mais plus sérieusement de prendre acte d’un fait : la langue politique ou la langue de la politique change rapidement, à la faveur de mécanismes que l’on ne peut nullement réduire à l’import-export de termes étrangers ou à la construction de néologismes qui ne sont souvent rien de plus que des maladresses (“bravitude”), de tristes boutades (“ripoublique”) ou de vagues slogans (“déclinistes”). C’est à ce prix qu’il a semblé possible de s’interroger sur ce qui était véritablement en jeu dans ces mutations qui affectent le fonctionnement même de la sphère publique. Avec certains chercheurs venus de la science politique, de l’histoire des idées ou de la sociologie de la culture, nous avons choisi de prendre au sérieux cette mutabilité de la parole politique pour parler comme Machiavel, et considéré par conséquent qu’il s’y produisait quelque chose de crucial pour la vie politique et pour la détermination même de ce qu’est la politique. Dans le cas de la période contemporaine, c’est même là que se jouent la construction démocratique et la participation politique des citoyens à la chose publique, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des modèles normatifs extrêmement distincts pour rendre compte du rôle de la langue ou des langues dans la démocratie et que ceux-ci peuvent et savent convoquer à l’appui de leur thèse autant d’exemples historiques les uns que les autres : l’Inde, qui fait avec l’indépendance le choix de la langue du colonisateur, l’anglais, comme lingua franca de la démocratisation, ou à l’opposé l’ex-Yougoslavie, qui voit se fracasser les espoirs d’une propagation rapide de la démocratie sur des revendications ethniques et linguistiques. L’établissement et le fonctionnement d’un système démocratique, qui confère une place centrale à la délibération et donc à la participation 1
Quelques exemples, parmi d’autres : http://www.huyghe.fr/actu_215. htm ou http://www.presidentielle2007.net/generateur-de-langue-de-bois. php ou encore http://www.lefigaro.fr/politique/lescan/2014/03/21/2500120140321ARTFIG00076-jouez-au-blablateur-notre-generateur-de-langue-de-bois. php. On ne s’attardera pas ici à en décrire les arrière-pensées politiques évidentes.
active du plus grand nombre, peuvent donc sembler à la fois passer par l’existence d’une langue commune ou largement partagée, dans laquelle les uns et les autres peuvent se comprendre [cf. Archibugi, 2005], et par la nécessaire reconnaissance des droits linguistiques des minorités [cf. Patten et Kymlicka, 2003], conditions l’une et l’autre d’un système politique inclusif. Il n’est pas dans les ambitions de ce Dictionnaire de trancher la question et de proposer une analyse de type normatif, mais il n’était pas possible d’ignorer totalement ces questionnements, qui valent évidemment pour l’Union européenne, et peut-être pour elle avant tout : son fonctionnement concret et les débats qu’il suscite, comme les difficultés ou les critiques qu’elle rencontre, souvent résumées aujourd’hui dans l’expression de “déficit démocratique” européen, invitent en effet à se pencher à la suite de Sue Wright sur ce qu’on y fait des langues et aux langues, et à se demander si l’anglais y joue bien le rôle d’un cheval de Troie du fédéralisme, de la bureaucratie, du néolibéralisme et de bien d’autres maux encore qui se cacheraient derrière les mots. Ce deuxième volume de réflexion sur les effets d’imposition exercés par les choix conceptuels et lexicaux des acteurs sociaux et d’enquête sur le poids des inconscients langagiers dans le travail démocratique a donc entrelacé deux préoccupations théoriques solidaires, qu’il faut évoquer brièvement mais que l’on trouvera amplement reprises et développées dans les différentes entrées. La première part d’un discours célèbre prononcé par Bertrand Barère devant le Comité de salut public en 1794, cité par Denis Lacorne et Tony Judt dans leur Politique de Babel [Lacorne et Judt, 2002], et que l’on peut considérer comme une formulation idéaletypique du discours sur la langue nationale et son rôle essentiel dans la naissance et la consolidation du régime républicain, destinée à jouir d’une longue postérité. Pour Barère, “le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’immigration et la haine de la République parlent allemand ; la Contre-Révolution parle italien et le fanatisme parle basque”. Il faudrait s’arrêter sur cette assertion qui accorde au français, par rapport aux autres peuples, un privilège unique et en fait la langue du peuple et surtout celle d’une République qui doit aux citoyens cet instrument de libération et de pensée publique qu’est le langage commun. En toute rigueur, on devrait notamment en évoquer plus longuement les héritiers, de l’abbé Grégoire à la Fédération nationale de la Libre-Pensée, qui invitait en 2013 l’État français à ne pas signer la Charte européenne des langues régionales puisque “la langue commune […] est un des fondements des États-nations2”. Mais c’est plus spécifiquement la relation établie entre une langue – vernaculaire – et un système politique – la République – qui doit ici retenir notre attention. Car celle-ci ne cesse depuis de revenir dans les débats politiques et les controverses sur le processus démocratique, qu’elle prenne la forme d’une critique de l’uniformisation linguistique ou du langage technocratique ou, au contraire, l’éloge de l’éducation populaire et de l’apprentissage d’un langage partagé par tous. On la retrouve ainsi, mais dans une formulation inversée par rapport à celle de Barère, quelques décennies plus tard dans la seconde Démocratie en Amérique de Tocqueville [Tocqueville, 1850] qui consacre un long chapitre à l’analyse des transformations radicales que les pratiques 2
Voir le texte de cette déclaration sur http://www.politique-actu.com/osons/ le-francais-unite-republiquefondements-etat-nation/749939/.
démocratiques américaines – et au fond l’égalité – impriment à la langue anglaise. Plus de génie de la langue essentialisé ici ni d’association obligée entre une langue immuable et une culture immémoriale telle que l’établissaient les romantiques allemands, Herder et Schiller en tête, ni même de privilège accordé à une langue – le français chez Barère – qui par son origine particulière liée à la cour et à l’État monarchique se verrait dotée de propriétés exceptionnelles de clarté et d’universalité, mais une histoire faite d’interactions, d’emprunts et de circulations, de transformations, imposées par la pratique politique à une langue qui exerce elle-même une influence décisive sur la manière de penser l’autorité politique et les problèmes dont elle doit se saisir. C’est la forme du régime et la nature de la société, marchande et égalitaire, qui fait l’idiome, et non l’inverse. Pour Tocqueville, en effet, et l’on voit ici que la critique des néologismes politiques contemporains est sans objet, la nature même de la démocratie américaine détermine des changements réguliers et rapides dans la langue : “le mouvement perpétuel qui règne au sein d’une démocratie, tend […] à y renouveler sans cesse la face de la langue comme celle des affaires […]. Le génie des peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand nombre de nouveaux mots qu’ils mettent en usage, mais encore dans la nature des idées que ces mots nouveaux représentent.” L’égalité transforme ainsi totalement l’économie des échanges linguistiques, mettant fin à la fois à l’immobilisme de la langue aristocratique dans laquelle les changements étaient rares et de peu de portée sociale, et au partage qu’elle instituait entre langue des élites et langue du peuple. Elle porte aussi à l’invention de “termes génériques” et de “mots abstraits parce que ces expressions agrandissent la pensée”. En un mot, elle accélère la production de termes qui accèdent au statut de concepts. En adoptant ici une perspective brillante d’histoire politique des langues, délivrée de l’essentialisation des cultures, Tocqueville pouvait ainsi conclure que dans la démocratie américaine “les hommes n’étant plus tenus à leur place, se voient et communiquent sans cesse” et qu’une “manière commune” se constitue où “chacun prend à peu près au hasard” les mots dont il a besoin. Mais Tocqueville sent bien que l’égalité des citoyens et leur participation théoriquement égale à la langue ne sont pas sans problèmes, et il ne peut se résoudre à accepter une langue sans règle et sans autorité pour édicter celle-ci : dans son propre travail d’écriture, il confère ainsi un rôle important à la fréquentation des Anciens [cf. Jaume, 2003 ; Guellec, 2004]. Surtout, le communisme linguistique que paraissent dessiner les pages de la Démocratie en Amérique n’a jamais vu le jour dans les faits. Les entrées rassemblées dans ce Dictionnaire le montrent parfaitement : les concepts, notamment dans l’univers politique, sont des instruments de description, d’interprétation et de décision dont l’accès et plus encore la fabrication et la légitimation sont distribuées de manière très inégalitaire. Les acteurs sociaux ne disposent pas des mêmes ressources lexicales et conceptuelles et n’ont pas les mêmes moyens symboliques pour dire ce qu’est la réalité, pour la faire exister comme ordo rerum ou pour la rendre inacceptable. Mais, justement, l’absence de communisme de la langue et l’inégalité de fait dans son usage entre des citoyens théoriquement égaux rend, à nos yeux, d’autant plus importante la réflexion sur les conditions langagières de la politique démocratique aujourd’hui, sur les stratégies d’accumulation de capital linguistique mises en œuvre par les élites pour contourner
l’égalité théorique de l’accès au vernaculaire (usage croissant de termes étrangers ou techniques, emprunts conceptuels et lexicaux à des univers spécialisés, notamment celui de la finance, qui produisent un effet d’expertise, fabrication “d’éléments de langage” conçus pour contrôler l’espace de la discussion publique) et par conséquent sur le nécessaire renforcement des capacités critiques offertes à chacun de nous : en ce sens, ce Dictionnaire est peut-être héritier de certaines des pages de Tocqueville3. La seconde préoccupation théorique de ce volume découle de ces analyses classiques sur les rapports entre langage vernaculaire et système politique fondé sur la participation de citoyens théoriquement égaux. Tout indique, en effet, qu’aujourd’hui la question ne peut plus être posée dans les termes qui étaient ceux de Barère, Tocqueville ou des romantiques allemands. La circulation internationale des idées, portée par les transformations de la politique elle-même et par l’émergence d’acteurs transnationaux (ONG, institutions et agences internationales, etc.) interdit désormais de considérer que la politique nationale se fait dans une langue nationale qu’il est possible d’identifier (et de protéger contre d’éventuelles intrusions). L’exemple des institutions européennes suffit peut-être à rappeler l’importance de ces transformations et à donner le contexte d’un certain nombre d’interventions récentes d’hommes politiques mais aussi d’universitaires qui ont cherché à faire émerger un débat public sur ces questions : en 1986, 26 % des textes reçus par la Commission européenne étaient écrits en anglais ; en 2007 et 2008, la proportion s’est élevée à plus de 72 % pendant que la part du français passait de 56 à 12 % et que l’allemand disparaissait pratiquement comme langue de travail malgré la réunification et le poids démographique et économique nouveau de l’Allemagne4. La place prise par l’anglais et par la transposition des concepts de l’anglais dans les langues nationales par le jeu de traductions plus ou moins précises (comme dans “employabilité”) exerce de facto une influence déterminante sur la manière dont les questions politiques sont construites, dont les problèmes sont formulés, dont les solutions sont recherchées et débattues. La multiplication des prises de position, savantes ou non, sur les effets particuliers de cette hégémonie linguistique commune à l’univers savant et à l’univers politique, par exemple chez Claude Hagège [Hagège, 2012a ; 2012b] ou dans la déclaration du Colegio de México publiée en 2011 par les revues de sciences sociales au Mexique5, n’est donc, sauf exception, pas à lire comme une déploration d’un passé révolu dans lequel l’économie des échanges linguistiques était organisée dans le cadre de l’Étatnation et au profit des dominants nationaux. Elle est davantage le signe d’une réflexion nécessaire sur les conséquences cognitives de ce nouvel “impérialisme symbolique” pour citer Pierre Bourdieu dont on pourrait multiplier les exemples, par ailleurs bien connus : déstabilisation des systèmes académiques nationaux par le bouleversement des stratégies de publication et de la hiérarchie des positions qui leur est associée, procès en 3
Sur l’économie des échanges linguistiques et le rejet du communisme de la langue, voir Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : L’économie des échanges linguistiques, notamment le chapitre 1 “La production et la reproduction de la langue légitime” [Bourdieu, 1982]. 4 Source : Commission européenne, direction générale de la traduction. 5 . Declaración de El Colegio de México in Historias, 78, janvier-avril 2011, qui demande notamment à ce que l’historiographie hispanophone et lusophone puisse débattre “sur un pied d’égalité avec les historiographies hégémoniques” favorisée par l’usage croissant de l’anglais depuis les années 1980-1990.
provincialisme instruit contre les enquêtes de terrain et les monographies au profit d’approches “mondiales” ou “globales” fortement adossées à un travail de simple compilation et à des sources de seconde main, reformulation des problématiques dans des canevas conceptuels simplifiés et aisément transposables dans des univers divers et qui s’imposent du coup comme de véritables grammaires génératives de (mauvaises) questions dont les réponses apparaissent présupposées. À travers un lexique, un vocabulaire que l’on assimile sans même s’en rendre compte, on acquiert une vision du monde, notamment du monde social et politique. C’est ainsi que, en ce qui concerne la vision néo-libérale du monde, qui est devenue une sorte de doxa, de croyance universelle infra-consciente, il est probable qu’elle s’acquiert insensiblement à travers l’adhésion à un lexique, à une constellation de mots […] qui peut être assortie d’un effet et de distinction. [Bourdieu, 2001] L’irruption de nouveaux termes dans les sciences politiques, sociales ou historiques, la formation de nouvelles constellations qui viennent structurer la réalité sociale et la façon dont celle-ci est à la fois abordée et constituée par les savants et les politiques sont par conséquent la matière de ce deuxième volume du Dictionnaire. Il ne poursuit aucune fin normative – qui inviterait à un “bon usage” des mots et des concepts très illusoire –, aucun combat nostalgique pour rétablir un âge d’or supposé de la langue politique à l’époque de l’État nation souverain. Il entend simplement décrire les configurations langagières et conceptuelles qui s’établissent devant nous et avec nous, parfois contre nous, souvent sans que nous en prenions la mesure, et qui viennent nous imposer des manières de voir et de concevoir le monde social en nous enfermant, par exemple, dans des partages grossiers ou des couples infernaux, amplement décrits dans les pages qui suivent : multiculturalisme et cosmopolitisme, peuple et race, nation et citoyenneté, civilisation, créolisation et inculturation, ou encore intérêt et dévouement. Il décrit en un mot une partie de ce que Fredric Jameson nomme notre “inconscient politique”. On y retrouvera donc logiquement les mots qui font, que nous le voulions ou non, notre quotidien, de chercheurs comme de citoyens puisque ces mots-là sont aujourd’hui objets non seulement de vifs débats mais aussi d’un intense trafic entre pays et aires culturelles, entre langues, entre science et politique, entre usages techniques et abus de langage. Rappeler leur histoire et l’histoire de ceux qui en ont propagé et souvent contrôlé l’usage, c’est ainsi, à nos yeux, à la fois prendre part à un débat scientifique qui concerne aujourd’hui linguistes, politistes, sociologues, historiens et philosophes, et prendre parti, comme citoyens européens, avec les contributions de collègues allemands, suisses, anglais et italiens, dans les luttes sur l’avenir de l’Europe comme espace scientifique et comme espace démocratique transnational. En ce sens, le choix de présenter en français les entrées rédigées par une vingtaine de chercheurs internationaux et de langues différentes, parfois au prix de la traduction des textes originaux, ne signifie en rien la volonté de remplacer l’hégémonie linguistique anglaise par celle de la langue française. Bien au contraire, en restituant les mutations, altérations ou déploiements de sens qui se jouent d’une langue à
l’autre, d’une discipline à l’autre, nous avons eu la conviction de dévoiler le risque que l’on encourt à considérer les débats de la sphère publique par la seule lorgnette nationale.