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Marx, le retour (fin) “Le Capital” est un roman
Jeux olympiques Pékin sur le pied de guerre
Supplément d’été Drôles de couples www.cour rierin
Un supp lémen
ternationa
l.com Supplém
William & Kate
Michelle & Barack
Gbagbo & Simone Buffett et ses deux femmes Ne peut être vendu sépar émen
t.
Mère & père à la fois
www.courrierinternational.com
Ils se voient tous les trente ans L’amour sur Skype
...
ent au n°
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1 er au 20
août 2008
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de co les uple Des s histo à do ires à dermir ux
N° 926-927-928 du 1er au 20 août 2008 - 5,50 €
Les Roms
ou l’âme de l’Europe Fichés en Italie, méprisés ailleurs M 03183 - 926 - F: 5,50 E
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AFRIQUE CFA : 4 200 FCFA - ALGÉRIE : 740 DA - ALLEMAGNE : 6,50 € - AUTRICHE : 6,50 € - BELGIQUE : 6,00 € - CANADA : 9,95 $CAN - DOM : 7,00 € - ESPAGNE : 6,50 € - E-U : 9,95 $US - G-B : 4,50 £ - GRÈCE : 6,50 € IRLANDE : 6,50 € - ITALIE : 6,50 € - JAPON : 1 200 ¥ - LUXEMBOURG : 6,00 € - MAROC : 45 DH - NORVÈGE : 70 NOK - PAYS-BAS : 6,50 € - PORTUGAL CONT. : 6,50 € - SUISSE : 10,50 FS - TOM : 1 150 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
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54 Saveurs
rubriques 4 Les sources de cette semaine 5 l’éditorial par Philippe Thureau-Dangin 5 l’invité Thomas Schmid, Die Welt 5 ils ou elles ont dit 52 voyage Au Brésil, au cœur du Pernambouc 54 le livre Mohammed Hanif 55 insolites Macabres dérives
La ciboule, une plante vénérée
d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re 10 France SOCIÉTÉ
Et la Tecktonik commença à envahir le monde Trop tard pour sauver les langues régionales ?
POLITIQUE
13 europe R OYA U M E - U N I
Gordon Brown poussé vers la sortie Quatre ans après les Jeux BELGIQUE Les germanophones tranquilles face à la crise P É N I N S U L E I B É R I Q U E Vogue le Portugal, sans les Espagnols S E R B I E L’invraissemblable cavale de Karadzic B U L G A R I E Les morts, grands oubliés de la transition P O L O G N E La vie quotidienne à la cour de Kaczynski
24 Afrique
8 Dossier
Vive le droit d’ingérence… africain
Turquie : Le choc des bombes
GRÈCE
17 amériques
41 Economie
C U BA
Quand Raúl refait du Fidel Mao s’invite dans la campagne électorale É TAT S - U N I S Des diadèmes roses pour arrêter le guerre G UAT E M A L A Ici, on vénère Adam Smith et le libéralisme É TAT S - U N I S
Ruée sur les terres agricoles des pays pauvres
20 asie INDE
A quand un véritable plan antiterreur ? La littérature au temps du djihad T H A Ï L A N D E L’homme qui voulait sauver la langue khmère A U S T R A L I E Un geste envers les Aborigènes PA K I S TA N
22 moyen-orient TÉLÉVISION
Les séries turques allument le monde arabe Crime d’honneur homophobe IRAK N’oubliez pas que les Moudjahidin ont servi Saddam ! TURQUIE
24 afrique CONTINENT
Vive le droit d’ingérence… africain Gueule de bois après l’euphorie N I G E R I A Stars et dollars pour redorer l’image du pays
26 En couverture Joakim Eskildsen
Les Roms ou l’âme de l’Europe
SÉNÉGAL
e n q u ê t e s e t re p o r t a ge s ▶ En couverture : une famille de Szent Miklós, le quartier rom de Haranglab, en Transylvanie (Roumanie). Photo : Joakim Eskildsen.
86 dossier Turquie 26 en couverture Les Roms 34 pékin avant les JO (3/3) Jeux sous surveillance 38 marx, le retour (3/3) “Le Capital” est un roman
Le prochain numéro de Courrier international sera le 21 août chez votre marchand de journaux. En attendant, bon été !
Et restez branchés chaque jour sur l’actualité mondiale avec
▶
41 économie M O N D I A L I S AT I O N
L’agriculture, ça se délocalise aussi
43 multimédia T E N DA N C E
Bienvenue dans l’univers du Net intelligent
44 écologie Quand nous boirons tous l’eau de mer 50 sciences Les animaux parlent aussi (2/4)
Sur RFI Retrouvez Courrier international tous les jeudis dans l’émission Les Visiteurs du jour, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine, “Les Roms ou l'âme de l'Europe”, avec Alexandre Lévy. Cette émission sera diffusée en direct sur 89 FM le jeudi 31 juillet à 11 h 40, puis disponible sur le site
.
courrierinternational.com
A SPORT
i n t e l l i ge n c e s
Jeux olympiques Chaque jour l’événement vu par la presse chinoise
COURRIER INTERNATIONAL N° 926
3
;EXCLUWEB Irak Après les derniers attentats contre les chiites
;VOYAGE A lire avant votre départ en vacances
Les galeries de dessins CARTOONS du monde entier L
DU 1 er AU 20 AOÛT 2008
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l e s s o u rc e s
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PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE ADEVARUL 187 000 ex., Roumanie,
quotidien. Né sur les décombres de Scînteia, le quotidien du PC roumain, “La Vérité” fait preuve d’indépendance et d’équilibre politique et journalistique, tout en se montrant critique envers le gouvernement. Il se proclame le plus important quotidien roumain.
ALTERNET ,
Etats-Unis, quotidien. Créé en 1998 par Don Hazen, ancien rédacteur de Mother Jones, ce magazine en ligne alternatif, qui compte 1,5 million de visiteurs par mois, offre des articles de qualité et reproduit à l’occasion les textes d’autres publications de gauche.
THE BOSTON GLOBE 435 000 ex.
en semaine, 642 000 le dimanche, Etats-Unis, quotidien. Fondé en 1872 par six hommes d’affaires, le grand journal de la Nouvelle-Angleterre, sérieux, informé, se distingue aussi par ses reportages photographiques et sa rubrique sportive.
COTIDIANUL 40 000 ex., Roumanie,
quotidien. “Le quotidien” a été fondé en 1991 par Ion Ratiu, journaliste à la BBC, devenu une des figures marquantes de la politique roumaine, dans la perspective d’informer le citoyen avec professionnalisme, et de servir la démocratie. Les journalistes ont été formés au Guardian, une influence qui se voit dans la présentation et l’écriture du journal.
THE DAILY TELEGRAPH 410 000 ex., Australie, quotidien. Fondé en 1879 à Sydney, “Le Télégraphe quotidien” n’a aucun lien avec son aîné londonien. Ce journal populaire, plutôt classé à droite, consacre beaucoup de place au sport et au people, ce qui ne l’empêche pas de traiter aussi sérieusement de l’actualité nationale et internationale. DZIENNIK 350 000 ex., Pologne,
quotidien. A son arrivée sur le marché de la presse en Pologne, en 2006, “Le Quotidien” n’avait qu’un seul objectif : faire de la concurrence à Gazeta Wyborcza. Créé par le groupe allemand Axel Springer, il se positionne résolument à droite.
THE ECONOMIST 1 300 000 ex.,
Royaume-Uni, hebdomadaire. Véritable institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il se situe à l’“extrême centre”.
ELAPH ,
Royaume-Uni. Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publie quotidiennement en langues arabe et anglaise des articles politiques, sociaux, culturels et économiques sur le monde arabe, ainsi qu’une revue de presse et des articles publiés dans les médias arabes ou occidentaux.
ENJEUX INTERNATIONAUX 7 000 ex., Belgique, trimestriel. “Mieux comprendre pour mieux agir”, telle est la devise de cette revue créée en 2003, qui croise les regards du Sud et du Nord et rassemble journalistes et universitaires pour expliquer le monde de manière décalée et progressiste. EVENIMENTUL ZILEI Plus de 229 000 ex., Roumanie, quotidien. Fondé en 1992, “L’événement du jour” se
veut le journal d’opposition au plus fort tirage de tout le pays. Apprécié pour ses positions pertinentes et parfois impertinentes, il dispose aujourd’hui d’un site Internet.
GAZETA WYBORCZA 500 000 ex. en semaine et 1 000 000 ex. le week-end, Pologne, quotidien. “La Gazette électorale”, fondé par Adam Michnik en mai 1989, est devenu un grand journal malgré de faibles moyens. Et avec une immense ambition journalistique : celle d’être laïque, informative, concise.
GLOBUS 50 000 ex., Croatie,
hebdomadaire. Créé au début de l’indépendance, journal à scandale à ses débuts, Globe est désormais l’un des principaux newsmagazines généralistes de la Croatie.
LOS ANGELES TIMES 851 500 ex., Etats-Unis, quotidien. Cinq cents grammes de papier par numéro, 2 kilos le dimanche, une vingtaine de prix Pulitzer : c’est le géant de la côte Ouest. Créé en 1881, il est le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays. MAIL & GUARDIAN 41 000 ex., Afrique
du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1985, sous le nom de Weekly Mail, le titre a été remis à flot dans les années 1990 par le Guardian de Londres et appartient depuis 2002 au patron de presse zimbabwéen Trevor Ncube. Résolument à gauche, le Mail & Guardian milite pour une Afrique du Sud plus tolérante.
THE GUARDIAN 364 600 ex.,
AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public. THE IRISH TIMES 119 000 ex., Irlande,
quotidien. Les prix remportés par les journalistes du Irish Times confirment régulièrement son statut de quotidien de référence. Et tout en gardant une grande sobriété, il jouit d’un large lectorat, notamment pour son édition du samedi.
JOURNAL DU JEUDI 10 000 ex., Burkina
Faso, hebdomadaire. Sans doute l’un des meilleurs parmi les journaux satiriques qui fleurissent depuis 1990 en Afrique francophone. Ses dessins n’épargnent personne et ses textes font souvent rire jaune… Essentiellement consacré à l’actualité burkinabé, le Journal du jeudi fait des incursions dans l’international.
JUTARNJI LIST 100 000 ex., Croatie, quotidien. Créé après l’indépendance de la Croatie, le “Journal du matin”, d’orientation libérale, est le deuxième quotidien du pays. Il fait partie du principal groupe de presse croate, EPH. KAPITAL 30 000 ex., Bulgarie,
hebdomadaire. Fondé en 1992, ce titre au nom évocateur était destiné à la communauté des hommes d’affaires et autres acteurs économiques du pays. La qualité de ses enquêtes et de ses reportages lui a ouvert un public plus large. C’est aujourd’hui l’un des meilleurs magazines généralistes.
KA-SET ,
Cambodge, quotidien. Ka-set est un site d’information sur le Cambodge et les Cambodgiens à travers le monde. Fondé par des journalistes cambodgiens et français, le site rassemble une communauté de chercheurs, de journalistes, d’observateurs et d’internautes soucieux d’apporter un regard neuf et indépendant sur le Cambodge.
KURDISH GLOBE 40 000 ex., Irak,
hebdomadaire. Lancé en avril 2005, c’est le seul journal en anglais du Kurdistan irakien. Bien qu’il s’intéresse aux autres régions de peuplement kurde (Iran, Turquie, Syrie), il consacre une large partie de son contenu aux informations locales.
au même groupe que le quotidien The Guardian et, comme lui, se situe résolument à gauche.
reportage et l’actualité panafricaine et appartient au chanteur Youssou N’Dour.
OPENDEMOCRACY
SPORTS ILLUSTRATED CHINA -TIYU HUABAO
, Royaume-Uni. Edité par l’association britannique du même nom, “Démocratie ouverte” s’est donné pour mission d’“ouvrir un espace démocratique de débat et favoriser l’indépendance de la pensée”.
OUTLOOK 250 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement plus critiques. EL PAÍS 444 000 ex. (777 000 ex. le
Royaume-Uni, quotidien. Depuis 1821, l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays.
EL MERCURIO 100 000 ex., Chili, quotidien. Fondé en 1827, El Mercurio a toujours soigné une ligne conservatrice, soutenant en son temps le régime de Pinochet. Aujourd’hui converti au libéralisme, le doyen de la presse chilienne apparaît comme le titre de droite le plus solidement établi et continue de séduire un lectorat important. MILLIYET 360 000 ex., Turquie, quotidien. “Nationalité”, fondé en 1950, se veut un journal sérieux, mais publie parfois des photos alléchantes, comme son petit frère Radikal. Il se situe au centre et revient de loin : en 1979, son rédacteur en chef a été assassiné par Ali Agca, l’homme qui a tiré sur le pape. NEW SCIENTIST 175 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Stimulant, soucieux d’écologie, bon vulgarisateur, le New Scientist est l’un des meilleurs magazines d’information scientifique du monde. Créé en 1956, il réalise un tiers de ses ventes à l’étranger. NEWSWEEK 4 000 000 ex., Etats-Unis,
hebdomadaire. Créé en 1933 sur le modèle de Time, le titre est le deuxième magazine le plus lu par les Américains. Il est, en revanche, le tout premier sur le plan international. Il compte quatre éditions en anglais et huit en langues locales.
THE NEW YORK OBSERVER 50 500 ex.,
dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Plutôt proche des socialistes, il appartient au groupe de communication PRISA.
LE PATRIOTE 10 000 ex., Côte-d’Ivoire,
quotidien. Fondé en 1991 par des partisans d’Alassane Ouattara, alors Premier ministre, ce titre se présente comme un journal d’opinion. Il défend les musulmans du Nord, dont la “loyauté à la nation ivoirienne” est souvent mise en doute par la presse abidjanaise. Ses journalistes sont régulièrement harcelés par les forces de l’ordre.
O PHILELEFTHEROS 26 000 ex., Chypre, quotidien. Fondé en 1955, “Le Libéral” est le premier quotidien en langue grecque de Nicosie. Indépendant des partis politiques, défendant une ligne centriste, il est considéré comme le journal de référence de l’île.
100 000 ex., Chine, bimensuel. Dans un pays où le basket figure parmi les disciplines les plus appréciées de la population, où les chaînes de télévision retransmettent la plupart des rencontres des championnats professionnels américain et chinois, le lancement de la version chinoise de Sports illustrated semblait donc s’imposer.
THE STAR 170 000 ex., Afrique du Sud, quotidien. Fondé en 1887 et réputé pour ses éditos engagés, The Star est apprécié de la classe moyenne et des milieux populaires. Le journal est surtout lu dans la province du Gauteng. Il accorde une place importante à l’actualité internationale et aux faits divers. SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex., Allemagne, quotidien. Né à Munich, en 1945, le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand est l’autre grand quotidien de référence du pays, avec la FAZ. THE SUNDAY TELEGRAPH 687 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1961, le titre est la version dominicale du grand quotidien conservateur The Daily Telegraph. Il propose plusieurs suppléments consacrés à la culture, aux voyages, à la vie des entreprises, à l’emploi, au sport et à la maison.
TIME 6 000 000 ex., Etats-Unis,
hebdomadaire. Fondé en 1923, l’hebdomadaire américain au plus fort tirage est devenu l’un des monuments de la presse mondiale. Ses reportages, ses images chocs – ou encore le numéro toujours très attendu dans lequel est désigné l’homme de l’année –, ont contribué à construire sa légende.
TODAY 2 500 ex., Gambie,
PROFIL 80 000 ex., Autriche,
quotidien. Fondé en juillet 2007, “Aujourd’hui” est l’un des quotidiens les plus lus de Gambie. Sa liberté de ton déplaît au régime militaire.
PÚBLICO 60 000 ex., Portugal,
VATAN 250 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 2003, ce journal orienté vers la gauche libérale et qui se distingue par sa grande indépendance a néanmoins réussi à figurer parmi les quatre plus grands titres de la presse turque.
hebdomadaire. Né en 1972, c’est l’hebdo généraliste de référence, sur le modèle du Spiegel allemand, sérieux et de tendance centre gauche. quotidien. Lancé en 1990, “Public” s’est très vite imposé, dans la grisaille de la presse portugaise, par son originalité et sa modernité. S’inspirant des grands quotidiens européens, il propose une information de qualité sur le monde.
Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé en 1987 par Arthur Carter, ce magazine ne défend aucune chapelle si ce n’est New York, dont il s’attache à souligner l’influence sur le reste du pays. Il doit sa notoriété à ses commentaires sur le monde des médias et de l’édition.
AL-QUDS AL-ARABI 50 000 ex.,
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, c’est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée).
SALON , Etats-Unis. Créé en novembre 1995 par David Talbot, ancien journaliste du San Francisco Examiner, ce webzine, qui compte 73 000 abonnés et 3,1 millions de visiteurs par mois, s’intéresse particulièrement à l’actualité culturelle et littéraire et à la vie des idées.
THE OBSERVER 454 500 ex.,
LA SENTINELLE 5 000 ex., Sénégal,
Royaume-Uni, hebdomadaire. Le plus ancien des journaux du dimanche (1791) est aussi l’un des fleurons de la “qualité britannique”. Il appartient
Courrier international n° 926-927-928
Royaume-Uni, quotidien. “La Jérusalem arabe” est l’un des trois grands quotidiens panarabes édités à Londres. Toutefois, contrairement à ses confrères Al-Hayat et Asharq Al-Awsat, il n’est pas détenu par des capitaux saoudiens.
hebdomadaire. Fondé en 2007, “l’hebdomadaire du continent en mouvement” traite davantage l’international que ses concurrents sénégalais. Il met l’accent sur le
THE WALL STREET JOURNAL 2 000 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. C’est la bible des milieux d’affaires. Mais à manier avec précaution : d’un côté, des enquêtes et reportages de grande qualité ; de l’autre, des pages éditoriales tellement partisanes qu’elles tombent trop souvent dans la mauvaise foi la plus flagrante.
THE WALRUS 50 000 ex., Canada, mensuel. Créé en 2003, “Le Morse” joue la carte du style et des idées, inspiré par ses cousins américains Harper’s, The New Yorker ou The Atlantic Monthly. Les meilleures plumes canadiennes y sont conviées pour traiter de sujets politiques, littéraires ou de société, illustrés par des photographies soignées. ZAMAN 800 000 ex., Turquie,
quotidien. Créé en 1986 par un ancien imam, “Le Temps” est devenu le plus gros tirage de la presse turque. Tout en assumant son identité musulmane et conservatrice, il s’est ouvert à des éditorialistes connus pour leurs idées libérales.
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président Dépôt légal : août 2008 - Commission paritaire n° 0712C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
RÉDACTION 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Claude Leblanc (16 43) Chef des informations Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59), Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Philippe Randrianarimanana (Royaume-Uni, 16 68), Daniel Matias (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, Caucase, 16 36), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie), Alda Engoian (Caucase), Agnès Jarfas (Hongrie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Alda Engoian (Asie centrale), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multilatéral Catherine André (chef de service, 16 78) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Marco Schütz (directeur délégué, 16 30), Olivier Bras (chef de service, 16 15), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (webmestre, 16 61), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia (supplément “Couples”), Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Kyoko Mori Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Céline Allemand, Marie Bélœil, Gilles Berton, Olivier
Bogmis, Marianne Bonneau, Valérie Brunissen, Régine Cavallaro, Linh-Lan Dao, Lison De Block, Geneviève Deschamps, Valeria Dias de Abreu, Rita Devlin-Marier, Mouna El-Mokhtari, Alexandre Errichiello, Luisa Faldini, Marc Fernandez, Charlotte de L’Escale, Thomas Lozinski, Lin Minggang, Valentine Morizot, Madjiasra Nako, Marina Niggli, Josiane Pétricca, François Pierlot, Elodie Prost, Stéphanie Saindon, Soili Semkina, Emmanuel Tronquart, Chen Yan, Zaplangues, Zhang Zhulin
ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Sophie Jan et Natacha Scheubel (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité : 01 48 88 45 02 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée d’Emmanuelle Quet (16 73) Ventes au numéro Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement : Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Mathilde Melot (16 87) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (14 31). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrices de clientèle : Hedwige Thaler (14 07), Claire Schmitt (13 47). Chefs de publicité : Kenza Merzoug (13 46). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97). Publicité site Internet : i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet,
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l’invité
É D I TO R I A L ●
L’été des attentats sanglants
A
ssistera-t-on, au sens propre du terme, à des mands d’Allemagne. En dépit de leur sentiment appartefunérailles nationales ? A Bruxelles, le Premier nance nationale – comme précédemment d’appartenance ministre [Yves Leterme] n’est toujours pas parrégionale –, les Allemands, habitués à la logique fédérale, venu à ramener la paix dans la petite maison de ont mis longtemps à se sentir bien dans leur Etat, sans gêne Belgique. Et cela ravive la crainte qu’il soit aux entournures ni débordement d’arrogance. En Alleimpossible aux Flamands et auxWallons de vivre magne, le séparatisme n’est plus un danger, mais il perdure. côte à côte, pour ne pas dire ensemble. Au bout Il a glissé dans le folklore, mais il est toujours perceptible. du compte, redoute-t-on, l’Etat pourrait finir Y compris entre l’Est et l’Ouest. par s’effondrer, éveillant le spectre d’un retour des furies du Ce qui vaut pour l’Allemagne vaut encore plus pour passé sur ce continent exigu qu’est l’Europe : la politique l’Italie, dont les habitants ont longtemps été très fiers fondée sur l’élément ethnique n’appartiendrait toujours pas d’avoir pris part sans hésiter aux balbutiements du proà des temps révolus. Et ce qui vaut pour la Belgique vaucessus d’unification européenne. Tout aussi tardive que drait donc éventuellement pour toute l’Union européenne. l’unité allemande, l’unité italienne est nettement plus Jamais l’UE ne trouvera de fragile. Ces vingt dernières cohérence dans l’unité poliannées, le pays a dû consacrer tique. Depuis que le mot malune part non négligeable de heureux de “finalité” s’est son énergie politique à cirglissé dans les déclarations sur conscrire les tendances sépal’avenir de l’UE, la réalité euroratistes du Nord, représentées péenne semble en mauvaise par la Ligue du Nord. Il lui posture : elle ne cesse de a fallu les neutraliser et même paraître sérieusement contraire réussir à en tirer quelques éléà ses idéaux. Ce faisant, nous ments productifs par le biais ■ Entré en 2000 au service politique du oublions les dimensions de ce d’une cooptation au sein du quotidien de Francfort Frankfurter Allgemeine, Thomas Schmid est devenu en 2006 continent si longtemps divisé gouvernement. Mais les fonrédacteur en chef de Die Welt et, depuis et qui a en outre ployé sous le dements de l’incompréhenavril 2008, du site . Essayiste, il fardeau et la violence des sion, voire souvent du malaise est l’auteur de nombreux livres, dont deux nationalismes du XIXe siècle. et du mépris entre Nord et sur l’Europe écrits avec Daniel Cohn-Bendit. A tel point que la crise interSud, sont toujours là. Il n’est minable en Belgique perd rapidement de son caractère drapas besoin de rappeler les cas les plus criants – le Tyrol du matique quand on la projette sur cet arrière-plan. En Sud*, longtemps explosif ; le conflit en Irlande du Nord, théorie, l’UE est une union d’Etats confortés dans leur sourécemment désamorcé ; ou la lutte que mène l’Espagne veraineté nationale et qui souhaitent désormais se rascontre les folles aspirations basques – pour comprendre sembler au degré supérieur – le niveau supranational. L’UE que des crises ethniques et nationales mal ou non résone s’est pas construite par nécessité, elle est le fruit d’une lues restent à l’œuvre sous le vernis de la civilité eurovolonté. Mais, même si cette volonté a été plus détermipéenne. Que l’on quitte l’étage supérieur des élites éconante qu’il n’y paraissait après la dislocation presque totale nomiques pour descendre dans le tréfonds des sentiments du continent sous le coup de la domination nazie et de et des préjugés nationaux qui ont la vie dure, et tout devient la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas vrai que la majoclair : la chance de l’Europe ne réside pas dans l’unité, rité des pays qui se sont unis au sein de l’UE avaient aupadans la fusion, mais dans l’alignement côte à côte, dans le ravant donné force et cohérence à leur Etat. On peut même regroupement sans coercition. Les âmes toujours vivantes le dire des pays fondateurs. du passé ont besoin d’un espace où s’exprimer. Dans Certes, la France centralisatrice – qui a forgé son cenl’Europe finalisée, elles l’auraient perdu. Mais, dans tralisme au détriment d’une bonne partie de ses régions – l’Europe d’aujourd’hui, elles peuvent se livrer à loisir à dispose d’un Etat consolidé, jamais remis en question au leurs petits jeux en terrain connu. ■ cours des deux derniers siècles. Mais déjà, avec l’Allemagne, la situation est tout autre : elle ne s’est que tardivement muée * Province germanophone rattachée à l’Italie à la fin de la Première en Etat-nation, lequel ne concernait encore que les AlleGuerre mondiale sous le nom de Haut-Adige. DR
Ce que cache le vernis européen
LE DESSIN DE LA SEMAINE
COMMENT
Benjamin Kanarek
Thomas Schmid, Die Welt, Berlin
Curieux été 2008. On assiste simultanément à deux phénomènes qui ne vont pas dans le même sens. D’un côté, une suite d’attentats plus sanglants les uns que les autres. De l’autre, des conversations, presque un climat de détente dans tout l’arc musulman. Commençons par là. Au Moyen-Orient, où tout le monde craint une attaque américaine en Iran, chacun montre donc sa bonne volonté. La Syrie discute avec Israël en Turquie. Le président arménien invite son homologue turc à assister à un match de football le 6 septembre. Au Liban, le Hezbollah accepte que Fouad Siniora forme un nouveau gouvernement, et ce dernier accepte les ministres prosyriens qu’on lui impose. En Irak, à la mi-juillet, sunnites et chiites renouent le dialogue et les premiers reviennent au gouvernement. Même l’Iran, après le retour de Washington à la table des négociations, pourrait bien début août faire un pas (sans doute mesuré) sur le dossier nucléaire. Bref, partout on se parle, car personne ne souhaite se retrouver seul dans le “mauvais camp”. Ce mauvais camp, suivant les circonstances, pouvant être celui de l’“axe du mal” ou celui des “traîtres” – traîtres à la cause arabe ou à la lutte antisioniste, etc. Malheureusement, tout cela n’est qu’une face de la médaille. L’autre est plus inquiétante. Ce sont les attentats à la bombe à Istanbul, qui ont provoqué au moins 16 morts (voir p. 8) et dont on ne sait s’ils sont le fait des rebelles kurdes, de l’extrême droite ou d’agents extérieurs ; ce sont les attentats en Inde, environ 50 morts, sans doute perpétrés par des islamistes (voir p. 20) ; ce sont enfin, le 28 juillet en Irak, deux femmes qui se font sauter, l’une parmi des manifestants kurdes à Kirkouk, l’autre à Bagdad parmi des pèlerins chiites. Bilan provisoire : 57 morts. Washington a mené campagne cette année pour expliquer que la situation en Irak s’améliorait et que nous approchions d’une paix globale – du moins entre Israël et le monde arabe sunnite. Le prochain président des Etats-Unis ne devrait pas croire à ces contes de fées. Philippe Thureau-Dangin PS : Comme chaque année, l’hebdomadaire s’interrompt pour deux semaines ; il reparaîtra le 21 août. Mais notre site vous donne rendez-vous chaque jour pour suivre l’actualité. Bon été à tous !
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à l ’ a ff i c h e
L
Baryton canon
’opéra sort ses muscles : chaque fois que le Sud-Américain Erwin Schrott s’est produit en public l’année dernière, les metteurs en scène lui ont demandé d’exhiber ses pectoraux avantageux. Le chanteur a ainsi dévoilé son poitrail musclé à Los Angeles, à Washington et au Covent Garden de Londres, entre autres. Quand Schrott s’attaque à un air, le chant déborde de testostérone. Le répertoire est bourré d’érotomanes : le Don Giovanni de Mozart, le coureur de jupons le plus célèbre de l’histoire de l’opéra, se vante même d’avoir eu 2 065 conquêtes. Ce jeu de fier séducteur est la spécialité de Schrott : depuis sa prise de rôle, en 2003, Don Giovanni constitue le clou de son répertoire. Il fréquente les salles de gym, court et nage régulièrement ; Erwin Schrott, né en 1972 en Uruguay, est le plus sportif des chanteurs d’opéra. La chose n’est pas passée inaperçue chez ses fans. Les blogs anglophones le qualifient de barihunk (barybeau mec). The Daily Telegraph admire ses “muscles bandés” et même la distinguée Frankfurter Allgemeine Zeitung s’extasie sur ce “Latin lover canon”. Il y a longtemps que Hollywood n’a plus le monopole des physiques canon : ceuxci font à présent tinter aussi les tiroirs-caisses de la Culture avec un grand C. La noble maison de disques londonienne Decca sort ces jours-ci le premier CD d’airs d’opéra de Schrott. Sur la pochette, le chanteur est l’image idéale du séducteur : lèvres pleines, œil de braise et épais cheveux bruns. Decca ne lui a cependant pas encore payé d’orchestre de premier ordre ni de chef de renom : le baryton est accompagné par l’orchestre de Valence, avec au pupitre un certain Ricardo Frizza. Le CD est manifestement un test dont la maison de disques a
PERSONNALITÉS DE DEMAIN FATEMEH RAJABI
Jack Robbie/Corbis
Autriche
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ERWIN SCHROTT, 36 ans, chanteur d’opéra, a connu une célébrité fulgurante grâce à sa liaison avec la diva d’origine russe Anna Netrebko. Originaire d’Uruguay, enfant pauvre, ce baryton de talent séduit aussi par son corps et ses muscles. Au festival de Salzbourg, cet été, il sera Leporello.
optimisé les coûts. Tous les yeux sont rivés sur le chanteur cet été : Schrott jouera le serviteur roué Leporello dans le Don Giovanni de Mozart au festival de Salzbourg [du 26 juillet au 31 août]. Anna Netrebko sera dans le public le soir de la première : la Russe, qui est la diva la plus courue du monde, est fiancée avec Erwin Schrott depuis l’hiver dernier et attend un enfant de lui pour cet automne. Cette liaison a fait connaître Schrott du jour au lendemain dans le monde entier. Il se trouve aujourd’hui confronté à un défi inhabituel : prouver au monde de l’opéra que sa célébrité se justifie également sur le plan artistique. Mais n’ayez crainte : le baryton ample, sensuel de Schrott est de grande qualité. “Je
n’avais jamais vu un Don Giovanni aussi méchant, aussi séducteur, aussi drôle et aussi changeant que celui d’Erwin Schrott”, s’est extasié The New York Times. Son CD d’airs d’opéra en témoigne : nul ne peut chanter l’air de Banco du Macbeth de Verdi de façon aussi étrange, et le Figaro de Mozart semble écrit pour lui. Schrott s’est retrouvé pour la première fois sur une scène à l’âge de 8 ans : il était figurant dans la Tosca de Puccini. “A ce moment-là il s’est passé quelque chose en moi”, se souvient-il. La passion de l’opéra n’allait plus le quitter. L’économie de l’Uruguay s’effondre dans les années 1980 et la famille de Schrott bascule dans la pauvreté. A 11 ans, le petit Erwin lave les voitures dans les rues de Montevideo, cire les chaussures et fait quelques petits boulots de vendeur. Sa biographie est l’histoire d’un exclu, sans argent ni privilèges, à peine éduqué, mais qui réussit malgré tout à aller prendre des cours en Italie, à chanter devant Placido Domingo et à se présenter au célèbre concours Operalia de Hambourg en 1998, où il obtient le premier prix. Avec ses débuts au festival de Salzbourg, Schrott est désormais arrivé dans l’épicentre du monde du classique. Il affirme n’être ni un sex-symbol ni un produit marketing, mais un guerrier. “L’opéra n’est pas un concours de beauté. Le seul avantage pour un chanteur, c’est d’avoir une belle voix et de savoir en user pour transmettre des sentiments et des couleurs.” Claus Guth, qui met en scène Don Giovanni à Salzbourg, a déjà révélé qu’il ne présenterait pas Schrott comme un Latin lover. Le chanteur pourra-t-il garder son costume cette fois ? “Oui”, répond Guth avec un sourire en coin, “du moins la plupart du temps.” Peter Schneeberger, Profil, Vienne
ILS ET ELLES ONT DIT CONDOLEEZZA RICE, secrétaire d’Etat américaine ■ Radine
Que fera-t-elle à la fin du mandat du président George W. Bush ? “Un peu de shopping”, a-t-elle répondu aux étu▲ Dessin de diants lors de Turcios, Colombie sa dernière visite en Australie. “C’est un passetemps génial, je l’adore, même si je n’achète rien…” (BBC, Londres)
SVETOZAR VUJACIC, avocat de Radovan Karadzic ■ Optimiste
“Il croit qu’avec l’aide de Dieu il va gagner.” A propos de son client, qui veut se défendre seul devant le tri-
bunal de La Haye, qui l’accuse d’être l’instigateur des crimes contre l’humanité commis pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine. (The Wall Street Journal, New York)
DAVID CAMERON, leader du Parti conservateur britannique ■ Sérieux
Son vélo a été volé pendant qu’il faisait des courses dans un supermarché londonien. “J’envisage d’introduire la charia sur le vol de bicyclettes, a-t-il plaisanté. Je vais même consulter le maire de Londres [à ce sujet].” Son vélo lui a été rendu quelques jours plus tard. (The Independent, Londres)
ALEXANDRU IONCE, ouvrier du bâtiment canadien
fécondité : elle a mis au monde son dix-huitième enfant, une fille. Cette famille d’émigrés roumains compte désormais dix filles et huit garçons, dont les âges sont compris entre 4 jours et 23 ans. “Nous aurions préféré un garçon, pour que ce soit équilibré”, a-t-il expliqué. (Radio Canada, Toronto)
JOHN McCAIN, candidat républicain à la présidence américaine
“Notre système bancaire est sûr et en bonne santé.” Cinq banques américaines seulement ont fait faillite cette année, tandis qu’elles avaient été deux cent cinquante à plonger pendant la crise du crédit des années 1980, précise-t-il. (International Herald Tribune, Paris)
“Eh bien, j’adorerais faire un discours en Allemagne, un discours politique ou peutêtre un discours que les Allemands trouveraient intéressant, mais je ▶ Dessin
A 44 ans, son épouse Livia vient de battre le record mondial de
d’Ares, La Havane.
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HENRY PAULSON JR., ministre des Finances américain ■ Optimiste (bis)
■ Minimaliste
■ Persistant
préférerais nettement le faire en tant que président des Etats-Unis”, a-t-il déclaré à ses électeurs, réunis dans un restaurant allemand à Columbus, dans l’Ohio, à propos du discours fait à Berlin par son rival démocrate Barack Obama. (ABC News, New York)
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Femme au foyer et blogueuse ’est l’une des rares voix féminines à se faire entendre en Iran. Son dada, ce n’est pas les droits des femmes, mais plutôt la défense du président Ahmadinejad. Agée de 55 ans, l’épouse de Gholam Hossein Elham, porte-parole du gouvernement en place, s’est rendue célèbre par ses critiques virulentes de plusieurs hommes politiques importants. Sur son blog, , elle épingle régulièrement les deux anciens présidents, le libéral Rafsandjani (1989-1997) et le réformateur Khatami (1997-2005). Mais, à un peu moins d’un an de l’élection présidentielle, elle dirige maintenant ses attaques contre les futurs adversaires de son chouchou. Dans une contribution récente, elle accusait le maire de Téhéran, rival potentiel d’Ahmadinejad pour la présidentielle, de “faire de son mieux” pour aider les services secrets israéliens et américains. Soigneusement couverte de son tchador noir, Fatemeh Rajabi se décrit, dans une interview donnée au Financial Times, comme “une femme au foyer, fière de n’avoir jamais travaillé à plein temps”. Selon elle, cela lui donne une liberté de ton que les hommes politiques n’ont pas. D’ailleurs, son mari aime à la désigner comme “un exemple de la liberté d’expression qui règne en Iran”.
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NAVANETHEM PILLAY
L’après-Arbour lle a 67 ans, est sud-africaine et sera la nouvelle haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme. Elle succède à la Canadienne Louise Arbour – l’une et l’autre ont le même type de profil, insistant sur la nature juridique des droits de l’homme pour mieux les défendre devant les juges. Elle héritera d’un haut-commissariat dont le budget a quasiment doublé et dont la présence sur le terrain s’est considérablement renforcée, mais elle devra également contenir les attaques croissantes de certains Etats membres visant à réduire son indépendance. Elle aura aussi la redoutable tâche de défendre l’universalité des droits humains lors de la Conférence mondiale contre le racisme, qui se tiendra à Genève en avril prochain. Juge à la Cour pénale internationale, Navanethem Pillay a présidé le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). “Elle a été une remarquable avocate de détenus de l’apartheid”, estime Yasmin Sooka, directrice de la Fondation des droits de l’homme d’Afrique du Sud. “Au TPIR, elle a par ailleurs imposé une nouvelle norme en parlant des viols comme d’une arme de guerre. Elle sait faire preuve d’une grande intégrité, mais il est vrai qu’elle est aussi très timide.” Diplômée en droit de Harvard, Navanethem Pillay a été en 1967 la première femme à ouvrir un cabinet d’avocats dans la province du Kwazulu-Natal.
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Sandro Campardo/AP/Sipa
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(D’après Le Temps, Genève)
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dossier
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TURQUIE LE CHOC DES BOMBES ■ Le double attentat du 27 juillet à Istanbul, attribué par les autorités aux rebelles kurdes du PKK, survient au moment où la Turquie traverse deux crises politiques majeures ■ L’inculpation de 86 personnes du groupe ultranationaliste Ergenekon soupçonnées de préparer un coup d’Etat et les délibérations de la Cour constitutionnelle sur une possible interdiction du parti islamique au pouvoir.
On pense tous au PKK mais… L’organisation séparatiste kurde a souvent perpétré des attentats contre des civils. Mais, dans l’imbroglio politique turc, d’autres groupes peuvent avoir voulu nuire au pays.
A
VATAN
▲ Flash… Flash…
Istanbul
peine deux semaines se sont écoulées depuis l’attaque armée contre le consulat américain à Istanbul attribuée à Al-Qaida [14 juillet 2008] et on doit déjà faire face à un nouvel attentat. Mais l’attaque du 27 juillet à Güngören [cité dortoir du sud d’Istanbul] ne ressemble pas du tout aux méthodes d’AlQaida. Ce “terrorisme aveugle” ressemble plus à un acte de revanche. Mais qui veut prendre sa revanche, et sur qui ? Bien évidemment, on pense tous au PKK. Dans le nord de l’Irak, des opérations militaires [turques] prennent sans arrêt pour cible des éléments de cette organi-
13 morts, plus de 100 blessés. Un attentat terroriste à Güngören. Sur le site du quotidien turc Milliyet, le 27 juillet 2008.
WEB
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Dans nos archives
courrierinternational.com
▶ Mieux vaut aider les Kurdes que les réprimer (18/10/2007) ▶ Le PKK veut saper le processus démocratique (9/10/2007)
sation et, pour cette raison, on sait que le PKK voulait transférer ses opérations terroristes dans les grandes villes. D’ailleurs, le PKK compte déjà à son actif un grand nombre d’attentats à la bombe visant des citadins innocents. Les derniers exemples en date sont les attentats à la bombe sur le marché d’Anafartalar à Ankara [le 22 mai 2008], et un autre contre un véhicule militaire à Diyarbakir [le 6 janvier 2008, dans le sud-est de la Turquie]. Il convient néanmoins d’être prudent. Examinons d’abord la méthode : c’est la première fois qu’on assiste à un événement d’une telle ampleur [les explosions successives de deux bombes]. L’attentat a clairement été planifié dans le but de provoquer un maximum de morts. En outre, vu le travail des services de renseignements, il est difficile pour le PKK d’orchestrer un tel attentat à Istanbul. Si c’est vraiment le PKK qui se trouve derrière cette attaque, on peut être sûr que les responsables seront arrêtés en un temps record. Cependant, le moment où survient cet attentat est pour le moins curieux. Il s’est produit en effet juste après que des opérations aériennes ont eu lieu [dans le nord de
l’Irak]. Le DTP [Parti de la société démocratique – de tendance prokurde, représenté au Parlement turc] vient de clore son congrès. Et Abdullah Öcalan [fondateur du PKK, emprisonné depuis 1999] n’arrête pas de faire des commentaires depuis Imrali [son île-prison] sur l’affaire Ergenekon [réseau clandestin turc accusé d’avoir préparé une série de coups d’Etat et d’assassinats politiques dans le but de renverser l’actuel gouvernement]. Il est étrange que le PKK prépare dans ce contexte un tel acte de terrorisme sauvage dans le seul but de faire parler de lui. Sans innocenter cette organisation, soulignons que la Turquie est empêtrée par ailleurs dans deux affaires sulfureuses [le procès d’Ergenekon et le procès pour interdire l’AKP, le parti au pouvoir]. Et les deux procès ont officiellement commencé. Cet acte de terrorisme sauvage peut soit être le fait du PKK, soit celui d’une organisation secrète dont on n’aurait jusqu’à ce jour jamais entendu parler. Quel qu’il soit, l’auteur cherche à plonger la Turquie dans le chaos. Et, dans le malaise réel que nous traversons, il pourrait bien atteindre son but. Rusen Cakır
Le retour en force des rebelles kurdes Pour éviter une radicalisation des Kurdes, Ankara doit prendre de vraies mesures, affirme un hebdomadaire kurde irakien.
es combats s’intensifient entre la Turquie et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) réorganisé. Cette évolution risque d’accroître l’instabilité du Moyen-Orient, au moment où, ironie du sort, la Turquie ellemême joue un rôle clé de médiateur en faveur de la paix [israélo-syrienne]. Depuis le début de l’année, des sources turques et d’autres proches du PKK affirment avoir tué respectivement des centaines et des dizaines de représentants du camp adverse, preuve de la reprise de ces hostilités dans la région. “Nous nous trouvons au seuil d’une époque particulièrement critique en termes d’influence du PKK”, écrivait Mehmet Ali Birand, célèbre éditorialiste turc, dans le Turkish Daily News du 29 mai, reconnais-
L
sant les conséquences potentiellement déstabilisatrices du conflit en cours. Car, en plus de vingt ans de conflit, cet affrontement a fait plus de 40 000 morts. Le PKK est à présent considéré comme un groupe terroriste par Ankara et de nombreux pays occidentaux. Aujourd’hui, tout porte à croire que le PKK a trouvé un nouvel élan. “J’étais en Europe il y a peu et j’ai été surprise de voir à quel point le PKK avait gagné en puissance”, déclare la journaliste américaine Aliza Marcus. “[Le PKK] peut de nouveau compter sur le soutien de nombreux Kurdes qui ne sont pas forcément des partisans déclarés de cette organisation, mais qui ne voient pas d’autre solution.” Sur le plan stratégique, la Turquie ne cesse de prendre de l’importance aux yeux des décideurs de Washington. Ces derniers sou-
haitent entre autres, face à l’influence grandissante de Téhéran au Moyen-Orient, établir un partenariat plus solide avec Ankara à propos du programme nucléaire iranien. Les Etats-Unis font également pression sur la Turquie pour qu’elle fournisse davantage de troupes dans la lutte contre des talibans de nouveau très actifs [en Afghanistan]. Tout risque d’instabilité à l’intérieur des frontières de leur allié turc pourrait compromettre leurs projets pour l’ensemble de la région. “Le gouvernement américain s’est montré exaspéré par la lenteur des réformes annoncées en Turquie. L’idée, c’était que, une fois [le leader du PKK] Öcalan arrêté, le temps serait venu pour la Turquie de mettre en place de véritables changements concernant la question kurde. Au lieu de cela, elle n’a rien fait”, explique
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Marcus. La menace d’une aggravation du conflit en Turquie se précise. La crise risque de déborder sur les pays voisins. La Turquie a tout intérêt à prendre plus au sérieux sa question kurde. Mais on semble voir les tous premiers signes d’un changement : le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a annoncé l’investissement de 12 milliards de dollars pour le développement de la région à majorité kurde, dans le sud-est du pays. Estimant que ce plan n’est pas suffisant, Najmaddin Karim, membre de l’Institut kurde de Washington qui a signé une pétition rassemblant un millier de personnalités kurdes, commente : “La question des Kurdes est politique et identitaire, et c’est à ce titre qu’il faut y répondre.” Et il conclut : “En fait, la question kurde, c’est comme le génie qui est sorti de la bouteille et qui ne peut plus y retourner.” Mohammed A. Salih, The Kurdish Globe, Erbil
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Et si le parti au pouvoir était interdit ? L’interdiction de l’AKP par la Cour constitutionnelle aurait des conséquences néfastes sur l’économie et sur la démocratie, affirme le quotidien islamique d’Istanbul.
L
ZAMAN
Istanbul
e 28 juillet, la Cour constitutionnelle d’Ankara devait commencer ses délibérations dans le procès d’interdiction intenté contre le Parti de la justice et du développement (AKP). Quelle que soit la teneur du verdict, il est certain que son annonce aura un grand retentissement sur la scène politique turque et au-delà. Pourquoi cela ? Pour la majeure partie de la population, l’interdiction de l’AKP sera perçue comme une décision injuste et purement politique. Près de la moitié des électeurs turcs ont voté pour ce parti lors des élections de l’année dernière. En outre, les dirigeants de l’AKP ne manqueront pas de faire appel du jugement devant la Cour de Strasbourg, qui finira bien par condamner cette décision comme une violation de la liberté d’association telle que garantie par la Convention européenne des droits de l’homme. En condamnant l’AKP, la Cour constitutionnelle ne violerait pas seulement la Convention européenne des droits de l’homme, mais également ses propres principes sur la liberté d’organisation, réaffirmés le 1er juillet, quand elle a refusé d’interdire le mouvement prokurde HAKVAR (Parti des droits et des libertés). Dans son jugement, la Cour déclarait que les partis
politiques étaient indispensables à la démocratie et que leurs différentes solutions aux problèmes du pays n’étaient qu’une conséquence naturelle de leur rôle politique. Les formations politiques sont protégées par la liberté d’expression tant qu’elles ne constituent pas une menace claire et immédiate pour le régime démocratique. Depuis l’ouverture du procès, la direction de l’AKP s’est comportée de manière responsable en évitant (dans la mesure du possible) de nuire aux intérêts économiques ou diplomatiques de la Turquie. Le gouvernement n’a pas modifié les règles concernant les organisations politiques, alors qu’il aurait pu les harmoniser avec les normes européennes pour rendre impossible l’interdiction de l’AKP. On peut donc s’attendre
que le parti continue à agir de façon responsable, quelle que soit l’issue du procès. A contrario, l’interdiction de l’AKP risque d’aggraver la polarisation de la société turque et de réduire toute perspective de réconciliation nationale. La condamnation de l’AKP pourrait aussi avoir des conséquences néfastes pour l’économie en ajoutant au climat d’incertitude et en décourageant l’investissement, ce qui pourrait se traduire par un ralentissement de la croissance et par l’augmentation du chômage et de la pauvreté. Les citoyens qui en concluront qu’il est impossible de mener une activité politique pacifique et démocratique en Turquie pourraient se radicaliser. Si, après l’AKP, c’est le DTP (Parti pour une société démocratique, prokurde) qui est interdit, les Kurdes de Turquie se diront probablement que leurs préférences politiques n’ont aucune importance et les organisations prônant la violence pourraient voir leurs rangs grossir. La réputation – difficilement acquise – d’Ankara comme influence positive pour la paix, la stabilité et la démocratie dans la région en sera affectée. La Turquie ne sera plus considérée comme une démocratie en devenir, prête à rejoindre l’Union européenne, mais comme un énième régime autoritaire du Moyen-Orient. Les opposants à l’entrée de la Turquie dans l’UE auront de nouveaux arguments à faire valoir. Ankara verra disparaître ses chances de résoudre la crise chypriote, de normaliser ses relations avec l’Arménie ou d’être élu au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais la conséquence la plus grave pourrait être le message envoyé au monde musulman. Les mouvements islamistes pourraient se croire menacés – même après avoir accepté le processus démocratique et le sécularisme – et donc radicaliser leur position. L’interdiction de l’AKP ne fera même pas le jeu de ceux qui l’attaquent. Le successeur de l’AKP décidera de se présenter devant les urnes et pourrait ressortir avec une majorité encore plus forte que [celle de] l’actuel gouvernement, étouffant encore un peu plus la voix de l’opposition. Il ne sera même pas possible d’éliminer [le Premier ministre] Recep Tayyip Erdogan et [le président] Abdullah Gul, puisque rien n’empêche le premier de se représenter comme indépendant et le second de rester à la présidence jusqu’à la fin de son mandat. Sahin Alpay
L’islamisation est vraiment en marche a volonté d’interdire le Parti de la justice et du développement (AKP) a émergé en février dernier à la suite d’un projet d’amendement constitutionnel – disparu depuis – visant à lever dans les universités l’interdiction du port du voile, considéré par le pouvoir séculaire comme le symbole d’un islam politique. Mais le rapport de 161 pages rédigé par le procureur Abdurrahman Yalcinkaya mentionne bien d’autres mesures antilaïques, comme les tentatives d’interdiction de l’alcool par certaines autorités locales. Dans la ville de Denizli, le maire aurait essayé, en vain, de repousser les débits de boissons légaux dans un ghetto de banlieue. A Kayseri, bastion de l’AKP, tous les bars ont disparu, et seul l’hôtel Hilton sert encore de l’alcool. Les projets visant à établir
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des normes halal pour tout le secteur de l’alimentation n’ont jamais été mis en œuvre, mais ont toutefois conduit de nombreuses sociétés à les adopter, expliquent les procureurs. Certains professeurs font état d’une poussée de l’éducation religieuse. Les professionnels de santé signalent une augmentation des cas de femmes médecins refusant de traiter des patients hommes ou de maris interdisant à leurs femmes d’être soignées par des hommes. Les alevis, secte hétérodoxe rejetant de nombreuses traditions musulmanes, se plaignent de faire l’objet de “pressions du voisinage”. En effet, des religieux viennent vérifier qu’ils respectent le jeûne du ramadan ou que les femmes invitées à des lectures du Coran sont voilées. Robert Tait, The Guardian, Londres
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Revue de presse Une solution idéale
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“J’ai toujours été de ceux qui croyaient que l’AKP serait frappé d’interdiction et que [le Premier ministre] Tayyip Erdogan serait interdit de politique. Je n’ai pas encore changé d’avis à ce sujet, mais les ‘chances de non-interdiction’ me paraissent aujourd’hui plus importantes”, écrit Cengis Candar dans Referans, en attribuant ce retournement au succès du Premier ministre turc dans la crise syro-israélienne et à son coup de main à Nicolas Sarkozy lors du lancement de l’Union pour la Méditerranée. Interdit ou non ? Chacun y va de son pronostic quant à l’ouverture du procès contre le parti au pouvoir, et Taha Akyol
dans Hürriyet exprime ses craintes pour l’“intégration politique” et la “stabilité du pays” en cas d’interdiction.
Murat Yetkin, lui, envisage dans Radikal une autre solution pour sortir de la crise. Il suggère que la Cour adresse à l’AKP “une remontrance sur les principes de laïcité, en lui coupant notamment son financement public en guise de punition, mais sans l’interdire et sans provoquer d’élections anticipées. Ça ne contenterait personne, mais ce serait probablement une solution idéale.” ▲ Dessin de Ruben
L. Oppenheimer paru dans NRC, Pays-Bas. ◀ Dessin de Krauze,
Royaume-Uni.
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SOCIÉTÉ
Et la Tecktonik commença à envahir le monde
Nouvelle mode passagère ou tendance durable ? Après l’Europe, cette danse d’origine 100 % française débarque outre-Atlantique. Le Los Angeles Times a voulu en savoir plus. LOS ANGELES TIMES (extraits)
Los Angeles
DE PARIS a Tecktonik, la dernière danse à la mode [que l’on appelle aussi Electro Danse ou Vertigo], mélange de mouvements techno, hip-hop et originaux, fait fureur partout en France, dans les boîtes de nuit et les salles de classe, dans les grandes villes et les banlieues, dans les rues et sur le web. Au printemps dernier, les médias s’en étaient emparés, signant probablement par là son arrêt de mort. Mais la Tecktonik – une marque déposée par ses créateurs – est bien plus qu’une simple chorégraphie. Il y a avant tout le look : pantalons et tee-shirts ultramoulants, baskets montantes, accessoires fluo et coupes de cheveux futuristes qui associent nuque longue et crête iroquoise. Elle signe le retour de l’esthétique des années 1980 : imaginez un David Bowie mâtiné de Kiss avec une touche de punk et de glamour. Que cette tendance ait été très soigneusement conçue pour vendre des tee-shirts aux ados ou qu’il s’agisse d’une danse primitive devenue emblématique d’une génération, elle fait un tabac en France, pays où la culture vient généralement des hautes sphères et d’institutions nationales dûment subventionnées et passe d’abord par les universités et les salles de classe avant que la rue ne se la réapproprie. Ici, c’est l’inverse qui s’est produit.
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▶ Une soirée Lorenvu-TV/Sipa
Tecktonik dans le temple du mouvement, le Métropolis.
compilations. La marque dispose de toute une gamme de produits dérivés commercialisés par une filiale d’une grande chaîne de télévision [TF1] : teeshirts, boissons énergisantes, chewinggums. Il existe même deux salons de coiffure agréés “Tecktonik”. Alexandre Barouzdin reconnaît que la création et la promotion de la marque ont dès le départ lancé le buzz.Vincent Cespedes, un philosophe de 34 ans spécialiste des cultures urbaines, n’est pas vraiment convaincu. “La Tecktonik est le reflet d’une France de plus en plus conservatrice et narcissique qui pousse les jeunes à s’ex-
hiber dans des vidéos tournées dans leur garage. Comble de l’ironie, la Tecktonik fait un tabac alors qu’on commémore les 40 ans de Mai 68. Or elle est le contraire de Mai 68. Elle valorise le contrôle de soi et le commerce. Et puis, franchement, cette chorégraphie n’est pas terrible…” Dans un club de remise en forme à côté du Centre Pompidou, Treaxy, 18 ans et star du genre, donne des cours de Tecktonik le dimanche aprèsmidi. Il décompose les mouvements des bras lentement. “La Tecktonik n’a pas d’école ni de religion”, explique Treaxy – William Falla de son vrai
nom. Treaxy a grandi dans les banlieues du nord-est de Paris. Sa mère tient un salon de coiffure et son père est technicien chez Air France. A 16 ans, Treaxy a commencé à fréquenter le Métropolis et il est rapidement devenu expert en balancements de bras et autres mouvements chorégraphiques frénétiques. Djawad Saide, lui, a 17 ans, il appartient au groupe Electro Famous, qui espère remporter le championnat de Tecktonik cette année. Dans le milieu, il se fait appeler Diy-Lek. Il porte les cheveux très courts sur les côtés et une crête. Comme Treaxy, il affirme que la Tecktonik est une culture relativement saine. “On ne prend pas de drogue parce que nous sommes jeunes. On reste persuadés que c’est mauvais pour nous.” Il préfère la Tecktonik au hip-hop parce que “c’est plus chic et plus clean. C’est comme une famille avec qui on passe la soirée.” Ses détracteurs accusent la Tecktonik d’être trop commerciale. Alexandre Barouzdin met cette critique sur le compte de la jalousie. “En France, dès que quelqu’un crée quelque chose de nouveau, les gens ont du mal à l’accepter. C’est justement parce qu’on ne prend pas les choses trop au sérieux qu’est né ce mouvement. Vous savez, pour danser la Tecktonik, vous n’avez besoin que d’un pot de gel. C’est aussi simple que ça.” Geraldine Baum
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LE REFLET D’UNE FRANCE CONSERVATRICE ET NARCISSIQUE
Trop tard pour sauver les langues régionales ?
Pour Alexandre Barouzdin et Cyril Blanc, les danseurs inventeurs de la marque Tecktonik, le pays n’a pas connu un tel phénomène depuis plus d’un siècle. “La dernière fois que les Français ont fait parler d’eux avec une danse, c’était le cancan”, dit Barouzdin, 31 ans, qui a quitté son emploi de trader chez Merrill Lynch pour promouvoir la marque. “Aujourd’hui, elle se répand dans le monde entier.” Tout a commencé il y a huit ans au Métropolis, une boîte de nuit de la banlieue parisienne. Alexandre Barouzdin a grandi à Paris et Cyril Blanc est un danseur de formation classique, originaire de la vallée de la Loire. Lassés des boîtes gays parisiennes, ils se rendent régulièrement au Métropolis. En l’an 2000, les deux hommes organisent des soirées Tecktonik Killer, qui mixent musiques électroniques et voix de synthèse, et attirent jusqu’à 8 000 danseurs par soirée. La Tecktonik connaît un tel engouement au Métropolis que les deux compères déposent rapidement son nom et signent un partenariat avec EMI Music France pour vendre des
arkozy semble avoir le don d’ubiquité. Le jour même où il se rendait en Irlande pour tenter de résoudre le problème du non au traité de Lisbonne, on votait à Paris des réformes constitutionnelles qui, sans être fondamentales, ne sont pas pour autant anodines [le 21 juillet]. Celle qui semble la moins importante aux yeux des Français est la déclaration favorable aux langues minoritaires. Certains régionalistes se sont empressés de souligner que tout cela n’est que du vent tant qu’une disposition légale ne va pas au-delà de la simple reconnaissance des langues régionales comme appartenant au “patrimoine national”. Cette déclaration va toutefois à l’encontre d’une très ancienne tradition des autorités françaises. Alors que la quasi-totalité des membres de l’Union européenne ont signé une déclaration proposée par la Commission en faveur de la promotion des langues européennes minoritaires partout où elles existent, la France reste volontairement en marge [elle a signé la Charte européenne sur les langues régionales, mais a refusé de la ratifier]. La position
Le basque, le breton, le catalan ont été les victimes du centralisme de la France, rappelle le quotidien de Barcelone La Vanguardia.
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française à l’égard des langues autres que le français parlées dans le pays est la plus parfaite illustration d’un centralisme excessif. Avant la Révolution, les rois de France avaient supprimé les pouvoirs dont jouissaient encore les régions dites historiques. On se souvient de la fameuse formule de Louis XIV : “L’Etat, c’est moi.” Mais les véritables fossoyeurs de toute manifestation régionale furent les révolutionnaires, qui cherchaient précisément à faire disparaître le moindre vestige de l’Ancien Régime. Cette volonté centralisatrice s’est imposée au cours des époques postérieures, qui furent marquées par le règne sans partage de la langue française. Cohabitant longtemps avec les langues régionales, le français les a finalement ramenées au rang de “patois” pour s’imposer. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le français n’a pas eu besoin de se défendre. Aujourd’hui, sa domination en France est totale, mais son influence dans le monde a très nettement diminué. Il n’était donc pas nécessaire d’annihiler les autres langues qui ne se perpétuaient que dans le cercle familial et en zone
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rurale. Il y a quelques semaines a eu lieu à Perpignan une manifestation qui se tient tous les ans pour défendre le catalan et demander qu’il soit enseigné. Les revendications sont plus fortes en Bretagne, où de nombreux Bretons continuent de pratiquer leur langue traditionnelle. Les Basques sont peu nombreux, contrairement aux Provençaux. Il n’y a pas si longtemps, en 1904, Frédéric Mistral a reçu pour son œuvre écrite en provençal Mirèio (Mireille) le prix Nobel de littérature. Un chant du cygne déjà, car à l’époque cette langue disparaissait des salles de classe comme de la vie publique. Comme d’autres langues, le provençal aurait pu survivre, ne serait-ce que dans l’ombre du français. Mais les gouvernements successifs ont œuvré à sa disparition quasi totale. La survie du français n’avait nul besoin d’actions de destruction culturelle. Est-il encore possible de réparer les torts causés ? C’est peu probable, car rien ne peut ressusciter une langue morte ou moribonde. Carlos Sentís, La Vanguardia (extraits), Barcelone
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Gordon Brown poussé vers la sortie
Après une série de cinglantes défaites électorales, le Premier ministre britannique est contesté jusque parmi ses ministres. Car, au-delà de son cas personnel, c’est l’avenir du Parti travailliste qui semble en jeu. THE OBSERVER (extraits)
Mais les ministres craignent que l’on ne puisse plus acheter les électeurs. Un ministre est plus direct :“Notre problème, avec Brown, n’est pas qu’il est mauvais : c’est que les gens ne l’écoutent pas.” Il est désormais à craindre qu’ils écoutent plutôt les tories.
Londres
epuis la déconfiture des travaillistes lors de la législative partielle de Glasgow-Est [le Labour a perdu, face au Parti national écossais, un siège qu’il tenait avec 13 000 voix d’avance], les propres ministres de Gordon Brown ne comptent plus le temps qui reste à celui-ci en mois, mais en semaines. “Rideau !” lance l’un d’eux, qui prédit une action contre le chef du gouvernement à la fin août. Ce qui rend cette défaite si nocive, c’est qu’elle n’est que la dernière pièce d’un puzzle. Depuis mai, le gouvernement Brown a été massivement rejeté dans les urnes à quatre endroits différents : dans la banlieue de Londres [ce qui a fait basculer la capitale à droite], dans la ville aisée de Henley, dans la circonscription historiquement travailliste et mixte de Crewe, et maintenant dans la zone défavorisée de Glasgow-Est. La gangrène ne touche plus seulement un groupe en particulier. Les travaillistes sont en déclin chez les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, dans tous les coins du New Labour. Ce ne sont pas quelques mesurettes en faveur de groupes d’intérêts spécifiques (éliminer tel ou tel impôt) qui résoudront le problème. Tout le projet, y compris son leader, a besoin
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LES CONSERVATEURS ONT PRIS LE PROGRAMME DU LABOUR
▶ “Passe de bonnes
vacances, Gordon ! — Salut ! — Relax, détends-toi ! — Profite de ta pause ! — Salut ! — A dans deux semaines ! — A plus ! — Amuse-toi ! — Profites-en ! — Salut, alors !” Dessin paru dans The Daily Telegraph, Londres.
d’être revu. “Si nous continuons comme ça pendant deux ans [terme prévu de la législature], nous allons nous faire massacrer [selon des projections, tous les ministres sauf deux seraient battus]” affirme un ancien ministre en colère. LE GOUVERNEMENT NE PEUT PLUS ACHETER LES ÉLECTEURS
Selon un autre membre important du parti, les députés de la majorité se répartissent en deux camps. “Il y a ceux qui disent : ‘C’est horrible, mais il n’y a pas grand-chose à faire’, et ceux qui disent : “C’est horrible, et nous n’avons que quelques mois pour changer.’ Glasgow a probablement renforcé le deuxième camp. Gordon Brown
pourrait inverser la tendance, mais il va devoir se secouer.” Et s’il n’y parvient pas ? “La pression sur lui va devenir énorme. Si rien n’a bougé d’ici le début de l’automne, je pense que les gens vont se durcir.” Plusieurs milliards de livres pourraient être débloquées pour aider les familles frappées par la crise du crédit. La stratégie de lutte contre la pauvreté infantile va être rebaptisée “équité pour les familles”, pour faire taire ceux qui se plaignent que le gouvernement n’aide que les indigents et ne fait rien pour “les gens comme nous”. Les crédits d’impôt accordés aux familles avec enfants et les allocations devraient être généreusement augmentés.
GRÈCE
Quatre ans après les Jeux, le règne des “éléphants blancs” Malgré les milliards d’euros investis et les promesses d’aménagement urbain, la plupart des installations construites pour les Jeux olympiques d’Athènes sont aujourd’hui à l’abandon. I KATHIMERINI
Athènes
orsque l’organisation des Jeux olympiques est confiée à un pays, celui-ci s’engage à promouvoir les valeurs de l’olympisme pendant les Jeux, mais aussi après. Bien que nées en Grèce, les valeurs olympiques n’auront pas été respectées par les Grecs ! Quatre ans ont passé depuis les brillants Jeux d’Athènes. Les souvenirs sont toujours présents, les stades aussi. Après la course folle pour terminer leur construction dans les délais, une autre course est engagée, cette fois pour leur réhabilitation. Le constat est alarmant : seuls 30 % des stades olympiques ont été utilisés depuis 2004, et la grande majorité d’entre eux n’a gardé aucune activité sportive. Les autres installations sont à l’abandon, fermées, et ont oublié l’esprit sportif.
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complètement abandonnés. Sur les plans Leur construction a portant coûté pluprésentés avant 2004, ces trois stades, situés sieurs milliards d’euros à la Grèce. Nous sur le front de mer, devaient être transfortous, les contribuables, payons la note de ces més en parc écologique. Le stade de canoëJeux, et nous en avons encore pour trentekayak, dont la construction a été l’une des six années. S’y ajoutent 50 millions d’euros grandes fiertés grecques, est lui aussi laissé par an pour le simple entretien et la conserà l’abandon, et son exploitation a été confiée vation de ces stades ! à une société privée dont personne ne Toutes ces infrastructures ont reçu le connaissait l’existence. surnom d’“éléphants blancs”. Bien entendu, Quant aux onze kilomètres de front de toutes ne sont pas à l’abandon. Certaines mer qui s’étendent du stade Irinis kai Filis, sont devenues des théâtres, comme le stade sur la côte du Phalère, jusqu’au de badminton, d’autres des stade de taekwondo, ils sont livrés centres culturels, des centres aux Tsiganes et aux SDF. commerciaux, des marinas, En Grèce, les bilans ne sont des ministères. Leur gestion a Dans nos archives jamais très glorieux. Cela explique été transmise à une société pricourrierinternational.com pourquoi les autorités font provée, mandatée par le ministère ▶ Athènes fil bas quand il s’agit de prode la Culture pour valoriser Conjoncture : après les mouvoir le visage postolympique l’“héritage olympique”. Mais JO, trente ans de gueule d’Athènes. les stades de basket-ball, de de bois. (15/11/07) Spiridoula Spanea volley-ball et d’escrime sont
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David Cameron a mis au point un nouveau programme moral, un mouvement presque puritain fondé sur la responsabilité individuelle, les valeurs familiales et l’austérité financière, allant du rejet des réductions d’impôt inconsidérées à la réforme des dépenses de la Chambre des communes. Les bons sentiments sont remplacés par les claques de la pensée conservatrice traditionnelle, comme insinuer que les pauvres et les gros doivent assumer la responsabilité de leurs malheurs, adoucies par une dose de discours aux accents blairistes sur la nécessité d’aider les exclus. Colin Byrne, l’ancien conseiller en communication travailliste, fulminait ainsi récemment sur son blog : “Ce n’est pas le programme du Daily Mail [le quotidien de la classe moyenne conservatrice], c’est notre programme.” Et le Parti travailliste est en train de se le faire prendre. Les députés travaillistes préféreraient que le gouvernement organise un départ en douceur. Une délégation privée pourrait par exemple inciter Brown à annoncer sa démission au congrès annuel du parti [en septembre]. Sinon, des députés assurent qu’il y aura des problèmes. “Ils ne se contenteront pas de rester assis et de laisser les choses telles quelles.” Selon un ancien ministre, ce qui retient les “tombeurs de cabinet” est la crainte que Brown ne refuse de partir et que les frondeurs ne les soutiennent pas le moment venu. “C’est comme lorsqu’on dit à une femme qui quitte son mari qu’on a toujours pensé que c’était un salaud, commente-t-il. Et puis elle retourne avec lui et ne vous adresse plus jamais la parole.” Même les plus ardents blairistes ne disent plus que jeter le chef pardessus bord serait suffisant pour gagner une élection. Selon l’un d’eux, cela aiderait peut-être seulement à “limiter le massacre” et à épargner suffisamment de députés pour permettre au Labour de se reconstruire rapidement dans l’opposition. Ce qui signifie que beaucoup de députés travaillistes démangés par l’envie de se débarrasser de Brown savent que, s’ils le font, ils risquent fort de se retrouver au chômage. Ce qui a changé depuis le 24 juillet, c’est qu’ils sont maintenant plus nombreux à être prêts à fermer les yeux et à sauter. Gary Hinsliff
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Les germanophones tranquilles face à la crise
Dans les tensions entre Wallons et Flamands, la petite minorité de langue allemande du royaume a toujours su tirer son épingle du jeu. Mais, si le pays venait à se désintégrer, c’en serait fini de son autonomie. Munich
D’EUPEN our rejoindre la plus petite région autonome d’Europe en partant de Bruxelles, il suffit de prendre l’autoroute en direction d’Aix-la-Chapelle, puis de sortir juste après Liège, de traverser forêts et prairies en prenant garde aux crapauds, grenouilles et tritons, qui aiment franchir les routes, jusqu’à atteindre Eupen, une petite ville située à la frontière orientale de la Belgique, limitrophe de l’Allemagne. Vous voilà arrivés au cœur de la Communauté germanophone de Belgique. Eupen est la capitale de 72 000 Belges d’un genre tout à fait particulier, qui occupent un petit territoire s’étendant au nord et au sud des vastes tourbières des Hautes Fagnes. Ces habitants de l’est du pays font partie de la Wallonie francophone, mais parlent allemand et gèrent euxmêmes leur système éducatif, la culture, l’environnement et le tourisme. Leur Parlement siège une fois par mois. Réunis dans une salle en demilune aux rideaux tirés, le ministreprésident, les trois ministres et les vingtcinq députés sont plutôt à l’étroit. Les responsables politiques, la quinzaine d’observateurs et les journalistes se saluent d’une poignée de main. Gerhard Palm s’avance vers le pupitre. Ce sexagénaire qui a enseigné le latin pendant quarante ans tout en défendant les “intérêts bien compris” des germanophones semble tendu. C’est que le Parlement vient de franchir un grand pas : installé sous le portrait du couple royal, il annonce rien de moins que la libération des enseignants de la jungle bureaucratique wallonne. Sur les 122 échelons existant en Wallonie, Eupen a décidé de n’en garder que 4, tout en relevant les bas salaires de la profession. L’âge de la retraite avait été précédemment repoussé de 55 à 58 ans – malgré la grogne des intéressés. Tous les partis de la petite Communauté, des chrétiens-démocrates jusqu’aux Verts, s’accordent à vouloir se présenter comme un modèle de
M ER N ORD
v e c l e Wa l l o n R a y m o n d Langendries et le Bruxellois François-Xavier de Donnea, le ministre-président de la Communauté germanophone, Karl-Heinz Lambertz, est l’un des trois “sages” nommés par le roi Albert II pour examiner dans quelles conditions pourra reprendre le dialogue institutionnel entre néerlandophones et francophones. Ils devaient remettre leur rapport le 31 juillet.
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50 km
Anvers Bruges Gand
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Rapport
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PAYS-BAS
DU
RÉGION FLAMANDE RBC* Bruxelles
Communauté germanophone
Liège Eupen
RÉGION WALLONNE Namur
L’ÉTAT FÉDÉRAL BELGE
Saint-Vith ALLEMAGNE
Limite des 3 Régions Communauté flamande Communauté française de Belgique
FRANCE LUXEMB.
* RÉGION DE BRUXELLES-CAPITALE
Courrier international
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits)
modernité en matière de politique éducative. Dans la Communauté germanophone, tout enfant obtient automatiquement et gratuitement une place en maternelle et y apprend non seulement l’allemand, mais aussi le français. Par la suite, le système offre des établissements qui dispensent l’enseignement matin et après-midi. Karl-Heinz Lambertz, le ministreprésident de la Communauté, veut encore aller plus loin et prône une “optimisation maximale” des écoles et une “formation supérieure” pour tous les enseignants. Voilà pourquoi un nombre croissant de familles allemandes est attiré par cette petite bourgade voisine d’Aix-la-Chapelle. Dans bien des villages, les Allemands sont
déjà propriétaires de la moitié des maisons. Mais, de là à considérer cette région comme une Allemagne en miniature, il y a un pas à ne pas franchir. Certes, on y parle l’allemand et la région possède sa propre radio et son propre journal, Grenz-Echo, mais on ne se considère pas comme allemands pour autant. “Nous sommes heureux depuis que nous sommes belges”, affirme Hans Engels, le directeur de la radio. IL RESTE TOUJOURS DES MIETTES POUR CETTE COMMUNAUTÉ
Les habitants de ce petit coin de terre de 854 kilomètres carrés ont connu plusieurs dominations. D’abord ce furent les Français, puis les Prussiens. Après la Première Guerre mondiale, la région fut rattachée à la Belgique, puis, en 1940, ce fut l’invasion par l’Allemagne nazie. Cinq ans plus tard, le territoire fut de nouveau rattaché à la Belgique. C’est dans cet Etat concocté de toutes pièces, qui vit au rythme de l’éternel antagonisme entre néerlandophones et francophones, que la petite minorité germanophone a commencé à s’épanouir. “Quand deux camps se bagarrent, mieux vaut ne pas s’interposer”, commente Karl-Heinz Lambertz. Les germanophones ne sont jamais intervenus dans la bataille, mais ils en ont toujours tiré profit. Chaque fois que les deux grands groupes de population essaient de redéfinir leur zone d’influence, il reste toujours des miettes pour la petite communauté germanophone. Selon
le ministre-président, il suffit de se faire entendre au bon moment, un peu comme un musicien qui, dans un orchestre, doit jouer du triangle à un moment précis. Lambertz trouve “passionnant” de prendre son destin en main dans de telles circonstances. Cela fait presque dix ans que ce socialiste, âgé de 56 ans, est le chef du gouvernement à Eupen, et il en connaît chaque rue, chaque arbre et chaque électeur. Juriste de formation, ce fonceur est aussi un visionnaire politique. Actuellement, il s’emploie à rédiger un rapport pour le Conseil des communes et régions d’Europe afin de mettre en évidence l’émergence de nouvelles identités dans ces “eurorégions” au confluent de plusieurs Etats nationaux. Karl-Heinz Lambertz en est convaincu, “les régions sont les fondements de l’Europe”. Pourtant, l’avenir de sa Communauté, qui pourrait s’affirmer si fortement dans cette Belgique qui s’entre-déchire, apparaît incertain. Le pays ne s’est pas encore remis de ses formidables crises politiques et la menace d’autres dissensions plane. Si les batailles linguistiques devaient prendre de l’ampleur, si la Belgique devait un jour s’effondrer, “ce serait dramatique pour nous”, reconnaît-il. Les germanophones ne pourraient assumer une totale indépendance. D’où cette mise en garde à l’attention de tous les députés : “A nous d’être diablement attentifs à l’évolution politique de la Belgique.” Cornelia Bolesch
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Vogue le Portugal, sans la brise espagnole
La crise qui touche l'économie espagnole n'a pas encore atteint le pays voisin. Et, à Lisbonne, les milieux économiques sont conscients de la nécessité de trouver d'autres partenaires. LA VANGUARDIA
Barcelone
u numéro 17 du Largo de Calhariz, à Lisbonne, Luís Bordalo réserve un accueil courtois. Sa petite papeterie est en route pour l’exploit. Le boucheà-oreille a fonctionné dans tout le Portugal, et les cahiers à couverture bleue qui, du temps du dictateur Salazar, servaient à la comptabilité nationale et aux bilans du négoce de morue s’élèvent aujourd’hui courageusement contre l’hégémonie mondiale des élégants carnets noirs dans lesquels écrivait Hemingway. C’est Viriathe [berger qui mena la révolte des Lusitaniens contre les Romains, au IIe siècle av. J.-C.] contre l’internationale du bon goût. Le singulier contre l’universel. Le Portugal connaît un regain pour le particulier, pour l’exclusif, qui remet au goût du jour les savons de la marque au papillon [Mariposa], les conserves de thon des Açores, le dentifrice favori de Fernando
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Pessoa. Objets de jadis et de demain. Si Luís Bordalo salue avec courtoisie, c’est qu’au Portugal le petit commerce ne se porte pas mal du tout. Toujours conditionnés par une démographie modeste (10 millions d’habitants, soit un peu plus que l’Andalousie), les Portugais n’ont pas connu, tant s’en faut, un décollage économique aussi spectaculaire que celui de l’Espagne, ce qui fait qu’aujourd’hui ils n’ont pas à craindre l’atterrissage forcé façon Martinsa-Fadesa [important promoteur immobilier espagnol e n c e s s at i o n d e p a i e m e n t d e p u i s l e 15 juillet]. Le Portugal vogue. L’Espagne, hélas, se prend un magnifique gadin. “Si l’Espagne va mal, nous irons mal aussi, parce que l’économie péninsulaire est une réalité ”, diagnostique Luís Reto, président de l’Institut supérieur des sciences du travail et de l’entreprise. “Ne nous leurrons pas, la péninsule Ibérique est une réalité et fonctionne comme un système intégré. Pour compenser la crise espagnole, le Portugal va devoir mettre l’accent sur ses échanges avec le Brésil et l’Angola,
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où l’économie se porte comme un charme. Le Brésil est la nouvelle puissance américaine, et l’Angola est en bon chemin pour détrôner l’Afrique du Sud”. “Le problème, c’est que nos anciennes colonies sont trop grandes”, précise-t-il. Le Brésil, qui un jour pourrait bien racheter le Portugal, est aujourd’hui la locomotive de diffusion de la langue de Camoens : aimantés par le dynamisme brésilien, le Venezuela et le Paraguay ont déjà inclus le portugais dans leurs programmes d’enseignement secondaire. Une fureur bilingue semble descendre le long des rives du Paraná – il faudra surveiller la signalisation. Le Portugal vogue donc. Et bascule. Amarré pour toujours à la péninsule, il attend l’AVE [le TGV espagnol] venu de Madrid et croise les doigts en assistant à l’hécatombe immobilière. Forgé par l’Atlantique, il continue d’être une agence de voyages. Un carnet éternellement imparfait. Une philosophie. Et un phare. Enric Juliana
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e u ro p e SERBIE
L’invraisemblable cavale de Radovan Karadzic
L’arrestation de l’ancien leader des Serbes de Bosnie le 21 juillet, à Belgrade, pose plus de questions qu’elle n’en résout. Et tout d’abord : pourquoi les grandes puissances ont-elles été si réticentes à l’appréhender en 1996 ? GLOBUS (extraits)
Zagreb
ourquoi Radovan Karadzic a-t-il été arrêté juste avant la suspension d’été des procès au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ? La coïncidence n’est pas fortuite, d’autant plus qu’on avait prévu de boucler tous les procès, au moins en première instance, d’ici à la fin de l’année. Vu l’opposition de la Russie à la prolongation du mandat du tribunal de La Haye, le scénario d’un jugement de Karadzic devant le Tribunal spécial pour les crimes de guerre à Belgrade était de plus en plus évoqué. Ce qui donnait raison aux spéculations disant qu’on négociait depuis des années la reddition du seigneur de guerre de Pale, car lui-même aurait préféré un procès à Belgrade plutôt qu’à La Haye. Quoi qu’il en soit, Karadzic a joué à cache-cache avec le monde entier pendant plus de dix ans. Alors que les soldats de l’OTAN étaient à sa recherche, on raconte qu’il passait les check-points dans des ambulances du SAMU bosniaque, qui, gyrophares en action, n’étaient jamais contrôlées.
P
D R DABIC, CITOYEN ORDINAIRE À BELGRADE
Des rumeurs couraient selon lesquelles Karadzic se cachait dans les monastères orthodoxes, qu’il se rendait à Pale pour rencontrer sa famille, qu’il visitait sa mère au Monténégro, qu’il avait été vu dans la station balnéaire de Budva ; on raconte même que, déguisé, il se serait rendu dans le centre de Sarajevo pour prendre un café… Deux hauts responsables internationaux ont expliqué à Globus comment les tentatives d’arrestation de Karadzic s’étaient soldées par des échecs à une époque où il était localisé avec certitude. Pour Richard Holbrooke, l’ancien envoyé spécial américain, considéré comme l’architecte des accords de Dayton (1995), qui
VU DE BELGRADE
paru dans NIN, Belgrade.
ont mis fin à la guerre dans l’ex-Yougoslavie, la longue cavale de Karadzic et de Mladic s’explique par l’absence de tentatives sérieuses pour les arrêter. D’après lui, en 1996, un amiral américain a purement et simplement omis d’exécuter l’ordre d’arrestation de Karadzic, ce qui a rendu furieux le président Clinton. Le Suédois Carl Bildt, premier haut représentant de l’ONU en Bosnie-Herzégovine après les accords de Dayton, a critiqué l’OTAN en reprochant aux soldats de l’Alliance de n’avoir rien fait pour arrêter Karadzic et Mladic. “La communauté internationale considérait qu’il était trop risqué de les arrêter. C’était une grave erreur, car en 1996 on savait où Karadzic se trouvait et il était facile de l’arrêter. A plusieurs reprises, j’avais informé l’OTAN de ses déplacements. On aurait pu le capturer facilement, d’autant plus que, à la différence du général Mladic, il ne jouissait pas d’une grande popularité, en raison d’affaires de corruption”, expliquait Bildt à Globus lors d’une récente interview. Après
Quid du réseau ?
ous s’emploient aujourd’hui à nous expliquer que dans sa cavale Radovan Karadzic n’a bénéficié d’aucun réseau d’aide ni de soutien logistique, encore moins de la protection d’amis haut placés. Selon cette théorie, le fugitif le plus recherché du TPIY ne se cachait point à Belgrade. Il y vivait et y travaillait. Comme tout citoyen responsable, il avait un titre de transport mensuel et possédait un site Internet et une rubrique dans un magazine. Karadzic prenait le bus pour se reposer et se ressourcer à la station thermale de Vrdnik. Il avait un cabinet où il exerçait la médecine douce et il participait aux conférences organisées par
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◀ Dessin de Vlahovic
l’arrestation de Radovan Karadzic [le 21 juillet], on apprend chaque jour de nouveaux détails, à peine croyables, sur ses années de fuite, par exemple qu’il a vécu comme un citoyen ordinaire à Belgrade, en pratiquant la médecine alternative sous le nom de Dragan David Dabic. Le Dr Dabic collaborait à la revue La Vie saine, dans laquelle il a développé une théorie sur la méditation et sur la “thérapie par le silence” [en serbe : “tihovanje”]. Sur Internet, Karadzic a longuement expliqué les tenants et les aboutissants de son programme de well being. “Nous sommes des êtres dotés d’énergie. De nombreux processus dont dépend le fonctionnement de notre corps se font sous l’influence de l’énergie d’origine cosmique, du prana, du mana, ainsi que de l’énergie quantique ou de l’Esprit saint… Ces énergies circulent dans notre corps, en étant la source de notre santé et de bien-être.” Il paraît que Karadzic a été un adepte fidèle de la littérature américaine de self-
le magazine La Vie saine, qui n’avait pas l’habitude de vérifier l’identité professionnelle de ses collaborateurs. Tout ce cirque dans le seul but de dissimuler les preuves d’une aide fournie par le sommet de l’Etat et de protéger ceux qui, hommes politiques, académiciens, écrivains, ont composé le réseau de Karadzic. Tout ça pour qu’on ne se pose jamais la question de savoir comment un individu de la notoriété de Radovan Karadzic a pu se transformer en Dragan ou David Dabic, en simple habitant de Belgrade, en médecin alternatif et voisin courtois, voire en bohème ou en conférencier… Misa Brkic, e-novine, Belgrade
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help, bourrée de lieux communs et de charabia de ce genre. Des détails quelque peu oubliés de la biographie de Karadzic ont également refait surface. Ainsi a-t-on appris que, dans les années 1970, il a fait une année d’études postdoctorales à l’université Columbia, aux Etats-Unis. Bogdan Denic, qui enseignait à cette époquelà à Columbia, s’en souvient comme d’un étudiant qui détonnait dans le milieu des Yougoslaves, dont le nationalisme était souvent une réaction au régime de Tito, qui interdisait l’expression du sentiment national. “Pour Karadzic, les Serbes étaient les juifs des Balkans, alors que moi je le voyais, lui, plutôt comme un cow-boy texan des Balkans”, dit Denic. Les méfaits de Karadzic sont largement présents sur Internet. On peut y voir Karadzic en compagnie de son ami, le nationaliste et écrivain russe Edouard Limonov, tirer en 1992 sur Sarajevo. La BBC en a fait un documentaire il y a une dizaine d’années, mais la scène n’a été mise surYouTube que récemment. B. Fabrio, A. Bratic, S. Lukic et S. Romic
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e u ro p e BULGARIE
Les morts, grands oubliés de la transition
Allées recouvertes de mauvaises herbes, tombes vandalisées, chiens errants… L’état de délabrement des cimetières bulgares commence à être préoccupant, sans que quiconque dans le pays s’en alarme. KAPITAL (extraits)
Sofia
l y a deux critères qui en disent long sur la culture d’une nation : l’état des toilettes publiques et celui des cimetières.” C’est avec ces mots qu’Ognian Guerdjikov, député appartenant au Mouvement national pour la stabilité et le progrès [NDSV, le parti de l’ex-Premier ministre Siméon II], a récemment ouvert une conférence organisée par la Fondation pour une Bulgarie libre et démocratique, intitulée “Les cimetières sont un lieu de vie”. C’était une des rares initiatives consacrée à l’état de ces lieux dans le pays. Le sujet mérite pourtant que l’on s’y attarde. Car il suffit d’une visite de quelques minutes dans n’importe quel cimetière bulgare – et cela s’applique certainement à d’autres ex-pays communistes – pour se rendre compte que ces endroits sont tout sauf des lieux de vie. Les tombes et les allées sont recouvertes de mauvaises herbes quand elles ne sont pas sauvagement vandalisées ; on y croise des chiens errants, on marche sur des débris de pierres tombales et des détritus. Et le choc ne s’arrête pas là : à peine quelques jours après un enterrement, les couronnes, fleurs et autres ornements sont revendus au vu et au su de tous. Pour éviter de voir la tombe d’un proche ainsi dépouillée, les Bulgares paient les “ser vices” d’obscures agences funéraires qui se chargent de la protéger.
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“UNE TRISTE CONDITION, À L’IMAGE DE NOTRE MORALE”
Il est clair que les cimetières ne sont plus des lieux de mémoire, de paix et de recueillement. Ils sont à des années-lumière de lieux comme Arlington [cimetière militaire à Washington] ou le Père-Lachaise, très visités par les touristes. Même si ces exemples sont loin de notre réalité, les autorités devraient faire au moins en sorte que l’on n’ait pas peur de se rendre seul au cimetière pour se recueillir sur la tombe d’un proche ! Les causes de ce triste état des cimetières sont, pour la plupart, connues : mauvais entretien, insécurité, manque de place, corruption… Parfois les causes du délabrement actuel remontent au passé récent de la Bulgarie, quand, comme dans tous les pays communistes, les célébrations à la mémoire des morts ne cadraient pas très bien avec la vision d’un avenir radieux. Le sentiment religieux
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▶ Dessin de James
Fryer paru dans Prospect, Londres. ■
Encombrement
C’est à Sofia que la situation est la “pire du pays”, selon Kapital. Mauvaise gestion, manque de personnel et, surtout, d’espace font que l’occupation des cimetières a atteint un point critique. “Nous ne pouvons pas tenir plus de quatre mois”, affirme le responsable des espaces funéraires de la capitale, Ventsislav Grigorov. Ensuite, il faudra incinérer les morts.
n’était pas non plus à l’honneur et, pour le pouvoir, “aller au cimetière” s’apparentait à “aller à la messe”. Mais l’Histoire ne doit pas servir de justification : les cimetières sont, d’une certaine façon, le reflet de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui le pays et la société. “La triste condition de nos cimetières est à l’image de notre morale et du peu de respect que nous avons pour nos prédécesseurs”, a estimé l’ancien président Jeliou Jelev [figure historique de l’opposition au régime, élu en 1991]. L’état des cimetières n’est pas sans rappeler celui d’autres espaces publics : jardins, squares, halls
d’immeuble. “Il est clair que, si les gens entretenaient convenablement les tombes de leurs proches, le problème ne serait pas aussi aigu”, admet le directeur de la Fondation pour une Bulgarie libre et démocratique, Lenko Lenkov. En vertu de la législation actuelle, les autorités municipales sont uniquement responsables de l’entretien des allées des cimetières, l’entretien des tombes étant de la responsabilité des familles. Et lorsque les tombes sont en mauvais état, la municipalité répond ainsi qu’elle n’y est pour rien. Plus généralement, le pouvoir politique semble se désintéresser du sujet
malgré quelques plaintes d’associations d’entreprises de pompes funèbres qui ont tiré la sonnette d’alarme. Et, en l’absence d’une législation claire, l’affaire est laissée entre les mains d’entreprises privées peu scrupuleuses et de fonctionnaires facilement corruptibles. Le peu d’intérêt de la société pour ce problème – qui nous concerne pourtant tous – laisse également peu d’espoir que des associations caritatives et bénévoles prennent le relais en accordant plus d’importance à la mémoire des morts que le commun des mortels. Liouba Iordanova
POLOGNE
La vie quotidienne à la cour du président Kaczynski
Esseulé depuis que son frère jumeau Jaroslaw n’est plus au poste de Premier ministre, Lech s’accroche à son fauteuil de président. Mais, à en croire les confidences de ceux qui l’approchent, il s’ennuie ferme. DZIENNIK (extraits)
Varsovie
’est comme à la cour”, raconte un fonctionnaire qui a récemment démissionné du palais présidentiel. “Il faut savoir sourire, caresser dans le sens du poil, dire quand il faut une anecdote pour faire rire le chef.” Le président ne commence pas sa journée avant 10 heures. “Il aime dormir tard le matin”, raconte un membre de son parti, Droit et justice (PiS). “Un jour, j’ai dit à son frère [Jaroslaw, Premier ministre de juillet 2006 à novembre 2007] que j’avais rendez-vous avec le président à 8 h 15.” “Impossible, m’a-t-il répondu. Mon frère ne se lève jamais si tôt.” “Cela pose de vrais problèmes au cours des visites à l’étranger, poursuit un diplomate. D’habitude, les négociations commencent à 10 heures. Lorsqu’on se rend dans un pays européen, il faut partir de Varsovie vers 7 heures. Il nous a dit que c’était impossible, donc, depuis, le chef et sa suite partent la veille et dorment dans un hôtel, ce qui coûte évidemment plus cher.” “Parfois, il commence la journée en appelant son frère, raconte un employé du palais. Ce sont des
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conversations courtes, du genre : ‘T’es déjà levé ? C’est bon. Alors, salut !’”Le président sait que son entourage est divisé, et cela ne lui déplaît pas. S’il a envie de ne rien faire, il trouvera toujours quelqu’un qui lui donnera raison. “Ce n’est pas la fonction occupée qui compte, c’est la proximité avec le chef, explique un conseiller. Il y a des factions, des coteries, des petites guerres, des alliances de circonstance et des intrigues. En deux ans, on a vu la chute de bien des collaborateurs que l’on croyait insubmersibles. Et le triomphe de ceux qu’on croyait finis.” Le président aime les documents secrets et les informations qui viennent des services spéciaux. Il croit facilement aux complots contre lui et sa famille. Ses proches ont appris à s’en servir. Aussi, ils sont en état de guerre permanente. Ils concluent des alliances pour les rompre aussitôt. “Cela affaiblit Lech Kaczynski, mais il ne sait pas mettre un terme aux intrigues”, explique un fonctionnaire de la chancellerie. “Lech a du mal à prendre des décisions. Il coupe les cheveux en quatre, confirme un ancien fonctionnaire présidentiel. Alors, les proches en profitent.” “Parfois, il tente de gouverner : il prend son portable, un vieux Nokia pas du tout sécurisé, pour appe-
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ler ses collaborateurs, explique un responsable de Droit et justice. Quand on ne répond pas, il pique une colère : ‘Tu m’ignores ! On ne peut pas travailler comme ça’.” “Une fois, je suis allé au palais et j’ai dû attendre une éternité avant d’être reçu par le chef de l’Etat, raconte un ancien ministre. Ses collaboratrices discutaient séries télé, coiffures et éducation des enfants. Zéro travail intellectuel. C’est ainsi que se passe la journée au palais.” Le président finit tard. Selon ses proches amis, il n’aime pas sa fonction de président. “C’est un homme d’action, dit un ancien ministre. Mais, au palais, il n’y a pas d’action. Il n’y a que des rencontres officielles, des délégations, des cérémonies d’attribution de médailles, tout ce cérémonial. Alexandre Kwasniewski [son prédécesseur] et sa femme portant de beaux chapeaux étaient parfaits dans ce rôle, mais pas Lech”, poursuit-il. Le soir, il aime bavarder avec son vieil ami Maciej Lopinski. “C’est l’un de ses plus anciens amis, ils se connaissent de l’époque où ils étaient des opposants”, précise un politicien important de Droit et justice. “Ils sirotent du vin et évoquent le bon vieux temps.” Michal Majewski et Pawel Reszka
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amériques
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CUBA
Quand Raúl refait du Fidel
Dans son discours du 26 juillet, date symbole pour le régime, le président a rendu hommage à son frère et a semble-t-il tourné le dos à la politique d’ouverture qui était attendue par une majorité de Cubains. EL PAÍS
Madrid
DE LA HAVANE a célébration du 55e anniversaire de l’assaut contre la caserne de la Moncada, à Santiago de Cuba [fait d’armes qui déclencha, le 26 juillet 1953, la révolution cubaine], a fait l’effet d’une douche froide pour ceux qui attendaient des avancées en matière d’ouverture et de réformes. Raúl Castro a remisé ses promesses de changement, revenant à un discours centré sur la dure réalité. Il n’a pas annoncé de nouvelles mesures économiques, ni de nouvelles lignes stratégiques. Et les transformations “structurelles et conceptuelles” qu’il avait promises il y a exactement un an et qui avaient suscité tant d’espoirs dans l’île comme à l’étranger en ont fait les frais. La célébration était lourde de symbole : le nouveau président cubain [dont la nomination a été entérinée le 24 février 2008] s’est exprimé devant une image géante de Fidel Castro et il n’a eu de cesse de répéter que les temps s’annonçaient difficiles du fait de la crise mondiale et qu’il fallait “s’habituer à ne pas recevoir que de bonnes nouvelles”. Depuis 1959, le 26 juillet occupe une place importante dans le calendrier révolutionnaire cubain. C’est à cette date que Fidel Castro lançait chaque année les grandes lignes directrices de sa politique à venir. Et ce discours était donc très attendu. C’est
© Caglecartoons
L
▲ Dessin
de Simanca, Brésil.
précisément le 26 juillet 2006, peu après son allocution, que le dirigeant communiste était tombé gravement malade. Le 26 juillet suivant, Raúl Castro, alors président intérimaire de Cuba, avait prononcé un discours critique et réaliste dans lequel il estimait nécessaire un changement. Il avait alors annoncé des réformes structurelles qui seraient mises en œuvre dans le cadre d’une économie socialiste.
Si le discours de 2007 était tourné vers le changement, celui de cette année s’est davantage focalisé sur les difficultés à venir, dressant un panorama très sombre de la situation. “La révolution a fait et continuera de faire tout ce qui est en son possible afin de réduire au minimum les inévitables conséquences de l’actuelle crise internationale pour la population”, a-t-il déclaré. Raúl Castro a ajouté que, pour amortir le choc, il était fondamental de se serrer la ceinture et de faire des économies. “Aussi grand soit notre désir de résoudre chaque problème, nous ne pouvons pas dépenser plus que ce que nous avons.” La mise en scène de la cérémonie et le contenu du discours – truffé de références à un discours prononcé par Fidel dans les années 1970 – ont transformé cette cérémonie en hommage au fondateur de la révolution. C’est le “discours le plus fidéliste de l’ère Raúl”, a affirmé un spécialiste. Depuis qu’il a officiellement pris la tête du pays, le 24 février dernier, Raúl a supprimé les interdictions qui empêchaient les Cubains de loger dans les hôtels de l’île [jusque-là réservés aux touristes], de s’acheter des téléphones portables ou de louer des voitures. Il a également autorisé la vente des ordinateurs et accordé des permis à tous les taxis et transporteurs privés. Il a mis un terme aux plafonds salariaux et lancé une réforme agraire décentralisée qui envisage la distribution des terres en usufruit et la concession de crédits aux paysans [voir CI n° 910 et 912, des 10 et 24 avril 2008].
Les plus optimistes espéraient que Raúl annoncerait dans son discours du 26 juillet de nouvelles mesures dans ce sens. De nombreux dossiers restent en suspens, comme la simplification des démarches migratoires et la suppression de l’autorisation de sortie de territoire pour les Cubains, tout comme la libéralisation de l’achat et de la vente des maisons et des voitures. Autant de mesures qui, selon des sources proches du gouvernement, étaient pratiquement décidées il y a quelques mois. Raúl, qui, à trois reprises depuis 2006, avait tendu un rameau d’olivier à Washington, a déclaré cette fois-ci que Cuba continuerait à entraîner son armée et que le gouvernement ne baisserait pas la garde quel que soit le candidat élu à la Maison-Blanche en novembre prochain. Dans son discours, il a évoqué sans détour la crise intérieure et les efforts entrepris par le gouvernement pour remédier aux graves problèmes qui s’accumulent. Les espoirs d’ouverture ont beau avoir été déçus, on ne peut pas encore dire que Raúl Castro a renoncé à ses réformes, même si ce ne sont pas celles attendues par l’Europe ou les EtatsUnis. Raúl n’a jamais caché que les réformes allaient prendre du temps et connaître des hauts et des bas. Le président cubain n’a pas non plus abandonné son style pragmatique. Mais les espoirs se sont perdus dans les méandres d’une célébration à l’ancienne ayant débuté comme toujours par des poèmes de pionniers. Mauricio Vicent
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Mao s’invite dans la campagne électorale ohn McCain aimant citer le Grand Timonier, un journaliste singapourien imagine sur son blog que le candidat républicain et son rival démocrate s’affrontent à coups de citations du “Petit Livre rouge”… Il y a deux jours, je suis tombé sur un article intitulé “Quand McCain cite Mao, ou les bourdes d’une campagne”. Cet article, extrait de la presse hongkongaise et taïwanaise, révèle que le candidat républicain aime à citer Mao Tsé-toung mais qu’il ne cesse de déformer ses fameuses maximes. “Que cent fleurs s’épanouissent !” ont tôt fait de devenir dans sa bouche : “Que mille fleurs s’épanouissent !” A dire vrai, cette reprise erronée de la citation de Mao sévit depuis déjà bien longtemps dans les cercles littéraires anglais et américains ! Ce qui n’était à l’origine qu’une simple anecdote relatée dans le Los Angeles Times a aussitôt été repris par les envoyés spéciaux des médias hongkongais et taïwanais. L’agence officielle chinoise Xinhua a égale-
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ment relaté l’incident avec le plus grand sérieux. Un programme de la chaîne télévisée Fenghuang intitulé “Lisez tous les jours la presse” en a fait ses choux gras. Comme si McCain venait de commettre un crime odieux en blasphémant Mao ! Ceux qui connaissent bien McCain connaissent aussi sa réputation de pincesans-rire ! Ils savent que, pour divertir son public, il s’amuse souvent à interrompre de très sérieuses discussions par des plaisanteries inopinées. Mais ceux qui sont étroits d’esprit ne manqueront pas d’avoir des soupçons : McCain serait-il comme le héros du Manchurian Candidate ? [Dans ce roman policier écrit en 1959 par Richard Condon, un soldat américain capturé en Corée par les Chinois est soumis à un lavage de cerveau et revient dans son pays conditionné par les communistes pour assassiner le président des Etats-Unis.] Certains croient que c’est en effet ce qui lui est arrivé lorsqu’il fut fait prisonnier pendant la guerre du Viet-
nam [de 1967 à 1973]. On lui aurait alors rempli la tête d’idées de gauche. D’autres n’hésitent pas à laisser des messages sur le site Internet de son rival Obama en traitant McCain de “coco” ! Mao a écrit : “Qui n’a jamais gravi la Grande Muraille n’est pas un homme véritable !”* [extrait d’un poème de Mao intitulé “Le Mont Liupan”, 1935)]. Au même titre, McCain pourrait le reprendre en disant : “Qui n’est jamais entré à la MaisonBlanche n’est pas un homme véritable !” Mao a dit : “Vous les jeunes, vous êtes dynamiques, en plein épanouissement, comme le soleil à 8 ou 9 heures du matin. C’est en vous que réside l’espoir.”* McCain pourrait fort bien citer ces mots du président Mao pour aller à la pêche aux voix parmi les jeunes. Mao a dit : “Nous désirons la paix.Toutefois, si l’impérialisme s’obstine à vouloir la guerre, il nous faudra sans hésiter faire d’abord la guerre avant d’édifier le pays. Tous les jours, tu crains la guerre – et si elle éclatait pourtant ?”* Dans
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cette phrase, il suffirait que McCain remplace “impérialisme” par “terrorisme”, et elle pourrait s’avérer fort utile ! Quant à Obama, lorsqu’il se plaît à brandir la bannière des réformes dans sa campagne, il pourrait lui aussi puiser dans le “Petit Livre rouge” en reprenant la citation : “Non seulement nous excellons à détruire le monde ancien, mais nous excellons également à construire un monde nouveau.”* Et finalement, lors de l’élection présidentielle du 4 novembre, quand Obama fera face à McCain, un Noir, un Blanc, qui votera pour qui ? Choisissons pour finir la plus célèbre des citations de Deng Xiaoping : “Qu’importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris !” Avec son sens de l’humour, McCain pourrait très bien transformer cette phrase en : “Qu’importe que le candidat soit noir ou blanc, l’essentiel est qu’il attrape les souris.” Chen Qingshan, * Les citations sont extraites du “Petit Livre rouge”.
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Des diadèmes roses pour arrêter la guerre en Irak
Parmi les pacifistes, un groupe a décidé de se servir du théâtre et de drôles de couvre-chefs pour se faire entendre du Congrès. Mais, cinq ans après le début des hostilités en Irak, le bilan est très mitigé. SALON
San Francisco
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LE MOUVEMENT ANTIGUERRE N’INTÉRESSE PAS LES MÉDIAS
J’aime la paix, mais pourquoi les militants pacifistes se travestissent-ils et se comportent-ils comme s’ils participaient à un horripilant goûter d’anniversaire pour enfants ? Et comment cette manifestation était-elle censée influencer les membres du gouvernement si Code Pink ne prenait même pas la peine d’y participer ?
▶ Une militante
de l’association Code Pink manifeste au Sénat américain en octobre 2007. Sur son diadème : “Les troupes à la maison.” Sur ses lunettes : “Arrêtez d’espionner.”
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Manifestations
La convention nationale démocrate qui se déroulera du 25 au 28 août à Denver, dans le Colorado, sera le théâtre de manifestations appelant à mettre un terme immédiat à la guerre en Irak et à plus de justice sociale, rapporte le Los Angeles Times. “Tous les quatre ans, des militants de gauche manifestent lors des conventions des partis, mais avec une différence de taille cette année, note le quotidien. Ces activistes vont protester alors que le Parti démocrate va investir, pour la première fois de son histoire, un candidat africain-américain, opposant à la guerre en Irak, et qui a lui-même été militant, du temps où il était travailleur social à Chicago.” Un passé qui n’impressionne guère les protestataires, qui “estiment que le candidat démocrate s’est trop rapproché du centre ces derniers mois”, souligne le Los Angeles Times. Code Pink compte parmi les organisations qui appellent à manifester.
Alex Wong/AFP
e samedi 28 juin à Washington, les trottoirs de Pennsylvania Avenue fondaient presque sous l’effet de la chaleur. Code Pink [Code rose], l’association pacifiste militante et exubérante, était censée donner le coup d’envoi à l’érection d’une ville de tentes dans le parc Lafayette, face à la Maison-Blanche, dans le cadre d’une énième manifestation pour la paix. L’association Code Pink accueille volontiers toute personne prête à “se conduire de façon extravagante pour promouvoir la paix”. Ses mots d’ordre sont “gaieté” et “humour”, mais mes amis de gauche et moi-même, pourtant d’accord avec ses idées, sommes souvent rebutés par les moyens qu’elle emploie pour attirer l’attention. Comment ces femmes d’âge mûr à la voix perçante et arborant un drôle de couvre-chef rose peuvent-elles croire que manifester de cette façon puisse avoir un quelconque impact sur le Congrès, pour ne pas parler des médias, qui semblent bien décidés à les ignorer ? Ce samedi du mois de juin, la Maison-Blanche était bien là, trônant au milieu de son gazon immaculé, mais pas les militantes de Code Pink. Seule une poignée de pacifistes invétérés étaient présents, dont plusieurs en fauteuil roulant avec des pancartes gribouillées à la main et un homme vêtu d’un costume de cheikh de l’OPEP. Un gréviste de la faim surnommé Start Loving était assis en tailleur sur le sol. Arborant une écharpe rose en signe de solidarité avec Code Pink, il s’inquiétait de leur absence : “C’est la seule association que je connaisse qui ait un peu de poids, m’expliqua-t-il. L’une de ses membres m’a dit récemment qu’elle commençait à se décourager. Cela m’a fait pleurer, parce que si ces femmes abandonnent il n’y a plus d’espoir.” “Code Pink se démène vraiment beaucoup”, approuva Christine DeFontenay, une dame d’un certain âge. “Ceux qui protestent contre la torture et les violations de la Constitution, c’est nous, les vieux ! Je manifeste devant la résidence du vice-président Dick Cheney tous les mercredis depuis huit mois. Le week-end, lorsqu’il rentre chez lui, il change d’itinéraire pour ne pas voir mes pancartes sur lesquelles j’ai écrit : ‘Honte à l’Amérique’ ; ‘La torture, c’est le terrorisme’.”
Deux jours plus tard, je me rendais au siège de Code Pink à Washington, une maison en brique sur Capitol Hill qui sert de point de ralliement pour les militants des 250 branches que compte l’association dans le monde. A l’intérieur régnait une atmosphère d’association étudiante. Le rose avait littéralement envahi la cave : elle était remplie de cartons de vêtements roses, de tubes de paillettes, de pancartes et de têtes géantes en papier mâché du président Bush, de la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice et du vice-président Dick Cheney. A l’étage, de jeunes stagiaires assises dans des canapés roses tapaient furieusement sur les claviers de leurs ordinateurs portables. Gael Murphy, membre du comité exécutif de Code Pink, était assise en tailleur sur l’un des sofas. Elle expédia la question de l’absence de Code Pink au parc Lafayette : “Cette manifestation n’était pas la nôtre, m’expliqua-t-elle. Nous voulions simplement apporter notre soutien, mais les principaux organisateurs ont finalement décidé de ne pas y aller.” Mme Murphy semblait assez solide pour encaisser mon scepticisme sur l’extravagance de Code Pink. Je décidais donc de lui poser mes questions sans détour. Les procédés jusqu’au-boutistes de Code Pink, qui s’apparentent à ceux d’autres organisations militantes comme l’association de défense des droits des animaux PETA et l’association de lutte contre le sida Act Up parviennentils vraiment à rallier les gens à leur cause, ou ne font-ils qu’aliéner leurs alliés naturels ? Et, étant donné que les médias ne prêtent aucune attention aux manifestations pour la paix et que personne ne les voit, ces rassemblements servent-ils vraiment à quelque chose ? Elle ne flancha pas. Elle se lança dans une tirade sur les problèmes minant Code Pink. Oui, les membres de Code Pink sont régulièrement arrêtés par la police, et elles sont aussi entravées dans leur action, tout comme le mouvement pacifiste dans son ensemble, par la difficulté d’obtenir
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une couverture médiatique digne du mouvement antiguerre. Elle s’attarda ensuite sur le récent vote du Congrès, à majorité démocrate, qui a consenti à la fin du mois de juin dernier une rallonge de 165 milliards de dollars pour financer les guerres en Irak et en Afghanistan. “Nous n’avons pas réussi à bloquer le financement de la guerre en Irak, soupira-t-elle, nous n’avons pas contraint les démocrates à changer de cap. Nous avons l’impression que nos diadèmes ont perdu de leur éclat et que nos perturbations font long feu.” DES MILITANTES PACIFISTES ET COMBATIVES À LA FOIS
Mais Mme Murphy récapitula également le travail sérieux accompli en coulisse par l’association : le fait que Code Pink ait collaboré avec le Congrès pour faire venir une délégation d’Irakiennes aux Etats-Unis et écrit des “rapports roses” sur les conditions de vie des femmes sous l’occupation et sur les dédommagements versés par l’armée américaine aux Irakiens. L’association a même mis sur pied un Observatoire de l’occupation à Bagdad, me fit-elle remarquer. “Le chahut, la couleur rose, le théâtre de rue servent à montrer aux médias qu’il y a une opposition, qu’il y a un mouvement antiguerre”, poursuivit Mme Murphy, avec une pointe de désespoir dans la voix. Le principal problème de l’association, à l’instar de l’armée, porte surtout sur le recrutement :“Il y a une grosse différence entre être opposé à la guerre et agir contre la guerre en tant que citoyen.” La stratégie du rose criard, qui sert à avoir de la visibilité, doit évoluer, continua-t-elle : “On nous caricature. Le mouvement antiguerre ne se réduit pas à ça, et nous non plus. Si cela ne marche plus, alors nous devons passer à quelque chose de plus efficace.” L’entrée de Medea Benjamin fit monter d’un cran l’agitation dans la maison. Cofondatrice de Code Pink, ce petit bout de femme a davantage l’air d’un membre du Congrès que de quelqu’un qui invective les députés au DU 1 er AU 20 AOÛT 2008
Capitole. Elle parle cinq langues et a deux doctorats, l’un en santé publique, l’autre en économie. “Je suis quelqu’un de très sérieux !, commença-t-elle. J’ai travaillé pour les Nations unies. J’ai vécu dans des camps de réfugiés dans le monde entier. Croyez-vous que j’imaginais qu’à 56 ans je brandirais des pancartes au Congrès, coiffée d’une couronne ?” Je lui demandais de me parler de la difficulté d’être “pacifiste et combative à la fois”. Elle m’adressa un sourire ironique. “Nous croyons en la démocratie, nous croyons que si nous faisons la même chose encore et encore, c’est-à-dire exiger que les représentants élus nous représentent réellement, ils le feront, me réponditelle. Mais il est difficile de défendre la paix lorsqu’on vous traite comme une terroriste. Nous sommes tout le temps arrêtées, menacées. Et ce sont les démocrates qui nous traitent de cette façon.” “Les démocrates, poursuivit-elle, qui sont censés être nos amis, sont aussi dangereux que les républicains. Ces 165 milliards débloqués pour la guerre, c’est tout bonnement ahurissant ! Personne n’a rien dit ! Les médias ont escamoté la nouvelle. Nous étions au Congrès ce jour-là, poursuivant les députés, leur disant : ‘Ne faites pas ça !’ Mais il n’y avait pas un journaliste. Nous espérons que l’Histoire, au moins, se souviendra que des gens ont essayé de faire quelque chose.” L’absence de couverture médiatique et son résultat, l’incapacité de faire sortir les citoyens de leurs canapés pour mener une bataille invisible, ont beaucoup frustré et découragé Code Pink. “Nous avons organisé huit manifestations qui ont rassemblé plus de 100 000 personnes et d’autres beaucoup plus vastes, souligna Mme Benjamin, mais elles n’ont reçu aucune attention, ni aucune réponse de la part de la Maison-Blanche.” J’avouais aux deux femmes que je n’aurais jamais entendu parler de Code Pink si ses membres n’interrompaient pas les séances du Congrès coiffées d’un diadème rose. “C’est vrai, sans le diadème, vous ne seriez pas ici, répondit Mme Benjamin. Vous savez, Code Pink est révélatrice d’une crise, d’un manque d’une tribune démocratique nous permettant de nous exprimer. Nous montrons que le système est cassé. Il se peut que vous n’aimiez pas notre façon de l’exprimer, mais ce que nous voulons, c’est que les gens réfléchissent et se rendent compte que ce système est cassé.” Je suis sortie de la maison de Code Pink en pensant que la guérilla théâtrale est plus cruciale que jamais. Mmes Benjamin et Murphy sont la ligne rose qui sépare le mouvement pacifiste américain du silence, de l’invisibilité et de la débandade. “Nous sommes des inconditionnelles de l’action directe, conclut Mme Benjamin, nous pointons les problèmes en faisant du théâtre, en perturbant les séances du Congrès, et nous continuerons à le faire aussi longtemps qu’il le faudra.” Cintra Wilson
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amériques G U AT E M A L A
Ici, on vénère Adam Smith et le libéralisme pur et dur
Depuis 1972, l’université privée Francisco Marroquín forme les élites de la pensée libérale dans l’un des pays les plus pauvres de la planète. Reportage. LOS ANGELES TIMES (extraits)
Los Angeles
’idéologie gauchiste gagne peut-être du terrain en Amérique latine, mais elle ne posera jamais le pied sur les pelouses soignées de l’université Francisco Marroquín [à Guatemala]. Voilà près de quarante ans que cet établissement privé est une citadelle de l’économie du laisser-faire. Des bannières citant Adam Smith, l’auteur de La Richesse des nations, flottent sur le coin restauration du campus. Et tous les étudiants, quels que soient leurs cursus, doivent étudier l’économie de marché et les droits individuels adoptés par les pères fondateurs des Etats-Unis, dont celui “à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur”. Une sculpture commémorant Atlas Shrugged [littéralement : “Atlas haussa les épaules”, roman de la philosophe américaine Ayn Rand publié en 1957, qui critique la démocratie sociale interventionniste et dont il n’existe pas de traduction disponible en français, sauf une rare édition suisse (La Révolte d’Atlas, éd. Jeheber, 1958)] est accolée à l’école de commerce. Les étudiants ont fêté le cinquantième
L
anniversaire du roman par un concours de dissertation doté d’un prix de 200 dollars – une façon de renforcer le message du livre, à savoir que la société devrait récompenser les capitalistes entreprenants qui créent de la richesse et des emplois au lieu de leur infliger impôts et réglementation. “Si les pauvres sont pauvres, ce n’est pas parce que d’autres sont riches”, déclare Manuel Francisco Ayau Cordon, le fougueux homme d’affaires octogénaire et anticommuniste virulent qui a fondé l’établissement. Il l’a ouvert en 1972 parce qu’il en avait assez de l’enseignement “socialiste” dispensé à l’université San Carlos du Guatemala, le plus grand établissement d’enseignement supérieur du pays ; il lui a donné le nom d’un prêtre de l’époque coloniale qui s’était employé à libérer les Indiens de l’exploitation des Espagnols. Ayau pensait que les universités devaient rester en dehors de la politique et “se situer au-delà des conflits de leur temps”. Plus facile à dire qu’à faire quand on songe qu’à l’époque le Guatemala était gouverné par les militaires et en pleine guerre civile… Pendant que l’université San Carlos aidait acti-
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vement la guérilla de gauche, celle de Francisco Marroquín prêchait l’inviolabilité du droit de propriété privée et la primauté de la loi. Ayau l’insolent avait choisi le rouge comme couleur officielle de l’établissement “en partant du principe qu’il [avait] été accaparé par les communistes et [qu’on ne devait] pas leur céder l’exclusivité”. Il portait un gilet pare-balles sous sa toge lors de la première cérémonie de remise des diplômes. Les tensions se sont calmées depuis la signature des accords de paix, en 1996. L’établissement compte aujourd’hui parmi les meilleurs d’Amérique centrale. Et Ayau continue à irriter diverses factions – de gauche comme de droite – de ce pays pauvre [plus de la moitié de ses 13 millions d’habitants vivent dans la pauvreté] avec sa foi inébranlable dans la liberté des marchés et des personnes, la limitation de l’Etat et son refus des privilèges pour qui que ce soit. La passion inépuisable d’Ayau a fait du Guatemala une escale improbable pour toutes sortes de sommités du capitalisme. Milton Friedman, de l’université de Chicago, est l’un des quatre Prix Nobel d’économie à avoir
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donné des cours à Francisco Marroquín. L’université a accordé à Steve Forbes, l’éditeur milliardaire, et à T.J. Rogers, le patron de Cypress Semiconductor, le titre de docteur honoris causa. Des diplômés de Francisco Marroquín sont les principaux architectes de la libéralisation du secteur des télécommunications en 1996. Le pays possède désormais un secteur concurrentiel, et les prix sont parmi les plus bas d’Amérique latine. Francisco Marroquín, “c’est en quelque sorte un petit joyau au milieu de cette région”, confie Donald Boudreaux, un chercheur en économie de l’université George Mason, qui y a donné des cours. “Elle a une réputation en or.” L’établissement compte aujourd’hui 2 700 étudiants et propose 18 cursus, entre autres le journalisme, l’architecture et la médecine, sur un beau campus moderne. Tous les étudiants parlent anglais. Les conditions d’entrée sont difficiles et les frais de scolarité élevés. A 8 000 dollars l’année pour certains cursus (soit plus de trois fois le montant du PIB par habitant), c’est l’université la plus chère du Guatemala. Maria Dickerson, avec Alex Renderos
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asie
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INDE
A quand un véritable plan antiterreur ?
Deux nouveaux attentats ont visé Bangalore et Ahmedabad fin juillet. Les autorités indiennes doivent changer de stratégie face à la menace terroriste, estime The Hindu. THE HINDU
de la sécurité le savent. La meilleure façon de lutter contre les intentions terroristes consiste à investir dans les capacités d’enquête et de collecte de renseignements des forces de l’ordre.
Madras
eux séries d’explosions, à Bangalore le 25 juillet dernier et à Ahmedabad le lendemain, ont fait plus de 50 tués et plus de 170 blessés. Elles s’inscrivent dans une succession d’attaques qui ont prouvé à quel point la menace terroriste reste un danger dans les grandes villes de l’Inde. Même selon les sinistres critères auxquels il a bien fallu que nous nous habituions, ces violences sont d’un caractère abominable : après tout, il faut être animé d’une sauvagerie particulière pour poser une bombe dans un hôpital comme ce fut le cas à Ahmedabad. Shivraj Patil, le ministre de l’Intérieur du gouvernement fédéral, a promis un “plan exhaustif” afin de répondre au défi que posent les terroristes. Il n’a toutefois rien révélé d’une action éventuelle, ni dit pourquoi les officiels de New Delhi ont eu besoin de cinq ans pour se décider à se doter d’un tel plan. Malheureusement, ces dernières années, chaque attentat a été suivi de déclarations de ce genre, qui font partie des mesures rituelles destinées à rassurer les gens et les convaincre que les autorités travaillent à rendre leur existence plus sûre. On augmente la présence policière dans les lieux publics, on multiplie les contrôles volants du trafic routier, on installe des détecteurs de métaux dans les centres commerciaux. Mais la vérité, c’est que pas un seul terroriste n’a été arrêté lors de ces contrôles dans les rues, pas plus que
D
DES FORCES DE POLICE ET DES RENSEIGNEMENTS DÉPASSÉS
▶ Dessin de Riber
paru dans Svenska Dagbladet, Stockholm.
CONTEXTE
les fouilles dans les centres commerciaux n’ont permis de repérer une seule bombe. De telles mesures ne peuvent répondre à la menace. Il est impossible de transformer des villes en forteresses, tous les professionnels
Pas un seul Etat de l’Union indienne ne dispose de bases de données de renseignements ou de capacités médicolégales de niveau international. On nous promet depuis longtemps la mise en place d’un centre national géré par le Bureau du renseignement. Promesse qui n’a pas été tenue pour l’instant. La plupart des forces régionales de police sont toujours en sous-effectifs, mal entraînées, mal équipées. En ce qui concerne la dimension logistique, il faudrait un appareil de réglementation efficace afin de superviser la vente et le stockage d’explo-
sifs. Des explosifs au nitrate d’ammonium, concoctés par des mains habiles, peuvent s’avérer redoutables. Les terroristes viennent une nouvelle fois de le montrer à Ahmedabad et Bangalore, après Jaipur [frappé par des attentats le 13 mai dernier], Lucknow [le 23 novembre 2007], Hyderabad [le 18 mai et le 25 août 2007] et Bénarès [le 7 mars 2006]. A défaut d’une réglementation draconienne, ils continueront à pouvoir se procurer les explosifs dont ils ont besoin pour alimenter leur campagne de haine. De telles mesures peuventelles garantir un avenir sans terreur ? La réponse est non, puisqu’une grande partie de l’infrastructure terroriste est située hors des frontières de l’Inde [sous-entendu au Pakistan voisin]. Mais elles pourraient tout de même contribuer à rendre nos existences nettement plus sûres. ■
Exécutants locaux et cerveaux étrangers
’arrestation de plusieurs responsables du groupe clandestin Students Islamic Mouvement of India (SIMI, Mouvement islamique estudiantin d’Inde) au début de l’année semble avoir attisé la colère des jeunes islamistes indiens : ce sont certains d’entre eux qui sont soupçonnés d’avoir perpétré la dernière série d’attentats. Cette dimension locale paraît devoir être
L
confirmée par les revendications signées d’un groupe inconnu, les Moudjahidin indiens, après les attaques contre Jaipur le 13 mai dernier [voir CI n° 916, du 22 mai 2008] et contre Ahmedabad le 26 juillet. Certains experts estiment que les jeunes musulmans indiens radicalisés expriment ainsi leur colère à cause des pogroms qui ont visé leur communauté en 2002, et à cause des discrimi-
nations dont ils sont victimes. D’ailleurs, Jaipur, Bangalore et Ahmedabad sont situés dans des Etats dirigés par les nationalistes hindous, connus pour leur islamophobie. B. Raman, un ancien haut fonctionnaire spécialiste des questions stratégiques, explique pour sa part que, si les exécutants sont bel et bien des recrues locales, les cerveaux se trouvent au Pakistan voisin. Dans
les colonnes du magazine Outlook, il accuse plusieurs groupes terroristes comme le Lashkare-Taiba (Armée des purs) et l’Harkat Ul-Jihad Al-Islami (HUJI, Mouvement pour le djihad islamique, groupe proche d’Al-Qaida), ainsi que les services secrets pakistanais, déjà montrés du doigt au sujet de l’attentat contre l’ambassade indienne à Kaboul le 7 juillet dernier.
PA K I S TA N
La littérature au temps du djihad
Une nouvelle génération d’écrivains séduit la critique. Sa force : se nourrir de la situation politique tendue du pays. OUTLOOK (extraits)
New Delhi
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uelque chose de remarquable est en train de se passer dans les lettres pakistanaises. Il y a dix ans, les meilleurs romans en langue anglaise d’Asie du Sud étaient écrits par des Indiens. En 1997, sur la célèbre photo des jeunes écrivains prometteurs du sous-continent parue dans le New Yorker, il y avait certes un SriLankais (Romesh Gunasekara), mais tous les autres étaient des Indiens vivant dans leur pays ou à l’étranger. Pas un seul Pakistanais dans le groupe, et pour cause : en 1997, il n’y avait quasiment aucun écrivain de langue anglaise intéressant provenant de la République islamique. Une décennie plus tard, les choses ont bien changé. Sur la liste des ouvrages sélectionnés pour le prestigieux prix Booker de
2007 figurait un auteur pakistanais extrêmement talentueux : Mohsin Hamid. Son livre L’Intégriste malgré lui [Denoël, 2007] était sans conteste le roman le plus spirituel, le plus accompli et le plus stimulant paru en 2007. Il a reçu des critiques dithyrambiques et s’est instantanément classé sur la liste des best-sellers et des cent meilleurs livres du New York Times. Et dans les mois à venir va paraître une ribambelle de romans pakistanais qui, avant même leur sortie, font tous déjà beaucoup de bruit dans le monde de l’édition. Attendu sous peu, le dernier livre de Nadeem Aslam, The Wasted Vigil [La Veille inutile, à paraître au Seuil en mars 2009], est annoncé comme un ouvrage plus observateur et plus superbement écrit encore que sa magnifique Cité des amants perdus [Seuil, 2006]. A paraître en mars 2009, Burned Shadows [Ombres brûlées, inédit en français], de Kamila Sham-
sie, devrait être l’ouvrage le plus important publié à ce jour par la Pakistanaise. L’été prochain paraîtront également les derniers livres très attendus de deux jeunes écrivains, celui d’Ali Sethi, star inattendue du dernier festival de littérature de Jaipur, et le recueil de contes de Daniyal Mueenuddin. D’excellents essais et des ouvrages universitaires remarquables paraissent également au Pakistan. Ironie du sort, ce sont précisément les abus des djihadistes et les interventions militaires à l’origine de la grave arriération politique du pays qui se révèlent des trésors d’inspiration pour ces auteurs. A Case of Exploding Mangoes [Une caisse de mangues explosives, inédit en français], de Mohammed Hanif, est la tête de pont de cette invasion pakistanaise qui déferle depuis peu dans les rayons des librairies indiennes [voir “Le Livre”, p. 54]. Ce livre est une nouveauté dans le paysage de la fiction sur le
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sous-continent. Très inspiré de l’expérience personnelle de Mohammed Hanif, ce roman fait montre de plusieurs qualités communes à cette nouvelle littérature pakistanaise : intelligent, spirituel, urbain sans pour autant être exclusivement citadin ni élitiste, rythmé et prenant mais pas sensationnaliste, faisant preuve d’un humour et d’une légèreté enviables sans succomber à ce sous-réalisme magique retors qui nuit à tant de fictions indiennes. Adoubé par les éloges de John Le Carré entre autres, A Case of Exploding Mangoes ne ressemble à aucun autre ouvrage paru récemment de ce côté-ci de la frontière et sonne comme un défi lancé à la nouvelle génération d’écrivains indiens. Pour la première fois dans cette région de l’Asie, la compétition va être rude. William Dalrymple* * Ecrivain britannique, auteur de quatre ouvrages sur l’Inde, dont Le Dernier Moghol (éd. Noir sur Blanc, 2008).
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L’homme qui voulait sauver la langue khmère
Dans le nord-est du royaume vit une minorité cambodgienne. Ces “Khmers de Surin”, comme on les appelle, sont de plus en plus intégrés dans la société thaïlandaise. L’un d’eux tente pourtant de continuer à enseigner la langue et l’écriture des siens. KA-SET (extraits)
Phnom Penh
es Khmers vivant dans ce qui est aujourd’hui le nordest de la Thaïlande, appelés “Khmers de Surin” par les Cambodgiens, seraient entre un et deux millions répartis dans plusieurs provinces. Alors qu’ils parlent de plus en plus le thaï au détriment du khmer, Chaimongkol Chalermsukjitsri s’est donné pour mission d’enseigner l’écriture khmère dans les villages de Surin. Ce Thaïlandais qui ne cache pas son origine khmère lutte à contre-courant contre l’oubli. “Si ce que j’ai fait est bon, préservez-le”, est-il écrit sur une stèle de la province de Surin. Cette devise du roi Jayavarman VII [1181-1218, connu pour avoir chassé les Chams], Chaimongkol l’a faite sienne. En élaborant les cartes du nord-est de la Thaïlande pour le Geographic Information System à Bangkok pendant dix ans, il a pris conscience de l’héritage de ses ancêtres : temples préangkoriens, angkoriens, baray (réservoirs d’eau), routes anciennes… Mais pour lui, la source de la culture, c’est la langue. Et le constat est alarmant : à l’exception de quelques bonzes, rares sont les Khmers de Surin sachant écrire le khmer. Les jeunes de la campagne comprennent encore plus ou moins la langue de leurs ancêtres, mais parlent plus volontiers thaï… “Il n’y a pas de culture sans langue, insiste Chaimongkol. Si nous ne savons plus parler khmer, c’est comme une belle boîte qui ne contient qu’un épouvantail.”
VIETNAM
MYANMAR
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DES ÉCRITS ANCIENS ONT ÉTÉ BRÛLÉS PAR LES THAÏLANDAIS
En février 2007, il ouvre à titre bénévole une modeste école à Phum Ponn, un village de la province de Surin. La commune met à sa disposition un tableau et une télévision pour visionner des DVD d’apprentissage du khmer. Tous les samedis matin, 25 élèves – âgés de 9 à 44 ans – assistent avec assiduité à ses c o u r s. L e p l u s d i f f i c i l e e s t d e convaincre les parents de l’importance pour leurs enfants d’apprendre l’écriture khmère. Thong Luang, un des anciens du village de Phum Ponn, qui enseignait aux côtés de Chaimongkol, se souvient qu’après la décision de la Cour internationale de justice de La Haye en 1962 (qui avait statué que le temple de Preah Vihear relevait de la souveraineté cambodgienne, voir CI n° 925, du 24 juillet 2008), les Thaïlandais avaient brûlé des écrits anciens en khmer sur feuilles de latanier dans des pagodes de la région. Depuis, les bonzes n’ont plus osé enseigner le khmer. Selon l’historien cambodgien
LAOS
Principales communautés ethniques en Thaïlande Khmers Thaïs Laos
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Karens
Province du Surin
CONSTRUIRE UN PONT D’AMITIÉ ENTRE FRÈRES
Source : cartothèque de l’université du Texas
Malais Bangkok
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s angrek Mt D
Chinois Hmongs Lahus
GOLFE
1 CAMBODGE
Viêts
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400 km
MALAISIE
■ Méconnaissance Il y a quelques siècles, la région correspondant à l’actuelle province du Surin avait été rattachée au royaume de Siam (ancien nom de la Thaïlande). Parmi les Khmers qui y vivent, nombreux sont ceux qui “basculent peu à peu vers la culture thaïe, en particulier les jeunes”, note Ka-set. Ce journal en ligne explique que “le Cambodge ne fait guère envie” à cette génération, qui craint, entre autres, “les bombes” et “la corruption généralisée”. Pour Ka-set, “la frontière n’est pas seulement physique, elle existe aussi dans les têtes”. Entre les Khmers de Thaïlande et leur nation d’origine, il y a “de rares relations, une méconnaissance réciproque, des préjugés, etc.”
Lawas Lisus
DE
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Autres provinces de culture khmer : 1. Trat 2. Sakaeo 3. Buriram 4. Sisaket 5. Ubon Ratchathani
Michel Tranet, les vecteurs de la “thaïsation” sont la modernisation, la télévision et la scolarisation. Chaimongkol confie que certains Khmers de Surin éprouvent même de la honte à parler leur langue, craignant d’être méprisés ou traités de “paysans”. “Ils ont perdu leur fierté parce qu’ils ont été vaincus et dominés”, explique Michel Tranet. Parmi les élèves de Chaimongkol, Tim, une jeune femme affable portant des lunettes aux verres épais, peut désor mais lire des contes khmers. “Ils apprennent vite, je crois qu’ils ont ça dans leur ADN”, plaisante le professeur. Tim espère pouvoir enseigner le khmer dans l’école primaire où elle travaille. C’est là l’objectif à long terme de Chaimongkol : que les écoles publiques de la région proposent le khmer en option facultative. Mais la tâche est ardue. Les directeur s d’écoles paraissent enthousiastes mais n’ont encore pris aucune initiative. “Je ne sais pas si c’est par manque de fierté ou de courage…”, s’interroge Chaimongkol. Autre problème : les Khmers de Surin sachant écrire le khmer et pouvant l’enseigner ne courent pas les rues. Le parcours de Chaimongkol est atypique. S’il n’avait pas travaillé dans un camp de réfugiés à la frontière, il n’aurait jamais appris à écrire le khmer. “Quand je donnais des cours à Site II, les gens rigolaient en m’entendant prononcer certains mots. Alors, j’ai décidé d’apprendre l’écriture khmère avec un ami”. Les combats de
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1997 [qui opposaient les hommes du Premier ministre Hun Sen aux partisans du prince Ranariddh] le poussent à mettre un terme à ses études d’histoire, qu’il finançait en assistant un journaliste thaïlandais basé dans la capitale cambodgienne. Il se souvient qu’à Phnom Penh quelques étudiants le considéraient alors comme un “traître”.
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En réalité, c’est bien par amour de la culture khmère que Chaimongkol vit de petits boulots pour se consacrer à l’enseignement de l’écriture khmère le week-end. Mais il n’est pas question pour lui de revendiquer l’indépendance ou le rattachement de la province de Surin au Cambodge. “Comment pourrait-on demander cela ? Les Cambodgiens n’arrivent même pas à gouverner correctement leur pays. La plupart ne savent pas ce que cela signifie d’être khmer…” Chaimongkol a conscience de marcher sur un fil d’équilibriste. Bien qu’il ne parle pas de politique dans son cours, la langue pourrait être considérée en soi comme un enjeu politique. Mais il se sent protégé par la Constitution du royaume thaïlandais. “Auparavant, nous étions les maîtres de cette terre, nous devrions au moins pouvoir préser ver notre langue ! Nos enfants apprennent déjà le thaï à l’école chaque jour ; nous demandons juste quelques heures pour le khmer !” L’historien Michet Tranet estime honorable l’initiative de Chaimongkol. “Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan”, note-t-il. Pour lui, les Khmers de Surin sont un “peuple mourant”. La “thaïsation” est un processus inéluctable et irréversible. “Pourquoi les Khmers de Surin continueraient-ils à parler khmer alors qu’ils en ont de moins en moins besoin ? En parlant le thaï, la langue officielle de leur pays, ils s’assurent un avenir, souligne-t-il. J’ai bien conscience d’aller à contre-courant, ne cache pas Chaimongkol. C’est parce que j’ai la conviction que si nous ne sauvegardons pas le khmer, nous aurons bientôt des problèmes.” A travers le maintien de la langue khmère dans le nordest de la Thaïlande, Chaimongkol souhaite tout simplement construire un pont d’amitié entre frères des deux côtés de la chaîne des Dangrek. Sarah Oliveira
WEB
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AU S T R A L I E
Un geste envers les Aborigènes ncore auréolé de son succès après ses excuses officielles a u p r è s d e s “ g é n é r at i o n s volées” [des enfants aborigènes séparés de force de leur famille par les autorités pour être placés le plus souvent dans des orphelinats], le Premier ministre australien, Kevin Rudd, semble en quête de nouvelles victoires médiatiques sur le thème des peuples indigènes. Dernière idée en date : ajouter à la Constitution un paragraphe reconnaissant les droits des premiers Australiens. Le gouvernement espère bien rejouer son grand numéro de pénitent sans effets spéciaux. Le cas échéant, espérons que cette absurde mise en scène n’aura pas le même effet que la polémique stérile autour du pardon, qui depuis plus de dix ans détourne l’attention des véritables problèmes concernant les affaires indigènes. Les droits des Aborigènes sont ni plus ni moins les mêmes que ceux de tous les autres Australiens. Cet ajout constitutionnel sera donc sans effet. Naturellement, cette idée n’a pas non plus surgi de nulle part. Par le passé, le déni de ces droits a été l’origine de grandes souffrances, et leur reconnaissance officielle est aujourd’hui un geste symbolique enver s les peuples aborigènes. Mais cela ne changera rien à la discrimination dont ces derniers font l’objet dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’emploi, du logement et de presque tous les aspects de la vie quotidienne. D’un point de vue général, les indigènes sont encore loin d’avoir rattrapé le reste des Australiens. La publication, fin juillet, par le Bureau de statistiques d’un instantané de la nation nous rappelle combien long est le chemin qui reste à parcourir. La misère n’a jamais été aussi grande dans les communautés isolées, notamment celles du Nord. Pour le gouvernement, la priorité doit être de relever le niveau de vie des Aborigènes pour l’harmoniser avec le reste de la société et de “combler l’écart”, comme l’a déclaré Kevin Rudd lors d’une visite en terre d’Arnhem [dans l’extrême nord du pays]. Au lieu de battre du vent, les autorités devraient évaluer – et si nécessaire corriger – leur action dans le Territoire du Nord pour veiller à atteindre ses objectifs. De nombreux représentants indigènes rejettent certaines mesures récentes, comme le blocage de la moitié des allocations sociales visant à garantir le bon emploi de ces sommes. D’autres estiment néanmoins que ces initiatives ont permis d’améliorer la situation sur le terrain. Mais le débat entre les droits et la réalité n’est qu’une petite partie du problème. Or c’est à la résolution de ces questions que le gouvernement devrait consacrer son énergie, et non à d’inutiles amendements cosmétiques de la Constitution. The Sydney Morning Herald, Australie
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TÉLÉVISION
T U R QU I E
Les séries turques allument le monde arabe
Crime d’honneur homophobe
Deux feuilletons, très libres de ton, font un tabac sans précédent dans le monde arabe. L’écrivain saoudien Ziad Al-Driss s’interroge sur les raisons de ce succès.
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AL-HAYAT (extraits)
Londres
arement un programme télévisé a eu autant de succès qu’Années perdues et Nour auprès des téléspectateurs du Golfe et de l’ensemble du monde arabe. Hommes, femmes, vieux et jeunes n’ont d’yeux que pour ces deux feuilletons turcs qui passent actuellement sur la chaîne MBC [chaîne satellitaire panarabe à capitaux saoudiens]. Ce succès de l’Audimat est-il le fruit de la qualité du jeu, du scénario, de la mise en scène ou de la beauté des acteurs ? Je ne suis pas critique de cinéma, et ce n’est donc pas avec ce regard que j’aborderai les épisodes de ces sériesfleuves dont le succès a permis à la Turquie de ravir au Mexique la place de plus gros pourvoyeur de feuilletons télévisés du Moyen-Orient. Je voudrais plutôt m’arrêter sur l’image de la famille turque qu’ils véhiculent, car elle est très différente de l’image que nous nous en faisons. On peut donc se demander s’ils proposent un reflet fidèle de la société turque ou si c’est nous qui en avons une image erronée. Il y est beaucoup question de rapports sexuels et de grossesses hors mariage. Quand le sujet vient sur la table, lors du repas du soir en famille, le père garde son sang-froid. Ses réprimandes sont modérées, et ce genre d’histoire ne l’empêche pas de finir sa soupe. Avant de passer au plat principal, la fille l’a déjà convaincu de la pureté de ses actes et des raisons pour lesquelles il faut accepter le bébé. Et, avant que l’on passe au dessert, le père, très moderne, prend sous son aile son futur petitenfant sans avoir la moindre idée de l’identité du père ! De telles scènes correspondent-elles à la réalité socio-
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ANALYSE
▲ Les deux
principaux acteurs du feuilleton turc Gümüs (Argent), dont l’adaptation en arabe a pris le titre de Nour (Lumière), avec l’actrice Songül Oden, qui s’appelle dans la série Gümüs ou Nour, et l’acteur Kıvanç Tatlıtug, qui est Mehmet ou Mohannad.
logique de la Turquie ? Les chercheurs ne nous disent-ils pas que les traditions et coutumes turques restent très orientales ? La Turquie est un des pays les plus nationalistes et les plus attachés à son héritage culturel. Malgré le régime laïc, maintenu depuis le début des années 1930 par l’institution militaire, 99 % de la population est musulmane, par foi ou par attachement identitaire. L’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), le retour du voile dans le débat public et le nombre croissant de pèlerins [à La Mecque] indiquent que Kemal Atatürk a répandu des cendres sur une flamme difficile à éteindre.
A la recherche du romantisme perdu
lors que la compétition battait son plein entre les feuilletons syriens, égyptiens et du Golfe, un étalon inattendu a surgi de l’écurie turque. Il s’agit des centaines d’épisodes d’Années perdues et de Nour, diffusés à satiété par la chaîne MBC. Ils sont doublés en arabe [par des acteurs syriens], procédé qui nous avait déjà émerveillés, il y a une quinzaine d’années, concernant les feuilletons mexicains [doublés dans un pur arabe littéraire]. Cassandra la Mexicaine avait alors marqué nos esprits : il y eut des coupes de cheveux Cassandra, des robes et des boutiques Cassandra… Aujourd’hui, Nour n’est pas en reste, avec des coiffures et de la lingerie Nour. Et, cette fois-ci, même les personnages masculins sont touchés par le phénomène, Mohannad [nom du personnage masculin principal de Nour] en tête.
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D’ISTANBUL hmet Yildiz, 26 ans, étudiant en physique et représentant de la Turquie lors d’un rassemblement d’homosexuels l’année dernière à San Francisco, a été la cible de coups de feu fin juillet alors qu’il sortait d’un café près du détroit du Bosphore. Gravement blessé, il a pu monter dans sa voiture pour tenter de fuir, mais il en a perdu le contrôle et a percuté le bas-côté de la route. Il est mort peu de temps après à l’hôpital. Pour ses amis, Ahmet Yildiz a été victime du premier crime d’honneur contre un homosexuel commis en Turquie. “Je me sens impuissant : nous faisons tout pour sensibiliser le pays aux droits des homosexuels, mais plus nous sommes visibles, plus nous nous exposons à ce genre d’agression”, explique Sedef Cakmak, membre de Lambda, un groupe de défense des droits des homosexuels. Les droits des femmes, la sexualité et la place de la religion dans la sphère publique sont des questions sensibles en Turquie. Le seul crime d’AhmetYildiz, assurent ses amis, a été d’annoncer à sa famille son homosexualité.“Ils voulaient qu’il voie un médecin pour se faire soigner et qu’il se marie.” Peu après son coming out, Ahmet Yildiz a porté plainte : il avait reçu des menaces de mort. L’affaire a été classée. Cinq mois plus tard, le jeune homme était mort. La police mène aujourd’hui l’enquête sur son meurtre. Pour les associations de défense des homosexuels, le refus de protection qu’Ahmet a essuyé est la conséquence de l’indifférence, pour ne pas dire de l’hostilité, que ressent une large frange de la société turque à l’égard de l’homosexualité. Ainsi, l’armée la considère comme une “maladie” : pour être exemptés du service militaire obligatoire pour homosexualité il faut fournir des preuves, soit en se soumettant à un examen anal, soit en fournissant des photos. “Les médias ignorent les violences homophobes, quand ils n’en plaisantent pas”, déplore Buse Kilickaya, membre du groupe de défense Pink Life. Selon une étude récente effectuée par les autorités turques, une personne meurt chaque semaine d’un crime d’honneur à Istanbul. Le bilan national des victimes s’établissait à 220 en 2007. Dans la majorité des cas, les victimes sont des femmes, assassinées pour avoir eu des relations amoureuses interdites, pour avoir parlé à un étranger ou parce qu’elles ont été violées. “Nous avons cherché à contacter la famille d’Ahmet pour les obsèques, raconte un ami. Pas de réponse.” Dans les affaires de crime d’honneur, il est fréquent que la famille refuse d’enterrer la victime. “Il aurait pu se cacher, regrette un de ses amis. Quitter la Turquie quand les menaces de mort ont commencé. Mais il est resté. Il était courageux. Et trop sincère.” Nicholas Birch et Jeff Black, The Independent (extraits), Londres
Pour donner la mesure de l’intérêt suscité par ces feuilletons dans le monde arabe, signalons que le mufti d’Alep [deuxième ville de Syrie] a édicté une fatwa interdisant aux hommes et aux femmes de faire leurs prières en portant un tee-shirt à l’effigie de Nour et de Mohannad, car il considère ce vêtement comme un élément de dépravation pour la jeunesse arabe. Il n’a pas précisé s’il était licite de le mettre en dehors des heures de la prière ! Le téléspectateur arabe a-t-il été capté grâce à la campagne de pub faite autour de ces feuilletons ? Ou bien par le romantisme dont ces séries débordent et qui est absent de notre vie quotidienne, tout entière dédiée à la quête de notre pain quotidien et à la défense de notre dignité ? Anouar Badr, Al-Quds Al-Arabi (extraits), Londres
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La réalité du pays est-elle plus proche de ce qui est diffusé par les informations ou de ce que nous voyons dans les feuilletons ? Selon un confrère turc, adepte de la laïcité, l’image transmise sur le petit écran focalise sur un genre de famille qui existe bel et bien, mais à petite échelle, comme il en existe partout. Le fait de banaliser ce mode de vie et d’en faire un exemple représentatif de la société donne une image falsifiée de la réalité. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi ces feuilletons forcent le trait. Pour les besoins de la dramaturgie ? Ou bien est-ce de la promotion touristique ciblant une certaine clientèle ? Le but recherché serait-il de plaire à l’Union européenne, dont Ankara souhaite devenir membre ? A ce sujet, une femme turque estime qu’il faudra du temps pour s’adapter aux coutumes européennes et qu’il y en aura certaines auxquelles il sera impossible de s’adapter. De son côté, un journaliste danois soulève la question de la différence socioculturelle entre les sociétés turque et européenne, soulignant qu’en Turquie le noyau de la société est la famille, ce qui donne au père un statut particulier et légitime son autorité. Selon lui, ce modèle est incompatible avec le mode de vie européen, où l’élément central de la société est l’individu. Ce journaliste risque de changer quelque peu d’avis en voyant dans Nour et Années perdues combien le chef de famille fait preuve de largeur d’esprit – jusqu’à tolérer une grossesse hors mariage. Ziad Ben-Abdullah Al-Driss DU 1 er AU 20 AOÛT 2008
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N’oubliez pas que les Moudjahidin ont servi Saddam Hussein !
Londres vient de retirer le mouvement iranien des Moudjahidin du peuple de la liste des organisations terroristes. Pourtant, ces milices ont participé à la sanglante politique de répression menée en 1991 par l’ancien régime irakien. ELAPH (extraits)
Londres
n vaste débat agite hommes politiques, journalistes et juristes irakiens à propos de l’organisation des Moudjahidin du peuple d’Iran. [Créée en 1965 pour lutter contre le gouvernement du chah. Après la révolution islamique de 1979, les Moudjahidin refusent de reconnaître le pouvoir de l’ayatollah Khomeyni et revendiquent un Etat islamique libéré de la mainmise de l’appareil clérical. Saddam Hussein autorise cette force d’opposition au nouveau régime iranien à s’installer en Irak.] En effet, les Moudjahidin sont accusés d’avoir participé à la répression du soulèvement des Irakiens en mars 1991. [Les Kurdes, dans le nord du pays, et les chiites, dans le Sud, ont tenté de renverser le régime de Saddam Hussein dans les semaines qui ont suivi la défaite de l’armée irakienne au cours de la guerre du Golfe de 1990-1991.] Ce dossier a été ouvert en 2007 par le procureur général irakien Jaafar Al-Moussaoui. Selon lui, il existe des preuves attestant la participation de l’organisation terroriste des Moudjahidin du peuple à des massacres d’Irakiens. Ses membres seront poursuivis par la justice, y compris à l’étranger, et inculpés pour assassinats, torture, séquestrations et détournement de biens nationaux, puisque l’ancien dictateur Saddam Hussein leur avait cédé une part du pétrole. Les Moudjahidin du peuple, installés dans
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IRAN
▲ Dessin d’Anthony
Russo paru dans l’International Herald Tribune, Paris.
Le business de l’Oncle Sam
n rapport confidentiel du ministère du Commerce américain, qui est sorti dans la presse, fait du bruit. Il y est notamment dit que les échanges des EtatsUnis avec l’Iran ont sensiblement augmenté sous le mandat de George W. Bush. Une information particulièrement savoureuse lorsqu’on sait que Washington a exercé ces dernières années de fortes pressions sur d’autres Etats afin qu’ils adoptent les mêmes sanctions que la Maison-Blanche envers Téhéran. C’est d’ailleurs pourquoi presque toutes les banques européennes, y compris la Deutsche Bank et la Commerzbank, se sont retirées d’Iran alors que les Nations unies n’émettaient que des sanctions partielles touchant le programme nucléaire de Téhéran. “Nos sanctions sont dirigées contre le régime, pas contre les gens”, a déclaré Adam Szubin, du ministère des Finances américain, en tentant de justifier cette information ennuyeuse pour Washington. Gonzalo Gallagos, porte-parole du département d’Etat, a ajouté : “Le développement de quelques exportations en Iran au cours
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leur campement d’Al-Achraf, à l’est de Bagdad, ont démenti et ont accusé le procureur de vouloir leur extermination. Certains sunnites irakiens se sont déclarés solidaires d’eux. Le débat est relancé depuis que la Grande-Bretagne a retiré [le 24 juin] les Moudjahidin du peuple de sa liste des organisations terroristes et depuis que la France de Nicolas Sarkozy cherche à convaincre les autres pays européens de faire de même. Il est étonnant que certains veuillent oublier que ce mouvement a été à la solde des services secrets de Saddam Hussein. Cette démarche n’a donc rien à voir avec la réalité historique, mais avec les aléas des relations irano-américanoeuropéennes. Pour savoir si cette orga-
nisation a participé à la répression baasiste, il suffit d’ouvrir les archives des services secrets irakiens. Il y a des documents et des faits qui confirment cette participation dans certaines localités du Kurdistan irakien (Kifri, Tuz Khurmatu, Klar) et dans le sud de l’Irak [à majorité chiite]. Moi-même, j’ai été témoin des crimes commis contre les employés de l’hôpital de la ville de Klar, peu de temps après la libération de Souleimanieh, les 9 et 10 mars 1991 [durant le soulèvement, qui ne dura que deux semaines, le Kurdistan irakien fut contrôlé par les milices kurdes locales, les peshmergas]. Un matin, je voulais me rendre de la cité où je logeais dans les environs de Klar, à Souleimanieh, où j’étais étudiant aux Beaux-Arts. A Klar, la gare routière était désorganisée et je faisais du stop. C’est à ce moment-là qu’on a appris que des blindés venus de Jalaula avaient hissé le drapeau blanc. Au début, les peshmergas ont pensé qu’il s’agissait de forces de l’armée irakienne qui se rendaient, et de ce fait ils les ont laissés faire. Or un des blindés s’est dirigé vers le nord de la ville pour en fermer l’accès. Et un autre s’est dirigé vers l’hô-
des huit dernières années est évidemment le reflet de la politique du Congrès, qui souhaite élargir les exportations agricoles et médicales américaines. Il est donc parfaitement naturel que les exportations aient progressé depuis l’an 2000.” Les chiffres du ministère du Commerce américain, révélés par l’agence Associated Press, montrent que les exportations américaines en Iran ont été multipliées par dix sous la présidence Bush. A elles seules, les livraisons de cigarettes à Téhéran ont atteint la somme de 158 millions de dollars. Parmi les autres produits exportés, on trouve des manteaux de fourrure, des sculptures, des parfums, mais aussi, en petites quantités, des armes et des équipements aéronautiques [ce poste représenterait 148 000 dollars sur un montant total de 546 millions de dollars (345 millions d’euros)]. De surcroît, selon nos informations, plus de 400 millions de dollars de produits américains ont été livrés rien qu’en 2007 à des entreprises iraniennes via les Emirats arabes unis. Mathias Brüggmann, Handelsblatt (extraits), Düsseldorf COURRIER INTERNATIONAL N° 926
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pital public, où il a arrosé de balles une voiture qui en sortait, tuant les quatre ou cinq passagers à bord. D’autres blindés se sont retranchés à l’entrée de la ville, près de sa fameuse citadelle. Et ce n’est qu’après la destruction d’un de ces blindés, qu’on a compris qu’il s’agissait de moudjahidin qui voulaient s’emparer de la ville. Cette guerre des Moudjahidin contre le peuple irakien a commencé dès le début du soulèvement [kurde] contre le régime de Saddam Hussein, en mars 1991, dans la ville de Tuz Khurmatu. Pour traverser cette ville, des Moudjahidin ont négocié leur passage avec les peshmergas, dont le chef considérait qu’ils n’étaient pas partie prenante dans le conflit et pouvaient donc passer. Au bout du compte, ils ont commencé à pilonner les villes, contraignant les habitants à prendre la fuite. Les peshmergas n’étaient pas suffisamment équipés pour résister aux moudjahidin, dont la puissance surpassait même celle de l’armée régulière irakienne. Ces mercenaires du régime irakien disposaient d’armes légères et lourdes modernes et avaient été entraînés selon les normes de la Garde républicaine irakienne. Khaled Sulaiman
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CONTINENT
Vive le droit d’ingérence… africain
Les Africains ne peuvent plus laisser les potentats locaux terroriser leur population. Ils doivent intervenir. Et redonner un sens à l’Union africaine. MAIL & GUARDIAN (extraits)
◀ “Les drapeaux
Johannesburg
e mauvais dirigeants, il y en a dans toute l’Afrique. L’effondrement du Zimbabwe n’a concentré l’attention du monde que sur l’un d’entre eux. Les efforts de Robert Mugabe pour prolonger son règne, malgré sa défaite au premier tour de la présidentielle de mars 2008, ont provoqué une réaction d’une force inhabituelle en Afrique. Peut-être les Africains commencent-ils à reconnaître qu’il n’y a pas de crises “nationales”. L’accroissement de l’interdépendance sociale et économique des pays du continent fait que les problèmes du Zimbabwe sont régionaux et véritablement africains. Dans toute l’Afrique, les citoyens exigent davantage de la part de démocraties très limitées. Ils veulent des emplois, des perspectives économiques, la justice et l’équité. Or la plupart des gouvernements n’ont pas réussi à les leur assurer et sont indifférents aux attentes de leurs administrés.
appartiennent à ceux qui les brandissent !” Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.
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EXIGER DES CONDITIONS MINIMALES DE DÉMOCRATIE
Le vrai danger, c’est que les Africains risquent de perdre confiance dans les institutions démocratiques limitées qu’ils ont à leur disposition. Les Nigérians ont boudé une parodie d’élection avec un cynisme alarmant en avril 2008. Les vrais sentiments émergeront plus tard : les individus trouveront de plus en plus refuge dans le tribalisme, la violence ou le fondamentalisme religieux. Et beaucoup renonceront et émigreront. Sur le papier, nombre d’économies africaines sont florissantes. Pourtant, la croissance n’a pas provoqué la stabilité politique. C’est même le contraire : le flux de biens de consommation résultant de la croissance n’est pas accessible à tous dans les pays mal gouvernés. L’augmentation des prix des produits alimentaires creuse encore le gouffre entre riches et pauvres. Elle touche certaines des villes à la croissance la plus rapide du monde, des villes remplies de jeunes hommes âgés de 16 à 24 ans bien éduqués, sousemployés, en colère et malléables. Nous verrons probablement d’autres implosions sociales sur le continent, en particulier au moment des élections. Comme ces problèmes sont continentaux, l’outil le plus approprié pour les régler est l’Union africaine (UA). Le principe africain de non-ingérence dans les affaires du voisin a été ébranlé par le génocide rwandais. Il marque encore partiellement l’UA, qui rechigne à intervenir par la force dans les pays mal gouvernés. L’évolution de la situation au Zimbabwe est en train de changer les choses. La crise
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zimbabwéenne doit également modifier un autre principe cardinal africain : l’inviolabilité des frontières héritées de colonialisme. Les migrations, l’urbanisation et la libre circulation de l’information font que les frontières ont de moins en moins de sens. L’Afrique du Sud, par exemple, ne peut pas se débarrasser aisément de ses 3 millions de réfugiés zimbabwéens. Les problèmes du Zimbabwe sont désormais les siens. Et aussi ceux de l’Afrique. La même chose vaut pour l’Afrique de l’Est : si le Kenya attrape la fièvre, l’Ouganda, la Tanzanie, le Rwanda, le Burundi et le Congo ne seront pas épargnés.
Pour que l’Union africaine soit plus volontariste, les Africains doivent poser des conditions minimales de démocratie et de gestion économique aux Etats membres. Aujourd’hui, les gangsters siègent aux côtés de dirigeants ayant des aspirations démocratiques sérieuses. Il faut abroger les législations répressives des pays membres. Les pays membres doivent établir des institutions démocratiques crédibles, en particulier des tribunaux et des commissions électorales. Il faut des institutions panafricaines efficaces, comme une Cour suprême et une Cour constitutionnelle. Ces organes doivent êtres indépendants et avoir
Sanctions
L’Union africaine (UA) a exprimé son désaccord avec les sanctions que l’Europe et les Etats-Unis ont prises contre le régime de Robert Mugabe, dont la réélection, en juin, reste contestée. L’UA et l’Afrique du Sud, qui dirigent les négociations entre le gouvernement et l’opposition, ont jugé ces sanctions “contre-productives”.
compétence sur certains domaines dans les Etats membres, de sorte que, quand un tyran comme Mugabe fera son apparition, il ne pourra plus compter sur le soutien des autres voyous comme lui. La charte de l’UA doit être réformée et ne plus protéger la souveraineté des pays, mais les Africains euxmêmes. Un ressortissant d’un pays membre doit pouvoir saisir l’UA s’il est l’objet de mauvais traitements ou de discriminations en raison de sa race, de son origine ethnique, de sa religion ou de son sexe. Il faut une procédure pour destituer les dirigeants qui commencent comme démocrates, mais deviennent des tyrans. Les pays qui remplissent ces conditions devront êtres récompensés. Actuellement, certains donateurs injectent de l’argent dans des régimes qui organisent le renversement de la démocratie. A l’heure où le groupe des huit principaux pays industrialisés se prépare à discuter de l’aide à l’Afrique, outre la santé et l’éducation, il faut qu’il investisse dans le renforcement de l’UA. Si l’on n’agit pas maintenant, l’Afrique risque de ne jamais rattraper les économies florissantes de l’Orient et de l’Occident. C’est peutêtre notre meilleure chance depuis l’indépendance de nous réorganiser, de nous consolider avant de passer au niveau suivant. Le recul de la démocratie en Afrique peut soit nous démoraliser, soit nous contraindre à agir. William Gumede
SÉNÉGAL
Gueule de bois après l’euphorie
L’arrivée au pouvoir de Wade, en l’an 2000, avait suscité beaucoup d’espoirs. Huit ans plus tard, les émeutes se multiplient, note La Sentinelle, un hebdomadaire racheté par le musicien Youssou N’Dour. LA SENTINELLE
Dakar
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e n’ai à vous offrir que du sang, de la sueur et des larmes.” La harangue du Premier ministre britannique Winston Churchill à ses compatriotes, pendant la Seconde Guerre mondiale, est restée célèbre. Lors de sa prise du pouvoir, en 2000, consacrant une alternance pacifique, le président Abdoulaye Wade aurait pu s’inspirer du légendaire Premier ministre britannique. Il n’en a rien fait. Bien au contraire. Le teigneux opposant qu’il fut, sitôt après avoir prêté serment, a multiplié les promesses, y compris les plus mirobolantes, voire démagogiques. Servi par l’embellie financière exceptionnelle qui a coïncidé avec la fin de la période de vaches maigres de l’ajustement structurel [un plan d’économies imposé par le Fonds monétaire internatio-
nal], Wade a fait croire aux Sénégalais qu’on allait raser gratis. Résultat des courses : de manière inconsidérée, le train de vie l’Etat a explosé et, comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, le budget de la présidence de la République a quasiment quintuplé. Ministres et députés, ainsi qu’une catégorie privilégiée de hauts fonctionnaires, ont vu leurs salaires augmenter vertigineusement tandis que les petits fonctionnaires, par exemple les instituteurs, ont dû se contenter de la portion congrue. Mais, après la sorte de “bamboula” qui a caractérisé son premier septennat, on assiste à un retour de manivelle pour le président Wade. Le renchérissement spectaculaire du coût de la vie, marqué par une inflation au niveau mondial, a renvoyé le Sénégal à une dure réalité : celle d’un pays pauvre très endetté. Ainsi, les finances publiques sont dans un état telle-
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ment inquiétant que le représentant du FMI au Sénégal a publiquement invité les autorités à faire preuve de plus de rigueur dans leur gestion. Après avoir été un modèle de stabilité politique et sociale, le Sénégal vit une crise sans précédent, qui s’accompagne d’une pénurie généralisée des denrées de première nécessité. Le riz, aliment de base au Sénégal, fait l’objet de spéculation de la part de commerçants véreux, le gaz est devenu quasi introuvable et des quartiers entiers de Dakar sont plongés dans l’obscurité du fait de coupures d’électricité récurrentes. Et, après un début d’émeutes de la faim vite réprimées par les forces de l’ordre, la colère s’est ravivée : des émeutes de la soif ont éclaté dans des quartiers populaires. Jusqu’à quand le régime pourra-t-il contenir le mécontentement populaire grandissant ? Barka Bâ
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Pluie de stars et de dollars afin de redorer l’image du pays L’homme d’affaires Nduka Obaigbena veut gommer la réputation de corruption que traîne le Nigeria. Son volontarisme à paillettes ne fait pas l’unanimité. à la première place du continent africain dans le secteur des télécommunications, détrônant l’Afrique du Sud. Ces progrès doivent beaucoup à la politique de lutte contre la corruption lancée en 2002 avec la création de l’Economic and Federal Crimes Commission. Totalisant 380 milliards de dollars de détournements de fonds publics depuis l’indépendance, en 1960, le Nigeria est aujourd’hui synonyme de corruption. Ses considérables ressources pétrolières “ne suffiraient pas à attirer les investisseurs étrangers en cas de perte totale de confiance dans le gouver nement”, estime M. Howard.
THE NEW YORK TIMES
New York
ifficile de réhabiliter un pays, en particulier lorsqu’il s’agit du Nigeria, tristement réputé pour la violence qui accompagne la production de pétrole dans le delta du Niger. Mais Nduka Obaigbena est rompu aux entreprises de longue haleine. Cela fait en effet des années que le nabab des médias nigérians se bat contre la cleptocratie souvent brutale de son pays. A propos de la situation du pays le plus peuplé d’Afrique, Nancy Z. Boswell, présidente de Transparency International-USA, une organisation qui persiste à classer le Nigeria comme l’un des pays les plus corrompus au monde, reste sur ses gardes : “Il y a lieu d’adopter un optimisme prudent.” Mais M. Obaigbena ne manque pas de fans plus enthousiastes. “Nduka a une vision remarquable des choses, une réelle passion pour ce qu’il fait et son message est nouveau”, déclare Naomi Campbell, top-modèle et fervente admiratrice du personnage. “Plus je connais son projet, plus j’ai envie de m’impliquer.” C’est ce qu’a fait John Howard, l’ancien Premier ministre australien. “A présent, les possibilités d’investissement sont si nombreuses que la bonne gouvernance constituera un critère déterminant pour les investisseurs, expliquet-il. Obaigbena ouvre une brèche vers davantage de transparence.” Chaque année depuis l’an 2000, M. Obaigbena met à l’honneur des Nigérians qui luttent contre la corruption ou l’injustice, en particulier des membres du gouver nement et des cadres dirigeants dont la transparence en matière financière, la responsabilité et le respect des lois représentent un exemple de bonne gouvernance.
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EMBELLIE ÉCONOMIQUE ET RECUL DE LA CORRUPTION
Il leur rend hommage en invitant des personnalités comme Mme Campbell ou M. Howard à des manifestations fourmillant de stars, notamment aux This Day Awards, créés par son empire médiatique et son organe central, le très influent quotidien de Lagos This Day. Par ailleurs, depuis 2006, M. Obaigbena organise le This Day Festival – des concerts géants pour la promotion du progrès au Nigeria –, persuadant des stars mondiales telles que Beyoncé, Jay-Z, Diddy et Shakira de monter sur
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UN PODIUM POUR LES STARS ET POUR MONSIEUR PROPRE
scène. Le concert Africa Rising, organisé fin juillet 2008 à Abuja [capitale du Nigeria], rassemblait des figures comme Mary J. Blige, Usher et Rihanna, ainsi que Mme Campbell. Le 1er août, la troupe se produira au Kennedy Centre de Washington, avec en tête d’affiche Beyoncé et Seal. “Tous ces discours sur la bonne gouvernance ne sont que des mots creux”, déplore le Nigérian Philip Ikita, journaliste, sociologue et spécialiste du développement. Mais Obaigbena n’est pas de cet avis. “Le Nigeria traverse la plus longue période de démocratie qu’il ait jamais connue”, a-t-il déclaré en mars à New York [le régime militaire de Sani Abacha s’est achevé en 1998, à la mort du dictateur]. Personne n’attribue la responsabilité de ces changements à M. Obaigbena. Pourtant, il en est devenu le promoteur, tout comme il fait la promotion de ses soirées à paillettes. Et son optimisme n’est pas totalement injustifié. Certes, la moitié de la population nigériane manque d’eau potable et le taux de mortalité infantile s’élève à un pour dix naissances. Mais, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, les investissements étrangers ont presque quadruplé entre 2000 et 2006. De plus, grâce à la restructuration financière et à la flambée des prix du pétrole, le Nigeria a quasiment effacé sa dette étrangère. Il possède même 50 milliards de dollars de réserves de devises et affiche un excédent commercial croissant. Le pétrole n’est d’ailleurs pas le seul domaine en pleine croissance : en 2007, le pays s’est imposé
Il est malheureusement impossible de dire quel rôle jouent les This Day Awards dans la promotion d’une bonne gouvernance, car ils offrent une vitrine à des personnalités dont l’engagement est déjà notoire. Parmi les gagnants, citons Bukola Saraki, le gouverneur de l’Etat de Kwara, qui a invité les agriculteurs zimbabwéens persécutés par Mugabe à s’installer au Nigeria ; et Mme Ngozi Okonjo-Iweala, l’ancienne ministre des Finances, qui a négocié un allégement de la dette de 18 milliards de dollars du Nigeria et été nommée directrice générale de la Banque mondiale en 2007. L’année dernière, This Day a mis à l’honneur Nuhu Ribadu, le chef de
▲ Dessin de Sebe
Emmelot paru dans NRC Handelsblad, Rotterdam.
la politique anticorruption à l’origine de 200 condamnations depuis 2003, faisant tomber plusieurs sénateurs, gouverneurs et anciens chefs de police. M. Obaigbena n’a pas pour autant renoncé aux insignes du pouvoir. Cet homme élégant affiche en effet un faible pour les costumes Lanvin sur mesure. Il possède une maison à Lagos, une résidence à la campagne dans l’Etat du Delta, dans le sud du Nigeria, ainsi qu’une suite au Ritz-Carlton à Washington. La société mère de This Day, Leaders and Company, dont il détient 95 % des parts, a enregistré 200 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2007. “J’aime vivre avec modestie et discrétion”, confie M. Obaigbena, le plus sérieusement du monde. M . Obaigbena appartient au groupe ethnique des Ikas, l’une des plus petites des 200 tribus que compte le pays. Il a lancé l’hebdomadaire This Week en 1987, qui est par la suite devenu le quotidien This Day. Lors des prochaines éditions du festival et des This Day Awards, M. Obaigbena compte promouvoir en fanfare les atouts de la microfinance pour aider les 146 millions d’habitants du pays. A ses yeux, si ce géant endormi qu’est le marché de la consommation nigériane, le plus grand d’Afrique, venait à se réveiller, la “superpuissance africaine” ne sera plus une utopie. “Un pays est en train de naître, lance-t-il. Il est temps de le présenter au monde.” Angelo Ragaza
GAMBIE
Sécher l’école pour ramasser de vieux métaux dans les rues
Pour avoir révélé que des enfants désertent les classes pour chercher à se nourrir, le journal Today a été accusé de sédition par les autorités. pendant loin d’être faits pour les enfants. Nos journalistes y ont trouvé des reptiles et des rongeurs dissimulés au milieu des déchets – ce qui représente un danger. Les enfants fouillent n grand nombre d’enfants âgés de 7 à pourtant ces sites sans le moindre équipement 9 ans feraient l’école buissonnière de protection. Ils risquent coupures, ecchypour récupérer de vieux métaux qu’ils moses et toutes sortes d’infections vendent à des marchands pour de bactériennes. Certains d’entre eux maigres sommes. Interrogés par le ont même admis qu’ils n’étaient pas quotidien Today, plusieurs de ces allés à l’école depuis longtemps et enfants ont révélé avoir l’habitude que leurs parents n’en étaient pas d’aller dans des décharges ou dans informés. Selon un homme qui soudes casses de voitures pour récupéhaite conser ver l’anonymat, les rer des métaux qu’ils revendent. Ils personnes qui achètent ces vieux déclarent utiliser l’argent récolté métaux le font par intérêt et ne se pour acheter à manger. Selon eux, soucient pas du sort des enfants, les marchands leur achètent le méqui devraient pourtant être à l’école. tal 2 à 3 dalasis [0,09 euro] le kilo. “Cette pratique affecte g ravement Les enfants affirment être inscrits à ▲ ■ Today l’éducation des enfants et commence l’école, mais reconnaissent sécher Un quotidien gambien à poser un immense problème dans souvent les cours pour collecter de menacé par le régime presque tout le pays”, ajoute-t-il. vieux métaux. Les lieux où on militaire. Pa Bajinka et Boe Sawo trouve ces vieux métaux sont ceTODAY
Banjul
U
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e n c o u ve r t u r e
●
◀ Une famille de Szent Miklós, le quartier rom de Haranglab,
en Transylvanie (Roumanie).
LES ROMS ou l’âme de l’Europe ■ Le 16 septembre 2008 se tiendra à Bruxelles le premier sommet européen consacré aux Roms. ■ Cette initiative, qui réunira les représentants des institutions européennes, des Etats et de la société civile, se penchera sur les discriminations de plus en plus aiguës dont font l’objet les Tsiganes – notamment en Italie, où les procédés utilisés par les autorités rappellent les heures les plus sombres de l’histoire européenne.
Abandonnés sur le bord du c Les 4 à 12 millions d’Européens que l’on désigne sous le nom de Roms ou de Tsiganes n’ont toujours pas droit à une existence normale. Et les mesures prises par Bruxelles sont loin, très loin, de porter leurs fruits.
L
THE ECONOMIST (extraits)
Londres
e village de Vizuresti se trouve à 35 kilomètres de Bucarest, du mauvais côté de la voie ferrée. Car les premiers kilomètres après la sortie de la nationale sont goudronnés, traversant une zone prospère, avec de solides bâtisses et des champs bien entretenus. Mais, une fois la voie ferrée franchie, le goudron s’arrête et la route ne conduit plus qu’à la localité rom. Vizuresti est à vingt minutes, au bout d’un chemin plein d’ornières et de nids-de-poule. La vie pour les 2 500 habitants du village, dont les quatre cinquièmes sont des Roms, est tout aussi difficile. Mihai Sanda et sa famille, au total 37 personnes, vivent dans six baraques au sol de terre battue qu’ils ont construites de leurs mains. Dans son deux-pièces, sept personnes partagent une chambre à coucher, pendant que les poulets gloussent dans l’autre. La saleté et la puanteur, l’absence d’eau courante, d’électricité, de toutà-l’égout et de téléphone, tout évoque ici un pays du tiers-monde. Il en va de même pour l’analphabétisme. Ionela Calin, 34 ans, membre de la
WEB
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Dans nos archives
courrierinternational.com
▶ Tsiganes : Les oubliés de l’Europe (CI n°662, du 10/07/03)
famille élargie de Sanda, s’est mariée à 15 ans sans jamais avoir mis les pieds à l’école. Sur ses huit enfants, quatre ne sont pas scolarisés. Deux, Leonard, 4 ans, et Narcissa, 2 ans, n’ont même pas d’acte de naissance. Ionela croit (à tort) qu’elle ne peut pas les déclarer parce que sa carte d’identité est périmée. Pour les 4 à 12 millions d’Européens désignés en général sous le nom de Roms ou de Tsiganes, la vie se résume à ceci : ils sont parqués dans des zones qui les placent physiquement et psychologiquement en marge d’une existence normale, tandis que le fossé qui les sépare de la modernité se creuse au lieu de se réduire. Les statistiques sont effarantes : selon un rapport publié en 2005 par l’UNICEF, 84 % des Roms en Bulgarie, 88 % en Roumanie et 91 % en Hongrie vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plus scandaleux encore, peut-être, l’absence de vue d’ensemble. L’indifférence des autorités et les réticences des Roms font qu’on ne dispose que de peu de données sur l’espérance de vie, la mortalité infantile, les taux d’emploi et d’alphabétisation. Pourtant, toutes sont tragiquement à la traîne par rapport au reste de la société. La première réaction est d’incriminer l’Histoire. Les Roms connaissent un sort misérable depuis un millénaire, depuis leur mystérieuse émigration du Rajasthan, dans le nord de l’Inde, aux alentours de l’an mille apr. J.-C. Hormis peut-être une principauté à Corfou vers 1360, ils n’ont jamais eu leur propre Etat. Dans cer-
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taines parties des Balkans, ils étaient vendus comme esclaves jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les Roms de Vizuresti sont passés de la condition d’esclaves à celle de paysans sans terre. Même de nos jours, les emplois saisonniers les plus pénibles dans l’agriculture représentent leur principale source de revenus, avec la mendicité. DES DIZAINES DE MILLIERS D’ENTRE EUX ONT MIGRÉ VERS L’OUEST
Il serait encore plus facile d’incriminer le communisme. Certes, ce système a largement éradiqué le nomadisme traditionnel des Tsiganes. Des pays comme la Tchécoslovaquie ont même pratiqué la stérilisation forcée. Mas les structures paternalistes du socialisme d’Etat ont dans une certaine mesure protégé, même si c’est généralement en leur donnant des emplois parmi les plus ingrats, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas survivre dans une économie de marché. Et un attachement proclamé à la fraternité entre les hommes a mis en sourdine certains préjugés raciaux. Pour les Roms, la démocratie a libéré l’hostilité de leurs compatriotes, tandis que le capitalisme ne leur a guère ouvert de perspectives. A mesure que la prospérité gagne l’Europe de l’Est, les Tsiganes sont de plus en plus laissés au bord de la route. Leurs savoir-faire traditionnels (artisanat, maquignonnage) sont dépassés. Même ceux qui sont disposés à travailler ne trouvent guère d’employeurs. L’adhésion à l’Union européenne (UE) a alourdi la bureau-
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▲ Dans le campement de Nea Zoi, à Aspropyrgos, près d’Athènes, vivent 3 000 Roms grecs et albanais.
u chemin cratie, jusque dans les activités où ils excellent, comme la récupération des métaux. Le problème le plus évident est le manque d’instruction, qui leur ferme de nombreuses portes. Parmi les autres figurent l’hostilité de la majorité de la population, l’apathie des pouvoirs publics, le piteux état des services publics et des infrastructures, et le profond sentiment de désespoir des Roms eux-mêmes. Il n’est pas surprenant dès lors que des dizaines de milliers d’entre eux aient migré vers l’Ouest en quête d’une vie meilleure. Mais, s’ils ne se sont pas intégrés chez eux, ils s’adaptent encore moins bien à la vie en Europe de l’Ouest. La mendicité, par exemple, souvent en compagnie de jeunes enfants, scandalise les citoyens, tout comme les campements dans des espaces publics comme les parcs ou les bretelles d’autoroute. En visite en Roumanie en juin, une délégation du gouvernement finlandais s’en est plainte publiquement. “En Finlande, la mendicité n’est pas un travail”, s’est lamentée devant ses hôtes la présidente finlandaise Tarja Halonen. Peut-être, mais les Roms n’ont parfois pas le choix. Les Européens de l’Ouest ont aussi tendance à rendre les migrants tsiganes responsables de la recrudescence des vols à la tire et à l’étalage, des agressions – ou parfois pire encore [voir l’article sur l’Italie p. 31]. Au fond, l’attitude des Européens de l’Ouest ne diffère guère de celle des bureaucrates des pays ex-communistes. Ils veulent que le problème disparaisse. Pour la très combative femme poli-
■ “The
Roma Journeys”
Les photos que nous publions sont du photographe danois Joakim Eskildsen (né en 1971). Entre 2000 et 2006, il est allé à la rencontre des Roms en compagnie de l’écrivaine suédofinlandaise Cia Rinne. Le but : saisir, en une vaste fresque, la vie d’un peuple, sa présence. Leur périple, amorcé en Hongrie, s’est poursuivi en Inde, en Russie, en Grèce, en France, en Finlande et en Roumanie. Ils en ont fait un ouvrage, The Roma Journeys (éd. Steidl, 2007). Une exposition du même nom aura lieu à Paris du 6 novembre au 10 décembre 2008, à l’Institut finlandais (60, rue des Ecoles, 75005 Paris).
tique italienne et ancienne commissaire européenne Emma Bonino, les Roms sont un “bouc émissaire parfait” pour des politiques incapables de résoudre les autres problèmes plus graves que connaît l’Italie. La réaction des autorités a été moins dure que ne le laissait croire leur discours, reconnaît-elle, mais elle déplore l’absence de programme d’aide à l’intégration. Le plus grand danger, selon elle, tient au fait que la classe politique a, pour la première fois, conféré une respectabilité au racisme anti-Roms. II ne s’agit pas seulement de démission morale. L’exclusion du marché du travail de millions de personnes, soit une population équivalente à celle de l’Irlande, est un colossal gaspillage de potentiel humain, surtout qu’il s’agit en général de familles bien plus nombreuses que la moyenne, dans une Europe qui vieillit rapidement. L’Europe est censée se trouver en pleine “décennie d’inclusion des Roms”, lancée en 2005 quand les gouvernements de pays à forte population tsigane (Bulgarie, Croatie, République tchèque, Hongrie, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie et Slovaquie) ont convenu de combler le fossé en matière d’éducation, d’emploi, de santé et de logement. A cet effet, elle dispose de pas moins de 11 milliards d’euros du Fonds social de l’UE, plus 23 millions d’euros du Fonds européen de développement régional. Pourtant, le principal résultat obtenu jusqu’ici a été la création d’une élite grassement payée d’organisations de lobbying rom qui maîtrisent le jargon bureaucratique, excellent dans l’organisation de séminaires et de conférences, et graissent volontiers la patte des décideurs. La vie des Roms, par contre, ne s’en trouve guère changée. Comme l’a souligné dans un rapport récent l’Open Society Institute du milliardaire philanthrope George Soros, la plupart des gouvernements voient la solution au problème tsi-
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gane en termes de “mesures sporadiques” et non de politiques cohérentes. Dans une grande partie de l’Europe de l’Est, les enfants roms sont envoyés dans des écoles spéciales pour enfants “attardés”, renforçant ainsi l’opprobre et les préjugés et garantissant qu’ils entreront sur le marché du travail avec un billet de troisième classe. Un autre écueil est l’absence d’actes de naissance : les écoles qui ne veulent pas des enfants tsiganes peuvent tout simplement refuser d’inscrire ceux qui ne possèdent pas de papiers officiels. Mais les plus grands obstacles sont sans doute la réticence et la pauvreté des parents. Les enfants scolarisés sont des enfants qui ne travaillent pas. Il leur faut des livres et des vêtements, qui coûtent cher. Les parents peuvent même être gênés par le fait que leurs enfants sachent lire, contrairement à eux-mêmes. BIEN QUE PARFOIS PÉJORATIF, “TSIGANE” EST UN TERME PLUS GÉNÉRIQUE
Un pays bien géré peut dépenser de fortes sommes pour essayer d’atténuer les problèmes sociaux. Les résultats sont peut-être inégaux, mais, au moins, en Europe de l’Ouest, il y en a. L’Espagne, par exemple, est saluée pour sa réussite éclatante [voir encadré p. 28]. Mais, dans les pays ex-communistes, les administrations sont bien plus faibles ; et politiques et électeurs ont d’autres priorités. Vizuresti s’en sort mieux que d’autres communautés tsiganes. Grâce à un extraordinaire directeur d’école, le charismatique Ion Nila, l’absence de papiers n’est pas un obstacle pour être scolarisé. Ses enseignants font du porte-à-porte tous les matins pour convaincre les parents d’envoyer leurs enfants en classe. Le vrai progrès, dit M. Nila, ce sera quand les familles enverront leurs enfants à l’école maternelle voisine. Si elles hésitent à scolariser les petits, c’est parce ▶
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Les Roms en Europe
FINLANDE
12 000
Source : “Roms en Europe”, Jean-Pierre Liégeois (Editions du Conseil de l’Europe, 2007)
NORVÈGE
4 000
SUÈDE
40 000 Drapeau rom adopté en 1971 par l’Union rom internationale (URI)
ESTONIE
1 500 FÉDÉRATION DE RUSSIE
LETTONIE
8 000
DA.
4 000
IRLANDE
Population rom (estimation haute)
2 400 000
600 000
LITUANIE
4 000
35 000
ROYAUMEUNI
800 000 400 000 200 000 100 000
RU.
P-B
35 000
BIÉLORUSSIE
150 000
15 000
POLOGNE
45 000 ALLEMAGNE
BE.
140 000
35 000
Part des Roms dans la population totale (en %)
LU.
150
RT
MOLDAVIE
250 000
25 000
SLOVAQUIE
UKRAINE
200 000
Plus de 10
450 000 FRANCE
De 5 à 10
AUTRICHE
SU.
400 000
25 000
35 000
ITALIE
600 000 ROUMANIE
Moins de 0,5
2 400 000
SERBIE
500 000
B-H
50 000
De 0,5 à 0,9
10 000 CR. 40 000
120 000 PORTUGAL
De 1 à 4,9
HONGRIE
SL.
80 000
ESPAGNE
800 000
BULGARIE
Etats membres de l’Union européenne
800 000
MO.
20 000
MA. AL.
250 000
Autres Etats européens
100 000 TURQUIE
500 000 KOSOVO
Il resterait 20 000 Roms sur les 150 000 qui y vivaient avant la guerre.
0
GRÈCE
220 000
500 km
CHYPRE
1 500 ▶ qu’elles n’ont pas d’argent pour leur acheter des chaussures. M. Nila espère que le repas chaud de midi les y encouragera, si toutefois il trouve de quoi le payer. Alors que, à Bruxelles, l’UE distribue des milliards d’euros, sur le terrain un enseignant peine à trouver l’infime somme nécessaire pour nourrir ses élèves. De fait, les avancées à Vizuresti sont dues pour l’essentiel non pas à l’argent du contribuable mais au travail d’une organisation caritative, Ovidiu Rom, dirigée par un fougueux philanthrope américain, Leslie Hawke. Comment expliquer l’échec de l’Europe ? La réponse classique est que le plus gros problème des Roms est le racisme auquel ils se heurtent. Lois réprimant sévèrement la discrimination, programmes scolaires adaptés, restauration de la fierté culturelle, discrimination positive dans le privé comme dans le public sont les ingrédients nécessaires d’un changement, dit le politiquement correct. Mais la situation est plus complexe que cela. Déjà, il s’avère extrêmement difficile de définir ce qu’est un Rom. Même dans la vaste catégorie des Roms (c’est-à-dire les individus liés plus ou moins aux premiers migrants venus du Rajasthan), les subdivisions sont nombreuses. Certains préfèrent ne pas utiliser le mot Rom, arguant que “Tsigane”, bien que parfois péjoratif, est en réalité plus générique. A en croire l’impressionnant catalogue du pavillon rom à la Biennale de Venise 2007, le terme “Rom” est trop restrictif, car il exclut les Sintis, les Romungrés, les Gitans, les Manouches, etc. Les ethnographes eux-mêmes ont du mal à établir les différences et les similitudes entre les divers groupes. Qui plus est, ceux qui sont définis comme Roms au sens strict ont étonnamment peu de choses en commun. La langue, à l’origine dérivée du sanskrit, a donné naissance à des dizaines de dialectes qui ne permettent pas l’intercompréhension. Les militants de la cause dispersés dans les pays européens ont mis au point une version (parfois ironiquement appelée “le rom des ONG”), qui n’a pas grand-chose à voir
WEB
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Plus d’infos sur courrierinternational.com Comment les médias roumains ont couvert la crise avec l’Italie.
ESPAGNE
avec les langues que les gens parlent dans les campements. Le socle culturel commun le plus vivace est la musique traditionnelle, du moins là où elle a survécu. Mais ses mélodies lancinantes ne font pas vibrer la corde sensible des bureaucrates. Les frontières entre les communautés marginalisées et la société “normale” sont mouvantes. Les tentatives de créer une classe moyenne rom – capable de servir de modèle, de réduire les préjugés et d’accroître la mobilité sociale et économique – a jusqu’ici été un échec, car la plupart des Roms qui réussissent s’empressent de renier leurs origines. Les espoirs de changement reposent sur la nouvelle génération de milliers de jeunes diplômés, qui assumeront peut-être mieux leurs origines. De même, il arrive que des personnes qui ne sont pas nées dans le monde rom finissent par en faire partie, que ce soit par mariage, par adop-
Abréviations : AL. Albanie, BE. Belgique, B-H Bosnie-Herzégovine, CR. Croatie, DA. Danemark, LU. Luxembourg, MA. Macédoine (ARYM), MO. Monténégro, P-B Pays-Bas, RT République tchèque, RU. Fédération de Russie, SL. Slovénie, SU. Suisse.
tion ou par choix. En fin de compte, est rom – mot qui veut dire “homme” en langue romanie – celui qui revendique cette appellation. Par ailleurs, comme le souligne Zoltan Barany, auteur d’un livre controversé mais lucide sur les Tsiganes d’Europe de l’Est [The East European Gypsies: Regime Change, Marginality, and Ethnopolitics, Cambridge University Press, 2001] les défenseurs de leur cause n’ont, trop souvent, pas conscience du fait que les habitudes et les comportements de ces populations elles-mêmes risquent d’aggraver leur sort. Avec pour conséquence ce qu’un haut responsable chargé de la question appelle une “autodécapitation”. Une poignée de politiques roms sont apparus sur le devant de la scène, dont quelques remarquables députés européens. Mais même leur valeur symbolique reste limitée. L’écrasante majorité des Roms ne votent pas lors des élections, et parti-
Zones d’ombre au paradis
our beaucoup en Europe de l’Est, les Gitans espagnols constituent une référence. En Albanie, on parle même de l’Espagne comme d’un “paradis des Gitans”. Avec une communauté rom de 650 000 personnes appartenant majoritairement à la classe moyenne commerçante, possédant des musiciens de renom, des leaders communautaires reconnus, un fort taux de scolarisation, des militants qui défendent même la cause homosexuelle et le statut de citoyens espagnols de plein droit, l’Espagne apparaît comme un pays en pointe. Mais il existe bien des ombres au tableau. Une enquête de 2006 indiquait que 40 % des Espagnols ne veulent pas d’un Gitan comme voisin. Les quartiers ghettos peuplés de Gitans n’ont pas disparu du paysage urbain, et les associations
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subventionnées sont souvent devenues dans les faits des “charges” héréditaires. La mafia monnaie sa protection sur les chantiers de BTP et les dealers. Et les préjugés s’élèvent comme une muraille cimentée par de prétendues lois ataviques et des patriarches pittoresques. Cette perception renforce la barrière de protection endogamique créée depuis toujours par la communauté gitane ellemême. Seulement 1 % des Gitans espagnols vont à l’université, et les abandons avant la fin de la scolarité obligatoire sont légion. La victimisation, le paternalisme et le manque de rigueur sont des reproches habituels que l’on fait au peuple gitan, et qui émanent parfois des Gitans eux-mêmes. Mais il arrive aussi que les choses négatives servent d’ai-
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guillons pour donner de l’élan à une communauté qui, ces vingt dernières années en Espagne, a progressé par bonds. On a pu encore constater récemment que l’image de douleur, de sérénité et de modération donnée à la télévision par Juan José Cortés, père de la petite Mari Luz [assassinée en début d’année par un pédophile récidiviste] tranchait avec l’idée que l’on se fait des Gitans, alors qu’on leur attribue la moindre rixe, phénomène pourtant commun à toutes les sous-cultures de la rue. Mais cet état de choses – et le fait que de nombreux Gitans s’en plaignent – est une nouvelle étape encourageante dans un cheminement vieux de mille ans, qui, avec l’arrivée récente des Roms les plus mal lotis d’Europe, est loin d’être parvenu à son terme. Joan M. Oleaque, El País (extraits), Madrid
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LES ROMS OÙ L’ÂME DE L’EUROPE
e n c o u ve r t u r e cipent encore moins aux campagnes électorales. Dans ce contexte, l’UE avance cahin-caha. Un rapport publié le 2 juillet critique l’“application lacunaire” des “politiques adéquates” qui ont été conçues. Il réprimande les Etats pour la lenteur des progrès réalisés. Selon ses auteurs, l’égalité reconnue par la loi n’est qu’un point de départ, et une discrimination positive à l’américaine sera nécessaire. Mais le problème rom estil avant tout racial, et dans quelle mesure la pauvreté et d’autres facteurs y jouent-ils un rôle ? Difficile d’y voir clair. 80 % DES SONDÉS NE VEULENT PAS DE ROMS COMME VOISINS
Les associations de défense de la cause rom, parfois ironiquement qualifiées d’“industrie rom”, préfèrent voir le problème à travers le prisme ethnique. Leurs activités finissent trop souvent en discussions théoriques et chicanières et en luttes entre les différents lobbys. Un comportement qui passe mal auprès d’électeurs déjà prompts à rendre les Roms responsables de leurs maux. Dans la plupart des pays ex-communistes, les sondages montrent que les préjugés atteignent des proportions atterrantes : par exemple, jusqu’à 80 % des personnes interrogées ne veulent pas de Roms dans leur voisinage. En Hongrie, quand a été lancée l’idée louable d’intégrer les enfants roms dans les écoles normales, les parents non roms se sont mis à chercher frénétiquement d’autres établissements pour leur progéniture. Mais tout espoir n’est pas perdu. Notamment parce que la violence en Italie a braqué les projecteurs sur le problème, ce qui aurait été impossible si la misère était restée confinée dans les bidonvilles et les ghettos d’Europe de l’Est. Pour Andre Wilkens, fin observateur de cette région et responsable des efforts en faveur des Roms au sein de l’Open Society Institute, les nouveaux Etats membres de l’UE peuvent tirer avantage des Roms en leur trouvant une niche économique, par exemple en faisant de leur tradition de récupération des métaux la base d’une industrie moderne du recyclage. Les idées prometteuses de ce genre ne manquent pas. Mais, même en étant très optimiste, il faut bien reconnaître que le principal problème social de l’Europe survivra aux lecteurs de cet article et sans doute bien au-delà. ■
INTÉGRATION Relogement Dans ce bourg du nord-est de la Roumanie, cinquante familles ont été réinstallées en 2007 dans un lotissement tout confort.
e quartier Drochia – ou “le ghetto” comme on l’appelle parfois – se trouve à la périphérie de Dorohoi, dans un espace compris entre les murs de l’ancienne fabrique de verre et la station d’épuration des eaux usées de la ville. C’est ici que le maire a relogé, dans des maisons neuves en préfabriqué, les Tsiganes qui habitaient les immeubles délabrés du centre-ville. Certains d’entre eux considèrent cela comme de la discrimination car ils sont éloignés du centre-ville, mais la grande majorité s’y sent plus à l’aise chaque jour qui passe. Dans les allées entre les maisons, on peut par-
L
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Notre faute historique Il n’y a pas de problème rom en Roumanie, il y a un problème roumain, explique l’écrivain Mircea Cartarescu. EVENIMENTUL ZILEI (extraits)
I
Bucarest
l est tellement facile de mettre la mauvaise image de la Roumanie sur le compte des Tsiganes ! Tellement facile de regretter que les étrangers confondent Roumains et Tsiganes ! En fait, le problème des Tsiganes est dû à la politique menée par la Roumanie à leur égard, et non pas à une quelconque “infériorité raciale”. Il serait peut-être bon de temps en temps de se rappeler les racines historiques du problème. Les Roumains de Munténie et Moldavie [régions situées respectivement au sud et à l’est du pays] ont sédentarisé les Tsiganes il y a quelques siècles. Contraints d’abandonner leur état de nomades, les Tsiganes se sont établis sur les terres de leurs propriétaires, comme les esclaves noirs aux EtatsUnis. Pendant un autre siècle, ils ont été achetés et vendus et leurs familles séparées ; ils ont été la cible d’un mépris et d’une discrimination généralisés. Un certain voïvode [seigneur] les faisait monter aux arbres et leur lançait des flèches : il appelait cela “la chasse aux corneilles”. Liés à la terre et traités comme des animaux, les Tsiganes se sont multipliés ici plus que dans tout autre pays d’Europe. Nous avons de la sorte créé notre problème tsigane. C’est notre faute historique. Et plus encore. Les Tsiganes ont oublié leurs occupations traditionnelles. Ils ont cessé d’être chaudronniers, orfèvres, musiciens, montreurs d’ours. Ils sont devenus des agriculteurs paresseux et indolents, comme tous les esclaves. Avec le temps, les Tsiganes sont devenus une masse amorphe, dégradée, qui se rappelait à peine son ancienne liberté. C’est ce qui se passe avec tous les captifs, où qu’ils soient. Paradoxalement, l’affranchissement des Tsiganes, conséquence de l’enthousiasme proeuropéen de la nouvelle élite roumaine, a été le
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L’auteur
Essayiste, poète et romancier, Mircea Cartarescu (Bucarest, 1956) est considéré comme le plus grand auteur roumain actuel. Le recueil de nouvelles Pourquoi nous aimons les femmes (Denoël, 2008) est son dernier livre paru en français.
WEB
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Plus d’infos sur courrierinternational.com Un portrait de Dimitrie Rachita, patriarche rom de Dorohoi.
coup de grâce asséné à cette population. Ce n’est pourtant pas la première fois dans l’Histoire que l’humanisme engendre des catastrophes. Le désastre humain provoqué par cette “émancipation” dénuée de la moindre préparation logistique et psychologique est inimaginable. Des centaines de milliers de Tsiganes sont devenus en un instant libres de mourir de faim. Jetés à la rue sans argent, sans vêtements, sans aucun moyen de subsistance, avec leur humanité comme seul trésor, ils ont vite rempli les prisons. Nous insultons sans cesse les Tsiganes, mais qu’aurions-nous fait à leur place ? Que signifie naître tsigane, vivre au milieu d’un peuple qui te déteste et te méprise ? Tu es né dans un milieu misérable, tu as des frères en prison, tu as été mis à l’écart à l’école (et pas seulement parce qu’on a trouvé des poux dans tes cheveux), tes camarades de classe se sont moqués de toi, il n’y avait pas un seul enfant à la peau sombre représenté dans ton manuel scolaire. Imaginons que tu parviennes à surmonter ce handicap et qu’adulte tu sois un travailleur honnête, comme tout le monde. T’appellera-t-on autrement que Tsigane ? Ne te rappellera-t-on pas à chaque occasion que “le Tsigane reste un Tsigane” ? Tu parviens à te sortir de la fange au prix d’un effort surhumain pour devenir ingénieur, chanteur, médecin. Seras-tu autre chose qu’un “sale Tsigane” ? Alors, comment ne pas avoir la rage ? Nous nous révoltons quand les étrangers nous voient comme un peuple de délinquants. Mais, à notre tour, c’est exactement ainsi que nous voyons les Tsiganes. Ainsi, ils ne peuvent que confirmer nos préjugés. Le drame se perpétue en raison de notre attitude raciste et de la passivité de l’Etat, de l’Eglise et de toutes les autres institutions à l’égard de ce problème qui, j’insiste, est un problème roumain et non pas tsigane. Et nous perpétuons leur misère et leur délinquance, notre mépris et notre haine, qui se rejoignent dans un seul et unique cercle vicieux. Mais, finalement, tout se paie, comme l’ont démontré les événements récents en Italie. Mircea Cartarescu
réussi à Dorohoi
fois apercevoir des femmes avec des poules sous le bras. “Cela fait à peine un an qu’ils ont appris à cuisiner. Avant d’emménager ici, ils ne savaient pas utiliser une cuisinière”, explique Marian Nechita, l’administrateur des logements de ce prétendu “ghetto”. Le commissaire de police Ioan Sisiac est ravi de constater que, depuis qu’ils ont emménagé ici, les Tsiganes ont changé leur rapport traditionnel avec les poules et leurs rapports aux biens d’autrui en général : le nombre de délits a été divisé par deux depuis 2005. L’assistante sociale Elena Stoica [ellemême d’origine rom] raconte que les anciens logements des Tsiganes (des immeubles abandonnés) étaient en bon état quand ils y avaient emménagé. Mais ils avaient arraché les vitres, les portes
et les toits, et brûlé tout ce qui était en bois. Ils n’avaient pas d’électricité, d’eau courante ni de sanitaires. Ils avaient des poux et la gale, et ne recevaient aucun soin médical. Ils dormaient sur des tas de chiffons. “Lorsqu’ils ont emménagé dans le quartier Drochia, poursuit Elena Stoica, on leur a d’abord donné une formation, pour qu’ils apprennent à utiliser les installations sanitaires. La mairie a nommé un administrateur du lotissement et un homme à tout faire, qui gardent un œil sur eux. Pour qu’ils ne se mettent pas encore à brûler le bois des maisons ou à faire entrer les cochons.” “Il y a une nouvelle génération qui arrive, qui ne saura peut-être même pas ce qu’est la gale, les poux, ni voler pour survivre, dit, confiant, l’administrateur Marian Nechita.
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Depuis l’inauguration du quartier, en 2007, douze enfants sont nés ici, qui grandissent dans des maisons propres, chauffées, qui iront peut-être même à l’école. C’est impressionnant de voir à quelle vitesse ils ont changé. Je vous le dis : un bon bain fait plus que 1 million d’affiches et 1 million de spots contre la discrimination des Tsiganes.” L’initiateur de ce programme est Dimitrie Rachita, président du Parti rom de Dorohoi. C’est lui qui a fait toutes les démarches auprès de la mairie et la préfecture. C’est la grande réalisation de sa vie. Se promenant entre les maisons de Drochia, pour lesquelles il s’est tant battu, il affiche sa satisfaction. “Je vous avais bien dit que je vous obtiendrais des maisons neuves !” Viorel Ilisoi, Cotidianul (extraits), Bucarest
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“Ma chère Europe” Rebecca Covaciu, une enfant rom de 12 ans, a ému l’Italie avec ses dessins, qui racontent le quotidien de sa famille, venue de Roumanie il y a cinq ans. COTIDIANUL (extraits)
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Bucarest
ebecca Covaciu, une petite Rom roumaine de 12 ans, a réussi à impressionner l’Europe avec l’histoire de sa vie, vécue dans des campements de fortune en Espagne et en Italie. Son histoire a fait le tour de l’Italie, et le quotidien espagnol El País lui a consacré un grand reportage intitulé “Querida Europa” [Chère Europe] reprenant le titre de la lettre qui accompagnait une série de dessins qui ont valu à la fillette de remporter le prix UNICEF 2008. Ses dessins racontent son triste quotidien : les passages à tabac et les mauvais traitements, la mendicité sur les places publiques. Mais ils évoquent aussi ses rêves : que ses parents trouvent un emploi, et que “l’Europe aide les enfants qui vivent dans la rue”. La famille de Rebecca a quitté le village de Siria (près de Timisoara, dans l’ouest de la Roumanie) il y a cinq ans. “Nous avions une maison, mais nous n’avions pas de pain et nous vivions de la charité des voisins”, raconte Rebecca au journaliste d’El País. Les Covaciu ont traversé la Hongrie et l’Autriche dans leur fourgonnette. Les parents, Stelian (43 ans), pasteur évangélique, et Georgina (37 ans) ont décidé de s’arrêter en Italie, à Milan. Après quelques mois difficiles, la famille Covaciu part tenter sa chance en Espagne, avant de revenir en Italie. Ils ont habité un temps dans un campement sauvage, sous une tente en carton et en plastique qu’ils partageaient avec cinq autres familles de Timisoara. “Pour avoir à manger nous mendiions au marché aux puces. Juste quelques heures, pour gagner de quoi donner à manger aux enfants”, assure Georgina. Rebecca a mendié elle aussi, comme on le voit dans l’un de ses dessins. SURNOMMÉE PAR LA PRESSE “LA PETITE ANNE FRANCK DU PEUPLE ROM”
Il y a un an, Roberto Malini, un des directeurs de l’ONG EveryOne, qui aide une soixantaine de familles roms à Milan, a été témoin d’une scène qui l’a beaucoup marqué : “J’ai vu des gens qui insultaient un enfant rom très maigre, qui les regardait terrorisé en serrant un chien contre lui. Ils l’accusaient d’avoir volé le chien et voulaient le frapper. J’ai essayé de les calmer et entre-temps sa mère est arrivée avec les papiers du chien. Ils l’avaient emmené avec eux de Roumanie”, raconte Malini. L’enfant était Abel, le frère cadet de Rebecca. EveryOne a commencé à aider la famille Covaciu en lui fournissant des aliments de base. Le 24 avril dernier, le préfet de Lombardie [la région de Milan] envoie des pelleteuses raser les baraquements du camp abritant la famille Covaciu. Roberto Malini les aiguille vers Naples, où viennent tout juste de commencer les violences contre les Roms… La famille retourne à Milan et Rebecca se met à dessiner le quotidien de sa famille : la marginalité, la men-
▶ Roms albanais
dans le campement de Nea Zoi, à Aspropyrgos, près d’Athènes.
dicité, le nomadisme. EveryOne décide de présenter les dessins de Rebecca au prix de l’UNICEF et c’est elle qui l’emporte, avec sa série intitulée “Des souris et des étoiles”. Ses dessins sont exposés à Naples, dans le cadre d’une exposition commémorant la Shoah, puis au musée d’Art contemporain Hilo de Hawaii, comme un témoignage de la ségrégation raciale. La presse la surnomme “la petite Anne Franck du peuple rom”. Aujourd’hui, le rêve de Rebecca s’est réalisé, sa famille vit dans une maison qu’une
ENTRETIEN
famille italienne, impressionnée par leur histoire lue dans les journaux, a mise à leur disposition dans un village de Basilicate, à 250 kilomètres au sud de Naples. Disposant à présent d’un domicile fixe, les enfants pourront être scolarisés. Stelian et Georgina, et leurs enfants Samuel (17 ans), Manuel (14 ans), Rebecca (12 ans) et Abel (9 ans), ainsi que la fem me de Samuel, enceinte à 16 ans, ont trouvé un endroit où, pour le moment, ils peuvent vivre tranquilles. Laura Cernahoschi et Daniela Vitelaru
Mon grand souhait : aller à l’école
COTIDIANUL Pourquoi êtes-vous venus en Italie ? REBECCA COVACIU Nous sommes partis, comme tous les autres, pour gagner plus d’argent et pour avoir une meilleure vie. Au début nous n’avons eu aucune chance, ni pour le travail, ni pour le logement. A Milan, nous avons habité dans des bidonvilles et en squattant des maisons abandonnées. C’était très dur, car les Roms sont haïs par beaucoup de gens. Aucun membre de ma famille n’a pu trouver de travail. Comment as-tu commencé à dessiner ? Nous vivions de la charité des gens. Parfois on chantait en demandant l’aumône, afin de se nourrir. Maman pleurait tout le temps, parce que la vie dont nous rêvions était tout autre. Ainsi j’ai commencé à dessiner ma tristesse au jour le jour. Ce n’est pas facile de vivre une telle vie. Nous avons enduré des conditions terribles : vivre avec des rats, sans eau courante. Et tout cela me faisait souffrir et je dessinais, pour oublier ! Roberto Malini, de l’ONG EveryOne, a vu mes dessins et m’a interrogé sur ma vie et sur d’autres choses. Il a été choqué par ce que je
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▲ Dessin de Rebecca Covaciu.
lui ai raconté et a essayé de m’encourager. Il a pris mes dessins et les a présentés au prix de l’UNICEF. C’est ainsi que tout a commencé. Que signifie le prix UNICEF pour toi ? Ce prix a changé ma vie. Maintenant nous avons une maison dans la Basilicate, nous ne vivons plus dans la misère. L’ONG EveryOne nous a beaucoup aidés. Et ils ont dit qu’ils voulaient continuer à me soutenir, à suivre ma progression. Ils ont placé beaucoup de confiance en moi. Dans cette maison on est bien, c’est complètement différent de la vie sous une tente. Roberto a promis à mon père de lui trouver un
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emploi. Je ne veux plus le voir se tourmenter. Je souhaite pour ma famille une vie normale, civilisée. Je ne veux plus que maman pleure. Ses larmes me font mal. Que comptes-tu faire par la suite ? A la rentrée, je voudrais m’inscrire à l’école, pas loin d’ici, à Potenza. Je souhaite faire des études, mais sans renoncer à mes dessins ! C’est ce que j’aime faire le plus. Et aussi je voudrais que nous ne vivions plus jamais comme des animaux et que ma famille soit tranquille. Que pensent de toi les autres Roms ? J’ai beaucoup plus d’amis, les gens me regardent différemment depuis que j’apparais dans les journaux. Les Roms m’apprécient parce que je donne une bonne image, parce que je me débrouille bien. Je commence à avoir un petit espoir que les choses puissent changer pour nous. Mes parents sont heureux, fiers de ma réussite. A l’avenir je veux moi aussi aider les plus démunis. Parce que je sais combien c’est difficile. Si je peux, un jour j’aiderai tout le monde, Roumains, Tsiganes, des gens de n’importe quelle nationalité. Parce que nous avons tous une âme ! Propos recueillis par L. C. et D. V., Cotidianul, Bucarest
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LES ROMS OU L’ÂME DE L’EUROPE
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En Italie, le bouc émissaire idéal Expulsions, violences, fichage : en s’en prenant aux Roms, le gouvernement de Berlusconi légitime le racisme, explique un sociologue italien. OPENDEMOCRACY (extraits)
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Londres
Rome vivent de 15 000 à 20 000 Roms (sur un total d’environ 150 000 dans toute l’Italie). La plupart d’entre eux ont la nationalité roumaine, les autres sont presque tous originaires d’ex-Yougoslavie. On recense par ailleurs environ 1 500 Roms et Sintis ayant la nationalité italienne. Ils vivent en grande majorité dans une très grande pauvreté, dans des camps qui sont de facto des ghettos ethniques. Seuls neuf de ces camps, abritant quelque 7 000 personnes, sont sous l’autorité des municipalités ; mais même là, les infrastructures sont réduites à leur plus simple expression. En 2007, la police avait recensé dans la capitale 66 campements illégaux de Roms, qui ont tous fait l’objet de procédures d’expulsion. Ces procédures ne passaient pas par le relogement des habitants dans de meilleures conditions, mais par une destruction systématique de leurs baraques, qui a fait d’eux, y compris des femmes enceintes et des enfants, des sansabri. Ces Roms, qui ne sont plus des nomades par choix, sont retournés au nomadisme sous la contrainte. Quand ils sont expulsés (souvent brutalement), ils se contentent de s’installer ailleurs et de s’atteler à nouveau, avec patience, à la construction d’un nouveau campement. Ils choisissent souvent des sites cachés dans des bois, dans l’espoir d’éviter une nouvelle expulsion. J’ai visité quelques-uns de ces campements de fortune : les tentes sont fabriquées avec des branchages et des bâches, il n’y a ni toilettes ni électricité ni services collectifs. Le tout dans un des pays les plus riches de la planète. Le comportement des autori-
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“Nés pour voler”, titre l’hebdomadaire italien Panorama dans son numéro du 10 juillet. “A peine sont-ils nés qu’on les dresse pour voler, détrousser, mendier. Et, s’ils n’obéissent pas, ce sont des coups et des violences”, assène ce magazine pro-Berlusconi. “Voici comment vivent dans la rue et parlent les petits Roms que le ministre [de l’Intérieur Roberto] Maroni veut recenser, en prenant même leurs empreintes digitales.”
tés enfreint les droits de l’homme les plus fondamentaux, en particulier ceux des femmes et des enfants. A quoi mesure-t-on le degré de civilisation d’un pays si ce n’est à la façon dont il traite les plus fragiles (handicapés, femmes, enfants, pauvres) ? A cet égard, l’Italie fait bien pâle figure. Depuis la fin des années 1980, l’Italie reçoit un afflux de migrants sans précédent. Les gouvernements successifs ont mis en place des politiques d’accueil et d’intégration inadaptées. En conséquence, un malaise croissant s’est emparé des citoyens italiens, notamment dans les banlieues des grandes villes, où l’Etat et les services publics en général sont par ailleurs déjà peu présents. La détérioration des conditions de vie est souvent imputée aux étrangers, qui jouent ainsi le rôle classique du bouc émissaire. Les Roms se situent à cet égard tout en bas de l’échelle sociale, plus bas encore que les autres catégories d’immigrés : ce sont les premiers que l’on accuse et que l’on vilipende. LES MÉDIAS ET LES HOMMES POLITIQUES N’ONT QUE FAIRE DES CRITÈRES OBJECTIFS
Un autre facteur plus récent fait des Roms les responsables de tous les maux : la place prise par la thématique de la “sécurité” dans la rhétorique des médias et des dirigeants politiques italiens. Les discours sont souvent tendancieux et trompeurs : les statistiques officielles montrent que les infractions pénales n’ont PAS augmenté au cours des dix dernières années, et que l’Italie a l’un des taux d’homicides les plus bas d’Europe. Rien ne justifie donc objectivement une campagne médiatique insistant sur de nouvelles menaces “sécuritaires”. Mais les médias et les dirigeants politiques italiens n’ont que faire des critères objectifs. La plupart des journaux [voir la une de l’hebdomadaire Panorama, ci-contre] attirent l’attention sur les délits commis par des étrangers en insistant délibérément sur la nationalité du délinquant, et pendant la campagne pour les
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législatives des 13 et 14 avril dernier les figures politiques ont souvent fait vibrer cette corde. La victoire de la coalition de droite en est l’un des effets et s’est traduite par la volonté de mettre en œuvre des mesures drastiques contre les Roms : le nouveau gouvernement, non content de s’en prendre spécifiquement à cette communauté, envisage également, au mépris de tous les obstacles juridiques et pratiques, d’expulser tous les ressortissants de l’UE nonRoms (en particulier les Roumains) qui seraient dans l’impossibilité de gagner correctement leur vie en Italie. Un Rom vivant et travaillant en Italie depuis vingt ans m’a raconté que les Italiens avec lesquels il est en relation pour ses affaires se sont mis à le regarder différemment, l’interrogeant pour la première fois sur ses origines. Ce n’est là qu’une preuve parmi tant d’autres du climat insidieux de stigmatisation et d’exclusion qu’instille le nouveau gouvernement de droite au pouvoir à Rome. Cela nourrit d’éventuelles nouvelles agressions contre les Roms par des riverains, comme ce fut le cas à Ponticelli, dans la banlieue de Naples, le 14 mai dernier. Car, une fois déclenchée, la dynamique de violence et de haine se révèle difficile à maîtriser – à moins que les discours et les mesures discriminatoires ne s’intègrent précisément dans un vaste projet secret de construction d’un Etat autoritaire, du genre de ceux qui commencent par s’en prendre aux étrangers et finissent par restreindre les libertés individuelles de toute la population. “ON M’A REMIS DEUX AVIS D’EXPULSION, MAIS OÙ SUIS-JE CENSÉE ALLER ?”
D’après mes estimations, environ 80 % des Roms qui vivaient en Italie avant le 1er janvier 2007, date de l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union européenne, ne disposaient d’aucun permis de séjour légal dans le pays. L’afflux de nombreux Roms venus de Roumanie après cette date, qui a fait des Roms la communauté la plus importante du pays, a entraîné une baisse sensible de ce pourcentage. Une grande partie de la population rom déjà installée en Italie vient de pays n’appartenant pas à l’UE et situés sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie (Croatie, Serbie, Monténégro, Kosovo et Macédoine). Mais beaucoup sont arrivés il y a trente ou quarante ans, bien avant les guerres des années 1990. Cette ancienneté ne semble nullement les aider, car eux aussi sont toujours considérés comme des immigrés clandestins. Ces Roms aspirent à obtenir la nationalité italienne afin de pouvoir bénéficier de droits civils et sociaux. Cela leur est impossible. Pis encore, eux aussi sont susceptibles d’être expulsés. Une femme rom de 40 ans m’a déclaré : “On m’a remis deux avis d’expulsion, mais où suis-je censée aller ? Dans un pays que j’ai fui il y a trente-cinq ans ? Dans un pays que je ne connais pas, dont j’ai même oublié la langue ?” Un autre Rom, qui a vécu pendant trente ans à Rome (mais qui, au regard de la loi, est un clandestin), m’a dit : “Je me considère plus italien qu’un citoyen italien de 25 ans !” Marco Brazzoduro* * Professeur de sociologie à l’université de Rome La Sapienza, il est l’un des grands spécialistes italien, de la question rom.
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e n c o u ve r t u r e
Sans eux, nous ne serions rien Qu’on laisse les Tsiganes vivre comme ils l’entendent, au lieu de toujours chercher à les civiliser. Un hommage de l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk.
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L’ESPRESSO
Rome
’ai toujours pensé que l’Europe unifiée était la solution idéale pour les Tsiganes. Qui davantage qu’eux a subi l’oppression de frontières étroitement surveillées ? Qui davantage qu’eux a fait l’expérience d’être des hôtes à peine tolérés des Etats-nations ? Qui davantage qu’eux s’est senti étranger partout, de l’Oural à Gibraltar ? Dans le nord-est de la Slovaquie, leur présence est si frappante qu’elle occulte l’existence du reste du pays. Ils vivent dans des cités HLM, rejetés à la périphérie des villes. Des quartiers qui rappellent les bidonvilles d’Amérique latine – des favelas de la zone tempérée. Parfois, ils construisent leurs propres quartiers. Dans le paysage slovaque, passablement monotone, ces créations “architecturales” tsiganes ne manquent pas d’attirer l’attention. Elles sont la preuve que l’on peut bâtir une maison avec tout et n’importe quoi, qu’un foyer humain peut être un entassement de choses que les autres jettent à la poubelle. Dans le brouillard centre-européen, au milieu des arbres sans feuilles et de la neige, les Tsiganes ressemblent à une tribu de chasseurscueilleurs tout droit venue des tropiques et de la préhistoire. Souvent, j’ai l’impression que la civilisation européenne est pour eux un simple phénomène naturel, que l’on peut l’exploiter comme on le fait avec des forêts riches en nourriture. Souvent, je vois des hommes traînant des charrettes remplies de ferraille. Les femmes portent sur le dos du petit bois ramassé dans les forêts avoisinantes. Installés dans des maisons en ville, ils se chauffent en brûlant dans leurs poêles des éléments de construction en bois. Tout simplement, ils cassent en petits morceaux des poutres et des parquets. Cela se passe ainsi à Spiské Podhradie, où un ironique – et significatif – concours de circonstances a fait qu’ils habitent dans l’ancien quartier juif, à l’ombre de la synagogue. IL A SUFFI DE QUELQUES ANNÉES À PEINE POUR QUE TOUT SE DÉSAGRÈGE
En Transylvanie, en Roumanie, ils vivent dans les villages abandonnés par les Saxons. Les colons allemands s’y étaient établis à partir du XIIIe siècle et y avaient créé une culture singulière, très visible. Ceausescu les échangeait au gouvernement de la République fédérale allemande contre des marks. Les rares qui restaient sont partis en Allemagne après la chute du communisme. Les familles tsiganes se sont installées dans leurs vastes et solides maisons, dans leurs fermes entourées de murs épais. Au cœur même de cette civilisation pluriséculaire, ils ont tout simplement installé des campements temporaires. Il a suffi de quelques années à peine pour que tout s’effrite, se désagrège, tombe en ruine, laissé à son sort. C’est devenu un amas de tous les objets nécessaires à la survie. Dans les villages saxons de Transylvanie, on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression que le cheminement des Tsiganes dans l’espace européen annule, de
▶ Au marché
de Stefanesti (Hongrie), à la frontière de la Moldavie et de l’Ukraine. Les Roms y occupent les masures délaissées par les Juifs hongrois et roumains émigrés dans les années 1960.
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D’habitude, pour qu’un Gitan s’affiche en couverture d’un magazine espagnol, il faut qu’il soit un grand musicien ou un danseur de flamenco. Juan José Cortés, qui a fait la une du supplément dominical d’El País le 13 juillet, n’est pas un artiste mais un pasteur et surtout le père de la petite Mari Luz, assassinée en janvier dernier par un pédophile. L’Espagne entière a vécu les heures de recherches, la découverte du corps et l’arrestation du tueur présumé, en compagnie de cet homme que les médias et les politiques érigent aujourd’hui en exemple.
façon espiègle et efficace, le temps européen, la continuité du passé européen. Voilà que d’un continent lointain surgit un peuple privé d’histoire, de son histoire. A la place, il dispose de contes de fées et de légendes transmises oralement. Ce peuple se déplace à travers notre civilisation et notre culture, une civilisation et une culture qui nous emplissent à juste titre de fierté. Et, en même temps, il ne manifeste aucun intérêt particulier pour cette culture, pour cette civilisation. Tout au plus en choisitil quelques bribes – des déchets, des détritus, des restes. Ce peuple beau à la peau brune se tient en marge et a l’audace de ne pas aspirer à autre chose. Il observe le monde qui l’entoure d’un œil méfiant et semble nous ignorer, nous, le peuple blanc qui donne le la. Comme si nous n’avions rien de spécial à offrir. Dans le meilleur cas, on peut toujours voler les choses les plus indispensables, les trouver dans une poubelle ou mendier. Sincèrement, je dois avouer que ce radicalisme tsigane me subjugue. Je crois que les critiques contemporains de la société de consommation, les altermondialistes, les anticapitalistes, les révolutionnaires et les Slavoj Zizek devraient apprendre avec soin la leçon tsigane. La question est toutefois beaucoup plus complexe. Dans la localité moldave de Soroca, le quartier tsigane est situé sur la colline qui surplombe la ville. De loin, on aperçoit les toits flamboyants. Leurs dimensions et leur forme attirent l’attention. Ils ressemblent à une sorte de Fata Morgana orientale, un décor en tôle conçu pour les Mille et Une Nuits. De près, c’est encore plus beau. Les maisons couronnées par ces chefsd’œuvre de l’art des couvreurs sont immenses, riches et irréelles. Certaines d’entre elles rappellent des pagodes chinoises ou des rotondes. D’autres ont quelque chose du néogothique anglais, et d’autres encore ont des formes faisant la synthèse des féeries imaginaires de l’Orient. Au-dessus des coupoles étincelantes, le regard cherche automatiquement des minarets élancés. Dans la rue principale de la bourgade, se trouve une copie miniature du théâtre moscovite du Bolchoï. Dans les cours des maisons, il y a des fontaines en pierre, ornées de crocodiles et de grenouilles géantes sculptés dans le marbre. Quand nous y sommes allés, Artur Çerari roulait dans une BMW X5 verte. Sur sa carte de visite, il était indiqué : “Gipsy Baron, social and political figure of the Republic of Moldova”. Lors d’une audience, qui a duré deux heures, lui et ses cousins nous ont raconté comment ils faisaient des affaires entre la Chine, où ils achètent de la lingerie en coton, et le district autonome de la Tchoukotka [péninsule aux confins de la Sibérie, dans l’Extrême-Orient russe], où ils la revendent. Nous avons siroté un excellent cognac moldave et mangé de la pastèque. Est venue dans la conversation la coutume d’enlever la future mariée, une tradition toujours vivace chez les jeunes Tsiganes, puis nous avons discuté des meilleurs modèles de pistolets et de revolvers. A la fin, le Gipsy Baron of Moldova a jeté un coup d’œil sur sa montre Patek Philippe, s’est excusé poliment et dit qu’il avait un rendez-vous avec un conseiller financier. On est venu le chercher avec la BMW X5, tandis que les autres sont partis dans une autre BMW, série 7 celle-là.
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Je décris ici les pôles de la société – ou plutôt de la civilisation – tsigane. Je le fais parce que la tsiganité est en un sens un pôle de l’européanité. De tous les Européens, ce sont les Tsiganes qu’on aime le moins. Les enquêtes effectuées dans tous les pays européens en témoignent. Les actes de violence récurrents à leur égard en témoignent aussi. Le Tsigane est l’étranger par excellence. Il est parmi nous depuis sept cents ans, il s’exprime dans nos langues quand il le faut, il a nos religions, mais, spontanément et naturellement, qui le définirait comme un Européen ? Dans le meilleur des cas, c’est un enfant égaré, un sauvage naïf ou bien un Caliban qu’il faut prendre sous sa protection, à qui il faut apprendre les bonnes manières et à se curer les ongles et qu’il faut arracher de l’abîme d’une existence semianimale. En Roumanie, il y a un proverbe qui dit : “De loin, le Tsigane est un être humain.” BRUXELLES DEVRAIT PAYER POUR TOUS CES POULETS ET CES VOITURES VOLÉS
D’une certaine manière, tous les “nouveaux” Européens sont des Tsiganes. On les accepte au sein de la communauté à condition qu’ils changent, qu’ils se curent les ongles et qu’ils apprennent les bonnes manières. C’est comme ça, et ni les sourires hypocrites ni les fausses promesses n’y changeront rien. Tous les pays européens ont leurs Tsiganes. Sans eux, ils n’arriveraient pas à vivre, à délimiter les frontières de leur identité. Que serionsnous si nous ne connaissions pas ceux qui sont “pires” que nous ? Que seraient les Polonais sans leurs ouvriers du BTP ukrainiens et biélorusses ? Que seraient les Italiens sans leurs Albanais et, ces derniers temps, sans leurs Tsiganes de Roumanie ? Comment pourraient-ils affirmer leur “supériorité” européenne ? Oui. Sans les Tsiganes, nous ne serions plus rien. Nous devrions prendre soin d’eux, sauvegarder leur culture, les persuader de conserver le plus longtemps possible leurs coutumes tsiganes. Nous devrions même financer tout cela. Cela ne sert à rien de les obliger à être comme nous. Le vrai défi européen consiste à faire survivre les Tsiganes sous la forme qu’eux-mêmes voudront choisir. C’est là que nous ferions la preuve de notre européanité. Je reçois régulièrement par la poste un mensuel intitulé Pheni-
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ben, ce qui signifie dialogue en langue tsigane. C’est l’Association des Roms de Pologne qui l’édite. Mais, même dans cette publication tsiganophile, on ne propose pas qu’on leur fiche la paix, qu’on les laisse vivre leur vie. J’y trouve en revanche des appels à les éduquer, à les changer, à les civiliser, à les adapter à la vie dans une société composée de Blancs. Les Tsiganes doivent tout simplement devenir ce que nous sommes : des Polonais, des Slovaques, des Luxembourgeois. C’est la condition que nous leur posons. Ils peuvent garder leurs perles, leurs vêtements bariolés, les chants et les danses avec lesquels ils nous divertissent. Ils peuvent aussi garder leur légende kitsch de la liberté tsigane, afin que le public blanc ait de quoi éprouver de la nostalgie du vendredi au dimanche. Nous ferions mieux de les laisser vivre en paix. De même que nous laissons en paix les Anglais éméchés qui passe le week-end à Cracovie, les touristes allemands à Ibiza et les ouvriers polonais à Londres. Je crois même que nous n’avons pas le droit de les condamner pour des délits qui n’en sont pas à leurs yeux, comme se marier à 14 ans ou voler ou escroquer un nonTsigane. Oui, je pense que nous devrions même financer tout cela. Bruxelles devrait payer pour tous ces poulets et ces voitures volés, pour ces roubles d’or de l’époque tsariste en alliage, ces anneaux et ces colliers plaqués or et incrustés de verroterie, et pour toutes les autres manifestations de l’ingéniosité tsigane. Nous devrions veiller à ce que le mépris qu’ils nous témoignent, à nous les gadjé à la peau claire, ne s’éteigne jamais, parce que ce mépris est l’un des fondements de leur culture, qui constitue – personne ne le niera – un élément pittoresque et indispensable de la culture européenne depuis au moins sept cents ans. Nous devrions aussi cesser une bonne fois pour toutes d’utiliser le mot rom, car ce n’est qu’une tentative linguistique de garder bonne conscience. L’écrivaine allemande Herta Müller, qui est née et a grandi dans la Roumanie de Ceausescu, rapportait dans un reportage sur les Tsiganes roumains les propos de l’un d’entre eux : “Rom est un mot de faux-cul. Nous sommes des Tsiganes et ce mot va très bien, si on nous traite bien.” Andrzej Stasiuk* * Romancier et essayiste polonais. Le Corbeau blanc (éd. Noir sur blanc, 2007) est son dernier livre paru en France.
SLOVAQUIE
Jelsava, 40 % de Roms, vit au régime sans fer
Le journaliste et photographe Andrej Ban a un faible pour cette Twin Peaks slovaque, où les autorités rêvent d’un retour des Russes.
e pas enlever !” dit un message aussi bref qu’explicite laissé par les propriétaires désespérés des jardins ouvriers de Jelsava sur un réservoir d’eau situé à l’entrée. Sans effet. Les voleurs ne savent sans doute pas lire : ils ont volé le couvercle du réservoir pour le vendre à la ferraille. Dans cette petite ville du sud-est de la Slovaquie, près de la frontière hongroise, l’âge du fer est de retour. On y vole le jour comme la nuit. Impunément, insolemment, avec ostentation. Le maire et la police ne savent plus quoi faire. “La solution serait de fermer tous les dépôts de matériaux de récupération”, dit le chef de la police locale, Lubomir Kovac. Cela semble logique : sans acheteurs, pas de fournisseurs. Mais la logique, ici, ne paie pas : depuis quelque temps viennent ici des acheteurs à la peau mate dans des voitures déglinguées immatriculées en Hongrie. Ils paient deux fois plus que les acheteurs slovaques, cash, dans la rue. “Les acheteurs ambulants sont si culottés qu’ils ont voulu se payer un spot publicitaire sur la radio locale”, précise le maire, Milan Kolesar. Aujourd’hui, c’est son tour d’assurer la ronde de nuit dans les jardins ouvriers. Les propriétaires des lopins s’y relaient pour empêcher le vol des récoltes. Et pas seulement des récoltes : 2 000 mètres de canalisations métalliques y ont disparu il y a quelques semaines. Les jardins se trouvent sur la route entre la ville et les terrils de la mine de giobertite [car-
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bonate de magnésium], très prisée des conquérants des métaux perdus. La clôture de fer qui longe cette route présente une particularité : toutes les portions qui sont visibles par les gardiens de la mine sont intactes ; là où la visibilité est obstruée par des arbres, des pans entiers ont disparu. Dans le centre, la balustrade d’un magasin a disparu en plein jour. La vendeuse n’a rien remarqué, hormis des enfants roms qui y jouaient peu auparavant. Dans les rues et sur les trottoirs, plusieurs plaques d’égout se sont évaporées. Comme les clôtures du cimetière, les plaques votives des tombes ou les décrottoirs à l’entrée des immeubles. La municipalité a dû payer une société de sécurité privée qui sur veille quatorze bâtiments en ville. C’est un magnifique manoir du XVIII e siècle qui a le plus souffert. Depuis des années, il est à vendre. Les acheteurs potentiels vienn e n t , regardent, puis s’en vont. En attendant, selon les estimations du maire, entre 500 à 600 m 2 de l a toiture en cuivre ont dispar u. A 10 000 couronnes [330 euros] le mètre carré, payées en liquide par le récupérateur de métaux, difficile de résister… Jelsava est un petit bout de tiersmonde au cœur de l’UE. Les “Blancs” partent, vendant leurs maisons et leurs terrains en dessous du prix. Les “Noirs” y emménagent. Officiellement, 10 % des habitants appartiennent à la minorité rom ; officieusement, ils sont 40 %. Mais peu importe la couleur de peau. Disons-le ouvertement et sans ambages : ils volent. “Nous, les Slovaques, préférons nous en aller plutôt que chercher la confrontation.
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Vendre nos maisons, déménager”, affirme le maire. Jelsava est une ville fantôme. Devant le magnifique manoir abandonné se dresse un vieux canon oublié, orné d’une grande étoile rouge, souvenir des libérateurs soviétiques, plus tard devenus occupants. Aujourd’hui, de nouveaux Russes arrivent : ils ont racheté les casernes, où ils veulent produire des fibres pour l’industrie électronique. Ici ? Sont-ils fous ? Peu probable. D’autres nouveaux Russes convoitent la mine de giobertite. Ils ont déjà acheté celle de Lubenik, à proximité. En attendant, ici, il n’y a ni hôtel ni pension ; c’est une ville dépeuplée et irréelle, d’où est même parti le seul opérateur de téléphonie mobile. Malgré, ou plutôt en raison de tout cela, j’aime Jelsava. Elle tient depuis longtemps la première place sur mon échelle privée des lieux improbables où je partirais en exil créateur. Quand je suis venu ici pour la première fois, à l’époque communiste, un cadavre gisait dans les toilettes du bar. Je l’ai dit au barman, ce dernier n’a même pas levé les sourcils. J’ai payé ma limonade et suis parti. Depuis, j’y retourne. Une force irrésistible m’attire dans cette bourgade surréaliste, à côté de laquelle même Twin Peaks à l’air bien pâle. Quo vadis, Jelsava ? Les habitants espèrent que la décadence s’arrêtera avec l’arrivée d’investisseurs russes qui amèneront de l’argent, du travail et peut-être aussi des mœurs plus civilisés. Andrej Ban*, Tyzden (extraits), Bratislava * Reporter et photographe slovaque travaillant depuis plusieurs années sur les Roms de son pays (www.andrejban.com).
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Des Jeux sous haute surveillance D
Pékin
ans les airs, des hélicoptères feront entendre leur vrombissement en décrivant des cercles dans le ciel ; à terre, 100 000 policiers seront répartis dans les rues, où, dans les moindres recoins, des yeux vous observeront ; sur mer, les navires de l’armée se tiendront prêts dans l’attente d’ordres éventuels. C’est ce genre de spectacle que donnera Pékin au mois d’août. “Avant les JO d’Athènes, la Grèce avait été frappée par plusieurs attentats et les troupes de l’OTAN ainsi que les forces armées de sept pays avaient apporté leur contribution ; les forces de sécurité étaient omniprésentes”, rappelait en mai Ma Xin, expert du ministère de la Sécurité publique et conseiller pour la sécurité des Jeux olympiques de Pékin. L’expérience d’Athènes sert de leçon, et Pékin accorde une importance sans précédent à cette question. La sécurité durant les Jeux olympiques est placée sous le commandement de Ma Zhenchuan, directeur de la police pékinoise. En avril, dans le quotidien économique 21 Shiji Jingji Baodao, le vice-président du comité organisateur, Wang Wei, révélait que le budget prévu pour les dépenses de sécurité durant les Jeux 2008 était de 300 millions de dollars [190 millions d’euros]. Ce chiffre semble loin, à première vue, des 1,5 milliard de dollars investis dans ce domaine aux Jeux d’Athènes, mais, selon Ma Xin, à Pékin, on n’a pas comptabilisé les forces humaines et les ressources matérielles déjà existantes engagées dans l’opération. Le budget de Pékin ne serait donc pas inférieur à celui d’Athènes. C’est l’équipement matériel qui constitue la part la plus importante des investissements. Tous les sites olympiques ont été équipés d’aires d’atterrissage pour hélicoptères. Pour prévenir toute attaque armée terroriste, la municipalité pékinoise a procédé à l’acquisition de plusieurs dizaines de véhicules ultrasophistiqués dont chacun coûte plusieurs dizaines de millions de yuans [plusieurs millions d’euros]. De plus, un réseau de caméras couvrant l’ensemble de la capitale a été mis en place. Chaque quartier a été doté d’une salle de surveillance équipée de caméras et d’un système d’enregistrement. Dès 2006, on avait atteint un taux de couverture de 100 %. Avant les Jeux, les caméras devaient être mises en réseau, pour que la police pékinoise puisse avoir une vue d’ensemble de la capitale. Cela concerne non seulement les caméras de quartier, mais aussi les caméras de surveillance des banques, ainsi que celles fixées aux feux tricolores ou dans les rues. La même scène pourra ainsi être filmée par plusieurs caméras, ce qui permettra d’avoir des preuves d’origine différente. Les poubelles des secteurs stratégiques de la capitale ont été numérotées et placées sous la surveillance de caméras. Sans en avoir l’im-
Des caméras partout, des vigiles mobiles, des radars… Les autorités n’ont rien laissé au hasard, allant jusqu’à imaginer une attaque biologique. L’enquête du principal magazine sportif chinois.
E.K. Teh/AFP
SPORTS ILLUSTRATED CHINA - TIYU HUABAO (extraits)
pression, on est contrôlé en permanence par un système d’alerte très dense. “Tout Pékin se trouve couvert par un filet tendu de toutes parts”, fait remarquer Ma Xin. C’est au Bureau municipal de la sécurité publique de Pékin qu’incombe principalement le maintien de l’ordre pendant les Jeux ; c’est lui qui fournira 95 % des forces nécessaires, les 5 % restants proviendront des rangs de l’armée et des sapeurs-pompiers. Il existe sur le plan international des règles qui précisent dans quelles circonstances l’armée doit intervenir. Détendu à l’extérieur mais vigilant à l’intérieur, tel est le principe qui a guidé les préparatifs, précise Ma Xin. “On ne peut pas utiliser le couteau servant à l’abattage du bœuf pour tuer un poulet. Il ne faut pas dévoiler à la légère les armes de notre pays, mais on peut les montrer de temps en temps.”
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Le moment venu, 100 000 policiers de Pékin seront mobilisés. En cas d’alerte, ils devraient pouvoir arriver sur les lieux en trois minutes. Il leur sera adjoint 120 000 vigiles. L’Institut populaire de la police de Pékin a conçu un terrain d’entraînement avec de vraies rues qui recrée de façon très ressemblante la disposition des artères de la capitale. Comment réagir en telle ou telle circonstance ? Quand ouvrir le feu ? Autant de questions qui faisaient partie de la formation, qui a été complétée par des cours d’anglais. D’autre part, des échanges internationaux ont contribué à la préparation du maintien de l’ordre pendant les Jeux olympiques. Ma Xin a rencontré les responsables de la sécurité des JO d’Athènes, de Barcelone, de Sydney et de Los Angeles, ainsi que les membres de l’Organisation de coopération de Shanghai [organisation regroupant six pays d’Asie autour de la Russie et de la Chine]. Les spécialistes israéliens de la sécurité lui ont prodigué des conseils, et il a eu des entretiens très approfondis avec des militaires du GIGN, la principale force antiterroriste en France. Fin avril, la nouvelle d’un attentat à la bombe dans l’aéroport de la capitale s’est répandue sur Internet, mais on a appris par la suite qu’il s’agissait d’une rumeur infondée. Cependant, à l’approche de la date des Jeux, des questions telles que la sécurité des déplacements et la sécurité alimentaire focalisent l’attention. A ce sujet, Ma Xin ajoute : “Il faut faire le maximum pour tout prévoir, mais nous ne devons pas pour autant prendre chaque buisson pour un tireur embusqué.” Le métro de Pékin, dont le réseau s’étend rapidement [trois nouvelles lignes ont été ouvertes fin juillet], devient le mode de déplacement préféré des citoyens ordinaires ; mais ce lieu bondé est désormais une cible potentielle des poseurs de bombes. ■ ◀ Unité L’année 2005 a été marquée par le de lance-missiles tragique attentat dans le métro lonsol-air près des donien. Depuis, des travaux ont été sites olympiques. réalisés et le métro pékinois est équipé d’un réseau de surveillance automatique qui couvre à la fois les bouches d’entrée et de sortie, les couloirs et les plates-formes. “Le réseau de caméras permet de suivre quelqu’un sur 2 kilomètres”, dit M. Ma, qui ajoute : “On peut qualifier le niveau de sécurité du métro de Pékin comme étant de classe internationale !” [Plus de 3 000 agents de sécurité répartis aux bouches de métro fouillent les passagers depuis la fin juillet.] Le 22 mai, Liu Xiang et d’autres athlètes s’échauffaient pour la première fois sur les pistes du “Nid d’oiseau” (le stade olympique). M. Cheng, un grand dirigeant d’entreprise, s’était rendu en voiture sur place pour observer les épreuves test. Selon lui, depuis les places de parking jusqu’au Nid, il faut faire de 2 à 3 kilomètres à pied. “Quand on le voit, le Nid paraît tout près, mais il faut beaucoup marcher pour y arriver ; il faut
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bien compter une demi-heure.” Cette distance de 3 kilomètres qu’évoque M. Cheng correspond précisément au rayon du périmètre contrôlé autour des installations sportives pendant les Jeux, explique M. Ma. A l’intérieur de ce périmètre, tous les véhicules seront suivis par des caméras. Depuis les Jeux olympiques d’hiver de Salt Lake City, les radars sont devenus un moyen classique pour repérer immédiatement et contrôler tout objet se déplaçant dans les airs. Aux JO d’Athènes, des détecteurs ont également été placés dans la mer, et un grand nombre d’hommes-grenouilles se tenaient prêts à intervenir. S’inspirant des expériences étrangères, les organisateurs des Jeux de Pékin ont prévu une protection à la fois aérienne, terrestre et maritime [des batteries de missiles sol-air ont également été déployées autour du “Nid d’oiseau”]. “Les précautions prises sont bien supérieures à ce qui est nécessaire pour faire face à un groupe terroriste”, indique Ma Xin. D’après lui, les individus suspects ne pourront pas franchir le périmètre [les fouilles systématiques et les vérifications d’identité ont déjà commencé]. Même si – cas hautement improbable – quelqu’un parvenait à passer sans se faire voir, des portiques de sécurité l’attendraient quelques mètres plus loin. Le village olympique pourra offrir hébergement, repos et détente à 17 000 sportifs et officiels. Nous avons fait le tour du village en longeant la clôture qui l’entoure. Cela nous a pris quarante minutes. La clôture n’est pas très haute, environ 2,20 m ; il est donc possible de passer par-dessus sans grande difficulté, mais dès aujourd’hui des vigiles sont postés tous les 100 à 200 mètres. Pendant les Jeux, il devrait y avoir une sentinelle tous les 10 mètres, ce qui rendra très difficile toute intrusion dans l’en-
ceinte. Le village olympique comporte huit portes d’entrée, réparties selon les quatre points cardinaux et qui permettent une évacuation rapide en cas d’incident. “Nous avons étudié la disposition du village olympique de Munich et avons constaté que les portes étaient trop petites. En cas d’urgence, les sportifs n’avaient même pas d’issues de secours”, dit Ma Xin. Le conseiller à la sécurité décrit le village olympique comme un milieu aseptisé. Les bénévoles qui y travaillent ont fait l’objet d’une sélection rigoureuse. Les exigences en matière de diplôme étaient élevées. Il fallait non seulement bien parler les langues étrangères, mais aussi avoir un solide bagage culturel pour contribuer à la détente des sportifs étrangers en leur expliquant les coutumes et les mœurs locales. Des autorités jusqu’aux simples citoyens, chacun est particulièrement sensible à la lutte contre le terrorisme. Pendant les Jeux, beaucoup d’étrangers vont affluer dans notre pays, et on ne peut pas exclure que l’ivraie se mélange au bon grain et que des extrémistes en profitent pour semer le trouble. “Il est très facile de fabriquer des rumeurs qui feront la joie des terroristes. Ce que veulent ces gens-là, c’est ternir le bonheur des
Dans une zone contrôlée, le village olympique est entièrement aseptisé
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autres. Ce n’est pas une raison pour ne plus manger, ne plus boire et ne ■ ▲ Le stade plus assister aux compétitions”, fait olympique remarquer Ma Xin. où se dérouleront Le comité organisateur a mis les cérémonies en place une commission sur l’uti- d’ouverture lisation des hautes technologies et de clôture. lors des Jeux. Les spécialistes chargés de l’alimentation sont le directeur de l’Institut de l’industrie légère de Pékin et le directeur de l’Université de l’industrie et du commerce de Pékin ; ce sont eux qui garantiront la sécurité alimentaire des sportifs et des habitants de la ville durant les JO.Toute la nourriture consommée par les sportifs et les officiels des différents pays – même de simples navets ou choux – sera contrôlée tout au long du processus de production, depuis le champ de production jusqu’à la cuisson, en passant par l’acheminement des produits. En cas de problème, on pourra ainsi remonter à la source. Pendant les Jeux, quelque 50 000 VIP étrangers devraient venir visiter Pékin. Ce chiffre avancé par M. Ma comprend quelque 10 000 sportifs, ainsi que les dignitaires et dirigeants d’entreprise de différents pays. Par ailleurs, on s’attend à un total de 10 millions de spectateurs. Pour faire face à l’arrivée d’un grand nombre de touristes étrangers, les 500 hôtels prévus pour les recevoir ont été entièrement rénovés, et des services personnalisés sont désormais proposés, comme la location de taxis offrant des prestations bilingues ou la possibilité de choisir sa langue quand on appelle la réception de sa chambre. Ces services personnalisés font partie intégrante du dispositif de sécurité. On peut ainsi savoir où se rendent les touristes et, en cas d’incident, leur porter ▶
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assistance immédiatement ou les mettre à l’abri. Sur les sujets sensibles, voici ce que déclare Ma Xin : “Qu’il puisse y avoir des incidents avec les séparatistes du Xinjiang [voir ci-dessous] ne doit pas étonner, pour reprendre les propos officiels. Même de petits pays comme la Grèce ont des problèmes de ce genre. Cela ne compte pas. Un grand pays aura toujours des problèmes avec des extrémistes, mais il ne s’agit que d’un tout petit nombre de personnes, nous ne sommes pas face à de grandes organisations. A ce sujet, la volonté du gouvernement central est claire : frapper fort et sans faire de quartier dès l’apparition du problème !” ■ ▶ Parade de la Pour Ma Xin, il est fort peu propolice armée devant bable que des terroristes osent comle stade national, mettre des attentats. On risque dit le “Nid d’oiseau”, davantage d’assister au scénario suile 21 juillet 2008. vant : une poignée d’extrémistes pourraient chercher à créer une atmosphère de terreur en amplifiant, ■ Xinjiang avec l’aide de médias étrangers, de La principale tout petits incidents. “Il faut donc que menace à laquelle les médias animés d’un bon esprit fasdoit faire face la sent bloc et rendent compte des événeChine à l’approche ments de façon positive, même pour un des Jeux vient simple accident de la circulation”, soudes “organisations ligne Ma Xin, qui ajoute : “Les specterroristes du Turkestan oriental tateurs viennent voir les Jeux olym[Xinjiang]”, affirme piques, pas de l’agitation !” le quotidien “En 1972, lors du drame de d’informations Munich [la prise en otages d’athlètes internationales israéliens par un commando palestinien Guoji Xianqu dans le village olympique], la police alleDaobao. La Chine mande a certes commis des erreurs, mais affirme faire face elle a ensuite remis toutes les données dans le nord-ouest dont elle disposait (y compris les enredu pays à un mouvement gistrements d’appels téléphoniques et les séparatiste au sein fiches d’inscription dans les hôtels) à la de la population police israélienne, laquelle a fini par éliouïgoure, d’où miner un à un tous les terroristes impliserait issue une qués dans l’affaire… Les Chinois menace terroriste. attachent beaucoup d’importance à Au cours des n’offenser personne dès lors qu’ils n’ont derniers mois, pas été eux-mêmes offensés. Mais quiPékin a annoncé conque les offense doit être puni, où qu’il avoir procédé se trouve !” rappelle M. Ma. à l’arrestation de personnes “Les individus suspects qui arri“ayant l’intention veront en Chine ne seront pas inquiéde commettre des tés dès lors qu’ils se tiennent à carreau, attentats pendant mais, s’ils causent des incidents et font les Jeux”. Fin juillet, perdre la face aux Chinois, on ne les un attentat lâchera pas et on vérifiera tous les contre le site enregistrements les concernant, leur de la compétition origine, leurs comptes bancaires, on olympique de cherchera à savoir quelle organisation football aurait été les soutient, où ils travaillent, où habidéjoué à Shanghai. tent leurs familles, à quel groupe ethnique ils appartiennent, où ils ont fait leurs études… En 1972, la police allemande était parvenue à collecter toutes ces informations ; trente ans plus tard, nous devrions y arriver nous aussi !” affirme Ma Xin, qui ajoute que tous les pays du monde exigent que les données Internet et les enregistrements téléphoniques soient conservés sept ans. En ce qui concerne les e-mails et les télécopies, la police peut les saisir et peut donc tout découvrir d’un coup sur un individu. Malgré tous les préparatifs policiers, Ma Xin avoue redouter par-dessus tout l’imprévisible. Il s’entretient souvent avec des gens bizarres et nous a permis de regarder sa boîte aux lettres électronique : chaque jour, il reçoit 5 000 à 6 000 courriels, essentiellement des recommandations ou des informations en matière de sécurité, transmises par des spécialistes chinois ou Li Zhigang étrangers.
M. Ralston/AFP
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Un stade en acier ? Laisse béton… Le Nid d’oiseau fait la fierté des Chinois. Mais cette superbe structure olympique cache ses secrets… Les réflexions d’un journaliste américain sur la complexité chinoise. THE NEW YORK OBSERVER
New York
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DE PÉKIN u sous-sol du célèbre stade national de Pékin, devant la salle de conférence de presse déserte, je mets le doigt sur un problème qui me taraude depuis un mois. Je mets vraiment le doigt dessus. Car, devant moi, plongeant en biais du plafond, se trouve l’une des immenses poutres en acier qui forment l’ossature du stade – un entrelacement complexe et colossal surnommé le “Nid d’oiseau”. C’est la deuxième fois que je visite le stade. Voilà quelques années que, de plus ou moins loin, je lis (et écris) des articles à son sujet, observant cette étincelante structure d’avant-garde s’assembler et s’élever au sud du parc olympique : “Un treillis d’acier entrelacé” (The New York Times) ; “Un enchevêtrement de poutres d’acier” (The Times) ; “Une hypnotique ossature d’acier” (The Guardian) ; “Un cadre d’acier monumental” (moi). Décrire ce bâtiment, c’est comme parler de restaurants en cherchant des nouvelles manières de dire “délicieux”. C’est un nid d’oiseau. Fait de métal. Point. L’arête de la poutre que je regarde est ébréchée. Un gris foncé
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apparaît à présent sous la surface argentée. Je touche la partie ébréchée du bout du doigt. Quand je le retire, il est couvert de poussière de béton. Voilà ce que je craignais dès ma première visite, en avril. Le Nid d’oiseau est la dernière infrastructure olympique à s’ouvrir au public. Des dizaines de milliers de personnes affluent en ce vendredi matin torride pour voir la première compétition de marcheurs, c’est-à-dire pour être les premiers spectateurs du stade, qui affiche complet. En m’approchant, alors que je me penche en arrière pour observer la courbe qui s’élève devant moi, mes pieds se déconnectent de mon cerveau. C’est donc ça, le Nid ! Quelqu’un gagne l’épreuve de marche. Je parcours le hall, notant les détails futuristes : le rouge profond des gradins ; les lampes suspendues, translucides et à l’aspect étrange ; les toilettes luxueuses, peintes en noir ; les panneaux et logos bizarrement inspirés de la marque de vêtements hip hop Bathing Ape. Et, partout, ces énormes poutres qui s’éloignent et se rejoignent sous différents angles. Je me dirige vers l’une d’elles, la touche, puis la tapote du poing. Ça fait un toc sourd. Toc ? Je repasse le son et la sensation dans ma tête, perplexe. Je ne suis ni métallurgiste ni ingénieur en construction, mais j’ai l’impression d’avoir frappé du béton. Pas de l’acier. Du moins, ce n’était pas la sensation à laquelle je m’attendais en frappant de l’acier. Mais qu’est-ce que j’y connais ? En reportage en Chine, j’ai constamment l’impression d’avancer à tâtons dans un brouillard épistémologique. C’est en partie à cause de la langue (et même en grande partie, dans mon cas), mais il y a ici quelque chose de fondamentalement insaisissable et opaque quand on recherche des informations. Les gens et les institutions n’ont pas l’habitude de faire l’objet de reportages. Ce n’est pas tant qu’ils soient
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secrets, peu coopérants ou qu’ils fassent de l’obstruction, ni même qu’ils ne soient pas préparés à se trouver sous les feux d’une presse véritablement libre. C’est que ceux qui souhaitent coopérer – et qui, parfois, essaient de dévoiler de nouvelles informations – ne savent pas vraiment comment s’y prendre. Faits et chiffres varient en fonction de celui qui les donne, de celui qui les demande et de celui qui s’exprime en dernier. Parfois, le mieux que l’on puisse faire est alors de donner les informations telles qu’elles apparaissent dans les rapports officiels. Tantôt on interdit la circulation des voitures privées pendant deux semaines, tantôt cette interdiction passe à quatre jours. On décrète l’interdiction totale de fumer dans l’ensemble de la ville, mais il apparaît finalement qu’on peut fumer dans les restaurants, les discothèques, les cybercafés et d’autres endroits. L’année dernière, j’ai lu qu’un responsable chinois avait annoncé lors d’une conférence de presse que la Chine n’avait pas l’intention de modifier la météo durant les Jeux olympiques. A cette époque, j’avais pourtant interviewé le chef du Bureau de modification météorologique, on m’avait expliqué le fonctionnement du système de prévention des pluies à l’intérieur d’un périmètre donné, et j’avais visité un entrepôt de canons pour ensemencer les nuages. Parfois, on sait plus ou moins ce que l’on sait. Je suis donc là, sous le Nid d’oiseau, tout le poids de l’édifice au-dessus de ma tête. Je suis venu par un après-midi désert, entre deux épreuves d’athlétisme, pour participer à un séminaire sur le journalisme pendant les JO, qui doit avoir lieu dans la salle destinée aux conférences de presse. Encore une fois, beaucoup de bruit pour rien : la salle est vide et impeccable, presque stérile – des rangées de sièges de plastique blanc gisent sous une lumière bleutée, à côté de réfrigérateurs remplis de bouteilles d’eau auxquelles personne n’a touché. Dans le hall, près des poutres, une bénévole qui passe par là me dit que le séminaire commencera peut-être dans une demiheure (ce ne sera pas le cas). Elle va vérifier. Je regarde alors la poutre et son ébréchure. Est-ce que l’on peut ébrécher de l’acier ? Et il y a mon index gauche, couvert de poussière de béton. Je commence alors à revoir mentalement la liste approximative que je dresse depuis que j’ai tapoté la poutre en avril, celle de toutes les rédactions auxquelles je dois maintenant envoyer un rectificatif. Mais qu’est-ce que je leur dirai ? Je ne suis pas (mais alors pas du tout) ingénieur en construction. Mes connaissances en la matière sont très limitées. Peut-être y a-t-il encore de l’acier sous le béton. Peutêtre y a-t-il encore du béton sous l’acier qui est sous
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HARMONIE
Le grand nettoyage des indésirables
l’approche des Jeux olympiques, les autorités de Chine populaire soulignent l’importance de la sécurité et intensifient leurs efforts dans ce domaine. Pourtant, il semble que, à mesure que s’approche la date des Jeux, la sécurité aille décroissant. Troubles et mouvements de protestation se succèdent. A peine une manifestation est-elle calmée qu’une autre se déclenche. Depuis les incidents (qualifiés de “rébellion” par les autorités communistes) du Tibet, en mars, on a assisté à un enchaînement d’émeutes, de heurts et de manifestations, sans oublier l’assassinat à coups de couteau de policiers dans un commissariat de Shanghai [cinq morts le 1er juillet], ou les explosions dans des bus de
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Kunming [capitale du Yunnan, le 21 juillet, deux morts]… A Pékin, sous prétexte de sécurité, les autorités ont effectué un grand nettoyage. Elles ont massivement arrêté, emprisonné ou assigné à résidence dissidents, membres du Falungong et personnalités religieuses, et chassé de la capitale tous les petits plaignants venus exposer leur cas en haut lieu. Elles ont ensuite forcé un grand nombre de travailleurs migrants et de petits employés de base venus d’autres provinces à quitter Pékin ; au moins 1 million de personnes auraient ainsi dû déguerpir ; les passagers de tous les cars, trains ou bateaux à destination de Pékin doivent décliner leur identité au moment de l’achat de leur billet ; la police effectue des contrôles inopinés
le béton. Après plus de deux ans de reportage sur les Jeux olympiques de Pékin, je ne sais même pas de quoi le stade national est fait. Le séminaire sur le journalisme a été annulé par manque d’intérêt. Je rentre chez moi et me mets à fouiller dans mes notes. Bien caché dans mes dossiers, je retrouve un communiqué de l’agence officielle Xinhua, rédigé en anglais. Il a peut-être été récrit ou traduit par le Comité organisateur olympique. Il s’agit en fait d’un entretien avec Li Jiulun, l’ingénieur en chef du Nid d’oiseau. L’article explique que M. Li et son équipe ont “fourré les tubes d’acier avec des barres de béton”, puis “injecté du béton dans les tubes par en dessous pour faire plus de 1 300 faisceaux et poutres en béton taillés sur mesure (qui sont trois fois plus efficaces que ceux fabriqués selon les méthodes étrangères”). Après avoir lu cela, je comprends encore moins comment le stade a été construit. J’envoie donc un courriel à Arup, l’une des trois sociétés qui ont travaillé à la conception du stade, mais il reste sans réponse. Je retourne alors au stade pour couvrir la compétition d’athlétisme. Là, je harcèle les autres journalistes, face à face et par SMS. “A ton avis, de quoi le stade est-il fait ? Je pense que tout est construit en béton ! Est-ce que quelqu’un sait quelque chose ?”
à bord des véhicules. Seul un gouvernement totalitaire peut effectuer ce genre de grand nettoyage… Dans l’idée du gouvernement chinois, en dehors des officiels et des services de sécurité, la par ticipation des Chinois n’est pas souhaitable pendant les Jeux ; il est préférable que les simples citoyens restent chez eux et regardent sagement la télévision ; il vaut même mieux qu’ils ne regardent pas les retransmissions en direct, de crainte que ne se produisent des incidents [la télévision centrale a annoncé un vrai direct, mais la question reste en suspens]. Chen Pokong*, Xin Shiji Xinwen Wang (extraits), www.newcenturynews.com * Ancien dirigeant du mouvement prodémocratique de 1989, aujourd’hui en exil.
Alors que j’attends, je reçois un message d’un autre journaliste : “A3. Sors. Architecte. Tout de suite”. Je me précipite dans le hall et tombe nez à nez avec J Parrish, le directeur de l’architecture d’Arup Sport. C’est un grand gaillard barbu, plutôt bavard. Selon sa carte de visite, il n’y a pas de point après le J. Il est en train d’affirmer poliment à un journaliste de radio qu’il ignore tout du déroulement de la cérémonie d’ouverture. “De quoi sont faites les poutres ?” demandé-je timidement. Parrish regarde autour de nous. “De béton”, répond-il, en montrant la plus proche, puis les suivantes une à une : “Béton, béton, béton… acier.” Acier ? Les poutres extérieures, qui forment la clé de toute la structure, sont effectivement en acier, m’explique-t-il. Des caissons en acier de section carrée et d’épaisseurs diverses, disposés en croix. Les poutres intérieures sont principalement en béton. Elles ont été peintes en argenté, pour qu’elles aient toutes la même couleur. Il faudrait les frapper au marteau pour sentir la différence, ajoute M. Parrish. Il est près de minuit quand je quitte le stade. Je vais devoir marcher longtemps avant de trouver un taxi. Mais, d’abord, je me dirige vers la rangée extérieure de poutres et en frappe une avec force. Elle résonne. Tom Scocca
LE MOT DE LA SEMAINE
“MIANZI” A LA FACE
combien estimes-tu la valeur de ta face ? Cette question insolente, voire insultante, donne les clés pour comprendre ce que veut dire mianzi. Les Chinois emploient ce mot quotidiennement, mais son sens est difficile à saisir. En effet, il ne faut pas le confondre avec le mot français “face”, sa traduction la plus courante. La “face” chinoise se rapproche plus de la vanité que de l’honneur, de la réputation que de la dignité. Appliquée à une personne, la notion de mianzi se mesure très concrètement, par les éléments sur lesquels elle se fonde : le pouvoir, la richesse, les réseaux de relations, etc.
Appliquée à un pays, elle rappelle le concept de soft power, qui traduit à la fois le pouvoir d’influence et l’image obtenue grâce à sa puissance économique ou politique. La face n’est pourtant pas seulement un reflet de la situation réelle d’une personne ou d’un Etat ; il faut plutôt l’envisager comme l’évaluation de sa position relative dans une configuration de relations. Par conséquent, un Chinois manie à la fois sa face et celle de ses interlocuteurs en évaluant leur valeur respective. Quand, en novembre 2007, Nicolas Sarkozy est revenu de Chine avec 20 milliards d’euros de contrats, la Chine avait estimé
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accorder à la France une faveur très supérieure aux mérites de sa face. Elle attendait donc un “retour de face” généreux de la part de la France. L’inconstance du président français à propos de sa présence à l’ouver ture des Jeux olympiques a fait perdre la face à la Chine. Les Jeux de 2008 ne devaient-ils pas être les plus beaux, les plus grandioses, les plus ouver ts de toute l’histoire de l’humanité ? La Chine ne devrait sans doute pas trop surestimer la puissance réelle de sa propre face. Chen Yan Calligraphie de Lin Minggang
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MARX LE RETOUR 3/3
“Le Capital” est un roman Et si l’ouvrage phare de Karl Marx n’était pas seulement un classique de l’économie politique mais aussi un chef-d’œuvre de la littérature ? C’est à cette lecture que nous invite le biographe britannique de Marx, Francis Wheen. THE GUARDIAN (extraits)
E
▲ Dessin de
Andrew Firth
Satoshi Kambayashi paru dans le New Statesman, Londres.
Francis Wheen
■
Cet écrivain et journaliste britannique de 51 ans a consacré au philosophe allemand deux ouvrages remarqués : Karl Marx : Biographie inattendue (Calmann-Lévy, 2003) et Marx’s “Das Kapital” : A Biography (Atlantic Books, 2006). Il écrit régulièrement dans le quotidien The Guardian et il est le rédacteur en chef adjoint du quinzomadaire satirique Private Eye.
Londres
n février 1867, peu de temps avant d’envoyer à l’imprimerie le Livre I du Capital, Karl Marx insiste auprès de Friedrich Engels pour qu’il lise Le Chef-d’Œuvre inconnu d’Honoré de Balzac. Cette nouvelle, lui dit-il, est elle-même un petit chef-d’œuvre “plein d’une ironie délicieuse”. Nous ignorons si Engels a suivi son conseil. S’il l’a fait, il aura sans doute apprécié l’ironie du texte, mais aura peut-être été surpris que son vieil ami puisse y trouver quelque plaisir. Le Chef-d’Œuvre inconnu est l’histoire de Frenhofer, un peintre célèbre qui consacre dix années à travailler et à retravailler un portrait appelé à révolutionner l’art en donnant la représentation la plus complète de la réalité. Lorsque ses confrères artistes Poussin et Porbus sont enfin autorisés à voir le tableau achevé, ils sont horrifiés de découvrir un barbouillage de formes et de couleurs hétéroclites se recouvrant les unes les autres dans la plus grande confusion. “Ah ! ah !” s’exclame Frenhofer en se méprenant sur leur air médusé. “Vous ne vous attendiez pas à tant de perfection !” Mais ensuite il entend Poussin dire à Porbus que Frenhofer finira bien par découvrir la vérité – à savoir qu’il a tellement repris le portrait qu’il n’y a rien sur la toile. “Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintres et son prétendu tableau. — Qu’avez-vous fait ?” répondit Porbus à Poussin. Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit : “Tu ne vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ? — Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que vous aussi vous vous joueriez de moi, répondez ? Je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau ?” Porbus, indécis, n’osa rien dire ; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle qu’il montra la toile en disant : “Voyez !” Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela. “Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans.” Il s’assit et pleura. Après avoir mis les deux hommes à la porte de son atelier, Frenhofer brûle toutes ses toiles et se suicide. D’après Paul Lafargue, gendre de Marx, le récit de Balzac “produisit une forte impression sur Marx, parce qu’il dépeignait en partie ce qu’il ressentait lui-même”. Marx avait en effet travaillé de longues années sur son chef-d’œuvre encore inconnu, et durant cette longue gestation il
répondait à ceux qui voulaient jeter un coup d’œil sur son ouvrage en devenir la même chose que Frenhofer : “Non, non ! Je dois la perfectionner encore. Hier soir, vers le soir, j’ai cru avoir fini […], mais ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur.” En 1846, alors que le délai convenu pour la remise du manuscrit est déjà dépassé, Marx écrit à son éditeur allemand : “Je ne permettrai pas qu’il soit publié avant de l’avoir revu encore une fois, tant du point de vue de son contenu que de son style. Il est évident qu’un écrivain qui travaille de manière incessante ne peut pas, au bout de six mois, publier tel quel ce qu’il a rédigé six mois auparavant.” Douze ans plus tard, alors que le livre est toujours loin d’être achevé, il explique que “les choses avancent très lentement parce qu’à peine s’apprêtet-on à considérer comme épuisées des questions auxquelles on a consacré plusieurs années de travail qu’elles se mettent à révéler de nouveaux aspects et exigent qu’on pousse plus loin la réflexion”. Perfectionniste obsessionnel, Marx était sans cesse en quête de nouvelles teintes pour sa palette, étudiant les mathématiques, s’intéressant aux mouvements des sphères célestes, apprenant le russe afin de pouvoir lire des ouvrages sur le système agraire de l’empire.
Marx se voyait comme un poète de la dialectique Pourquoi Marx s’est-il souvenu de la nouvelle de Balzac au moment même où il s’apprêtait à dévoiler son grand œuvre au public ? Craignait-il de s’être lui aussi échiné en vain, et que sa représentation complète de la réalité ne se révélât tout aussi inintelligible que le tableau de Frenhofer ? Marx a sans aucun doute eu ce type d’appréhension – son caractère était un curieux mélange d’assurance impitoyable et de doute anxieux –, et il a tenté de devancer les critiques en avertissant dans la préface : “Je suppose naturellement des lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de neuf et par conséquent aussi penser par euxmêmes.” Mais ce qui devrait nous frapper le plus dans le fait qu’il s’identifie au créateur du chef-d’œuvre inconnu, c’est que Frenhofer est un artiste et non pas un économiste politique, un philosophe, un historien ou un polémiste. L’ironie la plus délicieuse de toutes, dans Le Chef-d’Œuvre inconnu, notait l’essayiste américain Marshall Berman, c’est que Balzac décrit un tableau qui ressemble comme deux gouttes
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d’eau à une peinture abstraite du XXe siècle – et le fait qu’il ne pouvait pas le savoir ne fait qu’accentuer la résonance. “Là où une époque ne voit que chaos et incohérence, une époque postérieure ou plus moderne peut découvrir sens et beauté, écrit Berman. Ainsi, c’est justement parce qu’elles ont un côté inachevé que les dernières œuvres de Marx parlent davantage à notre époque que d’autres œuvres plus ‘finies’ du XIXe siècle.” Comme Frenhofer, Marx fut un moderniste avant la lettre. La célèbre description de la dislocation qu’il livre dans le Manifeste communiste – “tout ce qui était solide se volatilise” – préfigure les hommes creux et la ville irréelle décrits par T.S. Eliot, ou encore la formule de William Butler Yeats : “Tout s’effondre ; le centre ne peut tenir.” Le temps qu’il écrive Le Capital, Marx avait repoussé les limites de la prose conventionnelle pour parvenir à un collage littéraire radical – juxtaposant voix et citations tirées aussi bien de la mythologie et de la littérature que de rapports d’inspecteurs d’usine ou de contes de fées, à la manière des Cantos d’Ezra Pound ou de La Terre vaine de T.S. Eliot. Le Capital est aussi discordant que du Schönberg, aussi cauchemardesque que du Kafka. Marx se voyait comme un artiste créateur, comme un poète de la dialectique. “Maintenant, concernant mon travail, je vais te dire la vérité”, écrivait-il à Engels en juillet 1865. “Quels que soient leurs défauts, mes écrits ont l’avantage de constituer un tout artistique.” Beaucoup plus que chez les philosophes ou les essayistes politiques, c’est chez les poètes et les romanciers qu’il cherchait des clés sur les motivations et les intérêts matériels des gens : dans une lettre de décembre 1868, il recopie un passage d’un autre livre de Balzac, Le Curé de village, et demande à Engels s’il peut confirmer la véracité du propos d’après ses connaissances d’économie pratique. S’il avait voulu écrire un traité d’économie classique, il l’aurait fait, mais son ambition était autrement plus audacieuse. Et pourtant, qui penserait à faire figurer Marx parmi les grands écrivains et artistes ? Même à notre époque postmoderne, beaucoup de lecteurs prennent à tort Le Capital pour un ouvrage mal construit et inintelligible en raison de sa narration décousue et de sa discontinuité extrême. Comment le Capital pourrait-il avoir une fin alors que le capitalisme se perpétue ? se demande Berman. Il est logique que Marx n’ait jamais achevé son chef-d’œuvre. Le Livre I est le seul qui ait été publié de son vivant, les deux livres suivants ayant été composés par d’autres après sa mort, à partir des notes et brouillons retrouvés sur son bureau. L’œuvre de Marx est aussi ouverte – et donc aussi résiliente – que le système capitaliste lui-même.
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Bien que l’on considère généralement Le Capital comme un ouvrage d’économie, Marx ne s’est mis à l’économie politique qu’après de longues années passées à étudier la littérature et la philosophie. Ce sont ces fondations intellectuelles qui soutiennent son projet, et c’est son expérience personnelle de l’aliénation qui confère une telle intensité à l’analyse d’un système économique qui rend les êtres humains étrangers les uns aux autres et au monde qu’ils habitent – un monde dans lequel ils sont asservis par le pouvoir monstrueux du capital et de la marchandise. Marx est un exclu dès sa naissance, le 5 mai 1818. C’est un enfant juif dans une ville majoritairement catholique, Trèves, au sein d’un Etat prussien dont la religion officielle est le protestantisme évangélique. Annexée par les Français au cours des guerres napoléoniennes, la Rhénanie est rattachée à la Prusse impériale trois ans avant la naissance de Marx, et les Juifs de Trèves sont soumis à un décret leur interdisant d’exercer une profession libérale : le père de Karl, Heinrich Marx, doit se convertir au luthéranisme afin de pouvoir exercer comme avocat. Son père fait du jeune Karl un lecteur vorace. L’autre mentor intellectuel du garçon est un ami de son père, le baron Ludwig von Westphalen, un haut fonctionnaire cultivé et libéral qui initie Karl à la poésie et à la musique (et qui lui présente sa fille Jenny, la future Madame Marx). Au cours des longues promenades qu’ils font ensemble, le baron récite des passages d’Homère et de Shakespeare, que son jeune compagnon apprendra par cœur – avant d’en parsemer ses écrits. Devenu adulte, Marx reproduira ses promenades heureuses en compagnie de von Westphalen en déclamant du Shakespeare, du
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Le livre est conç u comme une descente aux enfers Dante et du Goethe sur le chemin du parc de Hampstead Heath, à Londres, où il emmène sa famille pique-niquer le dimanche. Il a une citation pour chaque circonstance, qu’il s’agisse d’écraser un adversaire politique, de rendre plus vivant un texte aride, d’améliorer un bon mot, d’exprimer une émotion ou encore d’insuffler de la vie à une abstraction désincarnée, comme lorsque le capital lui-même s’exprime par la voix de Shylock (dans le Livre I du Capital) pour justifier l’exploitation du travail des enfants dans les manufactures : “Ouvriers et inspecteurs protestèrent au nom de la morale et de l’hygiène. Mais le capital pense comme Shylock : ‘Que le poids de mes actes retombe sur ma tête ! Je veux mon droit, l’exécution de mon bail et tout ce qu’il a été stipulé.’” Pour démontrer que tous les hommes sont terriblement égaux devant l’argent, Marx cite un extrait du Timon d’Athènes de Shakespeare décrivant l’argent comme la catin du genre humain, suivi d’un autre tiré de l’Antigone de Sophocle : “Rien n’a, comme l’argent, suscité parmi les hommes de mauvaises lois et de mauvaises mœurs ; c’est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures ; c’est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu’il y a de honteux et de funeste à l’homme.” COURRIER INTERNATIONAL N° 926
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Marx compare les économistes usant de modèles et de catégories anachroniques à Don Quichotte, qui “a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible avec toutes les formes économiques de la société”. Les premières ambitions de Marx furent d’ordre littéraire. Alors qu’il fait ses études de droit à l’université de Berlin, il écrit un recueil de poèmes, une pièce en vers et même un roman, Scorpion et Félix, inspiré du roman de Laurence Sterne Tristram Shandy. Au cours de sa période estudiantine, Marx s’est entiché de Tristram Shandy, et trente ans plus tard il trouve un sujet qui va lui permettre d’imiter le style décousu et hétérogène dont Sterne a été le précurseur. Comme Tristram Shandy, Le Capital fourmille de paradoxes et d’hypothèses, d’explications absconses et de niaiseries saugrenues, de récits discontinus et de bizarreries. Comment Marx aurait-il pu rendre compte autrement de la logique mystérieuse et souvent contradictoire du capitalisme ? “Que t’importe ce que les gens chuchotent ?” demande Virgile à Dante dans le Chant V du Purgatoire. “Suis-moi et laisse-les dire.” Ne disposant pas d’un Virgile pour le guider, Marx modifie le vers dans sa préface au Livre I du Capital pour avertir qu’il ne fera aucune concession aux préjugés d’autrui : “J’ai pour devise, après comme avant, la parole du grand Florentin : Segui il tuo corso, e lascia dir le genti !” Le livre est dès lors conçu d’emblée comme une descente aux enfers, et Marx parvient à rendre très vivantes les abstractions théoriques les plus complexes : “Nous allons donc, en même temps que le possesseur d’argent et le possesseur de force de travail, quitter cette sphère bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous, pour ▶
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▲ Dessin
de Thea Brine paru dans The Guardian, Londres.
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■ Lire
“Le Capital”
Pour les passages extraits du Capital, nous avons pris comme référence l’édition établie et annotée par Maximilien Rubel, à partir de la traduction de Joseph Roy entièrement revue par Karl Marx entre 1872 et 1875 (Gallimard, coll. “Folio Essais”, 2008). Une édition électronique du Capital est disponible sur le site de la section française des Archives Internet des marxistes (www.marxists.org/ francais) et sur le site “Les classiques des sciences sociales”, une bibliothèque numérique réalisée en coopération avec l’Université du Québec à Chicoutimi (http://classiques. uqac.ca).
▶ les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production, sur le seuil duquel il est écrit : ‘No admittance except on business’. Là, nous allons voir non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est produit lui-même. La fabrication de la plus-value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler.” Il rappelle les antécédents littéraires de ce voyage au fur et à mesure qu’il avance. Décrivant des fabriques d’allumettes britanniques, où la moitié des ouvriers sont des mineurs (âgés pour certains d’à peine 6 ans), et où les conditions sont si terribles qu’“il n’y a que la partie la plus misérable de la classe ouvrière qui lui fournisse des enfants”, il écrit : “La journée de travail varie entre douze, quatorze et quinze heures ; on travaille la nuit ; les repas, irréguliers, se prennent la plupart du temps dans le local de la fabrique, empoisonné par le phosphore. Dante trouverait les tortures de son enfer dépassées par celles de ces manufactures.” D’autres enfers littéraires viennent rehausser sa description de la réalité empirique : “Dans la foule bigarrée des travailleurs de toute profession, de tout âge et de tout sexe qui se pressent devant nous plus nombreux que les âmes des morts devant Ulysse aux enfers, et sur lesquels, sans ouvrir les Livres bleus qu’ils portent sous le bras, on reconnaît au premier coup d’œil l’empreinte du travail excessif, saisissons encore au passage deux figures dont le contraste frappant prouve que devant le capital tous les hommes sont égaux – une modiste et un forgeron.” C’est ainsi que Marx introduit l’histoire de la modiste Mary Anne Walkley, âgée de 20 ans, qui mourut par “simple excès de travail” après avoir travaillé plus de vingt-six heures d’affilée à confectionner les toilettes de dames invitées au bal donné par la princesse de Galles en 1863. Son employeuse (“une dame portant le doux nom d’Elise”, note sarcastiquement Marx) fut étonnée de constater qu’elle était morte “sans avoir donné à son ouvrage le dernier point d’aiguille”. Une bonne partie du Capital a une texture très dickensienne, et à plusieurs reprises Marx adresse un clin d’œil explicite à cet auteur qu’il adorait. En 1976, [l’universitaire britannique] S.S. Prawer a écrit un livre de 450 pages consacré aux références littéraires de Marx [Karl Marx and World Literature]. Il a décelé dans le Livre I du Capital des citations de la Bible, de Shakespeare, Goethe, Milton, Voltaire, Homère, Balzac, Dante, Schiller, Sophocle, Platon, Thucydide, Xénophon, Defoe, Cervantès, Dryden, Heine, Virgile, Juvénal, Horace, Thomas More et Samuel Butler – ainsi que de multiples allusions à des récits d’épouvante, des romans romantiques anglais, des chansons populaires et des comptines, au mélodrame et à la farce, à des mythes et à des proverbes. Mais qu’en est-il du statut littéraire du Capital lui-même ? Marx était bien conscient que son œuvre n’accéderait pas à ce statut par procuration, du simple fait du florilège de citations. Dans le Livre I, il se gausse de ces économistes qui, “pour dissimuler leur impuissance scientifique”, étalent “un véritable luxe d’érudition historique et littéraire” ou mêlent “à leur denrée d’autres ingrédients empruntés à [un] salmigondis de connaissances hétérogènes”. La peur d’avoir pu lui-même commettre un tel crime peut expliquer qu’il admette avec une certaine angoisse dans la postface de la seconde édition allemande : “Personne ne peut juger plus sévèrement que moi les défauts
littéraires du Capital.” Mais, quoi qu’il en soit, il est surprenant que si peu de gens aient considéré le livre comme une œuvre littéraire. Le Capital a donné lieu à un nombre incalculable d’ouvrages analysant la théorie de la valeur travail énoncée par Marx ou encore sa loi de la baisse tendancielle du taux de profit, mais seuls une poignée de critiques ont prêté attention à l’ambition affichée par Marx dans plusieurs de ses lettres à Engels, qui était de produire une œuvre d’art. Une des raisons possibles en est la structure stratifiée du Capital, qui empêche toute catégorisation facile. Le livre peut être lu comme un vaste roman gothique dont les héros sont asservis et dévorés par le monstre qu’ils ont créé ; ou comme un mélodrame victorien ; ou comme une farce noire (en démythifiant l’“objectivité fanto-
Il rappelle l’histoire d’une modiste morte par excès de travail matique” de la marchandise pour montrer la différence entre l’apparence héroïque et la réalité peu glorieuse, Marx a recours à un procédé classique de la comédie, délogeant le chevalier de son armure étincelante pour montrer le petit homme rondouillard en caleçon qu’il est en réalité) ; ou encore comme une tragédie grecque. Ou bien peut-être est-ce une utopie satirique, comme le pays des Houyhnhnms dans Les Voyages de Gulliver, où toutes les perspectives sont plaisantes et où seul l’homme se montre vil : dans la société capitaliste selon Marx comme dans le pseudo-paradis chevalin de Jonathan Swift, le faux Eden est créé en réduisant les humains ordinaires au statut de Yahoos impuissants et aliénés. Afin de rendre compte de la logique tordue du capitalisme, le texte de Marx est saturé d’ironie, une ironie qui a pourtant échappé à la plupart des spécialistes depuis cent quarante ans. L’une des exceptions est le critique américain Edmund Wilson, qui soutient dans To the Finland Station: A Study in TheWriting and Acting of History, paru en 1940, que les abstractions de Marx – le ballet des marchandises, le point de croix loufoque de la valeur – ont d’abord et essentiellement une valeur ironique, juxtaposées qu’elles sont avec les descriptions sombres et
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bien documentées de la misère et de la crasse que génèrent dans la pratique les lois du capitalisme. Wilson considérait Le Capital comme une parodie de l’économie classique. Personne, jugeait-il, n’a eu une compréhension psychologique aussi fine de l’infinie capacité de la nature humaine à demeurer insensible ou indifférente aux souffrances que nous infligeons à autrui lorsque nous avons la possibilité d’en tirer quelque profit pour nous-mêmes. “Dans sa manière de traiter la question, remarquait-il, Marx est devenu l’un des grands maîtres de la satire. Marx est sans aucun doute le plus grand ironiste depuis Swift, avec qui il a beaucoup de choses en commun.” Quel est, dès lors, le rapport entre le discours littéraire ironique de Marx et sa description “métaphysique” de la société bourgeoise ? S’il avait souhaité simplement écrire un texte d’économie classique, il aurait pu le faire – et d’ailleurs il l’a fait. Deux conférences prononcées en juin 1865, et publiées ultérieurement sous le titre Salaire, prix et profit, fournissent un résumé concis et lucide de ses théories sur le travail et la marchandise. Quelle que soit sa valeur en tant qu’analyse économique, cet ouvrage est à la portée de tout enfant intelligent : pas de métaphysique ou de métaphores compliquées, pas de digressions déroutantes ou d’excursions philosophiques, pas de fioritures littéraires. Alors, pourquoi Le Capital, qui traite du même sujet, est-il écrit dans un style à ce point différent ? Marx a-t-il soudain perdu le don du langage clair ? Evidemment non, puisque, à l’époque où il donne ces conférences, il est en train d’achever le Livre I du Capital. On peut trouver un début d’explication dans une des très rares comparaisons qu’il se permet dans Salaire, prix et profit, lorsqu’il explique que, pour lui, le profit provient de la vente de marchandises à leur valeur “réelle”, et non, comme on pourrait le supposer, d’une majoration de leur prix. “Cela paraît paradoxal et en contradiction avec vos observations journalières, écrit-il. Il est paradoxal aussi de dire que la Terre tourne autour du Soleil et que l’eau se compose de deux gaz très inflammables. Les vérités scientifiques sont toujours paradoxales lorsqu’on les soumet au contrôle de l’expérience de tous les jours, qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses.” La fonction de la métaphore est de nous faire voir une chose sous un éclairage nouveau en transposant ses qualités à une autre chose, rendant l’étrange familier, et vice versa. Ludovico Silva, un critique mexicain de Marx, est parti du sens étymologique de “métaphore” – transposition – pour dire que le capitalisme lui-même est une métaphore, un processus d’aliénation qui transfère la vie du sujet à l’objet, de la valeur d’usage à la valeur d’échange, de l’humain au monstrueux. Dans cette perspective, le style littéraire que Marx a adopté dans Le Capital n’est pas un vernis coloré appliqué sur un exposé économique austère, comme de la confiture sur une épaisse tartine de pain ; c’est le seul langage adapté pour exprimer l’“apparence trompeuse des choses”, une entreprise ontologique qui ne saurait être confinée dans les limites et les conventions d’un genre existant comme l’économie politique, la science anthropologique ou l’histoire. Bref, Le Capital est complètement sui generis. Rien d’un tant soi peu comparable n’a existé avant ni depuis, et c’est sans doute la raison pour laquelle Le Capital a été aussi systématiquement Francis Wheen dédaigné ou mal interprété.
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économie
■ économie
L’art de se débrancher p. 42
■ multimédia
Bienvenue dans l’univers du Net intelligent p. 43
■ écologie Dossier : quand nous boirons tous l’eau de mer
i n t e l l i g e n c e s
●
Ruée sur les terres agricoles des pays pauvres MONDIALISATION L’agriculture, ■
ça se délocalise aussi. Ainsi l’Arabie Saoudite projette-t-elle de louer des terres en Indonésie pour réduire sa dépendance alimentaire. THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
New York
pp. 44 à 48
L
i n t e l l i ge n c e s
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es pays émergents tentent de tirer profit de la crise alimentaire mondiale en persuadant les grands importateurs de produits agricoles de louer leurs terres cultivables. Mais cette nouvelle tendance n’est pas du goût de tous les agriculteurs, inquiets pour leur propre approvisionnement en denrées alimentaires. Dernier exemple en date : le projet du gouvernement indonésien de consacrer une zone équivalente à la superficie du Koweït, dans la lointaine province de Papouasie, à la culture du riz, de la canne à sucre et du soja. Ses promoteurs ont rencontré des investisseurs saoudiens pour leur proposer de récupérer une partie des récoltes moyennant plusieurs centaines de millions de dollars. Ce genre d’opération comporte de sérieux risques. Des pays comme l’Indonésie ont connu cette année des émeutes provoquées par l’envolée des prix alimentaires. L’idée d’attirer les investissements en échange de produits politiquement sensibles comme le riz pourrait attiser le mécontentement populaire : le gouvernement serait accusé de favoriser les pays riches au détriment du marché intérieur. Les Saoudiens sont conscients du problème. Pour Khalid Zainy, un homme d’affaires qui participe aux efforts de son pays en vue de trouver des investissements à finalité agricole, les accords avec les gouvernements étrangers réserveront une partie des récoltes au marché local. “Cela pour éviter toute interruption du programme et tout problème causé par les gouvernements comme par la population”, explique-t-il. De nombreux contrats de ce type verront certainement le jour dans les prochaines années. Des investisseurs originaires de Chine, pays qui importe d’énormes quantités de soja et d’huile de palme brute, achètent déjà des terres agricoles en Afrique et en Asie du Sud-Est. De son côté, la Corée du Sud envisage d’investir dans un projet de 270 000 hectares dans l’est de la Mongolie. Avec la flambée des prix mondiaux, la facture des importations alimentaires de l’Arabie Saoudite a augmenté en moyenne de 19 % par an ces quatre dernières années, pour atteindre 12 milliards de dollars en 2007, ce qui fait du royaume le premier importateur de produits alimentaires au Moyen-Orient, selon une étude récente de la banque saoudienne SABB.
▶ Dessin d’Ajubel
paru dans El Mundo, Madrid.
■ Au
Soudan
Abou Dhabi va se lancer dans un vaste projet de développement agricole sur plus de 28 000 hectares dans le nord du Soudan, annonce le Financial Times. L’émirat, qui souhaite ainsi assurer sa sécurité alimentaire tout en préservant ses ressources en eau, envisage de cultiver du maïs, de la luzerne, voire du blé, précise le quotidien britannique. L’Egypte et l’Arabie Saoudite sont également en contact avec le Soudan, qui est prêt à mettre ses terres gratuitement à la disposition des investisseurs. “Nous avons la main-d’œuvre ; nous avons beaucoup d’agronomes très qualifiés, mais le problème, c’est l’argent et la technologie”, explique un responsable soudanais. Selon les autorités de Khartoum, le pays dispose de 40 millions d’hectares de terres arables, dont moins du quart est exploité. Abou Dhabi a également pris des contacts avec le Sénégal et l’Ouzbékistan.
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ARABIE SAOUDITE
CHINE
INDE
Riyad
Dt de Malacca
Dt de Bab El-Mandeb Equateur
O CÉAN I NDIEN
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Les autorités de ce pays s’efforcent de mettre sur pied un outil d’investissement qui reposerait sur un partenariat public-privé et serait chargé de trouver des projets agricoles dans des pays disposant de vastes étendues de terres fertiles. Des investisseurs saoudiens procèdent également à des investigations aux Philippines, au Sénégal et au Soudan – des pays où la hausse des prix alimentaires a justement créé des troubles. L’INDONÉSIE DOIT DÉSORMAIS IMPORTER DU RIZ
Même si l’Indonésie et d’autres Etats parviennent à trouver une solution équilibrée, il faudra des années et des investissements très lourds avant que les projets envisagés dans des zones isolées comme la Papouasie ne portent leurs fruits. Cette province, qui occupe la moitié occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée, est d’une taille comparable à celle de la Californie [420 000 km2] mais ne compte que 2,5 millions d’habitants. C’est l’une des plus pauvres d’Indonésie, et l’absence de routes oblige à s’y déplacer principalement par avion ou par bateau. L’année dernière, le gouvernement local de Merauke, un département situé sur la côte méridionale de la Papouasie, a imaginé de faire de cette région marécageuse, dont la population est très clairsemée, un centre de production alimentaire. Depuis quelques années, l’Indonésie est DU 1 er AU 20 AOÛT 2008
INDONÉSIE
N lle -Gu inée PAPOUASIE
Jakarta 4 000 km
Département de Merauke
importatrice nette de riz, en raison du manque d’investissements et de l’urbanisation galopante de Java, l’île principale, qui a cannibalisé les terres agricoles. Les autorités de Merauke espèrent pouvoir combler le déficit. Il y a quelques mois, alors que les prix alimentaires augmentaient, MEDCO, un conglomérat indonésien présent dans les secteurs du gaz et du pétrole, a proposé de soutenir financièrement le projet, de construire des usines d’éthanol et d’aider à trouver des investisseurs étrangers. En avril, les dirigeants du groupe ont défendu cette idée lors d’une rencontre avec le président indonésien, Susilo Bambang Yudhoyono. MEDCO a proposé que le gouvernement central, qui a le dernier mot en matière d’utilisation des terres, alloue à la production de canne à sucre, de sorgho doux, de riz, de soja et de maïs au moins 1 million d’hectares à Merauke. Les autorités de Merauke, elles, aimeraient aller jusqu’à 1,6 million d’hectares. Les deux tiers des récoltes seraient destinés à la production d’éthanol, et le reste consacré à l’alimentation. Yudhoyono a promis de promouvoir le projet auprès d’investisseurs étrangers. Les autorités n’ont pas encore chiffré l’opération, mais elle promet d’être pharaonique, avec 2 200 kilomètres de routes, 3 ports, 400 kilomètres de systèmes d’irrigation et une centrale électrique de 500 mégawatts. En juin dernier, une délégation officielle indonésienne a
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économie
EN BREF
rencontré au Moyen-Orient des investisseurs saoudiens, dont Khalid Zainy. L’homme d’affaires, qui confirme l’existence de négociations, précise toutefois qu’elles sont encore loin d’être finalisées. L e p l a n e nv i s a g é , e s t i m e l e ministre de l’Agriculture indonésien, permettrait à son pays d’accroître sa production de riz de 6 millions de tonnes par an, sachant qu’en 2008 elle devrait atteindre 33 millions de tonnes, la totalité étant consommée localement. La satisfaction des besoins du pays aura la priorité sur les exportations, assure Hilman Manan, directeur général du service de gestion de l’eau et des terres au ministère. “L’Indonésie doit passer d’abord.” Mais d’aucuns redoutent les effets catastrophiques du projet sur l’environnement, notamment la destruction des forêts primaires d’eucalyptus qui couvrent une partie du département de Merauke. De plus, les marécages de la région renferment d’énormes quantités de dioxyde de carbone, et leur assèchement provoquera vrai-
semblablement d’importantes émissions de ce gaz à effet de serre, mettent en garde les écologistes. Il ne sera pas non plus facile de convaincre les Papous de l’intérêt de l’affaire. La plupart vivent toujours de la chasse en forêt et réclament la reconnaissance de leurs droits tribaux sur les terres. MEDCO suggère à l’Indonésie de prendre exemple sur le Brésil, où les baux fonciers de longue durée sont reconnus par la loi et où les propriétaires profitent des investissements agricoles par le biais de dispositifs d’intéressement aux bénéfices. A moins qu’elle ne per mette d’améliorer le niveau de vie de la population locale – environ 40 % des habitants de la province vivent avec moins de 14 dollars par jour –, l’entreprise est vouée à l’échec, prédit Rizal Ramli, un ancien ministre de l’Economie indonésien. “Sur le papier, le modèle économique paraît réaliste, commente-t-il. Reste à trouver la solution pour que les Papous puissent bénéficier de cet investissement.” Tom Wright, Mariam Fam et Patrick Barta
Depuis que Starbucks a publié la liste des 600 cafés qu’il va fermer d’ici à la fin de l’année aux Etats-Unis, supprimant 12 000 emplois au passage, la révolte gronde, raconte The Wall Street Journal. Consommateurs, entrepreneurs et responsables municipaux se mobilisent pour tenter de faire reculer le groupe.
en 2008 puis en 2009. Le salaire moyen dans les magasins américains de la chaîne, tous dépourvus de syndicats, a progressé de 12 % depuis janvier 2005, note le Financial Times. En Chine, la négociation collective “est une obligation légale, et nous respectons la loi partout où nous sommes implantés”, commente Wal-Mart.
■ Wal-Mart négocie Wal-Mart, le géant américain de la distribution célèbre pour sa politique antisyndicale aux Etats-Unis, vient de signer des accords collectifs avec l’unique syndicat officiel dans deux villes chinoises, Shenyang et Quanzhou. Dans ce cadre, les salariés seront augmentés de 8 %
Les automobilistes d’El Paso, au Texas, n’hésitent plus à franchir le Rio Grande pour aller faire le plein à Ciudad Juárez, où la guerre qui oppose les cartels de la drogue fait en moyenne trois morts par jour. Au Mexique, le carburant, subventionné par l’Etat, est un tiers moins cher qu’aux Etats-Unis, explique The New York Times.
la vie en boîte
L’art de se débrancher ans un univers professionn e l tiré à quatre épingles, optimiser son temps libre est souvent un réf l e x e . Mais est-ce la meilleure solution pour se ressourcer ? “La valeur des grandes vacances, c’est la vacance des grandes valeurs”, ironisait Edgar Morin d a n s L’ E s p r i t d u temps. Mais c’était en 1975, à l’époque où personne ne pouvait être dérangé sur la plage par le SMS d’un collègue demandant : “Qu’estce qu’on fait pour la réunion du 3 septembre ?” Les premiers jours peuvent être douloureux. Il n’est pas rare que les gens soient déprimés ou malades au moment où ils se relâchent. “On vit souvent dans un stress chronique, et l’organisme est constamment sous pression. L’hyperactivité cache parfois des angoisses, qui ressortent à ce moment-là”, explique Christine Meinhardt, psychothérapeute et formatrice en gestion du stress à Genève. Comment ne pas trop souffrir de cette phase de transition ? En ralentissant le rythme graduellement. Ce qui implique de commencer avant même la période de congé, en reportant ce qui peut attendre le retour.
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▲ Dessin de Reumann, Suisse.
Pour éviter d’être confrontés à la peur du vide, certains choisissent de ne jamais vraiment décrocher. “Je n’encourage pas forcément les gens à couper totalement les ponts avec leur travail, car ceux qui se posent la question sentent intuitivement que quelque chose a besoin de rester connecté”, explique Isabelle Harlé, consultante associée chez Acteüs à Paris. Reste à estimer la nécessité de ce lien à sa juste mesure. Prendre ses outils avec soi, pourquoi pas, mais pour ne les consulter que périodiquement. Une demiheure chaque matin ? Une heure tous les deux soirs ? Il faut viser la dose minimale dont on a besoin pour pouvoir dormir tranquille.
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1. Repeindre les volets. 2. Acheter des habits pour la rentrée des enfants. 3. Relire Camus. 4. Faire réparer la voiture… Pour Mélanie, avocate lausannoise et mère de deux enfants, l’horizon des vacances est délimité par sa liste de “choses à faire”. “Quitte à se fixer des objectifs, mieux vaut faire des plannings que des listes, reprend Christine Meinhardt, car ils sont plus réalistes. On prend soudain conscience que le nettoyage de printemps, c’est une semaine de travail. Cela dit, les tâches ingrates ne sont pas à proscrire systématiquement : se détendre, cela peut aussi consister à arracher de la mauvaise herbe.” Evidemment, c’est lorsqu’on commence vraiment à se reposer qu’il faut refaire ses valises. “Quand on veut faire trop de choses, les vacances nous semblent trop courtes. Pour modifier cette perception, il faut restreindre ses objectifs”, conseille François Gammonet, directeur de l’Institut de gestion du temps au Québec. “Si vous restez deux ou trois heures face à la mer, sans rien faire d’autre, vous êtes rempli. Mais, si vous faites un château de sable et que vous écoutez la radio en même temps, vous serez probablement frustré.” Valérie Fromont, Le Temps (extraits), Genève
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multimédia
i n t e l l i g e n c e s
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Bienvenue dans l’univers du Net intelligent TENDANCE Yahoo! ■
se lance dans le web sémantique, grâce auquel les usagers bénéficieront d’un service plus adapté à leurs besoins. Cette perspective aiguise de nombreux appétits. THE DAILY TELEGRAPH
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Londres
quoi ressemblera Internet dans cinq ans ? A en croire Tim Berners-Lee, l’homme à qui l’on attribue l’invention de la Toile, il sera assez différent de ceux que nous connaissons aujourd’hui. Il imagine un réseau où toutes les informations, les applications et les données seront reliées en continu, chacune entrant en action avec toutes les autres, pour nous permettre de vivre presque intégralement en ligne. Les experts l’ont baptisé “web sémantique”. Pour l’heure, les moteurs de recherche comme Google s’intéressent davantage aux liens entre les sites qu’à l’analyse des informations qu’ils contiennent. Le web sémantique, lui, se concentrera sur le sens des données figurant sur une page. Les ordinateurs “comprendront” le contexte de l’information et seront capables de reconnaître et d’évaluer les liens entre les gens, les lieux et les données pour les réunir, fournir des résultats de recherche riches et offrir une meilleure navigation. “Le web sémantique n’est pas une nouvelle Toile, c’est un prolongement de celle qui existe actuellement, explique Berners-Lee. Mais l’information y prend un sens bien défini, ce qui améliore le travail coopératif entre l’ordinateur et l’utilisateur.” Tim Berners-Lee explique comment le web sémantique pourrait aider les gens à gérer leurs finances. Il prend l’exemple d’un relevé bancaire électronique et d’une application de calendrier personnalisé : en faisant glisser les informations du calendrier dans le relevé de comptes, vous pourrez identifier les périodes de grosses dépenses. Le tout se faisant sans heurts, en coulisses, car les utilisateurs ne verraient que le résultat final, et non tout le processus. L’idée de web sémantique fait de plus en plus d’adeptes dans les startup de pointe, mais aussi auprès d’entreprises mieux établies. Yahoo! – qui fait l’objet d’une OPA hostile de la part de Microsoft – a récemment annoncé son intention d’introduire certains principes du web sémantique dans son moteur de recherche et d’adopter quelques-uns des grands “standards” (les règles de classement et de balisage de l’information qui normalisent l’organisation des données) pour l’indexation des informations sur le Net. Ces standards sont fondamentaux, car ils fournissent un moyen simple et cohérent d’attacher facilement aux données un contexte pertinent. La plu-
part des moteurs de recherche actuels ne savent pas “lire” certaines informations trouvées en ligne, qui seraient pourtant des résultats de recherche pertinents, comme les vidéos ou les photos, parce que celles-ci ne sont pas balisées par des métadonnées précises, les métadonnées étant ces “étiquettes” qui disent à l’ordinateur ce que signifie une donnée. “Alors que des progrès remarquables ont été accomplis en matière de compréhension sémantique des contenus sur Internet, l’usager n’en ressent pas encore les bienfaits”, remarque Amit Kumar, directeur de la gestion de projet chez Yahoo!. En réalisant une indexation sémantique des pages balisées,Yahoo! espère encourager les propriétaires de sites à consacrer davantage de temps à l’attribution de métadonnées normalisées pour toutes les informations qu’ils mettent sur leurs pages. Car cela devrait leur fournir un meilleur classement et davantage d’exposition dans les résultats des recherches sur Yahoo!.
▲ Dessin de Peter Till
paru dans le Time, New York.
interviews en vidéo et des bandesannonces. Ce qui nécessite aujourd’hui deux ou trois recherches distinctes se fera demain en une seule. Mais, comme le souligne Paul Miller, un spécialiste du secteur, passer au web sémantique ne signifie pas faire table rase du passé. “Ce n’est pas le grand chambardement ni la révolution, estime-t-il. Nombre des avancées du web sémantique viendront simplement d’une plus grande ouverture des systèmes existants, et d’une meilleure fluidité et d’une plus grande pertinence dans les échanges des données existantes.” Nova Spivack, entrepreneur et visionnaire d’Internet, a investi du temps et de l’énergie pour faire du web sémantique une réalité. Il gère un site baptisé Twine, un réseau virtuel pour l’heure en bêta-test et sur invitation exclusivement, conçu pour permettre aux internautes de découvrir, d’organiser et de partager l’information, et de créer de nouveaux liens. Selon lui, les services comme Twine seront essentiels pour aider les utilisateurs à comprendre ce nouveau réseau intelligent, car ce sont ces outils qui feront du web sémantique une mine d’informations utiles et personnalisées. Avec des sites comme Twine, qui mettent sur pied un réseau de données interconnectées et richement organisées, l’internaute trouvera des choses dont il ne savait même pas qu’il les cherchait. “Je crois que l’annonce
UNE SEULE RECHERCHE LÀ OÙ IL EN FAUT TROIS AUJOURD’HUI
“En soutenant l’adoption des standards du web sémantique,Yahoo! et les propriétaires de sites peuvent rendre les recherches des utilisateurs bien plus fructueuses et bien plus utiles”, insiste Amit Kumar. Par exemple, si vous cherchez sur le moteur de recherche sémantique de Yahoo! des renseignements sur la star d’un film, il comprendra le contexte de votre requête et saura réunir une foule d’informations venant de toute la Toile : vous obtiendrez une biographie de l’acteur en question, des liens vers des critiques du film, vous pourrez louer ses précédents films auprès d’un vidéoclub en ligne, connaître l’actualité des cinémas les plus proches et acheter vos places en ligne, trouver des infos sur les autres acteurs avec lesquels il a collaboré, mais aussi des articles de presse récents, des COURRIER INTERNATIONAL N° 926
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de Yahoo! marque l’avènement du web sémantique grand public, écrit Nova Spivack sur son blog. Cela devrait déclencher une véritable course entre moteurs de recherche, publicitaires et fournisseurs de contenus, tous cherchant à faire le meilleur usage des métadonnées sur Internet. Cela profitera à tout le monde du web sémantique et à tous ses acteurs.” Nova Spivack a raison : l’initiative de Yahoo! en faveur du web sémantique va très vraisemblablement faire des émules. Mais, pour certains de ses détracteurs, le web sémantique pourrait ne jamais tenir ses promesses. En effet, sa réussite exige que les entreprises (souvent des concurrents directs) collaborent, se mettent d’accord sur des standards communs et les respectent. Sans compter que l’esprit d’ouverture qu’encourage le web sémantique est parfaitement inenvisageable pour certaines grosses sociétés qui ont jusqu’ici gardé jalousement les secrets de leurs plates-formes et de leurs logiciels, et n’ont guère envie d’abattre ces barrières au bénéfice des internautes. Mais si un autre outil ou plate-forme de recherche met au point un service plus utile et plus attrayant que le numéro un, Google, les internautes n’hésiteront pas longtemps. Alors suivront les publicitaires… et les bruits de tiroir-caisse. Claudine Beaumont
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dossier écologie
Quand nous boirons tous l’eau d Partout on manque d’eau. Et les ressources disponibles sont limitées. Une idée fait donc son chemin : dessaler l’eau de mer pour éviter les pénuries. La méthode est toutefois contestée, car elle n’est pas exempte de risques pour l’environnement.
a Terre comprend d’énormes quantités d’eau. Malheureusement, plus de 97 % de cette eau est trop salée pour la consommation humaine et seule une infime fraction du reste est aisément accessible. Selon les Nations unies, plus de 1 milliard de personnes vivent dans des régions où l’eau est rare, et ce chiffre pourrait passer à 1,8 milliard d’ici à 2025. Une manière de faire face à ce grave problème est peut-être le dessalement, une méthode éprouvée qui consiste à retirer les sels dissous dans l’eau de mer et l’eau saumâtre pour produire de l’eau potable. Le processus a le défaut d’être cher mais présente un intérêt évident. Les océans constituent une réserve d’eau pratiquement inépuisable et insensible à la sécheresse. Selon les derniers chiffres de l’Association internationale du dessalement, il existe actuellement 13 080 usines de dessalement en activité dans le monde. Prises dans leur ensemble, elles ont la capacité de produire 55,6 millions de mètres cubes d’eau potable par jour, à peine 0,5 % de la consommation mondiale. La moitié de ces usines se situe au MoyenOrient. Comme le dessalement requiert de grandes quantités d’éner-
Des toilettes au robinet
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On peut aussi recycler les eaux usées en utilisant la technique de l’osmose inverse. Dans le comté d’Orange, en Californie, l’eau ainsi récupérée réalimente la nappe phréatique, et à Singapour elle est injectée dans de grands réservoirs qui servent de source d’eau potable. Cette continuité entre les toilettes et le robinet d’eau potable peut en mettre certains mal à l’aise, mais les eaux usées constituent une ressource précieuse, explique Susan Lattemann, chercheuse à l’université d’Oldenburg, en Allemagne.
gie et coûte parfois davantage que le traitement des eaux fluviales ou souterraines, il était jadis essentiellement limité aux riches pays pétroliers, où l’énergie est bon marché et l’eau rare. LES USINES DE DESSALEMENT PROLIFÈRENT DANS LE MONDE
Les choses sont cependant en train de changer. Rien qu’en Californie, on envisage de construire quelque 200 usines de dessalement d’eau de mer, dont un site d’un coût de 300 millions de dollars près de San Diego. Plusieurs villes australiennes projettent de construire ou sont en train de construire d’immenses usines de dessalement – la plus grande, située près de Melbourne, devrait coûter dans les 2,9 milliards de dollars américains. Selon les projections de Global Water Intelligence, un cabinet de consultants, la capacité mondiale de dessalement aura pratiquement doublé d’ici à 2015. Certaines organisations écologistes s’inquiètent de l’énergie que ces usines consommeront et des gaz à effet de serre qu’elles rejetteront. Mais désormais nombre de nouvelles installations respectent des normes environnementales strictes. Une usine récemment construite à Perth, en Australie, fonctionne à partir de l’énergie renouvelable produite par un parc d’éoliennes voisin. De plus,
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son système de captation d’eau de mer et celui de traitement des eaux usées minimisent son impact sur la faune marine. Pour Jason Antenucci, le directeur adjoint du Centre de recherche sur l’eau de l’université d’Australie-Occidentale à Perth, ce site “est désormais un modèle pour les autres usines d’Australie”. C’est l’industrie sucrière qui a apporté des progrès importants dans le secteur. Pour produire du sucre cristallisé, il fallait chauffer le jus de canne
Victoire de la membrane Production d’eau dessalée dans le monde (en millions de m3/jour)
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Thermique
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Source : “The Economist”
L
Londres
Prévisions
THE ECONOMIST
et faire évaporer l’eau qu’il contenait, ce qui nécessitait de grandes quantités d’énergie. Vers 1850, un ingénieur américain nommé Norbert Rillieux obtint plusieurs brevets pour une méthode de raffinage plus efficace, qui permettait parfois de réduire de 80 % la consommation d’énergie. Il fallut cependant une cinquantaine d’années pour que l’idée passe d’une industrie à l’autre. Quelques usines de distillation à évaporateurs multiples furent construites dans la première moitié du XXe siècle, mais le système présentait un défaut qui l’empêcha de se répandre. Les surfaces d’échange de chaleur tendaient à s’entartrer, ce qui diminuait le rendement du transfert d’énergie. Un système de dessalement thermique appelé distillation à détentes étagées permit de résoudre en partie le problème dans les années 1950. Les pays du Moyen-Orient adoptèrent rapidement cette technologie. Comme le système nécessite de la vapeur très chaude, les usines étaient souvent installées près de centrales électriques, qui génèrent une chaleur résiduelle. Pendant un temps, la cogénération eau-électricité domina l’industrie du dessalement. La recherche s’accéléra dans les années 1950. Le gouvernement américain créa le Bureau de l’eau saline
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ESPAGNE
La facture reste salée !
Généraliser le recours à l’eau dessalée pour pallier les pénuries ? Le projet séduit les Espagnols, mais attention au coût.
’était l’une des propositions phares du nouveau gouvernement socialiste : un réseau d’usines de dessalement afin d’obtenir de l’eau douce avec de l’eau de mer. Ce projet venait remplacer celui du détournement des eaux de l’Ebre. Les usines de dessalement sont alors apparues comme une solution à moyen terme. Mais, quatre ans plus tard, ce grand projet écologique ne fait plus l’unanimité, notamment à cause de nombreux retards des chantiers et de l’augmentation du coût de l’eau dessalée. L’investissement de 4 milliards d’euros prévu par le ministère de l’Environnement devait servir à mettre en marche dix-sept usines et à en agrandir quatre autres, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses n’avancent pas très vite. L’idée était de fournir 853 millions de mètres cubes d’eau supplémentaires, dont la moitié proviendrait du procédé de dessalement. Cette quantité d’eau devait permettre de résoudre le problème de l’approvisionnement de la population et des agriculteurs de la côte méditerranéenne espagnole. Quatre ans après le début du programme, le projet a seulement réussi à mettre sur le marché 25 % de la quantité d’eau promise.
C
u de mer
LES MEMBRANES PERMÉABLES TRIOMPHENT DU THERMIQUE
Si la consommation d’énergie du dessalement thermique ne dépend pas tellement de la salinité de l’eau, ce n’est pas le cas de celle de l’osmose inverse. Plus l’eau est salée, plus il faut de pression (et donc d’énergie) pour que l’eau traverse la membrane. L’eau de mer contient en général de 33 à 37 grammes de solutés par litre. Pour en faire de l’eau potable, il faut extraire près de 99 % de ces sels. Comme l’eau saumâtre contient moins de sel que l’eau de mer, son dessalement demande moins d’énergie et coûte donc moins cher. Résultat : l’osmose inverse fut d’abord utilisée pour traiter l’eau saumâtre. Autre distinction importante, l’osmose inverse, contrairement au des-
salement thermique, exige un traitement préalable complexe de l’eau à traiter. On retire les particules qui risquent de boucher les membranes au moyen de filtres et de produits chimiques et on nettoie périodiquement les membranes pour éviter qu’elles ne s’entartrent et ne s’obstruent. A la fin des années 1970, John Cadotte, de l’America’s Midwest Research Institute, et la FilmTec Corporation créèrent une membrane composite bien meilleure, composée d’une très fine couche de polyamide disposée sur un support solide. Comme elle permettait d’obtenir un flux bien meilleur et tolérait des variations de température et de pH, elle se répandit dans l’industrie. C’est à peu près à la même époque que les premières usines à osmose inverse pour eau de mer firent leur apparition. La première grande usine de dessalement municipale, qui entra en activité en 1980 à Djeddah, en Arabie Saoudite, consommait plus de 8 kilowattheures pour produire 1 mètre cube d’eau po table. Depuis, la consommation d’énergie de ce type d’usine a baissé de façon spectaculaire, essentiellement grâce à l’adjonction de systèmes de récupération d’énergie. Des pompes à haute pression envoient l’eau de mer contre une membrane, qui est en général disposée en spirale à l’intérieur d’un tube pour augmenter la surface exposée et optimiser le flux. La moitié de l’eau sort de l’autre côté sous forme d’eau douce. Le liquide restant, qui contient les solutés, jaillit violemment du système. Si l’on dirige ce jet vers une turbine ou un rotor, on peut récupérer de l’énergie, que l’on peut utiliser pour pressuriser l’eau entrante. ▶
▲ Dessin de Chester Brown paru dans The New Yorker, Etats-Unis.
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Le principe de l’osmose inverse
Disputes
Détourner un fleuve important pour irriguer des régions asséchées. C’est l’idée promue par le Plan hydrologique national (PHN) proposé en 2000 par le gouvernement espagnol de José María Aznar, pour venir au secours des régions méditerranéennes de la péninsule, toutes en pénurie hydrique. La situation est d’autant plus grave que le Sud est touché par la désertification. Ce projet, estimé à 4,2 milliards d’euros et qui devrait se dérouler sur vingt-cinq ans, est au cœur de conflits entre les régions autonomes, car leurs intérêts s’entrechoquent ; de plus, l’actuel Premier ministre, José Luis Rodríguez Zapatero, s’oppose formellement au projet.
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Actualidad Económica (extraits), Madrid
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A Membrane semi-perméable
E AU
Solution saline
Flux osmotique
EAU
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Deux compartiments (A et B) sont séparés par une membrane semi-perméable qui laisse passer l’eau d’un compartiment à l’autre mais pas les sels dissous.
EAU 2 Lorsqu’on ajoute des sels dans le compartiment A, un flux d’eau traverse la membrane vers ce compartiment. Ce processus, qui tend à rééquilibrer la concentration en sels des deux compartiments, se nomme l’osmose, et le flux des molécules d’eau s’appelle le flux osmotique.
Pression
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Le flux osmotique est stoppé
Flux osmotique inverse
L’osmose peut être stoppée en appliquant une pression à la solution saline afin que le flux de molécules d’eau cesse. La pression à exercer pour ce faire, égale mais opposée à la pression due au flux d’eau, est nommée pression osmotique.
4 Si l’on applique à la solution saline du compartiment A une pression supérieure à la pression osmotique, non seulement l’osmose est stoppée, mais le flux d’eau est inversé, ce qui accroît le volume du compartiment B, tandis que la solution saline devient de plus en plus concentrée. C’est l’osmose inverse.
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Source : “The Economist”
pour soutenir la recherche en matière de techniques de dessalement. Et les scientifiques de l’université de Floride et de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) se mirent à plancher sur des membranes perméables à l’eau mais qui retiennent les solutés et utilisent l’osmose [voir schéma]. Les premières tentatives ne rencontrèrent qu’un succès limité et ne produisirent que de très faibles quantités d’eau douce. Les choses changèrent en 1960 : Sidney Loeb et Srinivasa Sourirajan, de l’UCLA, fabriquèrent alors des membranes en acétate de cellulose, un polymère utilisé dans les pellicules photographiques qui permettait d’obtenir un flux très supérieur. L’arrivée de ces nouvelles membranes se traduisit en 1965 par la construction d’une petite usine de dessalement par osmose inverse pour traiter les eaux saumâtres de Coalinga, en Californie.
Les détracteurs du plan de la ministre de l’Environnement, Cristina Narbona, ne sont pas seulement espagnols. La revue américaine Science a publié en novembre une étude très critique sur les dégâts de l’eau dessalée sur l’agriculture. L’eau dessalée est trop pure et peut nuire aux récoltes. “La solution, c’est de mélanger l’eau ainsi produite avec l’eau du réseau d’approvisionnement”, rétorque José Antonio Medina, président de l’association des entreprises de désalinisation (AEDYR). Le système de gestion des usines est également critiqué. “Il faut faire un suivi de la saumure ; les installations doivent être construites dans des zones industrielles existantes et ne pas donner sur la mer. Dernier point à prendre en compte, le programme de dessalement ne doit pas augmenter les émissions de gaz à effet de serre”, commente Alon Tal, spécialiste israélien de l’université Ben Gourion du Néguev, à Beersheba, et auteur de l’article paru dans Science. En outre, ces usines sont également très gourmandes en énergie. Pour couronner le tout, il faut ajouter au prix de l’eau le coût du CO2 émis par les usines de dessalement. L’application du protocole de Kyoto augmente la facture de l’eau. Le ministère de l’Environnement lui-même reconnaît que ces usines sont responsables de 0,2 % des émissions Rubén Nicolás, de gaz.
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dossier écologie
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L’eau douce coule enfin à Kavaratti Une île de la mer d’Oman utilise un système original de dessalement, qui repose sur la différence de température entre les eaux de surface et celle des profondeurs.
350 mètres, la température chute à environ 13 °C. A l’usine de traitement, l’eau de surface est pompée et acheminée vers une chambre sous vide installée à terre, dans laquelle la basse pression entraîne l’évaporation d’une certaine quantité d’eau. Dans une autre chambre, l’eau froide tirée des profondeurs condense la vapeur en
SCIENCE
Washington
Cinq litres d’eau sont nécessaires pour produire un litre d’eau en bouteille. Plus de 70 % des bouteilles d’eau en plastique ne sont pas recyclables ; 38 % terminent dans des décharges.
Italie Mexique Espagne France Allemagne Etats-Unis Brésil Indonésie Chine Inde
191,9 179,7 147,1 139,1 128,4 99,2 65,8 33,3 9,9 5,6
Consommation d’eau minérale par personne (2005, en litres)
Aux Etats-Unis, les achats d’eau enn bouteille représente représentent 15 milliards de dollars par an. Pourtant, tant, 24 % de ce produit pro ne sont que de l’eau du robinet e reconditionnée et reconditionnée.
Source : “Galileu”
A
KAVARATTI (INDE) u premier abord, avec ses cocotiers, ses plages de sable immaculé et ses massifs coralliens, Kavaratti, une des îles indiennes des Laquedives, a, semble-t-il, tout du paradis tropical – jusqu’à ce que vous en goûtiez l’eau. Durant des décennies, les quelque 11 000 habitants de Kavaratti ont dû boire l’eau saumâtre de leurs puits, qu’alimentaient chaque année les modestes pluies de la mousson. Aujourd’hui, les insulaires étanchent leur soif grâce à l’eau douce extraite par une nouvelle méthode de dessalement de l’eau de mer utilisant l’énergie thermique de l’océan. Le concept est simple. L’eau de surface est chaude, avec une température qui oscille généralement entre 26 °C et 30 °C. A une profondeur de
L’eau en bouteille
eau douce. “Nous ne faisons que reproduire la façon dont la nature engendre la pluie”, remarque S. Kathiroli, directeur du National Institute of Ocean Technology (NIOT) de Madras, qui a impulsé le projet. Cette initiative indienne constitue une tentative audacieuse de propager la méthode de dessalement thermique en augmentant massivement la quantité d’eau douce produite selon cette méthode. Le NIOT reconnaît que l’usine de Kavaratti, qui fonctionne depuis deux ans et produit 100 mètres cubes d’eau douce par jour, est d’une efficacité énergétique moindre que les technologies concurrentes : elle consomme ainsi 30 % d’énergie de plus par unité d’eau douce produite qu’une usine utilisant la méthode de l’osmose inverse, par exemple. Mais les autorités estiment que, si on changeait d’échelle de production et que les prochaines usines étaient capables de donner 100 fois plus d’eau, la méthode pourrait démontrer tout son potentiel. Afin de tester cette idée, le NIOT a construit sur une barge flottant à 40 kilomètres au large de Madras, sur la côte orientale de l’Inde, une usine capable de produire 1 000 mètres cubes par jour. En mai 2007, les ingénieurs du NIOT ont procédé à une période d’essai de deux mois, au cours
de laquelle ils ont pu distribuer des bidons d’eau douce aux navires de passage. L’institut voudrait à présent que les investisseurs l’aident à porter la capacité de production de l’usine à 10 000 mètres cubes par jour grâce à l’installation de condensateurs et de chambres d’évaporation supplémentaires. D’après les responsables de l’institut, cela permettrait de diminuer de moitié les coûts de production, qui descendraient alors à moins de 1 dollar le mètre cube. Les experts indiens et internationaux observent avec attention le développement du projet. “C’est une stratégie qu’il vaut la peine de poursuivre”, souligne ainsi Luis Vega, qui conçu dans les années 1990 une usine thermique de dessalement d’eau de mer produisant de l’électricité et de l’eau douce pour le compte du Natural Energy Laboratory de Hawaii. Pourtant, Vega doute que le changement d’échelle de production permette de réduire les coûts de façon significative. Pour sa part, Jayanta Bandyopadhyay, expert en politiques de l’eau auprès de l’Indian Institute of Management de Calcutta, remarque que le gouvernement a raison de se lancer dans des expériences de dessalement, mais qu’il doit également investir plus dans les solutions à basse technologie comme la collecte de l’eau de pluie. ■
Quand nous boirons tous l’eau de mer (suite) ▶ Les systèmes de récupération d’énergie des années 1980 n’étaient efficaces qu’à 75 %, mais les systèmes récents permettent de récupérer environ 96 % de l’énergie du jet de sortie, ce qui a fait chuter la consommation d’énergie du dessalement de l’eau de mer par osmose inverse. L’usine de Perth, qui fonctionne avec un système d’Energy Recovery, une société californienne, ne consomme que 3,7 kW/h pour produire 1 mètre cube d’eau potable. Les économies d’échelle, l’amélioration des membranes et des systèmes de récupération de chaleur ont permis de faire baisser les coûts du dessalement de l’eau de mer par osmose inverse. On est passé en gros de 1,50 dollar le mètre cube au début des années 1990 à environ 50 cents en 2003, confie Tom Pankratz, un consultant en eau du Texas qui est aussi membre du conseil d’administration de l’Association internationale du dessalement. Résultat : l’osmose inverse est la méthode retenue par la plupart des usines de dessalement d’eau de mer modernes. Il sera cependant de plus en plus difficile, selon les experts, de gagner encore en rendement énergétique et donc de réduire les coûts. Les chercheurs planchent désormais sur des membranes qui permettent à l’eau de passer plus facilement et soient moins susceptibles de se boucher. Erik Hoek et ses collègues de l’UCLA, par exemple, ont mis au point une membrane com-
prenant de minuscules particules perforées d’étroits canaux de circulation, ce qui accroît le flux de façon significative. La surface de la membrane étant lisse, les bactéries devraient en outre avoir du mal à s’y accrocher. Même si cela dépend des usines, cette nouvelle membrane devrait permettre de faire baisser la consommation totale d’énergie de 20 %, pense le Dr Hoek. QUE FAIRE DU CONCENTRAT DE SEL OBTENU ?
Alors que le dessalement se répand, son impact sur l’environnement, par exemple les structures de captation et de rejet, fait l’objet d’un examen de plus en plus attentif. Certains des dégâts provoqués par le processus peuvent être atténués assez aisément. Si on réduit la rapidité de la captation, les poissons et autres animaux marins mobiles ont la possibilité de s’éloigner, même si les petits animaux comme le plancton ou les alevins risquent toujours d’être pris dans les écrans de captation ou aspirés dans l’installation. Le concentrat, qui contient en général deux fois plus de sel que l’eau de mer et est rejeté dans l’océan, pose un problème plus sérieux. Il n’existe pour le moment que peu d’informations scientifiques sur ses effets à long terme. La plupart des usines de dessalement étaient jadis construites dans des zones qui ne menaient pas d’études d’impact sur l’environnement correctes, explique Peter Gleik,
le président de Pacific Institute, un groupe de réflexion californien qui a publié un rapport sur le dessalement en 2006. On commence cependant à avoir davantage d’informations, au fur et à mesure que des usines s’installent dans des régions ayant des réglementations environnementales plus strictes. Certaines mesures récentes faites à Perth sont encourageantes. Les scientifiques du Centre de recherche sur l’eau craignaient initialement que le concentrat rejeté n’accroisse la salinité de l’environnement côtier. Une enquête montre toutefois que la salinité revient à des niveaux normaux dans les 500 mètres des unités de rejet des usines. Autre problème, certains métaux ou produits chimiques de synthèse passent dans le concentrat. Les usines de dessalement thermique ont une tendance à la corrosion et leur
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Espaces verts
En moyenne, 30 à 60 % de l’eau potable utilisée dans une ville sert pour arroser les pelouses ; 50 % de cette eau est en fait gaspillée. La quasi-totalité pourrait être économisée grâce à l’utilisation de plantes natives, qui n’ont besoin que de l’eau de pluie.
L’eau potable de la planète 30,1 % sont situés dans des couches aquifères profondes.
69,5 % ne sont pas disponibles (glaciers, neiges éternelles et pergélisol).
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0,4 % se trouve dans l’atmosphère et à la surface de la Terre (lacs, fleuves et rivières, sol, humidité de l’air, marécages, plantes et animaux).
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Source : “Galileu”
concentrat peut contenir des traces de métaux lourds, de cuivre par exemple. Les usines à osmose inverse utilisent pour le traitement préalable de l’eau et le nettoyage des membranes des produits chimiques de synthèse, dont certains peuvent se retrouver dans le concentrat. Les usines modernes retirent cependant la plupart de ces produits de l’eau avant de la rejeter à la mer. Les incertitudes qui demeurent à propos de l’impact des usines de dessalement sont toutefois telles qu’il est difficile de tirer des conclusions définitives, estimait le rapport du Conseil national de la recherche américain, qui ajoutait que l’étude de l’impact environnemental du dessalement et des moyens d’y remédier devait être une des premières priorités. A l’heure où l’eau se raréfie, les gens devront trouver plusieurs moyens pour assurer leur approvisionnement. Plusieurs régions du monde ont en outre beaucoup à faire pour rationaliser leur consommation d’eau, ce qui serait meilleur marché que le dessalement, explique Peter Gleik. Cependant, le dessalement constitue parfois le seul moyen d’assurer un approvisionnement constant en eau potable. Cela a un sens s’il représente une source d’approvisionnement parmi d’autres et s’il s’accompagne de mesures environnementales, convient Jason Antenucci, qui ajoute qu’“il serait faux de dire que c’est la panacée”. ■
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dossier écologie
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La planète bleue perd des couleurs Le dessalement est un leurre. Pour préserver l’eau, la seule vraie méthode est de moins la polluer et de rationaliser son usage. ALTERNET
San Francisco
LE DESSALEMENT ÉTANCHE SURTOUT LA SOIF D’ARGENT
Or, dans le cas de la pénurie d’eau qu’on nous prédit, contre qui devonsnous défendre la planète ? La réponse est encore et toujours la même : contre nous-mêmes. Et la façon de le faire reste le sujet de vastes débats et controverses, notamment depuis que des sécheresses permanentes ont commencé à affecter l’Australie, les Etats-Unis et d’autres pays, provoquant pénuries, famines, troubles sociaux et autres. En raison de la diminution des précipitations et du niveau d’enneigement consécutive au réchauffement global, de nombreux pays se tournent vers le dessalement de l’eau de mer pour assurer leur approvisionnement en eau potable. Le processus paraît relativement simple : plus de 70 % de la planète sont couverts d’océans, il n’y a donc qu’à retirer le sel de l’eau de mer et
▶ Dessin
de Roel Venderbosch paru dans NRC Handelsblad, Rotterdam.
remplir nos citernes. Et, de fait, les usines de dessalement sont en train de se multiplier dans le monde entier. “Des compagnies privées ont dans leurs cartons plus de vingt-cinq projets d’usines de dessalement de l’eau de mer pour la seule côte californienne”, souligne Wenonah Hauter, directrice exécutive de l’organisation environnementale et groupe de défense des consommateurs Food and Water Watch, basé à Washington. “La plupart de ces projets sont situés à proximité des derniers corridors de nature sauvage,
dans lesquels le manque d’eau a limité le développement.” En d’autres termes, si le monde entier s’apprête à accélérer la construction d’usines de dessalement dans les années qui viennent, ce n’est pas seulement parce que les gens ont soif. C’est surtout parce qu’il y a beaucoup d’argent à gagner dans ce domaine. Et savoir si ces constructions entraîneront progrès et salut est une tout autre question. Il vaut d’ailleurs la peine de noter que ces projets prolifèrent non pas dans les régions les plus assoiffées, mais là où il y a de l’argent. “Gouvernements et grandes entreprises se tournent vers le dessalement comme vers une solution miracle, souligne Barlow. C’est compréhensible de la part du secteur privé : il y a énormément d’argent à gagner grâce à l’or bleu. Mais le fait que les gouvernements ne prennent pas de recul pour examiner plus sérieusement cette soi-disant solution miracle est un énorme problème.”
Boire, manger… 250 grammes de hamburger
11 000
Un morceau de viande de porc
2 000
Un verre de lait Une salade Un verre de vin
1 000 492 250
Une tranche de pain
151
Une tasse de café
140
Une cuillère à café de sucre
(en litres) 10 500
riz
2 600
sucre lait blé
“NOUS DÉTRUISONS LE CYCLE HYDROLOGIQUE”
11
café 500 grammes de
Quantité d’eau nécessaire pour produire certains aliments
1 670 1 000 143
Source : “Galileu”
Quelle quantité d’eau sur la Terre ? Le volume d’eau présent sur la planète représente 1,4 milliard de km3
97,5 % de ce volume sont constitués par l’eau des mers et des océans. Cette eau ne peut être ni bue ni utilisée pour l’irrigation. Les 2,5 % restants constituent l’eau potable (34 millions de km3).
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Source : “Galileu”
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tephen Hawking est loin d’être un demeuré. Chacun en est convaincu. Pourtant, en 2006, lorsque le célèbre scientifique déclara en Chine, devant une assistance composée pour l’essentiel d’étudiants et d’enseignants, qu’il était “très inquiet du réchauffement climatique” et que la Terre “pourrait finir comme Vénus, avec une température de 250 °C et des pluies d’acide sulfurique”, sa prédiction catastrophiste disparut des radars médiatiques et culturels au bout de quelques semaines seulement. Car enfin, pourraient argumenter certains, l’idée de voir notre Terre verdoyante se métamorphoser en un cauchemar environnemental tel que Vénus, dont les océans se sont évaporés il y a des millions d’années, va au-delà de la science-fiction. Il s’agit d’une transformation à ce point sidérante et apocalyptique qu’elle ne peut être appréhendée, et encore moins être vraie. Pourtant, Hawking n’est pas le seul à parler ainsi. Nombre d’autres lui font écho, notamment parmi les scientifiques et les militants qui surveillent avec attention la situation précaire de l’eau sur notre planète. Au nombre de ceux-ci se trouve Maude Barlow, auteur de Blue Covenant:The Global Water Crisis and the Coming Battle for the Right to Water [Le pacte bleu : la crise mondiale de l’eau et la future bataille pour le droit d’accès à l’eau], mais aussi fondatrice du Blue Planet Project et présidente nationale du groupe de défense Council of Canadians. “Je redoute que la crise mondiale de l’eau ne détruise toute vie sur Terre si l’on ne s’en occupe pas très rapidement”, avoue-t-elle.
C’est en effet un problème, mais cela se comprend parfaitement, car une étude plus poussée entraînerait lesdits gouvernements vers des terrains sur lesquels ils préfèrent probablement ne pas s’aventurer. Surtout à la lumière des conclusions d’une série de recherches récentes, qui indiquent que le réchauffement mondial est en train d’accroître exponentiellement l’acidité des océans. Et c’est ce phénomène, précisément, qui pourrait nous conduire tout droit vers le cauchemar annoncé par Hawking. Comme l’a indiqué récemment Les Blumenthal dans les journaux du groupe McClatchy, “les océans, qui absorbent chaque jour 25 millions de tonnes de dioxyde de carbone, sont d’ores et déjà 30 % plus acides qu’ils ne l’étaient au début de la révolution industrielle. A la fin de ce siècle, l’augmentation de l’acidité pourrait atteindre 150 %”. Et, à la différence des changements de températures atmosphériques, qui peuvent être modulés par la baisse des émissions de carbone et d’autres méthodes, l’acidification des océans constitue pour l’humanité un voyage DU 1 er AU 20 AOÛT 2008
vers l’enfer pratiquement sans retour. Il est bien sûr possible d’inverser cette acidification, mais cela prendra quand même la bagatelle de quelques milliers, voire millions d’années. Ce qui amène donc à la question cruciale : les efforts mondiaux déployés pour le dessalement de l’eau de mer – efforts déjà compromis par les gaspillages et les échecs techniques – prennent-ils en compte la spectaculaire augmentation du taux d’acidité des océans ? Réponse : pas vraiment. “Je ne pense pas que les partisans du dessalement aient pris en compte l’acidification des océans qui résultera des quantités croissantes de saumure qui seront rejetées à la mer, observe Barlow. Pour chaque unité d’eau douce obtenue au terme du processus de traitement, une unité égale de saumure toxique sera rejetée à la mer. Aujourd’hui, les usines de dessalement existantes produisent 19 millions de mètres cubes de déchets chaque jour. Or on prévoit que la production des usines de dessalement aura triplé en 2015, ce qui du même coup multipliera par trois les rejets de saumure et donc l’acidification des océans.” Et il n’est question là que du processus de dessalement, pas des différents processus naturels que la crise climatique a introduits dans nos existences en voie d’assèchement accéléré. A mesure que la planète se réchauffe, les océans absorbent de plus en plus de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre, qu’ils réchauffent et rejettent sommairement dans l’atmosphère, entraînant un cercle vicieux destructeur. Au bout du compte, il est bien possible qu’après avoir dessalé à tour de bras, nous ne finissions par recueillir guère autre chose que de l’acide. Comme l’a dit à Blumenthal l’océanographe Richard Feely, qui travaille pour la National Oceanic and Atmospheric Administration, basée à Seattle, “tous les indicateurs laissent prévoir des effets importants. La totalité de l’écosystème pourrait à terme en être modifiée.” “Le dessalement n’est pas une réponse sérieuse à la crise mondiale de l’eau”, conclut Barlow. Hauter est du même avis : “Au lieu de résoudre les problèmes de pénurie d’eau, le dessalement est une technologie coûteuse qui pourrait entraîner de nombreuses conséquences indésirables. Nous ferions beaucoup mieux de prendre les mesures nécessaires pour cesser de gaspiller, polluer ou détourner l’eau.” Et, si protéger et gérer de façon plus consciencieuse et plus efficace les ressources hy driques qui nous restent ne constitue sans doute pas pour les capitalistes et les technocrates une option aussi “sexy” que celle du dessalement, elle est jusqu’ici la proposition la plus économique et la moins dangereuse. “A cause de notre mauvaise gestion, nous sommes en train de détruire le cycle hydrologique”, prévient Barlow. Et l’on peut désormais ajouter, au moins sur le court terme, le dessalement à la liste déjà très longue des exemples de mauvaise gestion. Scott Thill
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LES ANIMAUX PARLENT AUSSI 2/4
Les seiches, reines du camouflage et des messages secrets Vous pensez que les mollusques sont moins complexes et moins évolués que les mammifères ? Les seiches et leurs étonnantes capacités vous démontreront qu’il n’en est rien. NEW SCIENTIST (extraits)
L
Londres
’évolution est une garce. Imaginons une espèce de mollusque qui flotte dans l’océan, bien installée à l’intérieur d’une solide coquille. Elle est protégée des féroces prédateurs marins et se sent très bien ainsi. Puis survient une variation génétique aléatoire qui chamboule tout. Maintenant, cette espèce possède un petit squelette interne et apparaît, pour les reptiles marins qui viennent précisément de connaître une évolution fulgurante en cette période jurassique, comme un bon gros repas plein de protéines, savoureux, sans emballage et prêt à être avalé. Survivre à ce revirement de situation nécessite une sacrée adaptation. Nous commençons seulement à comprendre la façon dont les seiches ont relevé ce défi. Nous savons depuis longtemps que ces animaux possèdent les plus exceptionnelles facultés de camouflage au monde, mais il semble qu’il ne s’agisse là que de l’un de leurs nombreux talents. Une étude publiée voici quelques mois montre que les seiches peuvent faire des choses dont la plupart des mollusques sont incapables et qui n’ont que rarement été observées chez les mammifères : par exemple, leur réaction à l’approche d’un prédateur est adaptée à l’animal en question. Mais ce n’est pas tout : elles ont également développé un système de communication qui pourrait être l’équivalent marin de l’encre invisible. On pourrait presque les imaginer ricaner de nos réactions primitives derrière leurs huit bras.
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Militaire
Les extraordinaires capacités des seiches intéressent l’armée. En 2006, Adam Shohet et Chris Lawrence, experts en défense, ont publié un article sur le camouflage de ces mollusques dans le Journal of Defence Science. L’art du camouflage dont font preuve les seiches “est un sujet d’intérêt militaire manifeste”, écrivent-ils, soulignant que les seiches sont capables de faire bien plus que se fondre dans un environnement statique. Elles peuvent aussi désorienter un prédateur pendant leur fuite, en mettant en place un stratagème efficace qui consiste à faire déferler des vagues de frises foncées sur toute la longueur de leur corps. Un tel “motif cinétique” serait extrêmement utile pour le camouflage militaire.
Les seiches et leurs cousins de la classe des céphalopodes – poulpes et autres calmars – sont des maîtres du camouflage, capables de passer de l’invisible au perceptible, et inversement, en à peine deux secondes. Ils peuvent utiliser ce subterfuge pour se fondre dans n’importe quel paysage naturel, et s’en tirent même très bien dans les milieux artificiels. Selon Roger Hanlon, du Laboratoire de biologie marine de Woods Hole, dans le Massachusetts, s’il ne faut pas tourner en ridicule les capacités à se dissimuler des poulpes et des calmars, les seiches restent cependant les reines du camouflage. Et qu’elles parviennent à effectuer leurs tours de passepasse avec un os rigide – là où une pieuvre a l’avantage de pouvoir se contorsionner à qui mieux mieux – ne les rend que plus impressionnantes. Les céphalopodes doivent leur maîtrise du déguisement d’abord à leurs chromatophores – des cellules contenant des pigments rouges, jaunes ou marron situés sur la peau et rendus visibles (ou invisibles) par les muscles qui les entourent. Ces muscles sont sous le contrôle direct de neurones localisés dans la zone motrice du cerveau, ce qui explique pourquoi ces animaux peuvent se fondre dans le paysage si rapidement. Pour ne plus être perçues, les seiches font aussi usage du changement de texture de leur peau, qui contient des papilles – des paquets de muscles qui peuvent faire passer la peau de cet animal du lisse au piquant. Cela se révèle assez utile si, par exemple, elles doivent se cacher près d’un rocher incrusté de cirripèdes [une espèce de crustacés]. L’arsenal de camouflage de la seiche est complété par les leucophores et les iridophores, des cellules pigmentaires situées sous les chromatophores. Les leucophores réagissent à un large spectre de longueurs d’onde, ce qui permet de réfléchir presque toutes les sortes de lumière incidente à un moment précis : par exemple, de
la lumière blanche en surface et de la lumière bleue en profondeur. Les iridophores utilisent un empilement de plaquettes constituées d’une protéine appelée réflectine pour produire des reflets irisés semblables à ceux des ailes des papillons. Chez d’autres espèces, comme certains poissons et reptiles, les iridophores produisent des interférences lumineuses favorisant les longueurs d’onde dans le bleu ou le vert. Les seiches peuvent activer ou désactiver ces réflecteurs en un instant, tout en contrôlant l’espacement des plaquettes afin de sélectionner une couleur. Elles peuvent également associer ces teintes irisées à celles générées par les chromatophores afin de créer, par exemple, des nuances chatoyantes de violet et d’orange. MIEUX QUE LES SINGES VERTS OU LES ÉCUREUILS
Tout cet attirail n’est pas réservé au déguisement : il sert également à envoyer des signaux. Roger Hanlon a répertorié 40 motifs différents sur le corps des seiches, dont la plupart sont destinés à communiquer avec leurs congénères. Mais ces motifs constituent également des signaux pour les autres espèces. Dans un article publié en décembre dernier, Keri Langridge, qui travaille à l’université du Sussex, au Royaume-Uni, a montré que les seiches sont les seuls invertébrés à adapter leur réaction en fonction du prédateur. De la même façon que nous savons qu’il faut porter un coup aux branchies pour repousser l’attaque d’un requin ou que mieux vaut s’enfuir face à un alligator [enfin, maintenant, nous le savons], la seiche analyse le prédateur et répond en conséquence. La jeune scientifique a mené son étude sur les seiches des bassins de l’aquarium du Sea Life Centre de Brighton, au Royaume-Uni, où l’université du Sussex possède une station de recherche. Elle a, par exemple, introduit un prédateur dans le bassin voisin et utilisé un système de
miroirs pour faire croire à la seiche que son agresseur potentiel était dans le même bassin qu’elle. La seiche a réagi à chaque “attaque” avec une remarquable perspicacité. Face à un bar, une seiche aplatit son corps et étend sa nageoire ondulante pour avoir l’air aussi large que possible et faire apparaître sur son dos deux taches noires qui ressemblent à des yeux. Ce comportement d’effarouchement, d’intimidation est assez fréquent dans le monde animal, mais cette stratégie demeure risquée. “C’est du pur bluff et les chances de duper ainsi tous les prédateurs restent minces”, commente Keri Langridge. Les seiches elles-mêmes semblent en être conscientes : elles n’étaient pas tentées d’adopter ce genre d’attitude face à une roussette ou à un crabe. En effet, les crabes utilisent leur odorat pour chasser et trouvent leurs proies grâce aux substances chimiques présentes dans l’eau, tandis que les roussettes se dirigent vers leur prochain repas en utilisant les champs électriques. Les seiches étant dépourvues de moyens de défense contre ces systèmes de détection des proies, la fuite immédiate constitue la seule réaction raisonnable qui s’offre à elles. Et c’est ce que les seiches cobayes ont fait chaque fois. Cela semble anodin, mais peu d’animaux parviennent à identifier et à classer leurs prédateurs selon leurs comportements de chasse. “L’exemple le plus célèbre est celui des singes verts, commente la scientifique. Face à un léopard, un singe vert émet un cri qui incite ses congénères à regarder vers le sol et à se réfugier dans les arbres. Si c’est un aigle, un autre cri leur indique de regarder vers le ciel et de se mettre rapidement à l’abri.” Cependant, ces signaux sont destinés à leur groupe social et pas à l’agresseur. L’émission d’un signal spécifique contre une menace spécifique est très rare. Keri Langridge n’a qu’un seul exemple en tête : certains écureuils [Spermophilus beecheyi] envoient plus de sang dans leur queue pour leurrer
EUROPE
Photo : C. Abramowitz
Transeuropéenne
JOSÉ-MANUEL LAMARQUE ET EMMANUEL MOREAU, LES SAMEDIS À 19H30 AVEC GIAN PAOLO ACCARDO DE COURRIER INTERNATIONAL.
2/08 : LA GRÈCE, L'UNION EUROPÉENNE ET L'UNION POUR LA MÉDITERRANÉE 9/08 : LA TURQUIE AUJOURD'HUI ET L'UNION EUROPÉENNE 16/08 : LA TURQUIE ET L'UNION POUR LA MÉDITERRANÉE COURRIER INTERNATIONAL N° 926
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les serpents à sonnette, qui chassent à l’aide de capteurs infrarouges. Mais ces mêmes écureuils renoncent à cette tactique lorsqu’ils font face à un serpent taureau, qui, lui, n’est pas sensible aux infrarouges – c’est ce qu’a montré Aaron Rundus, de l’université de Californie à Davis. Comme Keri Langridge le fait remarquer, nous pensons généralement qu’un immense fossé sépare les mammifères et les seiches. Pourtant, “faire la différence entre des espèces et appliquer en conséquence différentes tactiques témoigne d’une méthode plutôt élaborée, de la part de mollusques”. Les seiches ont probablement atteint ce niveau de sophistication pour survivre lors du jurassique, période de la domination des reptiles marins et de l’apparition des requins et des poissons osseux. “Les mers regorgeaient de prédateurs qui se repéraient à la vue”, précise-t-elle. Un autre subterfuge unique a dû se révéler très utile. Une nouvelle étude menée par Roger Hanlon et sa collègue de Woods Hole, Lydia Mäthger, révèle que les céphalopodes, en contrôlant leurs iridophores, ont accès à un moyen de communication perceptible uniquement par leurs semblables, qui reste toutefois imperceptible aux autres espèces. Le mode de communication secret des céphalopodes utilise la lumière polarisée. En traversant l’eau, les champs électriques et magnétiques des rayons du soleil sont en effet filtrés de sorte qu’ils n’oscillent que dans un seul plan. Les céphalopodes peuvent
▲ ■ Incognito Qu’elle soit géante – plus de 1 m (en haut à gauche) –, à grande nageoire (en haut à droite), ou qu’elle appartienne à l’une des diverses espèces communes (en bas), la seiche reste un animal particulièrement difficile à photographier du fait de son étonnante capacité à se fondre dans son environnement.
non seulement percevoir cette polarisation de la lumière, mais ils sont également capables d’envoyer des signaux polarisés grâce à leurs iridophores, en contrôlant cette polarisation par l’espacement entre leurs réflecteurs. Cette lumière polarisée traversant les pigments des chromatophores, situés audessus des iridophores, sans en être altérée, les seiches peuvent envoyer des messages secrets tout en restant parfaitement camouflées. ELLE PEUT SE DÉPLACER ET ENVOYER DES SIGNAUX
C’est une astuce habile, mais, dans le contexte de la course aux armements qui s’est manifestée au long de l’évolution entre proies et prédateurs, ce n’est, d’après Roger Hanlon et Lydia Mäthger, “pas totalement surprenant”. Les deux chercheurs soulignent en effet que le principal inconvénient de faire partie d’un groupe de proies potentielles est que, quand on repère un prédateur, on est censé prévenir tout le monde. Mais on risque alors d’attirer l’attention du carnivore et de constituer sa première cible. Il faut donc trouver un moyen d’avertir les autres sans se faire repérer. En laissant les signaux de lumière polarisée traverser leur camouflage, les seiches ont trouvé la parade parfaite. Roger Hanlon s’empresse de préciser que son équipe n’a pas vraiment essayé de prouver que les seiches utilisaient cette capacité pour communiquer. Et la raison en est simple : il serait très difficile d’identi-
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fier une réponse à un signal de polarisation. “Le signal dirait probablement : ‘un prédateur approche, ne bougez pas’, indique le scientifique. Mais quelle réponse pourrait-on évaluer précisément ?” Curieusement, la clarté du signal ne varie pas selon la position ou le mouvement de la seiche : les iridophores sont disposés et contrôlés de telle façon que le signal de lumière polarisée émis ne varie que très peu, même si la seiche fait la hola. En d’autres termes, ces animaux peuvent simultanément, si besoin est, se camoufler, se déplacer et envoyer des signaux secrets. Du reste, outre modifier les motifs et la texture de leur peau, les seiches adoptent également certaines postures ou certains mouvements qui leur permettent de disparaître dans leur environnement. Lorsqu’elles se cachent dans des herbes aquatiques, elles lèvent leurs bras et les agitent à la même vitesse que les tiges qui ondulent autour d’elles. Dans son laboratoire de Woods Hole, Roger Hanlon vient juste de terminer la première étude sur ces postures. Selon lui, les résultats de l’expérience consistant à montrer aux seiches des rayures verticales et horizontales sur les parois de leur bassin sont édifiants. “Quand les rayures étaient verticales, elles levaient un bras. Quand elles étaient horizontales, elles étalaient leur corps contre le fond. C’est génial, non ?” Ce qui est intéressant, c’est que les seiches n’utilisent pas les motifs de leur corps pour reproduire exactement les rayures. Elles utilisent plutôt celles-ci DU 1 er AU 20 AOÛT 2008
comme camouflage “perturbateur”, dans le but de “casser” leur environnement et de se rendre plus difficiles à voir. Il reste encore beaucoup de secrets à percer chez les seiches. Ainsi personne ne peut dire exactement comment elles savent qu’elles imitent leur milieu de manière efficace. Des expériences ont montré qu’elles ne regardaient pas leur peau pour le vérifier. Mais alors, comment se fait-il qu’elles y parviennent si bien ? Le deuxième mystère est celui des couleurs. En effet, comment les seiches sont-elles capables d’imiter des environnements colorés alors que l’ensemble des résultats suggère qu’elles sont daltoniennes, ne percevant que les tons verts ? Roger Hanlon et ses collègues ont d’ailleurs récemment découvert que les capacités des seiches à se camoufler la nuit sont tout aussi impressionnantes. Il est évident que cela a été rendu nécessaire par le risque de se trouver face à un prédateur qui possède une bonne vision nocturne, mais comment y parviennent-elles alors qu’elles ne voient que le vert ? Le système de camouflage de la seiche, tout comme son moyen de communication invisible, demeure donc, pour l’instant, l’un des nombreux secrets du mollusque le plus ingénieux du monde. Michael Brooks
DANS LE NUMÉRO DU 21 AOÛT
Les oiseaux : cause toujours beau merle
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AU BRÉSIL, AU CŒUR DU PERNAMBOUC
Là où le temps s’est arrêté PÚBLICO
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Lisbonne
uit heures du matin. La camionnette est bien devant l’hôtel, ponctuelle, conformément à ce qui avait été décidé la veille. Le jour s’est levé depuis plusieurs heures, et le soleil de fin d’été brûle comme aux premiers jours de la saison. Un “programme différent”, nous a-t-on annoncé. A l’intérieur de l’Etat. Faut-il vraiment s’enfoncer dans les terres du Pernambouc [dans le Nordeste], alors que la mer s’étale devant nous et que les plages de Porto de Galinhas [les plus réputées de la côte] sont à une heure de route ? Au menu : engenhos [exploitations de canne à sucre] et maracatu [danse rituelle afro-brésilienne pratiquée depuis le début de la colonisation et héritée des traditions des esclaves africains], les toutes nouvelles offres touristiques de la région. Un voyage dans l’histoire coloniale de la région de la Mata Norte [une partie de la frange côtière du Nordeste] du Pernambouc, avec ses fazendas de canne à sucre comme passage obligé et la vibrante expression populaire qu’est le maracatu, nommé ici maracatu de baque solto, ou maracatu rural [par opposition au maracatu nação, la première forme du maracatu, qui, avant l’abolition de l’esclavage, représentait la cérémonie de couronnement d’un roi et d’une reine noirs]. Cette virée peut se faire en un jour, car tous ces lieux qui paraissent si lointains se trouvent à moins de 80 kilomètres de Recife. Des endroits où le temps semble s’être arrêté, où la vie s’appréhende de manière différente. En sortant de Recife par la route BR 408, et à mesure que le tissu urbain se défait, de petites villes aux noms curieux se succèdent :
Quitter les magnifiques plages de Recife peut valoir la peine. Surtout pour découvrir le plus grand musée de la cachaça du monde et s’enivrer du spectacle des groupes de maracatu. ▲ L’engenho,
(l’exploitation de canne à sucre) de Poço Comprido à Vicência.
▶ Un danseur
de maracatu rural à Nazaré da Mata.
Paudalho [“bois d’ail”] ou Lagoa do Carro [“étang du char”, à cause de la chute d’un char à bœufs dans l’eau], première étape de notre voyage. Cette bourgade de 14 000 habitants ne figurerait sans doute pas dans les guides si l’on n’y trouvait le “plus grand musée de la cachaça [eau-de-vie de canne à sucre] du monde”. Référencé dans le Guinness Book de 2005, ce naïf musée de la cachaça est une curieuse attraction touristique, installée dans une modeste demeure. Il présente une collection privée de bouteilles de cachaça débutée en 1986 par José Moisés de Moura, qui, soulignons-le au passage, ne boit pas. Il a collecté 8 000 bouteilles provenant de toutes les régions du Brésil et du monde. D’infinis rayons de bouteilles. Avec toutes les marques de cachaça – portant des noms de saints, de femmes, de crustacés (comme la célèbre Pitú), de rythmes musicaux. Des cartes du Brésil identifiant les productions de chaque Etat sont peintes sur les murs. On apprend ainsi que l’eau-de-vie de canne à sucre, appelée aussi caninha ou branquinha [petite blanche], est produite partout sauf dans deux Etats : Acre et Roraima. Des objets insolites et curieux complètent ce patrimoine. Après les salles d’exposition, on atteint le bar, où l’on peut déguster différentes marques et acheter un souvenir. L’arrêt sui-
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vant est Tracunhaém, où la tradition brésilienne de complimenter à tout-va est perceptible dès l’entrée de la ville, où ont été installées deux grandes banderoles de tissu blanc portant le message suivant : “Madame le Maire félicite les artisans pour leur fête” [on célébrait ce jour-là les artisans au Brésil] et “Tracunhaém félicite son meilleur artiste, l’artisan”. Le long des ruelles aux façades colorées, les ateliers se succèdent. On y travaille le barro vermelho [argile rouge] de la région. L’adage local dit : “Soit le barro devient saint, soit il devient marmite.” Le plus célèbre artiste de la ville peut en témoigner : José Joaquim da Silva, plus connu sous le nom de “Zézinho [diminutif de José] de Tracunhaém” a depuis longtemps perdu le compte du nombre de saints qu’il a moulés. La statue de saint Antoine, patron de la cité, installée sur la place principale, est une de ses œuvres. Il travaille le barro depuis plus de quarante ans, façonnant des scènes religieuses aussi bien que des personnages inspirés de l’histoire du Pernambouc, comme le cangaceiro Lampião [le “bandit” Lampião, une sorte de Robin des Bois tué en 1938, adulé dans la région] et sa femme Maria Bonita, ou encore le célèbre compositeur populaire Luís Gonzaga. Je lui demande qui est le meilleur artisan de la ville et il rétorque aussitôt : “Le meilleur, c’est Jésus.” A Tracunhaém comme dans d’autres villes des alentours, on trouve une église de Santo António dos Homens Brancos [Saint-Antoine des Hommes blancs] et, un peu plus loin, une église Nossa Senhora do Rosário dos Homens Prêtos [Notre-Dame du Rosaire des Hommes noirs, sainte noire et protectrice des Noirs et des esclaves au Brésil]. En parcourant ces routes, on s’aperçoit que le paysage est dominé par les plantations
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voya ge
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Walter Firmo/ Brazil Photos
carnet de route
ÉTAT DE PARAÍBA
Y ALLER ■ La compagnie aérienne TAP Portugal propose des allers-retours entre Paris (Orly) et Recife à partir de 980 euros. Pour rejoindre la région de Mata Norte, située à 75 kilomètres de Recife, dans l’Etat de Pernambouc, empruntez les routes BR 232 ou BR 408. On peut aussi s’adresser aux tour-opérateurs locaux, qui organisent des visites guidées. Plus d’informations sur .
BRÉSIL Brasília Brasília
7° 30’ S
Goiana Vicência
Lagoa do Carro Carpina Courrier international
de canne à sucre. Il n’y a pratiquement pas d’autre culture. Les dix-neuf communes situées sur cet itinéraire vivent de l’économie de la canne à sucre depuis des siècles, depuis les temps de l’apogée de la culture sucrière au Brésil. Les engenhos représentent la principale attraction du voyage. Certaines fazendas continuent à fonctionner : elles produisent du sucre, de la cachaça et ses différents dérivés. D’autres ont été converties en espaces de tourisme rural. La plupart ont conservé leur patrimoine architectural. Résidence du propriétaire, chapelle, locaux de production et la senzala [lieu où vivaient les esclaves] forment ces structures, véritables décors de telenovelas [feuilletons télévisés populaires] où l’on pense rencontrer à tout moment le maître de l’engenho, fouet à la main. Quelques kilomètres plus loin, nous rejoignons l’engenho le plus connu, celui de Poço Comprido, situé dans la commune de Vicência. Datant de la fin du XVIIe siècle, il a pour particularité, unique dans la région, d’avoir une chapelle qui forme un seul ensemble avec la résidence principale, sans doute pour éviter que la famille se mélange aux esclaves à l’heure de la messe. Classé monument national, l’engenho s’est récemment refait une beauté : les murs sont peints en blanc et les portes et fenêtres ont récupéré leur couleur bleue originelle. Mais il a été vidé de ses meubles et seules les chauves-souris l’habitent désormais. A Poço Comprido, il manque aussi la senzala ; on peut juste imaginer l’endroit où elle se dressait grâce à la présence de deux gigantesques baobabs, arbres africains que les esclaves plantaient près de leurs logements. Egalement à Vicência, l’engenho d’Agua Doce permet de comprendre comment fonctionne une de ces exploitations. Celle-ci est devenue une cachaçaria [fabrique de cachaça]. Elle appartient à la même famille depuis des générations, produit du sucre depuis 1958, de la cachaça, de la rapadura (gâteau à base de sucre de canne) et de la mélasse. Après une brève leçon sur les différents types de cachaça et sur les phases de production, le meilleur moment est sans conteste, à l’issue de la visite, la dégustation de cachaças et de liqueurs, de jus de canne à sucre filtré sur de la glace, d’une part de cuca (merveilleux gâteau à la banane) et de fromage de
Nazaré da Mata Tracunhaém Paudalho
OCÉAN
Olinda
8° S
A T L A N T I QU E
ÉTAT DU PERNAMBOUC
Recife 35° 30’ O
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Carnaval
Surnommé la Venise du Brésil, Recife est également connu pour son carnaval, qui a lieu au mois de février. Dans les rues, on danse frénétiquement sur les rythmes du maracatu et du frevo – un style musical intégrant des influences européennes et africaines. Les carnavals de Recife et de la petite ville d’Olinda (au nord de Recife) sont différents de ceux de Rio ou de Salvador : ils sont plus populaires et plus tranquilles. A Recife, ne pas manquer le galo da madrugada (coq de l’aube), un défilé de chars sur lesquels jouent de prestigieux groupes brésiliens, suivis par une foule de près de 1 million de personnes, le samedi de la première semaine du carnaval. Plus d’informations sur .
35° O
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40 km
lait caillé. Sans oublier quelques nêgos bons [gâteaux à la banane] enveloppés sous cellophane, à emporter. Nous n’en savions rien, mais on nous avait gardé le meilleur du voyage pour la fin. Quelques kilomètres supplémentaires et nous voilà à Nazaré da Mata, terre du maracatu. Du maracatu de baque solto, ou maracatu rural. Le spectacle est difficile à expliquer et la meilleure façon de comprendre de quoi il s’agit, c’est d’assister à une démonstration. Comme celle que nous a présentée le groupe Aguia Misteriosa [aigle mystérieux], sur la place de la ville. Les ouvrages spécialisés décrivent le maracatu rural comme “une fête populaire d’origine indigène, qui est née dans les plantations de canne à sucre de la région de la Mata Norte de Pernambouc au début du XXe siècle, et qui raconte la saga des planteurs de canne à sucre, en faisant preuve d’adresse”. En somme, un amusement relativement récent, inventé par les coupeurs de canne afin d’alléger, durant les quelques jours du carnaval, la dureté du quotidien. Le rythme est rapide, fait de crécelles, de percussions, de trombones et autres instruments à vent. L’ensemble provoque une explosion vibrante et contagieuse. Il a ses caractéristiques musicales propres, différentes du maracatu traditionnel. La musique varie peu, alternant seulement avec les loas [louanges renvoyant aux fonctions sacrées] proférées par le maître, généralement des vers aux rimes faciles. Les yeux se délectent de ce spectacle rehaussé par les couleurs des vêtements, les coiffures brillantes et tous les symboles et détails utilisés par chacun des personnages qui dansent au son de l’orchestre. Les danseurs de maracatu défilent dans un cercle compact au centre duquel on trouve le porte-drapeau, entouré de Bahianaises, damas-de-buquê [dames au bouquet] ornées de fleurs de gommier. Autour de ce groupe figurent les caboclos de lança (ou lanciers) dont la tâche est de contenir la foule en sautant et en jonglant avec des lances de plus de 2 mètres. Le carnaval est la meilleure époque pour assister au maracatu. Nazaré da Mata accueille à cette période le plus grand rassemblement de groupes de maracatu rural de l’Etat, avec plus de cinquante formations en représentation dans les rues de la ville. Depuis quelques années, de nouveaux groupes animent des festivals et des carnavals hors saison. Lorsque la journée touche à sa fin, c’est avec tristesse que l’on voit le groupe Aguia Misteriosa descendre la rue vers on ne sait où. Fort heureusement, il reste le spectacle du soleil couchant sur les cannaies. Claudia Silveira
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CLIMAT ■ Dans la Mata Norte, la température annuelle moyenne est de 25 °C. Les mois de juin et de juillet sont très pluvieux et les inondations fréquentes. Les engenhos [exploitations de canne à sucre] peuvent être visités à tout moment de l’année. Pour assister à un défilé de maracatu, le meilleur moment est la période de carnaval (février). Question climat, le mois de novembre est le plus agréable ; c’est aussi à ce moment-là que se déroule le Festival de la culture des champs de canne à Nazaré da Mata. FORMALITÉS ■ Le visa n’est pas exigé pour les ressortissants de nationalité française si le voyage n’excède pas 90 jours. Sur place, il est possible de prolonger son séjour de 90 jours supplémentaires en demandant une autorisation préalable à la police fédérale brésilienne.
Cláudia Silveira
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▲ La collection de bouteilles de cachaça
de José Moisés de Moura.
SE LOGER ■ Pour passer la nuit dans la région : l’auberge Pousada Rural Engenho (www.engenhocueirinha.com.br ; tél. : + 55 81 9948 1586) se situe à proximité de Nazaré da Mata ; prenez la PE 59 en direction de Buenos Aires. Les chambres sont confortables (que ce soit dans la maison principale ou dans les chalets) et les propriétaires, José Romulo et Nara Maranhão, se mettent en quatre pour vous rendre le séjour agréable. A Recife, l’hôtel Atlante Plaza Pousada (www.atlanteplaza.com.br), luxueux mais abordable, est également une bonne adresse. MANGER ■ Certains engenhos ont été transformés en hôtels et disposent d’un restaurant. C’est le cas de l’Engenho Cueirinha, de l’Engenho Cordeiro (à Carpina) ou de l’Engenho Uruaé (à Goiana). Ils proposent en général des repas typiquement pernamboucains : carne de sol com macaxeira (viande de bœuf très salée, cuite par exposition au soleil pendant un ou deux jours, servie avec du manioc), cozido (ragoût) traditionnel à la mode portugaise, ou peixada (poisson avec une sauce aux fruits de mer). En dessert, savourez les douceurs héritées de la culture du sucre de canne, comme le bolo pé de moleque (bonbon à base de cacahuètes et de miel), le bolo de rolo (gâteau roulé à la goyave), les bonbons aux fruits ou encore l’irrésistible queijo de coalho com mel de engenho (fromage au lait caillé avec du miel de canne à sucre).
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l e l i v re
épices et saveurs ●
UNE SATIRE POLITIQUE
Qui a tué le général Zia ?
ASIE La ciboule, ■
une plante vénérée
E Teri Pengilley “The Guardian” “The Observer”
Dans son premier roman, le journaliste Mohammed Hanif cherche à percer le mystère de la mort du dictateur pakistanais, il y a tout juste vingt ans. NEWSWEEK
P
New York
ersonne ne connaît les causes exactes de l’accident d’avion qui coûta la vie en 1988 au président et général en chef de l’armée du Pakistan Mohammad Zia ul-Haq. Mais Mohammed Hanif propose dans son irrévérencieux premier roman, A Case of Exploding Mangoes* [Une caisse de mangues explosives ou Une affaire de mangues qui explosent], un savoureux assortiment de complots, de trahisons et de coïncidences destinés à élucider ce mystère vieux de vingt ans. Le roman mélange avec humour ondit et faits avérés et parvient finalement à donner corps aux soupçons pesant sur les Etats-Unis et sur l’ISI, les services secrets pakistanais, et à leur trouver une justification. Mohammed Hanif emprunte le titre de son roman à la thèse très répandue selon laquelle l’Hercules C-130 transportant le dictateur honni s’est écrasé en raison d’une bombe de gaz neurotoxique dissimulée dans une caisse de mangues qu’il avait reçue en cadeau. Et, à la liste des suspects habituels que sont la CIA, l’ISI et de nébuleux lobbies indien et juif, l’auteur ajoute une aveugle victime d’un viol collectif et condamnée à mort en vertu des terribles lois de Zia sur l’adultère [restées en vigueur jusqu’en 2006], un gardien d’immeuble non musulman emprisonné pendant près de dix ans et le narrateur du roman, l’officier de l’armée de l’air Ali Shigri, qui cherche à surmonter le suicide supposé de son père militaire. Mohammed Hanif connaît bien cet épisode de l’histoire pakistanaise : il était militaire à Karachi à l’époque [il quittera l’armée un mois plus tard]. Il était en train de boire une bière avec des amis quand la nouvelle du crash de l’avion de Zia est tombée ; après quelques instants d’incrédulité, ils sont passés au whisky. “Nous ne savons toujours rien de cet accident, raconte l’auteur. On connaît la structure de l’avion, on connaît l’identité des passagers, et on sait que, quatre minutes après la confirmation de la mort de Zia, le soulagement a été immense au Pakistan.” Pour beaucoup de Pakistanais, les onze années de règne de Zia ont été une période moyenâgeuse, au cours de laquelle s’est répandue une souche virulente d’islam qui incita de nombreux jeunes musulmans à s’engager dans le djihad en Afghanistan. Mohammed Hanif retrace cette période sombre avec un détachement hilarant. Son roman se déroule dans les jours précédant le crash et fait le va-et-vient entre le monde du dictateur et celui
du narrateur, avant de les faire entrer en collision sous une “mousson infernale”. “La seule façon d’aborder l’ère Zia était d’en plaisanter”, s’explique l’auteur. A Case of Exploding Mangoes n’a pas été publié au Pakistan mais il est vendu dans les librairies pakistanaises, et Mohammed Hanif a été acclamé comme une rock star lors des lectures qu’il a faites de son livre dans son pays natal. OUSSAMA BEN LADEN EST INVITÉ PAR L’AMBASSADEUR DES ÉTATS-UNIS ■
Biographie
Mohammed Hanif est né en 1965 à Okara, dans le centre du Pakistan. A 16 ans, il entre à l’école de l’armée de l’air. Il quitte l’uniforme en 1988 et commence une carrière de journaliste. En 1996, il s’installe à Londres et travaille pour la BBC, où il est aujourd’hui le chef de la section en langue ourdoue. Outre son roman A Case of Exploding Mangoes, il est l’auteur de pièces pour le théâtre et la radio et du scénario du film The Long Night, qui a fait le tour des festivals internationaux. Cette année, il a décidé, à la grande stupeur de ses proches, de retourner vivre à Karachi, où il sera le correspondant de la BBC.
Sous sa plume impitoyable, le général est un homme trapu aux cheveux gras, un musulman nouvellement dévot sujet à des crises de larmes sur le tapis de prière qui s’expliquent par “l’intensité de sa dévotion, les affaires d’Etat occupant son esprit ou les énièmes remontrances de la première dame”. Zia subit plusieurs affronts à sa dignité dans le roman, dont l’introduction d’une sonde anale par un médecin qui accompagne un prince saoudien dans ses voyages pour veiller sur le “membre royal”. A Case of Exploding Mangoes est du reste peuplé de Saoudiens grivois, de généraux de l’armée pakistanaise qui lisent les ouvrages édifiants de l’ancien patron de Chrysler, Lee Iacocca, et détournent des millions du Fonds pour les moudjahidin, et d’Américains mangeurs de porc, fumeurs d’herbe et insensibles aux différences culturelles. Même Oussama Ben Laden fait une apparition en tant qu’invité au barbecue organisé à l’ambassade des Etats-Unis le jour de la fête nationale américaine. Mohammed Hanif décrit la vie de soldat de façon impudente et viscérale, aidé par son expérience d’élève officier de l’armée de l’air pakistanaise. Le regard fin et acéré du narrateur Ali Shigri ne s’adoucit que rarement pour exprimer de la tendresse pour son camarade de chambre homosexuel à l’Ecole de l’air, Obaid, avec qui il a une brève liaison. Preuve que du chemin a été parcouru au Pakistan depuis l’époque de Zia, Mohammed Hanif ne pense pas que les passages osés de son livre puissent heurter les lecteurs ou les autorités : “Ce n’est pas un peu de cul entre mecs qui va choquer qui que ce soit, estime-t-il. Et puis, de toute façon, au gouvernement, personne ne lit.” Fasih Ahmed * Ed. Alfred A. Knopf, New York, 2008. Pas encore traduit en français. (Voir aussi l’article Pakistan, p.20.)
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galement appelée cive, oignon d’Espagne, fines herbes ou ail fistuleux, la ciboule appartient à la famille des alliacées ; sa racine se divise en plusieurs bulbes allongés. On l’utilise dans les salades, où l’on apprécie sa saveur, plus douce que celle de l’oignon. La cuisine orientale en use en abondance, autant comme condiment que comme ingrédient à part entière. La tunique de la ciboule peut être de couleurs variées, dont le rouge cuivré et le violet. Que serait l’art culinaire sans l’odeur et le goût caractéristiques de la ciboule, qui rehausse avec bonheur les saveurs de nombreuses recettes à travers le monde ? Certains historiens de l’alimentation pensent que la ciboule est originaire d’Asie centrale, d’Iran ou de l’ouest du Pakistan, mais son origine exacte reste incertaine. Nos ancêtres mangeaient des oignons sauvages, probablement avec la tige. Cette plante modeste était un ingrédient phare de l’alimentation à la préhistoire. La culture de la ciboule fut probablement l’une des premières à être maîtrisée, cette alliacée étant facile à faire pousser comme à transporter. On en trouvait, il y a plus de 5 000 ans, dans les jardins chinois ; elle est mentionnée dans des textes védiques et égyptiens. Des tablettes confirment que les Sumériens la cultivaient il y a 4 500 ans. En Egypte, le bulbe était vénéré comme le symbole de l’Univers. La ciboule, riche en bêta-carotène, a aussi des vertus thérapeutiques impressionnantes. Dioscoride, médecin et botaniste grec qui vivait il y a 2 000 ans, raconte que les athlètes avaient coutume de boire du jus de ciboule pour prendre des forces avant les Jeux olympiques. Les Romains préconisaient la ciboule pour ses effets bénéfiques sur la vision.
Poulet à la ciboule Ingrédients (pour 2 personnes) 2 cuisses de poulet, 2 cuillerées à soupe de sauce de soja, 2 tiges de ciboule, quelques lamelles de gingembre, 1/2 cuillerée à soupe d’ail haché, 1 cuillerée à soupe d’alcool de riz, 1 morceau de sucre candi, 1/4 de tasse d’eau ou de bouillon de poulet. Préparation Désosser le poulet et le découper en morceaux. Faire mariner 15 minutes dans la sauce de soja et réserver. Dans un wok, faire chauffer 2 cuillerées à soupe d’huile végétale. Pendant ce temps, émincer la ciboule en biais en morceaux d’environ 4 centimètres. Couper le gingembre en lamelles. Faire revenir l’ail et le poulet jusqu’à ce que la viande soit dorée. Réserver. Faire revenir le gingembre et la ciboule. Ajouter le poulet, l’alcool de riz, le sucre candi et l’eau (ou le bouillon de poulet). Bien remuer le tout, couvrir le wok et laisser cuire à feu doux pendant une dizaine de minutes. Servir avec du riz. Naini Setalvad, Uppercrust (extraits), Bombay
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insolites
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Made in Poland L’info a révolté les lecteurs de Verlos Zinios : faute d’imprimerie nationale idoine, les passeports lituaniens sont fabriqués en Pologne, rapporte le quotidien économique. “Je ne prendrai pas ce passeport. J’ai honte de mon pays”,
Collin Reid/Ap-Sipa
s’indigne un internaute.
Vous êtes lesbienne ? Restez-le sa passion pour les femmes. Jadis, a-t-on appris, certaines familles envoyaient les fillettes de 8 ans à Athènes jusqu’à leur majorité, pour les protéger de l’air de l’île qui pousse les adolescentes à désirer le même sexe. En tout état de cause, la justice a jugé la plainte irrecevable. Le terme “lesbienne” n’est pas protégé, il ne peut définir l’identité des
Justice : cannabis à volonté - pour les rastas
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AFP
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es habitantes de Lesbos n’auront pas l’usage exclusif du mot “lesbienne”. Un tribunal d’Athènes a débouté des résidents de l’île grecque qui dénonçaient l’“usurpation” de ce vocable par les femmes homosexuelles. La “confiscation” de ce mot est “un viol psychique et moral”, estimait un des plaignants, Dimitri Lambrou, sur le site Internet de sa revue nationaliste O Davlos (La Torche). L’usage du mot “lesbienne” pour désigner une femme homosexuelle est une insulte pour les habitants de Lesbos ; ce qualificatif renforce le tourisme homosexuel féminin et nuit au tourisme hétérosexuel, plaidaient les demandeurs, exigeant que l’Association grecque des gays et lesbiennes (OLKE) change de nom, et que l’usage du terme “lesbienne” soit banni de la presse et de toute publication ou dénomination officielle. Le procès a souvent pris un tour étrange. La poétesse de l’Antiquité Sapho, native de Lesbos et à l’origine du mot “lesbienne”, s’est retrouvée au cœur des débats, rapporte Ta Nea. Sapho, qui a chanté l’amour entre femmes, était-elle homosexuelle ? Non, affirmaient les plaignants, car elle était mariée et avait un enfant. Oui, clamaient les associations gays, s’appuyant sur ses poèmes et
habitants de l’île et peut donc être utilisé par les organisations gays en Grèce et à l’étranger, a statué le tribunal. Les demandeurs, qui devront s’acquitter de 230 euros de frais de justice, pourront faire appel, note I Kathimerini. Pour l’heure, les adeptes des amours saphiques se pressent toujours dans la station balnéaire d’Eressos, village natal de Sapho, et haut lieu du tourisme lesbien – pardon, homosexuel.
octors smoke it, nurses smoke it, judges smoke it, even the lawyers too” – “Les docteurs la fument, les infirmières la fument, les juges la fument, et même les avocats”, chantait le rasta Peter Tosh dans Legalize It, un des hymnes les plus célèbres au moment de la légalisation de la marijuana. La star du reggae n’imaginait pas que, trente-deux ans plus tard, la Cour suprême italienne elle-même lui donnerait raison. Le verdict n° 28720 de la 6e section de la Cour de cassation n’a pas établi la légalisation de l’herbe, mais le droit pour toute personne professant la foi rasta de fumer du cannabis à volonté sans encourir de sanction. Les fidèles de Jah et de sa réincarnation, le négus d’Ethiopie Haïlé Sélassié Ier, peuvent librement circuler avec n’importe quelle dose de ganja en sus de la quantité autorisée par la loi parce que, “selon les informations relatives aux caractéristiques comportementales des adeptes de cette religion d’origine hébraïque, la marijuana n’est pas utilisée seulement comme herbe médicinale, mais aussi comme herbe méditative”, ont statué les juges. La Cour de cassation a été appelée à examiner l’appel d’un habitant de Pérouse âgé de 44 ans et condamné pour avoir été surpris par les forces de l’ordre avec 100 grammes de mari-
juana dans sa voiture. L’homme avait plaidé qu’il était adepte de la religion rastafarie et devait consommer “l’herbe sacrée à raison de 10 grammes par jour”. Le tribunal de Terni avait refusé de prendre en considération cette “justification spirituelle”, déclarant l’inculpé coupable de détention illicite à des fins de trafic, et le condamnant à un an et quatre mois de prison. Ce verdict a été confirmé par la cour d’appel de Pérouse en décembre 2004 ; la sentence spécifiait que la quantité saisie ne pouvait être considérée comme étant exclusivement à usage personnel. L’homme a fait appel de cette décision et obtenu gain de cause auprès de la Cour suprême, qui a renvoyé la condamnation à la cour d’appel de Florence afin qu’elle reconsidère son cas en tenant compte du fait que la tradition religieuse rasta prévoit l’usage de la marijuana comme “herbe méditative, et comme telle porteuse d’un état psychophysique visant à la contemplation dans la prière, dans le souvenir et dans la croyance que l’herbe sacrée a poussé sur la tombe du roi Salomon et qu’elle en tire sa force, comme on le déduit des informations fournies par les textes précisant les caractéristiques de cette religion”. La Repubblica, Rome
Macabres dérives
Pas de chien au menu des JO Vous vous réjouissiez de manger du chien entre deux compétitions aux Jeux olympiques ? C’est raté. L’Association des restaurateurs de Pékin a émis une circulaire interdisant aux 112 restaurants homologués pour les Jeux de servir du chien pendant le mois d’août, et “vivement recommandé” aux autres établissements de s’abstenir d’en offrir à leur clientèle, rapporte l’agence Xinhua. Les amateurs de ce quadrupède se verront “patiemment” suggérer un autre plat, à en croire un responsable du Bureau du tourisme de Pékin, Mme Xiong Yumei.
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’Eglise polonaise lance un nouveau réseau de téléphonie mobile – un réseau chrétien, qui sera opérationnel dès septembre. Moyennant des cartes prépayées, les fidèles pourront accéder à la Bible, à des prières, à des cours de catéchisme et à tous les médias religieux. Le père Maciej Chibowski, directeur de Radio Maria et coordinateur du projet, entend ainsi satisfaire les “nouveaux besoins d’évangélisation”, rapporte
le site de Gazeta Wyborcza. La société MNI Mobile, qui s’occupera de la gestion du projet, attend près de 2 millions d’abonnés. Le réseau utilisera les infrastructures existantes d’Era, de Plus ou d’Orange. L’épiscopat, promoteur du réseau, n’est pas engagé financièrement dans l’initiative. De toute façon, assure le père Maciej Chibowski, le téléphone chrétien n’a pas de fins lucratives et, si profits il y a, ils seront versés à l’Eglise.
CBC
Téléphonez chrétien
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ais d’où viennent ces mystérieux pieds qui s’échouent le long du détroit de Géorgie, au Canada ? Six membres chaussés de chaussettes et de chaussures de sport ont été retrouvés en Colombie-Britannique. Ils n’ont pas été découpés intentionnellement, ont indiqué les enquêteurs, mais se sont détachés naturellement à la suite de la décomposition des articulations. Deux pieds d’homme correspondent, a établi
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le coroner : les Nike taille 45 trouvées à trois mois et demi d’intervalle sur les rives de l’île Valdes et de l’île Westham. Médecins légistes et océanographes planchent sur l’affaire. La police a confronté sans succès l’ADN de ces membres à celui de 130 personnes portées disparues. La dernière trouvaille remise aux autorités n’était qu’un canular : une patte d’animal enfoncée dans un soulier. (National Post, Montréal ; Radio-Canada.ca)
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