Préface
« Les images sont nomades [et] campent provisoirement dans chaque nouveau médium institué au cours de leur histoire, avant d'aller s'installer plus loin (... ) de tout temps les images ont convoqué d'autres images ou des nouvelles images, parce qu'elles ne pouvaient ~tre que des réponses provisoires et déja inadaptées aux questions que se posaient la génération qui leur succédait. Chaque image conduit ainsi, des lors qu'elle a rempli son role, a une autre image 1• »
En 1934, dans le fameux essai Qu'est-ce que le baroque? Erwin Panofsky cher chait a montrer - ceuvres a l'appui - les caractéristiques visuelles spédfiques du style dit baroque. Néanmoins, apres avoir rappelé les diverses définitions et connotations attribuées au baroque et par conséquent la confusion inéluctable, il constate simplement que« ce qui vient d'abord a l'esprit lorsqu'on prononce le mot « baroque », c'est l'idée, pourrait-on dire, d'un souverain tumulte: mou vement débridé, effets théatraux produits par un libre jeu d' ombre et de lumiere, par un recours indifférencié a diverses techniques et matieres, et ainsi de suit~». La genese de ce texte est connue3 : écrit pour une conférence destinée aux étudiants de l'université de Princeton, il a été maintes fois remanié et ronéoté, et, de plus, sa publication a suscité les réticences de son auteur. Les contraintes pédagogiques qui infligent les catégorisations, les définitions, les frontieres chronologiques, la volonté de réhabiliter le « baroque » dans un contexte -les années trente - ou ce terme était encore utilisé de maniere péjo rative, peuvent expliquer la nature hybride de ce texte a la fois conventionnel et proposant en meme temps une interprétation psychologique de l'art baroque, qui dépasse de fait l' analyse académique chronologique. En conclusion d'un propos qui se voulait - et qui l'est d'une certaine maniere - tout compte fait normatif, le Maitre délivre la dé qui libere le baroque des frontieres étanches dans lesquelles on avait I'habitude de l'enfermer: en amont, son étude de certaines ceuvres du Cinquecento remet en question les oppo sitions symétriques entre Renaissance et Baroque (le fameux contrapposto entre
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1.- Hans Belting, Pour une anthrapologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p. 273, p. 76. 2.- Erwin Panofsky, « Qu'est-ce que le baroque? », Trois Essais sur le style, Paris, Editions du Promeneur, 1996, p. 36-37.
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classique/modeme qui engendre auíant d'oppositions,« tardo-baroque », « néo baroque », «baroque helléniste », «baroque roman », « pré-baroque », etc.); en aval, son analyse sur les physionomies des etres représentés souligne un chan gement qui est - Panofsky écrit « peut-etre » - « le symptome le plus révélateur du processus psychologique qui sous-tend le phénomene4 ». Symptome qui trace le début de notre époque modeme, puisque l'etre baroque marqué d'une f~ure entre affectivité, subjectivité et conscience forte de son « savoir » est:
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« La conséquE!nce logique de la situation historique et constitue du reste, les fondements memes de ce que sont, pour nous, l'imagination et la pensée « modemes ». L'expérience de tant de conflits et de dualisme entre raison et émotion, désir et dou.leur, dévotion et volupté avait favorisé une so~~~t doté l'esprit européen d'une conscience nouvelle5 • » ,
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Mais, 011 s'arrete-elle la traine, la nomade de cette nouvelle conscience? Au XX" siecle, avant, 'apres? Panofsky laisse la porte ouverte et confié le soin aux générations futures de nommer et juger une nouvelle époque qui trancherait avec la modeme. Depuis, certains proposent le terme de post-modernisme et pourtant lorsqu'ils essayent d'en donner une définition, é est sur les symptomes du baroque qu'ils reviennent... De fait; plus de soixante années apies Panofsky, Irving Lavin dans son introduction au meme texte, ne peut que confirmer ce flou: La vérité, je le cra,ins, est qu'alors que, au cours du dernier demi-siecle, nous avons fait d'énormes progres dans la connaissance du baroque, notre compré hension du phénomene ne s'est pas accrue a la meme vitesse. Qu'est-ce que le balOque, de toute fa<;ons? La plupart d'entre nous, et surtout les spécialistes, si on lesmettait en demeure de répondre a cette question embarrassante, bafouilleraient, écarquilleraient les yeuxen se réfugieraient derriere les formu lations que l'on trouve sous la plume de notre hélOlque pionnier Heinrich Wolfflin, dans Príncipes d'hístoíre de l'art (1915)6. » «
Et pourtant, ce sujet intraitable n'a pas cessé de fasciner et troubler les his toriens, les philosophes, les écrivains, les artistes: de Guy Scarpetta a Severo Sarduy, de Christine Buci-Gluksmann a Gilles Deleuze, d'Antonio Saura a Carlo Emilio Gadda. L'ame nomade de Leibniz - avant celle du flaneur entierement fermée sans portes ni fenetres, figurée par la coexistence d'images représentant autant de gestes, est - écrit par exemple Gilles Deleuze - « notre situation d'hommes modemes, compte tenu des nouvelles manieres dont les choses se plienf ». Mieux encore, Deleuze conclue qu'« En ce sens, il n'y a pas besoin d'invoquer des situations trop modemes, sauf si elles sont aptes a faire comprendre ce qu'était déja l'entreprise baroqueB ».
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4.- Erwin Panofsky, «Qu'est-ce que le baroque? », ap. at., p. 66.
5.- Erwin Panofsky, « Qu'est-ce que le baroque? », ap. cit., p. 95.
6.- Irving Lavin, « Introduction », Erwin Panofsky, Trois Essais sur le style, Paris, Editions du
Promeneur, 1996, p. 14. ·u''l n _..l_ ...... ... -.AA.- ..,I\t\"l _ "".,e:
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Meme Jean Rousset malgré son Adieu au Baroque (1968) ne peut y résil puisque dans son dernier ouvrage Dernier Regard sur le baroque (1998 « réanime des vieux souvenirs et témoigne que la passion ne s'est jan éteinte9 ». Il faut croire que, nonobstant le risque de projeter un conc moderne sur le passé ou encore de le transposer dans des formes F contemporaines, y compris le cinéma,on persiste. Alors pourquoi cette in tance? Parce que certaines images qui nous regardent éveillent - par des 1 cédés mnémotechniques - l'imaginaire baroque qui malgré les variar qu'on lui a trouvées, notamment celle de post-modernisme, ne s'est jan éteint?
La réponse est d'autant plus positive lorsqu'oh aborde une histoire regard par les dispositifs de visiono La vision modeme a eu un parcours 1: plus long et périlleux que les années 1810 / 1840 suggéréespar exemple Jonathan CrarylO. Depuis les travaux dépassés de Lucien Febvre et de Rol Mandroull, qui avaient souligné le« retard de la vue» a la fin du XVI" siecle les autres sens, son role subalteme par exemplé par rapport au toucher, d'aul recherches ont permis de rétablir une automatisation de la vue bien avan XIX" siecle. D'ailleurs, l'histoire du regard proposée par Carl Havelange, trOt un point d'encrage dans le XVI" siecle et le xvne siecle, aU seuil dela modero c'est-a-dire, « lorsque quelque chose d'essentiel est en train de se modiJ dans la culture européenne et que l'on voit peu a peu s'installer une fronti entre un avant et un apres, mais qu'encore restent si prégnantes les"ancienn modalités d'etre au monde et d'etre a SOP2 ».
Certes, nul ne doute que le XIX" siecle constitue le tOuplant yers la modem Michel Foucault, Georges Canguilhem, Jean Baudrillard, comme beauco d'autres, ont largement souligné la portée de ce « moment 011 on est passé mécanismes historico-rituels de formation de l'individualité a des mécar mes scientifico-disciplinaires, 011 le normal a pris la releve de l'ancestral, ( 011 lessciences de l'homme sont devenues possibles (... ) 011 furent mises reuvre une nouvelle technologie du pouvoir et une aune anatomie politic du COrpS13 ». Mais quelles formes, quelsmots expriment ce qui a été rendu vis; a une époque donnée? Toute chose n'a-t-elle peut-etre pas une latence ViSUE avant meme sa visibilité immédiate?
9.- Michel Jeanneret,« In memoriam. Jean Rousset (1910-2002) », in XVII' sitcle, 221, 2003, p.579-584. 10.- Jonathan Crary, L'Art de l'observateur. Vision et modernité au XIX' siecle (1990), Nfmes, Editi, Jacqueline Chambon, 1994. - Suspension of Perception. Attention, Spectacle, and Mod Culture, Cambridge, Mit Presse, 1999. 11.- Luden Febvre, Le probltme de l'incroyance au XVle sitcle. La religion de Rabelais (1942), Pa Albin Michel, 1962; Robert Mandrou, Introduction a la France moderne (1500-1640), Pa Albin Michel, 1961. 12.- Carl Havelange, De l'reil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la moderniU, Pa __ ~~?,~~, ~998; p:.27.: .•• ._
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. Déja en 1953, Jean Rousset remarquait a propos de la poésie du XVII" siec1e:
« A un art animé d'un si constant appétit pour l'illusion et le fantastique, les formes en mouvement et les déplacements d'image, il a manqué la technique appropriée; cette technique, inventée trois siecles trop tard, vient aune époque qui n'en éprouve pasle besoin profond. Le vingtieme siecle immobilise le cinéma, le concevant al'image d'un théatre statique. L'age du Bernin, de la tra gédie pastorale et du ballet de cour eut mis sur pied un grand théatre cinéma tographique qui eut répondu ases plus intimes aspirationsl4. » TI est un fait que·bon nombre de spécialistes du baroque ont vu des affinités entre le mouvemeñt débridé, les effets théátraux produits par un libre jeu d'ombre et de lurniere, par un recours indifférencié a diverses techniques et matieres pour reprendre les mots de Panofsky - et les nouvelles images en mouvement. . C'est également le passage suggérée par Gian Piero Brunetta. Pour 1'historien du cinéma, le proto-spectáteur entre en scene dans le Seicento baroque:
«A ce moment le développement des phénomenes optiques marque un toumant en tntroduisant, définitivement et de maniere stable, dans chaque description, scientifique ou magique, un sujet de la visiono Ce proto-spectateur est présent dans les traités magico-scientifiques des débuts du Seicento (. ..). A partir de ce moment, dans tous les écrits sur la chambre noire, la figure du spectateur se trouve définie de plus en plus15 ... » Plus pres de nous, on le sait, 1'idole des origines des images cinématogra phiques a invoqué plusieurs facteurs, comme la réponse a une « crise de modelel6 » de la pensée, de la création; la réalisation de 1'un des plus vieux réves de l'humanitéI7, le grand « reve frankensteinien du XIX" siec1e: la recréa ftion de la vie, le triomphe symbolique sur la mortIS»; la concrétisation par l1es images d'« un continent dont la littérature avait éveillé les fantómes I9 »; les gestes noyés du baroque appelant « une succession d'images 20 »; une nouvelle résurgeÍlc~ du baroqtie a la fin du XIX" siec1e « qui tient a ce que la tentative de figuration du mouvement dans l'inertie, faute de pouvoir s'accomplir technologiquement au Seicento, deviendra possible deux siec1es plus tard21 »; le mythe du « réalisme intégrat d'une recréation du monde a son image, une image sur laquelle ne peserait pas 1'hypotheque de la liberté d'interprétation de l'artiste ni 1'irréversibilité du temps [... ] une sorte de quatrieme dimension psychique capable de suggérer la vie dans 1'immobilité 14.- Jean Rousset, La littérature de l'age baroque en France, Paris, José Corti, 1954, p. 39.
15.- Gian Piero Brunetta, Il viaggio dell'icononauta, Venezia, Marsilion 1997, p. 88.
16.- Idée avancée par plusieurs historiens parmi lesquels: Fran¡;ois Albera, « Pour une épisté
mographie du montage », in Fran¡;ois Albera, Marta Braun, André Gaudreault (sous la dir.) Arrét sur image, fragmentation du temps, op. cit., p. 35; Rick Altman, « Penser I'histoire du cinéma autrement: un modele de erise », Vingtieme Siec/e, nO 46, Avril-Juin 1995. 17.- Laurent Mannoni, Le grand art, Paris, Nathan, 1994.
18.- Noel Burch, La Lucarne de l'infini, naissance du langage cinbnatographique, Paris, Nathan, 1990,
p.17. 19.- Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvementdes images, Paris, Cahiers du cinéma, 1997, p. 5. _
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torturée de l'art baroqueTI»; le reve qui« s'inscrit dans la lignée des spe d'ombres, du wayang a Robertson (1763-1837)23 »; le glissement de la vers une spectacularisation du savoir; l'apparition de nouveaux moy communication, de déplacements, comme les chemins de fer 24 ; une fi avec les arts « de 1'illusion si prospere au XVIIr siec1e25 »; la volonté de. perceptibles les présences iantomatique§¿ les phénomenes rnystérieux QJI tent le monde26 ... Tout cela et un peu de tout cela est possible, car ces theses ne sont pas antinomiques, d'autant plus qu'elles paraissent toutE tées par les memes images torturées et mystérieuses de l'art baroq survivent dans la mémoire du critique, de 1'historien de l'art, des scien( cinéma27.
Néanmoins, en France, c'est en 1960 que l'on a cornmencé a parle baroque cinématographique, ce dont témoigne la parution d'un numé Etudes cinématographiques intitulé « Baroque et cinéma ». 11 faudra at1 1994 pour trouver le bonheur de lire un ouvrage de fond sur la que Les Voyageurs de l'immobile de Pierre Pitiot (Climats, Festival de Montp Certes, avant et apres ces deux dates, l'imaginairebaroque est invoc maniere indirecte dans des ouvrages théoriques sur le cinéma et de décidément plus directe - ce qui n'est pas un hasard - dans Esquisse psychologie du cinéma (1976) dont les pérégrinations intemporelles et artis de son auteur, André Malraux, sont bien connues. 11 est notoire, également que e'est surtout dans les monographies e crées a certains auteurs, d'Orson Welles a Luc Besson2S en passant par] Ruiz29 que leur « baroquisme » est évoqué. Tout cornme dans les analys films, de Fellini, Stemberg, Greenaway, etc. Pour ne pas citer la critiqUi régulierement, utilise le terrne « baroque », meme si c'est de maniere fIoue. Alors que les références ponctuelles au baroque ne manquent pas les études sur le cinéma, rares sont done les ouvrages qui abordent la tion directement. Les difficuItés, cornme on l' a vu plus haut, propres au en soi fuyant - pas de frontieres historiques précises, u.ne esthétique e multiplie dans les plis infinis - et de surcroit concemant tous les domain l' art, ou encore la peur de tomber dans l'anachronisme lors'lu'on ne pe\; en tirer des « le.;ons » générales définitives et stabies, peuvent expli 1'insuffisance bibliographique.
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22.-André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma, Paris, 7Art/Ed. du Cerf, rééd. 1990, p. 23 et 12. 23.- Edgar Morin, Le Cinéma ou l'homme imaginaire, Paris, Minuit, 1956, p. 44. 24.- Jean-Louis Leutrat, Le Cinéma en perspective: une histoire, Paris, Nathan, 1992, pp. 10-1 25.- Pierre Francastel, Revue Internationale de Filmologie, 2' année, nO 5, t. n, p. 74. 26.- Eugene Green, Présences. Essai sur la nature du cinéma, Desclée de Brouwer / Cahi cinéma, 2003. 27.- Ernmanuel Plasseraud, Cinéma et imaginaire baroque, pp. 23-27. 28.- ~usan ~~ard and Phi! Powrie (ed.), Luc Besson: Master of Spectacle, Manchester Uni'
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torturée de l'art baroque22 » ; le reve qui « s'inscrit dans la lignée des spectac1es d'ombres, du wayang a Robertson (1763-1837)23 »; le glissement de la science vers une spectacularisation du savoir; l'apparition de nouveaux moyens de communication, de dép,lacements, comme les chemins de fer 24 ; une filiatiorl\ A avec les arts « de l'illuslon si prospere au XVIII" siec1e25 »; la volonté de rend;~~\ perceptibles les présences iantomatique~ les phénom,~~qui habi tent le monde 26 ••• Tout cela et un peu de tout cela est possible, car ces hypo theses ne sont pas antinomiques, d'autant plus qu'elles paraissent toutes han tées par les memes images torturées et mystérieuses de l'art baroque qui survivent dans la mémoire du critique, de l'historien de l'art, des sciences, du cinéma27 • Néanrnoins, en France, c'est en 1960 que l'on a commencé a parler d'un baroque cinématographique, ce dont témoigne la parution d'un numéro des Etudes cinématographiques intitulé « Baroque etcinéma ». 11 faudra attendre 1994 pour trouver le bonheur de lire un ouvrage de fond sur la question: Les Voyageurs de l'immobile de Pierre Pitiot (Clirnats, Festival de Montpellier). Certes, avant et apres ces deux dates, l'imaginaire baroque est invoqué de maniere indirecte dans des ouvrages théoriques sur le cinéma et de fa<;on décidément plus directe - ce qui n'est pas un hasard - dans Esquisse d'une psychologie du cinéma (1976) dont les pérégrinations intemporelles et artistiques de son auteur, André Malraux, sont bien connues. 11 est notoire, également que eest surtout dans les monographies consa crées a certains auteurs, d'Orson Welles a Luc Besson28 en passant par Raoul Ruiz29 que leur « baroquisme » est évoqué. Tout cornrne dans les analyses de filrns, de Fellini, 5temberg, Greenaway, etc. Pour ne pas citer la critique qui, régulierement, utilise le terrne « baroque », meme si c'est de maniere assez fIoue. Alors que les références ponctuelles au baroque ne manquent pas dans les études sur le cinéma, rares sont donc les ouvrages qui abordent la ques tion directement. Les difficultés, cornrne on l'a vu plus haut, propres au sujet en soi fuyant - pas de frontieres historiques précises, une esthétique qui se multiplie dans les plis infinis - et de surcroí't concemant tous les domaines de l'art, ou encore la peur de tomber dans l'anachronisme lors~u'on ne peut pas en Hrer des « le<;ons » générales définitives et stables, peuvent expliquer l'insuffisance bibliographique.
22.- André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma, Paris, 7Art/Ed. du Cerf, rééd. 1990, p. 23 et 12.
23.- Edgar Morin, Le Cinéma ou /'homme imaginaire, Paris, Minuit, 1956, p. 44.
24.- Jean-Louis Leutrat, Le Cinéma en perspective: une histoire, Paris, Nathan, 1992, pp. 10-11.
25.- Pierre Francastel, Revue Internationale de Filmologie, 2' année, nO S, t. II, p. 74.
26.- Eug~ne Green, Présences. Essai sur la nature du cinéma, Desclée de Brouwer / Cahiers d
cinéma, 2003. 27.- Emmanuel Plasseraud, Cinéma et imaginaire baroque, pp. 23-27. 28.- Susan Hayward and Phil Powrie (ed.), Luc Besson: Master of Spectacle, Manchester Uni" Press, 2006. 29.- Christine Buci-Gluchsmann, Fabrice Revault D'Allonnes, Raoul Ruiz, Paris, Dis vo'
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Ernmanuel Plasseraud n'esquive pas les pieges et contradictions possibles (voir son introduction). Et pourtant il persiste et choisit de se plonger dans les plissements d'un questionnement qui est et reste ouvert, avec les difficultés d'un tel exerdce. C'est pourquoi, inutilecie rechercher dans Cinéma et imaginaire baroque d'Ernmanuel Plasseraud le déterminisme qui nous ouvrirait (il faudrait plutót dire: fermer) les portesaux catégorisations, aux périodisations du baroque d'une part et du cinéma d'autre part ou encore aune dilution de l'un dans l'autre. Son auteur s'en défend:« 11 ne s'agit pas d'établir des criteres par ou le baroque se reconnaltrait, mais de suivre cornment le cinéma peut lui, en fonction de ses moyens propres, devenir baroque30 ». Alors au lecteur de se laisser promener dans ce voyage irnmobile qui, d'un film a un autre, dévoile les symptómes visuels et thématiques caractéristiques du baroque: l'omement, le mouvement, la démesure, l'illusion, l'évanescence, les reflets, l'ombre, les miroitements, le clair-obscur, composent les images; les themes cornme le mensonge; la monstruosité, la vanité, la contradiction, le doute hyperbolique, le reve, la mort, les traversent; des personnages tels que l'alchimiste, le magicien, les sosies, le travesti, le spect-acteur, le menteur, le conteur, les peuplent; des figures cornme le mouvement perpétuel, le temps subjeotif, l'identité multiple, la spirale, la métaphore, l'ellipse, la chute, l'im plosion, le pli, le cercle, la courbe conique, I'hyperbole, les animent. Ces principes scandent la lecture et constituent le fil rouge d'une écriture elle-meme baroque, car la profusion de citations fait penser a une surcharge omementale; ses références puisées dans la littérature, la peinture, au théatre, a l' architecture au débordement; son heureux tressage des propositions théo riques esthétiques, philosophiques soutenues par des matériaux historiques et techniques qui dépassent largement le dispositif cinématographique pour retrouver la lanteme magique, a la variabilité du regard; son corpus filmique a-chronologique.impressionnant (200 films connus ou qui ont rarement dépassé les frontieres polonaises ou tcheques), au foisonnement et au laby rinthe; ses descriptions minutieuses des films qui nous les rendent visibles malgré l'absence de reproduction de photograrnmes, a la vision réfléchie. 11 y a la les attitudes cheres a!' esprit baroque, auxquelles s'ajoute une identification de l'auteur a son sujet qui est assumée par gol1t personnel et professionnel. Son hypothese a émergé d'abord dans son expérience de spectateur et de praticien avant qu'ell~ soit mise al'exercice de l'analyse.1l va de soi que l'au teur a poursuivi son intuition - que, cornme on vient de le voir, il n'est pas le seul a partager - en la mettant a l'épreuve, d'une part des films analysés, et d'autre part des propos de dnéastes revendiquant eux-memes la filiation avec l'art baroque. L' auteur n'a pas, en effet, détoumé le regard auquel invitaient le Casanova, le Satyricon et l'Intervista de Fellini, Khroustaliov, ma voiture! d'Alexei Guerman, Les Trois Couronnes du matelot, La Ville des pirates, Le Temps 30.- Ernrnanuel Plasseraud, Cinéma et imaginaire baroque, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 28.
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Cinéma et imaginaire baroque
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retrouvé de Ruiz, le Temps des gitans, Chat noir, chat blanc, Underground de Kusturica, le Salomé de Bene, le Drowning by Numbers de Greenaway, Lost Highway et Mulholland Orive de Lynch, le Testament d'Orphée de Cocteau, la Clepsydre, le Nreud coulant et Le Manuscrit trouvé 1:1. Saragosse de Has, le Passage de Herz, L'Année derniere 1:1. Marienbad de Resnais, le Time Bandits, The Fisher King et Les Aventures du baron de Münchausen de Gilliam, l'Illusionniste de Stelling, le Lola Montes, le Plaisir et la Ronde d'Ophuls, l'Inauguration of the Pleasure Dome d'Anger, le F. for Fake, de Welles, etc. C' est avant tout le grand méríte de Cinéma et imaginaire baroque - et c'est tout le parí de cet ouvrage - d'avoir achevé un travail comÍnencé lors d'une these de doctorat (sous la direction de Jacques Aumont, Université de Paris IlI, 2001) et de l'avoir depuis enrichi par des nouvelles recherches filrniques et bibliographiques qui ont autorísé une réflexion plus ample, d'une part, sur l'imaginaire baroque et d'autre part, sur un aspect du cinéma, la projection, assez délaissé en faveur de celui du mouvement:
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« Considéré selon l'angle de la projection, le cinéma n'a donc rien d'un art reproduisant le rée1. Au contraire, le dispositif projectif consiste a abstraire ie monde extérieur, et a présenter a la place, sur une surface vierge et sans fond, des ombres d'images, immatérielles, évaness;e~i fijUíPlIlªtigMes, produites/) pat un processus mécanique et émanant d'une source lumineuse artificielle et cachée, en un déroulement inéluctable.» .
En définissant le cmema comme la « poétique de la projection », Emmanuel Plasseraud rend non seulement hornmage aux dispositifs anté rieurs au cinématographe qui ont permis la projection d'ombres, mais il remet en question la croyance dans l'image argentique que l'on voudrait opposer de nos jours au numérique: au « cinéma du réel » il oppose un cinéma de l'om!;re, un cinéma au négatif, car « apres tout, si l'ombre est un signe du réel et donc ui,. cinéma au négatif, écrit Oément Rosset, elle n'est en áucun cas sa reproduction. De meme l'écho: il répete certes un son réel, mais de maniere toujours tar dive et dégradée. Quant au reflet, il est nécessaire au réel mais ne suffit pas a le garantir! ». Apres ce préambule - peut-etre avant tout - au lecteur de se laisser transpor ter dans cet essai baroque, tout comme on pourraitle faire dans la ville de Naples ou en errant loin des lieux balisés, on peut découvrir coups sur coups que derriere des fa.;ades plates cornme un écran et délabrées par le temps, se cachent les intérieurs baroques. Mais, il faut accepter de dépasser le portique et, la on pourra remarquer que l'on parle déja d'un numérique baroque. Giusy Pisano
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c~.- Clément Rosset, Fantasmagories, Paris, Editions de Minuit, 2006, p. 59.
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La plupart des études consacrées, depuis une trentaine d'années, au baroque, que ce soit d'ailleurs dans les domaines artistiques ou culturels au sens large, carnmencent par une mise au point sur la maniere dont ce concept a été utilisé, et dont il va l'etre par leur auteur. Le baroque ressemble a un vieux palais désor donné que chaque nouveau guide doit d'abord ranger et réorganiser de maniere a pouvoir ensuite en pennettre la visite. C' est un exercice de style auquel on ne peut échapper, car de nos jours, aucun cansensus ne s'est encare réellement cons titué autour de la notion de style baroque et des artistes qui se rangeraient sous cette catégorie. Pour prendre un exemple symptomatique de cette situation confuse, dans le meme recueil, Hubert Damisch compare Le Caravage, peintre baroque, a Poussin, dont « l'étiquetle classique va de soi », tandis que pour Per Aage Brandt, le meme Poussin est « un arUste baroque pur sangt ». Cet état de confusion, qui semble consubstantiel a la notion meme de baroque, a entrainé eertains théoriciens, qui pourtant l' avaient défendue et avaient eontribué a la eonstruire, a douter de sa pertinenee. « Les meilleurs inven
teurs du Baroque, les meilleurs commentateurs ont eu des doutes sur la consistance de la notion, effarés par l'extension arbitraire qu'elle risquait de prendre malgré eu/ ", remarque Deleuze, pensant peut-etre a la trajectoire signifieative du théoricien littéraire Jean Rousset, qui apres avoir exhumé et analysé les ceuvres des écri vains franl;ais du XVII" siecle dans son ouvrage La Littérature de l'age baroque en France, paru en 1953 (suivi d'une Anthologie de la poésie baroque fram;aise en 1961), se demandait, a la fin de L'Intérieur et l'extérieur, en 1968, s'il n'était pas temps d'adresser un adieu au Baroque, non pas aux ceuvres, évidernment, mais au eoneept de Baroque qu'il avait utilisé au caurs de ses textes préeédents. «L'idée de Baroque est de celles qui vous fuient entre les doigts; plus on la consi dere, moins on l'appréhende; qu'on s'approche des ceuvres, la diversité frappe plus que les similitudes; qúon prenne du recu!, tout s'évapore dans la généralité. On n'a pas eu tort de dire que la notion était confuse et mal délimitée'. " 1.- Colleclif, Puissance du baroque, París, Galilée, 1996. La citalion de H. Damísch se trouve dans« Narcisse baroque? », p. 42; celle de P. A. Brandt dans « Morphogenese el rationalité », p. 99. 2.- Gilles Deleuze, Le PU, Pans, Les Editions de Minuit, 1988, p. 46. 3.- Jean Rousset, L'Intérieur et I'Extérieur, Pans. José Corti, 1976, pp. 248-249.
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La raison de la méfiance de Jean Rousset est double. O'une part, il a pu constater que la notion de baroque, devenue« a lamode», était utilisée a toutes les sauces, souvent sans précaution ni exigence scientifique, ce dont témoigne aussi l'ouvrage de Pierre Charpentrat, paru en 1967, Le Mirage Baroque. O'autre part, il reconnait que le Baroque n'est pas autre chose qu'une grille de lecture élaborée par des lecteurs du XX" siecle sur une époque avec laquelle ils se sont sentis des affinités, mais qui ne l'aurait pas reconnue pour sienne. « C'est nous-memes que nous contemplons dans ce dix-septieme siecle que nous créons iJ. notre image, ce sont nos déchirements et nos enthousiasmes, nos gouts et nos expériences4 • »Ainsi, il faut peut-etre admettre que le baroque n'existe pas, et n'a jarnais existé: e'est un mirage, une projection de notre époque sur une période passée reconstituée artificiellement, en fonction autant des ceuvres existantes que du point de vue que l'on porte sur elles. Aucun architecte, sculpteur, peintre, poNe ou musicien de l' époque dite baroque n'a d'ailleurs jamais employé ce terme a propos de son travails• Alors pourquoi? Pourquoi utiliser ce mot incommode? Pourquoi ne pas l' abandonner, fermer définitive ment ce palais encombré? Pourquoi, surtout, convoquer le Baroque a propos du cinéma, art du XX" siecle, et peut-etre encore du vingt-et unieme, qui déja lui-meme a ses propres caractéristiques, engendre ses propres problemes et ses propres notions? Avant de répondre a ces questions, il est nécessaire d' opérer un détour pour comprendre comment s'est formée la notion de baroque, afin d'envisager les conditions de son application au cinéma.
Le n
Définitions du baroque Au XVII" siecle, le mot baroque existait, mais il désignait autre chose qu'un style artistique. Si l' on en croit la plupart des historiens qui se sont penchés sur son origine6, il vient du terme portugais «barroco », employé pour nom mer les perles in:égulieres qui se trouvent parfois au fond des huitres. Ce nom commun est appar:u dans la langue Portugaise au XVI" siecle. Lors du XVIl" siecle, il va acquérir d'autres significations, participant de langages techniques: celui de la joaillerie OU il signifie bien taillé, bieri travaillé; celui de la logique, ou il désigne un syllogisme déficient. Il n'est adopté, en France, dans la langue courante, qu'au début du XVIII" siecle, en tant qU'adjectif a connotation dépréciative, a entendre au sens figuré, indiquant la bizarrerie, l'extrava gance, l'irrégularité d'une personne ou d'un objeto
4.-lbid., p. 242.
5.- Salvatore Settis remarque qu'il en est de ineme pour les « classiques » grecs et romains, qui
n'ont jamais prétendus etre tels puisqu'il a fallu attendre la Renaissance pour que le concept se construise. TI ne considere cependant pas pour autant que l'on doive l' abandonner, mais au contraire qu'il faille s'en servir d'une maniere constructive et dynamique, en tenant compte de sa signification changeante et plurielle, a la fois pourl'étude du passé etla compréhension du présent. Salvatore Settis, Le Futur du classique, Paris, Editions Liana Levi, 2005. 6.- On peut consulter, a ce propos, l'introduction du livre de V-L Tapié, Baroque et Classicisme, Paris, Librairie générale franr,;aise, 1980.
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Cinémaet imaginaire baroque
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Le mot baroque entre dans le vocabulaire des études sur 1'art a la fin du siecle, quand l'histoire de l'art se constitue en tant que discipline, en Allemagne notarnment, avec les travaux de Winckelmann et de Lessing. A cette époque, le sud de Allemagne, l' Autriche et les pays d'Europe centrale ou s'est épanoui le « rococo », que l'on peut considérer comme la forme extreme et tardive du baroque, sont soumis a l'influence du style franc;ais néo classique, qui préconise un retour a l'Antiquité via la Renaissance, le rejet de toute omementation superflue et une rationalisation des ceuvres d'are. Ainsi, dans les pays memes ou le Baroque a été poussé le plus loin, a travers les ceuvres de Fischer Von Erlach, Johann Lucas Von Hildebrandt, des freres Zimmermann et Asam, de Balthasar Neumann ou de Franz Anton Maulbertsch, c'est par une dépréciation que commence l'estimation de ce style singulier que l'on cherche alors a oublier, ou a dissimuler, au nom du bon gofit, et de l'esprit des Lumieres. Cest d'ailleurs la raison de l'utilisation du mot meme, ce en quoi le baroque n'est pas une exception, tant il est vrai que, comme le remarque Gombrich, « les termes usuels qui nous servent adésigner XVIII"
les styles du passé ont souvent,
a l'origine, été employés dans un sens péjoratif »
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(ce fut, en effet, le cas aussi pour le gothique ou le maniérisme). Avec un peu de retard, Benedetto Croce donne une idée des jugements hiitifs et négatifs que l'on pouvait porter sur le baroque. Pour lui, il s'agit simplement d'une catégorie du laid artistique, qui se contente de produire des effets propres a étonner, d'ou cette conclusion: « Ce qui est vraiment de l'art n'est jamais baroque
et ce qui est baroque n'est pas de l'art9• » A la fin du XIX' siecle, une premiere phase, combinant réhabilitation du baroque et analyse stylistique, cornmence. On a beaucoup glosé sur les condi tions d'apparition du baroque historique, au XVI" siec1e, du point de vue sociall' ostentation du luxe par l'aristocratie en réponse a la montée de la bourgeoisie -, religieux -l'influence de la contre-réforme catholique et de la compagnie de Jésus -, scientifique -l'impact des grandes découvertes géographiques, cosmo logiques, technologiques -, et phi1osophique -la mutation de la métaphysique ocddentale qui se recentre vers le sujet -. On s'est beaucoup moins préoccupé de savoir ce qui, a la fin du XIX' siecle, avait pu engendrer un regain d'intéret pour le baroque, que l'on retrouve chez de nombreux auteurs, comrne en témoi gnent ces réflexions de Burckhardt, avouant, sur la fin, sentir son goút vaciller favorablement pour le baroque - « Mon respect pour le Baroque s'accrolt chaque jour » écrit-il dans une lettre -, ou de Nietzsche, estimant en 1878, dans Humain, trap humain que « seuls les demis connaisseurs et les prétentieux auront, entendant
ce mot, un sentiment immédiat de dédain lO ». La réhabilitation peut s'expliquer d'abord par l'effet cyclique de la mode: a la période néo-classique succooe le romantisme, qui se lasse de la toute puissance 7.- Thomas Dacosta Kaufmann, L'Art en Eurape centrale, París, Flarnmarion, 2001, demier chapitre.
8.- Emst Gombrich, Histaire de l'art, Paris, Flarnmarion, 1990, p. 302.
9.- Benedetto Croce, Essais d'esthétique, París, Gallimard, Tel, 1991, p. 170.
10.- Friedrich Nietzsche, Humain, trap humain, tome ll, Paris, Gallimard, 1968, p. 77.
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I
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de la raison et se découvre une proximité avec l' aspect dionysiaque et sen suel des reuvres élaborées a l'époque que l' on dira baroque. L' évolution de Baudelaire, délaissant petit a petit 1'éloge de la nature pour celui du « maquillage », des« paradis artificiels » et du « style jésuite » qu'il découvre en Belgique, en est un signen. lean Rousset remarque, de meme, que lorsque Baudelaire parle de Delacroix, e'est en des termes que n' aurait pas reniés Wülfflin pour analyser 1'art du XVII" siecle12• Le baroque et le romantisme ont, en effet, un gout cornmun pour le mouvement etle pathétique, que l'on retrouve par exemple dans les peintures d'Antoine Wiertz (Le Suicide, La Jeune sorciere) ou les lithographies de Louis Boulanger (La Ronde de Sabbat). De ce gout cornmun a pu naitre un intéret nouveau et soudain pour le baroque, comme l'on va visiter un lointain parent dont on découvre qu'il a des choses a nous apprendre.
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La troisieme ,raison s'origine dans la constatation que le retour en grike du style baroque estcontemporain de l'exploration des zones obscures de la conscience qui vont mener a la découverte de l'inconscient et a l'invention de la psychanalyse. Le baroque entretient un rapport insigne avec 1'inconscient, et ce n'est pas un hasardsi, plus qu'ignoré, on peut dire qu'il a été refoulé. Eugenio d'Ors était proche de cette idée lorsqu'il voyait dans le baroque le carnaval de 1'histoire, ou encore le style de la barbarie, par opposition au style classique civilisé, ou enfin le style féminin par excellence: selon Jung, la fernme représente, sous la figure de l' anima, la partie inconsciente de la psyché de 1'homme. Cet aspect inconscient du baroque explique l' appréhension conflictuel1e que l' on a pu en avoir et son long refoulement. n n'y a pas d'autres formes artistiques qui mettent aussi mal a l'aise, meme physiquement, ceux qui ne sont pas prets a l'apprécier.
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11.- Voir Guy Scarpetta, L'Artifice, Paris, Grasset, 1988, pp. 231-241. 12.- Jean Rousset, La Littérature de l'dge baroque en france, Paris, Librairie José Corti, 1954, pp. 251-252. 13.- Jean Lacoste, L'Idée de beau, Paris, Bordas, 1986, p. 135.
14.- Quelques de Severc 1983),N(. du baroqU4
Seconde explication, le romantisme coÜlcide avec 1'instauration du concept de modernité, fondé sur la notion philosophique de subjectivité, le dévelop pement de l'industrialisation (notarnment des transports, done de la vitesse) et 1'urbanisation. Cornme 1'explique Jean Lacoste, pour exposer les conditions dans lesquel1es apparait la beauté « moderne » : « On assiste ainsi a' une métamorphose corrélative des choses et des hommes. Les objets n'ont plus guere de consistance ou de permanence; ils se transfor ment pour n'etre plus que sources de sensations successives et simultanées, sans réalité propre. L'éphémere exerce sa tyrannie par les décrets de la mode". »
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Le romantisme est l'art moderne, celui qui prHe attention a la beauté de
lA l'éphémere, du nouveau, a ce qui provoque un choc et étonne, au contraire du , , Beau classique, éternel et irnmuable. Les conditions modernes memes (philo sophiques et sociales) et la définition de la beauté qui en découle rapprochent 1'époque romahtique du baroque, de son gout pour le fugitif et 1'étonnant.
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seraud
Cínéma et imaginaire baroque
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Enfin, dernier point, le XIX· siecle n' a pas été que le siecle positiviste et matérialiste que l'on veut parfois voir. Si l' on s'en tient au· domaine des images, a coté des recherches picturales de l'école réaliste puis des impressionnistes, et des travaux scientifiques permettant l' étude du mouvement, il y a eu, avec le symbolisme puis 1'art nouveau, une tendance a l'omementation et a 1'utilisa tion de la forme courbe, et avec les projections de lanternes magiques une orientation vers l'imaginaire, l'illusion, 1'hallucination, qui rejoignent les jeux optiques que le XVII" siecle avait multiplié.
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La réhabilitation du Baroque permit donc a une analys~ stylistique débar rassée de toutjugement de valeur dévaluatif de s'engager. L'un des problemes qui s'est posé d'abord fut celui de la délimitation historique et géographique du baroque. Les premiers théoriciens se sont accordés généralement pour adrnettre que l' époque qui a vu se développer le style baroque s'étend de la fin du XVI" siecle jusqu'a la fin du XVII" siecle, du fait que l'on trouve indénia blement durant cette période une certaine homogénéité stylistique. Cest l'ar chitecture romaine, notamment les monuments religieux édifiés par Le Bernin et Borromini, qui retint la premiere l' attention de Heinrich W6lfflin (Renaíssance et Baroque) et d'Alols Riegl (L'Origine de l'art baroque a Rome). Elle apporterait la mesure, ou, si l' on préfere, la démesure, du génie baroque. Cependant un style ne se définit pas seulement comme étant un ensemble de traits formels particuliers, mais aussi comme étant l'expression de l'état d'esprit singulier de la subjectivité d'un artiste, d'un peüpre,oü"'CI"'úñeepogue. Ges tr:ns, de lappIUd[~téñ"7~PF;;~;;h~~ent,on trouva des parentés entre l'architecture et les autres formes artistiques, par ou s'exprimerait aussi bien le génie baroque. Bien vite, en fonction de cette définition du style comme « expression », W6lfflin étendit le domaine du baroque a la péinture éL Ha scu$ture ainsi qu'a d'autres lieux que Rome, c'est-a-dire a 1'Italie tout entiere et aux pays du nord de l'Europe (Principes fondamentaux de l'histoire de l'art). Peu a peu, de la délimitation locale, presque uniquement technique, du baroque, dans les traités d'architecture de Riegl et de W6lfflin, on est donc passé a une définition élargie, trans-artistique, puisqu'aux arts plastiques, on a ajouté une littérature et une rnusique baroque, et méta-artistique, s'origi nant dans la conception du monde d'une époque et s'exprimant égalernent ~ . dans la société, la politique, la philosophie, la science etc. 14 A partir de la, une conception du Baroque comme constante sty1istique s'est égalernent affirmée, basée sur l'idée que l'histoire de l'art possede une forme cyclique ou reviennent achaque époque successivement une périoqe pré-classique, une période classique, et une période baroque qui acheve, en quelque sorte, le cycle. C' était déja l'idée de Nietzsche, pour qui «depuis /1 / les époques de la Grece il y a déja eu maintes fois un style baroque, dans la poésie, J
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14.- Quelques Anne-Laure Angoulvent (Paris, P.U.F, 1994), Barroco de Severo Sard~~._EditiOfls(ru Seuil, 1975), les recueils Figures du baroque (Paris, P.D.F, 1983), N (ombres) (Le Mans, Ecole régionale des beaux-arts et les auteurs, 1994) et Puissance du baroque (Paris, Galilée, 1996).
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Cinémae'
l'éloquence, le style de la prose, la sculpture, aussi bien que dans l'architecturé5 », ce sera aussi celle de Focillon16• Des lors, le Baroque ne devait plus se cantonner a désigner l'art du XVII' siecle et la notion devient avec Eugenio d'Ors, un « éon », une catégorie universelle de 1'esprit humain, qui peut s'exprimer a tout moment et en tout lieu:
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« Le baroque est une constante historique qui se retrouve 1\ des époques aussi réciproquement éloignées que l' Alexandrisme de la Contre-Réforme ou celle-ci de la période « fin de siecle », c'est-1\-dire 11 la fin du dix-neuvieme et qu'il s'est manifesté dans les régions les plus diverses, tant en Orient qu'en Occidentl7 • »
Le XVII" siecle n'est, de ce point de vue, que le moment OU 1'« éon » baroque s'exprime de la maniere la plus pureo En tant que constante de l'esprit humáin, la notion de baroque devient un symptome psychologique, consi déré par D'Ors comme un signe de vie, de jouissance, de défoulement salu taire de nature dionysiaque. Pour d'autres commentateurs, il traduit au contraire une décadence, une dégénérescence, un relachement de tension. L'artiste baroque est celui qui a besoin d'en montrer trop pour faire de l'effet, car il n'a plus la force intérieure nécessaire pour imposer avec mesure la puissance de sa vision (Nietzsche; Focillon). Ensemble de traits stylistiques architecturaux que 1'on retrouve par ana logie dans d' autres arts, expression d'une époque historique, symptome psychologique d'une constante de l' esprit huffiain qui peut s'exprimer en tout temps eten tout lieu, le baroque se dissout a mesure qu'il s'élargit, comme la vaguelette qui s'éloigne du point OU est tombée la goutte d'eau, d' OU le scepti cisme déja évoqué de Jean Rousset a son égard. Face a cette auto-destruction du concept de baroque, trois attitudes ont pu etre adoptées. La premiere .consiste a en revenir aux ceuvres, de maniere plus précise, et a la définition restreinte du baroque. On se replonge done dans la peinture du XVII' siecle, en employant la méthode comp~rative de W6lfflin. Celui-ci, pour définir le baroque, avait eu 1'idée de le comparer avec le style classique de la Renaissance, qui servait de référence, sans porter de jugement de valeur favorisant 1'un plutot que l' autre, mais en montrant qu'ils correspondaient a deux concep tions du monde différentes, aussi justifiées 1'une que l' autre, qui s'exprimaient par ces deux styles. C' était alors apporter au baroque une légitimité qui lui faisait défaut: on ne compare que ce qui est comparable, et le baroque est done un style au meme titre que celui de la Renaissance18• Cette fois-ci, cependant, il ne s'agit plus d'acquérir une vision d' ensemble du probleme, mais plutot des plans serrés. La premiere conclusion a laquelle 15.- Friedrich Nietzsche, Humain, trap humain, tome 11, Paris, Gallimard, 1968, p. 77.
16.-« Il n'y a pas lieu d'étre surpris de constater d'étroites correspondances entre l'archai"sme grec et I'archai"sme gothique, entre l'art grec du V' siec/e et les figures de la premiere moitié de notre XIIf, entre l'art flamboyant, cet art baroque du gothique et l'art rococo ». Henri Focillon, Vie des formes, Paris, P.V.F., 1943, p. 17. 17.- Eugenio d'Ors, Du Baroque, Paris, Gallimard, 1935, p. 78.
18.- H. Wolfflin, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, Paris, Gérard Monfort, 1992, pp. 15-17.
Ainsi
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seraud
Cinéma et imaginaire baroque
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on aboutit, c'est que si l'on veut définir précisément un style baroque, et cela meme en se restreignant au XVIr siec1e, on ne peut englober toutes les ceuvres. En les comparant, notamment celles qui se situent aux moments de l'apparition et de la disparition du style, trop de différences se signalent et empechent de les considérer comme un ensemble uniforme.
;; aussi :elle-ci il s'est
Ainsi, Friedlander19 distingua, entre le c1assicisme et l'époque baroque, une période baptisée de« maniériste », représentée par des peintres comme Michel Ange, dont auparavant on faisait un précurseur du baroque, Pontormo, Rosso, Le Parmesan, suivie d'une courte période « anti-maniériste » dont les principales figures sont Le Caravage, c1assé par W6lfflin dans le style baroque, les freres Carrache ou Cigoli. De meme, entre le baroque et le néo-elassicisme, on reconnut l'existence du style« rocaille », ou rococo, particulierement répandu en Europe centrale et en Allemagne (Balthazar Neumann, Zimmermann), mais aussi a Veni$e (GqlTdi, Tiepolo), et en France (Watteau, Fragonard)20. Mais, meme au plus fQti°áu XVII" siec1e, et en Halie, berceau du baroque, on ne peut pas non plus assimiler toutes les tendances artistiques au baroque, et l'on dut admettre qu'a coté des ceuvres du Bernin, de Borromini et de peintres comme Pierre de Cortone, d'autres courants se maintenaient, plus naturalistes ou plus mesurés21 • Et ce qui est vrai de l'Halie l'est d'autant plus de l'Europe dans son ensemble. Tapié a montré, notamment avec l'exemple de la France, longtemps réfractaire a l'intrusion du baroque - comme en témoigne le voyage raté du Bernin qui s'en retouma aRome avec son projet de reconstruction du Louvre sous le bras -, que le baroque ne pénétra pas tout uniment dans les différents pays euro péens22 • 11 dut, en effet, composer avec les particularités religieuses de chacun d'entre eux - associé au catholicisme, il fut souvent rejeté par les pays protes tants - et sociales - il plut au gofit du luxe des aristocrates, au désir de mer veilleux des couches paysannes, moins au sens de l'économie de la bourgeoisie -. Le baroque, entendu de maniere restreinte, s'est donc retrouvé réduit a des miettes, et chaque étude semble le réduire encore, comme une peau de chagrin. De plus, ces définitions comparatives et frontalieres représentent un certain aveu d'impuissance: une définition par comparaison est toujours insatisfaisante et témoigne de la survie d'un sentiment péjoratif a l'égard de ce style qui a le tort de ne pas se suffire a lui-meme.
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p.15-17.
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19.- William Friedlander: Maniérisme et anti-maniérisme dans la peinture italienne, Paris, Gallimard, Art et artístes, 1991. 20.- Germain Bazin: Baroque et rococo, Paris, Thames et Hudson, L'Univers des arts, 1994. 21.- Sandra Costa: La peinture italienne du maniérisme au néo-classicisme, Paris, P.U.F, 1996. 22.- Victor L. Tapié, Baroque et classicisme, pp. 225-254. L'identíté franl;aise s'est affirmée contre celles de ses voisins italiens et espagnols, c'est-a-dire a la fois contre l'église romaine et la compagnie de Jésus, en une volonté de modératíon du sentíment religieux et de son expression artístíque exacerbée, ce que rappelle a la fois l'ouvrage de Bemard Chédozeau Le Baroque (Paris, Nathan, 1989) et l'article de Marc Fumaroli « La mé1anoolie et ses remedes: la reconqu~ du sourire dans la France classique » in Mélancolie - génie etfolie en Occident, sous la directíon de Jean Clair, Paris, Réunion des musées nationaux / Gallimard, 2005.
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Seeonde solution, eelle qui consiste a faire de la difficulté a définir les limites du baroque un trait définitoire essentiel: si le baroque est si difficile a saisir et a cireonserire, si tant de définitions du baroque passent par la eomparaison, au eontraire, par exemple, du style c1assique, du romantisme ou du surréa lisme, e'est que le baroque est le style qui est au-dela des limites de chaque style, il est ce que les autres ne sont paso Cornme l'éerit Gérard Genette « son génie est syncrétis,me, son ordre est ouverture, son propre est de n'avoir rien en propre de pousser·p leur extreme des caracteres qui sont, erratiquement, de tous les temps ~ et de tous les lieux13 ». Pour Daniel Klébaner, de meme, « le baroque est comme l'eau, partout oil íl peut aller, il veut aller. Sa fin est d'exprimer tous ses moyens, plu t6t que de mettre ses moyens au service d'une fin 24 ». On pourrait dire, d'une autre maniere, que le Baroque est le style qui dépasse son propre style.
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Le eoneept de baroque, eonc;u eomme méta-style, a l' avantage de eor respondre a la fois a une dynamique formelle qui serait eelle de l'histoire de l'art dans sa nature évolutive et a une donnée psychologique. Dans ce seeond sens, il est une aspiration a se dépasser, a aller au-dela, qui peut se traduire, on l' a souvent reproché aux artistes baroques, par une tendanee a la virtuosité. C'est pourquoi il peut etre eonsidéré eomme une disposition de 1'esprit humain. Dans le premier sens, il apparait chaque fois qu'un style particulier, individuel autant qu'historico-géographique, devient eonscient de ses limites et cherche a les dépasser (et non, d'ailleurs, a rompre avee lui et a faire table rase). Cest d'ailleurs ce que suggere W6lfflin, quand, dans Principes fondamen taux de l'histoire de l'art, il remarque que pour dépasser la Renaissanee, pein ture, arehiteeture et sculpture baroques travaillent, chaeune a leur maniere, einq qualitésqui s'opposent a eelles du style c1assique: la pieturalité (eontre linéarité), la présentation en profondeur (eontre présentation par plans), la {oune ouverte (eontre forme fermée), l'unité s nthéti ue (eontre la pluralité analytiqu~)'etla garté relative (eontre la c1arté absolue . Bien sur, dans chaque eas, les problemes ne son! pas'exaetement les memes, la peinture étant plus sensible a la eonfrontation entre la ligne et la eouleur, la sculpture explorant les' vides et les pleins, et l'architeeture mettant en rapport, par exemple une fac;ade avee un espaee intérieur. De meme, quand Jean Rousset s'interroge sur l'applieation du eoneept de baroque aux ceuvres de poésie ou de théatre, dans La Littérature de l'age baroque en France, e'est en fonetion de problemes littéraires eornme la narration ou la métaphore, et la eneore, e'est par la eréation de nou velles figures, dépassant les préeédentes, que l'on reconnait le baroque (par exemple, la métaphore filée qui remplace la simple métaphore c1assique). Enfin, il faut évoquer la tentative de Deleuze pour élaborer un eoneept de Baroque, en réponse a eeux qui en nient l'existenee. « Il est facile de rendre le Baroque inexistant, ilsuffit de ne pas en proposer de concept25 » explique-t-il avant d'entreprendre l'édifieation d'un eoneept opératoire du Baroque, qui serait le 23.- Gérard Genette, Figures 2, París, Seuil, 1969, page 222.
24.- Daniel Klébaner, L'Adieu au baroque, París, Gallimard, NRF - Le Chemin, 1979, p. 82.
25.- Gilles Deleuze, Le PU, ap. cit., p. 47.
Cinémaetin
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Cinéma et imaginaíre baroque
tites
pli, et non pas d'ailleurs le simple pli, ear on peut en trouver partout, mais le fait de plier a l'infini, de multiplier le pli a l'infini. C'est en fonction de ce eoncept, hérité de la philosophie leibnizienne, que selon lui, le Baroque peut etre considéré hors de toute limite historique et qu'on peut affirmer son exis tenee. Deleuze rappelle qu'il faut aussi distinguer entre le baroque historique, au XVII' siecle, et le néo-baroque eontemporain, qui s'y réfere par une utilisa tion similaire du pli a l'infini, mais qui s'en distingue toutefois par le contexte philosophique dans lequel il s'inscrit. Cette notion de néo-baroque est apparue au début des années 1980. Elle prit d'abord un aspect polémique, chez Guy Scarpetta26 par exemple, pour qui il s'agissait de réhabiliter toute une tendance artistique opposée aux recherches fonnelles avant-gardistes, abstraites, mini malistes et puristes. A l'inverse, certains peintres comme Antonio Saura ou Andy Warhol, certains écrivains comme Carlos Fuentes ou Carlo Emilio Gadda, ou certains cinéastes comme Raoul Ruiz ou Werner Schroeter, prati quaient un art de la figuration et de la fietion qui pouvait permettre de les rapprocher des artistes du baroque historique. Le probleme, évidemment, de la délimitation du néo-baroque se pose alors, d'autant plus que celle du baroque n'est toujours pas assurée. C' est pourquoi d'un auteur a I'autre, de Guy Scarpetta a Severo Sarduy, de Christine Buci-Glucksmann a Gilles Deleuze, elle varie sensiblement en fonction de leur conception du baroque historique.
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Baroque et cinéma
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Il est évident que si nous souhaitons définir un baroque cinéma tographique, nous ne pouvons qu'adopter la eonception élargie de la notion, c'est-a-dire estimer que l'on peut trouver du baroque en tout temps, en tout lieu et en toute discipline artistique, et pas seulement dans l'architecture romaine du xvue siecle. Mais nous devons en meme temps tirer les consé quences des difficultés rencontrées lors de l'établissement et de I'utilisation de la notion de baroque, au cours du XX" siecle. Il est apparu que l'élargisse ment de cette notion, a partir des analyses architecturales, vers les arts plas tiques et d'autres disciplines, corome la littérature, entrame un flou préjudi dable aux reuvres qui disparaissent dans leur singularité sous la grille de lecture un peu forcée que l'on veut a tout prix appliquer pour identifier du baroque. En d'autres tennes, plaquer systématiquement des notions tirées de 1'histoire de I' art - celles de W6lfflin exemplairement - ou de certaines analy ses littéraires, corome celles de Jean Rousset, pour retrouver du baroque dans les films risque de ne pas apporter grand chose a leur compréhension et d'augmenter encore plus la confusion qui entoure cette notion. De meme, l'idée selon laquelle le baroque n'existe que dans le dépassement de chaque style, si elle constitue un trait définitoire qu'il est intéressant de retenir pour son cóté dynamique, ne peut cependant fonner un concept satisfaisant. Or, corome l'a montré Deleuze, c'est cette construction conceptuelle qui seule légitime l'emploi
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26.- Dans L'Impureté (Pans, Grasset, Figures, 1985) et L'Artifice (Pans, Grasset, Figures, 1988).
, Ernmanuel Plasseraud
Cinéma et imagin;
du mot baroque. Mais nous ne pensons pas non plus que l'on puisse décider d'emblée de faire du pli porté a l'infini ce qui définit tout ce qui peut etre dit baroque, doneégalement le baroque einématographique.
O'ailleurs, la F ment faible et eneore en norr Kusturiea ou el de proximité a renee, durant ( semble eelui g Nous garderor Poétique du ciné il affirme « qu' sont encore poss; mer que le einÉ Mais, le cinéasf possible d'imal proximité entrE
28
TI ne nous setnble pas, en effet, qu'on puisse définir le baroque uniformément, en une notion qri~ serait applieable a tous les arts et a tous les domaines. Le baroque n'existe qu'engagé dans les ehoses, ineamé dans des reuvres dont la forme dépend aussi de la matiere. Cette introduction n'a done pas pour but de déterminer un ensemble de earactéristiques formelles qui seraient propres au baroque, ensemble figé qui, lorsqu'il apparaftrait dans un film, nous assurerait de son « baioquisrtle ».11 ne s'agit pas d'établir des eriteres, par OU le baroque se reeonnaitrait, mais de suivre eornment le cinéma, peut lui aussi, en fonetion de ses moyens propres, devenir baroque. C'est pourquoi, e'est a partir des res sourees propres' au cinéma que nous souhaitons eonstruire la notion de baroque cinématographique et non én tentant d' appliquer aux films un ensemble de eriteres qui leur sont extrinseques - meme si, en eours de route, nous eroiserons, ,bien sur, eertaines notions dégagées par les études d'histoire de 1'art que nous venons d'évoquer. Nous ne revendiquons l'existenee d'un baroque cinématographique qu'en fonction de la solidité de notre eonstruction. en 1939, André Malraux éerivait:
Mais s'il e> eomment la dé imaginaire, pui disions en OUVE de notre épOqll de subjeetivism phique. 11 n'es apparu a quelg cinéma et le be revendiquent e films, pour con 1'imagine, a pu qu'est le cinéma cinématograpru
'Iéja, .
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Ce qu'appellent les gestes de noyés du monde baroque n'est pas une modifi
,eation de l'image, e'est une sueeession d'images; il n'est pas étonnant que eet tout de gestes et de sentiments, obsédé de théátre, finisse dans le j art cinéma », ' 27
...
Mais en 1953, apropos de la poésie du XVII" siecle, Jean Rousset faisait eette remarque: « A un art animé d'un si eonstant appétit pour l'illusion et le fantastique, les formes enmouvement et, les déplaeements d'image, il a manqué la technique appropriée; eette technique, inventée trois siecles trop tard, vient a une époque qui n'en éprouve pas le besoin profond. Le vingtieme siecle immobilise le cinéma, le coneevant al'image d'un théátre statique. L'áge du Bernin, de la tra gédie pastorale et du ballet de eour eút mis sur pied un grand théátre cinéma tographique qui eút répondu a ses plus intimes aspirations28 • »
~
ble bien, en effet, que dans son dispositif meme, le einéma possede d'indéniables affinités avee le baroque; mais il n'en tire pas toujours parti29 •
27.- André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma, édition non paginée publiée a l' occasion du XXX· anruversaire du festival international du film de Cannes. 28.- lean Rousset, La Littérature de l'age baroque en France, op. cit., p. 39. 29.- La remarque de lean Rousset précede cependant de quelques années la sortie de M. Arkadin, Lola Montes, L'Année derniere j¡ Marienbad, Le Testament d'Orphée et 8 et demi, qui répondront plus a ses vceux que ce qu'il pouvait effectivement voir en 1953, au moment oule cinéma de qualité fran«;ais et les fi1ms classiques hollywoodiens se partageaient la vedette. C' est alors que l' on a cornmencé a parler d'un baroque cinématographique, ce dont témoigne la parution d'un numéro des « Etudes cinématographiques » intitulé Baroque et cinéma, en 1960 (Paris, Minard).
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30.- En France, la l Revault d'AllOl Montpellier Pi Montpellier, 1~ prindpaux théo peu systématiql tributaire de 1'e.r art essentiellem 31.- Raoul Ruiz, p~
'lasseraud
Cinéma et irnaginaire baroque
décider •erre dit
D' ailleurs, la proportion des films que l' on peut dire baroques reste relative ment faible et les travaux théoriques concemant le baroque au cinéma sont encore en nombre restreint30. Plusieurs cinéastes commeRuiz, Fellini, Has, Kusturica ou encore Greenaway ont pu d'ailleurs témoigner de leur sentiment de proximité avec l'art du XVIl" siecle. Nous ferons d'ailleurs largement réfé rence, durant cetle enquete, aux films et a la théorie de Raoul Ruiz, qui nous semble celui qui offre les perspectives les plus vastes au cinéma baroque. Nous garderons a l'esprit la conviction qui préside a son ouvrage théorique, Poétique du cinéma, qui complete, pour nous, la remarque de Jean Rousset, OU il affirme « qu'un no~!:Jpy.3!.E!!émaet qu'une nouvelle poétique du cinéma sont encore possibles31 ». Le critique lit'téi-arreaváifiaiSOñ7eñ-Sbn'lem1''S;"d''t:!sti'''''- \ mer que le cinéma avait en partie manqué son rendez-vous avec le baroque. Mais, le cinéaste, croyons-nous, a également raison d'espérer qu'il est encore possible d'imaginer un nouveau type de films, qui exploite plus encore cetle proximité entre baroque et cinéma.
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Mais s'il existe une sorte de filiation entre le baroque et le cinéma, comment la déterminer? Car enfin, celle-ci ne peut etre qu'une projection imaginaire, puisque le cinéma n'existait pas au XVIIe siecle. Il est vrai, nous le disions en ouverture, que le concept de baroque est lui-meme une projection de notre époque sur une période passée. Il est évident qu'il entre une part de subjectivisme dans la construction de la notion de baroque cinématogra phique. Il n' est pas question ici de le nier, mais en meme temps, s'il est apparu a quelques commentateurs, et surtout a plusieurs cinéastes, que le cinéma et le baroque possedent une certaine parenté, c'est que des films revendiquent et explorent cetle filiation. Il est temps, donc, d'en venir a ces films, pour comprendre comment l' époque baroque, telle que notre temps l'imagine, a pu paraftre apporter quelque chose a la compréhension de ce qu'est le cinéma, et engendrer une esthétique que l'on qualifiera de « barogue cinématographique ».
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30.- En France, la philosophe Christine Buci-Glucksmaritt (Raoul Ruiz,_ lt avec Fabrice Revault d'AlIonnes, Paris, Dis Voir, 1987), le directeur d~'IeSñvara:íi' film méditerranéen de Montpellier Pierre Pitiot (Les Voyageurs de l'immobile, Marseille, Climats I Festival de Montpellier, 1994), et l'essayiste Guy Scarpetta (L'Artifice, Paris, Grasset, 1988) sont les
principaux théoriciens, mais aussi pratiquement les seuls, qui se sont penchés sur le sujet un peu systématiquement. 11 est vrai que la théorie du cinéma hexagonale est encore largement tributaire de l'enseignement d'André Bazin et de son souci de concevoir le cinéma cornrne un art essentieIlement réaliste. 31.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, Paris, Dis Voir, 1995, p. 8.
l I
Chapitre 1 Ombres projetées
« La vie n'est qu'une sorte de miroir eoneave projetant des personnages ; ineonsistants qui flottent semblables aux images d'une lanterne' magíque, nets quand íls sont petits et s'estompant au fur et a mesure qu'ils grandissent. « Quelque part, dans un monde plus clair, doit exister ectte lanterne magíque sur les plaques de laquelle sont peints des terres, des printemps, des groupes humains ", dít Jean-Pau!. Ce que nous appelons nous, une terre, une vie, ne seraít-ee que des ombres émanant de ces plaques fIoues et sautillantes1? » Lotte H. Eisner I
Nous sommes au milieu du Casanova de Fellini (1976). L'aventurier véni tien, dont Robert Abirached, avant Fellini, a fait le symbole de l' effondrement du baroque - Casanova ou la dissipation - se retrouve dans une fete foraine, aux environs de Londres. Tel lonas en quete d'une renaissance, il entre a 1'inté rieur de la « Mouna », énorme baleine qui fait 1'attraction principale de la troupe de saltimbanques. Tout conspire a y entrer: la figure de la spirale qui se répercute de la bouche de la baleine et de son reil aux balan<;oires qui toument autour d'un poteau, la crécelle qu'agite le bonimenteur, et son discours: Entrez et vous verrez! Pénétrez bien au fond, tout au fond du ventre de la grande Mouna. La Mouna est une porte qui saít ou elle te menera, e'est un mur que tu dois repousser, une araignée, un entonnoir de soie, le ereur de toutes les fIeurs. La Mouna est une montagne, un pain de suere blane, une foret que traversent les loups, le carrosse qui tire les chevaux. La Mouna est une baleine vide, pleine de ténebres et de lucioles, un four qui brúle tout. La Mouna, ason heure, est le visage du Seigneur, sa bouehe. De la Mouna sont sortis et le monde et les arbres, et les nua ges et les hommes de toutes les eouleurs. Et de la Mouna est sortíe la Mouna. Vive la Mouna! ». «
A l'intérieur, Casanova découvre effectivement le secret des secrets, sous la forme d'images érotiques focalisées sur le sexe féminin: 1'origine du monde,
1.-Lotte H. Eisner, dans un ehapitre de L'Ecran démoniaque intitulé « Le Monde des ombres el des miroirs » (Paris, Erie Losfeld éditeur, 1981, p. 94).
Emmanuel Plasseraud
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1I
selon le titre du tableau de Courbet, auquel ces dessins, exécutés avec ironie et , cruauté par Roland Topor, font référence. n n'est sans doute pas innocent, pour un cinéaste, d'associer la lanterne magique au theme de l'origine du monde. N'est-ce pas laisser penser que ces projections d'ombres et que cet appareil dont on doit l'invention a l'époque baroque, sont 1'origine obscure, cachée cornme au fond du ventre de la baleine « pleine de ténebres et de lucioles », du cinéma?
Cinéma
pensée sur la riques'. a la sé~ modert • I nen, se¡ grandll
a l'épo~ \ Lantemes magiques On dit du Baroque qu'il est le style du mouvement. Mais ce qui a passionné
) et émerveillé le XVII" siecle, ce fut surtout la projection d'images. Pour toute
une époque, le pere jésuite Athanase Kircher a compilé les différentes manieres de projeter des images, dans un livre, Ars magna lucis et umbrae (le grand art de la lumiere et de l'ombre), édité pour la premiere fois a Rome en 1646. Il s'agit d'un essai a visée scientifique, destiné a répertorier, classer et expliquer les découvertes accumulées depuis le Moyen Age dans le domaine de l'optique. Athanase Kircher n'est pas l'inventeur de toutes ces machines dont le príncipe réside, pour la majeure partie d'entre elles, dans l'utilisation de la camera obscura, qui date du Moyen Age. La plus élaborée, la Lanterne Magique, n'apparaí't que dans la deuxieme édition de l'ouvrage, en 1671. Elle consiste, au moyen d'une lumiere installée dans une boite opaque, al'exception d'un orifice devant lequel on place des figures dessinées sur un support transparent, a projeter, a travers un systeme complexe de lentilles, l'ombre de ces figures sur un écran placé a quelques metres de l'appareil. Qui était l'auteur d'Ars magna luds et umbrae? Comme l'explique Octavio Paz dans Sor Juana Ines de la Cruz ou les pieges de la foP, e'est un hornme qui a fasciné son époque par 1'étendue de son savoir. Il a beaucoup écrit sur des domaines varies, sdentifiques et religieux. Athanase Kircher était jésuite, ce qui a une certaine impottance pour le sujet qui nous préoccupe, puisqu'on a parfois rapproché le Baroque de la compagnie de Jésus, en cherchant meme a en faire le « style jésuite » par excellence. Mais il était aussi adepte et promo teur discret, en ces temps d'inquisition, d'une doctrine plus obscure qui melait science positive et ésotérisme sous le nom d'« hermétisme néoplatonicien »: c'était un alchimiste. Ce courant dephilosophie occulte a une histoire cachée qui le fait remonter jusqu'au XV" siecle au moins, et qui comprend les noms de Pie de la Mirandole, Marsile Ficin, Robert Fludd, Henri Corneille Agrippa et done Athanase Kircher. Ce qu'il enseigne ne nous importe pas id dans le détail. La recherche de la pierre philosophale -le lapis philosophicum - est son objectif, son Grand Oeuvre3• L'interprétation psychologique de cette doctrine par Jung (Psychologie et Alchimie) est, quant a elle, tres éclairante sur cette 2.- Octavio Paz, Sor Juana Ines de la Cruz ou les pieges de lafoi, París, Gallimard, 1987, pp. 217-218. 3.- Pour des informations générales, on peut se référer au livre d'Alexander Roob Alchimie el myslique, le musée hermélique, London, Taschen, 1997.
Quant 1 Manno: Jésuite,\ sur leu~ idées r, l'époqu 1 a consid Aupres\ pour UIj vertes SI néoplat!
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Cinéma et imaginaire baroque
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pensée qui fonctionne en fait a partir de projections de contenus inconscients sur la matiere, d' oil les expériences chimiques et leurs interprétations ésoté riques4 • Le XVII" siecle connaft Yapogée et aussi le déclin de Yalchimie, assistant a la séparation entre les expériences qui donnerent naissance a la chimie modeme et les spéculations philosophiques qui, ne reposant plus des lors sur rien, se perdent dans des conjectures extravagantes et embrouillées. Fellini, grand lecteur de ]ung, montre dans son Casanova les résidus de cette doctrine a Yépoque baroque, a travers le personnage de la vieille marquise crédule. Quant aux inventions de Kircher dans le domaine de l'optique, Laurent MannonL dans un ouvrage qui reprend le titre meme de l'essai du pere ]ésuite, Le Grand Art de la lumiere et de I'ombre - Archéologie du cinéma, revient sur leur véritable valeur et influence, montrant notaroment, contre certaines idées re¡;ues, qu'elles étaient peu estimées par les grands scientifiques de yépoque, corome Descartes ou le Hollandais Christiaan Huyghens, qu'il invite a considérer corome le véritable inventeur de la Lanteme Magique, vers 16595 • Aupres de ces gens-la, mais non pas du plus grand nombre, Kircher passait pour un charlatan. Cela devait tenir autant aux approximations de ses décou vertes scientifiques qu'a ses théories philosophico-religieuses - Yhermétisme néoplatonicien était, corome l'explique Octavio Paz, un courant déja dépassé a l'époque par les idées modernes propagées par ceux qui allaient donner naissance au siecle des Lumieres (Descartes, Kepler, Newton, Spinoza)6.
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Du cóté des spectateurs, il demeure des témoignages nombreux de la fas cination que les projections d'ombres, au moyen de lantemes magiques ou de tout autre technique, exer¡;aient pendant le siecle baroque. Celles-ci étaient organisées, parmi d'autres attractions dont l'époque était friande, dans les « cabinets de curiosité » oil se rendaient aussi bien les gens du peuple que les esprits scientifiques et philosophes. Leibniz, le philosophe baroque par excellence selon Deleuze, témoin privilégié de son temps par son esprit pluri disciplinaire et par ses nombreux voyages a travers YEurope, note, par exemple, ses « Dróles de pensées touchant une nouvelle sorte de représentations7 » - oil il mentionne le « pere Kircher » -. TI s'agit autant de la description des spectacles de lantemes magiques auxquels il assiste aParís que des anticipations auxquelles il se livre a leur propos. On y lit, par exemple: « On pourroit encore y adjouter les ombres. Soit un théatre (?) au bout du costé des spectateurs, ou il y aura de la lumiere et de petites figures de bois, remuées, qvi jetteront leur ombre contre un papier transparent, derriere leqvel il y aura
4.- Le mot « projection » possede, dans ce cas, un sens psychologique, et non pas technique, que nous ne devons pas négliger non plus concemant le cinéma, puisqu'en face des projections d'images, le spectateur se « projette» pour participer affectivement 11 ce qu'i! voit. 5.- Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumiere et des ombres - archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994, p. 45. 6.- Octavio Paz, Sor Juana lnes de la Cruz ou les pieges de la foi, op. cit., p. 484. 7.- Gottfried WiJhelm Leibniz, « Drole de pensée touchant une nouvelle sorte de représentation », texte qui date de 1675, repris dans le numéro 6 de la revue Trafic, Paris, P.O.L. éditeur, 1993, p. 142.
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Ernmanuel Plasseraud
Gnén
de la lumiere aussi; cela tera paroistre les ombres sur le papier d'une maniere fort éclatante, et en grand. Mais afin qve les personnes des ombres ne paroissent pas toutes sur un meme plan, la perspective pourra remédier par la grandeur diminuante des ombres. Elles viendront du bord vers le milieu, et cela paroistra comme si elles venoient du fonds, en avant. Elles augmenteront de grandeur, par leur moyen de leur distance de la lumiere; ce qvi sera fort aisé et simple. 11 y aura incontinent des métamorphoses merveilleuses, des sauts périlleux, des vols. Circé magicienne qvi transforme des enfers qvi paroissent. Apres cela tout d'un coup, on obscurciroit tout; la meme muraille serviroit, on supprimeroit toute la lumiere, ex~epté cette seule, qvi est proche des petites figures de bois remuables. Ce reste de lumiere avec l'aide d'une Lanteme Magiqve jetteroit contre la muraille des figures admirablement belles et remuables, qvi garde roient les memes loix de la perspective. Cela seroit accompagné d'un chant der riere le théatre. Les petites figures seroient remuées par en bas ou par leurs pieds, afin qve ce qvi sert a les retnuer, ne paroisse paso Le chant et la musiqve accompagneroient tout. »
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11 est bien question d' associer la projeetion d'ombres a leur mise en mou vement, mais ce n'est pas dans le dessein de reproduire fidelement la réalité dans sa durée et ses variations, ni d'aider, d'ailleurs, a la regarder de fac;on nouvelle. Ce dispositif au eontraire, et e'est l'une des earaetéristiques de la projeetion (on y reviendra), s'en abstrait meme, et le mouvement n'est ajouté a la projeetion que pour permettre les métamorphoses des ombres, dans un monde magique et illusoire qui serait eelui de la magicienne Cireé. Aucune trace du réel n'est souhaitée, ni meme envisagée. L'époque baroque se eom plalt dans les jeux d'illusions, s'entoure d'ombres mouvantes, paree qu'elle ne croit plus en la possibilité de représenter la réalité; au eontraire, elle met les techniques optiques inventées a la Renaissanee au service de l'imaginaire, afin de révéler ce qu'elles ont de trompeur, d'illusoire, ou d'extravagant. Dans De I'CEil et du monde, Cad Havelange retraee eette histoire du regard sur le monde, distinguant ph.i.sieurs phases8 • Jusqu'a la Renaissanee, l'ceil est « dans » le monde, et il peut d'ailleurs avoir une influenee directe sur les choses du monde (le « mauvais ceil », le regard de la sorciere). A partir de la Renaissanee, l'image s'installe entre l'reil et le monde au moyen de différents dispositifs (camera obscura, téleseope, dispositifs perspeetivistes), et e'est elle que l'on regarde, ear elle n'est pas un produit de nos sens, qui nous trompent, mais de notre raispn. La représentation classique s'institue eornme un modele de eonnaissanee, e'est meme cela qui la définit. Galilée n'a pas inventé le téle seope, mais il est le premier a avoir pensé que l'image qu'il offrait avait une valeur scientifique et que, guidée par le raisonnement, elle pouvait mener a la vérité. Galilée est le eontemporain de Vinci pour qui la peinture, par l'aequi sition de la perspective, se situe au sommet de l' édifice de la eonnaissanee, révélant les aeeords secrets qui font l'unité du monde, car fondée sur l'expérienee 8.- Cad Havelange, De l'reil et du monde (une histoire du regard au seuil de la modernité), Paris, Fayard, 1998. '
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Cinéma et imaginaire baroque
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sensible, elle la transcende en appliquant les lois irnmuables de la géométrie. La représentation classique s'institue sur une croyance en sa capacité a étre un instrument de connaissance, croyance que le baroque va mettre a mal en montrant cornment les techniques représentatives sont aussi créatrices d'illu sions, d' artífices, et par suite qu'elles sont elles-mémes illusoires et artificielles. A l'age baroque, la tromperie s'étend, mena<;ant autant nos sens que notre rai~ son, et les images deviennent trompe-l'ceil et anamorphoses. Au siecle des lumieres enfin, l'avenement de l'émpirisme restaure l'expérience sensible, qui redevient le fondement de toute connaissance, et prépare le XIX' siecle qui n'a cessé de chercher a se donner les moyens de retrouver un contact direct avec le monde.
De l'origine du cinéma A l'origine du cinéma se trouve une lanteme magique. L'idée est poétique, mais quelle signification peut-elle avoir? La tentation de faire remonter l'ori gine du cinéma au-dela de son invention proprement dite est récurrente, mais elle ne va pas de soi. Plusieurs cinéastes, a cornmencer par Mélies, ont raconté comment ils sont venus au cinéma par leur pratique et leur gout pour les pro jections d'ombres. Dans son autobiographie au titre évocateur, Laterna Magica, Bergman raconte qu'on l'enfermait pour le punir et qu'il en profitait pour projeter, a l'aide d'une lampe, des ombres sur un mur pour simuler une séance de cinéma9 • Stemberg, tenant a rendre hommage a ceux qui, les pre miers, ont pensé au cinéma, cite Euclide, De Vinci, DelIa Porta, et Athanase Kircher, pour leurs inventions dans le domaine de la projection d'images lO • Syberberg rappelle enfin qu'« au berceau du cinéma, il y avait encare eu autre chose, la projection, la transparencell ». Ces expériences et déclarations person nelles ne font pas preuve, et contredisent un aspect fondamental du probleme, a savoir que le cinéma n'a justement pas été inventé au XVII' s!ecle ou, avec la lanteme magique, la technique de la projection d'images fut pleinement mise au point, mais deux cents ans plus tardo L'origine du cinéma doit étre trouvée a l' époque de son invention. De ce point de vue, le cinématographe est, de fait, l'héritier des recherches scientifiques effectuées tout au long du XIX' siecle par Etienne-Jules Marey, Edward Muybridge, Jules Janssen, Thomas Edison et d'autres, autant au niveau du développement et de l'amélioration de la photographie que de la mise en mouvement des images. On sait, car c'est une histoire connue, que Bazin a pu voir la la justification de sa défense de la nature ontologique du cinéma, qui s'articule en deux temps. D'abord, dans « Le mythe du cinéma total ». Bazin affirme:
9.- Ingmar Bergman, Lanterna Magica, Paris, Gallimard, 1987, p. 20.
10.~ph Von Stemberg, Souvenirs d'un montreur d'ombres, Paris, Robert Laffont, 1966, p. 38.
11.- c:ahiers du cinéma, N° spécial Syberberg, Paris, février 1980, p. 86.
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. Ernmanuel Plasseraud
Le mythe directeur. de l!invention du c:inéma est done l'accomplissement de . . celui qui domine confusément toutes les techniques de reproduction mécanique de la réalité qui virent le jour au dix-neuvieme siecle, de la photographie au phonographe. C'est celui du réalisme intégral, d'une recréation du monde a son image, une image sur laquelle ne peserait pas I'hypotheque de la liberté d'interprétation de l' artiste ni l'irréversibilité du temps 12. »
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Puis, dans« qntologie de l'image photographique », il présente, a la suite d'André Malraux, l'histoire des arts plastiques d'un point de vu~ linéaire et téléologique. Le cinéma serait l' aboutissement des recherches picturales, destinées a représenter le réel, menées depuis des sieclesB • L'art baroque y occupe une place particuliere, puisqu'il est le moment de la plus grande erreur, de la plus grande tromperie: cel1equi consiste, pour la peinture, a pré tendre ressembler a la réalité, allant jusqu'a feindre d'irniter le mouvement meme. Or; tel ne devrait pas etre sa fin, car la peinture n'a pas les moyens de proposer un double objectif de la réalité, ce qui justement devient évident quand la photographieJ quipossede, elle, ceUe capacité, apparalt. Ainsi, la photographie « en achevant le baroque, a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblancel4 ». Désormais ceux-d peuvent se concentrer sur des recherches formel1es, ce dont l'histoire de la peinture modeme témoignerait, puisque apres l'invention de la photographie, elle a renoncé a la représentation perspectiviste '(expressionnísme, futurisme, cubisme) jusqu'a l'abstraction. Le cinéma, lui, «apparaitcomme l'achevement dans le temps de l'objectivité photographiqué5 ». Des lors, si la peinture n'a plus de raison d'imiter la nature, puisque le résultat sera toujours insuffisant, en revanche « les virtualités esthétiques de la photographie ajoutons, logiquement, du cinéma - résident dans la révélation du rée[16 ». La théorie d'André Bazin, relayée par les Cahiers du cinéma a travers leur politique de défense du cinéma réaliste, demeure encore aujourd'hui domi nante en France, meme si certaines de ses analyses ont été reprises avec plus de nuances et 'de précision historique. En introduction a son analyse de la naissance du dnéma, Jacques Aumont écrit ainsi: « Plus personne ne reprend le couplet d'une filiation unilinéaire peinture photographie-cinéma. Plus personne, heureusement, la palinodie du « pré
12.-André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma?, Paris, Les Editions du Cerf, 1975, p. 23. 13.- Et encore, pas sous sa forme actuelle, car l'aboutissemeRt serait la duplication parfaite du monde, en couleurs, sons et trois dimensions, duplication utopique imaginée par Villiers de I'Isle-Adam, dans L'Eve ftllure (Paris, Gallimard, 1993), et Adolfo Bioy Casares dans un livre paro en 1940, L'Invention de Morel (Paris, Robert Laffont, 1973). C'est pourquoi Bazin affirma aussi que le cinéma n' avait pas encore été inventé. 14.-André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma?, op. cit., p. 12. 15.- Ibid., p. 14. 16.- !bid., p. 16. En cela, la position de Bazin differe de celle de Malraux, pour qui justement la photographie et le cinéma ne peuvent prétendre etre des arts que si l'enregistrement automatique du réel se double d'un choix artistique dans la composition du cadre, dans l'éclairage etc. Pour lui, la photographie est l'héritiere de la peinture représentative et la prolonge. De meme, « le cinéma, découvrant qu'il ne devenait art qu'en ordonnant la succession de te/s choix, commen~ait II prendre des le~ons de mise en scene chez les grands baroques vénitiens " (André Malraux, Les Voix du silence, N.R.P., La Galerie de la pléiade, 1953, p. 300).
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Cinéma et imaginaire baroque
39
cinéma », cette notion vaseuse qui découvrait des procédés « cinématogra phiques » dans la tapisserie de Bayeux, quand ce n'était pas chez Homere ou Shakespeare17• »
En revanche, él travers la figure de Lumiere dont il fait, él la suite d'une for mule de Godard - tirée de La Chinoise - le « dernier peintre impressionniste ", Aumont montre que le cinéma, par sa technique meme, et particulierement celui de Lumiere, répond a certaines préoccupations picturales qui avaient conduit la peinture vers la voie de l'impressionnisme. 11 enregistre, en effet, l'impalpable, l'irreprésentable et le fugitif que les peintres cherchaient, avee tant de peine, asaisir; il propose des vues du réel qui inscrivent, par les cadrages et la profondeur de champ, quand ce ne sont pas les travellings, le mouvement dans l'image, accompagnant, et la précipitant meme, la« libération du regard " qui est le fait de l'évolution de la représentation visuel1e au XIX" siecle; enfin, il ajoute la durée, qui permet la variation du point de vue sur ce qui est montré. Le cinéma a pu donc etre inventé, et surtout utilisé ainsi par Lumiere, qui n'était certes pas un connaisseur de la peinture « moderne " qu'était l'impres sionnisme, paree que la question de la variabilité du regard sur la nature était dans l'air et qu'elle se manifestait d'ailleurs au travers d'autres inventions corome la photographie instantanée, les vues panoramiques" la stéréoscopie ou le train. A l'origine du cinéma se trouve donc, pour Aumont, non pas tant la recherehe de la duplication absolue du monde mais une évolution dans ( / l'ordre de la représentation visuelle du réel, que le cinéma, en associant mou vement et photographie, accomplit. C'est en cela qu'il appartient él I'mstoire de la représentation visuelle du monde et qu'il devient lui-meme un art. Cette these précise confirme l'analyse proposée par Deleuze, au début de L'Image-mouvement. Selon lui, l'événement fondamental qui préside él la nais sanee du cinéma est la corncidence entre son apparition et la nouvelle concep tion du mouvement proposée par Bergson, conception qui se matérialise aussi bien dans la photographie et le cinéma que dans le développement des transports mécaniques (train, voiture, avion). Bergson et le cinéma inventent en meme temps 1'« image-mouvement ", l'un dans le domaine de la pensée, l'autre dans celui des formes. C'est pourquoi, Deleuze explique: « Quand on s'interroge sur la préhistoire du cinéma, il arrive qu'on tombe dans des considérations confuses, parce qu'on ne sait pas OU faire remonter ni com ment définir la lignée technologique qui le caractérise. Alors on peut toujours invoquer les ombres chinoises ou les systemes de projection les plus archai'ques. Mais en fait, les conditions déterminantes du cinéma sont les suivantes: non pas seulement la photo, mais la photo instantanée (la photo de pose appartient él l'autre lignée); l'équidistance des instantanés; le report de cette équidistance sur un support qui constitue le « film" (c'est Edison et Dickson qui perforent la pellicule); un mécanisme d'entrafnement des images (les griffes de Lumiere)".
'cession de itiens» 17.- Jacques Aumont, L'CEil interminable, Paris, Librairie Séguier, 1989, p. 37.
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Ernmanuel Plasseraud
Cinémaet.
Pour lui, la caméra est « un équivalent généralisé des mo.uvements de trans lation 16 ». Par contre, la projection, rejetée dans la préhistoire, n'aurait rien de déterminant pour le cinéma, dont elle est une fausse origine. L'origine du cinéma réside bien dans la problématique du mouvement: «Nous définissons done le cinéma eomme le systeme qui reproduit le mouvement en fonetion de l'instant queleonqué9 ».
danslan furent lel pourtrol.: projeter S ristiques, transportó - L'ap luminem lumineus par un ori teurs. La I dentées, q nette. UnE
C'est donc parce qu'il s'est tourné vers le réel que le XIX' siec1e aurait inventé le cinéma. 11 a du, pour cela, fournir un double effort, dont toute l'histoire de l'évolution des techniques témoigne, en automatisant les méca nismes permettant la mise en mouvement des images et en inventant la photographie instantanée. Ces deux inventions sont intimemént liées, et est leur association qui, pour Deleuze, Bazin, ou Aumont, a engendré le cinéma, quelle que soit ensuite la primauté qu'ils accordent a l'une ou a l'autre (photographie pour Bazin, mouvement pour Deleuze et Aumont). En compa raison, la troisieme invention technologíque qu'il a fallu combiner pour inventer le cinéma, la projection d'images, fait figure de parent pauvre, quand sa paternité n'est pas tout simplement niée, parfois meme avec force. 11 est d' ailleurs frap pant qu'il faille la rejeter pour définir l'origine du cinéma, alors que, juste ment, elle semble indispensable aux historiens pour dater son invention, puisqtie é est la premiere projection publique des freres Lumiere, le 28 décembre 1895, qui a été retenue cornme acte de naissance du cinéma 20 • On pourrait se demander pourquoi, si le mouvement et la photographie font essentiellement le cinéma, leur avoir associé la projection. Ce ne fut justement pas toujours le cas, l'exemple le plus célebre étant le ki:riétoscope sonore d'Edison, élaboré des 1891, OU les images ne sont pas projetées mais éc1airées et agrandies par une loupe. Or on sait que celui-ci n'eut qu'un bref succes, auquelle cinéma tographe des freres Lumiere mit fin des son apparition. « Déeidément, l'heure n'est déjil plus aux « eabinets de euriosité » (auxquels se réftrent implieitement les Kinetoseope parlors), mais aux speetacles de projeetion unanimistes et eonviviaux » 21 explique Thierry Lefebvre • La convivialité est certainement une explication, notamment a cette époque OU la plupart des divertissements étaient cornmu nautaires, mais elle ne fait pas tout. Car, projeter des images n'est pas une opération neutre.
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Poétique de la projection Parmi les trois inventions que le cinéma associe, la projection d'ombres est de loin celle qui fut connue le plus anciennement, puisqu'on la trouve partout 18.- Gilles Deleuze, L'Image-mouvement, Paris, éditions de minuit, 1983, p. 14.
19.- !bid., p. 15.
20.- Non seulement publique, mais aussi payante, comme l'a rappelé Godard a l'occasion du
centenaire de la naissance du cinéma. 11 y avait eu des projections publiques auparavant, en mars de la meme année, pour des invités. 21.- Thierry Lefebvre, Cuide du musée du cinéma de la cinématheque fran9aise, Paris, Maeght éditeur, 1995, p. 48.
-Lesu
lementun lui-meme¡ Haas23 rapl portdepr< cependant, tous les Cal laissent pa: lumiere.La que la projl - Les ir transparen aussi parac leurs, fixéel transport dI contraire qU¡ vers le diaph neuse que s rappelle COl glorifie la lu photographie - Le lietl au moins Éll « L'une des 1
22.- Projections, organisée¡ 1998 (Editi 23.- Patrick de 24.- Jacques Al 25.- « Etre mal Souvenirs 4 26.-Ibid., p. 331
raud
Cinéma et imaginaire baroque
41
ms dans la nature et que les hommes la pratiquerent tres tót, dans les cavemes qui furent leurs premiers abris, autour du feu. Mais il faut remonter au XVII" siecle pour trouver l' invention technique que le cinéma naissant utilisa d'abord pour ions projeter ses images: la lanteme magique. Il en a repris les principales caracté tant ristiques, qui sont analysées et questionnées dans le recueil Projections, les transports de l'imag~: -' - L'appareil de projection, composé d'une borte opaque et d'un faisceau rait qui ne doit éclairer qu'une partie de la piece, ce pourquoi la source lumineux ute lumineuse est enfermée dans la bolte, de laquelle elle ne peut s'échapper que ~ca par un orifice réduit. La source lumineuse demeure donc invisible aux specta- ( t la teurs. La borte elle-meme cache son systeme complexe de lentilles et de roues , et qui permettent de faire défiler l'image, de la redresser et de la rendre dentées, é le Une machinerie invisible est donc al' origine de ces images... nette. ltre Le support sur lequel sont projetées les ombres des image1i, le plus généra pa lement un écran blanc, plat et disposé perpendiculairement au faisceau lumineux, lter lui-meme plus ou moins horizontal, si bien que le support est vertical. Patrick de nité Haas2J rappelle que de multiples expériences ont été tentées pour changer ce sup ap port de projection par les cinéastes expérimentaux des années 1920. D'ordinaire, ,te cependant, le support est opaque et immaculé avant de recevoir les ombres. Dans on, tous les cas, il demeure le meme apres leur passage. Les ombres immatériel1es ne bre laissent pas de traces, contrairement a la photogÍ'aphie, qui n'est que trace de la t se lumiere. La photographie est une étape dans la pratique du cinéma, mais on dirait ent que la projection a le demier mot: les traces finissent toujours par disparaftre. s le - Les images dont les ombres sont projetées - au cinéma, la pellicule -, oré transparentes et colorées. Jacques Aumont insiste sur cet aspect évident, mais par aussi paradoxal: ce qui est projeté sur 1'écran de la salle, c'est 1'ombre des cou na leurs, fixées sur la pellicule, qui font écran au trajet de la lumiere. « Le lumineux ure transport de l'image, au cinéma, en rigueur de termes n'existe pas, puisque c'est le les contraire qui s'y produit: une transformation de la lumiere par son transparaitre atra x» vers le diaphane de l'image-mere, atravers la couleur qui en est l'écran 24• » Pour lumi on, .. neuse que soit l'image projetée, elle n'en est pas moins faite d'ombres. Aumont) lU rappelle combien le cinéma s'est Vil « marié ala lumiere ». n cite 5temberg, qui me glorifie la lumier~, mais qui n'en oublie pas 1'ombre pour autant:« En matiere de photographie, l'ombre est aussi importante que la lumiere.26 » - Le lieu de projection, qui, s'il n'est pas nécessairement en intérieur, doit au moins etre plongé dans la pénombre, comme le remarque Yann Beauvais: est « L'une des caractéristiques de l'instal1ation cinématographique (et aussi dans une
lde du
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mt 22.- Projections, les transports de l'image est un recueil de textes réunis a l' occasion d'une exposition du en
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organisée a 1'école du Fresnoy-studio des arts contemporains entre novembre 1997 et janvier 1998 (Editions Hazan/Le Fresnoy / AFAA, 1997). 23.- Patrick de Haas, « Entre projectile et projet», in Projections, les transports de l'image. 24.- Jacques Aumont, « La couleur écran», in Projections: les transports de l'image, p. 145. 25.- « Etre maitre de la photographie, c'est etre maltre de la lurniere », Joseph Von Sternberg, Souvenirs d'un montreur d'ombres, op. cit., p. 335. 26.- !bid., p. 330.
Ernmam,tel Plasseraud
Ciné1lll
certaíne mesure des ínstallatíons vídéos) est la nécessíté, presque l'oblígation, de travailler dans une pénombre qui índuít des comportementsparticuliers27• » Tout est fait, bien sur, pour que 1'attention des spectateurs soit focalisée sur les images. La pénombre a pour enjeu d'abstraire le spectateur de l'environnement réel qui l'entoure. La salle, lorsqu'il y a salle (dans la majorité des cas tout de meme), est un premier pas, réduisant le champ de vision du public a un espace clos, le protég~ant également de la rumeur du monde. La pénombre en est un second, qui définitivement coupe le public de la réalité, pour laisser place a 1'univers des images. « Le royaume du simulacre et de ses chimeres nécessite tou jours des dispositijs et de savantes mises en scene afin de se constituer comme magique ou merveilleux 28 • » La pénombre rappelle également la nuit. l' assimilation de la projection cinématographique a un rexe éveillé est un des premiers lieux cornmuns qui se constitua a propos du cinéma. - La situatiQn des spectateurs, irnmobiles et situés entre l'appareil de pro jection, qui se trouve
métaIJ ensuit 1'imag cutabJ mythil effet,ll sont C( profon consciE expres
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Considéré selon 1'angle de la projection, le cinéma n'a done rien d'un art reproduisant le rée1. Au contraire, le dispositif projectif consiste a abstraire le monde extérieur et a présenter a la place, sur une surface vierge et sans fond, des ombres d'images, immatérielles, évanescentes, fantomatiques, produites par un processus mécanique et émanant d'une source lumineuse artificiel1e et cachée, en un déroulement inéluctable. Mais considéré selon r angle de la photo graphie, au contraire, le cinéma conserve une trace du réel, d'un réel qui, certes, n'est pas mais qui a été indéniablement, comme le disait Roland Barthes29 • Dans chaque cas, le mouvement s'associe pour renforcer l' effet, métamor 1, phoses, apparitions et disparitions des images évanescentes d'une part, dévoi \ 1 lement de ce que sont les choses en fonction de leur évolution dans la durée, d'autre parto Dans Le cinéma ou l'homme imagínaire, Edgar Morin expose comment du cinématographe Lumiere, et de sa prétention a se constituer en double de la [ réalité, provient le cinéma de Mélies, et son monde illusionniste fait de
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27.- Yann Beauvais, « Mouvement de la passion », in Projections: les transports de !'image, op. cit., p. 15l.
28.- Ibid" p. 151.
29.- Roland Barthes, L'obvie et /'obtus, Paris, Editions du Seuil, 1982, p. 36.
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~O' KCinéma et imaginaire baroque
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métamorphoses, d'apparitions et de disparitions, dont les effets sont devenus ensuite les codes langagiers du cinéma de fiction, qui réunit les deux et fait de ~s. 1'image cinématographique un« complexe de réve et de réalité ». Sa these est dis el cutable sur le plan strictement historique, car elle adhere aux « figures :le mythiques de Lurniere et Mélies », mais son intéret est ailleurs. Elle aborde, en m effet, le cinéma selon une perspective anthropologique, ou Lumiere et Mélies en sont convoqués en tant qu'archétypes représentatifs de tendances humaines ce profondes, qui s'incarnent régulerement, aun degré plus ou moins affirmé et u conscient, dans l'histoire. Ainsi, l'image cinématographique est une nouvelle ne expression d'un des plus fondamentaux désirs de l'homme, celui d'etre it. irnrnortel. Or, ce désir s'est exprirné, des les origines des civilisations hurnaines, de deux manieres: par la constitution de doubles de la réalité qui lui survivent ~ apres sa disparition, source du « réalisme », et par la métempsycose, ou ce '0 qui meurt ne disparait pas, mais se réincarne dans une autre forme cornrne IX. dans le reve. L'un ne va pas sans 1'autre, 1'un est toujours en germe dans 1'autre, ~st dans la pensée magique comme dans l'image en qui elle se prolonge. Et celle )le du cinéma est particulierement synthétique, puisqu'elle associe au double lO qu'offre l'empreinte photographique le mouvement qui lui permet de se de transformer. :re Morin n'en oublie pas pour autant l'importanee de la projection, au contraire: la photographie n'est pour lui qu'un type particulier de projection, us et la mise en mouvement son perfeetionnement. Toutes les techniques de pro jection1.e sont d'ailleurs que les expressions du mécanisme psychique humain e la projection mentale.
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« Le cinématographe s'est inserit dans la lignée des spectacles d'ombre, du /~ayang javanais 11 Robertson (1763-1837). (. .. ) De cavemes en cavemes, depuis / les cavemes de Java, celle des mysteres helléniques, celle, mythique, de Platon, , jusqu'aux salles obscures, se trouvent animées, fascinantes, les' ombres fonda mentales de l'univers des doubles30 • » Le cinéma n'est qu'un nouvel avatar de la tendance des hornrnes a se projete~ ) é est-a-dire a la fois a se dédoubler et a créer un monde imaginaire répondant aeeux de ses désirs que les lois naturelles contrarient, dont l'irnrnortalité est le
principal paradigme. La projection est l'origine, profonde et obscure du
cinéma, et l'on dirait qu'elle a saisi l' oecasion qu'offraient ces nouvelles images,
photographiques et en mouvement, pour s'incarner - si 1'on nous permet cet oxymore - a nouveau. Certes, 1'age baroque n'a pas inventé le cinéma. Mais aurait-on tout a fait tort d'affirmer qu'ill'a, d'une certaine maniere, imaginé, ou du moins qu'il a_ imaginé un cinéma possible, qui réponde a son désir de s'illusionner devant] les métarnorphoses des ombres? Ces projedions ou il y aura incontinent des
métamorphoses merveilleuses, des sauts périlleux, des vols, cornrne les imaginait
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30.- Edgar Morin, Le cinémYou /'homme imaginaire, Paris, Editions de Minuit, 1956, p. 44.
Emmanuel Plasseraud
Cinél
Leibniz, n'est-ce pas déja un peu le cinéma de Mélies et de ses successeurs? Et ce XIX· siecle qu'on ássuresi matérialiste, si tendu vers le réel, n'a-t-il pas per pétuer en meme tempsles projections lanternistes et multiplier les fantas magories illusoires? N'a-t-il pas utilisé la phótographie aussi dans le but de révéler les présences numineuses qui se dérobent a nos regards, ou de tromper ceux qui y croyaient? Il faut se garder de ne concevoir de ce siecle qu'une image réduite a la'banniere du réalisme. D'ailleurs, de nombreux travaux nous y encouragent aujourd'huPl. Le baroque n'a pas été réhabilité par hasard au XIX· siecle, romme nous l' avons vu en introduction. Les deux époques possedent des affinités :
omb voit Trev: parr jectic imag aussi naiss. autarl rimer unfih
44
I
Les efforts que tous les arts déploient au dix-neuvieme siecle pour faire voir qui n' est pas, en lui donnant une sorte de réalité sensible, et donc pour faire ¡de nous des hallucinés, rejoignent des tentatives bien plus anciennes, spora diques a certaines époques, mais fortement concentrées a l'époque baroque32 • » «
! , ce
Ces tentatives concernent essentiellement la mise en place de dispositifs de projection. Le XIX· siecle proposa d' autres types de dispositifs, comme les panoramas. Néanmoins, il conserva une place importante aux projections en continuant d'utiliser les plaques de lanternes magiques, lors des représentations de théatre d' ombres (comme celles qu'Hemi Riviere organisait au cabaret du Chat Noir, a Montmartre, entre 1892 et 1897) puis avec le cinéma qui sous une certaine forme, celle de Mélies exemplairement, en reprend les principes illusionnistes. Fellini proposait de voir dans la lanterne magique l' origine lointaine du cinéma; dans Intervista (1986), son avant-dernier film qui est aussi un essai sm: le cinéma, teinté de nostalgie, il fait du moment de la projection la spéci ficité de son art, par opposition a la télévision. Dans ce film, Fellini apparait lui-meme en train de réaliser une adaptation de L'Amérique de Kafka, dans \ ' une Cinecitta envahie par les productions télévisuelles, publicitaires et autres. \ C'est alors que s'échappant de l'une d'elles, Marcello Mastroianni surgit, / jouant également son propre role, déguisé, pour les besoins du toumage, en / Mandrake. Fellini l'enleve aux publicitaires pour l'emmener chez Anita Ekberg, qu'il n'a pas revue depuis La Dolee Vita. Instant magique ou Mastroianni, d'un coup de baguette, fait apparaitre un drap au milieu d'un nuage de fumée, derriere lequel il se faufile en compagnie d' Anita. Leurs
31.- On peut citer ceux de Giusy Pisano sur les récits lanternistes (Les Temps des images: des mi/líers de regards sur le monde, Mémoire d'HDR, tome 2, Université Ulle 3, 2005), ou les irIterventions réunies sous la direction de Donata Pesenti Campagnoni et Paolo Tortonese dans l'ouvrage ~ Les Arts de l'hallucination (Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001). Dans un autre genre, _ t... on peut penser aussi aux réfiexions d'Eugene Green sur la nature du dnéma et sa propension ~riginelle a montrer l'irIvisible (Eugene Green, Présences - essai sur la nature du crnéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2003). 32,- Paolo Tortonese, « Au-dela de l'illusion: l'art sans lacune » in Les Arts de l'hallucination, op. ' i cit, p. 47. '
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le ciné: peut ce revancJ malgré les POS! Cinema révoluti que l'irr tion inf( l'ont COl une plUl pasnon VUe d'w !fonction
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Cinéma et imaginaire baroque
rs? Et s per mtas lUt de >mper u'une lVaux lasard Dques
ombres se rejoignent, puis deviennent les images de La Dolce Vita, ou on les voit valser ensemble, trente ans auparavant, dans le bassin de la fontaine de Trevi. On ne peut rappeler plus c1airement ce qui fait la spécificité du cinéma, par rapport a la télévision, ce qui apporte et garantit toute sa magie: la pro jection a laquelle s'oppose la diffusion des images télévisuelles, le fait que les images cinématographiques sont essentiellement des ombres. C'est d'ailleurs aussi ce que rappelait Syberberg, l'importance de la projeetion notarnment a la naissance du cinéma, et pour la compréhension de son fonctionnement, pour autant que l' on s'affilie, eomme lui, a Mélies. De la résulte le dispositif expé rimenté durant quelques films, Ludwig, requiem pour un roí vierge (1972), Hitler, un film d'Allemagne (1978) et Parsifal (1982): Une des inventions les plus marquantes de Syberberg, a vrai dire la pierre angulaire de la eonstruetion de ses mondes imaginaires, fut l'utilisation de la projeetion frontale; un dispositif qui permettait aux acteurs d'évoluer devant \,~ un fond chargé de sens -l'image projetée d'une diapositive, une séquence de ,e film parfois - qui situe tel ou tel passage dans un contexte spatial ou poétique ' précis sans obsession de vraisemblance ou de réalisme".»
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N'est-ce pas, en effet, ce qui définit le cinéma, aujourd'hui, parmi la
profusion d'images qui nous entoure (de meme que c'est ce qui distinguait
le cinématographe des freres Lumiere du kinétoscope d'Edison, que l'on
peut considérer comme l' ancetre de la télévision, qui a done bien pris sa
revanche)? Le public n'est-il pas attaché a cette cérémonie, au point que
malgré toutes les prévisions, les entrées en salles se maintiennent alors que
les possibilités de visionner les films se multiplient (internet, DVD, Home
Cinema) ? De ce point de vue, d'ailleurs, la vidéo numérique n' a rien d'une
révolution et ne fait que reposer les memes problemes. Ce n'est pas parce
que l'image n'est plus une trace chimique de la réalité mais une transcrip
tion informatique codée qu'elle n'a pas l'aptitude a montrer le réel, comme
l' ont compris les cinéastes du Dogme et les documentaristes qui en tirent
une plus grande aisance et des possibilités pratiques nouvelles. Mais ce n'est
pas non plus parce qu'on tourne en vidéo qu'on ne peut penser son film en
vue d'une future projection et envisager de fonder ses choix esthétiques en
fonction d'elle.
/"--
(Le cinéma négatif
.
. L'lmage cinématographique est une image complexe, toujours a la fois
photographique, projetée, et mise en mouvement. Elle mele trace du réel et
ombre évanescente, et la différence entre elles n'est jamais que fonction de la
maniere dont on considere le film, comme un roban de pellicule photogra
phique ou cornme son ombre projetée. En découlent des pratiques différentes,
33.- Christian Longchamp, Syberberg/Paris/Nossendorf, Paris, Editions centre George Pompidou Yellow now, 2003, p. 22.
/
Emmanuel Plasseraud
Cinémaetin
selon que les cinéastes privilégient l'un ou l'autre de ces aspects. Mais meme la, la nature complexe de l'image resurgit, comme le rappelle avec humour un projet de film de Raoul Ruiz:
« le frémís: cela con'cer; l'ídée de Vf
« C'est l'histoire d'un pari entre Mélies et les freres Lumiere; le pari de faire le tour du monde en 80 jours, chacun de son coté, et de voir qui le fait le plus vite. Les Lumiere feront vraiment le tour du monde, emmenant avec eux des opéra teurs - ils sous-traitent-, alors que Mélies reste chez lui avec ses petites idées, ses bricolages. Mais les Lumiere vont tourner par hasard des irnages non réalistes qui ne les intéressent pas, comme des apparitions de la Vierge qui sont en fait des effets spéciaux non trafiqués, naturels; tandis que Mélies, de son coté, réussit des images beaucoup trop réalistes! Pour finir ils se les échangent". »
L'un d. danslanol chilienlon
46
Les freres Lumiere et Mélies sont souvent présentés cornrne les mythiques « peres spirituels » de deux courants qui s'affrontent dans toute l'histoire du cinéma, regroupant d'un cóté les cinéastes qui filment la réalité et ceux qui I créent des mondes fictifs. Ce que Ruiz sous-entend, c'est que la frontiere entre ces deux tendances n'est pas aussi étanche qu'on peut le penser. La \ réalité historique lui donne d'ailleurs raison. On sait que les fr~res Lumiere 1\ organisaient quelque peu leurs vues, de fac;on a ce qu'elles soient les plus attrayantes possibles. Ainsi, 'ils toumerent trois versions. différentes de la sor tie de leurs usines, s'apercevant qu'il fallait accélérer le mouvement des ouvriers, qu'il était intéressant que certains soient en vélo etc. Le document, , avec eux, est déja mis en scene, et cela de fac;on pas toujours discreteo Dans la , vue sur Le Jardín des tuíleríes, un hornrne, armé d'un baton, est chargé de chas ser les badauds qui s'installent devant la caméra, et qui bouchent la vue. Dans Le Chat, un enfant pose une assiette de lait devant un chat, et le force a laper pour qu'il se passe quelque chose, en jetant des coups d'ceil hors-champs de maniere a répondre aux consignes. A 1'inverse, Mélies, qui commenc;a d'ailleurs par effectuer le meme type de prise de vue que les Lumiere, jusqu'au célebre incident de la place de 1'Opéra, garda, malgré toutes ses fantaisies, le gout pour la captation d'événements réels. Cest lui qui inventa les actualités cinématographiques, lorsqu'il souhaita filmer le couronnement d'Edouard VII. Cornrne il n'en eut pas 1'autorisation, il se résigna a reconsti tuer en studio la cérérri.onie, et c'est ainsi qu'il put présenter 1'événement au publico La parabole de Ruiz a. toutefois une autre portée, qui dépasse l' allusion a ces figures historiques. Si elle reprend, d'un cóté, le lieu cornrnun qui dit que la réalité dépasse souvent la fiction -les Lumiere enregistrent des événements extraordinaires -, elle ajoute que 1'artifice, le trucage, peuvent amener parfois ades résultats plus vrais que la confiance en 1'ontologie de l'image. Cest, bien sur, une réfutation ironique de la these de Bazin et une prise de position par rapport a elle. Certes, Ruiz reconnait que dans 1'image cinématographique, 34.- Cité dans le livre de Fabrice Revault d' Allonnes et de Christine Buci-Glucksmann, Raoul Ruiz, op. cit., p.10S.
«Lec déme d'ab( lumi~
triche ondé a voir
BaZ~ét
malgré t ut nable de 1 . fait chimiq1. par chaque subir a 1'imi une trace su diviser en se que chacun l'hommeM telIe que son
Lenceud ni dans la na pas reconnaí cinéma, con éthique, aus~ de vérité et 1 d'elle. Ruiz 1 élaborés pou théologiens S< il'existence de :~platoniciens . !;attribuer, mai ~ . ,mystiques, P( "voie ascenda « La voi Ij
nature,ll c'estRos
lasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
smeme lUmour
« le frémissement du réel existe ». Toutefois, il ajoute: « Mais je ne erois pas que eela eoncerne la reproduetion: il ne doit pas etre reproduit ». En effet, il « refuse que l'idée de Vérité soÍt liée a un quelconque fr'émissement de la réalitl?5 ».
e faire le ,lus vite. !sopéra es idées, réalistes 1t en fait ~, réussit
L'un des points problématiques de la théorie du critique fran<;ais réside dans la notion d'objectivité photographique. On ne peut que suivre le cinéaste chilien lorsqu'il déclare :
thiques toire du eux qui :ontiere lser. La .umiere les plus e la sor ent des :ument, Dansla fe chas le. Dans ~ a laper lmps de ~ Llmiere, Lltes ses inventa lllement econsti nentau lusion a ,ditque lements : parfois est, bien tion par lphique,
:ksmann,
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« Le cinéma a presque toujours « trompé » la réalité, il s'est quasiment toujours démarqué du réel quotidien. En toutes choses, ne serait-ee que par le montage d'abord, qui triehe avee la durée, ou par le faux raeeord, les variations de lumiere d'un plan a l'autre, les ehangements de eadres et d'axes, d'objeetifs, qui trichent avee l'espaee. Chaque fois qu'on déplaee le point de vue d'une eaméra, on déplaee eelui des speetateurs. Ces évidenees einématographiques n'ont rien avoir avee le réeP". »
Bazin était parfaitement conscient de ces évidences, mais il estimait que malgré tout transparaissait dans l'image cinématographique une trace inalié nable de la réalité. Et la encore, on ne peut qu'etre d'accord avec lui: c'est un fait chimique, prouvé scientifiquement, et constaté phénoménologiquement par chaque spectateur, que, malgré tous les traitements que l'on peut faire subir a l'image, a partir du moment OU quelque chose a été filmé, il en reste une trace sur la pellicule. Ainsi, s'il est absurde de croire que Mélies ait pu se diviser en sept musiciens dans L'homme-orehestre, il est en revanche indéniable que chacun de ces musiciens est une image qui provient d'une tracede l'homme Mélies, obtenue par l'enregistrement par la caméra de la lumiere telle que son corps l'a réfléchie en direction de l'objectif.. Le nreud du probleme ne réside donc pas tant dans le dispositif lui-meme, ni dans la nature de l'image, car il faudrait etre de bien mauvaise foi pour ne pas reconnaltre qu'objectivité et subjectivité se melent dans le dispositif du cinéma, comme dans l'image qu'il produit. Le probleme est davantage éthique, aussi bien qu'esthétique, sinon philosophique. 11 conceme la notion de vérité et la maniere dont les cinéastes con<;oivent le cinéma en fonction d'elle. Ruiz proposa un joU! un parallele entre trois systemes théologiques élaborés pour connaltre Dieu et trois manieres de pratiquer le cinéma. Les théologiens se divisaient, en effet, entre les thomistes qui entendaient prouver l'existence de Dieu par la raison (connaissance positive ou objective), les néo platoniciens pour qui on connalt Dieu par tout ce que l'on ne peut pas lui attribuer, mais qui procede de lui (connaissance négative ou réaliste), et les mystiques, pour qui Dieu peut se manifester quotidiennement par le miracle (voie ascendante). « La voie aseendante eonsisterait pour le einéaste 11 attendre le miracle de la nature, ane pas intervenir, ajuste regarder et enregistrer ce qui survient ou pas : e'est Rossellini, e'est la « modernité ». Il attendrait aussi,-meme dans l'artificiel,
35.- Fabrice Revault d'Allonnes et Christine Buci-Glucksmann, Raoul Ruiz, op. cit., p. 107. 36.- Fabrice Revault d' Allonnes et Christine Buci-Glucksmann, Raoul Ruiz, op. cit., p. 107.
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-l'expression des sentirnents: ainsi de Téchiné ou Doillon. On laisse tourner et on laisse I'expression venir et retomber d'eIle-meme. II y aurait par ailIeurs le mode positif: un cinéma positif, de these, ou tout est pertinent par rapport a une these. C'est le cinéma américain, celui de l'efficacité, le cinéma narratif. Enfin, iI y aurait un cinéma ou tout est impertinent, non-pertinent. Gu l'on opere par l'artificiel pour créer le naturel ailleurs, créer la vérité ailleurs : jamais Idans l'absolu, jamais dans le film meme. Un cinéma ou l'on recherche la non ~~raisemblance, l' artificialité: voila un cinéma réaliste. Réaliste plutót que N:,aroque, mot qui est un peu37 ••• »
législ. sonté qui, a pulatl l'imp( électi( meme
Quel1e est la meilleure maniere, pour les théologiens, de connaftre Dieu? Par la raison, l'aporie ou le miracle? Quel1e est la meilleure maniere, pour les cinéastes, de montrer le réel? Est-ce en le laissant advenir dans l'image, en en proposant une représentation, ou en révélant le caractere illusoire de toute captation et de toute représentation? Ruiz et les cinéastes baroques explorent cette troisieme voie, cel1e d'un cinéma négatif(nous verrons plus tard pour quoi il hésite sur le qualificatif de baroque, et lui préfere celui de « réaliste »). I~ siagit toujours d'établir une vérité sur le réel, mais ils ne croient pas en la capacité des deux autres voies a y parvenir car leur conception du réel est dif férente. 11 est facile de médire du baroque et de ne lui accorder aucun sérieux, tant qu'on n'essaie pas de comprendre selon quel1e conception les baroques appréhendent le rée1. Nous ne sommes pas encore pret, au point OU nous en sommes, a pouvoir l'aborder dans sa globalité, aussi nous laisserons, pour le moment, le probleme en suspens, et continuerons done a suivre ce que peut nous apprendre le cinéma, envisagé dans une optique baroque. Nous avons vu que Ruiz, s'il admet l'existence dufrémissem~.!jel, dont se recommandent les cinéastes du miracle, estime queT'imigé n'en est pas moins trompeuse: « Meme dans la volonté de « faire vrai », de restituer un espace unique ou continu; avec un comportement unique, une action continue, on a besoin d'un certain « maniérisme »: comme chez Bresson, avec ses regles autonomes, le dépouillement de la bande-son etc. Il y a toujours du factice 38 ••• »
Ruiz sait de quoi il parle, puisque ses premiers films chiliens, comme Tres Tristes Tigres (1968), sont d'inspiration néo-réaliste. En al1ant au-dela de ce, style, qui se voudrait un non-style, puisque son absolu est l'objectivité docu- 1 mentaire, il en a découvert les regles, les manieres, et peut-etre aussi le fait ' que tout n'est que regles et manieres.
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On retrouve cette critique de l'objectivité documentaire dans un film qu'il¡~ a réalisé potír l'INA en 1979: Des grands événements et des gens ordinaires: les\111 élections. 11 s' agit justement d'un documentaire sur l'impact des élections '1: I (
37.- Entretien avec Fabrice Revault d'AIlonnes, Cinéma 86, n° 360, 25/06/86. Cité dans Christine Buci-Glucksmann, Fabrice Revault d'AIlonnes, Raoul Ruiz, op. cit., p. 57. 38.- Entretien avec Fabrice RevauIt d'AIlonnes, Catalogue du coIloque « Peinture et Cinéma » de Quimper, mars 1987. Cité dans Christine Buci-Glucksmann, Fabrice Revault d'AIlonnes, Raoul Ruiz, op. cit., p. 107.
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Cinéma et imaginaire baroque
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législatives sur les habitants du douzieme arrondissement de Paris. Les images sont accompagnées d/un cornmentaire en voix off qui ne les illustre pas, mais qui, au contraire, révele en quoi elles procedent toutes d/une intention mani pulatrice qui n/a ríen d/objective. La présence d'un narrateur (le réalisateur) et l/importance du contexte qui le détermine (il est un exilé chilien pour qui une élection démocratique a une signification particuliere) sont ainsi rappelés, de meme que l/influence de la caméra, qui modifie les comportements dans toute prise directe. Le cornmentateur explique également cornment une image peut passer pour une autre - un bar de n/importe quel arrondissement pour un bar du douzieme -/ ou encore comment deux images peuvent etre enchainées pour une raison purement formelle, un meme mouvement de caméra par exemple. Peu a peu, le sujet du documentaire change, et la voix off 1'indique. n devient un film sur « la dispersion, la propriété du documentaire ase perdre dans le détail »/ puis sur « la nature du direct »/ « la stérilité du documentaire » etc. Il se réfléchit dans le discours de la voix off et dans les images de fin qui sont une série de plans extraits des séquences précédentes. n se dédouble, se démultiplie, integre des images d/autres documentaires, devient plusieurs films infinis, qui n/ont plus ni cornmencement ni fin/ cornme un cancer qui atteint finalement la réalité, si bien que la vie quotidienne devient « la parodie de ce qui passe a la télé sous le nom de reportage39 ». En détoumant le documentaire, Ruiz prévient de ce qui peut tromper dans l/image, mais il ne fait pas uniquement cela. Il montre aussi cornment rendre visible cette tromperíe, cornment empecher que l' on croit a l/objectivité des images, notamment par la voix off et son discours sur l/image. Le frémissement du réel existe, mais comme 1'image trompe de toute fa¡;on, il ne doit pasetre reprodUlt pour éviter que 1'image mente double ment, en prétendant indument présenter objectivement le réel et en omettant de montrer en quoi elle ne le fait pas (position éthique). Et pour cela, il faut trouver des moyens, comme cette voix off, d/indiquer en quoi 1'image est un mensonge (position esthétique). Ainsi, cornme il y a des moyens pour laisser le réel advenir dans l/image - ceux que Bazin analyse dans Qu/est-ce que le cinéma?, le plan-séquence, le montage interdit, l/utilisation d/acteurs non professionnels, les toumages en décors réels -/ il Y en a pour empecher son intrusion, ou pour la dénoncer des qu/elle a lieu. Si l/on doit chercher des criteres formels propres au baroque cinématographique, au niveau de sa conception de l/image, ce sont ceux qui permettent d/éviter l/irruption du «frémissement du réel».
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L'esthétique baroque de 1'image cinématographique procede d/une position philosophique: la véríté sur le réel ne peut etre atteinte objectivement, par la ,~ captation d'extraits du réel, ni rationnellement par sa représentation. 11 en
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39.- On peut songer aussi au film de Chris MarkerL'Ambassade (1973)/ qui montre une fusillade filmée par un amateur dans une ambassade située dans un pays sud-américain, jusqu'1I ce qu/on apen;oive la tour Eiffel par la fen~tre et que I/on comprenne alors que tout a été tourné 11 Paris.
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découle aussi une éthique: l'image ne doit pas chercher a capter ou a repré senter le réel, car elle est inévitablement un mensonge, une illusion, d' OU d'ailleurs la référence toujours renouvelée a son origine lointaine, la projection d'ombres. Elle doit au contraire s'afficher comme telle. Une image s'affichant comme mensongere, illusoire, nous l'appellerons image-simulacre. Comment se constituent les images-simulacres de l'esthétique baroque au cinéma? La question est a la fois pratique et symbolique: comment, et jusqu'a quel point, éliminer, évincer, faire disparaltre ou faire oublier cette trace de la réalité qui est une partie intégrante de l'image cinématographique, a partir du moment OU elle est constituée de photogrammes? Nous connaissons déja l'un de ces moyens, qui est bien, dans la réalité, ce qui témoigne d'une absence, d'une négation, ce qui justement entoure cette mam~re réelle consistante et insis tante, ce qui la délimite, la détache, ou au contraire la dissimule et la fait disparaHre: l' ombre. Comme l'écrit Raoul Ruiz: « Dans le cinéma actuel (et dans le monde), il y a trop de lumiere. Il est temps de revenir aux ombres4D • »
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L'image cinématographique comme ombre évanescente L'ombre résume bien l'un des problemes liés au cinéma baroque lors qu'elle émane d'un corps, ou d'un objet (ombre portée)41. Ce qui fait probleme, pour les baroques, ce n'est pas elle, ce sont eux. Comment se débarrasser des corps et des choses, de la matiere, du grain de réel, comment filmer les ombres? La réponse la plus simple consiste a dire qu' on ne fait que cela, puisqu'au cinéma il n'y a pas de corps. C'est l'éternel reproche du thé¡Ure envers le cinéma: l'absence de présence réelle de l'acteur de cinéma, par opposition au comédien en scene.
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Ruiz est alIé le plus loin dans cette idée que les corps de cinéma ne sont que des ombres. 11 remarque que le cinéma a ceci d'inquiétant que lorsqu'on regarde un vieux film, on voit évoluer, parler, vivre, avec 1'« effet de réalité » si fort de cet art, des acteurs qui sont tous morts (pour peu que le film soit ancien, mais, si on le conserve, il finira toujours par le devenir). Ce que l'on voit alors, seIon son expression, ce sont « les ombres des fantomes » de ces \ acteurs. Le cinéma est le royaume des ombres, mais ces ombres sont celles de \.. fantómes ... On ne reprochera pas a Ruiz d'etre un mauvais directeur d'acteur parce qu'a l'évidence, ce ne so es acteurs qu'il dirige, mais déja des fantómes, pour un c' ma de morts-vivants. 'est ainsi que dans ses films, il traite souvent les personnages comme des fantómes, car telle est la nature des etres de pellicule. De sorte qu'il filme leur ombre, comme dans son adaptation de la piece de Racine Bérénice (1983) OU l'actrice Anne Alvaro évolue parmi des ombres qui glissent sur les murs. Dans La Ville des pirates (1983), l'enfant joue a cache-cache parmi des draps, si bien que pour finir, c'est son ombre qui
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Raoul Ruiz, Poétique du cinéma 2, París, Editions Dis voir, 2006, p. 10. 41.- Pour les différents types d' ombres, portées, attachées, projetées ou propres, on peut se référer au livre de Michael Baxandall, Ombres et lumieres (París, Gallimard, 1999).
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joue. Cet enfant étemel, qui est une parodie de vampire, 'puisqu'il mange de l'ail et ne dort jamais, surtout pas le jour puisque le jour lui donne l' occasio~ 11 d'etre une ombre, ne cesse d'apparaltre et de disparaitre en laissant son ombre , agir a sa place, éventuellement pour assassiner. Cest finalement elle qui s'é leve au-dessus de nle pour saluer les deux cadavres qui devisent sur l'éter nité. Et Toby, l'habitant schizophrene de l'lle qui s'incame en différents per sonnages, se démultiplie en autant d'ombres qui jouent ase passer une tete de mort en plastique, alors qu'il est seul dans la piece. Les ombres se désolidarisent~· des corps, elles ont leur existence propre, qui néanmoins a une action sur les ) corps et objets.
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Le baroque appréhende l'ombre pour ce qu'elle implique d'instabilité, d'inconsistance, d'immatérialité. Illui offre une vie autonome, qui n'est pas mena¡;ante, mais plutOt troublante, et qui fait nous demander: «Est-ce possible que nous n'ayons pas plus de consistance que cela? ». On trouve ce sens métaphorique des le XVI" siecle, chez Montaigne par exemple, et dans la poé sie et le théatre du XVII'. Jean Rousset cite ainsi un vers d'Urfé, extrait de Silvanire: « le suis semblable ii l'ombre / le fuis qui me poursuit / le suis qui me fuit 42 ». Au XVIII' siecle encore, on peut lire chez Matias Aires que « le monde n'est qu'ombres qui passent43 ». Néanmoins, c'est l'autre double naturel de I'homme, le reflet, qui a la prédilection des poetes. Peut-etre est-ce parce que l'ombre implique une profondeur que le baroque ne connalt pas, ou du moins n'autorise pas le jeu sur l'apparence que le reflet permet? En tout cas, l'ombre ji sera infiniment plus reconnue pour ses qualités maléfiques ou angoissantes par '~! le romantisme et l'un de ses avatars, l'expressionnisme, notamment au cinéma. I L' ombre, en effet, est aussi un theme qui rapproche le cinéma du fantas
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tique. D'Edgar Morin aJean-Louis Leutrat, la proximité entre le fantastique et JiJ le cinéma a souvent été relevée, a partir de la capacité du cinéma a etre un ' double du rée1. Le double, dont l'ombre n'est qu'un mode, est en effet le theme fondateur du fantastique. Le cinéma serait, en son essence, fantastique, et le développement du geme, avec tous ses clichés, n'épuise pas meme toute la portée de ce rapprochement, la masquant au contraire. La fin du XIX" siecle, d'ailleurs, n'est pas uniquement le moment d'un bouleversement dans l'ordre de la représentation visuelle, mais aussi celui de l'exploration des zO,n.e. sombres de l'esprit humain. Il y a, bien sur, l'invention de la psychanalyse et ses signes avant-coureurs dans la philosophie (chezNietzsche, auteur notaÍn ment du Voyageur et son ombre) et dans la littérature (du Double de Dostolevski aux romans gothiques que le cinéma adaptera d' ailleurs abondamment, L'étrange cas du docteur lekyll et de Mr. Hyde de Stevenson, L'Homme invisible de Wells, ou Dracula de Bram Stoker). Avec La Ville des pirates, nous sommes loin de l'ombre de Nosferatu qui se profile sur les murs et bientót au-dessus du lit oil. dort Jonathan Harker, dans le film de Mumau. C' est que l'ombre, dans
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42.- Jean Rousset, La Littérature de l'age baroque en France, ap. cit., p. 39.
43.- Matias Aires, De la vanité des hommes, Nantes, Le Passeur, 1996, p. 44.
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les film.s expressionnistes - on peut penser aussi au Cabinet du docteur Caligari, a L'Etudiant de Prague, M. le Maudit, Loulou ou Tabou - est 1'appendice des etres animés par le mal, qu'ils portent au plus profond d(eux, dans leurs désirs inconscients. C'est le sujet meme du Montreur d'ombres (1922), autre film expressionniste de Robison, ou en jouant avee les ombres, un illusionniste évele les pensées malhonnetes et perverses de ses invités. L'ombre roman ique, ou expressionniste, est l'expression de la profondeur obscure de 'homme, de ce qu'il a de maléfique - je porte 1'0mbre en moi -, tandis que pour les baroques, elle est une figure de rhétorique, une métaphore de 1'in consistance de I'homme - je suis une ombre -. La mort róde autour de l'homme, a cause de ses instincts morbides chez les romantiques, en raison de sa condition mortelle pour les baroques. Les poetes baroques ont poussé tres loin cette idée de la finitude de l' existence humaine, au point de ne consi dérer en la vie qu'une mort qui s'ignore. Ecoutons Quevedo, dans le Songe de la mort et de son empire (1630): « Et ce que vous appelez naitre, c'est commencer a mourir; comme aussi ce que vous appelez vivre, c'est mourir en vivant ». Mais la mort n'y est pas liée au mal, au péché ou a une dégénérescence spirituelle. Elle fait partie de la vie, comme l' ombre, on ne s'en cache pas comme si elle était taboue, et e'est pourquoi on l'entoure d'omements pour en faire un spec tacle. D'ou le faste des cérémonies funéraires a l'époque baroque, dont Fellini donne un exemple avécle-éliar ome (té ~quelettes présenté lors du défilé de mode ecclésiastique de Roma (1972).
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A l'opposé de Ruiz, et de ~sonnag€~désiJ:lc~ine sont que des ombres, Fellini et Welles affrontent directement le probleme de la présence du corps au cinéma et apportent une autre solution a la question précédemment posée. Pour ces deux cinéastes, il ne suffit pas de ne filmer que l'ombre des corps pour se débarrasser d'eux, ou plutót, -;a ne correspond pas a leur reconnaissance de l'existence des corps et des acteurs. Si le cinéma ne possede pas la présence réelle, il peut en donner l'illusion. Quoi de plus « présents » au cinéma, en effet, que les personnages secondaires, parfois simples figurants, dont ces deux auteurs ont rempli leurs films! Et si le corps au cinéma ne possede, comme toute chose, que deux dimensions, il conserve toutefois quelque chose de réel, quelque chose comme le grain de la peau qu'ont su si bien montrer Warhol et Cassavetes dans leurs films (Sleep, Faces). Fellini et Welles sont de grands directeurs d'acteurs, paree qu'ils ont soumis les corps les plus divers, les plus corpulents, les plus malingres, a un double processus qui a la fois en réve1e la singularité de fa-;on a rendre la présence unique d'une chair et de sa forme achaque fois particuliere, et qui les plonge dans l' ombre jusqu'a les faire disparaftre. TI ne s'agit plus de filmer l'ombre des corps, il s'agit de montrer, de fa-;on dramatique et antinaturelle, comment l'ombre peut s'étaler sur le corps meme le plus imposant, ou sur les corps les plus divers jusqu'a la disparition qui est le lot de tous. C'est ainsi qu'a la fin du Casanova de Fellini, 1'0mbre
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envahit le visage du sédueteur et de son automate qui valsent sur la lagune gelée de Venise, dans ce qui est 1'ultime reve d'un vieillard sur le point de mourir. De meme, la derniere eonfrontation entre K. et son avoeat, dans Le Proees de Welles (1962), se déroule devant un écran de projection oil leurs eorps apparaissent tour a tour en ombres chinoises. K. y apprend sa eondarnnation et y déeouvre 1'absurdité d'un monde vide de sens, dans une séquenee qui est aussi une mise en abime du dispositif de projeetion einématographique.
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W6lfflin a montré, dans Princípes fondamentaux de l'histoire de l'art eorome l' ombre envahit la peinture au XVII" siec1e, en opposition avee la c1arté absolue reeherehée par les peintres de la Renaissanee. Dans les tableaux baroques, les ombres font disparaitre les eontours, libérant la eouleur de son asservissement au dessin, plongeant eertaines parties de la eomposition dans l' obscurité:
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« Pour Raphael composant son Portement de Croix, il allait de soi qu'il fallait mettre en évidence avec le maximum de visibilité le Christ défaillant, et a l'intérieur du tableau lui accorder la place qu'une imagination éprise de clarté revendiquait pour luí. Personnage central, il est rattaché au premier plan de 1'espace. Rubens, lui, a travaillé sur des bases tout autres. Ecartant de son chemin la surface et la structure tectonique au bénéfice du mouvement, il ne rencontre la vie qu'en ce qui est apparemment obscur"'. »
C' est le regne du c1air-obscur, dont Rembrandt et Le Caravage furent les maltres. D'oil naissent les images? De la lumiere ou de l' ombre? Pour les peintres, e'est d'abord un probleme pratique, eonsistant dans la surfaee - la toile - qu'ils vont avoir a peindre. « Au fond blane de eraie ou de plátre qui préparait le tableau, le Tintoret, le Caravage substituent un sombre fond brun-rouge sur lequel ils plaeent les ombres les plus épaisses et peignent direetement en dégradant vers les ombres 45 », explique Deleuze. Fond c1air, fond sombre, ce n'est déja plus la meme pereeption de l' existenee des ehoses:
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« Le tableau change de statut, les choses surgissent de l' arriere-plan, les couleurs "\ jaillissent du fond cornmun qui témoigne de leur nature obscure, les figures se ) définissent par leur recouvrement plus que par leur contour. Mais, ce n'est pas en opposition avec la lumiere, c'est au contraire en vertu du nouveau régime de lumiere. Leibniz dit dans la Profession de foi du philosophe: « Elle glisse cornme . . par une fente au milieu des ténebres46• » . ;.~
Le probleme pratique se pose aussi au cinéma, d'une autre maniere. Il n'y a pas de surfaee a reeouvrir, mais la lumiere est indispensable pour imprimer la pellicule. Oil trouver la lumiere? Au soleil, naturel1ement... Mais ce n'est pas si évident, la lumiere du soleil étant variable. On sait qu'Hol1ywood n' existe que gnke a sa situation géographique - Los Angeles bénéficie d'un elimat particulierement c1ément et stable -, mais meme a Hollywood ont été
44.- Heinrich W6lfflin, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, Paris, Gérard Monfort, Imago.J Mundi, 1992, p. 239. 45.- Gilles Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 44. 46.-lbid., p. 45.
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construits des studios OU l'on s'enferme pour créer.une lumiere que l'on mai trise mieux, par des moyens artificiels, meme si les premiers studios, comme la « black Maria» d'Edison, profitaient de la lumiere solaire a travers des paroies de verre. Autant la lumiere naturelle est variable,souvent insuffisante, peu maitrisable, autant elle met sur un pied d'égalité les ombres.et lumieres, comme si l'on ne se décidait pas a choisir une origine lumineuse ou obscure aux images, ce qui a toujours un aspect symbolique, voire idéologique. Tel est le (non)-choix, d'apres Fabrice Revault d'Allonnes, de ce qu'il nomme, dans La Lumiere au cinéma, le cinéma « modeme' ». A l'opposé, se trouvent, selon lui, le cinéma « classique », qui crée une lumiere signifiante, et le cinéma «baroque », dont les effets lumineux témoignent de l'absurdité du monde. 11 y a, en effet, une parenté éntre le style classique cinématographique et le baroque, en ce qüe leur conception de la lumiere émane d'une pratique du studio. Elles s'opposent toutefois en ceci que l'idéal classique réside dans la chuté et la vraisemblance, en vue d'une lisibilité optimale de l'image et de ses éléments. Les éclairages Classiques servent souvent a marquer les contours des objets ou des personnages pour les délimiter et les distinguer dans la pro fondeur, tandis que la lumiere baroque ne recouvre pas la totalité de l'image et affiche son artificialité en apparaissant et disparaissant sans justification scénographique. Chez Fellini, par exemple, elle semble parfois procéder de la vision des personnages, comme lorsqu'au cour d'un repas, l'ombre recouvre les convives a l' exception de la femme que Casanova observe, qui deviendra sa nouvelle proie. Chez les baroques aussi, la lumiere se teinte de couleurs chimiques qui n'étnanent pas de sources naturelles. C'est ainsi que des éclai rages verts et roses s'étalent sur certains décors chez Syberberg, Has, ou dans quelques films de Mario Bava, exemplairement dans le demier sketch des Trais Visages de la peur (1963).
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Dans les films baroques, la lumiere semble donc s'extraire d'un sombre fond primordial, « lumiere artificielle de la balte naire de nos ciné-fantasmes, devant '. '(Eil du dedans 47 », en des effets de clair-obscur, comme dans le prologue de Meurtre dans un jardin anglais de Greenaway (1982). Ce film, qui se déroule a la fin du XVII" siecle, est une réflexion sur les pieges de la représentation. TI s'ouvre sur une séquence en intérieur composée de plans OU des personnages éc1airés partiellement aux bougies et entourés de grappes de fruits se détachent sur un fond noir. Ces images aux cadrages composés et fixes évoquent les reuvres de La Tour, qui respectent le principe baroque de la c1arté relative. Outre le fond noir, ce qui caractérise le style baroque est cette plongée partielle des figures notarnment des visages en gros plan -, dans l'obscurité. Elle traduit ici l'état d'esprit des courtisans qui se complaisent dans des postures sociales dont toute la saveur consiste a savoir ne présenter de soi qu'un masque cynique qui témoigne d'une curiosité aigrie a l' égard des secrets des autres - vite réduits a des problemes prosalques de fondements, cornme dans les dialogues de cette 47.- Citation tirée de Hitler, un film d'Allemagne, de Syberberg.
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séquence -, et qui feignent de cacher dans l'obscurité une intériorité qui n'existe pas. Les flammes des bougies et les fruits indiquent, selon l'icono graphie des peintures en vogue au XVIle siecle, la vanité de leurs discussions stériles et de leurs calculs égoistes. Le clair-obscur était évidemment l'un des éléments stylistiques les plus marquants de l'expressionnisme, mais il était attaché ala représentation sym bolique de la lutte du Bien et du Mal. L'ombre, dans l'image baroque, n'a pas cette dimension morale. Elle est ce néant que recouvre le masque de celui qui n'offre aux autres que son apparence (mais y-a-t-il autre chose?), ce néant qui peu a peu le gagne, comme lorsque la teinture noire des cheveux coule sur le visage blanc, figé et inanimé, du cadavre du compositeur, a la fin de Mort a Venise, de Visconti (1971). Mais elle est aussi un choix esthétique, qui fait écho a l'éloge qu'a pu lui rendre l'écrivain japonais Junichiro Tanizaki: « De m~me qu'une pierre phosphorescente qui, placée dans l'obscurité émet \ un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau ~ précieux, de m~me le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre"'. »
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Et tandis que la photographie tente de capter en la trace lUIl.1ineuse l'indice d'une présence réelle, matérielle, corporelle, la projection d' ombres propose des mondes illusoires OU tout est possible car aucune matiere ne fait obstacle a des transformations purement optiques. Cinéma « photographique » du monde réel, de la vérité et de la présence, contre cinéma « projectif » des mondes possibles, des ombres illusoires et évanescentes... Telle est la premiere altemative, qui voit s'opposer le réalisme au baroque cinématographique.
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79.- Junichiró Tanizaki, Eloge de I'ombre, París, ALe, 1977, p. 77.
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Ernmanuel Plasseraud
peint. Mais <;a n'explique pas les différentes postures des suivantes, ni le titre. Thévoz propose donc l'idée que Velasquez s'est peint, par le biais du reflet de miroirs assemblés ~ car on n'en fabriquait pas d' aussi grands a l' époque -, en train de peindre Les Menines (d'ou le titre), au moment ou le couple royal est entré dans son atelier (d'ou les poses différentes des suivantes,. selon qu'elles aper<;oivent ou non les monarques). Les Menines serait donc le reflet de ce que voyait le peintre, le reflet des Menines 2 • Le baroque commence lorsque le sujet de la représentation n'est plus le réel, mais son reflet dans un miroir ou une étendue d'eau. C est aussi ce que montre l' ouverture du Casanova de Fellini. Des reflets multicolores scintillent dans l' eau troublée du Grand Canal de Venise, formant comme un rideau de théatre. Une fete se prépare, dont on n'aper<;oit encore que la trace éphémere. Une douce berceuse - composée par Nino Rota accompagne les images, leur apportant un caraetere d'irréalité, pendant que le générique défile. Le film se situe d'emblée a la limite du songe, etil s'ache vera, en ce meme lieu, par un reve glacé qu'accompagnera a nouveau cetle musique. Le générique finit par le titre du film, qui apparaft en une calligraphie mouvante comme un reflet, qui peu a peu se précise. Alors, la musique s'interrompt pour laisser place au bruissement de l' eau qui s'écoule et au son du tocsin qui annonce le début du carnaval. r.: ouverture du Casanova de FeIlini condense, en une simple image, plusieurs themes baroques, et d' abord, celui du reflet. « L'homme baroque, le monde baroque, ne sont peut-etre rien d'autre que leur propre reflet dans l'eau »écrit Gérard Genette 3 • L'eau est un élément privilégié de l'esthétique baroque. Selon les différentes formes qu'elle peut présenter, elle acquiert diverses significations. En tant que surface ou se reflete le. monde, elle indique, par exemple, que celui-ci est illusoire. Cest dire que ce n"est pas seulement le reflet, spéculaire, aqueux ou cinématographique, qui est illusoire, c'est le monde qui 1'est, dans son ensemble, et qui trouve dans les jeux de reflets une maniere de le dire. Certaines hypotheses astrophysiques contemporaines n'exposent d' ailleurs pas autre chose. Ainsi, selon Jean-Pierre Luminet:
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« Dans un espace chiffonné, les trajectoires des rayons lumineux émis par n'importe quelle source de lumiere cosmique empruntent une quantité de chemins pour nous parvenir, chacun épousant les plis du chiffon. De chaque astre, un observateur per¡;oit donc une multitude d'images fantOmes. Ainsi, quand nous voyons des milliards de galaxies remplissant un espace que nous pensons déplié eUres vaste, il pourrait s'agir d'une illusion: ces milliards d'images de galaxies pourraient etre engendrées par un plus petit nombre d'objets, présents dans un espace chiffonné de moindres dimensions. Ce demier crée une illusion de /'infini4 • »
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2.- Michel Thévoz, Le Miroir infidele, Pans, Les éditions de Minuit, 1996, pp. 36 a 54. 3.- Gérard Genette, Figures 1, Pans, Seuil, 1966, p. 28. 4.- Jean-Pierre Luminet, L'Univers chiffonné, Pans, Fayard, 2001, p. 115.
.- Hubert Darnf
Ii.- Jean Rousset;
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Cinéma et imaginaire
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C'est done paree que le monde est une illusion que les images n'en pe.u-I vent etre que des refiets trompeurs, des simulaeres. Le earaetere illusoire de toutes choses est la grande inquiétude baroque, mais aussi son grand jeu. L'homme baroque ne vit que d'illusions, et pour 1'illusion. Sitót qu'il reneontre la matiere, il s'enfuit. Ainsi est faite la destinée amoureuse de Casanova, qui va de eonquete en eonquete, qu'il quitte aussitót qu'il en a profité. Chacune lui tend un miroir ou, tel Narcisse, e'est lui-meme qui se refiNe, et qui ne découvre que le vide de sa vie. Symptomatique de cette inquiétude, Narcisse, en effet, est un personnage que l'époque baroque a su s'approprier, comme le remarque Hubert Damiseh:
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« En dépit de l'extraordinaire fortune que le theme de Narcisse a connue dans l'imaginaire occidental, les représentations en sont relativement rares dans la peinture européenne. TI n'en est que plus remarquable d'opserver la « sortie » relativement breve opérée par ce theme (ou ce motif) a la fin du XVW et au début du XVIII" siecle, a I'heure que 1'0n voudrait etre celle du baroque. Dans la poésie, avec entre autres le parangon du poete baroque Giambattista Marino, le cavalier marin, dont le recueil intitulé La Galleria ne comprend pas moins de cinq sonnets qui font référence a des tableaux mettant en scene Narasse et Echo. Et dans la peinture elle-meme, avec des CEuvres notables (entre autres) de Tintoret, de Caravage, de Poussin et de Claude Lorrain5 , »
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Le reflet est, avee l'ombre, l'autre grande métaphore offerte par la tradi tion philosophique a la notion de simulaere. Les deux ne se valent paso L'ombre témoim.e. de la pªÚ~n.on-etre,de fragilité, d'ine,~~~.~~.!i:l.nce (elle est toujours menaeée de disparitionrd'él'exÍstéñce; taIi.diS'~e le refiet vaut plus pour l'illusion, a laqueUe nous sommes toujours exposés, de prendre le réel pour ee qu'il n'est paso Le refiet oifre plusieurs développements imaginaires /::::;; possibles.
«cetl{;~.·.v.e.r'i;"rend alors des formes diverses, mais apparentées, qui vont d~) la vis~~.ompeuse a l'union des contraires en passant par la méditation sur f l'éphémere, l' attrait ressenti pour les doubles et les sosies, le plaisir de la trom-l ---.! perie et de la surprise énigmatique", » Le cinéma baroque saura retrouver ees différents usages du refiet, mais toujours dans l'optique d'en révéler le earactere trompeur,illusoire, qui des lors s' applique aussi au cinéma dans son rapport au rée1. Ainsi, dans Le Visage de Bergman (1958), le fantóme du magnétiseur apparait au scientifique eomme un refiet dans les différents miroirs de la pieee sombre ou il s'est enfermé pour étudier son cadavre. Effet fantastique qui déclenche sa terreur, mais qui devient une mise en abfme baroque du dispositif cinématographique quand on découvre que le scientifique n'est que la victime d'une supercherie.
5.- Hubert Damisch, « Narcisse baroque» in Puissance du baroque, Paris, Galilée, Débats, 6.- Jean Rousset, L'intérieur et l'extérieur, Paris, José Corti, 1976, p. 199. .
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Ernmanuel Plasseraud
Cinémae
Le magnétiseurest bien vivant,.il ne doit son pouvoir magique qu'a ses talents de comédien et a ses trucs: le scientifique croit qu'il est mort alors qu'il a fait semblant de mourir pour le piéger, rempla~ant son supposé cadavre par le corpsd'une autre. Le magnétiseur n'est donc qu'un vulgaire comédien, dont tout l'art est fondé sur l'illusion.L'auteur de Laterna Magica lui confie également une lanterne magique, achevant d'en faire un représentant du cinéma, de ses ombres inconsistantes et de ses reflets illusoires.
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Proposant chacun un reflet du monde, le miroir et le cinéma sont égale ment en concurrence. Le piege, cette fois, n'est pas destiné au spectateur, mais au cinéaste qui, lorsqu'il doit filmer un miroir, ne doit pas laisser apparaltre, dans le reflet,la caméra ou l'équipe technique. Le miroir s'institue ici comme une limite a la représentation, de la meme maniere qu'en tant qu'il est un reflet parfaitement neutre du monde, il est une limite vers laquelle tend le cinéma, sans jamais y parvenir tout a fait. Vaincre cette limite, filmer a travers les miroirs, telle est l'ambition de Cocteau, dans Orphée (1950). L'habileté technique de ce film, oil les miroirs sont filmés de face, et, pour cela, sont de faux miroirs, a souvent été commentée, et ce qu'il a découvert aussi: les miroirs sont le lieu du passage entre la vie et la mort. « Regardez-vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la mort travailler, comme les abeilles dans une ruche de verre » explique Heurtebise a Orphée, avant de l'entramer a passer derriere les miroirs. C' est en regardant son reflet dans un miroir que l'homme, observant ses cheveux grisonner puis tomber un par un, et ses rides s'aligner progressivement sur son front, aper~oit la mort au travai1. Cocteau rejoint la pensée de Ql,levedo pour qui vivre, c'est mourir en vivant. Ula développe ~ans un récit qui puise au mythe d'Orphée, celui du regard interdit. U n' est p~s interdit de penser que ce regard proscrit, c'est aussi justement celui de la caméra dans le miroir. Cocteau dépasse cet interdit, en identifiant cinéma et miroir. On dit souvent du cinéma qu'il conserve, qu'il suspend le cours du temps, qu'il extrait la quintessence de l'etre, mais c'est qu'on oublie justement qu'il n'est qu'un reflet, eten cela non pas une trace du réel, mais une trace de l'invisible, du temps qui passe. La mort est au travail dans le reflet spéculaire, comme dans celui que propose le septieme arto Si l'image cinématographique et l'image spéculaire peuvent se confondre, il n'en est pas tout a fait de meme entre la réalité et son reflet. En effet, le reflet est un double faussement fidele qui se meut identiquement, mais a l'inverse de ce qu'il reflete;L'image spéculaire est dite énantiomorphe. Elle est entre le meme et l'autre. Ce léger trouble que l'on ressent devant cette image en symétrie inversée est, dans certains récits fantastiquesi le point de départ d'une sensation d'inquiétante étrangeté: le reflet dans le miroir, peu a peu, se désolidarise de son modele, et acquiert une autonomie de mouvement anonnale, comme a la fin de L'Etudiant de Prague de Stellan Rye (1913), oille personnage tire sur SOn reflet pour le détruire. Cet effet peut aussi devenir comique, comme dans une scene de La Soupe aux canards de Leo Mac Carey (1933), ou finalement, a l'in verse, on découvre que le reflet de Groucho Marx qui peine a ressembler a
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Cinéma et imaginaire baroque
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rement décalé, et qui peut prendre une existence autonome, incontrolable, persécutoire, ou paranoiaque » éerit Michel Thévoz7• Dans une perspeetive baroque, eette dimension inquiétante disparaft, et le déealage n'est plus des lors symptomatique de notre clivage psyehique. 11 devient un pur effet, un trueage de einéaste, ou de magicien, eornme au début du film de Valeria Sarmiento Amelia Lopez O'Neill (1990). Le narrateur, qui jus tement fait profession de magicien, se peigne devant sa glaee, mais ses gestes et eeux de son reflet ne sont pas synehrones. Ce déealage anticipe sur ce qu'il dira a la fin du film: « Il y a bien longtemps que je ne crois plus ace que voient mes yeux ». Et son interloeuteur joumaliste, a l'esprit.rationnel, a bien raison de ne pas eroire a son récit, puisqu'Amelia est « une femme sans histoire ». Illui dit d'ailleurs qu'il n'a jamais entendu parler de l'ineendie qu'il mentionne, et le magicien lui répond que e'est paree qu'il ya tant d'ineendies qu'on n'en parle plus. La réalité faetuelle et le récit, le personnage et son reflet ne sont. différenciés que paree qu'ils se ressemblent sans etre tout a fait identiques, eornme tous les incendies, vrais ou faux. Au eontraire, dans une perspeetive fantastique, le reflet met en exergue l'altérité. Mais justement, le plus terrible n'est-il pas de déeouvrir le meme, dans le reflet du miroir, plutót que l'autre? N'est-il pas de se rendre eompte que l'on n'est soi-meme qu'un reflet, que l'on n'a finalement pas plus de profondeur qu'un reflet, ou meme qu'une infinité de reflets, passagers, fuyants, qui jamais ne font un etre? Telle est l'expérienee que proposent eertains cinéastes baroques a leurs personnages, et en premier lieu Welles, qui a porté la puis sante eonfusion qu' offrent les miroirs a son paroxysme, en multipliant les reflets a l'infini. Dans Citizen Kane (1941), un plan montre Kane, au terme de sa vie, avanc;ant vers la droite du eadre et pénétrant entre deux miroirs qui se font faee et done le reflétent a l'intini. 11 vient juste de retrouver la boule de verre qui lui rappelle son erlfanee perdue et le mot énigmatique « Rosebud », et e'est avee elle qu'il s'éparpille en mille reflets dont aucun n'est le vrai Kane. Ce sera la derniere fois que l'on voit le personnage dans le film, qui emporte done son seeret avee lui et ne laisse que ces reflets qui n'ont d'autres desti nées que de disparaftre a sa suite. Le plan s'aeheve lorsqu'on déeouvre, Kane et ses reflets étant sortis du champ, la fausse perspeetive spéculaire désormais vide a tout jamais. Dans La Dame de Shanghai 1948), la eonfusion augmente eneore, avee le nombre de miroirs et de personnages qui se trouvent pris au piege de leurs reflets. Bannister, retrouvant sa femme avee son amant, décide 7.- Michel Thévoz, Le Miroir Infidele, Paris, Les éditions de Minuit, 1996, p. 27.
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de la tuer, tout en sachant qu'il causera par la meme sa propre perte. Mais, perdu dans cette galerie des glaces OU il est impossible de distinguer les différents reflets des corps, il tire sur les miroirs qui se brisent un par un. Et quand tous les reflets auront été détruits, eux-memes le seront également. A la fin des filrns de Welles, les personnages ne sont plus que les reflets qu'ils offrent aux autres et a eux-memes, reflets qu'ils veulent d'autant plus nombreux que leur inconsistance et leur fragilité sont déja synonymes de mort. Cornme dans Citizen Kane, l'image spéculaire est le dernier témoignage que l'on peut offrir d'une vie qui repose sur du vide On retrouve cette idée a la fin du film de Schroeter Malina (1991), qui traite «del'intérieur» d'une erise de schi?:ophrénie vécue comme un dialogue avec l' inconscient - Malina est l' anagrarnme d' « animal », d'ou dérive « anima ». Dans le dernier plan ou on l'aperc;oit, Malina est d'abord collée a un miroir. Puis, elle sort du champ alors que le miroir pivote, et seuls demeurent alors plusieurs reflets d' elle, répercutés dans différents miroirs, qui finalement disparaissent également. Ce qui arrive chez Welles ou Schroeter a quelques personnages, Ruiz, enfin, l' étend a tous les etres, n'en conservant que leur reflet. C' est avec L'CEil qui ment (1992) que cette figure apparait, notarnment dans une séquence ou les personnages font des allers-retours dans une piece, si bien qu'a peine sortis du champ, ils y entrent a nouveau par leur reflet. Images réelles et images virtuelles se superposent, tout en devenant indiscer nables: les corps deviennent transparents, circulants comme des fantómes évanescents dans un espace improbable. Dans Généalogies d'un crime (1996), la meme figure est rendu,eplus « naturelle » par l'emploi de miroirs sans tain dans lapiec~ de la demeure ou se déroulent les cérémonies initiatiques.
Le doute hyperbolique Au XVII' siecle, I'hornme se sent entouré et constarnment trompé par des illusions diverses, dont le reflet est une métaphore. Que ce soit par le reve, les troubles de la mémoire ou la folie, l'homme baroque fait l'expérience du caractere illusoire de la vie. Les formulations de ce sentiment inquiet sont nombreuses et variées. Chanté par les poetes, il envahit aussi Descartes, confronté au doute hyperbolique au cours de la premiere de ses méditations métaphysiques: « Combien !:le fois m'est-il arrivé de songer, la nuit que j' étais en ce lieu, que j' étais habillé, que j' étais aupres du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon
lit? n me semble a présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier; que cette tete que je remue n'est pas assoupie; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j' étends cette main et que je la sens: ce qui arrive dans le sornmeil n'est point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me souviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je
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dorrnais, par de semblables illusions. En m'arretant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a pas d'indices concluants, ni de marques assez certaines par ou l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil8 • »
Le fait que les sens soient trompeurs n'inquiete pas outre mesure le philo sophe, qui estime pouvoir juger aisément de la validité des opinions émises a partir des expériences sensorielles. Mais la confusion entre la veille et le sommeil est un danger bien plus grand pour la raison, car elle englobe la vie dans sa totalité. Le reve est peut-etre le phénomene mondain possédant la portée poétique la plus grande pour servir de métaphore a l'idée que la vie est une illusion. Mais il n'a pas toujours eu cette signification, il ne l' a d'ailleurs jamais eu au point ou l' age baroque l'a exprimée. Pendant l'Antiquité et le Moyen Age, les reyeS étaient considérés surtout pour leur dimension prémonitoire. A partir de la période romantique, on les soup~onne de renseigner sur la personnalité profonde du reveur, ses peurs, ses désirs, et ceci jusqu'a la psychanalyse qui en a fait la voie royale jusqu'a l'inconscient. Enfin, les surréalistes s'en servent comme d'un~éservoir de formes poétigues E!ivilégié parce qu'échappant au controle de la conscience. Phénomene oraculaire, symptome du psychisme profond ou réserve de formes esthétiques, le reve n' a jamais été considéré comme une métaphore du caractere illusoire de la vie autrement qu'a 1'age baroque, pour qui, selon le titre de l'ceuvre de Calderon de la Barca, écrite en 1631, La Vie est un songe. Dans cette piece, le roi de Pologne Basile enferme son fils Sigismond pendant toute sa jeunesse dans un cachot, sans qu'il en connaisse la raison. En effet, il est né sous de mauvais augures, et son pere veut éviter qu'ils se réalisent. Puis, il décide de le faire sortir et de lui offrir la place qui lui revient, c'est-a-dire le trone, pour pouvoir juger si son comportement l'autorise a la conserver ou est conforme aux prédictions catastrophiques. Pour cela, ille drogue de maniere a ce que, si 1'expérience vient a échouer, illui semble que ce qu'il vient de vivre n'est qu'un reve. Effectivement, sitot qu'il accede a ses droits princiers et qu'il acquiert connaissance de la raison pour laquelle il est resté enfermé si long temps, Sigismond ne pense qu'a se venger, ce qui confirme les prédictions les plus fatales. Alors Basile le renvoie dans sa tour, ou il se réveille et conclut de son aventure que « le monde est si étrange qu'y vivre c'est rever », qu' « en ce monde assurément, tous revent ce qu'ils sont, mais nul ne le conr;oit », et il répond a sa propre question: « Qu'est-ce que la vie? Une illusíon, une ombre, une fiction; le plus grand bonheur est peu de chose, car toute la vie est un songe et les songes valent ce que valent les songes 9 • » A la meme époque, sur une fle enchantée, le duc déshérité Prospero, a 1'aide des pouvoirs magiques qu'il a appris dans ses livres, plonge tout 1'équipage d'un navire dans 1'illusion la
8.- René Descartes, M¿Jitations métaphysiques, París, Garnier-Flammaríon, 1979, p. 69. 9.- Calderon de la Barca, La Vie est un songe, París, Gallimard, 1982, p.98.
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plus complete, qui prend la forme d'une tempete, afin de parvenir a ses fins, c'est-a-direa sa réhabilitation. L'intrigue de La Tempete de Shakespeare utilise le meme artifice que la piece de Calderon. Prospero a ces mots célebres, qui rappellent le texte. de l'écrivain espagnol: « Nous sommes de la meme étoffe
que les songes,
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notre vie infime est cernée de sommeiPo.
»
Le reve au cinéma: approche haroque chez Ruiz et Bunuel
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Oes le début du XX" siecle, on souligné l'analogie de 1'expérience du reve avec celle d'une projection cinématographique. C'est meme devenu un des premiers lieux communs concemant le dnéma. Oans Le Cinéma ou l'Homme imaginaire, Edgar Morin rappelle ce qui rapproche film et reve, du point de vue de leur forme: f
i« Le dynamisme du film,
cornme celui du reve, bouscule les cadres du temps et de l'espace. L'agrandissement ou la dilatation des objets sur l'écran correspon dent aux effets macroscopiques et microscopiques du r~ve. Dans le reve et dans le film, les objets apparaissent et disparaissent, la partie représente le tout (synecdoque). Le temps également se dilate, se rétrécit, se renverse. Le . suspense, les poursuites éperdues et interminables, situations types du cinéma, ont un caractere de cauchemar. (...) Dans le reve cornme dans le film, les images expriment un message latent qui est celui des désirs et des craintesll .)} Cette similitude n'est cependant pas le seul facteur analogique. TI en est un autre qu'il est plus difficile de décrire: le déroulement d'une séance de cinéma et ses caractéristiques (pénombre, abstractioh du monde extérieur, passivité des spectateurs), et 1'état affectif dans lequel elle entraine les spectateurs, entre hypnose.e.t.reverje,.entre somnolence et hallucination. Il est toutefois plus tro~laftt~re de constater, non pas que le cinéma puisse ressembler a un reve, mais que le reve peut ressembler au cinéma. C'est qu'en dehors des éléments symboliques, unreve comporte aussi un certain nombre de détails QU de personnages qui n'ont d'autre fonction que de faire croire a l'univers onirique dans lequel on se trouve. Un reve, comme un film, demande des figurants, des accessoires, des décors, pour que son récit soit suivi par le reveur, meme s'il est incohérent. Un reve est mis en scene, au moyen de plans généraux, de gros plans, d'ellipses, de ralentis. On ne compte plus les fi1ms qui comprennent une ou plusieurs séquences de reve. Le reve suppose l'existence d'un reveur. Le lien entre le reveur et son reve pose la question de la propriété: a qui appartiennent les images du reve?
10.- William Shakespeare, La Tempete,
París, Flammarion, 1991, p. 225. Les deux pieces possMent un autre point commun que leur offre le cinéma: elles ont toutes deux été adaptées, la premiere sous le litre Mémoire des apparences par Raoul Ruiz (1986), la seconde sous le litre Prospero's Books par Peter Greenaway (1991). 11.- Edgar Morin, Le Cinéma ou l'homme imaginaire, París, Editions de Minuit, 1956, p. 85.
Cinéma el imagi
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et ceux qui se Nous pOUV01 nous ne le pe d'horreur, par nous le déc01 d'ailleurs la f( exclus du ciné parfois cliniqu des séquence! d'esprit incoro
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Cinéma et imaginaíre baroque
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Aquel personnage les attribuer? L'une des caractéristiques du cinéma c1as sique est la déterrnination du point de vue. La mise en scene c1assique jongle avec deux sortes de points de vue, celui, omniscient et extérieur, du narrateur, et ceux qui sont attribués aux personnages, points de, vue dits « subjectifs ». Nous pouvons toujours déterminer a qui appartiennent les images, ou, si nous ne le pouvons pas immédiatement - comme lorsque, dans les films d'horreur, par exemple, des plans subjectifs précedent l'apparition du monstre -, nous le découvrirons vite par la suite, sans ambigulté. Les n?ves, comme d'ailleurs la folie, l'hypnose, les souvenirs ou les hallucinations, ne sont pas exc1us du cinéma c1assique, mais ils sont analysés d'un point de vue extérieur, parfois clinique, ou alors délimités par des signes de ponctuation pour former des séquences oniriques, hallucinatoires, ou de souvenir, indiquant l'état r d'esprit inconscient d'un personnage. . l
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Au contraire, dans les films baroques qui traitent des défaillances de la U
conscience,~mbjB'Ü'té regne quant au propriétairedes irriages. Dans tous les f
exemples que nous évoquerons, l'illusion, en effet, dépasse largement l'étroit\ cadre du psychologique pour acquérir une portée générale. Elle se propage d'une conscience défaillante, mais peut-etre d'ailleurs en cela plus éc1airée~a l'ensemble du monde cornme au film dans son ensemble. Sitót qu'une breche s'insinue dans la solidité du réel, c'est tout le réel qui s'effrite. ' L'un des plus beaux film-reve, de ce point de vue, est sans doute La Ville des pirates de Raoul Ruiz (1983), parce qu'en plus d'aborder le theme du reve, il se déroule dans un c1imat onirique constant, tel que Daney a pu dire a s01\1I propos: « Il y a des films que naus ne sammes pas surs de ne pas avair revé. 12 >1\ Autant qu'une représentation intellectuelle, il donne la sensation du reve. Si nous tentons de comprendre a quoi tient cette sensation bien difficile a analyser, nous pouvons en attribuer l'origine a six parametres : - La ressemblance formel1e manifeste: le film présente, dans son récit, l'incohérence caractéristique du déroulement manifeste d'un reve, ce qui lui assure son étrange!é: la vraisemblance y est bafouée (l'un des personnages, Toby, meurt au moins deux fois), l'identité des personnages est imprécise (le personnage féminin a la voix rauque et s'appel1e Isidore), les motivations des actions sont obscures (la famille déménage quand le pere a mal aux dents)... - La ressemblance structurale: le film est construit a partir des quatre mécanismes essentiels du travail du reve, selon la psychanalyse freudienne: la condensation (le titre meme est un mot-valise qui condense les deux endroits o~roule l'action, la ville et l'ile des pirates), le dép'!'acement (inversions de stéréotypes, cornme celui de l'enfant-vampire qui ne tñañge que de l'ail), l'élaboration sec2ndaire (quelques séquences, cornme cel1e OU Isidore raconte saviii-Thby, sE;rvent a réinjecter dans le film une certaine cohérence narra tive), la figuration (symbolisme des bijoux, du couteau, du sang).
- LaI;résénce d'un contenu latent: sans les montrer, le film aborde les 12.- Serge Daney, Ciné-journal, Paris, Cahiers du cinéma, 1984, p. 202.
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Emmanuel Plasseraud
themes fondamentaux que le reve travaille, la sexualité (cachée, si bien qu'on ne peut pas déterminer qui est le pere de l'enfant d'Isidore, et non-dite, cornme dans l'histoire que le pecheur raconte a Isidore), et la mort (on ne voit jamais le moment men;le des agressions qui provoquent la mort du pécheur, du pere d'Isidore ou de Toby; d'autre part, Toby ressuscite et l'enfant est éternel). La mort, toutefois, surgit a la derniere séquence, dans toute l'horreur des corps en putréfaction, comme si le film toumait au cauchemar, provoquant le réveil du dormeur et donc la fin du film. - Les références culturelles: le film prend en compte les domaines, appar tenant au registre culturel, qui sont réputés pour leur lien avec le reve: la psychanalyse, le surréalisme (1' écriture automatique, les références picturales :' a Dali, De Chirico ouMagritte), l'époque baroque (les renvois intermittents , au XVI" siecle a travers les personnages historiques que sont Philippe II, Don Sebastian, Atahualpa), les mythes et légendes d'Amérique du Sud. - Le conditionnement affectif des spectateurs: d'une part, le travail de distanciation fait que.!'attention des spectateurs n'est pas enchainée par un systeme de questions et de réponses, mais qu'elle est flottante, proche de la rever~e. D'autre part, certains effets sont destinés á entramé"t la somnolence des'spectateurs :répétition de plans de la mer, qui elle-meme possede un rythme régulier, des themes musicaux inspirés de La Mer de Debussy, qui reviennent sans motivation narrative; sons sourds, ouatés; voix au timbre grave, lancinant. lIs aboutissent a un état de contemplation. - La présence du theme du reve: ceUe présence est a double tranchant. Plusieurs personnages s'endorment au cours du film, mais jamais on ne voit ce dont ils revent. Au contraire, on assiste a l'évolution de leurs structures mentales, comme lorsque Isidore s'endort en écoutant l'histoire que lui raconte sa mere etque l'on voit des plans en noir et blanc qui d'abord, sur exposés, moritrent des maisons, puis petit a petit deviennent sous-exposés et montrent la mer. S'il y avait eu des images-reves, le film n'aurait pu se présenter entierement comme un reve car la présence de ces images aurait automatiquement eu pour effet de rendre réelles les autres (a moins de jouer la carte de la mise en abime du reve, comme dans Le Charme discret de la bourgeoisie de Bunuel).
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Bunuel, justement, est l'auteur, avec Dali, d'un autre film-reve, Un chien andalou (1928), quí est resté l'exemple le plus célebre des tentatives surréalistes , ~u cinéma. Les images oniriques y sont considérées comme des images a ,1: valeur poétique élevée, plus belles paree que plus inattendues, et plus vraies ,,~,,::parce que plus profondes que les images que peut produire la conscience. Elles montrent cornment on peut atteindre a un état de surréalité en laissant le contenu subconsciént de toute situation réelle nous envahir. Le réel n' est entier que dans cette surréalité qui est, selon la définition de Breton, « la résolution [ fu ture de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le reve et la réalitf 3 ».' 13,- André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, 1989, p. 24.
Cinémal
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Cinéma et imaginaire baroque
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L'approche baroque du reve est différente. La Vil/e des pírates fait du reve un point de vue sur notre monde, une perspective qui nous oblige a le repenser. Les personnages évoluent sans étonnement au sein de cet univers onirique pour nous absurde. Que devrions-nous done penser nous-memes de notre monde ou nous subsistgns sans plus d'étonnement qu'eux dans le leur? Le vertige nous prend d'autant plus quand nous remarquons qu'il y a aussi, dans leur monde, des éléments triviaux, qui nous sont familiers, cornme la chanson de Joséphine Baker « raí deux amours, mon pays et París », les rubriques du joumal que lit le pere (les cotisations de la bourse, les courses de chevaux), la blague stupide du pecheur, et bientót des conflits qui sont aussi les nótres, d'amour, de mort, d'argent, de famille. La vil/e des pírates propose un refiet déformé de notre monde, un refiet qui dit quelque chose sur lui, teinté d'un pessimisme schopenhauerien. Schopenhauer expose dans Le Monde comme volonté et représentatíon!4 une conception du monde fondée sur la dualité entrD le monde tel qu'il est, qui nous est pratiquement inaccessible¡ chaos anime par une volonté aveugle, obscure et répétitrice, et les représentations diverses que les hornmes s'en donnent, qui sont toutes illusoires, dans le bon sens d terme, car les hommes, privés de ces illusions, ne pourraient supporter de vivre dans une confrontation directe avec ce chaos. « La víe est horrible» répetent plusieurs fois les personnages du film. Les arts font partie des représentations du monde grace auxquelles les hommes supportent la vie. Parmi ceux-ci, Schopenhauer distingue les représentations visuelles qui expriment indirec tement l'essence du monde, de maniere factice, et la musique qui est la seule expression directe de la volonté chaotique. Le film reprend cette distinction: les tInages sonfmusoires;-évaileSCeIltes, factices, tandis que la musique est omniprésente dans son caractere répétitif, qui a pour équivalent visuelles plans de la mer et des vagues qui s'écrasent sur le rivage, plans répétitifs d'un élément mondain qui symbolise le chaos. La conception de Schopenhauer inspira celle que Nietzsche expose dans La Naíssance de la tragédíe!5 OU il asso cie a la musique Dionysos, le Dieu du vin et de l'ivresse, et aux représenta tions visuelles Apollon, le Dieu de l'illusion et du reve.
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Nous disions plus haut qu'il est difficile de décrire l'état psychologique du spectateur de cinéma. Nous le sentons proche du reveur, mais ce n'est pas tout a fait le reveur. La reverie semble plus appropriée, mais cornme le constate Edgar Morin:
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« Plus proche du cinéma en un certain sens, le reve éveillé s'en éloigne en un, autre: l'enveloppement diume estompe, efface presque ses images; il est beau- tllJ~:" coup plus flou et vaporeux que le reve, et que, bien entendu, le film!". »
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La Ville des pírates propose une autre image du spectateur de cinéma, a travers un personnage récurrent dans l'
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Cinéma et imag
exemple dans L'CEil quiment. Cest le somnambule. La Ville des pirates est un réve, certes, mais u,n reve de-somnambule,diume plutót que noctume. Il se déroule d'ailleurs presque entierement sous l'éclat du soleil. Isidore, par trois fois, devient somnambule, et d'ailleurs, la premiere fois, elle quitte la ville pour se diriger vers lá mer,. a l'image des stmctures mentales de son esprit 1 lorsqu'elle s'endort. LW=Qmna~ule est une image de I'homme, qui se 1 déplace et agit animé par ses r~ves, alors qu'il est aveugle au monde réel qui l'entoure: il vit totalement dans l'illusion, mais en cela, il est eertainement plus proche de la vérité de l'existenceque celui qui ouvre ses yeux et croit aee qu'il voit. « Vos yeux mentent, mais vous ne le savez paso L'un vous fait voir ce que vous devinez. L'autre ment encare plus. Il vous fait croire que tout n'est que réalité» est-il écrit en exergue a L'CEil qui mento Si La Ville des pirates est l'un des films les plus importants de Ruiz, et du cinéma baroque en général- un film-mani feste -, c'est ,que rarement un auteur est alié aussi loin dans l'entreprise éso térique qui consiste a filmer ee que la réalité n'est pas, pour montrer, en creux, en négatif, ce qu'elle est , peut-etre. Le film de Ruiz est un cas unique, dans I'histoire du cinéma, de film-réve qui s'assume entierement cornme tep7. Oans la plupart des cas, comme daris1espieces de Calderon et de Shakespeare, le reve est a l'intérieur de I'histoire, et le retour a la réalité est le moment de rap peler combien ce que l'on appelle réalité est illusoire, puisqu'on a pu prendre pour réel ce quí n'était qu'un songe.
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Il arrive aussi, pour parvenir a la meme idée de fa«;on encore plus vertigi neuse, que réalité et reve soient imbriqués de maniere a devenir indiscemables. Cest le cas, déja cité, de Bunuel, dans Le Charme discret de la bourgeoisie (1972). Avec ce film, Bunuel, contrairement au Chien andalou qui respectait la doctrine surréaliste, se rapproche plus de la conception baroque qui fait de la vie un songe. Il y a plusieurs reyeS dans le film, ou, comme cela arrive parfois, le méme reve, qui se répete plusieurs fois: un reve d'impuissance, de fmstration, oiJ. des personnes cherchent a diner ensemble, et n'y arrivent jamais. Le film débute cependant comme un récit réaliste, avee notarnment une énumération détaillée des plats qui sont servis dans un restaurant oiJ. le eadavre du patron, gisant dansson lit de mort dans l'arriere-salle, effraie les eonvives. Puis, vient l'explication de la meilleure maniere de préparer le Ory Martini (recette personnelle du réalisateur), qui intervient alors que les hótes, poussés par « cet obscur objet du désir», s'échappent par une porte dérobée pour s'ébattre dans les fourrés, si bien que le repas est annulé. Peu a peu, les raisons pour lesquelles le repas n'aura pas lieu sont de plus en plus fantasques et invrai semblables. Des séquences oniriques, comme le récit du jeune lieutenant auquel sa mere morte apparait, ou le reve du soldat qui se déroule dans des déeors visiblement faux, commencent a s'intégrer au récit. La confusion atteint son apogée lorsque repas avorté et onirisme cOIncident, si bien que l'on ne sait plus quelle seene est réelle et quelle scene est révée, ni meme qui reve
Avec lexvrr de Holderlin u est prise en cn qu'elle entrain4 « LCz ou cro/t le ¡ vient parachev, illusion, mais ( incompréhensil clinique, propn souventabordé Forman, An A; d'Arnaud Desp
17.- Du moins dans le cinéma« institutionnalisé ».H y a certainement plus de tentatives dans le cinéma expérimental. Citons par exemple Meshes 01 the Afternoon de Maya Deren (1943).
18.- Michel Foucau
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Cinéma el imaginaire baroque
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ce que l'on voit. L:l mise en abfme devient done la loi du film, et la forme de 1'illusion, conduisant a cette déduction vertigineuse; si reve et réalité sont indíscemables et si nous sommes propríétaires de nos reyeS, alors non seule ment la réalité est un reve, maís, qui plus est, elle suppose un reveur, qui lui meme doít etre revé par quelqu'un d'autre, et ainsi de suite, a l'infini. Cest peut-etre a cela que songent les personnages, qui marchent sur une route de campagne déserte qui semble sans fin, comme ce raisonnement.
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Les reflets trompeurs de }'inconscient Le reve est le phénomene qui se présente comme la métaphore la plus effi cace pour exprimer l'idée que la vie est une illusion, mais il n'est pas unique. D'autres expéríences ont pour effet de nous plonger dans l'illusion. Les auteurs baroques s'en emparent avec délectation et prédilection, et toujours a,,:ec le meme souci d'en tirer un parti hyperbolique: le phénomene illusoire n'est chez eux qu'un indice de la grande illusion qu'est la vie. Et les maladies psychiques qui perturbent notre conscience ne sont jamais considérées d'un point de vue clinique, mais pour le doute qu'elles instaurent en se faisant le reflet de notre monde, devant lequel on se demande si nous sommes malades ou si c'est le monde qui l'est. Parmi ces phénomenes, la folie, corome le reve, était déja, al'époque baroque, 1'une des grandes métaphores de 1'illusion. Avant de répondre que la vie est un reve, Sigismond, dans La Vie est un songe, affirme que la vie est folie. La folie, Erasme en a fait l'éloge, car a l'époque baroque, elle n'est pas considérée d'un point de vue clinique, ce que Michel Foucault rappelle lorsqu'il analyse sa place dans la littérature et le théatre, notamment chez Cervantes et Shakespeare: « Ce monde du début du dix-septieme siec1e est étrangement hospitalier a la folie. Elle est la, au creur des choses et des hommes, signe ironique qui brouille les reperes du vrai et du chimérique, gardant a peine le souvenir des grandes menaces tragiques 18 ••• »
Avec le XVIII" siecle, puis les spectaculaires effondrements de Nietzsche ou de Holderlin un siecle plus tard, la folíe recouvre son caractere tragique. Elle est prise en compte dans son rapport a l'etre de maniere paradoxale, puis qu'elle entrame a la fois au plus loin de soi-meme et au plus pres de l'Etre: « U¡ OU crolt le péril est aussi ce qui sauve » écrít Holderlin. La figure d'Artaud vient parachever, au xx' siecle, cette vision de la folíe qui n'a plus ríen d'une illusion, mais qui au contraire prend l'aspect d'une illumination mystíque incompréhensible a ceux qui sont« normaux ». Cest dans cette perspective clinique, propre a l'age classique dont parle Foucault, que le cinéma a le plus souvent abordé la folie, comme dans Vol au-dessus d'un níd de coucou de Milos Forman, An Angel at my Table de Jane Campion, ou encore Rois et Reine d'Amaud Desplechin. 18.- Michel Foucaull, Histoire de la folie j¡ l'age classique, Paris, Gallimard Tel, 1972, p. 55.
Ernmanuel Plasseraud
Ciném
Néanmoins,la folie a pu aussi servir de miroir indiquant le earadere illusoire de notre rapport au réel, dans une optique baroque, notarnment a travers la figure du schizophrene. Dans les années 1990, plusieurs films ont abordé ce theme de l'intérieur, ,pour traduire la eonfusion mentale dans laquelle se trouve I'homme aux personnalités multiples, et donner lieu a une vertigi neuse mise en question du statut de la réalité. C'est le eas de Trois Vies et une seule mort de Raoul Ruiz(1996), de Lost Highway de David Lynch (1996), ou eneore de L'Armée des 12 singes de Terry Gilliam (1995), ou le héros est atteint de divergenee mentale, e'est-a-dire qu'il pense a la fois etre dans le présent et dans le futuro Terry Gilliam est un auteur particulierement sensible au probleme de la folie et de son enfermement. La fin de Brazil se situait déja dans un asile, et e'est dans un hópital psyehiatrique que débute L'Armée des 12 singes. L' astuee du seénario, dont Terry GiHiam n'est d'ailleurs pas l'auteur mais qui eonvient parfaitement a son univers, consiste a ne jamais décider si le monde du futur, d'ou vient le héros, est réel ou s'il n'est que le fruit de son imagination délirante. Si bien qu'a fo:r;ce d'éeouter les médeeins et notarnment la psychiatre quí s'oecupe de luí, pour qui il est un malade parmi d'autres, il finit par aeeepter l'idée qu'il n'existe pas, ce qui d'ailleurs lui permet de se déeulpabiliser puisque si le monde du futur existe, il est direetement responsable de la eata strophe qui a provoqué une extinetion virale de la raee humaine. Mais au meme moment, la psyehiatre amasse des preuves qui semblent eonfirmer ce qu'illui avait annoneé, et lui prouvent qu'il vient bien du futuro Nous sornmes au milieu du film, et les rapports se sont inversés; e'est désormais le héros qui pense qu'il est fou, alors que la psychiatre estime qu'il est sain et qu'il doit poursuivre sa quete. A partir de la, et jusqu'a la fin du film, il deviendra impossible de décider entre ces altematives19 •
Lepe initia enfan eoupe Que1c étéen ou ill nel. TI: eontrc • Deleu
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La folie pose le probleme de la possession. Est fou eelui qui n' ágit plus par sa propre volonté, mais est possédé par une volonté qui ne provientpas de sa propre eonscienee (elle peut lui etre extérieure, ou plus profondément inté rieure). Le possédé, personnage sehizophrene, se débat, dans ses rares moments de lucidité, eontre eette volonté tyrannique. Ce qui pourra intéresser les baroques, e'est justement de rendre ambigue l'identité du tyran. Est-ee un autre qui force a agir le sehizophrene ou n'est-ee-pas seulement lui-meme?
Tel est le sujet du film d' Alejandro Jodorowsky, Santa Sangre (1989)20.
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qui n', séqueI cien,a autom que le! dansu derrier siné. D halluci: envahi. voir, all sursaut mere. ( Fénix d D'abor< .née. To,
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19.- Ce modele de scénario OU l'on va-et-vient, sans cesse, entre la croyance en la véracité des scenes vécues par les personnages et leur caractere fictif doit beaucoup aux récits de Phílip K. Oíck, un des grands auteurs modemes du simulacre qui s'en est fait le spécialiste dans le
domaine de la science-fiction, dans des ouvrages cornme Le Bal des Schizos, Le MaUre du haut
chíiteau, Le Dieu venu du Centaure et Simulacres. TI a d'ailleurs été adapté au cinéma, par Paul
Verhoeven (Total Recall), Ridley Scott (Blade Runner) et plus récernment par Steven Spielberg
(Minority Report).
20.- C'est aussi celui de Strange Circus (2005), film du réalisateurjaponais Sono Sion qui s'inspire directement de celui de Jodorowsky, profitant du theme de la schizophrénie (l'hérolne, victime d'inceste dans son enfance, se réfugie dans un monde illusoire) et de l'univers des saltimbanques pour confondre délire et réalité en une stratégie narrative typiquement baroque.
muel Plasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
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Le personnage principal, prénommé symboliquement Fenix, car son parcours initiatique, a connotation alchimique, aboutira a une renaissance, assiste, enfant, a une scene traumatique OU son pere, qui est lanceur de couteaux, coupe les bras de sa mere, Concha, qui l' avait surpris avec une autre femme. Quelques années plus tard, Fénix s'enfuit de l'asile, ou, devenu autiste, il a été enfermé, pour retrouver sa mere. TI devient son assistant, lors de spectacles ou illui prete ses mains, alors qu'elle raconte la genese, jusqu'au péché origi nel. Ils forment un duo ou il est la main, et elle l' esprit qui décide. Nous ren controns le probleme baroque de la possession, au niveau du corps. Comme Deleuze l'explique, « un eorps spéeifique appartient ii ma monade, mais tant que ma monade domine les monades qui appartiennent aux parties de mon eorps21 », ce qui n'est pas le cas de Fénix, qui n'a plus le contróle de ses mains. Cette séquence présente des éléments troublants: d'une part, Fénix, vetu en magi cien, arrive seul au cabaret, marchant d'ailleurs mécaniquement, comme un automate. D'autre part, les photos de présentation du spectacle ne montrent que les mains aux ongles vernis, done ni lui-meme; ni sa mere. Par ailleurs, dans une autre séquence, la mime dont il est amoureux se rend au cabaret, et derríere elle, on aperc;oit une affiche ou e'est le visage de Fénix qui est des siné. De meme, dans la maison ou il vit avec sa mere, illui arrive d'avoir des hallucinations, se voyant parfois dans cette meme maison, mais délabrée, et envahie de poules, poules dont d'ailleurs on entend le roucoulement, sans les voir, alors qu'il répete avec sa mere au piano. Une nuit, enfin, il se réveille en sursaut et aperc;oit pres de lui la jambe d'un pantin, alors qu'il dort avec sa mere. Celle-ciest un personnage plus qu'envahissant, dangereux. En effet, Fénix devine vite qu'il n'est pas libre d'avoir une relation avec une femme. D'abord, il retrouve l'ancienne maitresse de son pere, et celle-ci est assassi née. Tout ce que l'on aperc;oit alors du meurtrier est la main aux ongles vernis de rouge qui lance les couteaux, ainsi que son ombre qui glisse sur un mur. Puis c'est au tour d'une strip-teaseuse, contre qui elle le force a jeter ses cou teaux, enfin d'un catcheur, travesti en femme. Achaque fois, e'est d'abord par la parole que Concha affirme son autorité, avant d'apparaitre et de se servir des bras de son fils pour tuero
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La séquence par laquelle s'acheve le film voit en meme temps la libération de Fénix, sa résurrection et l' explication des éléments mystérieux que l' on a rencontrés au cours du récit. Alma, la mime au prénom symbolique (elle redonne une ame a Fénix), traverse la maison ou habite Fénix, qui, sous son regard, est entierement en ruine, pleine de poules et de toiles d'araignée, pour le rejoindre. Concha intervient et oblige son fils a prendre les couteaux, pour qu'il tranche les bras de la mime, mais finalement, il se retoume contre elle et la tue. Elle disparait, par surímpression. Un souvenir d'enfance resurgitalors, souvenir refoulé par Fénix, durant toute sa vie: celui du brancard qui emporte la dépouille de sa mere, dont on comprend alors qu'elle est morte lorsque son 21.- Gilles Deleuze, Le Pli, ap. cit.., p. 148.
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mari lui a eoupé les bras. A eet instant, Santa Sangre dévoile son seeret: toute l'histoire depuis la sortie de l'asile n'était qu'illusion. Concha n'a jamais existé autre part que dans l'esprit malade de sonfils. Enfin délivré de l'image de sa mere, Fénix est entrainé par Alma vers son lit OU elle découvre, sous la couverture, le pantin que nous avions entrevu,. avee lequel, en fait, il jouait du piano, et en lequel il voyait sa mere vivante. Tant qu'il était possédé par elle, tant qu'elle dirigeait ses mains, il était son pantin, mais on s'aper~oit qu'en fait, e'était elle l'automate. Son prénom, Concha, est d'ailleurs le meme que l'hérome que l'on ne peut posséder du roman de Pierre Louys La Femme et le Pantin. Le film en eaehait un autre, qui surgit parfois en eertains éléments, devenant compréhensibles a rebours: l'absenee de Concha sur les photos et les affiches du spectacle; le fait qu'elle n'apparait qu'apres avoir appelé Fénix; le délabrement de la maison que reeouvre en fait un luxe imaginaire; le roucoulement des poules durant la répétition musicale; et surtout les plans, qualifiés d'hallueinations, ou Fénix est entouré de poules, qui sont en fait la réalité, alors que e'est tout le reste qui est imaginaire. Le délire n'occultait pas eomplNement la réalité, l'un et l'autre se trouvant inextrieablement melés dans l'esprit de Fénix, ou plutót l'un, le délire, travestissant l'autre comme une surimpression qui disparait a la fin avee les produetions de son imagi naire. C'est une véritable anamorphose cinématographique, qui s'étale dans la durée. Ce n'est plus un point de vue spatial déealé qui redresse des éléments qui paraissent parasites lorsque l'on fait faee au tableau, eréant une autre image a la place de la premiere; e'est un moment du film qui en offre une autre vision, a rebours, dissipant les images vues jusqu'alors (les personnages issus du passé disparaissent par surimpression), tandis les traces anamor phosées reeomposent une autre histoire, eaehée, ceBe d'une mort refoulée. Le theme de la possession est également au centre du film labyrinthique et qui demeure énigmatique, malgré les nombreuses exégeses qui en ont été proposées, d'Alain Resnais et d' Alain Robbe-Grillet, L' Année derniere a Marienbad (1961). Cette fois, le phénomene psychique prétexte a des jeux de reflets illusoires n'est plus la folie mais la mémoire. Les souvenirs de la ren eontre, dont l'hornme veut persuader la fernme qu'elle a eu lieu, sont-ils réels ou les invente-t-il? La fernme feint-elle l'amnésie pour échapper a l'homme? Aucune de ces hypotheses ne sera validée, le film s'aehevant sur une double mise en abfme du theme de la perte des reperes, par l'utilisation de deux métaphores, eelle du labyrinthe des jardins a la fran~aise du palais baroque de Marienbad, évoqué par la voix off de l'hornme, dans lequella fernme se perd, et eelle du reflet du palais dans le bassin, derniere image du film. Le reflet est maintes fois utilisé dans le film, que ce soit par la symétrie des plans du jardin, les reeours nombreux a des miroirs, mais aussi la redondance visuelle de eertains plans ou de eertains mouvements de eaméra (partieulierement les travellings dans les couloirs), et la reprise de dialogues et de parties du monologue de l'hornme en voix off. n l'est aussi par le theme de la représen tation cornme reflet du réel, puisque de nombreuses formes artistiques y sont
Cinéma
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Cinérna et imaginaire balOque
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présentes, peinture, sculpture, photographie, musique et théatre. Le refiet est d'ailleurs si important qu'un des éléments censé authentifier les souvenirs de l'homme, que refuse d'admettre la femme, est la présence d'un miroir dans sa chambre. Le palais baroque, ostensiblement décrit comme tel par la voix off qui insiste sur les stucs, les miroirs et les peintures en trompe l'reil, se révele etre un piege dont l'homme profite pour faire perdre a la femme le fil de ses souvenirs et l'amener a douter de sa mémoire. Il exerce sur elle une action hypnotique, ce que le film rend en agissant de meme sur les specta teurs par des moyens formels: voix sourdes et lancinantes, répétitions sonores \ et visuelles, musique d'orgue omniprésente. Rayrnond Bellour a insisté sur l'effet hallucinatoire produit par la machinerie cinématographique22 • Le . cinéma.t-iT@ sá'Yftrce illusoire de ce qu'il met le spectateur dans un état en· quelque sorte hypnotique. Le film de Resnais et Robbe-Grillet est une tenta tive assumée pÓÜr atterndre a cet effet, qui permet au cinéaste de manipuler et de controler la faculté de jugement du spectateur. Le cinéaste comme hypno tiseur trouve une figure, dans ce film, en la personne de I'homme qui peu a peu prend possession de l' esprit de la femme; le cinéaste comme manipulateur est représenté, lui, par le mari, qui gagne toujours au jeu des allumettes, et qui, de son coté, exerce aussi une action ambigue sur sa femme, semblant, par son renoncement a la conserver, !'inciter a aller dans le sens de ce que veut I'homme. Ríen n'interdit de voir dans I'hypnotiseur l'image du réalisateur du film, Alain Resnais, a qui incombe les moyens formels d'endormir la faculté de discernement du spectateur, tandis que le manipulateur représente le scénariste, Alain Robbe-Grillet, responsable de l'intrigue.
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L'hypnose est done une autre sorte de défaillance de la conscience, qui peut servir a démontrer le caractere illusoire de la vie, a travers les pieges de la représentation cinématographique. C' est un theme ·qu'a abordé Lars Von Trier, avant d'opter, a travers son utilisation de la vidéo, pour un cinéma fondé sur le renoncement a l'artifice afin d'atteindre a l'expression des émotions (le Dogme). Ill'a parfois pratiquée, lors du tournage de certaines scenes, avec ses comédiens. Le début d'Europa (1991) est tres significatif a cet égard, avec son décompte hypnotique en voix off. Dans Epidemic (1987), Lars Von Trier joue sur l'illusion que procure l'insertion d'images documentaires au sein d'un matériau fictionnel, en utilisant une autre grande figure baroque, celle du film dans le film, puisqu'il se met lui-meme en scene, en compagnie de son scénariste. On les suit, comme dans un reportage, alors qu'ils écrivent un scénario intitulé « Epidemic », qui raconte une épidémie de peste, combattue par un médecin dans l'Italie de la Renaissance. Ces séquences documentaires, toumées en 16 mm noir et blanc, avec lumiere naturelle, caméra a l'épaule et temps morts, alternent avec les images sophistiquées des séquences du film qu'ils projettent de faire. La distinction entre les deux régimes d'images est on ne peut plus tranchée, si bien que la croyance en la véracité de la captation 22.- Rayrnond Bellour, L'Entre-images 2, Paris, P.O.L. éditeur, 1999, pp. 188-189.
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Emmanuel Plasseraud
documentaire se fait légitimement. TI y. a, dans cette oeuvre, une critique de la pollution engendrée par la technologie modeme, qui s'étend dans le monde cornme une épidémie, mais surtout, l'épidémie est une métaphore de la fiction. Ce qui se propage, et prend sous sa puissance ses victimes, c'est la fiction. Le cinéaste et son acolyte ont des maux de tetes, ils avalent des aspirines ou séjoument a l'hópital, mais surtout, ils se laissent envahir par leur histoire, et leur vie se calque sur elle. Quand ils racontent le départ du médecin vers la zone infectée, ils quittent eux-memes le Danemark pour l'Allemagne. Le mal pourtant progresse souterrainement et explose dans la derniere scene. Lars Von Trier et son scénariste réunissent quelques personnes, dont leur producteur, a qui ils montrent leur scénario, qui tient en douze pages. Le producteur est furieux et peu enclin a financer le projet. Cependant, le cinéaste annonce une surprise, qui ne tarde pas a venir. Un hypnotiseur se présente, avec une patiente qui a lu le scénario. TI I'hypnotise. Les images docu mentaires montrent, par des gros plans sur les réactions des invités, le dérou lement de la séance. La p~tiente revit d'abord ce qu'elle a lu, jusqu'a ce que I'horreur la prenne et la rende hystérique. Sa crise entraine une surprise, puis une gene terrible <;hez les invités, qui fait croire un instant que personne ne joue. Mais,· au meme moment, le piege se referme, d' autant mieux que l'on croit a la validité du document: des pustules sanguinolentes apparaissent sur les corps des personnages, évidemment dues au talent du maquilleur. La fiction a contaminé la réalité au moment 011 celle-ci semblait le plus directement
apparaitre sur l'écran; elle s'est répandue d'« Epidemic » -le scénario - a l'u I}ivers supposé réel du film, de sorte que, par contagion, elle atteint les spec
tateurs, qui prennent pourréel quelque chose qui n'a jamais cessé d'etre fictif.
Vanité des plaisirs, absurdité des peines Si la vie est un reve, qui reve cette vie? Si le monde est devenu fou, qui organise cette folie? Qui est le faiseur d'illusions? Qui fabrique ces images qui me trompent? Al1ant plus loin dans l'exploration du doute hyperbolique, Descartes propos'e I'hypothese qu'a la place de Dieu, un mauvais génie emploie toute son énergie.a l'abuser: « Je supposerai done qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine souree de vérité, mais un eertain mauvais génie, non moins rosé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie 11. me trompero Je penserai que le del, l'air, la terre, les eouleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma erédulité". »
Ce mauvais génie pourrait etre aussi le roi Basile, qui trompe son fils dans La Vie est un songe, ou le duc Prospero qui use de sa magie dans La Tempete. Mais Basile ou Prospero ne sont mauvais qu'en apparence, puisqu'ils ne trompent que pour mettre a l'épreuve et s'assurer ainsi que, meme lorsqu'il 23.- René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 75.
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Cinéma et imaginaire baroque
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perd ses reperes, l'homme trouve toujours en lui-meme quelque chose de sur, si tant est qu'ill'écoute: sa pensée, conforme ala raison, qui lui permettra d'affirmer au moins: « le pense, done je suis ». Cette pensée est liée au souverain, organisateur de l'illusion: si elle s'exerce correctement, elle doit finalement le mener a lui et le faire reconnaitre comme le seul garant de l'ordre du monde, cet ordre qu'il a le pouvoir de dissoudre par l'illusion. Deleuze rappelle, dans Le Pli, cornment Leibniz, en se faisant l'avocat de Dieu, tente de sauver l'existence de la « raison théologique » en multipliant les principes censés gouvemer et donner un sens au monde. Le baroque, selon lui, est un moment de crise, qui précede l'effondrement de la double croyance en la validité de la raison et en Dieu, caractéristique de notre époque, que Nietzsche, apres Dostolevski, a baptisé du nom de nihilisme. Il ajoute que ce qui fait la différence avec notre époque, c'est justement que cette croyance est désormais caduque. Aussi bien peut-on dire que ce qui a remplacé le sentiment qui accompagnait cette erise, sentiment si souvent évoqué par les peintres, les poetes et les penseurs du siecle baroque -la crainte de la vanité des entreprises humaines -, est ce que l'on appelle aujourd'hui le sentiment de l'absurdité du monde. Vaines sont les choses de ce monde si elles ne menent pas a Dieu; mais elles sont absurdes si Dieu n'existe pas, et done si n'importe qui peut prétendre prendre sa place et imposer son ordre. Vains sont les plaisirs d'hier, absurdes sont les peines d'aujourd'hui. L'illusion, a l'époque baroque, était utilisée pour aboutir a une ultime prise de conscience: si elle trompait, c' était pour rappeler que pour celui que la passion aveugle, tout n'est que tromperie. Avec le néo-baroque, elle devient parfois l'arme privilégiée de celui qui veut aveugler les autres pour assouvir sa passion, au risque de saerifier la derniere croyance qui nous reste, en notre propre monde. Elle est un fait humain, non plus l'acte d'un souverain, image d'un Dieu bienveillant qui voudrait donner une derniere chanee aux hornmes. Elle est peut-etre meme ce qui caractérise le mieux l'existenee humaine, qui n'est rendue possible que par les illusions dont elle s'entoure. C'est pourquoi les films baroques, non contents de montrer eomment l'illusion envahit l'existenee, donnent un visage a eelui qui s'en sert pour trompero L'hypnotiseur en est un exemple, mais le plus eourant, le plus ancien aussi, le plus lié a l'histoire du cinéma et a l'image que le cinéma s'est donné de lui-meme, eornme art de la manipulation des ombres et des reflets, e'est le magicien.
Conclusion Un cinéma possible...
TI est fort peu baroque de conclure. TI y a toujours des décors a remplir, des sensations infimes a éprouver; il Ya toujours un territoire vierge a découvrir, un nouveau continent, une nouvelle galaxie, dans un espace infini; il Y a toujours des trajets a effectuer, de l/infiniment grand a l'infiniment petit, puisque l/immobilité entrame la chute; il y a toujours des mondes possibles, ou meme incompossibles, a imaginer, toujours des points de vue a occuper, des significations a construire, des récits a intégrer a l'intérieur d/autres récits. On peut toujours aller au-dela, et il faut meme le faire, pour éviter les pieges trompeurs des ombres, des reflets et des reves, des artifices, des apparences, des spectacles, des effets de langage, des mensonges. Les choses sont et doivent rester inachevées, il ne faut jamais trouver le film secret que l'on recherche de film en film, sans quoi il ne restera plus rien a filmer, et si on l/a trouvé, si, comme pour Welles, il s/appelle Don Quichotte et raconte I'histoire d/un per sonnage qui erre dans le monde en combattant des chimeres dans une lutte vaine et sans fin/ alors il faut changer son titre, l'appeler Quand aurez-vous fini Don Quichotte?, expliquer que l/on ne pourra jamais toumer le demier plan parce qu/il coutera toujours trop cher, parce qu/il faudrait faire exploser la Terre, et ne jamais 1/achever. Néanmoins, il est temps de ressaisir, a présent, le mouvement d'ensemble qui anime cette enquete. 11 ne s/agissait pas d'exposer ce qu/est le baroque cinématographique, d'en proposer une catégorisation pouvant donner nais sance a une c1assification des
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Emmanuel Plasseraud
Récapitulation: métaphysique négative et physique du multiple Le baroque cinématograpruque s'origine dans l'idée que le cinéma est une projection d'ombre, qui tient de la 'magie, ayant comme ancetre les lantemes magiques qui fascinerent le XVII" siecle. Cette origine obscure, suggérée dans Le .Casanova de Fellíní, est contestable, puí'sque le cinéma n'est pas né a cette \7 époque, 'mais deux cents ans plus tard, profitant de 1'invention de la photo .... graphie instantanée et des appareils permettant de mettre les images en mou "'r. Pour etre fantasmanque, cette origine n'en est pas moins suggestive vement. ..) autant que poétique. Elle donne du cinéma une image polémique, qui s'oppose aceBe défendue par le courant « réaliste », qui veut voir dans le cinéma un art ontologique parce qu'il présente une trace de la réalité. Pour les cinéastes baroques, 1'imagé cinématograpruque ne peut pas etre considéréeseulement cornme unetrace du réel, car l' objectivité photographique est un leurre, et sur "",,-,,~. ... tout parce que le réel Irest pas accessible en tant que fait puro Mais elle ne peut pas non plus etre envisagéecoinme une représentation analogique, une copie :¡.. ... vraisemblaDle~semblant a la réaHté, cornme la conc;oit le style classique. " Elle est ~ulq9rl,fondé sur la dissemblance, sur la différence, création arti 1 ficielle qui n úien avoir avec le réel mais qui, pour cette raison, est peut-etre l' ! ! un moyen d' accéder a une certaine connaissance sur lui. En effet, le réel, '~* l~~'comme le Dieu de la théologie négative, est tout ce que l' on ne peut dire de "'''S lui. Aussi, le meilleur moyen d'y accéder est de montrer ce qu'il n'est paso "<,. ~
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Consti~tionneliement, l'image cinématographique ést une ombre. De ce fait indéniable, les baroques tirent toute une poétique de 1'inconsistance ou de l'évanescence de 1'etre,dont 1'ombre fut le symbole a 1'él'Rq~.Jwoque (elle rie TetUt toujburs,"le rom~ultisine la -Ha plus volonti~rs au mal, dans son versant fantastique, dans lequélle cinétna a aussi beaucoup puisé). L'ombre !~st ce qui entoure la matiere, la faisant apparaitre ou disparaitre, comme dans ,I e clair-obscur. Pour les baroques, l'ombre prime sur la lumiere: les corps sor ;¡tent de l'ombre et y retournent, signe de leur néantisation toujours possible.
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G1'etre est inconsistant, ou évanescent, notre rapport au monde est illusoire/ Le ref1et est la seconde grande métaphore du simulacre, qui nous rappelle que nous n'avons peut-etre jamais acces aux choses memes, mais seulement a leur reflet. L'image cinématographiqu€, elle-meme, est un reflet illusoire du monde. Ríen, d'ailleurs, ne permet de distinguer, au cinéma, une chose de son reflet spéculaire, tant qu'aucun signe ne vient indiquer la présence d'un miroir. Ce doute constant peut devenir hyperbolique, a1'image de la médita tion cartésienne, ou du théatre baroque (Shakespeare, Calderon) et s'étendre a la vie entiere considérée, des lors, cornme une illusion. La vie devient un reve (La Ville des pirates, de Ruiz, Le Charme díscrét de la bourgeoisie de Bunue1), un acces de folie (Santa Sangre de Jodorowsky), une expérience hypnotique (Epídemic de Lars Von Trier), une défaiIlance de la mémoire (L'Année derniere a Marienbad de Resnais). Mais, si la vie est un reve, qui est le reveur?
•
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Ernmanuel PI¡¡.sseraud
selon le dogme du einéma classique hol1ywoodien, e'est paree qu' aucun fait
n'est isolable et univoque, que ehaque fait est lié aux autres, ainsi qu'aux
points de vue variables que Yon adopte sur eux, ce qui donne lieu ade multiples
possibilités de relations, d'interprétations et de fietions. Or, la nature du
cinéma, paree qu'il'est un art visuel, de la durée et de la eombinaison par le
montage, est d'etre eentripete,' e'est-a-dire d' exagérer ces relations, de les
provoquer, de les multiplier. Le einéma classique cherche a restreindre eette
potentialité en soumettant l'image a un récit unique et univoque; le réalisme
épure l'image, en la vidant pour atteindre a la sensation pure, au fait isolé.
J Les einéastes baroques, au eontraire, veulent reeonnaitre au réel son « incom mensurable diversité », et puisqu'il n'est pas possible de la représenter, il est
1 eneore possible de la « montrer du doigt », eomme les somnambules, meme
s'il faut, pour cela, admettre l'infinité et l' équivocité du rée1. C' est pourquoi ils
pratiquent, a différents niveaux, une opération de multiplication infinie.
•
rJf
Cel1e-ci se produit d'abord au niveau de l'image meme. TI s'agit de remplir
l'image (et la bande sonore); par une stratégie de l'exees, jusqu'a l'infíniment
petit, ainsi qu'a réduire la durée des plans par un montage eompressif, pour
rendre sensible le grouillement des rnicro-pereeptions qui eomposent nos sen
sations (Salome de Carmelo Bene). Ce style omemental brouille la lisibilité de
l'image, dont la signifieation devient équivoque et finalement se perd
(Drowning by Numbers de Greenaway). Le film s'adresse aux sens, pour le plai
sir, au risque de provoquer le vertige, au sens physique du terme, lors des
fetes baroques qui se eoncluent souvent par le pressentiment de la mort.
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. En meme temps, les baroques explorent l'infiniment grand, eonstatant cornment l'ordre artificiel des monarques et dictateurs se lézarde devant l'in ,/ finie diversité du réel, le, hasard et le ehaos qu'ils eombattent en vain 1,. (Khroustaliov, trnZ voiture! de Guerman). L'age'baroque, déja, avait été confronté a la eontradietion, puisqu'il est le moment 0\1 la eosmologie héritée de l'Antiquité s'écroule du fait des déeouvertes de la scienee modeme. Mais il avait voulu la réduire par la métaphore du monde renversé, qui fait de l'autre l'image inversée du meme. Le néo-baroque modeme ne peut plus eroire en ce sehéma simple. La métaphore, qui trouve au cinéma, par le montage oxy morique, son expression, libere la eontradietion de ce registre binaire et pro voque les mélanges et les reneontres entre éléments hétérogenes, par des récits éclatés, chamaniques, et par la eonfrontation des points de vue diverso Le néo baroque alfiziñ1rt'aspeet eontradictoire du monde (La Ville des pirates de Ruiz). I
~ se earactérise done P...~1.!!!~,~~v:,:~ell_~~'!I:iation, par d'ineessants
mélanges, "allant 'de l'infiniment petit a l'infíniment grand. 11 est en perpétuel
mouvement. Le baroque, dit-on, est le style du mouvement. Mais ce n'est pas
pour cela que tout film, eonstitué d'images mouvantes, est baroque. Le mou
vement baroque est singulier, sonsyñi]5'Ole-poullait~ttela trajeetoire d'lcare.
11 privilégie la eourbe (Le Plaisir d'Ophuls), l'ellipse, l'aseension et le vol
(Fellini, Tim Burton, Kusturiea), pour parvenir a un moment paroxystique
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Pli)sseraud
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Cinéma et imaginaire baroque
d'équilibre instable (Carmelo Bene), qui précede la chute (M. Arkadin de Welles, Lola Montés d'Ophuls). Ces trajectoires témoignent de la vanité du mouvement par lequel l'hornme prétend s'élever jusqu'a l'infini malgré sa finitude. La fuite du temps met fin a ses entreprises par la dégradation qu'elle impose aussi bien a son corps, malade ou vieillissant, qu'a ses constructions memes les plus grandes, cornme les civilisations dont les ruines disent l'impuissance face au temps (Une symphonie russe de Lopouchanski, Fellini-Satyricon). Le baroque est secre tement animé par une nostalgie de l'etre, de l'enfance, qui émane d'un désir profond et contrarié de remonter le cours du temps (Terry Gilliam). Mais il est peut-etre une maniere,g?",~~~e.tesconnaissent, cornme les cinéastes qui savent que le cinéma es!,Tait de passag~ et de bifurcations subtiles, de quitter ce temps chl])nQlqg.ique pourtiñ~'rlf1'i$oralité virtuelle,subjective" .?ont la structure ~sÚabyrinthique,)ouse~l.entfl~~sé'pré~el1,t ~~~~turs2J ~eve.~s, souvenirs,"~ti'éalité (Le Testament d'Orp eea.e Cocteau, La Clepsyare de ~.Celui qui accomplit ce saut dans l'intemporel devient tel un chaman, un voyageur de l'au-dela, capable de vivre plusieurs vies car il sait qu'un hornme meurt plusieurs fois au cours d'une vie et qu'il est done toujoursdéja mort (Trois Vies et une seule mort de Ruiz).
Un autre cinéma est possible... Dans l'avant-propos de sa Poétique du cinéma, Ruiz affirme sa conviction profonde: Dans le cinéma, au moins dans le cinéma narratif (et tout le cinéma l'est d'une certaine maniere), c'est le type d'image qu'on produit qui détermine la narration et non le contraire. n n'échappera a personne que cette affirmation implique que le systeme de productión, d'invention et de réalisation des films doit etre modifié radicalement. Elle veut dire aussi qu'un nouveau type de cinéma et qu'une nouvellepoétique du cinéma sont encore possibles1:» C""CI' . ( \.):. ¡""Jo...
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Le r~~~¡;~s a~ b~~~q~;: p~rce qu'au cinéma, il s'origine dans une théorie de l'image cornme ombre et qu'il se poursuit par une critique des codes narratifs classiques au nom justement du potentiel narratif infini des images, est une des opportunités pour qu'un nouveau type de cinéma soit encore possible. Le cinéma ne peut subsister que s'il devient autre, s'il se· transforme sans cesse, s'il s'invente toujours. Ce livre aura voulu montrer que l'exploitation poétique de certaines de ses ressources fondamentales peuvent lui permettre de donner la possibilité aux ombres de prendre consistance, aux mondes contradictoires du temps virtuel de coexister, aux bifurcations labyrinthiques d'etre explorées. Con~u dans cette optique baroque, il « deviendrait ainsi l'instrument parfait susceptible de nous révéler les multiples mondes possibles qui coexistent pres de chez nous2 », a la maniere du théatre de la mémoire décrit par 1.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 8.
2.- !bid., p. 88.
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Carlos Fuentes dans son roman Terra Nostra. Le fonctionnement de ce théatre est expliqué par son concepteur, Valerio Camillo, a Ludovico, 1'un des anté christs qui arpentent l'ancien et le nouveau monde, dans cette époque baroque qui est le seuil de notre modernité et l'un des miroirs qu'elle s'est choisie pour apprendre a se connaltre: «J'aurais dl1 te confíer mes véritables secrets. Les lumieres du théatre. Un dépot de carbones magnétiques sur le toit de la maison. Ils attirent et conservent l'énergie des éclairs et du ciel surchargé de la lagune. Je filtre cette énergie au moyen de conducteurs imperméables - des fils de cuivre et des ampoules du plus fin cristal vénitien. Ils actionnent des boftes noires. Des rubans de soie recouverts d'une pellicule de mercure sur lesquels j'aí peint des images de tous les temps, en miniature, images qui deviennent géantes une fois projetées sur les gradins en faisant défiler les rubans devant une source de lumiere3 • »
Le résu1tat évoque irrésistiblement le cinéma: «Les figures parurent s'animer, gagner en transparence, se combiner et se fon dre, s'assembler en de fugaces ensembles et transformer constamment leur sil houette originelle sans que celle-ci cesse pour autant d'étre reconnaissable'. »
Mais il ne s'agit pas de n'importe quel cinéma, car ce qui est projeté n'est en aucun cas la représentation d'un événement rée1. Au contraire, « les images de mon théatre integrent toutes les possibilités du passé, mais elles représentent éga lement toutes les possibilités du futu,s ... » • C'est ainsi que, par exemple, on y voit naltre une petite fille a Beth1éem, Ulysse mourir dans le cheval de Troie ou Colomb aller en lnde par voie de terreo
I
Ce théatre alchimique de tous les mondes possibles, construit selon la doc trine du Zohar et les préceptes d'Hermes Trismégiste, dont Athanase Kircher, l' auteur d' Ars magna lucís et umbrae, fut un fideIe lecteur, ce théatre qui préfi ~ gure le cinéma baroque est une image de ce jeu de miroirs par lequel1'époque ¡ baroque et la nótre se refletent a l'infini. Entre cette description imaginaire d'un auteur d'aujourd'hui et ce qu'imagina Leibniz en assistant aux spectacles de projections d'ombres a son époque, qui a revé l'autre? Le XX" siecle et le cinéma sont-ils le fruit du songe du XVII" siecle, ou est-ce l'inverse, est-ce le \ cinéma et le xx" siecle qui fantasment l' époque baroque? Sommes-nous une \ projection du passé ou projetons-nous ce que nous sornmes dans ce passé? Nul n'est tenu de répondre, et cela n'a finalement pas tant d'intéret que cela, I si l'on choisit de ne pas se situer dans une perspective historique mais d'oc I euper le point de vue intemporel des créateurs. Car 1'important, c'est que dans ce jeu de miroirs sans fin, une intention poétique se dégage, qui donne aux cinéastes qu'elle anime la possibilité d'inventer ces mondes encare inconnus que nous attendons de pouvoir découvrir un jour. ¡
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3.- Carlos Fuentes, Terra Nostra, tome n, op. cit., p. 127. 4.- Ibid., p. 120. 5.- !bid., p. 123.
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Emmanuel Plasseraud
qui savent le mieux en jouer, nous réfutons catégoriquement l'idée selon laquelle, en tant qu'individus, nous ne pouvons échapper a la fatalité d'etre réduit une simple image, plate comme celles que nous voyons sur nos écrans de télévision. Nous verrons donc que les exemples que nous évoquerons se départissent rarement d'un certain romantisme, d'une croyance profondé ment ancrée a'présent a l'existence, derriere 1'apparence que nous offrons aux autres, de notre intériorité 1• Aussi, pour apprécier l'ambigufté du theme de l'apparence dans son rapport al'intériorité et la difficulté pour notre époque post-romantique de le saisir dans une perspective totalement baroque, nous choisirons d'étudier quelques cas particuliers de personnages régulierement exploités dans le théiitre du xvne siecle - car a travers eux, la question de l' apparence donne lieu a une réflexion sur l'identité -, et nous verrons ce que le cinéma a pu en retenir.
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L'acteur Personnage attaché par déformation professionnelle a son apparence, mais aussi sachant en jouer et en changer en fonction de ses róles, l' acteur peut etre associé a la fois a la figure du paon et a celle de Protée. Mais comme il y a une conception baroque de 1'image, ou du montage, il y a une conception baroque de l'acteur et de son rapport avec le róle qu'il doit incamer. L'un des principaux problemes théoriques le concemant consiste a déterminer si sa personnalité doit participer a l'élaboration de son personnage. Les réponses a cette question sont multiples, mais dépendent, en fait, de l'idée que l'on se fait des rapports entre l' intériorité et l'apparence. Al'époque baroque, justement, de nombreuses pieces meUent en scene, et en abfme, l'acteur. Comme dans le Saínt-Genest de Rotrou, elles montrent« le comédien convertí par son «personnage », l'homme prís au piege de l'illusíon thélitrale, alors que sa seule fonction serait de tendre ce píege au spectateur seul' ». Le cinéma a su également montrer comment ses idoles pou vaient etre prises au piege de leur personnage, dans Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder, OU l' ancienne star du muet ne peut se détacher du person nage glorieux qu'elle s'est créé, et dans Ed Wood de Tim Burton, OU l'on voit Bela Lugosi se choisir un cercueil confortable pour dormir. Le personnage a pris le pas sur la personne, le visage s'est figé en un masque, l' etre s'est fondu dans l'apparence. En comparant la piece de Rotrou avec le Don Juan de Georges Sand, autre réflexion, romantique cette fois, sur l' art dramatique et le jeu des comédiens, Rousset pointe une différence fondamentale. Pour Georges Sand, « le thélitre doit are l'ímage de la víe », et les comédiens ne doivent pas jouer, mais. ressentir 1.- Un film d'époque comme Ridiculef, de Patrice Leconte (1996), qui se déroule au
XVIII'
siecle dans le monde aristocratique des précieux, montre toute la difficulté de se débarrasser de ce préjugé anachronique. Ce n'est pas pour rien que les deux personnages qui échappent aux jeux de cour cruels, fondés sur I'apparence, sont Mathilde et le jeune provincial, deux personnages romantiques (dans le pire sens du terme). 2.- Jean Rousset, L'ITltérieur et I'Extérieur, Paris, José Corti, 1965, p. 156.
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au fond d' eux-memes, en toute sincérité, les sentiments qu'éprouvent leurs personnages. Il peut meme arriver qu'un acteur s'identifie si fort a un per sonnage qu'il découvre, en l'interprétant, ce qu'il était profondément, mais qui lui demeurait caché. Les personnages ne sont crédibles que si la person nalité de l'acteur les rend consistants et transparalt. A la limite, on n'est bon comédien qu'en interprétant... soi-meme. Si bien qu'aucune scene ne sera jamais aussi valable que la vie elIe-meme. Cette volonté d'identification psychologique des comédiens a leurs personnages est a l'origine des méthodes théatrales pronées par Vakhtangov et Stanislavski qui donnerent naissance a l'Actor Studio de Lee Strasberg. Les grands acteurs du cinéma américain, Marlon Brando, James Oean, Elisabeth Taylor, Robert de Niro, ont tous appris, en suivant ces techniques, as'identifier aleurs personnages, et 1'on cite souvent leurs exploits physiques, leurs plongées dans l'univers de leurs personnages comme preuve qu'ils ne trichent pas, qu'ils ressentent dans leur chair, faisant appel a leurs souvenirs profonds, ce que vivent leurs personnages. Mais comme si cela n'était pas encore assez, pour etre encore plus proche de la vérité, on pensa meme autiliser des personnes réelIes pour ce qu'elles sont dans la vie avec le néo-réalisme, le cinéma-vérité et d'une certaine maniere la « nouvelle vague» dont l'un des principes est que les films sont toujours aussi des docu mentaires sur les acteurs en tant que personnes. Au contraire, les films baroques sont construits autour de personnages aux traits déterminés, parfois caricaturaux. La psychologie et l'intériorité sont bannies au profit du róle. Le maquillage vient parfois a l'aide de la caricature, utilisé d'une fa<;on outranciere qui rappelle parfois l'époque muette, comme chez Fellini (Amarcord, Casanova), pour réduire les visages a une expression unique et apparente en laquelle tout leur etre se résume et se confond (ou encore, cela peut etre un tic récurrent, comme le bégaiement du gardien de nuit dans La 50if du mal de Welles, ou celui du pervers dans Trois Vies et une seule mort de Ruiz). De ce point de vue, d'ailleurs, on peut aussi utiliser, comme Fellini, des personnes réelles, non pour ce qu'elles sont mais pour leur particularité physique, comme le montre la séquence du casting dans Intervista. A propos des personnages des films de Jodorowsky, Michel Larouche écrit que « les protagonistes ne manifestent pas dedétermination inté rieure liée a un caractere individuel fixe, mais tiennent lieu de fonctions, que ces données s'articulent autour d'orientations culturelles, drama tiques ou mythiques 3 ». Les personnages baroques sont des marionnettes dans une piece dont ils ne comprennent pas le sens, comme dans le court-métrage de Pasolini Que sont les nuages? Ils sont plats, comme les personnages de contes, et les acteurs qui les interpretent doivent laisser leur psychologie de coté, pour que justement, seule l'apparence demeure.
3.- Michel Larouche, Alexandre Jodorowski, cinéaste panique, París, Albatros, 1985, p. 145.
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Les sosies Le theme des sosies naturels, que sont les jumeaux, a souvent été utilisé a l'époque baroque, eomme le rappelle Jean Rousset, qui mentionne par exemple la pieee de Shakespeare La Comédie des erreurs, dans eette perspeetive parti cum~re de mise en doute de l' identité: « Ils en viennent ane plus savoir qui ils
sont, ils doutent d'eux-memes et de tout, le sol manque sous leur pas, tous leurs gestes portent afaux, ils sont jetés en pleine illusion 4 • » En observant l'autre, ils ne se reeonnaissent plus eux-memes, tant l'autre leur ressemble. Le einéma, par sa teehnique - notamment le montage, la surimpression et a présent les trueages numériques -, a la possibilité de faire jouer a un meme aeteur simultanément différents personnages qui done se ressemblent. Déja, Mélies avait expéri menté eette possibilité spéeifique, qui distingue le einéma du théatre, lorsqu'il se divisait en sept musidens dans L'homme-orchestre. Néanmoins, le plus souvent, e'est dans une perspeetive inverse au baroque qu'elle est exploitée, pour au eontraire révéler,derriere la troublante ressemblanee de leurs apparenees, les individualités de ehacun des jumeaux. Ainsi, dans Faux-semblants de David Cronenberg, la femme ne sait plus avee qui elle fait l'amour; mais les jumeaux (interprétés par le meme acteur, Jeremy Irons), quant a eux, évoluant a l'inverse, ont une parfaite eonscienee de leur identité, si proche soit-elle. En revanche, dans 2.0.0. de Peter Greenaway (1985), les jumeaux siamois Oswald et Oliver, que l'on différencie facilement au début du film, s'identifient de plus en plus a mesure que l'on progresse dans le récit. Celui-ei raeonte l'enquete qu'ils menent, a la suite de la mort de leurs deux femmes, en se basant sur un documentaire en huit parties - chiffre symétrique - retra¡;ant l'évolution naturel1e tel1e que la eoneevait Darwin, du plancton aux hommes, en photographiant achaque stade des eadavres d'animaux pourrissants. lis finissent meme par se eonfondre, ce qui fait dire a un personnage: « Vous vous ressemblez tellement que je ne vous distingue plus ». Les deux personnages sont joués par deux acteurs, mais il se trouve que ce sont deux vrais jumeaux, Brian et Erie Deaeon. lis aeeomplissent un proeessus régressif qui les voit peu a peu s'identifier l'un a l'autre: ils s'habillent de la meme maniere, ne se quittent plus, se positionnent toujours symétriquement dans le cadre, se refietent dans l'eati ou en ombres, deviennent peres potentiels de jumeaux, demandent meme a ce qu'on leur fasse un eostume qu'ils pourraient porter a deux et qu'on les opere pour qu'ils soient a nouveau assemblés. Le film, tres plastique, joue beaueoup, au niveau des eadrages, sur la symétrie, qui renvoient a la gémellité des personnages que l'on déeouvre, en fait, progressivement. C'est pourquoi, eette symétrie est eonstamment mise a mal au début, quand par exemple, il manque un des deux freres autour du lit d'Alba, la future mere de leurs jumeaux, devenue unijambiste apres l'aecident de voiture OU leurs deux femmes sont mortes. Celle-ci retrouve une symétrie d'abord physique, quand le faussaire-ehirurgien Van Meegeren lui ampute l'autre jambe, puis 4.- Jean Rousset, La Littérature de /'áge baroque en France, op. cit., p. 61.
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sociale lorsqu'elle rencontre sa moitié, Felipe Arc-en-ciel, un cul-de-jatte. Les deux freres s'installent, alors, de chaque coté du lit, rétablissant l'équilibre. Mais cette identité qu'ils ne peuvent éviter, qui fait retour, comme si elle avait été refoulée, devient pour eux un fardeau. Pour s'en libérer, et puisque, selon le chirurgien, « le pourrissement détruit la symétrie », ils se résolvent a se suicider et a photographier leur décomposition. Ainsi, ils seront comme le zebre, le seul animal dont les rayures asymétriques ne sont pas une parure destinée au camoufiage, le seul animal monstrueusement asymétrique que, pour n'avoir pas su classer, I'homme a nommé en commenl;ant par une lettre qui n'existait pas : le « z ». Le dédoublement p~ut aboutir, aussi, a une démultiplication, lorsqu'un acteur incame différents roles dans un film. Nous avons vu que c'était le cas dans Inauguration of the Pleasure Dome d'Anger, mais c'est un cas spécifique, puisqu'il s'agit d'une cérémonie de magie noire que l'on peut interpréter comme étant un reve, ou une séance de spiritisme OU plusieurs esprits s'in cament dans les memes spirites. Pierre Pitiot cite l'acteur Peter Sellers « acteur de génie pour qui le déguisement était une seconde nature, dont il (Blake Edwards) fit le Protée du cinéma comique » dans la série consacrée a La Panthere rose5 • Sellers a interprété une vingtaine de roles dans La Panthere rose, mais égale ment plusieurs personnages dans le Docteur Folamour de Kubrick. Un autre exemple récent est le double film de Resnais Smoking / No Smoking (1993), OU Pierre Arditti et Sabine Azéma tiennent tous les roles. La duplicité se trouvait déja dans le projet, la démultiplication n'en est que l'accomplissement ou son expression au niveau des acteurs: comme Resnais ne choisit pas entre deux scenes, mais montre a la fois ce qui se passe si la cigarette est allumée ou non, et ce qui en découle, les acteurs ne choisissent pas un role parmi les autres, mais les endossent tous 6 • Maniere baroque de jouer avec l'apparence et la question de l'identité sans psychodrame, mais OU tout de meme l'attitude ludique n'est pas exempte d'une subtile mise en doute de la notion d'Etre.
L'automate L' automate rassemble deux themes baroques: l' artífice et l' apparence. Il reproduit l'apparence physique humaine par l' artífice de son mécanisme. Comme les projections d'ombres, les automates ne datent pas de l'époque baroque, puisqu'on en trouve des l'Antiquité, en Egypte et surtout en Grece, OU l' on savait animer, par la pression de forces hydrauliques ou pneumatiques, des mécanismes inertes. Mais l'époque baroque se plut a les perfectionner, et ceci dans un double dessein: pour s'en servir dans les spectacles et les fantaisies qui étaient organisées de fal;on a provoquer la surprise, l' admiration et la 5.- Pierre Pitiot, Les Voyageurs de /'immobile, Marseille, Climats, 1994, p. 152.
6.- n est plus rare que deux acteurs incarnent le meme personnage autrement que pour des
raisons de changement d'age. L'exemple le plus célebre est Cet obscur objet du désir de Bunuel (1977) ou Angela Molina et Carole Bouquet se partagent le róle de la Jemme inaccessible et insaisissable, peut-etre justement 11 cause de cette dualité.
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réflexion, et dans le but de comprendre le fonctionnement du corps, des membres et de leurs mouvements. l' automate de l' époque baroque est d'autant plus troublant qu'il n'est pas pensé comme différent de nature avec le corps humain, considéré lui-meme comme un automate: « Faire du nerf un tuyau, des esprits un liquide, des concavités du cerveau autant de regards, du systeme cerveau-cervelet-poumon un alambic, de la digestion une confection de mortier a la chaux, dans une véritable « machine surréaliste », revient surtout a trouver dans le mécanisme une langue permet tant de forger des représentations qui se passent de toute considération vitale, la langue de la stricte causalité7• »
Seule l'áme manque a l'automate, et encore, peut-etre est-ce justement ce qui le fait d'autant plus ressembler a un homme, si celui-ci, tel Casanova dans le film de Fellini, se caractérise par son absence d'intériorité. C'est toute la différence entre les automates de la Renaissance, dont De Vinci fut l'un des plus prolifiques inventeurs, et ceux du baroque dont Descartes fut le principal théoricien. A la Renaissance, les automates témoignent de la puissance de l'ingéniosité humaine, capable d'imiter la vie meme. « A ceUe vítalisatíon de l'ínerte dans l'automate de cour, Descartes répond par la mécanísatíon de la víe8 ••• »1'automate baroque est un troublant reflet de l'homme, plus que la preuve de son inventivité, ce qu'ont tres bien saisi Fellini avec son Casanova, Lopouchanski dans Une Symphoníe russe (1994), OU l'illuminé qui veut sauver
les enfants orphelins (et la Russie) du naufrage se rend comme un robot a une cérémonie reconstituant une bataille historique apres avoir renié sa mission spirituelle, ainsi que Wojciech Has, dans La Clepsydre (1973), ou le directeur d'un musée de mannequins, qui se révélera lui-meme etre un automate, explique que « l'homme a été créé, pour lp deuxíeme¡oís, al'ímage du mannequín ». Aujourd'hui, les progres de la technologie n'ont peut-etre jamais été aussi rapides, et l'inquiétude face a la démultiplication des machines a encore grandi. La science-fiction a fait de l' automate un fueme récurrent, mais dans la plupart des cas, ce n'est que pour mieux souligner I'humanité des hommes. Les automates hérités du romantisme, Frankenstein ou Golem, révelent, sous leur aspect repoussant et malgré leur force destructrice, une tendresse cachée qui en fait les égaux des humains, comme si des mains des hommes ne pouvaient naftre que des créatures spirituelles. Avec le romantisme, l'ame est partout, derriere chaque forme, chaque etre, et l'enjeu de ces récits est d'en révéler la présence justement derriere l'apparence. Les dro'ides en tout genre qui peuplent,a en croire les cinéastes de science-fiction, nos galaxies, ne sont pas différents. Qu'ils s'appellent Z6PO, dans La Guerre des étoiles, ou Bishop dans Alíen, ils allient a leur haute technologie et, dans le cas de ce dernier, a une similarité physique irréprochable, un cceur qui est la marque de fabrique des créations humaines, ce qu'il ya d'inaliénablement humain. 7.- Pascal Dumont, Descartes et l'esthétique, París, P.U.F., 1997, p. 105. 8.- Ibid., p. 105.
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Un film pourtant renverse quelque peu ceUe perspective. n s'agit de Blade Runner (198n réalisé, comme Alien, par Ridley ScoU, mais qui profite d'etre 1'adaptation d'une nouvelle de Philip K. Dick, Do.Androids Dream of Electric 5hips?, pour aborder le theme dans une optique baroque. TI s'agit d'une variation sur le mythe de Prométhée, mythe fondamental pour le theme de l'automate puisqu'il instaure comme un acte interdit le fait de se servir de la technique pour imiter les créations de la nature. Dans ce film, les automates, qui ont pour noms « répliquants », témoignent également de sentiments humains, comme la pitié, la peur, 1'émotivité, l'amour ou l'inquiétude métaphysique. Cornme ils se rebellent contre leur créateur, celui-ci cherche a les éliminer et engage un « blade runner », qui part a leur recherche et les supprime un par un, jusqu'a l'ultime combat qu'illivre contre leur chef. C'est lors de ceUe scene, fondée sur la figure de l'imitation - les deux adversaires poussant les memes cris, se broyant les mains, s'adossant au meme mur -, que la perspective s'inverse: le répliquant sauve l'homme qui voulait le supprimer, avant de se laisser mourir. On comprend alors que ce n'est plus l'automate qui est une imitation de l'homme, mais l'hornme qui ágit comme une machine, sans sen timent, ayant perdu toute humanité. Si bien que l'homme, s'il veut redevenir « humain », doit, a son tour, imiter 1'au~omate qu'il a pourtant créé.
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Le travesti Se déguiser, c'est adopter une apparence que l' on ne possede pas « naturel lement ». Cela peut avoir plusieurs intérets. On pense tout de suite que le déguisement sert a se cacher, ce qui est le cas dans la majeure partie des films, notarnment pour un justicier au grand CCEur cornme Zorro ou un etre maléfique comme Fantomas. 11 y a aussi des cas OU il apparaft a ceux qui se déguisent que leur costume n'est finalement pas autre chose qu'eux-memes. Ceux-la, fascinés par leur apparence, doutent de la constance et de la consistance de leur intériorité, de ce qu'ils prétendent etre, jusqu'a penser qu'ils ne sont, effectivement, que ce qu'ils paraissent. Il arrive que le déguisement livre son seeret a sa maniere, e'est-a-dire par le déguisement: e'est en se travestissant qu'on devient soi-meme, (... ) e'est le personnage qui est la personne; c'est le masque qui est la vérité. Dans le monde du trompe-l'ceil, il faut le détour de la feinte pour atteindre la réalité'. » «
Jean Rousset dorme de multiples exemples de pieces du XVII" siecle comme La Nouvelle auberge de Ben Jonson, Bélinde de Rampalle, les Folies de Cardénio de Pichou ou L'Ospital des fous de Beys dont les ressorts dramatiques utilisent ce theme du déguisement OU celui qui se masque pour tromper finit par devenir ce qu'il feint de paraftre. Un premier film met en parallele le travestissement stratégique, destiné a se dissimuler, et celui qui, au contraire, révele a celui qui le porte ce qu'il esto
9.- Jean Rousset, La Littérature de l'age baroque en France, op. cit., p. 54.
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Dans Certains l'aiment chaud de BillyWilder (1959), deux musiciens fauchés profitent de l' o~casion qui leur est donnée de gagner de l'argent et en meme temps de fuir Chicago OU ils sont recherchés par des mafieux, en s'embarquant en toumée avec un groupe féminin. Pour cela, ils sont obligés de se déguiser en femmes. Dtirant le trajet, ils rencontrent une joueuse de ukulélé (Marilyn Monroe) dont ils tombent tous deux amoureux. L'un d' entre eux est plus entreprenant, et profitant de ses confidences, comprend ce que la jeune femme cherche. TI se déguise en milliardaire pour la séduire, al1ant ainsi de déguisement en déguisement en fonction de la nécessité, sans que cela change au fond ce qu'il est: un médiocre joueur de saxophone. C'est ce qui plaira finalement a la jeune fille qui ne peut s'empecher de tomber amoureuse des joueurs de saxophone. Ce qui arrive au compere contrebassiste du saxophoniste est plus complexe. Au cours d'une scene OU, entouré de femmes en nuisettes, il se répete qu'il est une femme pour nepas céder a la tentation et risquer de se dévoiler, il finit presque par s'en convaincre. Plus tard, tandis que son collegue joue au milliardaire, il se prend au jeu des apparences et se laisse séduire par un vrai milliardaire qui le prend pour une femme. Au petit matin, on le retrouve persuadé d'etre la femme qui convient a ce milliardaire. Le saxophoniste a toutes les peines du monde a lui faire admettre qu'il est un homme (il est d'ailleurs encore en robe). Seule compte l'apparence, c'est ce que pense aussi le milliardáire, qui lui répond, quand illui avoue finalement etre un homme, la célebre réplique « Nobody is perfect ». Le film met donc en parallele une vision romantique de la relation entre etre et apparence, ou malgré tous les déguisements, on n'est jamais que ce que l'on est au fond de soi-meme -le saxophoniste et la joueuse de ukulélé -, et la conception baroque ou l'on n'est que ce que l' on paraft a autrui - le contrebassiste et le milliardaire -. Elles cohabitent chez Wilder, puisque les quatre personnages s'enfuient a la fin du film dans le meme bateau.
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L'un des déguisements les plus fascinants pour l'homme, paree qu'il risque, en fait, d'etre l'un des plus révélateurs est le travestissement en femme. C'est pourquoi il est le sujet de nombreux film s, comme Certains ['aiment chaud, Victor, Victoria de Blake Edwards, Tootsie de Sydney Pollack, ou encore Ed Wood de Tim Burlon (1994)10. Ce demier film retrace, de fac;on romancée, la vie d'Ed Wood, « le plus mauvais cinéaste du monde », qui a travaillé dans les marges hollywoodiennes pendant les années 1960. Ed Wood est un auteur de films de série Z¡ pour la plupart fantastiques, sauf un qui est plus autobiographique, Glenn or Glenda. 11 y clame son gout pour le travestis sement, qui en fait un personnage marginal. Le theme convient parfaitement a Tirn Burton, qui a toujours montré des personnages ambivalents, tantot mascu lins tantot féminins comme Ed Wood, tantot sage petit garc;on tantot adolescent a l'imagination morbide dans le court-métrage d'animation Vincent (1982), 10.- TI arrive aussi, comble de la confusion, qu'un acteur masculin incame un personnage féminin, comme la mere du ministre, interprétée par Michel Piccoli, dans ]ardins en automne (2006) d'Otar Iosseliani. La dérision se mele ici au trouble identitaire.
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tantOt homme tantót animal comme dans Batman 1 (1989) et Batman 2 (1992), et de fac;on plus ironique dans Mars Attacks (1996) ou la présentatrice de télévision décapitée se réveille dans une soucoupe,volante martienne avec le corps de son chihuahua. Le déguisement est bien l' occasion, chez Tim Burton, d'une mise en doute de l'identité par l'apparence. Assumée chez Ed Wood, elle est découverte avec plus d'inquiétude dans la série des « Batman », surtout lors du second épisode. Burton montre cornment les moyens de communication modemes favorisent la confusion entre l' etre et l' apparence, en renvoyant des images fausses des personnages: Batman comme un tueur, le « Pingouin » comme un homme de bien. Mais c'est aussi que la duplicité est inhérente a ces personnages, qui courent toujours le risque de confondre ce qu'ils sont avec leur déguisement. C'est ainsi que Batman n' est pas un personnage totalement bon: a se revetir de son déguisement de chauve-souris, illibere en meme temps ses pulsions bestiales. De plus, en dehors de ce personnage, il faut bien dire qu'il a peu de consistance, et l' on comprend pourquoi il ne peut répondre lorsque Catwoman lui demande qui se cache derriere ce masque. Quant a elle, d' ailleurs, elle en arrive a se demander qui elle est, apres avoir reconnu la puissance que lui oetroie sa tunique. Le déguisement est généralement, chez Tim Burton, une force qu'il faut pouvoir assumer, car en meme temps elle éloigne de la norme. Elle correspond a la dualité constitutive de l'animal humain. Elle est force tant qu'elle permet d' explorer cette dualité, tant qu'on peut jouer de ces déguisements qui cachent en fait souvent une simplicité, une nalveté chez ces personnages de contes que sont Ed Wood, le « pingouin », Edward aux mains d'argent, ou M. Jack. Lorsque au contraire, ils s'identifient entierement a l'une de leurs apparences, cornme le «pingouin» arrachant ses vetements d'homme civilisé pour redevenir l'animal qu'il était, ils deviennent vulnérables. Le cinéma offre a notre monde un conte modeme mettant en scene un personnage protéiforme, dont les déguisements tiennent des variations de couleur du caméléon: Zelig de Woody Allen (1983). Le film, lui-meme, tient déja en soi de l'imitation, puisqu'il s' agit d'un faux doq.¡mentaire qui utilise a peu pres les memes trucs que le film de Welles F. for Fake: mélange d'images d'archives et de fausses interviews, photos truquées, détails tirés de l'Histoire réelle etc. On croit moins, bien sur, a la véracité de ce faux documentaire parce que son sujet est fantaisiste et parce que son traitement humoristique est exa géré. L'aetion se déroule dans les années 1920. Fils d'un aeteur, Zelig est un personnage protéiforme, un caméléon qui change physiquement et psycho logiquement selon le milieu dans lequel il se trouve. On le voit ainsi aristo crate parmi les riches, démocrate avec les domestiques, musicien de jazz dans une boite de nuit, chinois a Chinatown, obese parmi les obeses, psychiatre entouré de médecins, roux et parlant de pornmes de terre dans un bar irlandais etc. Son cas intrigue toute l'Amérique; il devient célebre. Une psychiatre l'étudie, en émettant l'hypothese que sa maladie n'est pas d' ordre physiologique mais
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psyehologique. Elle arrive a eomprendre qu'effectivement, e'est paree qu'il veut etre aimé qu'il cherche a ressembler aux autres. Elle tombe amoureuse de lui, et apres de multiples péripéties, elle le guérit en l'hypnotisant. 11 se met alors a affirrner ses gbuts, ses opinions et ses sentiments, dont son amour pour elle, et ils se marient. « Ce ne fut pas l'approbation de tous, mais l'amour d'une seule femme qui transforma sa vie » est la morale de eette histoire.
Zelig est une parabole sur l'influenee du milieu extérieur sur l'intériorité. Dans un premier temps, eette inf1uenee est totale ehez ce personnage. Zelig n' est qu' apparenees, il se eonfond avee ce qui l'entoure, et quand on lui demande qui il est, il répond avee angoisse « personne ». 11 est dit, au début du film, que Zelig est représentatif de la société, et Bruno Bettelheim l'appelle « le conformiste ultime ». 11 est aussi, effeetivement, un etre médiatisé, sur qui la société amérieaine projette ses désirs, ses peurs, ses besoins. On fait un film sur lui, des disques et des objets a son effigie, on l'exhibe a Hollywood ou en Europe. Tantót il est admiré, tantót il est honni. L' opinion publique varie en fonetion de l'évolution de son histoire, et de la mode, e'est en cela qu'il est. représentatif. Nous sommes tous Zelig, pour peu que nous nous laissions mener par ce que les médias nous proposent. Le tableau se noircit quand la peur fait reehuter Zelig, un moment guéri, mais rattrapé par des seandales. 11 s'enfuit dans l'Allemagne nazie « pour se fondre dans la masse ». Le eonfor misme peut mener au pire. Zelig est tout de meme guéri par la psyehiatre. Derriere ses apparenees, elle déeouvre une personnalité. Des lors, il devient individualiste, et eonseille d'etre soi-meme et de ne jamais imiter les autres. Le paradoxe est que Zelig était quelqu'un en n'étant personne, alors qu'il devient eommun en étant quelqu'un. Mais il n'est qu'apparent, ear s'il n'est plus per sonne pour l'opinion publique, il est bien quelqu'un pour une personne, la psyehiatre. Morale romantique, au sein de eette parabole a l'allure baroque, qui fait de la société américaine un miroitement d'apparenees, OU il apparaft qu'il est plus difficile de se faire aimer d'une personne que de tout le monde, ear cela engage l'intériorité, et plus seulement la surfaee.
Le spect-acteur
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11.- Balthasar Gracii'm, L'Homme de cour, op. cit., p. 84. 12.- Berkeley, Traité des principes de la connaissance humaine, (Euvres completes 1, París, P.U.F., 1985, p. 320.
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Si l'apparenee est tant privilégiée, au point que Gracian va jusqu'a affirmer que « ce qui ne se voit point est comme s'il n'était point ll », e'est qu' au xVll"$iecle, l'etre ne réside que dans l'apparaftre. Comme l'a éerit Berkeley, « Etre, c'est étre pen;;u l2 >; C'est dire que tout n'est que speetacle, ou l'on est toujOi:irsa1a . fois speetateur et aeteur. L'homme est l'Acteur, mais paree qu'il est aussi le speetateur, celui pou~ qui les ehoses se montrent, pour qui le réel est pro mis a devenir un speetacle. A l'époque baroque, la formule de Shakespeare, ( Le monde est un théfitre » dit bien eette idée.. i.,
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13.· 14.
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« Cette époque, qui a dit et CIU, plus que tout autre, que le monde est un théatre, et la vie une comédie OU il faut revetir un role, était destinée a faire de la métaphore une réalité; le théatre déborde hors du théatre, envahit le monde, le transforme en une scene animée par les machines, l' assujettit a ses propres lois de mobilité et de métamorphQse. Le sol semble vaciller, les maisons se transfo~~n bOltes a surprise, les murs s'ouvrent comme des portants, les jardins et les fleuves prennent part au_x jeux de la scene, deviennent eux-memes théatre et décorn . "
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Aujourd'hui, de nombreux films ont pris pour sujet la prolifération de la société du spectacle, sous une forme ou sous une autre: cinéma, music-hall, théatre, télévision, cirque etc. Hitler, un film d'Allemagne, de Syberberg, pré sente, par exemple, « un monde devenu cirque ou fete foraine ", depuis qu'Hitler ayant usurpé les mythes romantiques, a jamais inutilisables du fait des crimes commis en leurs noms, tout est devenu occasion de spectacle pour les besoins du profit. Ils sont souvent le moment de réactualiser la métaphore shakespearienne, comme dans les films de Jean Renoir Le Carrosse d'or (1952) et Elena et les hommes (1956) OU se trouve posée cette question: « ou finit le thétitre et oil commence la vie ? ». La limite entre le spectacle et le publíc se dissipe aussi. Le spectacle déborde de la scene, il s'écoule dans les coulisses, gagne l' extérieur, et bient6t les spectateurs font partie du spectacle, auquel personne n'échappe. C est le sentiment qui se dégage, par exemple, des films de Fellini, surtout a partir de Huit et demi (1963): le spectacle est partout, sous toute forme, sur toutes les scenes, mais également dans les salles, parmi les spectateurs qui interagissent avec les acteurs, devenant acteurs eux-memes comme pendant la séance de music-hall de Fellini-Roma (1972). Et les nombreux personnages qui regardent la caméra - regard interdit qui brise la frontiere imaginaire entre le film et les spectateurs - nous regardent comme si nous n'étions déja plus leurs spectateurs, mais leur spectacle. Tout le visible est requis pour faire partie du spectacle, tout et surtout ce qui ne peut pas etre, mais seulement se montrer: le monstre, dont 1'apparence extraordinaire condarnne 1'expression de 1'inté rioiité. Ainsi, les films de Fellini présentent des collections, des catalogues de monstres de toutes sortes, ou de personnages, comme les prostituées ou les mannequins, dont le métier est d'etre vu: « Défilés de modes ecclésiastiques (Roma), parades de bordels (Roma, Amarcord), rues chaudes du Satyricon, célébrations fascistes (Amarcord), jeux de cirque (Satyricon, 1 clowns), jeux d'enfance et d'ado lescence (Amarcord), le spectacle se modele sur le patron du catalogue 14 » constate Barthélémy Amengual. Nous pourrions ajouter les participants de l'émission de télévision a_ laquelle participent Pippo et Amelía, recrutés en leur qualité de sosies, dans Ginger et Fred (1985). Car aujourd'hui, nous ne dirions plus que le monde est un théatre, mais qu'il est une émission de télévision, ou n'importe qui peut faire de sa vie privée un spectacle public. Avec la télévision, prédisait Warhol, 13.- Jean Rousset, La Littérature de l'íige baroque en France, op. cit., p. 28. 14.- Texte de Barthélémy Amengual in Federico Fellini, aux sources de l'imaginaire, Pans, Lettres modemes - Minard, 1981, p.91.
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tout le monde aura droit un jour a son quart d'heure de célébrité. Cette intui tion paraft bien modeste aujourd'hui, a l'heure ou les « reality show » ont plus de succes que jamais. Le film de Peter Weir, The Truman Show (1998), bien qu' étant de facture « classique », et ayant in fine une morale romantique puisque le héros s'échappe de l'émission ou il est enfermé, montre bien en quoi notre monde s'apparente a un gigantesque studio de télévision, ou nous n'existons qu'en tant qu'images. Truman évolue au sein d'un décor factice, une ile transformée en studio de télévision grandeur nature ou des milliers de caméras cachées suivent sa vie, animée par ses proches qui ne sont en fait que des acteurs et figurants. Le monde décrit dans The Truman show se caracté rise par le fait que tout y est filmable, que toute action, meme la plus anodine, fait partie du spectacle. Le spectacle et la vie ne font plus qu'un, toute action est destinée a etre vue par les téléspectateurs, y compris les souvenirs de Truman Oorsqu'il pense, des images extraites des émissions précédentes sont diffusées). 11 n'est qu'une image, sa vie, ses actes et ses pensées ne sont que des images, car il y a toujours un point de vue d' OU il peut etre filmé. L' émission de télévision privilégie un seul de ces points de vue achaque fois, mais en régie, le créateur de l' émission, Christof, concentre tous les points de vue: il est ornnivoyant, tel Dieu dans l'aIlégorie de Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu. En meme temps, il organise tout en fonction de Truman. 11 est maftre de son environnement, maftre de son destin, maltre également des lois de ce monde: ilpeut par exemple décider que le soleil se leve en pleine nuit s'il a besoin de lumiere pour poursuivre Truman, ou déclencher une tempete pour couper la trajectoire de son bateau, comme Prospero dans La Tempéte de 5hakespeare. 5a motivation est paradoxale et met en évidence l' ambigulté de son projet. 111'annonce au début du film: « On ne supporte plus aujourd'hui de voir des acteurs exprimer de fausses émotions. On s'est lassé de la pyrotechnie et des effets spéciaux. Et, meme si le monde dans lequel il évolue est plus ou moins artificiel, en ce qui le concerne, Truman ne triche jamais. Aucun script, aucune note, ce n'est pas toujours du Shakespeare, mais c'est authentique. »
C'est ainsi que, pour obtenir de l'authentique, il construit ce monde artificiel. 11 expose d'ailleurs sa vision du monde a Truman, alors que celui-ci s'apprete a s'enfuir: « Il n'y a pas plus de vérité a l'extérieur qu'a l'intérieur du monde que j'aí créé pour toi. Memes mensonges, mémes supercheries, mais dans mon monde, tu n'as absolument rien acraíndre. » Néanrnoins, ce monde idyIlique et sécuritaire de la société du spectacle est aussi celui du controle absolu de l'individu. On ne peut y échapper qu'en devenant invisible. C'est ce que comprend Trurnan, apres avoir pris conscience du piege dans lequel il est enfermé a cause de certaines anomalies (la chute d'un projecteur, la pluie qui ne tombe que sur lui). Dans les sociétés disciplinaires,
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décrites par Foucault dans Surveiller et punir15, a partir du systeme carcéral panoptique inventé au XVIII" siecle par Bentham, tout devient visible d'un point de vue central, et les prisonniers le savent, ce qui les conduit a s'auto discipliner, si bien qu'a la rigueur, plus personne n'a a les surveiller. Ce sys teme panoptique, destiné d' abord aux prisons, est devenu un modele pour toutes les institutions disciplinaires, comme les hópitaux ou les écoles, et bientót pour toute l'organisation sociale. On retrouve la discipline dans l'aménagement de l'emploi du temps et des déplacements, par exemple. Truman, tant qu'il vit « normalement », subit cette discipline. Mais a partir du moment ou il fuit, il est soumis au controle, capable de se modifier en fonc tion de tout événement, pour autant qu'il puisse toujours repérer celui qu'il controle. Ainsi, la caméra opere un recadrage quand il ressort de l'immeuble. De meme, Christof fait intervenir des figurants pour interdire sa fui te, ou expliquer les anomalies, ou encore il crée la phobie de l'eau de Truman pour l'empecher de naviguer: « Ce qui compte n'est pas la barriere, mais l'ordinateur qui
repere la position de chacun licite ou illicite, et opere une modulation universelle16 •
»
On pourrait, dans le cas du film de Peter Weir, remplacer ordinateur par caméra. Pourtant, la créature se rebelle contre son créateur. Truman fait face a Christof. 11 veut échapper a son monde de reve, rejoindre la réalité et Sylvia, la jeune figurante qui a voulu le prévenir du piege dans lequel il se trouve. L'une des plus belles images du film est celle ou l' on voit sur un écran Truman dor mir. Sylvia, qui regarde l' émission, le caresse du bout des doigts. Puis, la meme image apparaft, démesurée, sur un énorme écran de controle, dans la régie de Christof. Celui-ci, minuscule par rapport au visage endormi de Truman, le caresse a son tour, comme un pere. Pour ces deux personnes, Truman n'est qu'une image, mais elle n'a pas la meme valeur. Pour Sylvia, l'image de Truman est un objet d'affection, un fétiche. Christof, en revanche, a fait de Truman l'hornme ordinaire, une personnalité démesurément médiatisée, comme un pere voudrait que son fils accomplisse son réve et devienne célebre a sa place. Truman est le réve de Christof, a moins que celui-ci ne soit le cau chemar de Truman. Le controle et la surveillance, selon l' analyse de Foucault, sont d'autant plus puissants qu'ils sont intériorisés. Cette image nous plonge en pleine ambigui"té, et nous ne devons pas nécessairement chercher a la résoudre: qui réve de qui, ou est l'authenticité et ou est l'artificialité, quand finit le « Truman show » et quand commence le film? 11 n'y a pas de réponse, mais un infini systeme de renvois, du « Truman show » au film, du spectacle au controle, des personnages aux acteurs, de Christof au réalisateur Peter Weir, de la créature a son créateur, des spectateurs de l'émission a ceux du film, de la réalité a la fiction.
15.- Michel Foucault, Surveíller et punir, París, Gallimard, 1975.p 16.- Gilles Deleuze, Pourparlers, París, éditions de rninuit, 1990, p. 246.
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Le masque S'il est un objet qui symbolise exactement le danger de l' apparence, c'est le masque. Plus que le déguisement et ses épaisseurs toujours possibles et devinées, le masque est une arme a double tranchant pour celui qui le porte et qui fonde tout sur l' apparence. Certes, a priori, il garantit a celui qui le porte un pouvoir sur celui qui n'en a paso L'homme masqué peut voir sans etre vu, peut connaí'tre sans etre reconnu. Les héros masqués, maléfiques et béné fiques, Fantomas, Zorro, Batman et autres, ne tirent leur pouvoir, semble-t-il, que de ce masque qu'ils arborent et qui les protege. Mais il y a un premier risque a porter un ~asque: celui d'etre démasqué, de ne pas etre a la hauteur du masque que l' on porte. Car le masque a une signification, possede une fonction qu'il faut pouvoir assumer. On ne porte pas le masque lisse de la jeunesse quand on est un homme agé au visage ridé, sans risquer d'etre démasqué, faute de posséder la meme énergie qu' a ses vingt ans. C'est ainsi que le héros de la nouvelle de Maupassant Le Masque, adaptée par Max Ophuls dans Le Plaisir (1952), repart chez lui apres s'etre effondré sur une piste de danse, son masque El. la main, comme un reproche du plaisir qu'il a voulu usurper. Il est intéressant de comparer sa situation a celle du person nage du film de Kubrick Eyes Wide Shut (1999). Le héros de Kubrick retrouve également chez lui le masque qu'il portait lorsqu'il a voulu s'immiscer dans une cérémonie initiatique orgiaque a laquelle il n'était pas invité. Lui aussi est démasqué, pendant la fete, alors que sa fernme l' attend chez lui. Sa vanité, cependant, n'est pas liée au temps qui passe, et au refus de s'y plier. Elle est celle de 1'homme superficie!, qui prétend entrer dans « la cour des grands " alors qu'il n'en a pas la valeur. Elle est sociale, plutót qu'existentielle '7 • Mais i1 ya un autre danger a porter un masque, plus grand encore. C'est que le masque colle tant a la peau que 1'on ne puisse plus l'enlever, qu'il se confonde avec elle si bien que la peau elle-meme devienne un masque. Qu'y-a-t-il alors derriere le masque? Que reste-t-il de la personne? C'est la question angoissante qui transparaí't a travers la destinée de Casanova, dans le film de Fellini. Lorsqu'il apparait pour la premiere foís au milieu de la foule bigarrée qui participe au carnaval de Venise, son visage est dissimulé sous un masque blanco Casanova est frappé d'une déficience ontologique propre a l'époque baroque auquel il appartient, OU« tout le monde est masqué; personne ne se reconnazt plus; chacun passe pour autre qu'il n'est, personne n'est ce
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qu'il para1fl 8». n est un jeu de masques, qui ne cache peut-etre rien d'autre qu'un ultime masque, son visage, lisse comme de la cire, dont Robert Abirached dit: « Il faut se méfier des visages trop lisses: quand la vie n'a pas laissé de marques sur les traits de quelqu'un, on peut craindre qu'elle n'ait été repoussée par sa nullité ou par son indifférence19 • »
Sa premiere aventure résume sa « tragique » destinée. 11 doit exécuter un ballet érotique avec une religieuse, sous l'ceil voyeur d'un Ambassadeur qui l'observe par une fente inscrite dans un mur, et dont il sait la présence. L'acte sexuel est quelque peu parodique, mais surtout il est un effort physique ostensiblement machina!. Casanova est, d' ailleurs, accompagné, comme ille sera systématiquement, par son oiseau mécanique et par la musique de Nino Rota. Pendant l'acte proprement dit, les deux protagonistes sont séparés selon une technique de champs contre-champs qui fait alterner le va-et-vient de Casanova et 1'effet que cela produit sur le visage de sa partenaire. Cette technique sera utilisée constamment, par la suite. La religieuse atteignant l'extase, 1'acte est terminé. Pendant que la nonne rassemble ses affaires et aide Casanova a se rhabiller, celui-ci en profite pour glisser un mot a l'ambassa deur sur ses qualités intellectuelles, ses connaissances en science, en politique, ses talents d'écrivain. Mais l'ambassadeur n'est plus la pour 1'écouter: son ceil s'est retiré du judas, d'ou il a pu voir ce qui 1'intéressait. Ce personnage, que l'on ne voit pas, mais devant qui tout se déroule, rappelle le tableau d'Holbein Les Ambassadeurs, qui est 1'une des plus célebres ceuvres anamor phiques de l' époque baroque, et dont le sens est de rappeler la vanité des connaissances humaines. La vanité est ce qui caractérise l' existence de Casanova: il en est, en quelque sorte, le symbole, et cela de deux manieres, c'est-a-dire selon les deux sens principaux que possede le mot vanité. Casanova est un etre vain, et vaniteux. Vaniteux, ill'est lorsqu'il vante, a qui veut l'entendre, les mérites de ses qualités intellectuelles. C' est le masque qu'il souhaiterait le plus porter, celui de 1'homme cultivé, mais c'est celui que l'on refuse de lui reconnaftre. Dans une réception chez un autre ambassadeur, pendant de cette premiere séquence, on se moque de ses prétentions spiri tuelles, blessant sa vanité pour 1'amener a participer a un duel sexuel, au nom de 1'esprit, avec un laquais. Casanova est pris a son propre piege, au piege de l'apparence qu'il sait si bien tendre a d'autres. Ce serait tragique si l'on pouvait croire un instant que cette capacité intellectuelle était réelle, et qu'elle n'était pas un masque qui n'a de valeur pour lui que pour autant qu'elle en a pour les autres. Mais il n' en est rien, c'est dans le regard des autres que Casanova veut que sa gloire se reflete, et certainement pas dans l'approfon dissement de la connaissance pour elle-meme. Force est de constater, en effet,
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18.- Jean Rousset, La Littérature de l'áge baroque en France, op. cit., p. 54. 19.- Robert Abirached, Casanova ou la dissipation, Marseille, Titanic, 1996, p. 100.
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qu'excepté a l' extreme fin du film, OU la vieillesse limite ses ambitions sexuelles, Casanova n'est jamais montré a sa table de travail, alors que, par ailleurs, il va d'aventure en aventure. Le Casanova de Fellini est fidele a sa réputation, ses prétentions intel1ectuel1es étant ridiculisées ce qui ne surprend pas quand on connaft les déclarations malveillantes du cinéaste sur ce « stronzzo » dont les Mémoires sont pour lui un soporifique et interminable compte-rendu d'évé nements sans intéret. Si, sur le plan intellectuel, Casanova va d'échecs en échecs, i1 n'en est pas de meme sur le plan amoureux. Mais c'est encore la vanité qui 1'anime, dans le second sens que ce terme possede. Sa quete est vaine et témoigne d'une inconsistance morbide. Il col1ectionne les femmes, comme autant de victimes, en donnant a ses sentiments 1'apparence de la sineérité pour parvenir a ses fins. Peut-etre, d'ailleurs, y croit-illui-meme, le temps de la conquete. Tel Don Juan, en effet, Casanova a, chaque fois, l'impression qu'il rencontre La Fernme, l' Amour de sa vie, et ce jusqu'a l'automate qui les résume toutes. Ce qui trahit Casanova, c'est évidemment l'aboutissement de cet épanchement d'ame dont il fait preuve tout au long de sa séduction, c'est-a-dire l'acte sexuel, et son caractere mécanique, OU i1 est, achaque fois, séparé de sa eompagne par les cadrages. Comme son oiseau emblématique, aux battements d'ailes inutiles (car il ne s'envole pas) et mécaniques, Casanova est une machine au visage robo tique et froid, malgré les pleurs qui l'inondent et qui ne sont que parure. Cet oiseau emblématique renvoie a un personnage qui est représenté au début du film, pendant le carnaval: !Care, symbole de la vanité humaine, puní d'avoir voulu s'approcher de trop pres du soleil. Casanova est une machine a séduire, mais surtout, une machine a répéter, a réduire ses différentes rencontres a la meme pratique mortifere. Sa vie s'acheve sUr un reve de désolation, OU il se retrouve, cornme lors de la premiere séquence, pres du Grand Canal, sauf que celui-d est pris par les glaces, ce qui fut d' ailleurs le cas au cours de l'hiver 1788-1789. Toutes ses compagnes du passé le fuient et disparaissent; il se retrouve seul avec l'automate. Ils entament alors une valse de mort, ou il tourne sur lui-meme comme au creux d'un tourbillon au fond duquel il s'est laissé entrafner. 11 porte alors son ultime masque, celui que les autres n'ont fait que recouvrir, son visage lisse comme la mort, qui dit l'ultime vérité sur son eompte: il na jamais été autre chose que des masques, i1 n'a jamais caché, derriere les différents personnages qu'il a montrés aux autres, que le vide de sa personne.
Image-écran el maniérisme La confusion baroque entre etre et apparence nous amene, par l'inter médiaire du masque, a aborder la notion de surface, a propos cette fois de l'image cinématographique elle-meme. Cette image que l'on a envisagée jusqu' alors en sa qualité d'ombre projetée, de reflet illusoire et en tant que production artificielle, il faut a présent la penser en terme de surface. De la meme maniere qu'il n'y a rien derriere 1'apparence des personnages baroques,
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derriere la parure qu'ils arborent, il n'y a rien derriere l'image telle que les baroques la con~oivent. On ne peut entrer en elle ni en sortir, comme Sherlock Junior dans le film de Buster Keaton ou comme le comédien qui quitte l'écran pour rejoindre la spectatrice reveuse de La Rose pourpre du Caire de Woody Allen. On ne peut que constater, comme les héros des Carabiniers de Godard, qui tentent en vain d'apercevoir, derriere l'écran, le corps d'une femme nue qui n'apparaissant qu'en partie dans le cadre, que le hors-champs que l' on esquisse mentalement a la vision d'un film n'existe pas, et en déduire que l'image ne peut se penser comme étant une partie prélevée du rée1. Considérer l'image en terme de surface peut se faire de différentes manieres. Avec Godard, par exemple, nous sornmes dans le eas d'un regard critique sur le dispositif einématographique et sa propension idéologiquement marquée a illusionner le spectateur par l'identification au monde diégétique: la perspective comme forme symbolique. 11 s' agit de dénoncer les codes langagiers du cinéma classique, dont le développement narratif s'est justement fait notam ment a partir de l'utilisation de la profondeur de champs. Autre exemple, plus ancien, le cinéma abstrait qui s'est développé dans les années 1920, avec les films de Richter, Eggeling, Moholy-Nagy et d'autres cinéastes venant des arts plastiques, qui tentaient d'amener au einéma ce qui fut la grande révolution de la peinture modeme: le rejet du figuratif, de la notion de peinture comme fenetre ouverte sur le monde, fondée sur la perspeetive, pour aboutir, a travers les recherches formelles sur la surface du tableau, a l' abstraetion. A la limite, la pellicule n'avait meme plus besoin d'etre impressionnée, puisqu'en tant que surface, elle pouvait etre travaillée a coup de griffures, de raclures, de stries dessinées a meme le support. Ces deux exemples, toutefois, s'opposent a la pratique baroque de la surface. Chez Godard, la critique détruit l'illusion, sans en jouer; chez les cinéastes abstraits, la notion de table rase, destinée a en revenir aux formes fondamentales, abstraites, du cinéma mene a une recherche vers un cinéma pur, débarrassé de tout aspect fictionnel, qui n'est ríen moins que baroque. En effet, c'est la surface en tant qu'elle est un facteur d'illusion, et done pour eela productriee de fictions, qui intéresse les baroques. L'histoire du cinéma offre une troisieme maniere de penser 1'image cornme surface, dans laquelle on peut trouver des affinités avec la conception baroque. Si l'on reprend l'analyse de cette histoire selon Serge Daney, telle qu'ill'établit dans La Rampe, il y aurait trois périodes20 • La périodeclassique, ou l'image renvoie au réel (qu'y-a-t-il derriere l'image ?), la période modeme, ou l'image s'impose d'elle-meme eomme trace d~ la présence du monde (qu'y-a-t-il sur l'image?), etJa périodé maniériste. Pdur cette derníere, l'image ne renvoie plus au monde ~ai~H,e mnnecte~rd'autresimages, d'autres films, en un systeme de citations qui n'a pas d'intéret en soi, mais seulement cornme symptóme de la société, baptisée du nom de post-modeme, telle qu'elle se
20.- Serge Daney, La Rampe, Paris, Cahiers du cinéma - Gallimard, 1996, pp. 207-212.
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dessine depuis l' apparition des ordinateurs, 0\1 plus rien ne se crée, mais 0\1 tout renvoie a tout, en un immense brassage d'informations et de citations. Au-deHI. de la distinction célebre de l'image comme cache ou comme cadre, c'est une nouvelle conception de l'image qui apparalt, image-écran, surface plane devenant un support d'inforrnations en tout genre. Daney cite en exemple de cette conception l'reuvre de Syberberg, 0\1 tout ce qui est n'a d'existence r qu'au sein d'un réseau d'inforrnations, si bien qu'il n'y a plus de corps mais . seulement des automates animés par une parole mensongere. L'influence de f: la vidéo est évidernment déterrninante sur cette question, et l'on sait les regrets du critique observant aquel po.int la télévision s'en sert en dehors de toute préoccupation esthétique, et sa crainte de voir le cinéma ne pas parvenir a relever le défi de son intégration dans une esthétique de 1'image-écran acréer. De ce point de vue, il faut remarquer tout de meme les tentatives proposées par Peter Greenaway dans deux films, Prospero's Books (1991), adaptation de La Tempete de Shakespeare, et The Pillow Book (1996). A cette oceasion, la tech nologie numérique complete la prise de vue argentique: l'image se couvre sans cesse de textes, de calligraphies, de dessins animés, d'images inscrites dans des fenetres informatiques. The Pillow Book, de plus, par le theme du tatouage, inscrit bien la notion d'irnage-écran en rapport avec le probleme de la surface, notarnment de la peau qui devient dans ee film un véritable parchernin. L'utilisation du terrne de maniérisme au cinéma ne va pas de soi, meme si elle fut en vogue un momento Il s'agissait de earactériser et de réunir certains cinéastes, Sergio Leone, Brian De palma ou Lars Von Trier, qui, lors des années 80, citaient ostensiblement certains maitres du cinéma classique camme John Ford, Alfred Hitehcock ou Akira Kurosawa, en une sorte de pastiche 0\1 ils exacerbaient leur style, a la maniere des peintres maniéristes qui prenaient plus volontiers comme référent les reuvres des artistes de la Renaissanee, cornme Raphael, que la nature. On a pu reprocher a ce maniérisme pictural de n'etre rien d'autre qu'un formalisme qui n'a rien a dire, sauf la maniere de -dire ce rien. Walter Friedlander, qui le situe entre 1520 et 1580 a peu pres, c'est-a-dire entre le classicisme et le baroque, montre qu'il fut autre chose que f cela. Récapitulant ses principales earactéristiques formelles (étirement des corps, espaee irréel qui dépend des groupes de personnages, verticalité, sens du rythme visuel) il analyse ce qui en déeoule au niveau de la coneeption du monde qui s'exprime a travers elles. Les peintres maniéristes ne cherchent plus a représenter de fa<;on idéale la nature, comme pendant la Renaissance, mais ils la recréent « telle qu'ils voudraient la voir pour des raisons purement artis tiques 21 », a partir des acquis de la peinture classique (traitement anatornique et sculptural du eorps humain, eohésion de la eomposition), pour atteindre a une spiritualisation extreme des formes. Le maniérisme, a l'origine, a done une " visée spirituelle, qui eontredit eette idée qu'il n'est qu'un simple formalisme, \
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21.- Walter Friedlander, Maniérisme el anlimaniérisme dans la peinture italienne, Paris, Gallimard, 1991, p. 24.
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qui ne vaudrait que pour ce qu'il a de symptomatique: le complexe des auteurs maniéristes face a leurs illustres prédécesseurs, qui traduit leur inca pacité a créer du nouveau autrement que par l'imitation déformée d'un détail tiré d'un chef d'oeuvre. Pour eux, en effet, il ne s'agit plus d'imiter la nature, mais d'exposer la maniere dont elle a été interprétée, représentée, filtrée par l'esprit humain22 •
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Le baroque partage avec le maniérisme ceUe idée que l'etre n'est accessible a la connaissance que partiellement, par les manieres qu'il a d'apparaltre, et que ces manieres, s'étant trouvées représentées par des styles artistiques, sont donc un sujet plus révélateur de l'etre qu'une quelconque imitation naturelle des choses. Ils possedent en commun l'idée d'un monde OU tout est déja représentation. En effet, pour les baroques, il n'y a pas de vision objective, naturelle, directe, des choses. Tout est langage, vision subjective, circonstances -, et manieres. C' est pourquoi les oeuvres baroques sont constituées de multiples ~ références culturelles, c'est-a-dire de ce qui est déja codé, pris dans le réseau'-- du langage, de sorte qu'elles sont polyphoniques et toujours déja méta-lan gagieres. Si les baroques sont manieñstes, c'est "ti .;'" sens large. Mais si la pra-I; tique de la citation les rapproche des artistes maniéristes, elle les en éloigne i également, car autant les arti~tes maniéristes se focalisent sur un détail, ou sur un auteur, et operent des variations a partir d'eux, autant les baroques confrontent les citations, les juxtaposent ou les mélangent. C' est le cas, par exemple, de Ruiz, qui, d'une oeuvre a l' autre, a exploré diverses formes ciné matographiques, le néo-réalisme (Point de fuite, 1984), le roman-photo (Colloque de chiens, 1977), le poeme surréaliste (La ville des pirates, 1983), le documentaire touristique (Les trois divisions de la nature, 1978), le reportage sur l'art (L'Hypothese du tableau volé, 1978), ou encore le film de danse (Mammame, 1985). C'est aussi le cas de Greenaway, dont Michel Cimenf3 rappelle les innombrables références picturales ou architecturales qui parsement ses films, provenant d'ailleurs pour la plupart du XVII" siecle: Lorrain, Poussin, Le Caravage ou De la Tour pour Meurtre dans un jardin anglais (1982); Vermeer pour 2.0.0 (1985).; Bronzino, Le Parmesan, Boullée, Rubens, Piero della Francesca pour Le Ventre de l'architecte 1987); Millais, Hunt, Velasquez pour Drowning by Numbers (1988); Franz Hals, Veronese, Piranese pour Le Cuisinier, le voleur, safemme et son amant (1989); Bellini, Antonello de Messine dans Prospero's Books (1991). Pour les baroques, le cinéma est un langage qui se réfere a d' autres langages, 22.- Si nous devions parler de maniérisme cinématographique a partir de cette définition, nous penserions plut6t a certains films de Bresson (Le Journal d'un curé de campagne, Pickpocket, L'Argent), de Sokourov (Mere et fils, Pages cachées, Moloch), voire de Monteiro (La trilogie de Jean de Dieu, Va-et-vient) chez qui la spiritualisation intense passe par une certaíne abstraction subjective, doublée, chez Sokourov; d'un étirement des corps, propre au maniérisme pictural, au moyen de lentilles déformantes. Cela pour dire que l'étiquetage des auteurs n'a évidemment pas grand sens, sauf a servir, avec rigueur, a une construction théorique pertinente. 23,- Michel Ciment, « Peter Greenaway et les arts visuels » in (N) Ombres, ouvrage collectif, Le Mans, école régionale des Beaux-arts du Mans, 1994, pp. 81-100.
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Emmanuel Plasseraud
eeux des hommes, mais aussi eelui du monde, puisque le monde n'est jamais que ce que les honunes en disent, en voient, en entendent, puisqu'il est un livre, eomme l' a dit Borges, un tableau divin, eomme l'a eon<;u Nicolas de Cues, un théatre ou un réeit plein de bruit et de fureur, eomme l' a éerit Shakespeare, une émission de télévision, ou mieux eneore, un film ... Il n'y a done pas de transeendanee de l'image einématographique, qui lui permettrait d'atteindre le réel, mais bien des eouches de référenees culturelles qui s'aeeu mulent a la surfaee, eomme sur un éeran sans eesse abreuvé d'informations. L'image n'est qu'apparenee sans essenee, surfaee sans profondeur, et peut-etre d'ailleurs n'y a-t-il plus rien d'aútre finalement que des images?
Philosophie de la surface: Les Trois Couronnes du matelot de Raoul Ruiz (1983) Le maniérisme n'est pas le baroque. La négation du statut ontologique de l'image, son inseription dans un systeme de réfé~en<;:es eulturelles, dont l'image-éeran serait le réeeptacle n'est qu'un moment dans la eoneeption baroque de l'image eomme suifaee. L'image n'est pas naturelle, elle ne ren voie a rien de réel, elle est un fait de langage, eertes, mais eneore faut-il savoir quelle eoneeption du langage cela implique. A ce titre, il nous faut a présent évoquer un film qui justement met en relation le probleme de la surfaee et eelui du langage. Le film de Raoul Ruiz Les Trois couronnes du matelot est eons truit a partir d'une aeeumulation de citations. Selon les déclarations meme du réalisateur, il serait une sorte de eollage de plusieurs histoires de marin, éerites par Stevenson, Coleridge, Andersen ou Isak Dinesen (e'est-a-dire Karen Blixen), ainsi qu'un plagiat de quelques films de Rieharcj. Thorpe, de Carné et de Welles, ou du Candide de Voltaire ou l'on retrouve en voyage toute sa famille, une métaphore de l'exil s'inspirant d'une-nouvelle de Dylan Thomas « Qui tu aimerais qui soit avec nous maintenant? », ou eneore une variation a partir de légendes ehiliennes a propos d'un bateau des morts 24 • Máis on peut aussi eonsidérer ce film eomme une adaptation du livre de Gilles Deleuze ~ogique du sens, tant il en reprend, sous forme filmique, les principaux aspeets Londuisant a une philosophie de la surfaeeZ5 • ~ . La surfaee,. e'est d'abord la peau. Dans ce film, les marins sont des poNes, ils fonE des verso Mais eette PQesiene nalt pas d'une intériorité quelconque, a la maniere des éerivains romantiques, elle provient de leur peau tatouée d'ou so.rtent, par les pores, des vers blanes. Le eorps n'est done, par l'intermédiaire
24.- « Entretien avec Raoul Ruiz », Cahiers du cinéma, n° 345 spécial Raoul Ruiz, Paris, Editions de l' étoile, 1983, p. 6. 25.- Le cinéaste chilien est l'un des grands absents des livres de Deleuze sur le cinéma, qui pourtant le connaissait (en témoigne la note de la page 173 de L'Image-temps, OU il est fait référence 11 un artide de Bonitzer, paru dans le numéro spécial que les Cahiers du Cinéma ont consacré 11 Ruiz en 1983). De son coté, celui-ci affirme avoir lu Logique du sens et y avoir découvert Klossowski, qui est devenu par la suite un ami, qu'il possédait donc en commun avec le philosophe.
Cinémaetim
de la peau¡ Ainsi, les ti pose sursa qu'un trou eomme les surfaee et 1 poétique. e ingurgiter 1 l'histoire dE surpris d' a' entendu eet les marins répond: « ~ Cest bien q parole, les e l'image. Jan de champs, eornmeune
L'alterna de LewisCa dans LogiqUl rapport ave( d'une distinl états de ehos de modifical mentsquiin doxes. Les st domaines et ¡ du sens, prol auniveaudu manifeste la généraux et eonfond pas l'exprimé dt 11 frontiere des p est utilisé dar Mais il se pe\; ne eorrespon raeonte sa vi déealages se l une chanson, je et a l'image,
26.- Gilles Delell
Cinéma et imaginaire baroque
de Raoul ogique de lles, dont mception le ne ren lt-il savoir a présent surface et test cons memedu in, écrites ire Karen ~Caméet
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1
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de la peau, qu'un langage. C'est dire que sa dimension organique est niée. Ainsi, les tétons et le pubis de Mathilde, la danseuse, sont postiches. Elle les pose sur sa table en affirmant que « la peau, e'est le vetemenUie l'etre ». Elle n'a qu'un trou, sa bouche, avec lequel elle fait tout, mais surtout transforme, cornrne les marins, ce qu'elle avale en parole. Il y a done une dualité entre la surface et la profondeur, entre le corps et le langage, entre l'organique et le poétique. Cette dualité, e'est la bouche qui l'exprime. La bouche sert autant a ingurgiter la nourriture dans la profondeur du corps qu'a parlero Racontant l'histoire de son voyage sur le bateau des morts a l'étudiant, le marin se dit surpris d'avoir aper<;u les marins-fantomes manger. L'étudiant, qui a déja entendu cette histoire, avoue que e'est la premiere fois qu'on lui indique que les marins mangent. Le matelot s'énerve et cassant quelques assiettes, répond: « Vous n'avez rien eompris, manger ne fait pas partie de eette histoire ». C' est bien que le film ne concerne pas les corps et leur profondeur, mais la parole, les effets de langage et la surface, ce qui est vrai aussi au niveau de l'image. Jamais personne n'a fait de plans possédant autant de profondeur de champs que Ruiz, mais c'est au prix d'un collage qu'illaisse apparent, cornrne une cicatrice, a la surface-de l'image. L'alternative entre pa~ler et manger est l'un des grands themes du récit de Lewis Carroll Aliee au pays des merveilles, dont Gilles Deleuze fait l'analyse dans Logique du sens, oil ille rapproche du stOlcisme, qu'il étudie dans 'son rapport avec le theme de la surface, du sens et du non-sens. Deleuze se sert d'une distinction qu'il emprunte aux stolciens: il y a d'un coté les corps, les états de choses, qui interagissent dans le présent, se mélangent et sont causes de modifications en profondeur, et de l'autre les effets incorporels, événe ments qui insistent, s'étalent en surface, dans le devenir et forment des para doxes. Les stoi'ciens sont les premiers a établir une séparation entre ces deux domaines et a proposer une philosophie qui prennent en compte la production du sens, production qui s'établit a la frontiere entre eux. I1s distinguent ainsi, au niveau du langage, ce qui, dans une proposition, désigne les états de choses, manifeste la représentation qu' on peut en avoir, signifie a l'aide de concepts généraux et une quatrieme dimension, l'expression du sens, qui ne se confond pas avec les trois autres. « Inséparablement, le sens est l'exprimable ou l'exprimé de la proposition, et l'attribut de l'état de ehoses. (... ) Il est exaetement la frontiere des propositions et des ehoses 26 • » Il y a un bon sens lorsque le langage est utilisé dans l'optique de désigner, signifier et manifester les états de choses. Mais il se peut aussi que le langage s'engage sur la voie du paradoxe, lorsqu'il ne correspond plus aux états de chose. Ainsi, dans le film de Ruiz, le matelot raconte sa vie a l'étudiant, mais sans cesse, entre l'image et la parole, des décalages se créent, cornme des glissements de sens: « Alors que tous ehantaient une ehanson, je m'éclipsais sans que personne ne me vit... »explique-t-il par exemple, et a l'image, on le voit traverser la cour vide et silencieuse de la maison 26.- Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, éditions de Minuit, 1969; p. 34.
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familiale. Ou encore, « A la tombée de la nuit, la chanson me réveilla ... », et l' on voit des plans sur un port, de jour, l'image passant d'une teinte bleue a une teinte jaune. Une part du langage sert donc a la désignation, la représentation et la signification des états de choses corpúels qui s'inscrivent dans la profondeur. ~ Mais une autre part conceme le sens, comme événement incorporel, et induit , des paradoxés qui animent la surface en allant contre le sens commun, le bon sens. Deleuze en cite plusieurs, tirés d' Alice au pays des merveil/es, que l' on retrouve dans le film de Ruiz. Par exemple: - Plus Alice grandit, plus elle rapetisse. Pour le bon sens, grandir, c'est etre plus grand qu'on ne l'a été, c'est une chose mesurable. Cependant, on peut dire aussi que plus Alice deviendra grande dans le futur, plus elle deviendra petite dans le passé, si l' on regarde la fleche du temps dans l'autre sens. Le bon sens choisitun sens; les paradoxes s'installent dans l'équivocité. On croise ce paradoxe plusieurs fois durant le film. Par exemple, le docteur We-po Yong qui, bien qu'étant agé de 90 ans, est un enfant, car il rajeunit a chaque fois qu'il mange, ou encore les deux freres Ali et Ahmed, qui consi derent que le monde est l'inverse de ce qu'il devrait etre, et qui, par consé quent, se prennent 1'un pour 1'autre. Le renversement implique la dissipation de l'identité, puisque chaque terme se passe pour son contraire (passé et futur, cause et effet, trop et pas-assez): Alice perd son nom, comme le bateau dans le film de Ruiz, qui, quand le matelot s'embarque, a pour nom Funchalense, mais qui fut aussi le Socrate 4 d'Athenes, le Flora de Montjovin, le Tuapae des Australes, et qui sera, apres son naufrage, le Ballon des offres de Marseille. A la fin du film, on yerra aussi l'étudiant ~t le matelot échanger leur place. Ce theme du renversement est essentiel au cinéma de Ruiz. n se traduit aussi, sur le plan figural, par des collages ou se trouvent juxtaposés un objet, en gros plan, aun fond en plan général, les deux étant également nets si bien que l' objetest toujours plus grand que le paysage. Ce qui est plus petit, dans la réalité, devient plus grand au cinéma. Sur le bateau des morts, une mouette, par exemple, devient plus grande qu'un marino On peut aussi considérer que l'utilisation du noir et blanc pour le présent et de la couleur pour les souvenirs est une forme de renversement par rapport aux codes cinématographiques usuels. - Le paradoxe de la régression, ou de la prolifération infinie: étant donné une proposition qui désigne un état de choses, on peut toujours prendre son sens comme le désigné d'une autre proposition. Deleuze donne un exemple qui se trouve chez Lewis Carroll: « le cavalier annonce le titre de la chanson qu'il va chanter: « Le nom de la chanson est appelé « Yeux de morue » - « Oh! C est le nom de la chanson ? » dit Alice, - « Non, vous ne me comprenez pas, dit le cavalier. Cest ce que le nom est appelé. Le vrai nom est: Le vieil, vieil homm¿7. » Dans Les Trois Couronnes du matelot, le marin demande a Maria, la prostituée: 27.- Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 42.
Cinémaet
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'lasseraud
Cinéma et imaginaire balOque
',et l'on le a une
Cela dit en passant, pourquoi tu manges du chewing-gum ? ", et elle répond: « Cela dit en passant, ce n'est pas moi, e'est une autre filie, bien súr plus belIe que moi, qu'on appelIe cela dit en passant parce qu'elIe dit toujours cela dit en passant. » - Le paradoxe du dédoublement stérile ou de la réitération seche: il s'agit d'isoler le sens d'une proposition, de Yen extraire, comme le sourire sans chat de Carroll ou la flamme sans chandelle. Certaines scenes du film présentent des événements a ce point désincamés que seulleur sens subsiste, comme le bruit du coup de feu, seule trace de la fusillade OU l'étudiant affirme avoir frolé la mort, au début du film, comme ces chants d'enfants que l'on entend tout le long du film, sans que l' on voie un seul enfant, ou comme ce sang qui macule la chemise de l'aveugle, dont il dit que e'est de la peinture rouge. - Le paradoxe de la neutralité ou du tiers-état de l' essence: le sens est indifférént a la qualité, a la quantité, aux relations et aux modalités de la proposition. 11 est par exemp1e éga1 de dire, comme l'étudiant, «Il m'intéres serait de vous connaitre », et de répondre, cornme le matelot, « Tres reconnaissant de votre intéret », ou d'affirmer, comme le fait ce demier dans la meme dis cussion, « r ai besoin de vous, enfin je veux dire, vous avez besoin de moi ». C' est pourquoi aussi le comptable peut répondre au matelot qui voudrait lui emprunter un peu d'argent, « moins que le moins, ce sera toujours trop ». - Le paradoxe de l'absurde ou des objets impossibles: les propositions qui désign~t des objets contradictoires, absurdes, impossibles (un carré rond, une montagne sans vallée) ont elles-memes un sens, comme celle qui consiste a dire, cornme le matelot lorsqu'il regroupe toute sa famille dans un bar, qu'il n'a pu retrouver le docker noir « qui était mort dix ans avant notre derniere rencontre », ou a raconter que le bateau a triomphé de toutes les tempetes, mais a coulé par temps calme, pour resurgir par la suite. - Les paradoxes du non-sens: le premier est l' ensemble qui se comprend comme élément, telle paradoxe du menteur - « fe suis un menteur » -, dont on trouve une incarnation dans le film avec l' aveugle qui avoue etre un men teur. Le second paradoxe est connu sous le nom de « paradoxe du barbier28 », OU cette fois, c'est l'élément qui divise l'ensemb1e qu'il suppose -le barbier d'un régiment rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-memes. Qui done rase le barbier? -. La regle quí veut que pour appartenir au bateau, il faille fuer un membre de son équipage, est de cette sorte, car comment tuer un mort?
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n y a done deux séries, celle des états de choses et celle des événements qui convergent vers un élément paradoxal qui est a la fois mot et chose, man quant toujours a sa place car il est en exces dans la série signifiante et en défaut dans la série sígnifiée. Entre le matelot et l' étudiant, entre I'histoire racontée par le premier et la situation dans laquelle se trouve le second, les trois couronnes danoises sont cet élément paradoxal, biface et plat, comme le décrit Deleuze, puísque ce sont des pieces. Elles manquent au matelot qui doit les rembourser pour achever de payer sa dette et quitter le bateau, tandis 162.- Nicholas Falletta, Le Livre des paradoxes, París, Belfond, 1985, pp. 127-132.
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que 1'étudiant les possede alors qu'il n'en a pas besoin, sauf pour embarquer. Elles sont un non-sens monétaire, puisque le sens de la monnaie est de quan tifier la valeur de ·n'importe quel objet, alors qu'elles n'ont de valeur que pour la place sur le bateau, et qu' aucune autre monnaie ne peut les remplacer. Les deux histoires convergent a la fin du film, l' étudiant trouvant la derniere des trois couronnes dans la main de l' antiquaire qu'il a tué au début, puis pre nant la place du matelot sur le navire. La convergence est aussi formelle puisque chez l'antiquaire, les plans en couleur, destinés a l'histoire du mate lot, et ceux en noir et blanc, attribués a celle de l'étudiant, se melent.
l
Le film de Ruiz se présente donc comme un monde de surface, ou ce sont les paradoxes langagiers qui président aux événements qui surviennent. C'est ainsi, par exemple, que l'imitateur « a une dent » contre le capitaine, qui, pour le brímer, lui a arraché une molaire, ou que le matelot, pour oublier le chagrín que lui cause Mathilde la « noie dans l' aleool » (illa regarde danser a travers son verre), ou que les marins, parce qu'ils « font des vers » par les pores de leur peau, sont des poetes. Dans ce monde, le langage nerenseigne pas sur le réel, n'a pas de fonction de vérité; i1 est créateur de paradoxes qui produisent des événements absurdes, comme la réapparition du bateau apres son nau frage. L'absurdité du monde vient de ce que ce n'est pas un sens vectorisé en une direction unique, le bon sens, qui préside a son ordre, mais le non-sens et se:; multiples face~~~.t~5!oir:shétéro enes, ui créent le désordre. Lor,sque le matelot évoque l'au-dela, il montre a l' étudiant e p a on roque du restaurant ou ils discutent, fait de miroirs et de guiriandes d'ampoules for mant des réseaux de points lumineux qui composent autant de séries diver gentes s'entrecroisant et se confondant dans le jeu des reflets. n n'y a ríen au dela de cette surface, aucun arriere-monde, aucune transcendance. Le monde est un chaos soumis au hasard dont l'arbitraire explique celui du langage, sans lois naturelles, sans reperes, sans regles - OU du moins, s'il ya des regles aux jeux grace auxquels les marins passent le temps sur le bateau, ces regles semblent changer achaque coup -. C'est pourquoi le langage ne peut établir une véríté sur le réel en respectant la causalité corporelle, les lois physiques, la temporalité biologique: ille fait par le non-sens, les paradoxes, l' absurdité et les mensonges. Le cinéma, de meme, est« un mensonge adeux dimensions».
Le probleme d4 débats et a de mL notamment entre un langage? Si OL idéologie exprime tion ici de revenir baroques a ce suje\ et de la philosophil du matelot, nous f baroques, le cinérr représentation. D'i instrument de vér ne croient pas qUE cadrage est en me point de vue qui él qu'il s'agit toujou giere; mais en mel représenter de ma: les lois fondamenl turbations auxque langage, le cinémé fonction de mentÍl baroque est un cir tion sur le rappor questionnement SI
La rhétorique
Le langage ren1 qui se posait déja I qués sur la nature
Iluel Plasseraud
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Chapitre V Parole et mensonges
Le probleme de l'aspect langagier du cinéma a donné lieu a de nombreux débats et a de multíples querelles, qui en ont montré toute la complexité, notamment entre Pasolini, Umberto Eco et Christian Metz. Le cinéma est-il un langage? Si ouí, quels en sont les codes, comment fonctionne-il, quelle idéologie exprime-il, quel rapport au réel conditionne-il? 11 n'est pas ques tion ici de revenir sur ces discussions, mais de comprendre la position des baroques a ce sujeto Oe ce que nous venons de voir, a propos du maniérisme et de la philosophie de la surface appliquée au cinéma dans Les Trois Caurannes du matelat, nous pouvons induire deux choses. D'une part, que pour les baroques, le cinéma est un langage car tout est langage, systeme de signes, représentation. D'autre part, qu'ils ne considerent pas le langage comme un instrument de vérité, mais pour son aspect mensonger, trompeur. Ainsi, ils ne croient pas que le cinéma puisse présenter directement le réel, car tout cadrage est en meme temps un choix de réalisation, donc l'expression d'un point de vue qui élimine toute possíbilité de neutralité ou d'objectivité, sí bien qu'il s'agit toujours d'une maniere de filmer, donc d'une opération langa giere; mais en meme temps, ils ne croient pas non plus que le cinéma puisse représenter de maniere véridique le réel, par exemple en rendant apparentes les lois fondamentales qui nous sont cachées, les causes profondes des per turbations auxquelles nous sornmes soumis dans nos vies etc. En tant que langage, le cinéma ne renvoie qu'a lui-meme - image d'images -, et a pour fonction de mentir, tromper et persuader. En cela, on peut díre que le cinéma baroque est un cinéma rhétorique. 11 repose, en tout cas, la vieille interroga tion sur le rapport au réel qui, a travers cette discipline, est a l'origine du questionnement sur le langage.
La rhétorique Le langage renvoie-t-il au réel, ou ne renvoie-t-il qu'a lui-meme? Question qui se posait déja chez les grecs, sous une autre forme: les noms sont-ils cal qués sur la nature des choses ou proviennent-ils d'une convention? Platon,
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Ernmanuel Plasseraud
dans Le Cratyle l , renvoie dos-a-dos Cratyle, qui défend· la premiere idée, et Hermogene, qui se range du coté de la seconde, car pour lui, les noms éma nent de 1'essence des choses pour autant que celle-ci est immuable, ce qu'il ne peut prouver. C' est la que bute également Aristote dans son combat contre les sophistes2 • Il reconnait que ces derniers sont logiques quand, niant l' etre, ils ne conferent au langage qu'une fonction persuasive, mettant en rapport les hommes entre eux sous le signe de la tromperie. Mais pour lui, le langage ne peut etre que cela; il possede aussi une fonction significative, il renseigne sur le rée1. Cependant, a ce propos, Aristote ne cesse de tomber dans une aporie: le langage ne peut etre signifiant que si l' etre est univoque; or l' expérience humaine dans le monde sensible et son expression dans le langage, aboutis sent a donner de 1'etre des significations multiples, équivoques. Pour etre signifiant, le langage doit reposer sur une ontologie qu'Aristote n'arrivera jamais a construire, qu'il aura toujours recherchée. Ce qui le distingue des sophistes, pourtant, c'est que ceux-ci, reconnaissant la meme difficulté, ont renoncé a rechercher la vérité et se complaisent dans le semblant, satisfaits de clore le débat. Au contraire, pour Aristote, c'est par cette recherche toujours renouvelée que l'homme est ce qu'il est, un etre qui cherche: « La métaphysique d' Aristote n'est une métaphysique inaehevée que paree qu'elle est une métaphysique de l'inaehevement et qu'elle est, des lors, la pre miere métaphysique de l'homme, non seulement paree qu'elle ne serait pas ee qu'elle est si l'hornme était une bete ou un Dieu, mais paree que l'inaehevement de l'etre se déeouvre a travers elle eornme la naissanee de l'hornme3 • »
Ainsi, tandis qu'Aristote théorise sur 1'humaine tendanee de l'homme a se tromper, les sophistes en profitent pour élaborer une pratique du langage, 1'" éristique», ou 1'on cherehe a profiter de eette tendanee pour plaire et per suader son interloeuteur, au lieu de démeler le faux du vrai4 • L'éristique deviendra la rhétorique, qui " a pour objet l'éloquence; or, l'éloquence se définít comme une parole efficace, quí permet d'agír sur autruí5 ». Elle est done pragma tique et immorale: le discours peut etre faux, seulle but, persuader, importe. L'éloquence n'est d'ailleurs pas le seul objet de la rhétorique ; elle a aussi pour fonction de plaire, d'embellir le discours. A coté de la coneeption instrurnentale, qui est celle des avoeats, des juristes ou des hommes politiques, il existe une eoneeption omementale de la rhétorique, ou le diseours vaut pour lui-meme et ou le plaisir du langage devient plus important que le débat d'idées. Cette fonction omementale sera d'ailleurs privilégiée a la fin de l' époque baroque:
1.- Platon, Cratyle, in Pratagaras et autres dialogues, Paris, Ganúer, 1967.
2.- Lire a ce propos le chapitre « Etre et langage » dans l'ouvrage de Pierre Aubenque Le
Probleme de l'etre chez Aristote, París, P.V.F, 1962. 3.- Pierre Aubenque, Le Probleme de l'etre chez Aristote, op. cit., p. 506. 4.- Platon fait la critique de cette « mauvafse dialectique » dans le Gorgias, in Pratagoras et autres dialogues, Paris, Garnier, 1967. 5.- Tzvetan Todorov, Théories du symbole, París, éditions du seuil, 1977, p. 59.
Cinéma et imaginain
" Ce siecle (l térieur de la tel. Ce siecle l' extérieur - ~ des élément~
Todorov cite 1 qui étudient les f eonsidérant camr sens propre par r¡ faut chereher la rh propre. Le traité e différentes figure~ fa<;on artificielle. ~ seule, comme le jugl « Toute puiss, objets) a plah visible fait la trouve des e L' entendemel palme de l' arl Les Arts sont aidant a les fa
Le rappart au I Les Arts sont done déja métaphore, Cll il l'évídence que le D tous 9 • » Certes, Gr. qu'" íl n'y aque la VI quí tourne il profit10 ultimes, et l' acuité capacité a persuad ce sont les figures. l' objet de son trait réel existe, mais ce
--
En tant que lar rhétorique, ee qui • revendique une di
6.- Ibid., p. 79.
7.- Balthasar Gracian, 8.- Balthasar Gracian, 9.- Ibid., p. 97. 10.- Balthasar Gracian 11.- Dans un entretien rhétorique de Gral
'lasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
Ce siec1e (le dix-huitieme) sera le premier a assumer ce qui se préparait a l'in térieur de la rhétorique du temps de Tacite: la jouissance du langage en tant que te!. Ce siec1e sera le premier a préférer a l'imitation - rapport de soumission a l'extérieur -la beauté, définie maintenant comme une combinaison harmonieuse des éléments d'un objet entre eux, comme un accomplissement en soi'. »
idée, et éma qu'il ne t eontre 'etre, ils port les gagene gnesur aporie: lérienee lbóutis >ur etre lrrivera ~e des IIté,ont
«
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Todorov cite les traités de Du Marsais, Fontanier, Beauzée ou Condillae, qui étudient les figures de rhétorique, en premier lieu la métaphore, en les eonsidérant eornrne des éearts par rapport a une norme qui serait eomme le sens propre par rapport au sens figuré. Ce n'est pourtant pas eneore la qu'il faut ehereher la rhétorique proprement baroque. Pour elle, il n'y a pas de sens \ 1 propre. Le traité de rhétorique de Gracian A!:!s et figures de l'esprit expose les différentes figures (ou concetti) par lesquelles le diseours se trouve embelli de fa<;on artificielle. Mais e'est qu' au départ, « L'esprit ne se contente pas de la vérité, seule, comme le jugement, il aspire, de plus, a la beauté' ». En effet: «Toute puissance intentionnelle de 1'ame (j'entends de celles qui per<;:oivent les objets) a plaisir a y trouver quelque artifice; la proportion entre les parties du visible fait la beauté; entre les sons, c'est l'harmonie; meme le vulgaire goo.t trouve des combinaisons entre le piquant et le suave, l' aigre et le doux. L'entendement, don,c, comme premiere et principale puissance, remporte la palme de l' artifice par l' extreme de l'excellence, dans tous ses différents objets. Les Arts sont destinés a ces artifices car ils furent inventés pour les composer, aidant a les faire progresser et a les perfectionner sans cesse'. »
~tisfaits
oujours
ue parce s, la pre lit pas ce .evement I i
une a se angage, ~ et per ristique
e définit )ragrna mporte. ,si pour nentale, iste une i-meme s.Cette Hoque:
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Le rapport au réel de l'entendement (l'aeuité) est déja rhétorique, figural. Les Arts sont done la forme d'une forme, la figure d'unefi~F_~..:_I.Y.t~~tdone déja métaphore, cul~e, artitíee. C'est pourqucilGr¡iéÜírl'é~rit:« De la, il ressort
a l'évidence que le concept, que l'acuité consistent en artífices, mais superlatif entre tous 9 • » Certes, Gracian, de meme qu'il reeonnait a 1'« homme substantiel qu'« il n'y a que la vérité qui puisse donner une véritable réputation, et que la substance qui tourne a profit10 », distingue l' acuité de perspicacité a la reeherehe des vérités ultimes, et l' acuité d'artífice, a la reeherehe de la beauté d'expression et de la
»\
capacité a persuader. Mais e'est bien l'homme d' ostentation qui le préoecupe, ce sont les figures de rhétorique qui earactérisent l' acuité d'artífice dont il fait l' objet de son traité. On pense a Ruiz, reeonnaissant que ~~~.du
r~~!~s.9E§i4é~antqu'g D~.9.()i.!j>~~~.~~!::..r.:':P!~~~!f:... En tant que langage, le cinéma, pour les baroques, est utilisé de maniere rhétorique, ce qui signifie qu'il se eonstitue eomme diseours mensonger, qu'il revendique une dimension omementale et qu'il est méta-langagier. Ce demier
6.- Ibid., p. 79.
~nque
Le
~agoras
et
7.- Balthasar Gradan, Arts et figures de /'esprit, Paris, Seuil, 1983, p. 97.
8.- Balthasar Gradan, Arts et figures de l'esprit, op. cit., p. 96.
9.- Ibid., p. 97.
10.- Balthasar Gradan, L'Homme de cour, op. cit., p. 113.
11.- Dans un entretien avec Hervé Le Roux et Guy Scarpetta, Raoul Ruiz estime d'ailleurs que la
rhétorique de Gradan« est en partie applicable au cinéma» (Art Press, nO 112, mars 1987, p. 49).
'lasseraud Cinéma et imaginaire baroque
ement a suicider,
De la famille a l'Histoire - et a leur représentation a travers le cinéma -, c'est toujours la meme conception du monde comme mensonge qui s'ex prime, apparaissant explicitement dans certains dialogues, comme cette tirade d'un gitan saoul dans Le Temps des gitans qui affirme que « le monde est un mirage », ou comme cette réplique de Marko dans Underground, expliquant que «L'art est un mensonge. Nous sommes tous des menteurs ». Marko, en meme temps qu'il s'institue comme chef de famille, et comme chef politique, se transforme en metteur en scene. C'est ainsi qu'il crée un monde fictif, dans la cave, par le son (il fait entendre des bruits de sirene et des chansons Allemandes - « Lili Marleen » -, pour faire croire que les attaques continuent), en jouant la comédie (il surgit une fois en feignant d' avoir été passé a tabac par les Allemands), et en modifiant les reperes temporels (il retarde les aiguilles de l'horloge pour donner le sentiment que le temps passe moins vite qu'en réalité). Le cinéma, dans ce film, est désigné comme une représentation trompeuse, une manipulation qui culmine avec le toumage du film sur Marko et Blacky, que ce demier, échappé de la cave, prend pour la réalité12•
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Le menteur Le monde est un mensonge » affirme un personnage des Trois Couronnes du matelot. Le mensonge,' comme l' ombre, le reve ou le théiitre, est une des méta «
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phores possibles du monde, tel que les baroques 1'envisagent, pour dire que toutes les représentations que l'on s'en fait n'en sont que de fausses images, des simulacres. Comme le magicien pour les artifices, le somnambule pour le reve, les acteurs, travestis et autres sosies et automates voués a l'apparence, le theme du mensonge s'incame, dans certains films, a travers un personnage: le menteur. 11 y en a différents types, qui dérivent tous du menteur en soi que représente l'aveugle des Trois Couronnes du matelot: Marko, le dirigeant poli tique qui biitit sa carriere sur un mensonge, dans Underground, mais aussi, par exemple, l'écrivain de romans policiers du Limier de Mankiewicz (1972) et tous les conteurs dans les films de Welles. Ils sont également des représen tants, au sein du film, du réalisateur qui, selon le titre d'un documentaire de Damien Pettigrew sur Fellini, peut affirmer: «Je suis un grand menteur ». C'est dire aussi que le cinéma, 1'art en général, est mensonge. « L'art nous est donné pour nous empecher de mourir de la vérité» disait Nietzsche, qui opposait l'art, comme tromperie, création d'illusions apolliniennes ou de délires diony siaques, a la science, la morale et la religion, et leur idéal de vérité13 • La parole accompagne les faits, elle leur succede et les précede parfois. Les hommes parlent de ce qu'ils ont vu, racontent ce qu'il s'est passé. En meme 12.- Underground est, a cet égard, plus proche du deuxieme tome du Don Quichotte de Cervantes, que du Sous-sol de Dostoievski, auquel on a voulu le comparer. Comme dans ce roman, le personnage se trouve aux prises avec un double fictif qu'il doit éliminer pour rétablir la vérité. Pourtant, on yerra aussi, avec Arizona Dream notarnment, que le cinéma peut avoir, pour Kusturica, une infIuence bénéfique, pour autant qu'il échappe 11 une utilisation idéologique et qu'il ouvre au domaine du reve. 13.- Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome 1, Paris, GalIimard, 1995, p. 387.
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Emmanuel Plasseraud
temps, ils induisent a agir par la parole. La parole relie les faits entre eux, et c'est dans ces liaisons que se trouvent les possibilités de mensonges, de fic tions. On considere que la parole est mensongere, par nature, pour autant que l'on estime que les faits ne peuvent etre rapportés tels quels par la parole, qu'ils sont nécessairement faussés par elle, et plus encore, qu' aucune parole n'est exempte d'intention, paree que l' acte meme de prendre la parole sup pose cette intention, quelle qu'elle soit. La parole témoigne d'une prise de position par rapport aux faits qui n'est jamais neutre, meme, et peut-etre sur tout lorsqu'elle est celle de 1'« homme véridique », de celui qui affirme a tout prix vouloir énoncer ou restaurer la vérité. «En elle-meme, toute idée est neutre, ou devrait l'etre; mais l'homme l'anime, y projette ses f1ammes et ses démences; impure, transformée en croyance, elle s'insere dans le temps, prend figure d'événement: le passage de la logique a l'épilepsie est consornmé... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines et les farces sanglantes"... )}
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Les menteurs, quels qu'ils soient, ont en commun de se servir de la parole pour transformer la réalité. Dans sa nouvelle Les Deux Rives, Carlos Fuentes en présente un exemple, en racontant la lutte de deux traducteurs (dont l'une est la Malinche, célebre figure historique mexicaine qui a perdu son peuple pour l'amour de Cortes) qui, entre les conquistadores et les Azteques, modi fient le cours de l'histoire en changeant le sens de ce qu'ils traduisent. Les actions qui suivent sont influencées par ces mensonges - « il arriva exactement ce que j'avais mensongerement inventé » dit l'un deux, ajoutant plus loin, « larsque la parole, l'imagination et le mensonge se confondent, le résultat est la vérite'l5 ". La parole peut etre défaillante, par rapport a la vérité, elle peut se
tromper, etre dans l'erreur. Mais elle n'est pas encore mensonge. Elle ne l'est que quand l'erreur s'accompagne d'une intention de trompero Le mensonge est un acte de langage, mais pour les baroques, il est meme l'acte de langage par excellence. La parole devient alors une arme, l'arme du menteur. A partir de la, la suspicion s'étend sur toute parole. Toute parole est un mensonge, elle s'inscrít entre les faits, insere le faux dans le monde des faits et les transforme.
n y a les faits et les discours qui les emobent et proliferent autour d'eux. Le cinéma le sait bien, associant l'image et la parole notamment par l'intermé diaire de la voix off. Celle-ci est d'ailleurs souvent condamnée par les tenants du réalisme, dont l' objectif est de restreindre la puissance fabulatrice des discours pour en revenir aux faits. L'image est un témoignage, un document, une empreinte du réel sur laquelle la subjectivité humaine doit se garder d'intervenir, ce qui est nécessairement le cas lorsque la voix comrnente. Si Bazin défend le réalisme ontologique de l'image cinématographique (tout en reconnaissant que d'autre part, le cinéma est un langage), c'est qu'illui apparaít
14.- Emil Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, Tel, 1949, p. 9. 15.- Carlos Fuentes, « Les Deux Rives )), in L'Oranger, Paris, Gallimard, Folio, 1995.
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Cinéma et imaginaire baroque
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essentiel, dans l'époque traumatisée de l'apres-guerre, de montrer la réalité telle qu'elle est, débarrassée des discours qui ont trompés les hommes et menés a la guerreo Le cinéma est effectivement le média le plus apte a le faire, pour autant qu'il se confronte directement aux faits, de la maniere la plus neutre. La position de Bazin est éthique aussi bien qu'esthétique. C'est pourquoi il insiste sans cesse, au cours de ses analyses, sur les détails qu'il repere <;a et la dans les films, détails qui se détachent de la construction narrative, et qui, en tant que faits, témoignent de la présence de quelque chose d'indéniablement réel dans l'image. Les faits sont ce qui n'a pas encore été faussé par la subjec tivité des hommes, ce qui n' a pas été manipulé pour former un discours ou une histoire, les faits sont la preuve qu'un contact direct est encore possible entre les hommes et le monde.
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Les films baroques ont au contraire souvent recours a la voix off, particu lierement chez Welles, Ruiz et Resnais; il arrive souvent qu'elle dise autre chose que ce que l'image montre. Nous avons vu que c'est notamment le cas dans Les Trois Couronnes du matelot et L'Année derniere aMarienbad, OU la voix off et l'image ne cOlncident paso L'écart entre fait et fiction, entre parole et réalité est rendue manifeste par leur répartition divergente entre la bande irnage et la bande sonore. Qui croire, la voix ou l'irnage? Ni l'une ni l'autre car l'image ment, npus n'avons cessé de le montrer, tout autant que la parole. Pour les baroques, les faits ne peuvent étre abstraits de leur enrobement fic tionne1. Faits et fictions, objectivité et subjectivité sont indissolublement liés. C'est ce caractere inextricable, ce mélange inséparable de faits et de fictions qui, comme il n'y a pas de lumiere sans ombre, ni de veille sans sommeil, constitue la vie. Car les baroques n'entendent ni représenter la réalité, ni atteindre le réel, mais exalter la vie dans toutes ses dimensions, notamment la OU le mensonge est indissociable des faits. Comme l'explique Nietzsche: « La fausseté d'un concept ne me parait pas Nre une objection a ce concept; le tout est de savoir dans quelle mesure il favorise et conserve la vie, il conserve l' espece. Je suis m~me intimement persuadé que les croyances les plus fausses sont justement les plus nécessaires, que faute d'admettre la fiction logique, faute de mesurer la réalité d'apres le monde imaginaire de l'absolu et de l'identique, 1'homme ne saurait vivre, et que nier cette fiction, refuser de s'en servir dans la pratique équivaudrait anier la vie elle-m~me16. »
La vie est création de vérités qui sont autant d'erreurs utiles a son déve loppement, elle est interprétation des faits en fonction d'une volonté de puis sance, d'une perspective. Vivre, c'est combiner l'action et la parole, les faits et les mensonges, c'est écarter les vérités concurrentes (qui sont autant de mensonges) pour faire triompher la sienne et l'imposer aux autres. Reste a savoir si l'intention qui préside a ce combat est active ou réactive, généreuse ou néfaste. Le mensonge est une stratégie et un art de vivre, mais aussi une
16.- Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome 11, Paris, Gallimard, Tel, 1995, p. 231.
muel Plasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
:1 des images. du film, pour étant celle de me étant celle t. Viendra-t-il ~ découvrir le JUissance que estime que la )ans son der ~n démontant :1t horome, de ltage), et, tel nt a leur tour.
Retour vers les choses
ntéressons ici e Welles: Une Dans ce film, ~s, ni les sem ouvenir de ce ur autant que les chiffres, ce Welles a eu si ge du réalisa ~ pas que l' on .cornmis avec 'une telle his ner a un riche e la mettre en ay échoue. 11 l ne racontera ¡ sont irnmor e parce qu'on e, Clay tente lrmillent dans iemande son a incamersa ié au suicide, .r la finitude les histoires nt notre part monde sans orrespondre,
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Contrairement a une certaine tendance dépréciative qui ne veut voir dans le baroque qu'un art excessif, de mauvais gout, discrédité par ses effets faciles qui 1'empechent d'accéder a toute réflexion sérieuse, celui-ci possede, c'est ce que nous avons voulu montrer, une dimension métaphysique. Pour les baroques, l'Etre ne peut etre pensé sans le Néant, comme la présence ne peut l'etre sans 1'absence. Toute tentative d'atteindre directement le réel reste lacu naire car elle ne prend pas en compte cette part d'ombre, de néant, qui fait partie de la vie. Le frémissement du réel existe, comme le reconnalt Ruiz. Le cinéma y est sensible grace a la pellicule qui en garde une trace. Mais si l'on s'en tient a cela, on achoppe a montrer ce qu'est la vie humaine, OU l'etre et le néant sont liés, corome les faits et les fictions, les corps et la parole, la finitude et 1'infini. La métaphysique baroque se veut négative, car 1'étre n'y est d'abord considéré qu'a travers sa relation au néant, au non-étre. Qu'est-ce qui nous empeche de dire l'etre, de le montrer pleinement, entierement? Quelles illu sions nous entourent? Quelles artifices nous manipulent? Quelles apparences s'étalent en surface? Quels mensonges nous trompent? Questions qui nous intéressent ici surtout pour les réponses esthétiques inventées par les cinéastes baroques, en fonction des ressources propres au septieme art. De ce point de vue, l'image cinématographique n'y est pas considérée comme une trace du réel, ni corome une copie représentative de la réalité, mais corome un simulacre. Elle est une ombre projetée, un reflet illusoire, une production artificielle, un mensonge a deux dimensions. Elle est faite de lumieres en clair-obscur, de jeux de miroirs, de trucages, de faux décors fabriqués en studio, de tours de passe-passe réalisés au montage, de paradoxes langagiers, de voix qui ne cOlncident pas avec l'image. Elle met en scene des personnages divers, hypnotiseurs, magiciens, alchimistes, acteurs, travestis, sosies, automates, menteurs, conteurs. Le probleme baroque n'est pas de savoir ce qu'est l' étre, puisqu'on ne peut le connaitre, mais cornment il se dissimule anous. La le~on que nous pouvons en retenir est que la dissimulation fait partie de l'etre, cornme le mensonge, la maniere, l'apparence, l'artifice, l'illusion et l'ombre font partie de l'image simulacre du cinéma. Mais tout ceci, pourtant, n' est que paroles, et a un moment donné, il est bien temps de le reconnaitre, comme i1 est temps de reconnaí'tre que pour parler, il faut bien qu'il y ait des choses et des faits. La parole est ce qui entoure chaque fait de fictions. C'est en cela qu'elle est le propre de l'horome. Néanmoins, pour qu'il puisse parler, il faut bien, justement, que des faits se produisent. Corome le dit CarIo Emilio Gadda, « le baroque et le grotesque ont logement déji1 dans les choses17 ». Il est tout aussi nécessaire - et Bazin autant que Ruiz ne sont pas dupes de reconnaitre la part langagiere du cinéma lorsqu'on affirme son essence ontologique et objective, que d'étre 17.- Cité par p.257.
)
Fran~ois Wahl,
in La Connaissance de la douleur, Paris, Editions du Seuil, 1974,
134
Emmanue1 Plasseraud
sensible au frémissement du réellorsqu'on fabrique et eon¡;oit les images cinématographiques comme des simulacres. Balthasar Gracian lui-meme, le théoricien de I'homme d' ostentation, n' a-t-il pas, avec Le Critican, son demier ouvrage écrit a la fin de sa vie, dénoncé tous les mirages qu'il avait lui-meme édifiés en systeme pour entrer dans la matiere 18 ? L'illusion, le faux, ne durent jamais qu'un temps. Il faut bien que, derriere la métaphysique baroque, se cache une physique, sinon le baroque ne serait effeetivement rien d' autre qu'un vain formalisme. La confrontation avec les faits s'impose, elle est inévi table, et au cinéma, elle est meme particulierement concrete au moment du toumage. Il y a une physique baroque, qui devra expliquer pourquoi l' etre se dissimule a nous, pourquoi il est entouré de néant et producteur de fictions, pourquoi il demeure irreprésentable en sa globalité. En d'autres termes, si les cinéastes baroque a partir de Yimage-simulacre cinématogra phique, un e a h si ue né " montrant que le réel n'est connaissable que par ce qu'il n'est pas, cornment prennent-ils en compte ce qui, tout de meme, subsiste de lui dans l'image, cette « trace du réel » inaliénable? Quelle phy sique les cinéastes baroques proposent-ils? Selon quelle conception du réel?
18.- Voir, a ce sujet, le texte de Benito Pelegrin « De l'Aurore au crépuscule des héros chez Balthasar Gradan, jeu de construction et jeu de massacre » in Figures du baroque, Paris, P.V.F,1983.
Chapitre VI Ornernentetsensation « On l'appelle le Baroque; c'est une fLoraison instantanée,
si pleine que sa jeunesse est sa maturité,
et sa magnificence son cancer. »
Carlos Fuentes l
Fermons les yeux... Ou mieux, cousons-les, comme le comte dans le film de Ruiz Voyages d'une main (1984), qui estime qu'ils lui sont devenus inutiles. Que voyons-nous, eh. effet, lorsque nous les ouvrons? Des ombres, des reflets, de trompeuses apparences, d'illusoires artifices ... Que pourrions-nous connaitre du monde, grace a nos yeux, puisque nos yeux nous mentent? Le comte, en tout cas, n'hésite pas un instant. Libéré de la séduction perfide de la vue, il part a la rencontre du réel, avec sa main coupée, qui lui permet de «
toucher le monde dans son incommensurable diversité
».
Le classicisme, par le biais de la représentation, avait confié a la vue le soin d'analyser le réel, de le cartographier, de le mesurer, de le baliser, de le plani fier en une image qui le rendait lísible et univoque. Le baroque est l'époque ou Yon se sera méfié de ces machines a représenter et de leurs résultats, et ou Yon aura sans cesse démontré la vanité du savoir qui s'attache a la représen tation visuelle. Les miroirs se bombent ou s'incurvent, faussant la profondeur, les tableaux, sitót qu'on les regarde de biais, réveIent une figure anamorphosée qui en transforme la perceptiol1 les cadres, niches et balustrades indiquant dans les églises la séparation entre les peintures et Yarchitecture se révelent etre des trompe-Yreil, redevenant, en un clin d'
1.- Carlos Fuentes, Terra Nostra, Paris, Gallimard, Folio, tome JI, p. 403.
138
Emmanuel Plasseraud
\\ I ::
toucher. Le somnambule, métaphore ruizienne de 1'hornme baroque, n'est pas seulement aveugle au monde, agissant cornme dans un reve. Il avance les bras tendus, ses mains toujours prHes a toucher les choses qui 1'entourent, en respectant leur diversité sans tenter de la restreindre par une approche ~conscienteet rationnelle 2 •
>Ü~ion e~n:ITjI.iJ
Atteindre la sensation pure, débarrassée de la tutelle de la raison, qui réduit le sensible an'etre qu'un chemin vers les idées. C' est une grande partie des recherches de l' art moderne, depuis les impressionnistes. Mais é est aussi 1'entreprise philosophique de la phénoménologie, des les années 1910, chez Husserl, puis plus tard notarnment chez Merleau-Ponty. De ce point de vue, le cinéma a un peu de retard, exception faite du courant expérimental des années 1920. Il doit en effet d'abord se construire comme langage, atteindre son age classique, pour pouvoir libérer l'image de sa soumission au récit et parvenir au rendu de pures sensations visuelles et auditiyes. Au cinéma, en effet, la question de la sensation est liée a celle de la narration. Tant que celle ci impose son ordre, sa logique de causes et d'effets, ce qui apparalt al'image .n'a pas a etre vu, ou entendu, pour ce qu'il est, mais pour sa participation a l'élaboration du récit. Le style classique se définit donc par la sélection des éléments filmés et leur organisation en fonction de la narration. Celles-ci s'operent au tournage, le studio en étant la condition de réalisation la plus efficace et pour cela largement pratiquée par le cinéma classique hollywoodien, et au montage par lequel s'élaborerent les codes langagiers permettant de conduire le récit. Mais tournage et montage dépendent surtout d'un principe qui détermine ce qui doit etre sélectionné et comment il doit etre organisé: le scénario. L'image est donc soumise aun texte, de meme que son aspect sensible doit conforter le sens préexistant induit par le récif. Mais pourquoi écrit-on un scénario? Et pourquoi doit-on sélectionner et organiser les éléments destinés a la narration? Revenons a l'origine du cinéma pour le comprendre, et demandons-nous comment le cinéma est devenu nar ratif. Si ron compare un hornme qui marche filmé par Marey et par les freres Lumiere, une différence évidente apparait, qui fait du premier un objet d'étude scientifique destiné a la compréhension du mouvement, et le second un personnage de film, a propos duquel on peut potentiellement raconter une histoire: le premier est seul dans 1'image, tandis que le second est entouré d'autres éléments (une gare, des ouvriers etc.). Si l'on va plus loin, et que l'on observe un homme filmé par Griffith, l'évidence se précise. Par le montage,
2.- Cocteau dit aussi du poete, dans Le Testament d'Orphée, qu'il est « un infirme endormi sans bras ni jambe, révant qu'il gesticule et qu'il court ». 3.- La peinture classique, a la Renaissance, a connu une doctrine semblable, destinée a soumettre l'image a un texte, sous le nom d'ut pictura poesis, pour que les tableaux soient des « poésies muettes ».
nmanuel Plasseraud
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el imaginaire baroque
139
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che, des que le multiple s'inscrit dans 1'image, dans le cadre ou par le
. tage, l'image devient potentiellement, mais aussi immanquablement,
'onnelle, matiere a histoire. Or, rien n'empeche n'importe lequel de ces
ents d'entrer en relation avec les autres. Si bien que 1'image peut etre dite
·voque. 11 y a autant d'histoires possibles que de relations potentielles
tre les éléments. La soumission de 1'image a un texte a donc pour but de
treindre le potentiel fictionnel de l'image et son équivocité, de déterminer
quels éléments vont entrer en relation et de quelle maniere, de fa<;on a ce
que les images ne racontent plus qu'une seule histoire. Les éléments prennent
;. ;a1ors sens en fonction de cette histoire, et sont donc, idéalement, univoques. C'est pourquoi le moteur fictionnel classique est un conflit central, qui voit s'opposer des personnages aux caracteres définis et aux motivations évi dentes, possédant un but qu'ils cherchent a atteindre tout en se heurtant a des obstacles. Le néo-réalisme représente un tournant dans l'histoire du cinéma par sa volonté d'en revenir aux faits, de libérer l'image de sa soumission au récit, en recourant a l'improvisation et en insistant sur l' aspect documentaire, les tournages en décors réels, l'utilisation du plan-séquence etc. L'univocité de l'image se dilue, car les relations entre les éléments deviennent plus laches, moins directes, moins évidentes, moins calculées. La narration est paríois meme suspendue, car au lieu de réagir a une situation, un personnage n'en sera que le témoin visuel et auditif. Si bien que les images se laissent contempler pour elles-memes, hors de toute utilité narrative, sans devoir exprimer un sens préexistant, devenant alors l' occasion de pures sensations. C' est ce que Deleuze indique en montrant comment, chez De Sica ou Rossellini, les liens sensori-moteurs sont relachés, ce qui aboutit a des situations optiques et sonores pures. Un fait n'est pas nécessairement cause d'une réaction pour un person nage, il n'a pas forcément de conséquence non plus, ou du moins pas immé diate. Les films se font voyages, balades, errances, plus tard « road-movies » avec W;nders ou Jarmusch. La constructioñ'd:ü est plus aléatoire, d'au tant plus qu'elle dépend aussi de la contingence d'un réel « qui n'était plus représenté, ou reproduit, mais visé4 ». Le cinéma rejoint alors l'un des principes de 1'art moderne, pour qui «au lieu de représenter des éléments du monde, l'reuvre plastique s'élabore apartir de fragments prélevés dans la trame du réel 5 ». Le réel conserve son ambigulté, son opacité. Le sens n'est pas donné, mais il survient de1a confrontation des faits, comme l' explique André Bazin:
recit
dormí sans bras
le, destinée !aux soient
a 4.- Gilles Deleuze, L'ímage-temps, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 7.
5.- Denys Riout, Qu'est-ce que l'art moderne ?, París, Gallimard, 2000, p. 157.
11
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Ernrnanuel Plasseraud
Cinérr
« L'unitédu récit cinématographique dans Farsa n'~.~e « plan», point de vue abstrait sur la réalité qu'on analyse, mais le ~ragment de réalité brote, en lui-meme multiple et équivoque, dont le « sens » se dégage seulement a posteriori grace a d'autres « faits » entre lesquels l'esprit établi des rapports. (. .. ) Mais la nature de « l'image-fait » n'est pas seulement d'entretenir avec d'autres « images-faits » les rapports inventés par l'esprit. Ce sont la, en quelque sorte, les propriétés centrifuges de l'image, celles qui permettent de constituer le récit. Cansidérée en elle-meme, chaque image n'étant qu'un frag ment de réalité antérieur au sens, toute la surface de l'écran doit présenter une égale densité concrete·. »
ils l' é cinéIJ temp
Tigret duco
perso1 quifai Cette
Le néo-réalisme opere done par blocs, et tend a isoler les faits les uns des autres. On pourrait appliquer ici la remarque de Deleuze sur la maniere dont Bacon cherche a atteindre la sensation, a travers sa peinture:
Me:
Isoler la Figure sera la condition premiere. Le figuratif (la représentation)
implique en effet le rapport d'une image a un objet qu'elle est censée illustrer;
mais elle implique aussi le rapport d'une image avec d'autres images dans un
ensemble compasé qui donne précisément achacune son objeto La narration est le
corrélat de son illustration. Entre deux figures, toujours une histoire se glisse ou
tend ase glisser pour animer l'ensemble illustré. Isoler est donc le moyen le plus
simple, nécessaire quoique non suffisant, pour rompre avec la représentation,
\ casser la narration, empecher l'illustration, libérer la Figure: s'en tenir au faií'. »
«
/"
..........
labore
du tabJ forme" sentati.
Cepen régler qu'elle danSSé
--~"._._-
Fellini, qui fut l' assistant et le scénariste de Rossellini, a participé un temps au néo-réalisme, ce dont ses premiers films témoignent. Pourtant il s'en est démarqué par la suite, a partir du sketch La Tentation du professeur Antonio (1962) et surtout avec Huit et demi (1963), regrettant que la recherche d'un rendu « objectif » du réel devienne la cause d'une condamnation de l'inter vention de la subjectivité de l' auteur dans la création artistique. « On a effectivement mal compris le néo-réalisme de Rossellini, lequel créait pernicieusement l'illusion que le laisser-aller, le hasard puissent constituer le premier et impérieux devoir lorsqu'on fait un film: le respect a tout prix de la réalité comme événement existentiel, inaltérable, intouchable, sacré. L'émotion personnelle, l'intervention du moi, la nécessité de choisir, l'expression, le sens artisanal, le métier seraient des conditionnements qui se rattacheraient politi quement a la réaction: a bas les souvenirs donc, les interprétations, le point de vue imposé par l'émotion, abas l'imaginatian, l'auteur au cachat. L'ignorance, la paresse ont fait accepter cette esthétique nouvel1e8 ••• »
Fellini n'est pas le seul cinéaste baroque qui, pour s'opposer a la narration classique, est passé par un retour aux « faits », au réel, a son o~ité. On peut penser, en Italie toujours, a Visconti et Bertolucci, ou eneore, ailleurs, a De Oliveira, Has, Chytilova ou Ruiz. Il faut done se demander d'une part pourquoi cette solution ne leur paraft pas suffisante et d'autre part pourquoi 6.- André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, op.cit, pp. 281-282. 7.- Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Paris, Editions de la différence, 1981, p. 10. 8.- Fellini par Fellini, entretiens avec Giovanni Grazzini, Paris, Calrnann-Lévy, 1984, pp. 89-90.
Cetl l'articlE rappor desque d'abore ration e oulam
«Au prl suite, u due qu j d'oppo! «
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lanuel·Plasseraud
Cínéma et imaginaire baroque
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ils l'abandonnent au profit d'une pratique et d'une conception baroque du cinéma. La trajectoire de Ruiz est, a cet égard, intéressante. Dans un premier temps, au Chili, il pratique un cinéma d'inspiration néo-réaliste (Trois Tristes Tigres (1968), par exemple), avec justement l'ambition de s'opposer ala théorie du conflit central, a laquelle il reproche « de laisser de cáté la logique interne d'un personnage et ce que j'appelais les structures d'archipel de la réalité, c'est-a-dire c~ qui¡ait qu'il y a des grands espaces de silence et des zones de concentrat!Qn d'énergie9 Cette conception privilégie l'éthique sur l'esthétique, ce qu'il admet d'ailleurs:
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« Le cinéma ne conceme pas 1'esthétique, il conceme davantage 1'ét1:Uque que 1'esthétique. (... ) Il est donc obscene de parler d'un beau cadrage, d'une bonne histoire, d'un superbe jeu d'acteur. De la cette volonté de jouer avec ce qui est moche et plus encare ce qui est plat, puisque c'est la seule chose qui soit neutrelO .»
Mais en arrivant en France, il rencontre Pierre Klossowski, avec qui il col labore a l'occasion de deux fi1ms, La Vocation suspendue (1977) puis L'Hypothese du tableau volé (1978). n redécouvre alors « la force de la rhétorique en tant que forme pure, pour analyser la complexité de la réalit¡f' ». TI abandonne donc« la repré sentation non illusionniste pour un certain type de représentation illusionniste12 ». Cependant, en adoptant une esthétique « illusionniste », Ruiz ne peut plus régler le probleme de l'image par une simple position éthique, en décrétant qu'elle n'a d'intéret que dans sa neutralité: l'image doit etre prise en compte dans sa potentialité fictionnelle. Cette pratique se trouve alors renforcée par des textes théoriques, comme 1'article sur « Les relations d'objet au cinéma13 » ou il se charge d'exposer les rapports qui peuvent exister entre 1'histoire et les éléments visuels a partir desquels elle se constitue. Son premier présupposé est que le cinéma étant d'abord un spectacle visuel, l'image prime sur le rédt. C'est d'elle que la nar ration devrait procéder, au contraire de ce qui se passe avec le style classique, ou la narration se subordonne tous les éléments. Ruiz distingue deux regards: « Au premier regard, toutes les choses ont a peu pres la meme valeur ». Mais, par la suite, un second regard émerge, car « on ne peut nier l'existence d'une tension due au fait que certains objets luttent pour émerger de la toile de fond ». Et Ruiz d'opposer ceux qui en sortent par la volonté consciente du cinéaste, et ceux « qui essayent d'émerger par eux-memes ». De la, il peut affirmer: « La remise en ordre des objets qui provoquent ce second regard présuppose une hiérarchie d'action. Ces actions font ressortir certains objets, mais en meme temps les limitent dans leurs possibilités de relations. »
~té.
10. 4, pp. 89-90.
9.-« RaouJ Ruiz, entretien », Reuue de l'université de BruxeIles, nO 1-2, 1986, p. 140. 10.- Ibid., p. 142. 11.- «Entretien avec Raoul Ruiz », Cinématographe, n° 97, février 1984, p. 48. 12.- Cinéma 86, nO 349, avri11986. 13.-RaoulRuiz,« Les relations d'objet au cinéma », Cahiers du cinéma, n° 287, avrill978, pp. 27-32. Les citations qui suivent sont tirées de ce texte.
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Emmanuel Plasseraud
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Le second regard est celui qui opere un choix parrni ce qui est vu au premier regard. A partir de la, il peut y avoir une histoire que le cinéaste élabore par les éléments qu'il fait émerger volontairement de la toile de fond et qu'il met en relation les uns avec les autres selon la hiérarchie d'action du conflit central. Néanmoins, il peut arriver qu'un élément particulier émerge en fonction de la situation herméneutique des specweurs (ce que Barth;s a pu aussi appeler en photographie le punctum et au cíné[!!~é!J~.lDJ.t~i!1!!ll.§.g.tL~~~sl4). Ruiz donne l'exemple des Cha'ü'SSü'reScrt:i"~~iminelqui retiennent l'attention d'un spectateur cordonnier plus que le crime.
Mais qu'arrive-t-il si au lieu de restreíndre le nombre d'éléments présents dans l'image, et de les ordonner en fonction d'un scénario, on les multiplie, en faisant jouer leurs multiples relations? C' est ce que Ruiz expose, dans sa Poétique du cínéma l5 , en proposant une méthode, a partir de six principes qu'il emprunte a un texte intitulé Propos sur la Peinture du moine Citrouille-amere, écrit au XVIII' siecle par le peintre chinois Shih-t'ao. Il s'agit de faire évoluer le cinéma du systeme classique a ce qu'il appelle le film chamanique. Le premier procédé rappelle l' attitude classique: ,---"
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« Attirer l' attention sur une scene qui émerge d'un arriere-fond stable. L'exemple de Shih-t'ao est le suivant: sur fond de montagne en hiver se détache un paysage printanier. Deux saisons sont jUl$taposées; deux époques d'une meme année sont données simultanément. Si l'on extrapole, nous pourrions imaginer deux combattants dans un paysage urbain new-yorkais. En vocabu laire cinématographique: établir le décor avant d'y placer les acteurs, et ce, en suivant les regl~s implicites de l'action. Nous pouvons nous rapprocher des acteurs - ou nous en éloigner fortement - sans jamais faire agir l' arriere-plan. La plupart des films organisent lem travail de la sorteo »
Mais, avec le second príncipe, commence la subversion de la narration par l'image:
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Dynamiser l'arriere-plan et attirer l'attention sur lui, en rendant le premier ." plan statique - meme si en principe i!-2.~tIe dynamique lui aussi. Par "¡'( exemple, selon Shih-t'ao: un maine observant de maniere impassible une fleur tandis qu'au loin une tempete s'abat sur la montagne. Dans un film, cela pourrait etre fait au montage, de telle sorte que I'arriere-plan semble plus important que l'avant-plan. Si l'on reprend l'exemple cité plus haut, nous négligerions les com battants, désormais intégrés dans une séquence oil i'arriere-plan constituerait le véritable acteur. Soit une bagarre qui commence a New-York: peu a peu, le combat se fait répétitif et mome; nous remarquons al9rs que les chats déam bulent sur le toit des immeubles, dans le fondo Notre attention est attirée par une femme, derriere la fenétre d'un des immeubles. Elle ignore le combat qui se ,'déroule a l'extérieur et joue au piano une piece de Schubert. Le combat se codifie, J il traine, de plus en plus monotone. La véritable énergie réside dans le mouve .' ment des mains de la femme sur son clavier. )}
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14.- Roland Barthes, L'Obvie et /'obtus, París, Editions du Seuil, 1982, pp_ 43-61. 15_- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., pp. 84-86.
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unanuel Plasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
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Le baroque cinématographique repose sur la conc~tion d'un réel infini ment dive,!§.. équivoque, toujours en perpétuel mouvement et en passe de devenir autre. C'est parce qu'ille con<;oit ainsi qu'il ne croit pas en la possibilité de sa représentation univoque. Des lors, la capacité du cinéma d'en capter une trace objective, factuelle, lui paraft insuffisante, puisqu'elle nous situerait en dehors de la vie, qui est justement l'inscription de notre subjectivité dans le devenir et de nos fictions dans les faits. Si, au contraire, on fait en sorte de combiner les faits et de ne pas réduire ni hiérarchiser les relations fictionnelles qui peuvent s'instaurer entre eux, peu a peu, la diversité du monde surgit. Nous entrons alors dans une narration baroque ou, a multiplier les éléments, leurs relations, les histoires que l'on peut tisser entre eux, notre capacité d'interprétation se trouve excédée, annihilée, jusqu'a ce que, impuissants a' tout suivre et a tout comprendre, nous soyons livrés a nos sensations.
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Surcharge ornementale La fiction nait de la multiplicité d'éléments présents a l'image. En meme temps, c'est le principe meme du cadrage d'isoler un élément, au sein de la diversité du réel. Aussi, le cinéma oscille sans cesse entre le remplissage et l'épuration du cadre. Si isoler est le moyen le plus simple pour atteindre a la 1/\' I sensation pure, libérée de tout aspect significatif, remplir est peut-etre le 1 moyen le plus complexe, mais, en meme temps, celui qui convient le mieux aux baroques 16 • C' est surtout celui qui leur semble le plus efficace, le plus « réaliste 17 ». Pour reprendre une formule de Leibniz: « De plusieurs modes possibles, le plus parfait est celui selon lequel existe le plus de réalité dans un volume ou un réceptac1e donné. A savoir, plus de corps dans un espace donné, plus de formes dans une matiere donnée, plus de qualité dans un sujet donné 18 • »
Telle est donc la stratégie baroque, que l'on nommera ornementale . L'espace filmique est surchargé d'éléments, les décors bondés, les séquences sont prétextes a des profusions figuratives. Les cadrages, les points de vue, ne sont pas focalisés sur les personnages, ou sur l'action, au contraire celle-ci est parasitée par les éléments décoratifs au sein desquels elle se déroule, de sorte qu'elle devient secondaire. L'CEil rampe dans l'image, se glisse dans tous les recoins, au lieu de la survoler et d'en maitriser parfaitement toutes les don nées. Songeons, par exemple, aux longs travellings de Prospero's Books de 16.- Ce choix peut rappeler celui que proposait Lyotard, dans son artic1e l'a-cinéma) pour échapper a la « normalisation libidinale » du cinéma narratif traditionne , ou se rouvent rejetés « le jo'rluit, le sale, le trouble, le mal réglé, louche, mal cadré, bancal, mal tiré» au profit de \ la « bonneforme ». Le philosophe en appelait aun cinéma « pyrotechnique » (ou la dépense est \ gratuite, jouissive) tendant soit vers l'immoBntte; sOlf veiS il!rces de mouvement. , 1'" a-cinéma» est inséré dans le recueil Des dispositijs pulsionnels (Paris, UGE, 1973). 17.- Cest en cela que Ruiz pouvait se décréter « réaliste », plutót que « baroque », selon une conception de la réalité conc;ue dans sa diversité. 18.- Gottfried Wilhelrn Leibniz, Discours de Métaphysique, Paris, Pocket, Agora -les c1assiques, 1993, p. 79.
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Greenaway, traversant de grandes salles remplies d'objets et de personnages qui dansent, tandis que Prospero marche dans le fond du cadre, souvent caché par les éléments situés au premier plan. Has, de meme, pratique couramment ce genre de mouvement latéral, longeant par exemple une table sur laquelle sont amassées quantités de victuailles ou de vaisselles (Les Tribulations de Balthazar Kober). Ophuls, dans La Ronde, ne cesse de biaiser ses cadrages ou de décadrer, jusqu'a reléguer ses personnages sur les bords et laisser admirer autant l' originalité de son parti-pris que les décors « art nouveau » dans lesquels ils évoluent. Stemberg semble plus intéressé par les jeux de la lumiere sur les visages, ou par la maniere dont elle est filtrée par des plantes exotiques, des voiles de tulle ou des rideaux de fumée, que par les intrigues parfois un peu convenues de ses films (Macao). Von Stroheim inscrit de nombreuses intrigues dans des palais baroques d'une Europe centrale qui tient autant de ses souvenirs viennois que de son goüt pour les décors luxueux et alambiqués (La Veuve joyeuse, Queen Kelly). Enfin, Kusturica ajoute a la frénésie visuelle qui habite ses films -les décors sont remplis autant par les objets que par l' agitation inces sante des personnages qui y circulent -, une cacophonie sonore qui en est son équivalent (Underground, Chat noir, chat blanc). Parfois aussi, il y a un risque d'entropie, de pétrification, de mort, quand 1'espace est saturé jusqu'a 1'étouf fement, comme dans les décors futuristes de Terry Gilliam (Brazil, L'Armée des 12 singes), dans les pieces encombrées ou le poete de Notre-Dame des Turcs de Carmelo Bene se heurte a tous les meubles, dans le marché couvert ou Joseph n'arrive plus a respirer tant il est envahi par les marchands et les acheteurs (La Clepsydre de Wojciech Has), ou encore dans les appartements cornmunautaires bondés du temps du stalinisme (Khroustaliov, ma voiture ! d'Alexei Guerman). Cette opération de remplissage ne conceme pas uniquement l'image. Elle peut également s'imposer dans le rythme du montage, lorsque les images se succedent de maniere effrénée. Certaines séquences de films de Welles don nent cette impression, comme la bataille de Falstaff ou l'assassinat dans le sauna d'Othello. On peut penser aussi a quelques films de Scorsese, comme Casino ou A Tombeau ouvert dont le montage, tant sur le plan visuel que sonore, brasse une grande quantité d'informations qui se succedent a un rythme excédant la capacité de lecture des spectateurs. Le précurseur, a cet égard, reste Eisenstein, notamment dans Octobre et La greve. Parmi ses succes seurs figurent Kenneth Anger (lnauguration of the Pleasure Dome, lnvocation of my Demon Brother), Guy Maddin (Tales from the Gimli Hospital, The Saddest Music in the World), Vera Chytilova (Les Petites Mar rites, L'Apres-mfdi..d'un vieux faune'9), ou encore Carmelo Bene, qui a tenté d'excéder l'ima notamment dans Salomé ou il n'y a pas moins d'un pan par secon e. 19.- Gn peut aussi citer, tant du point de vue du montage frénétique que du remplissage des cadres et de la surcharge des décors le court-métrage du cinéaste hongrois Gyula Nemes, Perroquet (2003) qui a étudié 11 l'école de Prague (la FAMU) SOtiS la direction de Vera Chytilova. 20.- Cf, mon article « Carmelo Bene et le montage compressif », Cinergon n04-S, juin 1998, pp. 120-129.
1Plasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
~sonnages
Chez Carmelo Bene, le montage, par sa densité extreme, sature la capacité de compréhension et d'interprétation des spectateurs, déja dépassée par la surcharge des images elles-memes et de la bande sonore. C'est qu'il s'agit de combattre la domination du cliché, du sens figé et unique.
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« En cinéma, je m'attaquais a un certain usage de l'image que depuis toujours je refusais et trouvais intolérable: un cinéma tributaire, décadent, un cinéma de la province littéraire qui procede par crédibilité narrative, scansion du logos, etc. 2!. »
Les films de cet homme de théatre sont, excepté Notre-Dame des Turcs, des adaptations de textes littéraires22 • Le texte adapté est la matiere a comprimer. Deleuze a exposé 23 comment Carmelo Bene procede par la soustraction d'un élément structurel important du texte originel (personnage, situation, relations... ) pour en donner une nouvelle vision, ou plutot pour permettre a des éléments secondaires, mineurs, négligés, de se développer, de prendre consistance2'. En retranchant les scenes principales, illibere les significations qu'elles étouffent en devenant clichées, pour donner une nouvelle interpré tation du texte. Par exemple, sa version de Salomé (1972) est amputée de la célebre danse des sept voiles, car, - c'est le sens de la premiere scene 00. Salomé couvre Hérode de ses bijoux, tandis qu'ils échangent leurs places -, la prostituée n'y est pas le personnage principal. Ainsi, en redonnant a Hérode et a sa crainte de la venue du prophete un role prépondérant, Carmelo Bene fait resurgir la dimension religieuse d'une histoire qui apparaífCI'aDüro dans les évangiles, mais que Wilde, qui en a donné la version la plus célebre, a éva cuée. La soustraction ne mene donc pas a une épuration du sens, mais au contraire a une pralifération des significations potentielles, qui en meme temps, par la multiplicité meme des éléments symboliques qui cohabitent dans les images et s'entrechoquent par le montage, obligent les spectateurs a suivre « au lieu du récit, cette myriade de signes ala dérive de l'onde sonare qui dicte le mouvement ». Les images de Salomé comprennent en elles trap de signes pour que l' on parvienne a y trouver un sens unique. La méfiance envers les signes est d'ailleurs l'un des themes de la piece, qui fait dire a Hérode, qui pourtant ne cesse de voir des présages partout: « JI ne jaut pas trouver des symboles dans chaque chose qu'on voit. Cela rend la vie impossible. ».
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21.- « Mais ceux qui voient ne voient pas ce qu'ils voient », texte extrait du recueil Opere de Carmelo Bene (Milano, Edizioni Bompiani, 1995), et publié dans le numéro 20 de Trafic. 22.- Salomé adapte la pieee d'Osear Wilde. Capricci se base sur ses propres speetacles Manan et , Arden of Feversham, ainsi que sur La Boheme de Puccini et un extrait de Mythologies de Barthes; Don Giovanni est tiré du Plus Bel Amour de Don Juan de Barbey d'Aurevilly; Un Amleto di meno retravaille le Hamlet de Shakespeare en l'associant a des textes de Freud et de Jules Laforgue. 23.- Dans un texte intitulé Un Manifeste de moins, qui complete la piece de Carmelo Bene Richard lIl, l'ensemble étant publié par les Editions de minuit (París, 1979) sous le titre
Superpositions. 24.- S'expliquant sur l'une de ses pieees, Macbeth, Horror Suite, Carmelo Bene dit:« Je parle des
choses que Shakespeare a oubliées d'éerire, pas de eelles qu'il a écrites. (.. ,) Je m'occupe des lapsus de Shakespeare meme, de ses non-dits. »
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La surcharge ornementale est peut-etre l' aspect le plus connu du style baroque et en meme temps celui qui est pen;u comme le plus repoussant. « C'est trop! Il yen a trop! » entend-on dire souvent devant un tableau de Rubens, dans les églises d'Europe centrale, en Boheme ou aVienne, a la lecture de la poésie d'un Saint-Amant, avec ses métaphores filéesproliférantes, d'un roman de Witkiewicz, avec ses digressions incessantes, ou devant un film de Carmelo Bene. A ce rejet, on peut trouver deux raisons. La premiere est intel lectuelle: on a souvent jugé cornme une débauche d'effets inutiles, parce qu'ils manquent leur but, cette pratique de l' accumulation forcenée. L'art classique, mesure de toute évaluation artistique, propose d'établir une adéquation entre un sens et une forme, et souvent, on considere que la valeur d'un artiste est inversement proportionnelle a la quantité de moyens, au moins visibles, qu'il utilise pour produire son effet. La sobriété serait un gage de qualité, de noblesse, de beauté et de pureté; la frénésie et l'ostentation friseraient parfois le ridicule et le laid, quand de tant d' efforts, si peu nous touchent. Les baroques seraient-ils de mauvais artistes? Un tel jugement repose sur un mal entendu. Il est inutile d'appliquer au baroque les criteres du classicisme, sans quoi on passe a coté de ce qui fait sa force. C'est que le baroque, notamment, est une tentative pour libérer par la prolifération formelle l'image du sens afin d'atteindre a la sensation. Mais cela ne va pas sans danger, le domaine des sens étant a la fois enivrant et vertigineux. C'est bien, d'ailleurs, l'effet dés agréable que la vision d'une ceuvre baroque peut entrainer, la seconde raison qui provoque son rejet. « Le vertige qu'on éprouve si souvent a regarder un tableau baroque, une fa<;ade baroque, une sculpture baroqu:e, ne résulte pas tant de l'infini des arabesques, descornplications indéfinies. Celles-CÍ ont leur part, rnais plus radicalernent, c'est I'oppression du trop-plein qui incornrnode I'esprit qu'il eut voulu, au contraire, exalter. Et le vertige éprouvé face au baroque est un vertige du plein". »
La raison, maitresse des sens et príncipe du classicisme, confere au monde hiérarchie et signification; les sensations impures libérées par le baroque té~s:nt d'un monde oU la confusion regne" OU l' ordre et la signification sont d' illusoires entreprises humaínes pour conjurer l'infini.
Ornement et signification L'ornement est un críme
déc1arait l'architecte viennois Adolf Loos26, refusant d'utiliser des éléments décoratifs pour atteindre a une pure fonc tionnalité de l'architecture27. Déja, l'une des maximes écrites par les sept sages «
»,
25.- Daniel Klébaner, L'Adieu au baroque, op. cit., p. 134.
26.- Dans une célebre conférence prononcée a Vienne en 1910 sous le titre « Ornement et crime ».
27.- On retrouve cette querelle entre puristes et ornementalistes, qui a agité Vienne au début du
xx' siecle, dans le film de Raoul Ruiz Klimt (2006) au cours d'une scene qui voit s'opposer le peintre viennois, défendant I'ornement, a l'architecte, pour qui la beauté réside dans la fonctionnalité de l'art. On devine aisément pour qui le cinéaste prend partí.
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plus connu du style le le plus repoussant. devant un tableau de u a Vienne, a la lecture ~esproliférantes, d'un ou devant un film de La premiere est intel ts mutiles, parce qu'ils 'cenée. L' art classique, une adéquation entre raleur d'un artiste est u moms visibles, qu'il l gage de qualité, de ion friseraient parfois nous touchent. Les nt repose sur un mal 5 du classicisme, sans Jaroque, notarnment, ~ l'image du sens afin nger, le domaine des j' ailleurs, l'effet dés ler, la seconde raison !
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sur le temple de Delphes disait: « Rien de trap ». De meme, si le style classique ne renonce pas totalement a l'omement, il distingue en revanche les éléments principaux, destinés a établir une signification univoque, des éléments secon daires, qui ont une fonction omementale, consistant a rendre agréable la pré sentation de l'histoire. Daniel Arasse, dans Le Détail, remarque, a ce propos, cornment Alberti et les peintres de la Renaissance adoptent par rapports aux détails, souvent abondants dans l'art médiéval, une position ferme consistant a sélectionner les éléments importants et a ne représenter que ceux-la en fonction de la staria dont le tableau est la représentation. « L'abondance doit étre réglée par le principe nettement défini de la varietas, qui veut que tous les objets représentés aient quelque rapport avec le theme du récit. C'est a ce prix que l'(Euvre atteindra la dignitas d'une composition et évitera la « confusion» et le « tumulte »2B. »
On retrouve déja, au sein de l' art pictural parvenu a son age classique, l'exigence de la subordination des éléments visuels au récit. L'omement n'y a qu'une place restreinte: il ajoute a la signification une dimension esthétique. Telle est sa définition, en Occident, du moins selon l'optique classique: « L'arnement
désigne des matifs au des themes utilisés sans etre indispensables ala structure au ala fanctian de l'abjet mais destinés ason embellissemenf9. » Comme la rhétorique, l'omement n'est pas considéré comme ceuvrant pour la connaissance de la vérité ou la construction du sens, mais il sert de support a la beauté sensible (dévaluée depuis Platon par rapport a la beauté intelligible de la vérité et du bien), et procure donc un plaisir de moindre qualité, et déprécié. L'art classique, se méfiant de ce que l'omement prenne le pas sur la signification, le réserve d'ailleurs principalement aux arts mineurs ayant trait a la décoration (broderie, tissage, ébénisterie, menuiserie... ), qui n'ont aucune prétention a signifier quoi que ce soit, et qui donc n'ont rien a perdre a embellir les objets qu'ils fabriquent. La conception que I'Occident a de l'omement est insuffisante pour pouvoir l'apprécier de maniere positive: sa mauvaise réputation lui interdit d'etre pensé dans toute son étendue. Oleg Grabar reproche par exemple a Gombrich de ne pas sortir du préjugé selon lequella seule chose qui ait de la valeur et pour laquelle l'omement est d'ailleurs utilisé, est le significatif. L'omement est taxé de superficialité, associé aux arts mineurs, au travail manuel, dévalorisé par rapport au travail intellectueL Ce n'est pas le cas en Orient, cornme le montre l'étude de Grabar. Celui-ci reprend une idée, émise par Le Corbusier, selon laquelle, en ') architecture, l'omement est lié aux éléments hiérarchiquement bas dans l'échelle des etres, ce pourquoi il consiste souvent en animaux et végétaux, représentés qui plus est en miniature. Le Corbusier prend comme exemple la cathédrale d'Amiens. Grabar remarque qu'en revanche, dans l'art islamique médiéval, des figures humaines apparaissent dans les motifs omementaux. C' est que 28.- Daniel Arasse, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 150. 29.- Définition de I'Encyclopedia of the arts citée par Oleg Grabar dans L'Omement (Paris, Flammarion, 1996, p. 23).
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l'ornement n'y a pas seulement pour fonction d'embellir, mais qu'il est partie intégrante et structurante, a sa maniere, du processus de signification, intermé diaire sensible entre l'<:Euvre et le spectateur. Grabar engage a le considérer en ce sens, afin d'éviter de le restreindre au formalisme et al' artificialité. Si l'ornement est tant redouté, jusqu'a etre considéré comme un crime, c'est qu'il est une menace pour ceux qui veulent donner a l'<:Euvre une signi fication univoque. Comme le constate Grabar: « L' omement (ou ce que nous appelons omement) ne correspond pas 11 telle ou / telle forme tangible ou identifiable, car toute forme peut etre manipulée de maniere a recevoir une signification, et inversement, un sujet iconophore peut se trouver noyé dans l'omementation30 • »
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Une couleur, par exemple, peut avoir une signification symbolique, ou etre décorative. Elle peut associer les deux, le risque étant, pour la signification qu'elle ne se laisse plus décoder et que l'on ne retienne que l' aspect décoratif, plus aisé a percevoir car plus dired, puisqu'il fait appel aux sens. La significa tion risque donc, des lors, d'etre constarnment menacée d'équivocité par les élé ments parasites que contient l'image. Les éléments que l'on voudrait secondaires, ornementaux, peuvent toujours devenir significatifs, et inversement, ceux que l' on voudrait porteur de sens peuvent toujours etre appréciés pour leurs qualités sensibles. L'ornementation perturbe la hiérarchisation nécessaire al'établissement de la narration et de la signification. C'est aussi ce que constate André Chastel, a propos des « grottesques », ces peintures étranges issues de l' Antiquité, découvertes dans les grottes de Rome au XVI' siecle, qu'il décrit ainsi: « D'abord, un monde vertical entierement défini par le jeu graphique, sans épaisseur ni poids, mélange de rigueur et d'ineonsistance qui faisait penser au reve. Dans ce vide linéaire merveilleusem'ent articulé, des formes rni-végétales, mi-animales, des figures « sans nom » surgissent et se eonfondent selon le mou vement gracieux ou tourmenté de l'omement. D'ol1 un double sentiment de libération a l'égard de I'étendue concrete, 0\1 regne la pesanteur, et 11 l'égard de l'ordre du monde, que gouverne la distinction des etres. Un produit pur de l'imaginaire 011 se condensent les fantaisies, d'une vitalité 11 la fois trouble et fuyante, nettement érotisée dans le détail. Le domaine des grottesques est done assez exactement l' antithese de celui de la représentation, dont les normes étaient définies par la vision « perspeetive » de l'espaee et la distinetion, la caraetérisation des types31 • » ,/
Ruiz releve, dans Poétique du cínéma, a propos de la notion d' « incons cient photographique » empruntée a Benjamin32, que dans toute image, des éléments inattendus, íncertains, se glissent: "::r;:-::-_._....
30.- Oleg Grabar, L'Ornement, op.cit, p. 117. 31.- André Chastel, La Grottesque, Paris, Le Promeneur - Quai Voitaire, 1988, p. 25. 32.- Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in CEuvres 2, Paris, Gallimard, 2000, p. 301.
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Cinéma et imaginaire baroque
qu'il est partie interrné msidérer en ce té.
« Tous ces éléments non nécessaires ont tendance, assez curieusement, a se réor ganiser d'eux-memes, jusqu'a former un corpus énigmatique, un ensemble de signes qui conspirent contre la lecture li;se de l'image en lui conférant une rugosité, une dimension d'étrangeté ou de suspidon33 • »
Lme un crime, vre une signi
Dans toute image, il y a d'autres images: Ruiz découvre une scene de la guerre civile dans la photographie d'une place paisible de village - on songe aux tetes de mort qui se cachent dans certaines anamQI.!?hQses, ou encore au paysage au clair de lune que Dali remarque da~'ia moustache de Hitler (Impressions de la Haute-Mongolie). De ce point de vue, il y a pour Ruiz trois types de films: les films professionnels, notarnment hollywoodiens, qui tendent au maximum a limiter les surgissements d'éléments de l'arriere-plan qui viendraient perturber le conflit central; les films artisanaux, comme ceux d'Ed Wood, de Ford Beebe, de Reginald le Borg, ou ces péplums OU il voit passer des avions dans le ciel, formant l' « histoire d'un DC6 en train de voler discretement d'un film al'autre'" ». Un tel film, cependant, « manque d'un systeme de surveillance efficace il ne contróle pas la narration et la cohérence du jeu des comédiens disons qu'il est trop facile d'y entrer et d'en sortir, de sorte qu'une foule de passagers c1andestins y circulent inlassablemenP5 ». Enfin, il Ya le film chama nique, auquel i1 aspire, gui joue de cette pluralité, conscient de ce jeu toujours possible entre l'avant-plan et Fardére-plan, selon le troisieme procédé du peintre Citrouille-amere :
~tion,
ld pas a telle ou manipulée de :onophore peut !
alique, ou etre 1 signification ped décoratif, 5. La significa cité par les élé lit secondaires, lent, ceux que r leurs qualités ['établissement Uldré Chastel, e l'Antiquité, insi:
raphique, sans risait penser au ~s mi-végétales, It selon le mou e sentiment de , et a l'égard de Jroduit pur de fois trouble et !sques est donc mt les nQxmes distinction, la
d' « incons te image, des
11
25. uis, Gallimard,
« Le troisieme procédé consiste a ajouter id et la, du mouvement au sein de l'immobilité. shih-t'ao appelle cela: « éléments chargés de vie, la OU regne la mort ». Imaginez le meme décor new-YOrk11.1s. ¡es mains de la pianiste et la bagarre se combinent. Le temps devient chan8~.':nt. Les. nu~ges défilent sous le soleiL Toutes les dix se~ondes, la lurniere se modifie. Des rayons déTurñiere trav~r;;~Ye dé~ó;~di¿q~e-d~s ois~-';;';;Xf~~ilii;~t. Le vent balaie des feuilles mortes. Nous voyons le corps d'un hornme tué pendant qu'illisait un poeme de Li Po, mais nous négligeons le cadavre et montrons le poeme36 • »
Ciaduellem'enf,
L'action, qui se déroulait au premier plan, support de l'intrigue principale (un combat représente un cas de conflit on ne peut plus clair), est petit a petit supplantée par les événements accessoires de l' arriere-plan, de la meme maniere que la personnalité du chaman disparaí't a mesure que pendant une transe il incarne des esprits diverso Apprendre a voir ailleurs, telle est la pro position ruizienne. Pour prendre un exemple dans un de ses films, le début de Jessie (1998) se déroule dans un restaurant, a Toronto. Une femme entre, par court la salle du regard, et remarque un homme, assis a une table, qu'elle est chargée de tuero Elle profite du moment OU il se retire aux toilettes pour le suivre. A cet instant, un détail nous frappe: les fleurs blanches, qui décoraient les tables, ont été remplacées par des fleurs rouges. 33.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 55.
34.- Ibid., p. 58.
35.- Ibid., p. 105.
36.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 85.
150
Emmanuel Plasseraud
Les regles de l'omement: Drowning by Numbers de Peter Greenaway (1988).
Pour suivre Drowning by Numbers, il faut savoir compter, au moins jusqu'a cent. C'est ce que fait Elsie, la jeune fille en robe de princesse, qui énumere les étoiles en sautant a la corde devant chez elle: achaque saut, un ehiffre, un nom et ceci jusqu'a eent. Apres, toutes les eentaines sont pareilles, explique-t-elle a Cissie qui lui demande pourquoi elle s'est arretée. Il nous faudra donc aussi compter jusqu'a certt, car des la fin de ce prologue OU Elsie a donné, sans pré venir, la regle du jeu, la partie cornmence. Déja, sur un tronc d'arbre, derriere lequel passe Cissie, apparait le chiffre 1. e est a nous de jouer, a nous de compter. Nous n'attendrons pas longtemps avant de repérer le 2 peint sur une bassine remplie de pommes. Le 3 est brodé sur la manche d'une chemise, le 4 et le 5 sont prononcés par Jake, le mari adultere de Cissie, a propos de jeux de cartes etc. jusqu'au 100, qui apparait lors du dernier plan, numérotant une barque qui coule au rnilieu d'un lac. Le titre du film nous indique qu'il va etre question de noyades et de nombres, voire d'un eertain nombre de noyades. TI est énigma tique, beaucoup plus que le titre fran<;ais - Triple Assassinats dans le Suffolk - qui promet un film policier. Ceux qui attendent ce genre de film seront d'ailleurs dé<;us. Il y a eertes matiere a une intrigue policiere: on assiste a trois meurtres, prémédités par trois coupables, protégés par des complices qui déguisent leurs meurtres en morts naturelles, pendant qu'une enquete se déroule, menée par les proches des victimes. Mais eette intrigue a peu d'importance et nous en som mesmeme sans cesse détournés. Ce qui compte, c' est le compte. A travers ces chiffres, Greenaway utilise l'ornement comme une stratégie pour combattre la prédorninance de la narration, a la maniere de l' art oriental. Grabar, dans son livre, donne les exemples de la géométrie et de 1'écriture comme formes ornementales. Ils conviennent parfaitement aux films de Greenaway. La symétrie, par exeinple, est une forme essentielle qui se retrouve dans de nombreux cadrages dans Drowning by Numbers, mais aussi dans Z.o.o. ou Le Ventre de l'architecte. L'arithmétique est aussi souvent utilisée, sous la forme du compte, comme dans Drowning by Numbers, ou de la taxino mie, comme dans The Falls ou A Walk Through H. Les quadrillages, dans Meurtre dans un jardin anglais ou Windows, les eartes, comme dans A Walk Through H ou Prospero's Books, viennent s'ajouter a la liste des emprunts aux mathématiques, science de la forme pure, a partir de laquelle le cinéaste struc ture ses films. L'écriture est également un motif récurrent. Ce n'est pas pour rien que deux films portent comme titre Prospero's Books et The Pillow Book. Ce dernier aborde l' écriture japonaise OU les mots sont faits d'images - idéo grammes -, et le tatouage OU ils deviennent parures. Dans Prospero's Books, plus que le sens des mots écrits, c' est leur calligraphie qui est mise en valeur. En effet, ce n'est jamais la signification des mots qui importe mais la forme des lettres et meme le bruit de la plume sur le parchemin. L'encadrement est aussi une part importante du travail de Greenaway, notamment depuis Prospero's Books OU il a cornmencé a superposer des ímages de différents formats,
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Ernrnanuel Plasseraud
Cinérna et irnaginaire baroque
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cornme sur un écran d'ordinateur. C'est aussi une maniere de remplir l'image, ce que Greenaway fait aussi par des accumulations d'objets, comme dans Drowning by Numbers OU les tables sont couvertes de pornmes, les intérieurs bondés etc.
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151
L'opposition entre l'ornement et la narration, le choix par Greenaway de privilégier celui-la plutot que celle-ci, renvoient a une série d'oppositions qui structurent Drowning by Numbers. La premiere, la plus évidente, est celle qui existe entre le jeu et la réalité. Le jeu, cornme l'ornement, est le domaine du non-indispensable et plus encore, dans le film, du non-sens. Le jeu rend la vie plus agréable, il est l'ornement de la vie, au meme titre que l' art. De nombreux jeux proposés par Madgett et Smut, son fils « spirituel » (on ne sait pas en effet s'il y a un lien organique entre eux, ce qui n'est pas surprenant puisqu'ils n'ont pas acces a cette dimension naturelle) sont totalement absurdes, comme « Moutons et marées », qui dépend de la réaction de 9 moutons a la marée. Le jeu repose sur des regles arbitraires, établies par les hornmes. 11 s'oppose a la réalité, constituée de lois physiques. Néanmoins, Madgett le répete a deux reprises, « les jeux peuvent étre tres dangereux ». Pourquoi cela? D'abord parce que les jeux n'empechent pas la mort. Madgett lui-meme entame une étude sur les morts au cricket. La derniere phrase de Jake a sa fernme qui va le noyer est « let's playa game ». C'est peut-etre ce qu'elle fait, en le plongeant dans sa baignoire. Cissie soup<;onne aussi Madgett d'organiser le « cricket du bourreau » pour détourner l' attention, pendant qu'Hardy est en train de se noyer dans la mero Si les jeux n'empechent pas la mort, c'est aussi qu'ils ressemblent a la réalité. On le voit bien avec les sports et les cérémonies. Ces deux domaines possedent des regles, mais ils sont aussi, pour les uns un mode de vie, pour les autres des moments dans la vie sociale. Lors de deux cérémonies, les condoléances a la premiere Cissie et le mariage de la seconde, deux jeux sont organisés, « la prise au vol du mort » et le « cricket du bourreau », qui prennent sens par rapport a la réalité. Le premier est un jeu d'élimination OU les per dants finissent allongés dans un linceul, ce qui arrive aux deux maris restants, a Madgett et a Smut, tandis que les trois Cissie continuent a jouer, préfigurant ce qui va se passer par la suite. Le second donne achaque personne un role qui correspond a ce qu'il est dans la réalité, et integre chaque action, cornme la noyade d'Hardy, dans son déroulement, comme si rien ne pouvait échapper au jeu. Et c'est bien le sens du film de Greenaway: montrer que jeux et réalité se confondent, comme l'ornement et la signification, que la réalité est aussi arbitraire que le jeu, tandis que celui-ci est aussi signifiant qu'elle. Le couple jeu/réalité se subdivise en une série d'oppositions qui le com pletent. Le jeu est le domaine du masque, cornme dans « le cricket du bourreau » OU les personnages attablés a la fin du jeu sont masqués. Les hornmes possedent des fonctions, des roles qui sont autant de masques. Ainsi, les trois fernmes jet tent dans un lac, en meme temps que les cendres de leur mari, un ustensile qui les caractérise: un rateau pour Jake, le jardinier, une machine a écrire pour Hardy, I'homme d' affaire, une radio pour Bellamy, le chomeur. 11 y a toutefois
152
Emmanuel Plasseraud
un moment ou les masques tombent et ou les hornmes découvrent leur vrai visage: lorsqu'ils font face a la mort. Apres chaque noyade suit, en effet, un long gros plan des trois femmes meurtrieres, accompagné de musique, comme un portrait en peinture qui révele leur état d'ame. Elles ne repren dront leur role qu'en compagnie des autres. Inversement, a lafín du film, c'est le visage de Madgett qui donne lieu a un gros plan, lorsqu'il se retrouve seul sur une barque en train de couler, alors qu'il ne sait pas nager. En un sens, elles l'auront aidé a accéder a cette dimension naturelle qu'il cherchait avec elles dans l'amour et qu'il ne trouvera que dans la mort. Car entre elles et lui se déroule un autre jeu: celui de la séduction, auquel elles jouent tandis qu'il ne cesse de répéter que lui ne joue paso C'est une autre opposition, entre la séduction et la sexualité : les trois fernmes demandent le plaisir a leurs maris, qu'elles tuent par déception, alors qu'elles tiennent Madgett par la séduction, le considérant comme inoffensif sexuellement. Autre dichotomie, celle de l' artifice, du feu et des feux d' artifice, contre les paysages, la nature et l'eau. Smut signale chaque mort violente par un feu d'artifice, jaune ou rouge selon le jour du déces (regle arbitraire), et répand parfois les couleurs artificielles de la peinture, dont Bellamy dit qu'elles peu vent étre dangereuses, dans les paysages de campagne anglaise. Le feu accompagne la premiere noyade. Cissie semble préméditer son plan devant un brasier. Le rouge et le jaune accompagnent les deux autres, étant la cou leur des glaces que la seconde Cissie et Hardy dégustent avant qu' elle ne décide d'en finir avec lui, ou se reflétant dans l'eau de la piscine ou la troi sieme Cissie passe a l'acte. Enfin, on ,retrouve les feux d' artifice lors de la noyade de Madgett. On sait que le feu est a l' origine de la civilisation humaine, puisque I'homme est ce qu'il est devenu notamment parce qu'il maltrise le feu. C'est pourquoi le feu est d'artifice. S'oppose a lui l'eau que les hommes tentent.de maltriser en la canalisant dans des cháteaux d'eau, mais qui reste mena~ante sous toutes ses formes, puisque les quatre noyades se déroulent dans des milieux aqueux différents : une baignoire, la mer, une pis cine, un lac. L'eau est l'origine naturelle d'ou le regne animal est issu. Derniere opposition, celle du fini et de l'infini. Le jeu repose sur un cer tain nombre de regles et d'éléments, toujours fini et déterminé, alors que les choses du monde sont potentiellement en nombre infini. Devant cet infini, I'homme n' a d' autres recours que de classer, compter, collectionner, comme Smut, qui colorie les feuilles d'un arbre en jaune et rouge pour les dénombrer, ou qui compte les poils d'un chien. Est-il possible de compter l'infini? Smut, a cet égard, s'oppose a EIsie, qui s'arréte a 100 lorsqu'elle compte les étoiles. Il voudrait compter l'infini, ce qui témoigne d'une angoisse devant celui~ci, d'une volonté névrotique d'étendre le jeu au monde entier, par une crainte de la nature qui est plus le propre de l'hornme que de la fernme. Lors d'un jeu, un arbitre dit aussi: « 11 n'y a pas que les regles; il faut regarder, faire tres attention ». Au c1assement logique s'oppose le sens visuel qui embrasse la totalité dans ses infinies nuances. Réflexion qui pourrait étre la devise du film ...
'1
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ueI Plasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
nt leur vrai en effet, un ~ musique, ne repren u film, e'est trouve seul ~n un sens, rchait avee .elles et lui andis qu'il In, entre la
O'un coté, il ya done l'omement, le jeu, l'artifiee, les masques, la séduetion, le fini, le eompte et le classement, soit la culture; de l'autre la signifieation (au sens ou elle serait « naturelle » au einéma), la réalité, les paysages, les visages, la sexualité, l'infini et le regard, soit la nature. Pourtant, il est dit dans le film que tout va par trois: il y a trois Cissie Colpitt, qui noient leurs trois maris; Smut ne répond jamais au téléphone avant que le eoq ne ehante trois fois; la premiere Cissie plonge trois fois Jake dans la baignoire avant de le noyer, et eompte trois par trois lors des funérailles pour ne pas éeouter le diseours du pretre. La mort est ce troisieme terme. Elle est présente pendant tout le film, principalement par des natures mortes: inserts de bulles de savon qui écla tent, d'insectes qui dévorent des fruits pourrissants, de papillon a tete de mort, de glaee qui fond dans I'herbe. Elle est en meme temps sous-jaeente en toute oeeasion, faisant irruption périodiquement avee violenee dans les jeux eomme dans la réalité. Elle est l'articulation entre les deux domaines ear elle est a la fois la fin du jeu lorsqu'elle intervient pendant le eours d'une partie eomme au ericket - et son eommeneement, quand en faee d'elle, il faut se pro téger et inventer des regles. Il n'y a pas de mort naturelle répete Madgett, et meme la sienne, a la fin du film, est l'oeeasion d'un gigantesque feu d'artifiee éclairant le lae ou il va se noyer, lui-meme étant done entre le feu et l' eau. C'est dire que jusqu'au bout, ce qui fait l'homme est sa propension a détoumer son attention du sens ultime de sa destinée gnlce aux motifs omementaux par lesquels, non seulement il embellit sa vie, mais surtout il se la rend supportable. C'est en quoi l'ornement est peut-etre le sens de l'existenee humaine.
~ursmaris,
séduetion,
,eontre les Jar un feu et répand 'elles peu se. Le feu an devant nt la eou l u 'elle ne JU la troi lors de la rilisation uee qu'il IU que les ~au, mais 'yades se une pis l.
r un eer s que les ~t infini, eomme lombrer, Smut, a toiles. Il :elui~ei,
linte de ,jeu, un ,ti ». Au ans ses
153
Omement et séduction L' omement n'a pas seulement pour désavantage de brouiller la signifieation univoque reeherchée par la raison classique. 11 a aussi pour péché d'etre lié a la séduetion, au plaisir, au point qu'« il met en question la valeur des significations ] en les transformant en plaisir7 ». La séduction est liée a l'art baroque, elle est meme l'une des raisons de son émergenee dans l'arehiteeture romaine du XVII" siecle. Historiquement, en effet, le style baroque apparaft dans les pays eatholiques, en opposition a l' austérité du protestantisme. Le eatholicisme traversait alors une erise qui se traduisait par une désaffeetion des fideles, ávee le risque de les voir rejoindre les rangs protestants. 11 fallait redonner gout au dogme eatholique. On organise done le Concile de Trente afín d'organiser une eontre-réforme de l'Eglise Romaine, en opposition a la réforme protestante, qui propose des mesures de renouvellement. Parmi eelles-ci, on décide d'aceorder une large part au sensible, aux représentations des saints et des textes religieux, eomme intermédiaires entre l'homme et le divino Sixte Quint affirme ainsi :
37.- OIeg Grabar, L'Ornement, op. cit., p. 126.
154
Emmanuel Plasseraud « Rome n'a pas seulement besoin de la protection divine et de la force sacrée et
spirituelle, illui faut aussi la beauté que donnent le confort et les ornements
matériels. (. .. ) Il faut qu'elle devienne accessible et belle, attirant les fideles de
toutes les partíes du monde'"... )}
1
'est de cette volonté de plaire aux fideles, afin de les rarnener dans le sein de l'Eglise, qu'est né le baroque. Tous les effets sont utilisés -la surprise (les trompe-l'ceil), l'érotisme (la célebre «extase» de Sainte Thérese du Bemin), la virtuosité (les fugues de Bach), la monumentalité (la place Saint-Pierre a Rome), l' extraordinaire (les métamorphoses rnagiques dans les ballets de eour... ) - pour obtenir un style sensuel qui ravit les spectateurs et emporte leur adhésion plus qu'il ne cherche a les convaincre par le raisonnement. Mais cette volonté de séduire, propre a l'époque baroque, est aussi ce qui l' a discrédité, a partir du moment ou, la crise étant passée, le plaisir des sens est redevenu un désir douteux et pernicieux. La séduction retrouve alors son éternelle destinée, associée a la femrne, étre dérnoniaque et tentateur dans notre occident chrétien, responsable du Mal sur terreo Comrne l'écrit Baudrillard: Un destín ineffa«;able pese sur la séduction. Pour la religion, elle fut la stratégie
du diable, qu'elle fut sorciere ou amoureuse. La séduction est toujours celle du
mal. Gu celle du monde. C'est 1'artífice du monde39 • »
«
.On reproche donc a la fernme l' artificialité de ses moyens de séduction, qui ont pour but de «foreer le eorps asignifier, mais de signes qui n'ont pas de sens aproprement parler ))40. Effectivernent, dans les films baroques, les fernmes jouent de leur séduction, et manceuvrant dans ce registre, acquierent le pou voir. C'est le cas des personnages incarnés par Marlene Dietrich pour Stemberg, dans Agent X27 ou L'lmpératriee rouge. L'actrice est affublée de toi lettes impressionnantes, qui parent son corps, tandis que son visage, mis en valeur par des gros plans aux éclairages autonornes, est un masque lisse au regard fardé. L'un et 1'autre deviennent des signes de séduction, comrne s'ils n'étaient plus liés organiquement. La séduction est aussi un des grands themes de l' ceuvre d'Erich Von Stroheim, et si les femmes en usent, comme les deux fausses comtesses russes de Folies de femmes, elle est aussi le fait des hornmes qui se servent de tous les stratagemes possibles, les plus habiles comme le faux incendie déclenché dans le couvent de Queen Kelly, ou les plus sensuels, comme le parfum d'un bouquet de roses dans La Veuve ]oyeuse, pour parvenir a leur fin. Entre hornmes et femmes, enfin, les travestis jouent de toute l'arti ficialité de leur parure pour plaire, jusqu'a l'extreme, dans le film de Schroeter La Mort de Maria Malibran. Dans L'Artifiee, Guy Scarpetta rapproche Stemberg de Von Stroheim, Daniel Schmid (on peut penser a Cette nuit ou jamais) ou
38.- Cité par Victor 1. Tapié dans Baroque et Classicisme, Paris, Le livre de poche, 1980, p. 96.
39.- Jean Baudrillard, De la Séduction, Paris, éditions Galilée, 1979, p.9.
40.- Ibid., p. 126.
Cinéma
Ernmanuel Plasseraud
le et de la force sacrée et onfort et les ornements :e, attirant les fideles de
ramener dans le sein isés - la surprise (les hérese du Bemin), la place Saint-Pierre a ¡ dans les ballets de ~ct~teurs et emporte e raisonnement. 'que, est aussi ce qui 'e, le plaisir des sens n retrouve alors son le et tentateur dans :re. Comme l'écrit on, elle fut la stratégie est toujours celle du
:1
yens de séduction, qui n'ont pas de sen s oques, les femmes acquierent le pou me Dietrich pour est affublée de toi son visage, mis en In masque lisse au Iction, comme s'ils des grands themes t, comme les deux e fait des hommes habiles comme lf les plus sensuels, '.lse, pour parvenir mt de toute l'arti film de Schroeter 'proche Sternberg luit ou jamais) ou
e poche, 1980, p. 96.
Cinéma et imaginaire baroque
155
Werner Schroeter, qui « proviennent tous d'un périmetre culturel précis (entre Vienne, Munich et Zurich) qui est justement celui ou le baroque tardif nous a légués ses réalisations les plus exubérantes et les plus somptueuses41 ». 11 évoque aussi cer taines actrices, comme Hanna Schygulla ou Ingrid Caven, qu'il qualifie de « stars paroxystiques » par la maniere dont elles jouent de fa\on exacerbée de leur séduction. Elles peuplent les films baroques OU un érotisme assumé est donc a l'ceuvre, OU le plaisir est d' abord celui du plaisir de se parer pour séduire. Elles incarnent également le baroque, dans sa dimension sensuelle, érotique, féminine, l'exemple le plus caractéristique, souvent analysé, étant L'Extase de Sainte-Thérese du Bernin. D'ailleurs, selon Eugenio d'Ors, le baroque, en tant que catégorie de l'esprit, est l'expression de l' « éternel féminin ». 11 note, ainsi, a propos Cl'"úñéñgtii'í!léiñíniñequTsoeTrouveoans,eraEléau du Correge Noli me tangere: « Elle aussi, femme déja repentante dans le péché, lascive encore dans le repentir, elle aussi est, par définition, baroqu~2. » Analogie reprise dans une optique psychanalytique par Christine Buci-Clucksmann, pour qui la rai son baroque, incarnée a travers les figures mythiques de Salomé, de la Méduse et les personnages de la prostituée, de la lesbienne ou de l'androgyne, est essentiellement féminine. Elle renvoie a une histoire occulte, autre, contes tatrice de la philosophie classique, qui émerge lors de certaines périodes de crises, au XVIIe siecle mais aussi a la fin du dix-neuvieme, avec la naissance de la modernité telle que l'a per~e Baudelaire et analysée Benjamin43 • De meme, Cuy Scarpetta reconnalt dans le rapport a l'ceuvre baroque une dimension jouissive qui en est la caractéristique: « Je suggere, d'abord, que tout cela suscite une jouissance effective. Qu'il s'agit \ de plonger dans un feu, tllle sériedevibrations, de houles, d' emballe1l!~,m~.,de troubles. Qu'il y aíii;"~'~~e~t'ou l'identité se cféfairexpíóse;"d:;¡~;le débor dement meme qu'elle a suscité. Qu'il y a dans l'art baroque et néo-baroque une pulsation rythmigue, un exces, un vertige, s'adressant directement au corps, et dont l' enjeu pourrait etre désigné par le terme, tout a la fois sacré et profane, d'extase. Mais j'affirme, simu1tanément, que cetle jouissance, par définition, n'a rien de « naturel ». Qu'elle passe forcément par un jeu de formes, de codes, de sry:les - d'artifices. C'est meme précisément ~caiise cre~raq"U"'e l'a"rt; selon moi, est l'une des dimension, la plus intense peut-etre, de l'érotisme44 • »
Le baroque, qui considere les fernmes comme les maltresses des apparen ces, des ornements, de la superficialité, des artifices et du plaisir, se présente comme une exploration du mal.
41.- Guy Scarpetta, l'Artifice, op. cit., p. 202.
42.- Eugenio d'Ors, Du Baroque, op. cit., p. 39.
43.- Christine Buci-Glucksmann, La Raison Baroque, Paris, Editions Galilée, 1984.
44.- Guy Scarpetta, L'Artifice, op. cit., p. 18.
156
Emmanuel Plasseraud
CiN
Omement et économie Le baroque, par sa pratique de l'ornement, a été souvent considéré cornme
le style du luxe, de la dépense inutile, et cela notamment sur un plan écono
mique. La bourgeoisie l'a beaucoup critiqué pour cette raison, notámment en
France. Victor L. Tapié's explique cette réaction par plusieurs facteurs: l'atta
chement de la bourgeoisie au jansénisme, courant de pensée austere 46, son
éducation élevée et « raisonnable» (contrairement aux couches paysannes qui
adopterent le baroque parce qu'il répondait a leur gout pour le merveilleux et
les faisait rever, d'ou son succes en Europe centrale et en Russie)~ surtout
ses activités commerciales qui la détournaient de dépenser son argent sans
compter et sans profit, contrairement a l' aristocratie, aux royautés et a la
papauté. Pour la bourgeoisie, tout ce qui est fabriqué doit rapporter, procurer
une plus-value. Il est inutile de produire quelque chose qui n'apporte pas de
sens, de maniere gratuite, comme c'est le cas pour l'ornement. L'accusation
de gratuité a souvent été proférée a l'encontre de cinéastes comme
Greenaway, Anger, ou Ruiz, qui y répondit par une pirouette: « Oui, oui, tres
gratuito Ce n'est pas cher en tout cas"... » Dans un monde voué au commerce et
qui l' est de plus en plus, le luxe est a la fois inadmissible et indispensable.
Inadmissible parce qu'élitiste, indispensable car i1 autorise, de fa~on épiso
dique, a ceux qui ne peuvent se le permettre, le gaspillage. C'est exactement le
sens du Carnaval, comme l'a souligné Eugenio d'Ors. « Il convient, écrit-il, que,
vtel Antée au contact de la terre, la Culture vienne de temps en temps se rafraichír
dans les eaux vives - vives et troubles - du Baroque ce carnaval, cette vacance de
l'histoire4B • » On peut, des lors, se positionner par rapport au baroque, en le
considérant comme un style réactionnaire au service de l'aristocratie ou de la
religion,effluve d'opium qui leurre les masses laborieuses, ou adhérer a cette
opinion de Severo Sarduy:
f
« Etre baroque aujourd'hui signifie menacer, juger et parodier l'économie
bourgeoise, basée sur une administration radine des biens; la menacer, juger et
parodier en son centre meme et son fondement: l'espace des signes, le langage,
support symbolique de la société et garantie de son fonctionnement par la
communication. Dilapider du langage en fonction uniquement du plaisir - et
non, comme l'usage domestique, en fonction de l'information49 • »
45.- Victor 1. Tapié, Baroque et c1assicisme, op. cit., pp. 171-192. 46.- Void, par exemple, l'opinion d'un janséniste, M. de Saint-Cyran, réagissant contre l' apparition
de l' esthétique baroque dans les monuments religieux a son époque: « Il y a plus de dévotion
a entendre la messe d'un prétre mal habillé ou peu vertueux, que d'un pritre qui dit la messe avec de
beaux omements et sur un autel bien posé ou qui est estimé pour sa vertu, car dans l'un des deux cas,
toute la Joi agit et engage les sens, et dans l'autre, les sens sont engagés, souvent la personne mime
du pritre (c'est-a-dire la fonetion saerée du prétre) y a la moindre part». Cité par Victor 1. Tapié,
in Baroque et c1assicisme, op. cit., p. 190.
47.- « Entretien avec Raoul Ruiz », Cahiers du Cinéma, nO 345, Editions de I'étoile, Mars 1983, p. 9. A propos des effets rhétoriques dans Les trois couronnes du matelot.
48.- Eugenio d'Ors, Du Baroque, op. cit., pp. 134-135.
49.- Severo Sarduy, Barroco, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 155.
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Emmanuel Plasseraud
Cinéma et imaginaire baroque
La recherche du plaisir, par-dela les garde-fous que sont la morale ou la
raison: telle est la quete baroque, quete gratuite qui n' a d' autre sens que son
propre assouvissement, dépense d'énergie qui n' a d'autre but qu'elle-meme,
ivresse de l' oubli de soi et des obligations du surmoi, sans mauvaise cons
cience, jusqu'a 1'étourdissement. Le moment privilégié, pour enfin se libérer
de la contrainte du travail et se livrer au plaisir des sens, c'est la fete. Le
XVIle siecle fut célebre notamment pour le faste et la somptuosité de ses fetes
nombreuses, que Jean Rousset dans La Littérature de l'age baroque en France et
Tapié dans Baroque et Classicisme retracent et qu'un film comme Vatel de
Roland Joffé tente platement d'illustrer. Mais ce qui frappe, dans cette
dépense festive, c'est également son caractere éphémere. Les fetes royales de
l'age d'or requierent la participation des plus grands artistes qui mettent tout
leur art a la construction d'ceuvres dont l'existence ne dure jamais au-dela du
lever du jour. Ainsi, les fetes sont certainement les scenes les plus symptoma
tiques de la débauche d'énergie auquelle monde baroque se livre pour atteindre
le plaisir, mais elles en affirment aussi la vanité:
uvent considéré comme 1ent sur un plan écono e raison, noti:1mment en :usieurs facteurs: l'atta ·le pensee austere 46, son couches paysannes qui t pour le merveilleux et !t en Russie) et surtout penser son argent sans e, aux royautés et a la loit rapporter, procurer le qui n'apporte pas de Irnement. L'accusation de cinéastes comme rouette: « Oui, oui, tres ~ voué au commerce et 5ible et indispensable. torise, de fac;on épiso ge. C'est exactement le II convient, écrit-il, que, s en temps se rafraichir I
,
« La fete baroque exige le sacrifice, la destruction. Esthétique de luxe, art de la dissipati0I1. Le baroque inventa des formes pléthoriques et gonflées qui, en pleine frénésie vitale, défaillent, attirées par le vide. La fete baroque est un ars
moriendi. 50 »
11 Y a de nombreuses fetes dans les films baroques, OU tous les éléments
(danseurs, cotillons, serpentins etc.) sont bons pour animer et remplir la sur
face de l'image: carnaval, dans It's all true de Welles ou dans Le Casanova de
Fellini, fete des morts dans Que Viva Mexico d'Eisenstein ou Santa Sangre de
Jodorowsky, soirée déguisée dans M. Arkadin, bal dans Le Plaisir d'Ophuls,
mariages dans les films de Kusturica, orgie dans Sweet movie de Makavejev,
cérémonie d' adieu dans Les Trois Couronnes du matelot de Ruiz etc. Chaque
fete cache, sous l'exces de son agitation frénétique, son lieu d'entropie et de
mort, ou un corps s'effondre, foudroyé, rattrapé par ce qu'il était venu oublier
dans cet endroit bondé: le vide. C'est cela le baroque:
'naval, cette vacance de
lort au baroque, en le ·l'aristocratie ou de la 5es, ou adhérer a cette
~t parodier l' économie ms; la menacer, juger et e des signes, le langage, fonctionnement par la luement du plaisir - et nation49.» ~.
¡issant contre l' apparition Lle: « Il y a plus de dévoliofl "tIre qui dit la messe avec de , car dans /'un des deux cas, souvent la personne méme · Oté par Victor 1. Tapié, de l'étoile, Mars 1983, telot.
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« Un art (... ) qui telle la nature a horreur du vide: il remplit le moindre espace laissé par la réalité. Sa prolongati.~~~.::t sa n~ation. Naissance et mort sont, pour cet art, un seul et meme acte: des qu'il apparaí't, ir se hge et comme il englobe to!alemen!-~.~~~l~..g",~'il choisit, la remplissant totalement, il est incapable d'extension ni de développement". »
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50.- Octavio Paz, Sor Juana Ines de la Cruz ou les pieges de la foi, op. cit., p. 197. 51.- Carlos Fuentes, TeTra Nostra, tome Il, op. cit., p. 403.
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selon que l'on explore 1'infiniment petit des sensations a travers la surcharge omementale de l'image et l'infiniment grand de la diversité des mondes pos sibles. Cette seconde direction ne conceme alors plus 1'image en tant que telle, mais le rapport entre les images, a travers le montage.
Montage et métaphore Nous avons déja évoqué la pratique baroque du montage a deux occasions: d'abord comme moment des trucages et manipulations artificielles, chez Welles notamment, puis sous sa forme frénétique, lors du chapitre précédent, OU il répond a 1'infinité des sensations qui nous arrivent en rafales. Mais le montage est aussi l'occasion, par la juxtaposition de plans hétérogenes, de relier des éléments divers et de les mettre en rapport. A l'époque muette, cette pratique du montage a donné lieu a une opposition célebre entre Vertov et Eisenstein. Le premier proposait par sa « th..t0rie des intervalles » de faire du montage l'esprit de la machine cinématographique, qui supplée l'intelligence humaine, car cel1e-ci, du fait de son immobilité, qui est aussi celle des préjugés idéolo giques bourgeois, ne voit pas, au-dela de ce qui paraít hétérogene, les accords de la matiere. C'est ainsi que dans L'Homme a la caméra (1929), le passage d'un train chahute l'esprit d'une femme qui se réveille, que des volets s'ouvrent en meme temps qu'une bouche etc. Evénements hétérogenes, situés en des lieux divers, que le cinéma relle, la OU notre perception limitée est incapable de le faire. Mais, malgré son aspect révolutionnaire, le kino-glaz de Vertov n'appré hende pas plus 1'hétérogénéité que le cinéma classique, car illa soumet lui aussi a une sorte de conflit central, qui opposerait la bourgeoisie capitaliste au pro létariat bolchevique, l'immobilíté au mouvement, l'ancien au moderne. Le montage réinsuffle du sens, la ou Vertov voulait en débarrasser l'image. Eisenstein proposait donc d'al1er plus loin, avec le« montage des attractions ». Oe fait, chez Eisenstein, en certains moments, l'hétérogene ne se réduit pas a une simple opposition, ni le raccord a la liaison. Nous ne prendrons qu'un exemple, la séquence de l'écrémeus~ dans La Ligne générale (1929). Le «montage d'attrac tions » consiste a insérer, -dans la diégese, un réseau d'images hétérogenes: L' attraction (... ) est tout fait montré (action, objet, phénomene, combinaison, conscience etc.), connu et vérifié, con~u comme une pression produisant un effet déterminé sur l'attention et l'émotivité du spectateur et combiné ad'autres faits possédant la propriété de condenser &>n émotion dans tel1e ou teIle direction dictée par les buts du spectacle'. » «
On pourrait dire que ces images fonctionnent comme métaphores, si l'on
considere que la métaphore, a l'inverse de la comparaison qui n'ajoute pas de sens, est une figure qui, en metta en r tion deux éléments, crée un sens qui les dépasse l'un et 1'autre 'hétéro en 'est, ainsi, pas réduit au meme, ou a une simple opposition symétnque. Et si un saut sémantique s'opere, c'est que la séquence montée par attraction possede plusieurs dimensions. On le 4.- Serguei M. Eisenstein, Au-deli'l des étoiles, Paris, Cahiers du cinéma -10/18,1974, p. 128.
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tions a travers la surcharge diversité des mondes pos lS 1'image en tant que telle, 1ge.
nontage adeux oeeasions: ns artificielles, chez Welles . chapitre préeédent, OU il n rafales. Mais le montage lé~érogenes, de relier des lue muette, eette pratique !ntre Vertov et Eisenstein. ~s » de faire du montage ¿e 1'intelligenee humaine, :elle des préjugés idéolo 1t hétérogene, les aceords ra (1929), le passage d'un e des volets s'Ouvrent en ~enes, situés en des lieux nitée est incapable de le I-glaz de Vertov n'appré ,ear illa soumet lui aussi ~oisie eapitaliste au pro ancien au moderne. Le n débarrasser l'image. )ntage des attraetions ». :le ne se réduit pas aune ~ndrons qu'un exemple, . Le « montage d'attrae nages hétérogenes : hénomene, combinaison, pression produisant un ~ur et combiné a d'autres ms telle ou telle direetion le métaphores, si l'on m qui n'ajoute pas de éments, crée un sens pas réduit au meme, lantique s'opere, c'est rs dimensions. On le -10/18,1974, p. 128.
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'tbien avee l'écrémeuse: il y a d'abord le récit, l'achat d'une éerémeuse par collectivité agricole, qui lui permet de développer sa produetion la OU les "'~res des pretres orthodoxes étaient inefficaees. Les gouttes de lait tombent Aune, puis bientót, e'est le déluge, les grandes eaux. C'est la que l' attraction " tervient, lorsque les plans sur les jets d'eaux et les flots s'inserent au milieu la séquenee. Ce qui ehange alors, e'est que le récit est, littéralement, sub ergé, e'est que ce qui emporte l'adhésion du speetateur, ce n'est plus tant la conduite du récit que les sensations qu'il éprouve - ici, eelle de la jouissanee asi-sexuelle des protagonistes, de la satisfaetion devant l' opulenee etc. Cela '-'va de pair avee une augmentation du rythme, le rythme étant au service du redt eorome de ce qui lui est hétérogene, de ce qui est 1'hétérogene par exeel . lenee, la sensation. Eisenstein a inventé le « montage des attraetions » a des fins idéologiques, meme si, eomme le rappelle Guy Searpetta, « au-dela des intentions du cinéaste (. .. ) ces théories semblent surtout destinées a légitimer un exces, coupable: (... ) un art de l'ornementation, du dévoiement du récit, de la dilapi dation des images et des formes 5 ». C'est 1'inverse du cheminement de Vertov, qui allait de la sensation a l'intellection: Eisenstein fait exploser l'intellection par compression rythmique, pour atteindre au pathétique, aux gros plans hétéro genes qui s'abstraient de la structure spatio-temporelle, jusqu' a l'extase, --. corome dans les peintures du Greco qui lui inspirerent de nombreux textes.
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montage, Chéz-Élsenstein plus eneore que chez Vertov, relie le divers,
créant du sens et devient métaphorique. Mais est-il en cela pour autant
baroque? Oui, si l' on se réfere au baroque historique. Au XVII" siede, en effet:
« La métaphore est la reine des figures; elle est l'exercice le plus haut de l'esprit humain; car l'intelligence consiste a associer des notions éloignées; or c'est précisément la fonction de la métaphore de voir dans un seul mot plusieurs objets, de passer en un vol rapide d'un genre a un autre, de prendre une chose pour une autre'. »
Dans son traité de rhétorique, Art et figures de l'esprit, Gradan distingue les métaphores qui reposent sur la correspondanee et la proportion entre les termes, et eelles qui au eontraire jouent de leur non-proportion et de leur dissonanee. Ce sont principalement les seeondes quí font l'objet de son traité. Plus les ter mes mis en relation sont éloignés, plus ils s'opposent et se contredisent, plus la métaphore sera jugée riehe et oríginale, propre a susciter l'étonnement et le plaisir. C'es~.E.0~rquoi l'oxymore, OU les eontraires s'opposent pour s'unir, en est la forme la plus redlerChée. tes poNes baroques pratiquent avee délectation la_di3'0naIle~. Maís, pour Genette, qui étudia, chez Saint-Amant, les méta phores proposant l'image d'un univers réversible, ou la mer est un ciel et les oiseaux des poissons, eette pratique n' est pas totalement convaineante, ear elle ne témoigne pas de l'aeeeptation de l' aspeet eontradictoire du monde ou de sa diversité: 5.-Guy Scarpetta, L'Artifice, op. cit., p. 190.
6.- Jean Rousset, La littérature de l'age baroque en Frunce, op. cit., p.187.
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« Peut-étre ne faut-illire a travers cet ingénieux systeme d'antitheses, de ren versements et d'analogies qu'un conflit entre la conscience aigue de l'altérité, qui obsede cette époque, et son impuissance a la concevoir autrement que sous les espeees d'une identité pervertie ou masquée. Infirmité peut-étre congéni tale de l'imagination, qu'on retrouverait aussi bien ailleurs, mais qui fournit au Baroque le principe méme de sa poétique: toute différence est une ressemblance disons plus brutalement, , par surprise, l'Autre est un état paradoxal du Méme, avec la locution familiere: l' Autre revient au Méme7 • »
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Poursuivant son analyse, Genette observe comment les poetes baroques recouvrent la diversité du monde a laquelle ils sont confrontés par un réseau de métaphores antithétiques - froid / chaud, sombre / clair etc. - et ce que cela leur permet :
)
« Maitriser un univers démesurément élargi, décentré, et a la lettre désorienté en recourant aux mirages d'une symétrie rassurante qui fait de l'inconnu le refiet inversé du connu. (...) La poétique baroque se garde bien de combler les distances ou d'atténuer les contrastes par la magie unifiante d'une tendresse: elle préfere les accuser pour mieux les réduire a la faveur d'une dialectique fou droyante. Devant elle, toute différence porte opposition, toute opposition fait symétrie, toute symétrie vaut identité8 • »
Cest que la pratique de la métaphore, a l'époque baroque, traduit la fasci nation et l'inquiétude face a la nouvel1e conception du monde établie grace aux découvertes de la science modeme, qui s'impose progressivement, rem pla~ant eelle qui avait cours depuis le Moyen Age, a savoir la eosmologie ptoléméenne, héritée de celle d'Aristote. Les étapes de eette véritable révolution, qui entralna un bouJeversement dans la conception du monde occidentale sans préeédent depuis l' Antiquité, sont nombreuses: Nieolas de Cues, Copemic, Giordano Bruno, Kepler, Descartes, Newton et enfín Leibniz, tous scientifiques et philosophes, sont les jalons par lesquels selon le titre d'un rOuvrage d' Alexandre Koyré9 - qui retraee 1'histoire de leurs inventions et de eurs débats -, on passa dJj.J1.Wnde des al'lmivers infini. 11 faut ajouter, a cette évolution cosmologique, le bouleversement que constitua la découverte des ivilisations Azteques et Incas en Amérique, alors que la terre ne paraissait plus pouvoir ouvrir un ablme d' altérité d'une ampleur si grande. L' Autre trouva un lieu, par-dela 1'océan, « le nouveau monde », la « Terra incognita » par exeellence, corome si e'était l'espace lui-meme qui recelait cette dimension d'altérité. Avec l'Amérique, la mesure de l'espace se heurte a l'Autre, en son irréductibilité (et n'en vient a bout que par sa destruction, ce qui fut, on le sait, la solution choisie). Le monde s'agrandit d'un nouveau contínent, et en meme temps, pour les hommes de l'ancien monde, i1 se rétrécit d'avoir a etre partagé. En outre, la possibilité de mouvement se développe, non pas uni quement en termes de distance, mais aussi mentalement, car le mouvement
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7.- Gérard Genette, Figures 1, op. cit., p. 20.
8.- Gérard Genette, Figures 1, op. cit." p. 37.
9.- Alexandre Koyré, Du Monde dos al'univers infini,
París, Gallimard, 1973.
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i' antith.eses, de ren e aigue de l'altérité, autrement que sous , peut-etre congéni mais qui fournit au ¡t une ressemblance 5 plus brutalement,
devient non plus seulement échange, commerce (il sera cela aussi), il est mou vement vers 1'inconnu, vers l'autre, progression a travers les voies touffues de la foret vierge, vers un Eldorado imaginaire. Avec la conquete des territoires azteques et incas par les Espagnols et les Portugais se crée une esthétique métisse, fondée sur 1'accouplement du meme et de 1'autre, OU le baroque euro péen se prolonge dans 1'imaginaire indigene et les formes alambiquées d'une nature tropicale démesurée.
poNes baroques tés par un réseau rete. - et ce que
Cosmologiquement, géographiquement et anthropologiquement, le monde baroque est done en pleine expansion, offert a 1'infini et a la diversité. C'est un monde qui a perdu son centre, son équilibre, un monde ébranlé cornme par un gigantesque séisme, dont les reperes, les mesures, jusqu'alors efficaces, sont désormais caduques: un monde surpris en flagrant délit de contradiction, entre la nouvelle réalité, infinie, plurielle et son ancienne conception, organisée, hiérarchisée, entre son désir de se plonger dans 1'inconnu, d'explorer l'infini, de profiter de la richesse du multiple et son angoisse devant les risques que cela entraine. C'est pourquoi le baroque a de la contra diction une conscience aigue et tente de la maltriser grace a la métaphore.
a lettre désorienté
lit de l'inconnu le
¡en de combler les ,d'une tendresse: le dialectique fou te opposition fait
traduit la fasci le établie grace sivement, rem la cosmologie lble révolution, de occidentale olas de Cues, 1 Leibniz, tous n le titre d'un ventions et de ljoute~ a cette écouverte des ne paraissait lnde. l'Autre ora incognita » :te dimension :\utre, en son lui tut, on le ltinent, et en l' avoir a etre lon pas uni mouvement
Le monarque supreme La métaphore baroque est, sur le plan stylistique, le pendant de la volonté du souverain de répondre a son angoisse de l'infinité de 1'univers, qui implique diversité et hétéro&éñé'ité,-;n l' englo6ant aans le monde dos de son royaume. Nous avons vu que l'époque baroque, a travers les personnages de Prospero dans La Tempete, de Basile dans La Vie est un songe, ou du malin génie de Descartes, ne concevait la menace de la tromperie, de l' altérité que comme une épreuve, par laquelle le souverain mettait en garde ses sujets contre la précarité de leur existence et leur rappelait que seul son pouvoir garantissait qu'elle continue. Le souverain peut bien inverser la terre et le ciel, faire passer l' autre pour le meme, unir les contraires, ce ne sera jamais que dans l'optique de rétablir, a la fin, l'identité des choses et son pouvoir. Mais e'est un jeu dan gereux, un jeu symptomatique d'une situation OU il sent bien qu'il perd le controle des événements, que la hiérarchie s'effondre, que la contradiction fait se craqueler 1'unité et que la diversité prolifere. C'est une partie de poker, OU le monarque bluffe, feignant d'etre l'organisateur du chaos qui disloque son royaume pour ne pas laisser paraltre qu'il sera la premiere victime de ce chaos, paree que peut-etre, c'est lui-meme, en tant que représentant de Dieu sur terre, qui porte en lui le chaos d'un monde duquel Dieu se retire. Le néo-baroque ne sera pas dupe. Lorsqu'il se tourne vers le passé, c'est sans complaisance a l' égard du souverain. La lutte de celui-ci contre le chaos n'est plus brillante, pleine de ruses et d'artifices, mais au contraire, vaine, dérisoire, ridicule et rétrograde. Elle est le symptome d'une incapacité névro tique a accepter le changement, la confrontation avee 1'inconnu, et a profiter de ce qu'ils peuvent apporter. Deux grands romans néo-baroques décrivent le
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1:
combat pathétique d'un souveraín contre la diversité qui frappe al'extérieur de leur royaume, qu'ils considerent comme le plus parfait et ou ils se réfugient. Dans le premier, Yerra Nostra de Carlos Fuentes (1977)10, le roi d'Espagne, Philippe, s'enferme dans le mausolée funebre qu'il a fait construire, 1'Escorial, 0\1 il désire ernmurér a tout jamais le monde connu, faire que le monde ne soit autre que l'Espagne, et que l'Espagne soit tout entiere contenue dans ce monument de mort, immobile a tout jamais. Mais la réalité, les différentes religions qui se cachent au sein méme de son royaume, les voyages en Amérique et la découverte des cultures Azteque et Inca, dont son conseiller, Ludovico, lui fait état, rend son entreprise déja anachronique. Philippe s'enferme dans la solitude, jusqu'a la folie, abandonnant le monde a son sort, et au moment de mourir, un fantóme vient lui demander de choisir entre ce qui bouge et ce qui demeure fixe, entre la différence et l'identité, entre le multiple et l'un, entre le Nouveau monde et le Vieux monde, entre l' Alhambra et l'Escorial. Mais il est trap tard, l'histoire s'est faite sans lui. 11 ne reste plus rien, de son royaume, que la désolation de notre monde et de son armée d'Antéchrist, qui disent le gachis dont son attitude est la cause, puisqu'il n'a su saisir la chance d'évoluer que la découverte du nouveau monde lui donnait, si bien que ce nouveau monde n'est devenu qu'une réplique de l'ancien.
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Dans le second roman, Moi, le suprime d'Augusto Roa Bastos (1974), le dictateur qui a fondé le Paraguay tente d'empécher l'existence du hasard en capturant une météorite qui est tombée dans son pays, qu'il enchafne puis installe dans son palais :
i ,1
« J'avais lu quelque part que les étoiles filantes, les météores et les aérolithes sont la représentation du hasard dans l'univers. La force du pouvoir consiste, des 10rs, pensai-je, a chasser le hasard; a le re-tenir attrapé. (... ) Arracher au chaos de l'improbable la constellation probe". »
.En meme temps, et cela va de pair, il dicte a son secrétaire le texte unique qui doit etre c€lui qui dit la vérité sur son regne. Ce texte est rendu nécessaire par la prolifération de livres parus a son propos, qu'il voudrait détruire, comme celui des freres Robertson ou il est décrit comme un tyran, ou comme le pasquin qui déclenche sa fureur. Le Supréme voudrait que les mots n' aient qu'un sens et 'que son texte soit unique. Mais déja, comme ille fait remarquer a son secrétaire, « quand je te dicte, les mots ont un sens; ils en ont un autre lorsque tu les écris 12 ». Ensuite, son propre texte est sans cesse annoté, biffé, contrarié par des notes parasites de différents correcteurs et compilateurs qui, sans cesse, contestent sa véracité et se moquent de ses prétentions.
mis diss: 'déco
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10.- Carlos Fuentes, Terra NostTa, París, Gallimard, 1979. 11.- Augusto Roa Bastos, Moi, le supréme, París, Belfond, 1977, p. 134. 12.- Augusto Roa Bastos; Moi, le supréme, op. cit., p. 81.
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L'implosion d'un monde: Khroustaliov, mil voiture t, d'Alexei Guerman (1998)
7)10
.oa Bastos (1974), le stence du hasard en qu'il enchaine puis
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Les souverains d'hier sont devenus les dictateurs d'aujourd'hui. Le XX· siecle a connu deux régimes totalitaires de grande envergure, le fascisme et le stali nisme, marqués par la volonté monstrueuse de leurs dictateurs. La terreur qu'ils ont répandue n' a d'égal que le pathétique de leur prétention a imposer un ordre a un monde qui n'en possede plus. Le film d'Alexei Guerman, Khroustaliov, ma voiture t, film démesuré par sa singularité, sa complexité, son refus de toute construction narrative traditionnelle, montre l'implosion de la société soviétique au moment de la mort de Staline, qui s'écroule, ron gée de l'intérieur, pour laisser place a la désolation et au chaos. L'implosion differe de l' explosion puisque ce qui détruit la structure ne provient pas de 1'extérieur mais de l'intérieur, de son centre le plus intime, en 1'occurrence Staline. Celui-ci, comme tout dictateur, n'avait eu de cesse d'imposer un dis cours, un sens unique aux choses, a 1'histoire, par ses appareils de propa gande. Les dictateurs ne supportent pas le hasard, 1'équivocité, la diversité des points de vue. Ils tentent, a tout prix, de les annihiler, d'imposer leur dis cours, mais lorsque leur pouvoir s'effondre, le chaos resurgit. C'est parce que Staline, et meme plus, 1'intérieur de Staline (son ventre), se désagrege que le désordre se répand dans le pays. Toutefois, l' état physique déplorable du « petit pere des peuples » n'est révélé qu'a la fin, bien qu'il soit sous-entendu tout le long du film. C'est plutót 1'aspect chaotique du monde et justement le fait que 1'on s'y trouve plongé sans savoir exactement ce qui se passe, qui est mis en évidence dans le film. Ainsi, le récit est sans cesse détoumé, étouffé, dissimulé par tout un ensemble de techniques de mise en scene, d'éléments décoratifs, de particularités dramaturgiques, qui font qu'il présente, dans son ensemble comme dans ses parties, un aspect chaotique et étouffant. Pour cela, il pratique une stratégie, typiquement baroque, de surcharge, de remplissage frénétique de l'image et de la bande sonore. Dans ce monde qui est en train d'éclater de 1'intérieur, la sensation d'étouffement, que 1'on peut éprouver, traduit celle des personnages qui se marchent sur les pieds, trop nombreux dans des espaces trop remplis. Ils ne peuvent meme pas fuir cette sensation a 1'extérieur, ou les sons, eux aussi, sont étouffés (par la neige), de meme qu'ils ne peuvent fuir le régime en décomposition auquel ils appartiennent, ce dont témoigne l'échec de la fuite du général Klenski tentant d'échapper au « com plot des blouses blanches ». Ils sont prisonniers dans leur propre pays, pri sonniers du chaos de leur propre pays, avant de 1'etre, éventuellement, dans un goulag.
Khroustaliov, ma voiture t n'est cependant pas une démonstration, et en cela, il se distingue d'une part du cinéma soviétique muet d'Eisenstein, Vertov ou Poudovkine, et d'autre part du « réalisme socialisme » próné par Staline, dont les bustes, que l' on retrouve partout, sont une image contrastant avec la réalité bassement biologique de son corps qui se détériore, ce qu'il aurait été bien sur, a l'époque, impossible d'évoquer. Aucune dialectique donc, mais une
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grande sensibilité aux choses les plus diverses, pour restituer la vie qui subsiste chez les gens du peuple, malgré la débacle. Sur le plan cinématographique, cela se traduit par un refus du montage, l' arme de prédilection de la dialectique cinématographique élaborée par les cinéastes soviétiques et par un procédé consistant a installer la caméra au milieu des choses, comme si elle était elle meme un personnage. « Dans cefilm, je voulais etre dans l'histoire, et pas au-dessus » a déclaré Guerman13 • Ainsi, dans chacun de ces longs plans-séquences, regne un foisonnement désordonné, confus et sauvage. Ce qui rend la compréhension de ce film si ardue, ce qui brouille toute tentative d'y déceler une continuité narrative logique et un sens subsumant tous les éléments, c'est l'accumulation ~ détails hétérogene~~uel~..!.!.~~~2.!g~qYirE::S2.~y.E~!l!..1'~Q.I).prÍJ1c~pale jusqu'a la faire dlsparaitre. Par exemple, des la premiere scene, c'est la fila ture qUl constitue l' élément narratif tandis que la destinée du chauffagiste est accessoire, et pourtant, e' est sa capture que l' on suit. Ou encore, la visite du journaliste suédois chez le général devrait etre l' occasion d'un exposé clair de la situation, mais leur discussion est continuellement interrompue par les allées et venues des occupants de l' appartement, et par leurs querelles internes. En fait, ce qui fait régner ce désordre, c'est justement qu'aucun mot d'ordre n'organise plus les trajectoires des personnages, si bien qu'ils ne cessent de se reritrer dedans, de se croiser, de s'affronter sans que cela leur apporte rien. C' est évident dans l' appartement cornrnunautaire, mais également dehors, ou ron assiste a plusieurs accidents de la route. De meme, la bande sonore est consti 1 tuée de répliques qui fusent sans lien, expression brote de désirs inassouvis I (l'infirmiere qui veut un enfant), de lubies (la grand-mere perdue dans ses sou venirs), de coleres (1' enfant qui se révolte cO,ntre l'injustice), de phobies \ (1' obsession de la propreté de Béria) etc. De ce cháos en clair-obscur, de cet enfer qui n'a d'égal, sur le plan visuel, que celui de Bosch, peintre auquel Guerman fait souvent référence, surgissent des scenes atroces, cornrne le viol du général, des personnages hystériques ou ayant sombré dans la folie, cornrne la grand mere qui attend le métro dans le couloir de l'immeuble, des monstres -les jumelles Dreiden, le cul-de-jatte dans le sauna - qui replongent aussitót dans le néant et dans l' oubli, des moments de désespoir, comme lorsque le général voit partir le train vers Astrakan et qu'il entend une chanson tzigane nostalgique, ou lorsque son fils prie Dieu de l'aider aaccepter la réalité du retour de son /pere plus mort que vif. Entre ce~~ages défiguxéi', désorjentés, les rap ports ne sont que men~ces, trahisons, abandons, dénonciations, mensonges.
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Le tableau est, dans l' ensemble, tres noir, ce qui n' a rien de surprenant. Y-a-t-il cependant des raisons d'espérer? D'une certaine maniere, on est tenté de répondre par l'affirmative. Le film ne laisse pas une impression de désespoir profond, il n'est pas une longue plainte et ne s'affiche pas comme ouvertement pessimiste. En raison de sa diversité et de sa richesse, il offre quelques moments purement poétiques, parfois meme comiques; il montre 13.- Entretien avec Alexei Guerman, Positif n° 449, juillet 1998.
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Emmanuel Plasseraud
restituer la vie qui subsiste plan cinématographique, ~dilection de la dialectique ~tiques et par un procédé 5, comme si elle était elle
;l'histoire, et pas au-dessus » ¡S plans-séquences, regne [Ui rend la compréhension 'ydéceler une continuité lents, c:!est l'accumulation ~. l ' lY!~t act!..'2.r;t..erinctpale miere scene, c'est la fila 5tinée du chauffagiste est t. Ou encore, la visite du sion d'un exposé clair de ent interrompue par les r leurs querelles internes. lt qu'aucun mot d'ordre m qu'ils ne cessent de se la leur apporte rien. C'est ;alement dehors, OU l'on bande sonore est consti lIte de désirs inassouvis ere perdue dans ses sou 'injustice), de phobies clair-obscur, de cet enfer )eintre auquel Guerman 'mme le viol du générat folie, comme la grand ble, des monstres - les longent aussitót dans le e lórsque le général voit Jn tzigane nostalgique, éalité du retour de son ~ésorieJ:l.tés, les rap ciations, mensonges.
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Onéma et imaginaire baroque
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aussi des personnages qui souffrent, mais qui luttent pour vivre, et meme pour donner la vie, preuve qu'ils l'aiment assez, comme la grosse infirmiere vierge, attachante par sa rage impuissante et généreuse d'aimer, contrariée par son physique ingrat et sa vie d'abnégation, qui se fait violence pour avoir un enfant du général. La vision de Guerman n'est donc pas si sombre; elle est contrastée, comme les magnifiques images en noir et blanc du film. Nocturne, citadin, intérieur, sombre dans sa premiere partie, Khroustaliov, ma voiture! devient diurne, naturet extérieur, blanc dans la seconde, sans pour autant d'ailleurs que l'on puisse connoter idéologiquement ou moralement l'un ou l'autre de ces aspects. Le film se veut ala démesure de la vie, de sa diversité infinie, et la vie n'a pas a etre jugée. Rien n'est jamais tout blanc ou tout noir, de la puissance peut découler le chaos, comme du chaos peut renaí'tre l'espoir.
Le Principe de contradiction Aujourd'hui, l' ordre ancien s'est effondré, ordre qui reposait notamment sur la pensée aristotélicienne, et l'un de ses axiomes principaux, le principe de contradiction, énoncé par le Stagirite en ces termes: « Il n'est pas possible que la méme chose soit et ne soit pas en un seul et méme temps »14. La question qui s'est posée, a propos de ce principe, consiste dans son interprétation. Concerne-t-illa réalité, ou n'est-il que l'expression de la maniere dont l'homme occidental appréhende cette réalité? C' est Nietzsche qui, notamment, mit en doute la validité de ce principe: « La question reste ouverte: les axiomes logiques sont-íls adéquats au réel, ou sont-ce des toises et des procédés destinés a créer pour nous du réel, - le concept de « réalité » ? Mais pour souscrire a la premiere affirmation, il fau drait, comme je l'ai dit, connaí'tre l'etre par avance; et ce n'est point le casI tout simplement. Ce principe ne contient done pas un critérium de vérité, mais un impératif au sujet de ce qu'on doit tenir pour vraP5. »
Pour Nietzsche, ce qui fonde ce principe n'est pas que la réalité ne pré sente pas de contradictions, au contraire, c'est que l'homme ne peut la penser autrement que non-contradictoire: « Nous ne réussissons pas j;¡ affirmer et j;¡ nier
simultanément une méme chose: c'est un principe expérimental et subjectif qui n'exprime nullement une nécessité, mais une simple impuissance16 • »En effet: Le caractere du monde du devenir est d'etre informulable, « faux », « contra dietoire ». La connaissance et le devenir s'excluent. La connaissance doit done etre autre chose: íl faut que préexiste la volonté de rendre le monde connaissable, il faut qu'une sorte de devenir crée lui-meme l'illusion de l'etre l7 • » «
Le principe de contradiction serait donc un principe illusoire qui nous per met d'appréhender le monde, un artifice destiné a nous le rendre vivable, une 14.- Aristote, La Métaphysique, tome 1, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1986, p. 129.
15.- Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, Paris, Gallimard, collection Tel, 1995, p. 51.
16.- Ibid., p. 50.
17.- Ibid., p. 51.
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des erreurs sans laquelle l'homme ne pourrait vivre. Mais le monde dans lequel nous vivons a des chances de ne pas correspondre a ce principe. Les néo-baroques affirment donc l'aspect chaotique, infiniment divers et contradictoire du monde. Déja, l'image cinématographique, en elle-meme, parce qu'elle est un complexe de présences et d'absences, met en question le principe de contradiction, ou du moins induit la possibilité de sa révocation. Si l'image comporte une trace du réel, elle ne va pas sans le représenter en son absence. Elle est un monde habité par des fantómes, ceux-ci étant des etres d'une espece particu1iere, puisqu'ils sont a la fois vivants et morts. C'est l'aspect fantastique du cinéma, lorsque « l'autre emprunte le masque du mémé8 ». Les personnages hybrides, monstres, morts-vivants, fantómes, qui portent en eux la contradiction, sont légions au cinéma. Ils symbolisent la puissance incomparable que possede le cinéma de donner vie aux morts: il est le seul art qui puisse les faire voir, les présenter en tant que réels, ou mieux qui puisse présenter le réel en tant qu'hybride, contradictoire. « Le cinéma est ici éminemment il son affaire: s'il peut étre
particulierement bon dans le fan tastique, c'est qu'il n'est, il la limite, de bon fantastique que cinématographique19• » Mais la ou le fantastique se sert de la contradiction inhé rente ala nature de l'image cinématographique, pour mettre en doute notre per ception du réel, le baroque la prolonge et en tire les conséquences. A quoi res semble un monde ou ce qui est, dans le meme temps, n'est pas?
Un monde contradictoire: La Ville des pirates de Raoul Ruiz (1983) Dans La Vil/e des pirates, il arrive souvent que le principe de contradiction ne soit pas appliqué. Isidore, par exemple, tue Toby, que l'on retrouve vivant quelques séquences plus tard; Toby se démultiplie, étant ainsi a la fois a un endroit et dans plusieurs autres en meme temps. Et, si l'on accorde que l'enfant et Toby sont la rneme personne, comrne plusieurs signes l'indiquent (ils sont les deux seuls habitants de l'ile; ils sont souvent présents par leur ombre; ils agissent avec Isidore de la meme maniere, en l'appelant tous deux « ma reine » et en lisant le joumallorsqu'elle raconte son histoire), on en fait un personnage double. Or le double est bien la figure qui disqualifie, par essence, le principe de contradiction, tout en étant une figure fondamentale au cinéma, qui en a souvent usé, cornme s'il voulait se souvenir qu'il était tout entier pro ducteur de doubles de la vie réelle, et que, par conséquent, il était un art qui, plus que tout autre, remettait en cause le premier des principes logiques. Au cinéma, ce qui est présent a l'image est en meme ternps absent, ce qui fait dire a Ruiz: « le trouve que faire du cinéma, c'est déjil un point de départ fantastique.
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L'idée qu'on puisse reproduire une image qui bouge, et que cette image continue a bouger apres la mort de son auteur, de ses acteurs 20 • »
18.- Clérnent Rosset, L'objet singulier, Paris, Les éditions de rninuit, 1979, p. 56.
19.- C!érnent Rosset, L'objet singulier, op. cit., p. 54.
20,-« Raoul Ruiz,le reveur éveillé", Mad Movie, n° 43, décernbre 1986, p. 50.
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C' est encore une fois combatlre la théorie du conflit centrat qui impose son ordre, et son sens, a la narration. Mais ilne s'agit pas, pourautant, de se priver de l'aspect narratif, au contraire.
Ruiz remarque, d'une part, que non seulement le spectateur crée des liens entre deux images, mais surtout qu'il ne peut en etre autrement quand bien meme ces images seraient totalement hétérogenes :
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Le cinéma est naturellement centripete, il attire, il crée des liens excessifsll. »
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Si l'on prend des plans de divers films, noir et blanc ou en couleur, de diffé rents formats, et qu'on les monte, cela peut produire une unité quelque parto Si on retire un ou deux plans, 1'unité de ce systeme disparate devient plus forte encore. Plus on essaie de faire disparate, plus les tensions créent de la richesse.
Cet aspect centripete du cinéma fonctionne dans le montage comme dans l'image, il est ce qui lie inévitablement les faits, aussi hétérogenes soient-ils, pour constituer une histoire. Quelle que soit la nature des images, le cinéma redevient toujours narratif, meme si on cherche a le restreindre a un aspect purement visuel, ou factuel, en se privant, par exemple, du montage, comme a pu le faire Warhol dans certains films (Eat, Empire, Blow Job ou Sleep). Au départ, le cinéma n'était pas narratif, c'était des tableaux ou des photos qui s'animent. A certains moments, des gens comme Andy Warhol et d'autres ont prolongé cette démarche, et pourtant le cinéma redevient narratif, le rede vient de plusieurs fa<;:ons 23 • » «
La théorie du conflit central implique la sélection et la hiérarchisation des éléments en fonction des données du scénario. Elle va contre la nature meme du cinéma, qui est d'etre un spectacle visuel avant d'etre un récit. Si ron suit Ruiz, le récit devrait,3u contraire, provenir des images. Sur un plan pratique, cetle théorie aboutit a subvertir l'ordre habituel de création d'un film: scéna rio-tournage-montage. Ruiz en a fait l'expérience: « Lorsque je fais mes propres film s, je ne peux m'empécher d'aller contre le scénario que j'ai écrit24• » Certains memes, comme Le Borgne (1980) ou L'Eveillé du pont de l'Alma (1984), ne sont pratiquement pas écrits avant d'etre tournés, si bien que le scénario dépend du montage. C' est ainsi que « {:a peut paraítre contradictoire, mais il faudrait, pour la structure du scénario, tenir compte de ce qu'on a filmé. (oo.) Pour engager un scénariste, il faudrait l'engager une fois le film fini ou vers la fin du film 25 • » Bien silr, des contraintes financieres obligent, la plupart du temps, les cinéastes a proposer un scénario avant de le filmer, mais il faut tenter de préserver l'aspect visuel du film:
22.- Cité dans Christine,Buci-Glucksmann, Fabrice Revault d'Allonnes, Raoul Ruiz, op, cit., p. 87. 23.- « Entretien avec Raoul Ruiz », Cinématographe n° 86, février 1983, p. 5I. 24.- !bid., p. 52. 25.- « Révélations et paradoxes -le scénario selon Raoul Ruiz », Cahiers du cinéma, n° 371-372, mai 1985.
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Cinéma et imaginaire baroque
Les éléments fantastiques et oniriques de l'univers de La Ville des pirates rompent avec le principe de contradiction, mais ils ne sont pas les seuls. C'est tout le récit qui joue avec ce principe comme le vent avec un brin d'herbe, par ce que l'on pourra appeler les « ambigultés calculées » qui le constituent. Plus que de laisser planer un mystere au sujet d'un personnage ou d'un acte, il s'agit la de brouiller les pistes et, en meme temps, d'en donner, pour que tout soit et a la fois ne soit paso Par exemple, qui est l'enfant mystérieux? Le meurtrier de la famille Martin, assurément, conclut Isidore, apres avoir lu l'article qui relate le crime, lorsqu'elle le voit s' agenouiller pres d'elle et lui offrir des bijoux qu'il a, a cette occasion, volés. Mais alors, pourquoi dit-il, plus tard, que ses parents ne veulent pas le laisser se marier avee elle, s'illes a tués? Et cornment se fait-il que le joumal qui relate l'affaire date de dix ans? Ne serait il pas plutót le fils de la famille adoptive d'Isidore, mort neuf années aupara vant, avec lequel sa mere entre en contact et qui aurait son visage - du moins le suppose-t-on, car il a le meme visage que celui de l'enfant que les carabi niers recherchent? D'ailleurs, il tue le pere d'Isidore; mais pourquoi laisse-t-il vivre sa mere? Cet enfant s'appelait Tommy, prénom proche de Toby: ne serait-ce pas lui, l'assassin, le double de l'enfant? Mais comment? Toby ne tue personne, et ce n'est pas un enfant. On se perd en conjectures, on s'ingénie a trouver tout de meme une trame narrative logique qui explique, sinon tout, du moins l'essentiel: Isidore est captive d'un destin, de celui de toute femme. Isidore, dont le nom vient d'Isis - déesse de la fécondité dans l'Egypte ancienne - est requise par l'enfant pour assurer sa reproduction: é est pourquoi, ill'emmene chez Toby, son double, pour que le cours des choses s'accomplisse et que tout recornmence, que l'enfant naisse a nouveau. Mais déja, des doutes nous assaillent: le pere de cet enfant, prénommé Sébastien, est-ce Toby ou l'enfant mystérieux? A moins que ce ne soit le pecheur, qui dit lui faire connaltre l'amour, ou son pere adoptif, qui monte avee elle dans sa chambre comme avec une prostituée... « Tu erais? », « Puisque tu le dis », « devine! » répond a chaque fois l'enfant, lorsque Isidore l'interroge sur son identité, ou sur les faits qui le concement. Le film ne répond pas avec plus de précision a nos questions, cornme si la relation entre Isidore et l'enfant était une image de celle qui existe entre le film et son spectateur. Avec La Ville des pirates, Ruiz expérimente ce qu'il appelle la théorie des dispositifs. De quoi s'agit-il ? « L'idée générale 11 laquelle j'aimerais bien arriver un jour, c'est que chaque image, chaque cadrage soit un dispositif, un moment privilégié d'une fiction qui traverse le film, mais qui ne suit pas la ligne du film, qui elle-meme va dans tous les sens. De telle fa<;on que le film devienne quelque chose de plus spatial et de moins séquentiel'l. »
1979, p. 56.
19.86, p. 50.
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Cinéma et imaginaire baroque
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'T1I1,
n° 371-372,
171
« Il faut faire la part des choses entre ce qu'on représente, et ce qui reste des données de scénario. On décide d'une sorte de répartition entre ce qu'on dit et Ce qu'on montre: les choses dí'tes sont celles qui restent des données de scénario, les choses montrées sont véritablement filmiques 26 . »
Si bien que le scénario doit toujours finir par s'effacer pour donner a voir: « C est un systeme qui va faire voir. En fait, le scénario idéal est celui qui ne
comporte pratiquement pas de données de scénarios, oil tout se transforme en autre chosé7 • » Pour Ruiz, l'a1ternative est done la suivante: « Lorsqu'on voit une image
tres jorte, cette image rappelle toute une histoire, plusieurs histoires superposées. La question est: est-ce qu'il faut raconter toutes ces histoires ou estoce qu'il faut les soumettre aune seule histoire que le film raconte ?28. » Soumettre les images a une seule histoire, c'est la définition meme du conflit central. Raconter toutes les histoires que chaque image contient potentiel1ement, tel1e est done la solution alternative, la solution baroque. C'est bien d'ailleurs ce qu'il teste, dans La Ville des pirates, en mettant a l'épreuve ces liaisons centripetes que le montage implique par la juxtaposition d'images les plus hétérogenes possibles. Le montage peut etre dit oxymorique en ce qu'il associe les plans les plus divers et cela meme au niveau du support (on passe souvent, sans raison, du noir et blanc a la couleur) -{ non pas pour imposer un sens que les images véhicule raient, mais au contraire pour créer du sens, a partir duquel chacun pourra trouver une signification au film, selon ce que proposait déja Paul Valéry2~: « Peut-étre serait-il intéressant de faire une fois une owvre qui montrerait a cha cun de ses nceuds la diversité qui s'y peut présenter a ]'esprit, et parmí laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait la substituer a l'illusion d'une détermination unique et imitatrice du réel, cene du possible-a chaque-instant qui me semble plus véritable »
Qu'a chaque instant, tout demeure possible. Qu'a chaque plan, une nou· vel1e histoire cornmence. Que Yon admette toutes les contradictions, en dépit du principe de contradiction. Tels sont les objectifs auxquels La Ville des pirates répond en partie seulement, paree que la forme disparate du film, tout en contrariant le désir de fiction du spectateur, l'excite et le pousse atrouver une unité malgré tout. Le désir de fiction se présente, en effet, sous un double aspect: d'abord, le désir de trouver du fictionnel dans un film; puis, le désir de réduire et d'ordonner les éléments fictionnels en une histoire unique. Pour le cinéaste chilien, si le premier aspect répond a la nature du cinéma, qui toujours redevient narratif, le second tient plus d'une habitude prise, d'un conditionnement dü a la prépondérance des films construits autour d'un 26.- « Raoul Ruiz, entretien », Revue de ['université de Bruxe/les, nO 1-2, 1986, p. 145.- Ruiz reprend ce débat en détail dans le prernier texte de sa Poétique du cinéma, intitulé justement « Théorie du conflit central ». 27.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 146. 28.- « Entretien avec Raoul Ruiz », Cinématographe nO 86, Février 1983, p. 50 29.- Cité par Gérard Genette, in Figures l, op. cit., p. 255.
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·CinérnaetiJ
conflit central. C'est cela qu'il combat, en théorie comme en pratique, au nom de ce que le cinéma a de plus riche en potentiel narratif: l'image, et l'infinité de fictions qu'elle induit naturellement, fictions virtuelles, spatiales, afin que partout, les bifurcations l'emportent sur la droite route, de maniere a donner une image plus « réaliste " de la vie, de son caractere imprévisible, contradictoire et chaotique.
S'il pe! cornment quiemep:
Le « film chamanique » Avec la juxtaposition par l~ montage d'éléments hétérogenes, le récit éclate de maniere a présenter la diversité d'un monde infiniment grand. C'est le quatrieme procédé, menant au film chamanique: « Le quatrierne procédé introduit, id ou la, des figures incompletes ou inter rompues: une pagode émergeant des nuages; un arbre se détachant du brouillard. Retoumons a New-York. La lumiere change et des oiseaux volent dans le décor, se perdent derriere un bMiment puis réapparaissent la OU on ne les attendait pas. Les personnages des histoires précédentes ne cessent de s'en trecroiser. C'est a peine si nous avons le temps de les reconnaftre avant qu'ils ne disparaissent. Au 1oin, i1 semble se passer quelque chose comme le crash d'un avion. Reste qu'a la fin de la séquence, cet élément de l'histoire est délaissé. Nous ne saurons jamais si le crash a bien eu lieu30 • »
Le film possede plusieurs intrigues qui s'entrecroisent. n devient « un sys teme d'histoires multiples qui se chevauchent selon certaines regles établies ", selon un ars combinatoria~l, référence a Raymond Lulle, dont le systeme est a la base meme du film Combats d'amour en songe (2000), qui combine neuf récits, inter prétés par les memes acteurs. Mais Ruiz précise bien: « N'y voyez pas seule
ment une maniere d'écrire, c'est aussi une maniere de filmer. Les combinaisons fonc tionnent méme mieux si elles surviennent au cours de la prise de vue32 • " L'idée de Ruiz consiste a penser qu'un film est constitué de plusieurs fi1ms, mais que traditionnellement, tout est fait pour qu'on n'en voit qu'un: « La superstition selon laquelle nous voyons, ou filmons, un seul et méme film se transforme en chacun de nous en ceci : de film en film nous sornmes a la poursuite d'un film secret, lequel se cache paree qu'il ne veut pas étre vu (... ). Ma these est que, sans un tel film secret, i1 n'y a pas d'émotion cinéma tographique33 • »
P)Tout film est fait de passages, ne serait-ce que d'un plan a l'autre. Mais passer d'un plan al'autre, c'est peut-etre aussi passer d'un film a l'autre. Son ambition, des lors, est de «faciliter le saut vers ce monde d'images qu'on appelle un
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Les Trois
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film al'intérieur duquel coexistent, simultanément, plusieurs autres films qu 'au lieu d'ignorer, je cherche arendre visible autant qu'il est possible34 ».
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30.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 85.
31.- Ibid., 32.- !bid., 33.- !bid., 34.- Ibid.,
p. 86.
p.87.
p. 106.
p. 106.
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37.-RaouI R 38.- !bid., p.
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S'il peut y avoir plusieurs filrns dans un film, on est en droit de se demander comment passer de l'un a l' autre. C' est ce qu'évoque mystérieusement le cin quieme procédé du peintre Citrouille-amere: Cinquieme procédé. Inversion de fonction. Ce qui devrait etre dynamique devient statique et vice-versa. New-York, de nouveau. Les combattants, la pianiste, et tous les personnages qui déambulent suspendent leur activité. Tous contemplent l'arc-en-ciel35 • »
«
Selon Ruiz, passer d'un film a un autre, phénomene qui est potentiellement toujours possible, du fait de la polysémie visuelle, demande, si on cherche a le!. provoquer, et non si on en est victime par le manque de controle des images, (cas des films « mal faits »), a atteindre un « point hypnotique », c'est-a-dire un' moment OU l' on s'endormirait, métaphoriquement, dans le premier film, pour se réveiller dans le second, que le premier cacherait comme un voyageur clandestin ou comme son inconscient. Cette idée, empruntée a Jung et a son expérience de jeune spectateUl,J6, ill'a plus d'une fois mise en pratique. Dans La Ville des pirates par exemple, au milieu du film, on quitte la ville pour l'ile et pour un récit qui n'a plus grand chose a voir avec la premiere partie. C' est aussi le cas dans Fado, majeur et mineur (1993) et dans Trois Vies et une seule
mort (1996). ; Comment parvenir a ce point hypnotique? D'abord, il faut pouvoir disposer d'au moins deux récits, l'un qui sera évident et l'autre caché. Pour pouvoir Her les deux, il faut également posséder un «plan secret », qui permet de les arti culer, de fa<;on a obtenir une certaine cohérence entre les deux. Il s' agit de ·donner au film une structure cachée, derriere la narration apparente. Cette structure peut etre un poeme, cornme Le Dit du vieux marin de Coleridge pour Les Trois couronnes du matelot, ou un roman, comme L'Eternel mari de Dostolevski, dans Fado, majeur et mineur ou Le Grand Meaulnes dans Le Domaine perdu (2005). Cette structure donne les bases a partir desquelles orga niser les différents récits, de maniere a profiter de la polysémie visuelle du film sans se laisser déborder par elle. Deuxiemement, il faut choisir les éléments que l'on va combiner. Ruiz pré cise que sa méthode « se distingue des combinaisons froides, ou saturées, telles qu'on les trouve chez PérecJ7 ». Au contraire, « pour que la combinatoire génere des
é1?lotions pQétiqu.es, il ne faut pas que les themes soient seulement tirés au hasard ni qu'ils soient trop distants l'un de l'autre; ils doivent ttre des obsessions38 ».
ie d'images qu'on appelle un ieurs autres film s qu'au lieu :ibleJ4 ». 35.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 86.
36.- Ruiz a raconté que quand il allait au cinéma, lors de son enfance chilienne, illui arrivait de
s'endormir dans un film pour se réveiller pendant le suivant, croyant qu'il s'agissait du meme film car les memes comédiens incamaient d'autres personnages. 37.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p.87. 38.- ¡bid., p. 109.
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Enfin, il faut déterminer des moments de passages appropriés. Ceux-ci s'effectuent lors des moments faibles, du point de vue de raction, du film apparent, qui permettent d'entrer dans un état d'esprit que Ruiz qualifie d'« ennui sublime », selon le demier proeédé du peintre ehinois: «Le sixieme procédé,Shih-t'ao l'appelle vertige. Nous pénétrons la peinture. La pluralité des éYénements devient un tout organique auquel nos yeux et nous-memes appartiennent39 • » Il faut reeonnaltre, toutefois, que la tentative ruizienne d'explorer les potentialités du film ehamanique reste isolée. Aussi doit-on estimer qu'en dehors de ses propres reuvres, il en est peu qui ne retombent pas, a la maniere de Short Cuts d' Altman, de Pulp Fiction de Tarantino, ou de Magnolia d'Anderson, dans une structure somme toute classique, puisque l'image y reste subordonnée a un récit unique, meme si eelui-ci se caractérise par sa forme éclatée40 • Evoquons néanmoins Le Fantóme de la liberté de Bunuel (1974), OU l'on passe d'une histoire a une autre par 1'interrnédiaire d'un personnage, parfois d'un détail (les ehaussures cirées du préfet qui permettent d' enchamer sur la séquence de l'homme qui tire au hasard dans la foule). Les sketches s'enchai nent sans logique, au grés du hasard. Toutefois, Bunuel précise lui-rneme que « Le Fantome de la liberté ne fait qu'imiter le mécanisme du hasard. Il a été écrit en état de conscience; ce n'est pas un r¿ve ni un flot délirant d'images 41 ». Le potentiel narratif multiple de l'irnage est exploité puisqu'un figurant dans une intrigue peut devenir le personnage principal dans une autre tandis que l'on quitte définitivement les personnages que l'on avait suivis jusqu'alors, mais il s'aceornpagne d'une maitrise dans la narration ~t d'un calcul de la surprise. Les eoutumes son1 relatives, eomme le montre la scene ou les personnages s'assoient a table ensemble pour déféquer et se retirent dans les toilettes pour manger. Mais en meme temps, comme le peuple espagnol criant « vive les ehaines! » au début du film, les hornmes ont besoin de lois et de contraintes. La liberté, ehez Bunuel, est bien fantomatique. Il faut mentionner aussi l'reuvre singuliere d'Otar Iosseliani. Ses films sont construits selon un modele narratif plus musical que romanesque, qu'il a pu i comparer a la sonate, a la fugue ou se développent des parties en contrepoint . ou au rondo qui voit revenir les memes themes avee d'infinies variations, entre diverses digressions. La présenee du quatuor, au début des Favoris de la lune, rappelle ce modele musical. On trouve dans ces films une maniere particuliere d' entremeler des histoires différentes, de faire se croiser des
fI I
39.- Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit., p. 86. 40.- La forme du sitcom a pu aussi permettre a des cinéastes cornme Lynch, ayec Twin Peaks, ou Lars Von Trier, ayec The Kingdom, d'aller vers des récits éclatés oul'on passe d'une histoire a l'autre au gré des aventures que vivent les personnages. Mais d'une certaine maniere, ces récits paralleles finissent toujours par se recotiper. 41.- Conversations avec Luis Bunuel, Tomas Perez Turrent, José de la Colina, Paris,.Cahiers du cinéma, 1993, p. 221.
Cinémaetin
personnag meleparí< ou lesmer en abime I pouvoir o menee d'a: que Iossel circulation réservé au siecle, eass récupérée' morceaux strueture r (les jeux, l' la possessi par la fene des meme Iosseliani a ration, de 1 dentes. Jus d'un perso au sein de instant et d personnagE amateur, q eniants, pu Sa vie mor dans 1'usin travail en retoume d anodins (lE un tableau l' ouvrier s' cet instant,
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assages appropriés. Ceux-ci de vue de l' action, du film t d'esprit que Ruiz qualifie 'eintre chinois:
l't'rsonnages qui n'ont pas toujours forcément de rapport entre eux. Iosseliani mÉ!leparfois également diverses époques, comme dans Brigands, chapitre VII oilles memes acteurs jouent plusieurs roles, ce qui entrame des effets de mise ,en ablme et d'inversion permettant de rappeler la relativité des notions de 'pouvoir ou de richesse eu égard au temps qui passe. Ce dernier film com mence d'ailleurs de fa¡;on ironique par la fin, le projectionniste, qui n'est autre que Iosseliani lui-meme, intervertissant les bobines. C' est tout un art de la circulation, des hommes et des objets (voir, dans Les Favoris de la lune, le sort réservé au tableau, vendu, volé, revendu, revolé, et a la vaisselle du XVIlIe siede, cassée puis réparée, vendue aux encheres, recassée, jetée a la poubelle, ',' • récupérée -le film d'ailleurs ressemble a un puzzle dont il faudrait recoller les morceaux -). De plus, ces différents films se répondent entre eux, par leur structure narrative immédiatement identifiable, le retour des memes themes Oes jeux, l'aleool, l'oisiveté, le cabotinage, la dissimulation, le désir d'évasion, la possessivité féminine), des memes détails (les enfants qui observent la rue par la fenetre, les animaux exotiques, les chansons populaires, l'automne) et des memes comédiens dans différents emplois. Avec Lundi Matin (2001), Iosseliani a meme cherché a introduire une certaine disproportion dans la nar ration, de maniere a briser la perfection musicale de ses compositions précé dentes. Jusqu'a Adieu, plancher des vaches t, on passait avec un art consommé d'un personnage a l'autre et d'une situation a l'autre, celles-ci se recoupant au sein de plans larges permettant justement de les réunir l'espace d'un instant et d'opérer une bifurcation. Lundi matin est plus linéaire, ou plutot, un personnage principal se dégage, le pere de la famille, ouvrier d'usine et peintre amateur, qui ne trouve plus sa place dans sa propre famille (il dérange ses enfants, puis est dérangé par sa femme qui lui demande de réparer une fuite). Sa vie monotone d'ouvrier est rompue le jour ouil décide de ne pas entrer dans l'usine et ou il s'allonge sur une colline, contemplant au loin son lieu de travail en fumant une cigarette. Mais c'est alors qu' on le quitte et qu' on retoume dans son village pour suivre durant vingt minutes des événements anodins (1e curé qui observe la voisine, l'arrivée des gitans, le fils qui dessine un tableau dans l'église, les histoires d' amour etc.) jusqu'a ce que la femme de l'ouvrier s'aper¡;oive que celui-ci n'est pas rentré. On le retrouve seulement a cet instant, en partance pour Venise.
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de la Colina, París, .Cahiers du
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On peut enfin penser aux deux films « schizophréniques » de David Lynch, Lost Highway (1996) et Mulholland Orive (2001) qui se caractérisent par le fait qu'a un certain moment, le récit initial s'interrompt car son personnage principal disparait - Fred le saxophoniste, Betty la jeune comédienne - pour laisser la place a une seconde histoire qui met en présence des personnages qui leur ressemblent comme des doubles, mais qui se déroule ailleurs et a une autre époque. Néanmoins, ce second récit apparalt toujotirs en filigrane au sein du premier, comme son inconscient ou son passager dandestin (1'évocation de Dick Laurent, la présence de l'homme-mystere dans Lost Highway; la serveuse prénommée Diane, la dé bleue dans Mulholland Orive). Quant au passage du
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Cinéma et ÍII1
premier au second récit, il est envisagé cornme une rupture spatio-temporelle, oula disparition du personnage est marquée fortement par des images flashes encore incompréhensibles appartenant au second récit, associées dans Lost Highway a l'entrée dans une bouche, et dans Mulholland Drive a un travelling avant qui nous fait pénétrer dans le sombre fond d'une énigmatique boite bleue, comme si, achaque fois, on traversait un trou noir.
grandew::~
Mélanges Le monde se présente, pour les baroques, comme un ensemble infini d'éléments hétérogenes, de faits contradictoires, donnant lieu a de multiples combinaisons et confrontations, a tous les mélanges et a tous les métissages possibles. Guy Scarpetta proposa la notion d' « impureté » pour caractériser une tendance de certains artistes contemporains réagissant contre les avant gardes qui se définissent par rapport a une notion inverse, celle de la « table rase » qui consiste a en revenir au fondement de chaque forme artistique, purifiée de toute influence extérieure et inessentielle. 11 voit dans cette ten dance une similarité avec le baroque historique. En effet, l' art baroque du XVII' siecle se plaisait a combiner les arts, mélangeant par exemple sculpture, architecture et peinture dans les églises, ou encore théátre, chant et musique dans l'opéra (le premier opéra, Orfeo de Monteverdi, datant de1607). A propos du cinéma, il prend l'exemple de Godard42, et de la fac;on dont, a partir de Sauve qui peut (la vie) (1979), celui-ci construit ses films en confrontant réfé rences, citations et pratiques artistiques hétérogenes comme la peinture (Pass ion, 1982), l'essai philosophique (Allemagne année 90, neufzéro, 1990), ou d'autres médias audiovisuels comme la vidéo (Grandeur et Décadence d'un petit commerce de cinéma, 1986). C'est tout un art des mélanges, entre différents registres, différentes disciplines, différents médias. « Godard est peut-etre celui qui va le plus loin dans cette impureté assumée: non par simple absorption ou intégration de formes venues d'autres arts, mais en tentant, plus profondément (et aussi plus désespérément), de filmer cornrne un peintre peint, comme un musicien compose, comme un écrivain écrit'J. »
Mais il n'y a pas que les arts que le cinéma permet de mélanger. Ce sont, par exemple, les registres culturels, qui coexistent dans les films de Fellini, qui, , a plaisir, mele le sacré et le profane, les mots douteux et les vers des grands poetes, comme dans la séquence humoristique de l'apprentissage du grec, dans Amarcord (1974), ou comme avec Pipo, personnage chez qui l'auto dérision cache une vraie misere, une vraie solitude, et qui ne cesse de passer du sublime au ridicule, de la sincérité a la parade (Ginger et Fred, 1985). Si Fellini, malgré ses penchants pour la simplification caricaturale, nous semble le plus humain des cinéastes, c'est parce qu'il montre chez tous les etres comment la 42;- Nous avons vu, a propos du maniérisme, que c'est aussi le cas, de maniere différente, pour Ruiz ou pour Greenaway. 43.- Guy Scarpetta, L'Impureté, París, Grasset, 1985, p. 149.
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Ernmanuel Plasseraud
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Cinéma et imaginair€ baroque
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grandeur se cache sous les actes les plus infimes et cornrrtenf, en meme temps, sous chaque acte de bravoure se cache une vanité qui le ramene él sa juste et mesquine proportion (Casanova, La Cité des femmes). Vetre humain est un tissu de contradictions, qu'il ne faut pas chercher él analyser, cornme l'intellectuel de Huit et demi, mais avec lesquelles il faut vivre, puisque la vie est faite ainsi. D'une maniere plus brutale, Sweet Movie (1974) de Dusan Makavejev met en parallele deux histoires qui ne se recoupent jamais: la destinée de miss Canada, qui la mene de son pays él Paris et I'histoire d'amour meurtriere entre des révolutionnaires qui naviguent sur une péniche en Hollande. Le film est composé de scenes hétéroclites, tenant du happening (notarnment avec I'inter vention des actionnistes viennois), qui parfois sont l'occasion de digressions au cours desquelles Makavejev utilise des images d'archives montrant un chamier découvert él la fin de la seconde guerre mondiale, ou un film péda gogique sur l'hygiene corporelle appliquée aux nouveaux-nés. Sur le plan sonore, on retrouve le meme mélange dans le choix des musiques, puisque l'on entend aussi bien une chanson pop anglaise qu'un chant révolutionnaire italien, un air de folklore mexicain, un chant religieux, une version de I'Intemational ou une comptine yougoslave. L'impression d'ensemble qui se dégage est ceBe d'un monde chaotique, violent et désorienté, OU se croisent des désirs révolutionnaires en déliquescence sombrant dans la parodie et une société de consornmation qui étend sur le monde une douceur sucrée - d' OU le titre du film - de mauvais gout qui le condarnne encore plus surement él la morí. Nous le verrons, le monde, pour les baroques, est un monde en mouvement. Or, il n'y aurait pas de mouvement sans mélanges, sans que les choses soient divisibles. On ne peut se mouvoir qu'en devenant autre que ce que l' on était, tout en restant soi-meme. C'est done bien qu'une partie de nous-memes demeure, tandis qu'une autre change, disparaft ou apparaft. Nous ne sommes pas uns et purs, mais composés et impurs, métissés, qu'on le veuille ou non. an a pu dire du baroque qu'il était un style réactionnaire; pourtant, il próne l'impureté, la présence en soi de l'autre et le nécessaire mélange des mondes.
Diversité des points de vue La variété des choses de notre monde n'a d'égal que ceBe de ceux qui les observent. Mais il ne suffit pas de dire que tout est relatif, qu'une meme chose sera vue différemment selon la perspective particuliere que l'on aura sur elle. Les choses sont diverses en elles-memes, chacune d'entre elles recele aussi une hétérogénéité constitutive, paree que, comme nous l'avons vu, rien n'est sans mélange. Cette hétérogénéité apparaH él l'occasion des différents points de vue que l'on peut adopter sur elles. Le cinéma le rappelle, d'une maniere . prosarquement spatiale, él chaque changement d' axe. Tout n'est done peut etre qu'une affaire de perspective, de point de vue entre un objet variable qui propose, selon chaque nouvelle perspective, une facette différente, et un sujet qui ne l'est pas moins.
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Ernmanuel Plasseraud
La vie est faite de points de vue variables qui se sueeedent ou qui se trouvent eonfrontés. Les faits ne sont jamais isolés, mais au eontraire n'ont d'existenee qu'en fonetion des points de vue que l'on oecupe par rapport a eux, ce pourquoi Fellini récusait le néo-réalisme pour défendre le filtre de la subjeetivité. Les faits sont immanquablement emmelés dans des fictions eomme dans une toile d'araignée. Chaque fait, selon qu'on le relie a d'autres, ou selon le point de vue a partir duquel on l'observe, peut donner lieu a différentes interprétations, diverses histoires, aequérir plusieurs signifieations. La question du point de vue complete done eelle de l'hétérogénéité des ehoses. Certains cinéastes se sont faits une spécialité de la recherche de points de vue originaux, pareellaires, pour éviter les points de vue classique et néo-réaliste. C'est ainsi que Ruiz, quittant le Chili et son dogme néo-réaliste, dégagea sa spécificité a travers ce probleme: « Tous mes films tournent autour de la notion de point de vue. (... ) De quel point de vue considérer l'image cinématographique? Comment éviter le point de vue omniscient que proposait le cinéma américain des années 60? Il Y avait Rossellini: le point de vue du spectateur moyen. L' autre voie était Joyce: la confrontation des points de vue hétérogenes44 • »
Ce fut le eas dans son premier film illusionniste, La Vocation suspendue, qui raeonte le meme événement de deux points de vue différents. Cela eoneeme autant la mise en seene que la narration. Ruiz, notarnment, propose souvent des points de vue insensés (eomme lorsqu'il installe sa eaméra dans la bouche d'un personnage, dans La Ville des pirates), et multiples, eherehant meme a ne jamais utiliser le meme axe pour filmer une seene, eomme dans Les Trois Couronnes du mátelot. Il n'y a pas de point de vue qui n'en soit pas - de point de vue neutre -, ni de point de vue divin, totalisateur. Il n'y a que des points de vue singuliers. Et s'ils expriment la totalité du monde, eomme le eon~oit Leibniz, avee les monades, e'est ehaque fois diffé remment et de fa~on ineomplete, éclairant la partie qu'ils eonnaissent, tandis que tout le reste est rejeté dans l'obseurité et l'ignoranee45 • Le monde se pré sente en clair-obscur, non seulement paree que les ehoses sont entre ombres et lumieres, mais paree qu'en nous-memes, nous sommes eapable de clarté et parfois plongés dans l'obseurité. Parmi les earactéristiques proposées par W6lfflin pour saisir la différenee entre l' art de la Renaissanee et l'art baroque, il y a le passage du linéaire au pic tural. Le style linéaire s'appuie sur la ligne, le dessin, pour représenter un état stable des choses, qui reposent en leur essenee. Le style pietural, en revanche, joue des ombres et lumieres et multiplie les eourbes pour dissoudre les eontours dans un ensemble visuel toujours mouvant qui demande au spectateur une certaine
44.- Cinéma 86, nO 349, avríl 1986. 45.- « Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l'univers, qu'elIe exprime chacune ii sa fa¡;on, ii peu pres comme une méme vil/e est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. »Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique, París, Pocket, 1993, p. 32.
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.Cinéma et imaginaire baroque
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mobilité. En effet, ces reuvres demandent aux spectateurs,.pour en saisir tous les aspects, de leur toumer autour. Ce n'est pas qu'une image. Devant l'église baroque de Saint-Biagio, aMontepuldano, W6lfflin se rend compte de ced: « Le earaetere pictural de la composition provient ici de ee fait nouveau que l'artiste a compté avee un changement de point de vue (...). Toute reproduction sera done déeevante, méme si la perspective choisie permet un effet saisissant, précisément paree qu'elle n'ouvre qu'une des vues possibles, et que le eharme git dans l'inépuisable variété des images. Tandis que l' arehiteeture classique attaehe sa signification a la réalité corporelle et qu'elle fait sortir tout naturel lement la beauté de l' appareil architectonique, le baroque regarde l'image optique comme un élément déterminant des le principe; il prévoit done une diversité de points de vue. L'édifice se métamorphosera, et ees modes différents d'apparition éveilleront un charme qui est propre au mouvement'6. »
L' architecture et la sculpture - et leur combinaison -, paree qu'elles sont en relief, facilitent ces variations de points de vue. La démonstration de W61fflin est moins probante pour la peinture, qui reste un art qui s'étale sur une surface planeo Pourtant, comparant un portrait « classique » de Durer avec un autre baroque de Franz Hals, il remarque que chez Durer, « on peut
regarder cette peinture de pres sans que rien soit modifié de la vision a distance », tandis qu'a propos du portrait de Hals, i1 écrit: « vue de pres, elle est tout autre que de loin 47 • » On peut penser aussi aux anamorphoses, qui ne révelent leur secret qu'aux spectateurs qui se déplacent, apercevant au sein meme du tableau une forme figurative qu'ils ne pouvaient lire d'une autre position. L'reuvre baroque se caractérise par le fait qu'elle implique le mouvement du spectateur dans son organisation meme. On a l'impression, devant une reuvre classique, qu'elle se tient seule, en elle-meme, qu'elle n'a pas besoin
exis~er.
reuvrde,b~ro~l~be
~ne
1
l\,
d'etre regardée Plloul,r Udne implique PlalrtilciPhation du speetateur, e e entrame ans son eseqUll re, son verhge, e e e appe !, comme s'illui manquait toujours quelque chose, que chaque spectateur venait ~.' combler El sa maniere, et qu'elle n'existait que pour cette rencontre, chaque fois inédite. n y a toujours de l'inachevé en elle, ce qui est aussi sa maniere d'étre infinie,comme l'univers48 •
46.- Heinrich WOlfflin, Principes fondamentuux de l'histoire de l'urt, París, Gérard Moniort, 1992, pp. 78-79. 47.-lbid., pp. 48-49. 48.- Si ce mauvement est physique dans le cas de l'architecture, de la seulpture et de la peinture, il peut l'etre aussi, camme mouvement spirítuel de coopération a l'édification de l'reuvre, dans la littérature. Par exemple, dans Christophe et son reuf(Paris, Gallimard, 1990), Carlas Fuentes réserve une page blanche a celui qu'il appelle l'« Electeur », invité a la remplir telle qu'i1l'imagine a partir de ses indications (il s'agit d' écrire un texte « littéraire» rempli de clichés, qui comprend vingt fois le mot « creur ", dix fois les expressians « chair turgide» et «chairs maeulées» etc.). On peut aussi citer le double livre de Ruiz, Le Llvre des dispuritions/ Le Llvre des tructutions (París, Ois Vair, 1990), qui se lit normalement pour le premier, en cammen¡;ant par la fin pour le second, 11 I'aide d'un miroir fourni avec I'ouvrage car les caracteres sont imprimés a l'envers et transversalement puisque certaines lettres sont imprimées en gras et forment deux nouveaux textes.
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Emmanuel Plasseraud
Cin~
« Le baroque nourrit en son principe un germe d'hostilité a l'ceuvre achevée; ennemi de toute forme stable, il est poussé par son démon a se dépasser tou jours et a défaire sa forme au moment qu'il 1'invente pour se porter vers une autre forme 49 • »
l'inJ
Jean Rousset ajoute, comme conséquence, que cela implique « la collabora-
Jtion demandée aux spectateurs qu'on invite aétre en que/que mesure acteurs et qu'on )I introduit dans le mouvement d'une reuvre qui paraft se faire en méme temps qu'illa conna'if'" ».
qui de 1 gén rép( tion don ObSE
alen Cette remarque pourrait s' appliquer aux films que nous venoos d' évoquer, basE notamment a La Vil/e des pirates. A la différence d'un film classique, la partici n'y¡ pation du spectateur dans un film baroque n'est pas dirigée par exemple par preI1 l'induction de questions qui le tiennent en haleine, et auxquelles le film repl'l répond en fonction de la progression de la narration. Le film ne modele pas d'UJ1 son spectateur, il ne lui impose pas un point de vue unique sur une forme nom significative fixe et explicite, illui propose de naviguer en lui, de suivre ses impl "ondulations, d'une émotion a une autre, et de découvrir des perspectives qui ~VOll ~te;t'~ deviner. Mais cela ne signifie pas, non plus, le laisser-aller le plus dont total. W61fflin insiste bien:« C'est le souci de l'artiste que de placer l'édifice devant front le spectateur dan s des situations fécondes en images variées. Mais cela implique tou 10qUi jours une limitation des points de vueSl • » Jean Rousset le rejoint dans cette idée, ~ varia, ¡ car pour lui, le paradoxe est que, tout en étant le style de l'inachevement, « le
t"achevéeS baroque a aussi ses lois, qu'une reuvre baroque réussie est, asa maniere, organisée et
2
».
La coexistence de points de vue divergents (L'Année derniere aMarienbad
de Resnais), l'impossibilité, meme apres la mort, de les réunir en une image
complete et homogene (Citizen Kane de Welles), font passer l'image sous la
« puissance du faux », non pas tellement du fait que tout point de vue est
lacunaire, « relatif », mais aussi parce ce que ce qu'il observe est lui-meme
variable, comme l'explique Deleuze:
«
Ce n'est pas le point de vue qui varie avec le sujet, du moins en premier lieu;
1il est au contraire la condition sous laquel1e un éventuel sujet saisit une variation
., (métamorphose), ou quelque chose = x (anamorphose). Le perspectivisme chez
1
',Leibniz, et aussi chez Nietzsche, (... ) ce n'est pas une variation de la vérité
Id'apres le sujet, mais la condition sous laquel1e apparait au sujet la vérité d'une
variation. Cest l'idée meme de la perspective baroqueSJ • »
. La diversité ne réside donc pas uniquement dans l'hétérogénéité du monde, mais aussi dans chacune de ses parties, pour autant qu'elles sont en ~ mouvement, variant dans la durée en fonction de l'évolution des mélanges
49.- Jean Rousset, La Littérature de l'age baroque en France, op. cit., pp. 231.
50.- Ibid., p. 232.
51.- Heinrich W6lfflin, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, op. cit., p. 79.
52.- Jean Rousset, La Littérature de l'age baroque en France, op. cit., p. 233.
53.- Gilles Deleuze, Le PH, op. cit., p. 27.
54.-G
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E_m_m_a::.:n=u=eI Plasseraud
me d'hostilité a l'CEuvre aehevée' >ar son démon a se dépasser tou~ l'invente pour se porter vers une
ue cela implique « la collabora quelque mesure acteurs et qu'on 1t se faire en mime temps qu'illa
I
lS que nous venons d'évoquer, d'un film classique, la partici t pas dirigée par exemple par aleine, et auxquelles le film ·ation. Le film ne modele pas e vue unique sur une forme laviguer en lui, de suivre ses ) . d es perspectives qui .COUvnr 1 plus, le laisser-aller le plus ,te que de placer l'édifice devant Jariées. Mais cela implique tou :set le rejoint dans cette idée style de l'inachevement, « ? est, asa maniere, organisée et
1;
aMarienbad de les réunir en une image font passer l'image sous la que tout point de vue est qu'il observe est lui-meme
~'Année derniere
[jet, du moins en premier lieu; ~ntuel sujet saisit une variation 'hose). Le perspeetivisme ehez 'as une variation de la vérité 'paraft au sujet la vérité d'une ·oque53 • »
. dans l'hétérogénéité du lur autant qu'elles sont en l'évolution des mélanges pp. 231.
; op. cit., p. 79. p.233.