Études Cinématographiques ne vise done point a (( C01Z.Ct"rencer )) les multiples pu.blications déja existan/es : il ne 1wus appartient ni d'informer au fot~r le jour, ni de soutenir quelque « école ». Nous entendons, en fait, traiter des problhnes dtt cinéma en relation avec la culture elle-méme, dont ils sont aujourd'hui l'une des expressions essenüelles. 1\1ettre en lumiere les orientations spirituelles, sociologiques, esthétiques, de cet art sans laisser d' en manifester la tec/mique particuliere, voila qui importe au moins autant, et sans doute davantage, que d'opposer tel metteur en scene a tel autre, et de latzcer annuellement une « mode » nouvelle ... Paree que le cinéma, désormais, est bien plus 9u'1me ce technique », et qu'il traite visiblement , suivant les rrwyens qm tui sont propres, de toute chose humaine, il est, nous semble-t-il, licite de n' en pas réserver l' étude at~x seuls spécialistes : les questions et les probl~mes qu'il pose concement chaque tete pensante. Xous ne serons famais des e< partisans », ni des sectaires; mais t'l nous arrivera d'étre partiaux, comme il convient a quiconque enteud /aire ceuvre critique, c'est-a-dire de discernement et de clzoix. Nous n'entendons nullement nous réclamer d'tme «doctrine)) ou d'wze esthétique : la reclzerche et la libre confronta/ion des opinions IIOUS semble, a tous égards préjérables. Co-directeurs de cette revue, nous ne sattrions, nous-mémes, nous prévaloir d'tme parfaite concordance, et nos perspectives, nos références, seront souvent dissemblables. La contradiction peut étre féconde si, comme c'est le cas, l'accord est déja fait sur t'essentiel: la nécessilé d'une bonne foi, d'zwe clairvoyance et d'une comprélzension, sans lesquelles toute critique risque de n'étre qu'mt ieu de hargne et de vaine démolition. IIenri
AGEL
Georges-Albert
AsTRE
Jacques AUDIBER'l'I COURT COUP D'CEIL SUR LE BAROQUE
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ROTESQUE. Rococo. Verruqueux. Breloque. Baroque. Le baroque ? Un cercle non rond. A l' enseigne d' u.n tel propos l' olive et la grenade, spheres ti plusieurs diametres divers, seraient baroques, moins, toutejois, que la poire, presqt"'-e risible en tant que charge de la pomme. M ais le baroque achevé réclame la boiterie. Il habite la foue entfée par tm mal aux dents tmilatéral. Claudel baroquinerait dans la mesttre ou il ne considérerait l' alexandrin qtte pou.r s' en écarter sans fatnais l' oublier, tirant son gros charme impair de sa référence permanente, hérétique, ondulante, caoutchouteuse a cela méme qu'il défie. Et son langage se rengorge d'une sorte de distance imprécise et caressée le séparant a tou,t moment des vocables que ptut6t on attendrait. Barrueco désignait en espagnol le caractere d'une perle quand cette perle, insolite, pour commencer, dans l' huitre qu' elle tuméfie, aggravait d'irrégularité bizarre et. cabossée sa fréquente dissidence ovale 01t piriforme quant a la souhaitable harmonie globulaire d'une goutte de nacre. Baroque, paraít-il, fut introdtút dans notre langt"'-e par l'abbé Bignon, que Saint-Simon trouve baroqtte qt"'-'il devínt acadlmicien, comme s'il se j1U agi de l'abbé Baroque en
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personne. Pt"erre Loti, voulant définir le ·monde nippon, le qualifie de baroque, baroque synonyme, en somme, de nippon. Le baron de Grimm, critiquant par avance Victor Hugo dramaturge, dit qu'il est difficile de feter du pathétique sur un sufet baroque. Vu leur banalité les injortunes sentimentales d'un dément ou d'un in/irme paraítront en effet de nature arendre moins intéressante sa disgrdce essentielle. Pour moi, au J ardin des Plantes, terrier de soUtude et buisson d' oubli fe resterais des heures devant le mandrill. Ce robuste habitant du cinquieme arrondissement a, sous sa toison bestiale et serrée, fafon ragondin ou sanglier, le complexe du lapidaire. Toute la fournéP il examine, il expertise les menus cailloux de son enclos gnllagé. 1dentiques aux n6tres, ses bras, ses mains ! S trié de bleu et de blanc de part et d' autre d' un nez d'ttn rose strident, son visage déploie tme austere mafesté boursouflée par l'énorme racine des canines. Ce monstre, monstre par la comparaison hallztcinée qu' impose son rapport latent avec l' étre humain, est, en lui-méme, organiquement prototypique. Sa paume comporte les lignes dont se régalent nos chiromanciennes. Non moins insondable qu'un loup, qu'un chacal, dont il évoque a premiere vue la silhouette générale, il se met l'index contre la tempe, tel Renan. Comme Robespierre a la tribune il Plie sa dextre nerveuse et parjaite au rebord de la platejorme ou il perche. ll me fascine acontemPler davantage que d'autres singes, ceux de l'astronautique américaine, sur lesquels le harnachement spatial humanoi'de et ce qu'on leur préte de scientifique héroi'sme ne fette qu'un pathétique de bazar. Mais not¡,s n'en finirons pas si nous nous embarquons a pécher le baroque, adfectij promu substantij, dans les catalogues de la botanique et de la zoologie. Des bosses du dromadaire a cette coryanthe chilienne qui ressemble a quelque oiseau. Sti-Y elle posé la visant du bec, le baroqz¡,e y fait son marquis de Carabas. Tenons-nous en au baroque civt"lisé.
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Sa patrie ? La pierre. La pierre et tout ce qui s'ensuit. V oici cinquante ans l' humble maítre mafon construisait ott réparait de ces maisons méridionales qui vont de la Catabre a Lyon et reparaissent du c6té de Bar-le-Duc. Elles ne comportent nulle fantaisie incurvée, pas l'ombre d'une volute. Siecle apres siecle elles satisfirent a /'exclusive et péremptoire perspective utilitaire qui les engendrait. Succédant a la tuile creuse, tout a la fois romaine, sarmate et chinoise, la tuile dite mécanique ou, encore, marseillaise, peinte et repeinte par Cézanne vers mil-httit-cent-quatre-vingt, coiffa d' aridité banale et banlieusarde ces cubes simplistes a qt¡,atre pans. L'ouvrage s'édifiait a partir d'un dessin tout en lignes droites. M urailles, charpente, cloisons, portes et persiennes respecteraient en masse la ligne droite, celle-ci, d'aillet¡,rs, ne constituant aucune consúente préférence esthétique et seulement une habitude. Cependant, quand on en arrivait, a méme le sol du chantier, a composer le mortier, destiné a souder ensemble les blocs de pierre, alors l' ame de l' artisan oubliait décametre, fil a plomb, niveatt. Car un cercle entrait en scene, un cercle de sable. A tt centre de ce cercle on dressait tm c6ne de poudre de ciment Portland, un cratere évidant le sommet. Dans ce cratere on versait de l' ea u qui se mettait a /umer. L'eau, le sable, le ciment, dans l'impérative limite du cercle, on les malaxaü, les pastissait, brouillant, métissant. Le Portland verdatre et clair tournait au gris foncé. Une soaterie de magma docile, une permission, une obligation de marmelade virile a grands COttps de Pelle publics surexcitaient une frénésie de sacrilege az¡,x dépens de l' équerre: Et les blocs, plus tard, quand il fallait , avant de les superposer, grossiere·ment fafonner lettr surface, celle que recouvrira le crépi, la, derechef, le mafon, att sein de l' exercice de son état, connaissait, en pleine orthodoxie, un transport délirant. Pottr les corriger ou les parachever dans le sens de l'équarrissage a exploitait les linéaments des blocs. ll combinait a
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coups de marteau le hasard du relief minéral et l' ar bitraire souverain d'un diamantaire démesuré, lui-méme, qui pourrait aussi bien tailler dans une dure matiere initiale les rochers dtt bord de tner. A insi, tout ignoré qu'il fút dans ses antiques ateliers, le baroque y pénétrait, coulée grumeleuse botúllonnante et libre rocaiUerie. ll ne se borna point a visiter d'instants conjus, peuplés d' un avenir de peintres biomécaniques genre A ndré M as son et de sculpteurs hagards faf:Ott Cheval, la besogne des tnaf:ons de la M éditerranée. Caprice et tumulte sont de toutes les époques. M ais il se fixa, le baroque, dans une production que les historiens définissent cohérente a partir de la R enaissance.Alors, se rebrottssant contre la raideu,r schématisée d'tm gothiqtte lui-méme gargouilleur a ses heures, l'exubérance empruntée a la foison madréporique des formes dans les trois regnes rampa sur le casque et autour dtt porche. Par le biais de l' art le génie de la nature fit au front des palais mousser celui de l' homme. L 'usage exigerait qu' ici l'on tnentionnasse les noms de Bernini, que nous nommons le cavalier Bernin, et de son rival Borromini, ottbliés des manuels élémentaires mais ténors dtt canon baroque si celui-ci consiste a dérouler, a multiplier dans une emphase goútée pour sa virtuosité la plausibilité logique des espaces dans l' architecture et des modelés dans la sculpture. Chez ces artistes le souci du décoratij l' aurait emporté sur t' élan de joi dogmatique animant en príncipe les imagiers d' auparavant. A insi l' exégese érudite établit une parenté entre les vastes bénitiers c6telés de notre église Saint-Sulpice, qui ne sont autres que des coquitles de tridacne, moltusque géant de la mer Rouge, et le marbre, pétri par Bernini, qui montre a précises fouiltttres la convulsive jouissance de T hérese, la sai11te, celle d' A vila, crispée en son écume fusqu' l' orteil bandant. La coquiUe surafoutée, pour un décor saugrenu, cwx piliers calculés du temple catholique signé Servandoni,
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grand machiniste, d' tme part et, d' autre part, dans tme chiesa de Rome, cette femme représentée en cette transe réaliste la dramatisant au-dela des pires torsades de la passion, ces deux « choses >> en apparence sans lien marqueraient une égale nostalgie de déguiser l'humain. Un assemblage de pattes de crabe en forme de bonhomme et ces légumes peints par A rcimbaldo s' afustant a fa ire un visage huma in refoignent les mttsculatu,res apostoliques proches d' éclater et les draperies d' étojfe sculptées en granit nargueraient de concert le sérieux des croyances et des valeurs, méme quand de magnifiques redondances plastiques semblent les magnifier. L 'on sait qu'a travers d'égyptologues retours au rectiligne, le plaisir de la cottrbe, de la recottrbe et de la contrecourbe retnouilla dans le modern style, les tiges de glai"eul des portes de métro, le verre gravé de lotus encadrant les bou,cheries de motifs évanescents, les cariatides, florales guirlandes et chevelures d' algues pétrifiées accidentant avec pmdence d' une surcharge non spécifiée par le regard les immeu,bles mil neuf cent de l'avenue Victor-Hu.go, oii. le chauffage s'arréte fuste avant l' étage des bonnes sous des coupoles multipliant celle de la basilique de Saint-Pierre. Ces verticales combinaisons d' ornements en saiUie mettaient en valeur l' agressive froideur du repaire des présidents et des banquiers. La se perpétue la figure de proue des gateres royales. Cette mascarade sans amour, momentanlment délaissée, cede la place au strict utihtarisme des ensembles résidentiels qu,i surgissent présentement de toute part sous les trente-deux metres des grues métalliqttes dont le vent, la nuit, tourne dans le méme sens les bras flottants. Quelquefois, dans ces paquebots de béton, le baroque lente une sournoise pointe, soit dans la grafttité trapézoi"de, a la maya, d'une paroi qtú s'accommoderait de l' honnéte rectangle, soit a la faveur d' un simtüacre de dalles disfointes tracé sur le terrassement bien poli de l' entrée. Cependant les amatettrs de baroque s' abstiennent de cher-
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cher leur dieu subtil dans ce que la science et l'industrie comportent d'abstrait, qtti menace, du moins le prétendent de braves écrivains, qui menace d'impliquer l'homme dans la robotisation qu'il institue, ou qu'il croit instituer. Les automates de V aucanson flattaient une perversité. Lorsque nos cités s' automatisent a fet continu elle ne peut que s' anéantir dans la passz"vité. Dans le feu d' échecs les baroquiniers se plairont toufours moins a l' échiquier, vertigineux plancher de mathématique aridité, qu'aux figures exhibant avec mystere des types et des obfets de notre univers sensible. Les trípodes croisillonnés qui portent la force électrique et qui ressemblent trait pour trait dans la campagne aux soldats de la planete Mars annoncés par Herbert Wells, qu'ont-ils de baroque at~, regard du phénomene baroque absolu, notre corps, oui, notre corps, le masculin, avec son appareil jécondateur extente, caverneux appendice dont un pape exigea qu' on mutila les chérubins vaticans ? Classiques par tempérament dans lettr (ibre rationnelle, seigneuriale et versaillaise les baroquins ont pour idée (ixe de masquer leur tenace et vigilant humanisme par diverses excroissances, fadis la perruque, baroque fusque dans l' étymologie, aufourd'hui la magie et l'homosexualité. Par plus d'un point ils touchent au surréalisme, quoique le surréalisme, sous la capitale influence d' A ndré Breton, ajjecte une tendance systématique et sacerdotale qui va mal avec leur dilettantisme d' antiquaires cabalistes. S'ils aiment la nature, ce n'est point pour s'y fondre dans une noyade contemplative mais paree qu' elle leur consent de curieuses trouvailles pleines de drólerie et d' allégorie, qu'ils disposent autour d' eux Pour mieux cerner et déjinir leur perspicace et vigilante humanité. ] e ne rangeai Claudel parmi eux que pour de superficiels motijs physiques. Comment serait-il un vrai baroque, s'il croit pour de bon a ses borborygmiques bondieuseries ? Et s'il n'y croit pas, la ttetteté de l' atfirmation
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littéraire leur conjere un accent d' hypocrisie plus facheux que celui qu'il serait loisible de décot~,vrir dans la déclamatoire grandiloquence de toute une statuaire religieuse. Quant a des poetes réputés hermétiques, précieux, done baroques, M allarmé, A udiberti, Olivier Larronde, leur tarabiscotage assonancé, loin de ne tendre qu'a la gratuité d'une mosai·que ornemantiste, s'ejjorce avec une déchirante bonne volonté de serrer au plus pres les méandres du secret du monde, qui leur demeure, hélas! secret. Le maítre actuel du baroque, en littérature, s'appelle André Pieyre de Mandiargues, cependant que la peinture baroque obéit, non point a Picasso, champion du laid pur, mais a Léonor Fini, et qu'lngmar Bergman expose assez bien le baroque au cinéma, peu baroque procédé.
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la représentation de l'espace et de l'incorporation a la forme du mouvement qui est, justement, le principe du déplacement de la forme dans l'espace, s'est posé a toutes les époques de l'histoire de l'art, et a r~u des solutions différentes. Non seulement en raison des diverses esthétiques qui prévalaient a tel ou tel moment, mais, davantage peut-etre, des systemes philosophiques de « signes « variés qui commandaient la notion de réalité et d'illusion, la conception de l'espace et du temps. Dans quelle mesure, et de quelle fac;on, les artistes ont-ils essayé d'appréhender le mouvement, de le retenir, et de l'intégrer a cette chose essentiellement stable, immobile, qu'est l'reuvre d'art ? I1 n'est pas question d'envisager ces solutions modernes que sont le cinéma, art en soi, dont la nature meme et la fonction sont mouvement, ou les « mobilesn de Calder, qui sont des sculptures perpétuellement transformables suivant le geste de la main ou le souffie du vent qui en fait bouger les éléments. Cinéma et << mobiles » reposent dans la créafion du mouvement, alors que peinture, sculpture et architecture créent seulement la représentation ou la suggestion, ou l'illusion, du mouvement. La position de la volonté esthétique en présence du mouvement, et les différents aspects qu'elle prend par rapport a la représentation du mouvement, définissent a grands traits les conceptions esthétiques antagonistes du Classicisme et du Baroque, par exemple. Le Classicisme ne voulant retenir que l'essentiel, l'uni-
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verse!, l'éternel, répugne a tout ce qui contredit ou contrarie cette exigence. Le mot de Baudelaire : « je hais le mouvement qui déplace les ligues n, quelle que soit la fa~on dont on peut l'interpréter, est le contraire meme de la pensée baroque, dont le ressort principal est le mouvement, et de l'esthétique correspoudant a la pensée qui fait de la cinématiqtte son ambition majeure. Cette ambition cinématique apparait en 9.uelque sorte comme un corollaire de la volonté de réalisme qut est également un des aspects du Baroque, et cela paree que l'immobilité n'est pas réelle: il n'y a ríen d 'immobile dans l'univers, toute substance, toute forme subit de continuelles transformations, se modifie a chaque instant dans sa forme et dans sa matiere. Le mouvement étant le príncipe meme de la vie, il n'y a de réalité pour l'ceuvre d' art que si celle-ci rend perceptibles, sensibles, les puissants courants qui, a l'intérieur et a l'extérieur des etres et des choses, leur imposent des mutations incessantes. Représenter le mouvement dans une ceuvre d'art qui isole dans le continuum des gestes, des attitudes, des expressions du visage, ce moment-la, a l'exclusion de tous les autres, fixé une fois pour toutes et pour toujours, suppose que, plastiquement ou psychologiquement, cet instant se relie a la succession des instants qui le précedent et de ceux qui le suivent. Il est tres rare que dans l'art le plus classique, le plus attaché au stable, a l'immobile, il n'y ait pas au moins une allusion a la possibilité d'un déplacement des volumes, quand ce ne serait meme que l'intense souffle de la respiration que l'on sent dans la poitrine des statues grecques archaiques. Le Baroque, au contraire, rejetant l'intuition ou le pressentiment des mouvements possibles, éventuels, veut que le spectateur soit convaincu de l'évidence du mouvement représenté (ou, pour etre plus exact, suggéré, puisque un tableau et une statue ne fixent jamais qu'un des instants dont la succession fait qu'il y a mouvement), et, plus encore, emporté, transporté par cette image, qu'il éprouve le mouvement en lui-meme, qu'il participe, illusoirement, a son exécution. En ce qui concerne la question que nous posons aujourd'hui, on doit dire qu'il y a Baroque toutes les fois qu'il y a prépondérance du facteur cinétique sur le facteur statique, et que l'effort principal de l'artiste consiste dans une intégration passionnée,
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tumultueuse, paroxyste meme souvent, du mouvement a la forme, voulant que la forme soil mouvement. Ce caractere essentiel est celui qui revient avec la force et l'évidence d'une constante indiscutable chaque fois que, dans la succession des périodes esthétiques par lesquelles passe un art donné dans le courant de son évolution (disons : l'art grec antique, l'art chinois, l'art occidental moderne ... ), il atteint ce que l'on appelle l'état baroque. Les frappantes analogies qui se manifestent dans les différents Baroques prouvent que, si ceux-ci sont différents selon qu'ils se situent a différentes coordonnées de l'espace et du temps dans l'histoire des civilisations, ils possedent cependant des caracteres communs qui les distinguent et les définissent. Il y a un Baroque hellénistique, un Baroque chinois, un Baroque du seizieme siecle européen, qui participent aux memes constituantes fondamentales auxquelles ils doivent, précisément, d'etre des Baroques relevant d'un unique esprit baroque. I1 est done abusif de localiser cet esprit baroque, et les formes dans lesquelles il s'exprime, a un seul moment de l'histoire de l'évolution esthétique. Ce phénomene revient, en effet, comme une sorte de fatalité, nettement reconnaissable dans l'histoire des formes, et entrainant la répétition de caracteres si semblables qu'on ne peut éviter de voir dans cette constante une loi morphologique et psychologique de !'esprit humain. Le cinéma existant aujourd'hui en meme temps que les possibilités neuves, et étonnamment riches, d'un art mouvant, c'esta-dire d'une peinture et d'une sculpture en mouvement, doit-on penser que de ce fait, les chances d'apparition d'un nouveau Baroque, d'un Baroque futur, diminuent énormément ? Il faudrait pour cela supposer que le cinéma, satisfaisant cette aspiration vers la représentation du mouvement réel par l'incessante création du mouvement, que les autres arts s'effon;aient de réaliser, il a rendu ceux-ci inutiles. On pourrait étudier avec profit les formes artistiques contemporaines qui utilisent les techniques memes du cinéma, le príncipe de la projection d'images mouvantes, d'éclairage de solides animés, capables de créer des effets sonores aussi bien que visuels. Il faudrait a cette occasion examiner ce que les différents arts peuvent devoir a l'exemple du cinéma et aux moyens qu'il a créés ou montrés. C'est la une
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question capitale, d'un prodigieux intéret, et tres complexe, qui devra etre traitée pour elle-meme, sans références aux problemes du Baroque qui nous précocupent aujourd'hui. Ces problemes se présentent de fac;on différente selon qu'il s'agit de l'architecture, de la sculpture ou de la peinture. Pour rendre pleinement compte du Baroque, il serait nécessaire d'examiner également ses manifestations accessoires esthétiquement, mais tres révélatrices aussi, le vetement, les mccurs, le comportement physique gestuel, l'accentuation de la voix, les arts mineurs, comme la cuisine, l'ameublement, le tissu ... Je ne parle pas des phénomenes majeurs, la poésie, la musique, la pensée métaphysique, qui conditionnent ou exposent l'áme meme du Baroque. Aquel moment nait le Baroque ? On se pose instinctivement et presque machinalement cette question quoique l'expérience nous apprenne toujours qu'en morphologie et en esthétique, il n'existe • pas un moment ou le Baroque apparaisse brusquement, et soit alors qu'il n'était pas auparavant. L'histoire de l'art nous enseigne que d'un style a l'autre (style gothique, style renaissance, style baroque ... ) il n'y a jamais substitution brusque, mais, au contraire, une suite de passages tres subtils, de modifications morphologiques qui operent toutes les transitions d'une maniere d'exprimer a une autre maniere d'exprimer. On pourrait toutefois dire qu'il y a naissance du Baroque lorsque le mouvement acquiert de plus en plus d'importance, et devient prépondérant. Ces modifications dans l'ordre de la représentation plastique procedent de transformations de la pensée psychologique et métaphysique, de la sensibilité, de l'imagination, et résultent de ce que j'appellerais l'accentuation majeure du sentiment dramatique de la vie. Une forme est toujours liée a un certain état de pensée philosophique, qui, dans une certaine mesure, la conditionne, directement ou indirectement ; le parallélisme des systemes philosophiques et des mouvements esthétiques est d'une saisissante évidence et prouve a que! point sont intimement articulées les unes avec les autres toutes les manifestations de !'esprit humain dans leurs innombrables représentations. La dominante cinétique apparait, dans l'architecture, lorsqu'on compare une église gothique et une église baroque. Dans la
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demeure profane, disons dans un palais princier ou dans !'hotel d'un grand-bourgeois, l'élément principal de l'architecture baroque est l'escalier ; l'escalier occupera une place énorme, il sera magnifiquement décoré de scuij>lurés ef O.e peintures, de lustres faisant jouer les reflets des bougies sur les marbres et le stuc ; il deviendra presque le centre de la vie sociale, et cela paree qu'il est, en lui-meme, le lieu du mouvement, que ses paliers et ses volées dirigent et rythment les évolutions des visiteurs, qui d'instinct se sentent comparables aux danseurs el' un ballet, et en prennent le comportement, psychologiquement, morphologiquement. Parcouru d'incessantes allées et venues auxquelles ses articulations imposent une certaine lenteur, une certaine gravité, une certaine harmonie, ou, au contraire, une preste rapidité, une capricieuse fantaisie, l'escalier est, pour ainsi dire, le lieu du culte cérémoniel, du rituel compliqué et sévere de la vie en société. La place immense faite a l'escalier dans l'édifice baroque prouve a quel point le facteur cinétique controle et commande la vie de tous les jours, les gestes et les attitudes des hommes, et par la, en partie leur pensée et leurs sentiments, que conditionnent, partiellement du moins, les habitudes corporelles, le physique. L'architecture religieuse baroque préfere la coupole a la fleche, qui était, dans le Gothique, la concentration de toutes les poussées structurales et spirituelles vers le ciel : tout s'élance et s'efforce vers le haut avec une unanimité qui considere Dieu comme son seul but ; l'effort expose, en le matérialisant, l'élan mystique. I1 ne faut pas croirc que le Baroque soit, dans l'absolu moins " religieux n que le Gothique, mais il l'est d'une autre fac;on. I1 connait un systeme du monde clont lJieu n'est plus le seul cfficient. Les passions de l'homme et ses inquiétudes se melent a son sentiment religieux et s'expriment jusque dans l'architecture ; si l'on considere une coupole baroque, comme cellcs de Borromini, par exemple, et les campaniles qui l'accompagnent, on voit qu'un mouvement en spirale, une fac;on de tourner sur soi-meme en montant - que Fon retrouve également dans la colonne torse, élément-clef d u Baroque - , a remplacé l'élan d'un seul jet du Gothique. L'églisebaroquesemorcelle en des mouvements multiples qui entrainent le regard, !'esprit, le
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creur, les sens : elle devient le lieu de nombreux tourbillons qui s'opposent et qui s'articulent les uns aux autres, suggérant cette atmosphere de tempete, d'anxiété sublimée par la foi et l'espérance, qui s'est substituée a la calme et solide piété du moyen age. La far;ade de l'église, elle aussi, rompant la tranquille et stable unité de la Renaissance, se fragmente en éléments brisés et ondulants. Abandonnant son habituelle immobilité, le mur s'anime de mouvements divers, dans toutes les directions, creusant la far;ade dans sa profondeur, projetant en avant certains éléments qui font contraste avec les « rentrants )), échafaudant les plans paralleles dans une montée ascensionnelle, musicalement rythmée, l' harmonie de 1'architecture répondant alors au contrepoint qui regne dans la musique. Le jeu des renflements et des galbes modele la far;ade en lui insuffiant une extraordinaire vitalité et la faculté de se transformer selon les jeux des ombres et des lumieres, d'etre toujours quelque chose de nouveau et de différent, séduisant l'reil et !'esprit par de neuves métamorphoses qui pretent a la pierre, a la masse, les qualités de l'air, du nuage et du vent. Cet esprit de rupture, propre au Baroque, usant d'une part de techniques architecturales savantes et raffinées, d'autre part d'un illusionnisme allant volontiers jusqu'au trompe-l'reil, arrive a suggérer que les substances les plus lourdes deviennent impondérables. Le mouvement allege les masses, suggere leurs déplacements et les traverse de grands courants rythmiques si énergiques qu'une église baroque (qu'il s'agisse de l'extérieur ou de l'intérieur) semble changer perpétuellement de forme. Cette mobilité est encore fréquemment soulignée et accentuée par la présence de fontaines monumentales sur la place, devant l'église. On croirait alors que !'extreme mobilité de l'eau se communique a la pierre, par les jeux de lumiere dont elle la caresse et aussi par cette interchangeabilité des propriétés qui ne tient pas compte des lois substantielles de la nature. La fontaine, le jet d'eau, depuis les formes les plus simples jusqu'aux jeux les plus complexes et les plus raffinés, occupent une place de premier plan daos le Baroque, pour cette faculté qu'ils ont d'associer toujours le mouvement a l'immobilité de l'architecture et de faire participer celle-ci a ces impatientes transformations que réalise
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la collaboration de la lumiere et du vent jouant a travers des fleches et des panaches liquides. Dans sa volonté d'annuler la pesanteur, de faire comme si l'opacité et la lourdeur des masses minérales n'existaient pas, l'architecte baroque se donne a lui-meme, et donne au spectateur, l'illusion de projeter ces masses dans l'espace, avec une extreme facilité, et comme si, grace a lui, cela devenait une propriété naturelle de la pierre que la possibilité de voler. Au regard et a l'imagination du spectateur, cependant, le mur et le plafond opposent un obstacle : le plafond surtout qui empeche cette effusion ascendante, cette montée vers l'espace libre, l'infini, que favorisait la voute gothique ; la prerniere préoccupation, done, du décorateur baroque sera de crever le plafond. Les peintres de la Renaissance avaient utilisé déja ce procédé d'un plafond immatériel, peint a l'image du ciel, avec le trompe-l'reil d'une balustrade et de personnages s'y penchant comme a un balcon; c'est le procédé qu'employa Mantegna dans le camera degli sposi a Mantoue. De meme que les peintres de la Rome antique avaient inventé de prolonger l'espace en recou vrant les murs de paysages feints ou d'architecturesillusoires, en trompe-!' reil. Ces peintures correspondaient a la période baroque de l'art hellénistique, et elles avaient tous les caracteres du Baroque, cette passion pour l'illusionnisme, en particulier, que nous retrouverons plus tard dans l'Italie du xvne siecle, avec la fameuse galerie du Palazzo Spada aRome, quien est l'exemple le plus étrange et le plus magnifique. Rien ne démontre mieux, en effet, l'idéalité de l'espace et son manque de réalité substantielle, que cette facilité a prouver qu'il est un facteur d'illusion, une illusion en lui-meme, susceptible de tous les jeux. Ce n'est pas le gout un peu naif, et que l'on jugerait puéril, du faire-semblant, qui pousse le peintre baroque a créer de faux espaces, si habilement disposés qu'un spectateur non-prévenu est tout pret a les croire vrais, mais plutót une conception métaphysique, plus ou moins consciente, d'un univers relativement réel, et du caractere illusoire de ce que nous croyons etre substantiel. Le peintre baroque a done traité le plafond de la meme maniere que le peintre hellénistique-romain traitait le mur: en l'annulant. l\iais alors qu'il n'était pas question de donner au riche Pompéien
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l'impression qu'il soupait a la campagne lorsqu'il se trouvait entre les quatre murs de sa salle a manger, crever le plafond d'une église c'est donner réellement l'essor a la sensibilité et a l'imagination que contraint et que ramene vers la terre une lourde coupole de pierre. Transformer cette pierre en un plein-ciel parsemé de nuages et d'anges volants, c'est libérer en meme temps l'ame et les sens, et suggérer que, matériellement meme, l'église s'illimite <
lafond réel, matériel, par une succession de perspectives peintes fuyant vers l'infini, qui se dématérialisent progressivement, les étages de portiques, de galeries, de tribunes, se faisant de plus en plus légers et insubstantiels jusqu'au moment ou ils se transforment en nuages, sé désubstantialisant au point de devenir pur espace, vide pur.
sol : la matiere n'est plus un obstacle a l'ascension, a l'effusion a l'illumination. , Cette volonté d'associer la matiere aux transports de l'ame est un caractere essentiel de !'esprit baroque : c'est elle qui donne naissance a cette immense prolifération d'enlevements, d'ascensions, d'apothéoses, qui sont les themes préférés du Baroque; dans la peinture ou le pinceau crée les illusions les plus féeriques en meme temps que les plus convaincantes, et dans la sculpture aussi oú le probleme se complique de ce fait qu'il n'y a plus matiere illusoire mais matiere réelle, et la plus pesante des matieres, la pierre, le marbre, le bronze, que le sculpteur doit rendre vivante et <
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Dans ces illusoires lointains, le peintre dispose des personnages, afin de les rendre plus vraisemblables, plus convaincants, mais ce seront des corps glorieux qui voltigeront, sans lourdeur, dans un espace oú il n'y a plus de poids. Ainsi l'esprit et la sensibilité du spectateur se débarrasseront-ils, a mesure qu'il participe, en la contemplant, a cette ascension, de tout ce qui est en lui matiere opaque et pesante; l'ame prend lepas sur le corps pour s'envoler, et emporter le corps dans son vol. Telle est la signification du plafond baroque, et l'on comprend qu'il ne s'agit pas seulement d'un effet décoratif : le fidele s'éleve, s'enleve, dans la contemplation de ces faux-ciels, et son ame retrouve l'atmosphere du ciel vrai, tandis que ses regards vagabondent dans les ciels illusoires. Littéralement i1 se délivre de l'étreinte et du poids de l'espace; l'atmosphere se transmue pour lui en un lieu de mouvement sans contrainte, sans direction imposée. Physiquement aussi, par l'incantation du trompe-!' ceil il affranchit son corps, en meme temps qu'il coupe les amarres retenant son ame au
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BAROQUE ET ESTHÉTTQUE DU MOUVE~!ENT
thains. L'époque baroque est celle qui a vu la plus vaste et la plus belle floraison dramatique avec ces Élisabéthains et avec les écrivains du « siecle d "or » espagnol, Calderon et Lope de Vega en tete. Cette notion d'un univers irréel, illusoire, que préconisaient en méme temps les arts plastiques et la pensée métaphysique s'influen<;ant réciproquement, recouvre toute l'intelligencc et toute la sensibilité baroques. Le théatre e' est tout a la fois le lieu ou l'irréel s'avere possible et présent, et le lieu ou le matériel apparait illusoire; les prodiges les plus surprenants s'y accomplissent sans effort, et saos frein. 'l out y est réalisable et vraisemblable, et par l'intermédiaire de l'art, le théatre et la société, échangeant leurs propriétés, confondent aussi leurs natures. Théatre que la vie de la Cour, ou chaque geste, chaque expression s'insere dans une action dramatique ou comique et devient l'élément d'un ballet. On en arrivera a ne plus distinguer ce qui est de la réalité et ce qui est de l'illusion, tellement tout concorde a faire de la réalité l'illusion et de l'illusion la réalité, en vertu d'une relativité politique qui est une conséquence
phénoménal Baroque que cette transfiguration en théatres, avec des moyens de théatre, des lieux ou devrait régner, semble-t-il, la notion exacte du réel, de la parfaite discrimination entre le vrai et le faux, et, surtout une ascétique rigueur. Daos quelle mesure les couvents et les églises baroques décorés comme des théatres et emplis d'une atmosphere de théatre, conservent-ils leur caractere d'édifice sacré, et comment échappent-ils a l'inévitable profanité (profanation serait excessif) que constitue cet insensible mais inévitable glissement de l'autel a la scene ? Une analyse de la sensibilité baroque, de la religiosité baroque, permet de comprendre qu'une église comme le Saint-JeanNepomuk des freres Asam, a Munich, est, a sa maniere et quoiqu'on en pense communément, aussi religieuse qu'une église gothique ou romane. Elle ne l'est pas, évidemment, si nous commettons l'erreur de la considérer comme un théatre, de la « prendre pour >> un théatre. Dans cette merveilleuse harmonie de l'architecture, de la sculpture, de la décoration peinte, des ors et des couleurs, que représente ce chef-d'ceuvre des freres Asam, qu'ils construisirent et ornerent gratuitement, afio qu'hommage et offrande en fussent faits a Dieu, un esprit vraiment pieux se recueille et prie aussi intensément, aussi purement qu'a NotreDame de París ou daos la cathédrale de Chartres. Cette dédicace a Dieu de ce que l'on est convenu d'appeler profane, cette maniere de faire servir a l'effusion spirituelle des prestiges que l'on juge, avec assez de raison, théatraux, n'est encore qu'un effort pour sanctifier l'illusion, pour purifier le charnel, pour spiritualiser le m a té riel. Bien loin de devoir imputer comme une faute au Baroque cette éventuelle confusion entre le théatral et le sacré, il faut au contraire lui en faire un éloge, car il est ainsi démontré que toutes les voies menent a Dieu et que cheminer sur d'irréelles splendeurs est encore une maniere de conduire l'ame vers le lieu de son ravissement. D'autant plus qu'elle aura eu le pressentiruent et meme l'avant-gout de ce supreme et éternel ravissement, en goútant aux ravissements mineurs et provisoires, factices si l'on veut, mais convaincants. que l'art lui aura présentés, et montrés justement afio qu'elle aiguise le désir qu'elle a de passer de ces joies matérielles au.x joies spirituelles.
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Toute barriere tombe, toute distance s'abrege dans la scénographie baroque, paree que les choses se transforment saos effort en d'autres choses comme si ces possibles leur étaient communs; le changement a vue, procuré par l'utilisation de machines portées a un extraordinaire degré de perfection, atteste qu'aucun obstacle n'empeche d'aller en un instant de l'Olympe au Tartare, d'un désert (( affreux)) a un jardín fran<;ais, du ciel a l'enfer, que tout est possible a la volonté, a l'ingéniosité et au génie, ce qui incline l'homme a penser qu'aucune limite n'est mise a son esprit créateur, a la domination qu'il exerce sur le monde matériel. Le théatre baroque explicite ainsi toutes les possibilités ignorées ou virtuelles que l'homme possede et dont il peut user pour sa puissance ou pour sa joie. lllui donne l'illusion de disposer d'un empire absolu sur les éléments et de se soustraire aux !oís de la nature. Nous sommes aussi a l'époque des grandes découvertes scientifiques, des explorations lointaines, des réelles conquetes de l'intelligence et des fantaisies de l'imagi nation encline aux anticipations. Cyrano de l.l..·rgerac et ses voyagcs aux Empires de la lune et du soleil sont un phénomene baroque type, aussi bien que la manie du duel dans la Prance de Louis XIII, l'extravagance des vetements, les raffinements exquis ct absurdes de la cuisine. Lorsque le grand poete baroque italien :\íarini a visité Paris en I6JO, il a été frappé d'y voir a que] point étaient développés jusqu'au paradoxe ces éléments mineurs du Baroque, et son propre baroquisme s'est enchanté et meme ébahi a constater qu'ici était vécu ce qu'il avait simplement imaginé et écrit. De ce qu'il est souvent impossible de déterminer, daos de nombreux dessins du xv11e et du xvmc siecle, s'ils ont été conc:;us comme décors d 'église, de palais, ou de théatre, pour etre réalisés dans le domaine du véritable ou df' l'illusoire, on déuuit que les différences de nature entre la vie de société et le théatre devenaient de plus en plus imperceptibles, a te! point que l'on aurait regardé comme vaine ou memc absurde la question : ccci est-il ,, du théatre n ou n'en est-il pas ? Théatre done que les fa
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aigus ? C'est l'arbitraire habitude que nous avons de dresser entre les choses des distinctions qui ne répondent pas toujours a leur vraie nature, qui fait trouver suspecte aujourd'hui cette intrusion de la théatralité dans le sacré, cette connivence dangereuse entre la culture de l'illusionnisme et la poursuite du vrai. Pour les hommes de l'époque baroque- on peut dire aussi des époques baroques, puisqu'un européen du xvne siecle a beaucoup de traits communs avec un Rellene du nre siecle avant Jésus-Christ - i1 n'y a aucune raison de s'inquiéter de ce que peut avoir de théatral la statue d'un saiut ou d'un dieu. Paree que nous avons, a notre époque, perdu l'habitude de cette théátralité dans la vie, qu'entretenaient autrefois le cérémonial de la vie de Cour ou meme de la vie de société, et le plain-pied du fantastique et du réel, du féerique et du quotidien, nous établissons d'incommunicables catégories, et c'est un des motifs aussi de cette acception assez gravement péjorativc que le qualificatif << baroque » a acquis dans le langage courant; baroque et théátral ne sont plus des définitions mais des reproches, des griefs, des accusations. En réalité, le Baroque ne doit etre jugé qu'avec ses propres mesures qui sont immenses, complexes, et, je le reconnais, étranges. Cette théatralité qui joue un si granel róle daos l'architecture religieuse et profane du xvne et du xvme siecles, ad majorem Dei gloriam - ne l'appelle-t-on pas, quelquefois, l'art de la ContreRéforme, et le '' style jésuite » ? - elle contamine également (selon les idées généralement admises aujourd'hui) la sculpture. On oppose au goút '' classique >> les statues gesticulantes, les visages grima(:ants, les attitudes extravagantes, les expressions outrées, qui ignorent, évidemment, la mesure et la raison. Transformer en mouvement, en mimique, un état intérieur, un sentiment, une passion, dans une statue de marbre ou de bronze, ce n'est pas autre chose de la part du sculpteur que, aussi bien que de la part du comédien, créer un personnage et l'incarner sur la scene. Ainsi estimera-t-on que la collusion du théatre et du nonthéatre dans l'architecture, est encore plus accentuée dans la sculpture. Pour le comédien comme pour le sculpteur, le probleme de la représentation est le meme, a cette différence pres que le personnage agi se transforme incessamment dans la durée, alors
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que le personnage swlpté est .fixé, dé.finitivement, dans l'instant, habite un espace et un temps immuables, tout en s'insérant dans la continuité de l'espace et du temps qu'il doit suggérer meme s'il ne la parcourt pas. L'immobilité statique des figures classiques, qui ne sont pas appelées a exprimer des passions, des mouvements intérieurs de l'ame, doit done etrc remplacée par une mobilité particuliere des p lans et des vol umes, chargés d'expressions. Et ces expressions doivent etre assez intenses, assez convaincantes, assez énergiquement spéci.fiées, pour que leur signi.fication se communique a tous, dans tout son éclat et sans équivoque, meme s'il s'agit d'un état de conscience - disons un état mystique ... - décourageant par avance toute représentation et paraissant, en soi, incapable d'etre représenté. Essentiellement cinétique, et meme cinématique, la sculpture baroque choisit toujours des themes pathétiques qui se pretent le mieux a la représentation de mouvements énergiques et passionnés. I1 est instructif de constater que le chef-d' ceuvre de la sculpture baroque hellénistique, l'autel du temple de Zeus a Pergame, est la représentation de l'épisode le plus sacré et le plus tragique de la mythologie grecque: la lutte des Dieux contre les Géants. Édi.fié vers 180 avant Jésus-Christ, par Eumenes II, roi de Pergame, cet autel déroule, un peu a la maniere d'une bande cinématographique, en une frise longue de plus de 120 metres, sur deux metres de hauteur, le colossal récit des exploits accomplis par les Olympiens et la défaite des Titans, suivant ce qu'en rapporte la Cosmogonie d'Hésiode. C'est la le sommet, a jamais indépassable, du Baroque, a la fois dans ses qualités et dans ses défauts, dans sa gesticulation forcenée et, en meme temps, dans cette incomparable vertu créatrice d'émotion qui entraine l'adhésion, presque physique aussi, du spectateur. On pourrait dire que le bas-relief de Pergame, parcouru d'un nombre incalculable de mouvements rapides et d 'une extreme violence, est en meme temps mouvement pur, et donne l'impression d'un seul mouvement, comparable a une cascade gigantesque qui donnerait naissance a une profusion de torrents issus d'elle et revenant a elle. Jamais la sculpture baroque n'a entrepris ceuvre aussi audacieusement ambitieuse, aussi proprement baroque.
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Que ce soit la aussi du théatre, a l'échelle cosmique, a l'étage ciivin, du théatre aussi mélodramatique parfois que dramatique ... on ne le niera pas, mais il y a une si grande et stupéfiante dépense de génie dans ces monstrueux entrelacements de corps, qu'on ne peut faire autrement qu'admirer. Les expressions des visages, dans la souffrance, la colere, le désespoir, la joie de vaincre, l'impétuosité terrible des combattants, rappellent parfois une mimique de théatre que l'on rencontre aussi a la meme époque <.lans les portraits hellénistiques : celui d'Euthydemos I, roi de Bactriane, dont le visage empaté grimace comme celui d'un vieux comédien, ou l'Antiochus III de Syrie, plus grave, plus intérieur, dont les traits sont parcourus d'une agitation secrete, et qui atteste l'art savant, discret et raffiné d 'un parfait acteur. Cet accord entre la gesticulation et la mimique du visage dans la statuaire baroque hellénistique, est anssi total dans les basreliefs du Sarcophage d'Alexandre, au :\Iusée d'Istambul, que dans les frises du 1\fausolée d'Halicarnasse (British Museum), ou dans le groupe d u Laocoon, a Rome, lui aussi baroque par excellence. La sculpture polychrome espagnole du xv1e et du xvrue siecle, habillant les statues de vrais vetements, les coiffant parfois de cheveux humains. recherche aussi les effets dramatiques d'un naturalisrue tragique, théatral. Ces personnages de théatre que sont les Christ au supplice et les \·ierges de sept 1>ouleurs, barbouillés de vives couleurs saignant uu vrai sang, pleurant des !armes véritables, font penser a des gros plans, fortement et un peu vulgairement émouvants, bouleversants a force de réalisme, qui frappent par l'appel direct a une sensJbilité un peu primitive, un peu populaire, plutót que par ses mérites plastiques. Le combat des Dieux contre les Titans, de l'ergame, est évidemment le sujet idéal pour un film de pierre de long métrage, de meme que la torture du pretre Laocoon et de ses fi.ls étouffés par les serpents que Poseidon avait envoyés contre eux constitue un suspense extremement palpitant. La plupart des themes préférés par la sculpture baroque contiennent aussi ce mélange de pathétique intérieur et d'expression dramatique, dans le geste et l'expression du visage, qui distingue les « baroquismes » célebres de 1' Autel de Zeus. Un de ces themes, le plus favorable
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ala cinétique est celui de l'entevement, souvent répété dans l'antiquité et dans le Baroque européen moderne : l'histoire d'Europe, des Sabines, d' Andromede, de Perséphone, fournit a foison les occasions d'innombrables variations, qu'il s'agisse de Puget, de Girardon, de Bernini, de Jean Bologne, o u des F illes de Leucippe peintes par Rubens. On peut rappeler aussi, a ce sujet, que Rubens a composé un curieux film a épisodes avec son cycle de la vie de l\farie de Médicis. A 1' enlevement mythologique répond, dans 1'art chrétien, le ravissement mystique, soit au cours d'une spectaculaire Assomption de la Vierge a grands effets, soit dans le drame intérieur si difficile a matérialiser autrement que par quelque chose ressemblant a la volupté charnelle, qui a fait la popularité de Bernini et de sa sainte Thérese. On retrouve le príncipe de la colonne torse et la montée en spirale dans l'ascension de sainte Catherine, par Melchiorre Cafa, et dans la composition, encore plus belle et plus mouvementée, de 1'Assomption de la Yierge par Egid Quirin .\sam au maitre-autel de l'église conventuelle de Rohr. N'oublions pas en fin les apothtoses politiques, répliques un peu courtisanes quelquefois, des enlevements mythologiques et des rat·issemenls chrétiens : 1'« enlevement )) étant accompli, parfois, par un cheval de conte de fées, un cheval magique et prodigieux qui emporte son cavalier dans l'olympe de l'immortalité. Cette passion du mouvement, propre a la sculpture baroque, qui veut que la moindre surface bouge, s'agite, ou au moins palpite, le vent s'engouffrant dans les draperies pour les soulever et les tordre en rythmes pathétiques, apparait meme dans lastatuaire funéraire, qui aurait du, de par sa nature memc, représenter, comrue elle le faisait au moycn age, l'immobilité du gisant. C'est paree que le Baroque, passionné de vie, bouillonnant d'un dynamisme insatiable, nie la mort, que les tombeaux se transforment quelquefois en de violents remous tragiques. Perchés sur leurs sarcophages, les défunts dialoguent entre eux, ils soulevent le couvercle du sépulcre pour revenir se meter au..-..:: vivants, ils retrouvent les attitudes et les expressions qu'ils avaient autrefois, peut-etre dans l'ivresse joyeuse d'une résurrection prématurée. Les squelettes eux-memes qui s'installent volontiers sur les frontons et les architraves des tombeaux haroques, imitent
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avec beaucoup de grace ou d'énergie le comportement des vivants. Les tombes des éveques de Salero pres d'Uberlingen sur le lac de Constance, montrent des squelettes mitrés, revetus de chappes, solennels et familiers, intimidants et terribles, qui précédaient de pres de deux siecles ceux que Dali et Bunuel asseyaient parmi des rochers catalans, dans leur film de L' A ge d'Or. Sur la scene de ce grand << théatre de la mort )) que présente la sculpture baroque, la mort elle-meme est annulée, en tant qu'élément négatif; dotée, elle aussi, d'une mobilité extraordinaire, elle vit et bouge avec une paradoxale alacrité. La position spirituelle des hommes du xvue siecle en face de l'idée et du fait de la mort est parfaitement résumée dans tout le role de Hamlet, personnage baroque par excellence ; l'immense amour de la vie qu'exalte cette époque débouche, singulierement, dans une mélancolie qui est le principe essentiel de !'esprit baroque, et qui inspire une grande partie de ses représentations. L'ambition et l'aboulie, l'inquiétude et la volonté de puissance, le culte de I'action et le scepticisme quant aux causes et aux résultats de cette action, composent ensemble le bizarre amalgame d'élans et d'hésitations qui constitue le fond de 1'« homme baroque )). La mélancolie se nourrit de la pensée de la mort pour y puiser une incitation a vivre plus intensément, jouant ainsi le róle du squelette d'ivoire ou d'argent qui circulait entre les mains des convives, au..-..:: festins antiques. «Si tu veux jouir, hate-toi, car nul n'est sur du lendemain. )) L'image du squelette revient avec une persistance significative dans l'art baroque; personnifiant la mort, il gesticule et gambade sur les tombeaux, brandissant la faux et le sablier, soulevant malicieusement de lourdes draperies de marbre, sonnant de la trompe. I1 siege sur le char de l'imperator dans les Triomphes de la Mort, tradition médiévale que le baroque reprend en luí donnant cette fantastique et hideuse solennit é qu'on trouve au frontispice du Tlleatmm mortis lmmanae, de Valvasor, gravé par Anders Trost et publié a Laibach en r682. Le squelette vivant, dansant, poussé par une activité fébrile, pareil a une marionnette bouffonne et terrible, figure dans tous les traités d'anatomie, depuis Driander et \'esale, et devient un motif décoratif bizarre et compliqué. C'est a la meme époque aussi qu'on entreprit d'orner les
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cryptes funéraires et les charniers de décorations faites avec des ossements, a l'imitation de ce que l'on faisait en stuc dans les égtises et les palais. Des bouquets de vertebres, des guirlandes de clavicules et de tibias parodiaient les trophées champetres que le gout idyllique proposait a la joie des yeux. Le Baroque pouvait jouer avec l'idée et l'image de la mort ; il y trouvait cette ambivalente lec;on du memento mori et du memento vivere, qui suivant le caractere de chacun, s'interprete comme une invitation a renoncer ou un aiguillon a jouir. Il y puisait aussi cette mélancolie tout a la fois voluptueuse et vénéneuse, qui est la contre-partie de la volonté de puissance. Le regard ardent et inquieten meme temps que l'on voit aux bustes de la période hellénistique et dont le célebre portrait d'Alexandre, souvent répété, est le meilleur exemple, révele aussi les troubles profondeurs des ames du xvne siecle, comme si celles-ci poursuivaient sans cesse quelque objet inaccessible ou décevant, qui, aussitót saisi, tombe en poussiere. Ainsi s'explique l'ambivalence de la conception baroque de la mort. La pensée des fins dernieres n'est plus l'introduction a cet « art de bien mourir '' que pratiquait la piété médiévale, mais plutót la raison initiale d 'un défi jeté au destin. Le squelette de l'Epitome de Vesale médite devant une tete de mort son propre « Yorick, poor Yorick .. . '' saos, pour autant, réfléchir a mourir lui-meme chrétiennement. Le sommeil dont parle Hamlet, peutetre hanté de qui sait quels cauchemars, est un trouble avenir, sur lequel s'appesantit la contemplation mélancolique. Quoique cette mélancolie risque de paralyser 1'action en poussant 1' individ u a 1'ataraxie, le dynamisme baroque, si ardent, si violent, n'écarte pas de son regard l'obsédant rappel de la mort. Peut-etre y déguste-t-il une sorte de morbide plaisir, de délectation morose, capable aussi de renforcer son tonus vital en lui procurant une trouble volupté. Plastiquement il se complait a voir vivre la mort ; non plus a la fac;on nalve des danses macabres du moyen age ou des carnavals funebres de la Renaissance ou s'agitaient des bouffons déguisés en squelettes. C'est d'une fac;on a la fois plus solennelle et majestueuse, et plus subtile et insidieuse, que la pompe de la mort s'installe dans la vie. Les tombeaux deviennent des monuments de plus en plus chargés de symboles funebres frappant de
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terreur les yeux et l'imagination, et les funérailles des grands se déroulent au milieu d'une scénographie macabre née du talent des meilleurs décorateurs de théatre. Parmi d'épaisses draperies sombres tombant en lourds plis, ala lueurdes flambeaux, des squelettes sculptés dressent des torches vers le ciel ou s'attristent, effondrés a cóté du sarcophage. Leur élégante maigreur surgit d'entre les rideaux, tendant quelque insigne désolant; et, entrainé par eux, le défunt n'est plus un homme qui retourne vers Dieu, mais un sujet de plus dans l'empire de la Mort toute-puissante, toute-régnante. On peut imaginer que, pour contre-balancer la lourde pesée qu'exerce la pensée de la mort sur l'élan vital, au risque de l'annihiler, !'esprit baroque a inventé le culte de la vie pour ellememe, de la vie saos au-dela - ou d'un au-dela si incertain qu'il est inutile de le prévoir ... - et du dynamisme créateur. Le rythme de l'action doit etre d'autant plus rapide et plus énergique qu'il ne faut pas laisser a la mélancolie le temps d'agir. On combat son efficacité paralysante par un mouvement incessant qui est en meme temps une fuite et une course vers un objet qui pourrait étre un but de vie, et qui, chose plus importante encore, offre une raison d'etre au mouvement, justifie le changement et la transformation, le déplacement dans l'espace et les modifications morphologiques ou structurales de l'individu. L'amour passionné de la vie et ce trouble intéret qu'on porte a }a mort marquent les deux póles de la cinétique baroque. L'architecture et la musique, la politique et la vie sociale, la sculpture et la peinture, la scénographie, la poésie et les arts mineurs du comportement quotidien, tournent autour de ces deux póles et entrelacent entre eux leurs complexes courants. On ne peut parler d'une esthétique baroque, puisque celle-ci est étroitement entre-tissée avec toutes les manifestations de la vie depuis les pompes du bapteme jusqu'aux obseques a grand spectacle. De meme l'art baroque ne peut-il étre défini que daos une constante référence au mécanisme multiforme de l'homme baroque. Notre époque éprouve un réel intéret pour cette civilisation du xvue 'ecle, que d'autres Baroques ont précédée, que d'autres Baroques uivront. Peut-étre notre temps est-il en train d'élaborer le sien. eut-étre le cinéma en est-il un des aspects les plus significatifs t les plus curieux.
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L'ESPRIT llAROQUE
PAUL ROQUES
L'ESPRIT BAROQUE
TtTE de ce cahier consacré a ce Baroque et Cinéma ll, nous allons tenter de situer la psychologie de !'Esprit Baroque. Aussitót les difficultés surgissent car si le mot est d'un emploi aujourd'hui fréquent, comme tous les termes a la mode, il est imprécis et amphibologique. Il nous parait done nécessaire d'écarter un préj ugé des les premieres lignes. ce Baroque)) n'est pas, ou ne devrait pas etre synonyme d'absurde, il ne rime pas nécessairement avec ce loufoque ll, pas plus que « classique)) avec ce logique ». Il n'est pas non plus coextensif a «Louis XV>> o u a ce Pompadour » ni a ce Rococo ». Ce sont la des variétés de Baroque dans un élément important mais unique, le décor, a un moment ou d'ailleurs il commence a sentir la décadence ; le maniérisme, l'héritage du Parmesan et du Correge, n'est lui aussi qu'une autre tendance parmi les directions différentes prises par le Baroque au meme moment, avant o u apres ; la colonnade de Saint-Pi erre, les clairs-obscurs du Caravage, la sécurité du Palais-Royal de Madrid et l'exubérance de la cathédrale de Lecce, sont cousins a un stade profond de leur conception que nous aurons a préciser, ils sont de l'authentique ce baroquisme ». Et, cette mise au point acquise, il nous parait nécessaire de prolonger notre avant-propos en posant la question favorite de Foch : " J e qw i s'agit-il ? » Confrontons la notion de baroque avec cellts lJ.lll lui sont le plus souvent opposées, nous aurons dl!ja une solution plus claire du probleme: ces notions reconnues antagonistes par le commun accord des critiques, ce sont : logique, classique, latiu.
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Par opposition a la logique cartésienne, le Baroque sera !'ensemble des conduites intellectuelles et morales qui s'écartent de la norme recyue, du juste milieu qui ne sont pas justiciables des ce idées claires et distinctes n, ni des définitions équilibrées paree que s'originant aux profondeurs subconscientes, se laissant conduire par la passion et s'exprimant plus volontiers sous une forme paradoxale quand ce n'est pas délibérément provoquante. L'opposition de ce Baroque n et de ce Latín» est plus nuancée. Il y a un baroque cc germanique >> dont les historiens de l'art et les esthéticiens d'Outre-Rhin ont voulu faire le seul authentiq u e ; il caractériserait 1' ame allemande : le gout du vague, 1' attrait du colossal, le refus de l'ordre et de la lumiere au profit de l'inattendu et du clair-obscur ; i1 serait a 1' occasion fantaisiste, voire burlesque, et tendrait au fantastique ; certes ces notes s'apl>liquent parfaitement a nombre d'églises de Baviere ou de palats allemands, mais il y a aussi - et d'abord historiquement parlant, un baroque italo-hispanique, né a Rome vers r6zo, qui a débordé sur la France au temps de Louis XIII et infl.uencé bien plus longtemps les pays du sud de la Loire, monumental et romanisant, comme a la colonnade du Bernin devant Saint-Pierre du Vatican, d'autres fois féminin et coquet, les maneges de notre enfance avec leurs jeux de glace, de laques et d'ors, et leurs refrains de carton l'ont prolongé jusqu'a l'autre guerre - tantót fantasque et précieux, comme a la Consolata de Turin, tantót déclamatoire et suranné, source de l'art de ce Saint-Sulpice n, tantót enfin, déchainé, étalant sans mystere ses trésors accumulés et ses prouesses techniques, comme dans les retables espagnols ou les facyades des palais et des églises de Quito et de Bahía, aussi amateur du grandiose ou plutót de la << grandiosité », aussi virtuose des ombres et des lumieres, aussi fantasque et fantastique qu'en Allemagne, ce baroque-la parait l'incarnation la plus significative du désordre, de l'exaltation, du bavardage et de la superficialité d'un certain esprit méditerranéen, comme une revanche des vaincus du Peuple-Roi contre l'ordre romain et l'équilibre attique. C'est pourquoi ce Baroque » s'oppose a ce Classique » comme le particularisme a 1'ordre général, comme l'homme concret a l'éternel humain; i1 n'est pas un langage véritablement différent, 2
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ce sont les memes themes littéraires ou artistiques, mais !'ame, la qualité de l'expression, l'esprit avec lequel ce matériel identique est utilisé, différent avec évidence; la meme halle est placée par chacun daos un « style n totalement différent, on serait tenté de dire étranger l'un a l'autre. Si l'on identifie « classique '' et « classicisme >> au st yle monarchique franc;ais de Versailles et ele l'école de 166o, le baroque sera celui qui s'y oppose en tous points: art de vivre, forme de penser, de sentir, de construire, de décorer, d'écrire ... Quelques exemples précis s'imposent ici. l>ans le genre gracieux, connaissez-vous le pavillon du pare d'Echternach au Grand-Duché de Luxembourg ? A cOté de !'admirable basilique et du monastere que le grand siccle lui a adjoint, s'étend un jardín a la franc;aise (apparemment), qui entoure un petit pavillon qu'il faut connaitre pour comprendre le baroque. Il est posé face a l'étoile des allées, de fac;on a ce que ses fac;ades p résentent leur plat a ses pointes ; la salle mo ntée sur arcades, s'ouvre sur un perron qui tourne a angle droit; l'envol des marches monte a une balustrade ; les arcades du rez-de chaussée fo rment un préau fermé du coté du paysage, la douce vallée de la l\Ioselle ; et les détails de la décoration sont aussi surprenants, telle t et e formant la clef d'un are est un masque de face, un oiseau fantastique de profil. Tout est systématiquement asymétrique, illogique, imprévu, et !'ensemble est charmant, loin d'irriter, il donne une impression de si mplicité, d'arist ocratique laisser-aller, le pavillon s'impose avec la meme souriante nécessité que le salon de musique du pare de Trianon, son contemporain; voila du baroque opposé a la logique. ])u baroque germanique, la cour du Zwinger de Dresde ou les pavillons tarabiscotés, hérissés de cariatides et de frontons a pans multipliés, s'opposent aux lignes basses et plus simples des galeries, nous donnera un bon exemple, gigantesque motif de saxe ot't la pierre a 1emplacé la porcelaine (les saxes, avec leurs accumulations de fioritures et leurs polych ro mies, sont des bibelots parfaitement baroques). A Dresde, ce n'est pas la colonnade qni est l'élément essentiel de jeux d'ombres et de lumieres, e' est la décoration sculptée. Nous le retrouverons daos les palais lurinois de Guarini et d'Alfieri (un cousin du célebre tragique),
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serví par cette matiere si vivante sous la lumiere, q ui change meme la couleur du ciel quand elle le découpe par ses sortileges architecturaux, la brique; et nous devrons en rapprocher ces palais espagnols ou les immenses blasons hérités de la R enaissance, concourent avec les ordres a l'antique, employés a contresens de Vitruve, pour apparenter l'architecture a l'art de quelque colossal mobilier. Quant a l'opposition du classiq ue et du baroque, on songerait aussitót a comparer la place Saint-Pierre de Rome a q uelque u place Royale n du grand siecle, etc'est bien a l'une d'elle que uous ferons appel, mais dans une perspective tres particuliere. La Place St anislas de Nancy est bien de la lignée des places royales, pourtant les a rchitectes et les ferroniers étaient d'un autre esprit que ceux de Versailles ou de París, les pans coupés, le jeu des ferroneries, 1' ordonnance de l'Hotel de \'ille, si proche de celle du Capitole de Toulouse, l'opposition des hotels a<> manifestement plus important qu'en Ile-de-France, nous éloig nent de !'esprit franc;ais. Héré a beau etre un éleve de Boffrand et agrandir pour la « Carriere >> l'hémicycle de !'hotel de Soubise, allez passer quelques instants sur la petite Place d' Alliance, elle, authentiquement classique, et vous serez convaincus, qu'un u je ne sais quoi >> presque imperceptible fait fig urer chacune de ces places de part et d'autre de la frontiere qui sépare le classicisme et le baroquisme. Si nous avons emprunté nos images aux xvne et xvrne, c'est pour introduire cette idée, pour nous essentielle : il y eut a ce moment une civilisation baroque, et c'est po ur cette civilisation que le mot a été inventé, ou tout au moins adapté : on ne peut parler de u Baroque n en dehors de cette époque que dans la mesure oú le point de vue envisagé participe a ses car acteres essentiels. Née a Rome avec ~Iaderna, aux environs de r6zo, elle y a eu pour maitres européens : Bernini (Bernin : r sg8-r68o) et Borromini (r597- r667)· Les villes italiennes, les pays sous le controle de la l\Iaison d' Autriche (y compris l'Espagne devenue bourbonienne), le Portugal, les domaines « indiens n, les états nordiques, ont adopté plus ou moins vite et plus ou moins longtemps cette formule romaine, et les états américains de langue castillane
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y ont été fideles comme a l'art populaire et aux modes de vie européens, jusque vers le milieu du xixe siecle, quoique la réaction néo-classique de Piranese (1720-1778) et de Canova (1747-1882) ait renversé le goút des classes « éclairées >> depuis la fin du xv1ue siecle. Cette breve délimitation historique - sur laquelle nous reviendrons d'un point de vue différent au cours des dernieres analyses de notre article - suffira pour situer << l'époque baroque », et pour nous permettre d'en fixer les traits essentiels de portée universelle, ceux qui permettent de parler, sinon d'un << baroque éternel » comme E. d'Ors, au moins d'un baroque latent extratempere!. Ces traits essentiels peuvent, d'autre part, s'appliquer soit ala conception technique des ceuvres (il y a un baroque technique) soit a la mentalité des hommes et spécialement des artistes de cette époque - nous parlerons done, faute d'avoir trouvé une expression plus adéquate, d'un baroque psychologique et spirituel. L e baroque technique a fait couler beaucoup d'encre. Conformément a la méthode a minima que nous avons adoptée, tenonsnous en aux éléments admis sans discussion; ils sont quatre : l'instabilité des équilibres (tous les arts recherchent le tour de force et l'effet de surprise), la mobilité des formes (qui exige que le spectateur se déplace pour jouir des perspectives différentes, ou, s'il s'agit de la littérature, !'extreme variété mélangeant les genres et faisant appel a la gourmandise intellectuelle de l'auditeur), le parti-pris d'utiliser les moyens spécifiques d'un art dans la t echnique d'un )autre, la priorité du décor qui se soumet l'architecture. Encore une fois des exemples précis vont éclairer ces propositions abstraites. L'instabilité de l'équilibre ; les fa<;ades des églises ondulent, les corniches (éléments statiques) sont volumétriquement et linéairement torturées par tout un peuple de statues et toute une flore de guirlandes qui en modifient et en déséquilibrent l'allure générale nue, en sorte que l'effet obtenu est celui d'une compensation des déséquilibres ; mobilité des formes : suivant la posi-
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tion des spectateurs, l'église en éventail de Carignano, pres de Turin, semble un demi-cercle, une ellipse ou un immense culde-four, i1 faut que les différents points de vision soient épuisés pour que se dégage l'impression totale; tendance a meler les arts : un décorateur comme Baciccia ou Pozzo utilise les stucs et les couleurs suivant des principes empruntés a la musique, on parle de tons, de modes, d'accords, et ce n'est pas la seulement métaphore ; les memes artist es incorporent dans leurs plafonds des architectures feintes qui achevent celles de l'église, con<;ue pour ce couronnement. Domination du décor : la remarque précédente montre déja !'intime accord de celui-ci avec l'édifice, mais il y a souvent plus, la piece n'est qu'une salle a murs plats, c'est la peinture qui lui donne son ordonnance, ainsi dans les églises portugaises ou ce ne sont meme pas des architcctures feintes, mais les azulejos et les immenses cadres dorés, historiés et chantournés des images saintes qui << donnent le ton» du monument. Soulignons immédiatement les correspondances modernes de ces techniques, et prenons, puisque nous sommes centrés ici sur le cinéma des exemples dans quelques films. De l'instabilit é des équilibres procedent les vues plongeantes, les travellings; de la mobilité des formes, la multiplication des points de prise de vue, la vie d'une mise en scene ou le cadre participe aux événements; du mélange des arts, le cinéma n'est-il pas le type meme en ce qu'il unit le son, la parole, la photographie et l'argument dramatique, mais on peut plus particulierement constater que certains metteurs en scene sont plus littéraires, d'autres au contraire font appel, dans la photographie elle-meme, a des valeurs proprement picturales ou proprement musicales. L'opposition entre les st yles de la mise en scene d'Ouragan sur le Caine et de M aria Candellaria nous semble tres suggestive a ce point de vue. De la domination du décor, enfin, deux images vont nous préciser le sens : dans Othello d'Orson \Velles, cette séquence ou le plafond a poutrelles semble le symbole du filet ou la jalousie enferme le 1Iaure et, d'autre part, Le fleuve, dont le titre meme montre que c'est lui l'acteur principal. Nous ne disons pas que chacun de ces éléments constitue a lui lseul le baroquisme, mais la ou ils se rencontrent tous les quatre, nous sommes certainement en technique d'inspiration
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baroque et le cinéma nous semble, redisons-le tout de suite, un art, en ce sens, essentiellement baroque, puisgue pouvant en réaliser toutes les aspirations de métier, nu~me s1 tous les films n'en partagent pas 1' esprit. Car la psychologie et l'esprit restent les éléments essentiels d'une histoire et d'une compréhension exhaustive de quelque tendance authentiquement humaine qu'on veuille mieux comprendre. De ce nouveau (essentiel) centre de perspective nous grouperons nos réflexions sous trois chefs : La religion de 1'extase Entre l'enfance et la mort- Entre l'angoisse et la joie. Pour conclure sur ce qui nous parait le creur meme de l'attitude baroque tant théorique que spirituelle: le mensonge héroi"que.
la religion de l' extase Si le style baroque a servi aussi bien pour des palais que pour des églises, s'il s'est particulierement preté au genre « théatre >>, il n'en est pas moins né d'un mouvement religieux : la contreréforme catholique provoquée par le concile de Trente ; il s'est assez lentement élaboré pendant l'effort du redressement catholique et sa maturité exprime le moment du triomphe daos les régions memes, et pratiquement seules, oú il s'est implanté, de 1' église romaine. 11 a exprimé par conséquent les aspirations, les doctrines et les admirations, les désirs secrets aussi, des générations religieuses entre 1640 et 1720. Or l'un des themes les plus aimés est celui de 1' ex tase, aussi s' étale-t-il des frontons des porches aux décors des sanctuaires ; il a été traité pour lui-meme, comme daos la fameuse « Transverbération » de sainte Thérese d'Avila aSainte:'.Iarie de la Victoire, a Rome, mais il a déteint sur toutes les représentations pieuses jusqu'aux images de premiere communion d'il y a vingt-cinq ans. Les reuvres de sainte Thérese d'Avila et de saint Jean de la Croix ont été lues, commentées, exaltées et, dans la mesure du possible, c'est-dire daos les attitudes cor-
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porelles extérieures que le phénomene mystique provoque, imitées; l'apologétique s'en servait comme preuve, contre certains illuminismes, que le Saint-Esprit agissait daos l'Eglise de saint Pierre; la piété privée, ébranlée par les novateurs et les disputes des théologiens, s'y rassurait en espérant et en trouvant dans une sensibilité religieuse parfois tres authentique, mais parfois aussi purement sentiment ale, un contact (( délicieux >> avec ce Dieu qui habite les creurs ; par ailleurs, les époques tragiques de la fin du moyen áge et des guerrcs de religion (celle de 'frente Ans correspond au début du baroque) avaient surexcité les sensibilités, et la dureté des mceurs se retrouvait sous la forme d'une religiosité de luttes, de peine, d'exaltation et de conquete (celle de soi et celle des ames). A une mentalité ainsi préparée, le phénomene mystique apportait une réponse; les troubles physiques que l'authentique contact avec Dieu produit dans un corps humain non accordé a l'effort qui lui est demandé, prenaient un sens et un intéret qui nous étonnent aujourd'hui. De la a ne corrsidérer que les attitudes ainsi provoquées commc signe de sainteté certaine, le pas fut vite et universellement franchi. Les yeux révulsés, les corps en plein effort, les transes de l'homme en proie a la mainmise du divin, devinrent les gestes qui rendaient visible l'union de l'ame a son Seigneur, done les gestes habituels de la priere quotidienne ; ce fut l'invasion de l'Europe catholique, des Amériques hispaniques et des missions de I'Asie, par la cavalcade des chevaux de l'Apocalypse, la danse effrénée des statues, les yeux contemplatifs des images, les formules les plus humiliées, les plus violentes daos l'expression de l'Amour, les plus tendres pour traduire la faiblesse de la créature devant l'immensité de son Créateur. De tout cela naquit une rhétorique du signe, du geste et du langage, dont les échos restent bien proches pour les hommes de quarante ans, mais cette rhétorique, avant d'etre un bagage d'expressions inadéquate a la sensibilité religieuse du xrxe siecle, fut celui de ce que pensait, désirait penser, ou enseignait a penser le xvne. Dans la mesure ou la (( tension >> (le mot est classique pour désigner cette attitude de !'esprit baroque), daos la mesure ou la tension du langage et des gestes traduit une tension spirituelle
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(surtout si celle-ci est de nature religieuse) au point de prendre un caractere d'extremisme et d 'outrance, atteignant les limites - ou les dépassant - de l'expressionnisme, sans qu'il s'agisse pour autant d'anomalies véritables, on est en climat baroque et le mot peut y etre employé a bon escient : i1 a été de fait choisi pour définir une époque ou la masse, par conviction, entrainement ou éducation, peu importe, mais authentiquement (et cela est essentiel, sinon on est dans un autre registre, celui de la déclamation pure) vivait de ces sentiments. entre l' enja1tce et la mort
Cette tension se retrouve dans un motif alterné et opposé si fréquent qu'on peut le considérer comme le plus caractéristique de cette psychologie, la prédominance de l'enfance et l'obsession de la mort ; en somme le choix significatif de deux << situations limites ll. L'enfance constitue une virtualité inépuisable, semblet-il, de vi e et, par conséquent, une sourcepratiquementintarissable de symboles, de regrets, ou de reves, mais aussi de reprises et d'embellissements de la vie réelle concrete, tandis que la mort donne le seos, par récapitulation, d'une existence, tout en ouvrant sur le mystere, a ce moment impossible a éluder, de l'etre et du cosmos. Le goC1t, l'exploitation du theme de l'enfance et des enfants est tout a fait caractéristique du baroque. Entrez dans une église Louis XIV ou Louis XV de Paris, que ce soit Saint-Sulpice ou Saint-Louis-en-l'Ile, les architectures peuvent etre nobles ou vulgaires, la décoration sévere ou chargée, !'ensemble fait une parta l'enfance, mais l'impression globale reste équilibrée entre plusieurs réseaux de motifs; au contraire, d'une église baroque nous ne risquons de retenir que deux themes absorbants et souvent exclusifs, tous deux d'ailleurs variations sur un sujet principal : l'exubérance de la vie en fleur. L'enfance ou l'adolescence (liées, quand il s'agit de sainte, au theme de la virginité a l'heure ou elle s'offre bien plutót qu'en sa maturité) est partout : dans les jeunes saints offerts au culte des jeunes, Stanislas Kotzka, Léon Berchmans, Louis de Gonzague, dans les autres
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saints dont l'iconographie, surtout peinte, a tendance a ne retenir que des scenes de jeunesse (ou de mort), dans l'ornementation gratuite qui envahit la salle, église, salle de spectacle ou salle de réception, tantót pour en souligner l'architecture, tantót pour s'y substituer et ou des angelots, des amours bien semblables (dans les deux cas les italiens disent des putti) gambadent, voletent, tendent des rideaux, retiennent des tentures, soulevent des guirlandes, leurs tetes ailées servant de points de rattachement aux théories de fleurs et de fruits ; les jeunes vierges et les satyres-enfants peuplent les jardins, crachent l'eau dans les fontaines, - et si, souvent, ces chérubins de tous genres sont aussi asexués qu'innocents, la place faite a la jeune fille ou a la (tres jeune) jeune femme fait appel aux mythes de fécondité ou plutót de préfécondité sous leurs formes les plus scabreuses - !'une des copies les plus répandues d'ceuvres peintes est la Leda du Correge ; il y a jusque dans les théories de martyrs offertes aux chrétiens comme modele de l'attitude a avoir dans les persécutions trop de place pour les enfants et les adolescents aux dépens des saints dans la force de l'age ou des vieillards. Or, par une sorte de conversion du pour au contre, cette religion et cette frénésie de l'enfance ne sont pas seulement appels a la pureté, nostalgies de perfection, sollicitations de sainteté, retours vers les paradis perdus ou amusements quelque peu canailles, c'est souvent une introduction au mystere ou a l'angoisse de la mort. L'un des arguments essentiels des apologistes, c'est la célebre phrase de Tertullien : << Le sang des martyrs est une semence de chrétiens )), Les nouveaux ordres, ou les branches nouvellement nées des ordres anciens : jésuites, théatins, capucins, bientót les congrégations fran<;aises, lazaristes, missions étrangeres plus tard, soutiennent l'enthousiasme de leurs missionnaires et la fidélité de leurs amis et clients par la fierté des martyrs actuels, continuateurs de ceux des premiers temps et preuve de la vitalité toujours jeune de la foi - et cette époque, qui hérite du passif des guerres de religion fran<;aises et connait la plus terrible de toutes, cette guerre de Trente Ans qui ruinera les pays germaniques pour plusieurs décades, avec leurs corollaires de pertes, de meurtres, de pillages et de transferts de population par le
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triste entrainement des << réfugiés », est vraiment un temps u'Apocalypse, meme clans les régions plus calmes ou l'écho en arrive plutót renforcé par l'imagination des << on-dit >>. Le chrétien vit daos une familiarité de la mort, dont la mentalité qui régna chez nous entre 1940 et 194-5 peut nous donner une idée ; pensons cependant qu'il s'agissait alors de périodes couvrant le temps d'une génération, au moins. Aussi voyons·nous renaitre des sujets que les horreurs du moyen age finissant, les squelettes et les danses macabres, avaient aimés et que la Renaissance avait chassés; Bernin a gravé SUr le socle le nom d'URBANUS VIII BARBERIJ\US P. M. a celui qui releve avec une cérémonieuse élégance l'immense voile ele jaspe sur le mausolée d'Alexandre VII, en passant par le sinistre danseur brandissant comme un tambour de basque, le médaillon d'Aiexandre Valtrini sur le tombeau de ce dernier a San Lorenzo in Damaso. La Chapelle de la Charité de Séville présentera a la méditation les« Vanités >> (FINIS GLORIAE ¡.1UNDI; c'est la fin de la gloire du monde, légende d'un tablean ou le squelette d'un éveque dort sous la balance du juge éternel) et un peu partout le platean des quetes pour dire des messes en faveur des ames du purgatoire s'orne de cranes, ou de tetes coupées et saisissantes de saint Jean-Baptiste. Car cette obsession de la mort entraine par réaction le goílt d u macabre, dont les plus curieuses manifestations sont les charniers, comme ceux de la Conception aRome, ou de Saint-Pierre a Naples ; l'un avec ses os classés et dont les personnalités les plus marquantes ont été remontées comme daos un amphithéatre d'histoire naturelle pour montrer a la foule des visiteurs la vanité des puissances du siecle - le second, aux autels savamment composés de tibias et de cranes dont la lumiere électrique doit atténuer l'effet prévu a la lumiere vivante et jaune des cierges ; c'est aussi de cette époque que datent nos << pompes funebres » sous leur forme actuelle ; il suffit de comparer - car la encore la France a adopté le goílt de ses voisins - les gravures des grands enterrements du siecle de Louis XIV avtc le cortege d'Étienne Chevalier daos la miniature de Chantilly ou celui du Duc de Bourgogne sur le socle de leurs tombeaux a la Chartreuse de Champmol (aujourd'hui au l\fusée de Dijon).
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L' angoisse métaphysique, sous sa forme religieuse ou sous celle de l'effroi du vide, peut avoir des degrés, mais sa présence constitue l'essentiel de !'esprit baroque; nous ne pouvons accorder qu'y participe une reuvre importante ou cette angoisse ne paraitrait pas, ne serait-ce que sous forme de contrepoint, mais elle y suppose d'etre liée a la nostalgie de l'enfance et de la pureté; sous cet angle l'reuvre d'Anouilh est autrement baroque que celle de Giraudoux et il est curieux de constater que dans le classicisme fran~ais c'est Phedre qui, si classique par la forme, serait la plus baroque des tragédies du xvue siecle- c'est-a-dire celle apres laquelle le << doux » Racine n'avait plus ríen a dire.
entre l' angoisse et la foie L 'affrontement de l'angoisse métaphysique et de la nostalgie de l'enfance n'est en réalité que le point critique d'une attitude plus générale, l'essai sans cesse renouvelé de nouer dans un seul acte l'optimisme de la joie de vivre et les angoisses provoquées par les démentis des faits, en ce qu'ils ont de richesses humaines; i1 s'agit en somme de pousser au paroxysme (la encore) cette demi-teinte des jours ou les bonheurs et les malheurs alternent et s'entrainent mutuellement, pour les vivre intensément, les uns par souci de vérité, les autres par exubérance de vitalité, beaucoup saos doute par littérature. C'est pourquoi ce n'est que par un artífice de style que nous avons évité de parler de fete du macabre, dont la nature est bien une interprétation, tantót caricaturale, tantót vériste, mais toujours festivale, de la mort. La mort, la souffrance, l'inquiétude du présent, c'est avec son exaspération naturelle que le baroque les vit et en parle et l'attitude spirituelle (au sens religieux strict) qu'il adopte est dominée par cette interprétation festivale de la mort ; car cette époque est hantée par le probleme central de Luther et du protestantisme primitif, celui du péché ; elle habite, « theme caché >> dans tous les autres « themes », les ames qu'a touchées, fílt-ce pour le combattre, la question posée a saint Paul et a
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saint Augustin par le fondateur de la Réforme ; le jansénisme avec son prédestinationisme rigoureux et quasi primaire, d'une fa<;on plus générale, l'augustinisme pessimtste de beaucoup de ses contradicteurs eux-memes, sont une réaction de désespoir ; ce siecle et demi s'est posé avec une constante reprise le probleme du « petit nombre des élus n et de la damnation de la « masse n des créatures raisonnables ; la aussi, la France a tenu sa partie dans le monde baroque que son art officiel reniait. Le baroquisme est « coincé ,, entre la fascination du Paradis Perdu et celle de l'Enfer mena<;ant. C'est a la premiere que se rattachent et c'est d'elle que descendent, qu'irradient comme de leur centre, les tendances triomphantes et les explosions souvent désordonnées d' allégresse, en se réfugiant dans l'avant du Péché origine!, en essayant d'en reconstituer artificiellement, par les sortileges de 1' art, 1'ambiance et les réactions ; prédicateurs et directeurs de conscience veulent tempérer le volontarisme a la mode par un mysticisme fondé en raison ; le mouvement annexe les vertus naturelles apres les << fins dernieres n et la mentalité, une fois créée, s'étend aux faits heureux du passé; le mythe d'un age d'or ressuscite ainsi inconsciemment et l'on voit le paradoxe d'un monde sur de sa force et assez méprisant pour les formes d'art du passé, qui va y prendre ses inspirations et ses reves, d'ou les multiplications d'allusions antiques, la reproduction de scenes légendaires aussi bien a la gloire des princes dans les monuments civils qu'a celle de Dieu et des saints dans les églises, contradiction plus apparente que réelle, dont la solution réside dans un commun point de départ; il s'agit, au fond, de faire revivre ces temps fabuleux ou tout était mieux qu'aujourd'hui, en meme temps que de se prouver a soi-meme la valeur de cet esprit humain qui a survécu a la chute et que les protestants semblent diminuer. Les formes rares, la sollicitation constante des solutions techniques nouvelles, imprévues et aventureuses sont, au fond, le meme témoignage que la multiplication des scenes de l'histoire légendaire ou que la symbolisation par un exploit antique de faits, la plupart du temps militaires, actuels. Cette quete d'un retour au tres lointain passé supposé idéal et d'une perfection actuelle aussi impossible que nécessaire, ce
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sentiment du péché, provoque la réparation et le rachat ; ces notions traditionnelles de la piété catholique sont remises en lumiere, étudiées et développées avec les cérémonies réparatrices, comme les << quarante-heures ,, nées a Rome, et fournissent le substrat psychologique de la nouvelle dévotion au Sacré-Cceur. llfais détachés de leurs origines religieuses, ils arrivent a prendre valeur pour eux-memes dans un véritable masochisme, dont les fresques de suppliciés (qui sont sans doute des martyrs, mais le prétexte en est vite oublié devant l'horreur des images) de Saint-Étienne-le-Rond, sur le Ccelius a Rome, sont un curieux, mais peu rare témoignage; ainsi l'angoisse et la pensée habituelle de la souffrance s'érigent en theme original, comme la Niobée de Bernin ou le Milon de Crotone de }luget ; sous forme de peinture et de statues multipliées par la copie et l'inspiration indirecte, la hantise de la souffrance s'installe dans les jardins, court sur les murs, orne sous forme de monstres les courbes des fenetres ou des balcons, inspire les cariatides, évolue parmi les scenes mythologiques ou légendaires et se répercute du vocabulaire artistique a celui de la vie courante ou elle se manifeste par les légendes horrifiantes (souvent attribuées a tort au moyen age), les pieces de théatres populaires, les complaintes, renouant avec les Passions, provoquant ces séries de << .:\fiseres ,, ou d '" Horreurs de la Guerre n dont Jacques Callot a donné l'exemple le plus parfait, tout comme dans les scenes de paysans de le Nain oü la misere et la souffrance s'appellent mutuellement. Et pourtant il n'y a rien a retrancher ni a adoucir a ce que nous avons dit sur les violences du culte de l'enfance, quoiqu'enfance évoque naturellement joie; les deux courants ne sont pas seulement paralleles, ils sont surtout corrélatifs. Sur le plan mystiq u e nous en avons la justification dans ces textes de sainte 1 hérese ou de saint Jean-de-la-Croix qui nous expliquent comment la prise de possession d'un etre humain par la puissance divine est a la fois une torture indicible, car l'instrument n'est pas accordé a l'action qu'on lui demande, ct une joie inimaginable, car !'ame se sent comblée au-dela de toute imagination et attente par le bonheur qui l'envahit. Ces t extcs justifient, non seulement l'alternative métaphysique de l'état mystique, mais aussi la position baroque de la joie dans la tension maxima; toutes
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proportions gardées, c'est dans les sujets memes de son pessimisme, ou a leur occasion, que ce temps trouve aussi et surtout les éléments de ses jubilations, saint l'hilippe Néri entraine eles foules sur les chemins des basiliques ou les exercices de piété touchent une multitude d'ames, mais il égaie ces pelerinages de facéties qui scandalisent le sévere Pie V, saint canonisé lui-aussi. 'l'out ce décor d'enfance et de vie que nous avons évoqué sous le titre précédent est animé d'un dynamisme quasi matériel, d'un tourbillon souvent agaryant pour nos mentalités de Fran<;ais ; tout bouge, tout rit, tout danse, les saints dans leurs niches, les putti sur leurs consoles ou leurs architraves, les flammes des pots et les fleurs des guirlandes; on pense invinciblement aux processions dansantes, comme celle d'Echternach, qui remonte au moyen age, ou a l'enterrement rythmé en jazz du « Pauvre ] oc » dans cet admirable court métrage sur la Louisiane que nous avons vu l'an dernier. Aussi les fetes ont-elles un caractere a la fois général et populaire. C'est une garantie de baroquisme de fondre les classes dans les memes frairies déchainées, au lieu de les juxtaposer comme dans notre France actuelle, ou de séparer les grands qui offrent, des humbles qui sont in vi tés, comme dans le Versailles monarchique. En janvier la Befana, l'Épiphanie jette tout Rome dans les rues jusqu'au petit matin, le peuple melé aux clercs, les femmes parmi les moines, et chacun fait le plus de bruit possible ; au carnaval, o n dresse le long des rues des échafauds d'ou l'on peut, pour un prix modique, jeter dans le dos eles ecclésiastiques des ceufs remplis d'eau; le cardinal-vicaire bénit les feux de la Saint-]ean, qui sont d'abord des feux d'artifice; le divertissement d'Aoftt en la place Navone noie le fond dans les eaux et les carrosses des cardinaux la traversent au galop parmi les arrosages joyeux des spectateurs barbotant sur les pavés. Du carnaval au baroque il y a un lien étroit, saos doute le second n'a pas inventé le premier, mais il l'a adopté, car le style baroque est un véritable carnaval d'art; il suffit de regarder, sans préj ugés de correction, les églises, les palais, les fontaines pour sentir se dégager de tant de prouesses d'architecture de tant de jeux de marbre, de stucs et de faux marbres, de tant d'efiets de lUJuiere et d'ombre, un parti-pris de joie, de bonheur
qui est aussi un parti-pris de jouissance, c'est un besoin incoercible. Le ce tcurbillonnement des forces de la vie » gravite comme sur le vase d'H. de Régnier- de la vie mais aussi de la spiritualité, et tant de fievre ne laisse pas de respirer, en général, une solide santé. Cette veine si puissante et ce impure », certains y verront le mauvais gout, d'autres une décadence, pour nous, l'essentiel, c'est son existence, c'est l'authenticité de son double message : gravité de la vie et sa bonté fonciere.
du sérieux de la rhétorique en Art le message hérotque Car nous sommes amenés a nous poser le probleme dernier, qu'en est-il dans le baroque du sens profond de ses antinomies, de ses alternatives, de sa tension et de ses exaspérations ? le baroque est-il une forme de langage artistique, une rhétorique, ou une attitude vitale des ames, une spiritualité ? D'un point de vue encore superficie!, constatons tout de meme que sa vogue est a la fois étendue dans l'espace et durable daos le temps ; !'aire géographique déja délimitée grosso modo, groupe des peuples de mentalités tres différentes, méditerranéens et germaniques, asiatiques et américains, de stades sociaux et de formation psychologique hétérogenes, latins, flamands, allemands, slaves, hongrois, métis d'Incas ou d'Azteques et sa zone d'influence est encore plus vaste, puisque la France deux fois (Louis XIII et Régence), 1' Allemagne protestante, un moment 1' Angleterre, la Chine, l'Inde, les colonies anglaises et hollandaises ont été plus ou moins touchées et ont plus ou moins assimilé des éléments baroques, soit dans le domaine artistique, soit dans celui des idées et des doctrines. Depuis l'Hellénisme, aucune civilisation européenne n'avait vu un pareil ascendant que retrouvera seulement au xrxe siecle le monde anglo-saxon. Cette répartition géographique n'est pas une vogue, mais une implantation, les plans de San Andrea della \'alle par Carlo ::.\Iaderna sont de r6zo, la révolution néo-classique commencera en Italie avec la deuxieme moitié de l'ceuvre de Piranese soit
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vers 1760 et en plein xrxe siecle Antonio Francisco Lisboa, O Aleijadinho, le petit estropié, architecte et sculpteur métis brésilien, élevait l'église du Bon Jésus de Petit Bois et l'ornait d'admirables statues de prophetes jusqu'a sa mort en 1814. Car, c'est une supériorité sur l'hellénisme, le baroque n'est nulle part un produit de la civilisation de l'aristocratie ou, aux colonies, du vainqueur. Les églises et coupoles bulbeuses semblent aussi autochtones en Pologne, qu'au Tyrol et en Italie; le style baroque apparait dans ce dernier pays comme le fruit múr de la Renaissance, c'est en plein xvme siecle que Juvara jette dans le ciel de Turin le dóme de la Superga dont le baroquisme s'affirme moins par les ors et les tableaux (d'ailleurs médiocres), que par une ce grandiosité » qui tend a la faire paraitre plus monumentale que ne le supposent ses dimensions réelles ; sous le ciel changeant d'Einsiedeln, les clorures et les tons pastels sont rehaussés par les grandes surfaces blanches; a l'orangerie du chateau de Weilburg les proportions seules, lourdes et pourtant agréables, annexent l'allure du Grand Trianon a !'esprit hessois, et cependant les grands retables espagnols a sujets multiples, quoique tradition gothique, sont si caractéristiques du baroque qu'en France méridionale, on n'appelle ce a l'espagnole >> que ceux du xvrr-xvnre. Au Portugal, on ne saurait hésiter entre un monument manuelin et un palais baroque, pourtant celui-ci semble la continuation logique de celui-la, aussi bien dans !'esprit que dans la technique. Aux ce Indes >>, en Amérique hispanique s'entend, i1 ajoute aux lec;ons de I'Italie et de la métropole, il les fond plutót avec le vieux fond précolombien et les contributions africaines des esclaves et de leurs descendants. Et dans les modes de vie, nous surprendrons la meme plasticité. Ce ne sont pas seulement les fetes romaines de tout a l'heure, celles qui durent toujours - telle la Befana - celles qui tournent au folklore touristique ou a la noce, comme les camavals des bords méditerranéens - c'est dans toute !'aire baroque que nous voyons cette imbrication du sacré et du profane, voire du vulgaire, de l'aristocratique et du populaire. Le clergé l'a longtemps favorisée et bénite, l'équilibre d 'une société hiérarchisée s'y rétablissait dans une atmosphere de genre patriarcal qui en affaiblissait les inconvénients et les vices; c'est aujourd'hui
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en Amérique que nous trouvons les manifestations les plus baroques - plus encore, malgré l'authenticité et la densité des Semaines Saintes de Séville, si incomprises de nous, Franc;ais, qu'en Espagne - le folklore hérité de la double ascendance indienne et esclave brassé avec les traditions populaires apportées par le petit peuple des conquistadores mineurs ont créé ces musiques et ces chants, ces rythmes ce sud-américains >>, qui pretent un cadre magique (au sens propre) aux cérémonies dans les églises rutilantes de cadres et d'azulejos ou d'accompagnement lancinant aux processions des ce pasos » portés par des croyants exténués, entourés de cagoules et d'une foule couronnée d'épines véritables dont le sang goutte sur les visages brunis - ce a quoi correspond sur le plan la1que les frénésies des carnavals de Rios. Par eux, le baroquisme revient aujourd'hui sur I'Europe dans les rythmes et les sons qui modelent rapidement un nouvel esthétisme populaire, déja accueilli par nombres d'authentiques musiciens. Nous sommes maintenant plus ce dans le bain >> pour nous poser la question fondamentale : A que! niveau se situe dans la mentalité de ceux qui en vivent la tension baroque de la religion de 1' ex tase, sollicitée par les doubles, et troubles, tendances spirituelles et charnelles, de la nostalgie de l'enfance et de la fascination du destin et de la mort ; quelles régions ébranlent en eux le complexe instable et indissoluble de l'angoisse et de la joie ; pour etre si universelle et si particuliere a la fois, pour reparaitre sous une forme nouvelle lorsqu'elle semble définitivement exorcisée par l'évolution elle-meme des idées et des mceurs, avec quelle fibre est-elle en harmonique ? Qu'a certaines périodes de drames et de désespoirs, l'invincible optimisme humain ait cherché dans sa religion ou dans ses modes de vie a assumer les circonstances par sa réponse exaltée en fait, et en droit par des doctrines justificatrices, c'est vraisemblable, done possible et il faut accepter les faits qui le montrent se réaliser, mais un tel état d'esprit a·t-il pu rester universel si longtemps, tout en conservant la vigueur, la frakheur, la vitalité des instants exceptionnels qui 1' ont une fois justifié et produit ? D'aucuns argueront sans doute qu'une civilisation une fois
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constituée continue a évoluer sous l'impulsion initiale par le jeu des habitudes, des réflexes acquis, qu'elle fait boule de neige: le langage, les attitudes sociales, les préjugés, 1' entrainement, imposent aux jeunes générations un matériel d'images, d'expressions et de gouts qui ne sont plus justiciables de la vie, mais de la mécanisation. D'ailleurs, lorsque d'aventure, une individualité éprouve des sentiments violents, elle a une tendance toute naturelle a les mouler dans ce langage préexistant, qui retrouve pour elle plus ou moins de son sens origine!, mais aussi canalise ses expériences selon les ligues des clichés re<;us. Mais l'universalité et la durée, la plasticité et les mutations de la (( nature baroque » sont-elles suffisamment expliquées ainsi ? Si ses idéaux gardent une actualité et une telle action, c'est sans doute que ses conduites correspondent a des besoins ou a des impulsions plus primitifs et plus essentiels. Aussi, lorsquel'évolution de la société, accélérée depuis 1789, a fait crouler le monde baroque, les caractéristiques morales en ont survécu, et ont eu tendance a se soumettre les nouvelles formes de pensées et les nouveaux schémas de sentir, i1 demeura un courant baroque dont les éléments constitutifs ont fini par s'intégrer dans les nouvelles fa<;ons de vivre, dans les nouvelles philosophies et dans les nouveaux arts. Nous pouvons maintenant dire qu'il y a plusieurs profondeurs de baroquisme: simple langage socialisé pour les uns, il ne correspondait qu'a une rhétorique et il a été rejeté lorsque d'autres rhétoriques ont pu se socialiser a leur tour; expression toute faite de sentiments réels pour d'autres, il a survécu et s'est transformé, c'était toujours une rhétorique, mais elle transcendait le domaine de l'expression pour modeler celui de la pensée ; pour des tempéraments violents ou pour des époques exceptionnellement dramatiques et passionnées, au contraire, il a été le fruit, ou tout au moins, le moyen d'une traduction adéquate et c'est pourquoi, dans un monde ou les situations (• baroquisantes » sont toujours présentes a un point ou un autre, il a vécu, il est resté vivant, avec l'internationalisation des moyens d' expression, i1 a pu disparaitre et revenir, emprunté a une autre région, ou il était toujours vivace, ce qui a manqué a l'hellénisme par exemple. Oui, le baroque est une rhétorique, mais qui a besoin pour
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survivre et refl.eurir d'un substrat métaphysique justilié par des situations concretes assez particulieres pour sous-tendre une époque ou une région précises, assez générales pour pouvoir s'échanger avec d'autres lieux et d 'autres temps analogues; le baroque est un chant passionné au-dessus du ton, il peut aussi bien entrainer les foules avec les déclamations révolutionnaires, exprimer les grandes émotions que le style classique laisserait échapper, comme sainte Thérese d'Avila, servir d'alibi a ceux qui (( sentent» et n 'agissent pas, comme les velléitaires, ou couvrir d'un somptueux manteau les faibl.:sses, les lachetés ou les mauvais tours. I1 exprimera une authentique inquiétude dans La grande Illusion, versera dans le verbiage et la violence gratuite avec Le défroqué, se pliera aux reves étranges et quelque peu nuageux avec Orphée, mais se distinguera toujours aussi bien du classicisme d'Helena et les Hommes que du vide de L'Égyptien ou de la fantaisie, fut-elle amere d' A rchimede le clochard. Un drame comme M er cruelle ne sonne pas, n'a aucune harmonique avec le Cuirassé Potemkine, l'un est classique, l'autre baroque, meme l'humour a un gout qui ne laisse pas la plaisanterie se détacher des problemes majeurs, comme jadis chez Aristophane. Paree qu'il reste toujours au-dessus du ton, le baroque n'est jamais ni totalement rhétoricien, ni absolument ni purement sincere, i1 se ment a lui-meme et aux autres; il y a toujours du tour de force gratuit, done de la prestidigitation daos le baroque technique. Les plus profonds, les plus beaux exemples de baroque spirituels, meme s'ils convainquent, ne satisfont pas pleinement, la psychologie du baroque laisse un peu inquiet, car on ne sait jamais ou le geste a dépassé l'intention, ou le verbe a forcé l'idée. Nous ne voyons pas de meilleure expression de ce jugement que le terme dont André Rousseaux a qualifié l'inspiration du théatre cornélien, le (( Mensonge héroi:que ,, ; tout baroque a, au fond, le souci de tendre au mieux ou au pire, en tous cas a !'extreme, mais il dépasse toujours avec au moins une pointe de conscience l'effort nécessaire pour l'atteindre; s'il trompe les autres c'est qu'il se trompe lui-meme, mais dans ses meilleures productions ce mensonge est un exercice de style éblouissant et, dans les pires, il reste une noblesse de l'intention qui, si elle ne sauve pas l'ceuvre, l'homme ou l'époque, lui procure au moins
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une sure et sympathique pitié ... En face d'un classicisme souvent bien froid, d'un naturalisme a ras de terre, d'un esthétisme sans chaleur humaine, le baroque n'est en somme jamais completement perdant, et quand il gagne c'est avec ce << quelque chose 11 dont le baroque Cyrano se vantait au soir de sa mort de balayer le ciel blet~: le Panache.
CHARLES
POZZO DI BORGO
MYTHOLOGIE FONDAMENTALE ET FORMELLE D'UN CINÉMA BAROQUE Nous publions sous ce titre un extrait d'un mémoire de fin d'études présenté a l'Institut des Hautes Études CinématographiqtJes phénoménolo gie
tout cinéma est par essence phénoménologique et partant baroque dans la mesure ou objectif et pellicule enregistrent toujours une réalité concrete située dans un espace et un temps donnés existant en tant que tels. Cependant il s'agit la d'un point de vue fort théorique qui ne se concrétise guere effectivement que dans les bandes scientifiques, les films ethnographiques, les reportages d'actualité et encore y a-t-il la choix d'un moment et d'un champ bien déterminés, déformation consécutive a la focale employée et au cadrage retenu. En fait, s'il y a phénoménologie totale et spontanée au cinéma, celle-ci se borne aux seules expériences du Ciné-ceil de Dziga Vertoff. Encore celles-ci se sont-elles révélées si décevantes par la vacuité de leur contenu que Zavattini - dont l'idéal cinématographique demeure la réalisation d' un film d'une heure et demi racontant quatre-vingts minutes de la vie d'un homme durant lesquelles il ne se passerait rien - a du, dans ses tentatives avec De Sica, choisir des moments du temps en les dramatisant. Aussi, des le point de départ, la phénoménologie a l'écran se transmue-t-elle par épaississement de l'inspiration en réalisme, voire en naturalisme a tendance néanmoins nettement existentiene. Pratiquement nous nous trouvons plutót alors devant les tentatives plus ou moins arbitraires d'une reconstitution a
A
(1) Depuis que ces lignes ont été écrites, nous avons pu connattre une prestigieuse illustration de ces idées par Orfett Negro ou la tension, l'exagération, l'affrontement de la jeunesse et de la mort, l'interrogation sur l'au-dela, l'affrontement des mythes et, sur le plan forme!, le mélange des éléments décoratifs ont créé le plus admirable film baroque de l'histoire du cinéma. ~
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résonance phénoménologique dont les trois arguruents primordiaux sont le rendu du temps réel, la transcription clinique du comportement des personnages et l'emploi d'un décor authentique appartenant a la réalité. En ce seos ce sont certainement les néo-réalistes qui se révelent les plus efficaces. Populaires, pittoresques et folkloriques, il existe toujours en effet chez les cinéastes transalpins ce grouillement bariolé et bruyant propre a l'Italie, celui de la rue romaine et de la nature italienne. Cependant, au-dela du décor, l'important réside dans ce temps qui se fait et ces personnages qui simplement existent. Ainsi chez De Sica, Rossellini et Fellini le temps cinématographique s'identifie au temps réel qu'il soit plénitude ou vacuité d'action. Ainsi les personnages ne sont pas donnés en fonction de quelques préoccupations didactiques ou dramatiques définissant les etres suivant des canons standardisés, mais au contraire laissés dans une entiere autonomie et une totale liberté car a aucun moment ils ne sont révélés : réalité pesante, épaisse et visqueuse, ils vivent d'une vie propre dont les contours mouvants sont impossibles a déterminer ; fl.uides, mobiles, volubiles, se transformant saos cesse, instables, incertains et indéterminés, its ne sont pas, ils existent seulement, ils se comportent, ils se font, ils « poussent 11, ils muent a travers leurs gestes avortés et leurs balbutiements étranges. Certes cette entomologie du comportement des etres a travers l'authentique durée du temps demeure le fait exclusif de quelques films, tels Umberto D., Le Voyage m Italie et Les Vitelloni, mais it n'est pas interdit néanmoins de retrouver les memes préoccupations a l'état latent chez d'autres metteurs en scene : Ophüls avec l'ouverture de Madame de, Welles avec le repas du jeune Minafer dans La Splendeur des Amberson, Bunuel avec ses impitoyables coups de scalpel qui dissequent tout ce qui vit avec conscience et méthode sous le regard froid et lucide d'une caméra a qui ríen n'échappe, témoignent de recherches identiques. La et ailleurs, nous découvrons une certaine phénoménologie qui, pour atténuée et inconsciente q_u'elle soit, n'en est pas moins réelle. Cependant, moins limitattvement et plus largement, elle existe toujours daos la mesure ou i1 y a adhésion a la vie, communion avec l'univers, amour des etres et des choses sous la forme d'une perpétuelle errance, d'une constante aven-
ture et d'une permanente curiosité qui trahissent un souci de saisir, d'approcher et de communiquer avec tout ce qui est, volonté farouche d'étreindre le saisissable, de fixer le perceptible, d'enregistrer le visible. Ici, comme dans les autres branches artistiques, l'inspiration fondamentale suit le meme itiaéraire qui va du poeme cosmique au sonnet précieux. En ce sens La T erre de Dovjenko, Farrebique de Rouquier, ['n Homme m~rche dans la ville de Paggliero, Pacijic 23r de Mitry peuvent etre paradoxalement qualifiés de films baroques dans la mesure oü ils s'attachent a une réalité concrete, a savoir l'unique nature, la nature et l'homme, l'homme et l'arbre de science, l'unique arbre de science. Cependant il s'agit la de cas limites cités a seule fin de montrer qu'il y a baroquisme des que se décele un intéret porté a un aspect quelconque de l'existence, car, théoriquement du moins, tous les films pourraient peut-etre se rattacher au courant baroque, du film agronomique au film médical. En fait, les choses sont beaucoup plus complexes, mais néanmoins la curiosité apportée a ce qui intéresse la nature et l'homme constitue en soi l'amorce d'une attitude baroque. Ainsi alors peut déja s'expliquer en partie la commune mobilité éveillée des caméras, l'identique vagabondage des actions, batlades et randonnées chez Fellini, enquetes et reportages chez Welles, promenades et voyages chez Ophüls : sur un plan tant forme] que fondamental se révele un désir ardent de restituer fidelement les particularismes dans leurs cadres originaux ou l'homme témoigne de ses multiples activités cependant que la nature vibre dans ses multiples éléments. Aussi bien les saisons et les paysages, la nuit et l'ombre, le jour et la lumiere, le vent et l'eau, le feu et la pierre jouent-ils un róle souvent primordial : Le Plaisir et Lola Montes, Othello et Monsiwr Arkadin, LaStrada et Il Bidone, Le Chemin dtt Ciel et Mademoiselle Julie introduisent ainsi dans le drame des forces cosmiques dont l'importance est aussi grande que celle des éléments humains et cela meme lorsqu'il n'y a pas réellement osmose mais simplement symbolique és:>térique. Aussi bien nous trouvons-nous également mis en contact, soit avec des manifestations ancrées dans toute la tradition d' une civilisation ancestrale, soit avec des phénomenes contemporains caractéristiques du mode de vie actuel : premiere communion
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normande, procession mariale, retraite de pénitents espagnols, Saint-Sylvestre a Rome et a 'rienne, noce campagnarde, bain mauresque, nuit de la Saint-Jean, carnaval hivernal, revue de music-hall, cabaret mondain, plage a la mode, théatre chinois, pare d'attractions modernes, fete foraine témoignent d'une meme sympathie éveillée portée aux personnes et aux choses. La, dans cette référence a un arriere-plan naturel et humain ou se révele l'opacité mystérieuse des etres a travers un temps d'une visqueuse \ f durée se trouve la premiere caractéristique d'un cinéma baroque dont la phénoménologie originale aisément creuse d'un point de vue spectaculaire, tend a s'étoffer en glissant au réalisme et au naturalisme qui concentrent et enrichissent la réalité phénomé· nologique.
inflation quantitative Déja done se diagnostiquent les signes de l'infiation, premier gauchissement apporté a l'unanimisme existentiel du cinéma baroque qui amene comme conséquence immédiate, l'encombrement, l'embouteillage et l'engorgement du film et de l'écran. A l'encontre d'un Bresson et d'un Dreyer qui choisissent, sélectionnent et trient soigneusement ce qui les intéresse en retenant les seuls éléments nécessaires et suffisants a la compréhension et la signification de leurs reuvres, les cinéastes baroques saisissent, captent et enregistrent tout ce qui se présente a eux, y compris ce qui peut paraltre superfiu et inutile, car il s'agit ici d'appréhender le réel dans sa totalité, sa diversité et sa multiplicité pour nous le faire contempler, toucher, sentir et gouter sur un mode quasi impressionniste qui nous plonge au plus profond de l'existence. Ainsi dans Le Journal d'tm Curé de Campagne et dans Dies !rae, l'action limitée a un mouvement intérieur, se désincarne et s'intellectualise, abstraction stylisée réduite a un systeme de signes ne comportant que peu de références au réel concret et temporel qui se raréfie a !'extreme. Inversement, a l'encontre de toute décantation mortifiante, les réalisateurs baroques s'enfoncent dans la réalité la plus incarnée qui soit. Des lors, m eme d' essence spirituelle, 1' action s' extériorise et se dilate dans ce que la vie offre de plus dense et de plus épais en
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richesses spectaculaires. Apres l'ascese la pléthore, apres la restriction la surabondance, apres l'économie la prodigalité, apres l'algébrique symbolique l'alchimie bouillonnante d'éléments cosmiques et humains, plénitude fondamentale qui ébranle, rompt et brise les limites étroites de l'esthétique cinématographique classique: cadrages resserrés sur des gros plans de visages, montages effectués suivant un rythme plein de calme et de lenteur, séquenccs agencées, équilibrées et enchainées avec rigueur, se révelent incompatibles avec la turbulente vitalité de l'inspiration propre au cinéma baroque. Que l'on prenne n'importe que! film de Fellini, Welles ou Ophi.ils et J'on constate qu'il se présente a la fac;on d'une aventure dont les épisodes hauts en couleurs sont autant de vertigineuses mises en scene quise succedent plus ou moins arbitrairement au gré d'une trame assez lache, a la maniere d'un feu d'artifice spectaculaire. Désormais l'écran est trop étroit, le film trop court dans sa durée commerciale limitée a quatre-vingt dix minutes et pourtant tout ce qui peut s'offrir doit etre rapporté, traduit et restitué sans qu'il y ait le moindre partage. Aussi une véritable peur panique s'empare du réalisateur baroque qui tremble de ne pouvoir tout voir et tout transcrire. L'écriture s'accélere, les plans se multiplient brefs comme des fiashs, le rythme se précipite, haletant : ainsi chez Welles et Aldrich.
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la mcr déchainée, débarque sur la Cote, remonte la vallée du Rhóne et renverse le régime avant de partir a la conquete de l'Europe. Désormais toutes ces aventures pourront nous etre contées dans la totalité de leurs épisodes spectaculaires, dont la dense et riche matiere provoque une hypertrophie ele l'inspiration fondamentale qui se mesure a l'éclatement des cadres traditionnels.
particttlarismes qualitatijs Nous avons signalé !"insigne prédilection des réalisateurs baroques pour tous les particularismes naturels et humains, la réalité constituant toujours au second degré une constante aventure et un permanent spectacle, quand encore le réel luimeme n'est pas montre, parade et mise en scene. Ainsi, d'un point de vue fondamental, le scénario du film baroque se trouve-til souvent sortir a priori du quotidien dans la mesure tres fréquente ou le concret auquel il se réfere constitue un cas d'especc sortant de l'orclinaire journalier pour atteindre l'essence d'un cas appartenant a u fait divers, a la légende ou au mythe. Si M ada·me de, La Splendeur des A mberson, Les matwaises Rencontres, Le l?.t'deat~ cramoisi et Les l'itelloni relevent d'une chronique somme toute tres banale, il n'en est pas de meme de tous les films d'Ophüls, de \\'elles et de Fellini. Sans évoquer le Napoléon Bonaparte de Canee ni La Couronne de Fer de Blasetti, épopée historiqne et épopée merveilleuse, l'histoire de Lota Montes pourrait figurer en bonne place dans les « Amours célebres n ele France Soir, cependant que Afonsieur Arkadiu, La Dame de Shanghaf, Oti:tilo et .11 acbet/¡ s'inscrivent dans la m~illeure tradition du crimc par procuration cher a la littérature policiere. lJ'une far;on identique, les héros felliniens de La Strada et d'Il Bidone ont be:! u exister réellement, ils n'en sont pas moins a la limite et m¿me ln marge de la vie quotidienne en ce sens qu'ils n'y sont ptu ou pas intégrés, puisqu'aussi bien ils se trouvent camper au milieu de la société organisée a titre de surplus inutiles ou nuisibles. Cependant, au-dela de cet illogisme des scénarii, le pittoresque et l'insolite existent doublement par le caractere
souvent sensationnel de la matiere des séquences et l'aspect souvent gratuit du conteuu des plans. Aussi énumérerons-nous a titre d'exemple les rencontces privilégiées qui peuplent En quatrihne Vitesse, << défilé de liwx bizarres et hétéroclites, cortege de silhouettes et de personnages secondaires campés ea quelques gestes et m quelques mots, ti savoir successivement : tm collectionJteur d' arl abstrait dans son appartement-musée, wte filie courant pieds mts sttr une rottte la nuit, un chef du F B l ti la voix sttave, 1m déménageur italien, quelques tueurs, tm garagiste grec tonitmanl, nne fille blande et rauque sur un lit de chambre d'hótel, un manager noir et aussi quelqtte peu marran dans son gymnase, un fournaliste dé figuré qtti se terre dans mze chambre, un médecin de margue dépouilleur de cadavres, d' autres tueurs el d' autres filles au tour d'une piscine de müliardaire, 1tn chanteur de bel canto dans tullogement sordide, le secrétaire fottrbe dt~ Hollywood Athletic Club, 1tn chauffeur de camion prenant son repas en famille, la chanteuse d'zme boíte de mtit pour 11oirs, quelques ratons flics ». Le meme inventaire pourrait etre fait pour Le Cheik Blanc, véritable régie de la mythologie fellinienne qui demanderait plusieurs pages. En conséquence, nous bornerons-nous a analyser une seule séquence, celle des retrouvailles d'Yvan et de Wanda, ou la réalité la plus hanale se trouve traversée par des apparitions fulgurantes concentrées dans un temps et un espace réduits : deux portiers aux tetes de boxeurs habillés en chirurgiens, un vieillard tremblotant a longue barbe coiffé d'un chapeau en papier journal. un chaulieur de taxi vetu d'un manteau d'astrakan qui court a travers les ·massifs ele fleurs, un moniteur d'éducation physique en short et maillot de corps machant une herbe, deu.x fous filiformes déguisés en hussards de la garde, trois policiers aux uniformes rutilants, un médecin obese marchant a petits pas, des religieuses muettes, une octogénaire gateuse revetue de bure qui fume le cigare dans une cage mobile circulant sur des roulettes, \,·anda habillée en odalisque pleurant dans une chambre vide et déserte ou seuls se remarquent un cruci fix de style et un verre a urine. Ce recours permanent au pittoresque et a l'insolite constitue l'une des caractéristiques constantes propres au cinéma baroque et l'on peut en découvrir la pérennité dans tous les films de Bunuel ou de Welles aussi bien en ce qui concerne les
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lieux de l'action, les personnages ou les objets. A titre de références citons simplement : le théatre chinois, la galerie des glaces et l'aquarium de La Dame de Shanghai·; l'antiquaire fou, le dresseur de puces et le général ubuesque de Monsieur Arkadin; le cul-de-jatte, le musicien aveugle et le vieillard libidineux de L os Olvidados; la boite a musique, le mannequin de cire et l'écrin rempli de rasoirs de La Vie criminelle d'Arcllibald de la Cru z. La, comme chez Aldrich, Fellini ou l'l•: isenstein de La Greve, on se trouve toujours en face d'éléments intrinsequement réalistes dont la conjoncture, logiquement possible, constitue cependant une maniere de provocation et de miracle dans la mesure ou, au-dela du hasard de la gratuité, un dépaysement est ressenti qui opere un décalage dans le réel pour le démystifier de fa<;on a déboucher sur une réalité seconde perceptible en transparence. Certes, il y a un fossé entre lafulgurance spontanément affolée de \V elles, le réalisme lucitlement inquiétant de Bunuel et la m ythologie intuitivement ésot érique de Fellini, mais chez les uns comme chez les autres, l'insolite jaillit de la réalité existentiene déja gauchie par l'inflation pour la distord re davantage en la transcendant.
tale, l'hyperbole se situe bien plutOt au niveau du rendu forme! de J'exprcssion dans le style accusé des séquences, le caractere effréné des personnages et le jeu fulgurant des acteurs. Modeles du genre paree que cas limites, M onsieur A rkadin et En quatrieme Vitesse peuvent-ils ainsi se présenter comme les deux exemples les plus car actéristiques de cette esthétique de la violence, du paroxysme et de la flamboyance qui conjugue systématiquement les possibilités autorisées par la technique et J'interprétation cinématographiques. Découpages morcelés; plongées, contreplongées, objectifs a courts foyers, premiers plans monstrueux et déformants ; caméras ivres en proie au mal de mer; acteurs titubant et tournoyant ; revolvers faciles a la détente ; machoires serrées et regards durcis; pneus qui gémissent et couvrent le vrombissement des moteurs ; éclairages nocturnes brutaux et hurlant comme ceux d'un cauchemar; bandes sonores hystériques pleines de haletements, de cris et d 'explosions; montages fracas'lants, et apocalyptiques, sont autant d'éléments frénétiq ues, lancés a la poursuite les uns des autres, qui s'agencent en une grande symphonie délirante. A J'opposé de cette distor· sion hyperbolique constante dont le rendu n'est que le fait de procédés d'essence technique, Bunuel et Ray obtiennent la méme esthétique outranciere par le seul recours a un réel saisi en J"instant privilégié oú il se boursouffie pour devenir intolérable, quantl encore ce n'Lst pas l'uniq ue vérité clinique qui se révele insoutenable. Ain si. dans La Fureur de vit•re, la course de voitures, le duel aux couteaux et la mort de P laton sont-ils horribles d'une ma niere tout intrinseque, indépendamment d'un quelconque processus de restit ution, absent d'ailleurs par la seule vertu du cinémascopc. Sur un meme registre, r~il crevé de La Mort en ce ] ardin, le clouble homicide de L os Olvidados. le meu rtre de LaStrada et l'agonie d'Il Hidone témoignent de cctte possibilité inhérente a toute réalité de nous faire accéder sans artifice au domaine de l'horreur. Certes, .\rturo de Cordova trouble le silence nocturne au rythme de la barre de métal dont il frappe les barreaux de la rampe d'escalier, certes Gaston Modot éventre oreillers et traversins pour en répandre partout le duvet, certes James Dean s'ensanglante les poings contre les portes, mais que l'on se rappelle La l'oix humaine, que l'on se rappelle le geste
inten sité lzyper boliqu e C'est dans cette meme optique de la déformation systématique ue s'inscrit le caractere hyperbolique ~ l'insphationt!t"Suttóut ~le l'expression cinématographiques baroques. Fondamentalement déja les scénarii se caract érisent par une certaine intensité outra nciere et forcenée dans la mesure oú ils coustituent des aventures dont les épisodes forment a utant de morceaux de bravoure spectaculaires. I ci l'exemple extreme est sans doute celui qu'offre le western ou, tout force et tout courage, le cow-boy j usticier chevauche et se bagarre dans sa double confrontation avec la nature et avec l'homme, héros d'un folklore traditionnel au meme tit re que les grandes figures de l'imagerie d'Épinal soviétique, les sur-hommes romantiques de la légende exp ressionniste allemande ou les détectives privés suradaptés des thrillers américains. Cepcndant, au-dela de l'éthique fondamen-
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sublime d'Anoa i\Iagnani passant autour de son cou le fil du téléphone qui, seul, la relie encore a celui qu'elle aime. et l'on comprend alors que les solitaires impuissants de Bunuel et de Ray sont profondément vrais daos leur impudeur meme qui nous fait << rentrer en notre corps, en notre sang pour coincider avec notre destin terrestre dans un esprit de sympathie tremblante et de tragédie secrete"· Ainsi, l'expression hyperbolique du cinématographe baroque semble devoir s'agencer autour de deux póles principaux, celui de la provocation permanente et celui du mirade fugitif. Entre ces centres d'attraction cependant, une zone d'interférences se manifeste oú, au-dela de leur contradiction interne, tous les éléments se conjuguent en une outrance de compromis, ambigue, double et réversible dont la nature, a la fois miraculeuse et provocatrice, est le fait de deux tentations antinomiques qui se résolvent en un commuo moyeo dénominateur. Ainsi Stroheim et Fellini partent·ils toujours d'un réel authentique et anodin que peu a peu la verve, l'humour et la caricarure chargent, épaississent et alourdissent insensiblement pour déboucher sur une réalité seconde proche de l'univers de Zola. A l'exemple du Welles de La Dame de Shanghaf, oú les conformismes sont dénudés, les conventions démystifiées. les convenances pulvérisées, Stroheim dépasse ainsi la rose apparence d'un mariage princier pour distordre l'union d'un Rainier de :1-fonaco et d'une Grace Kelly en une S ymphonie nuptiale bachique et macabre. Ce naturalisme déformant est le meme que celui auquel recourt si souvent Fellini. Cependant, chez celui-ci, les choses vont inJiniment plus loin daos la mesure oú la distorsiou réaliste ;;t!Joutit) par le biais d'une insensible métamorphose, a la création d'un uuivers 111ythologique qui finit par constituer une alchimie hermétique. quelquefois figée, dont les éléments sont autant de symboles et de signes agencés en systeme et en code. Certes le processus du gauchissement se révele identique qui boursoufie le jeu des acteurs et charge la mise en scene jusqu'a l'emphase outranciere et au paroxysme hystérique, mais c'est précisément au-dela de cette commune hyperbole, poussée la a son extreme limite, que se situe le caractere profondément original de J'reuvre fellinienne qui réussit a invertir completement uu univers déja traqué par Stroheim pour sa
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double nature, son ambigu1té et sa réversibilité. Ainsi, par exemple, le bal des Vitelloni se transmue en solitude, le cirque de La Strada et de Lola M antes en purgatoire, la << party n d' Il Bidone en enfer, cependant que les personnages de Lumiercs des V ariétés et du Cheik Blanc s'identi fient a des objets, des plantes, des insectes et des animaux qui apres tout, pourraient etre réels. L'hyperbole, qui se conjugue de la sorte avec l'insolite et l'infiation, métamorphosent alors le monde ; on ne sait plus trop oú se trouve son image réelle et son image virtuelle ; on confond positif et négatif d'une meme appréhensioo existentielle peu a peu distordue qui n'arrive plus a distinguer la réalité de l'illusion, puisqu'aussi bien ríen ne semble devoir etre, mais simplement exister, c'est-a-dire devenir.
métamorphisme ~Iétamorphisme de l'existence, tel semble done pouvoir et devoir etre l'axe central autour duque! s'organise toute la vision baroque de l'univers (éthique et esthétique). Aussi, volubilité et mutabilité, traosmutatioo et conversion, constitueot-elles les themes primordiaux d'une meme politique commune a tous les cioéastes qui relevent a un degré quelconque du Baroquisme. Initialement d' ailleurs le cinématographe en tant que procédé technique est déja en son essence métamorphique des l'instant oú, aux clichés statiques des appareils photographiques, se substituent des images animées qui saisissent les moindres mouvements effectués daos le temps et daos l'espace d'un concret lui-meme sujet a la métamorphose. A ce double titre, il faudrait évoquer ici la plupart des fi lms scientifiques oú le ralenti et l'accéléré, conjugués au grossissement, nous réveleot la palpitatioo d 'un microcosme et d'un macrocosme saisis daos leur intimité. Certes, l'on pourrait rétorquer qu'il s'agit la d'exemples proches des paradoxes epsteinieos ( r ), mais ils o' en constitueot pas moins un point de départ valable en son príncipe. Ainsi, au stade
(r) Voir Jean EPSTEIN, Le cinéma du d iable el autres essais.
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pbénoménologique d' Umberto D., le cinéma est-il encore métamorphose par son identification a l'enregistrement quasi clinique de ce phénomene de lente érosion physiologique et morale que constitue toujours cbez un homme un moment quelconque de son existence capté dans sa plénitude. Ce meme caractere évolutif de l'existence sensible au passage destructeur du t emps se retrouve au niveau <.lu réalisme et du naturalisme baroques : gros plans de Danielle Darrieux lassc ct usée dans M adame de, visages ruisseJa nt de sueur visqueuse cl 'Everett Sloane et de Gleen Anders dans La Dame de Slullt~hat, mollesse adipeuse et gluante des figurants du Cheik Bla11c et eles girls des V itcl/oni témoignent d'une identique intuition obsédante ou tout s'inscrit dans une tragique perspective de putréfaction et de décomposition permanentes aboutissant a la destruction et a la mort. Dans une optique semblable, la durée permet cl'appréhender une évolution constante dans le comportement des personnages, comme la réussite de plus en plus éclatante du magnat de la presse dans Citizen Kane, le cynisme de plus en plus délibéré d'Augusto dans ll Bidone, la déchéance de plus en plus profonde de la Comtesse dans Lola Montes. Certes, ici et la, il s'agit de métamorphoses dont la nature est purement concrete et objective puisqu'en l'occurence elles peuvent etre l'objet d'une palpation épidermique et d' un graphique psychologique, mais c'est p récisément au niveau meme de cette obscure épaisseur charnelle et psychique quasiment matérialiste que, par un renversement des miroirs, le visible soudain se craquele, clémystifié au profit d'un spirituel seulement lisible en t ransparence et dont la progression s'opere a rebours. Ainsi la réussite de Charles Kane débouche sur un néant métaphysique, le cynisme d'.Augusto sur une prise de conscience et une o uverture a la grftcc, la déchéance de la Comtesse sur une passion, un e rédemption et un salut. Des lors toute réalité matérielle sous-ent end une réalité spirituelle ; de part et d'autre d'un miroir axial se répondent, symétriquement inverses et complémentaires, le manifeste et le latent, l'expli-:ite et l'implicite, l'immanent et le transcendant. Ici, nous nous trouvons rejoindre Platon, Cervantes et Pirandello puisque la réalité est une tentation et un piege dont il convient de démasquer les apparences pour atteindre la vérité . .\ussi bien, rien n'est,
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mais tout devient, dans la permanence d'un devenir ambigu, double et réversible ou l'illusion, l'instabilité et l'incertitude constituent les termes fondamentaux d'une équation insoluble qui peut etre la source d'un jeu, d'un alibí et d'une angoisse. J)es lors scénario et mise en scene auront a traduire cette intuition du métamorphisme de la vie - const ant mouvement pendulaire entre le visible et le lisible, le réel et le vrai, 1'existence et l'essence, póles d'égale puissance m ais de valeur et de signes contraires qui s'opposent et se répnndent diamétralement de part et d'autre d' un meme point oú s'équilibrent, s'annulent et se résolvent en un t erme absolu toutes les contradictions. Les scénarii de L a Dame de Shangha~, de Monsieur A rkadin et de Citizen Kane constituent des manieres d'énigmes policieres dont un détective ne cesse de rechercher l'introuvable clef qui toujours se dérobe, insaisissable vérité quise morcelle, s'effrite et s'évanouit continuellement devant les hypotheses, les présomptions et les probabilités qui se multiplient, se diversifient et s'excluent sans fin dans le pullulement illimité des points de vue, des perspectives et des visions possibles. Ce meme délire obsidiounal de la mutabilité et de la réversibilité hant e sans doute aussi, mais d' une autre fa<;on La Splendeur des Amberson, voire Othello et Macbetlt, dans la mesure ou l'action, qui se déroule entierement au passé comme a travers toute l'reuvre de Welles, s'agence exclusivement autour de souvenirs plus ou moins évanescents, en conséquence sujet s a caution de par leur nature meme. A l'opposé de cette optique, dont le processus de base est quelquefois proche du didactisme de RasJwmon, de M aneges ou de La Ferme des Sept Péchés, Fellini traduit la meme appréhension métamorphique du monde par la création d'un univers cinématographique ambigu dont la phénornénologie de départ se charge et se distord peu a peu pour se muer en un reve qui, une fois son apogée onirique atteinte, se décante et se fige petit a petit dans un lent retour a la rigidité rectiligne de la réalité existentielle. Crépuscule, début de fete et rut lancinant pour provoquer l'irréel, aube, fin de « party ~ et orgasme manqué pour réintégrer le réel, dans ce systeme éminemment fiuide, de multiples charnieres se manifestent alors qui permettent l'envolée et la descente des ares propres a l'ogive fellinienne. Ainsi
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le délire érotique des Vitelloni lorsque Fausto séduit l'étoile des girls, la griserie anarchique d'Jl Bidone quand Augusto vient échouer comme une épave dans le réveillon de la Saint-Sylvestre, la féerie merveilleuse de La Strada au moment ou Gelsornina découvre comme en une apparition les ailes blanches d'Il Matto dans la lumiere crue des projecteurs, autorisent une identique poussée de fievre onirique qui lentement se résorbe au petit matin bleme pour laisser chacun a son intolérable solitude. Également hantés par l'instabilité de l'existence, Welles et Fellini nous en offrent done deux traductions fort différentes qui, se situant aux antipodes l'une de l'autre, constituent les deux extremes possibles. Des lors ríen d'étonnant a ce que se manifestent d'autres interprétations intermédiaires qui selon des dosages variés empruntent a la fois au didactisme et a la fluidité. Au niveau de la séquence, du plan et de l'image, nous retrouvons cette prédilection chere au Baroquisme pour le spectacle, le jeu et le déguisement, symboles d'une vision du monde ou rien n'accepte d'etre, ou tout entend se trouver en continuel devenir. Cirqucs, théatres et music-halls constituent en conséquence autant de lieux privilégiés que semblent se réserver jalousement les caméras baroques. Ainsi Le Cheik Blanc, L es Lmnieres des Variétés, La Strada de Fellini, La Nuit des Forains de Bergman, Les M onstres de Browning constituent des manieres de reportages inédits sur le monde bariolé, fantaisiste et histrionesque des gens du voyage ou, joyeusement bruyante et riche en couleurs, l'ostentation momentanée d'une attraction maquille la permanence d'une grin¡;ante et criarde misere intérieure. Déchirante méditation sur la profonde solitude d'une femme que l'illusoire féerie de la montre et de la réussite sociale semblent hausser, par le biais des convenances mondaines et des conventions théatrales, jusqu'a l'impossible sommet d 'une communion pleinement comblée avec les etres et les ehoses, Lola Montes apparait alors ici comme l'expression la plus achevée de l'intuition d 'un univers ou tout est double, ambigu et réversible dans la constance d'un meme métamorphisme. Tel est le sens profond de cette véritable ethnographie du spectacle qui se retrouve, non seulement dans les autres films d'Ophüls et de Fellini, mais encore, quoiqu'a un moindre degré, chez W elles. En dehors de toute référence a des
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éléments intrinsequement spectaculaires au sens propre du terme, la vie elle-meme se trouve sujette a une certaine mise en scene des l'instant ou les personnages, en l'attente de leur etre fondamental, sont amenés a jouer un róle dans l'existence pour se donner une vague contenance. Ainsi l'action se situe de préférence chez les Habsbourg décadents avec Stroheim, les aristocrates viennois de la belle époque avec Ophüls, les self-made-men et les aventuriers internationaux du xxe siecle avec Welles, les tacherons picaresques, acrobates et prestidigitateurs, gens de la baile et filles de joie, bidonistes et truands avec Fellini. leí et la il y a toujours jeu, que celui-ci releve de traditions dument consacrées par la société ou de regles propres a un milieu vivant en marge du systeme officiel qui, pour se cautionner, monopolise arbitrairement a son profit coutume, morale, loi et force. Ence sens la Symphonie Nuptiale, comme Othello et M acbeth, se déroule suivant un cérémonial ou se conjuguent la liturgie ecclésiastique, l'étiquette princiere et l'apparat militaire cependant que M adame de constitue une variation autour des impératifs protocolaires de la bienséance et du savoir-vivre. Pareillement, mais a un autre niveau, Monsieur Arkadin et Jl Bidone mettent en scene un trafiquant de drogue et un escroc de petite envergure dont le comporternent extérieur obéit a ux caractéristiques morphologiques fondamentales de ce qu'ils sont censés etre, un grand businessman et un haut prélat. Cas limite de ce processus d'intégration, Les Vitelloni incarnent leur néant absolu en des vocations diverses qui constituent davantage la représentation symbolique de leur présence au monde que le signe d'une réelle activité. Ici sans doute rejoint-on La Pointe courte d' Agnes \"arda ou les protagonistes pensent, parlent et a,gissent en Jonction de schémas intellectuels, verbaux et plastiques étrangers a eux-memes, mais présents en tant que souvenirs littéraires, auditifs ou visuels susceptibles de leur permettre d'etre d'une fa<;on illusoire ce que d'autres sont réellement. Incapable d'etre, réduit a exister, le héros baroque se pare alors de masques et de déguisements, se créant des attitudes, se forgeant des poses, quetant l'alibi d'un róle, mendiant la participation a un rite, allant désespérément de processions en retraites, de revues en défilés, de fetes foraines en carnavals, de cabarets en dancings
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et de bals en parties. Le temps de la fete, il aura l'illusion d'etre vraiment, mais bientót, te! qu'en l'existence il est condamné a vivre, i1 sera rendu a lui-meme dans la permanence de sa solitude retrouvée en attendant que de nou veau il se métamorphose a !'instar d'un univers volubile dont l'eau, le vent et la lumiere semhlent symboliser la constante mutabilité.
la nature meme d'un propos filmique. Ainsi, d'un point de vue organique, le schéma général d'un film baroque ne seprésente pas a la fa<;on d'une continuité logiquement nécessaire et suffisante, mais bien plutót comme un magma anarchique de flashes obsidionaux dont la nécessité dialectique ressort mal au premier abord. Ici réapparait systématiquemeut le theme symbolique de la fete dont l'urgence est telle qu'en dehors meme de tout spectacle proprement dit la réalité la plus t erne s'agence en des feux d'artifice vertigineusement spectaculai res, tels ceux par exemple de L a Splendeur des A mberson ou une chronique familiale se cristallise autour d' une demi-douzaine de tableaux auto· nomes fo rmant chacun un tout cohérent avec un bal anniver· saire, une promenade en cab, une sortie sous la neige, une discus· sion dans une cuisine pendant un violent orage. .\ l'intérieur mime de l'entité spectaculaire que constitue le film, s'affiche done un véritable festival aux spectacles variés, et e' est dans une optique identique que doivent aussi s'inscrire les multiples fables q ue \\'elles aime a conter en ces parentheses allégoriques qu'il aménage comme autant de méditations métaphoriques a travers toutes ses ceuvres, histoire de \'endonah pour La S plendeur des A mberson, histoires du Chinois et des reqnins pour L a Dame de Sha1tr;hai', histoire du cimetiere, de la grenouille et du scorpion pour Monsiettr Arkadin. Chez Felliui, on note le meme jaillissernent imagé, mais ici le processus est beaucoup plus poussé car le symbolisme dépasse le stade narratif qui implique nécessairement un cadre séquentiel pour se manifester des le niveau du plan en des éléments figuratifs intrinsequement significatifs. Systeme de signes qui emprunte a la symbol ique ésotérique et a l' alchimie magique, une mythologie se dégage alors qui rejoint celle de Breughel l'Ancien et de Jéróme Bosch. Ainsi nous avons déj a vu conunent le choix de personnages insolites, par ailleurs soumis a la charge caricaturale, tend a la création d'une humanité a mbigue participant par interférences métamorphiques et osmotiques aux regnes animal, végétal et minéral. leí sans doute se trouve traduite cette notion spécifiquement baroque d'un univers ou rien n'est définitivement, ou tout existe passagerement, oú il il y a en permanence mouvement, transformation et mutation d'une matiere une et indivisible qui sans cesse se retrouve. Telle
métaphorism e
Corollaire immédiat de cette notion de métamorphisme propre au Baroque, nous retrouvons ici un certain concept métaphorique tout aussi significatif. Véja, a propos de Citizen K ane, d'/l Bidom et de L ota M ontes, nous avons vu comment d'un point de vue fondamental il y a agencement autour d'un theme apparemment anodin dont la criarde banalité masque en permanence la profondeur du véritable suj et , encore que parfois, comme chez Fellini surtout, la frivole désinvolture exist entielle de fa<;ade puisse peu a peu laisser transparaitre l'émouvante solennité essentielle du contenu, par un processus ou la décantation et la concentration se conjuguent pour aboutir a une totale disparité de registre entre l'enjouement initial et la g ravité finale. ~finceur dn contenu explicite, fragilité de la trame apparente, un manque caractéristique de précision et de rigueur se manifeste done généralement qui situe la signification intrinseque de 1' ~nvre au-dela de tout didactisme moralisateur et de toute progression dramatique. .-\insi, c'est indépendamment de Tullio Pinelli, indépendamment de Guy de ::\faupassant et de Louise de \'ilmorin, indépendamment de \\'illiam Shakespeare, de Booth Tarkington et de Sherwood King que Fellini, Ophüls et \\'elles se retrouvent toujours semblables a eux-memes car la réalité fonciere de leurs films dépasse de loin l'histoire qu'ils nous narrent. :\ussi bien alors le scénario n'est-il important que dans la mesure oú il sert de substratum, et d'alibi a toute une monst rueuse végétation intrinsequement cinématographique qui constitue
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est du moins par exemple !'une des multiples explications possibles de cette constante présence a travers toute J' ceuvre fellinienne de créatures diversement équivoques aux traits innchevés: pourceaux et génisses, manchots et pingouins, licornes et poissons-scies, chauves-souris et mantes religieuses, crapauds verruqueux et gluantes salamandres, scar abées et noirs cafards. hultres et crustacés, varechs et coraux qui hantent Il Bidone et Le Cheik Blanc ou se retrouve cette volubilité qui va de J'homme-piano et de la femme-contrebasse des Lumieres des V ariétés aux fous et aux folles de la cellule a algues de son futur film : Les Femmes libres de M agliano. Au niveau de !'esprit un processus idcntique se manifeste qui oppose en termes de rapports physiques, d'emblématique alchimiste et de symbolique sexuelle l'eau et le feu, le mercure et le soufre, la femelle et le male respectivement chargés d'incarner Dieu et le Diable, la grace et le péché, le bien et le mal. Poeme aérien de la purification et de la rédemption, La Strada se place ainsi sous le signe de la mer, des fontaines, des larges horizons et de l'innocence demeurée. Inversement, le feu, la rocaille, les espaces clos et la fourberie accomplie situent Il Bidone dans une perspective chtonienne de calcination et de pétrification. Cependant la encore aucun élément n'atteint jamais un parfait équilibre, une entiere stabilité, une totale pureté car toujours demeure la confusion, le trouble, l'altération et partant la constante possibilité d'une réversibilité des valeurs. Aussi bien toutes les composantes possedent-elles une double nature comme cet étrange monstre boschien qui assiste aux Noces de Cana et dont on ne sait trop s'il est ange ou démon tant il se trouve qu'il participe des deux a la fois, ce qui explique alors notammeut que le feu et l'eau puissent soudain revetir une signification inverse de la normale des l'instant ou ils s'inscrivent dans une constellation qui n'est pas la leur, comme cela se trouve etre le cas dans La Strada ou Gelsomina et Zampano en font a plusieurs reprises un usage contraire a leur propre nature, J'équivoque complete se réalisant ici avec le personnage ambivalent d'Il Matto. Chez Fellini se manifeste done ainsi un double systeme de signes qui traduit sur un mode purement figuratif la dualité entiere de la vie, tant sur le plan de !'ame que sur celui du corps, les detLx niveaux Sl
trouvant tres étroitement liés et meme généralement confondus par suite d'un constant ,phénomene de métempsycose. En fait d'ailleurs la mythologie fellinienne est infiniment plus complexe et ceci a un point qui la fait confiner a l'hermétisme dans la mesure ou certains objets comme les cylindres de béton et les arbres morts d'/l Bidone semblent d'une totale gratuité s'ils ne sont pas replacés dans l'optique obsidionnale qui est la leur. C'est principalement chez Bunuel que se retrouve un semblable symbolisme visuel, mais la tout s'agence autour d'un réalisme intransigeant dont 1' essence profonde ne revet un caractere mythique que paree que les apparences sont impitoyablement démystifiées. l\fétaphore narrative au niveau de la séquence avec \\'elles, métaphore figurative au niveau du plan avec Bunuel ou Fellini, ici et la nous restons néanmoins dans le domaine de la seule éthique. Dépassant alors ce stade encore primaire et didactique déja connu de la littérature et des arts plastiques, le cinéma va permettre a chaque réalisateur de restituer sa propre appréhension du monde par l'unique recours a des procédés spécifiquement cinématograpbiques qui aboutiront a la création de métaphores en quelque sorte techniques dont la signification est nécessairement implicite. Des lors il ne s'agit plus de narrer, de démontrer et de persuader. c'est-a-dire de dominer, mais simplement de produire une certaine sensation : a 1'édifice dramatique volontairement pauvre se substituera l'organisation d'une vision a l'état pur dont le déroulement sera fixé sur l'écran par la mise en scene; a la logiquc du nécessaire et du suffisant succédera un impressionnisme du superfl.u et de l'inutile, qui recourra a des éléments habituellement soumis a la construction générale mais qui ici parleront directement, le but recherché étant de rendre possible et de permettre la découverte d'une signification réelle a travers une combinaison complexe ot'1 se conjugueront le mouvement, l'espace, le temps, la lumiere, les couleurs, le son, les paroles et la musique. Ainsi, contrairement a la littérature, contrairement aux arts plastiques, contrairement au cinéma classique, la logique sera de structure, non de programme et comme le dit J. lloniol-Yalcroz, « c'est la t'amottr du cinéma pour le cinéma, cette volonté d'en approfondtr le langage pour atteindre a tm style de récit sp.!cifique dont la signi-
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fication naít autant de la maítrise d'une forme que de la trame d'un récil, le tour de force consistant, pour le fond, a racheter un scénario en l' cnrichissa¡¡l par la mise en schte, non de maniere formaliste, mais en lui prétant gráce a·u style de s perspectives morales, voire métaphysiques dont le poiut de départ etait dépourvu >>.
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CI N EMA ET BAROQUE ( essai d' approximation a pro pos d'Orson TVelles)
je ne vois, parmi les cinéastes de réelle valeur, que Max Ophüls dont l'ceuvre puisse etre qualifiée de baroque. Encore que, seul de tous ses films, L ota Montes le soit absolument ; car on pourrait découvrir une rigueur toute classique dans le développement narratif de M adame de, voire daos l'organisation des éléments baroques qui composent La R onde ou L e Plaisir. ~1ais il se peut que ma conception soit un peu étroite ou trop restrictive. Examinons la question d'un peu plus pres et, a la lumiere des différentes études sur le baroque, tentons une premiere approximation. Pour Benedetto Croce, le baroque <
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ERSONELLEJIIENT
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tions c'est qu'en esthétique, tout comme en philosophie, bien des oppositions se réduisent a des querelles de mots. On désigne sous le terme de « baroque n des concepts absolument différents, chacun prétendant introduire les siens sous une dénomination cependant identique que l'on tire a hue et a dia. En fait il s'agit de savoir si le baroque est un style, une certaine forme d'art; si l'on peut dire du baroque comme on dit du gothique, du roman, du réalisme ou du symbolisme ou si, tout au contraire, on entend définir par la non plus un style mais un concept, un principe esthétiqt.te. Si, comme pour Riegl, le baroque se caractérise par le fait qu'il est éminemment subjectif alors que le classicisme serait de pure objectivité, on en arriverait a penser que presque tout ce que nous appelons « classique >> appartient au baroque. Racine luimeme serait baroque en cela qu'il est foncierement subjectif. Nous ne trouverions dans la poésie franc;aise qu'un seul auteur << classique >> : le froid, l'inhumain, le glacial Malherbe. Et s'il s'agit de définir un concept esthétique opposé a l'attitude rationnelle du classicisme, pourquoi avoir recours a un terme qui risque de jeter la confusion d~s les esprits ? A cet égard la définition d'Oswald Spenglev me semble beaucoup plus juste, qui distingue deux courants"'majeurs dans toutes les formes de l'art. Savoir, d'unepart, l'art Apollonienrégiparla raison, fondé sur l'ordre, visant a l'équilibre et, d'autre part, l'art Dionysiaque, régi par la passion et ne connaissant qu'elle. On voit tout de suite que l'art classique est l'expression par excellence du concept apollonien. Non point que la passion lui soit étrangere mais en cela qu'elle est jugulée, dorninée par la raison qui l'utilise t out comme un « matériau >>. L'art classique construit et organise. Il reconsidere la vie et la recompose sur un autre plan en l'introduisant dans des normes préétablies, fondées sur l'harmonie selon une rigueur toute mathématique. La géornétrie l'emporte aboutissant a une symbolique formelle. En arcbi tecture 1' ceuvre apollonienne par excellence est évidemment le Parthénon. La passion s'exprime par le jaillissement des colonnes qui sont autant de traits d'union entre le ciel et la terre, mais l'ordre domine. Tout s'exprime et se signifie a travers un
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équilibre qui est lui-meme << signifiant n en ce qu'il résume et organise a la fois toutes les significations partielles. Au théatre, l'aboutissement de cet art est dans la regle des trois unités - avec Racine comme expression idéale. En peinture on citerait Vinci, Raphael. En musique J. S. Bach. 11 semble done que le principe de l'art apollonien aboutisse a la concentration, a la cristallisation, c'est-a-dire a des formes statiques qui << ramassent n en un seul moment tous les moments possibles, qui << signifient >> dans l'immobilité tous les mouvements possibles. 'i. out, dans l'art classique, part du << dehors n et conflue vers le << dedans >>. Au contraire, dans l'art dionysiaque, la passion domine. Et, avec elle, le mouvement, l'élan créateur qui suppose la durée, nécessaire a son expression dynamique ; au sein de laquelle elle trouve sa signification profonde. ~tla is la raison n'tst pasexempte. Elle est seulement au service de la passion. L'art dionysiaque ne << reconstruit >> pas la vie : il compose \ avec elle. Illa suit plutót qu'il ne l'organise, tout en la maintenant dans les frontieres qu'elle suppose. 11 conduit l'élan - lyrique ou mystique - sans prétendre J'enfermer dans des normes préétablies, lesquelles, tout au contraire, s'infléchissent a la mesure du contenu ou de l'idée qu'elles expriment. En architecture les cathédrales gothiques en sont la manifestation achevée. Sbakespeare eu est l'expression théatrale. En peinture : Delacroix. En musique : Wagner. Le romantisme est dionysiaque par principe et par définition. Tout, dans l'art dionysiaque, est dans la décentration et dans l'expansion. Tout y est mouvement, jaillissement : un mouvemcnt qui prétend exprimer d'abord cette passion jaillissante en ce qu'elle a de singult'er, de différmt, pour atteindre et signifier a travers elle toute passion semblable. I/expression diony!"iaque part du " dedans >> et s'étend vers le << dehorsO>>. M ais d'une jayon cepe~: dant équilibrée : rayonnante. C'est en cela qu'on ne saurait concevoir l'art baroque comme un simple aspect de l'art dionysiaque et encore bien moins les identifier l'un a l'autre, baroque signifiant alors (( état d'esprit )) comme le voudr ait E ugenio d'Ors. Car le baroque est un déséquilibre. Ce n'est plus la raison au
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service de la passion, conduisant celle-ci sans l'enfermer ni la juguler jamais.l\Iais, partan! des normes classiques, c'est la passion <:fui fhit éclater des barrieres impuissantes a endiguer le flot qu'elles prétendaient maintenir. L'art dionysiaque c'est l'océan avec ses remous et ses tempetes, la raison n'y étant que le point de vue de l'observateur, la fa<;on de considérer cet océan, de l'introduire dans un cadre adéquat, une sorte de « régulateur harmonique )). Le baroque, c'est une inondation. C'est la surabondance, l'exubérance. La passion déborde mais, n'étant plus ni dirigée, ni orientée, elle s'exaspere dans le maniérisme et l'a1Téterie en prenant toutes les formes qui s'offrent a elle, comme un flot débordant qui se maule aux sinuosités de la campagne environnante. l)'ou les lignes tordues, la disproportion, la (( chicorée n, pour aboutir a la pire expression du baroque, le style rococo, le style (( nouille ))' le style (( crapaud >> des grilles de métro 1910. Si done par baroque nous entendons une forme d'art et non un concept esthétique, c'est bien en effet (( l'éclatement du classicisme >>. Non plus un ordre dominé par la raisorrou par la passion mais un désordre, une verrue. Un concept (tcassé)) d'ou la raison défaillante s'est échappée alors que, malgré les apparences, on misait sur elle pour traduire des passions fondamentales. Le baroq ue, e' est le cancer introduit dans l' art. Dans ce sens la meilleure définition me parait celle donnée par Nietzsche dans Le voyageur el son ornbre : (( Le style baroque nait cltaque fois q~te dépérit 1m grand art, lorsque dans l' art de l' expression classique les exigences sont devmues trap grandes, il se présente cornrne un phénomene natu,rel, a quoi l' on assistera peutétre avec mélancolie, paree qu' il précede la nm1.> mais en méme temps avec admiration, a cause des aris de compensation qui lui sont pa rticulicrs >>.
ment !'exprime a travers des formes statiques et ne le sigttifie que paree que, justement, il ne le possede pas. Le cinéma, tout au contraire, ne le signifie pas. lile représente. S'il signifie, c'est avec le mouvement, au moyen du mouvement. La ou il était une fin il n'est pour lui qu'un commencement. Les concepts d'art classique ou d'art dionysiaque ne valent done, ici comme ailleurs, que relativement a un certain contenu et a la maniere de le produire. C'est une question de structure. l\Iais nous devons distinguer plusieurs structures fondamen· tales qui se completent et s'épaulent mutuellement : Une structure visuelle mineure concernant les formes memes de l'image. Savoii . une certaine fa<;on d'organiser l'espace, d'ordonner le (( représenté)) dans le cadre choisi, d'harmoniser les lignes, les volumes et les plans, avec référence a l'art pictural, voire architectural. Une structure visuelle majeure, concernant les relations des images entre elles, leur durée relative, leur rythme, avec référence a l'art musical. Enfin une structure dramatique se référant soit a l'art dramatique, soit a la littérature romanesque et a la temporalité du récit. On voit tout de suite que J'image <( en soi >> ne saurait intégrer les normes de l'art classique que dans la mesure ou elle tend vers le (( tablean ll, ou elle ramene toute signification formelle a elle seule. Telle dans les films plus ou moins expressionnist es (Nibe l~tngen, Golem, Faust, !van le terrible). D'une fac;on générale, puisque les images doivent signifier davantage dans leur continuité que par elles-memes, elles doivent avoir une structure telle que leur équilibre instable so/licite l'image suivante qui devient a la fois (( compensatrice)) et (( continuatrice ))' tout équilibre plastique résultant de leurs relations dynamiques. L'image serait done afférente au concept dionysiaque quant a ses structures propres, l'organisation rythmique pouvant participer de l'un ou de J'autre selon le cas, en raison du contenu et du sens qu'on entend lui donner. En ce qui concerne les structures dramatiques, on peut dire d'une fa<;on tres générale que le concept classique aboutit a un drame centré, replié sur lui-meme, c'est-a-dire a la notion de
*** Le cinéma étant par essence foncierement dynamique, on serait tenté de dire qu'il présente la forme achevée du concept dionysiaque. Ce serait une singuliere erreur. En effet, l'art dionysiaque, s'il vise a J'expression du mouve-
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théátralité, a la réduction du temps, parfois meme de l'espace. Films types : Cuirassé Potemkine, Passion de ] eanne d'Arc, Long Voyage, Demier des hommes. Au contraire le concept dionysiaque aboutit a un récit déployé en éventail, introduisant la notion de temps. Un récit qui s'organise autour des événements, qui les suit dans leur évolution au lieu de les organiser dans une sorte de raccourci schématique. Que l'art d'Orson Welles appartienne au concept dionysiaque et en soit l'une des manifestations les plus évidentes, cela est bien certain. Son art est rayonnant, exalté. S'il semble parfois boursouflé, exubérant, déséquilibré, ce n'est qu'une impression de détail car rien n'est aussi parfaitement équilibré sous l' apparence du déséquilibre, aussi parfaitement ordonné sous l'apparence du désordre. Cela prete-t-il a confusion ? ]e veux bien l'admettre mais ce n'est ríen de plus _qu'un semblant, un faux semblant. Et ce n'est pas, bien sur, paree qu'il compose souvent avec des éléments baroques (le chateau de Xanadu dans Citizen Kane, de nombreux décors dans La Splendeur des Amberson, La Dame de Shanghai, Macbeth, Othello) qu'il peut etre considéré comme un auteur dont le style serait baroque. On peut parler du baroque dans les films d'Orson Welles mais non du baroque des films d'Orson Welles. Si baroque signifie - pour certains - art dionysiaque, alors bien sur tout, chez Orson Welles, est baroque. Mais si baroque signifie baroque je ne vois rien dans son art, hors l'univers qu'il appréhende, qui puisse etre qualifié tel. Ou plutót j e le vois tres bien. Dans la mesure oú, pour certains, ce qut est inhabituel, déconcertant, bizarre, ce qui échappe a\Lx normes conventionnelles est aussitót qualifié de baroque. La dispersion, l'évanouissement du « Moi ,, ou, du moins, le ce Moi » appréhendé de l'extérieur, résultant de l'interférence des idées que se font du meme individu des etres différents, demeurant insaisissable ce en soi ,, (No trespassing : on n'entre pas, dit l'écriteau a la grille du pare de Xanadu ... ), voila qui prend toute l'apparence du baroque alors que, par la rigueur de sa construction, ce récit est plus classique encore que dionysiaque s'il l'est toutefois par ce qu'il exprime. En d'autres termes le récit, dans Citizen Kane, est « rayonnant ». C'est une suite de tentatives,
d'approches, de poursuites, d'enquetes, mais un ensemble rigoureusement organisé et composé. On suit la vie a travers ses cheminements les plus divers, sous ses multiples apparences, mais ce ne sont la qu'autant de ce matériaux » avec lesquels on construit l'édifice. Voyons ailleurs : On ouvre une séquence en pénétrant dans la boite de nuit par le toit vitré du haut duque! on a jeté un premier regard (Citizen Kane). Exubérance ? Gongorisme ? :Maniérisme ? Apparemment oui. En fait c'est le symbole de l'effraction accompagnant le vio! de la personnalité que l'on fait subir a Suzan quand des journalistes viennent l'interviewer. Les symboles psychanalytiques qui abondent pretent aux films d' Orson Welles un tour baroque paree que la raison n'en saisit pas immédiate ment le seos et paree qu'on donne cette étiquette a tout ce qui n'entre pas- ou ne semble pas entrer - dans le cadre d'une justification rationnelle. Ainsi Kane est éclaboussé par une voiture qui le macule de boue au moment meme ou il rencontre Suzan. I1 renverse de la boue sur lui lorsqu' il prend la truelle le jour de l'inauguration du nouveau building en construction (symbole d'auto-punition) etc. Chaque image est accusée d'une signification symbolique sous-jacente qui éclaire le drame (si tant est qu'elle est comprise ... ) et qui justifie de sa maniere ou de son style. \Velles, c'est le classicisme le plus rigoureux appliqué a la construction d'une forme soumise cependant a l'expression des forces obscures qui la commandent. ll faudrait, pour le démontrer, démonter plan par plan, séquence par séquence, tous ses films. On comprendra que je ne le puisse faire ici. ]e voulais simplement dire en quoi Welles qui sernble baroque ne l'est point apres avoir- qu'on me le pardonne - fait cette mise au point qui était indispensable pour étayer mon point de vue, puisqu'aussi bien i1 dépend de ce que l'on entend par cette expression baroque ... de « baroque n.
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UX FELLINI DAROQUE
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un jour a Fellini s'il voyait un inconvénient a ce qu'on le taxe de baroque. Il fit la moue. Cela ne lui plaisait pas beaucoup, J¡>Uis il dit : •• M ais apres tout qu' est-ce qtti n' est pas baroque en m atiere d' art ? >> On peut en effet se poser la question si on se limite a un panorama italien. L'héritage de Botticelli, Ucello, des visionnaires florentins, celui de Dante, d'Arioste, de Leopardi, celui de Pergolese et de Verdi concourent bien a donner aux artistes cont emporains un contexte essentiellement baroque.
Qu'elle soit pirturalc, littéraire ou cinématographique on a t endance a voir dans l'
la fantasía
pluralité baroqtte
Il est un mot italien qui, en esthétique, me semble ctre la cié de t oute l'inspiration transalpine, c'est la «fantasía ». Felli ni l'emploie énormément et c'est appauvrir sa pensée que de le traduire par (( fantaisie ». Il est a mi-chemin entre imagination poétique et esprit d'invention ; il est le contraire d'imitation et réalisme. J e pense que l'on peut dans chacune des scenes de Fellini évaluer la dose de " fantasía » comme la mesure meme de son inspiration. Ce n'est pas une richesse d'observation ni d'emprunt ; elle ne tire pas sa substance d'un monde extérieur mais d'un univers subjectif, recréé, secrété par l'auteur a sa ressemblance. Ce qui vaut ici pour Fellini et le cinéma vaut ponr tout art de représentation.
Le décor baroque est a insi une mosalque, un puzzle emhrouillé. Le processus de l'artiste baroque est la juxtaposition quand chez le classique, il est fusion et synthese. Il tend vers le nom hre quand l'autre tend vers l'unité. Ce qui m'a toujours frappé dans une image felli nienne, c'est l'absence de centre de gravité. L'reil peut y choisir entre plusieurs lieux d'intéret. D'abord a cause de la profondeur de champ. Chez Fellini, l'i mage est construite par étages. Souvenons-nous des rues nocturnes des Vitelloni, la procession de Cabiria . L'image est jalonnée d'« amorces »a droite et agauche du champ. Fréquemment, des objectifs grand-angulai res faussent les pers-
JlOMINI QUE
l>F.LOtTCHE
UN FELLIN I BAROQUE
J
E DEMANDA!
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pectives comme dans les architectures du « seicento >> et sont comme un coup de poing donné dans le décor pour le repousser vers J'horizon. Mais pour rester dans le domaine de la composition picturale c'est surtout sa technique du remplissage, de la juxtaposition d'éléments hétérogenes qui me parait etre le point ou le baroque ne peut se renier. ]'en prendrai exemple pour le décor de ce terrain vague oú habite Cabiria. Quand nous sommes venus repérer cet extérieur, il n'y avait la qu'un désert, le vide le plus absolu, la seule ligne de l'horizon séparant ciel et terre. C'était la toile blanche de l'artiste. Yoici maintenant la liste des éléments commandés par Fellini et doot témoigne ici l'assistant par ses feuilles de service : a) 4 poteaux télégraphiques (sans fils) ; b) 120 metres de tubes de fer pour un échafaudage (vis-a-vis de la maison de Cabiria) ; e) 2 pieux reJiés par un fil, a\'eC tinge a sécher ; d) un baquet de lessive; /) une antenne de télévision ; g) un énorme bidon publicitaire '' Esso >> ; h) un cheval. On le voit, tous ces éléments sont étrangers a l'action et meme a la vraisemblance. Ils sont pur ornement, guirlande, entrelac, ovale. Il n'est pas jusqu'au ciel que Fellini n'ait la fureur de décorer, lorsque nous attendions parfois des heures, afin que quelques nuages viennent meubler la nudité du ciel. Et ceci avec une joie, une volupté d'enfant décorant un arbre de Noel. Ainsi Fellini, de proche en proche, couvre sa toile blanche d'un paysage imaginaire et qui pourrait etre purement abstrait si ses éléments de '' fioriture » n'étaient pas, au líen de festons et d'arabesques, le bec de gaz de R ome ville ottverte ou le linge qui seche de Miracle a Milan. L'image de Fellini n'est néo-réaliste et a plus forte raison réaliste que par réminiscences fragmentaires. Son univers pictural (et, nous le verrons, métaphysique) est cloisonné. Dans le présent, ríen n'a de rapport avec rien.
UN l<'ELUNI DAROQUE
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le baroqt.te en mouvement 11 arrive un ou plusieurs moments dans chaque film de Fellini ou cette hétérogénéité devient critique. C'est le cas des morceaux de bravoure ou le chaos du nombre s'empare de J'écran d'une fac;on agressive qui va parfois jusqu'a J'explosion. L'orgie d'Jl Bidone, la Procession de Cabiria, le Miracle de la Dolce vita connaissent cette ligne de progression géométrique qui va jusqu'a un paroxysme pour retomber ensuite. Qu'il s'agisse de personnages, d'actions simultanées, d'éléments picturaux, le chaos vient toujours d'un conflit de nombre, c'est-a-dire de J'impossibilité de la fusion, de J'unité. Les éléments alors, ne sont plus seulement juxtaposés, ils s'affrontent. C'est un aspect de baroquisme-achaud ou de baroquisme en mouvement que la peinture nous avait déja illustré dans des toiles de Jéróme Bosch ou de James Ensor. C'est l'irréductibilité du nombre qui troublait aussi Pascal. Si l'art est une question de rapports, J'art baroque est fait de rapports accentués jusqu'au heurt. On serait done de nouveau tenté de confondre, avec Fellini, J'essence de J'art et du baroque. En effct si Schoenberg est dissonant par rapport a Mozart, ~fozart l'est par rapport a la monodie grégorienne. Pour remonter aux sources pures du classicisme, nous risquons ainsi de trouver le silence pour la musique et le vide pour les arts plastiques. On pourrait pourtant rever d'un art classique ou les rapports ne ::;oient pas des rapports de contradiction et de heurt comme nous les avons définis pour Fellini, mais des rapports de complémeot et d'amour. L 'art classique serait alors une imitation du divin; il serait essentiellement sacré et son archétype serait la Messe. Comment s'étonner alors que Fellini ne soit jamais aussi baroque que lorsqu'il dépeint '' l'enfer », comme il le confie luinH~me en tournant le réveillon d'Jl Bidone ou les'' turpitudes de Babylone » dans La dolce vita ? " La douceur de vivre » est bien l'aboutissement d'une tentation baroque de longue haleine, le film-fleuve ou convergent tous les petits ruisseaux baroques qui ont pour nom fantastique, onirisme, merveilleux, expressionnisme, surréalisme ou grotesque.
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UN FELLINI BAROQUB
ÉTUDES Clllo'ÉMATOGRAPHIQUES
a propos
de la dottcwr de vwre
Fellini, en attaquant la séquence du faux miracle de Terni disait a Martelli : « Je vais te demander ici de faire tout ce qu'un opérateur n 'a pas le droit de faire. j' aMai des cadrages hirsutes, des projecteurs braqtds sur l' obiecti/, f attrai méme des morcem-tx de négatif mélangés au positif dtt film. La séquence n' aura de sens que dans cette folie, dans ce famais·vu. n Éblouir le spectateur, je parle au sens propre, avait déja eu un précédent dans Cabiria avec l'ceil-de-bceuf braqué sur la scene pendant l'hypnose de l'héroi:ne. La violation des tabous de la technique est ici un parti pris. Les acteurs plusieurs fois regardent résolument dans l'objectif. Les contre-champs sont souvent de r8oo. Pour les décors, memes sacrileges : Fellini transforme en night-club les ruines de Caracalla. L'hópital d'Emma est un garage. Le cabaret ou Marcello conduit son pere est tourné aux thermes de Tivoli. Il met des faux seins a Anouk Aimée, un faux postérieur a Yvonne Furneaux, une perruque a Anita Ekberg. La mode, une mode, daos son extravagance et sa vanité, tel a été le point de départ du film. C'est en voyant passer dans la rue une femme « avec son derriere se débattant dans tm sac » que Fellini a fait le premier pas dans le panorama de La dolce vita. I1 est fait de tulle et de paillettes, d ombres et de reflets, d'une matiere illusoire et insaisissable comme l'est sa matiere humaine, mystificatrice et mensongere. Par la aussi ct de l'intérieur, le film est baroque.
la tentation
d1t
baroque
Le baroquisme est le courant impur ct empoisonné de l'art. Il est sa face magique, nocturne et sacrilege. C'est le ~~ charme » d'Armide, c'est la « tentation >> contrariant la ~~ vocation ». Mais le baroque auquel appartient Fellini tire sa grandeur de cette consciente contradiction. L'artiste baroque aspire problématiquement a la pureté classique. Un baroque complaisant, c'esta-dire sans cette. contradiction se réduit a u maniéré. Or, Fellini échappe a cette réduction ; sa position d'artiste est sans cesse en
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mouvement, pathétiquement en vie, grace au flux et au reflux de ses deux aspirations, la tentation de la licence baroque et la velléité d'une ascese classique. « Quand f étais petit, mon réve le plus familier était la vis ion d' un ange, peut-étre méme un archange car il était couvert d' une cuirasse et casqué de grandes plumes multicolores. J e le voyais s' approcher, puis s' arréter a une certaine distance de moi. Il se détachait, étincelant, dans la nuit, avec les yettx grand ouverts sttr moi. Il ne me disait ríen mais son regard était pressant comme une question impérieuse. J e répondais : « Aspetta, aspetta ... >> ( C' est-a-dire « attends ... ») Au /M et a mesure que fai grandi, puis vieilli, il m'est apparu touiours un peu plus distant. Puis ie ne l' ai plus vtt du tout. M ais J"e sttis súr qu'une fois, une fois au moins, J"e reverrai mon ange emplmné. >> Rome, le rer aout I959·
NOTE SUR LE BAROQUE DANS LE C1NÉMA ALLEMAND
LOTTE H. EISNER
NOTE SUR LE JJAROQUE DANS LE CINEMA ALLEMAND
le Baroque, le Sturm ttnd Drang, le Romantisme et l'Expressionnisme sont tous des époques qui s'adonnent au W erden, c'est-a-dire au << devenir n, a un développement permanent. Tandis que des époques telles que la Renaissance et le Classicisme s'averent des époques statiques du Sein, done de 1'« etre ))' de l'existence fixe en soi. C'est un jeune auteur allemand, Wolfgang Gottfried Klee, qui, en 1934, a formulé ces assertions dans une these de doctorat sur Les motijs caractéristiques de la prose expressionniste. D'ailleurs Nietzsche n'avait-il pas précisé que l'Allemand n'est pas, mais qu'il devient, ce qui veut dire qu'il est toujours en évolution ? Ainsi !'ame allemande s'abandonnera volontairement a des mouvements qui semblent empreints de paroxysme et d'excitation continuelle. De tels styles apparaissent aux artistes allemands pleins de dynamisme et chargés d'une tension d'ame, oú fleurissent en meme temps 1 irréel et le reve. Par conséquent, le Baroque allemand se distingue du Baroque italien ou espagnol, pourtant adonnés a une extase fervente, mi-spirituelle, mi-charnelle. Au-dela d'une religiosité profonde, qu'avait déja troublé le protestantisme, la mentalité allemande recherche une sorte de « 1nbnmst n, notion presque intraduisible, oú l'ardeur pure se mele a une sensualité sans bornes. Chez tous les peuples il y a des liens secrets entre des époques d'art extatique : par toute son effervescence de formes mouvementées une sculpture baroque s'épanouit dans l'intérieur d'une église gothique, épousant avec perfection l'élan des volites et des piliers. En Allemagne, le délire de l'art expressionniste est tout
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proche d'un Baroque mystique et troublant. Ainsi comment nous étonner que l'Expressionnisme, lorsqu'il devient essentiellement décoratif, se tourne vers une sorte de « baroquisme n dans le sens propre du mot, puisque baroque veut dire également bizarre ? C'est le cinéma, cet art du mouvement, qui nous révele plus intensément que les arts plastiques ou graphiques, cette parenté latente. Parfois les séquences les plus expressionnistes, oú la frénésie des formes en mouvement est poussée a outrance, semblent imprégnées d'éléments baroques. Ainsi daos le deuxieme Golem, 1920, de Paul Wegener et Carl Boese, (film, oú le décor expressionniste se trouve modifié par des éclairages doux a la Rembrandt, moulant les formes avec un sjmnato quasi impressionniste), certaines images de la foule anxieuse, gesticulant dans les ruelles du ghetto, prennent un curieux aspect baroque. Les contours jaillissent, tournoient dans un remous continu ; tourbillon qui dépasse l'expressionnisme pur, dont les contours, toujours sans liaison logique, se cassent abruptement. S'agit-il de certains cas limitrophes et indéterminés ? Les ombres profondes qui semblent creuser parfois une statue baroque, se retrouvent-elles daos le choc des ténebres avec une lumiere aigue, dans ce contraste violent des éclairages du film expressionniste ? Ou est-ce que tout mouvement véhément parait etre l'écho de cet essor qui est devenu l'embleme de l'art baroque ? A certain moments, les acteurs expressionnistes ne se figent plus, leurs gestes dépassent la teneur automatique des mouvements abrupts, rompus a mi-chemin. L 'attitude de leurs corps ne perd plus alors toute sa souplesse : dans Les Mains d'Orlac (1925) film de Robert \Viene (1), Conrad Veidt, croyant qu'on lui a greffé les mains d'un meurtrier, a peur du couteau, qui l'attire en meme temps étrangement. Tout son corps se contorsionne, (1) Robert \Viene, mctteur en scenc d u Cabinet du Dr Caligari en 1919, est venu pa.r ha.sard a l'cxpressionnisme ; ce sont ses déccrateurs R eimann ~Ohrig et Wann qui avaicnt imaginé d'arlaptcr d es décors étranges a un scénario curieux, créé pa.r Carl 1\layer ct H. Janowitz. Ayant trouvé du succes aupres des intellcctuels, \-Viene a exploité ce caligarisme cxpressionniste.
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s'adonne a un bizarre ballet qui le fait tournoyer comme un somnambule. Est-ce encore une sorte de ballet expressionniste, ces convulsions orcbestrées dans l'espace ne dépassent-elles pas les conceptions de 1' expressionnisme ? Et lorsque Paul Leni présente dans Le Cabinet des figures (1924) le tsar sanguinaire, Ivan le Terrible, longeant le mur avec son conseiller sinistre, il les fait avancer, singulierement pliés de travers, contorsionnés. Ce comportement ne rappelle-t-il pas, par moments, la mobilité extatique et contorsionnée des statues de martyres baroques ? L'expressionnisme exagérément décoratif de Paul Leni semble déborder les frontieres de styles déterminés. Il fait plisser, par exemple, certaines étoffes d'une maniere tellement ornementale que la trame du tissu se transforme. Le couvre-pieds du lit d'apparat du Kalife n'est-il pas plutót une sorte de conque aux courbes magiques ? Daos un film américain du meme Paul Leni- The Cat and the Canary (1927) -ríen d'étonnant que les rideaux multiples d'un loug corridor ténébreux, qui trainent leurs minces cannelures en douces oscillations sur le sol, ressemblent a des fantómes hallucinants. Partout dans les films que Paul Leni tourna aux U. S. A., dans The Man Who Laughs (L'homme qui rit, 19:28), et dans The Last W aming (Le dernier Avertissement, 1929), se retrouvent ces éléments bétérogenes, venus pourtant d'une source commune. A cóté de traits qui trabissent la survivance d'un expressionnisme absolu, la richesse de formes sensuelles, mouvementées, aboutit a une cobérence que l'art expressionniste n'a jamais connue. Le chemin de Paul Leni vers le baroque nous semble compréhensible ; son plaisir de la variété des valeurs et des nuances, son amour de l'arabesque ne pouvaient pas se contenter des préceptes séveres de 1' Expressionnisme. Or. R. A. Dupont, metteur en scene de Baruch (1924) et de V ariété (1925) ne semblait guere prédestiné a suivre cette voie. Bien sftr, sa maitrise a faire évoluer daos Variété des formes fluides. a les varier sous l'effet des éclairages et du mouvement, son choix de visions animées du monde des acrobates, révelent une grande souplesse et son goftt quasi intuitif pour les gammes d'images fugitives. :.rais, dans ces deux films, Dupont parait
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plutót un impressionniste qui a passé par les expériences de l'expressionnisme. Pourtant quelques-unes de ces séquences du music-hall ne sont-elles pas l?resque un prélude a certaines images du cirque de Lola i\Jontes, film baroque de :\fax Ophüls ? M oulin Rouge, film que Dupont a tourné en 1927, est-il vraiment un film décevant pour ceux qui aiment Baruch et Variété ? Voici Dupont, l'esthete rigoureux, quise déchaine, ivre de formes et de mouvements. Le noir et blanc semblent se teinter de mille couleurs. L'ombre veloutée. la palette ricbe des gris, des demitons, des clartés tendres s'épanouissent, éblouissantes, s'entremelent avec véhémence. Une bistoire quelconque, pauvre meme, devient prétexte pour faire dérouler devant nos yeux ce va et vient coloré des foules et du music-hall a l'ambiance voluptueuse et dense, que sillonnent les phares étincelants de la rampe. Mais c'est surtout Salto Mortale (1931) film de cirque, - ot't d'ailleurs Dupont a tenté de renouveler en vain le succes de V ariété - q ui nous mene dans le voisinage des derniers films ornementaux et mouvementés de Max Ophüls par une sorte d'arabesque baroque de plans d'ensemble et par quelques travellings hasardeux qui déclencbent un flot d'impressions. Estce paree qu'on attendait autre cbose de Dupont que ces films furent dépréciés si longtemps et qu'ils ont contribué al'affirmation du déclin artistique de ce metteur en scene ? Quand on revoit aujourd'bui Moulin Rouge, certains éléments baroques attirent a u lieu de nous choquer. Est-ce paree qu'entre temps nous avons fait connaissance avec les films de Max Ophüls?
n'u::'\E MISE ¡;;:-¡ SCB::'\E DAROQUE
PHILIPPE
COLLIK
D'UNE MISE EN SCENE BAROQL.E (Lota Montes de 1\Iax
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ÜPHÜLS)
l'ceuvre de Max Ophüls est un pont aux anes de la critique cinématographique. Comment pourrait-il en etre autrement puisque chez lui les formes extérieures les plus traditionnelles de la plastique baroque ne peuvent manquer de frapper le spectateur, si inattentif soit il ? La surcharge architecturale, le gout de l'insolite, la morbidesse viennoise du ton sont autant de traits qui permettent de reconnaitre l'Ophüls touch des la premiere bobine. I1 semble toutefois qu'un inventaire des éléments baroques dans les divers films d'Ophüls ne puisse etre autre chose qu'un divertissement de curieux, qui bientót constatent qu'en effet sont multiples et troublants les rapports qui unissent le style d'Ophüls a celui des autres artistes baroques qui l'ont précédé, qu'ils aient choisi pour s'exprimer la littérature, la peinture, l'architecture ou la musique. Mais si précisément ce ne sont pas les correspondances a d'autres moyens d'expression qui nous intéressent, mais bien l'élaboration d'une ceuvre par le seul cinématographe, alors cet inventaire prend une autre direction et devient approche des procédés d'écriture du film, essai d'élucidation de la démarche d'une mise en scene. Tout ensemble so m me et testament, L ota Montes est un film qui, a lui seul, renferme assez d'aboutissement et d'ultimes promesses pour servir de support a semblable tentative. C'est done a l'analyse proprement cinématographique, a la forme en un mot que nous allons nous attacher, la tonalité baroque du UALU'IER DE DAROQUE
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matériau anecdotique choisi par Ophüls étant évidente et le sujet profond du film découlant des moyens mis en scene pour l'exprimer. Dans Lota, Ophüls faisait la premiere expérience de deux éléments nouveaux, le cinémascope et la couleur.] usq u' alors peu ou mal utilisé, et depuis a de rares exceptions pres employé comme une commodité spectaculaire, le cinémascope fut pour Max Ophüls bien autre chose qu'un procédé : une technique fondarnentale. La mobilité frénétique de la caméra dans ses films antérieurs trahissait un désir tle capter le maximum d'éléments visuels dans le minimum de ternps sans en rompre l'unité. Avec Lota la preuve était faite ele son désir forcené cl'appréhension globale, immédiate et sans répit des etres et des choses. Le mouvement cl'appareil tridimensionnel répondait pour Ophüls a trois souhaits : un envoutement captieux et sensuel (la rondeur du panoramique ou de la laque s'opposant a la sécheresse inéluctable de la collure), une volonté d'éclatement du cadrage traditionnel, et en fin la création d'un espace aussi illimité que possible permettant aux comédiens de se déplacer et de vivre avec un maximum de continuité done de liberté. l\1ais fidele a l'inassouvissement caractéristique de l'auteur baroque, Ophüls dans Lota n'apaisc pas pour autant la mobilité de sa prise de vues. La caméra dans ce film se cléplace autant sinon plus que dans les autres, le cinémascope joue le róle d'un facteur (au sens mathématique du tenne) qui multiplie le cinéma normal et c'est précisément le détachement lucide avec Jeque! il est utilisé qui l'enrichit. Tant de foi.s citée, car elle s'applique a merveille au baroque en général et au style d'Ophüls en particulier, la phrase de Lo la : La vie pour moi, e' es! le mowvement, est la clé de la mise en scene de L ota Montes. Liberté, mouvement, désinvolture : sans aller plus avant nous retrouvons ces mots d'ordre dans l'utilisation meme qu'Ophüls fait du cinémascope. E n utilisant a plusieurs reprises des cadres noirs qui réduisent l'écran a ses climensions habituelles, il réalise sans tapage une véritable « polyvision )) d'une aisance déconcertante. Contrairement a une légende qui veut montrer en Ophüls l'esthete qui complique tout a plaisir, nous sommes la en face d'une technique souple, d'ou toute systématique est absente et qui n'a pour but que la simplicité et l'évidence. Nous
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n'en prendrons que trois exemples. Lorsque Lola, entre deux apparitions sur la piste, regagne sa loge, la réduction du cadre évite un effet de stroboscopie qui rendrait intolérable pour l'ceil les longs panoramiques qui accompagnent ses déplacements. A l'intérieur meme de la loge de Lola, les cadres évitent l'éparpillement de l'attention dans une scene ou l'impression de claustration due a l'exiguité de la piece, est essentielle. En fin le fameux plan-séquence de l'Opéra qui part de l'image des deux doigts du roi de Baviere pour s'achever sur le centre du théatre apres avoir parcouru les trois balcons grouillants de spectateurs - !'élargissement progressif de l'image permet la rédaction d'une véritable « période n cinématographique inconcevable autrement. Oublions le cinémascope pour nous attacher au découpage proprement dit. Parlant de la construction meme du récit Dominique Delouche remarque daos Télé-Ciné (avril 195ó) : nous retrouvons les lignes traditionnelles dtt baroque dans l' architeclttre de l' amvre [ ... ] le profil linéaire dtt traditiounel . film-récit devimt 1'ci rayonnant [ ...) on songe aux retables dédiés a des vanités 01't le persounage en gloire est enlottré de panneaux racontant sa légende. Les nombreux retours en arriere ne sont pas comme dans un film courant de simples explications du présent. le présent lui-meme n'est qu'un épisode de plus qui relie Lola a son passé comme des lignes relient les uns aux autres les points d'une figure géométrique complexe, une étoile aux branches innombrables, un cristal de givre tendant vers le cercle qui est bien la figure-mere du langage ophülsien. Cette gravitation a la fois centrifuge et centripete des personnages et des événements par rapport a l'héroine trouve son expression physique idéale a tous les stades de la mise en scene. La profusion des mouvements d'appareil circulaires ne peut manquer de frapper. Le plus symptomatique est le travelling qui tourne autour de Lola exposée au milieu de la piste du cirque, elle-meme placée sur un socle pivotant en sens inverse ; nous sommes la en face de la plus parfaitc.> illustration baroque, la double circonférence contrariée étant la traduction plastique indiscutable des gravitations réciproques de l'héroine et de l'univers qui l'entoure. D'autre part ce plan, un des premiers du film, nous plonge au cceur meme de la fascination orbitale qui donne le ton a toute l'ceuvre.
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Outre la structure du scénario, deux autres notions déterminent et expliquent la fal bavarois, l'entrevue Lola-Louis de Baviere). Cette bousculade, cette sorte de quete permanente et infructueuse des personnages (meme également repris dans !'expression sonore du film), a tót fait de créer un climat d'asphyxie, de nausée, de mauvais r.!ve. Les comédiens se trouvent comme englués dans le sol, chacune de leur tentative d'évasion est vaine, l'appareil impitoyable les suit toujours guettant leur réaction la plus infime, la plus dérisoire (les longs déplacements incohérents et hésitants de F. Liszt dans la chambre ou sommeille Lola ... ) obligés que nous sommes a tout voir, meme l'inutile, 1'« accessoire ))' nous sommes bientót la proie d 'une obsession de la pacotille, du clinquant de l'absurde, partageant en cela de faGon directe le malaise fondamental de l'héroine. Lorsque l'appareil reste fixe, ce qui est rare, l'effet qui se dégage de l'image est le meme, voire plus troublant encore. On pense en particulier a 1'« énervante )) scene dans la caleche entre Lola et le jeune étudiant. Le cadrage immobile est d'une composition maladroite en apparence, un tuyau de poele mal ajusté dérobe a nos yeux le visage que nous cherchons le plus a scruter de pres, la voiture brinqueballe et ses cahots ajoutés a son exigu'ité brisent en plein élan les gestes des personnages ... Si tous les éléments concourent a 1' expression de ces themes essentiellement baroques, la couleur, elle, a une mission supplé-
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D'UN~ MIS~ EN sd:NE BAROQU~
mentaire : baigner le film dans une pourriture somptueuse quasi baudelairienne. C'est d'ailleurs dans l'utilisation de la couleur qu'Ophüls a le plus directement gauchi la réalité, alors que dans la présentation par la caméra de l'action proprement dite (ainsi que dans le traitement sonore), il a cherché une sorte de super réalisme. Délibérément insoucieuse d'une vérité documentaire, la couleur est traitée en dominantes, en (( a plats )) pourrait-on di re. Il s'agit pour Ophüls de donner a, certaines séquences un ton précis et la le mot ce ton n reprend son sens pictural. On peut parler de colorations morales : la route ocre, le ciel sans nuages, l'auberge violacée pendant la période Liszt (désir on ne peut plus conscient chez Ophüls, puisqu'il fit sabler de jaune les chemins et couvrir les maisons de gaze violette), la nuit de Lola jeune fille sur le bateau qui l'amene en France entierement traitée dans les gris-bleu etc. Cette obsession de la monochromie s'exagere dans les séquences du cirque (lueurs minérales du gaz d'éclairage, rouge absolu quand Lola se souvient du passé). Rappelons-nous aussi la brutale opposition entre le gris bleuté du saut dans le vide et le brun-rouge de la présentation dans la cage qui le suit immédiatement et clót le film. Décors et costumes sont évidemment des facteurs d'introduction du baroque qui semblent relever moins d'un travail spécifiquement cinématographique que par exemple la prise de vues ou la direction d'acteurs, et pourtant si l'on considere que mettre en scene c'est choisir (et ce n'est au fond pas autre chose), alors le choix d'Ophüls en la matiere prend une importance tout aussi grande que dans les autres cas. Au premier degré c'est la débauche de formes et d 'idées qui frappe, elle contribue a la luxuriance malsaine du climat plastique du film. 1Iais au-dela de ces apparences il s'agit toujours pour Ophüls d'imposer une vision, une éthique. Le réalisme décalé et l'onirisme dont nous parlions plus haut président a l'élaboration de la matiere décorative. L 'accessoire régnant en maltre nous le trouvons toujours en bonne place sous forme d'alliage de vérisme (scrupuleux dans la reconstitution d'une époque) et d'insolite (les agres innombrables dans le cirque; l'oreille de carton bouilli chez le médecin du roi ; l'extravagant pommeau de la canne de Peter Ustinov). On pense
a ces collages de Max Ernst ou les éléments de gravures médiocres
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du x1xe siecle, extraites de feuilletons insipides ou de catalogues de manufactures, se superposent pour former d'hallucinants cauchemars. Dans certains passages comme celui du bateau nous retrouvons le charme désuet et inquiétant des gravures de Riou et Bennet pour les Jules Verne de l'édition Hetzel. .:\!ais trop subtil et trop ambigu pour s'arreter la, Ophüls parseme son film d'éléments incongrus qui, plaqués sur un décor réaliste, nous plongent dans une conscience de dormeur lucide, dans cet état qui en reve nous fait dire : e' Tout cela est normal n. Un nain dans un cirque est une chose normale, qu'il soit apte a donner du feu a un fumeur également, sa peti te taille 1' oblige a etre suspendu a hauteur convenable done un nain accroché a une corde qui le supporte a un metre du sol peut allumer le cigare d'un etre normal .. . mais l'image qu'Ophüls nous propose d'un briquet humain doué de parole et de conscience est proprement aberrante. Nous touchons la (et c'est un exemple entre dix dans la séquence du cirque) un point limite de l'illustration baroque qui, par la vertu de l' incarnation spécifique a u cinéma, laisse loin derriere lui les images peintes d'un Breughcl ou d'un Jéróme Bosch. Lota Montes est un des tres rares films dans lequel le son peut etre considéré comme une entité. Habituellement le dialogue de film débouche au mieux sur le théatral ou le romanesque, au pire ct le plus souvent sur le roman-photo. Dans Lola Montes, le dialogue est ce qu'il est dans la vie : 95 % bruit, S% signification. Par une démarche qui ne saurait surprendre, Ophüls en se limitant au réalisme le plus minutieux nous fait assister a un spectacle qui nous apparalt comme étrange et affolant : l'attention consciente aux actes que nous accomplissons inconsciemment crée le dépaysement, la stupeur et le désarroi. C'est un processus semblable qui, si l'on croit une anecdote, poussa au suicide un gentleman anglais qui laissa pour explication : ce il y a trop de boutons a boutonner et a déboutonner. )) A l'opposé d'un Jeanson qui considere, et pour cause, le dialogue comme une matiere précieuse, rejoignant les meilleurs moments des films de Renoir (dans La Regle du ] et' principalement) Ophüls avec l'aide admirable de Jacques Natanson donne au dialogue une valeur égale qu'il soit mot d'auteur ou rétlexion
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banale, radotage, coq-a-l'ane insipide. Ríen ne nous sera épargné: <' GrenoUc... Grenoble... vous connaissez Gretwble n rabache lamentablement le mousse a Lola jeune fille; « M on vin rouge ... M on- vin- rou-ge!n gémit le cocher de Lola alors que pathétique elle fuit la Baviere en révolution. En revanche, Peter C stinov en quelques phrases admirables nous expliquera pourqnoi n'importe qui peut faire n'importe quoi, fut-ce un éléphant jouer du piano. La matiere sonore traitée en « profondeur du champ n est toujours nette et audible si les conditions de vraisemblance acoustique le permettent ; elle sera floue et incompréhensible dans les autres cas, l'importance purement signifiante ou dramatique des paroles énoncées n'ébranlera pas ce partí pris. Enfin les bruits a proprement parler, les accents bizarres de la plupart des personnages rendent la compréhension souvent délicate. Jusqu'au personnage du Roi lui-raeme qui, sourd et s'exprimant mal en franc;ais, multiplie les embuches, les redites, les non-sens. Pour Ophüls absurdité vient de surdité. Dans un film ou la peur, l'angoisse et le malaise pesent de tout leur poids sur l'héroine, les mots n'expliquent jamais mais ils trahissent toujours (j' ai ett tres pet~r, tu sais ... fe n"ai jamais voulu de ce voyage .. . fe te paierai tout al'heure, tout al'lzwre! etc.) Quant au monologue de présentation de Lola dans le cirque il releve lui aussi de ce réalisme gauchi ou nous retrouvons la syntaxe si spéciale des complaintes du XIXc siecle ( «Felicité conju ga/e malgré le climat insalubre ... A Raguse, ville exquise, on la refuse a l' église 1\:ais la plus profonde originalité de la mise en scene d'Ophüls dans Lota Montes est sa direction des acteurs. On pent en effet a la rigucur cousidérer que les ressources plastiques du cinéma doivent t oujours plus ou moins a un passé, a une tradition picturale ou architecturale du baroque; mais lorsqu'il s'agit de faire vivre de\"ant nos yeux des personnages, tout est a inventer, a re-créer. L'aLsurde jeu des contraintes de la ~uper co-production est généralement le plus s(tr gage d'échec, d 'incohérence, mais Ophüls transmue l'arbitraire commercial en imprévu, la convention impersonnelle en mystere. D'une l\Iar tine Caro!, alors empetrée dans un mythe douteux et vulgaire, il fait une o
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poupée pathétique dont l'absence d'ame n'est plus vacuité rassurante et stéréotypée mais douloureuse quete d'un improbable absolu (a l'image meme de Lota Montes qu'elle incarne dans le film et paradoxalement dans la vie meme si l'on en croit l'hagiographie de la presse spécialisée). Peter Ustinov dont le physique poupin et morbide peut etre utilisé avec une banalité primaire a des fins d'insolite de bazar (ej. Les Espions de Clouzot) devient dans le role du faire-valoir de Lola un etre humain, déchiré, résigné, bouleversant, dont la silhouette et 1'accent indéfinissable sont autant de « difformités n plus morales que spectaculaires. On a dit que Lola Montes était un film ou l'on n'avait utilisé que les mauvaises prises. Ce n'est pas une boutade, ou presque pas. Chaque scene procede avec une telle liberté qu'il est probable qu'Ophüls ait préféré conserver dans son montage définitif les passages habituellement considérés comme inutilisables. Comment expliquer autrement ces redites, ces hésitations dans le débit, ces intonations comme murmurées a part soi, ces regards traqués de tous les personnages - qu'importe d'ailleurs le procédé exact, qu'il soit fait de prévision ou de hasard, le résultat est la indiscutable dans son ambiguité, imprécis dans son évidence et pourrait-on dire classique dans son baroque. Toutes les ligues de force de la création baroque peuvent etre découvertes dans Lola Montes, de la sensualité a l'onirisme, de la volubilité au déchirement, de la nostalgie du passé a l'angoisse du futur, de l'euphorie languissant e a la négation hystérique, du raffinement a la tératologie. D'autres films ont fait des emprunts a un baroque esthétique, mais seul L ota Montes est un film éthiquement baroque; chaque plan remet en question la signification des précédents et !'ensemble offre l'aspect d'une multitude d'interrogations et de réponses qui se détruisent et se re-créent indéfiniment les unes les autres. Lola grimpe de plus en plus haut aux agres du cirque pour se jeter au sol espérant la mort, mais le lendemain tout recommencera. Ríen n'est résolu, ríen n'est expliqué. La vie elle-meme est tour a tour cruelle et consolante ; a la fois Sphinx et CEdipe, plaie et couteau ... forme et fond. o o
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C'est cette derniere dualité qu'Ophüls digere et assimile par le génie d'une mise en scene baroque que nous avons tenté d'élucider un peu. Qui pense baroque pense mystere et mouvement, qui pense cinématographe pense mouvement et mystere, qui pense Max Ophüls pense le cinématographe meme.
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DC ROCOCO A l.: TIUClll Et•; A Ll SL\1PHONIE DJ:.:S HRJGANDS
qttand le baroque s' enrttbanne de l"art a tenté de dift"érencier le style baroque du rococo par des criteres précis. Y a-t-on vraiment réussi ? Sans prétendre trancher le débat. nous nous permettrons d'ajouter deux remarques. Lapremiere est que la distinction en cause touche plus particulierement l'Europe Centrale et Nordique, ces pays a dominante germanique et slave oú la saisie du sacré a toujours assumé un cóté noir, terrible, peu familier a la France - classique et rationnelle par tempéramentet, a plus forte raison, a l'élégante Italie. La deuxieme est que ce qui sépare le baroque de son tardif prolongement dans le rococo est essentiellement une question d'esprit. Derriere l'ivresse des mouvements diagonaux, tourbillonnaires, ondulés du baroque bavarois, tcheque, polonais ou autrichien, demeure une armature de formes tres simples, géométriques, qui frappe le visiteur, habitué a 1'« équilibre)) latin, et dont la grandeur dure, un peu effrayante, prolonge celle du gothique tardif. Au lieu de s'effondrer daos la joliesse et le décharnement du fiamboyant franc;ais, le gothique de l'Est et du Nord a conservé ses proportions imposantes, son élan titanesque vers le ciel, son ascétisme de la puissance ; dressé comme une sorte de défi au néant, il se couvre simplement, au cours du xv¡r siecle, d'une
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profusion de formes tumultueuse : ainsi se manifeste la plongée du monde post-médiéval dans l'ivresse de J'action, tandis que, par dessous, demeure J'aspect sombre, le gouffre infernal. Vers 1750 seulement, le rococo fera partiellement pénétrer les formes courbes, ondoyantes, spiralées dans la structure meme de J'édifice. Celui-ci perd alors sa raideur et traduit une saisie plus aimable de la vie. Haydn et Mozart succedent a Bach. Le sourire devient une attitude permanente ; mais un sourire lucide, une gaieté non dupe d'elle-meme, qui cótoie, a chaque instant, la pitié et les larmes devant la dansante et vaine agitation des hommes, une surface aimable qu'on sait dépourvue d'épaisseur et masquant de redoutables mysteres. Cet esprit rococo, celui meme que l'ere << Biedermeier n transposera dans 1'opérette et la comédie viennoises, aucun film, croyons-nous, ne J'a poussé plus loin a notre époque qu'une ceuvre isolée et curieuse, aujourd'bui vieille de vingt-trois ans, La Symphonie des Brigands. Ce délicat ouvrage de Friedricb Feber est aussi pleinement rococo que les films mis en scene par Strobeim, autre Viennois, ou par Orson \\"elles, Américain hors série, sont d'inspiration baroque.
vivre en pactisant Rien déja de plus typiquement autricbien que la maniere dont l'reuvre fut créée. Elle fut menée comme l'était J'art de gouvemer sur les rives du Danube. Expliquons-nous. La Double l\fonarcbie, nul ne l'ignore, embrassait un véritable puzzle de nations autrefois fédérées, pour la plupart, sous la couronne complaisante du Saint-Empire, sur lesquelles le durcissement des pouvoirs politiques dans l'Europe des cinq derniers siecles avait fini par exercer tardivement une dangereuse pression. Car, contraint de s'unifier solidement en État moderne, en face et a J'image de ses dangereux voisins, l'Empire des Habsbourg, béritier du Saint-Empire, avait du, peu a peu, remplacer les structures décentralisées par une tutelle plus lourde ; et la Vienne du xrxe siecle était devenue le centre cosmopolite d'une puissance
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sans cesse partagée entre une tendance fédérale centrifuge et une pesante unification administrative, entre le compromis et la dictature. Au milieu de ces forces de plus en plus pretes a exploser en tous sens, la diplomatie - sounante et cynique autant qu'il le fallait - constituait la vertu autricbienne par excellence. Elle l'est d'ailleurs restée comme meilleur atout de la précaire petite nation isolée depuis l'effondrement de 1918. L'architecture baroque n'opposait-elle pas de fac;on analogue les armatures rigides aux flamboiements centrifuges de sa décoration ? En mati«!re de cinéma, le meme art de s'adapter- fut-ce par force - et d'unir les contraires, a permis aux meilleurs artistes autricbiens d'essaimer tres brillamment sur la planete entiere, et a Feber de batir sa Symphonie des Brigands sur le mode le plus fédéral qu'on puisse imaginer. Le producteur et co-scénariste, Jack Trendall, était anglais, l'opérateur Scbufftan, allemand, J'équipe d'interpretes, austro-anglo-franc;aise - sans oublier J'asiatique Tela Tcbai - le décorateur, Erno Metzner, et les musiciens autricbiens. Sur l'ensemble régnait un réalisateur pret a tous les compromis a la viennoise pour arriver- a travers divers avatars, interruptions et tournants imprévus - a tourner son film au Tyrol, en Savoie, sur la Cote d'Azur et dans trois studios anglais. Que l'reuvre, apres une si pénible genese, soit née viable, ceci est déja un miracle ; qu'elle soit cbarmante, mais d'un équilibre contestable, rejoint directement les qualités et défauts originels de 1' Autricbe. Certes, il est possible - on J'a affirmé - que Feher se soit paré de beaucoup de plumes étrangeres, quant au scénario, par exemple, ou quant a la musique qui serait due surtout a Anton Kuh. 11 n'en reste pas moins qu'entre ces éléments disparates, soudés dans une turbulence de péripéties, Feher a acquis, tels les Habsbourg en leurs royaumes, le mérite de créer une unité non point parfaite mais réelle.
le fett dtt ptaisir et de la mort L 'essence meme de la Symphonie des Brigands reflete, comme sa difficile venue au jour, cette faille irrémédiable entre deux
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aspects contrai res de la vie. E lle est contradiction fondamentale, nous le savons. De ces deux visages, le terrible et l'aimable, le monde germaniq ue, que fascinent les gouffres obscurs, affronte volontiers le premier de face. farouchement, quitte a lancer dans les afircs du combat les rugissements ou les sombres plaintes dont tout son art témoigne. ::\fais Vienne, proche de l'Italie, n'a pas le meme courage. Déja sous cette latitude on préfere chan ner le monstre que le provoquer. Trop pénible serait la lutte contre le feu, on jouera avec lui. Le tragit¡ue af!leure de tout pres sous la légereté et perce parfois en une blessure béante dans le théatre de Schnitzler, comme plus tard il dominera dans les fi.lms grinc;ants de Stroheim. Si le dénouement de L iebelei (:.fax Ophüls) voit la mort balayer le joli échiquier, celui de .U askerada (\''illy Forst) se contente de la froler et ele composer in extremis avec elle. Ce sens de la mort qui veille sous le plancher ou s'ébattent les gracieuses marionncttes, \\'atteau et ::\.fozart l'ont eu jadis, Goya jeune s 'en montre imprégné. Chcz nous, Jean Renoir l'a souvent illustré en ses comédies douces-ameres (Regle du ] eu, Carrosse d'Or, Frenc/¡cancan), tandis qu'en Suede, Ingmar Bergman (So urires d'twe Suit d'Eté) l'a poussé jusqu'aux frontieres extremes du ricanement tragique. Les Viennois se tiennent a mi-chemin entre Renoir et Bergman. De Vicnne a Buclapest, le sentiment en ques· tion oscille, sclon l'occasion, d'un romantisme allegre a un cynisme assez trouble. Le plancher est fragile ? Plus la frénésie de danser croit alors et plus la mort, en ses irruptions périodiques, offre la face caverneuse cl'un néant sans ret our. Légereté, héroisme, défi ? Oui, non. ·e ne fac;on d'etre. Ce sourire dansant au bord de l'abime, cette fraiche fac;ade a volutes d'une demeure truffée de chausse-trapes, ce ballet fan t aisiste du bien et clu mal qui eut r avi le :Mozart de La FUUe enclza¡¡lée, le titre meme clu film de Feher, Symphonie des Brigamls, l'annonce des l'abord et l'orchestre ele musiciens,impavides sous leur déguisement a la Charlot, le précise des le générique, en attaquant leur bouffonne et délicieuse partition.
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brigandages de petits chemins I.:ans un monde, apparemment tranquille, joliment rangé, aimablement indifférent, se promene, sans att aches fixes, une famille de poetes, nous voulons dire de bohemes errants. Leur innocent numéro musical, notez-le bien, introduit ici. d'emblée, le theme clu spectacle. Le monde est comédie, mais les coméd iens ne sont-ils pas les seuls a vivre v raiment quand tous les autres, les sédentaires, sans le savoir, jouent a vivre ? Vous reconnaissez ici un theme fondamental de l'art occidental depuis deux ou trois cents ans. Le theme des sociétés trop fi.xées, ou l'intérieur ne correspond plus a l'extérieur, ou le spirituel s'est vidé, ou la terre grimace paree que l'homme est orphelin du ciel. La poésie paye mal, mais elle gene. Pour réaliser leurs noirs desseins, les brigands devront surmonter l'obstacle inconscient qu'opposent ces poetes. Observez que le jeune héros clu film, Giannino (J ean Feher, fi.ls du cinéaste) nous est donné comme orphelin de pere ; il lui reste sa mere (la blonde l\[agda Souja, épouse de Feher) et son grand-pere ( Georges Gr aves), personnages candides dont les brigands se débarrasseront aisément par le vin et un brin de charme. Ainsi, les vieilles générations du monde, le passé, voient en leur sein les bons désarmés, fourvoyés. Les témoins du bien s'endorment. Seul demeure pour !'avenir l'enfant abandonné a la dérive sur l'eau (Dieu! quelle ravissante image !) ou sur les routes qui montent vers les cimes; l'enfant-poete miraculeusement pourvu par le destin d'un trésor q~'il ignore, caché dans sa lyre - pardon, dans son piano mécamque, car le m achinisme de l'époque déteint déja sur les poetes et continuant a susciter la cupidité tandis qu'il chemine en la compagnie d'etres encore innocents comme lui, un ane, un chien. Le petit poete chante toujours. De leur cóté, les méchants cherchent a étouffer sa voix, a l'égarer au milieu des faux pianos. Chaque fois, la grace qui l'illumine le tire de t elles embuches. Pas plus que l'enfant prodige de Salzbourg a son clavecin ou les archite_ctes du rococo ne se perdraient en leurs arabesques savant es, G_Jannino ne se laissera submerger par le foisonnement des p1eges tendus. U n jour, enfi.n, le froid l'envahit, la neige le recouvre sur les hauteurs ou il a cru échapper au mal qui le
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poursuit; le mal, c'est-a-dire les brigands qui vivent hors de 1' ordre, mais aussi les représentants de cet ordre, les gendarmes a moustache et aupas mécanique, chargés de défendre la légalité, done de retrouver le magot perdu par la vieille cartomancienne avare (Franc;oise Rosay). Les bicornes battent l'air, les capes volent, les pianos dévalent les pentes. Comment voulez-vous que les uniformes aient prise sur la poésie ? On n'attrape pas Ariel. Les bottes énormes du capitaine de gendarmerie (Oskar Asche), l'interrogatoire d'un perroquet-commissaire (Henri Valbel) - plus tard Vittorio de Sica s'inspirera de ce gag sonore dans Miracle ti Milan- peuvent-ils prévaloir sur un petit garc;on qui vit de son piano mécanique ?
vesti d'opérette autrichienne, et ne cessant de lancer, de leur tonneau-piege, des clins d'reil au public. De<
le monde en staff et toile peinte Lui, au moins, est pur. Point de pieges chez cet enfant. Alors que le monde en offre achaque pas comme la scene d'un théatre (encore lui !) comme tels décors truqués de l'Opéra de Quat' -sot~s, reuvre d'un autre Viennois, Pabst, auquel ont pu songer Feher et son équipe - du Million (René Clair}, d'Une m~it a l'Opéra (1Iarx Brothers) ou datant de comédies britanniques plus récentes (Noblesse oblige, De l'or m barres, Tueurs de dames). Ici, les valeurs ne cessent de se meler. Le mal est dans le bien et le bien dans le mal. L'auberge d'opérette, si pimpante, abrite une méprisable vieille, diablesse au magot qui a pignon sur rue, et des bandits qui creusent leurs galeries sous l'édifice de la société. La fete d'un soir est, en fait, une machination a laquelle succombent, étourdis, les << eves n sans défense ou les grands-peres nalfs; et la folle scene de séduction en musique, peut-etre la plus baroque du film, est suivie d'un incendie nocturne. Une fausse voiture-citerne sert de repaire aux brigands, mais ces malfaiteurs sont-ils si noirs ? Parmi eux operent un chanteur a l'italienne (Webster Booth}, deux petits musiciens aux grands yeux vides et tristes sous leurs chapeaux-melons (Al ~Iarshall, J ack Tracy) un acrobate a canne et chapeau de paille (Michael Martín Harvey), tous sortis du music-hall anglais sous leur tra-
mort et rést4rrection du sourire L'ere moderne ne tue pas les élus des dieux, chez nous du moins. Elle se contente de les isoler soigneusement. La contagion serait trop dangereuse. Ses proches traitreusement endormis et séquestrés, le pauvre enfant perdu gravit les montagnes ou les autres hommes n'ont point acces. La t empete et la neige y ont leur domicile. Le corps et le creur transis de solitude, va-t-il briser sa lyre, enfouir dans les glaces le cher piano qui lui vaut tant de tourments ? Kon, Feher n'est point un cinéaste noir. Pas plus que Paul Grimault lorsqu'il pretera ses propres traits au bonhomme Hiver pour jouer le destin pur et glacé a l'immuable sagesse, et permettra le salut précaire du Petit Soldat, la derniere des marionnettes humaines a posséder encore un creur. La Providence qui veille sur Giannino revet l'apparence d'un homme des bois. Le charbonnier barbu (Jim Gerald} dont le rire colossal secoue la neige des forets, ébranle les échos des montagnes et fait trembler les consciences impures, e' est 1'éternelle et irrésistible loi de nature. Qu'on fasse appel a son action et l'équilibre est vite restauré. Du mal sortira le bien. C'est la loi; non point tant celle de
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ce monde, mais celle plus définitive qui le prolonge dans l'arrierepays des montagnes célestes. Tel le <
rideau, musique, ténebres Pétillante cl'alacrité, ensoleillée en ses simples méloclies, avec les poetes (le langage du creur) mais emportée a l'auberge dans un joyeux et clinquant mélange de furie tzigane et d'opéra romantique qui dévale a fond de train la pente des noirs complots, gracieuse comme un oiseau dans la verte nature, faussement endeuillée quand la note est a u désespoir, se parodiant elle-meme en un humour constant comme le Diable (ou l'homme) parodie l'ange - la musique fait danser les spectateurs aussi bien que les acteurs. De bonds en rebonds, J'intrigue court, les images foisonnent, la fantaisie se précipite, le montage force son allure de valse pour s'endormir d'un ceil, l'instant suivant, en une lente
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chaconne. Et l'orchestre continue de mener le train. Feher, point méchant pour un sou (le sou de la vieilJe ?) a soin que sa flúte enchantée, en nous contraignant a sauter, le fasse avec le sourire. A l'attitude du gentil garnement elevant la vie correspond pleinement la gravité a la fois bouffonne et réelle de son frcle joueur de basson quand s'ouvre le film. L 'opérelte viennoise mariait les princes et les servantes en de roses et tourbillonnantes reveries. La Symphonie des B r ig,wd ~ en est partiellement la parodie mais elle délaisse les amours de.> adultes enfantius pour revenir a la vérité, a l'enfance solitaire, ct les arti tices théátraux pour retrouver les beautés si nceres et trop oubliées de la nature. L'auteur croit-il tout a fait a son dénouement heureux ? Ne plaisante-t-il pas une derniere fois ? Lui-meme n'a-t-il pas, a son tour, cassé son luth apres ce gracieux et ultime - ou meme presque unique - poeme ? Déja d 'autres Viennois avaient entrepris d'évoquer des cieux plus sombres. Tirée de Schnitzler, La Ronde d'Ophüls, baroque s 'il en fut, tourne sans fin sur elle-meme. Un degré de plus et e' es t. des 1925, Lu Nue sans Joie de Pabst - mise re et prostitution distinguéc - apres Folies de Femmes (viennois d'esprit sinon de cadre) et avant Queen Kelly de Stroheim. Le cadavre chamarré du don Juan, jeté dans un égout a la fin de Folies de Femmes ne préfigure-t-il pas les égoúts mortels ou descendra un jour Le Troisieme Homme ? Ce film des Anglais Caro! Reed et Graham Greene, lt-s \'iennois surent y apprécier un miroir fidele de leur réalité. Cne certaine affinité profonde, un sentiment voisin devant la surface et les gouffres de la vi e unirait-il 1' Angle· terre et l'Autriche ? Les liens cinématographiques entre les deux peuples ont été nombreux : combien de techniciens hongrois ou autrichiens (Feher, Czinner, les Korda, etc.) ont - pour un temps ou pour longtemps - traversé le Pas·de-Calais, ou puiserent, comme J>abst (L'Opéra de Quat'sous), des sujets outre:\fanche ? Sur les terres des Habsbourg, plus que chez nous, les anciens cadres féodaux avaient conservé le pouvoir, nous les voyons dégénérer eu mondains et mourir d'avoir trop souri a la vie. La mort habite le visage des séducteurs a monocle, créés par Eric von Stroheim. l>ans Le Troisieme Homme, le sinistre baron
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Curtz ressemble a une tete de mort souriante ; le peuple, lui, demeure spirituellement orphelin et les pauvres gens peuvent mourir de faim. \'ienne s' enfonce dans les ténebres de l'histoire et essaie parfois de rever une derniere fois aux temps flatteurs des u Sissig-keiten » et des valses étourdissantes dans quelque " Auberge du Cheval Blanc. >> Oui, Vienne est morte de ne plus croire ni au « Diable noir >> ni aux poetes trop sinceres. Et peut-étre, a l'image de l'aimable (el sombre) A utriche, no/re société en arrive-t-elle aux derniers lours de danse, avant qtte s' éteignent les lampions de la féte ? Allons, quelle folie! Chers brigmtds tyroliens, jouez-nou s dot~c 1m petit air de M ozart, voulez-vous? Ott bien, jatüe de M ozart, qt/ on jasse tottrner, lourner jusqu' att bout les pianos mécaniqttes. A pres quoi viendra l' attbe et son silence précurseur d' un jour et d'un monde nouveaux, oú les poetes chanteront libremenl.
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LE STYLE BAROQUE DE LA NUI'l' DES FORAINS DE INGMAR BERGMAN
apres la u révélation >> de Sourires d'une nuit d' été, 1' ceuvre entier d'Ingmar Bergman, pe u a pe u déplié comme un éventail, s'offre a l'exégese sans plus ríen dissimuler. En est-il pour autant plus facile de classer, en termes d'histoire du cinéma, cet auteur en perpétuel devenir ? Au t erme d'une étude consacrée a Ingmar Bergrnan (pour la Collection Classiques du Cinéma aux Éditions Universitaires) je me t rouve par exemple incapable de définir chez lui ce qu'on appelle, faute de mieux, le style. Encore que ce terme tende a disparaitre pour etre remplacé par celui d'écriture plus conforme a la notion moderne d'auteur qui aura maintenant cours dans le cinéma comme dans les arts dits individuels. Bien que sa situation isolée de metteur en scene suédois ne luí ait donné qu'une connaissance fragmentai re de l'évolution du langage cinématographique (ce pourquoi i1 emploie souvent une technique qui parait désuete a nos yeux q ui ont appris depuis longtemps a lire dans Orson Welles et le cinéma américain d'apres guerre), Bergman est bien un auteur - et moderne - puisque chez lui le fond conditionne la forme, la sécrete et que la technique n'est plus qu'un moyen. On pourrait facilement retrouver dans ses films la synthese d'un univers baroque. Les oppositions et les déchirements qui forment la base éthique de son univers se résolvent dans une stylistique de la contradiction et de la dualité. Le grand probleme de
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ROIS AXS
LE STYLE DAROQUE DE l.A l'\U I'l' DES FORAI:\S
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¡:;TUDF.S CINf:MATOGRAPmQUES
la Yie et la mort qui est le drame de ses personnages en ce sens qu'il les écartele douloureusement entre deux attitudes possibles, se traduit par des correspondances plastiques. Le tempérament nordique reprend ses droits, le style baroque devient d'un emploi tout naturel. On y reconnait l'aspect sombre et tourmenté par lequel il se distingue dans l'Europe du Nord. Ceci posé, i1 me semble que le plus baroque des films deBergman est La Nuit des forains, cette noire parenthese entre Monika et l'étincelante Let;on d'amour. Cette expérience, on le sait maintenant, faillit briser la carriere cinématographique de Bergman. Avec La Nuit des forains, i1 est alié le plus loin possible et son style baroque est nécessité par une conception, pour une fois précise, du baroque. La Nuit des forains est un poeme lyrique délirant a la gloire d'Harriett Andersson, une ceuvre dont la femme est le centre et qu'on peut rapprocher, par plus d'un point, des films que Josef von Sternberg édifiait, comme des temples, pour ~farlene, son idole. « L' A nge Blett de notr~ temps )) écrivait un critique a propos de La _Vuit des forains. Sans doute, puisqu'il s'agit du meme theme : la déchéance d'un homme par la femme, mais, chez Bergman, le couple reste intact apres une crise terrible, lié non par l'habitude mais par l'acceptation lucide de la vie. Sans doute puisque c'est une cruvre allégorique qui fait la part belle a la technique post-expressionniste que Sternberg employait aux débuts du parlant. On pourrait en déduire que Bergman est moins original qu'on ne le dit, des l'instant que ces influences apparaissent en clair. :\1ais Bergman appartient a une génération nourrie de Sartre et de Camus. Sternberg ignorait l'existentialisme. l)ans son univers, :\farlene était surtout un merveilleux accessoire érotique, une incarnation mythique de la vamp. Chez Bergman, Ilarriett Andersson apparait comme le symbole de la femme, elle n'a pas une existence autonome. Elle est cette moitié inaltérable du couple qui représente, en fait, la grande entité bergmanienne. Elle s'inscrit dans les formes et les dimensions de l'art baroque avec une valeur a la fois humaine et allégorique. JI est done presque nécessai re de considérer ce film comme une architecture. IJ se développe en forme de circonférence, a l'image de son cirque ambulant, mais la circonférence ne se ferme pas.
Elle reste ouverte, la crise dénouée, le facteur temporel ayant joué sur son développement. La ligne générale du scénario est volontairement dissimulée sous eles incidents dramatiques qui lui apportent autant d 'éléments essentiels. L'architecte baroque, dit Louis Hautecceur tt fuge indécent de montrer les moyens dont il use, l' armature de son édifice. Quand Le Bernin réttnit au. Vatican deux pieces pour en faire la salle ducale, il dissimule l'arc qu'il est forcé de iendre pour soutenir la superstructnre sous 101 rideatt de stuc )), Ainsi le flash-back du déhut constitue-t-il, dans ses images, ce rideau de stuc et dans sa signification a posteriori la superstructure meme de l'ceuvre. L'reil doit d'abord etre surpris. Le spectacle baroque doit d'abord fasciner. C'est au sein de ce fouillis de lignes brisées, tordues, de ce morcellement du réel et du temps que le spectateur de La Nuit des jorains doit découvrir, apres coup, la signification de 1'LCnvre, cette vision el u monde torturée qu'on lui offre et dont l'aspect déroutant se trouve concrétisé par le visage fané et douloureux cl'Alma, la femme dn clown folle de son corps, puis par le visage magique et tentateur bientót couvert des cendres de l'humiliation, d 'Anna, !'écuyere. Un élément décoratif supplémentaire intervient : la Jnmiere. Les éclairages louches dans lesquels se confondent l'aube et le crépuscule créent un état d'épaisseur poétique qui releve d'une conception baudelairienne. Seul le flash-back bénéficie de la clarté absolue, elite classique. ~Iais alors, l'image, surexposée, devient d' un blanc laiteux, anormal, irréaliste et tout l'épisode de la baignade et de la montée du clown portant sa femme nue sur son dos, retrouve l'aspect baroque clu contexte. Voila, en quelque sorte, la carapace de l'édi fice. Cette construction inhabituelle en ce qu'elle refuse les structures dramatiques ordinaires du récit cinématographique dut etre, plus que la noirceur du ton et de !'intrigue (M onika était-il un film ruoins noir ?), la cause de l'échec commercial, en Suede, de La Nuit des forains. Le style baroque, au cinéma, ne déroute pas lorsqu'il est une écriture a l'intérieur de l'image. lci nous avons affaire a une explosion lyrique par laquelle tout le film est conditionné et qui emporte toute la charpente d u scénario. C'est une écriture baroque directe dont, seul peut-etre, le Citizen Kane d'Orson
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ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES
Welles constitue un exemple analogue. Chez Fellini, cet autre baroque (dont on a évoqué La Strada a propos de La Nuit des forains) la trame de l'histoire proprement dire n'est pas affectée par le traitement. Bergman, qui se souviendra plus tard de cet échec, donnera au scénario de Sourires d'une nuit d'été une structure classique et adoptera, ensuite, un style baroque. C'est une fac;on de résoudre ce vieux probleme de la forme et du fond qui tourmente encore les esprits cultivés et qui garde une grande importance pour les spectateurs. Or, Sourires d'tme nuit d'été, qui a rencontré partout une adhésion totale, n'est qu'une version différente de La Nuit des forains , rose si l'on veut, oú les memes idées et la mcme vision du monde reparaissent. La !1'1út des forains est un film constamment en équilibre instable. Un léger mouvement de caméra suffit a détruire les cadrages de meme que le simple déplacement d'un acteur. Des l'instant qu'appara!t Alma au bord de la mer (élément féminin qui donne, par ailleurs, l'idée de profondeur, de déplacement et d'espace mouvant) les images ne sont plus que heurtées et rapides. L 'intrusion de la femme désinti:gre la topographie des lieux et déforme la réalité qui devient inquiétante. Pareillement, au moment du réveil d'Albert et d'Anna, dans la roulotte, les visages des acteurs étaient cadrés a l'envers et le rnoindre geste d'Harriett Andersson suffisait a détruire le tracé des lignes. L'épisode du clown et d'Alma semblait préfigurer le destin d'Albert. Lorsque les deux amants mal assortis sont ensemble, l'apparence du réel se dissout dans une espece de vertige. Vertige qu' Anna, aussi désemparée que son compagnon, traine apres elle comme un signe. Lorsque le visage de l'actenr Franz lui apparaít dans le magasin de décors du théatre, les incidences du montage renforcent le caractere provisoire des images et toute la séquence prend une allure saccadée et non analytique. Lorsqu'Anna se rend dans la loge de Franz, décidée a lui céder, ce vertige s'accentue encore. Les miroirs, en dehors de leur signification symbolique, reprennent le role exact qu'ils tenaient dans l'esthétique expressionniste. Ils donnent du champ et de l'espace embrassés par la caméra une vision mystificatrice et ce au moment le plus aigu de la crise : celui Je la chute humiliante d'Anna, qui se vend pour un faux collier. \ "enue pour chercher
LE STYLE BAROQUE DE LA NUIT UES l''ORAINS
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dans les bras de Franz un équilibre, elle sombre completement dans le tourbillon qui l'emporte et dans Jeque! elle entrainait Albert. C'est alors un véritable écceurement existentiel que traduit le baroquisme de la séquence, comme on le retrouvera au moment insoutenable de l'humiliation d'Albert, giflé et battu dans le cirque. Cette esthétique baroque est encore renforcée par le caractere expressif de la bande sonore : bruits réalistes et musique qui ne l'est pas (sauf dans les quelques plans du joueur d'orgue) puisqu'elle utilise des instruments comme le tuba et le xylophone pour créer des sons inhabituels et accompagner les images a contre-temps. Par également l'emploi allégorique et clécoratif des animaux : l'ours et les chevaux, et un peuple imprécis de figurants aux visages creusés, aux corps torclus, aux doigts crispés, gesticulant, s'agitant, comme des figures de ballet. Esthétique acléquate au sujet. J>ans le tableau se place un portrait de femme. La Nttit des forains peut clone passer pour l'illustration exacte d'une théorie d'Eugenio d'Ors selon laquelle le haroque est féminité. Ce qui nous permet cl'évoquer, par analogie, la Lo/a Montes d 'Ophüls. Or, on chercherait en vain chez Bergman, dans ce film, l'attitucle spiritualiste que l'on peut découvrir chez Ophüls. Malgré son symbolisme a premiere vue chrétien, le calvaire du clown et de sa femme n'a pour but que de si~nifier l'état de la créature liée a la terre. Oú sont le rachat poss1ble et l'espérance en une autre vie ? Le couple déchu accepte finalement sa condition humaine et, paradoxalement, Bergman nie le romantisme tout en conservant une attitude romantique. 11 démystifie l'amour comme dans ]wx d'été et, surtout, Monika, mais s'exaspere devant la tradition pessimiste de l'existentialisme. La vie seule reste la grande valeur sure et le bonheur se trouve finalement clans le couple le plus abaissé, des l'instant que ce couple fait bloc contre la solitude. Le baroque, par nature, suscite les interprétations les plus diverses et les plus contradictoires. ]e ne doute pas qu'un jugement différent du míen puisse etre porté sur La Ntát des forains a partir de la meme analyse esthétique. Et l'on trouvera, par ailleurs, chez Bergman, dans } eux d' été, M onika, Le Septieme Sceau et Les Fraiscs sauvages la trace d'un autre style baroque
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fondé sur la nature et dont M onika, construit comme L a Nuit des forains autour d'Harriett Andersson, pourrait etrc l'archétype idéal. Jlans La Nuit des forains, la nature ne joue qu 'un róle allégoriq ue. ~falgré q uelques échappées sur l'extérieur : bords de mer, plaine cótiere noyée de pluie ou de crépuscule, le film s'enferme clans un huís dos rigoureux. Baroque exist entialist e ? Est-ce que cela peut etre ? 1\on, bien súr. E t pourtant, ce perpétuel déséquilibre des lignes et des formes, ce rly namisme. cette vie fiévreuse, ces clartés imprécises. ces contorsions, ces volutes, cette exaltation de la féminité a la fois triomphante et vaincue composent la peinture d 'un Eufe r terrestre dont les humains s'accommodent paree qu 'ils savent. comme Oreste dans Les M ottches que la vie humaine commence de l' au /re c6té du désespoir. Jlour Bergma n, le baroque n'est-il p as une maniere d'étre qui se manifeste sous les formes les plus d iverses, un ét at permanent qui permet a l'esprit créateur d'exprimer tout ce q ui l'agitc, le tra nsporte ou le tourmente, aussi bien en leva nt les yeux vers le ciel qu 'en rest ant enfoncé dans la pate épaisse et cha udc de la vie ?
TABLE DES MATIER ES Préliminaire, par H. AGEL et G.-A. AsTRE . . . . . . ....... .. .. .
3
BAROQUE ET CINÉl\1A Court coup d'reil sur le Baroque, par Jacques AuDIBERTI. .... .
5
Baroque et esthétique du mouvement, par Maree! BRION . .. .. .
1:2
L 'esprit baroque, par Paul RoQUES .. . ...... . .......... . .. .
3:2
~Iythologie
fondamentale et formelle d'un cinéma baroque, par Charles Pozzo DI BoRGO ..... . . . ..... . ........... . .... .
53
Cin(>ma et baroque (essai d'approximation a propos d'Orson Welles), par J ean MITRY . . . . . . ........................ . .
73
Un Fellini baroque, par Dominique DELOUCHE . . . . . . . . . . . . . .
8o
~ote sur le baroque dans le cinéma a llemand, par Lotte
H. EISNER. . .... . . .. ........ . ......... . ........ . ..... . ...
86
D'une mise en scene b aroque : Lola iv1ontes de Max Ophüls, par Philippe CoLLIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
90
Du rococo autrichien a la Symphonie des Brigands, par J ean d'Yvoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
99
Le style baroque de La Nuit des Forains, de l. BERGMAN, par J acques SICLIER. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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