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LA RÈGLE DE L’AMOUR CHEZ ˝AZZÀ LÌ. D À LA RENCONTRE D’UNE ÉTHIQUE DU TAW ÓÌ ÓÌ par
ADRIEN LEITES Université Paris-Sorbonne (Paris 4)
1. Introduction Ce travail se réclame de la tradition académique qui s’attache à faire ressortir la cohérence de la pensée de ˝azzàlì (Abù Óàmid Mu˙ammad b. Mu˙ammad, m. 505/1111), plutôt que de la soumettre à une critique tendant au jugement de valeur 1. Les trois représentants majeurs de cette tradition sont, à notre sens, les ouvrages de Farid Jabre, d’Henri Laoust et de Hava Lazarus-Yafeh 2. Nous tenterons ici de combler un manque commun à ces ouvrages, à savoir une exploration de la règle fi cation de l’amour tracée dans la Revivi cation des sciences religieuses . Ce manque tient principalement aux lignes directrices des ouvrages, qui ne rencontrent
Un spécimen de cette attitude est fourni par M. Hogga, Orthodoxie, subversion et réforme ì et les Selj ùqides , Paris, Vrin, 1993. Le critère contemporain de jugement en Islam. ˝ az az àl ì apparaît clairement dans la conclusion conclusion que l’auteur donne à son exposé exposé sur la « réforme morale morale et religieuse religieuse » : « Soulignons Soulignons que que cette réforme réforme conçoit conçoit les les problèmes problèmes moraux moraux et et religieux comme relevant uniquement de la spiritualité, celle-ci se su ffisant à elle-même et d’ailleurs commandant le système politique et social. Il n’y a pas d’approche dialectique de la question, que l’économique et le social aient une certaine autonomie, qu’ils influent sur le type de moralité dominante et les rapports humains n’est même pas soupçonné. Faute de tenir compte de cette interaction, cette réforme paraît désincarnée et condamnée condamnée à l’échec l’échec.. De fait, fait, elle échoua échoua » (p. 201). 201). 2 F. Jabre, La notion de certitude selon Ghazali dans ses origines psychologiques et historiques , Paris, Paris, Vrin, 1958 1958 ; La notion de la ma ' 'rifa r ifa chez Ghazali , Beyrouth, Dar el-Machreq, 1986. H. Laoust, La politique de ˝ az ì, Paris, Paul Geuthner, 1970. H. Lazarus-Yafeh, Studies az àl ì in Al-Ghazzali , Jérusalem, The Magnes Press, 1975. On peut ajouter A. J. Wensinck, La ì, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1940. Cet ouvrage, malgré sa pénétration pensée de Ghazz àl ì occasionnelle, est limité par l’objet général qu’il se fixe : « donner donner aux lecteu lecteurs rs l’es l’essen sen-tiel de la pensée de Ghazz àlì sur un nombre nombre de sujets qui [. . .] représentent représentent une image image complète complète de la la pensée pensée médiévale médiévale » (p. I-II). I-II). 1
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pas – ou rencontrent en passant – l’amour dans son contenu éthique3. F. Jabre se préoccupe de l’attitude de ˝azzàlì face à la connaissance, et de la composante pratique de cette attitude. Son exposé sur l’amour met en évidence le lien qui unit amour et connaissance, dans la perspective d’un amour et d’une connaissance portant exclusivement sur Dieu4. H. Laoust intègre la politique de ˝azzàlì dans un ensemble conceptuel plus vaste, qui qui fournit les « buts de l’action politique ». L’inclusion L’inclusion de l’amour l’amour parmi parmi les « vertus vertus morales morales » révèle révèle son contenu contenu éthique, mais ce contenu fait l’objet d’une simple répertoriation 5. H. Lazarus-Yafeh propose de déterminer la pensée religieuse de ˝azzàlì à travers une analyse détaillée du vocabulaire qu’il emploie. Cette approche est appliquée fructueusement à des questions touchant l’orientation générale de la pensée de ˝azzàlì 6, et à des questions d’authenticité. Pour une question de contenu spéci fique comme celle qui nous occupe, l’analyse du vocabulaire est précieuse, mais reste un auxilliaire de l’interprétation des textes. C’est une interprétation dé ficiente qui rend l’ouvrage de Marie-Louise Siauve 7 inapte à fournir un éclairage initial sur la règle de l’amour tracée dans la Revivi fi cation cation. L’usage que l’auteur fait d’une partie des textes considérés dans le présent travail, et le détail de notre jugement, apparaîtra en note. Il convient en fin de mentionner le récent ouvrage de Michael Cook 8 qui, bien que couvrant un large éventail de sources, contribue substantiellement à la recherche sur ˝azzàlì . Outre les apports de ˝azzàlì à la doctrine du commandement du bien et de l’interdiction du mal, cet ouvrage met en évidence la di ff usion usion qu’a connue la Revivi fi cation cation dans les quatre Une telle rencontre est exclue, dans les recherches inspirées des sciences sociales, par l’idée selon laquelle l’amour est limité au rapport individuel entretenu avec Dieu, et n’informe pas de modèle de comportement. Cette idée apparaît dans une considération off erte erte par P. Crone à la fin de son ouvrage sur la pensée politique de l’islam médiéval. Parmi les facteurs qui empêchent les Occidentaux modernes de voir dans la religion un véhicule de l’intérêt commun et un système d’organisation collective, l’auteur mentionne la conception de la religion comme « relation d’amour spirituel entre Dieu et un un indi indivi vidu du » Medieval (Medieval Islamic Political Political Thought , Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 393). 4 La notion de la ma ' rifa rifa , p. 42-62. 5 La politique , p. 327-330. 6 « Le symbo symbolis lisme me de la la lumièr lumièree » (chap (chap.. IV), IV), « les aspe aspects cts ésot ésotéri érique quess » (chap. (chap. V), V), « la place place des command commandements ements religieux religieux » (chap. (chap. VI). VI). 7 ì. Une philosophie de l’amour à Bagdad au début du XII e siècle , L’amour de Dieu chez ˝ az az àl ì Paris, Vrin, 1986. 8 Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought , Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 3
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pas – ou rencontrent en passant – l’amour dans son contenu éthique3. F. Jabre se préoccupe de l’attitude de ˝azzàlì face à la connaissance, et de la composante pratique de cette attitude. Son exposé sur l’amour met en évidence le lien qui unit amour et connaissance, dans la perspective d’un amour et d’une connaissance portant exclusivement sur Dieu4. H. Laoust intègre la politique de ˝azzàlì dans un ensemble conceptuel plus vaste, qui qui fournit les « buts de l’action politique ». L’inclusion L’inclusion de l’amour l’amour parmi parmi les « vertus vertus morales morales » révèle révèle son contenu contenu éthique, mais ce contenu fait l’objet d’une simple répertoriation 5. H. Lazarus-Yafeh propose de déterminer la pensée religieuse de ˝azzàlì à travers une analyse détaillée du vocabulaire qu’il emploie. Cette approche est appliquée fructueusement à des questions touchant l’orientation générale de la pensée de ˝azzàlì 6, et à des questions d’authenticité. Pour une question de contenu spéci fique comme celle qui nous occupe, l’analyse du vocabulaire est précieuse, mais reste un auxilliaire de l’interprétation des textes. C’est une interprétation dé ficiente qui rend l’ouvrage de Marie-Louise Siauve 7 inapte à fournir un éclairage initial sur la règle de l’amour tracée dans la Revivi fi cation cation. L’usage que l’auteur fait d’une partie des textes considérés dans le présent travail, et le détail de notre jugement, apparaîtra en note. Il convient en fin de mentionner le récent ouvrage de Michael Cook 8 qui, bien que couvrant un large éventail de sources, contribue substantiellement à la recherche sur ˝azzàlì . Outre les apports de ˝azzàlì à la doctrine du commandement du bien et de l’interdiction du mal, cet ouvrage met en évidence la di ff usion usion qu’a connue la Revivi fi cation cation dans les quatre Une telle rencontre est exclue, dans les recherches inspirées des sciences sociales, par l’idée selon laquelle l’amour est limité au rapport individuel entretenu avec Dieu, et n’informe pas de modèle de comportement. Cette idée apparaît dans une considération off erte erte par P. Crone à la fin de son ouvrage sur la pensée politique de l’islam médiéval. Parmi les facteurs qui empêchent les Occidentaux modernes de voir dans la religion un véhicule de l’intérêt commun et un système d’organisation collective, l’auteur mentionne la conception de la religion comme « relation d’amour spirituel entre Dieu et un un indi indivi vidu du » Medieval (Medieval Islamic Political Political Thought , Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 393). 4 La notion de la ma ' rifa rifa , p. 42-62. 5 La politique , p. 327-330. 6 « Le symbo symbolis lisme me de la la lumièr lumièree » (chap (chap.. IV), IV), « les aspe aspects cts ésot ésotéri érique quess » (chap. (chap. V), V), « la place place des command commandements ements religieux religieux » (chap. (chap. VI). VI). 7 ì. Une philosophie de l’amour à Bagdad au début du XII e siècle , L’amour de Dieu chez ˝ az az àl ì Paris, Vrin, 1986. 8 Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought , Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 3
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écoles de droit sunnites, parmi les chiites im àmites et jusque dans la communauté ibà∂ite9. Nous ajouterons l’audience dont béné ficie aujourd’hui ˝azzàlì parmi les musulmans d’Occident, et qui est indiquée par la part croissante de son œuvre accessible, sous la forme de traductions non académiques, dans les langues européennes 10. La diff usion usion de l’œuvre de ˝azzàlì à travers les frontières doctrinales et confessionnelles, et à travers le temps, suggère que l’exploration de la règle de l’amour tracée dans la Revivi fi cation cation peut révéler des traits propres à une éthique musulmane. Il ne convient pas de s’étendre sur notre mode d’interprétation, qui apparaîtra de lui-même au lecteur. Nous nous contenterons de souligner que l’interprétation menée dans ce travail suit le développement des textes qui, à quelques exceptions près, seront traduits intégralement. Avant d’entamer notre exploration, il importe de donner un aperçu de l’article de foi apparaissant sous le nom de ta taw w ˙ ì d d (littéralement « unificatio cationn »), telle qu’il qu’il est conçu par ˝azzàlì . Cet aperçu nous per fi cation mettra de rattacher la règle de l’amour tracée dans la Revivi cation à une « éthiqu éthiquee du taw ˙ì ˙ì d d ». 2. Le taw˙ì d
˙ì d fi cation Le taw ˙ì d est traité en plusieurs lieux de la Revivi cation, et sous des formes diversement développées. C’est la version la plus courte qui sera considérée ici. Deux modes distincts, et également nécessaires, du taw ˙ì ˙ì d d sont exposés dans cette version. ˙ì d Le premier mode du taw ˙ì choses dans leur d consiste à « voir les choses totalité comme venant venant de Dieu Dieu », et à « détourner son regard regard des causes et des moyens moyens ». Il consiste, consiste, en particulier, particulier, à « ne voir le bien et le mal dans sa totalité que comme venant de Dieu ». Ce mode du taw ˙ì ˙ì d d, d’autre d’aut re part, part, est porteur porteur de « fruits ». ˝azzàlì mentionne trois fruits principaux princi paux : la remise remise de son sort sort à la volonté volonté de Dieu, Dieu, l’abandon l’abandon de de Une vue d’ensemble est off erte erte au chapitre 16, section section 4 (« The Legacy of Ghazzàlì »). fi cation La diff usion usion de la Revivi cation est établie, à une moindre échelle, par I. Goldziher, introduction au Livre de Mohammed ibn Toumert , Alger, Pierre Fontana, 1903. Cette étude présente l’intérêt de montrer l’influence exercée sur Ibn T ùmart par la pensée éthique de ˝azzàlì (en l’occurrence, la doctrine du commandement du bien et de l’interdiction du mal), malgré la divergence flagrante de leurs positions théologiques respectives (sur la question de la foi). 10 Seize titres de ˝azzàlì en français, par exemple, ont paru à ce jour aux éditions Al-Bouraq. 9
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∂à ) et la plainte et de la colère envers les hommes, le contentement ( ri ∂à la soumission au décret de Dieu. Un quatrième fruit est illustré par une parole d’Abù Bakr, grand compagnon du Prophète et premier calife. Alors qu’il était malade (et, manifestement, proche de la mort), on lui proposa d’aller chercher un médecin. Abù Ba Bakr kr ré répo pond ndit it : « C’ C’es estt le médecin qui m’a jeté dans la maladie ». La parole prononcée, dans dans des circonstances semblables, par un personnage anonyme fournit une seconde illustration. Interrogé sur le diagnostic du médecin, l’homme malade mal ade répo répondi nditt : « Il m’a m’a dit dit : “Je suis suis exéc exécute uteur ur de ce ce que Je Je veux” veux” 11 »12. ˙ì d Le premier mode du taw ˙ì d , tel qu’il est défini par ˝azzàlì , réside donc dans une vision porteuse d’implications pratiques. La vision est celle de la remontée des choses multiples, et de la dichotomie du bien et du mal, à leur source divine commune. Dans cette remontée, toute causalité et toute production autonome est abolie au pro fit de l’agent divin. La portée pratique de la vision uni fiée réside dans le fait que les choses, une fois dégagées de leurs causes immédiates, cessent d’agir sur le croyant, tout comme il ne cherche plus à agir sur elles. Les choses qui l’atteignent lui apparaissent, au contraire, comme autant de modes de l’action exercée par Dieu sur lui et sur le monde. Un premier degré de cette attitude réside dans l’acceptation des choses, et un second dans le contentement éprouvé à leur égard. Le quatrième fruit évoqué par l’auteur semble représenter un degré supérieur du contentement. Pour apprécier la distance qui qui sépare cette dernière attitude attitude de tout « fatalisme », on peut noter que le motif du du médecin indiff érent érent apparaît déjà dans da ns « l’l’ar argu gume ment nt pare paress sseu euxx » ( argos logos ) attribué aux tenants antiques du destin. Cicéron met dans la bouche de Chrysippe une réfutation de cet argument, qui est introduite dans les termes suivants : « Voici leurs leurs demandes demandes : “Si ton destin destin est de de guérir de de cette mal maladie, adie, tu guériguériras, que tu aies appelé ou non le le médecin ; de même, si ton destin est de n’en
Adaptation de Coran, XI, 107 et LXXXV, 16. Nous suivons la traduction que J. Berque ( Le Coran, Paris, Paris, Sinbad, Sinbad, 1990) donne donne du second second verset verset : « [Ton Seigneur Seigneur est] est] exécuteur de ce qu’Il veut ». Sur les deux anecdotes, voir voir Zab ì dì (Mu˙ammad Murta∂à ˙à f al-s àda l-muttaq ì ìn bi-“ ar ì n, Beyrouth, b. Mu˙ammad, m. 1205/1791), It ˙à ar ˙ I ˙ y yà" ' ul ul ùm al-d ì 1989, I, 377. L’auteur note tout d’abord que le personnage anonyme de la seconde anecdote est en fait, selon une tradition établie ( marw ì ∆àbit ), Abù Bakr lui-même. Il note ensuite que le personnage de la première anecdote est attesté comme étant, non Ab ù Bakr, mais Ibn Mas 'ùd. On rencontre, parmi les sources mentionnées par Zab ì dì , les ouvrages de deux “àfi'ites ayant vécu à I ßfahàn : Abù Nu'aym (A ˙mad b. 'Abd Allàh al-Ißfahànì , m. 430/1038) et Bayhaqì (A ˙mad b. al- Óusayn, m. 458/1066). 12 ìn , Le Caire, I, 56. I ˙ y yà" ' ul ul ùm al-d ì 11
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pas guérir, tu ne guériras pas, que tu aies appelé ou non le médecin ; or ton destin est l’un ou l’autre ; il ne convient donc pas d’appeler le médecin” »13.
L’argument paresseux marque l’e ff acement du médecin devant l’action du destin. Les anecdotes rapportées par ˝azzàlì , quant à elles, marquent le transfert de la qualité de médecin à Dieu, seul agent véritable. Le médecin divin est l’auteur, selon ce qu’Il veut, de la maladie comme de la guérison. Le croyant doit donc être satisfait de l’action qu’Il exerce sur lui, même si cette action emprunte le mode de la maladie. Nous noterons, outre la consonance mystique et prédestinationniste de la vision unifiée, le principe d’exclusion que cette vision comporte. Le second mode du taw ˙ì d consiste à « adorer Dieu isolément », et à « ne pas adorer autre que Lui ». Il exclut, souligne ˝azzàlì , l’action de suivre sa passion ( ittibà' al-haw à ). L’auteur énonce le principe « Tout homme qui suit sa passion la prend pour objet d’adoration », et invoque deux preuves traditionnelles. Un verset coranique (XLV, 23) parle de « celui qui érige en divinité sa passion ». Une parole du Prophète a ffirme, d’autre part, que « Parmi les divinités adorées sur la terre, la plus odieuse à Dieu est la passion » 14. ˝azzàlì ajoute les considérations suivantes : « L’adorateur de l’idole n’adore pas l’idole mais il adore sa passion car son âme penche vers la religion de ses pères et il suit ce penchant. Or le penchant de l’âme pour les choses familières ( mayl al-nafs il à l-ma "l ù f à )t est un des contenus recouverts par le terme “passion” »15.
La caractérisation du second mode du taw ˙ì d comme adoration (' ibàda ) suggère un acte dirigé vers la pratique légale. Cet acte est celui qui intègre la foi à la pratique légale, et donne ainsi à l’adoration son unité. Les exigences portant sur l’adoration uni fiée visent donc simultanément la validité de la foi et celle de la pratique légale. L’exigence énoncée par ˝azzàlì est celle de l’adoration isolée et exclusive de Dieu. Cette exigence fait écho à l’exigence d’une foi puri fiée, telle qu’on peut la rencontrer dans l’interprétation de la formule « Il n’y a pas de dieu
Traité du destin , trad. É. Bréhier, dans Les stoïciens , Paris, Gallimard, 1962, p. 484. Zabì dì (It ˙à f , I, 379) cite 'Iràqì ( 'Abd al-Ra˙ì m b. al-Óusayn, m. 806/1404), qui mentionne deux versions de cette tradition, et qui note la présence d’un transmetteur disqualifié (matr ùk ) dans chacune des deux chaînes. Les deux sources mentionnées par 'Iràqì sont – à nouveau – la Ó ilyat al-awliy à" d’Abù Nu'aym et un ouvrage indéterminé de ˇabarànì (Sulaymàn b. A ˙mad, m. 360/971), autre savant ayant vécu à I ßfahàn. 15 I ˙ yà", p. 56-57. 13 14
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hormis Dieu » (l à il àh ill à ll àh ), première partie de la profession de foi musulmane16. Dans son développement, toutefois, l’auteur ne fait pas porter l’exclusion sur les individus susceptibles d’être pris comme dieux. Cette absence peut s’expliquer par le passage de la perspective restreinte de la foi à la perspective élargie de l’adoration. Dans la première perspective, le croyant doit dénier toute existence aux individus susceptibles de s’imposer à lui aux dépens de Dieu. Cette dénégation peut être considérée comme accomplie par la prononciation de la formule « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu ». Dans la seconde perspective, le croyant doit surmonter les forces intérieures – et irrémédiablement présentes en lui – qui le poussent vers le monde, et le détournent ainsi de Dieu. La caractérisation de ces forces comme passion suppose le caractère raisonnable attribué à la foi, et sa fondation dans le lien qui unit l’homme à Dieu. Dans la perspective de l’adoration, la désignation de la passion comme objet d’exclusion prioritaire est donc parfaitement cohérente. Nous devons toutefois souligner que l’exclusion de la passion est une condition préalable de l’adoration, et qu’elle revêt donc un caractère préventif. Le principe selon lequel la passion non surmontée devient pour l’homme un objet d’adoration à l’exclusion de Dieu, quant à lui, demande à être éclairé. Pour mieux cerner ce principe, on peut noter que le motif de la passion prise pour dieu n’est pas étranger à la culture occidentale, et qu’il semble même avoir une résoVoir, par exemple, Ràzì (Fa¢r al-Dì n Mu˙ammad b. 'Umar, m. 606/1209), Law àmi ' al-bayyinàt f ì l-asmà" wa l-ß if àt , Le Caire, 1976. Dans une section consacrée à la formule « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu », l’auteur rapporte plusieurs interprétations traditionnelles portant sur la formulation négative de l’unicité divine. L’une d’entre elles attribue à la négation un caractère de nécessité : « De par l’existence virtuelle de l’associé 16
le serviteur ne sait pas s’il est serviteur de celui-ci ou de celui-là, (bi-taqd ìr wu [ùd al-“ ar ìk ),
ou encore des deux ensemble. Il n’accomplit donc pas le service qui consiste à témoigner sa gratitude envers son maître et créateur, et le besoin qu’il a de Lui ne se manifeste pas non plus car il dit “S’Il ne m’accepte pas, peut-être que son associé m’acceptera”. Si, au contraire, il sait que le monde n’a pas de dieu hormis l’Unique, il o ff re à Dieu, en adéquation à son état de serviteur et au besoin qu’il a de Lui, une dévotion sans mélange » (p. 130). Une autre interprétation concerne la prononciation de « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu ». Une pratique répandue dans certains cercles consiste à prolonger le à de l à (il n’y a pas) jusqu’à épuisement du sou ffle, et à prononcer le reste de la formule sur un souffle court. L’interprétation établit la légitimité de cette pratique dans les termes suivants : « Le prolongement du à de l à est recommandé et approuvé car l’individu, pendant le temps de cet allongement, passe en revue dans son esprit l’ensemble des créatures opposées à Dieu (a ∂d à d ) ou mises sur un pied d’égalité avec Lui ( and àd ) et les nie. Ensuite, il ajoute ill à ll àh [hormis Dieu], et ce mode de prononciation est plus proche de la dévotion pure » (p. 131).
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nance familière. Ce motif apparaît déjà, chez Virgile, dans la question adressée par le héros troyen Nisus à son compagnon Euryale alors qu’il se sent poussé à une entreprise dangereuse : « Sont-ce les dieux, Euryale, qui suscitent cette ardeur en nos âmes, ou bien chacun a-t-il pour dieu son âpre passion ?17 »
La question de Nisus marque la possibilité d’une confusion entre la passion et l’impulsion produite en l’homme par les dieux, et la conduite déraisonnable qui découle d’une telle confusion. Cette possibilité tient à la perception que l’homme a, dans les deux cas, d’une force agissant sur lui. C’est une perception dé ficiente qui conduit l’homme à prendre sa passion pour dieu. Le principe énoncé par ˝azzàlì , quant à lui, marque la nécessité d’une substitution de la passion à Dieu dans le cas d’un rapport entretenu avec la passion. Cette nécessité semble devoir s’expliquer par une analogie établie entre le rapport à la passion et l’adoration sur la base d’un terme commun, à savoir l’action de suivre. L’auteur caractérise lui-même le rapport à la passion comme action de suivre, et suggère ainsi une collaboration de la volonté. Cette suggestion suppose que l’action exercée par la passion consiste, non à produire directement une impulsion en l’homme, mais à présenter des objets à sa volonté. C’est la volonté qui se porte vers ces objets, et engage ainsi l’action de suivre sa passion. L’action de suivre, d’autre part, est inhérente à l’adoration. L’adoration consiste d’abord à porter sa volonté vers les œuvres prescrites par la loi, et à suivre ainsi les exigences de Dieu. L’homme qui suit sa passion détourne nécessairement sa volonté de ces œuvres, et substitue ainsi la passion à Dieu. C’est donc une volonté déviante qui conduit l’homme à prendre sa passion pour objet d’adoration. Nous devrons toutefois noter que l’exemple de l’idolâtrie, tel qu’il est sollicité par ˝azzàlì , illustre imparfaitement le principe énoncé. L’idolâtrie est en e ff et une forme déterminée d’adoration, celle qui consiste à prendre une image pour dieu. Le « penchant de l’âme » qui illustre la passion, quant à lui, présente à la volonté des objets variables. Il semblerait déraisonnable de dire que tout homme qui porte sa volonté vers une « chose familière » prend sa passion pour objet d’adoration. Dire que l’adorateur de l’idole adore en fait sa passion revient donc à dire que l’idole est un dieu illusoire, et que cette
Énéide , IX, 184-185 : Dine hunc ardorem mentibus addunt, // Euryale, an sua cuique deus dira cupido ?
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illusion détourne l’homme de l’adoration du vrai Dieu. Cet écart entre le principe et son illustration suggère un terme situé à la charnière de la passion et de l’adoration, et qui sous-tend leur opposition. En l’absence d’indication explicite quant à ce terme, la dichotomie de la passion et de l’adoration revêt un caractère dogmatique. Dans la conclusion qu’il donne à son développement, ˝azzàlì abandonne cette dichotomie pour inscrire l’exigence d’exclusion dans une perspective pratique. Cette conclusion évoque les conditions d’une « faillite » du taw ˙ì d : « Cette faillite est, par exemple, celle de l’homme qui se tourne au réveil en direction de la Mecque et dit “Je tourne ma face, en croyant originel, vers Celui qui a créé de rien les cieux et la terre” alors qu’il ne le fait pas véritablement. Cette parole est le mensonge initial par lequel il entame son commerce avec Dieu si la face de son cœur ne se tourne pas exclusivement en direction de Dieu. Si, en e ff et, il entend par “face” la face de l’extérieur, sa face n’est dirigée que vers la Ka 'ba et il ne l’a détournée que des autres directions. [. . .] Si, au contraire, il comprend la face du cœur ( wa [ h al-qalb ) – c’est bien cela qui est visé et qui est prescrit par la loi, comment dirait-il vrai quand son cœur est plongé dans ses a ff aires et besoins mondains et qu’il est engagé dans la recherche d’artifices en vue d’amasser les richesses, d’obtenir la gloire et de multiplier les causes du bien-être, quand il se tourne entièrement en direction de ces objets ?18 »
˝azzàlì illustre l’adoration par l’œuvre centrale de la pratique légale, à savoir la prière. Il considère, plus particulièrement, la première des cinq prières quotidiennes incombant au musulman. Si la prière fonde et rythme le rapport à Dieu, la prière de l’aube est un moment déterminant de cette fondation et de ce rythme. Au-delà de sa coïncidence avec le lever du jour, elle ouvre la journée du croyant et, souvent, motive son réveil. Ce rôle initiateur consiste, non seulement à inscrire le rapport à Dieu dans un déroulement, mais à lui imprimer un mode spécifique. En d’autres termes, le mode de rapport à Dieu que le croyant emprunte lors de la prière de l’aube s’étendra au reste de ses prières, et informera ainsi l’ensemble de sa journée. Avant d’accomplir une prière, le croyant énonce intérieurement son intention de le faire, et emploie pour cela la formule « Je tourne ma face, en croyant originel, vers Celui qui a créé de rien les cieux et la terre » 19. C’est donc la prononciation intérieure de cette formule avant la prière de l’aube qui est considérée par ˝azzàlì . I ˙ yà", p. 57. Parole attribuée à Abraham par Coran, VI, 79. Nous suivons toujours la traduction de J. Berque. 18 19
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Le contraste entre la formule « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu » et la formule de l’intention marque la distance qui sépare la perspective de la foi de celle de l’adoration. La première formule nie l’existence d’un objet, tandis que la seconde dit un acte du sujet. Le croyant qui prononce la formule « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu », comme nous l’avons admis plus haut, dénie e ff ectivement toute existence aux individus susceptibles de s’imposer à lui aux dépens de Dieu. La formule de l’intention, quant à elle, s’accomplit dans l’action de tourner sa face vers Dieu. Cette action ne peut, selon la notion d’un Dieu indéterminé spatialement, consister à prendre la direction de la Mecque. On pourrait ajouter que cette direction est prise, de toute façon, quand le croyant accomplit la prière, et qu’il prononce des formules adressées à Dieu. La direction de Dieu est donc celle qui est prise par « la face du cœur ». Nous devons à présent noter que la perspective pratique adoptée par ˝azzàlì le conduit à désigner la direction comme terme central de l’adoration. Cette centralité de la direction, malgré la référence emphatique à la face du cœur, débouche sur une analogie avec la direction spatiale. Tourner sa face vers la Mecque, ou dans une direction quelconque, suppose qu’on la détourne de toute autre direction. De même, tourner sa face vers Dieu suppose qu’on la détourne de toute direction mondaine. Celui qui ne tourne pas sa face exclusivement vers Dieu, par conséquent, reste entièrement tourné vers les objets mondains. Quand il prononce intérieurement la formule de l’intention avant la prière de l’aube, il entre en rapport avec Dieu sur le mode du mensonge, et s’installe ainsi dans une pratique mensongère. La pratique mensongère est, évidemment, le contraire de ce qui est prescrit par la loi, et elle appelle une rétribution inversement proportionnelle à celle qui est établie pour l’accomplissement des œuvres légales. Il est plus avantageux pour l’homme de s’abstenir de toute pratique et, pour reprendre l’exemple donné par l’auteur, de ne pas se réveiller. La désignation de la direction comme terme central de l’adoration permet donc à ˝azzàlì d’affirmer l’exigence d’exclusion indépendamment de toute référence à la passion, ou aux forces anonymes qui poussent l’homme vers le monde. L’exigence d’exclusion perd alors son caractère de mesure préventive pour acquérir un statut d’obligation, et une portée eschatologique. L’exigence autonome d’exclusion, telle qu’elle est a ffirmée par ˝azzàlì dans sa conclusion, s’applique au champ de l’adoration. Comme nous l’avons indiqué précédemment, ce champ recoupe celui de la pratique légale. La caractérisation de l’adoration comme action dirigée vers Dieu, toutefois, suggère que l’exigence autonome d’exclusion est transposable
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à d’autres champs de l’action humaine. C’est avec cette suggestion que nous aborderons le champ de l’amour – manifestemement contigu à celui de l’adoration, tel qu’il est considéré par ˝azzàlì . 3. L’amour L’amour (ma ˙abba /˙ubb ) est traité en deux lieux de la Revivi fi cation : la première section du Livre des normes de la familiarité , et le Livre de l’amour . Nous considérerons d’abord ce dernier livre, qui expose le degré supérieur de l’amour. Ce degré est, dans les faits, propre à une élite religieuse. Il est toutefois fondé dans la loi, et dé finit ainsi un modèle applicable à l’ensemble des musulmans 20. Après avoir exposé les di ff érents motifs de l’amour de la créature, ˝azzàlì entreprend de démontrer que ces motifs sont représentés sous une forme infiniment parfaite chez Dieu. Cette démonstration est introduite dans les termes suivants : « Est digne de l’amour Dieu seul. Celui qui aime autre que Dieu sans avoir égard au rapport de l’aimé à Dieu ( l à min ˙ay∆ u nisbatihi il à ll àh ), cet homme montre en cela son ignorance et sa dé ficience dans la connaissance de Dieu. L’amour de l’Envoyé de Dieu [Mu˙ammad] est louable parce qu’il est identique à l’amour de Dieu (' ayn ˙ubb All àh ). Il en va de même pour l’amour des savants et des pieux. En e ff et, l’aimé de l’Aimé est aimé, l’Envoyé de l’Aimé est aimé et celui qui aime l’Aimé est aimé. Toutes ces formes d’amour se ramènent à l’amour du principe, et ne vont pas au-delà de lui. 21 »
L’exigence de l’amour exclusif de Dieu fait écho à celle de l’adoration isolée et exclusive de Dieu. La présente exigence est toutefois le corollaire d’une autre exigence, celle de la connaissance des perfections in finies
Cette double valeur du degré supérieur peut être rapprochée des remarques de H. Lazarus-Yafeh sur le rôle du couple ' aw àmm/¢aw àßß (« The Elite and the Masses ») dans l’attitude de ˝azzàlì face à la connaissance « ésotérique ». ˝azzàlì , d’une part, « soutenait que certaines personnes ne peuvent pas s’élever parce qu’elles manquent de cœur, pour ainsi dire, ou à cause d’une cécité dont leur œil intérieur est a ffligé ». D’autre part, il « indiquait emphatiquement que la voie pour s’élever au rang des saints, des prophètes et des anges est ouverte à quiconque en a le désir, et s’e ff orce de se puri fier à cette fin ». Cette dernière tendance est attribuée judicieusement au fait que ˝azzàlì « se considérait avant tout comme un éducateur et un médecin spirituel » (Studies , p. 353). La dichotomie de l’élite et du commun est utile à l’exposition, mais elle ne doit pas occulter la gradation extensive qui caractérise, selon ˝azzàlì et d’autres, la qualification des hommes pour la connaissance et la pratique religieuses. Voir, dans la suite du travail, nos considérations sur « l’inégalité religieuse ». 21 ˙ à" I y , XIV, 2581. 20
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de Dieu. L’amour de Dieu, d’autre part, est étendu à la créature. ˝azzàlì désigne le « rapport à Dieu » comme condition de cette extension. Ce rapport est illustré par l’amour que Dieu porte à Son envoyé, et par l’amour que les savants et les pieux portent à Dieu. La première forme d’amour est une grâce divine accordée unilatéralement à l’Envoyé, et qui lui confère la qualité d’aimé de Dieu. La seconde forme s’accomplit dans l’exercice de qualités spéci fiques. La piété est la qualité qui assure la validité de la pratique légale et qui, au-delà de cette pratique, imprime une destination divine à l’ensemble de l’action individuelle. L’association de la science à la piété, telle qu’elle est établie par l’auteur, suggère que la première qualité est également productive d’une pratique vouée entièrement à Dieu 22. L’amour porté à Dieu dans l’action appelle un retour de l’amour. Pour reprendre l’exemple donné par ˝azzàlì , ceux qui aiment Dieu à travers l’exercice de la science ou de la piété s’attirent l’amour de Dieu. Il apparaît à présent que l’extension de l’amour de Dieu à la créature porte uniformément sur un objet de l’amour divin. L’amour de l’Envoyé consiste à aimer celui que Dieu a désigné comme Son aimé. L’amour des savants et des pieux, quant à lui, consiste à aimer ceux que l’amour en acte qu’ils portent à Dieu désigne comme dignes de Son amour. C’est parce que le « rapport à Dieu » n’engage aucun sujet autonome que l’amour de l’Envoyé, comme celui des savants et des pieux, est « identique à l’amour de Dieu ». Le degré supérieur de l’amour est caractérisé comme intensité. Dans une section ultérieure du livre, ˝azzàlì expose les moyens d’atteindre cette intensité : « Un moyen d’atteindre l’intensité de l’amour consiste à couper les attaches mondaines et à expulser du cœur l’amour d’autre que Dieu ( i ¢r à[ ˙ ubb © ayr All àh mina l-qalb ). En eff et, le cœur est semblable à un vase qui ne peut contenir le vinaigre, par exemple, tant qu’il n’a pas été vidé de son eau. “Dieu ne loge pas deux cœurs au-dedans de l’homme” [ Coran, XXXIII, 4]. La perfection de l’amour
L’antériorité de la science sur la piété dans la formulation de ˝azzàlì pourrait être interprétée à la lumière des remarques d’H. Laoust sur les mérites respectifs de la « vie fi cation. contemplative » et de la « vie dans le monde », tels qu’ils sont exposés dans la Revivi La dernière « souligne encore la supériorité de la science religieuse sur la simple dévotion et, par suite, montre combien l’homme qui s’adonne à la culture de cette science a plus de mérites que celui qui s’enferme dans la dévotion et la piété » (La politique , p. 126). Le présent développement semble toutefois envisager une division des tâches religieuses, dont la science est simplement la première branche. Comme la science, la piété doit être cultivée, et est ouverte sur le monde où elle s’exerce. 22
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consiste, pour l’homme, à aimer Dieu de tout son cœur. Tant qu’il se tourne vers autre que Lui ( yalta ), un coin de son cœur est occupé à autre chose fi t il à © ayrihi que Lui. Plus il est occupé à autre chose que Dieu, plus l’amour qu’il porte à Dieu décroît. Plus il reste d’eau dans le vase, plus la quantité de vinaigre qui peut y être versée décroît. C’est à cette isolation et à ce dépouillement que font référence la parole de Dieu “Dis : ‘Dieu’, et mieux : laisse-les s’amuser à leur indiscrétion” [ Coran, VI, 91] et la parole de Dieu “Ceux qui disent : ‘Notre Seigneur est Dieu’, puis vont tout droit” [ Coran, XLVI, 13]. Plus encore, c’est là le sens de notre parole “Il n’y a pas de dieu hormis Dieu”, c’est-à-dire “Il n’y a pas d’adoré ni d’aimé hormis Dieu”. Tout aimé est adoré. En eff et, le serviteur est l’homme lié, et l’adoré est celui à travers qui le lien se noue. Or tout homme qui aime est lié par ce qu’il aime. C’est pour cette raison que Dieu a dit : “Ne vois-tu pas, celui qui érige en divinité sa passion”. C’est pour la même raison que le Prophète a dit :
“Parmi les divinités adorées sur la terre, la plus odieuse à Dieu est la passion” » 23.
L’exigence du cœur vidé de l’amour d’autre que Dieu rejoint celle du cœur vidé de tout ce qui est autre que Dieu, telle qu’on peut la rencontrer dans l’interprétation de la formule « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu »24. Elle vise l’action exercée par le monde sur le croyant, et ne constitue donc pas une exigence propre à l’amour. La portée générale de l’exigence énoncée par ˝azzàlì apparaît dans l’analogie de la contenance spatiale. Si le vase ne peut contenir simultanément le vinaigre et l’eau, c’est, non parce que les deux liquides sont incompatibles l’un avec l’autre, mais parce qu’ils se mélangeraient l’un à l’autre. Le vinaigre serait alors corrompu par l’eau, et deviendrait du vinaigre aqueux, ou de l’eau vinaigrée. De même, l’amour de Dieu mélangé à l’amour du monde serait corrompu par lui, et deviendrait un amour hybride. L’exigence du cœur vidé de l’amour d’autre que Dieu recouvre donc un acte de puri fication, et participe ainsi de la perspective de la foi. C’est bien l’exigence de l’amour puri fié que semble illustrer le verset coranique mentionné par l’auteur. Ce verset, en e ff et, suggère que le cœur peut être occupé à un seul objet à la fois. Pour que l’homme se porte simultanément vers deux objets, il lui faudrait deux cœurs. Dans la suite du passage, l’alternative du vinaigre et de l’eau est remplacée par la proportion de leurs quantités respectives dans
I ˙ yà", p. 2607. Une première interprétation rapportée par Ràzì (Law àmi ' al-bayyinàt , p. 129-130) attribue à la négation une fonction spéci fique : « Notre parole “Il n’y a pas de dieu” expulse du cœur tout ce qui est autre que Dieu ( i ¢r à[ li-kull m à siw à ll àh ' an al-qalb ). Quand, ensuite, le cœur éprouve la puissance de “hormis Dieu”, il brille d’un plein éclat et il atteint, grâce aux signi fications que cette parole introduit en lui, une perfection manifeste ». 23 24
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le vase. Ce second emploi de l’analogie de la contenance spatiale illustre une décroissance de l’amour de Dieu proportionnelle à la direction mondaine prise par l’homme, et aux objets mondains qui occupent son cœur. La décroissance de l’amour de Dieu face à l’expansion de la direction mondaine, et la tendance à l’anéantissement du premier par la seconde, suggère un passage à la perspective de l’adoration. L’exigence d’isolation et de dépouillement, et son illustration coranique, semble participer de cette perspective. Le passage à la perspective de l’adoration est clairement marqué par le recours à la formule « Il n’y a pas de dieu hormis Dieu ». Selon l’interprétation de ˝azzàlì , cette formule contient simultanément l’exigence de l’adoration exclusive de Dieu et celle de l’amour exclusif de Dieu. Cette double exigence tient au terme commun à l’amour et à l’adoration, à savoir le lien noué avec un objet. Il importe de noter que, si le lien peut dé finir l’amour, il ne constitue pas le terme central de l’adoration. C’est la direction qui, comme nous l’avons vu précédemment, dé finit l’adoration. L’analogie de l’amour avec l’adoration est donc établie unilatéralement, et sur le mode de l’implication. L’auteur affirme que tout aimé est adoré, sans pour autant conclure que tout adoré est aimé. L’amour implique l’adoration, mais l’adoration ne s’accomplit pas dans l’amour. Les deux preuves traditionnelles invoquées à la fin du passage sont, comme le lecteur l’aura noté, celles-là mêmes qui ont été sollicitées pour illustrer le principe « Tout homme qui suit sa passion la prend pour objet d’adoration ». Ce principe apparaît à présent comme un corollaire du principe « Tout aimé est adoré », et la passion comme coextensive à l’amour du monde. C’est l’amour des objets présentés par la passion, et le lien engagé par cet amour, qui conduit l’homme à prendre sa passion pour objet d’adoration. C’est parce que l’adorateur de l’idole aime l’idole, et noue ainsi un lien avec une chose familière, qu’il adore en fait sa passion. Le terme situé à la charnière de la passion et de l’adoration, et qui sous-tend leur opposition, est donc l’amour. L’amour du monde suit les exigences de la passion, et implique une adoration déviante. L’amour exclusif de Dieu accomplit le modèle légal de l’amour, et se prolonge dans l’adoration exclusive de Dieu. ˝azzàlì ajoute peu après : « Une cause de la faiblesse de l’amour de Dieu dans les cœurs réside dans l’intensité de l’amour du monde. Relèvent de cet amour l’amour de la famille, l’amour des richesses, l’amour des enfants, l’amour des proches parents, l’amour des biens immeubles, l’amour des bêtes de somme, l’amour des jardins potagers et l’amour des jardins d’agrément. Le jugement porté sur ces di ff érentes formes d’amour
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s’étendra à celui qui se délecte de la douceur du chant des oiseaux et de la légèreté du souffle du vent au petit matin. Cet homme-là se tourne vers les plaisirs du fi t il à na 'ì m al-duny à ), et s’expose ainsi à la décroissance de l’amour monde (multa de Dieu. Plus il est intime avec le monde, plus son intimité avec Dieu décroît. Personne ne peut recevoir quelque chose du monde sans que sa part à l’au-delà soit proportionnellement amoindrie, de même que l’homme ne peut se rapprocher de l’orient sans s’éloigner proportionnellement de l’occident »25.
L’amour du monde comprend des formes variées, qui sont chacune définies par un objet spéci fique. Les formes mentionnées par ˝azzàlì illustrent l’amour fondé sur un lien de parenté comme l’amour associé à la possession, et suggèrent ainsi une couverture exhaustive de la part du monde où s’exerce l’activité humaine et que l’homme a tendance à considérer – illusoirement – comme sienne. C’est le lien noué avec un objet déjà investi par l’homme, et le relâchement parallèle du lien avec le Créateur, qui motive le jugement d’illégitimité porté sur les diff érentes formes d’amour du monde. L’extension de ce jugement, telle qu’elle est a ffirmée par l’auteur, vise à dénier tout statut d’exception à la part du monde qui échappe à l’appropriation humaine. La délectation dans la douceur du chant des oiseaux et dans la légèreté du sou ffle du vent au petit matin engage, non le lien noué avec un objet déjà investi par l’homme, mais la contemplation d’un objet qui se présente à nous et, virtuellement, la contemplation de l’œuvre divine qu’il illustre. La contemplation délectative est toutefois frappée d’illégitimité en raison des plaisirs mondains qu’elle comporte, et de la direction mondaine engagée par ces plaisirs. La décroissance de l’intimité avec Dieu face à l’accroissement de l’intimité avec le monde rejoint la proportion énoncée dans le passage précédent, et suggère ainsi la persistance de la perspective de l’adoration. Cette perspective apparaît clairement dans l’analogie de la direction spatiale qui, à la fin du développement, se substitue à celle de la contenance 26.
I ˙ yà", p. 2607. Le long développement que nous venons de considérer est rendu par M.-L. Siauve dans les termes suivants : « La première et la plus difficile [des voies de la connaissance de Dieu] est celle du Tafrîd et du Tajrîd. Elle exige de se séparer totalement de tout ce qui n’est pas Dieu. Cet isolement est “le Tafrîd”, qui prépare à la solitude avec Dieu : “Tajrîd”. Le cœur de l’homme est à l’image d’un vase qui ne saurait contenir à la fois l’eau et le vinaigre. Il faut vider le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu. [. . .] Il faut être tout à Dieu et rien qu’à Dieu. Cette voie di fficile suppose que l’on rompe avec tout amour qui n’est pas l’amour de Dieu (famille, richesses, sites agréables et douceur de la nature). C’est la voie du renoncement (zuhd). Le cœur doit être totalement purifié de tout ce qui n’est pas Dieu, a fin que descende en lui « la connaissance de 25 26
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Une section ultérieure est consacrée aux signes de l’amour de Dieu. Dans un passage introductif, ˝azzàlì affirme que tout homme prétend aimer Dieu, et que des signes sont nécessaires pour éprouver cette prétention. Il off re ensuite les considérations suivantes : « Un signe de l’amour de Dieu est l’amour de la rencontre de l’Aimé par voie de découvrement et de vision directe dans la demeure de la paix. Il est inconcevable que le cœur aime sans aimer la vision de l’aimé et sa rencontre. Quand le cœur sait qu’on ne peut rejoindre Dieu sans quitter le monde et s’en séparer par la mort, il doit aimer la mort ( an yak ùna mu˙ibban li-l-mawt ) et ne pas la fuir. [. . .] Dieu a établi comme critère de la sincérité véritable dans l’amour la mort trouvée sur le chemin de Dieu, alors qu’ils disaient : “Nous aimons Dieu”. Face à cette prétention, Il a fait de la mort sur le chemin de Dieu et de la recherche du martyre un signe de l’amour. Il a dit : “Dieu aime ceux qui combattent sur Son chemin, en ligne” [ Coran, LXI, 4]. Dieu a dit aussi : “Ils combattent sur le chemin de Dieu jusqu’à tuer, ou bien être tués” [ Coran, IX, 111] »27.
Il convient tout d’abord de noter que les signes de l’amour de Dieu répondent, non à une exigence interne de l’amour, mais à la nécessité d’éprouver les prétentions à l’amour, et de distinguer l’amour véritable de l’amour prétendu. Cette nécessité appelle des critères discriminants de l’amour, et tend ainsi à privilégier la signi fication d’amour – et les formes porteuses de cette signi fication – sur le modèle de l’amour. L’exigence de l’amour de la mort, telle qu’elle est énoncée par ˝azzàlì au début de son développement, apparaît comme le corollaire de l’exclusion de l’amour du monde. La mort est en e ff et le seul objet qui, tout en étant disponible dans le monde, exclut toute direction mondaine. L’amour de la mort, toutefois, n’est pas en soi porteur de l’amour de Dieu. Pour que l’amour de la mort véhicule l’amour de
Dieu et son amour » (L’amour de Dieu , p. 163-164). On notera, outre l’extrême contraction du texte, la référence emphatique à la connaissance de Dieu. Cette référence fait apparaître l’exclusion de tout lien mondain et de toute direction mondaine comme un simple instrument de la connaissance, et occulte son contenu éthique. 27 I ˙ yà", p. 2630-2631. Zabì dì (It ˙à f , XII, 446-447) cite le Q ùt al-qul ùb d’Abù ˇàlib al-Makkì (Mu˙ammad b. 'Alì , m. 386/996), qui a manifestement servi de source à ˝azzàlì pour le présent développement. L’occasion de la révélation prise par ˝azzàlì de Makkì se démarque de celle qu’on rencontre communément dans les ouvrages de tafs ì r et de ˙ad ì∆ , et dont Zabì dì mentionne quelques versions. Selon les traditions communes, Coran, LXI, 4 a été révélé à la suite du désir exprimé par certains (le juif converti 'Abd Allàh b. Salàm, le médinois 'Abd Allàh b. Rawà˙a ou – comme chez Makk ì – des hommes indéterminés de l’entourage de Mu˙ammad) de connaître l’œuvre la plus aimée de Dieu (ayy al-a ' màl a ˙abb il à ll àh ). L’occasion évoquée par Makkì , quelle que soit son origine, marque clairement le passage de l’épreuve de la détermination à obéir à l’épreuve de la prétention à l’amour.
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Dieu, la mort doit être acquise en vue de Dieu. Une telle acquisition est permise par le combat sur le chemin de Dieu, tel que la loi le prescrit. L’auteur mentionne deux versets coraniques illustrant cette prescription. Le premier verset désigne le combat sur le chemin de Dieu comme objet de l’amour divin. Le second désigne la mort de l’ennemi et la mort du combattant comme les deux fins alternatives du combat sur le chemin de Dieu. C’est donc le combat à mort mené contre l’ennemi, et non la mort trouvée dans ce combat qui, selon les termes de la prescription légale, peut constituer un objet d’amour. Le combat mené contre l’ennemi, fût-il placé sur le chemin de Dieu, engage toutefois une direction mondaine. C’est la mort qui donne au combat une direction divine exclusive. La mort trouvée sur le chemin de Dieu répond donc simultanément à la nécessité de discrimination et à l’exigence d’exclusion. C’est ce double avantage, outre les contraintes de la prescription légale, qui conduit ˝azzàlì à désigner la mort sur le chemin de Dieu comme signe de l’amour de Dieu. Nous devons noter que le lien de signification établi par l’auteur entre la mort trouvée sur le chemin de Dieu et l’amour de Dieu exclut un lien d’implication entre l’amour de Dieu et l’observance de la prescription légale. Si l’amour de Dieu a pour critère discriminant la mort trouvée sur Son chemin, il ne peut s’accomplir dans le combat à mort mené contre l’ennemi 28.
28 I. Goldziher (« Die Gottesliebe in der islamischen Theologie », Der Islam, IX (1919), p. 149-150) relève la définition de l’amour de Dieu comme désir de Sa rencontre, telle qu’elle est donnée par Ibn Qayyim al- ]awziyya (m. 751/1350) « en accord avec ˝azzàlì ». Ce sont les traits « internes » attribués à l’amour, et non son association implicite à la mort, qui sont notés dans cette dé finition. Le lien d’implication qui, chez ˝azzàlì , unit l’amour de Dieu et le désir de la mort est noté par A. J. Wensinck, mais sans référence au combat, et sans emphase sur l’expression « amour de la mort » (La pensée , p. 182). Les deux apparaissent clairement dans l’usage que M.-L. Siauve fait du présent développement (L’amour de Dieu, p. 199), mais l’auteur ajoute la restriction suivante : « [. . .] Gazali envisage le martyre du combattant de la Guerre Sainte comme l’une des voies de l’amour de Dieu ; cette voie, alors est dite inférieure à celle de la connaissance : le martyr, selon une tradition à laquelle se réfère Gazali, devrait après sa mort en martyr, revenir en ce monde pour une autre vie où il pourrait acquérir la connaissance de Dieu, qui lui fait défaut » (p. 200). On retrouve la référence emphatique à la connaissance, qui occulte l’in fléchissement de la prescription de combat à mort dans le sens d’une exigence de non-aversion pour la mort. Cet in fléchissement peut être rapproché des remarques d’H. Laoust sur l’attitude de ˝azzàlì face au [ ihàd . L’auteur note que ˝azzàlì , tout en reconnaissant le statut d’obligation du [ ihàd , attribuait un mérite supérieur au combat des passions (le « grand [ ihàd »). H. Laoust note, d’autre part, l’absence de revendication du recours à la guerre contre les bà† iniyya , « qu’il a pourtant si violemment dénoncés » (La politique , p. 264). On peut ajouter le silence de ˝azzàlì sur l’implantation des Croisés en Palestine et en Syrie, tel qu’il est noté par l’auteur dans la partie historique de son ouvrage (H. Laoust, p. 112 et 135-136).
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˝azzàlì ajoute plus loin : « L’aversion pour la mort peut tenir à l’amour du monde (qad tak ùnu li-˙ubb aldunyà ), et à la peine qu’on éprouve à l’idée de se séparer de sa famille, de ses richesses et de ses enfants. Ce sentiment est incompatible avec la perfection de l’amour de Dieu, puisque l’amour parfait est celui qui submerge tout le cœur. Toutefois, il n’est pas invraisemblable que l’amour de la famille et des enfants coexiste avec un faible reflet de l’amour de Dieu. En e ff et, les hommes sont disparates dans l’amour (mutaf àwit ùn f ì l-˙ubb ) »29.
La désignation de la mort trouvée sur le chemin de Dieu comme signe de l’amour de Dieu atténue l’exigence initiale de l’amour de la mort, mais elle comporte une exigence négative, celle de la non-aversion pour la mort. L’aversion pour la mort est, selon la proportion énoncée précédemment, un symptôme de l’a ff aiblissement de l’amour de Dieu face à l’intensification de l’amour du monde. ˝azzàlì affirme toutefois que cette aversion peut tenir à l’amour du monde, et à la peine qu’on éprouve à l’idée de se séparer des choses aimées. Selon ce diagnostic, l’aversion pour la mort ne tient pas, du moins directement, à la faiblesse de l’amour de Dieu. L’introduction d’un sentiment communément éprouvé par les hommes, et irréductible à l’amour du monde, dans le diagnostic de l’aversion pour la mort rompt donc la proportion de l’amour de Dieu et de l’amour du monde. L’intensité de la peine éprouvée par l’homme du commun à l’idée de se séparer des choses aimées implique que l’aversion pour la mort ne tient pas nécessairement à la faiblesse de l’amour de Dieu. Cette ouverture sur la constitution commune des hommes conduit l’auteur à attribuer l’exigence de la nonaversion pour la mort à la « perfection de l’amour de Dieu », et à concéder la possibilité d’une coexistence de l’amour de la famille et des enfants avec un « faible reflet de l’amour de Dieu ». Le reflet recouvre une forme légitime, bien qu’appauvrie, de l’amour de Dieu. Contrairement à l’amour des richesses, l’amour de la famille et des enfants est fondé sur un lien constitutif, et peut ainsi échapper au jugement d’illégitimité porté sur l’amour du monde. La concession de ˝azzàlì est motivée par la disparité des hommes dans l’amour, c’est-à-dire leur quali fication inégale pour l’amour de Dieu. La coexistence de l’amour de la famille et des enfants avec un re flet de l’amour de Dieu dé finit un degré inférieur de l’amour, et ne semble donc pas avoir sa place dans le présent livre. L’intrusion de ce degré dans la présentation du modèle
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I ˙ yà", p. 2632.
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de l’amour tient aux critères discriminants considérés sous la rubrique des signes de l’amour de Dieu. L’exigence de la non-aversion pour la mort se heurte à la constitution commune des hommes, et limite ainsi la fonction discriminante de la mort trouvée sur le chemin de Dieu. La mort trouvée sur le chemin de Dieu ne peut, au risque de disquali fier une grande partie des musulmans, distinguer l’amour véritable de l’amour prétendu. Elle peut seulement distinguer la perfection propre à une élite religieuse du reflet accessible au commun des musulmans. Il importe de noter que la dérogation à l’exigence de la non-aversion pour la mort, et la légitimation d’un amour non exclusif de Dieu, est établie au nom de l’inégalité religieuse des hommes 30. Comme le suggère le développement précédent, la mort trouvée sur le chemin de Dieu ne répond pas à la nécessité d’une discrimination fondée sur la quali fication moyenne pour l’amour de Dieu. Cette nécessité appelle des formes discriminantes d’amour qui soient compatibles avec la constitution commune des hommes. C’est vers de telles formes que ˝azzàlì se tourne dans la suite de la section : « Le signe de l’amour de Dieu est l’amour de Son invocation, l’amour du Coran qui est Sa parole, l’amour de l’Envoyé de Dieu et l’amour de tous ceux qui ont rapport à Lui. En e ff et, celui qui aime un homme aime le chien qui garde son gîte. L’amour, quand il est intense, s’étend de l’aimé à tout ce qui entoure l’aimé, l’environne et est attaché aux circonstances de sa vie. Cette extension n’est pas une association dans l’amour ( “ irka f ì- l-˙ubb ). En eff et, celui qui aime l’Envoyé de l’Aimé parce qu’il est Son envoyé et Sa parole parce qu’elle est Sa parole, cet homme-là ne transporte pas son amour au-delà de l’Aimé. Au contraire, ces formes d’amour indiquent la perfection de son amour. Celui dont le cœur est dominé entièrement par l’amour de Dieu, cet homme-là aime toutes les créatures de Dieu parce qu’elles sont Ses créatures. Comment n’aimerait-il pas le Coran, l’Envoyé et les vertueux serviteurs de Dieu ( ' ibàd All àh al-ßàli ˙ùn ) ? 31»
Nous retrouvons dans ce développement l’extension de l’amour de Dieu à autre que Lui, telle que nous l’avons rencontrée au début du M.-L. Siauve trouve une « autre explication » à l’aversion pour la mort : « [Les hommes] ne se sentent pas encore prêts pour l’ultime Rencontre. Leur aversion pour la mort n’est nullement preuve de la faiblesse de leur amour. L’amant à qui on annonce l’arrivée de son bien-aimé, préfère retarder le moment de sa venue, afin d’avoir le temps d’arranger la maison et de pourvoir au nécessaire, a fin que le cœur puisse être, au moment de l’arrivée, vide (f àri© ) de tout autre souci que celui de l’accueillir. C’est la perfection même de son amour qui lui fait souhaiter di ff érer le moment de la Rencontre » (L’amour de Dieu , p. 201-202). Cette explication, en l’absence de celle de la constitution commune des hommes, occulte la catégorie du « reflet », et suggère une alternative entre la perfection de l’amour de Dieu et l’amour illégitime du monde. 31 I ˙ yà", p. 2634. 30
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livre. Le rapport à Dieu qui conditionne cette extension est toutefois illustré, non par des formes d’amour engageant la créature, mais par des formes d’annexion à Dieu. L’invocation de Dieu remonte à Dieu, et emprunte souvent des formes qu’Il a Lui-même établies. Le Coran, comme le dit ˝azzàlì , est Sa parole. L’Envoyé de Dieu, en fin, est celui que Dieu a placé au plus proche de Lui. Face à ces exemples, la mention de tous ceux qui ont rapport à Dieu semble dépourvue de portée spécifique. La primauté du rapport d’annexion sur le rapport de connexion apparaît clairement dans l’image du chien de garde. Le chien est attaché à la personne de son maître, et au lieu qu’il occupe. L’amour des dépendants de Dieu n’excède pas l’amour de Dieu, et constitue ainsi un signe privilégié de cet amour. L’amour de la créature autonome, fût-elle rapportée à Dieu, comporte la menace de « l’association dans l’amour », et répond donc imparfaitement à la nécessité de discrimination32. Nous noterons, d’autre part, que l’extension de l’amour de Dieu à autre que Lui est attribuée, sur la base d’une analogie avec l’amour de la créature, à l’intensité de l’amour. Cette attribution analogique suggère une extension variable de l’amour de Dieu. L’entourage de l’aimé, son environnement et les circonstances de sa vie varient selon le degré d’intensité de l’amour qui leur est étendu. Cette variation conduit l’auteur à envisager une extension correspondant au degré maximal d’intensité. Il importe de noter que le cas de l’homme qui aime toutes les créatures de Dieu fait valoir la priorité de l’amour du Coran, de l’amour de l’Envoyé et de l’amour des « vertueux serviteurs de Dieu », et apparaît ainsi comme strictement hypothétique. La catégorie des vertueux serviteurs de Dieu recouvre, comme l’indique l’association à l’Envoyé, les compagnons de Mu ˙ammad et ceux qui
M.-L. Siauve note l’extension de l’amour de Dieu « à Son Envoyé et à Son Coran », puis soulève la question suivante : « Admettre une telle extension de l’amour, n’est-ce pas admettre l’association ( “irk) ? Gazali ne cite pas nommément les Chrétiens, mais, de toute évidence, c’est d’eux qu’il s’agit, puisque chacun sait qu’ils “associent” Jésus ou même Marie, dans leur amour pour Dieu : le péché d’association (“irk) étant l’un des plus graves reproches qui leur soit fait. La réponse de Gazali est très intéressante : dans l’amour que le musulman porte à Dieu, il ne saurait y avoir association, car l’Envoyé de Dieu n’est pas aimé pour lui-même, mais seulement parce qu’il est “Son” Envoyé, et le Coran n’est pas aimé pour lui-même, mais seulement parce qu’il est “Son” Coran » (L’amour de Dieu, p. 205). Cette question semble étrangère à la perspective de ˝azzàlì , et la réponse donnée par M.-L. Siauve tautologique. ˝azzàlì met en avant un rapport à Dieu échappant à la menace d’association que comporte l’amour de la créature en général. Si un rapport d’annexion à Dieu pouvait être attribué à Jésus, l’amour qu’on lui porte n’excéderait pas, lui non plus, l’amour de Dieu. 32
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les ont suivis. L’inclusion de cette catégorie parmi les objets prioritaires d’amour repose donc sur une forme d’adoration propre à la communauté originelle, et donnée en modèle aux musulmans ultérieurs. Un dernier signe mérite notre attention : « Un signe de l’amour de Dieu est la sollicitude et la miséricorde montrées à l’égard de tous les serviteurs de Dieu, et la rigueur témoignée à tous les ennemis de Dieu et à tous ceux qui commettent des actes abhorrés de Dieu ( kull man yuq àrifu “ ay "an mimmà yakrahuhu ). Dieu a parlé en ces termes : “Ceux qui sont avec lui [Mu˙ammad] témoignent de la rigueur aux dénégateurs, mais entre eux font preuve de miséricorde” [ Coran, XLVIII, 29] »33.
˝azzàlì considère, non des formes discriminantes d’amour, mais des rapports à la créature porteurs de l’amour de Dieu. La signi fication d’amour est attribuée, sur la base d’un parallèle établi par le Coran, au rapport de sollicitude et de miséricorde et au rapport de rigueur. Tandis que l’amour de Dieu était étendu aux vertueux serviteurs de Dieu et, hypothétiquement, à toutes les créatures de Dieu, la sollicitude et la miséricorde s’appliquent à « tous les serviteurs de Dieu ». Cette catégorie reste toutefois dépendante de son substrat coranique, à savoir « ceux qui sont avec Mu˙ammad ». Les serviteurs de Dieu sont ceux qui rejoignent les compagnons de Mu ˙ammad dans une adoration entièrement valide. De même, les « ennemis de Dieu » sont dépendants des « dénégateurs », c’est-à-dire ceux qui ont contesté la mission de Mu˙ammad. Cette seconde catégorie recouvre ceux qui rejoignent les opposants à Mu ˙ammad dans le refus radical d’adorer Dieu. Le substrat coranique limite donc l’applicabilité de la sollicitude et de la miséricorde, comme celle de la rigueur. La catégorie de « ceux qui commettent des actes abhorrés de Dieu », quant à elle, est indépendante du verset. Les actes abhorrés de Dieu sont ceux que la loi interdit, et désigne ainsi comme objets de l’abhorration divine. La perpétration de tels actes ne suppose pas le refus d’adorer Dieu, mais marque la déficience de l’adoration. La catégorie de ceux qui commettent des actes abhorrés de Dieu rend donc la rigueur largement applicable, et en fait ainsi un véhicule central de l’amour de Dieu. Le rôle périphérique joué par la sollicitude et la miséricorde semble tenir au fait que, même si la loi dé finit des actes aimés de Dieu, l’accomplissement de tels actes est soumis à des conditions de validité 34. Ceux qui accomplissent des 33 34
I ˙ yà", p. 2637. Pour une caractérisation générale de ces conditions, voir H. Lazarus-Yafeh, Studies ,
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actes aimés de Dieu tout en répondant imparfaitement à ces conditions souff rent d’une adoration dé ficiente, et rejoignent ainsi la catégorie de ceux qui commettent des actes abhorrés de Dieu. Il convient de noter, d’autre part, que la signi fication d’amour attribuée à la rigueur réside dans la simple entente avec Dieu. La rigueur ne porte pas sur un objet de l’abhorration divine, et peut seulement être puisée dans l’abhorration des actes abhorrés de Dieu. Plusieurs sections de la fin du livre sont consacrées au « contentement », que ˝azzàlì désigne comme un fruit de l’amour de Dieu et qui, comme nous l’avons vu précédemment, engage une vision prédestinationniste. Dans la dernière de ces sections, l’auteur entreprend de démontrer que le contentement n’entre pas en con flit avec la réprobation des actes de désobéissance, telle qu’elle est prescrite par la loi : « L’empire que les impulsions à la désobéissance exercent, selon le décret de Dieu, sur un quelconque de Ses serviteurs, indique Sa volonté antécédente de l’éloigner et de le honnir. Il incombe donc à tout serviteur aimant Dieu ( fa-w à[ ib ' al à kull ' abd mu˙ibb li-llah ) de haïr celui que Dieu hait, de honnir celui que Dieu honnit et d’être hostile à celui que Dieu éloigne de Sa présence, même s’Il l’a contraint par Sa force et Sa puissance à Lui être hostile et à s’opposer à Lui. En e ff et, cet homme est éloigné, banni et chassé de la présence divine, même s’il est éloigné du fait de l’éloignement que Dieu lui a imposé, et qu’il est banni du fait du bannissement que Dieu lui a in fligé et de la contrainte que Dieu a exercée sur lui. Celui qui est éloigné des degrés de la proximité à Dieu, cet homme-là doit être, en accord avec la volonté de l’Aimé, honni et haï de tous ceux qui aiment Dieu. Cette attitude passe par la colère déployée contre celui que l’Aimé désigne, à travers l’éloignement qu’Il lui inflige, comme objet de Sa colère »35.
La reconnaissance du décret divin nous fait voir dans les actes de désobéissance des impulsions imposées par Dieu à la créature. Ces impulsions indiquent la volonté antécédente de Dieu quant à la position de la créature, et le rapport préétabli qu’Il entretient avec elle. ˝azzàlì désigne cette volonté comme une volonté d’éloignement, et ce rapport comme un rapport de haine 36. Le honnissement, quant à lui,
p. 419. L’auteur propose « singleminded devotion », « purity of thought », « absolute sincerity », « feeling of lowliness », spiritual humility », « full consciousness of what is being done », « self-abasement », « lowliness of spirit », « concentration of thought ». Nous préférons garder le terme spéci fique de la direction, tel qu’il est apparu dans la conclusion du développement sur le taw ˙ì d, et parler de « direction exclusive ». 35 I ˙ yà", p. 2670. 36 Le rapprochement à Dieu accompli, dans le cas du « serviteur », par un amour divin préétabli, est documenté par A. Regourd, « L’amour de Dieu pour Lui-même chez al-˝azàlì », Arabica, XXXIX/2 (1992), p. 175-180. La subtilité théologique qui,
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semble participer à la fois de la volonté et du rapport. C’est précisément parce que les actes de désobéissance n’engagent pas la volonté humaine, ni un rapport autonome à Dieu, que la haine de la créature désobéissante « incombe à tout serviteur aimant Dieu ». Cette haine porte sur un objet de la haine divine, et constitue ainsi un calque du rapport de Dieu à la créature. Dans ce calque, l’amour de Dieu dépasse le degré de l’entente pour atteindre celui de la communion. Le début du développement associe à la haine le rapport d’hostilité. Ce rapport est toutefois dénué d’archétype divin, et répond seulement à l’hostilité que Dieu a contraint la créature à Lui témoigner. L’hostilité apparaît donc comme un simple prolongement de la haine, et non comme son corollaire pratique. À la fin de son développement, l’auteur désigne la colère comme véhicule de la haine. La colère déployée contre la créature désobéissante porte sur un objet de la colère divine, et transpose ainsi la haine dans l’action. La colère caractérise toutefois une action centrée sur le sujet et son expansion, plutôt qu’un rapport à la créature porteur d’une finalité. Il apparaît donc que la haine de la créature désobéissante, malgré l’intensité qu’elle tire de la communion avec Dieu, a une portée pratique limitée37. Nous pouvons à présent nous tourner vers le degré inférieur de l’amour, c’est-à-dire les formes d’amour accessibles au commun des musulmans et quali fiées par la loi. Au début du Livre des normes de la familiarité , ˝azzàlì établit une typologie de l’amour, et expose d’abord
dans une vision prédestinationniste, permet d’a ffirmer que les actes par lesquels le serviteur se rapproche de Dieu sont en même temps la cause de l’amour que Dieu lui porte reçoit toute l’attention de l’auteur. Cet intérêt la conduit à la conclusion suivante, qui semble heurter le sens commun : « Coopération, réciprocité et élection caractérisent donc l’amour de l’autre selon la modalité de l’amour de Dieu pour Son serviteur ». Une vision plus favorable à la liberté humaine est adoptée par Tirmi ≈ì , tel que le représente G. Gobillot, « Un penseur de l’Amour (Óubb) : le mystique khuràsànien al-Óàkim alTirmidhì (m. 318/930), Studia Islamica, LXXIII (1991), p. 33-40. Selon Tirmi ≈ì , l’amour divin répond à un choix primordial de la créature, et à la con firmation de ce choix à travers la victoire sur l’amour de l’âme. On notera toutefois que le choix d’aimer Dieu se fait dans la préexistence, et lors d’un événement appelé « le jour des Décrets ». 37 Le développement que nous venons de considérer est rendu par M.-L. Siauve en deux passages séparés : « Celui qui a part au contentement de Dieu, a en haine ce que Dieu a en haine, et combat avec Lui, pour Lui » (L’amour de Dieu , p. 279) ; « Il faut avoir répulsion et haine pour l’in fidèle et l’impie. La dureté pour les in fidèles et l’application à les haïr est en parfait accord avec le contentement trouvé dans les Décrets de Dieu Très Haut » (p. 279-280). Cette paraphrase dédoublée occulte le lien d’implication qui unit la reconnaissance du Décret et la haine de la créature désobéissante, et la haine divine qui fonde ce lien.
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deux types légalement indi ff érents : l’amour de la créature pour ellemême, et l’amour de la créature pour le bien qu’elle nous procure. Le troisième type d’amour est dé fini et illustré dans les termes suivants : « Un troisième type d’amour consiste à aimer quelqu’un, non pour lui-même, mais pour autre que lui, et requiert que cette autre chose se rapporte, non aux satisfactions que l’homme connaît dans le monde, mais aux satisfactions qui lui sont promises dans l’au-delà ( laysa r à[ i 'a n il à ˙uΩùΩ ihi f ì l-dunyà bal yar [ i 'u il à ˙uΩùΩ ihi f ì ). [. . .] Celui qui, par exemple, aime son professeur ou son maître parce l-à¢ira qu’il parvient à travers lui à acquérir la science et à rendre meilleure sa pratique, et pour qui la fin de la science et de la pratique est le succès dans l’au-delà, cet homme-là est au nombre de ceux qui aiment en Dieu ( fa-hà≈à min [ umlat almu˙ibbì n f ì llah ). Il en va de même pour celui qui aime son disciple parce que le disciple recueille de lui la science, parce qu’il atteint par le moyen de son disciple la dignité de l’enseignement et qu’il s’élève à travers lui au degré de la grandeur dans le royaume du ciel. Jésus, en e ff et, a dit : “Celui qui possède la science, s’adonne à la pratique et enseigne, cet homme-là est nommé ‘grand’ dans le royaume du ciel”38. Or l’enseignement ne s’accomplit qu’à travers celui qui apprend. Le disciple est donc un instrument qui permet d’acquérir cette perfection ( fahwa i ≈ an àla f ì ta ˙ßì l h à≈à l-kamà ). l Si l’homme aime son disciple parce que le disciple lui sert d’instrument – au sens où il a fait du cœur de son disciple un champ ensemencé et que ce labeur lui permet de s’élever à la dignité de la grandeur dans le royaume du ciel, il a la qualité de celui qui aime en Dieu » 39.
Il convient tout d’abord de noter que le troisième type d’amour s’oppose au premier type, alors qu’il est apparenté au deuxième. Le troisième Cette parole apparaît pour la première fois dans le Livre de la science , où elle figure parmi les traditions prophétiques qui a ffirment le mérite supérieur de l’enseignement. Zabì dì (It ˙à f , I, 160-161) note tout d’abord que, tandis que la version de l’ I ˙ yà" qu’il utilise attribue la parole au Prophète, d’autres l’attribuent à Jésus. Il considère enuite les diff érentes versions de la parole dans la littérature traditionnelle. Parmi ces versions, seule celle qui est rapportée par Ab ù ›ay∆ama (Zuhayr b. Óarb al-Nasà"ì , m. 234/848) dans son Kit àb al-' Ilm comporte l’attribution à Jésus. La parole apparaît dans le Í a˙ ì˙ de Tirmi≈ì (Mu˙ammad b. Sawra, m. 279/892), mais avec une chaîne qui s’arrête à al-Fu∂ayl b. 'Iyà∂ (m. 187/803). Seule la version rapportée par Daylamì (”ahridàr b. ”ì rawayh, m. 558/1163) dans son Musnad al-Firdaws remonte au Prophète. Cette version mentionne l’apprentissage de la science et la pratique, mais pas l’enseignement, et ajoute à l’élévation céleste une élévation terrestre. La parole, quelle que soit la source d’où la tient ˝azzàlì , trouve manifestement son origine dans le Sermon sur la montagne. En Matthieu V, 19, Jésus dit des préceptes qu’il vient d’énoncer : « [. . .] celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux » (trad. de La Bible de Jérusalem , Paris, Éditions du Cerf, 1967). On notera que le remplacement des préceptes de Jésus par la science a su ffi pour naturaliser la parole en islam, et la rendre apparentée aux traditions qui a ffirment le mérite supérieur de l’enseignement. La suppression de son attribution à Jésus, toutefois, a été nécessaire pour qu’elle s’établisse dans la Tradition sunnite. L’attribution de la parole au Prophète, quant à elle, semble constituer un développement marginal. 39 I ˙ yà", V, 934-935. 38
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type partage avec le deuxième le bien recherché à travers la créature, et s’en distingue par la finalité de l’au-delà imprimée à cette recherche. La recherche d’un bien exclut, dans les deux cas, l’amour de la créature pour elle-même. La finalité de l’au-delà, quant à elle, exclut non seulement la finalité mondaine du bien recherché, mais la recherche de ce bien pour lui-même. Le troisième type d’amour prive donc le bien recherché de toute finalité autonome, et le fixe ainsi dans une position intermédiaire. La créature perd alors son rôle de moyen direct, et devient l’instrument d’une fin dernière. C’est cette instrumentalisation de la créature qui dé finit « l’amour en Dieu », et lui donne sa qualification légale. L’instrumentalisation de la créature apparaît clairement dans l’exemple du professeur et du disciple. Aimer son professeur en Dieu consiste à l’aimer pour l’accès à la science et à la pratique qui nous est donné par son intermédiaire, et en vue du succès dans l’au-delà que la science et la pratique nous assurent. De même, aimer son disciple en Dieu consiste à l’aimer pour la dignité de l’enseignement qui nous est conférée à travers lui, et en vue de l’élévation céleste que cette dignité nous procurera40. Nous noterons que le cas du professeur et du disciple illustre la réciprocité dans l’amour. Cette réciprocité recouvre, conformément à la dé finition de l’amour en Dieu, une instrumentalisation réciproque. On pourra noter que le terme « instrument » est employé à propos du seul disciple. Cet emploi doit toutefois s’expliquer, non par la réticence de ˝azzàlì à envisager l’instrumentalisation du professeur, mais au contraire par le fait que l’instrumentalisation du disciple est moins aisée à concevoir. C’est en raison de cette difficulté que la seconde instrumentalisation fait l’objet, dans le développement de l’auteur, d’une argumentation plus élaborée 41. H. Laoust affirme que, pour ˝azzàlì , « [e]nseigner et acquérir la science constituent les deux œuvres religieuses ( ' ibàd à )t les plus hautes dans la hiérarchie des devoirs envers Dieu » (La politique , p. 124) et, à une autre occasion, qu’ils « constituent les deux premières obligations de l’homme envers son Seigneur (' ibàd àt ), avant même la prière qui suppose déjà un minimum de connaissances rituelles » (p. 195). Il n’importe pas ici de déterminer si ˝azzàlì attribue à l’enseignement et à l’acquisition de la science une priorité de droit (selon la première formulation d’H. Laoust) ou de fait (selon sa seconde formulation) parmi les œuvres légales, mais on retiendra le mérite supérieur qui leur est attaché, et la récompense appelée par ce mérite. 41 M.-L. Siauve rend l’exemple donné par ˝azzàlì dans les termes suivants : « L’élève peut aimer le maître qui l’enseigne pour les qualités qui sont celles de ce maître, mais il peut aussi l’aimer pour la science, qu’il lui permet d’acquérir. Si la science est recherchée pour acquérir en ce monde richesses et honneurs, une telle finalité est condamnable. Mais si la science est recherchée en vue d’obtenir son salut en acquérant la science de Dieu, alors, la science doit être aimée et son amour est louable. Dieu est la 40
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˝azzàlì donne plusieurs autres exemples de l’amour en Dieu, dont le dernier mérite notre attention : « Celui qui prend une femme vertueuse pour qu’elle lui serve de rempart contre les suggestions de Satan et qu’il préserve à travers elle sa religion, ou pour qu’elle lui donne un enfant vertueux et prompt à prier Dieu en sa faveur, et qui aime son épouse parce qu’elle est un instrument au service de ces fins religieuses (li-annahà à la il à hà≈ ihi l-maq àß id al-d ìn iyya ), cet homme-là a la qualité de celui qui 42 aime en Dieu » .
L’exemple de la femme comporte deux instrumentalisations possibles, qu’il convient ici de clari fier. Aimer sa femme en Dieu peut consister à l’aimer pour la voie légitime qu’elle o ff re à la satisfaction de nos appétits, pour le rempart qu’elle nous fournit ainsi contre la séduction des voies illégitimes, et en vue de la religion intacte que ce rempart nous assure jusqu’au jour du Jugement. Aimer sa femme en Dieu peut aussi consister à l’aimer pour la vertu et la prière de l’enfant qu’elle nous donne, et en vue de l’atout que cette vertu et cette prière nous procureront au jour du Jugement. Nous noterons que le cas de la femme illustre l’unilatéralité de l’amour, et de l’instrumentalisation. Cette unilatéralité, comme il apparaît au lecteur, trouve son explication immédiate dans le contexte de ˝azzàlì . Il importe toutefois de noter que le type de l’amour en Dieu permet, dans un autre contexte, d’envisager une instrumentalisation réciproque de la femme et de l’homme. ˝azzàlì ajoute peu après : « Il arrive que deux amours – l’amour de Dieu et l’amour du monde – soient réunis dans le cœur de l’homme, et que les deux sens soient réunis en une même personne, de telle sorte que l’aimé convient pour lui servir de voie d’accès à Dieu et au monde. Quand l’homme aime quelqu’un pour sa convenance à ces deux usages, il est de ceux qui aiment en Dieu. C’est le cas, par exemple, de l’homme qui aime son professeur qui lui enseigne la religion, et le dispense des préoccupations du monde à travers l’aide financière qu’il lui apporte. Cet homme aime son professeur parce que sa constitution le porte à rechercher le bien-être dans le monde et le bonheur dans l’au-delà, et que le professeur est une voie d’accès aux deux ( fahwa was ìl a ilayhimà ). Aussi a-t-il la qualité de celui qui aime en Dieu » 43.
seule finalité qui puisse conférer une valeur à la science » (L’amour de Dieu, p. 127-128). On notera, outre la réduction du double exemple à un exemple unique, le remplacement de la finalité de l’au-delà par une finalité divine, et le glissement de cette finalité vers une qualité de la science. Ce glissement aboutit à la désignation de la « science de Dieu », et non du maître, comme objet d’un amour louable. Dans cette désignation, l’instrumentalisation de la créature est dé finitivement occultée. 42 ˙ à" I y , p. 935. 43 Ibid., p. 935-936.
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Il importe de rappeler que, dans la section du Livre de l’amour consacrée aux signes de l’amour de Dieu, la coexistence de l’amour de la famille et des enfants avec un re flet de l’amour de Dieu faisait l’objet d’une légitimation autonome. Dans le présent développement, c’est le type de l’amour en Dieu qui permet la coexistence de l’amour de Dieu et de l’amour du monde. La légitimation établie dans le Livre de l’amour engageait, outre l’appauvrissement de l’amour de Dieu, l’exclusion de l’amour des richesses. Le type de l’amour en Dieu, au contraire, permet une coexistence intégrale de l’amour de Dieu et de l’amour du monde. Cette coexistence s’accomplit dans l’amour d’une même créature, et à travers la double finalité – divine et mondaine – informant cet amour. Cette double finalité suppose l’aptitude de la créature à servir de voie d’accès simultanément à Dieu et au monde. Le terme « voie d’accès », contrairement à « l’instrument » du développement précédent, suggère le rôle de moyen direct attribué à la créature. Ce rôle apparaît clairement dans l’exemple du professeur. Aimer son professeur selon la double finalité consiste à l’aimer pour l’enseignement religieux qu’il nous dispense, et pour l’aide financière qu’il nous apporte dans nos études. Le rôle de moyen direct attribué à la créature tient à la recherche constitutive recouverte par la double finalité. La constitution imprimée à l’homme le porte à rechercher son bien propre, qui englobe le bien-être dans le monde et bonheur dans l’au-delà. Ce double bien recherché constitutivement par l’homme exclut toute fin intermédiaire. L’enseignement religieux répond directement à notre recherche du bonheur dans l’au-delà,
de même que l’assistance financière répond directement à notre recherche du bien-être dans le monde. L’invocation d’une recherche constitutive du bien propre suggère que c’est l’utilisation de la créature, et non son instrumentalisation, qui forme le noyau de l’amour en Dieu. En raison de la dualité de ce bien, telle qu’elle est énoncée par ˝azzàlì , l’amour en Dieu se définit alternativement – et est pourvu d’une quali fication légale alternative – par la double utilisation de la créature. ˝azzàlì conclut son exposé sur l’amour en Dieu dans les termes suivants : « Si l’homme aime son professeur parce que le professeur lui porte assistance et lui enseigne la science, ou son disciple parce que le disciple apprend de lui et le sert, et qu’il tire ainsi de son professeur ou de son disciple une satisfaction immédiate et une satisfaction à venir, il appartient à la compagnie de ceux qui s’entr’aiment en Dieu (la-k àna f ì zumrat al-muta ˙àbbì n f ì llah ). Cette qualité est toutefois soumise à une condition, à savoir que si, par exemple, l’homme se voit refuser l’accès à la science par son professeur, ou s’il est impossible à son disciple d’acquérir de lui la science, son amour décroisse en raison de cette dé ficience. La quantité
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d’amour engagée par cette décroissance est pour Dieu, et l’homme reçoit pour cette quantité la récompense de l’amour en Dieu. Il n’est pas anormal qu’on aime intensément un homme pour un ensemble d’avantages qu’on tire de lui. Si l’un de ces avantages nous est refusé, notre amour décroît et si un avantage est ajouté, l’amour s’accroît. L’amour qu’on porte à l’or n’est pas le même, à quantités égales, que celui qu’on porte à l’argent. En e ff et, l’or amène des avantages plus nombreux que ceux qui proviennent de l’argent. L’amour s’accroît donc proportionnellement à l’avantage ( yaz ìd u l-˙ubb bi-ziyàdat al- © ara ∂ ). Il n’est pas impossible que les avantages mondains et les avantages de l’au-delà soient réunis. Dans ce cas, l’amour entre dans la catégorie de l’amour pour Dieu. L’amour en Dieu, quant à lui, se dé finit comme tout amour dont l’existence est inconcevable sans la foi en Dieu et en le jour dernier. De même, tout accroissement dans l’amour qui n’aurait pas lieu sans la foi en Dieu relève de l’amour en Dieu. 44 »
Il convient tout d’abord de noter que l’adjonction du disciple fait apparaître un trait occulté par l’exemple précédent, à savoir la réciprocité dans l’amour. Cette réciprocité recouvre, conformément à la dé finition alternative de l’amour en Dieu, une double utilisation réciproque. La réciprocité illustrée par le cas du professeur et du disciple trouve une formulation explicite dans l’emploi du verbe « s’entr’aimer » et est désignée, à travers la référence à une « compagnie », comme constitutive d’une appartenance commune. Nous noterons ensuite que la condition énoncée par ˝azzàlì porte, non sur l’existence de l’amour, mais sur sa quantité. Si l’aimé faillit à satisfaire notre recherche du bonheur dans l’au-delà, nous devons, non cesser de l’aimer, mais l’aimer moins. Nous pouvons, en d’autres termes, continuer à l’aimer pour la satisfaction qu’il apporte à notre seule recherche du bien-être dans le monde. La tolérance d’une subsistance de l’amour comporte donc une légitimation autonome de la recherche du bien propre, et de l’utilisation de la créature dans cette recherche. La quantité d’amour déduite en cas de satisfaction déficiente apportée par l’aimé, d’autre part, est « pour Dieu ». Cette destination divine donne à la décroissance de l’amour un statut d’œuvre, et la rend ainsi génératrice d’une récompense. Cette récompense est celle de l’amour en Dieu, c’est-à-dire qu’elle est équivalente à la récompense qui nous est promise pour la quantité fixe d’amour produite en cas de pleine satisfaction apportée par l’aimé. La condition de l’amour en Dieu réside donc dans une utilisation négative de la créature, et dans la satisfaction assurée par cette utilisation. La créature utilisée négativement ne peut constituer une voie d’accès, et apparaît comme un simple objet d’exploitation. Le passage de l’utilisation à 44
I ˙ yà", p. 936-937.
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l’exploitation est clairement marqué par l’emploi du terme « avantage » qui, au milieu du développement, remplace la « satisfaction » évoquée dans la dé finition initiale de l’amour en Dieu. L’auteur désigne l’amour et l’avantage comme deux quantités variables et lie, selon un rapport d’indexation, la variation du premier à celle du second. Cette indexation de l’amour sur l’avantage est attribuée à une norme humaine de l’amour, et illustrée par l’analogie de l’amour variable des métaux précieux. Le rapport d’indexation établi par ˝azzàlì marque la destination divine expansive permise par l’exploitation de la créature, et inverse ainsi la proportion énoncée au début du Livre de l’amour . Comme nous l’avons noté, la proportion de l’amour de Dieu et de l’amour du monde est informée par la perspective de l’adoration, qui a pour terme central la direction. L’indexation de l’amour sur l’avantage introduit une perspective propre à l’amour, celle de la destination. C’est la destination engagée par l’avantage, et non la direction prise par l’homme, qui donne à l’amour sa qualité divine ou mondaine. La perspective de la destination, telle qu’elle est adoptée par l’auteur, le conduit à a ffirmer que la coexistence d’avantages de l’au-delà avec les avantages mondains tirés de l’aimé su ffit pour faire entrer notre amour dans la catégorie de l’amour pour Dieu. La dé finition ultime de l’amour en Dieu revendique un amour supposant la foi. Cette présence implicite de la foi dans l’amour recouvre, comme le suggère la condition su ffisante de l’amour pour Dieu, une exploitation de la créature portant sur les seuls avantages quali fiés par la loi. Un quatrième type d’amour, que ˝azzàlì nomme « amour pour Dieu et en Dieu » (˙ubb li-llah wa f ì llah ), est défini par l’absence de bien obtenu de l’aimé. Cette dé finition négative s’applique d’abord à l’extension de l’amour de Dieu à la créature : « L’amour de Dieu, quand il est intense, qu’il domine le cœur et qu’il s’empare de lui au point d’atteindre le degré de l’enthousiasme, s’étend à tout existant autre que Dieu. En e ff et, tout existant autre que Dieu est une marque de Sa puissance ( fa-inna kull maw [ùd siw àhu a ∆ ar min à∆àr qudratihi ). Celui qui aime un homme aime son ouvrage, les lignes tracées de sa main et tous ses actes. C’est pour cette raison que le Prophète, quand on lui apportait le premier fruit d’un arbre, se le passait sur les yeux et l’honorait. Il disait en désignant le fruit : “Il vient tout juste de quitter notre Seigneur” »45.
I ˙ yà", p. 938. Sur la tradition, voir 'Iràqì , apud Zabì dì , It ˙à f , VII, 43. 'Iràqì mentionne, entre autres sources, al-Mu'[ am al-ß a ©ì r de ˇabarànì , et note que la version présente dans cet ouvrage (et les autres) ne comprend pas le passage à partir de « et 45
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Nous retrouvons dans ce développement l’extension universelle de l’amour intense de Dieu, telle que nous l’avons rencontrée dans la section du Livre de l’amour portant sur les signes de l’amour de Dieu. Tandis que l’amour de toutes les créatures de Dieu trouvait sa motivation dans la catégorie même de la créature de Dieu, l’amour de tout existant autre que Dieu est motivé par un caractère spéci fique attribué à la créature, celui de marque de la puissance divine. La désignation de la créature comme marque de la puissance divine suggère une extension limitée aux créatures exemptes de toute autre marque et, en particulier, de la marque di ff érenciée qu’imprime le rapport entretenu avec Dieu. L’exemple du premier fruit appuie cette suggestion, et ajoute à la marque le lien qui unit la créature nouvellement apparue à Dieu. Il convient de noter que ce lien pourrait être illustré par le nouveau-né
humain. Si cet exemple alternatif n’apparaît pas, c’est parce que le nouveau-né est déjà marqué par le rapport d’obéissance ou de désobéissance que ses parents entretiennent avec Dieu. Le choix du premier fruit suggère donc directement que l’extension de l’amour intense de Dieu trouve sa limite dans la créature humaine. L’absence de bien obtenu de l’aimé est illustrée par une autre forme d’amour, que ˝azzàlì nomme « amour en Dieu et pour Dieu » ( ˙ubb f ì llah wa li-llah ) : « Il n’est pas de croyant aimant l’au-delà et aimant Dieu qui, quand on lui rapporte [ ulayn ), l’un savant et adorateur les circonstances de deux hommes (i ≈à u¢bira ' an ˙àl ra zélé, l’autre ignorant et prévaricateur, n’éprouve en son âme un penchant pour le savant et adorateur zélé. Ce penchant est plus ou moins faible ou intense selon le degré de faiblesse ou d’intensité de la foi, et selon le degré de faiblesse ou d’intensité de l’amour de Dieu. Le penchant pour le savant et adorateur zélé naît dans le croyant même si les deux hommes sont hors de sa portée, et qu’il ne doit donc attendre d’eux aucun bien ni aucun mal dans le monde ou dans l’au-delà. Ce penchant est de l’amour en Dieu et pour Dieu sans satisfaction. En e ff et, le croyant aime le savant et adorateur zélé parce que Dieu l’aime et parce qu’il reçoit l’agrément de Dieu, parce qu’il aime Dieu et parce qu’il est occupé à adorer Dieu. Quand cet amour est faible, toutefois, il ne produit pas d’e ff et manifeste, et ne donne lieu à aucune récompense ni à aucune rétribution. Quand il est intense, l’honorait ». La version rapportée par ˇabarànì n’attribue aucune parole au Prophète, mais affirme qu’après avoir embrassé le fruit et l’avoir mis sur son œil, il le donnait au plus jeune enfant de l’assistance (v. al-Mu'[ am al-ß a ©ì r, éd. Kamàl Yùsuf al-Óùt, Beyrouth, 1986, p. 294). 'Iràqì mentionne d’autres versions présentes dans les Sunan, et note que ces versions ne comprennent pas le passage à partir de « se le passait sur les yeux ». Les versions rapportées par D àrimì (A†' ima , 32) et Tirmi≈ì (Da 'a w àt , 53) contiennent la prière (da ' wa ) prononcée par le Prophète quand on lui apportait le premier fruit d’un arbre, et font suivre cette prière du don à l’enfant.
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au contraire, il porte le croyant à soutenir son aimé, à le secourir et à le défendre au moyen de sa personne, de ses richesses et de sa parole. La disparité des hommes dans l’amour en Dieu et pour Dieu est fonction de leur disparité dans l’amour de Dieu »46.
Il convient tout d’abord de noter que la présente forme d’amour constitue, non une extension de l’amour intense de Dieu, mais le corollaire d’une foi accompagnée de l’amour de l’au-delà et de l’amour de Dieu. La désignation de l’au-delà et de Dieu comme deux objets distincts d’amour suggère un calque de la foi, et de sa division en articles distincts. Ce calque suggère à son tour une foi dé finie par des articles centraux – Dieu et l’au-delà 47, et par l’assentiment donné à ces articles48. C’est cet assentiment qui donne son contenu au statut de musulman, et qui permet d’opposer le musulman à l’incroyant 49. La forme d’amour impliquée par la foi établit donc un passage entre le modèle de l’amour et son degré inférieur, et dé finit une qualification partagée par l’élite religieuse et par le commun des musulmans. Cette forme est illustrée par le penchant qu’éprouve le croyant à l’occasion d’une information rapportée, et non d’une connaissance directe. L’informateur rapporte les « circonstances » de deux hommes qui s’opposent par leurs traits respectifs : la science et le zèle dans l’adoration pour l’un, l’ignorance et la prévarication pour l’autre. C’est cette opposition, et non les traits de l’homme en eux-mêmes, qui fait naître dans le croyant un penchant pour le savant et adorateur zélé. Si ce penchant est proI ˙ yà", p. 938-939. Le rôle du couple Dieu/au-delà dans l’attitude de ˝azzàlì face à la connaissance est amplement documenté par F. Jabre, La notion de certitude . Voir, en particulier, p. 23 et 332 (Dieu et l’au-delà, avec la prophétie, comme objet de la certitude fixe de ˝azzàl ), ì p. 61 (la foi en Dieu et en l’au-delà comme fond de vérité chez les grands philosophes), p. 90 (l’enseignement prophétique sur Dieu et l’au-delà comme limite du champ du mutakallim et de la raison), p. 275 (Dieu et l’au-delà, avec la prophétie, comme objet d’une certitude aux motifs indéterminés), p. 301 (l’enseignement prophétique sur Dieu et l’au-delà comme source de certitude). 48 F. Jabre a montré que, pour ˝azzàlì , le stade élémentaire de la foi est constitué par un assentiment (ta ßd ìq , que l’auteur préfère traduire par « jugement de véridicité ») et, d’autre part, que cet assentiment subsiste jusqu’à son stade le plus avancé. Voir, en particulier, op. cit., p. 134-136 (le ta ßd ì q comme base du yaq ìn ), p. 141 (le ta ßd ì q comme racine du ' ilm ), p. 145 (le ta ßd ì q comme noyau de la ma 'r ifa ), p. 150 (le ta ßd ì q comme noyau du ≈ awq ). 49 Le rôle du couple Dieu/au-delà dans l’attitude de ˝azzàlì face à l’accusation d’incroyance portée contre un musulman ( takf ì ) r est, lui aussi, documenté par F. Jabre. La foi en Dieu et en l’au-delà, avec la foi en l’Envoyé ou – plus largement – en la prophétie, préserve le musulman du takf ìr , quelle que soit la doctrine qu’il professe. V. op. cit., p. 167-168 et 205. 46 47
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duit par une opposition, c’est parce que l’information rapportée au croyant n’épuise pas les circonstances de l’homme, et qu’il ne peut établir sa science et son zèle dans l’adoration sur la base de circonstances partielles. Seules les circonstances parallèles d’un autre homme, et les traits opposés qui se dégagent de ces circonstances, permettent de lui attribuer la qualité de savant et adorateur zélé. L’avantage de l’information rapportée sur la connaissance directe apparaît dans l’aptitude du croyant à éprouver un penchant à distance, telle qu’elle est soulignée par ˝azzàlì . Si le savant et adorateur zélé est à sa portée, il aura tendance à attendre de lui un bien, et à retourner ainsi à l’amour en Dieu, voire à sombrer dans l’amour du monde. Il convient de noter que la catégorie du savant et adorateur zélé s’applique à des musulmans contemporains, et suggère ainsi une distance spatiale surmontée par le croyant. L’absence de bien obtenu de l’aimé trouve une formulation positive dans les motifs du penchant éprouvé par le croyant. L’auteur mentionne deux paires de motifs symétriques : l’amour que Dieu porte au savant et adorateur zélé et l’amour que le savant et adorateur zélé porte à Dieu d’une part, l’agrément que le savant et adorateur zélé reçoit de Dieu et son zèle à adorer Dieu d’autre part. L’omission de la science suggère que cette qualité est nécessairement associée au zèle dans l’adoration, et tient sa valeur de cette association. Tandis que le savant et adorateur zélé reçoit l’agrément de Dieu pour son zèle à adorer Dieu, Dieu l’aime en retour de l’amour qu’il Lui porte. Ce dernier amour, toutefois, s’accomplit dans le zèle apporté à l’adoration. L’amour de Dieu que le savant et adorateur zélé s’attire vient donc s’ajouter à l’agrément qu’il reçoit de Dieu, et équivaut ainsi à une grâce divine unilatérale. C’est cette grâce, et l’objet de l’amour divin qu’elle définit, qui constitue le motif déterminant du penchant éprouvé par le croyant. Le nivellement des musulmans dans l’amour en Dieu et pour Dieu, tel qu’il était suggéré par le recours à la foi, disparaît progressivement au cours du développement. ˝azzàlì attribue d’abord au penchant éprouvé par le croyant une intensité variable, et lie cette variation à celle de l’amour de Dieu, et à l’intensité variable de la foi elle-même. Cette dernière variation couvre un spectre qui s’étend de l’assentiment donné à des articles centraux jusqu’à une connaissance directe de l’ensemble des articles 50. L’auteur associe ensuite l’intensité
50 Sur cette connaissance, et les termes qui l’expriment, voir F. Jabre, op. cit., p. 146150. L’auteur privilégie ≈ awq (goût).
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variable du penchant éprouvé par le croyant à la variation de ses e ff ets. À un degré inférieur d’intensité, ce penchant ne produit aucun e ff et, et n’appelle aucune récompense. Cette combinaison d’ine fficience et d’inutilité pour le croyant semble devoir priver l’amour en Dieu et pour Dieu de sa quali fication légale. C’est seulement à un degré supérieur d’intensité que le penchant éprouvé par le croyant est e fficient. Il importe de noter que cette efficience est associée à une menace subie par l’aimé, et qu’un amour de simple bienveillance n’est pas envisagé par ˝azzàlì . La fin du développement affirme explicitement la diff érenciation des hommes dans l’amour en Dieu et pour Dieu, et lie cette di ff érenciation à leur quali fication inégale pour l’amour de Dieu. Il convient de souligner que ˝azzàlì a en vue, comme l’implique l’invocation d’une intensité variable de la foi, l’inégalité religieuse des seuls musulmans. Une dernière forme d’amour est nommée « amour pour Dieu » ( ˙ubb li-llah ) : « Si l’amour était limité à une satisfaction obtenue de l’aimé dans le présent ou dans le temps ultérieur, on ne pourrait concevoir l’amour des morts d’entre les savants et les adorateurs zélés, d’entre les compagnons [de Mu ˙ammad] et les suivants [des Compagnons] et, plus encore, d’entre les prophètes disparus. Or l’amour de l’ensemble des prophètes est ancré dans le cœur de tout musulman attaché à sa religion (wa ˙ubb [ amì' ihim maknùn f ì qalb kull muslim mutadayyin ). Cet amour se manifeste à travers la colère qui s’empare du musulman face aux attaques lancées contre l’un des prophètes par leurs ennemis, et à travers la joie dont il est rempli à l’écoute des louanges qui leur sont o ff ertes et de l’évocation de leurs beaux caractères. Tous ces sentiments sont de l’amour pour Dieu, puisque les prophètes sont les serviteurs intimes de Dieu. Celui qui aime un roi ou une personne de qualité aime ses intimes et ses gens, et aime ceux qui l’aiment »51.
L’absence de bien obtenu de l’aimé trouve une illustration décisive dans l’amour des morts. Tandis que la distance spatiale introduit l’attente du rapprochement avec l’aimé, la distance temporelle neutralise entièrement la tendance à attendre de lui un bien. C’est l’aptitude du croyant à surmonter cette distance qui lui assure un accès durable à l’amour pour Dieu, et le prémunit contre un retour à l’amour en Dieu. ˝azzàlì mentionne trois catégories de morts présentées selon un ordre chronologique décroissant, et un ordre hiérarchique croissant. Les deux premières catégories sont doubles, et la troisième générale. La catégorie des savants et des adorateurs zélés dissocie les deux traits évoqués dans le développement précédent, et suggère ainsi une science et un zèle dans l’adoration attachés à des figures distinctes. Tandis que le savant 51
I ˙ yà", p. 939.
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et adorateur zélé du présent prenait corps face à l’ignorant et prévaricateur, les savants et les adorateurs zélés du passé o ff rent des circonstances achevées, et connues de nous grâce à la Tradition. La catégorie des Compagnons et des Suivants fait apparaître les deux catégories historiques sous-jacentes aux « vertueux serviteurs de Dieu » du Livre de l’amour , et suggère ainsi un amour motivé par l’association – directe ou indirecte – à Mu˙ammad. La catégorie des prophètes, quant à elle, occulte les degrés variés de proximité à Dieu atteints par les di ff érents prophètes et, en particulier, la proximité maximale accordée à Mu ˙ammad. Tandis que l’amour intense de Dieu s’étendait à l’Envoyé de Dieu, l’amour pour Dieu porte sur « l’ensemble des prophètes ». L’amour des prophètes est le fait de « tout musulman attaché à sa religion », c’est-à-dire celui qui accepte la charge de la loi comme conséquence de son statut. C’est cette soumission personnelle à la loi qui rend e ff ective l’appartenance à la communauté musulmane, et qui distingue le musulman de « l’hypocrite ». L’amour des prophètes définit donc une quali fication propre au membre eff ectif de la communauté musulmane, et indépendante de sa position religieuse di ff érenciée. Le nivellement des prophètes dans l’amour pour Dieu, tel qu’il était suggéré par l’occultation de Mu ˙ammad, apparaît à présent comme le pendant du nivellement des musulmans dans l’amour des prophètes. Ce nivellement est clairement marqué par la manifestation permanente et uniforme que l’auteur attribue à l’amour des prophètes. Il convient de noter que, malgré la symétrie de la colère et de la joie, la catégorie des ennemis des prophètes est opposée à des louanges et une évocation anonymes. En l’absence d’amis des prophètes sur qui rejaillirait la joie du musulman, la colère semble être la manifestation privilégiée de l’amour des prophètes. La colère caractérise toutefois, comme nous l’avons noté précédemment, une action centrée sur le sujet et son expansion, et a donc une signi fication pratique limitée. La colère du musulman ne constitue pas un rapport aux ennemis des prophètes, pas plus que la joie ne constitue un rapport à ceux qui louent les prophètes et évoquent leurs beaux caractères. La fin du développement réintroduit la proximité à Dieu comme motif de l’amour et, à travers l’analogie de l’amour du roi, le modèle de l’extension de l’amour de Dieu. Cette assimilation reste toutefois nominale, et n’abolit pas le nivellement des prophètes dans l’amour pour Dieu, ni le nivellement des musulmans dans l’amour des prophètes. Ce sont les prophètes dans leur ensemble qui ont la qualité de serviteurs intimes de Dieu. C’est le simple amour du roi, et non un amour intense, qui s’étend à ses intimes et à ses gens.
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La section suivante du livre est consacrée à la « haine en Dieu » (bu ©∂ f ì llah )52, que ˝azzàlì introduit dans les termes suivants : « Sache que tout homme qui aime en Dieu doit inévitablement haïr en Dieu. En eff et, si l’on aime un homme parce qu’il est obéissant à Dieu et aimé de Dieu, et qu’il en vient à lui désobéir, on doit inévitablement le haïr parce qu’il est désobéissant à Dieu et honni de Dieu. Celui qui aime pour une raison doit par nécessité haïr pour la raison inverse. Les deux s’appellent l’un l’autre et sont indissociables. Cette corrélation de l’amour et de la haine est fixe dans les usages. L’amour comme la haine est toutefois une aff ection latente dans le cœur, et qui se déclare seulement quand elle devient dominante ( kull w à˙id min al- ˙ubb wa ). Cette aff ection se déclare l-bu ©∂ d à" daf ìn f ì l-qalb wa innam à yatara ““ a˙ u ' inda l- © alaba par l’apparition des actes propres à ceux qui aiment et à ceux qui haïssent : les actes de rapprochement et d’éloignement, d’opposition et d’adhésion. Quand elle apparaît dans l’action, elle est nommée “soutien” et “hostilité” »53.
Il convient tout d’abord de noter que la symétrie de l’amour en Dieu et de la haine en Dieu, telle qu’elle est énoncée par ˝azzàlì , s’écarte de la typologie de la section précédente. L’amour en Dieu se dé finit, non par les avantages de l’au-delà tirés de l’aimé, mais par des motifs internes d’amour, et marque ainsi sa parenté avec l’amour pour Dieu. La distinction établie entre les deux types se ramène aux traits respectifs d’un amour à distance et d’un amour de proximité. Tandis que l’amour pour Dieu tend à prendre la forme de l’amour des morts ou de l’amour des absents, l’amour en Dieu s’applique à notre entourage. Cet amour trouve sa motivation dans l’obéissance de la créature, et dans l’amour que Dieu porte à la créature obéissante. Comme la finalité de l’au-delà, cette motivation est soumise à la variation de la conduite humaine. Tandis que la perte des avantages de l’au-delà tirés de l’aimé pouvait être atténuée par le maintien des avantages mondains, et entraîner ainsi une simple décroissance de l’amour, le passage à la désobéissance convertit le motif d’amour en motif de haine. Cette conversion s’accompagne d’une inversion du rapport de Dieu à la créaLes considérations off ertes par I. Goldziher sur la formulation « faire quelque chose en Dieu » Muslim ( Studies , trad. C. R. Barber et S. M. Stern, Chicago, Aldine-Atherton, 1971, II, 355-356) illustrent les écueils auxquels peut conduire la recherche des origines extra-musulmanes. L’auteur postule l’origine chrétienne de cette formulation, et donne plusieurs exemples de son emploi dans le Óadì†. Les expressions « s’entr’aimer en Dieu » et « haïr en Dieu » figurent parmi ces exemples. Si une consonance chrétienne est perceptible dans la première expression, la seconde semble contraire à la doctrine de l’amour des ennemis. On peut soutenir, en outre, que l’expression « aimer en Dieu » (qui n’apparaît pas chez I. Goldziher) est rendue spéci ficiquement musulmane par le couple qu’elle forme avec « haïr en Dieu ». 53 I ˙ yà", p. 940. 52
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ture, et suggère ainsi l’abandon de la vision prédestinationniste déployée à la fin du Livre de l’amour . La perspective adoptée dans le présent développement est celle de la connaissance commune, qui attribue les actes de désobéissance à la volonté humaine, et ignore les impulsions imposées par Dieu à la créature selon Son décret. L’adoption de cette perspective est appelée par le fait de l’instabilité de l’obéissance humaine, qui ne trouve pas d’explication dans le seul décret divin. Nous noterons que le rapport de Dieu à la créature devenue désobéissante est désigné comme honnissement, et ne peut donc constituer un archétype de la haine humaine. Contrairement à la haine évoquée dans le Livre de l’amour , la haine en Dieu n’engage pas de communion avec Dieu, et répond seulement à la désobéissance de la créature. Cette haine, en outre, semble convertible en amour en cas de retour de la créature à l’obéissance. La motivation inversée de l’amour en Dieu et de la haine en Dieu les rend indépendants de toute finalité externe comme de tout rapport à Dieu, et donne ainsi à leur symétrie une valeur générale. C’est la symétrie de l’amour et de la haine qui, dès le milieu du développement, est considérée par l’auteur 54. Cette symétrie relève d’un usage normatif, mais trouve sa source dans le caractère d’a ff ection latente commun à l’amour et à la haine. Cette caractérisation pathologique permet à ˝azzàlì d’attribuer à l’amour et à la haine une e fficience variable sans variation d’intensité, et sans la quali fication inégale que suggérerait une telle variation. C’est quand elle devient dominante, c’està-dire quand elle parvient à neutraliser les forces centrées sur le sujet, que l’aff ection d’amour ou de haine se déclare. Les symptômes de cette neutralisation connaissent une évolution en trois stades. Le stade du rapprochement et de l’éloignement marque une a ff ection devenue active, mais dépourvue de direction. Le stade de l’opposition et de l’adhésion marque une action dirigée vers la créature, mais dépourvue de finalité. C’est au stade du soutien et de l’hostilité que l’a ff ection est transformée en rapport porteur d’une finalité. Il importe de noter que le soutien et Cette symétrie apparaît dans l’usage que M.-L. Siauve fait du présent développement, mais vidée de son contenu : « La Loi naturelle qui rapproche dans l’amitié, les hommes qui se ressemblent, oppose dans l’inimitié et dans la haine ceux qui sont dissemblables. La Loi Révélée subordonne tout amour humain à l’amour de Dieu. C’est en Dieu que les hommes doivent être aimés ou haïs » (L’amour de Dieu , p. 128). La « loi naturelle » fonde l’amour et la haine, non sur la ressemblance et la dissemblance, mais sur une motivation inversée. La « loi révélée » suit cette motivation, et n’exclut pas qu’un homme désobéissant aime un autre homme pour son obéissance, ou le haïsse pour sa désobéissance. 54
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l’hostilité, malgré la portée pratique qu’ils donnent à l’amour et à la haine, présentent une symétrie limitée. Le soutien, comme nous l’avons noté précédemment, suppose une menace subie par l’aimé, et implique ainsi l’hostilité. ˝azzàlì ajoute peu après : « Il est clair qu’on est en droit d’aimer ceux qui ne nous ont montré que des actes d’obéissance, et de haïr ceux dont on n’a vu que la prévarication, la déviance et les mauvais caractères. La di fficulté surgit quand les actes d’obéissance sont mêlés aux actes de désobéissance. On demandera alors : Comment pouvons-nous réunir la haine et l’amour, qui sont incompatibles l’une avec l’autre ? De même, dira-t-on, leurs fruits respectifs – l’adhésion et l’opposition, le soutien et l’hostilité – sont incompatibles les uns avec les autres. Je réponds qu’il n’y a pas là d’incompatibilité au regard de Dieu, comme il n’y en a pas dans les satisfactions humaines (l à yatanàqa ∂u f ì l-˙uΩùΩ al-ba “a riyya ). En eff et, quand des traits dignes d’amour et d’autres méritant l’abhorration sont réunis en une même personne, on aime cette personne à un égard et on la hait à un autre égard. Celui qui a une femme belle et déviante, ou un enfant intelligent et prompt à servir, mais prévaricateur, cet homme-là aime son enfant à un égard et le hait à un autre égard. Il adopte avec lui une attitude intermédiaire entre deux attitudes. Supposons que l’homme a trois enfants dont le premier est intelligent et dévoué, le deuxième stupide et rebelle et le dernier stupide et dévoué, ou intelligent et rebelle, il verra alors son âme adopter avec eux trois attitudes disparates ( yußàdifu nafsahu ma 'a hum ' al à ∆ al à∆ at a ˙w àl mutaf àwita ), et répondant à la disparité de leurs traits respectifs. De même, les attitudes qu’on adopte respectivement envers ceux qui sont dominés par la déviance, envers ceux qui sont dominés par l’obéissance et envers ceux en qui les deux sont réunies doivent être de trois ordres disparates. 55 »
Les motifs déterminants d’amour et de haine, tels qu’ils sont évoqués au début du développement, ne suivent pas l’opposition de l’obéissance et de la désobéissance. L’amour est déterminé par la multiplication des actes d’obéissance, et la haine par l’apparition répétée de deux modes de conduite transgressive, la prévarication et la déviance, et par les mauvais caractères qui apparaissent dans ces modes. Cette di ff érence tient au fait que l’obéissance consiste simultanément à accomplir les actes prescrits par la loi et à s’abstenir des actes qu’elle interdit, tandis que la désobéissance peut résider dans le simple nonaccomplissement des prescriptions légales. C’est seulement quand elle s’étend à la transgression des interdits légaux, et qu’elle prend la forme de la prévarication ou de la déviance, que la désobéissance détermine la haine. Cette restriction suggère un in fléchissement de la définition initiale de la haine en Dieu, qui revendiquait une motivation stricte55
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ment interne. L’opposition de l’obéissance et de la désobéissance est rétablie dans la di fficulté que soulève la suite du développement. C’est toutefois leur coexistence dans l’action d’une même créature, et non dans la motivation de notre rapport à cette créature, qui est considérée par ˝azzàlì . Dans sa réponse à l’objecteur, l’auteur établit la coexistence légitime de l’amour et de la haine sur la base d’une analogie avec les « satisfactions humaines », c’est-à-dire le calcul des avantages et des désavantages dans notre rapport à la créature. L’exemple de l’enfant unique, qui absorbe celui de la femme, présente une combinaison asymétrique de motifs d’amour et de haine. Nous pouvons à la fois aimer notre enfant pour son intelligence et sa promptitude à nous servir et le haïr pour sa prévarication. La possibilité de l’aimer pour son obéissance et de le haïr pour sa stupidité et sa réticence à nous servir, toutefois, ne semble pas envisagée par ˝azzàlì . Le cas de la femme obéissante et laide n’apparaît pas non plus. Cette asymétrie tient aux implications disparates de l’obéissance et de la conduite transgressive pour les satisfactions humaines. L’obéissance de notre enfant ou de notre femme est pour nous d’un intérêt limité, du moins dans le monde, tandis que sa conduite transgressive menace notre religion et notre vie mondaine. Les avantages que nous pourrions tirer de l’obéissance de notre enfant seraient donc annulés par les désavantages que nous causeraient sa stupidité et sa réticence à nous servir, et excluraient ainsi la coexistence de l’amour et de la haine. Pour le cas de la femme obéissante et laide, de même, le motif d’amour serait neutralisé par le motif de haine. Il apparaît à présent que l’in fléchissement noté précédemment est informé par la perspective des satisfactions humaines. C’est la double menace présente dans la conduite transgressive des membres de notre entourage, et absente de leur simple désobéissance, qui fait que seules la prévarication et la déviance déterminent la haine. L’exemple du troisième enfant présente une combinaison symétrique de motifs. Que notre enfant soit stupide et dévoué ou intelligent et rebelle, nous adoptons envers lui une attitude intermédiaire entre l’attitude que nous adoptons envers l’enfant intelligent et dévoué et celle que nous adoptons envers l’enfant stupide et rebelle. La suppression de la prévarication, et l’inversion des deux traits restants de l’enfant unique –
avec la dévotion comme variante de la promptitude à servir, permet donc d’illustrer un équilibre des motifs. Cet équilibre semble toutefois se faire aux dépens de l’amour et de la haine, qui sont remplacées par une « attitude » indéterminée. L’attitude intermédiaire entre deux attitudes extrêmes suggère un amour et une haine redevenus latents, ou
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sans eff et sur leur objet. Nous pouvons à la fois aimer notre troisième enfant pour son intelligence ou sa dévotion et le haïr pour sa stupidité ou sa rébellion. Nous réservons toutefois les fruits de notre amour à l’enfant intelligent et dévoué, et ceux de notre haine à l’enfant stupide et rebelle. La suggestion d’un amour et d’une haine ine fficients se retrouve dans la conclusion calquée sur l’exemple du troisième enfant, mais sans le calcul des avantages et des désavantages qui sous-tend cet exemple. L’opposition de l’obéissance et de la déviance, plutôt que de l’obéissance et de la désobéissance, suggère toutefois une motivation mixte. Dans l’attitude intermédiaire que nous adoptons envers l’homme en qui l’obéissance et la déviance sont réunies, son obéissance motive à elle seule notre amour, tandis que notre haine semble devoir être renforcée par la double menace que sa déviance fait peser sur nous. Il convient de noter que cette attitude répond, non à la coexistence e ff ective de deux traits inverses, mais à leur alternance. Tandis que notre troisième enfant pouvait associer dans un même acte l’intelligence et la rébellion ou la dévotion et la stupidité, l’homme considéré par l’auteur est tantôt obéissant et tantôt déviant. L’attitude que nous adoptons envers cet homme peut donc consister, non à l’aimer pour sa désobéissance et à le haïr pour sa déviance, mais à l’aimer quand il est désobéissant et à le haïr quand il est déviant. Il importe de noter que cette attitude, qu’elle fasse coexister ou simplement alterner l’amour et la haine, neutralise leur portée pratique. L’adhésion et l’opposition, comme le soutien et l’hostilité, qui fournissaient la matière d’une question distincte de l’objecteur, sont en eff ets absents de la réponse de ˝azzàlì . Avant d’aborder les conditions et modes d’application de la haine en Dieu, ˝azzàlì off re les considérations suivantes : « On pourra dire que tout musulman fait œuvre d’obéissance par sa qualité de musulman. Comment donc, demandera-t-on, pouvons-nous haïr un homme alors qu’il possède la qualité de musulman ? Je réponds qu’on aimera cet homme pour sa qualité de musulman, et qu’on le haïra pour sa désobéissance. On adoptera avec lui une attitude qui, si elle était mesurée à l’attitude requise face à un incroyant ou un déviant, marquerait sa di ff érence. Cette diff érence réside dans l’amour de l’islam, et dans la satisfaction de ses droits ( tilka l-tafriqa ˙ubb li-l-isl àm wa qa ∂à" li˙aqqihi ) »56.
Il convient tout d’abord de noter que la désignation de la qualité de musulman comme œuvre d’obéissance permet à ˝azzàlì d’envisager la coexistence eff ective de deux traits inverses. Tandis que l’homme du 56
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développement précédent ne pouvait associer l’obéissance et la déviance dans un même acte, le présent homme est intrinsèquement obéissant. La qualité qui fonde cette obéissance se distingue du simple statut de musulman, et recouvre la combinaison d’un assentiment donné aux articles centraux de la foi musulmane et d’une allégeance à la communauté musulmane. La qualité de musulman ne peut coexister avec une conduite transgressive permanente, qui donnerait à l’homme le caractère de prévaricateur ou de déviant. Elle peut seulement coexister avec le non-accomplissement chronique des prescriptions légales, ou avec la transgression répétée des interdits mineurs. La mention de la désobéissance, plutôt que de la déviance, est donc déterminée par le passage de l’obéissance active à l’obéissance intrinsèque, mais elle implique l’abandon entier de la perspective des satisfactions humaines. Comme nous l’avons noté précédemment, la simple désobéissance d’un membre de notre entourage ne fait peser sur nous aucune menace sérieuse. La coexistence de la qualité de musulman et de la simple désobéissance motive, non une attitude intermédiaire entre deux attitudes extrêmes, mais une attitude di ff érente de deux attitudes proches. Dans l’attitude que nous adoptons envers le musulman désobéissant, notre amour marque la foi qui le sépare de l’incroyant, et l’allégeance qui le sépare du déviant. La haine que nous associons à cet amour ne marque aucune di ff érence, mais se démarque de la haine pure que nous portons à l’incroyant ou au déviant. Cette collaboration de l’amour et de la haine tient au rôle joué par le musulman désobéissant dans la fixation d’une limite interne de l’islam, et d’une limite externe de l’incroyance et de la déviance. Dans la sphère qu’il régit, l’islam exige notre amour et revendique ses droits à notre égard. C’est l’adéquation à cette exigence et la satisfaction de ces droits qui est permise par l’amour et la haine que nous portons conjointement au musulman désobéissant. Il importe de noter que la symétrie de l’amour et de la haine, qui se maintenait tout au long des deux développements précédents, est rompue par l’amour de l’islam, et par les droits qui dé finissent cet amour. C’est donc au prix du remplacement de la créature par une instance impersonnelle, et de l’aff ection par l’obligation, que l’amour acquiert une valeur inconvertible. Les conditions et modes d’application de la haine en Dieu engagent des considérations pratiques, et n’entrent donc pas dans l’objet strictement éthique que nous nous sommes fixé. Nous nous contenterons ici de donner un aperçu visant à déterminer le contenu pratique général de la haine en Dieu. Il convient auparavant de noter que les conditions
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et modes d’application de la haine en Dieu s’apparentent à ceux de « l’interdiction du mal », tels qu’ils ont été analysés par M. Cook 57. Un survol des deux exposés de ˝azzàlì , toutefois, suffit pour voir que les premiers sont à la fois beaucoup moins complexes et beaucoup plus restrictifs que les seconds. Dans la suite de la section, ˝azzàlì expose deux modes d’application distincts de la haine en Dieu – l’un verbal et l’autre actif, qui varient en intensité selon le degré de gravité de la désobéissance 58. Le degré inférieur du mode verbal consiste à ignorer l’homme désobéissant ( ali 'r à ∂ ' anhu ), et son degré supérieur à lui adresser des paroles déprécia © lì Ω al-qawl ). Le degré inférieur du tives et off ensantes (al-isti ¢ f à f wa ta mode actif consiste à ne pas lui prodiguer aide et bienveillance ( qa †' al ), et son degré supérieur à nuire aux intérêts de l’homme ma 'ùna wa l-rifq © r à∂ ihi )59. À la fin de la section, l’auteur se penche sur la (ifs àd a qualification légale de la haine en Dieu 60. Il souligne que, jusque dans le degré inférieur du mode verbal et du mode actif, la haine en Dieu n’a pas le statut d’obligation ( ì[àb ), et constitue simplement une œuvre recommandable (mand ùb ). Dans la section suivante, ˝azzàlì expose les diff érents cas où s’applique la haine en Dieu, et le mode approprié à chaque cas 61. Quand la désobéissance de l’homme réside dans l’incroyance, et que l’incroyant ì il est permis seulement de l’ignorer et de lui est un protégé (≈ imm ), témoigner du mépris ( al-ta ˙q ì r lahu ). Pour le cas du novateur propagandiste (al-mubtadi ' alla ≈ì yad 'ù il à bid 'a tihi ), il est recommandable de rompre avec lui, de lui témoigner du mépris et de divulguer l’ignominie de son innovation (al-inqi †à' ' anhu wa ta ˙q ìr uhu wa l-ta “n ì ' ' alayhi ì il est ). Quant au novateur du commun ( al-mubtadi ' al-'àmm ), bi-bid ' atihi préférable de l’exhorter avec douceur ( yatala †† afu bihi f ì l-nuß˙ ) et ensuite, si l’exhortation reste sans e ff et, de l’ignorer. La désobéissance qui réside dans un acte dommageable aux autres, ou favorisant leur corruption, appelle qu’on ignore l’homme et qu’on le rabaisse ( al-ihàna ). Pour le cas de l’homme qui commet un acte de désobéissance limité à sa
Commanding Right , p. 427-450. I ˙ yà", p. 941-942. 59 Comparer avec l’interdiction du mal, degré 5 (« physical action »), degré 6 (« the threat of violence »), degré 7 (« actual violence »), degré 8 (« armed helpers »). V. Commanding Right , p. 440-441. 60 ˙ à" I y , p. 943-944. 61 Ibid., p. 944-946. 57 58
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personne, il est obligatoire de mettre fin à un tel acte quand on le rencontre et par quelque moyen que ce soit, fût-ce par les coups ( al-∂ arb ). Cette obligation relève toutefois, comme l’indique l’auteur, de l’interdiction du mal plutôt que de la haine en Dieu. Au terme de cet aperçu, la distinction établie initialement entre un mode verbal et un mode actif apparaît comme ine ff ective, et l’action d’ignorer l’homme désobéissant comme le mode d’application privilégié de la haine en Dieu. Nous noterons, d’autre part, qu’à aucun moment la haine en Dieu n’est associée au combat sur le chemin de Dieu. 4. Conclusion Les parallèles et points de passage entre le modèle de l’amour et son degré inférieur, tels qu’ils sont apparus au cours de notre exploration, nous permettent de présenter synthétiquement la règle de l’amour tracée fi cation. Cette règle o ff re deux voies qui, bien que diverdans la Revivi gentes, sont compatibles l’une avec l’autre. La première voie consiste à aimer la créature pour son rapport à Dieu. Le rapport envisagé par cette voie réside dans la proximité à Dieu ou dans l’obéissance. La proximité à Dieu est le monopole des prophètes, et son degré maximal le monopole de Mu ˙ ammad. L’obéissance est exempli fiée par les Compagnons et les Suivants, et par les savants, les pieux et les adorateurs zélés du passé. Elle peut se rencontrer parmi nos contemporains, mais leur obéissance est toujours inachevée. Nos contemporains, en outre, font peser sur nous la menace du bien que nous avons tendance à attendre d’eux, et qui a le pouvoir de motiver à lui seul notre amour. L’amour de la créature pour son rapport à Dieu prend donc en priorité la forme de l’amour des morts et de l’amour des absents. La désobéissance que nous rencontrons parmi nos contemporains, quant à elle, nous permet de maintenir en activité l’un des deux pôles de notre a ff ection latente, celui de la haine. La haine peut nous remplir et, si nous savons voir l’action du décret divin, nous amener à la communion avec Dieu. Sa mise en pratique se heurte toutefois à la coexistence de l’obéissance et de la désobéissance que nous rencontrons communément chez nos contemporains, à l’amour de l’islam qui nous incombe et, d’autre part, aux contraintes de l’ordre social. L’épanchement dans la violence physique et, plus encore, dans l’action armée lui est donc généralement interdit. La seconde voie consiste à aimer la créature pour les avantages que nous tirons d’elle. Cette voie considère tous les avantages qui entrent
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dans notre recherche constitutive du bien propre, à condition qu’ils soient qualifiés par la loi. La priorité des avantages de l’au-delà sur les avantages mondains tient simplement au fait qu’à la di ff érence des seconds, les premiers remplissent intrinsèquement la condition de qualification légale. Il apparaît à présent que les deux voies partagent une exigence d’exclusion, celle qui requiert de ne pas aimer la créature pour elle-même 62. Il est malaisé de déterminer le lien qui unit l’exigence de l’amour de la créature pour autre qu’elle-même à l’exigence de la direction exclusive, telle que nous l’avons rencontrée dans la conclusion du développement sur le taw ˙ì d. Les deux exigences semblent toutefois re fléter un individu en quête de son unité, et luttant contre les forces de désintégration. La multiplicité des directions disponibles et l’attraction exercée par la créature sont deux entraves majeures à l’uni fication de l’individu, et deux cibles prioritaires de sa lutte. C’est cette quête o ff ensive de l’unité individuelle qui nous permet de rattacher, sans postuler une fi cation dérivation quelconque, la règle de l’amour tracée dans la Revivi à une éthique du taw ˙ì d .
Cette exigence suffit pour disquali fier la théorie aristotélicienne de l’amitié (philia ) comme source de la règle de l’amour tracée dans la Revivi fi cation, même si la catégorie de l’amour motivé par l’avantage semble inspirée de cette théorie. La forme achevée de l’amitié est, selon Aristote, celle que fonde la vertu. Cette forme se distingue des deux autres (l’amitié par intérêt et l’amitié par plaisir) par la motivation qu’elle trouve dans la personne de l’ami : « [. . .] les hommes de bien s’aiment en raison de leurs propres personnes, puisqu’ils ne s’aiment que dans la mesure où ils sont bons » ( Éthique à Nicomaque , 1157 b 2-4, trad. R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004). On peut ajouter que l’amitié fondée sur le plaisir, forme sans parallèle chez ˝azzàlì , tend à considérer un ensemble de qualités personnelles, et se rapproche ainsi de l’amitié achevée. Aristote dit des « bienheureux » : « C’est pourquoi les amis qu’ils recherchent sont des personnes agréables, quoiqu’elles doivent sans doute être aussi de bonnes personnes en plus d’être agréables, et de surcroît, bonnes pour eux-mêmes, car c’est à ces conditions qu’on leur reconnaîtra toutes les qualités que les amis doivent avoir » (1158 a 25-28). 62