Alejo Carpentier
Le Siècle des Lumières
Traduit de l’espagnol par René L. -F. -F. Durand Préface de Jean Blanzat
Titre original : EL SIGLO DE LAS LUCES © Compagnia General des Ediciones, Mexico, 1962.
Pour Lilia, ma femme.
A. C.
Nous avons avons des raisons, raisons, pour ainsi ainsi dire, « de famille famille » de nous nous intéresser à Alejo Carpentier, le grand romancier cubain, que notre critique a, dans son ensemble, mis à sa place mais qui n’est pas encore encore assez assez connu connu du public public.. Alejo Alejo Carpent Carpentier ier est né en 1904 à La Havane. Havane. Son père, père, Breton, était venu très jeune en Amérique latine, et son trisaïeul avait été, vers 1840, un des premiers explorateurs français de la Guyane. En 1928, Robert Desnos, de passage à La Havane, décida Alejo Alejo Carpent Carpentier ier à l’accom l’accompagn pagner er à Paris Paris.. Le séjour séjour du jeune jeune Carpentier prévu pour deux ans en dura onze. Il prit part aux côtés de Desnos et de Paul Deharme aux émissions du « Poste Parisien ». Il a, au cours d’une interview, résumé ses souvenirs de cette époque en des termes que le recul rend, pour nous, émouvants. « Desnos adaptait, Artaud mettait en scène, Barrault récitait, je mettais en ondes… Le soir nous retrouvions les amis d’alors, Raymond Queneau, Michel Leiris, RibemontDessaignes, Vitrac, Prévert. » En 1939, Alejo Carpentier fut rappelé à La Havane pour y être codirecteur du poste national de la radio-diffusion. Il quitta ses fonctio fonctions ns en 1945 et s’inst s’install allaa à Caracas. Caracas. Il est, depuis, depuis, rentré rentré dans son pays.
Bien qu’il ait, très jeune, publié un roman à Madrid qui n’a pas été traduit, Alejo Carpentier a été d’abord musicologue. Il a écrit la première Histoire de la musique cubaine et ses premières œuvres furent des ballets et des opéras-bouffes. Quatre romans remarquablement traduits par René L.-F. Durand nous le révèlent : Le Royaume de ce monde , paru en France France en 1954, 1954, Le Partage des eaux (1955) , Chasse à l’homme (1958). Il s’y ajoute le présent Siècle des Lumières. Entre les grands romanciers d’aujourd’hui, Alejo Carpentier présent présentee des traits traits particu particulie liers rs que peut peut expliqu expliquer er,, en partie, partie, sa naissance dans la grande île antillaise au carrefour de deux des branches de la culture occidentale : anglo-saxonne, en gros, dans le demi-continent Nord ; latine, en gros, dans la mer caraïbe et le demi-continent Sud. Cette sorte d’Europe, symbolisée et virtuelle, s’adosse à un monde « d’ailleurs », celui des Indiens, premiers premiers autocht autochtone ones, s, et celui celui des Noirs, Noirs, importés importés au temps temps de l’esclavage, et gardant en eux, dans d’autres forêts vierges, au bord d’autres fleuves prodigieux, l’esprit mystérieux de l’Afrique. De là, on est du moins tenté de le croire, et si l’on exclut l’Orient trop lointain, vient le caractère d’universalité d’Alejo Carpentier dans ses romans. C’est un écrivain « de culture » , mais de plusieurs cultures dont il garde, simultanément, les références présentes à l’esprit. Il peut évoquer, dans le même chapitre, les fresques de telle église ignorée de Touraine et les rites d’une obscure peuplade de l’Orénoque. Rien n’est moins abstrait ou livresque que la culture telle que la conçoit et l’incarne Alejo Carpentier. Chacun de ses livres repose sur une information directe et personnelle. Le Royaume de ce monde est né d’un voyage à Haïti où, en 1943, Carpentier accompagnait Louis Jouvet, Le Partage des eaux d’une expédition sur l’Orénoque, Chasse à l’homme traduit la connaissance intime que l’auteur a de sa ville natale. Le Siècle des Lumières a été écrit, en partie, à la Guadeloupe où l’action, un certain temps, se déroule. Rien non plus n’est plus précis que cette et ces cultures. Derrière le romancier, il y a, selon les pages, un homme de science, un historien, un géographe, et à l’occasion, un explorateur, un ethnologue, un folkloriste, un musicologue, un botaniste. Et il y a, au-delà de tout, un poète.
Le poète transpose et transcende en interprétations personnelles, les données provenant de tant de sources diverses. Poète singulier. Tantôt hypnotisé par l’objet, silencieux, fermé sur soi, un coquillage, témoin de la Création, ou bien un éventail, témoin des hommes. Tantôt spectateur de la nature, de ses débordements tropicaux, de ses fantasmagories figées, de ses ouragans, de ses cyclones, de ses cataclysmes en mouvement. Pour ce poète, le gigantesque et le minuscule sont également significatifs. On sent en lui la nostalgie des origines, de l’unité première première,, de de la la symbi symbiose ose origine originelle lle dont dont tout tout provie provient. nt. L’équilibre entre les rôles du poète, souvent visionnaire, et du romancier, narrateur précis de la réalité, est l’un des traits les plus remarquables des livres d’Alejo Carpentier. L’un n’empiète jamais jamais sur l’autr l’autree ; dans ces composi composition tionss musical musicales es que sont les romans de Carpentier le récitatif, réaliste, fait place, en temps opportun, à une explosion d’orchestre, lyrique, violente, mais vite contenue. Il y a là une mesure peu courante chez les écrivains de l’Amérique latine. Dans deux livres sur quatre, le romancier commence par se faire faire histori historien. en. L’histoi ’histoire re vue par Carpent Carpentier ier,, est une confron confron-tation des cultures. Dans Le Royaume de ce monde qui relate les révoltes des Noirs, avant et après la Révolution française, la civilisation des Blancs, chrétienne et logique, se heurte à la civilisation magique des Noirs. C’est pour avoir ignoré la magie, que le fondateur du premier royaume noir, le prodigieux Henri Christophe, meurt dans une solitude shakespearienne. Le narrateur de l’admirable Partage des eaux s’enfonce dans les forêts forêts de l’Oréno l’Orénoque que et, au cours cours d’un d’un voyage voyage qui devien devientt fabule fabuleux, ux, il constat constatee que, que, selon selon les lieux, lieux, les civilisat civilisation ionss les plus diverses coexistent, l’âge de pierre auprès du Moyen Age, le XVI e siècle de l’époque contemporaine. c ontemporaine. « Je me demandais, dit le narrateur, si le rôle de ces pays dans l’histoire des hommes ne serait pas de rendre possibles, pour la première fois, certaines symbioses de culture. » L’œuvre même de Carpentier est marquée par la hantise de ces symbioses. Le Partage des eaux retrace l’aventure privée d’un homme d’aujourd’hui, accablé par les mensonges de notre époque et qui tente, en vain, de « revenir aux sources » . — Le Siècle des Lumières comme Le Royaume de ce monde qu’il rejoint et recoupe en partie, nous ramène à la Révolution française.
Nous découvr découvrons ons la la Révolu Révolutio tion n sous sous un aspect aspect peu connu connu,, celui celui qu’elle prit aux Antilles, à Cuba, à la Guadeloupe et dans les Guyanes. Certes, les événements politiques déterminants se passaien passaientt à des millie milliers rs de lieues lieues de là, mais aucun de ceux ceux qui marquèrent en France les étapes et les tourmentes de l’Histoire entre 1789 et 1808 ne resta là-bas sans conséquences. Certains facteurs particuliers, comme le problème de l’esclavage, l’isolement des possessions françaises menacées par l’Angleterre, puis les Etats-Unis, ou bien les déportations massives à Cayenne créèrent une histoire locale. Mais dans l’ensemble, en France et aux Antilles françaises, la Révolution eut la même courbe. Elle naquit des mêmes espérances, s’imposa de la même façon, connut les mêmes excès, se perdit par les mêmes fautes et finit, enlisée dans la même lassitude. De sorte que ce n’est pas seulement sur la Révolution aux Antilles que Le Siècle des Lumières nous donne à méditer, mais sur la Révolution française en général et par-delà sur toute révolution humaine. On est frappé par la précision et la minutie de la documentation réunie sans doute pour la première fois par Alejo Carpentier. Si son livre, cependant, suppose un travail d’historien, il ne cesse à aucun moment d’être un roman. La Révolution est vécue par trois principaux personnages. L’un d’eux, Victor Hugues, qui occupe la place centrale relève directement de l’Histoire, bien qu’il soit, à vrai dire, assez peu connu. Son choix comme protagoniste du roman est d’une habileté remarquable. Victor Hugues est assez obscur pour que le romancier puisse, sans abus, l’animer d’une vie imaginaire, mais ses actes sont assez nombreux et connus pour ancrer le récit dans la vérité historique qui est, ici, nécessaire. Dans des pages saisissantes, Alejo Carpentier nous montre Victor Hugues, ancien négociant à Port-au-Prince, disciple de Robespierre qu’il adule, ancien accusateur public à Rochefort, apportant au Nouveau Monde, d’une part le décret du 16 Pluviôse de l’an II qui abolit l’esclavage, de l’autre, la première guillo guillotin tine. e. C’est C’est le même homme homme qui, qui, après après avoir avoir reconq reconquis uis la Guadeloupe sur les Anglais et organisé la guerre de course dans les mers Caraïbes, mettra la même énergie à faire appliquer en Guyane dont il est devenu gouverneur, le décret du 30 Floréal de l’an X qui rétablit l’esclavage.
Entre-temps, en lui, et dans toute l’époque, la Révolution aura fait de grands grands pas en arrière arrière.. « Nous Nous avons termi terminé né le roman de la Révolution, vient de dire Bonaparte, il nous faut à présent commencer son histoire et envisager uniquement ce qui est réel et possibl possiblee dans dans l’appli l’applicati cation on de ses principe principes. s. » Le destin de Victor Hugues est exemplaire en son temps. L’homme intérieur est détruit en lui par le chef militaire, l’administrateur, l’homme politique. Il se renie, ses actes s’annulent, l’événement, auquel cependant il contribue, le dépasse et l’écrase. Victor Hugues accepte la nécessité, les palinodies, les servitudes de l’histoire. Esteban, qui est, à l’origine, son disciple, la refuse. Il n’a pas, lui, de rôle actif dans le drame, mais il s’y plonge et le subit. Si le destin de Victor Hugues illustre dans les faits un échec politiq politique ue et social, social, au moins moins partiel partiel de la Révolut Révolution ion,, l’évolu l’évolutio tion n des idées et des sentiments d’Esteban montre sa faillite dans un esprit et dans un cœur. cœur. Esteban cependant s’est d’abord voué à la Révolution. Tiré de la vie retranchée qu’il menait à La Havane, dans l’atmosphère d’un foyer « éclairé » et à l’avant-garde du « Siècle des Lumières », ce jeune bourgeois est amené à suivre Victor Hugues à Paris. Bien que sujet de l’Espagne, il s’enrôle avec enthousiasme dans les rangs de la Révolution. Il y restera bon gré mal gré, pendant des années, écrivain et traducteur, propagan propagandis diste te au pays basque basque,, à la Guadel Guadeloup oupe, e, en Guyane. Guyane. Quand il rentre chez lui déçu, las, fatigué, il résume ses aventures en disant à Sofia, sa cousine : « Je reviens de chez les Barbares. » Comme par dérision, dérisio n, l’Histoire qu’il voulait fuir le rattrape. On l’envoie comme révolutionnaire au bagne de Ceuta. Son dernier livre de chevet est René. Esteban est l’un des premiers premiers enfants enfants du siècle siècle qui n’est n’est plus celui celui des des Lumièr Lumières. es. Les vraies aventures d’Esteban qui voulut monter sur la scène publiq publique ue sont sont celles celles de sa solitud solitudee contemp contemplat lative. ive. Dans Dans la mer antillaise il a découvert « l’univers des symbioses », univers primiti primitiff et ambigu, ambigu, avec avec « les les premiers premiers baroques baroques de la créatio création, n, ses premiers luxes et ses premières prodigalités. » Les émerveillements d’Esteban rappellent ceux du narrateur du Partage des eaux. On les sent tous deux très proches du romancier lui-même. Sofia, la cousine et compagne d’enfance d’Esteban, connaît la même désillusion que lui, mais inscrite dans un destin de femme. Victor Hugues a été secrètement le premier amant de Sofia.
Restée à La Havane, pendant que Victor Hugues et Esteban courent le monde, elle a attendu. Lorsque Esteban rentre fourbu, désabusé, elle reprend le flambeau. Elle va rejoindre Victor Hugues qui gouverne la Guyane. Elle rêve de s’associer à son action et de relancer la révolution dans le Nouveau Monde : « Une épopée naissait qui accomplirait dans ces régions ce qui avait échoué dans l’Europe caduque. » A Cayenne, « l’endroit le plus plus vide vide et le plus plus ignoré ignoré de la planète planète », elle elle assiste assiste au reflux reflux contre-révolutionnaire. Son amant organise les « marronnades », et Billaud-Varenne le déporté, l’ancien président des Jacobins, ancien président de la Convention, achète lui-même des esclaves. Sofia, née pour un grand destin, se retire du jeu par déception et par dégoût dégoût.. Elle meurt avec Esteban, quelques années plus tard. Tous deux sont tués, ô dérision, de la main des Français qui entrent à Madrid. Nous sommes en mai 1808. Si nous remarquons le lieu et la date, nous aurions peut-être l’une des raisons qui expliquent que tant de chapitres aient une épigraphe de Goya, s’il n’y avait par ailleur ailleurss une parenté parenté éviden évidente te entre entre l’inte l’interpré rprétati tation on souvent souvent visionnaire de la réalité par le romancier et l’art du peintre. Esteban pensait que « cette révolution avait répondu, certes, à un obscur élan millénaire qui aboutissait à l’aventure la plus ambitieuse de l’être humain. Mais (il) était atterré par le coût de l’entreprise : Nous oublions trop vite les morts. » Ce n’est que la conclusion d’un personnage. Si nous cherchions celle du romancier, peut-être faudrait-il nous reporter aux dernières pages du Royaume de ce monde : « Il comprenait à présent que l’homme ne sait jamais pour qui il souffre ou espère. Il souffre et il espère et il travaille pour des gens gens qu’il qu’il ne connaîtr connaîtraa jamais… jamais… Mais la grande grandeur ur de l’homme l’homme consiste précisément à vouloir améliorer le monde, à s’imposer des tâches… Voilà pourquoi, écrasé par la douleur et les tâches, beau dans sa misère, capable d’amour au milieu des malheurs, l’homme seul peut trouver sa grandeur, sa plus haute mesure dans le Royaume de ce monde. »
Jean Blanzat.
Les mots ne tombent pas dans le vide.
Zohar.
Cette nuit j’ai vu se dresser à nouveau la Machine. C’était, à la proue, comme une porte ouverte sur le vaste ciel, qui déjà nous apportait des odeurs de terre par-dessus un océan si calme, si maître de son rythme, que le vaisseau, légèrement conduit, semblait s’engourdir dans son rhumb, suspendu entre un hier et un demain qui se fussent déplacés en même temps que nous. Temps immobile entre l’Etoile Polaire, la Grande Ourse et la Croix du Sud. J’ignore, car ce n’est pas mon métier de le savoir, si telles étaient les constellations, si nombreuses que leurs sommets, leurs feux de position sidérale, se confondaient, s’inversaient, mêlant leurs allégories, dans la clarté d’une pleine lune pâlie par la blancheur si prodigieuse, si bien recouvrée en cette seconde, du chemin de Saint-Jacques… Mais la porte-sans-battant était dressée à la proue, réduite au linteau et aux jambages, avec son équerre, son demi-fronton inversé, son noir triangle au biseau acéré et froid, suspendu aux montants. L’armature L’armature était là, nue et lisse, à nouveau suspendue sur le sommeil des hommes, comme une présence, un avertissement, qui nous concernait tous également. Nous l’avions laissée à la poupe, très loin, dans ses bises d’avril, et voici qu’elle resurgissait devant nous, sur la proue même, tel un guide, semblable par la nécessaire exactitude de ses parallèles, son implacable géométrie, à un gigantesque instrument de navigation. Elle n’était plus accompagnée d’étendards, de tambours ni de foules ; elle ne connaissait ni l’émotion, ni la colère, ni les pleurs, ni l’ivresse de ceux qui, là-bas, l’entouraient d’un chœur de tragédie antique, avec le grincement des charrettes allant droit vers le même but, et le roulement cadencé des
tambours. Ici la porte était seule, face à la nuit, au-dessus du mascaron tutélaire, éclairée par les reflets de son tranchant en diagonale, avec le bâti en bois qui devenait l’encadrement d’un panorama d’astres. Les vagues se pressaient, s’écartaient, pour frôler les flancs du vaisseau ; elles se refermaient, derrière nous, dans une rumeur si continue, si cadencée, que leur présence devenait semblable au silence que l’homme tient pour du silence quand il n’écoute pas des mots pareils aux siens. Silence vivant, palpitant et mesuré, qui n’était pas, pour l’instant, celui des pâles suppliciés… Quand le tranchant en diagonale fut tombé avec la brusquerie d’un coup de sifflet, et que le linteau eut apparu vraiment comme un couronnement de porte au-dessus des jambages, l’Investi de Pouvoirs, dont la main avait actionné le mécanisme, murmura entre ses dents : « Il faut la mettre à l’abri du salpêtre. » Et il coiffa la porte d’une grande housse de toile goudronnée. La brise sentait la terre, humus, fumier, épis, résines, de cette île placée quelques siècles auparavant sous la protection d’une Dame de Guadeloupe qui à Cacérès en Estrémadoure et à Tepeyac en Amérique dressait sa silhouette sur un croissant de lune levé par un Archange. Derrière restait une adolescence dont les paysages familiers m’étaient aussi lointains, au bout de trois ans, que l’être dolent et prostré que j’avais été avant que Quelqu’un ne nous arrivât, un certain soir, enveloppé dans un tonnerre de coups de heurtoir ; aussi lointains que l’était pour moi, maintenant, le témoin, le guide, l’éclaireur d’autrefois, antérieur au sombre mandataire qui, penché au-dessus du bastingage, méditait près du noir rectangle enfermé dans sa housse d’inquisition, oscillant comme l’aiguille d’une balance au rythme de chaque vague. L’eau s’éclairait, parfois, d’un éclat d’écailles, ou au passage de quelque errante couronne de sargasses.
CHAPITRE PREMIER
I
Derrière lui, sur un ton attristé, l’Exécuteur Testamentaire reprenait sa litanie où entraient répons, porte-croix, offrandes, vêtements, cierges, fleurs et bayettes, obituaire et requiem, — et que celui-ci était venu en grand uniforme, et que celui-là avait pleuré, et que tel autre avait dit que nous n’étions rien… — sans que l’idée de la mort devînt lugubre à bord de cette barque qui traversait la baie sous le soleil torride du milieu de l’après-midi, dont la lumière scintillait sc intillait sur toutes les vagues, aveuglant à travers l’écume et les bulles, brûlant à découvert, brûlant sous la bâche, se fourrant dans les yeux, dans les pores, intolérable pour les mains qui cherchaient un repos sur la rambarde. Enveloppé dans ses vêtements de deuil improvisés, qui sentaient la teinture fraîche, l’adolescent contemplait la ville, étrangement semblable, en cette heure emplie de réverbérations et d’ombres allongées, à un gigantesque lampadaire baroque, dont les verres rouges, orangés ou verts eussent coloré une confuse rocaille de balcons, d’arcades, de coupoles, de belvédères, de galeries à persiennes, toujours hérissés d’échafaudages, de madriers en croix, de fourches et de mâts de maçons, depuis que la fièvre de la construction s’était emparée de ses habitants enrichis par la dernière guerre européenne. C’était une ville éternellement livrée au vent qui la pénétrait, assoiffée de brises de mer et de terre ; volets, jalousies, battants, girons ouverts au premier souffle frais qui passât. Alors tintaient les lustres et les girandoles, les lampes à franges, les rideaux de verroteries, les
girouettes tapageuses, publiant l’événement. Les éventails en feuilles de palmier, en soie de Chine, en papier peint, s’immobilisaient. Mais après un fugace soulagement les gens se remettaient à brasser un air inerte, à nouveau retenu entre les murs très hauts des appartements. Ici la lumière se transformait en grumeaux de chaleur, dès l’aube rapide qui l’introduisait dans les chambres à coucher les plus inaccessibles, pénétrant rideaux et moustiquaires ; et plus encore maintenant, pendant la saison des pluies, après l’averse brutale de midi, véritable trombe d’eau, accompagnée de coups de tonnerre et d’éclairs, qui vidait bien vite les nuages et laissait les rues inondées et fumantes dans la touffeur revenue. Les palais pouvaient bien s’enorgueillir d’avoir des colonnes superbes, des écus sculptés dans la pierre ; en cette saison, ils s’élevaient sur une boue qui leur collait au corps comme un mal sans remède. Une voiture passait, et c’étaient des gerbes d’éclaboussures, lancées violemment contre portails et grilles, à cause des flaques qui partout se creusaient, minant les trottoirs, se déversant les unes dans les autres, dans une recrudescence d’odeurs pestilentielles. Bien qu’elles s’ornassent de marbres précieux et d’élégants lambris, de rosaces et de mosaïques, de grilles diluées en volutes si étrangères au barreau qu’elles étaient comme de claires végétations de fer accrochées aux fenêtres, les demeures seigneuriales n’étaient point à l’abri d’un limon d’anciens marécages qui sur elles jaillissait du sol, à peine les toits commençaient-ils à s’égoutter… Carlos se disait que de nombreuses personnes qui avaient assisté à la veillée funèbre avaient dû franchir les coins de rue en marchant sur des planches posées sur la boue ou en sautant sur de grandes pierres pour ne pas laisser leurs souliers enfoncés dans le sol. Les étrangers louaient la couleur et l’entrain de la ville, quand ils avaient passé trois jours à fréquenter ses bals, ses auberges et ses tripots, où tant d’orchestres mettaient en liesse les équipages généreux, communiquant leur rythme endiablé au déhanchement des femmes. Mais ceux qui la supportaient à longueur d’année connaissaient bien sa poussière et sa boue, et aussi le salpêtre qui verdissait les heurtoirs, mordait le fer, ternissait l’argenterie, faisait pousser des champignons sur les gravures anciennes, embuant continuellement le verre des dessins et des eaux-fortes, dont les silhouettes, à présent
tordues par l’humidité, se voyaient comme au travers d’une vitre embuée par le givre. Là-bas, au quai Saint-François, venait d’accoster un bateau nord-américain, dont Carlos épelait machinalement le nom : The Arrow… Et l’Exécuteur Testamentaire poursuivait sa description des obsèques qui avaient été certes magnifiques, dignes en tout d’un homme aussi vertueux, avec un si grand nombre de sacristains et d’acolytes, tant de draps de première classe, c lasse, tant de solennité ; et ces employés du magasin qui avaient pleuré discrètement, virilement, comme il convient à des hommes, depuis les psaumes de la vigile jusqu’au mémento des défunts. Mais le fils demeurait absent, absorbé par son chagrin et sa fatigue, après avoir chevauché depuis l’aube, des grandes routes jusqu’aux interminables chemins de traverse. A peine arrivé à la plantation, où la solitude lui donnait une illusion d’indépendance, — il pouvait y jouer ses sonates jusqu’au point du jour, jour, à la lueur d’une bougie, sans déranger personne —, la nouvelle l’avait touché, l’obligeant à s’en retourner à bride abattue, mais pas assez vite cependant pour suivre l’enterrement. (« Je ne voudrais pas entrer dans de pénibles détails », dit l’autre : « Mais on ne pouvait attendre davantage. Seuls moi et votre sainte sœur veillions désormais si près du cercueil… ») Et il pensait au deuil qui, pendant une année, condamnerait la flûte neuve, apportée de l’endroit où l’on fabriquait les meilleures, à rester dans son étui doublé de toile cirée noire, parce qu’il fallait se plier, devant le monde, à la sotte idée selon laquelle on ne pouvait faire de musique là où il y avait de la douleur. douleur. La mort du père allait le priver de tout ce qu’il aimait, le détournant de ses projets, l’arrachant à ses rêves. Il serait condamné à l’administration du magasin, lui qui n’entendait rien aux chiffres, vêtu de noir derrière un bureau souillé d’encre, entouré de comptables qui n’avaient plus rien à se dire parce qu’ils se connaissaient trop. Son destin l’angoissait, et il se promettait de s’évader un prochain jour, jour, sans ménagements ni adieux, à bord d’un quelconque vaisseau propice à son dessein, quand la barque accosta à une estacade où attendait Remigio avec une face de carême et une cocarde noire accrochée au bord de son chapeau. La voiture eut à peine pris la première rue, faisant gicler la boue à droite et à gauche, que les odeurs du port restèrent en arrière, balayées par la respiration de vastes bâtisses bourrées de
peaux, de salaisons, de pains de cire, de cassonnade, avec les oignons entreposés depuis longtemps, qui bourgeonnaient dans leurs coins sombres, près du café vert et du cacao répandu sur les balances. Un bruit de grelots emplit l’après-midi, accompagnant la migration habituelle de vaches traites du côté des pâturages situés extra muros. Tout sentait fortement en cette heure proche d’un crépuscule qui embraserait le ciel pendant quelques minutes, avant de se dissoudre en une nuit soudaine : le bois mal allumé et la boue piétinée, la toile mouillée des tendelets, le cuir des bourrelleries et le millet des cages de canaris accrochées aux fenêtres. Les toits humides sentaient l’argile ; les murailles encore mouillées, la vieille mousse ; les fritures et rôties de pain des marchands des coins des rues, l’huile qui a trop longtemps bouilli. Les endroits où l’on torréfiait le café sentaient la flambée en une Ile des Epices, avec leur fumée grise qu’ils soufflaient vers les corniches au style classique, où elle s’étalait entre deux murs avant de se dissoudre telle une brume chaude, autour d’un saint de clocher. Mais la cécine sentait, sans aucun doute possible, la cécine. Elle était omniprésente, entassée dans tous les sous-sols et arrièreboutiques, et son odeur âcre régnait dans la ville, envahissait les palais, imprégnait les rideaux, défiant l’encens des églises, s’introduisant aux représentations de l’opéra. La cécine, la boue et les mouches étaient la malédiction de cet emporium fréquenté par tous les bateaux du monde, mais où, se disait Carlos, seules pouvaient se plaire les statues dressées sur leurs socles souillés de terre rouge. Comme antidote à tant de salaisons s’exhalait soudain par le soupirail d’une impasse le noble arôme du tabac entassé dans des hangars, lié, serré, meurtri par les nœuds qui entouraient les ballots en fibre de palmier, où se voyaient encore des taches de vert tendre dans l’épaisseur des feuilles, et des yeux d’un or clair dans la couche molle encore vivante et végétale au milieu de la viande boucanée qui l’encadrait et divisait. Et il pouvait respirer ainsi une odeur qui enfin lui était agréable et alternait avec les colonnes de fumée d’un nouveau brûloir à café trouvé au détour d’une chapelle. Carlos pensait, angoissé, à la vie routinière qui l’attendait à présent, son instrument réduit au silence, condamné à vivre dans cette ville d’outre-mer, d’outre-mer, île dans une île, avec des barrières d’océan fermées sur toute aventure
possible. Cela équivaudrait à être enseveli d’avance dans la puanteur de la cécine, de l’oignon et de la saumure, victime d’un père à qui il reprochait — c’était monstrueux — le délit d’avoir eu une mort prématurée. L’adolescent éprouvait douloureusement plus que jamais, en cet instant, la sensation d’emprisonnement que produit la vie dans une île ; le fait d’être en un pays sans routes vers d’autres pays où il serait possible d’arriver en voiture, à cheval, à pied, franchissant des frontières, couchant dans des auberges d’un jour, en une errance sans autre but que la fantaisie, la fascination exercée par une montagne, bientôt dédaignée pour la contemplation d’une autre montagne ; peut-être celle du corps d’une actrice, connue en une ville hier encore ignorée, et que l’on suit des mois durant, d’une scène à l’autre, partageant la vie hasardeuse des comédiens… Après avoir rasé le mur pour tourner au coin de rue protégé par une croix verdie de salpêtre, la voiture s’arrêta devant le portail clouté, au marteau duquel était suspendu un nœud de ruban noir. L’entrée, le vestibule, le patio, étaient tapissés de jasmins, de nards, d’œillets blancs et d’immortelles tombés de couronnés et de bouquets. Dans le grand salon, les yeux cernés, défigurée, enveloppée dans des vêtements de deuil qui, trop grands pour elle, la tenaient comme emprisonnée entre des couvercles en carton, attendait Sofia, entourée de religieuses clarisses qui transvasaient des flacons d’eau de mélisse, des essences de fleur d’oranger, des sels ou des infusions, en un désir soudain de se montrer affairées devant les nouveaux venus. Des voix s’élevèrent en chœur pour recommander courage et résignation à ceux qui restaient ici-bas, tandis que d’autres connaissaient désormais la gloire qui jamais ne trompe ni ne s’achève. « Maintenant je serai votre père », pleurnichait l’Exécuteur Testamentaire, dans le coin aux portraits de famille. Sept heures sonnèrent au clocher de Saint-Esprit. Sofia fit un geste d’adieu que les autres comprirent, reculant vers le vestibule en une sortie apitoyée. « Si vous avez besoin de quelque chose… », dit don Cosme. « Si vous avez besoin de quelque chose… » reprirent en chœur les nonnes… La grande porte fut fermée par tous ses verrous. Traversant le patio où, au milieu des malangas, telles des colonnes étrangères au reste de l’architecture, se dressaient les troncs de deux palmiers dont les panaches se
confondaient dans la nuit tombante, Carlos et Sofia allèrent vers la chambre contiguë aux écuries, peut-être la plus humide et la plus sombre de la maison : la seule cependant où Esteban réussissait à dormir, parfois, une nuit entière sans souffrir de ses crises. Mais maintenant il était accroché, suspendu, aux plus hauts barreaux de la fenêtre, grandi par l’effort, crucifié sur le ventre, le torse nu, les côtes saillantes, couvert seulement d’un châle enroulé autour des reins. Sa poitrine exhalait un sifflement sourd, étrangement accordé en deux notes simultanées, qui se mourait parfois en une plainte. Les mains cherchaient sur la grille un barreau plus élevé auquel s’accrocher, comme si le corps eût voulu s’étirer en sa minceur sillonnée de veines violettes. Sofia, impuissante devant un mal qui défiait les potions et les sinapismes, passa un linge trempé dans de l’eau fraîche sur le front et les joues du malade. Bientôt les doigts de ce dernier lâchèrent le fer, glissant le long des barreaux, et, soutenu en une sorte de descente de croix par le frère et la sœur, Esteban s’effondra dans un fauteuil d’osier, regardant avec des yeux dilatés, aux noires rétines, absents malgré leur fixité. Ses ongles étaient bleus, son cou disparaissait entre des épaules si hautes qu’elles se refermaient presque sur les oreilles. Avec les genoux le plus possible écartés, les coudes en avant, la texture cireuse de son anatomie le faisait ressembler à un ascète d’un tableau primitif, adonné à quelque monstrueuse mortification de sa chair. « C’est à cause du maudit encens », dit Sofia flairant les vêtements noirs qu’Esteban avait laissés sur une chaise. « Quand j’ai vu qu’il commençait à s’étouffer à l’église… » Mais elle se tut, soudain, se rappelant que l’encens dont le malade ne pouvait supporter la fumée, avait été brûlé dans les solennelles funérailles de celui qui avait été qualifié de père très aimant, de miroir de bonté, d’homme exemplaire, dans l’oraison funèbre prononcée par monsieur le curé-doyen. Esteban avait mis ses bras à présent par-dessus un drap de lit tordu comme une corde, entre deux anneaux fixés aux murs. La tristesse de sa défaite devenait plus cruelle au milieu des choses avec lesquelles Sofia, depuis son enfance, avait essayé de le distraire dans ses crises : la petite bergère montée sur une boîte à musique ; l’orchestre de singes, dont le remontoir était brisé ; le globe avec des aéronautes, qui pendait au plafond et
pouvait monter ou descendre au moyen d’une ficelle ; la la pendule qui faisait danser une grenouille sur une estrade en bronze, et le théâtre de marionnettes avec son décor de port méditerranéen, dont les gendarmes turcs, femmes de chambre et barbons gisaient pêle-mêle sur la scène, l’un avec la tête à l’envers, l’autre avec la perruque rasée par les cancrelats, celui-ci sans bras, le bouffon vomissant de la poussière de termite par les yeux et le nez. « Je ne retournerai pas au couvent », dit Sofia, ouvrant son giron pour y poser la tête d’Esteban qui s’était laissé tomber sur le sol, doucement, cherchant la sûre fraîcheur des dalles. « C’est ici que je dois être. »
II
Certes, la mort du père les avait beaucoup affectés. Et cependant, lorsqu’ils se virent seuls, à la lumière du jour, dans la longue salle à manger aux natures mortes bitumeuses, — faisans et lièvres au milieu de raisins, lamproies avec des flacons de vin, un pâté si bien rôti qu’il vous donnait envie d’y mordre à belles dents —, ils auraient pu s’avouer qu’une sensation presque délicieuse de liberté les engourdissait autour d’un repas commandé à l’hôtel voisin, parce qu’on n’avait pas pensé à envoyer quelqu’un au marché. Remigio avait apporté des plateaux couverts de linges, sous lesquels apparurent des pagres aux amandes, des massepains, des pigeons à la crapaudine, des choses truffées et confites, le tout bien différent des mixtures et viandes lardées qui composaient l’ordinaire de la maison. Sofia était descendue en robe de chambre, s’amusant à goûter à tout, tandis qu’Esteban reprenait vie à la chaleur d’un grenache que Carlos proclamait excellent. La maison, qu’ils avaient toujours contemplée avec des yeux habitués à sa réalité, comme une chose à la fois familière et étrangère, prenait une singulière importance, peuplée d’exigences, maintenant qu’ils se savaient responsables de sa conservation et de sa permanence. Il était évident que le père, si accaparé par ses affaires qu’il sortait même le dimanche, avant la messe, pour conclure des accords et se procurer des marchandises sur les bateaux, devançant les acheteurs du lundi, avait beaucoup négligé la demeure, tôt abandonnée par une mère qui avait été victime de la plus funeste épidémie d’influenza que l’on eût connue dans la ville. Des dalles manquaient dans le patio ; les statues étaient sales ; la boue de la ville ne pénétrait que trop dans l’antichambre ; l’ameublement des salons et des chambres, réduit à des pièces dépareillées, paraissait plutôt destiné à une vente à l’encan qu’à l’ornement d’une demeure décente. Il y avait longtemps que l’eau ne coulait plus dans la fontaine aux dauphins muets, et des vitres manquaient aux portes intérieures. Quelques
tableaux, cependant, rehaussaient les trumeaux obscurcis par des taches d’humidité malgré la confusion des sujets et des styles due au hasard d’une saisie qui avait amené à la maison, sans possibilité de choix, les pièces invendues d’une collection mise aux enchères. Ce qui restait avait peut-être quelque valeur, était peut-être l’œuvre de maîtres et non de copistes ; mais il était impossible de le déterminer, en cette ville de commerçants, par manque d’experts capables d’évaluer le moderne ou de reconnaître le grand style ancien sur une toile fendillée. Au-delà d’un Massacre des Innocents qui pouvait bien être d’un disciple de Berruguete, et d’un Saint Denis qui pouvait bien être d’un imitateur de Ribera, s’ouvrait le jardin ensoleillé, avec des arlequins, masqués de noir, qui enchantaient Sofia, bien que Carlos estimât que les artistes du début de ce siècle avaient abusé des arlequins pour le simple plaisir de jouer avec les couleurs. Il préférait des scènes réalistes de moissons et de vendanges, reconnaissant cependant que plusieurs tableaux sans sujet, accrochés dans le vestibule, — marmite, pipe, compotier, clarinette posée près d’un papier à musique —, ne manquaient pas d’une certaine beauté due aux simples vertus de la facture. Esteban aimait l’imaginaire, le fantastique ; il rêvait tout éveillé devant des tableaux d’auteurs récents, qui montraient des créatures, des chevaux spectraux, des perspectives impossibles : un homme-arbre, avec des doigts qui bourgeonnaient ; un homme-armoire, avec des tiroirs vides qui lui sortaient du ventre… Mais son tableau préféré était une grande toile, venue de Naples, d’auteur inconnu, qui, contrariant toutes les lois de la plastique, représentait l’apocalyptique immobilisation d’une catastrophe. Explosion dans une cathédrale, tel était le titre de ce que l’on voyait là : une colonnade dont les tronçons volaient dans les airs, tardant un peu à perdre son alignement, flottant un instant pour mieux retomber, retomber, avant de jeter ses tonnes de pierre sur des gens épouvantés. « Je ne sais comment on peut regarder ça », disait sa cousine, étrangement fascinée, en réalité, par ce tremblement de terre statique, tumulte silencieux, illustration de la fin des temps placée à portée des mains, en un terrible suspense. « C’est pour m’habituer », répondait Esteban sans savoir pourquoi, avec l’automatique insistance qui peut nous amener à répéter un jeu de mots qui n’est pas drôle, et ne fait rire personne, des
années durant, dans les mêmes circonstances. Au moins, un peu plus loin, le maître français, qui avait planté un monument de son invention au milieu d’une place déserte, sorte de temple asiatico-romain à arcades, obélisques et panaches, apportait une note de paix, de stabilité, après la tragédie, avant de passer à la salle à manger dont l’inventaire était dressé en valeurs de natures mortes et de meubles importants : deux vaisseliers, qui avaient résisté aux termites, de vastes dimensions ; huit chaises tapissées et la grande table montée sur des colonnes torsadées. Mais quant au reste : « Des vieilleries de marché aux puces », affirmait péremptoirement Sofia qui pensait à son lit étroit en acajou, alors qu’elle avait toujours rêvé à un lit où elle pût se tourner et se retourner, dormir en travers, pelotonnée, en croix, selon sa fantaisie. Le père, fidèle à des habitudes héritées de ses aïeux campagnards, avait toujours reposé dans une chambre du premier étage, sur un mauvais lit de toile avec un crucifix à son chevet, entre un grand coffre en noyer et un pot de chambre mexicain, en argent, qu’il vidait lui-même à l’aube dans la fosse à purin de l’écurie, avec un geste ample de semeur auguste. « Mes ancêtres étaient d’Estrémadoure », disait-il, comme si cela eût tout expliqué, se piquant d’une austérité qui ignorait complètement bals et baisemains. Vêtu de noir, tel qu’il était toujours depuis la mort de sa femme, don Cosme l’avait ramené du bureau, où il venait de signer un document, foudroyé par une apoplexie sur l’encre fraîche de sa signature. Même mort il conservait le visage impassible et dur de celui qui ne faisait de faveurs à personne, n’en ayant jamais sollicité pour lui. C’est à peine si Sofia l’avait vu, de rares dimanches, pendant les dernières années, dans des repas de famille qui la sortaient pour quelques heures du couvent des clarisses. Quant à Carlos, une fois terminées ses premières études, on l’avait occupé presque constamment à des voyages à la plantation, avec l’ordre de faire tailler, nettoyer ou semer, que l’on aurait bien pu donner par lettre, puisque les terres étaient de peu d’étendue et consacrées surtout à la culture de la canne à sucre. « J’ai parcouru à cheval quatre-vingts lieues pour apporter douze choux », faisait observer l’adolescent quand il vidait son bissac après un nouveau voyage à la campagne. « Ainsi se trempent les caractères Spartiates », répondait le père tout aussi bien porté à établir un lien entre
Sparte et les choux qu’à expliquer les prodigieuses lévitations de Simon le magicien par l’audacieuse hypothèse selon laquelle ce dernier avait eu quelque connaissance de l’électricité. Et il ajournait toujours le projet de lui faire entreprendre des études de droit, par peur instinctive des nouvelles idées et des dangereux enthousiasmes politiques qu’encourageait l’université. Pour ce qui est d’Esteban, il s’en préoccupait fort peu ; ce neveu chétif, orphelin depuis son enfance, avait grandi avec Sofia et Carlos comme un second fils ; il aurait bien toujours une part de celle des autres. Mais le commerçant était irrité par les hommes dénués de santé, surtout s’ils appartenaient à sa famille, pour la raison que lui ne tombait jamais malade, et qu’il travaillait toute la journée sans s’arrêter de l’année. Il entrait parfois dans la chambre du patient, fronçant les sourcils avec ennui s’il le trouvait en crise. Il marmonnait quelque chose au sujet de l’humidité du lieu ; des gens qui s’obstinaient à dormir dans des grottes, comme les anciens celtibères, et après avoir rappelé avec nostalgie la roche tarpéienne, il lui promettait des raisins qui venaient d’arriver du nord, évoquait d’illustres infirmes et s’en allait en haussant les épaules, grommelant des phrases de compassion ou d’encouragement, l’annonce de nouveaux médicaments et des excuses pour ne pouvoir passer plus de temps à donner ses soins à ceux qui demeuraient confinés, pour leur malheur, en marge d’une vie créatrice et progressiste. Après s’être attardés dans la salle à manger, à goûter de choses et d’autres dans le plus grand désordre, se passant les figues avant les sardines, le massepain avec les olives et le saucisson, « les petits » comme les appelait l’Exécuteur Testamentaire, ouvrirent la porte qui conduisait à la maison adjacente où se trouvait le magasin, à présent fermé pour trois jours à cause du deuil. Après les bureaux et les coffres-forts s’ouvraient les rues pratiquées entre des montagnes de sacs, de tonneaux, de ballots de toutes provenances. Au bout de la rue de la Farine, fleurant bon la boulangerie d’outre-mer, venait la rue des Vins de Fuencarral, de Valdepeñas et de Puente de la Reina, dont les barriques laissaient tomber goutte à goutte le vin rouge par toutes leurs cannelles, exhalant des souffles de cave. La rue des Cordages et des Agrès conduisait au coin puant du poisson séché, dont les
queues suaient la saumure sur le sol. Rebroussant chemin par la rue des Peaux de Chevreuil, les adolescents revinrent au Quartier des Epices, avec ses tiroirs qui, de les sentir seulement, proclamaient la présence du gingembre, du laurier, laurier, du safran, et du poivre de la Veracruz. Les fromages manchègues s’alignaient sur des rayons, conduisant au patio du vinaigre et des huiles, au fond duquel, sous des voûtes, étaient gardées des marchandises hétéroclites : paquets de jeux de cartes, nécessaires à raser, grappes de cadenas, parasols verts et rouges, petits moulins à cacao, avec les ponchos des Andes apportés de Maracaibo, l’entassement des bois de teinture et les liasses de feuilles d’or et d’argent, qui venaient du Mexique. Plus près se trouvaient les estrades où reposaient des sacs de plumes d’oiseaux, renflés et mous comme de grands édredons d’étamine, sur lesquels Carlos se jeta, à plat ventre, imitant des gestes de nageur. Une sphère armillaire, dont Esteban fit tourner les cercles d’une main distraite, se dressait tel un symbole du commerce et de la navigation au milieu de ce monde de choses transportées dans tant de rhumbs de l’océan, le tout dominé par la puanteur de la cécine, présente aussi en ce lieu, bien qu’elle fût moins gênante parce qu’elle était entreposée dans les salles de l’arrière-boutique. Par la rue du Miel les jeunes gens retournaient au domaine des bureaux : « Que de saloperies ! » murmurait Sofia, le mouchoir sous le nez. « Que de saloperies ! » Juché à présent sur des sacs d’orge, Carlos contemplait le panorama tout contre le plafond, pensant avec terreur au jour où il devrait se mettre à vendre tout ça, acheter, revendre, négocier, marchander, ignorant les prix, sans savoir distinguer un grain d’un autre, obligé de remonter aux sources à travers des milliers de lettres, de factures, d’ordres de paiement, de reçus, de taxes, gardés dans les tiroirs. Une odeur de soufre serra la gorge d’Esteban, congestionnant ses yeux et le faisant éternuer. Sofia avait mal au cœur de respirer les effluves du vin et du gros hareng. Soutenant son cousin menacé d’une nouvelle crise, elle reprit le chemin de la maison où la guettait déjà la supérieure des clarisses avec un livre édifiant. Carlos les rejoignit, portant la sphère armillaire afin de l’installer dans sa chambre. La religieuse parlait doucement des leurres du monde et des joies du cloître, dans la pénombre du salon aux fenêtres fermées,
tandis que les garçons se distrayaient à déplacer tropiques et elliptiques autour du globe terrestre. Une vie différente commençait, dans la touffeur de cet après-midi que le soleil rendait particulièrement chaud, provoquant de fétides exhalaisons dans les flaques des rues. A nouveau réunis pour le repas du soir, sous les fruits et les volailles des natures mortes, les adolescents firent des projets. L’Exécuteur Testamentaire leur conseillait de passer la période du deuil à la plantation, tandis que lui s’occuperait de tirer au clair les affaires du défunt, conclues verbalement, en général, sans aucune trace de certains accords qu’il gardait dans sa mémoire. Ainsi Carlos trouverait tout en ordre à son retour quand il se résoudrait à prendre sérieusement en main la direction de l’affaire. Mais Sofia rappela que les tentatives faites pour amener Esteban à la campagne « afin de respirer un air pur », n’avaient servi qu’à empirer son état. C’est en définitive dans sa chambre basse, près des écuries, qu’il souffrait le moins… On parla de voyages possibles : Mexico, avec ses mille coupoles, resplendissait à leurs yeux sur l’autre rive du golfe. Mais les Etats-Unis, avec leur progrès écrasant, fascinaient Carlos qui désirait fort connaître le port de New York, le champ de bataille de Lexington et les cataractes du Niagara. Esteban rêvait de Paris, de ses expositions de peinture, de ses cafés intellectuels, de sa vie littéraire ; il voulait suivre un cours de ce fameux Collège de France où l’on enseignait des langues orientales dont l’étude, sinon très utile pour gagner de l’argent, devait être passionnante pour celui qui aspirait comme lui à lire directement sur les manuscrits des textes asiatiques récemment découverts. Pour Sofia il y avait les représentations de l’Opéra et du Théâtre-Français, dans le vestibule duquel on pouvait admirer quelque chose d’aussi beau et d’aussi réputé que le Voltaire de Houdon. Dans leurs rêveries vagabondes ils allaient des pigeons de Saint-Marc au derby d’Epsom ; des séances du théâtre Saddler’s Wells à la visite du Louvre ; des librairies librair ies renommées aux cirques fameux, en passant par les ruines de Palmyre et de Pompéi, les petits chevaux étrusques, et les vases jaspés exhibés dans la Greek Street, voulant tout voir sans se décider pour rien ; les garçons, secrètement attirés par un monde de distractions licencieuses que leurs sens appelaient et qu’ils sauraient bien trouver et mettre à profit
quand la jeune fille irait faire des emplettes ou visiter des monuments. Après avoir fait leurs prières, sans avoir pris aucune décision, ils s’embrassèrent en pleurant, se sentant seuls au monde, orphelins, désemparés dans une ville indifférente et sans âme, étrangère à tout ce qui était art ou poésie, livrée au commerce et à la laideur. Accablés par la chaleur et les odeurs de salaisons, d’oignons, de café, qui leur venaient de la rue, ils montèrent sur la terrasse, enveloppés dans leurs robes de chambre, portant des couvertures et des oreillers sur lesquels ils finirent par s’endormir, après avoir parlé, le visage tourné vers le ciel, de planètes habitables, et certainement habitées, où la vie était peut-être meilleure que celle de cette terre éternellement éter nellement livrée à l’action de la mort.
III
Se sentant assiégée par les nonnes qui la pressaient, tenacement mais sans hâte, avec douceur mais de façon réitérée, à devenir servante du Seigneur, Seigneur, Sofia réagissait devant ses propres doutes, mettant un soin jaloux à servir de mère à Esteban, mère si imbue de sa nouvelle fonction qu’elle n’hésitait pas à le déshabiller et à l’éponger lorsqu’il était incapable de le faire lui-même, venant à bout de ses pudiques réticences avec une autorité qui n’admettait pas de réplique. La maladie de celui qu’elle avait toujours considéré comme un frère l’aidait alors dans son instinctive résistance à se retirer du monde, rendant nécessaire sa présence. Quant à Carlos, elle feignait d’ignorer sa robuste santé, prétextant la moindre toux pour le mettre au lit et lui faire avaler des punchs très forts qui le mettaient d’humeur magnifique. Un jour elle parcourut les pièces de la maison, porte-plume en main (la mulâtresse, derrière, portait l’encrier, comme si elle eût tenu le Saint-Sacrement), faisant un inventaire des vieux fourbis inutilisables. Elle dressa laborieusement une liste des choses dont on avait besoin pour meubler une demeure convenable, et la passa à l’Exécuteur Testamentaire, toujours entêté à jouer son rôle de second père pour satisfaire le moindre désir des orphelins… La veille de Noël commencèrent à arriver des caisses et des emballages que l’on plaça au fur et à mesure dans les pièces du rez-de-chaussée. Du grand salon jusqu’aux remises, c’était une invasion de choses qu’on laissait à moitié entre leurs planches, vêtues de paille et de copeaux, dans l’attente d’une destination finale. C’est ainsi qu’un lourd buffet apporté par six portefaix noirs, s’attardait dans le vestibule, tandis qu’un paravent en laque poussé contre un mur n’en finissait pas de sortir de son emballage clouté. Les tasses chinoises restaient dans la sciure où elles avaient voyagé, pendant que les livres destinés à constituer une bibliothèque d’idées et de poésie nouvelles, apparaissaient peu à peu, une douzaine par-ci, une autre
douzaine par-là, s’entassant au petit bonheur sur fauteuils et guéridons qui sentaient encore le vernis frais. Le tapis du billard était une prairie qui s’étendait entre la glace d’un miroir rococo et le profil sévère d’un bureau en marqueterie anglaise. Un soir on entendit des détonations dans une caisse : les cordes de la harpe que Sofia avait commandée à un fabricant napolitain, tendues par l’humidité du climat, éclataient. Comme les souris du voisinage entreprirent de nicher partout, des chats vinrent faire leurs ongles sur les fioritures des meubles de style et effilocher les tentures habitées par des licornes, des cacatoès et des lévriers. Mais le désordre fut à son comble quand arrivèrent les engins d’un cabinet de physique qu’Esteban avait commandé pour remplacer ses automates et ses boîtes à musique par des distractions susceptibles d’instruire tout en amusant. C’étaient des télescopes, des balances hydrostatiques, des morceaux d’ambre, des boussoles, des aimants, des vis d’Archimède, des modèles de treuils, des tubes communicants, des bouteilles de Leyde, des pendules et des balanciers, des machines en miniature, auxquels le fabricant avait ajouté, pour suppléer au manque de certains objets, une trousse avec les dernières inventions en fait de mathématiques. Ainsi donc, certains soirs, les adolescents s’affairaient à monter les appareils les plus singuliers, absorbés par les dépliants d’instructions, mêlant les théories, attendant l’aube pour confirmer l’utilité d’un prisme, émerveillés de voir se dessiner sur un mur les couleurs de l’arc-en-ciel. Peu à peu ils s’étaient habitués à vivre la nuit, à cause d’Esteban qui dormait mieux pendant la journée et préférait veiller jusqu’au point du jour, car les heures nocturnes étaient trop propices à l’éclatement de longues crises, quand elles le surprenaient assoupi. Rosaura, la cuisinière mulâtresse, préparait la table pour le déjeuner de six heures du soir, et leur laissait un dîner froid pour minuit. De jour en jour s’était édifié dans la maison un labyrinthe de caisses où chacun avait son coin, son appartement, son étage, où s’isoler ou bien se joindre à un autre pour bavarder autour d’un livre ou d’un appareil de physique qui s’était mis à fonctionner, soudain, de la façon la plus inattendue. Il y avait une sorte de rampe, de chemin alpestre, qui partait du seuil du salon, en passant par-dessus une armoire couchée, pour monter jusqu’aux trois caisses de
vaisselle posées l’une sur l’autre, du haut desquelles on pouvait contempler le paysage d’en bas, avant de grimper par de rocailleux sentiers de planches brisées et de lattes dressées comme des chardons, avec quelque clou saillant telle une épine, jusqu’à la grande terrasse constituée par les neuf caisses de meubles qui obligeaient l’expéditionnaire à coller sa nuque contre les poutres du plafond. « Quelle belle vue ! » criait Sofia, riant et serrant ses jupes autour des genoux, lorsqu’elle parvenait à de telles cimes. Mais Carlos soutenait qu’il y avait d’autres moyens de les atteindre, plus risqués, en attaquant le massif d’emballages de l’autre côté et en grimpant avec des ruses de montagnard jusqu’à déboucher à plat ventre sur le sommet, tirant son propre corps dans un noble halètement de chien Saint-Bernard. Sur les chemins et les plateaux, dans les cachettes et sur les ponts, chacun s’adonnait à la lecture de ce qui lui plaisait : vieux journaux, almanachs, guides de voyage, ou bien une histoire naturelle, une tragédie classique ou un nouveau roman, qu’ils se volaient parfois, dont l’action se déroulait en l’an 2240 ; à moins qu’Esteban, juché sur une cime, n’imitât de façon impie le galimatias de quelque prédicateur connu, glosant un verset enflammé du Cantique des Cantiques pour s’amuser du courroux de Sofia qui se bouchait les oreilles et s’écriait que tous les hommes étaient des porcs. Placé dans le patio, le cadran solaire s’était transformé en cadran lunaire, et marquait les heures à l’envers ; la balance hydrostatique servait à vérifier le poids des chats ; le petit télescope, que l’on avait passé par le carreau brisé d’une fenêtre, permettait de voir dans les maisons voisines des choses qui faisaient rire de façon équivoque Carlos, astronome solitaire sur le haut d’une armoire. La flûte neuve, d’autre part, était sortie de son écrin dans une chambre tapissée de matelas, telle une cellule de fous, pour que les voisins n’entendissent rien. Là, de profil devant le pupitre, debout au milieu de partitions tombées sur le tapis, le jeune homme jouait la nuit de longs morceaux, qui lui permettaient de perfectionner son talent, à moins qu’il ne se laissât aller à la fantaisie de jouer des danses rustiques sur un fifre nouvellement acquis. Souvent, s’attendrissant mutuellement, les adolescents juraient que jamais ils ne se sépareraient. Sofia, à qui les religieuses avaient inculqué une horreur précoce de l’homme, se mettait en colère quand Esteban, par plaisanterie,
et peut-être pour la mettre à l’épreuve, lui parlait d’un mariage sanctifié par une ribambelle d’enfants. Un « mari » amené dans cette maison était considéré d’avance comme une abomination, un attentat contre la chair considérée comme une propriété sacrée, commune à tous, et qui devait demeurer intacte. Ils voyageraient ensemble, et connaîtraient ensemble le vaste monde. L’Exécuteur Testamentaire s’arrangerait parfaitement avec les « saloperies » qui puaient tant derrière le mur mitoyen. Il se montrait très favorable, d’ailleurs, à leurs projets de voyage, leur assurant que partout les suivraient des lettres de crédit. « Il faut aller à Madrid », disait-il, « pour voir l’hôtel des postes et la coupole de Saint-Françoisle-Grand ; on ignore ici de telles merveilles d’architecture. » En ce siècle, la rapidité des moyens de communication avait aboli les distances. C’est aux jeunes gens qu’il appartiendrait de se décider, au terme des innombrables messes payées pour l’éternel repos de leur père, auxquelles accouraient Sofia et Carlos, tous les dimanches, après une nuit blanche, se rendant pour cela à pied, par des rues encore désertes, jusqu’à l’église du Saint-Esprit. Pour l’instant, ils ne se décidaient pas à en finir d’ouvrir les caisses et les ballots, et de mettre en place les nouveaux meubles ; cette tâche les accablait d’avance, surtout Esteban à qui la maladie interdisait tout effort physique. Et puis, une invasion matinale de tapissiers, de vernisseurs, et d’étrangers eût rompu leurs habitudes, brouillées avec les horaires communs. C’était pour eux se lever tôt que de commencer leur journée à cinq heures de l’après-midi, afin de recevoir don Cosme, plus paternel et obséquieux que jamais quand il s’agissait de passer des commandes, d’offrir ses services afin d’obtenir n’importe quelle fantaisie, payer n’importe quoi. Les affaires du magasin marchaient à merveille, disait-il, et il veillait toujours à ce que Sofia eût de l’argent de reste pour mener le train de maison. Il la félicitait d’avoir assumé les responsabilités d’une mère, en s’occupant des garçons ; il lançait en passant une pointe légère mais sûre aux religieuses qui induisent les jeunes filles distinguées à entrer au couvent afin de mettre la main sur leurs biens, — chose que l’on pouvait constater, ajoutait-il, sans cesser pour cela d’être parfait chrétien. Le visiteur s’en allait sur un signe de politesse, affirmant que, pour l’instant, la présence de Carlos était inutile au magasin. Les autres s’en retournaient à
leurs domaines et labyrinthes, où tout répondait à la nomenclature d’un code secret. Tel amas de caisses sur le point de s’écrouler était « la tour penchée » ; le coffre qui servait de pont, posé entre deux armoires, était « le défilé des Druides ». Qui parlait de l’Irlande voulait dire le coin de la harpe ; qui mentionnait le Carmel désignait la guérite, faite de paravents à demi ouverts, où Sofia s’isolait habituellement pour lire des romans à mystère qui donnaient le frisson. Quand Esteban mettait en mouvement ses appareils de physique, on disait que le Grand Albert travaillait. Tout était transfiguré par un jeu perpétuel qui établissait de nouvelles distances avec le monde extérieur, dans l’arbitraire contrepoint de vies qui se déroulaient sur trois plans différents : le plan terrestre, pour ainsi dire, où opérait Esteban, peu amateur d’ascensions à cause de sa maladie, mais toujours envieux de celui qui, comme Carlos, pouvait sauter de caisse en caisse, tout au haut des cimes, s’accrochait aux tirants du plafond lambrissé ou se balançait dans un hamac de Veracruz suspendu aux poutres, pendant que Sofia menait sa propre vie dans une zone intermédiaire, située à environ dix empans du sol, les talons au niveau des tempes de son cousin, transférant des bouquins en différentes cachettes qu’elle appelait « ses repaires », où elle pouvait s’étaler à son aise, se déboutonner, descendre ses bas, remonter ses jupes jusqu’au haut des cuisses lorsqu’elle avait trop chaud… Au reste, le dîner de l’aube avait lieu à la lumière des candélabres, dans une salle à manger envahie par les chats, où, par réaction contre la raideur habituelle des repas de famille, les adolescents se conduisaient comme des brutes, chacun découpant sa viande le plus mal possible, s’arrachant les bons morceaux, cherchant des présages dans les petits os des volailles, se donnant des coups de pied sous la table, éteignant les bougies, tout à coup, pour prendre un gâteau dans l’assiette de son voisin, débraillés, assis de travers, les coudes sur la table. Celui qui n’avait pas faim mangeait en faisant des réussites ou des châteaux de cartes ; s’il était de mauvaise humeur, il lisait un roman. Lorsque Sofia était victime d’une conjuration des garçons désireux de la taquiner à quelque propos, elle lâchait de gros mots de charretier, mais dans sa bouche l’interjection canaille devenait étonnamment chaste, se dépouillait de son sens originel pour n’être plus que simple expression de défi,
revanche de tant et tant de repas pris au couvent les yeux fixés sur l’assiette, après avoir récité le Benedicite. « Où as-tu appris ça ? » lui demandaient les autres en riant. « Au lupanar », répondait-elle, avec le naturel de quelqu’un qui y aurait été. Finalement, fatigués de se mal conduire, de chambarder les convenances, de faire des carambolages avec des noix sur la nappe souillée par une coupe renversée, ils se souhaitaient le bonsoir à l’aube, emportant dans leur chambre un fruit, une poignée d’amandes, un verre de vin, dans un crépuscule à l’envers qui s’emplissait de cris de marchands et de matines.
IV
Cela arrive toujours.
Goya.
L’année de deuil s’écoula et l’on commença celle du demi-deuil sans que les jeunes gens, de plus en plus attachés à leurs nouvelles habitudes, absorbés par d’interminables lectures, découvrant l’univers à travers les livres, changeassent rien à leur vie. Ils restaient dans leur coquille, oublieux de la ville, insoucieux du monde, s’informant par hasard de ce qui se passait à l’époque par quelque journal étranger qui leur parvenait avec des mois de retard. Flairant la présence de « bons partis » dans la demeure close, certaines personnes de condition, affligées apparemment de voir ces orphelins vivre si seuls, avaient essayé de les aborder au moyen d’invitations diverses. Mais leurs démarches amicales se heurtaient à de froides échappatoires. Ils prenaient leur deuil comme un précieux prétexte pour demeurer en marge de tout engagement ou obligation, ignorant une société qui, par ses préjugés provinciaux, prétendait soumettre les existences à des normes communes, se promenant à heure fixe dans les mêmes lieux, goûtant dans les mêmes confiseries à la mode, passant la Noël aux moulins à sucre, ou encore dans ces propriétés d’Artémise où les riches colons rivalisaient à élever des statues mythologiques au bord des plaines à tabac… On sortait de la saison des pluies, qui avait rempli les rues de boue, lorsqu’un matin, dans le demi-sommeil de la nuit qui commençait pour lui, Carlos entendit retentir fortement le marteau de la porte principale. Le fait n’aurait pas attiré son attention si, quelques instants plus tard, on n’eût frappé à la porte cochère, puis à toutes les autres portes de la maison, la main impatiente revenant au point de départ avant de faire résonner les autres entrées pour la seconde et e t la troisième fois.
On eût dit qu’une personne obstinée à entrer tournait autour de la maison, cherchant un endroit où se glisser, et l’impression qu’elle tournait devenait d’autant plus forte que les coups se répercutaient à un endroit où il n’y avait pas de sortie sur la rue, en écho qui courait dans les coins les plus retirés. Comme il était samedi de Pâques et jour férié, le magasin, auquel avaient recours les visiteurs qui désiraient des renseignements, était fermé. Remigio et Rosaura devaient être à la messe de Résurrection ou en train de faire des emplettes au marché, puisqu’ils ne répondaient pas. « Il se fatiguera bien », se dit Carlos enfonçant sa tête dans l’oreiller. Mais remarquant que les coups continuaient, il finit par endosser une robe de chambre, irrité, et descendit au vestibule. Il se pencha dans la rue juste à temps pour apercevoir un homme muni d’un énorme parapluie, qui tournait au coin le plus proche. Il y avait par terre une carte, que l’on avait glissée sous le battant :
VICTOR HUGUES Négociant à Port-au-Prince
Après avoir maudit le personnage inconnu, Carlos se recoucha sans plus penser à lui. Quand il se réveilla, ses yeux tombèrent sur le bristol, étrangement teinté de vert par un dernier rayon de soleil qui traversait l’un des petits carreaux verts d’une fenêtre. Et « les petits » étaient réunis au milieu des caisses et des paquets du salon, le Grand Albert adonné à ses travaux de physique, lorsque la même main du matin se mit à soulever les marteaux de la maison. Il pouvait être dix heures du soir, c’est-à-dire tôt pour eux, mais tard si l’on considérait les habitudes de la ville. Une peur soudaine s’empara de Sofia : « Nous ne pouvons recevoir ici un étranger », dit-elle, remarquant pour la première fois la singularité de tout ce qui avait formé le cadre naturel de son
existence. De plus, accepter un inconnu dans le labyrinthe familial eût été comme trahir un secret, livrer un arcane, dissiper un sortilège. « N’ouvre pas, pour l’amour de Dieu ! » dit-elle d’un ton implorant à Carlos qui déjà se levait, le visage courroucé. Mais il était trop tard. Remigio, tiré d’un premier sommeil par le marteau de la porte cochère, introduisait l’étranger, levant un candélabre. C’était un homme sans âge, — peut-être avait-il trente ans, peut-être quarante, peut-être beaucoup moins —, au visage figé en cette sorte d’inaltérabilité que communiquent toujours les rides prématurées imprimées sur le front et les joues par la mobilité d’une physionomie entraînée à passer brusquement — et l’on allait s’en rendre compte dès les premiers mots — d’une extrême tension à la passivité ironique, du rire irréfréné à une expression volontaire et dure, qui reflétait sa volonté déterminée d’imposer avis et convictions. D’autre part, sa peau très hâlée par le soleil, ses cheveux négligemment négligemment coiffés, selon la nouvelle mode, complétaient sa vigoureuse personne qui respirait la santé. Ses vêtements serraient trop un tronc corpulent et deux bras aux muscles renflés, le tout bien porté par deux jambes solides, à la démarche assurée. Si ses lèvres étaient vulgaires et sensuelles, les yeux, très sombres, étincelaient avec une intensité impérieuse et presque insoutenable. Cet individu avait de l’allure, mais au premier abord il pouvait aussi bien inspirer la sympathie que l’aversion. (« De tels rustres, se dit Sofia, ne peuvent qu’ébranler une maison lorsqu’ils veulent y entrer. entrer. ») Après avoir salué avec une courtoisie cérémonieuse qui ne pouvait guère faire oublier l’impolitesse de ses appels sonores et insistants, le visiteur se mit à parler rapidement, sans permettre la moindre remarque, déclarant qu’il avait des lettres pour le père, de l’intelligence de qui on lui avait dit des merveilles ; il ajouta que l’époque actuelle voulait de nouveaux accords et de nouveaux échanges ; que les négociants de la ville, ayant le droit de commercer librement, devaient se mettre en rapport avec ceux d’autres îles de la Caraïbe ; qu’il apportait comme modeste cadeau quelques bouteilles de vin, d’une qualité inconnue sur la place ; que… En apprenant la nouvelle, criée par les trois jeunes gens, selon laquelle le père était mort et enterré depuis longtemps, l’étranger, qui s’exprimait en un jargon comique, un peu espagnol et passablement français, entremêlé de
locutions anglaises, s’arrêta sur un oh ! compatissant ; si compatissant, si déçu, et qui l’avait interrompu si net dans son élan, que les autres, sans remarquer qu’il était honteux d’agir ainsi en cet instant, éclatèrent de rire. Tout avait été si rapide, si inattendu, que le négociant de Port-au-Prince, déconcerté, joignit son rire à celui des autres. Un « Je vous en prie ! » de Sofia, revenue soudainement à la réalité, redonna aux visages leur gravité. Mais la tension des esprits était tombée. Le visiteur passait outre sans y avoir été invité, et, chose singulière, ne semblait pas éprouver le moindre étonnement devant le tableau de désordre offert par la maison, ni par l’extravagant accoutrement de Sofia, qui, pour s’amuser, avait mis une chemise de Carlos dont les pans lui arrivaient aux genoux. Il donna une chiquenaude experte à la porcelaine d’un vase, caressa la bouteille de Leyde, loua la facture d’une boussole, fit tourner la vis d’Archimède, marmonnant quelques mots à propos des leviers qui soulèvent le monde, et se mit à parler de ses voyages, commencés en qualité de mousse dans le port de Marseille, où son père, et il en était très honoré, avait été maître boulanger. boulanger. « Les boulangers sont très utiles à la société », déclara Esteban, heureux de voir un étranger qui, mettant le pied en ce pays, ne se piquait pas de noblesse. « Mieux vaut empierrer des routes que de faire des fleurs de porcelaine », fit remarquer l’autre, se servant d’une citation classique, avant de parler de sa nourrice martiniquaise, noire, vraiment noire, qui avait été comme un présage de ses futurs voyages : en effet, bien qu’il rêvât, dans son adolescence, aux routes de l’Asie, tous les bateaux qui l’acceptaient à bord allaient échouer aux Antilles ou au golfe du Mexique. Il parlait des forêts de corail des Bermudes ; de l’opulence de Baltimore ; du Mardi Gras de La Nouvelle-Orléans, comparable à celui de Paris ; des eaux-de-vie de cresson et de menthe de Veracruz, avant de descendre jusqu’au golfe de Paria, en passant par l’île des Perles et la lointaine Trinidad. Élevé au rang de pilote, il était arrivé jusqu’à la distante Paramaribo, ville qui pouvait bien être enviée par beaucoup d’autres qui se donnaient de grands airs — et il montrait le parquet —, car elle avait de vastes avenues plantées d’orangers et de citronniers, sur les troncs desquels on encastrait des coquilles marines pour produire un meilleur effet. Des bals
magnifiques étaient donnés à bord des vaisseaux étrangers ancrés au pied du fort Zélande et les Hollandaises, disait-il en jetant un clin d’oeil aux garçons, étaient prodigues de leurs faveurs. Tous les vins et toutes les liqueurs du monde étaient dégustés dans cette colonie bariolée, dont les festins étaient servis par des négresses parées de bracelets et de colliers, vêtues de jupes en toile des Indes et de blouses légères, presque transparentes, serrées sur les seins frémissants et durs ; et pour tranquilliser Sofia qui déjà fronçait les sourcils devant cette image, il la rehaussa opportunément de la citation d’un vers français faisant allusion aux esclaves persanes qui portaient la même tenue dans le palais de Sardanapale. « Merci », dit la jeune fille entre ses dents, furieuse, mais reconnaissant l’habileté de la parade. Du reste, poursuivait l’autre changeant de latitude, les Antilles constituaient un archipel merveilleux, où l’on trouvait les choses les plus étranges : des ancres énormes abandonnées sur des plages solitaires ; des maisons attachées au roc par des chaînes de fer, pour que les cyclones ne les entraînent pas à la mer ; un vaste cimetière séphardi à Curazao ; des îles habitées par des femmes qui restaient seules des mois et des années durant, tandis que les hommes travaillaient sur le Continent ; des galions coulés, des arbres pétrifiés, des poissons inimaginables ; et, à la Barbade, la sépulture d’un petit-fils de Constantin XI, dernier empereur de Byzance, dont le fantôme apparaissait aux voyageurs solitaires, par les nuits de grand vent… Soudain Sofia demanda au visiteur, avec un grand sérieux, s’il avait vu des sirènes dans les mers tropicales. Et avant que l’étranger n’eût répondu, la jeune fille lui montra une page de Les Délices de la Hollande, très vieux livre où l’on racontait qu’une fois, après un orage qui avait rompu les digues de West-Frise, apparut une femme marine, à demi enterrée dans la boue. Amenée à Harlem, on l’habilla et on lui apprit à filer. Mais elle vécut plusieurs années durant sans apprendre la langue, gardant toujours un instinct qui la poussait vers l’eau. Ses pleurs étaient comme la plainte d’un moribond… Nullement déconcerté par cette histoire, le visiteur parla d’une sirène trouvée, quelques années auparavant, dans le Maroni. Elle avait été décrite par le major Archicombie, militaire fort estimé, dans une communication envoyée à l’Académie des Sciences de Paris. « Un major
anglais ne peut pas se tromper », ajouta-t-il avec un sérieux qui frisait le ton ennuyeux. Remarquant que le visiteur venait de gagner quelques points dans l’estime de Sofia, Carlos remit la conversation sur le thème des voyages. Mais il ne manquait plus qu’à parler de Basse-Terre, en Guadeloupe, avec ses sources d’eaux vives et ses maisons qui évoquaient celles de Rochefort et de La Rochelle. Les jeunes gens ne connaissaient-ils pas ces deux villes ?… « Ce doit être une horreur, dit Sofia. Nous nous y arrêterons forcément quelques heures quand nous irons à Paris. Parlons plutôt de Paris que vous connaissez certainement comme votre poche. » L’étranger la regarda de travers, et sans répondre raconta comment il était allé de la Pointe-à-Pitre à Saint-Domingue, dans le but d’installer une maison de commerce ; il s’était établi finalement à Port-au-Prince, où il avait un magasin prospère : un magasin avec beaucoup de marchandises, de peaux, de salaisons (« C’est horrible ! » s’écria Sofia), de barriques, d’épices, « plus ou moins comme le vôtre », souligna le Français en montrant du pouce par-dessus son épaule le mur mitoyen, d’un geste que la jeune fille considéra comme le comble de l’insolence. « Ce n’est pas nous qui nous occupons de celui-ci », fit-elle observer. « Ce ne serait pas un travail facile et de tout repos », répliqua l’autre, se mettant aussitôt à raconter qu’il venait de Boston, centre de grandes affaires, excellent pour l’achat des farines de blé à meilleur prix qu’en Europe. Il attendait à présent un important chargement dont il vendrait une partie sur place, et enverrait le reste à Port-au-Prince. Carlos était sur le point de renvoyer poliment cet intrus qui, après une intéressante introduction autobiographique, portait la conversation sur le thème odieux des achats et des ventes lorsque, se levant du fauteuil comme s’il avait été dans sa propre maison, il alla vers les livres entassés en un coin. Il prenait un volume, manifestant sa joie avec emphase si le nom de son auteur pouvait être rapproché de quelque théorie avancée en matière de politique ou de religion. « Je vois que vous êtes très au courant », disait-il, faisant céder à l’instant la résistance des autres. Ils lui montrèrent bientôt les éditions de leurs auteurs favoris, que l’étranger palpait avec déférence, flairant le grain du papier et le veau des reliures. Puis il s’approcha des engins du cabinet de physique, montrant un appareil dont les pièces gisaient
pêle-mêle sur plusieurs meubles : « Ceci sert aussi à la navigation », dit-il. Et comme la chaleur était forte, il demanda la permission de se mettre en manches de chemise, au grand étonnement des autres, déconcertés de le voir pénétrer si familièrement dans un monde qui, ce soir, leur paraissait terriblement insolite quand se dressait près du « Défilé des Druides », ou de « La Tour Penchée » une présence étrangère. Sofia allait l’inviter à manger, quoiqu’elle fût confuse de lui révéler que, dans cette maison, on déjeunait à minuit avec des mets mieux indiqués pour le repas de midi ; mais l’étranger, ajustant un quadrant dont l’usage avait été jusque-là mystérieux, jeta un clin d’oeil vers la salle à manger, manger, où la table était servie dès avant son arrivée. « J’apporte mes vins », dit-il. Et allant chercher les bouteilles qu’il avait laissées en entrant sur un banc du patio, il les plaça pompeusement sur la nappe, tout en invitant les jeunes gens à prendre place. Sofia était à nouveau scandalisée par l’incroyable toupet de cet intrus qui s’attribuait, dans la maison, des rôles de pater familias. Mais voici que les garçons goûtaient un cru alsacien avec de telles marques de satisfaction que, pensant au pauvre Esteban, qui avait été si malade dernièrement et semblait s’amuser beaucoup de la présence du visiteur, elle adopta une attitude de dame huppée et courtoise, passant les plateaux à celui qu’elle appelait « Monsieur Jiug » avec un accent sifflant. « Huuuuuuuuuug Huuuuuuuuuug », corrigeait l’autre, allongeant les u avant de s’arrêter brusquement sur le g, sans que Sofia modifiât sa prononciation. Elle avait fort bien compris comment il fallait dire le nom, mais elle prenait un malin plaisir à le déformer de plus en plus en « Iug », « Juk », « Ugües », et forgeait des combinaisons impossibles de lettres qui se terminaient par des rires tandis qu’ils mordaient les pâtes de fruits et les massepains de Semaine Sainte, apportés par Rosaura : ceux-ci rappelèrent à Esteban, tout à coup, c oup, qu’on était au samedi saint. « Les cloches ! Les cloches ! » s’écria l’invité avec force, faisant un signe vers le ciel, d’un index évidemment dédaigneux, voulant dire que les cloches et les bourdons de la ville avaient beaucoup retenti pendant la matinée. Puis il alla chercher une autre bouteille, d’Arbois cette fois-ci, que les jeunes gens, un peu gris, accueillirent avec une joie bruyante, faisant semblant de la bénir. Les verres vidés, ils sortirent dans le patio pour respirer l’air de la
nuit. « Qu’y a-t-il là-haut ? », demanda M. Jiug, se dirigeant résolument vers le large escalier. Et il était déjà à l’étage supérieur, après avoir monté les marches quatre à quatre, penché sur la galerie située au-dessus du toit, entre les colonnes de laquelle courait une rampe en bois. « S’il a l’audace d’entrer dans ma chambre, je le flanquerai dehors », murmura Sofia. Mais le désinvolte visiteur s’approcha d’une dernière porte, entrebâillée, dont il poussa légèrement le battant. « C’est une espèce de grenier », dit Esteban. Et c’était lui qui entrait maintenant, la lumière levée, dans un vieux salon où il n’allait plus depuis des années. Plusieurs malles, des caisses, des coffres, des valises, étaient poussés contre les murs, dans un ordre qui faisait un contraste comique, si l’on y pensait, avec le désordre d’en bas. Au fond, il y avait une armoire de sacristie, dont le bois attira l’attention de monsieur Jiug à cause de la splendeur de ses nervures. « Solide… Magnifique. » Pour que l’on pût en palper la solidité, Sofia ouvrit le meuble, montrant l’épaisseur de la porte. Mais à présent l’étranger était plus intéressé par les vieux habits qui pendaient à une barre métallique : vêtements ayant appartenu à des membres de la famille maternelle, qui avait fait construire la maison ; à l’académicien, au prélat, à l’enseigne de vaisseau, au magistrat ; robes d’aïeules, satins défraîchis, austères redingotes, dentelles, mousselines verdies par le salpêtre, percales et indiennes ; déguisements d’un jour : de bergère, de tireuse de cartes, de princesse inca, de dame du temps jadis. « Splendide pour jouer aux portraits ! », s’écria Esteban. Et soudainement d’accord sur une même idée, ils se mirent à prendre ces poussiéreuses reliques dans un grand tourbillon de mites, les faisant glisser jusqu’au bas de l’escalier sur la main courante en acajou ciré. Peu après, dans le grand salon transformé en théâtre, tantôt acteurs, tantôt devineurs, ils se mirent tous quatre, à tour de rôle, à jouer divers personnages : il suffisait de transformer les costumes, de modifier leurs formes avec des épingles, d’admettre qu’une chemise de nuit était un peplum romain ou une tunique antique, pour caractériser un héros de l’histoire ou un héros de roman, à l’aide de quelque salade en guise de couronne de laurier, d’une pipe en manière de pistolet, d’une canne à la ceinture imitant une épée. Monsieur Jiug, évidemment entiché d’antiquité, joua le rôle de Mucius Scaevola, de Caïus
Gracchus, de Démosthène, — un Démosthène bien vite identifié quand on le vit sortir dans le patio en quête de petits cailloux. Carlos, avec une flûte et un tricorne en carton, fut reconnu comme étant Frédéric de Prusse, bien qu’il s’obstinât beaucoup à démontrer qu’il avait voulu représenter le joueur de flûte Quantz. Esteban, avec une grenouille pour rire apportée de sa chambre, imita les expériences de Galvani, mais il s’en tint là, car la poussière des costumes le faisait éternuer dangereusement. Sofia, se doutant que monsieur Jiug était fort peu versé dans les choses espagnoles, s’acharnait à faire Inès de Castro, Jeanne la Folle ou l’illustre laveuse de vaisselle, finissant par s’enlaidir le plus possible, tordant sa bouche, prenant une expression niaise, afin d’animer un personnage impossible à identifier qu’elle déclara être, au milieu des protestations des autres, « une quelconque infante de Bourbon ». Quand l’aube fut sur le point de se lever, Carlos proposa un « grand massacre ». Suspendant les vêtements par de minces cordelettes à des fils de fer tendus entre les troncs des palmiers, après leur avoir mis des têtes grotesques en papier peint, ils se mirent tous à les renverser à coups de balle. « Au casse-gueule ! » criait Esteban, donnant le signal de l’attaque. Et des prélats tombaient, des capitaines, des dames de la cour, des bergers, au milieu de rires qui, lancés vers le ciel par l’étroite ouverture du patio, pouvaient s’entendre dans toute la rue… Le jour les surprit en plein jeu, insatiables, jetant des presse-papiers, des casseroles, des pots de fleurs, des volumes d’encyclopédie, sur les vêtements que les balles n’avaient pu jeter bas, livrés à la plus allègre furie : « Au casse-gueule ! » criait Esteban, « au casse-gueule !… » Finalement Remigio reçut l’ordre de prendre la voiture et de conduire le visiteur à l’hôtel voisin. Le Français prit congé avec de grandes protestations d’affection, promettant de revenir le soir. « C’est vraiment quelqu’un », déclara Esteban. Mais à présent les autres devaient se vêtir de noir pour aller à l’église du Saint-Esprit, où l’on disait une nouvelle messe pour l’éternel repos de leur père. « Et si nous n’y allions pas ? » proposa Carlos en bâillant. « De toute façon, la messe sera dite. » « J’irai toute seule », dit Sofia sévèrement. Mais après un instant d’hésitation, cherchant des excuses dans l’imminence d’une indisposition très normale, elle tira les rideaux de sa chambre et se mit au lit.
V
Victor, comme on l’appelait maintenant, venait tous les après-midi à la maison, et se révélait habile dans les occupations les plus inattendues. Un soir il lui prenait fantaisie de mettre la main au pétrin et il pétrissait des croissants qui démontraient sa maîtrise en l’art de la boulangerie. D’autres fois il liait de mirifiques sauces, utilisant les ingrédients les moins propres à être combinés. Il transfigurait une viande froide en plat moscovite, se servant habilement du fenouil et du poivre moulu, et il ajoutait du vin chaud et des épices à toutes ses recettes, qu’il baptisait de noms pompeux, inspirés du souvenir de cuisiniers illustres. Arte Scisoria du marquis de Villena, entre La découverte de l’ Arte autres livres étranges reçus de Madrid, provoqua une semaine de cuisine médiévale dans laquelle un quelconque filet de bœuf faisait figure de pièce de fin gibier. Il venait de monter, d’autre part, les appareils les plus compliqués du cabinet de physique (presque tous fonctionnaient déjà, illustrant des théories, analysant le spectre, faisant jaillir de magnifiques étincelles), et il dissertait à leur sujet dans ce pittoresque espagnol qu’il avait acquis au cours de ses aventures à travers le golfe du Mexique et les îles de la Caraïbe, qui s’enrichissait de mots et de tournures avec une surprenante facilité. En même temps, il faisait pratiquer aux jeunes gens la prononciation française, leur faisant lire une page de roman, ou mieux encore quelque comédie distribuée à plusieurs voix, comme au théâtre. Et Sofia riait beaucoup lorsque Esteban, en un crépuscule qui était pour elle point du jour, déclamait avec un accent méridional bien marqué, dû à son maître, les vers du « Joueur » : Il est, parbleu, grand jour. Déjà, de leur ramage Les coqs ont éveillé tout notre voisinage.
Par une nuit de mauvais temps, Victor fut invité à rester dans l’une des chambres. Et quand les autres se levèrent au crépuscule suivant, alors que le moment n’était pas loin où les coqs du voisinage mettraient la tête sous leur aile, ils se trouvèrent devant un spectacle incroyable : débraillé, la chemise en lambeaux, couvert de sueur comme un docker noir, le Français achevait de tirer ce qui pendant tant de mois était resté à moitié emballé dans les caisses et il plaçait selon sa fantaisie les meubles, les tapisseries, les vases, avec l’aide de Remigio. La première impression fut déconcertante et mélancolique. Toute une mise en scène de rêve s’écroulait. Peu à peu cependant les adolescents se réjouirent de cette transformation inattendue ; ils trouvaient plus vastes les pièces, plus vives les lumières, découvraient le confort moelleux d’un fauteuil, la fine marqueterie d’un buffet, les chaudes nuances du Coromandel. Sofia allait d’une pièce à l’autre, comme dans une maison neuve, se contemplant dans des miroirs inconnus qui, placés l’un en face de l’autre, multipliaient ses images jusqu’à des lointains brumeux. Et comme certains coins étaient enlaidis par l’humidité, Victor, juché sur un escabeau, donnait çà et là des coups de pinceau, éclaboussant ses sourcils et ses joues. Possédés par une fureur soudaine de tout mettre en ordre, les autres se jetèrent sur ce qui restait dans les caisses, déroulant des tapis, dépliant des rideaux, sortant des porcelaines de la sciure, jetant dans le patio tout ce qui était brisé, et regrettant peut-être de ne pas trouver davantage de choses cassées afin de les réduire en mille morceaux sur le mur mitoyen. Il y eut dîner de gala, cette aube-là, dans la salle à manger qui fut en imagination située à Vienne, en raison de ce que Sofia, depuis quelque temps, aimait lire des articles qui louaient les marbres, les cristaux et les rocailles de la ville, plus musicienne qu’aucune autre, placée sous le vocable de saint Etienne, patron d’Esteban qui était né ici un 26 décembre… Puis on donna un bal des ambassadeurs devant les glaces biseautées du salon, au son de la flûte de Carlos qui se moquait bien, en cette célébration si exceptionnelle, de ce que pouvaient penser les voisins. On fit circuler des plateaux avec des verres d’un punch à la mousse saupoudrée de cannelle, préparé par le Conseiller du Trône, tandis qu’Esteban, faisant office de dauphin acariâtre et décoré, observait que tous dansaient plus
mal l’un que l’autre en cette fête : Victor, Victor, parce qu’il se dandinait comme un marin sur le pont ; Sofia, parce que les nonnes n’apprenaient pas à danser ; Carlos, parce que tournant au rythme de sa propre musique, il ressemblait à un automate monté sur son pivot. « Au casse-gueule ! » criait Esteban, les bombardant de noisettes et de dragées. Mal en prit cependant au dauphin dans ses plaisanteries, car tout à coup les sifflements de sa trachée annoncèrent le commencement d’une crise. En quelques minutes, son visage fut ridé, vieilli, par un rictus de souffrance. Voici que les veines de son cou se gonflaient et qu’il écartait les genoux de toutes ses forces, ramenant les coudes en avant pour soulever ses épaules, cherchant un air qu’il ne trouvait pas dans le vaste espace de la maison. « Il faudrait l’emmener à un endroit où il ne fasse pas si chaud », dit Victor. Victor. Sofia n’y avait jamais pensé. Quand le père, qui était si austère, était encore en vie, il n’aurait jamais toléré que quelqu’un sortît de la maison après l’heure du rosaire. Prenant l’asthmatique dans ses bras, Victor le porta à la voiture, pendant que Carlos décrochait le collier et le harnais du cheval. Et pour la première fois Sofia se trouva dans la rue entre des demeures que la nuit grandissait en accentuant les points d’ombre, la hauteur des colonnes, la largeur des toits dont les angles relevaient leur auvent sur des grilles couronnées par une lyre, une sirène ou des têtes caprines qui se profilaient sur le fer à côté d’un blason couvert de clefs, de lions, de couronnes et de coquilles de Saint Jacques. Ils débouchèrent sur l’avenue où quelques réverbères étaient restés allumés. Etrangement déserte elle brillait, avec ses magasins fermés, ses arcades plongées dans les ténèbres, la fontaine muette et les lanternes des navires dont on voyait osciller le haut des mâts qui s’élevaient avec une densité de forêt vierge derrière la jetée. Par-dessus la rumeur de l’eau calme, brisée par les pilotis des quais, s’exhalait une odeur de poisson, d’huile et de détritus marins. On entendit le coucou d’une pendule au fin fond d’une maison endormie et le veilleur de nuit chanter l’heure, indiquant en son cri mélismatique que le ciel était clair et dégagé. Après trois tours lents, Esteban fit un geste qui exprimait son désir d’aller plus loin. La voiture prit la direction du chantier naval, où les bateaux en construction, élevant les côtes de leurs cales, semblaient d’énormes fossiles. « Pas par ici », dit Sofia voyant qu’on était
à présent au-delà des digues, et qu’en arrière restaient des carcasses de bateaux, dans tout cet espace qui se peuplait peu à peu de gens de mauvaise mine. Victor, sans faire attention à elle, fouetta légèrement la croupe du cheval. Tout près, il y avait des lumières. Tournant à l’angle d’une maison, ils se trouvèrent dans une rue remplie d’un tumulte de marins, où plusieurs salles de bal, toutes fenêtres ouvertes, débordaient de musique et de rires. Au rythme de tambours, de flûtes et de violons, les couples dansaient avec une frénésie qui enflamma les joues de Sofia, scandalisée, muette, mais ne pouvant détacher ses yeux de cette populace enfermée entre quatre murs, dominée par la voix aigre des clarinettes. Il y avait des mulâtresses qui tortillaient la croupe, la présentant à celui qui les suivait, pour fuir prestement ensuite le geste agressif que leur incitation provoquait. Sur une estrade, une négresse aux jupes relevées battait en cadence avec ses talons le rythme d’une guaracha sans cesse ponctuée par l’allusif refrain : « Quand, ma vie, quand ? » Une femme montrait ses seins, moyennant un verre de vin, près d’une autre, affalée sur une table, qui jetait ses souliers au plafond, et relevait son jupon pour montrer montrer ses cuisses. Des hommes de tout acabit et de toutes couleurs allaient vers le fond des tavernes, une main plongée dans la masse des fesses. Victor, qui évitait les ivrognes avec une habileté de cocher professionnel, semblait jouir de cet ignoble chahut, identifiait les Nord-Américains à leur façon de tanguer en marchant, les Anglais à leurs chansons, les Espagnols parce qu’ils transportaient du vin rouge dans des outres et des porrons. A l’entrée d’une baraque, plusieurs putains en chemise accrochaient les passants, se laissant palper, enlacer, soupeser ; l’une d’entre elles, renversée sur un grabat sous le poids d’un colosse à la barbe noire, n’avait même pas eu le temps de fermer la porte. Une autre déshabillait un mousse trop maigre, trop ivre pour se débrouiller avec ses vêtements. Sofia était sur le point de crier de dégoût, d’indignation mais plus encore à cause de Carlos et d’Esteban que d’elle-même. Ce monde lui était si étranger qu’elle le regardait comme une vision d’enfer, sans rapport avec les mondes connus. Elle n’avait rien à voir avec les promiscuités de ces lieux où venaient débarquer des gens sans foi ni loi. Mais elle remarquait dans l’expression des garçons quelque chose de trouble, de bizarre ; une attente,
pour ne pas dire un acquiescement, qui l’exaspéraient. C’était comme si « ça » ne leur répugnait pas aussi profondément qu’à elle ; comme s’il y avait entre leurs sens et ces corps étrangers à ceux de l’univers normal un soupçon d’intelligence. Elle imagina Esteban, Carlos, dans ce bal, dans cette maison, vautrés sur les lits de sangle, confondant leurs sueurs propres aux denses exsudations de ces femelles… Se dressant dans la voiture, elle arracha le fouet des mains de Victor et déchargea un tel coup en avant que le cheval se mit à galoper d’un bond, renversant les poêlons d’une marchande avec la barre de l’attelage. L’huile bouillante, le merlan, les petits pains et les pâtés se répandirent, provoquant les hurlements d’un chien échaudé qui se roulait dans la poussière, achevant de s’écorcher avec des éclats de verre et des arêtes de pagre. Un tumulte se propagea dans toute la rue. C’étaient plusieurs négresses qui à présent couraient derrière eux dans la nuit, armées de bâtons, de couteaux, de bouteilles vides, lançant des pierres qui rebondissaient sur les toits, entraînant des morceaux de tuiles qui tombaient des auvents. Puis ce furent de telles insultes, en voyant s’éloigner la voiture, qu’elles faisaient presque rire tant elles étaient ordurières. « Ce qu’une demoiselle doit entendre ! » dit Carlos, lorsqu’ils eurent rejoint l’avenue par un détour. Arrivée à la maison, Sofia disparut dans les ténèbres, sans souhaiter le bonsoir. bonsoir. Victor se présenta comme d’habitude à la tombée de la nuit. Après un soulagement momentané, la crise d’Esteban était allée en s’aggravant pendant toute la journée, et atteignit de tels paroxysmes que l’on pensait appeler un médecin, décision d’une gravité exceptionnelle dans la maison, car le malade, rendu méfiant par de nombreuses expériences, savait que les formules pharmaceutiques ne produisaient quelque effet que pour faire empirer son état. Suspendu à la grille, face au patio, l’adolescent, qui dans son désespoir s’était dépouillé de tout vêtement, restant tout nu sans s’en rendre compte peut-être, offrait un aspect lamentable. Avec les côtes et les clavicules si saillantes qu’on les aurait dites hors de la peau, son corps faisait penser à certains gisants de tombeaux espagnols, vides d’entrailles, réduits à la peau tendue sur le squelette. Vaincu dans ses efforts pour respirer, Esteban se laissa tomber sur le sol, adossé à un mur, la face violette, les ongles presque noirs, regardant les autres avec les yeux d’un moribond. Son pouls
affolé lançait des coups de boutoir dans toutes ses veines. Son corps était enduit d’une pâte cireuse, tandis que la langue, sans trouver de salive, pressait des dents qui commençaient à claquer sur des gencives blanches… « Il faut faire quelque chose ! » cria Sofia : « Il faut faire quelque chose !… » Après quelques minutes d’apparente indifférence, comme mû par une décision soudaine, Victor demanda la voiture, annonçant qu’il allait chercher quelqu’un qui pouvait mettre en œuvre des pouvoirs extraordinaires afin de vaincre la maladie. Il revint au bout d’une demi-heure, en compagnie d’un métis à l’aspect vigoureux, vêtu avec sobriété et élégance, qu’il présenta comme le docteur Ogé, médecin remarquable et philanthrope distingué, qu’il avait connu à Port-au-Prince. Sofia s’inclina légèrement devant le nouveau venu, sans lui tendre la main. Elle avait certes tout lieu de se méfier de la couleur relativement claire de sa peau. C’était comme une fausse peau, plaquée sur un visage de nègre, au nez épaté et aux épais cheveux crépus. Pour elle, être noir ou négroïde signifiait être domestique, docker, cocher ou musicien ambulant. Mais Victor, remarquant son geste mécontent, expliqua qu’Ogé, descendant d’une famille aisée de Saint-Domingue, avait fait ses études à Paris et avait des titres qui accréditaient son savoir. Ce qui est certain, c’est que son vocabulaire était recherché et choisi. Il employait des tournures archaïques, quand il parlait le français. Il distinguait de façon excessive les « c » et les « z » quand il parlait espagnol, et ses façons dénotaient une surveillance constante de sa bonne tenue. « Mais… c’est un nègre ! » murmura Sofia, dans un souffle percutant, à l’oreille de Victor. « Tous les hommes sont nés égaux », répondit l’autre, en l’écartant d’une légère bourrade. Cette affirmation l’ancra dans sa répugnance. Elle admettait bien cette idée comme une spéculation humanitaire, mais elle ne se résolvait pas à accepter qu’un nègre pût être médecin de confiance ni qu’on mît la santé d’un parent entre les mains d’un homme de couleur. Nul n’eût songé confier à un nègre la construction d’un palais, la défense d’un accusé, la direction d’une controverse théologique ou le gouvernement d’un pays. Mais Esteban, qui râlait, appelait d’une façon si désespérée qu’ils s’en furent tous à sa chambre. « Laissez travailler le médecin », dit Victor péremptoirement. « Il faut en finir par n’importe quel moyen avec cette crise. »
Le métis, sans regarder le malade, sans le toucher ni l’examiner, demeurait immobile, flairant l’air de façon singulière. « Ce ne serait pas la première fois que ça arrive », dit-il au bout d’un moment. Et il levait les yeux vers un petit œil-de-bœuf, percé dans l’épaisseur du mur, en haut, entre des poutres qui soutenaient le plafond. Il demanda ce qu’il pouvait y avoir derrière le mur. Carlos se rappela qu’il existait là une étroite arrière-cour, très humide, pleine de meubles cassés et de fourbis inutilisables, sorte de couloir à découvert, séparé de la rue par une étroite grille couverte de plantes grimpantes, où ne passait personne depuis bien longtemps. Le médecin insista pour y être conduit. Après avoir fait un détour par la chambre de Remigio, qui était sorti chercher quelque potion, ils ouvrirent une porte grinçante, peinte en bleu. Ce que l’on put voir alors fut très surprenant ; sur deux longues plates-bandes parallèles poussaient du persil et des genêts, de petites orties, des sensitives et des herbes à l’aspect sauvage, autour de plusieurs touffes de réséda, splendidement fleuries. Comme exposé sur un autel, un buste de Socrate, que Sofia se souvenait avoir vu parfois, étant enfant, dans le bureau de son père, était placé dans une niche, entouré d’offrandes étranges, semblables à celles que certains sorciers utilisaient pour leurs prières : des tasses pleines de grains de maïs, des pierres de soufre, des buccins, des limailles de fer. fer. « C’est ça », dit Ogé en contemplant le minuscule jardin, comme s’il eût eu pour lui beaucoup d’importance. Et, d’un mouvement soudain, il se mit à arracher jusqu’à la racine les touffes de réséda, les amoncelant entre les plates-bandes. Puis il alla à la cuisine, et apportant une pelletée de charbons ardents, mit le feu au tas, auquel il jeta toutes les plantes qui poussaient dans l’étroite arrière-cour. « Il est probable que nous avons trouvé la raison du mal », dit-il en entamant une explication que Sofia trouva semblable en tout à un cours de nécromancie. Selon lui, certaines maladies avaient un rapport mystérieux avec la croissance d’une herbe, d’une plante ou d’un arbre dans un lieu voisin. Chaque être humain avait un double dans quelque créature végétale. Et il y avait des cas où ce double, pour son propre développement, dérobait des énergies à l’homme qui vivait lié à lui, le condamnait à la maladie quand il fleurissait ou donnait des graines. « Ne souriez pas,
Mademoiselle. » Il avait pu le constater souvent à
Saint-Domingue, où l’asthme affectait des enfants et des adolescents, les faisant mourir par étouffement ou anémie. Mais il suffisait quelquefois de brûler la végétation qui entourait le patient, soit chez lui, soit dans les environs, pour observer de surprenantes guérisons… « Sorcelleries », dit Sofia : « Il ne pouvait en être autrement. » Sur ce apparut Remigio, brusquement irrité de voir ce qui se passait. Vivement, presque avec irrespect, il jeta son chapeau par terre, criant qu’on avait brûlé ses plantes ; qu’il les cultivait depuis fort longtemps pour les revendre au marché, parce qu’elles étaient médicinales ; qu’on avait détruit son caisimon [une plante aromatique] acclimaté au prix d’énormes peines, qui servait à guérir tous les maux causés à l’entre-cuisses de l’homme, lorsque l’application de ses feuilles était accompagnée de la prière à saint Herménégilde, torturé dans ses parties par le sultan des Sarrasins ; qu’on avait offensé gravement le Seigneur des Forêts, celui dont le « portrait » avec la barbe rare qui le caractérisait, — et il désignait le buste de Socrate —, sanctifiait ce lieu que nul dans la maison n’avait jamais utilisé pour rien. Et, se mettant à pleurer, pleurer, il déclara enfin en gémissant que si Monsieur avait eu un peu plus confiance en ses herbes (il les lui avait bien offertes voyant qu’il prenait un mauvais chemin, avec sa dernière manie d’introduire des femmes dans la maison, quand Carlos était à la plantation, Sofia au couvent et l’autre trop malade pour se rendre compte de rien) il ne serait pas mort monté sur une femelle, sûrement pour s’être trop piqué d’une vigueur refusée à sa vieillesse. « Demain, tu ficheras le camp d’ici ! » cria Sofia, coupant court à cette scène odieuse, anéantie, écœurée, incapable sur le moment de voir clair dans ce qui était une retentissante révélation… Ils retournèrent à la chambre d’Esteban. Carlos, qui n’avait pas encore mesuré les conséquences de ce qu’avait dit Remigio, déplorait le temps perdu en inutiles disputes. Cependant, quelque chose d’ahurissant arrivait au malade : de longs et aigus les sifflements qui remplissaient sa gorge devenaient intermittents, s’arrêtant parfois pendant quelques secondes. C’était comme si Esteban eût avalé chaque prise d’air à petites gorgées, et grâce à ce soulagement ses côtes et clavicules reprenaient leur place dans son corps. « De même qu’il y a des hommes qui meurent
dévorés par le flamboyant ou le charbon du Vendredi saint, dit Ogé, de même celui-ci était tué lentement par ces bouquets de fleurs jaunes qui se nourrissaient de sa matière. » Et à présent, assis devant le malade, lui serrant les genoux entre les siens, il le regardait dans les yeux avec une fixité impérieuse, tandis que ses mains, dans un mouvement onduleux des doigts, semblaient décharger un fluide invisible sur ses tempes. Une gratitude stupéfaite s’exprimait sur le visage du patient, visage décongestionné qui peu à peu pâlissait par endroits, tandis que çà et là subsistait le relief anormal d’une veine bleue. Changeant de méthode, le docteur Ogé massait en un geste circulaire les arcades sourcilières, avec l’extrémité des pouces en un mouvement parallèle des mains. Soudain il s’arrêta, les retira, fermant les doigts, les laissant suspendus à hauteur de ses propres joues, comme si de cette façon dût s’achever une action rituelle. Esteban se laissa tomber sur le côté, sur l’ottomane d’osier, vaincu par un assoupissement soudain, transpirant par tous les pores. Sofia recouvrit son corps nu d’une couverture. « Une tisane d’ipéca et des feuilles d’arnica quand il se réveillera », dit le guérisseur allant rectifier sa tenue devant un miroir où il trouva le regard interrogateur de Sofia, qui le suivait des yeux. Il y avait dans ses gestes théâtraux beaucoup du magicien et du charlatan. Mais grâce à ça on avait obtenu un miracle. « Mon ami, expliquait Victor à Carlos, tout en débouchant une bouteille de vin du Portugal, appartient à la Société d’Harmonie du Cap Français. » « C’est une association musicale ? » demanda Sofia. Ogé et Victor échangèrent un regard d’intelligence en éclatant de rire. La jeune fille, irritée par cette hilarité inexplicable, retourna à la chambre d’Esteban : le malade dormait lourdement, avec une respiration normale, tandis que ses ongles reprenaient un peu de couleur. Victor l’attendait à l’entrée du salon : « Les honoraires du nègre », dit-il à voix basse. Sofia, honteuse de son oubli, se hâta d’apporter de sa chambre une enveloppe qu’elle tendit au médecin. « Oh ! Jamais de la vie ! » s’écria le métis, repoussant cette offre avec colère, se mettant à parler de la médecine moderne fort portée à admettre, depuis quelques années, que certaines forces, encore mal étudiées, pouvaient agir sur la santé de l’homme. Sofia lança un regard courroucé à Victor. Mais le regard tomba dans le vide : le Français avait les yeux fixés sur
Rosaura, la mulâtresse, qui traversait le patio en tortillant sa croupe sous une légère robe bleue à fleurs. « Que c’est intéressant ! » murmura la jeune fille faisant semblant d’écouter le discours d’Ogé. « Plaît-il ? » demanda l’autre. Une feuille de palmier tomba au milieu du patio avec un bruit de rideau déchiré. Le vent apportait une odeur de mer — d’une mer si proche qu’elle semblait envahir toutes les rues de la ville. « Cette année nous aurons un cyclone », dit Carlos, essayant devant un thermomètre du Grand Albert de convertir des degrés Farenheit en degrés Réaumur. Il régnait un malaise latent. Les lèvres prononçaient des mots mais la pensée était ailleurs. Chacun parlait par une bouche qui ne lui appartenait pas, bien qu’elle s’exprimât au-dessus de son propre menton. Carlos n’était pas intéressé par le thermomètre du Grand Albert ; Ogé ne se sentait pas écouté ; Sofia ne parvenait pas à se défaire de la démangeaison intime d’une irritation qui se retournait contre Remigio — maladroit révélateur de quelque chose qu’elle soupçonnait depuis longtemps, lui faisant mépriser la misérable condition masculine, incapable de supporter la digne et calme unicité du célibat ou du veuvage. Et cette irritation contre le serviteur indiscret s’augmentait en elle quand elle remarquait que les paroles du nègre lui donnaient une raison pour s’avouer qu’elle n’avait jamais aimé son père, dont les baisers sentant la réglisse et le tabac négligemment donnés sur son front et ses joues lorsqu’il la ramenait au couvent après d’ennuyeux déjeuners dominicaux, lui avaient été odieux depuis l’époque de la puberté.
VI
Sofia se sentait étrangère à elle-même, désaxée, comme placée au seuil d’une époque de transformations. Certains après-midi elle avait l’impression que la lumière, prenant une coloration différente, donnait aux choses une nouvelle personnalité. Un Christ sortait de l’ombre pour la regarder avec des yeux tristes. Un objet jusque-là inaperçu proclamait la délicatesse de sa facture. Là un voilier se dessinait dans le bois veiné d’une commode. Tel tableau parlait une autre langue, avec ce personnage qu’on eût dit, tout à coup, restauré ; avec ces arlequins moins enfoncés dans le feuillage de leurs parcs, tandis que les colonnes brisées, projetées en l’air, de L’Explosion dans une cathédrale, l’exaspéraient à cause de leur mouvement interrompu, de leur perpétuelle chute en suspens. De Paris lui arrivaient des livres fort convoités quelques mois auparavant, commandés d’urgence d’après un catalogue, mais qui restaient à présent à moitié empaquetés entre deux rayons de la bibliothèque. Elle allait d’une chose à l’autre, laissant le travail utile pour essayer de réparer l’inutilisable, collant des morceaux de vases brisés, semant des plantes qui ne poussaient pas sous les tropiques, amusée par un traité de botanique avant de bâiller à la lecture d’un récit hanté par des Patrocles et des Enées, abandonnés pour fourrer son nez dans une malle pleine de chiffons ; incapable de s’attacher à quelque chose, d’aller jusqu’au bout d’une reprise, du calcul d’une dépense, ou de la traduction, d’ailleurs inutile, d’une Ode à la nuit de l’Anglais Collins… Esteban n’était pas le même non plus ; de nombreux changements s’opéraient dans son caractère et son comportement, depuis la nuit de sa prodigieuse guérison, car le fait est que depuis la destruction du jardin ignoré de Remigio, la maladie n’avait pas renouvelé ses attaques. N’ayant plus peur des crises nocturnes, il était le premier à sortir de la maison, devançant tous les jours l’heure de son réveil. Il mangeait quand l’envie lui en prenait, sans attendre les autres.
Une voracité de tous les instants, revanche de tant de diètes imposées par les médecins, le poussait à la cuisine, où il fourrait sa main dans les marmites, attrapait le premier feuilleté sorti du four, dévorait le fruit apporté à l’instant du marché. Fatigué des jus d’ananas et des orgeats associés au souvenir de ses souffrances, il étanchait sa soif, à toute heure, avec de grands verres de gros rouge qui empourpraient son visage. A table, il se montrait insatiable, surtout lorsqu’il déjeunait seul, à midi, dépoitraillé, les manches de la chemise retroussées, chaussé de babouches ; et il attaquait un plateau de fruits de mer, casse-noix en main, avec une telle ardeur que les débris de carapace étaient projetés sur les murs. En guise de robe de chambre, il portait sur son corps nu, laissant voir ses jambes sous l’amarante, une soutane d’évêque, tirée de l’armoire aux vêtements de famille, dont le satin lui procurait une délicieuse impression de fraîcheur sous le chapelet qu’il ceignait en manière de ceinture. Et cet évêque était en perpétuel mouvement, jouant aux quilles sous la galerie du patio, se laissant glisser sur la rampe de l’escalier, se suspendant aux balustrades ou s’efforçant de faire sonner le carillon d’une pendule qui pendant vingt ans était restée muette. Sofia, qui l’avait si souvent baigné pendant ses crises, sans remarquer les taches d’ombre qui peu à peu brunissaient son anatomie, prenait garde à présent, par un sentiment croissant de pudeur, de ne pas se pencher sur la terrasse quand elle savait que le garçon s’y baignait en plein air, se séchant ensuite au soleil, couché sur le sol de briques, sans prendre même la précaution de se mettre une serviette autour des reins. « Il se fait homme », disait Carlos tout réjoui. « Un homme pour de vrai », reprenait Sofia qui savait que depuis peu de jours il rasait son jeune duvet avec un rasoir de coiffeur. Remontant l’échelle du temps, Esteban redonnait un sens précis aux heures, bouleversées par les habitudes de la maison. Il se levait de plus en plus tôt, partageant même le café matinal des domestiques. Sofia le considérait avec étonnement, s’effrayant du nouveau personnage qui grandissait en cet être encore dolent et fragile il y avait quelques semaines, et qui trouvait à présent, guéri de ses langueurs et de ses congestions, dans un air correctement inspiré et expiré, une énergie que supportaient mal encore ses épaules osseuses,
ses jambes maigres, son corps exténué par de longues souffrances. La jeune fille éprouvait une inquiétude de mère qui observe les premiers signes de virilité chez son fils. Un fils qui prenait son chapeau, de plus en plus souvent, pour aller flâner dans les rues sous n’importe quel prétexte, sans révéler d’ailleurs que ses incursions l’amenaient toujours aux rues du port ou aux confins de l’avenue, du côté de la vieille église qui marquait la limite du quartier de l’Arsenal. Timidement d’abord ; s’aventurant un jour jusqu’au coin de rue ; jusqu’à un second un autre jour ; mesurant les dernières étapes du trajet, il parvint peu à peu à la rue aux tripots et aux salles de bal, singulièrement paisibles dans l’après-midi. Des femmes apparaissaient, qui venaient à peine de s’éveiller et de faire leur toilette, sur le pas des portes, aspirant une bouffée de tabac, défiant railleusement l’adolescent qui fuyait les plus agressives et ralentissait le pas devant celles qui murmuraient des invitations que lui seul pouvait entendre. De ces maisons qui parlaient s’exhalait un parfum trouble, d’essences et de savons, de corps paresseux, d’alcôves tièdes, qui faisait battre plus fort son pouls, lorsqu’il pensait qu’il lui suffirait d’une seconde de décision pour pénétrer dans un monde peuplé de mystérieuses possibilités. D’une notion abstraite des mécanismes physiques à la consommation réelle de l’acte, il y avait l’énorme distance que seule l’adolescence peut mesurer, avec la vague sensation de faute, de danger, de commencement de quelque chose, qu’impliquait le fait d’étreindre un corps étranger. Dix jours durant, il alla jusqu’à l’extrémité de la rue, presque résolu à entrer là où une fille indolente, toujours assise sur un escabeau, avait la bonne idée d’attendre en silence. Dix fois il repassa devant elle sans oser l’aborder, tandis que la femme, sûre de l’avoir aujourd’hui ou demain, se sachant désormais choisie, l’attendait sans hâte. Un aprèsmidi enfin la porte bleue de la maison se referma sur lui. Rien de ce qui arriva dans une chambre chaude et étroite, sans autre ornement que des jupons accrochés à un clou, ne lui parut très important ni très extraordinaire. Certains romans modernes, d’une crudité jusque-là inconnue, lui avaient révélé que la vraie volupté obéissait à des élans plus subtils et mieux partagés. Cependant, plusieurs semaines durant il revint chaque jour au même endroit ; il avait besoin de se démontrer qu’il était capable de faire, sans remords ni déficiences
physiques, avec la curiosité croissante de transmettre son expérience à d’autres corps, ce que faisaient très t rès naturellement les garçons de son âge. « Où t’a-t-on mis cet horrible parfum ? » lui demanda un jour sa cousine en flairant son cou. Peu après, Esteban trouva sur le guéridon de sa chambre un livre qui traitait des terribles maladies envoyées à l’homme en châtiment des péchés de la chair. Le jeune homme garda le volume sans s’estimer visé. Sofia s’était habituée à rester seule pendant de longs après-midi, depuis qu’Esteban s’absentait si fréquemment et que Carlos, pris d’une nouvelle fantaisie, s’en allait au manège du Champ-de-Mars, où un cavalier fameux donnait des exhibitions d’équitation espagnole, dressant les chevaux à se cabrer noblement, comme ceux des statues équestres, ou à marquer le pas avec art et en cadence, en travaillant la bride à la Portugaise ou à la Frédérique. Victor se présentait comme d’habitude à la tombée de la nuit. En guise de salut, Sofia l’interrogeait sur le chargement de farine de Boston qui n’en finissait pas d’arriver. « Quand il sera là, disait le négociant, je retournerai à Port-au-Prince avec Ogé, que quelques affaires réclament là-bas. » Cette perspective atterrait la jeune fille, lorsqu’elle pensait qu’Esteban pouvait être victime d’une recrudescence de la maladie. « Ogé est en train de former ici des élèves », ajoutait Victor Victor pour la tranquilliser, quoique sans préciser où se dispensait son enseignement, ni de quel œil pouvait le voir le Protomédicat, fort sévère en toute matière intéressant la corporation. Il s’en prenait souvent à don Cosme, qu’il considérait comme un très mauvais commerçant. « C’est un gagne-petit qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. » Bien qu’il connût la répugnance de Sofia pour tout ce qui concernait le magasin, Victor la conseillait ; dès qu’ils seraient en âge de le faire, elle et son frère devaient se débarrasser de l’Exécuteur Testamentaire, et confier leurs intérêts à une personne plus compétente, qui donnât plus d’essor à l’affaire. Il énumérait alors les nouvelles marchandises avec lesquelles, à cette époque, on pouvait réaliser de grands bénéfices. « On croirait entendre mon bon père, que Dieu l’ait dans sa gloire », disait Sofia, mettant un terme à l’ennuyeux discours d’une voix si fausse et si trompeuse que le ton seul trahissait le sarcasme. Victor lâchait l’éclat de rire qui accompagnait dans sa conversation tout brusque changement d’humeur, et se
mettait à parler de ses voyages, Campêche, Marie-Galante ou la Dominique, s’écoutant lui-même avec une évidente satisfaction. Il y avait chez lui un mélange déconcertant de vulgarité et de distinction. Il pouvait passer de la plus bruyante faconde méridionale à une extrême économie de paroles, selon la tournure que prenait la conversation. Plusieurs individus semblaient habiter sa personne. Lorsqu’il parlait d’achats et de ventes il gesticulait tel un changeur, avec des mains qui se transformaient en plateaux de balance. Peu après, il se concentrait dans la lecture d’un livre, demeurant immobile, les sourcils obstinément froncés, sans que les paupières parussent battre au-dessus des yeux sombres, doués d’une fixité qui pénétrait les pages. Quand il lui prenait envie de faire la cuisine, il se faisait cuisinier, mettait des passoires en équilibre sur son front, se fabriquait des bonnets avec n’importe quel chiffon, et tambourinait sur les marmites. Certains jours ses mains étaient dures et avares, avec cette manie de fermer le poing sur le pouce, chose que Sofia trouvait désagréablement révélatrice. D’autres fois, elles étaient légères et fines, caressant l’idée comme une sphère suspendue dans l’espace. « Je suis un homme du peuple », disait-il comme qui 4 exhibe un blason. Cependant, quand on jouait aux charades vivantes, Sofia avait remarqué qu’il aimait les rôles de législateurs et de tribuns de l’Antiquité, se prenant terriblement au sérieux, se piquant peut-être d’être un bon acteur. A plusieurs reprises il avait insisté pour animer des épisodes de la vie de Lycurgue, personnage pour lequel il paraissait avoir une admiration spéciale. Intelligent dans les choses du commerce, bon connaisseur des mécanismes de la banque et des assurances, négociant de métier. Victor était cependant partisan de la distribution des terres et des biens, de la remise des enfants à l’Etat, de l’abolition des fortunes et de la frappe d’une monnaie de fer qui comme la Spartiate ne pourrait être thésaurisée. Un jour où Esteban se sentait particulièrement joyeux, et en bonne santé, il proposa d’improviser une fête dans la maison, pour célébrer « le retour des repas à des heures normales ». On donnerait un grand banquet à huit heures juste, avec obligation pour les commensaux d’accourir de différents coins de la maison, les plus éloignés de la salle à manger, chacun d’eux devant être arrivé à sa chaise dans l’espace de temps que mettraient les
huit coups à tomber du clocher de Saint-Esprit. Celui qui n’y arriverait pas serait soumis à différentes sanctions. Quant aux vêtements, ils étaient là-haut, dans l’armoire. Sofia choisit le travesti de duchesse ruinée par les prêteurs sur gages, et se mit à abîmer la basquine avec l’aide de Rosaura. Esteban avait déjà dans sa chambre, depuis longtemps, la tenue épiscopale. Carlos se présenterait en enseigne de vaisseau, et Victor de son côté choisit une toge de magistrat (« elle me va très bien ») avant d’aller à la cuisine apprêter les pigeons du second service. « Ainsi nous aurons une représentation de la noblesse, de l’Eglise, de la marine et de la magistrature », dit Carlos. « Il nous manque la diplomatie », fit observer Sofia. Et, tout en riant, ils décidèrent de confier à Ogé le rôle d’ambassadeur plénipotentiaire des royaumes d’Abyssinie… Mais Remigio, envoyé à sa recherche, revint avec la plus déconcertante nouvelle : le médecin était sorti très tôt et et n’était pas rentré à l’hôtel. Et maintenant la police venait de se présenter pour fouiller sa chambre, avec ordre de se saisir de tous ses papiers et de ses livres. « Je ne comprends pas », disait Victor. « Je ne comprends pas. » « On l’a peut-être dénoncé pour exercice illégal de la médecine ? » demanda Carlos. « C’est sa médecine illégale qui guérit les malades ! » cria Esteban hors de lui. Agité, bizarre, très pressé de mettre la main sur un chapeau qu’il ne trouvait nulle part, Victor sortit en quête de nouvelles. « C’est la première fois que je le vois s’émouvoir pour quelque chose », dit Sofia en se passant un mouchoir sur les tempes trempées de sueur. Il faisait très chaud. L’air était comme immobile entre des rideaux inertes, des fleurs flétries, des plantes qui semblaient de métal. Les feuilles des palmiers du patio avaient pris une lourdeur de fer forgé.
VII
Victor revint peu après sept heures. Il ne savait pas où était Ogé, mais il croyait qu’il avait été arrêté. Peut-être averti à temps d’une dénonciation, dont on ignorait la nature, avait-il eu la chance de trouver une maison amie, où se cacher pendant un certain temps. Il était certain que la police avait fouillé sa chambre, emportant papiers, livres et valises qui contenaient des effets personnels. « Nous verrons demain ce qu’on peut faire », dit-il, se mettant brusquement à parler de quelque chose dont la rumeur publique venait de l’informer : un ouragan frapperait la ville ce soir-là. Il était officiellement annoncé. Il y avait beaucoup d’agitation sur les quais. Les marins parlaient d’un cyclone, et prenaient des mesures d’urgence pour protéger leurs navires. Les gens faisaient provision de bougies et de vivres. On entreprenait partout de clouer portes et fenêtres… Nullement alarmés par cette nouvelle, Carlos et Esteban allèrent chercher des marteaux et des madriers. En cette époque de l’année le cyclone, ainsi désigné au singulier parce qu’il ne s’en présentait jamais qu’un qui fût dévastateur, était une chose attendue par tous les habitants de la ville. Et s’il ne venait pas cette fois, déviant sa trajectoire, ce serait l’année prochaine. Le tout était de savoir s’il frapperait l’agglomération de plein fouet, emportant les toits, brisant les vitraux des églises, coulant des bateaux, ou s’il passerait à côté, dévastant les campagnes. Les habitants de l’île acceptaient le cyclone comme une terrible réalité céleste, à laquelle personne, tôt ou tard, n’échappait. Chaque contrée, chaque ville, chaque village, gardait le souvenir d’un cyclone qui semblait lui avoir été destiné. Tout ce que l’on pouvait souhaiter était qu’il fût de courte durée et ne fût pas trop violent. « Ce sont de bien charmants pays », grommelait Victor tout en renforçant les battants d’une des fenêtres extérieures, se souvenant que Saint-Domingue aussi connaissait la menace annuelle… Une averse soudaine, brutale, fit tourbillonner l’air. L’eau tombait verticale et dense sur les
plantes du patio avec une telle furie qu’elle projetait la terre hors des plates-bandes. « Le voici », dit Victor. Une vaste rumeur recouvrait, enveloppait la maison, harmonisant les accords particuliers du toit, des persiennes, des vitres, en sons d’épaisses coulées ou d’eau qui s’écrasait, d’eau éclaboussée, tombée d’en haut, crachée par une gargouille ou engloutie dans le trou d’une gouttière. Puis il y eut une trêve, plus chaude, plus chargée de silence que le calme des premières heures de la nuit. Et ce fut la seconde pluie, le second avertissement, plus agressif encore que le précédent, accompagné cette fois de rafales irrégulières qui peu à peu devinrent plus denses en un choc soutenu. Victor sortit sous la véranda du patio. Le vent passait sur cet abri sans s’arrêter ni entrer, poussé plus avant par son élan, tournoyant sur lui-même, pressant, rendant plus dense sa rotation, depuis le fin fond du golfe du Mexique ou la lointaine mer des Sargasses. Employant un truc de marin, il goûta l’eau de pluie : « Salée. De la mer. Pas de doute. » Il eut un geste résigné et pour montrer que les prochaines heures seraient dures, il alla chercher des bouteilles de vin, des verres, des biscuits, et s’installa dans un fauteuil, s’entourant de livres. On plaça des lanternes et des bougies près des lampes qui, à chaque rafale, menaçaient de s’éteindre. « Il vaut mieux rester éveillés », dit le Français. « Une porte pourrait céder ou une fenêtre tomber. » Il restait un tas de madriers, avec des outils de menuisier, à portée de la main. Invités à partager la protection du salon, Remigio et Rosaura unissaient leurs voix en une prière dans laquelle revenait souvent l’invocation à sainte Barbe… C’est peu après minuit que le gros de l’ouragan entra dans la ville. On entendit retentir un immense rugissement, accompagné d’écroulements et de fracas. Des choses roulaient dans les rues. D’autres volaient par-dessus les clochers. Du ciel tombaient des morceaux de poutres, des enseignes arrachées aux boutiques, des tuiles, des vitres, des branchages cassés, des lanternes, des tonneaux, des mâts de navires. Toutes Toutes les portes étaient frappées par d’inconcevables marteaux. Entre deux chocs, les fenêtres claquaient. Les maisons étaient ébranlées, des fondations jusqu’au toit, gémissant par toutes leurs boiseries. Ce fut alors qu’un torrent d’eau sale, fangeuse, sortie des écuries, de l’arrièrecour, de la cuisine, venue de la rue, se répandit dans le patio,
bouchant ses dégorgeoirs avec une boue de cendre, de détritus, de bouses et de feuilles mortes. Victor, poussant des cris d’alarme, enroula le grand tapis du salon. Après l’avoir lancé sur une marche en haut de l’escalier, il s’approcha de l’eau immonde dont le niveau s’élevait de minute en minute, pénétrant déjà dans la salle à manger, franchissant le seuil des autres pièces. Sofia, Esteban et Carlos s’empressaient de sauver quelques meubles, les juchant sur les buffets, les tables. « Non ! cria Victor : Là-bas ! » Et s’enfonçant jusqu’à mi-jambe dans l’eau puante, il ouvrit la porte qui conduisait au magasin. Là aussi l’inondation avait commencé, faisant flotter doucement quantité de choses devant la lumière de la lanterne. Donnant des ordres, appelant, concertant les efforts, Victor Victor mit les hommes et la mulâtresse au travail, indiquant ce qui devait être sauvé. Des ballots de matières périssables, des pièces de tissus, des paquets de plumes, des marchandises de valeur, étaient lancés sur le sommet des piles de sacs, où l’eau ne pouvait les atteindre. « Les meubles se réparent, criait Victor, mais ceci va être foutu. » Voyant que les autres avaient compris et s’affairaient aux tâches les plus urgentes, il retourna à la maison où Sofia, en proie à la terreur, secouée de sanglots, était accroupie sur un divan. Il y avait déjà un empan d’eau autour d’elle. Victor la prit dans ses bras, et la montant dans sa chambre, la jeta sur le lit : « Ne bougez pas d’ici. Je vais m’occuper des meubles. » Et il se mit à courir de haut en bas et de bas en haut, apportant des tentures, des paravents, des tabourets, des chaises, et tout ce qui pouvait être sauvé. L’eau lui arrivait maintenant aux genoux. On entendit soudain quelque chose s’écrouler dans un grand fracas : les tuiles d’une toiture latérale de la maison étaient dispersées comme une poignée de cartes, sur le sol du patio. Maintenant un tas de décombres, de terre, interdisait l’accès du magasin, obstruant la porte. Sofia, penchée sur la rampe supérieure, criait sa peur. Victor Victor monta une fois de plus, portant un coffre plein de menus objets, et faisant entrer la jeune fille dans sa chambre d’une ferme bourrade, se laissa tomber sur un fauteuil, à bout de souffle : « Je n’en puis plus. » Et pour tranquilliser celle qui implorait un soulagement, il dit que le plus mauvais moment du cyclone était passé désormais ; que les autres étaient en sûreté, dans le magasin, juchés sur les piles de sacs ; qu’il n’y avait plus qu’à attendre le jour. jour. Le plus
important était que les portes et les fenêtres eussent résisté. D’ailleurs, ce ne devait pas être la première fois que la solide et vaste maison supportait un ouragan. Et sur un ton presque rieur, il fit observer à Sofia qu’elle était tout simplement dégoûtante avec sa robe souillée par les eaux immondes, avec ses bas couverts de boue, ses cheveux mouillés et défaits, dans lesquels s’étaient accrochées quelques feuilles mortes. Sofia alla à son cabinet de toilette et revint bientôt, recoiffée, enveloppée dans une chemise de nuit. Au-dehors, le choc soutenu du cyclone se brisait peu à peu peu en rafales, rafales, les unes faibles, d’autres brutales, de plus en plus espacées. Ce qui à présent tombait du ciel était comme une brume d’eau, qui sentait la mer. Le fracas des choses poussées, traînées, roulées, lancées d’en haut, diminuait. « Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous coucher », dit Victor à Sofia, en lui apportant un verre de vin généreux. Puis avec une ahurissante désinvolture, il enleva sa chemise et resta le torse nu. « Il ne ferait pas autrement s’il était mon mari », se dit Sofia, en se tournant vers le mur. Elle allait dire quelque chose, mais le sommeil embrouilla ses paroles… Elle se réveilla tout à coup — il faisait encore nuit — avec l’impression que quelqu’un était couché à côté d’elle. Un bras reposait sur sa taille. Et ce bras était de plus en plus lourd, serrait et étreignait. Dans son brusque étourdissement elle n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait : après les terreurs passées il était agréable de se sentir défendue, enveloppée, protégée par la chaleur d’un autre être. Elle allait s’assoupir de nouveau lorsqu’elle prit conscience, dans un frémissement, de l’impossibilité où elle était d’admettre cette situation. Se retournant brusquement, son corps heurta la nudité d’un autre corps. Elle fut parcourue d’un frisson nerveux. Elle frappait avec ses poings, ses coudes, ses genoux, cherchant un endroit où égratigner, faire mal, sans esquiver toujours l’étrange contact d’une dureté inconnue, qui cherchait son ventre. Les mains de l’autre essayaient de la saisir par les poignets, un souffle dangereux frôlait ses oreilles ; on lui disait dans l’ombre d’étranges paroles. Une lutte les tint liés, enlacés, confondus, sans que l’homme obtînt aucun avantage. Animée par une force nouvelle, énorme, comme issue de ses entrailles menacées, chaque geste de la femme malmenait, tandis qu’elle se rapetissait, crispée et dure, jamais attirée ni domptée.
Finalement, l’autre abandonna, soulignant sa défaite d’un rire sec qui cachait mal son irritation. Et la femme continuait à lutter de la voix, accumulant protestations et sarcasmes dans lesquels se révélait une prodigieuse capacité d’humilier, de blesser à l’endroit le plus vulnérable. Le lit fut allégé d’un poids. Marchant à présent dans la chambre, l’autre suppliait, implorait qu’on ne lui tînt pas rigueur. Essayant de s’excuser, il invoquait des raisons qui stupéfiaient celle qui, doublement victorieuse, les écoutait sans avoir jamais pensé que cet être, si fait et si mûr, maître d’un passé et qui avait tant vécu, ait pu lui accorder des dimensions de femme, à elle qui se sentait si proche de son enfance. Sa chair sauvée d’un péril immédiat, Sofia se voyait entraînée vers un danger plus grand peut-être : celui de se sentir nommée par la voix qui de l’ombre lui parlait parfois avec une intolérable douceur, lui ouvrant les portes d’un monde ignoré. Cette nuit-là avaient pris fin les jeux de l’adolescence. Les mots assumaient un nouveau poids. Ce qui s’était, ou non, passé, acquérait une dimension énorme. La porte grinça, et sur les lueurs d’une aube verdâtre se dessina une forme humaine qui s’éloignait lentement, traînant les jambes, comme accablée. Sofia restait seule, frémissante, échevelée, livrée à l’inquiétude, avec l’impression d’avoir échappé à une terrible épreuve. Sa peau avait une odeur bizarre, peut-être réelle, peut-être imaginaire, dont elle n’arrivait pas à se déprendre : odeur fade, animale, à laquelle elle n’était pas elle-même étrangère. Le jour augmenta dans sa chambre. Près d’elle demeurait, profondément, une présence qui avait laissé imprimée la trace de son corps. La jeune fille se mit à arranger son lit, donnant des tapes à droite et à gauche pour que les plumes reprissent leur volume. Cela fait, elle se sentit profondément humiliée ; ainsi les putains, celles de l’Arsenal, devaient arranger leurs lits après avoir couché avec un inconnu. Et aussi les vierges pénétrées, souillées, au lendemain de leurs noces. C’est cela qui avait été le pire : cette mise en ordre qui trahissait une sorte de complicité, d’acquiescement ; timide précaution, geste secret d’amante anxieuse d’effacer le désordre laissé par une étreinte. Sofia se recoucha, vaincue par un sommeil si grand que Carlos la trouva en train de sangloter, mais si profondément endormie que ses appels ne purent l’éveiller. « Laisse-la », dit Esteban : « Elle doit avoir ses affaires. »
VIII
Le jour se leva tard, lentement, sur une ville privée de ses toits, pleine de décombres et de détritus, réduite au squelette de ses poutres nues. Des centaines de maisons n’avaient plus que les supports des angles, avec des planches vacillantes posées sur des bourbiers, telles de misérables scènes de théâtre où des familles résignées faisaient l’inventaire du peu de choses qui leur restaient ; avec l’aïeule qui se balançait péniblement dans la berceuse de Vienne ; la femme enceinte qui craignait qu’en un tel abandon n’apparussent les premières douleurs ; le phtisique ou l’asthmatique enveloppés dans des couvertures, assis aux coins de l’estrade comme des acteurs de foire une fois leur rôle joué. Des eaux sales du port émergeaient des mâts de voiliers naufragés, au milieu des canots renversés qui flottaient en grappes enchevêtrées. On tirait à terre un cadavre de marin, les mains prises dans un fouillis de cordes. A l’Arsenal, le cyclone avait tout balayé, éparpillant les madriers des navires en construction, jetant bas les murs fragiles des tavernes et des salles de danse. Les rues étaient des fossés pleins de boue. Quelques vieux palais, malgré l’épaisseur du gros œuvre, avaient été vaincus par le vent, et leurs vitres, leurs portes et leurs fenêtres avaient cédé à l’ouragan qui, s’introduisant dans leurs murs, les avait battus de l’intérieur, renversant portiques et façades. Les meubles d’une ébénisterie renommée, celle du « Petit Saint-Joseph », proche des quais, emportés par le vent, étaient allés tomber en pleine campagne, au-delà des murailles de la ville, au-delà des potagers, où des centaines de palmiers gisaient dans les ruisseaux en crue, comme des fûts de colonnes antiques renversés par un tremblement de terre. Et cependant, malgré la grandeur du désastre, les gens habitués à la périodicité d’un fléau qui était considéré comme une inévitable convulsion des tropiques, entreprenaient de clore, de réparer, de recrépir, avec une diligence d’insectes. Tout était mouillé ; tout sentait le mouillé ; tout mouillait les mains.
Sécher, diminuer le niveau de l’eau, la jeter hors des lieux où elle stagnait, fut le travail de tous ce jour-là. Et au milieu de l’après-midi, une fois accomplie la tâche de rebâtir leurs propres demeures, les menuisiers, les maçons, les vitriers, les serruriers, commencèrent à faire leurs offres. Lorsque Sofia sortit de sa torpeur, la maison était pleine de péons amenés par Remigio, qui s’affairaient à recouvrir de tuiles l’armature du toit détruit, tandis que d’autres achevaient de retirer les décombres qui remplissaient le patio. C’était un va-et-vient de mortier, de plâtre, de poutres portées sur les épaules, à travers couloirs et vérandas, pendant que Carlos et Esteban, allant du magasin à la demeure, dressaient un inventaire des meubles abîmés et des marchandises perdues. Installé dans le salon, Victor, vêtu d’un costume de Carlos, trop étroit pour lui, était plongé dans un minutieux examen des livres de comptabilité du magasin. Apercevant Sofia, il s’absorba dans sa lecture, feignant de ne s’être pas aperçu de sa présence. S’attelant à la tâche qui lui incombait, la jeune fille alla à la cuisine et à la dépense, où Rosaura, qui ne s’était pas encore couchée, sauvait des casseroles, des couverts, des ustensiles, de la boue qui déjà durcissait sur les planchers. Sofia était comme étourdie par ce mouvement, par cette invasion de la maison, par l’insolite d’une situation qui avait tout désorganisé, faisant régner dans les pièces une confusion semblable à celle d’autrefois. Cet après-midi étaient nés de nouveaux défilés des Druides, de nouvelles tours penchées, de nouveaux sentiers escarpés au milieu des caisses, des meubles, des rideaux dépendus, des tapis enroulés au sommet des armoires, quoique au milieu d’odeurs qui n’étaient pas, naturellement, celles des anciens jours. Et la singularité de tout cela, la violence d’un événement qui avait tiré tout le monde de ses habitudes et de ses routines, continuait à aggraver en Sofia l’infinité d’inquiétudes contradictoires qu’avait provoquées chez elle, à son réveil, le souvenir de ce qui s’était passé la nuit précédente. Cela faisait partie de l’immense désordre dans lequel vivait la ville, et qui s’intégrait dans un décor de cataclysme. Mais un fait dépassait, en importance, l’effondrement des murailles, la ruine des clochers, le naufrage des vaisseaux ; elle avait été désirée. Cela était si insolite, si imprévu, si inquiétant, qu’elle ne parvenait pas à admettre sa réalité. En quelques heures, elle était sortie
de l’adolescence, avec la sensation que sa chair avait mûri au voisinage d’un désir d’homme. On l’avait vue comme femme, alors qu’elle-même ne pouvait se voir comme femme, ni imaginer que les autres lui accordassent rang de femme. « Je suis une femme », murmurait-elle offensée et comme accablée par un poids énorme placé sur ses épaules, en se contemplant dans le miroir comme on regarde un étranger, insatisfaite, tourmentée par on ne sait quelle fatalité, se trouvant longue et disgracieuse, sans attraits, avec des hanches trop étroites, les bras maigres et des seins asymétriques, qui pour la première fois l’irritaient contre sa propre silhouette. Le monde était peuplé de dangers. Elle abandonnait une voie sans risques pour en aborder une autre, celle des épreuves et des comparaisons que chacun établit entre son image réelle et son reflet, voie qui ne serait point parcourue sans déchirements ni vertiges… Rapidement la nuit tomba. Les ouvriers partirent et un vaste silence, — silence de ruines et de deuils — se fit dans la ville dévastée. Exténués, Sofia, Esteban et Carlos allèrent se coucher, après une maigre collation de viandes froides, pendant laquelle on parla fort peu, si ce n’est pour commenter quelque dégât du cyclone. Victor, replié sur lui-même, dessinant des chiffres sur la nappe avec l’ongle de son pouce, les ajoutant, les retranchant, les effaçant, demanda la permission de rester dans le salon, jusqu’à une heure avancée ; mieux, jusqu’au lendemain. Les rues étaient impraticables. Il devait y avoir des maraudeurs, des filous, adonnés à leurs offices des ténèbres. Et puis il semblait très soucieux d’achever l’examen de la comptabilité. « Je crois que j’ai trouvé quelque chose qui vous intéresse beaucoup », dit-il : « Nous en parlerons demain. » Neuf heures n’avaient pas encore sonné, le lendemain, lorsque Sofia, tirée de son sommeil par les coups de marteau, les bruits de scies et de poulies, les voix des ouvriers qui remplissaient la maison, descendit au salon où il se passait quelque chose d’étrange. L’Exécuteur Testamentaire, un sourire forcé sur les lèvres, était assis dans un fauteuil, en face de ceux occupés, à une certaine distance, à la façon de juges dans un tribunal, par Carlos et Esteban, renfrognés, trop sérieux et trop attentifs. Victor faisait les cent pas le long de la pièce, les mains croisées dans le dos. De temps en temps il s’arrêtait devant le prévenu, le regardant fixement, et
résumant sa pensée par un oui ! lancé entre les dents, comme un grognement. A la fin il s’assit dans un fauteuil, dans un coin de la salle. Il consulta un carnet où il semblait avoir pris quelques notes, oui ! et se mit à parler, d’un ton d’indulgente désinvolture, se polissant les ongles sur une manche, jouant avec un crayon, ou très intéressé soudain par quelque chose qui se passait sur le petit doigt de sa main gauche. Il commençait par faire remarquer qu’il n’était pas homme à se mêler des affaires d’autrui. Il louait l’empressement mis par monsieur Cosme (il l’appelait Côôôme en allongeant terriblement l’accent circonflexe) à satisfaire tous les désirs de ses pupilles, à commander tout ce qu’on voulait, à veiller à ce que rien ne manquât dans la maison. Mais cet empressement, n’est-ce pas ? pouvait servir à endormir par avance tout soupçon. « Soupçon de quoi ? » demanda l’Exécuteur Testamentaire, comme étranger à ce que disait l’autre, tout en rapprochant son fauteuil, à petits coups, de l’endroit où étaient les jeunes gens, comme pour bien montrer qu’il était de la famille. Mais Victor fit un geste vers ces derniers, adoptant un ton d’intimité marquée qui, de fait, donnait à l’autre rang d’intrus : « Puisque nous avons lu Regnard, mes amis, rappelez-vous les vers que vous pourriez aujourd’hui me réciter : Ah ! qu’à notre secours à propos vous venez ! Encore un jour plus tard, nous étions ruinés.
« Bravo, nous allons avoir du théâtre français », dit don Cosme en riant de son mot au milieu d’un silence gênant. « Parfois le dimanche, poursuivait Victor, pendant que les adolescents dormaient (et il montrait la porte qui conduisait au magasin) il s’était introduit dans l’édifice contigu, regardant, furetant, comptant, additionnant, notant. Et ainsi (il avait certes une âme de commerçant, il ne pouvait le nier) il avait pu se rendre compte que les montants de certains stocks ne répondaient pas à ceux qui étaient portés sur les documents régulièrement remis à Carlos par l’Exécuteur Testamentaire. Lui savait (« Taisez-vous ! » cria-t-il à don Cosme, qui essayait de parler) que les affaires étaient plus difficiles à présent qu’autrefois ; que le libre commerce avait
ses complications et ses traquenards. Mais ce n’était pas une raison (et ici il enfla terriblement la voix) pour présenter aux orphelins de faux états comptables, en sachant d’ailleurs qu’ils ne les liraient même pas… Don Cosme voulut se lever. Mais prenant les devants Victor marcha sur lui à grandes enjambées, l’index tendu. Sa voix, maintenant, était métallique et dure ; ce qui se passait au magasin était un scandale, qui durait depuis la mort du père de Carlos et de Sofia. Avec un simple inventaire dressé par lui devant témoins, il démontrerait que le faux homme de confiance, le feint protecteur, l’Exécuteur Testamentaire larron, bâtissait sa fortune aux dépens de malheureux, d’enfants, qu’il trompait criminellement en les sachant incapables, par manque d’expérience, de se débrouiller avec leur héritage. Et ce n’était pas tout : il était au courant de certaines spéculations risquées, faites par le « second père » avec l’argent de ses pupilles ; d’achats effectués par des hommes de paille qu’il qualifiait de canes venaticos, évoquant avec emphase les Verrines de Cicéron… Don Cosme tâchait de placer un mot dans cette avalanche verbale, mais l’autre, haussant toujours le ton, poursuivait son argumentation, couvert de sueur, terrible, la taille comme grandie. Il avait défait son col d’un geste si brusque que les deux pointes tombaient sur son gilet libérant une gorge aux cordes vocales tendues, entièrement adonnée à l’effort final d’une retentissante péroraison. Pour la première fois Sofia le trouvait beau avec son allure de tribun, son poing qui tombait sur la table, marquant le paroxysme d’une période. Soudain, il recula vers le mur du fond, s’y adossant. Il croisa les bras d’un geste ample, et après une pause très brève que l’autre ne sut pas mettre à profit, il conclut, coupant et sec, sur un ton altier de mépris : « Vous êtes un misérable, Monsieur. » Don Cosme était en quelque sorte ramassé, pelotonné, plié en deux, au fond de son fauteuil trop grand pour servir de cadre à sa menue personne. Un tremblement de colère agitait ses lèvres muettes, tandis que ses ongles raclaient le velours du siège. Mais il se dressa tout à coup, aboyant à Victor un seul mot qui retentit comme une explosion dans une cathédrale pour les oreilles de Sofia : « Franc-maçon ! » Et il répétait le mot sur un ton de plus en plus haut et courroucé, comme s’il eût suffi à disqualifier n’importe quel accusateur ;
à jeter par terre n’importe quel argument ; à laver de toute faute celui qui le proférait. Voyant que l’autre ne répliquait que par un sourire de défi, l’Exécuteur Testamentaire Testamentaire parla du chargement de farine de Boston qui n’arrivait pas et n’arriverait jamais : simple prétexte à dissimuler les activités de celui qui était agent de la franc-maçonnerie à SaintDomingue, en compagnie du mulâtre Ogé, magnétiseur et sorcier, qu’il dénoncerait au Protomédicat pour avoir enjôlé ces jeunes gens par d’extravagants artifices, de l’inutilité desquels Esteban se rendrait compte un de ces prochains jours, quand la maladie le reprendrait. Et maintenant don Cosme passait à l’offensive, tournant autour du Français comme un bourdon furieux : « Voici les hommes qui prient Lucifer ; voici les hommes qui insultent le Christ en hébreu ; voici les hommes qui crachent sur le crucifix ; voici les hommes qui, la nuit du jeudi saint, découpent un agneau couronné d’épines, cloué à plat ventre par les pattes sur la table d’un abominable banquet. » C’est pourquoi les saints Pères Clément et Bénédict avaient excommunié ces infâmes, les condamnant à brûler dans les enfers… Et sur le ton épouvanté de quelqu’un qui eût révélé les mystères d’un sabbat auquel il eût assisté, il parla des impies qui reniaient le Rédempteur, adoraient un certain Hiram-Abi, architecte du temple de Salomon, et dans leurs cérémonies secrètes rendaient un culte à Isis et Osiris, s’attribuant le titre de roi des Tyriens, d’édificateur de la tour de Babel, de chevalier Kadosh, de grand maître des templiers ; ceci en souvenir de Jacques de Molay aux mœurs abominables, convaincu d’hérésie et brûlé vif parce qu’il adorait le démon sous la figure d’une idole appelée Bafomet. « Ils ne prient pas les saints, mais Bélial, Astraroth et Béhémoth. » C’était une engeance qui s’infiltrait partout, combattant la foi chrétienne et l’autorité des gouvernements légitimes, au nom d’une « philanthropie », d’une aspiration au bonheur et à la démocratie qui cachaient simplement une conjuration internationale pour détruire l’ordre établi. Et, regardant Victor bien en face, il lui cria tant de fois le mot « conspirateur », que, épuisé par l’effort, sa voix se brisa en une quinte de toux. « Tout cela est-il vrai ? » demanda Sofia d’une petite voix timide, à la fois stupéfaite et éblouie par cette apparition inattendue d’Isis et d’Osiris dans le décor
prodigieux du temple de Salomon et du château des templiers. « La seule chose vraie est que cette maison est en train de crouler », dit Victor calmement. Et se tournant vers Carlos : « Le cas des tuteurs indignes était déjà prévu par le code romain. Appelez-en à un tribunal. » Le mot tribunal ranima violemment l’Exécuteur Testamentaire : « Nous verrons qui le premier ira en prison », dit-il d’une voix enrouée. « Je crois savoir qu’il y aura bientôt un coup de filet contre les francs-maçons et les étrangers indésirables, c’en est fini des stupides tolérances d’autrefois. » Et prenant son chapeau : « Mettez cet aventurier à la porte, avant qu’on ne vous arrête tous. » Il s’inclina en ajoutant un « bonjour… à tous », qui réitéra la menace, et il abandonna le salon avec un claquement de porte si tonitruant qu’il fit vibrer toutes les vitres de la maison. Les jeunes gens attendaient une explication de la part de Victor. Mais celui-ci s’affairait à présent à poser des scellés sur de grosses ficelles avec lesquelles il avait attaché les livres de comptabilité du magasin. « Gardez-les là, dit-il. Voici vos preuves. » Il se pencha ensuite, pensif, sur le patio plein d’ouvriers qui terminaient les travaux de réparation, sous la surveillance de Remigio, très fier de se voir élevé au rang de contremaître. Soudain, comme poussé par la nécessité de s’adonner à une activité physique, il prit une truelle de maçon et, mêlé aux péons, se mit à placer des briques bout à bout et à boucher le mur du patio qui avait été le plus abîmé par la chute des tuiles. Sofia le voyait grimper sur un échafaudage, le visage souillé de plâtre et de mortier, en pensant au mythe de Hiram Abi : malgré certains anathèmes entendus à l’église, malgré l’agneau couronné d’épines, les blasphèmes proférés en hébreu et les papes avec leurs terribles bulles, elle se sentait un peu fascinée par ce secret dont Victor, maintenant semblable à un édificateur de temples, était dépositaire. Elle le regardait tout à coup comme un visiteur venu de pays interdits, connaisseur d’arcanes, explorateur de l’Asie, qui aurait trouvé un livre ignoré de Zoroastre ; un peu Orphée, passant de l’Averne. Et elle se rappelait à présent l’avoir vu jouer le rôle d’un architecte antique, traîtreusement assassiné d’un coup de maillet, dans l’un des jeux de charades vivantes. On l’avait vu aussi vêtu en templier, avec une tunique ornée d’une croix, mimant le supplice de Jacques de Molay. Les accusations de l’Exécuteur Testamentaire
semblaient répondre à une certaine réalité. Mais cette réalité l’attirait maintenant, en raison du secret, du mystère, de l’action occulte, qu’elle impliquait. Plus intéressante était la vie mise au service d’une conviction dangereuse que figée dans la béate attente de quelques sacs de farine. Un conspirateur était préférable à un marchand. Le goût de l’adolescence pour le travesti, le mot de passe, les boîtes aux lettres ignorées, les cryptographies particulières, les cahiers intimes garnis de fermetures, prenait une vie nouvelle dans l’aventure entrevue. « Mais… sont-ils aussi horribles qu’on le dit ? » demanda-t-elle. Esteban haussa les épaules ; toutes les sectes, tous les groupements secrets avaient été calomniés. Depuis les chrétiens primitifs, accusés d’égorger des enfants, jusqu’aux illuminés de Bavière, dont l’unique délit était de vouloir faire le bien de l’humanité. « Il est hors de doute qu’ils sont brouillés avec Dieu », dit Carlos. « Dieu n’est qu’une hypothèse », reprit re prit Esteban. E steban. Tout à coup, comme pressée de se libérer d’une intolérable oppression, Sofia se mit à crier : « Je suis fatiguée de Dieu ; fatiguée des nonnes ; fatiguée de tuteurs et exécuteurs testamentaires, de notaires et de dossiers, de vols et de saloperies ; je suis fatiguée de choses comme celle-ci, que je ne veux pas continuer à voir. » Et sautant sur un fauteuil appuyé contre le mur, elle décrocha un grand portrait de son père, puis le jeta à terre avec une telle rage que l’encadrement se sépara du châssis. Et devant l’indifférence affectée des autres elle se mit à fouler la toile aux pieds, furieusement, faisant voler des écailles de peinture. Quand le tableau fut bien mis en pièces, bien lacéré, bien injurié, Sofia se laissa tomber dans un fauteuil, haletante et renfrognée. Victor Victor venait de lâcher la truelle de maçon, faisant un geste de surprise : Ogé entrait dans le patio d’un pas pressé : « Il faut filer », dit-il, en racontant brièvement ce qu’il avait pu savoir, tandis qu’il se tenait caché dans la demeure d’un « frère » : le cyclone, détournant l’attention des autorités vers les tâches plus urgentes et immédiates, avait interrompu un début d’action policière contre les francs-maçons. On avait des instructions de la métropole. Ici on ne pouvait rien faire pour l’instant. Le plus intelligent était de mettre à profit le désordre de ces instants où les gens ne pensaient qu’à reconstruire des murs et à dégager des routes pour abandonner la ville et surveiller de quelque endroit écarté la
tournure que prendraient les événements. « Pour ça nous avons une propriété », dit Sofia d’une voix ferme, allant à la dépense préparer un panier de victuailles. Là, devant des viandes froides, de la moutarde et du pain, ils tombèrent tous d’accord pour que Carlos restât à la maison, où il essaierait de recueillir des nouvelles. Esteban alla décrocher le harnais du cheval, pendant qu’on envoyait Remigio au train de voitures de la place du Christ pour se procurer deux chevaux de remonte.
IX
Par des chemins défoncés, sous une dernière pluie fine qui faisait luire les toiles cirées noires, se glissait en même temps que le vent jusqu’au siège arrière, trempant les vêtements d’Esteban et d’Ogé juchés sur le siège de devant, la voiture roulait, grinçant, sautant, clopinant ; si penchée parfois qu’elle semblait verser ; si enfoncée dans l’eau d’un gué que celle-ci éclaboussait ses lanternes ; si boueuse toujours qu’elle n’échappait à la fange rougeâtre des champs de canne à sucre que pour recevoir la fange grise des terres pauvres, où s’élevaient des croix de cimetières devant lesquelles Remigio, qui venait derrière, monté sur l’un des chevaux de la remonte, se signait. Malgré le temps désagréable, les voyageurs chantaient et riaient, buvaient du malvoisie, mangeaient des sandwiches, des sablés, des dragées, étrangement mis en joie par un air nouveau qui apportait des odeurs de verts pâturages, de vaches aux mamelles gonflées, de flambées de bon bois, loin de la saumure, de la cécine, de l’oignon germé, qui orchestraient leurs exhalaisons dans les étroites rues de la ville. Ogé chantait une chanson en créole : Dipi mon perdi Lisette, non pas souchié Kalenda ; mon mo n quitté bram-bram sonnette, mon pas battre bamboula. Sofia chantait en anglais
une jolie ballade écossaise, sans faire cas d’Esteban aux yeux de qui sa cousine avait un accent horriblement affecté. Victor chantait, en détonnant beaucoup mais en se prenant passablement au sérieux, quelque chose qui commençait toujours par : « Oh ! Richard ! Oh ! Mon Roi ! » sans jamais aller plus loin, car il ignorait la suite. L’après-midi la pluie redoubla, l’état des chemins empira, l’un commença à tousser, l’autre à racler sa gorge, tandis que Sofia grelottait dans ses vêtements humides. Les trois hommes se relayaient à tour de rôle sur le siège de devant, en un constant va-et-vient de l’intérieur à l’extérieur de la voiture qui empêchait toute conversation suivie. La grande question, la grande énigme des activités réelles de Victor Victor et d’Ogé restait en suspens ; nul n’avait
abordé ce sujet et peut-être chantait-on tellement, pendant ce voyage, afin d’attendre un moment propice à l’éclaircissement des mystères. Il faisait nuit noire lorsqu’ils arrivèrent à la maison. C’était une construction en maçonnerie, très négligée, très crevassée, avec des pièces innombrables, de longs couloirs, de multiples arcades, le tout recouvert par un toit dont les versants s’étaient infléchis par suite de l’effondrement des poutres. Malgré sa fatigue et sa peur des chauves-souris qui voletaient partout, Sofia s’occupa des lits, des draps, des couvertures de chacun, faisant remplir les cuvettes, raccommoder les moustiquaires trouées, promettant un plus grand confort pour la nuit suivante. Victor, pendant ce temps, avait cassé la nuque de deux poules en les empoignant par le cou et en les faisant tournoyer en l’air comme des moulinets, avant de les plonger dans de l’eau bouillante, de les déplumer et de les couper en menus morceaux pour préparer rapidement une fricassée dans la sauce de laquelle il mit beaucoup d’eau-de-vie et du poivre moulu, « pour réchauffer messieurs les voyageurs ». Ayant découvert des touffes de fenouil dans le patio, il se mit à battre des œufs, annonçant qu’il y aurait une omelette aux fines herbes. Sofia s’affairait autour de la table, ornant le milieu d’aubergines, de citrons, et de coloquintes. Invitée par Victor à humer la bonne odeur de la fricassée, elle remarqua que la main de l’homme se posait sur sa taille, mais cette fois d’un geste si insouciant, si fraternel, sans appuyer ni insister, qu’elle ne le considéra point comme une offense. Admettant de bonne grâce que le plat semblait excellent, elle se dégagea d’une pirouette et regagna la salle à manger sans se fâcher. Le dîner fut joyeux et plus joyeux encore les instants qui suivirent, avec la sensation de bien-être, de sécurité, que l’on éprouvait, bien à l’abri, dans la maison fouettée à présent par une pluie plus forte, qui frappait les malangas comme des feuilles de parchemin, arrachant grenades et pommes de rose aux arbres du jardin… Tout à coup, Victor, prenant un ton sérieux, se mit à parler avec simplicité de ce qui l’avait amené au pays. Des affaires, avant tout : les soies de Lyon payaient un impôt très élevé en passant par l’Espagne pour être embarquées vers La Havane et Mexico ; en revanche si on les sortait par le port de Bordeaux et si on les envoyait à SaintDomingue, elles étaient transportées ici, frauduleusement, sur
les bateaux nord-américains de retour dans leur pays après avoir apporté de la farine de blé aux Antilles. Des centaines de pièces étaient introduites sur la place, dans des sacs identiques aux autres, au moyen d’un mécanisme de haute contrebande que les commerçants créoles d’idées avancées, aidés par certaines autorités du port, favorisaient en manière de revanche contre les abus et les exactions du monopole espagnol. En travaillant, en même temps que pour sa propre affaire, pour les usines de Jean-Baptiste Willermoz (ce devait être, se disait Esteban, un personnage très important puisque pour prononcer son nom il fallait prendre un ton si pompeux) il avait placé de grandes quantités de soieries lyonnaises dans différents magasins de la ville. « Cette affaire est-elle très honnête ? » demanda Sofia intentionnellement. « C’est une façon de lutter contre la tyrannie des monopoles », répondit l’autre : « La tyrannie doit être combattue sous toutes ses formes. » Et il fallait commencer par quelque chose, parce qu’ici les gens étaient comme endormis, inertes, vivant dans un monde intemporel, en marge de tout, suspendu entre le tabac et le sucre. La « philanthropie » en revanche était très puissante à Saint-Domingue, où l’on était au courant de tout ce qui se passait dans le monde. Croyant que le mouvement s’était étendu à cette île aussi largement qu’en Espagne, on lui avait confié la tâche d’établir des relations avec les affiliés d’ici, en procédant à la création de quelque conventicule, comme on l’avait fait ailleurs. Mais la déception avait été fort grande. Les philanthropes de cette riche cité étaient peu nombreux et timorés. Ils ne semblaient pas se rendre compte de ce que signifiait la question sociale. Ils montraient une certaine sympathie pour un mouvement qui devenait universellement puissant, mais sans déployer d’activité spéciale. Par timidité, par lâcheté, ils laissaient circuler des légendes au sujet de croix couvertes de crachats, d’insultes au Christ, de sacrilèges et de blasphèmes, partout ailleurs discréditées. (« Nous avons autre a utre chose à faire, croyez-moi. ») Ils n’avaient aucune notion de la transcendance mondiale des événements qui se déroulaient en Europe. « La révolution est en marche et personne ne pourra l’arrêter », dit Ogé, avec l’impressionnante noblesse de ton qu’il savait donner à certaines affirmations. Révolution, pensait Esteban, qui se réduisait aux nouvelles en quatre lignes, relatives à la France,
publiées dans le journal local, entre un programme de théâtre et une annonce de vente de guitares. Victor lui-même reconnaissait que, depuis son arrivée à La Havane, il avait perdu tout contact avec une actualité qui était passionnément suivie à Saint-Domingue. « Pour commencer, disait Ogé, un récent décret autorise l’homme de couleur (et il montrait du doigt ses joues plus sombres que son front) à remplir là-bas n’importe quelle charge publique. La mesure est d’une énorme importance. E-nor-me. E-nor-me. » Maintenant, haussant le ton, altérant le diapason, s’enlevant la parole, Victor et Ogé avançaient par bonds dans un exposé intéressant et confus dont Esteban pouvait retenir au passage quelques idées précises : « Nous avons dépassé les époques religieuses et métaphysiques ; nous entrons dans l’époque de la science. » « La stratification du monde en classes est dépourvue de sens. » « Il faut enlever aux intérêts commerciaux le pouvoir horrible de déchaîner les guerres. » « L’humanité est divisée en deux catégories : les oppresseurs et les opprimés. L’habitude, la nécessité et le manque de loisirs empêchent la plus grande partie des opprimés de se rendre compte de leur condition : la guerre civile éclate lorsqu’ils la sentent. » Les termes de liberté, félicité, égalité, dignité humaine, et celui, fort mystérieux, de « lutte de classes », forgé par un économiste écossais, revenaient continuellement dans cet exposé tumultueux, justifiant l’imminence d’un grand incendie qu’Esteban, cette nuit-là, acceptait comme une purification nécessaire ; comme une apocalypse à laquelle il était anxieux d’assister le plus tôt possible, afin de commencer sa vie d’homme dans un monde nouveau. Le jeune homme croyait remarquer, cependant, que Victor et Ogé, quoique liés par les mêmes mots, n’étaient pas tout à fait d’accord sur des choses, des hommes, des modalités d’action, ayant certains rapports avec les événements qui se préparaient. Le médecin parlait à présent d’un certain Martinez de Pasqually, philosophe remarquable, mort à Saint-Domingue quelques années auparavant, dont les enseignements avaient laissé des traces profondes dans quelques esprits. « Un farceur ! » dit Victor, se mettant à parler avec ironie de celui qui prétendait établir des communications spirituelles par-dessus par-dessus les terres et les mers, avec ses disciples également agenouillés à l’occasion des solstices et des équinoxes, sur des cercles magiques tracés
à la craie blanche, entre des bougies allumées, des signes de la Kabbale, des fumées aromatiques et autres mises en scène asiatiques. « Ce que nous voulons, dit Ogé de mauvaise humeur, c’est développer les forces transcendantales endormies dans l’homme. » « Commencez par briser vos chaînes », dit Victor. Victor. « Martinez Martine z de Pasqually Pasqual ly,, répliqua le médecin sur un ton violent, expliquait que l’évolution de l’humanité était un acte collectif, et que par conséquent l’action initiaque individuelle impliquait forcément l’existence d’une action sociale collective : celui qui sait le plus fera le plus pour ses semblables. » Victor, Victor, cette fois, acquiesça doucement, acceptant une idée qui n’était pas tout à fait brouillée avec ses convictions. Sofia exprima son trouble devant un mouvement d’idées qui revêtait tant de formes diverses et contradictoires. « Des questions aussi complexes ne peuvent être abordées ainsi, sans examen plus approfondi », répondit Ogé de manière ambiguë, lui entrouvrant seulement la porte sur les brumes d’un monde caché, dont les arcanes restaient plongés dans le mystère. Esteban, tout à coup, avait l’impression d’avoir vécu comme un aveugle, en marge des réalités les plus passionnantes, sans voir la seule chose qui méritât la peine d’être considérée à cette époque. « Et dire qu’ils nous privent de nouvelles nouvelle s », dit Victor. Victor. « Cette situation se prolongera parce que les gouvernements ont peur ; une peur panique devant le fantôme qui parcourt l’Europe », conclut Ogé, sur un ton prophétique : « Les temps sont venus, mes amis, les temps sont venus. » Deux jours se passèrent à parler de révolutions. Sofia était étonnée de voir à quel point le nouveau sujet de conversation était passionnant pour elle. Parler de révolutions, imaginer des révolutions, se situer mentalement au sein d’une révolution, c’est se rendre un peu maître du monde. Ceux qui parlent d’une révolution se voient poussés à la faire. Il est si évident que tel ou tel privilège doit être aboli, que l’on procède à son abolition. Il est si certain que telle oppression est odieuse que l’on édicté des mesures contre elle ; il est si clair que tel personnage est un misérable, qu’on le condamne à mort à l’unanimité. Et une fois le terrain assaini, on entreprend d’édifier la cité de l’avenir. Esteban se prononçait pour la suppression du catholicisme, avec l’institution de
châtiments exemplaires contre tous ceux qui rendraient un culte aux « idoles ». Il trouvait sur ce point l’assentiment de Victor, tandis qu’Ogé opinait de façon différente. Etant donné que l’homme avait toujours manifesté une aspiration tenace vers quelque chose qu’on pouvait appeler « imitation du Christ », ce sentiment devait se transformer en un vif désir de dépassement, grâce auquel l’homme essayerait de ressembler au Christ, s’érigeant en une sorte d’archétype de perfection humaine. Peu portée aux spéculations transcendantales, Sofia faisait redescendre les autres sur la terre en s’intéressant concrètement à la condition de la femme et à l’éducation des enfants dans la nouvelle société. Et la discussion s’engageait bruyamment sur le fait de déterminer si l’éducation Spartiate était vraiment satisfaisante et adaptable à l’époque. « Non », disait Ogé. « Oui », rétorquait Victor… Et la dispute engagée était si vive, le troisième jour, autour de la répartition des richesses dans la nouvelle société que Carlos ; en arrivant à la propriété après une chevauchée épuisante, crut que les habitants de la maison étaient en train de se battre. Son apparition calma les cris. On pouvait lire sur son visage qu’il était porteur de nouvelles graves. Et elles l’étaient en vérité. La battue contre les francs-maçons et les étrangers suspects avait commencé. Si le gouvernement de la métropole transigeait avec ses ministres libéraux, il était très décidé en revanche à extirper les idées avancées de ses colonies. Don Cosme s’était réjoui, informant Carlos qu’il connaissait un ordre d’arrestation pris contre Ogé et Victor. « Décidément, il faut filer », dit le négociant sans se troubler. Et apportant sa valise, il en tira une carte sur laquelle il montra un point de la côte sud de l’île. « Nous n’en sommes pas loin », dit-il. Et il raconta qu’à son époque de marin il avait chargé des éponges, du charbon et des peaux dans ce mouillage où il connaissait du monde. Sans en dire davantage, tous deux allèrent prendre leurs affaires, laissant les autres plongés dans un pénible silence. Ils n’auraient jamais cru que le départ de Victor, cet étranger, cet intrus, presque inexplicablement mêlé à leurs vies, pût les affecter si profondément. Son apparition, accompagnée d’un tonnerre de coups de marteau, avait eu quelque chose de diabolique, avec l’aplomb qu’il mettait à prendre possession de la maison, à s’asseoir au haut bout de la table, à fouiller les armoires. Soudain les appareils du cabinet
de physique avaient fonctionné ; les meubles étaient sortis de leurs caisses ; les malades avaient guéri et les inertes avaient marché. Maintenant ils restaient seuls, sans défense, sans amis, livrés aux pièges d’une magistrature lente et vulnérable, eux qui, s’ils n’entendaient pas grand-chose aux affaires, étaient encore moins compétents en matière de lois. En cas de doute devant la probité d’un tuteur, avait dit à Carlos un avocat, le tribunal procédait à la nomination d’un co-tuteur, ou d’un conseil de tutelle, doté de pouvoirs jusqu’à ce que les garçons eussent atteint leur majorité. De toute façon il fallait agir, en ayant recours au tribunal. Carlos avait un allié d’importance en la personne d’un ancien comptable, récemment congédié par don Cosme, qui se vantait d’en savoir long au sujet de ses manigances. Pendant qu’on s’occuperait de tout ça, il était probable que la persécution déchaînée contre les francsmaçons s’apaiserait. De semblables tempêtes d’été étaient fréquentes dans l’administration espagnole ; puis les dossiers étaient classés et l’habituelle torpeur prenait le dessus. Eux resteraient en contact étroit avec Victor. Ce dernier pourrait revenir quelques semaines, afin d’examiner la situation du magasin et engager l’affaire sur de nouvelles voies. On pourrait même envisager de lui faire abandonner son commerce de Port-au-Prince, moins important que celui-ci. Il serait pour eux l’administrateur rêvé, et peut-être gagnerait-il, grâce à son talent de comptable, à s’établir dans une ville au fort mouvement commercial. Cependant il n’y avait pour le moment qu’une réalité immédiate : Victor et Ogé devaient fuir. Tous deux étaient en danger d’être arrêtés et « expulsés des royaumes », comme on l’avait fait pour d’autres Français qui avaient pourtant à leur actif un long séjour en Espagne. Sofia et Esteban les accompagneraient jusqu’au mouillage… Et ils y arrivèrent sans encombre trois jours plus tard, assoiffés, endoloris, mâchant de la poussière, avec de la poussière dans les cheveux, sous les vêtements, derrière les oreilles, après un voyage désagréable jalonné de plantations dont ils esquivaient l’hospitalité, de petits moulins à sucre qui avaient déjà achevé le broyage de l’année, et de villages tristes, à peine dessinés sur un paysage monotone de savanes fréquemment inondées. Le hameau de pêcheurs s’étendait le long d’une plage sale, recouverte d’algues mortes et de goudron, où pullulaient les crabes, au milieu de madriers
brisés et de cordages pourris. Un warf en planches, endommagé par le poids de plaques de marbre déchargées quelques jours auparavant, s’avançait vers la mer trouble, comme vêtue d’huile, dont les ondulations ne produisaient aucune écume. Au milieu des bateaux à éponges, des hourques à charbon, on voyait plusieurs goélettes de cabotage chargées de bois de chauffage et de sacs. La vue d’un vaisseau dont les mâts hauts et fins dépassaient ceux des autres embarcations, remplit de bonne humeur Victor, qui depuis plusieurs heures ruminait sa fatigue en silence. « Je connais ce navire », dit-il. « Il faut savoir à présent s’il s’en va ou s’il est de retour. » Et, poussé par une impatience soudaine, il entra dans une sorte d’auberge-magasin-corderie-taverne, demandant des chambres. Il n’y avait là que des cellules pourvues chacune d’un grabat et d’une cuvette, dont les murs blanchis à la chaux étaient recouverts d’inscriptions et de graffiti plus ou moins obcènes. Il y avait un hôtel un peu plus confortable, mais il était situé à une certaine distance du mouillage et si grande était la fatigue de Sofia qu’elle préféra rester là, car le plancher était propre, la brise soufflait un peu, et il y avait de grandes jarres d’eau douce pour faire sa toilette. Pendant que les voyageurs s’installaient à la grâce de Dieu, Victor alla vers le warf, en quête de renseignements. Après s’être dégourdi un peu les jambes, Sofia, Ogé et Esteban se retrouvèrent autour d’une table où on leur avait préparé un dîner de haricots et de poisson, sous une lanterne dont les insectes heurtaient les verres avec un claquement sec. Et l’on aurait mangé de bon appétit, sans l’apparition d’une nuée de minuscules moustiques, venus avec la nuit des marécages voisins. Ils se fourraient dans les oreilles, le nez, la bouche, se glissaient dans le dos comme un fin sable froid. Sans faire cas de la fumée d’un feu de cocos secs que l’on avait allumé sur la grille d’un fourneau pour les chasser, les insectes accouraient par essaims, par nuées, piquant le visage, les mains, les jambes. « Je n’en peux plus », cria Sofia fuyant dans sa chambre et se réfugiant sous la moustiquaire après avoir éteint les deux bougies placées sur un tabouret qui faisait office de guéridon. Mais elle se sentit entourée de bourdonnements. Sous le tulle grossier rongé par l’humidité, plein de trous, la torture se poursuivait. Le petit sifflement aigu allait de la tempe à l’épaule, du front au menton, avec une trêve quand l’insecte se
posait, ce que la peau ne tardait pas à sentir. Sofia se tournait et se retournait, se giflait, se donnait des tapes ici et là, sur les cuisses, entre les omoplates, sur les jambes, sur les flancs. Elle sentait ses tempes frôlées par des vols légers, qui, lorsqu’ils se rapprochaient le plus, devenaient plus vifs et rageurs. Finalement elle préféra se pelotonner sous un drap épais, dur comme de la toile à voile, se couvrant la tête. Et elle s’endormit, couverte de sueur, sur le couvre-lit trempé par sa transpiration, la joue enfoncée dans un mauvais oreiller tout trempé aussi… Quand elle ouvrit les yeux, le jour se levait, on entendait le chant des coqs, rasés et aux éperons effilés, d’un cirque de combat ; les nuées de moustiques avaient disparu, mais sa fatigue était telle qu’elle se crut malade. L’idée de passer une journée de plus, une nuit de plus en ce lieu, avec ses eaux saumâtres, sa chaleur déjà lourde dans la lumière de l’aube, la torture causée par les insectes, lui devint intolérable. S’enveloppant dans un peignoir, elle alla au magasin chercher du vinaigre pour soulager sa peau couverte de cloques. Près de la table de la veille elle trouva Ogé, Esteban et Victor, déjà levés, prenant des tasses de café noir, en compagnie d’un commandant de bateau qui malgré l’heure matinale avait revêtu son uniforme, — drap bleu, boutons dorés —, pour descendre à terre. Ses joues tailladées portaient les traces fraîches d’un mauvais rasoir. « Caleb Dexter », dit Victor. Et il ajouta, en baissant la voix : « Philanthrope aussi. » Puis reprenant son ton habituel il ajouta avec un accent Arrow lèvera l’ancre à péremptoire : « Prenez vos affaires. L’ Arrow huit heures. Nous partons tous pour Port-au-Prince. »
X
Maintenant, la fraîcheur de la mer, la grande ombre des voiles. La brise du nord qui, après avoir couru sur les terres, prenait un nouvel élan dans la vaste étendue, apportant ces odeurs végétales que les vigies savaient déceler du haut des hunes, reconnaissant ce qui sentait la Trinidad, la Sierra Maestra ou Cabo Cruz. Avec un bâton auquel on avait fixé un petit filet, Sofia tirait des merveilles de l’eau : une grappe de sargasses, dont elle faisait éclater les fruits entre le pouce et l’index ; une branche de palétuvier, encore revêtue d’huîtres tendres ; un coco de la grosseur d’une noix, d’un vert si magnifique qu’on l’eût dit verni depuis peu. On passait sur des bancs d’épongés qui dessinaient d’obscurs massifs sur les fonds clairs ; on voguait entre des cayes de sable blanc, toujours en vue d’une côte estompée par la brume, qui devenait plus montagneuse et plus découpée. Sofia avait accepté ce voyage avec joie, soudainement délivrée de la chaleur, des moustiques, de la perspective d’un ennuyeux retour vers la vie quotidienne et monotone, rendue plus monotone par l’absence de celui qui, à toute heure, avait le pouvoir de transfigurer la réalité, comme s’il s’agissait d’une simple excursion sur les eaux d’un lac suisse, aux rives romantiques couvertes de rochers. Promenade en bateau, hier imprévisible, que Victor en un moment critique avait tirée de ses manches de prestidigitateur. Ayant trouvé place à bord, avec une petite cabine sous le pont pour elle, l’ami leur avait offert cette traversée pour répondre, disait-il, à l’affection et à la générosité qu’ils lui avaient à tout moment témoignées. Ils pourraient passer quelques semaines à Port-au-Prince et retourner sur le même bateau — pour voyager avec le capitaine philanthrope ils n’avaient pas besoin de saufconduits — quand celui-ci reviendrait de Surinam avec un chargement. Prenant cela comme une espièglerie, comme quelque chose qui les ramenait à l’agréable désordre d’autrefois, ils avaient envoyé une lettre à Carlos, l’informant
d’une aventure qui prenait pour Sofia un sens providentiel, après tant de rêves de voyage, tant d’itinéraires abandonnés sur le papier, tant de départs jamais décidés. On entrait au moins dans quelque chose de nouveau. Port-au-Prince n’était pas Londres, ni Vienne, ni Paris ; mais cela signifiait déjà un grand changement. Puis ils aborderaient à une France d’outre-mer, où l’on parlait une autre langue et où l’on respirait des airs différents. Ils iraient au Cap Français, pour assister, au théâtre de la rue Vaudreuil, à la représentation du Légataire Universel ou de Zamire et Azor. Là-bas ils achèteraient la musique la plus récente, pour la flûte de Carlos, et des livres, beaucoup de livres, de ceux qui traitaient de la transformation économique de l’Europe en ce siècle, et de la révolution actuelle, celle qui était en marche… Un tumulte de voix tira Sofia de l’attention qu’elle portait à sa pêche, qui l’obligeait à rester étendue à plat ventre sur la proue, avec le soleil qui dardait sur sa peau : sur le château de poupe, sans autre vêtement que des culottes courtes serrées à la taille, Victor Victor et Ogé se bombardaient à coups d’eau salée, s’efforçant de descendre l’un plus vite que l’autre des seaux avec une corde pour les remplir de nouveau. Le torse du mulâtre était magnifiquement vigoureux, avec sa taille mince sous des épaules larges à la puissante envergure, luisantes et dures. La poitrine de Victor, plus bombée et épaisse, laissait voir le ferme relief de ses muscles — les dorsaux semblaient frémir sur son corps — toutes les fois qu’il soulevait un seau tiré de la mer pour le vider sur le visage de l’autre. « C’est la première fois que je me sens vraiment jeune », dit Esteban. « Je me demande si nous avons été jeunes quelquefois », répliqua Sofia en reprenant sa pêche. L’eau s’était couverte de méduses irisées dont les couleurs changeaient au rythme des vagues, à l’exception d’un bleu d’indigo ourlé de festons rouges. The Arrow, naviguant lentement, fendait une vaste migration de méduses, orientée vers la côte. Sofia, observant la multitude de ces créatures éphémères, était stupéfaite par la perpétuelle destruction des choses créées, qui équivalait à un luxe perpétuel de la création : luxe, que de multiplier pour supprimer à une plus grande échelle ; luxe, que de tant engendrer dans les matrices les plus élémentaires aussi bien que sur les tours des hommes-dieux, pour remettre ensuite les fruits à un monde en état de perpétuel dévorement.
De l’horizon accouraient, sous de beaux vêtements de fête, ces myriades de vies encore suspendues entre le végétal et l’animal, pour être ensuite données en sacrifice au soleil. Elles s’échoueraient sur le sable, où leurs cristaux se dessécheraient peu à peu, sans éclat, rétrécis, réduits à de glauques haillons, à de l’écume, à une simple tache d’humidité bientôt effacée par la chaleur. On ne pouvait imaginer d’anéantissement plus complet, sans traces ni vestiges, sans aucune preuve même que des êtres vivants l’avaient été un jour… Et après les méduses vinrent des tessons errants, roses, jaunes, rayés, en une telle diversité de couleurs reflétant la lumière incendiée de midi que le navire semblait fendre une mer de jaspe. Sofia, les joues enflammées, la chevelure au vent, jouissait d’un bien-être physique jusque-là inconnu. Elle pouvait rester des heures durant à l’ombre d’une voile, à contempler les flots, sans penser à rien, s’abandonnant à une sorte de volupté du corps tout entier, molle, inoccupée, sensible seulement à toute sollicitation agréable. Même la gourmandise s’éveillait en elle au cours de cette traversée, depuis que le capitaine faisait servir en son honneur des mets, des boissons, des fruits qui surprenaient son palais par leur saveur nouvelle : huîtres fumées, biscuits fameux de Boston, cidres anglais, tartes à la rhubarbe goûtées pour la première fois et nèfles juteuses de Pensacola qui mûrissaient en route, avec les melons des vergers de New York. Tout était différent pour elle, tout la sortait de ses habitudes, et contribuait à lui créer une atmosphère irréelle. Quand elle demandait comment s’appelait ce roc de forme étrange, cet îlot, ce canal, ses notions géographiques, puisées dans des cartes espagnoles, ne concordaient jamais avec les nomenclatures de Caleb Dexter, pour qui ceci était le Cayman-Brack ; cela le Nordest-Kaye ou le Portland-Rock. Le navire lui-même avait quelque chose de magique, avec son commandant « philanthrope », appartenant au monde secret de Victor et d’Ogé (celui d’Isis et d’Osiris, de Jacques de Molay et de Frédéric de Prusse), qui gardait son tablier orné de l’acacia, du temple aux sept marches, des deux colonnes, du soleil et de la lune, sous une vitrine près de ses instruments de navigation. Le soir, sous le tendelet de poupe, Ogé se mettait à parler des prodiges du magnétisme, de la faillite de la psychologie traditionnelle, ou des ordres secrets qui fleurissaient partout, sous le nom de
Frères de l’Asie, Chevaliers de l’Aigle Noir, Elus Cohen, Philalètes, Illuminés d’Avignon, Frères de la Lumière Véritable, Philadelphes, Chevaliers Rose-Croix, et Chevaliers du Temple ; ils cherchaient à atteindre un idéal d’égalité et d’harmonie, et travaillaient en même temps au perfectionnement de l’individu, destiné à monter à l’aide de la raison et des Lumières vers les sphères où l’être humain se verrait à jamais libéré de ses craintes et de ses doutes. Sofia remarquait, d’ailleurs, qu’Ogé n’était pas athée à la façon de Victor, pour qui les prêtres étaient « de simples arlequins vêtus de noir qui remuaient des marionnettes », tandis que le Grand Architecte pouvait être accepté comme un symbole passager, en attendant que la science finît par éclaircir les énigmes de la création. Le métis faisait souvent allusion à la Bible, il acceptait certaines de ses bases mythiques, de même qu’il employait des termes empruntés à la Kabbale et au platonisme, se rapportant souvent aux Cathares, dont Sofia connaissait la princesse Esclarmonde par un joli roman récemment lu. Selon Ogé, le péché originel, au lieu de se perpétuer dans l’accouplement, était chaque fois lavé par lui. Employant de discrets euphémismes, il affirmait que le couple réalisait un retour à l’innocence première, lorsque de la totale et édénique nudité de l’étreinte surgissait un apaisement des sens, une joyeuse et tendre quiétude qui était une figuration, éternellement répétée, de la pureté de l’homme et de la femme avant la faute… Victor et Caleb Dexter, se traitant avec le respect dû à des collègues, parlaient de l’art de naviguer, discutaient au sujet d’un certain Rocky-Shoal, signalé dans plusieurs traités comme dangereusement caché à quatre brasses de fond, mais que personne n’avait vu dans ses courses le long de cette côte. Mr Erastus Jackson, le second du bord, s’approchait du groupe pour raconter de terrifiantes histoires de marins, comme celle de ce commandant Anson, qui ayant perdu la longitude erra un mois durant à travers le Pacifique sans pouvoir trouver l’île de Juan Fernandez ; ou cette autre d’une goélette trouvée près de l’île du grand Caïque, sans un seul homme d’équipage à bord, mais avec les fourneaux de la cuisine encore allumés, des vêtements qu’on venait de laver étendus et mouillés, dans la soupière une soupe encore tiède destinée à la table des officiers. Les nuits étaient somptueuses. La mer Caraïbe était pleine de
phosphorescences qui dérivaient doucement vers la côte, toujours visibles comme des profils montagneux qu’éclairait légèrement une lune à son premier quartier. Sofia s’abandonnait à la contemplation des spectacles que ce voyage surprenant, invraisemblable, offrait à son regard en valeurs de végétations errantes, de poissons étranges, de rayons verts et de prodigieux couchers de soleil qui élevaient des allégories dans un ciel où chaque nuage pouvait être interprété comme un groupe sculptural, combats de titans, Laocoons, quadriges et chutes d’anges. Là elle tombait en admiration devant un fond de coraux ; ailleurs elle découvrait les îles ronflantes, avec la voix basse et profonde de leurs galeries emplies d’un éternel roulement de graviers. Elle ne savait pas si elle devait croire que les holoturies avalaient du sable, et s’il était certain que les baleines descendaient jusqu’aux Tropiques. Mais tout devenait croyable dans cette traversée. Un après-midi on lui montra un étrange poisson qu’on appelait licorne de mer, ce qui lui rappela la première apparition de Victor dans la demeure aux heurtoirs. Cette fois, pour plaisanter, elle lui avait demandé si l’on voyait nager des sirènes dans la mer Caraïbe. « Cette nuit-là, dit l’autre, il s’en fallut de peu qu’on ne me mît à la porte. » « C’est ce que j’ai failli faire à plusieurs reprises », dit Sofia jouant avec le tour ambigu de la conversation, sans s’avouer combien il lui était dur d’en avoir conscience, maintenant que, lorsque tous deux se frôlaient dans les coursives étroites ou les raides escaliers, elle s’attardait dans l’espoir honteux de se sentir saisie à nouveau par la taille. En définitive c’avait été ça, malgré toute sa brutalité, la seule chose vraiment importante, la seule péripétie personnelle, qui se fût produite dans sa vie. Elle descendit dans sa cabine, et s’étendit sur la couchette. Une sueur désagréable mouillait ses bas mal tirés ; ses seins étaient opprimés par son corsage froissé ; sa peau tout entière irritée par la rugosité de la couverture de laine qui couvrait son lit. A ce moment, on entendit des cris et des courses sur le pont. Après avoir mis à tout hasard un peu d’ordre dans sa tenue, Sofia sortit sur le deck pour s’informer de la raison du tumulte. Le navire traversait un banc de carets ; deux marins, d’un canot qu’on venait de mettre à l’eau, essayaient d’attraper le plus grand avec des nœuds coulants. Mais au milieu des somptueuses carapaces, des ailerons de squales,
qui bousculaient la barque, avaient fait leur apparition. Les pêcheurs rentraient, blasphémant de dépit de voir ce qu’ils perdaient en démêloirs et en peignes à cheveux, en signets, et en boucles de prix, tout en lançant des coups de harpon à droite et à gauche. Comme si la mort d’un certain nombre de requins eût pu apaiser leur vieille colère contre l’espèce tout entière, les marins s’arc-boutant sur un solide plat-bord leur jetèrent des hameçons retenus par des chaînes, que les bêtes mordaient voracement, s’enferrant sur des crochets qui leur ressortaient par les yeux. Et ils étaient tirés de l’eau malgré leurs féroces secousses et leurs terribles coups de queue, jusqu’à la hauteur du bastingage, où ils étaient frappés avec des bâtons, des perches, des barres de fer, et même les anspects du cabestan. Le sang giclait des peaux déchirées, teignant l’eau, éclaboussant les voiles, coulant vers les déversoirs du pont. « C’est une bonne action », criait Ogé, en frappant aussi. « Ces poissons sont horribles. horrible s. » Tout l’équipage était dehors, les uns à califourchon sur les vergues, les autres penchés partout où leurs bras trouvaient un point d’appui, chacun armé d’un pieu, un outil de menuisier, une scie ou un vilebrequin, attendant l’occasion de frapper, de faire couler le sang, avec un acharnement qui faisait jeter de nouvelles chaînes et de nouveaux hameçons. Sofia alla à sa cabine pour enlever son corsage souillé par une huile, une bile, qui lui était tombée dessus dans la cohue. Par le petit miroir accroché au pied du guichet qui servait de hublot, elle vit entrer Victor : « C’est moi », dit-il en fermant la porte. En haut les cris et les blasphèmes continuaient.
XI
Quel est ce tumulte ?
Goya.
Lorsque le navire mouilla dans le port de Santiago, Victor, accoudé à la proue, eut un geste d’étonnement. Il y avait là La Salamandre, La Vénus, La Vestale, La Méduse, embarcations qui assuraient le service régulier entre Le Havre, Le Cap et Port-au-Prince, outre une multitude d’unités plus petites — hourques, goélettes, balandres, qui lui étaient connues parce qu’elles appartenaient à des négociants de Léogane, Les Cayes et Saint-Marc. Tous les bateaux de Saint-Domingue se sont donc réunis ici ? demanda-t-il à Ogé, qui ne s’expliquait pas non plus les raisons d’une migration aussi insolite. L’ancre jetée, ils allèrent à terre, en toute hâte, en quête de renseignements. Ce qu’ils apprirent était terrifiant : trois semaines auparavant, les nègres s’étaient révoltés dans la région du nord. Le soulèvement s’était généralisé, sans que les autorités réussissent à se rendre maîtresses de la situation. La ville était pleine de colons réfugiés. On parlait de terribles massacres de Blancs, d’incendies et de cruautés, d’horribles viols. Les esclaves s’étaient acharnés sur les jeunes filles de famille, leur infligeant les pires sévices. Le pays était livré à l’extermination, au pillage, à la lubricité… Le commandant Dexter, qui transportait une petite cargaison pour Port-au-Prince, allait patienter quelques jours, dans l’attente de nouvelles plus rassurantes. Si les désordres se poursuivaient, il irait à Porto-Rico puis à Surinam, sans s’arrêter à Haïti. Victor, très préoccupé par le sort de ses affaires, était indécis. Ogé en revanche se montrait calme : ce mouvement était certainement dépeint sous des couleurs exagérées. Il coïncidait trop avec d’autres événements de portée universelle pour être une simple révolte de barbares adonnés à l’incendie et au viol. Quelques-uns avaient parlé aussi de multitudes
affolées, ivres de sang, après un certain 14 juillet qui était en passe de transformer le monde. L’un des fonctionnaires les plus notables de la colonie était son frère Vincent, élevé en France comme lui, membre du club des Amis des Noirs, de Paris, philanthrope très éclairé, qui aurait su contenir les gens mutinés si ceux-ci ne s’étaient pas jetés dans les rues et les campagnes pour réclamer quelque chose de juste. Beaucoup comme Vincent étaient maintenant imbus de philosophie, parfaitement au courant de ce que réclamaient les temps nouveaux. Le tout était d’attendre un peu, car l’avenir ferait la lumière sur les événements. Si Dexter persistait à ne pas faire escale à Port-au-Prince, on pourrait avoir recours aux navires réfugiés à Santiago et qui bientôt retourneraient là-bas. A bord de l’un d’entre eux, le voyage à l’île voisine serait une agréable promenade… Mais en attendant, il fallait supporter la chaleur. chaleur. Une chaleur qui semblait surgir des entreponts, des Arrow, depuis cales, des écoutilles, des boiseries mêmes de l’ Arrow, que le bateau, toutes voiles ferlées, était ancré dans le port, — port qui n’était rien moins que celui de Santiago et au mois de septembre par-dessus le marché. Une odeur de goudron tiède envahit les cabines et les coursives, mais pas assez cependant pour libérer le pont de certains relents d’épluchures de pommes de terre, de graisses rances, d’eaux de vaisselle, qui montaient des cuisines. Et le pire était qu’il n’y avait aucun moyen de se mettre à l’abri à terre. Nul ne pouvait penser trouver asile en ville, car les réfugiés emplissaient les auberges et les hôtels, se contentant parfois d’une table de billard en guise de lit ou d’un quelconque fauteuil poussé dans un coin, pour passer la nuit. Les escaliers de la cathédrale étaient habités par des gens qui défendaient férocement la volée de pierre fraîche qui leur servait de couche. Ogé et Esteban Arrow, attendant l’aube pour aller dormaient sur le pont de l’ Arrow, à terre, dans la première chaloupe, dans l’espoir de trouver quelque fraîcheur dans les rues aux maisonnettes roses, bleues, orangées, munies de grilles de bois et de portes cloutées, qui évoquaient les premiers jours de la colonisation, alors qu’Hernan Cortès, encore modeste alcade, plantait les premières vignes apportées d’Espagne aux Antilles à peine découvertes. Ils déjeunaient dans une gargote, de ce qu’on pouvait leur offrir, car la nourriture même se faisait rare, avant de chercher le pittoresque refuge des abris en feuilles de
palmes, que des baladins français, habiles à tirer parti d’une situation explosive, avaient élevé aux portes de Santiago, à la façon d’un parc d’attractions qui s’ouvrait au milieu de l’après-midi. Esteban était surpris que ni Sofia ni Victor ne voulussent les accompagner dans leurs vagabondages amusés à travers la ville. Mais tous deux préféraient, malgré la chaleur Arrow qui était déserté par son accablante, rester à bord de l’ Arrow équipage pendant cette période d’immobilité forcée, car les marins allaient à terre à la première occasion, et rentraient à la nuit tombée en faisant dans les chaloupes un grand chahut d’ivrognes. Sofia expliquait que la température élevée l’empêchait de dormir jusqu’à l’aube, de sorte qu’elle ne trouvait le sommeil qu’une fois vaincue par la fatigue, lorsque les autres se réveillaient. Victor, de son côté, s’installait au château de proue, devant la ville, dès le petit jour, rédigeant une volumineuse correspondance qui avait trait à ses affaires. Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours, les uns à terre, les autres à bord ; ceux-ci gênés par les mauvaises odeurs du bateau, ceux-là sans même s’en apercevoir, jusqu’à ce qu’un beau matin Dexter annonçât qu’un marin nord-américain arrivé la veille de Port-au-Prince l’avait informé qu’il régnait là-bas un franc état de révolution. Il ne pouvait attendre davantage : il lèverait l’ancre au milieu de l’après-midi pour poursuivre son voyage, et passerait au large de Saint-Domingue. Après avoir pris leurs affaires et déjeuné d’un jambon de Westphalie arrosé d’une bière si chaude que la mousse se détachait des verres, les voyageurs prirent congé du commandant philan Arrow. Assis sur leurs valises, sous thrope, et des gens de l’ Arrow. une galerie couverte des quais, ils examinèrent la situation. Ogé avait entendu parler d’un médiocre voilier cubain qui devait partir le lendemain vers Port-au-Prince, affrété par les commerçants d’ici, pour recueillir des réfugiés. Le plus raisonnable était que Sofia demeurât à Santiago, pendant que les trois hommes s’embarqueraient. Si la situation n’était pas telle qu’on la dépeignait —, et Ogé insistait sur le fait que les événements répondaient forcément à quelque chose de plus complexe et de plus noble qu’un simple désir de pillage —, Esteban reviendrait par le même bateau pour chercher sa cousine. D’ailleurs, Ogé avait grande confiance en l’autorité de son frère Vincent, dont il était sans nouvelles depuis des mois, mais qui occupait, d’après ses informations, de hautes
fonctions dans l’administration de la colonie. Quant à Victor, il n’y avait pas de dilemme possible ; il avait une maison de commerce, une demeure, des biens à Port-au-Prince. Sofia se mit en colère, demandant à être emmenée ; elle assura qu’elle ne gênerait personne ; elle n’avait pas besoin de cabine ; elle n’avait pas peur. « Là n’est pas la question », dit Esteban, « nous ne pouvons pas t’exposer à ce qu’il t’arrive ce qui est arrivé là-bas à des centaines de femmes ». Victor était d’accord. Si la vie était possible dans l’île, ils viendraient la chercher. Dans le cas contraire, lui laisserait Ogé comme son fondé de pouvoir et reviendrait à Santiago pour attendre la fin de l’orage. Les réfugiés français étaient si nombreux dans la ville que personne n’irait vérifier si le Victor Hugues d’ici était celui qui avait été dénoncé à La Havane comme franc-maçon. A présent Santiago abritait des centaines de membres des loges de Port-au-Prince, Le Cap, Léogane. Acceptant la décision des hommes, la jeune fille resta seule avec Victor au milieu des bagages dispersés, pendant qu’Ogé et Esteban allaient résoudre le difficile problème qu’était la Arrow, svelte et recherche d’un logement décent. A bord de l’ Arrow, magnifique avec ses mâts légèrement penchés, ses fins haubans, ses pavillons déployés, les manœuvres du départ commençaient dans un grand mouvement de marins sur le pont. Le lendemain c’était une vieille balandre cubaine, aux voiles rapiécées et à l’aspect lamentable, qui sortait du port de Santiago pour entreprendre sa traversée le long d’une côte de plus en plus montagneuse. On eût dit que le voilier n’avançait pas, tant il devait lofer pour s’imposer aux courants contraires… Un jour interminable s’écoula, puis une nuit au clair de lune si intense qu’Esteban, dans le demi-sommeil de son inconfortable repos au pied du mât crut vingt fois que le jour se levait. La balandre entra dans le goulet du golfe de La Gonave, et ne tarda pas à aviser les côtes d’une île où, selon Ogé, il y avait des cascades dont les eaux avaient le pouvoir de plonger les femmes dans un état de voyance orphique. Tous les ans elles se rendaient en pèlerinage à ce bouillonnant autel de la déesse de la fécondité et des eaux, se baignant dans l’écume tombée de hauts rochers. Certaines se tordaient et criaient, possédées par un esprit qui leur dictait des augures et des prophéties, — prophéties qui en général s’accomplissaient
avec une étonnante exactitude. « Il est curieux qu’un médecin croie à ça », dit Victor. « Le docteur Mesmer, répliqua Ogé sarcastique, a opéré des milliers de cures miraculeuses dans votre Europe cultivée, en magnétisant l’eau de ses baignoires et en provoquant chez ses patients un état d’inspiration que connaissent depuis toujours les nègres d’ici. Seulement, lui faisait payer pour faire ça. Les dieux de La Gonave travaillent gratuitement. Voilà la différence… » On continua à naviguer jusqu’au crépuscule entre des côtes estompées. Victor Victor, qui avait passé la journée dans un état d’impatience excessive, s’endormit lourdement, comme pressé de réparer son usure nerveuse, après un maigre dîner de gros harengs et de biscuits. Il fut réveillé par Esteban, peu avant le petit jour. La balandre arrivait en face de Port-au-Prince. Le centre de la ville étan en flammes. Un incendie gigantesque rougissait le ciel, jetant des flammèches sur les bois voisins. Victor demanda que l’on mît un canot à la mer, sans plus tarder, et débarqua peu après sur le quai des pêcheurs. Suivi d’Esteban et d’Ogé, il traversa les rues où quelques nègres transportaient des pendules, des tableaux, des meubles, sauvés des flammes. Tous trois arrivèrent sur un terrain désert où quelques madriers calcinés se dressaient encore, fumants, constellés de cendres, entre de petits bûchers. Le négociant s’arrêta, frémissant, crispé, tandis que la sueur tombait de son front, de ses tempes, de sa nuque. « Je vous fais les honneurs de ma maison », dit-il. « Là-bas était la boulangerie ; ici, le magasin ; derrière, mon appartement. » Il ramassa une planche de chêne à demi consumée : « C’était un bon comptoir. » Son pied heurta un plateau de balance, noirci par le feu. Il le prit et le regarda longuement. Soudain, il le jeta à terre, dans un grand bruit de gong, soulevant un envol de pellicules de suie. « Pardon », dit-il en éclatant en sanglots. Ogé partit à la recherche de parents qu’il avait dans la ville. Le jour s’était levé, sous des nuages bas, chargés de fumée, qui semblaient resserrés entre les montagnes qui limitaient le golfe. Victor et Esteban, assis sur le four de la boulangerie, seule chose reconnaissable au milieu de l’informe confusion, contemplaient une ville qui reprenait ses rythmes de ville, dans l’anéantissement de la cité même. On voyait arriver des paysans, portant des fruits, des fromages, des choux, des
faisceaux de cannes à sucre, pour les disposer sur un marché qui avait cessé de l’être. Par routine ils se plaçaient à l’endroit de leurs étalages inexistants, organisant des boutiques en plein air qui conservaient l’alignement et l’ordre d’autrefois. On aurait dit que les rebelles, après avoir mis le feu partout, s’étaient évanouis. Un calme de charbons éteints, de cendres chaudes, de braises sur la terre couverte de décombres, donnait un aspect doublement bucolique à celui qui criait le lait de ses chèvres tachetées, la fragrance de ses jasmins, la qualité de son miel. Le géant qui, là-bas, à l’extrémité de la jetée, offrait un énorme calmar à bout de bras, se transfigurait en Persée de Cellini. Des religieux, assez loin, retiraient les échafaudages à moitié brûlés d’une église en construction. Des ânons chargés avançaient dans des rues qui avaient cessé de l’être, en suivant cependant leur itinéraire habituel, tournant à un coin là où désormais l’on pouvait aller tout droit, s’attardant à un angle illusoire où le cabaretier avait réinstallé ses flacons d’eau-de-vie sur des planches posées sur des briques. Victor ne cessait de mesurer du regard l’emplacement de son magasin détruit, étrangement sollicité, sa colère à présent tombée, par le sentiment libérateur de ne rien posséder, d’être resté sans aucun avoir, sans un meuble, sans un contrat, sans un livre, sans une lettre jaunie sur l’écriture de laquelle il pût s’attendrir. Sa vie repartait à zéro, sans engagement à tenir, tenir, ni dettes à payer, suspendue entre le passé aboli et l’imprévisible avenir. Sur les mornes avaient éclaté de nouveaux incendies : « Pour ce qu’il reste à brûler, qu’ils le brûlent une bonne fois », dit-il. Et il demeurait là, à midi, sous la réverbération du rideau de nuages tendu d’une montagne à l’autre, lorsque Ogé arriva. Il avait un visage dur, creusé par de nouvelles rides, qu’Esteban ne lui connaissait pas. « Bien fait », dit-il en embrassant du regard l’aire de l’incendie. « Vous ne méritez pas autre chose. » Et devant le visage interrogateur et irrité de Victor : « Mon frère Vincent a été exécuté sur la place d’armes du Cap Français : on lui a brisé le corps à coups de barre de fer. On rapporte que ses os faisaient un bruit de noix cassées à coups de marteau. » « Les rebelles rebelle s ? » demanda Victor. Victor. « Non, vous », répondit le médecin avec des yeux d’une sombre fixité, qui regardaient sans voir. Et au milieu de ce terrain dévasté il racontait la terrible histoire de son frère cadet désigné pour occuper
d’importantes fonctions administratives, qui s’était heurté au refus des colons français de respecter le décret de l’Assemblée Nationale en vertu duquel les nègres et les mulâtres dotés d’une instruction suffisante étaient autorisés à occuper des charges publiques à Saint-Domingue. Fatigué de plaider sa cause et de réclamer, Vincent se soulève en armes, à la tête d’une troupe de mécontents, également affectés par l’intransigeance — la désobéissance — des Blancs. Secondé par un autre mulâtre, Jean-Baptiste Chavannes, il marche sur la ville du Cap. Mis en déroute dès le premier choc, Vincent et Jean-Baptiste cherchent un refuge dans la partie espagnole de l’île. Mais là ils sont arrêtés par les autorités, chargés de fers et renvoyés au Cap sous bonne escorte. Emprisonnés derrière des grilles sur une place publique, ils sont livrés, plusieurs jours durant, aux railleries de la foule. Certains les insultent, les couvrent de crachats, tandis que d’autres leur jettent en passant des immondices et des eaux sales. Mais voici que l’on dresse le pilori ; le bourreau empoigne sa barre de fer, qui s’acharne sur les jambes, les bras, les cuisses des condamnés. Cette tâche achevée, c’est le tour de la hache. Les têtes des jeunes gens, plantées sur des lances, sont promenées pour l’exemple le long du chemin qui conduit à la Grande Rivière. Les vautours, volant bas, donnaient au passage des coups de bec sur les visages violacés par le supplice, qui avaient perdu tout aspect humain, simples éponges de chair, avec des trous écarlates, balancées par des gardes ivres, qui s’arrêtaient pour boire à chaque auberge… « Il y a beaucoup encore à brûler », dit Ogé. « La prochaine nuit va être terrible. Filez le plus tôt possible !… » Ils allèrent vers le warf, dont les planches étaient consumées sur de longs espaces, ce qui les obligea à marcher sur les traverses de soutien, en bois de fer résistant au feu, sous lequel flottaient des cadavres rongés par les crabes. La balandre cubaine, chargée de réfugiés, était partie sans attendre une heure de plus, selon ce qu’ils apprirent par un vieux nègre qui ravaudait obstinément ses filets, comme si une déchirure dans la trame des mailles eût été un problème d’une importance capitale au milieu de ce vaste sinistre. Tous les vaisseaux avaient abandonné le port sauf un, nouvellement arrivé, dont l’équipage venait d’apprendre ce qui se passait à Port-au-Prince. C’était une frégate à trois mâts, élevée sur ses bords, vers laquelle voguaient des barques de plus en plus
nombreuses qui venaient de se détacher du rivage. « Voici une occasion unique », dit Ogé. « Allez-vous-en avant qu’on ne vous étripe. » Transportés par le pêcheur noir dans un canot si mal en point qu’il fallait l’écoper avec des tasses, ils abordèrent le Borée dont le commandant, penché sur la rembarde, crachant des injures, refusa de les laisser monter. Victor fit alors un signe bizarre, une sorte de dessin dans l’espace, qui réduisit au silence les imprécations du marin. On leur descendit une échelle de cordes et peu après ils étaient sur le pont, près de celui qui avait compris le signe, l’abstraite imploration du négociant ruiné. Le bateau, bondé de réfugiés (il y en avait partout, transpirant sous des vêtements déjà trempés de sueur, exhalant une mauvaise odeur, malades de fièvre, d’insomnie, de fatigue, grattant leurs premières plaies, écrasant leurs premiers poux ; celui-ci roué de coups, l’autre blessé, celle-là violée), devait lever l’ancre sur-le-champ, pour retourner en France. « Il n’y a pas d’autre solution », dit Victor, voyant qu’Esteban hésitait devant l’importance d’un voyage qui n’était pas dans ses plans. « Si vous restez, on vous massacrera ce soir », dit Ogé. « Et vous ? » demanda Victor. « Pas de danger », répondit le mulâtre en montrant ses joues foncées. Ils s’embrassèrent. Cependant Esteban eut l’impression que le médecin ne le serrait pas contre sa poitrine avec autant d’effusion qu’autrefois. Il y avait entre les corps une raideur, une distance, une gravité nouvelles. « Je regrette ce qui s’est passé », dit Ogé à Victor comme s’il avait assumé tout à coup la représentation d’un pays tout entier. Et faisant un petit geste d’adieu il retourna à la barque du bord de laquelle le pêcheur essayait d’éloigner le cadavre d’un cheval, en le poussant avec sa rame… Quelques instants plus tard, un tonnerre de tambours éclata sur Port-au-Prince, atteignant les cimes des mornes. De nouveaux incendies grandissaient dans les rougeurs du crépuscule. Esteban pensait à Sofia, qui attendrait inutilement à Santiago, où elle logeait chez des commerçants honorables, anciens fournisseurs de son père. Mais il valait mieux qu’il en fût ainsi. Ogé s’arrangerait pour l’informer des événements. Carlos irait la chercher. Le drôle de voyage qui aujourd’hui commençait n’était pas de ceux qui pouvaient s’entreprendre avec des femmes, sur un bateau où, dès à présent, celui qui voulait absolument se laver devait le faire à la vue de tout le monde, sans parler de bien d’autres
choses dont il faudrait s’acquitter aussi à la vue de tout le monde. Esteban pris entre l’inquiétude et le remords, heureux de l’incroyable aventure qui s’offrait à lui, se sentait plus ferme, plus fait, plus viril à côté de Victor Hugues. Maintenant, tournant le dos à la ville comme pour crâner d’avoir enterré son passé sous un monceau de cendres, le Français devenu plus français que jamais en parlant en français avec un Français, s’informait des dernières nouvelles de son pays. Elles étaient intéressantes, insolites, extraordinaires, certes. Mais aucune aussi considérable, aussi sensationnelle que celle qui se rapportait à la fuite du roi et à son arrestation à Varennes. C’était quelque chose de si terrible, de si inattendu pour l’esprit, que les mots « roi » et « arrestation » n’arrivaient pas à s’accorder, à constituer une possibilité immédiatement admissible. Un monarque arrêté, couvert de honte, humilié, remis à la garde du peuple qu’il prétendait gouverner, alors qu’il était indigne de le faire. La couronne la plus majestueuse, le pouvoir le plus insigne, le plus noble sceptre de l’univers, amenés entre deux gendarmes. « Et moi qui commerçais avec des soieries de contrebande, alors que des choses si graves se passaient dans le monde », disait Victor en se tenant la tête entre les mains. On assistait, là-bas, à la naissance d’une nouvelle humanité… Le Borée, poussé par la brise nocturne, voguait lentement, sous un ciel constellé d’étoiles, si brillantes que les montagnes de l’est se dessinaient telles d’indiscrètes taches d’ombre, coupant le pur dessin des constellations. En arrière restaient les incendies d’un jour. Vers l’orient se dressait, toute droite, magnifique, aperçue par les yeux de l’intelligence, la colonne de feu qui guide les marches vers toute terre promise.
CHAPITRE SECOND
Sains et malades.
Goya.
I
Quand il pensait à sa ville natale, rendue lointaine et singulière par la distance, Esteban ne pouvait que l’évoquer sous des couleurs d’eau-forte, avec ses ombres accentuées par la lumière excessive des choses illuminées, avec son ciel soudainement chargé de coups de tonnerre et de nuages épais, avec ses rues étroites, boueuses, pleines de Noirs affairés au milieu du goudron, du tabac et de la cécine. Il y avait plus de charbon que de flammes dans le tableau de Tropiques qui, vus d’ici, devenaient statiques, écrasants et monotones, avec leurs paroxysmes de couleurs toujours répétés, leurs crépuscules trop brefs et leurs nuits tombées du ciel dans le temps que l’on mettait à apporter les lampes, longues nuits prolongées par le silence de ceux qui s’endormaient avant d’entendre la voix du séréno chantant dix heures en invoquant la Vierge Marie, conçue sans péché… Ici, dans les somptueuses couleurs d’un automne à son début, qui était une prodigieuse nouveauté pour qui venait d’îles où les arbres ignoraient le passage du vert aux sanguines et aux sépias, tout était allégresse de drapeaux déployés, épanouissement de cocardes, fleurs offertes aux coins des rues, patriotique exhibition de mantes légères et de jupes, dans une prodigalité effrénée de rouges et de bleus. Esteban avait l’impression, après avoir tant vécu dans un monde monotone et replié, d’être tombé dans une énorme foire, dont les personnages et les parures eussent
été imaginés par un grand intendant des spectacles. Tout tournait, distrayait, étourdissait, dans le tumulte constant de commères bavardes, de cochers qui s’interpellaient d’un siège à l’autre, d’étrangers qui flânaient, de laquais médisants, d’oisifs, d’entremetteurs, de commentateurs des derniers événements, de lecteurs de journaux, de discutailleurs aux prises dans des cercles passionnés avec celui-qui-répand-defaux-bruits, avec le-mieux-informé-que-personne, avec celui-qui-savait-de-bonne-source, avec celui-qui-avait-vu, avec celui-qui-y-avait-été-et-pou celui-qui-y-avait-été-et-pouvait-le-raconter vait-le-raconter,, sans oublier le très ardent patriote pris de boisson, le journaliste d’occasion, le policier qui feignait d’avoir un rhume pour justifier son cache-nez, l’antipatriote trop patriotiquement accoutré pour que son zèle ne trahît pas le travesti, qui à toute heure étourdissaient le vaste cosmorama du faubourg par quelque bruyante nouveauté. La révolution avait infusé une nouvelle vie à la rue, à la rue qui prenait pour Esteban une énorme importance puisqu’il y vivait et que c’est d’elle qu’il contemplait la révolution. Joie et débordement d’un peuple libre, pensait le jeune homme qui écoutait et regardait, fier du titre d’étranger ami de la liberté que tous lui décernaient. Certains pouvaient s’être habitués rapidement à tout cela ; mais lui, tiré tout à coup de ses torpeurs tropicales, avait l’impression de se trouver dans un milieu exotique — c’était le mot —, d’un exotisme beaucoup plus pittoresque que celui de son pays de palmiers et de cannes à sucre, où il avait grandi sans penser qu’un spectacle habituel pût être exotique pour d’autres. Exotiques, vraiment exotiques étaient pour lui ici les mâts et les banderoles, les allégories et les drapeaux ; les gros chevaux à vaste croupe, qu’on eût dit tirés d’un manège de chevaux de bois imaginé par Paolo Ucello, si différents des rosses osseuses et malingres, bonnes descendantes de leurs ancêtres andalous, en vérité, de son pays. Tout lui était prétexte à s’arrêter, à s’ébahir : le café décoré à la manière chinoise et la taverne dont l’enseigne se parait d’un Silène à califourchon sur un tonneau. Les funambules qui en plein air imitaient les acrobaties d’artistes fameux et le tondeur de chiens qui avait dressé boutique sur les rives du fleuve. Tout était singulier, imprévu, comique : le costume du marchand d’oubliés et l’étalage d’épingles ; les œufs peints en rouge et les dindons, désignés à la criée comme aristocrates par une
plumeuse du marché. Chaque boutique était pour lui un théâtre, avec la devanture-scène, qui exhibait des gigots de mouton sur des dentelles de papier ; celle de la marchande de parfums, trop jolie pour faire croire qu’elle vivait du petit nombre d’articles étalés, celle de la marchande d’éventails, et celle aussi de cette belle fille aux seins posés sur le comptoir qui offrait des emblèmes révolutionnaires en massepain. Tout était empaqueté, enrubanné, paré, avec des couleurs de bonbon, de Montgolfière, de soldat de plomb, d’image pour illustrer Malbrough. Plus qu’en une révolution, on eût dit qu’on était dans une gigantesque allégorie de la révolution ; dans une métaphore de révolution, révolution faite ailleurs, centrée sur des pôles cachés, élaborée en des conciles occultes, invisibles pour ceux qui étaient anxieux de tout savoir. Esteban, peu familiarisé avec les noms nouveaux, hier ignorés, que l’on mêlait tous les jours dans les conversations, n’arrivait pas à voir clairement qui faisait la révolution. Soudain surgissaient d’obscurs provinciaux, d’anciens notaires, des séminaristes, des avocats sans cause et même des étrangers, qui prenaient en quelques semaines figure de géants. La proximité excessive des faits l’éblouissait presque, devant tant de visages nouvellement apparus sur les tribunes et dans les clubs où retentissaient parfois les voix juvéniles de gens qui n’étaient guère plus âgés que lui. Les assemblées auxquelles il pouvait assister, assister, mêlé au public, ne lui en apprenaient pas plus long : ne connaissant pas les hommes et déconcerté par un torrentiel gaspillage de paroles, il était médusé devant les orateurs comme aurait pu l’être un Lapon soudainement amené au Congrès des Etats-Unis. Celui-ci lui était sympathique, à cause de l’expéditive dureté d’un verbe acéré, où l’on retrouvait les élans de l’adolescence ; celui-là en raison des inflexions populacières de sa grosse voix ; tel autre parce que son éloquence était plus caustique et incisive que celle des autres… Il ne pouvait apprendre grand-chose de Victor Hugues en ce moment, car il avait peu d’occasions de le voir. Tous deux habitaient une modeste auberge, mal éclairée et plus médiocrement aérée encore, où l’odeur forte des choux, du mouton, de la soupe aux poireaux, se répandait à toute heure. Il fallait y ajouter celle de beurre rance qu’exhalaient les tapis élimés. Au commencement ils s’étaient abandonnés aux jouissances de la vie de la capitale, fréquentant les lieux
d’amusement et de plaisir, où Esteban moyennant force excès et nombre d’attentats contre sa bourse, avait pu apaiser la classique concupiscence de tous les étrangers qui abordent aux rives de la Seine. Mais au bout d’un certain temps Victor, qui était ruiné, et n’avait d’autre argent que celui gagné à Cuba, se mit à penser au lendemain, tandis qu’Esteban écrirait à Carlos, lui demandant une lettre de crédit par l’intermédiaire de Messieurs Laffon de Bordeaux qui représentaient les grenaches et les muscats du comte d’Aranda. Le Français avait pris l’habitude de sortir tôt et disparaissait jusqu’à une heure avancée. Le connaissant, le jeune homme s’abstenait de lui poser des questions. Victor ne parlait de ses réussites qu’une fois obtenues, alors qu’il aspirait à des réussites plus grandes encore. Livré à lui-même, Esteban se laissait ballotter par le rythme de chaque jour : il suivait les tambours d’un défilé de gardes, se fourrait dans n’importe quel club politique, se joignait à une manifestation improvisée, plus français que quiconque, plus révolutionnaire que ceux qui jouaient un rôle dans la révolution, demandant toujours à grands cris des mesures drastiques, des châtiments draconiens, des leçons exemplaires. Ses journaux étaient extrémistes, ses orateurs, les plus implacables. Tout bruit qui faisait allusion à une conspiration contre-révolutionnaire le jetait à la rue, armé du premier couteau de cuisine qui lui tombait sous la main. A la grande colère de la propriétaire de l’hôtel où il logeait, il était apparu un matin suivi de tous les enfants du quartier, apportant une bouture de sapin qu’il planta solennellement dans la cour, en guise de nouvel arbre de la liberté. Un jour il prit la parole dans un club de Jacobins, et stupéfia tous les assistants en exposant l’idée selon laquelle, pour porter la révolution au Nouveau Monde, il suffisait d’inculquer l’idéal de liberté aux Jésuites qui, expulsés des royaumes d’outre-mer, d’outre-mer, étaient dispersés en Italie et en Pologne… Les libraires du quartier l’appelaient « le Huron » et lui, flatté par ce sobriquet qui unissait le souvenir de Voltaire à l’image de l’Amérique, faisait tout son possible pour heurter les habitudes de courtoisie de l’ancien régime, affichant une franchise, une brutalité verbale, une dureté dans ses jugements, qui blessaient parfois les révolutionnaires eux-mêmes. « Je suis fier de mettre les pieds dans le plat et de parler de la corde dans la maison du
pendu », disait-il en prenant plaisir à se montrer insupportable et revêche. Et il allait ainsi, sans se soucier de ses incartades de « Huron », de cercle en cercle, de potinière en potinière, jusqu’aux réunions où s’assemblaient les Espagnols de Paris, francs-maçons et philosophes, philanthropes et bouffeurs de curés, qui conspiraient activement afin de porter la révolution dans la péninsule. Là on rabâchait perpétuellement des histoires de Bourbons cornards, de reines licencieuses, et d’infants crétins, et l’on dépeignait le retard de l’Espagne sous les sombres couleurs d’un tableau évoquant des nonnes couvertes de plaies, de faux miracles et des haillons, des persécutions et des outrages, qui plongeaient tout ce qui existait entre les Pyrénées et Ceuta dans les ténèbres d’un conservatisme plus que jamais vivant. On comparait ce pays endormi, tyrannisé, dépourvu de lumières, à cette France éclairée, dont la révolution avait été saluée, applaudie, acclamée par des hommes comme Jérémie Bentham, Schiller, Schiller, Klopstock, Pestalozzi, Robert Bruce, Kant et Fichte. « Mais il ne suffit pas de porter la révolution en Espagne ; il faut la porter aussi en Amérique », disait Esteban dans ces réunions, trouvant toujours l’approbation d’un Feliciano Martinez de Ballesteros, venu de Bayonne, qui lui fut bientôt sympathique à cause de l’humour avec lequel il rapportait des anecdotes, et parce que, parfois, il se mettait à chanter des airs de Blas de Laserna, en s’accompagnant avec grâce et piquant sur un vieux clavecin oublié. C’était merveilleux d’entendre alors les Espagnols accordés autour du clavier pour chanter en contre-point la chanson : Cuanda Majoma vivía Alla en la era pasada Era tanto lo que bebía Que del suelo se elevaba Con las monas que cogía, Con las monas que cogía.
[« Quand Mahomet vivait, au temps jadis, il buvait tant qu’il s’élevait au-dessus du sol, avec les cuites qu’il prenait (bis) ». Jeu de mots intraduisible intraduisible sur mona ; cuite et guenon. N. d. T.]
Ils portaient tous, par crânerie, un gilet dont la vente était interdite par un décret royal dans les domaines d’Espagne et d’Amérique, sur la doublure duquel on pouvait lire le mot Liberté brodé en fil rouge. Et les soirées de la réunion étaient remplies par des projets d’invasion, des soulèvements de provinces, des plans de débarquements par Cadix ou la Costa Brava, avec désignation de ministres illustres ; chacun avait ainsi le plaisir de s’écouter lui-même, en un long bavardage qui envoyait rouler dans la poussière chrismes et couronnes, tandis que retentissaient de gros mots bien espagnols qui traitaient de cocus et de putains tous les membres de la dynastie ibérique. Certains se lamentaient de ce que le Prussien Anacharsis Clootz, apôtre de la république universelle, en se présentant à la barre de l’Assemblée Constituante comme ambassadeur du genre humain, n’eût inclus aucun Espagnol du groupe dans son cortège d’Anglais, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, de Polonais, de Mongols, de Turcs, d’Afghans, et de Chaldéens, vêtus de costumes nationaux, se contentant pour représenter dignement le pays qui gémissait si près sous le joug et les chaînes du despotisme, d’un quelconque comparse. Voilà pourquoi on n’avait pas entendu la voix de l’Espagne dans cette cérémonie mémorable où même un Turc avait pris la parole. « Ils font bien de nous mépriser, car nous ne sommes encore rien », disait Martinez de Ballesteros en haussant les épaules : « Mais notre heure viendra. » Pour l’instant, il connaissait des hommes de grande valeur qui se préparaient à venir en France, pour se mettre au service de la révolution. Parmi eux le jeune abbé Marchena, qu’il estimait un esprit supérieur à en juger par le ton de ses lettres et les traductions de poèmes latins qu’il lui avait envoyés… Mais il ne s’agissait pas uniquement, pour Esteban, de passer les soirées dans des réunions animées et de bayer aux corneilles dans les rues, assistant à des défilés et à la célébration de fêtes civiques. Un jour mémorable, il fut invité à la Loge des Etrangers Réunis, pénétrant ainsi dans le vaste monde fraternel et actif que Victor ne lui avait révélé que par bribes. On avait pour lui allumé le Temple, resplendissant et secret, où devant les épées fulgurantes il s’était avancé, tremblant et ébloui, vers les Colonnes Jachim et Boaz, le delta et le tétragramme, le sceau de Salomon et l’étoile du nombre d’or. Il y avait là, parés de leurs auréoles et emblèmes, les
chevaliers Kadosch et les chevaliers de la Rose-Croix, les chevaliers du serpent de bronze et les chevaliers de l’arche royale, les princes du Tabernacle, les princes du Liban, les princes de Jérusalem, le Grand Maître Architecte et le Prince Sublime du royal secret, vers les grades desquels commencerait l’ascension de celui qui, rendu muet par l’émotion, se sentant indigne de tant d’honneur, s’avançait vers les mystères du Graal, de la transformation de la pierre brute en pierre cubique, de la résurrection du soleil sur l’acacia, au sein d’une tradition conservée, recouvrée, qui reculant vertigineusement dans le temps remontait aux grandes cérémonies initiaques de l’Egypte, à travers Jacob Boehme, les Noces Chimiques de Christian Rosencreutz et le secret des templiers. Esteban s’était senti un en tout, éclairé, illuminé, devant l’arche qu’il devrait à présent édifier dans son propre être, à la ressemblance du temple construit par le maître Hiram-Abi. Il se trouvait au centre du cosmos : sur sa tête s’ouvrait le firmament ; ses pieds foulaient la route qui conduit d’occident en orient. Sorti des ombres du cabinet de réflexion, la poitrine nue à l’endroit du cœur, la jambe droite nue, le pied gauche nu, l’apprenti avait répondu aux trois questions rituelles sur ce que l’homme devait à Dieu, à lui-même et aux autres ; après a près quoi les lumières s’étaient agrandies, les hautes lumières d’un siècle vers le prodigieux avènement duquel il était allé aveuglément, les yeux bandés, comme entraîné par une volonté supérieure, depuis le jour des grands incendies de Port-au-Prince. Il comprenait désormais le sens exact de son hallucinante traversée, semblable à celle de Perceval à la recherche de lui-même, vers la cité de l’avenir qui pour une fois n’était pas située en Amérique comme celle de Thomas More ou de Campanella, mais au berceau même de la philosophie… Ce soir-là, incapable de dormir, dormir, il erra jusqu’au matin à travers de vieux quartiers tout patines, dont les ruelles tortueuses lui étaient inconnues. Des angles inattendus, au sommet pointu, venaient subitement à lui, comme les proues de gigantesques navires, sans mâts ni voiles, couverts de cheminées qui se dessinaient contre le ciel avec l’aspect fantastique de chevaliers armés. Sans révéler la nature exacte de leurs formes, émergeant des ténèbres et des clairs-obscurs, apparaissaient des échafaudages, des enseignes, des lettres de fer découpé, des drapeaux endormis. Là
s’entassaient les diables d’un marché ; un peu plus loin, une roue pendait, sur les osiers emmêlés de paniers à demi tressés. Un percheron fantôme faisait vibrer ses naseaux au fond d’une cour où une charrette levait les barres de l’attelage dans un rayon de lune, avec l’immobilité inquiétante de l’insecte qui se prépare à planter son dard. Suivant la route des anciens pèlerins de Saint-Jacques, Esteban s’arrêta à l’endroit où le ciel, au bout de la rue, semble attendre celui qui franchit la côte, offrant déjà l’odeur du blé coupé, le bon augure des trèfles, l’humide et chaude haleine des pressoirs. Le jeune homme savait que c’était une pure illusion ; qu’il y avait là-haut d’autres maisons, beaucoup d’autres encore là où s’enchevêtraient les faubourgs. C’est pourquoi, immobile à l’endroit où il devait s’arrêter pour ne pas perdre les privilèges d’une céleste et fastueuse perspective, il contemplait ce que, des siècles durant, avaient contemplé, entonnant des cantiques, les hommes à coquilles, bâton et pèlerine, qui avaient tant traîné leurs sandales dans cette direction, se sentant plus près du Portique de la Gloire lorsqu’ils n’étaient plus qu’à peu de journées de l’hôpital Saint-Hilaire de Poitiers, des Landes résineuses et de la halte de Bayonne, annonciateurs de la rencontre des quatre voies des pèlerins sur le Pont de la Reine de la vallée d’Aspe. Et ils étaient passés par là d’année en année, génération après génération, mus par une ferveur inextinguible, en marche vers l’œuvre sublime de Maître Mathieu, qui sans aucun doute avait dû être franc-maçon comme Brunelleschi, Bramante, Juan de Herrera ou Erwin Steinbach, le constructeur de la cathédrale de Strasbourg. En pensant à son initiation, Esteban se sentit ignorant et frivole. Toute une littérature nécessaire à sa perfection lui était étrangère. Demain même il achèterait les livres utiles, enrichissant pour son propre compte les enseignements élémentaires reçus jusqu’à présent… Ainsi, moins sensible qu’auparavant au tumulte révolutionnaire qui à toute heure agitait les rues, il se mit à étudier pendant de longues nuits, se mettant mieux au fait du secret mais sûr passage du Ternaire à travers les temps. Un jour, il devait être sept heures, Victor le trouva éveillé, rêvant à l’étoile Absinthe de l’Apocalypse, après s’être abîmé dans la prose de « La venue du Messie » de Jean Josaphat Ben Ezra, auteur dont le nom cachait, sous son allure arabe, la personnalité d’un actif
conspirateur américain. « Veux-tu travailler pour la révolution ? » lui demanda la voix amie. Tiré de ses lointaines méditations, restitué à la passionnante réalité immédiate qui n’était, en somme, qu’une première réussite des Grandes Aspirations Traditionnelles, il répondit oui, avec fierté, avec enthousiasme, ajoutant qu’il ne permettrait pas que sa ferveur, ferveur, que son désir de travailler pour la liberté pût être mis en doute. « Demande-moi, à dix heures, dans le bureau du citoyen Brissot », dit Victor qui étrennait un complet neuf, d’excellente façon, avec des bottines dont le cuir qui crissait révélait une récente acquisition. « Ah ! pour le cas où la question viendrait sur le tapis : pas un mot de francmaçonnerie. Si tu veux rester avec nous, ne remets plus les pieds dans une loge. Nous n’avons perdu que trop de temps avec ces conneries. » Remarquant l’expression étonnée d’Esteban, il ajouta : « La maçonnerie est contre-révolutionnaire. C’est un point indiscutable. Il n’y a d’autre morale que la morale jacobine. » Et prenant un Catéchisme de l’Apprenti qui était sur la table, il arracha le dos de la reliure et le jeta dans la corbeille à papiers.
II
A dix heures et demie Esteban avait été reçu par Brissot et à onze heures la route qu’il devait suivre jusqu’à la frontière espagnole, un des vieux chemins de Saint-Jacques, lui avait été fixée. « La liberté devrait me donner des sandales, avec une cocarde en guise de coquille », dit le jeune homme fort satisfait de sa rhétorique improvisée, en apprenant ce qu’on attendait de lui. A cette époque, on avait besoin d’hommes aux convictions solides, habiles à écrire l’espagnol et à traduire des documents du français, afin de préparer une littérature révolutionnaire destinée à l’Espagne, littérature qui commençait déjà à s’imprimer à Bayonne, et partout où se trouvaient des presses disponibles aux environs des Pyrénées. Très écouté par Brissot, l’abbé José Marchena, dont on louait fort les talents et la raillerie voltairienne, conseillait une rapide pénétration doctrinaire dans la Péninsule, afin d’allumer une fois pour toutes les feux d’une révolution qui ne devait pas tarder à se produire là-bas, de même que son explosion était imminente dans d’autres nations anxieuses de briser les ignominieuses chaînes du passé. Selon Marchena, Bayonne, sans pour cela dédaigner Perpignan, « était le lieu le plus adéquat pour réunir les patriotes qui voulaient travailler à la régénération de leur pays », bien qu’il fallût compter sur des gens intelligents, capables de comprendre que « le langage des Français régénérés et républicains ne pouvait pas être encore celui des Espagnols ». Ceux-ci devaient « se préparer peu à peu graduellement », respectant entre eux pendant quelque temps « certains préjugés ultra-montains, incompatibles avec la liberté, mais trop enracinés pour qu’ils puissent être détruits d’un seul coup ». « C’est clair ? » avait demandé Victor à Esteban, comme pour prendre devant Brissot la responsabilité de son protégé. Le jeune homme, saisissant la perche, avait répondu par un discours bref mais convaincu, entremêlé de citations espagnoles, pour démontrer que non seulement il était d’accord avec Marchena, mais qu’il pouvait
encore s’exprimer aussi correctement en français que dans sa propre langue. Cependant, ruminant ce qui lui arrivait, il se dit au bout de quelques heures que la mission qu’on lui confiait n’était pas absolument enviable : s’éloigner de Paris, en ce moment, était comme perdre de vue le plus grand théâtre du monde pour aller s’enterrer dans une province éloignée. « Ce n’est pas le moment de se plaindre », lui dit Victor sévèrement, en s’apercevant de ses doutes. « Je serai bientôt envoyé à Rochefort pour une longue période. Moi aussi j’aimerais rester ici. Mais chacun doit aller là où on l’envoie. » Trois jours de bombance suivirent, passés à faire ripaille et à courir les femmes, qui resserrèrent l’amitié entre les deux hommes. Ouvrant son cœur à Victor, Esteban ne pouvait lui cacher que bien qu’il suivît ses conseils en tout ce qui touchait l’oubli de la maçonnerie, son passage dans la loge des Etrangers Réunis lui avait laissé un monde de souvenirs agréables. Là on l’avait appelé « jeune frère américain » et on l’avait revêtu d’une toge virile, pour procéder à l’initiation. On ne pouvait dire, d’ailleurs, qu’il ne régnât pas un esprit démocratique sain là où un Carlos Constantin de HesseRotenburg traitait familièrement le patriote de couleur foncée venu de la Martinique, le typographe brabançon expulsé de son pays parce qu’il distribuait des tracts ; l’exilé espagnol, colporteur pendant la journée, orateur après le crépuscule, pour qui la maçonnerie était déjà active à Avila au XVI e siècle, comme en témoignaient certaines représentations de compas, équerres et maillets, récemment trouvés selon lui dans l’église de Notre-Dame de l’Assomption, édifiée par le maîtremaçon juif Mosén Rubi de Braquemonte. Là, on entendait fréquemment la musique d’un compositeur maçon inspiré, appelé Mosar, ou Motzarth, ou quelque chose dans ce genre, car un baryton viennois chantait quelques-uns de ses hymnes dans les cérémonies d’initiation, embellissant de magnifiques roulades les mélodies de : « Oh ! sainte union des frères fidèles », ou de l’invocation : « Vous qui vénérez le Créateur sous le nom de Jeovah, Dieu, Fu, ou Brahama. » Là, on vivait en contact avec des hommes très intéressants, pour qui la révolution était une victoire d’ordre matériel et politique, qui devait conduire à une victoire totale de l’homme sur lui-même. Esteban se rappelait Ogé lorsque certains frères, danois et suédois, parlaient de la cour prodigieuse du prince
de Hesse (et Charles Constantin acquiesçait, toujours grand seigneur), où les somnambules étaient interrogés au sujet de la chute des anges, de la construction du Temple ou de l’aqua-toffana. A la cour du Slesvig on opérait des guérisons miraculeuses, au moyen du magnétisme : on arrivait à transformer un bouleau, un noyer, un sapin, en sources de fluide bénéfique. On forçait les portes qui cachaient la vue de l’avenir en comparant les oracles dus à quatre-vingt-cinq formes de divination traditionnelle, qui incluaient la bibliomancie, la cristallomancie, le gyromancie et la xylomancie. On allait jusqu’à la subtilité la plus extrême dans l’interprétation des songes. Et par l’intermédiaire de l’écriture automatique on dialoguait avec le moi profond, conscient de vies antérieures, qui dans chaque homme se dissimule. C’est ainsi que l’on put apprendre que la grande duchesse de Darsmstadt avait pleuré sur le Golgotha, au pied de la croix, et que la grande duchesse de Weimar avait assisté, dans le palais de Pilate, au jugement du Seigneur, de même que le savant Lavater eut des années durant clairement conscience d’avoir été Joseph d’Arimathie. Certains soirs, les lustres du château enchanté de Gottorp, tout enveloppé de brumes qui humectaient les bandelettes de ses momies égyptiennes, descendaient sur des tables où jouaient aux cartes, avec une seigneuriale sérénité, le comte de Bernstorf qui avait été l’apôtre Thomas, Louis de Hesse qui se souvenait d’avoir été Jean l’évangéliste, Christian de Hesse qui autrefois avait été l’apôtre Barthélémy. Le prince Charles s’abstenait souvent d’assister à ces veillées, il préférait s’enfermer pour « travailler », fixant ses regards si intensément sur un morceau du métal que les Grecs appelaient Electronum, que devant ses yeux se dessinaient de petits nuages, dont les formes pouvaient être interprétées comme des avertissements et des messages de l’Autre Rive… « Balivernes ! » s’écriait Victor, irrité, devant le tableau des prodiges. « Quand il y a tant de choses réelles auxquelles penser, perdre son temps à parler de telles merdes équivaut à une attitude contre-révolutionnaire. Nous avons vu à temps ce qui se cachait derrière tant de pédantes mascarades : un perfide désir de tourner le dos à notre époque, en écartant les gens de leurs devoirs immédiats. Et puis les maçons prêchent au nom de leurs confréries une modération criminelle. Tout modéré doit être considéré par
nous comme un ennemi »… De fil en aiguille, Esteban avait éclairci le mystère des anciens rapports de Victor avec la maçonnerie : Jean-Baptiste Willermoz, Willermoz, son fournisseur en soieries, grand chancelier du convent des Gaules, très estimé par les princes de Hesse, était le dirigeant d’un ordre qui avait dévié vers la mystique et l’orphisme sous l’influence de Martinez de Pasqually, l’illuminé mort à Saint-Domingue. Le mystérieux Juif portugais avait fondé des chapitres à Port-au-Prince et à Léogane, et s’était acquis l’appui d’hommes comme Ogé, portés aux spéculations ésotériques, mais il avait déçu avec ses disciplines hermétiques ceux qui, comme l’ancien négociant, étaient plutôt sollicités par un idéal de subversion politique. Victor, respectueux de l’immense prestige de Willermoz comme philanthrope et comme industriel (des milliers d’ouvriers travaillaient dans ses usines de Lyon) avait accepté les bases de sa doctrine et s’était initié selon le rite du Grand Orient. Cependant, il avait refusé (de là venaient ses discussions avec Ogé) d’accepter les pratiques spiritualistes préconisées par Martinez de Pasqually, Pasqually, qui se flattait d’établir des communications mentales, à distance, avec ses disciples d’Europe… « Tous ces magiciens et inspirés ne sont qu’une bande d’emmerdeurs », disait Victor, qui se piquait à présent d’avoir les deux pieds sur terre ; il prenait souvent la parole aux Jacobins où il avait l’occasion de frayer avec Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, et approchait même quelquefois Maximilien Robespierre, qu’il plaçait au-dessus de tous les tribuns de la révolution. Il rendait à ce dernier un culte si passionné qu’en entendant les éloges démesurés que l’autre faisait de son éloquence, de ses idées, de sa tenue, et même de son insolite élégance vestimentaire au milieu d’assemblées caractérisées par la négligence et le débraillé, Esteban finissait par lui dire sur un ton de plaisanterie : « Je vois qu’il est en quelque sorte un Don Juan pour mâles. » Victor, que ces bons mots irritaient, répondait par un geste obscène en saisissant la couture de sa braguette. Après avoir été longuement secoué sur des routes boueuses, où les pommes de pin crissaient sous les roues de la voiture, Esteban finit par arriver à Bayonne, où il se mit à la disposition de ceux qui préparaient la révolution en Espagne : l’ancien marin Rubin de Celis, le maire Bastarreche et le
journaliste Guzman, ami de Marat et collaborateur de L’Ami du peuple. Il eut l’impression décourageante que sa tête, et ses désirs d’une action immédiate, n’étaient pas tout à fait du goût de gens dont beaucoup étaient installés dans un jacobinisme quelque peu mitigé par des scrupules hispaniques, toujours virulent quand il s’agissait de la France mais bénin et cauteleux lorsque les yeux se tournaient vers la Bidassoa. Le jeune homme fut envoyé rapidement à Saint-Jean-de-Luz, ville à présent nommée Chauvin-Dragon pour honorer la mémoire d’un héroïque soldat républicain, fils de la localité. Il y avait là une imprimerie — petite mais extrêmement active — à laquelle devaient être remis de nombreux tracts et textes révolutionnaires sélectionnés par l’abbé Marchena, agitateur rusé, toujours prêt à prendre sa plume pour parler des événements ; ce dernier toutefois ne hantait que fort peu les routes de la frontière et passait le plus clair de son temps à Paris où Brissot lui accordait de fréquentes audiences. Alors qu’il se croyait sans amis sur cette côte, Esteban eut la joie de rencontrer un après-midi sur les rives de l’Untzin un pêcheur solitaire qu’il salua avec beaucoup d’allégresse : c’était le spirituel — à présent ex-maçon — Feliciano Martinez de Ballesteros, qui exhibait le grade tout flambant neuf de colonel parce qu’il avait créé un corps de miquelets, les « chasseurs de la montagne », destiné à combattre les troupes espagnoles en cas d’agression et à les inciter à passer au camp de la république. « Il faut être sur ses gardes », disait-il : « Dans notre pays, les fils de putains poussent comme du chiendent ; il n’y a qu’à voir nos Godoy et e t nos Messalines Messali nes de Bourbon. Bo urbon. » Avec le jovial Logrognais, Esteban entreprit de longues promenades jusqu’à des agglomérations qui avaient changé de nom à des dates récentes : maintenant Ixtasson s’appelait Union ; Arbonne, Constante Constant e ; Ustarritz, Ustarrit z, Marat-sur-Nive Marat-s ur-Nive ; Baigorry Baigorr y, les Thermopyles. Durant les premières semaines, le jeune homme fut surpris par les frustes églises basques, aux clochers aplatis et guerriers, avec leurs potagers clos par des pierres plates enfoncées dans la terre ; il s’arrêtait pour voir passer les couples de bœufs conduits à l’aiguillon, avec une peau de brebis étendue sur le joug ; il franchissait les ponts au tablier arqué, cabrés sur des torrents d’eau de neige, en arrachant au passage quelque champignon orangé dissimulé dans les
fissures de la pierre. Il aimait l’architecture des maisons, avec leurs poutres bleu indigo, leurs toits en pente douce, leurs ancres en fer forgé fichées dans la maçonnerie des harpes. La montagne des romances de Charlemagne émiettée en contreforts escarpés sur les sentiers desquels apparaissaient au détour d’un rocher qui avait vu peut-être le paladin Roland, des troupeaux bêlants et tumultueux, et les pâturages surtout, humides, moelleux, verts, d’un vert clair, de pomme verte, toujours semblables à eux-mêmes, l’amenaient à penser à la possibilité d’un bonheur bucolique, restitué à tous les hommes par les principes révolutionnaires. Mais il avait été un peu déçu par les gens, en les connaissant mieux : ces Basques aux gestes lents, à cou de taureau et profil chevalin, extrêmement habiles à soulever des pierres et jeter bas les arbres, navigateurs dignes d’être comparés à ceux qui, cherchant la route de l’Islande, avaient été les premiers à voir la mer de glace, étaient tenaces à conserver leurs traditions. Ils étaient imbattables lorsqu’il s’agissait d’ourdir des ruses pour entendre clandestinement la messe, porter des hosties dans leurs bérets, cacher des cloches dans des granges et des fours à chaux, et élever des autels en cachette dans une ferme, l’arrière-boutique d’une gargote, une caverne gardée par des chiens de bergers, l’endroit où l’on s’y attendait le moins. Quelques exaltés pouvaient avoir brisé les idoles de la cathédrale de Bayonne : l’évêque avait trouvé des gens pour l’aider à passer en Espagne avec ostensoir, cordons d’aube et bagages. Il fallut fusiller une jeune fille qui était allée communier à Villa de Vera. Les habitants de plusieurs villages frontaliers, convaincus de donner asile et protection aux curés réfractaires, étaient déportés en masse dans les Landes. Chauvin-Dragon continuait à être Saint-Jean-de-Luz, pour ses pêcheurs, de même que Baigorry restait sous l’invocation de Saint Etienne pour les paysans. La Soule demeurait tou jours si attachée à ses feux de la Saint-Jean, à ses danses d’allure moyenâgeuse, que nul n’y aurait eu l’audace de dénoncer celui qui récitait le chapelet en famille ou parlait en se signant des sorcières de Zagarramurdi… Esteban vivait depuis deux mois dans ce monde qui était de plus en plus pour lui étranger, perfide, mouvant, avec cette langue basque qu’il n’arriverait jamais à comprendre, et qui n’en finissait jamais de dessiner les mots sur les visages, lorsqu’il fut
stupéfait par l’annonce de la guerre avec l’Espagne. Il ne franchirait donc plus la frontière pour assister à la naissance d’un pays neuf, comme il s’était complu à le rêver quand il écoutait les discours chargés d’espoirs de Martinez de Ballesteros, qui annonçait perpétuellement un imminent soulèvement du peuple madrilène. Il était prisonnier dans une France que les escadres anglaises bloquaient du côté de l’Atlantique, et d’où il n’y avait aucun moyen de partir pour rentrer dans son pays. Il n’avait pas pensé, jusqu’à présent, retourner à La Havane, désireux qu’il était de jouer son rôle, pour petit qu’il fût, dans une révolution destinée à transformer le monde. Mais il suffisait qu’il se vît empêché de le faire pour qu’une nostalgie presque douloureuse de sa maison et de sa famille, de couleurs différentes et de saveurs d’un autre monde, lui fît détester ses actuelles fonctions, qui n’étaient guère en somme qu’une ennuyeuse charge bureaucratique. Il ne valait pas la peine d’être venu de si loin voir une révolution, pour ne pas voir la révolution ; pour se contenter d’être l’auditeur qui écoute, d’un parc voisin, les fortissimi qui parviennent d’un théâtre d’opéra dans lequel on n’a pas pu entrer. Plusieurs mois s’écoulèrent, pendant lesquels Esteban essaya de se rendre nécessaire dans l’accomplissement de tâches monotones. Il ne se passait rien en Espagne de ce que l’on avait attendu. Même la guerre, dans ce coin de France, devenait languissante et routinière ; elle se bornait à une simple surveillance défensive devant les forts contingents déployés sur la frontière par le général Ventura Caro, qui n’était pas non plus très résolu à s’avancer hors de ses positions, malgré la supériorité numérique de ses armées. La nuit, on entendait des coups de fusil dans la montagne, mais on n’allait pas au-delà d’escarmouches ou de rencontres rapides entre patrouilles de reconnaissance. Un long été passa, ensoleillé et paisible ; les vents de l’automne revinrent ; à peine les premières brises de l’hiver eurent-elles soufflé, les bêtes se réfugièrent dans les étables. A mesure que le temps passait, Esteban remarquait que l’éloignement de Paris accroissait la confusion de son esprit. Il finissait par ne plus comprendre les cheminements d’une politique perpétuellement changeante, contradictoire, excessive, qui se dévorait elle-même ; avec ses comités et ses mécanismes compliqués
qui de loin apparaissaient comme mal définis ; et tant de nouvelles inattendues au sujet de personnages inconnus ou de la chute bruyante de l’homme du jour que l’on comparait, hier encore, aux plus grands hommes de l’humanité. Des règlements, des lois, des décrets pleuvaient, abrogés ou incompatibles avec des mesures d’urgence quand la province les considérait encore en vigueur. Les semaines en venaient à avoir dix jours ; l’année commençait après le mois de janvier ; les mois s’appelaient « Brumeux », « Germineux », « Fructival », sans aucune concordance avec les anciens ; les poids et mesures changeaient, déconcertant les habitudes de ceux qui employaient d’instinct la brasse, l’empan et le picotin. Nul, sur cette côte, ne pouvait dire ce qui se passait en réalité, ni ne savait quels étaient les hommes en qui avoir confiance : le Basque français se sentait plus près du Navarrais espagnol que des fonctionnaires qui lui arrivaient soudain du nord éloigné pour imposer des calendriers étranges ou changer le nom des villes. La guerre qui était allumée serait longue, parce qu’elle n’était pas comme les autres, faites pour combler les ambitions d’un prince ou s’emparer de territoires étrangers. « Les rois savent — entendait-on crier aux tribunes jacobines — qu’il n’y a pas de Pyrénées pour les idées philosophiques philosophiques : des millions d’hommes se mettent en marche pour transformer la face du monde »… L’on était en mars. Mars était toujours mars pour Esteban, bien que les nivôses et pluviôses du nouveau calendrier sonnassent bien à son oreille. Un mars couleur de cendre, prisonnier de la pluie qui enveloppait les collines de Ciboure dans des voiles diffus, donnant un aspect fantomatique aux bateaux qui rentraient au port après la pêche dans une mer d’un gris vert, agitée et triste, dont les lointains sans horizon se dissolvaient en un ciel blanchâtre, brumeux, d’hiver attardé. Par la fenêtre de la chambre où le jeune homme accomplissait sa tâche de traducteur et de correcteur d’épreuves, on apercevait des plages désertes, hérissées de pieux, où l’océan abandonnait des algues glacées, des planches brisées, des lambeaux de toile, après les tempêtes nocturnes qui gémissaient dans les interstices des volets, affolant les grinçantes girouettes de fer rongées par la rouille. Là-bas, sur l’ancienne place Louis XVI, maintenant place de la Liberté, s’élevait la guillotine. Loin de son vrai milieu, loin de la place éclaboussée du sang d’un
monarque, où elle avait joué son rôle dans une tragédie transcendantale, cette machine échouée là — pas même terrible, mais laide ; pas même fatidique, mais triste tr iste et visqueuse — prenait quand elle fonctionnait l’aspect lamentable des théâtres où des comédiens ambulants, en tournée provinciale, essayent d’imiter le style des grands acteurs de la capitale. Devant le spectacle d’une exécution s’arrêtaient quelques pêcheurs portant des nasses ; trois ou quatre passants, à l’expression énigmatique, crachant de côté ; un enfant, un fabricant d’espadrilles, un marchand de calmars, avant de suivre leur chemin, sans se presser, une fois que le corps du condamné avait commencé à laisser échapper son sang comme du vin par le col d’une outre. On était en mars. Un mars couleur de cendre, prisonnier de la pluie qui gonflait la paille des étables, souillait la toison des chèvres, emplissait de fumées âcres les cuisines à hautes cheminées qui sentaient l’ail et l’huile épaisse. Esteban était sans nouvelles de Victor depuis plusieurs mois. Il savait qu’il remplissait — de terrible façon — la fonction d’accusateur public devant le tribunal révolutionnaire de Rochefort. Il était allé jusqu’à demander, chose qu’approuvait le jeune homme, que la guillotine fût installée dans la salle même des tribunaux, pour qu’on ne perdît pas de temps entre l’arrêt et son exécution. Privé de sa chaleur, de sa dureté, de son enthousiasme, du brillant prestige de ses contacts directs avec un Billaud, un Collot, un quelconque personnage haut placé de l’heure, heure qui n’était pas la même qu’ici, Esteban avait l’impression de décroître, de rapetisser, de perdre toute personnalité, d’être absorbé par l’Evénement, en un lieu où sa très humble collaboration était irrémédiablement anonyme. Il avait envie de pleurer en se sentant si peu de chose. Il aurait voulu trouver, dans son angoisse, le ferme giron de Sofia, où il avait si souvent reposé son front, pour y chercher la force tranquillisante, maternelle, qui jaillissait comme d’une mère véritable de ses entrailles vierges… Et il commençait à pleurer vraiment, en pensant à sa solitude, à son inutilité, lorsqu’il vit entrer dans la chambre-bureau le colonel Martinez de Ballesteros. Le chef des miquelets de la montagne était agité et avait l’air revêche ; ses mains tremblantes étaient moites de sueur ; il était de toute évidence bouleversé par une nouvelle récente.
III
« J’en ai assez de ces cons de Français ! » cria l’Espagnol, en se laissant tomber sur le grabat d’Esteban. « J’en ai plus qu’assez ! Qu’ils aillent tous se faire foutre ! » Il se couvrit le visage de ses deux mains, et resta silencieux un long moment. Le jeune homme lui tendit un bol de vin, que l’autre vida d’un trait, en demandant davantage. Puis il se mit à arpenter la pièce, en parlant précipitamment de ce qui avait enflammé sa colère. Il venait d’être privé de son commandement militaire, destitué, des-ti-tu-é — par un quelconque commissaire venu de Paris, envoyé avec des pouvoirs illimités pour réorganiser les troupes dans ce secteur. Sa disgrâce était l’effet d’un courant anti-étranger, déclenché à Paris et qui atteignait maintenant cette frontière : « Après avoir discrédité les francs-maçons, ils s’acharnent contre les meilleurs amis de la révolution. » Le bruit courait que l’abbé Marchena, caché et poursuivi, pouvait être guillotiné d’un moment à l’autre : « Un homme qui avait tant fait pour la liberté. » A présent les Français avaient mis la main sur le comité de Bayonne, éliminant les Espagnols : celui-ci parce qu’il était modéré, celui-là parce qu’il avait été franc-maçon, tel autre comme suspect… « Allez-y mou, cher ami, vous aussi vous êtes étranger. Depuis quelques mois, être étranger, en France, est un délit. » Et Martinez de Ballesteros poursuivait son monologue décousu : « Pendant qu’à Paris ils s’amusaient à travestir des putains en déesse Raison, ils perdaient ici, à cause de leur incapacité et de leurs jalousies, la grande occasion de porter la révolution en Espagne. Maintenant ils peuvent toujours attendre… Et puis, ils n’ont plus aucune envie de faire une révolution universelle ! Ils ne pensent qu’à la révolution française. Quant aux autres… qu’ils aillent se faire fiche ! Tout, ici, devient contresens. On nous fait traduire en espagnol une Déclaration des Droits de l’Homme dont ils violent chaque jour douze des dix-sept principes qu’elle contient. Ils ont pris la Bastille pour libérer quatre faussaires,
deux fous et un pédéraste, mais ils ont créé le bagne de Cayenne, qui est bien pire que toutes les Bastilles »… Craignant qu’un voisin pût l’entendre, Esteban invoqua le prétexte d’avoir à acheter du papier à écrire pour l’emmener dehors. Passant devant l’ancienne maison Haraneder, ils allèrent à la librairie de la Trinité, qui s’appelait à présent « de la Fraternité », à la suite d’un changement opportun de l’enseigne. C’était une boutique mal éclairée, basse ; un quinquet suspendu aux poutres du plafond était allumé en pleine matinée. Esteban avait coutume d’y passer de longues heures, feuilletant des livres nouveaux, dans une atmosphère qui lui rappelait un peu la dernière salle du magasin de La Havane, à cause d’une accumulation d’objets poussiéreux, d’où émergeaient des sphères armillaires, des planisphères, des longues-vues de marine, des appareils de physique. Martinez de Ballesteros haussa les épaules devant des gravures reçues tout dernièrement, qui évoquaient les grands moments de l’histoire de Grèce et de Rome : « Aujourd’hui n’importe quel foutriquet se croit fait du bois des Gracques, de Caton ou de Brutus », murmura-t-il. Et s’approchant d’un piano-forte en mauvais état, il se mit à feuilleter les dernières chansons de François Girouet, éditées par Frère, que l’on chantait partout avec accompagnement de guitare, selon une clé chiffrée que l’on comprenait aisément. Il montra les titres à Esteban : « L’arbre de la liberté », « Hymne à la raison », « Le despotisme écrasé », « La nourrice républicaine », « Hymne au salpêtre », « Le réveil des patriotes », « Cantique des mille forgerons de la manufacture d’armes ». « Même la musique est rationalisée », dit-il. « Ils en sont venus à croire que celui qui écrit une sonate manque à ses devoirs révolutionnaires. Grétry lui-même nous envoie La Carmagnole à la fin de ses ballets pour se piquer de civisme. » Et pour exprimer de quelque façon sa protestation contre les productions de François Girouet, il attaqua un allegro de sonate avec un brio infernal, déchargeant sa colère sur le clavier de l’instrument. « Je ne devrais pas jouer la musique d’un franc-maçon comme Mossar, dit-il en terminant le morceau : il pourrait y avoir un mouchard caché dans la caisse de résonance… » Une fois le papier acheté, Esteban sortit de la boutique, suivi de l’Espagnol qui ne voulait pas rester seul à remâcher son dépit. Malgré la pluie glacée qui commençait
à tomber, un bourreau en béret basque était en train d’enlever la housse qui recouvrait la guillotine, dans l’attente de quelque condamné qui y laisserait sa tête sans que personne s’en aperçût, hors les gardes déjà postés au pied de l’échafaud. « Et coupe que je te coupe », grommela Martinez de Ballesteros : « Exterminations à Nantes, exterminations à Lyon, exterminations extermin ations à Paris » — « L’humanité sortira régénérée de ce bain de sang », dit Esteban. « Ne me citez pas de phrases qui ne sont pas de vous, et surtout ne me sortez pas la Mer Rouge de Saint-Just (il n’avait jamais pu dire que Sen-You) car ça n’est guère autre chose que de la mauvaise rhétorique », répondit l’autre. Ils croisèrent la sempiternelle charrette, dans laquelle un prêtre, aux mains liées, était conduit à l’échafaud, et, suivant le quai, s’arrêtèrent devant une barque de pêche sur le pont de laquelle frétillaient des sardines et des thons autour d’une raie fauve de nature morte flamande. Martinez de Ballesteros arracha une clef en fer qu’il portait attachée à la chaîne de sa montre et la jeta dans l’eau d’un geste rageur. « Une clef de la Bastille », dit-il : « Et puis, elle était fausse. Il y a des cornards de serruriers qui en fabriquent en énormes quantités. Ils ont rempli le monde de ces talismans. Nous avons à présent plus de clefs de la Bastille que de morceaux de la vraie Croix »… En regardant du côté de Ciboure, Esteban remarqua un mouvement insolite de gens sur la route d’Hendaye. Des soldats du régiment de chasseurs des Pyrénées arrivaient en désordre, par groupes isolés, les uns en chantant mais la plupart si fatigués, si empressés à grimper sur n’importe quelle voiture pour faire un bout de chemin sans marcher, que ceux qui chantaient ne pouvaient le faire que parce qu’ils étaient soûls. On aurait dit une armée qui allait à la débandade, sans but, abandonnée par ses officiers à cheval, que l’on voyait déboucher de ce côté-ci de la baie, et mettre pied à terre devant une gargote pour sécher leurs vêtements mouillés devant le feu d’une cheminée. Une peur viscérale s’empara d’Esteban à l’idée que ces troupes pouvaient être vaincues, traquées peut-être par les forces ennemies sous le commandement du marquis de Saint-Simon, chef d’une bande d’émigrés dont on attendait depuis longtemps une offensive audacieuse. Mais si l’on regardait de près les nouveaux venus, on constatait qu’ils étaient plutôt crottés et trempés que mis en déroute dans une
bataille. Pendant que les catarrheux et les malades cherchaient la protection des avant-toits et des murs à l’abri de la pluie fine qui tombait, la plupart dressaient le bivouac, et se passaient l’eau-de-vie, les harengs, et le pain de munition. Les cantiniers installaient leurs grils, faisant s’exhaler une dense fumée du bois humide, quand Martinez de Ballesteros s’approcha d’un canonnier qui portait un chapelet d’aulx sur l’épaule, afin de savoir la cause de ce mouvement de troupes inattendu. « Nous allons en Amérique », dit le soldat lâchant un mot qui fut soudain pour l’esprit d’Esteban comme un fulgurant éclair. Tremblant, agité, dans l’incertitude presque irritée de quelqu’un qui se voit exclu d’une fête donnée sur son propre domaine, le jeune homme entra, avec le colonel destitué, dans la taverne où les officiers se reposaient. On apprit bientôt que ce régiment était destiné aux Antilles. D’autres encore viendraient s’ajouter à une armée en formation à Rochefort. Ils seraient transportés à bord de petits bateaux au cours de voyages successifs, car il fallait naviguer prudemment, à peu de distance des côtes à cause du blocus anglais. Deux commissaires de la Convention partiraient sur les vaisseaux ; Chrétien et un certain Victor Hugues qui, disait-on, était un ancien marin, bon connaisseur des mers de la Caraïbe où en ce moment se mettait en branle une puissante escadre britannique… Esteban sortit sur la place, redoutant à tel point de manquer cette occasion de fuir un endroit où il se sentait menacé — sachant de plus qu’il faisait un travail dont l’inutilité ne tarderait pas à être remarquée par ceux qui le lui rétribuaient encore — qu’il se laissa tomber sur une marche de pierre, sans prendre garde au vent glacé qui tendait la peau de ses joues : « Puisque vous êtes ami de Hugues, faites votre possible pour qu’on vous emmène. Hugues est devenu un homme puissant depuis qu’il peut compter sur l’appui de Dalbarade, que nous avons tous connu lorsqu’il était corsaire à Biarritz. Vous moisissez ici. Les papiers que vous traduisez restent entassés dans un sous-sol. Et vous êtes « étranger », pensez-y. » Esteban lui serra la main : « Et vous, qu’allez-vous faire maintenant ? » L’autre répondit, avec un geste de résignation : « Malgré tout, je continuerai à faire la même chose. Quand on s’est employé à faire des révolutions, il est difficile de revenir en arrière. »
Après avoir écrit une longue lettre à Victor Hugues, lettre qu’il recopia pour l’adresser à la fois au ministère de la marine, au tribunal révolutionnaire de Rochefort, et à un ancien frère maçon à qui il demandait instamment de trouver le destinataire en quelque endroit que ce fût, Esteban attendit le résultat de ses demandes. Noir sur blanc, il s’était dépeint lui-même comme une victime de l’indifférence administrative, de la désunion des républicains espagnols, attribuant le peu d’éclat de son travail à la médiocrité des hommes qui s’étaient succédé ici dans les fonctions du commandement. Il se plaignait du climat, insinuant qu’il serait peut-être cause d’un retour offensif de son ancienne maladie. En jouant de la corde de l’amitié, il invoquait le souvenir de Sofia et de la maison lointaine où tous « avaient vécu comme frères ». Il terminait sur une énumération détaillée de ses talents à servir la cause de la révolution en Amérique. « Tu sais en outre, concluait-il, que la situation d’étranger n’est pas très enviable actuellement… » En pensant à ceux qui pourraient intercepter sa lettre, il ajouta : « Quelques Espagnols de Bayonne se sont rendus apparemment coupables de déplorables erreurs contre-révolutionnaires. C’est ce qui a imposé une épuration nécessaire dans laquelle, malheureusement, les bons courent le risque de payer pour les méchants. » Vint ensuite une attente anxieuse de plusieurs semaines, pendant lesquelles une peur constante lui fit esquiver Martinez de Ballesteros et tous ceux qui pouvaient commenter dangereusement un événement récent en présence de tierces personnes. Certains affirmaient que l’abbé Marchena, dont on ignorait où il avait échoué, avait été guillotiné. Une grande peur commençait à inquiéter les nuits des habitants de cette côte. De nombreux regards surveillaient les rues derrière les volets entrebâillés des maisons plongées dans les ténèbres. Esteban fuyait son refuge, peu avant l’aube, et pour dominer son angoisse s’en allait à pied, sous la pluie, aux villages voisins, où il buvait le gros rouge de quelque auberge, de quelque pauvre mercerie, de celles qui vendent des boutons à la douzaine, des épingles au détail, un grelot, un coupon, une pâte quelconque dans une boîte en copeau. Il rentrait chez lui après le crépuscule, avec l’appréhension d’avoir reçu la visite d’un inconnu ou de se voir convoqué à la vieille forteresse de Bayonne, transformée en caserne et en commissariat, pour répondre d’une
mystérieuse « affaire qui le concernait ». Esteban était si dégoûté de ce pays hermétique et silencieux, rempli de dangers à présent, qu’il trouvait laid tout ce qui pouvait être tenu ici pour beau : les noyers et les chênes, les maisons infançonnes, le vol du milan, les cimetières avec leurs croix étranges, où étaient gravés des signes solaires… Lorsqu’il vit entrer le garde qui lui apportait un pli, ses doigts tremblants ne réussirent pas à ouvrir l’enveloppe. Il dut rompre la cire avec ses dents qui, au moins, répondaient à sa volonté. L’écriture lui était bien connue. Victor Hugues, lui donnant des instructions précises, le pressait de venir sans délai à Rochefort, en lui offrant une charge d’écrivain sur la flotte qui devait sous peu partir de l’île d’Aix. Nanti de cette lettre qui avait valeur de sauf-conduit, Esteban devait partir de Saint-Jean-de-Luz avec l’un des régiments de chasseurs basques qui allaient se joindre à l’expédition : expédition hasardeuse, qui aurait à résoudre des problèmes sur-le-champ, car on ignorait, par manque de nouvelles, si les Anglais avaient occupé les possessions françaises des Antilles. Le but théorique du voyage était l’île de la Guadeloupe, d’où, en cas d’impossibilité de débarquer, l’escadre poursuivrait sa route jusqu’à Saint-Domingue… Saint-Domingue… Victor embrassa froidement le jeune homme, quand il le revit au bout d’une longue séparation. Il avait un peu minci, et son visage, aux reliefs accusés, reflétait une énergie accrue par le commandement. Entouré d’officiers, il était adonné à la rude tâche des derniers préparatifs, étudiant des cartes, dictant des lettres, dans une salle remplie d’armes, d’instruments de chirurgie, de tambours et de drapeaux enroulés. « Nous parlerons tout à l’heure », dit-il, lui tournant le dos pour lire une dépêche : « Va à l’intendance. » Il rectifia : « Allez à l’intendance et attendez mes ordres. » Bien que le tutoiement, à ce moment-là, fût considéré comme une marque d’esprit révolutionnaire, l’autre venait d’introduire une nuance. Esteban comprit que Victor s’était imposé la première discipline requise par le métier de conducteur d’hommes : celle de ne pas avoir d’amis.
IV
C’est une chose très importante.
Goya.
Le 4 floréal an II, sans tambours ni trompettes, la petite escadre leva l’ancre : elle était composée de deux frégates, La Pique et La Thétis, du brick L’Espérance et de cinq transports de troupes, ayant à leur bord une compagnie d’artillerie, deux d’infanterie et le bataillon de chasseurs des Pyrénées avec lequel Esteban était arrivé à Rochefort. Elle laissait derrière elle l’île d’Aix, avec sa forteresse hérissée de tours de guet, et un bateau-prison, Les Deux Associés, où plus de sept cents hommes attendaient leur déportation à Cayenne, entassés dans des cales où ils n’avaient pas de place pour se coucher, mêlés dans le sommeil et la maladie, partageant gale, épidémies et purulences. La traversée commençait sous des signes défavorables. Les dernières nouvelles de Paris n’étaient pas propres à susciter l’enthousiasme de Chrétien ni de Victor Victor Hugues : les îles de Tobago Tobago et de Sainte-Lucie étaient tombées au pouvoir des Anglais ; Rochambeau avait dû capituler à la Martinique. Quant à la Guadeloupe, elle était l’objet de continuelles attaques qui épuisaient les ressources du gouverneur militaire. De plus, nul n’ignorait que les colons des Antilles françaises étaient des canailles monarchistes. Depuis l’exécution du roi et de la reine, ils étaient ouvertement opposés à la république, et, souhaitant de tout cœur une occupation britannique définitive, favorisaient les entreprises de l’ennemi. L’escadre partait à l’aventure : elle devait déjouer le blocus des côtes françaises pour s’éloigner rapidement de l’Europe et à cet effet on avait édicté des ordres très sévères. Il était interdit d’allumer du feu après le coucher du soleil, et les soldats devaient se coucher tôt dans leurs hamacs. On vivait en perpétuel état d’alerte, les armes prêtes, en prévision d’une rencontre possible. Le temps,
toutefois, favorisait l’expédition, en mettant des brumes propices sur une mer que l’on pouvait braver aisément. Chargés de bouches à feu et de ravitaillement, les vaisseaux étaient bourrés de caisses, de tonneaux, de ballots et de paquets, et les hommes devaient partager le faible espace libre qui restait sur le pont avec les chevaux qui mangeaient leur foin dans des canots en guise de râteliers. On emportait des moutons, dont les bêlements plaintifs montaient à toute heure des cales, et dans des caisses pleines de terre, montées sur des estrades, poussaient des radis et des légumes destinés à la table des officiers. Esteban n’avait pas eu l’occasion, depuis le départ, de s’entretenir avec Victor Hugues ; il passait son temps en compagnie de deux typographes qui voyageaient sur la flotte — les Lœuillet père et fils — avec une petite imprimerie destinée à la publication d’avis et de tracts… A mesure que les navires s’éloignaient du continent, la révolution, qu’on laissait en arrière, se simplifiait dans les esprits : désormais étranger au tumulte des attroupements des rues, à la rhétorique des discours, aux batailles oratoires, l’Evénement, réduit à des schémas, se délestait de ses contradictions. La récente condamnation et la mort de Danton devenaient une simple péripétie dans le cours d’un devenir vu à distance à la mesure des aspirations de chacun. Il était difficile, naturellement, d’admettre l’infamie soudaine de tribuns qui étaient la veille des idoles populaires, des orateurs acclamés, des entraîneurs de masses. Mais on déboucherait bientôt sur quelque chose qui satisferait tout le monde, après la tourmente que l’on venait de vivre : l’avenir immédiat serait moins irréligieux, se disait le Basque embarqué avec ses scapulaires ; moins anti-franc-maçon, pensait celui qui avait la nostalgie des loges ; plus communautaire, pressentait celui qui rêvait au coup de balai final donné aux derniers privilèges qui se dissimulaient encore sous le masque. Pour l’instant on allait vers une lutte entre Français et Anglais : loin des tavernes et des potins des villes les doutes d’autrefois s’effaçaient. Une seule inquiétude tourmentait toujours Esteban : en pensant à Marchena, — et ce dernier ne pouvait avoir évité sa chute, puisqu’il était lié intimement aux Girondins —, il déplorait que beaucoup d’étrangers, amis de la liberté et pour cela menacés de mort dans leurs pays, fussent supprimés pour le seul délit d’avoir
eu trop confiance dans la force d’expansion de la révolution. On n’accordait que trop de crédit, dans tout ça, aux confidences et aux accusations de n’importe qui. Robespierre lui-même, dans un discours prononcé devant la société des Amis de la liberté et de l’égalité, avait condamné les délations inconsidérées, les dénonçant comme des ruses ourdies par les adversaires de la république pour discréditer ses meilleurs partisans. Esteban se disait qu’il était parti à temps, puisqu’il se trouvait, de fait, au nombre de ceux qui étaient tombés en disgrâce. Et cependant il avait la nostalgie d’une tâche à accomplir sur une grande échelle ; il aurait voulu prendre part à quelque chose de grand, espoir qui l’avait tant soutenu lorsque Brissot l’avait envoyé dans les Pyrénées en lui assurant qu’il contribuait à la préparation d’événements extraordinaires, événements qui en définitive étaient arrêtés au pied des Pyrénées au-delà desquelles la mort, fidèle à son comportement médiéval, demeurerait sujette aux allégories théologiques de la peinture flamande suspendues par Philippe II aux murs de l’Escorial… Esteban, dans ces moments-là, aurait voulu aborder Victor Hugues, pour lui confier ses réflexions. Mais le commissaire se montrait peu. Ou s’il se montrait c’était de façon inattendue, à l’improviste, pour imposer la discipline. Une nuit, surgissant dans un entrepont, il surprit quatre soldats qui jouaient aux cartes à la lueur d’un quinquet camouflé dans un cornet en papier d’emballage. Il les fit monter sur le pont, en appuyant sur leurs fesses la pointe de son sabre, les obligeant à jeter les cartes à la mer. « La prochaine fois, leur dit-il, c’est vous qui serez les rois de ce jeu. » Il se glissait sous les hamacs des hommes endormis, et les tâtait pour voir si la toile trahissait la dureté d’une bouteille volée. « Prête-moi ton fusil », disait-il à un carabinier, comme impatient de viser des nageoires qui se dessinaient sur l’eau. Et, oubliant son but, il examinait l’arme, la trouvant sale et mal graissée. « Tu es un cochon ! » criait-il en jetant le fusil sur le plancher. Le lendemain, toutes les armes étincelaient comme si on les eût tirées de l’armurerie. Parfois, la nuit, il grimpait aux hunes, plantant ses bottes sur les marches de corde, se balançant dans le vide quand l’échelle se dérobait, pour finalement surgir près de la vigie, empanaché et magnifique, deviné plutôt que vu dans l’ombre, tel un albatros qui se fût posé, gonflant les ailes, sur le
vaisseau tout entier. « C’est du théâtre », se disait Esteban. Mais du théâtre qui l’empoignait, tout comme un autre, lui révélant la dimension de celui qui se haussait à de tels rôles. Un concert de dianes, lancé avec ensemble à pleins poumons par les clairons des navires, apprit aux soldats, un beau matin, que l’on avait dépassé la zone dangereuse. Le pilote retarda le sablier, et rangea les pistolets qui jusque-là étaient posés sur les cartes. Après avoir fêté le début d’une navigation normale en buvant une gorgée d’eau-de-vie, les hommes s’adonnèrent à leurs travaux habituels, au milieu d’une joie bruyante qui mettait un terme soudain à la tension, à l’inquiétude, aux sourcils froncés des derniers jours. On entendait chanter celui qui jetait à la mer, à coups de pelle, le crottin des chevaux qui plongeaient leur tête dans les canots-râteliers ; ceux qui s’affairaient à polir leurs armes ; les bouchers, en aiguisant les couteaux avec lesquels allait commencer, ce jour-ci, le carnage des moutons. On entendait chanter le fer et la meule, le pinceau et la scie, l’étrille et la croupe luisante ; l’enclume sous son abri, avec les rythmes des soufflets et des marteaux. Les dernières brumes d’Europe s’évanouissaient sous un soleil encore voilé, trop blanc mais déjà chaud, qui faisait briller, de la poupe à la proue, les boucles des uniformes, l’or des galons, les vernis, les baïonnettes, les arçons étalés au grand jour. On retirait de leurs housses les pièces d’artillerie, non toutefois dans l’intention de les charger, mais pour enfoncer l’écouvillon dans leurs gueules et faire étinceler le bronze. Sur le château de poupe l’orchestre du régiment de chasseurs des Pyrénées répétait une marche de Gossec, à laquelle on avait ajouté un trio pour tambour et fifre basques, dont l’exécution était tellement supérieure à celle de la musique écrite, que tout le reste, désaccordé et rude, provoquait les railleries de la troupe. Et chacun était affairé à sa tâche, regardant l’horizon sans inquiétude, chantant, riant, avec une bonne humeur qui s’étendait des hunes aux entreponts, lorsque apparut Victor Hugues, en grand uniforme de commissaire, le visage souriant, bien qu’il ne fût pas pour cela plus abordable que les jours précédents. Il parcourut le pont, s’arrêtant pour regarder comment on réparait l’affût d’un canon, ce que faisait plus loin le charpentier. Il flattait l’encolure d’un cheval, donnait une chiquenaude sur la peau d’un tambour, s’intéressait à la santé de l’artilleur qui portait un bras en
écharpe… Esteban remarqua que les hommes, en le voyant, se taisaient soudainement. Le commissaire inspirait de la crainte. A pas lents il monta les marches qui conduisaient à la proue. Là, au sommet du tillac, on avait placé des tonneaux, côte à côte, sous une large toile retenue au bastingage par des cordes. Victor donna des instructions à un officier qui fit déplacer immédiatement les barils. Puis une chaloupe battant son pavillon fut mise à la mer : le commissaire, en ce premier jour de calme et de tranquillité, s’en allait déjeuner à bord de La Thétis avec le commandant de Lesseygues, chef de la flotte. Chrétien, qui avait le mal de mer depuis le départ, restait enfermé dans sa cabine. Quand le chapeau empanaché de Hugues disparut derrière L’Espérance, qui voguait à présent entre les deux frégates, la joie régna de nouveau à bord de La Pique. Les officiers eux-mêmes, libérés de toute inquiétude, partageaient la bonne humeur, les chants, les plaisanteries décochées par la troupe à la fanfare qui, sortie des airs basques et des virtuosités du fifre, n’arrivait pas à jouer une Marseillaise convenable. « C’est la première répétition d’ensemble », s’écriait le chef devant les railleries, pour s’excuser. Mais les hommes se moquaient de lui comme ils l’auraient fait de n’importe quoi : il était urgent de rire, surtout maintenant que les batteries de La Thétis saluaient le commissaire de la Convention nationale, le situant dans une zone étrangère et lointaine. L’Investi de Pouvoirs était craint. Il s’en réjouissait peut-être.
V
Trois autres jours s’écoulèrent. Toutes les fois que le pilote retardait le sablier, le soleil semblait plus chaud et la mer sentait davantage une mer qui commençait à parler à Esteban par tous ses effluves. Une nuit, pour respirer un peu, car la chaleur était de plus en plus forte dans les entreponts et dans les cales, le jeune homme monta sur le pont contempler l’immensité du premier ciel complètement dégagé et net qu’il eût trouvé pendant la traversée. Une main se posa sur son épaule. Victor était derrière lui, débraillé, sans casaque, souriant de son sourire d’autrefois : « Ça manque de femmes. Ce n’est pas ton avis ? » Et l’autre, comme poussé par un nostalgique besoin, se mettait à évoquer les lieux que tous deux avaient connus à Paris, peu après leur arrivée, où l’on trouvait tant de femmes complaisantes et pleines de séduction. Il n’avait pas oublié, en premier lieu, Rosamonde, l’Allemande du Palais-Royal ; Zaïre, au nom voltairien ; Dorine, avec ses robes de mousseline rose, ni non plus l’entresol où contre la somme de deux louis, s’offraient successivement les arts nuancés d’Angélique, d’Adèle, de Zéphire, de Zoé, d’Esther, et de Zilie, qui incarnaient différents types féminins et se comportaient, dans la stricte observance d’une comédie magnifiquement accordée au caractère de leur beauté, comme des demoiselles apeurées, des bourgeoises libertines, des danseuses dans la dèche. Vénus de l’île Maurice, telle était Esther ; ou bacchante ivre, telle était Zilie. Après avoir été l’objet de l’astucieuse sollicitude de chaque archétype, le visiteur était finalement rejeté sur le ferme giron d’Aglaé, celle aux seins élevés pointés vers un menton de reine antique, dont la personne couronnait toujours, d’insurpassable façon, le progressif échelonnement des désirs. En un autre moment Esteban aurait ri de cette évocation plaisante. Mais un malaise demeurait en lui — de ne s’être épanché avec personne, car l’autre ne s’était pas occupé de lui depuis la rencontre de Rochefort — qui eut tôt fait
d’épuiser un répertoire de monosyllabes opposé au flot de paroles inattendu dont on le submergeait. « On dirait que tu es haïtien », dit Victor : « Là-bas on répond à tout par un oh ! oh ! sans que l’on sache jamais finalement ce que pense l’interlocuteur. l’interlocuteur. Allons à ma cabine. » La première chose que l’on y voyait, entre des clous d’où pendaient le chapeau et la casaque de Hugues, c’était un grand portrait de l’Incorruptible, au pied duquel brûlait une lampe telle une lumière votive. Le commissaire mit une bouteille d’eau-de-vie sur la table et remplit deux verres. « A ta santé. » Puis il regarda Esteban d’un air un peu moqueur. Il s’excusa, d’une voix qui ne révélait que pure courtoisie, de ne pas l’avoir appelé depuis le départ de l’île d’Aix : les soucis, les obligations, les devoirs, etc… ; et d’autre part la situation n’était pas très nette. On avait déjoué le blocus anglais, certes, mais on ignorait à quoi la flotte devrait faire face quand elle arriverait là-bas. L’objectif principal était de réaffirmer l’autorité de la république dans les colonies françaises d’Amérique et de lutter contre les tendances séparatistes par tous les moyens, en reconquérant s’il le fallait des territoires qui peut-être étaient actuellement perdus. De longs silences s’intercalaient dans son monologue, seulement interrompu par ce fameux oui, mi-grognement, mi-grommellement, qu’Esteban connaissait bien. Il loua le ton de civisme élevé qu’il avait remarqué dans la lettre du jeune homme, ton qui l’avait décidé à l’attacher à son service : « Celui qui serait infidèle aux Jacobins le serait aussi à la république et à la cause de la liberté », dit-il. Mais Esteban ébaucha un geste irrité. Non à cause de la phrase elle-même, mais parce que cette phrase était de Collot d’Herbois, qui la ressassait, et cet ancien histrion, de plus en plus adonné à la boisson, lui semblait être l’homme le moins indiqué pour dicter des normes de morale révolutionnaire ; incapable de garder pour lui sa réflexion, il la décocha sans égards. « Tu as peut-être raison, dit Victor : Collot boit trop, mais c’est un bon patriote. » Enhardi par deux verres d’eau-de-vie, Esteban désigna le portrait de l’Incorruptible. « Comment ce géant peut-il mettre tant de confiance en un ivrogne ? Les discours de Collot puent le vin. » La révolution avait forgé des hommes sublimes, c’était certain ; mais elle avait aussi donné des ailes à une foule de ratés et d’aigris, exploiteurs de la
Terreur, qui pour donner des gages de civisme élevé faisaient relier des textes de la constitution dans de la peau humaine. Ce n’étaient pas des légendes. Il avait vu ces horribles livrets, couverts d’un cuir gris-jaune, trop poreux, avec un certain aspect de pétale fané, de papier d’emballage, de chamois et de lézard, que les mains dégoûtées répugnaient à toucher. « Lamentable, Lamentabl e, en effet », dit Victor, Victor, fronçant le sourcil : « Mais nous ne pouvons pas être partout. » Esteban se crut obligé de débiter une profession de foi qui ne laissât aucun doute sur sa fidélité révolutionnaire. Mais il était irrité par le ridicule de certaines cérémonies civiques ; par certaines investitures injustifiées ; par la suffisance que des hommes supérieurs encourageaient chez beaucoup de médiocres. On favorisait la représentation de pièces stupides, pourvu que le dénouement fût couronné par un bonnet phrygien ; on écrivait des épilogues civiques pour Le Misanthrope et dans le Britannicus rajeuni de la Comédie-Française, Agrippine était qualifiée de « citoyenne » ! De nombreuses tragédies classiques faisaient l’objet d’un interdit, mais l’Etat subventionnait un théâtre où, dans un spectacle inepte, on pouvait voir le pape Pie VI se querellant à coups de sceptre et de tiare avec Catherine II, et un roi d’Espagne qui, jeté à terre dans la bagarre, perdait un énorme nez en carton. En outre, on encourageait depuis quelque temps une sorte de mépris envers l’intelligence. Dans plus d’un comité on avait entendu le cri barbare : « Défiez-vous de celui qui a écrit un livre. » Tous les cercles littéraires de Nantes — c’était bien connu —, avaient été fermés par Carrier. Et cet ignare d’Henriot était même allé jusqu’à demander que l’on mît le feu à la Bibliothèque nationale tandis que le comité de Salut public envoyait à l’échafaud des chirurgiens illustres, des chimistes éminents, des érudits, des poètes, des astronomes… Esteban s’arrêta en voyant que l’autre donnait des marques d’impatience… « En voilà un discutailleur ! dit-il à la fin. Il parle comme on le fait sûrement à Coblence. Et tu te demandes pourquoi les cercles littéraires de Nantes ont été fermés ? » Il déchargea un coup de poing sur la table : « Nous sommes en train de changer la face du monde, mais la seule chose qui les préoccupe, c’est la mauvaise qualité d’une pièce de théâtre. Nous sommes en train de transformer la vie de l’homme, mais ils s’affligent de
ce que des gens de lettres ne puissent plus se réunir pour lire des idylles et des conneries. Ils seraient capables d’épargner la vie d’un traître, d’un ennemi du peuple, pourvu qu’il ait écrit de beaux vers ! » On entendit sur le pont un bruit de bois que l’on traînait. Les charpentiers, profitant de ce que les intervalles entre les ballots avaient été dégagés, portaient des planches à la proue, suivis de marins chargés de grandes et longues caisses. L’une d’elles, quand elle fut ouverte, refléta la lueur de la lune sur une forme triangulaire, acérée, dont la vue fit frémir le jeune homme. Ces hommes, dont la silhouette se projetait sur la mer, semblaient accomplir un rite sanglant et mystérieux, avec cette bascule, ces montants, qui s’alignaient en bon ordre sur le pont, selon un plan déterminé par le feuillet d’instructions que l’on consultait en silence à la lumière d’une lanterne. Ce que l’on organisait là, c’était une projection, une géométrie descriptive de la verticale, une fausse perspective, une figuration sous deux dimensions de ce qui bientôt aurait une hauteur, une largeur et une terrifiante profondeur. Avec des gestes de sacrificateurs aztèques, les hommes noirs poursuivaient leur nocturne labeur d’assemblage, prenant des pièces, des courroies, des charnières, dans des caisses qui ressemblaient à des cercueils. Cercueils trop longs, toutefois, pour des êtres humains, d’une largeur suffisante, toutefois, pour ceindre leurs flancs, avec ce billot, ce carré destiné à circonscrire un cercle mesuré sur le module courant de tout être humain en ce qui va d’épaule à épaule. Des coups de marteau commencèrent à retentir r etentir,, faisant planer de sinistres cadences sur l’immense quiétude de la mer où déjà apparaissaient quelques sargasses… « Ainsi donc, ça aussi voyageait avec nous ! » s’écria Esteban. « Inévitablement », répondit Victor, Victor, rentrant dans sa cabine. « Ça, et l’imprimerie, voilà les deux choses les plus nécessaires que nous ayons à bord, en dehors des canons. » « On n’a rien sans peine », dit Esteban. « Ne me sors pas des proverbes espagnols », dit l’autre remplissant de nouveau les verres. Puis il regarda son interlocuteur avec une fixité calculée, et allant chercher un portefeuille en veau, l’ouvrit lentement. Il en tira une liasse de papiers timbrés et les jeta sur la table… « Oui : nous transportons aussi la machine. Mais sais-tu ce que je remettrai aux hommes du Nouveau Monde ? » Il fit une pause et ajouta, en appuyant sur chaque mot : « Le décret du 16
pluviôse an II par lequel est aboli l’esclavage. Dorénavant tous les hommes sans distinction de races, domiciliés dans nos colonies, sont déclarés citoyens français, avec une absolue égalité de droits. » Il se pencha sur le seuil de sa cabine, surveillant le travail des charpentiers. Et il poursuivait son monologue, tournant le dos à l’autre, bien sûr d’être écouté : « Pour la première fois une escadre s’avance vers l’Amérique sans arborer de croix. La flotte de Colomb en avait, peintes sur les voiles. Elles étaient le signe d’un esclavage qui serait imposé aux hommes du Nouveau Monde au nom d’un rédempteur qui était mort — diraient les aumôniers — pour sauver les hommes, consoler les pauvres, et confondre les riches. Nous (et se tournant brusquement il montra le décret), nous les sans croix, les sans rédempteurs, les sans Dieu, nous allons là-bas, sur des bateaux sans aumôniers, pour abolir les privilèges et établir l’égalité. Le frère d’Ogé est vengé… » Esteban baissa la tête, honteux des critiques qu’il avait formulées avant, confusément, comme pour se soulager d’interminables doutes. Il mit la main sur le décret, palpant le papier scellé par des cachets épais : « De toute façon, dit-il, j’aurais préféré que cela fût obtenu sans que nous ayons à employer la guillotine. » « Cela dépendra des gens », rétorqua Victor : « Des autres et aussi des nôtres. Ne crois pas que j’aie confiance en tous ceux qui voyagent avec nous. Il faudra voir comment plus d’un se comporte, quand il sera à terre. » « Tu dis ça pour moi ? » demanda Esteban. « Pour toi, ou pour les autres. Je suis tenu, par métier, de ne me fier à personne. Certains discutent trop. D’autres raisonnent trop. Il y en a qui dissimulent encore leur scapulaire, qui disent qu’on vivait mieux dans le bordel de l’ancien régime. Et il y a des militaires qui s’entendent trop bien entre eux, rêvant de discréditer les commissaires à peine leur sabre tiré. Mais je sais, moi, tout ce qui se dit, se pense et se fait, à bord de ces bateaux de merde. Fais attention à tes paroles. On me les répétera aussitôt. » « Tu me tiens pour suspect ? » demanda Esteban avec un sourire amer. « Suspect, tout le monde l’est », dit Victor. « Pourquoi n’étrennes-tu pas la machine, ce soir, sur ma personne ? » « Les charpentiers devraient trop se presser pour la monter : ce serait trop de besogne pour si piètre leçon. » Victor se mit à ôter sa chemise. « Va-t’en dormir. » Il lui tendit la main, de façon cordiale et franche, comme
autrefois. En le regardant, le jeune homme fut surpris par la ressemblance qu’il y avait entre l’Incorruptible, tel qu’on le voyait sur le portrait de la cabine, et le présent visage un peu remodelé par une évidente imitation du port de tête, de la façon de fixer le regard, de l’expression, à la fois courtoise et implacable, de la peinture. Le soupçon de ce trait de faiblesse, de ce désir de ressembler physiquement à celui qu’il admirait pardessus tous les autres êtres, fut comme une légère victoire compensatrice pour Esteban. Ainsi, l’homme qui, autrefois, s’était si souvent travesti en Lycurgue et en Thémistocle, lors des jeux de la maison de La Havane, aujourd’hui investi de pouvoirs, et ses ambitions pleinement réalisées, essayait d’imiter un autre homme dont il acceptait la supériorité. Pour la première fois la superbe de Victor Hugues s’inclinait, peut-être inconsciemment, devant un maître.
VI
La machine restait couverte de sa housse, sur la proue, réduite à un plan horizontal et à un plan vertical, nette comme une figure de théorème, lorsque l’escadre entra en plein dans les mers chaudes. Le voisinage des terres se confirmait par une présence de troncs entraînés par les courants, et aussi par des racines de bambous, des branches de palétuviers, des feuilles de cocotiers, qui flottaient sur les eaux rendues d’un vert clair, de-ci de-là, par les fonds sablonneux. Une rencontre avec des vaisseaux britanniques devenait possible à nouveau. L’ignorance où l’on était de ce qui avait pu se produire à la Guadeloupe, depuis les dernières nouvelles reçues au moment de lever l’ancre, tenait tout le monde dans un état d’expectative que chaque cinglage sans péripéties ne faisait qu’accroître. Si l’on ne pouvait débarquer à la Guadeloupe, les navires poursuivraient leur route vers Saint-Domingue. Mais les Anglais pouvaient aussi s’être emparés de Saint-Domingue. Dans ce cas, Chrétien et Victor Hugues avaient reçu l’ordre d’atteindre, par n’importe quelle voie, les côtes des Etats-Unis, en se plaçant sous la protection de la nation amie. Esteban, fâché contre lui-même, presque dégoûté de ce qu’il considérait, à froid, comme une marque d’égoïsme inadmissible, ne pouvait empêcher son cœur de se serrer quand on parlait de la possibilité de ce que l’escadre allât échouer à Baltimore ou à New York. Cela signifierait la fin d’une aventure qui se prolongeait à présent d’une façon absurde : désormais inutile sur la flotte française, il demanderait sa liberté, ou la prendrait, ce qui revenait au même, en retournant chargé d’histoire et d’histoires là où on l’écouterait avec étonnement, comme on écoute le pèlerin qui revient des lieux saints. Sa première sortie sur la grande scène du monde, ratée sur le plan de l’action, mais non sur celui de l’expérience acquise, équivalait à une initiation qui présageait des entreprises futures. Pour l’instant, il lui fallait faire quelque chose qui donnât un sens à sa vie. Il éprouvait le désir
d’écrire ; de parvenir, au moyen de l’écriture et des disciplines qu’elle impose, aux conclusions qui pourraient éventuellement être dégagées de ce qu’il avait vu. Il n’arrivait pas à définir ce que serait ce travail. Quelque chose d’important, en tout cas, dont l’époque avait besoin. Quelque chose qui peut-être déplairait fort à Victor Hugues, et il se complaisait à y penser. Peut-être aussi une nouvelle théorie de l’Etat ; ou une révision de l’Esprit des Lois ; ou une étude sur les erreurs de la révolution. « Exactement ce qu’écrirait un cochon d’émigré », se dit-il en abandonnant d’avance le projet. Ces dernières années, Esteban avait assisté au développement, en lui-même, d’une propension critique (parfois irritante dans la mesure où elle lui interdisait la jouissance de certains enthousiasmes immédiats, partagés pour la plupart) qui refusait de se laisser porter par un critère généralisé. Lorsque la révolution lui était présentée comme un événement sublime, sans tares ni défaillances, la révolution devenait pour lui vulnérable et tortueuse. Mais devant un monarchiste, il l’aurait défendue avec les mêmes arguments qui l’exaspéraient quand ils sortaient de la bouche d’un Collot d’Herbois. Il détestait la démagogie insensée du Père Duchesne, autant que le galimatias des émigrés. Il se sentait curé devant les anti-curés ; anti-curé devant les curés ; monarchiste lorsqu’on lui disait que tous les rois, — un Jacques d’Ecosse, un Henri IV,, un Charles de Suède, dites-moi un peu ! —, avaient été des IV dégénérés, anti-monarchiste quand il entendait louer certains Bourbons d’Espagne. « Je suis un discutailleur », admettait-il se rappelant ce que Victor lui avait dit quelques jours auparavant : « Mais discutailleur avec moi-même, ce qui est pire. » Mis au courant par les Lœuillet, qui peu à peu avaient délié leur langue, de la terreur déchaînée par l’accusateur public à Rochefort, il le contemplait avec un mélange de dépit et de malaise, de bienveillance et d’envie. Dépit de se voir exclu de son milieu ; malaise, depuis qu’il savait son acharnement au tribunal ; bienveillance presque féminine, en lui sachant gré par avance de toute marque d’amitié qu’il pût consentir à lui témoigner ; envie, parce qu’il était en possession d’un décret qui allait conférer une dimension historique à ce fils de boulanger, né au milieu des fours et des pétrins. Esteban passait des journées entières à dialoguer en lui-même avec un Victor absent, lui donnant des conseils,
lui demandant des comptes, élevant la voix, en guise de préparation mentale d’un colloque qui peut-être ne s’engagerait jamais, et qui, dans le cas où il s’engagerait, modifierait le caractère de ses discours préconçus ; alors la sensiblerie et même les larmes se mêleraient aux reproches, aux arguments, aux questions catégoriques et aux menaces de rupture formulés à présent à mi-voix… Dans ces jours d’attente incertaine, Victor se rendait de bonne heure à La Thétis, dans la chaloupe battant son pavillon, pour échanger des impressions avec de Lesseygues, et tous deux s’accoudaient sur des cartes où étaient signalés les récifs et les bas-fonds au milieu desquels l’escadre voguait à présent. Esteban tâchait de se placer sur sa route quand il allait ou revenait, feignant d’être absorbé par une tâche quelconque tandis que l’autre passait tout près. Mais Victor ne lui adressait jamais la parole quand il était entouré de ses officiers et aides de camp. Ce groupe empanaché, étincelant de galons, constituait un monde auquel il n’avait pas accès. En le voyant s’éloigner, Esteban regardait avec une sorte de fascination et de colère ces fortes épaules serrées par le drap taché de sueur de la casaque ; c’étaient les épaules de quelqu’un qui connaissait les plus intimes secrets de sa maison ; de quelqu’un qui s’était immiscé dans son existence comme une fatalité, la menant par des voies de plus en plus incertaines. « Ne serre pas dans tes bras les statues glacées », se disait le jeune homme avec une ironie douloureuse, citant Epictète, quand il mesurait la distance qui le séparait maintenant du compagnon d’autrefois. Mais lui avait vu cette statue glacée prendre son plaisir avec des filles fort aguerries, et choisies spécialement pour ça, lors des équipées qu’ils avaient entreprises si souvent, les premiers temps de leur séjour à Paris, sans autre but que de chercher à jouir. Ce Victor Hugues, dévêtu, fier de ses muscles devant ses maîtresses d’un soir, aimant le bon vin et la plaisanterie cynique, gardait une fraîcheur de caractère antérieure aux sourcils froncés de l’homme rutilant, orgueilleux de ses insignes républicains, qui régissait aujourd’hui les destins de la flotte, usurpant des fonctions d’amiral avec un aplomb qui intimidait de Lesseygues lui-même. « L’uniforme t’est monté à la tête, se disait Esteban. Attention à l’ivresse de l’uniforme, c’est la pire de toutes. »
A l’aube d’un certain jour, deux pélicans se posèrent sur le bout-dehors de La Pique. La brise sentait le pâturage, la mélasse, la fumée de bois. L’escadre, voguant lentement, jetant des sondes, s’approchait des récifs redoutés de La Désirade. Depuis minuit tous les hommes étaient en état d’alerte, et maintenant, pressés contre le bastingage, leurs regards se portaient vers l’île au sévère profil qui dès l’aube s’était dessinée comme une ombre énorme tendue entre la mer et une masse de nuages très bas, arrêtée au-dessus des terres. L’eau était si calme, en ce commencement de juin, que le plongeon d’un poisson volant pouvait s’entendre à distance, si claire qu’on pouvait voir le passage des anguilles de mer à la surface. Les navires s’immobilisèrent devant une côte abrupte, où il n’y avait aucune trace de cultures ni de demeures. Une chaloupe avec plusieurs marins se détacha de La Thétis, se dirigeant vers l’île à toutes rames… A l’instant le commandant de Lesseygues et les généraux Cartier et Rouger abordèrent La Pique pour attendre les nouvelles auprès de Chrétien et de Victor Hugues… Au bout de deux heures, quand l’expectative était à son comble, on vit réapparaître la chaloupe. « Qu’y a-t-il ? » cria le commissaire aux marins, quand il crut les avoir à portée de sa voix. « Les Anglais sont à la Guadeloupe et à Sainte-Lucie », hurla quelqu’un, soulevant un tumulte d’imprécations sur les ponts des vaisseaux : « Ils ont pris les îles quand nous partions de France. » A la tension succéda le dépit. On reviendrait à l’incertitude des jours précédents : maintenant commencerait une autre traversée hasardeuse, à travers des mers infestées de bateaux ennemis, vers une certaine île de Saint-Domingue occupée aussi, c’était la chose la plus probable, par des forces qui comptaient sur l’aide des riches colons, tous monarchistes, passés à l’Angleterre avec leurs hordes de nègres. L’on sortirait du danger britannique pour déjouer le danger espagnol, avec cent détours qui mèneraient l’escadre à la zone des Bahamas dans la plus mauvaise époque de l’année, et Esteban se rappelait quelques vers de La Tempête où l’on parlait des ouragans des Bermudes. Le défaitisme s’emparait des hommes. Puisqu’on ne pouvait rien faire à la Guadeloupe, le mieux était de filer le plus tôt possible. Quelques-uns s’irritaient de l’entêtement de Victor Hugues qui ne cessait de se faire répéter par celui qui avait obtenu les renseignements
l’histoire de sa courte équipée à terre. Aucun doute n’était possible. La nouvelle lui était parvenue de divers côtés : un pêcheur noir, un paysan, le garçon d’une gargote, et puis il avait parlé aux gardes postés dans un fortin. Tous avaient aperçu les vaisseaux de l’escadre, bien que, vus à distance, ils les eussent confondus avec les bateaux qui, sous le commandement de l’amiral Jarvis, devaient lever l’ancre, ou avaient levé l’ancre, ou levaient l’ancre en ce moment à la Pointe-à-Pitre en direction de Saint-Christophe. Ce lieu, entouré de récifs, était extrêmement dangereux : « Je crois qu’il ne faut pas attendre davantage », dit Cartier. « S’ils nous surprennent ici, ils nous ficheront en l’air. » Rouger était du même avis, mais Victor ne cédait pas. Peu après le diapason des voix se haussa avec violence. Les chefs et les commissaires discutaient, dans un grand tourbillon de sabres, de galons, d’écharpes et de cocardes, lâchant autant de mots orduriers que pouvait en dire un Français de l’An II, après avoir invoqué Thémistocle et Léonidas. Victor Hugues, soudain, fit taire les autres d’une phrase coupante : « Dans une république les militaires ne discutent pas ; ils obéissent. On nous a envoyés à la Guadeloupe, et nous irons à la Guadeloupe. » Les autres baissèrent la tête, comme dominés par le fouet d’un dompteur. dompteur. Le commissaire donna l’ordre de lever l’ancre, sans plus tarder, en direction des Salines de la Grande-Terre. Bientôt on fut en vue de Marie-Galante, estompée dans la brume opalescente, et ce fut le branle-bas. Pendant que s’élevaient le grondement des affûts qui roulaient, des grincements de câbles et de poulies, des cris, le bruit des préparatifs et des rassemblements exécutés en toute hâte, au-dessus du hennissement des chevaux qui déjà flairaient la terre proche et le frais pâturage, Victor Hugues se fit remettre par les typographes plusieurs centaines d’affiches imprimées pendant la traversée, en gros caractères noirs, où était reproduit le texte du décret du 16 pluviôse proclamant l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits octroyés à tous les habitants de l’île sans distinction de race ni d’état. Puis il traversa le tillac d’un pas ferme et s’approchant de la guillotine fit voltiger la housse goudronnée qui la recouvrait, la faisant apparaître pour la première fois aux rayons du soleil, avec son couperet bien affilé. Exhibant toutes les marques distinctives de son autorité, immobile, pétrifié,
la main droite appuyée contre les montants de la machine, Victor Hugues s’était transformé, soudainement, en une allégorie. Avec la liberté, la première guillotine arrivait au Nouveau Monde.
VII
Désastres de la guerre.
Goya.
Chrétien et Victor Hugues partirent sur l’une des premières embarcations, peut-être pour prouver à l’armée qu’au moment de l’action ils étaient aussi intrépides que les militaires. Lorsque les troupes furent à terre, on entendit quelques détonations, suivies d’un court échange de rafales, qui peu à peu se perdirent dans le lointain. La nuit tomba et le silence se fit sur les navires, où restait une partie des troupes de marine avec deux compagnies de chasseurs des Pyrénées placées sous l’autorité du commandant de Lesseygues. Trois jours s’écoulèrent durant lesquels rien ne se passa, rien ne fut entendu ni su. Pour tromper son angoisse, Esteban s’amusait à pêcher, en compagnie des typographes, forcément inactifs en de pareils moments. Il y avait maintenant à bord des bateaux, à la suite du départ du gros de l’armée, tant d’espace libre, que les ponts faisaient penser à la scène d’un théâtre, après une représentation à grand spectacle. On y voyait pendre des bouts de corde, des ballots abandonnés gisaient sur le plancher, avec des caisses béantes. On pouvait aller et venir à son gré, sommeiller à l’ombre des voiles, emporter son écuelle de soupe à l’endroit que l’on préférait, s’épucer en plein air, jouer aux cartes avec le regard toujours tendu vers l’horizon, entre deux renvis, pour le cas où se serait dessinée au loin la voilure d’un bâtiment ennemi. Tout cela eût pris une allure d’heureuses vacances dans des îles du Vent si le manque de nouvelles n’avait inquiété tant d’esprits. Il était inutile d’interroger le paysage de la côte. Il ne s’y passait rien. Un enfant tirait des palourdes du sable ; quelques chiens gambadaient avec de l’eau jusqu’au ventre ; une famille de nègres passait, portant d’énormes fardeaux sur la tête, comme
en un déménagement perpétuel… Certains commençaient à supposer le pire quand à l’aube du quatrième jour une estafette aborda La Thétis avec l’ordre de conduire la flotte à Pointe-à-Pitre. L’armée de la république était victorieuse. Après une escarmouche, qui avait eu lieu peu après le débarquement, les Français avaient avancé avec précaution, sans trouver la résistance attendue. Victor Hugues attribuait le repli constant des troupes anglaises à la terreur des colons monarchistes devant ceux qui attaquaient leurs immondes drapeaux blancs en arborant des drapeaux tricolores. Plus courageux, les équipages des bateaux marchands, surpris dans le port, avaient organisé la résistance dans le fort « Fleur d’Epée », derrière seize pièces d’artillerie. La nuit précédente, Cartier et Rouger étaient montés à l’assaut de ce réduit défendu par neuf cents hommes, et s’en étaient emparés par surprise, à l’arme blanche. Chrétien, ayant donné l’exemple avec une grande bravoure, était tombé face à l’ennemi. Les Anglais, démoralisés par cette victoire, étaient retranchés à présent à la Basse-Terre, derrière la Rivière Salée, minuscule cours d’eau envahi par les palétuviers, qui malgré son étroitesse partageait la Guadeloupe en deux régions distinctes. Victor Hugues se trouvait à la Pointe-à-Pitre depuis minuit, installant son gouvernement. Quatre-vingt-sept navires marchands abandonnés dans le port étaient passés au pouvoir des Français. Les magasins étaient bourrés de marchandises. L’escadre était attendue là-bas avec impatience… Les manœuvres commencèrent, tandis que les chaloupes de transport retournaient à leurs vaisseaux. Une immense allégresse, telle une lame de fond, presque viscérale, faisait s’agiter les hommes, des hunes aux cales : ils grimpaient, couraient, poussaient l’anspect, hissaient, déroulaient, enroulaient, jetaient. Magnifique était la victoire. Et puis, il y aurait ce soir-là des vins, des gigots de bonne viande fraîche, piqués de gousses d’ail ; du vin en quantité, et du bœuf aux carottes nouvelles ; le vin coulerait à flots, et on aurait du meilleur rhum, de ce café qui noircissait la tasse, et peut-être aussi des femmes, des rouquines, des cuivrées, des pâles, des femmes de couleur, de celles qui ont des chaussures à talons hauts sous la dentelle des jupons ; de celles qui sentent bon la frangipane, l’eau de fleur d’oranger, le vétiver, et plus que tout ont une odeur de femme. Et au milieu des
chants et des cris, des vivats à la république, poussés sur les quais et repris en chœur sur les navires, l’escadre entra dans le port de la ville ce jour de prairial de l’an II, portant la guillotine dressée à la proue de La Pique, bien fourbie comme un objet neuf, bien dégagée de sa housse, pour que tout le monde la vît et la reconnût. Victor et de Lesseygues se donnèrent l’accolade. Ils se rendirent tous deux à l’ancien édifice du sénéchalat, où le commissaire procédait à l’installation de ses bureaux, pour s’incliner devant le corps de Chrétien, étendu avec écharpe et cocarde sur un catafalque noir fleuri d’oeillets rouges, de nards blancs et de liserons bleus. Esteban fut envoyé à la halle du commerce extérieur. Il commencerait le jour même à remplir ses fonctions véritables, en ouvrant un registre de prises, devant les bateaux abandonnés par l’ennemi. Partout étaient exhibées les affiches où l’on proclamait l’abolition de l’esclavage. Les patriotes emprisonnés par les « Grands Blancs » étaient remis en liberté. Une foule bariolée et joyeuse errait dans les rues, acclamant les nouveaux arrivés. Pour augmenter l’allégresse générale, on apprit que le général Dundas, gouverneur britannique de la Guadeloupe, était mort à la Basse-Terre, la veille du débarquement français. Le sort était favorable à l’armée de la République. Mais les bordées que tous s’étaient promises pour cet après-midi ne restèrent qu’à l’état de projet : le commandant de Lesseygues fit donner peu après midi le premier coup de pioche aux ouvrages de fortification et de défense du port, coulant plusieurs vieux navires devant la barre pour en interdire l’entrée, et plaçant des canons sur les quais, la gueule pointée vers la mer. Mais quatre jours plus tard le sort changea soudain. Une batterie placée sur le morne Saint-Jean, au-delà de la Rivière Salée, préluda au bombardement systématique de la Pointe-à-Pitre. L’amiral Jarvis, après avoir débarqué ses troupes au Gozier, Gozier, mettait le siège devant la ville… La terreur s’empara de la population, sous les projectiles tombés du ciel qui à toute heure martelaient la ville au hasard, défonçant les plafonds, transperçant les planchers, faisant voler les toits en avalanches de tuiles rouges, rebondissant sur la maçonnerie, le pavé des rues, les bornes, avant de rouler avec un fracas de tonnerre vers quelque chose de renversable, une colonne, une balustrade, un homme hébété par la vitesse de ce qui se
précipitait sur lui. Une odeur de vieille chaux, desséchée, cinéraire, enveloppait la ville dans une atmosphère de démolitions, brûlant la gorge, enflammant les yeux. Un boulet, heurtant une muraille en pierre de taille, sautait sur les maisons de bois, dévalait les escaliers, allait frapper un buffet plein de bouteilles, les étalages d’une poterie, une cave où sa trajectoire s’achevait dans un envol de douves brisées, le corps d’une femme en couches, qu’elle déchiquetait. Foudroyée par l’impact, une cloche était tombée dans un hurlement si terrible du bronze que même les canonniers ennemis s’en aperçurent. C’était un bien médiocre refuge contre le fer que ce royaume de persiennes, de paravents, de balcons légers, de vérandas, de treillages et de lattes, où tout était fait pour tirer parti du moindre souffle de brise. Chaque coup tiré était un coup de massue sur une cage en osier, qui laissait des cadavres sous la table en noyer, où une famille avait cherché un abri. On apprit bientôt une autre épouvantable nouvelle : une batterie à fourneaux, installée sur le morne Savon, bombardait la ville avec des boulets chauffés à blanc. Ce qui restait encore debout commença à brûler. brûler. A l’odeur de chaux succéda le feu. Un incendie était à peine éteint qu’un autre s’allumait plus loin, chez le marchand de drap, dans la scierie, dans l’entrepôt de rhum qui, incendié à son tour, déversait dans les rues une lente coulée de flammes bleues, que les trottoirs amenaient vers une pente proche. Comme beaucoup de maisons pauvres avaient des toits de feuilles et de fibres tressées, un seul projectile suffisait à détruire un pâté entier. Pour comble, le manque d’eau obligeait à combattre les incendies avec la hache, la scie et la machette. A la destruction tombée du ciel, s’ajoutait celle à laquelle se livraient les enfants, les femmes et les vieillards. Une fumée noire, dense, venue d’en bas, des lieux où brûlaient quantité de vieilleries et de saletés, mettait une soudaine pénombre, en plein midi, sur la ville suppliciée. Et ce qui était intolérable, impossible à supporter pendant une heure, se prolongeait jour et nuit, dans un fracas perpétuel où l’effondrement se confondait avec le cri, le crépitement des flambées avec le coup de tonnerre à ras du sol de ce qui roulait, heurtait, rebondissait, frappant comme un bélier. On vivait en plein désastre, et quoique le paroxysme parût atteint, le désastre s’amplifiait nouvelle après nouvelle. Trois tentatives pour réduire au silence les batteries
meurtrières avaient échoué. Le général Cartier, exténué par l’insomnie, la fatigue et le peu d’habitude du climat, venait de mourir. Le général Rouger, atteint par un projectile, agonisait dans une salle de l’édifice qu’on avait transformé en hôpital militaire. On avait vu réapparaître des moines dominicains mystérieux, sortis de leurs trous et de leurs cachettes, qui tout à coup se dressaient au chevet des malades, avec une potion ou une tisane en main. En de telles circonstances nul ne prenait garde à leur l eur habit : on acceptait les soins et le soulagement immédiats, bientôt suivis d’une réapparition de crucifix et d’extrêmes-onctions. Cette contrebande de la foi s’insinuait là où il y avait le plus de gangrènes et de blessures, et il ne manquait pas de gens pour réclamer les sacrements, et jeter leur cocarde, quand ils sentaient l’approche de la mort… A des tortures innombrables s’ajoutait à présent celle de la soif. Comme quelques cadavres étaient tombés dans les citernes, il était impossible d’en boire l’eau empoisonnée. Les soldats faisaient bouillir l’eau de mer, préparant un café saumâtre qu’ils adoucissaient avec d’énormes quantités de sucre auquel ils ajoutaient de l’alcool. Les porteurs d’eau, qui avaient toujours approvisionné la ville de leurs barriques transportées dans des canots et sur des chariots, ne pouvaient atteindre les ruisseaux voisins à cause du tir ennemi. Les rats pullulaient dans les rues, couraient au milieu des décombres, envahissaient tout, et comme si ce fléau fût peu de chose, des scorpions gris surgissaient des vieilles boiseries, plantant leur dard partout où ils pouvaient le faire. Plusieurs bateaux, dans le port, étaient réduits à des monceaux errants de planches calcinées. La Thétis, peut-être blessée à mort, se trouvait dans un décor de mâts rompus, de coques réduites au squelette. Le vingtième jour du siège apparut la colique dite Miserere. Les gens se vidaient dans l’espace de quelques heures, et leur vie s’en allait par les intestins. Dans l’impossibilité de leur donner une sépulture chrétienne, on enterrait les corps aux endroits où cela était possible, au pied d’un arbre, dans un trou quelconque, à côté des latrines. Dans leur chute sur le vieux cimetière, les boulets avaient mis des ossements au jour, les dispersant parmi des dalles enfoncées et des croix arrachées. Victor Hugues, suivi des derniers chefs militaires qui lui restaient et de ses meilleures troupes, s’était retranché sur le morne du Gouvernement, éminence qui dominait la ville et
offrait le refuge d’une église en pierre de taille enclavée dans son périmètre… Esteban, anéanti, stupéfait, incapable de penser à rien au milieu du cataclysme qui durait depuis près de quatre semaines, passait son temps couché dans une sorte de tanière, de fosse horizontale, qu’il s’était aménagée entre les sacs de sucre qui remplissaient l’entrepôt du port, où le bombardement l’avait surpris alors qu’il en dressait l’inventaire. Devant lui, suivant son exemple, les Lœuillet, père et fils, s’abritaient dans une grotte pratiquée entre des sacs, plus vaste, où ils avaient fourré une partie du matériel de leur imprimerie, les caisses de types surtout, plus irremplaçables que le reste en ce pays. Ils ne souffraient pas de la soif, car plusieurs tonneaux de vin étaient gardés en ce lieu, et parfois pour se rafraîchir, d’autres fois pour calmer leur peur, ou pour le plaisir de boire, ils vidaient des cruchons de ce liquide tiède qui s’aigrissait de plus en plus, et laissait des plaques violettes sur leurs lèvres. Lœuillet le vieux, fils de camisard, n’avait fait aucun mystère en ces moments de misère pour prendre la Bible familiale qu’il avait cachée dans une caisse de papier. Lorsque les boulets tombaient tout près, enhardi par la quantité de vin qu’il avait ingurgitée, il clamait des profondeurs de son antre quelque verset de l’Apocalypse. Et rien ne s’accordait mieux à la réalité que ces phrases tirées du délire prophétique par la main de Jean le théologien : « Et le premier ange sonna de la trompette, et il y eut de la grêle et du feu mêlés de sang, qui furent lancés sur la terre, et le tiers des arbres fut incendié et toute l’herbe verte fut incendiée. » « Tant d’impiété, disait en geignant le typographe, nous a conduits à la fin des temps. » Les batteries de Jarvis s’identifiaient pour lui, dans ces moments-là, avec les colères exemplaires des anciens grands dieux.
VIII
Un matin les batteries se turent. Les hommes se décrispèrent ; les bêtes cessèrent de remuer les oreilles ; ce qui gisait, ce qui était inerte, le demeura, mais sans soubresauts. On entendit le clapotis des vagues dans le port, et un dernier bris de vitres, que la pierre d’un enfant avait touchées, effraya les gens qui n’étaient plus habitués à d’aussi faibles bruits. Les survivants sortirent de leurs trous, de leurs grottes, de leurs infects réduits, couverts de suie, de crasse, d’excréments, avec d’immondes bandages qui pendaient autour de leurs plaies. Et l’on apprit alors le prodige : Victor Hugues, l’avant- dernière nuit, informé que les Anglais égorgeaient les hommes de ses postes avancés et commençaient à entrer dans la ville, était descendu du Morne du Gouvernement, en désespéré, avec une telle fougue que l’ennemi, plusieurs fois repoussé et finalement poursuivi, repassa la Rivière Salée et se replia sur le camp retranché de Berville, à la Basse-Terre. Les Français étaient victorieux dans cette moitié du pays… Un premier convoi de porteurs d’eau apparut à midi, assailli par une foule en haillons, armée de marmites, de seaux, de bassines, de cuvettes. Les familles buvaient à plat ventre, poussées par les museaux de leurs bêtes, plongeant la tête dans les récipients, se bousculant, léchant, vomissant ce qu’elles avaient avalé trop vite, se volant les cruches dans un vacarme qu’il fallut calmer à coups de crosse. La soif une fois étanchée, on commença à nettoyer les rues principales et à retirer les cadavres qui gisaient sous les décombres. Un projectile ennemi tombait encore de temps à autre, renversant un passant, détachant une grille, fendant un retable. Mais nul ne se souciait désormais de si peu de chose, après les souffrances endurées pendant quatre terribles semaines. On apprit alors que le général Aubert, dernier membre de l’Etat-Major de l’expédition, se mourait de fièvre jaune. Victor Hugues restait seul maître de la Grande-Terre en Guadeloupe. Appelant les Lœuillet à son bureau aux fenêtres brisées, dont les rideaux
à moitié brûlés pendaient tels des festons de misère, il leur dicta en vue d’une impression immédiate le texte d’un édit dans lequel étaient proclamés l’état de siège et la formation, par levée obligatoire, d’une milice de deux mille hommes de couleur en état de porter les armes. Tout habitant qui propagerait de faux bruits, se montrerait ennemi de la liberté ou essayerait de passer à la Basse-Terre, serait exécuté après un jugement sommaire, et l’on incitait les bons patriotes à la délation des traîtres. Par décret le capitaine Pélardy était promu général de division et commandant en chef des forces armées, et le commandant Boudet général de brigade, avec mission d’instruire et de discipliner les troupes locales. Esteban trouvait surprenante l’énergie déployée par le commissaire depuis le jour du débarquement aux Salines. Il avait un don extraordinaire du commandement, auquel s’ajoutait une chance sans pareille. Rien n’était plus providentiel pour lui, en ce moment, que les morts successives de Chrétien, de Cartier, de Rouger et d’Aubert. Avec eux avaient disparu les seuls hommes qui d’une façon ou d’une autre auraient pu lui faire opposition. A présent, la tension existante entre le commandement militaire et l’autorité civile était de fait annulée. Victor Hugues, qui à plusieurs reprises avait eu d’aigres discussions avec les généraux de l’expédition, fiers de leurs galons, de leurs panaches et de leurs campagnes, se reposait désormais sur deux collaborateurs qui lui étaient attachés, sachant du reste que de lui dépendait que la Convention leur confirmât leurs nouveaux grades… Cette nuit-là le vin coula à flots dans la ville, et les soldats encore valides trouvèrent le moyen de pallier au manque prolongé de femmes. Le commissaire se montra jovial, spirituel, brillant causeur, au cours d’un banquet d’officiers auquel assista Esteban avec les Lœuillet père et fils. Les mulâtresses de service apportaient sur des plateaux des verres de punch antillais, sans se fâcher lorsqu’elles se sentaient prises par la taille ou pincées sous les jupes. Entre deux toasts, Victor Hugues annonça que le nom du Morne du Gouvernement serait changé contre celui de Morne de la Victoire, et que la place Sartines, si joliment ouverte sur le port, recevrait le nom de place de la Victoire. Quant à la Pointe-à-Pitre, elle s’appellerait à l’avenir Port-de-la-Liberté. (« On continuera à la nommer Pointe-à-Pitre, se dit Esteban. De même que
Chauvin-Dragon continuera à être Saint-Jean-de-Luz. ») Au moment du dessert, c’est-à-dire vers l’aube, le jeune homme entendit de la bouche de l’une des servantes invitée à chanter, les couplets nostalgiques composés par le marquis de Bouille, cousin de La Fayette, qui tout jeune avait été gouverneur de la Guadeloupe. Rappelé en France vingt-quatre ans auparavant, il s’était éloigné de l’île en écrivant une complainte en dialecte du pays, qui dès lors chantait dans toutes les mémoires : Adieu Foulard, Foulard, adieu madras, Adieu grains d’or, d’or, adieu collier-chou collier-chou Doudou an moin i ka pati Hélas, hélas, cé pou toujou. Bonjou, Missié le Gouveneu, Moin vini faire en ti pétition Pour mandé ou autorisation Laissé Doudou an moin ban moin Mademoiselle c’est bien trop ta Doudou a ou ja embaqué Bâtiment la ja su la boué Bientôt i ke apareillé.
Ivre d’avoir ingurgité une grande quantité de punch, Esteban se leva de son siège mû par une idée fixe ; il voulait que l’on portât un toast à la doudou qui avait une voix si agréable, mais demandait que les termes de « Missié » et « Mademoiselle » fussent supprimés de la chanson parce qu’ils heurtaient l’esprit démocratique ; il souhaitait les voir remplacés par « Citoyen gouverneur » et « Citoyenne ». Victor Hugues jeta sur le jeune homme un regard mécontent, et coupa court aux applaudissements qui avaient salué sa trop républicaine proposition. Mais déjà tous se mettaient à chanter en chœur : « J’ai tout perdu et je m’en fous », la nouvelle chanson de François Girouet qui s’accordait fort bien à la victoire récente :
J’avais jadis sur ma table bons poulets et chapons gras, du pain comme on en voit pas, du pain comme on en voit pas. Depuis la durée de la guerre je fais assez maigre chère, mais je chante de bon cœur : George tyran d’Angleterre bois l’opprobre et nous l’honneur, l’honneur, bois l’opprobre et nous l’honneur. l’honneur.
L’aube les surprit tous endormis dans des fauteuils, au milieu de verres à moitié vides, de plateaux de fruits et de restes de rôti, tandis que le commissaire, devant les fenêtres ouvertes de sa chambre se lavait à grands coups d’éponge tout en taillant une bavette avec le barbier qui déjà aiguisait son rasoir… Peu après les dianes retentirent, et vers huit heures, dans une grêle de coups de marteau, s’élevèrent des mâts, des banderoles, des guirlandes et des allégories sur la ci-devant place Sartines, où la fanfare des chasseurs des Pyrénées, en grand uniforme, se mit à jouer des airs révolutionnaires dans un fracas magnifique de tambours et de batterie turque. Plusieurs charpentiers construisaient une estrade, du haut de laquelle les autorités devaient présider une cérémonie civique annoncée par le crieur public. Abandonnant les maisons en ruine, une foule envahissait la place, attirée par l’insolite concert matinal. Esteban se rendit à la halle du commerce extérieur, où il avait son lit, afin de soulager sa migraine avec des compresses de vinaigre et prendre des cuillerées de rhubarbe pour éclaircir son foie ; il s’assoupit un instant dans l’attente de ce qui — il le savait pour avoir vécu dans le Paris révolutionnaire — tardait toujours un peu à commencer. Il devait être dix heures lorsqu’il revint à la place, pleine à présent d’une multitude pittoresque et bruyante, oublieuse des souffrances de naguère. Déjà apparaissaient sur l’estrade les mandataires civils et militaires, ayant à leur tête Victor Hugues, les généraux Pélardy et Boudet, et le commandant de Lesseygues. Les gens s’écrasèrent autour des nouveaux chefs, contemplés pour la première fois dans leurs parures officielles et il se fit un silence seulement troublé par le vol
des colombes d’une cour voisine. Après avoir embrassé l’enceinte d’un long regard, le commissaire de la Convention commença son discours. Il félicita les esclaves d’hier d’être passés à la condition de libres citoyens. Il fit l’éloge du courage avec lequel le peuple avait supporté les jours funestes du bombardement, rendit hommage aux victimes et couronna sa première période par une oraison funèbre émue à la mémoire de Chrétien, de Cartier, de Rouger et d’Aubert, ce dernier mort depuis une demi-heure à peine à l’hôpital militaire, édifice montré d’une main irritée comme si la mort s’y fût acharnée sur les meilleurs. Il dit ensuite quelques mots de Christophe Colomb, qui, lors de sa troisième traversée, avait découvert cette île peuplée d’êtres heureux, simples, adonnés à la vie saine qui constitue l’état naturel de l’être humain, lui donnant le nom du navire sur lequel il voyageait. Mais, en même temps que le découvreur, étaient arrivés les prêtres chrétiens, agents du fanatisme et de l’ignorance qui pesaient sur le monde comme une malédiction, depuis que saint Paul avait répandu les faux enseignements d’un prophète juif, fils d’un légionnaire romain appelé Pantherus, car le Joseph de la crèche était une pure légende discréditée par les philosophes. Il leva le bras vers le Morne du Gouvernement, annonçant que l’on raserait l’église qui s’y élevait, afin d’effacer toute trace d’idolâtrie, et que les prêtres, encore cachés, comme on l’en avait informé, dans les environs du Moule et de Sainte-Anne, devraient prêter serment à la constitution… Esteban, très attentif aux gestes d’une mulâtresse dont le madras à trois pointes proclamait un « j’ai encore place pour toi », dans le langage des nœuds de cette coiffure qui était compris par tous les habitants de l’île, était trop plongé dans la contemplation des moues, des doigts portés aux bracelets, des épaules qui se creusaient sur une épine dorsale suavement ombrée, pour prêter l’attention nécessaire au discours dans lequel en ce moment la place Sartines était baptisée du nouveau nom de place de la Victoire. La voix de Victor, nette et métallique, lui parvenait par rafales, dans lesquelles étincelaient, grâce au ton dont il les soulignait, une définition, un concept de liberté, une citation classique. Il y avait de l’éloquence et du nerf. Et cependant la parole n’arrivait pas à s’harmoniser avec l’esprit d’hommes et de femmes accourus en ce lieu comme qui vient à une fête,
occupés à jouer, à se frôler, se désintéressant par moments d’un langage qui différait beaucoup, — avec cet accent méridional que Victor, par surcroît, arborait comme un quartier d’héraldique —, du savoureux jargon local. Mais voici que le commissaire achevait son discours, après avoir fait le procès de la compagnie des Indes et des « Grands Blancs » de la Guadeloupe, en annonçant que la lutte n’était pas terminée ; qu’il fallait encore détruire les Anglais de la Basse-Terre Basse-Terre ; et que sous peu débuterait l’offensive finale, grâce à laquelle la paix serait rendue à ce pays libéré à jamais de l’esclavage. Le discours avait été clair, bien mené, sans excès de rhétorique ; et e t déjà le public applaudissait une conclusion que couronnait une citation de Tacite, lorsque de Lesseygues remarqua qu’une embarcation forçait la barre du port, se dirigeant vers le quai le plus proche. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter toutefois pour un si misérable navire : c’était une vieille balandre, si délabrée, sale et défraîchie qu’avec ses voiles faites de sacs mal cousus elle ressemblait à un esquif fantomatique tiré d’un récit de naufrages. La balandre accosta et il se produisit un remous dans la foule : vers la tribune du commissaire s’avançaient des hommes aux mains et aux oreilles informes, édentés, clopinants, la peau argentée par des ecchymoses écailleuses. C’étaient des lépreux de la Désirade qui venaient prêter serment de fidélité à la république. Avec un aplomb opportun, Victor Hugues leur donna le titre de citoyens malades, leur remit une écharpe tricolore et leur assura qu’il irait bientôt dans leur île pour s’informer de leurs besoins et remédier à leurs misères. Après cet événement inattendu, qui venait affermir sa popularité naissante, salué par des clameurs et des applaudissements qui le firent revenir plusieurs fois sur l’estrade, il se retira dans son bureau, suivi des chefs militaires. Là-haut, quelque boulet mal tiré par les batteries ennemies traversait le ciel resplendissant, et allait tomber sans causer de dommage dans l’eau de la baie. Il régnait en ville une puanteur de charogne. Mais au crépuscule les citronniers fleurirent. Et ce fut comme une épiphanie de l’arbre, après tant d’offices de ténèbres.
IX
Etrange dévotion,
Goya.
Bien qu’il eût annoncé une prompte offensive contre la Basse-Terre, Victor Hugues hésitait à la lancer. Il reculait peut-être devant la pénurie d’armes ; il craignait que la milice des hommes de couleur ne fût pas suffisamment instruite, et il attendait, avec une impatience évidente, des renforts demandés en France dès le début du siège de la Pointe-à-Pitre. Plusieurs semaines s’écoulèrent, pendant lesquelles l’artillerie ennemie s’acharna par moments contre la ville. Mais, après les souffrances passées, p assées, les gens supportaient ce moindre inconvénient en se donnant la maigre satisfaction de hausser les épaules, de blasphémer ou de faire vers le ciel quelque geste obscène. Par mesure de prudence la guillotine n’était pas sortie de la pièce fermée à clé où, montée et huilée elle attendait que monsieur Anse, ancien bourreau du tribunal de Rochefort — c’était un mulâtre distingué, élevé à Paris, violoniste agréable, dont les poches étaient toujours pleines de bonbons pour les enfants — fît fonctionner le fidèle mécanisme inventé par un fabricant de clavecins. Le commissaire savait combien coûteuse avait été pour la France une trop hâtive action de la Machine, lors de l’occupation de certaines régions frontières. Il ne voulait pas que la Guadeloupe devînt pour lui comme une petite Belgique. D’ailleurs il n’avait pas reçu de plaintes des habitants, habitués par les péripéties de leur longue histoire à vivre sans rechigner sous la coupe du maître du jour. Il s’appuyait pour l’instant sur la grande masse des affranchis, toute à la joie que lui procurait la jouissance de ses droits civiques nouvellement accordés ; il est vrai que cette joie lui posait un premier problème de gouvernement : convaincus qu’ils n’avaient plus de maître à qui obéir, les anciens esclaves se faisaient tirer
l’oreille pour cultiver les champs. Les terres labourables étaient envahies par les mauvaises herbes sans que l’on pût encore punir avec trop de rigueur ceux qui trouvaient des prétextes patriotiques pour refuser de plier l’échiné sur un sol dont les sillons s’étaient refermés, tandis que poussaient à l’infini des roseaux inutiles et des épineux sous un soleil qui engendrait indistinctement toutes les espèces sans se soucier des préférences humaines… Sur ce apparut La Bayonnaise, apportant des armes et des munitions, quelques soldats d’infanterie, quoique en nombre très inférieur à celui demandé par les chefs militaires. La Convention avait besoin d’hommes, elle ne pouvait se dessaisir de gros contingents pour défendre une colonie éloignée. Esteban, appelé au bureau de Victor Hugues par quelque nécessité de son emploi, remarqua que le commissaire était plongé dans la lecture de ce qu’il attendait le plus impatiemment après les dépêches officielles : la presse de Paris dans laquelle il était parfois mentionné. En feuilletant les journaux que l’autre avait déjà vus, Esteban apprit avec stupeur la célébration de la fête de l’Etre Suprême, et, ce qui était plus déconcertant encore, la condamnation de l’athéisme, comme attitude immorale et par conséquent aristocratique et contre-révolu tionnaire. Les athées étaient considérés tout à coup comme ennemis de la république. Le peuple français reconnaissait l’existence de l’Etre Suprême et l’immortalité de l’âme. L’Incorruptible avait dit que si l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, ce seraient malgré tout les plus belles conceptions de l’esprit humain. Les hommes sans Dieu étaient qualifiés, à présent, de « monstres désolés »… Esteban se mit à rire si franchement que Victor, fronçant les sourcils, le regarda par-dessus ses journaux ouverts. « Qu’y a-t-il de drôle ? » demanda-t-il. « Ce n’était pas la peine de faire raser la chapelle du Morne du Gouvernement pour apprendre ça », dit Esteban qui depuis quelques jours avait retrouvé la bonne humeur des gens de sa race dans une atmosphère qui lui restituait la saveur des fruits, les senteurs marines, la vue de certains arbres, un peu de sa personnalité de jadis. « Tout ça me semble fort bien », dit Victor sans répondre directement : « Un homme comme lui ne peut pas se tromper. S’il a cru nécessaire d’agir ainsi, c’est bien fait. » « On l’en félicite même en proses de Te Deum,
de laudes, de magnificat », dit Esteban. « Celles qui conviennent à sa taille », dit Victor. « C’est que je ne vois pas la différence qu’il y a entre Jéhovah, le grand Architecte et l’Etre Suprême », reprit Esteban. Et il rappela au commissaire son impiété d’autrefois, ses se s sarcasmes adressés aux « rituelles mascarades » des maçons. Mais l’autre ne l’écoutait pas : « On trouvait encore trop de judaïsme dans les loges. Quant au Dieu des catholiques, associé par ses moines aux pires agents de l’inquisition et de la tyrannie, il n’a rien à voir avec la conscience de l’existence d’un Etre Suprême, infini et éternel, que l’on doit révérer de façon raisonnable et digne, comme il convient à des hommes libres. Nous n’invoquons pas le Dieu de Torquemada mais le Dieu des philosophes. » Esteban se sentait déconcerté devant l’incroyable servilité d’un esprit vigoureux et énergique, mais si complètement politisé qu’il se refusait à l’examen critique des faits, et fermait les yeux devant les contradictions les plus flagrantes ; fidèle jusqu’au fanatisme — il n’y avait pas d’autre mot pour qualifier son attitude — aux opinions de l’homme qui l’avait investi de pouvoirs. « Et si demain on rouvrait les églises, les évêques cesseraient-ils d’être des « bipèdes mitrés » et sortirait-on les saints et les vierges en procession dans les rues de Paris ? » demanda le jeune homme. « Il y aurait sans doute une puissante raison pour le faire. » — « Mais toi… tu crois en Dieu ? » cria Esteban pensant ainsi le mettre aux abois. « Ça c’est une question purement personnelle qui n’altérerait en rien ri en mon obédience obédienc e révolutionnai rév olutionnaire re », répondit ré pondit Victor. Victor. « Pour toi la révolution est infaillible. » — « La révolution, dit Victor lentement, en regardant vers le port où l’on travaillait à redresser la coque accorée de La Thétis, la révolution a donné un but à mon existence. On m’a assigné un rôle dans la grande affaire de l’époque. Je tâcherai de m’y montrer le plus possible à la hauteur. » Il y eut une pause qui donna une sonorité plus profonde au cri des marins occupés à tirer des cordages au rythme des ahans. « Et tu vas implanter ici le culte de l’Etre Suprême ? » demanda Esteban, à qui, une fois de plus, la possibilité de voir intronisé un Dieu semblait le comble des abjurations. « Non », répondit le commissaire après une légère hésitation. « On n’a pas encore fini de démolir l’église du morne du Gouvernement. Ce serait trop tôt. Il faut y aller plus lentement. Si je parlais à présent
de l’Etre Suprême, les gens d’ici ne tarderaient pas à se le représenter cloué sur une croix, couronné d’épines, le côté ouvert, ce qui ne nous avancerait pas à grand-chose. Nous ne sommes pas ici sous la latitude du Champ de Mars. » Esteban eut, en cet instant, la méchante satisfaction d’entendre de la bouche de Victor Hugues ce qu’aurait pu dire Martinez de Ballesteros. Cependant, là-bas, de nombreux Espagnols avaient été persécutés et guillotinés parce qu’ils avaient affirmé que les méthodes prônées à Paris étaient inappliquables dans des pays attachés à certaines traditions nationales : « Il ne faudrait pas, conseillaient-ils, entrer en Espagne en proclamant l’athéisme. » On ne pouvait pas exhiber dans la cathédrale de Saragosse les beaux seins de quelque Mademoiselle Aubry, travestie en déesse Raison, comme cela s’était produit à Notre-Dame, mise en vente peu après, bien que nul ne se décidât à acquérir, pour son usage personnel, cet édifice gothique, aussi monumental qu’inhospitalier. « Je rêvais à une révolution si différente ! » murmura Esteban. « Et qui t’obligeait à croire à ce qui n’existait pas ? » lui demanda Victor. « Et puis, tout ça ce sont de vains mots. Les Anglais sont encore à la Basse-Terre. Voilà la seule chose qui doive compter pour nous. » Il ajouta sur un ton tranchant : « Une révolution ne se discute pas : on la fait. — Quand je pense, rétorqua Esteban, que l’autel du morne du Gouvernement aurait été sauvé si le courrier de Paris nous était parvenu plus tôt. S’il avait fait souffler un meilleur vent sur l’Atlantique, Dieu n’aurait pas été délogé. Allez donc savoir qui fait quelque chose ici ! — Va-t’en travailler ! » dit Victor en le poussant vers la porte d’une main lourdement posée sur ses épaules. Le battant fut fermé avec un tel fracas que la mulâtresse, affairée à astiquer tout en chantant la rampe de l’escalier, demanda avec ironie : « Monsieur Victor fâché ? » Et Esteban traversa la salle à manger, poursuivi par les piailleries des servantes qui se moquaient de lui. La presse des Lœuillet travaillait activement à imprimer des pamphlets destinés aux conspirateurs français qui vivaient dans les îles neutres, leur promettant des emplois et des terres, s’ils acceptaient les bienfaits du gouvernement révolutionnaire. Grâce à cette propagande, les contingents disponibles grossissaient ; cependant des semaines passaient sans que ceux d’en deçà la Rivière Salée se résolussent à forcer le passage
du cours d’eau. Fin septembre la situation était toujours la même ; le commissaire apprit alors que la fièvre jaune causait des ravages dans les rangs britanniques, et que le général Grey, redoutant les cyclones qui à cette époque de l’année dévastaient les îles du Vent, Vent, avait amené le gros de son escadre à Fort-Royal de la Martinique, dont le port offrait un abri plus sûr contre les ouragans. On délibéra sur la meilleure façon de tirer parti de la situation. Finalement, il fut décidé que l’armée française serait scindée en trois colonnes sous le commandement de De Lesseygues, Pélardy et Boudet, et qu’on tenterait la chance par un triple débarquement à la Basse-Terre. On réquisitionna des canots, des barques et même des pirogues indiennes, et une nuit l’attaque fut déclenchée. Deux jours plus tard les Français étaient maîtres du Lamantin et de Petit-Bourg. Et à l’aube du 6 octobre commença le siège du camp retranché de Berville… A la Pointe-à-Pitre on vivait des heures d’expectative. Les uns pensaient que le siège serait long, puisque les Anglais avaient eu le temps nécessaire pour se fortifier sur leurs positions. D’autres disaient que le général Graham était démoralisé devant la consolidation du gouvernement révolutionnaire à la Grande-Terre, dont les habitants semblaient narguer les volées de boulets qu’il faisait tirer encore, de rage, sur la ville, des hauteurs du morne Savon. Ces jours-là Esteban rejoignait souvent monsieur Anse, gardien de la guillotine, et bourreau, qui se constituait un cabinet de curiosités en collectionnant des éventails de mer, mer, des morceaux de minéraux, des poissons-lunes empaillés, des racines aux formes zoologiques et des conques aux couleurs étranges. Ils se reposaient souvent sur les plages de la splendide baie du Gozier, Gozier, avec son îlot étincelant tel un cœur en calcédoine. Après avoir mis quelques bouteilles de vin à rafraîchir dans des trous creusés dans le sable, monsieur Anse tirait un vieux violon de son étui et, tournant le dos à la mer, se mettait à jouer une jolie pastorale de Philidor, Philidor, qu’il enrichissait de variations personnelles. C’était un agréable compagnon d’excursions, toujours prêt à tomber en admiration devant un morceau de soufre, un papillon d’allure égyptienne ou une fleur inconnue qui surgissait devant lui. Le 6 octobre à midi, monsieur Anse reçut l’ordre de monter la guillotine sur une charrette et de partir en direction de Berville. La place était prise. Victor
Hugues, sans même ordonner l’assaut, avait donné au général Graham un délai de quatre heures pour capituler. Et lorsque le commissaire entra dans le camp retranché, où gisaient pêle-mêle les objets abandonnés pendant la débandade, il trouva devant lui mille deux cents militaires anglais qui ne parlaient pas anglais : dans sa retraite Graham n’avait emmené avec lui que vingt-deux colons monarchistes qui lui avaient été particulièrement attachés, et il laissa à terre les autres. Anéantis par la perfidie inouïe de celui qui avait été leur chef, les Français qui avaient combattu sous les drapeaux britanniques étaient réunis en groupes lamentables, sans avoir eu seulement le temps de se défaire de leurs uniformes. « Il y a des choses impossibles », dit monsieur Anse en partant, faisant un geste ambigu vers la charrette où la machine était dissimulée sous des bâches car le vent apportait l’odeur d’une pluie qui tombait en ce moment sur Marie-Galante, passée soudain du vert clair au gris de plomb, en raison du nuage resplendissant qui balayait son profil… « Il y a des choses impossibles », répéta monsieur Anse, de retour le lendemain, trempé et transi, après avoir essayé de se réchauffer avec le rhum des auberges. Et, un peu soûl, il expliquait à Esteban que la guillotine ne pouvait pas être utilisée pour des exécutions en masse ; que sa tâche avait son rythme et ses délais, et qu’il ne s’expliquait pas comment le commissaire, bon connaisseur de la machine, avait prétendu que huit cent soixante-cinq condamnés à mort devaient défiler sous le couperet. On avait fait tout ce qui était humain pour accélérer l’opération. Mais, à minuit, trente prisonniers seulement avaient reçu le châtiment de leur trahison. « Ça suffit ! » avait crié le commissaire. Et les autres avaient été fusillés par groupes de dix et de vingt tandis que la charrette revenait à la Pointe-à-Pitre en évitant les mauvais chemins. En ce qui concernait la poignée de soldats anglais bloqués à Berville, Victor Hugues s’était montré clément, et leur avait permis de rejoindre leur armée en déroute. A un jeune capitaine britannique qui tardait à s’en aller, il avait dit : « J’ai le devoir d’être ici. Mais toi… qui te demande de contempler le sang français que je suis obligé de faire couler ? »… L’ère des Grands Blancs était terminée à la Guadeloupe. La nouvelle était publiée, à grand renfort de roulements de tambours, sur la place de la Victoire. « Il y a des choses impossibles »,
répétait monsieur Anse, affligé par le peu brillant début de son ministère : « Ils étaient huit cent soixante-cinq. Un travail de Romain. » Et Esteban écoutait son récit comme si on lui avait parlé d’une éruption volcanique survenue dans une contrée très lointaine. Berville n’était pour lui qu’un simple nom. Quant au reste, huit cent soixante-cinq visages étaient bien trop nombreux pour dessiner l’image d’un seul.
X
Il restait encore quelques foyers de résistance à la Basse-Terre. Basse-Terre. Mais l’intrépidité des hommes trahis par Graham s’évanouissait dès qu’ils réussissaient à s’emparer d’une balandre pour fuir dans une île voisine. Lorsque le fort Saint-Charles tomba, la campagne fut considérée comme terminée. La Désirade et Marie-Galante, dont le gouverneur, ex-constituant passé au service de l’Angleterre, avait préféré se suicider plutôt que de présenter le combat, étaient au pouvoir des Français. Victor Hugues était maître de la Guadeloupe et pouvait annoncer à tous que l’on travaillerait désormais en paix. Pour appuyer ses dires d’un geste symbolique, il planta les arbres qui devaient à l’avenir donner de l’ombre à la place de la Victoire. Alors eut lieu l’événement que tous attendaient depuis longtemps avec une impatience angoissée : la guillotine commença à fonctionner en public. Le jour de l’inauguration qui eut lieu sur la personne de deux prêtres monarchistes, surpris dans une ferme où étaient cachés des fusils et des munitions, la ville tout entière se déversa sur l’agora où s’élevait une solide estrade avec escalier latéral, à la mode de Paris, montée sur quatre pieux en cèdre. Et comme les modes républicaines s’étaient déjà introduites dans la colonie, on vit apparaître des métis vêtus de courtes vestes bleues et de pantalons rayés de rouge, tandis que les mulâtresses exhibaient des madras neufs aux couleurs du jour. On n’avait jamais vu une foule aussi agitée, avec ces teintes de bleu vif et de fraise qui semblaient flotter au rythme même des drapeaux, dans le matin limpide et ensoleillé. Les servantes du Commissariat étaient penchées aux fenêtres, criant et riant, riant surtout quand la main frémissante d’un officier montait le long de leurs jambes. Beaucoup d’enfants avaient grimpé sur le toit des maisons pour mieux voir. La friture fumait, les jarres de jus de fruits et d’ananas coulaient, et le rhum clairet, tôt ingurgité, rehaussait les courages. Quand monsieur Anse se présenta sur l’échafaud, vêtu de ses
meilleurs habits de cérémonie, aussi grave d’allure que bien rasé de près par le barbier, il fut longuement ovationné. Pointe-à-Pitre n’était pas le Cap Français, où depuis longtemps existait un excellent théâtre, alimenté en nouveautés par des troupes de passage qui se rendaient à La Nouvelle-Orléans. Nouvelle-Orléans. On n’avait rien ici de semblable ; on n’avait jamais vu une scène offerte à tous les regards, et c’est pourquoi les gens découvraient, en cet instant, l’essence de la tragédie. Le fatum était là avec son couperet en attente, inexorable et ponctuel, guettant ceux qui, mal inspirés, avaient tourné leurs armes contre la ville. Et l’esprit du Chœur était présent en chaque spectateur sp ectateur,, avec ses strophes et antistrophes, ses quolibets et ses apostrophes, qui bondissaient et rebondissaient par-dessus les planches. Soudain apparut un messager, les gardes s’écartèrent, et la charrette fit son entrée dans le vaste décor de la place publique, amenant les deux condamnés aux mains unies par un même chapelet sur les poignets liés. On entendit de solennels roulements de tambours ; la bascule fonctionna, sous le poids d’un homme moyennement obèse, et le couperet tomba dans une clameur anxieuse. Quelques minutes plus tard, les deux principales exécutions étaient consommées. Mais la foule ne se dispersa pas ; elle était peut-être surprise, sur le moment, de l’extrême brièveté du spectacle, devant ce sang encore fluide qui s’écoulait lentement entre les fentes de l’estrade. Soudain, pour dissiper l’horreur qui pour ainsi dire les stupéfiait, beaucoup se mirent à faire la fête, en ce jour tenu à présent pour chômé. Il fallait exhiber les vêtements fraîchement étrennés. Il fallait faire quelque chose qui fût une affirmation de vie devant la mort. Et comme les danses à figures étaient les mieux appropriées pour mettre en valeur les parures, et faire chatoyer les basques des carmagnoles, quelques-uns se mirent à former des contredanses où l’on avançait et reculait en rang, où l’on changeait de partenaire et faisait des révérences, où l’on se dandinait, sans faire cas des maîtres de danse improvisés qui tâchaient vainement de mettre de l’ordre dans les rangs et les groupes. A la fin, le tumulte était si grand, si vive l’envie de danser, sauter, rire et crier, que tous se donnant la main formèrent une énorme ronde, bientôt transformée en farandole qui, après avoir tourné autour de la guillotine se
lança dans les rues adjacentes, allant et venant, envahissant arrière-cours et jardins, jusqu’au soir… Ce jour-là vit le commencement de la grande terreur dans l’île. La machine ne s’arrêtait plus de fonctionner sur la place de la Victoire, accélérant le rythme de ses coups. Et comme on était fort curieux d’assister aux exécutions, en une ville où tout le monde se connaissait de vue ou se fréquentait (un tel n’oubliait pas la rancune qu’il portait à tel autre, ou une humiliation infligée…), la guillotine centralisa désormais la vie de la cité. La foule du marché se déplaça vers la belle place du port, avec ses comptoirs et ses fourneaux, ses étalages aux coins des rues, ses déballages au soleil, tandis qu’on entendait crier à tout moment, entre deux têtes hier respectées et adulées qui tombaient, les beignets et les piments, le corossol et le feuilleté, la pomme-cannelle et le pagre frais. Et comme cet endroit était propice aux affaires, il se transforma en une bourse provisoire de débris et de choses abandonnées par leurs maîtres, où l’on pouvait acheter aux enchères une grille, un oiseau mécanique ou un reste de vaisselle chinoise. On y échangeait des harnais contre des marmites, des cartes à jouer contre du bois de chauffage, des pendules de style contre des perles de la Marguerite. En un jour l’étalage de légumes ou la vitrine du colporteur s’élevaient au rang de bazar, d’un bazar terriblement encombré, où voisinaient des batteries de cuisine, des saucières armoriées, des couverts en argent, des pièces de jeu d’échecs, des tentures et des miniatures. L’échafaud était devenu l’axe d’une banque, d’un forum, d’un encan perpétuel. Les exécutions n’interrompaient plus les marchandages, les disputes ni les discussions. La guillotine faisait partie désormais de l’habituel, du quotidien. On vendait, au milieu des bouquets de persil et d’origan, de minuscules guillotines-souvenirs que beaucoup emportaient chez eux. Les enfants se creusaient la cervelle pour construire de petites machines destinées à décapiter des chats. Une belle fille de couleur, très remarquée par un lieutenant de De Lesseygues, offrait des boissons à ses invités dans des flacons de bois, de forme humaine, qui lorsqu’on les plaçait sur une bascule laissaient tomber leurs bouchons, où étaient peints naturellement des visages comiques, sous l’action d’un couperet miniature mû par un petit bourreau automatique. Mais malgré les nombreuses nouveautés et distractions
apportées ces jours-là à la vie pastorale et recluse de l’île, certains pouvaient observer que la terreur commençait à descendre les degrés de la condition sociale, et fauchait à présent à ras du sol. Ayant appris que de nombreux nègres, dans la contrée des Abysses, refusaient de travailler à la culture de propriétés expropriées, en alléguant qu’ils étaient libres, Victor Hugues fit arrêter les plus indociles, et les condamna à la guillotine. Esteban remarquait d’ailleurs avec quelque étonnement que le commissaire, après avoir tant proclamé la sublimité du décret du 16 pluviôse an II, ne manifestait pas une sympathie particulière pour les Noirs : « C’est bien assez que nous les considérions comme des citoyens français », avait-il coutume de dire aigrement. Il lui restait un certain préjugé racial de son long séjour à Saint-Domingue, où les colons avaient été particulièrement durs dans la façon de traiter leurs esclaves, toujours qualifiés de paresseux, d’idiots, de voleurs, de marrons en puissance, de propres à rien, par ceux qui les faisaient travailler de l’aube au crépuscule. Les soldats de la république, d’autre part, fort portés sur les femmes de couleur, ne manquaient pas une occasion de rosser et de fouetter les nègres sous n’importe quel prétexte, en reconnaissant toutefois que certains, tel un corpulent lépreux appelé Vulcain, pouvaient devenir de magnifiques artilleurs. Unis dans la guerre, Noirs et Blancs étaient divisés dans la paix. Pour l’instant, Victor Hugues décréta le travail obligatoire. Tout Noir accusé d’être paresseux ou désobéissant, discuteur ou rebelle, était condamné à mort. Et comme il fallait donner une leçon à l’île tout entière, la guillotine, tirée de la place de la Victoire, se mit à voyager par monts et par vaux : le lundi, les premiers rayons du jour la surprenaient au Moule ; le mardi elle travaillait au Gozier où il y avait à punir tel ou tel paresseux ; le mercredi elle donnait raison de six monarchistes, cachés dans l’ancienne paroisse Sainte-Anne. On la transportait de village en village et on la promenait de taverne en taverne. Le bourreau et ses aides la faisaient fonctionner à vide, moyennant des petits verres et des pourboires, pour que tous fussent instruits de son mécanisme. Et comme dans ces pérégrinations l’escorte de tambours qui à Pointe-à-Pitre servait à couvrir les derniers cris des condamnés ne pouvait se déplacer, on emportait une grosse caisse dans la carriole,
grosse caisse qui communiquait aux exhibitions une joie foraine. Les paysans, désireux d’éprouver la force de la machine, mettaient des troncs de bananiers sur la bascule — rien ne ressemble tant à un cou d’homme, avec son faisceau de conduits poreux et humides, qu’un tronc de bananier — pour voir comment ils étaient tranchés. Et l’on en vint même à démontrer, pour régler une dispute, que le couperet n’était pas arrêté par un paquet de six cannes à sucre. Puis les visiteurs fêtés poursuivaient leur voyage vers le lieu de leur destination, en fumant et en chantant au rythme de la grosse caisse, avec leurs bonnets phrygiens qui de rouges étaient devenus marrons à cause de la sueur. Au retour la bascule était chargée d’un si grand nombre de fruits, qu’elle semblait portée par le char de l’abondance. Au début de l’an III, Victor Hugues se vit élevé au sommet du succès. La Convention, enthousiasmée par les nouvelles reçues, ratifiait toutes ses promotions militaires, approuvait ses nominations et décrets, le félicitait en phrases dithyrambiques et lui annonçait l’envoi de renforts en soldats, armes et munitions. Mais le commissaire n’en avait plus besoin : sa levée forcée avait abouti à la création d’une armée de dix mille hommes, entraînés de façon satisfaisante. Sur tous les points vulnérables de la côte on édifiait des fortifications. Les confiscations de biens avaient rempli les coffres et les magasins étaient bourrés de tout le nécessaire. Pendant son voyage dans l’autre moitié de l’île, Victor Hugues, se rappelant qu’il y avait été bien des années auparavant, s’était attendri devant la beauté de la ville de Basse-Terre, toute murmurante d’eaux vives, de fontaines publiques, qui faisaient régner une délicieuse fraîcheur dans les avenues plantées de tamarins. C’était une agglomération plus distinguée, plus racée que la Pointe-à-Pitre, avec ses rues empierrées, son môle ombreux, ses vastes demeures en pierre de taille qui évoquaient des coins de Rochefort, de Nantes, de La Rochelle. Le commissaire aurait transféré volontiers sa résidence à la calme et accueillante paroisse de SaintFrançois ; mais le port, bon pour le déchargement du bétail amené des îles voisines, bétail qui était à son arrivée jeté par-dessus bord pour qu’il nageât jusqu’au rivage, n’offrait à sa flotte qu’un médiocre abri. Poursuivant son voyage de chef triomphant, il se vit acclamé par les lépreux de la Désirade,
les « Petits Blancs » de Marie-Galante et même par les Indiens caraïbes de cette île, qui sollicitèrent par la bouche de leur cacique l’honneur de bénéficier de la citoyenneté française. Sachant que ces hommes étaient de magnifiques marins, bons connaisseurs d’un archipel qu’ils parcouraient avec leurs barques rapides bien avant que n’apparussent les navires du Grand Amiral d’Isabelle et de Ferdinand dans ces parages, il distribua des cocardes et promit tout ce qu’on lui demanda. Victor Hugues manifestait plus de sympathie envers les Caraïbes qu’envers les Noirs. Il aimait leur fierté, leur agressivité, leur altière devise : « Seul le Caraïbe est un homme », surtout à présent qu’ils portaient des cocardes tricolores sur la ceinture de leur pagne. Au cours de sa visite à Marie-Galante, le commissaire se fit montrer la plage où ces conquérants frustrés des Antilles avaient empalé des boucaniers français qui, bien des années auparavant, avaient essayé de leur enlever quelques femmes. Il restait encore des squelettes, des ossements, des crânes, sur les piquets plantés près de la mer ; transpercés par les pieux, tels les insectes épingles d’un naturaliste, les cadavres avaient attiré tant et tant de vautours, plusieurs jours durant, que la côte, vue à distance, semblait couverte d’une lave grouillante… Comblé de prévenances et d’acclamations, le commissaire ne manquait pas toutefois de se rappeler que les Anglais hantaient ces mers et prétendaient imposer une sorte de blocus. Victor s’enfermait souvent, la nuit, en compagnie de De Lesseygues, qui exhibait maintenant des galons de contre-amiral, afin de tracer le plan d’une action navale qui embrasserait tout le circuit de la Caraïbe. Le projet était gardé dans le plus grand secret et on en était là quand Esteban, entrant un jour dans le bureau du commissaire, le trouva dépeigné, couvert de sueur, le visage crispé par la colère. Il tournait autour de la grande table du conseil, s’arrêtant derrière les fonctionnaires qui, abandonnant leurs tâches, se disputaient les feuilles de journaux arrivés depuis peu. « Tu es au courant ? » cria-t-il au jeune homme, en montrant une nouvelle d’une main tremblante —. Il y avait là imprimé l’incroyable récit de ce qui s’était passé à Paris le 9 thermidor — « Misérables ! » s’écriait Victor : « Ils ont renversé les meilleurs ! » L’énormité de l’événement stupéfiait Esteban. En outre, tout prenait un relief doublement dramatique en raison de la distance. Comme
quelqu’un qui a à l’esprit l’image d’un objet longuement contemplé, le considérant présent alors qu’il a peut-être disparu, on avait parlé dans cette même salle, au présent, en fonction d’une réalité immédiate et même en fonction de l’avenir, d’un homme qui avait cessé d’exister plusieurs mois auparavant. Quand on était en train de discuter, ici même, le culte de l’Etre Suprême, son instaurateur avait déjà lancé au pied de l’échafaud le terrible cri de douleur que lui avait arraché sa mâchoire brisée, brutalement détachée du bandage par un geste du bourreau. Pour Victor Hugues le fait était doublement atroce, et suggérait de telles implications que l’esprit se refusait à dresser une borne devant les conjectures. Non seulement le géant dont le portrait était toujours suspendu là, où tous pouvaient le contempler tel qu’il s’était montré aux jours de sa plus grande gloire, s’était écroulé ; non seulement le commissaire se voyait privé de celui qui lui avait accordé sa confiance, lui donnant pouvoirs et prestige, mais il devrait encore à présent attendre des semaines et des semaines, et peut-être des mois, avant de savoir quelle tournure prendraient en France les événements. Il était probable que la réaction prendrait une revanche implacable. On avait peut-être un nouveau gouvernement qui détruirait tout ce qu’avait fait le précédent. A la Guadeloupe apparaîtraient de nouveaux investis de pouvoirs, le visage revêche, le geste négateur, porteurs d’ordres mystérieux. Le dossier transmis par Victor Hugues à la Convention, au sujet des exécutions de Berville, pouvait se retourner contre lui. Il était peut-être déjà destitué, ou sur le point d’être engagé dans un procès qui pouvait signifier aussi bien la fin de sa carrière que celle de sa vie. Il lisait et relisait les noms des victimes de thermidor, comme s’il eût pu y déchiffrer la clé de son destin. Certains parmi les présents insinuaient à mi-voix qu’on entrerait maintenant dans une période de douceur, d’indulgence, de rétablissement des cultes. « Ou de restauration monarchique », se disait Esteban dont la pensée, en raison des prédispositions contradictoires de son esprit, allait de l’impression de soulagement, de paix recouvrée après tant de tourmentes, de l’espoir de voir bientôt rétablie la libre navigation, à la répudiation et à l’exécration du trône. Si les hommes avaient tant peiné, si tant d’entre eux avaient prophétisé, souffert, acclamé, étaient tombés, au milieu des
incendies et des arcs de triomphe d’un vaste songe apocalyptique, il fallait qu’au moins le temps ne revînt pas en arrière. On n’allait pas échanger contre les vieux ors royaux le sang répandu. Quelque chose de juste pouvait encore surgir ; de plus juste peut-être que ce qui tant de fois avait cessé de l’être parce qu’on avait trop parlé — c’avait été l’un des maux de l’époque — en termes abstraits. On pouvait mettre son espoir en une liberté dont on jouirait plus qu’on ne la proclamerait ; en une égalité moins prodiguée en paroles, mieux imposée par les lois ; en une fraternité qui attacherait moins d’importance à la délation, et se manifesterait par le rétablissement de véritables tribunaux, à nouveau pourvus de jurys… Victor continuait à faire les cent pas, plus calme, le long de la salle, les mains derrière le dos. Il s’arrêta devant le portrait de l’Incorruptible. « Eh bien ! Tout ici restera comme avant », dit-il finalement : « J’ignore cette nouvelle, je ne l’accepte pas. Je ne reconnais toujours d’autre morale que la jacobine. Nul ne m’en fera démordre. Et si la révolution doit être perdue en France, elle se poursuivra en Amérique. Le moment est venu de nous occuper de la Terre Ferme. » Et se tournant vers Esteban : « Tu vas traduire immédiatement en espagnol la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et le texte de la Constitution. — Celle de 91 ou celle de 93 ? » demanda le jeune homme. « Celle de 93, je n’en connais pas d’autre. Il faut que de cette île partent les idées qui agiteront l’Amérique espagnole. Puisque nous avons eu des partisans et des alliés en Espagne, nous en aurons aussi sur le continent. Et plus nombreux peut-être, car les mécontents sont plus nombreux dans les colonies que dans la métropole. »
XI
Lorsque le vieux camisard Lœuillet apprit qu’il devrait imprimer des textes en espagnol, il s’aperçut avec effroi qu’il n’avait pas apporté de n dans ses caisses de types. « Qui donc pourrait penser que l’on puisse écrire ce son gne, avec une lettre déguisée ? » disait-il furieux contre lui-même. « Croit-on qu’un mot noble et majestueux comme cygne puisse s’écrire cine ? » De plus le fait qu’il n’eût pas été averti démontrait la désorganisation et le désordre où vivaient les hommes qui prétendaient gouverner le monde. « Il ne leur vient jamais à l’esprit qu’en espagnol on emploie des tildes ! » s’écria-t-il. « Bande d’ignorants ! » Finalement il décida que les tildes seraient remplacés par des accents circonflexes, découpés sur d’autres lettres, ce qui compliquerait considérablement le travail d’imposition. Mais bientôt la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen fut imprimée, et l’édition remise aux bureaux du commissaire, où régnait une lourde atmosphère de désordre et d’inquiétude. Le vent de thermidor soufflait sur beaucoup de consciences. Les critiques que certains avaient gardées pour eux commençaient à s’exprimer en conciliabules où l’on se défiait de ceux qui s’approchaient trop. Quand Esteban porta à Lœuillet sa traduction espagnole de la Constitution de 93, le typographe lui fit remarquer combien captieux étaient les manèges d’une propagande qui s’appuyait sur des fondements idéaux pour créer l’illusion d’avoir atteint un but, alors qu’il n’en était rien, sur un terrain où les meilleures intentions avaient eu jusqu’à présent de terrifiants rebondissements. Peut-être les Américains essayeraient-ils, maintenant, d’appliquer des principes que la terreur avait foulés aux pieds dans sa quasi-totalité, pour les violer à leur tour sous l’empire des contingences politiques du moment. « On ne parle pas ici de couperets ni de pontons », disait le camisard, en faisant allusion aux gabares qui remplissaient encore tous les ports atlantiques de France, avec leurs chargements gémissants de
prisonniers, comme celle de Bonhomme Richard dont le nom évocateur de l’almanach de Benjamin Franklin sonnait comme un sarcasme. « Revenons à nos imprimés », disait Esteban. Pour l’instant il fallait remplir une tâche quotidienne, dont le jeune homme s’acquittait consciencieusement, trouvant une sorte de repos, de soulagement à ses pensées en traduisant de son mieux ; il devenait minutieux, presque puriste, dans la recherche du terme exact, du meilleur synonyme, de la ponctuation adéquate, et il souffrait de voir que l’espagnol de son époque se montrât si négligent à admettre les tournures concises et modernes du français. Il trouvait une sorte de plaisir esthétique à bien traduire, quoique le contenu de la phrase lui fût indifférent. Il passait des journées entières à polir la version d’un rapport de Billaud-Varenne au sujet de « La théorie du gouvernement démocratique, et la nécessité d’inspirer l’amour des vertus civiques au moyen de réjouissances publiques et d’institutions morales », bien que la lourde prose de celui qui invoquait constamment les ombres des Tarquins, de Caton et de Catilina, lui parût aussi démodée, aussi fausse, aussi dénuée d’actualité, que les paroles des hymnes maçonniques qu’on lui avait appris à chanter jadis, à la loge des Etrangers Réunis. Les Lœuillet, père et fils, avaient recours à sa compétence pour mener à bien leur tâche ardue d’imposition de textes en une langue inconnue, et lui demandaient l’explication de tel ou tel signe orthographique ou un conseil sur la division correcte de tel mot à la fin d’une ligne. Le vieux camisard prenait soin de la présentation de ses pages, avec l’amour d’un bon artisan, regrettant l’absence d’un colophon ou d’une vignette allégorique pour terminer joliment un écrit. Le rédacteurtraducteur et les typographes ne croyaient guère aux paroles qui grâce à eux seraient multipliées et diffusées. Mais, puisqu’on avait entrepris un travail, il fallait le faire correctement, sans bousculer la langue ni refuser au papier ce qui lui revenait. On était en train d’imprimer à présent une Carmagnole américaine, variante d’une autre écrite antérieurement à Bayonne, destinée aux peuples du nouveau continent :
COUPLET
Moi qui suis sans chemise Je veux donner donner un bal et au lieu de guitare on jouera du canon, on jouera du canon, on jouera du canon. REFRAIN
Dansez les sans-chemise, Et vive le son et vive le son, dansez les sans-chemise Et vive le son du canon. COUPLET
Si quelqu’un veut savoir pourquoi je suis sans chemise, c’est qu’avec ses impôts le roi m’a laissé nu, le roi m’a laissé nu, le roi m’a laissé nu. REFRAIN
Dansez les sans-chemise… COUPLET
Tous les rois du monde sont pareillement tyrans mais l’un des plus grands est l’infâme Carlos, est l’infâme Carlos, est l’infâme Carlos. REFRAIN
Dansez les sans-chemise…
Dans les couplets suivants, avec une parfaite connaissance des réalités américaines, l’auteur anonyme réglait leur compte aux gouverneurs, corrégidors et alcades ; à la justice et aux tribunaux, aux intendants et administrateurs, complices de la couronne. Et le chansonnier ne devait pas ignorer le culte de l’Etre Suprême puisqu’il écrivait plus bas : « Dieu protège notre cause — il dirige notre bras — car le roi par ses délits — a irrité sa justice. Vive l’amour de la patrie — concluait-il — et Vive la liberté ! — Périssent les tyrans — et le despotisme des rois ! » Les conspirateurs espagnols de Bayonne, dont Esteban avait des nouvelles confuses, ne s’étaient jamais exprimés autrement. Il était sûr, cependant, que Guzman, l’ami de Marat, avait été guillotiné. De l’abbé Marchena on disait qu’il avait peut-être échappé aux coups portés aux Girondins. Quant à ce brave Martinez de Ballesteros, il continuait probablement à chercher une raison de vivre, de survivre, en rendant ses services à une révolution absolument différente de celle qui avait provoqué ses premiers enthousiasmes. En ce temps-là une vitesse acquise, un élan toujours vif faisaient travailler beaucoup d’hommes dans un monde différent de celui qu’ils avaient voulu forger, déçus, aigris, mais incapables, comme les Lœuillet, de ne pas remplir parfaitement la tâche quotidienne. Le principal était de vivre en travaillant à quelque chose qui permît de retourner tous les matins à la paix du métier. Et l’on vivait au jour le jour, en pensant à la récompense d’un petit verre au milieu de l’après-midi, d’un bain d’eau fraîche, de la brise qu’apporterait le crépuscule, de l’épanouissement d’une fleur d’oranger, de la fille qui aujourd’hui peut-être viendrait offrir son corps. Au milieu d’événements d’une grandeur telle qu’elle dépassait les pouvoirs d’information, de mesure et de valorisation de l’homme courant, il était prodigieusement amusant, tout à coup, d’observer les transformations d’un insecte mimétique, les manèges amoureux d’un scarabée, une subite prolifération de papillons. Jamais Esteban ne perçut autant qu’en ce siècle porté à l’universel et à la démesure l’intérêt qu’offrent les êtres tout petits — titillation de têtards dans un baril plein d’eau ; germination d’un champignon ; fourmis qui rongeaient les feuilles d’un citronnier, les réduisant à l’état de dentelle. Une jolie mulâtresse était entrée dans sa chambre, un jour, sous le futile prétexte de lui
demander une plume et de l’encre ; elle portait des bracelets étincelants et une jupe fort bien repassée sur un jupon qui sentait le vétiver. Une demi-heure après que les corps se furent confondus, la femme s’était présentée toute nue avec une gracieuse révérence : « Mademoiselle Athalie Bajazet, coiffeuse pour dames. » « Merveilleux pays », s’était écrié le jeune homme, oubliant tous ses soucis. Depuis lors, Mademoiselle Athalie Bajazet couchait tous les soirs avec lui. « Toutes les fois qu’elle enlève ses jupes, elle me fait don de deux tragédies de Racine », disait Esteban aux Lœuillet, au milieu d’éclats de rire… Appelé par les nécessités de sa comptabilité — il devait faire l’inventaire de certaines cargaisons débarquées dans les ports de l’île — le jeune homme allait quelquefois à la Basse-Terre, menant son cheval sur des chemins accidentés où la végétation était particulièrement touffue à cause des nombreux ruisseaux et torrents qui descendaient des mornes, toujours enveloppés de brouillards et de vapeurs. Au cours de ces équipées il découvrait une végétation semblable à celle de son île natale, dont une parfaite connaissance lui avait été interdite par sa maladie, et qui à présent se révélait à lui, comblant ainsi une lacune demeurée tout au long de sa récente adolescence. Il humait avec délices la molle fragrance des pommes-cannelles, la brune acidité du tamarin, la délicatesse charnue de tant de fruits aux pulpes rouges et violettes, qui gardaient dans leurs replis cachés des noyaux somptueux, aux textures d’écaillé, d’ébène ou d’acajou poli. Il plongeait son visage dans la blanche froideur des corossols ; il déchirait l’amarante des caïmites pour chercher avec des lèvres avides les vitreuses dragées qui se dissimulaient dans les profondeurs de la chair du fruit. Un jour, tandis que son cheval dessellé folâtrait dans l’eau d’un ruisseau, les quatre fers en l’air, Esteban se hasarda à grimper dans un arbre. Et après être venu à bout de l’épreuve initiaque qui consistait pour lui à atteindre les difficiles branches d’accès, il se mit à monter vers le couronnement d’une cime, par une sorte de spirale formée de bras de plus en plus serrés et légers, soutiens d’un grand revêtement de feuillage, de la verte ruche, du somptueux auvent vu de l’intérieur pour la première fois. Une exaltation inexplicable, bizarre, profonde, remplissait Esteban de joie lorsqu’il put se reposer à califourchon sur la plus haute
fourche de ce frémissant édifice de branches et de trames. Grimper sur un arbre est une entreprise personnelle — qui peut-être ne se reproduira jamais. Celui qui enlace la haute poitrine d’un tronc réalise une sorte d’acte nuptial et déflore un monde secret, jamais vu par d’autres hommes. Le regard embrasse, tout à coup, toutes les beautés et toutes les imperfections de l’arbre. On voit les deux branches tendres, qui s’écartent comme des cuisses de femme, cachant dans leur jointure une poignée de mousse verte ; on voit les rondes blessures laissées par la chute des bourgeons desséchés, on voit les splendides ogives d’en haut, et les étranges cheminements de toutes les sèves vers une branche favorisée tandis qu’elles laissent telle autre tarie comme un sarment bon à brûler. Quand il montait sur son observatoire, Esteban comprenait le rapport secret qu’on avait si souvent établi entre le mât, la charrue, l’arbre et la croix. Il se rappelait le texte de saint Hippolyte : « Cet arbre m’appartient. Je m’en nourris, je m’en sustente ; je m’appuie sur ses racines, je me couche sur ses branches ; je me confie à son souffle, comme je me confie au vent. Voici mon étroit sentier ; voici mon chemin resserré ; échelle de Jacob sur le sommet de laquelle se trouve le Seigneur. » Les grands signes du « tau », de la croix de saint André, du serpent d’airain, de l’ancre et de l’échelle, étaient implicitement en tout arbre, le créé prenant le pas sur l’édifié, des normes étant données au constructeur d’arches futures. Les ombres du crépuscule surprenaient Esteban sur quelque tronc élevé qui le berçait, adonné à une somnolente volupté qui aurait pu se prolonger indéfiniment. Alors certaines créatures végétales d’en bas prenaient des silhouettes nouvelles : les papayers, avec leurs mamelles suspendues autour du cou, semblaient s’animer, s’acheminer vers les lointains fumeux de la Soufrière ; le fromager, « père de tous les arbres », comme disaient certains nègres, prenait davantage la forme d’un obélisque, d’une colonne rostrale, d’un monument, et sa taille croissait contre les feux du crépuscule. Un manguier mort se transformait en un faisceau de serpents immobilisés dans leur élan pour mordre, ou bien encore, vivant et débordant d’une sève qui suintait à travers l’écorce et les peaux jaspées de ses fruits, il fleurissait soudain et s’enflammait de jaune. Esteban suivait la vie de ces créatures avec l’intérêt que pouvait lui inspirer le
développement d’une existence zoologique. Les fruits apparaissaient d’abord en germe, semblables à de vertes perles de verroterie, dont le suc âpre avait un goût d’amandes glacées. Puis cet organisme suspendu prenait forme et contour, s’allongeait vers le bas pour préciser son profil terminé par un menton de sorcière. Des couleurs apparaissaient sur son visage, qui passait du ton de mousse au safran et mûrissait en splendeurs de céramique, — Crétoise, méditerranéenne, antillaise toujours —, avant que les premières taches de la décrépitude sous forme de petits cercles noirs ne se missent à percer sa chair fleurant bon le tanin et l’iode. Et un soir la chute avec un bruit sourd au milieu des herbes mouillées par la rosée était l’annonce d’une mort prochaine pour le fruit, avec ces taches qui devenaient peu à peu plus larges et plus profondes jusqu’à éclater en plaies habitées par les mouches. Tel Tel un cadavre de prélat dans une danse macabre exemplaire, ce qui gisait se dépouillait de sa peau et de ses entrailles, bientôt réduit au squelette d’un noyau rayé, incolore, enveloppé en effiloches étoupeuses de linceul. Mais ici, dans ce monde sans morts hivernales ni résurrections de Pâques, le cycle de la vie était renoué sans tarder. Quelques semaines plus tard, de la graine couchée jaillissait, tel un arbre minuscule d’Asie, un rejet aux feuilles roses, d’une douceur si pareille à celle de la peau humaine, que les mains n’osaient pas les toucher… Parfois Esteban était surpris dans ses voyages à travers le feuillage par quelque averse, et alors le jeune homme comparait, dans sa mémoire auditive, la différence qu’il y avait entre les pluies des Tropiques et les bruines monotones du vieux monde. Ici, une puissante et vaste rumeur, sur un temps maestoso, aussi prolongé qu’un prélude de symphonie, annonçait au loin l’avance d’une tornade, tandis que les vautours teigneux volant bas en cercles de plus en plus serrés abandonnaient le paysage. Une délicieuse senteur de bois mouillés, de terre abandonnée aux humus et aux sèves, montait vers l’odorat universel, gonflant le manteau des oiseaux, faisant baisser les oreilles du cheval, provoquant chez l’homme une bizarre sensation de désir physique, vague aspiration à s’unir à un corps aux étreintes partagées. Le rapide obscurcissement de la lumière était accompagné par des coups secs sur les plus hauts branchages, et tout à coup c’était la chute de gouttes froides qui trouvaient
une résonance distincte sur chaque matière : accord de la liane et du bananier, diapason des membranes, son percutant des grosses feuilles. L’eau était brisée, tout en haut, par la cime des palmiers, qui la rejetaient, comme par des gargouilles de cathédrale, sur des palmes plus petites où elle tambourinait gravement. Et les gouttes rebondissaient sur ces peaux d’un vert tendre, avant de tomber sur des feuillages si denses qu’en arrivant au niveau des malangas tendus comme un tambour de basque, elles avaient été mille fois, divisées, fractionnées, nébulisées, par les différents étages de la masse végétale, avant de provoquer à ras du sol la joie des graminées et des spartes. Le vent imposait ses tempi à la vaste symphonie, qui ne tardait pas à provoquer la crue des ruisseaux au milieu du fracas des cailloux qui s’écroulaient et se précipitaient en avalanche ; descentes tumultueuses des eaux qui sortaient de leurs lits, entraînaient des pierres des hauteurs, des troncs morts, des branches aux multiples tentacules, des racines si emmêlées de franges et de lanières qu’en arrivant dans le limon d’en bas ils s’immobilisaient comme des vaisseaux échoués. Puis le ciel se calmait, les nuages se dispersaient, le crépuscule s’enflammait et Esteban poursuivait son voyage, sur un cheval mouillé et alerte, sous une rosée d’arbres qui s’identifiaient par leurs propres voix en un Magnificat d’odeurs… Lorsque Esteban était de retour à Pointe-à-Pitre après de telles équipées, il se sentait étranger à l’époque ; étranger en un monde sanguinaire et lointain, où tout était absurde. Les églises restaient fermées alors qu’on les avait peut-être rouvertes en France. Les nègres avaient été déclarés libres citoyens, mais ceux qui n’étaient pas soldats ou marins par la force courbaient le dos de l’aube au crépuscule comme autrefois, sous le fouet de leurs surveillants, derrière lesquels se dessinait par surcroît l’implacable azimut de la guillotine. A présent les enfants de la nouvelle génération s’appelaient Cincinnatus, Leonidas ou Lycurgue, et on leur apprenait à réciter un catéchisme révolutionnaire qui ne répondait plus à la réalité, de même qu’au club des Jacobins récemment créé on continuait à parler de l’Incorruptible comme s’il eût été encore en vie. Les mouches gavées voletaient sur les planches crasseuses de l’échafaud, tandis que Victor Hugues et ses chefs militaires prenaient la mauvaise habitude de faire de longues siestes sous des moustiquaires de tulle, au milieu de
mulâtresses qui veillaient sur leur sommeil, les éventant avec des feuilles de palmiers.
XII
Avec une tendresse presque féminine, Esteban s’affligeait de la solitude de plus en plus grande de Victor Hugues. Le commissaire continuait à jouer son rôle avec une implacable rigueur, pressant les tribunaux, ne laissant aucune trêve à la guillotine, ressassant de vieux discours, dictant, édictant, légiférant, jugeant, fourré partout ; mais ceux qui le connaissaient bien se rendaient compte que son activité excessive était due à un désir caché de s’étourdir. Il savait que beaucoup de ses subordonnés les plus obéissants rêvaient de voir arriver le papier timbré qui apporterait le décret de sa destitution écrit de la plume d’un fidèle copiste. Le jeune homme aurait voulu être à son côté, l’accompagner, le tranquilliser, en de pareils moments. Mais le commissaire, de plus en plus sauvage, s’enfermait pour lire jusqu’au matin, ou allait à la tombée de la nuit, dans une voiture qu’il ne partageait parfois qu’avec de Lesseygues, à la baie du Gozier où, sans autre vêtement que des culottes de fil, il ramait jusqu’à l’île déserte, d’où il revenait seulement quand apparaissaient à la nuit tombante les nuées de moustiques sorties des palétuviers de la côte. Il relisait les ouvrages des orateurs antiques, préparant peut-être une défense dans laquelle il voulait se montrer éloquent. Ses ordres devenaient hâtifs et contradictoires. Il était sujet à d’imprévisibles accès de colère qui se traduisaient par la soudaine destitution de ses proches ou une condamnation à mort que tout le monde considérait commuée. Un matin où il s’était levé d’exécrable humeur, il ordonna que les restes du général Dundas, ancien gouverneur britannique de l’île, fussent déterrés et jetés sur la voie publique. Des heures durant, les chiens engagés en une inextricable mêlée s’arrachèrent les meilleurs morceaux de la charogne, emportant de rue en rue d’immondes dépouilles humaines encore collées à l’uniforme de gala avec lequel le chef ennemi avait été enterré. Esteban aurait voulu être assez puissant pour apaiser cet esprit troublé, mis en alerte par la
première voile inattendue qui se montrait à l’horizon, et dont la solitude augmentait à mesure que croissait sa dimension historique. Inflexible et dur, doué de génie militaire, intrépide comme bien peu, il avait eu en cette île un succès qui dépassait de beaucoup d’autres réussites de la révolution. Et cependant un lointain virage politique, qui s’était produit là-bas, très loin, en un pays où l’on savait déjà que, succédant à la terreur rouge, s’était déchaînée une terreur blanche, mettait en branle les forces inconnues qui livreraient probablement la colonie à des gens incapables de la gouverner. Pour comble on savait aussi que Dalbarade, le protecteur de Victor Hugues, si vigoureusement défendu par Robespierre quand on l’avait accusé d’avoir protégé un ami de Danton, était passé au parti de thermidor. Ecœuré par ces événements, réagissant contre l’appréhension de nouvelles qui n’en finissaient pas de lui parvenir, le commissaire hâta les préparatifs d’une entreprise qu’il mûrissait depuis plusieurs mois avec le contre-amiral de Lesseygues. « Qu’ils aillent tous se faire foutre ! » cria-t-il un jour, jour, en pensant à ceux qui examinaient sa situation à Paris : « Quand ils arriveront avec leurs torche-culs, je serai si puissant que je pourrai leur frotter la figure avec ! » Et un certain matin, on remarqua dans le port une activité insolite. Plusieurs vaisseaux légers, des balandres surtout, étaient tirés à terre et mis en carénage. Sur les bateaux d’un tonnage plus grand travaillaient des charpentiers, des calfateurs, des hommes qui maniaient le pinceau, la scie et le marteau, tous accordés en un labeur bruyant, tandis que les artilleurs transportaient à bord des canons légers sur des canots qu’ils manœuvraient à la godille. Penché à une fenêtre de la vieille halle du commerce extérieur, Esteban put remarquer que l’une des moindres tâches consistait à changer les noms des bateaux. Soudain La Calypso était transformée en La Tyrannicide yrannic ide ; La Sémillante Sémill ante en La Carmagnole ; L’Hirondelle en La Marie-Tapage ; Le Lutin en Le Vengeur. Et l’on voyait apparaître sur les vieilles planches qui avaient tant servi au roi les nouveaux noms, peints en caractères bien visibles, de Le Tintamarre, La Cruelle, Ça Ira, La Sans-Jupe, L’Athénienne, Le Poignard, La Guillotine. L’Ami du Peuple, Le Terroriste, La Bande Joyeuse. Et La Thétis, guérie de ses
blessures reçues pendant le bombardement de Pointe-à-Pitre,
s’appelait désormais L’Incorruptible par la volonté sûrement d’un Victor Hugues qui savait jouer avec la neutralité générique de certains mots. Esteban se demandait la raison de ce branle-bas, lorsque mademoiselle Athalie Bajazet lui fit savoir qu’on l’attendait d’urgence dans le bureau du chef. Les verres à punch vides que l’une des servantes emportait révélaient que le commissaire avait bu un peu, bien qu’il gardât la surprenante précision de gestes et de pensée que la boisson, loin de diminuer, renforçait généralement chez lui. « Tu tiens beaucoup à rester ici ? » lui dit-il en souriant. La question était si inattendue qu’Esteban s’adossa à un mur, fouillant sa chevelure d’une main nerveuse. Jusqu’à présent, l’impossibilité de partir de la Guadeloupe avait été si évidente qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée de penser à ça. L’autre insistait : « Tu tiens beaucoup à rester à la Pointe-à-Pitre ? » Esteban vit en imagination un bateau providentiel, lumineux, aux voiles orangées par les feux d’un beau couchant, destiné à quelque évasion. Peut-être le commissaire, menacé par une lettre, ployant sous le poids d’intimes angoisses, s’était-il décidé à abandonner ses investitures, et à passer dans un port hollandais, d’où l’on pouvait partir n’importe où. On savait que le désir de beaucoup, dans la débandade de robespierristes qui avait à présent commencé, était d’arriver à New York, où se trouvaient quelques imprimeries françaises, prêtes à publier des mémoires, et des défenses. Il ne manquait pas non plus, dans la colonie, de gens qui rêvaient à New York. Se référant à sa propre personne, Esteban parla franchement : il ne voyait pas quelle pouvait être son utilité dans cette île qui serait bientôt gouvernée par des personnes inconnues. Il était évident que la réaction balaierait tous les fonctionnaires actuels. (Il jetait un coup d’oeil vers les malles et les valises qui commençaient déjà à monter au bureau sur le dos des porteurs, s’entassant dans les coins désignés par Victor.) De plus, lui n’était pas Français. Et pour cette raison il serait traité comme les membres d’une faction politique traitent les étrangers qui se sont introduits dans un clan adverse. Son sort serait peut-être celui de Guzman ou de Marchena. Si on lui offrait les moyens de s’en aller, il le ferait sans hésiter… Le visage de Victor s’était singulièrement durci pendant cette confession. Quand Esteban s’en aperçut, il était trop tard : « Pauvre imbécile ! » criait l’autre. « Ainsi donc tu
me tiens pour vaincu, destitué, anéanti par la racaille de thermidor ? Tu es de ceux qui partagent la joie secrète des gens qui voudraient me voir emmené à Paris entre deux gardes ? Cette fille de couleur, ta maîtresse, m’a bien dit que tu passais ton temps à parler de défaitisme avec le vieux fils de putain de Lœuillet ! J’ai versé de bons deniers à cette maquerelle maquerel le pour pou r qu’elle qu’e lle me raconte tout ! Tu Tu veux par conséquent filer avant que ça finisse ?… Eh bien, ça ne finira pas !… Tu m’entends ?… Ça ne finira pas !… » « Quelle saloperie ! » cria Esteban exaspéré contre lui-même de voir qu’il avait ouvert son cœur à quelqu’un qui lui avait tendu un piège, après l’avoir fait surveiller par la femme qui partageait son lit. L’autre prit un ton de commandement : « Aujourd’hui même tu passeras avec tes registres, ce qu’il te faut pour écrire, armes et bagages, sur L’Ami du Peuple. Ainsi tu te reposeras un peu de ce que tu appelles hypocritement, je le sais, « mes inévitables cruautés ». Je ne suis pas cruel. Je fais ce que je dois faire. Ce n’est pas la même chose. » Il adoucit la voix comme s’il eût parlé distraitement à l’un de ses lieutenants, et tournant son regard vers les jeunes arbres de la place de la Victoire qui portaient des feuilles nouvelles, il expliqua à Esteban que la pression britannique continuait à peser sur l’île ; qu’une flotte ennemie allait se constituer à la Barbade et qu’il fallait aller au-devant des événements. Pour ce qui est de la stratégie navale, seule la guerre de course, l’authentique, la classique, la grande, l’unique, avait donné des résultats dans la zone de la Caraïbe, en utilisant des vaisseaux mobiles et légers, faciles à mettre à l’abri dans les baies peu profondes, à manœuvrer dans les eaux hérissées de coraux, vaisseaux qui l’avaient toujours emporté sur les lourds galions espagnols de jadis et qui aujourd’hui l’emporteraient sur les bateaux anglais trop lourdement armés. Les flottes corsaires de la République française opéreraient par petites escadres, avec une pleine autonomie d’action, dans une zone délimitée par la Terre Ferme, qui embrasserait l’enceinte de toutes les possessions anglaises et espagnoles des Antilles, sans restrictions de latitude, en prenant soin il est vrai de ne pas molester les Hollandais. Quelque navire, naturellement, pouvait tomber aux mains de l’ennemi, à la vive satisfaction de ceux qui étaient infidèles à la révolution (« Car il y en a », disait Victor en caressant une épaisse liasse de rapports
confidentiels où la délation griffonnée sur du papier d’emballage voisinait avec la dénonciation subtile et anonyme, écrite sans faute d’orthographe sur de fines feuilles filigranées). Les déserteurs bénéficiaient de la plus grande indulgence lorsqu’ils savaient arracher à temps leur bonnet phrygien. Ils étaient présentés aux journalistes comme les victimes d’un régime intolérable, surtout s’ils étaient Français. On les faisait parler de leurs déceptions et de leurs souffrances, sous une tyrannie pire que toutes celles qu’on avait connues, et on leur facilitait les moyens de retourner au foyer où, repentis, ils pourraient conter les mésaventures qui leur étaient arrivées dans les abîmes d’irréalisables utopies. Esteban fut indigné de voir l’intention qu’on lui attribuait : « Si tu crois que je suis capable de me prêter à ça… pourquoi m’embarques-tu sur l’un de tes navires ? » L’autre lui heurta le visage de son nez, comme qui eût imité, pour de bon, une dispute entre marionnettes : « Parce que tu es un excellent écrivain et qu’il nous en faut un pour chaque flotte afin de prendre acte des prises et dresser très rapidement les inventaires avant que quelque fripon ne fourre son nez dans ce qui appartient à la république. » Et, prenant une plume et une règle, le commissaire traça six colonnes sur une large feuille de papier : « Approche-toi, dit-il, et ne prends pas cette tête de con. Voilà comment tu tiendras le livre des prises : première colonne : produit brut ; deuxième colonne : produit des ventes et enchères (s’il y en a) ; troisième colonne : cinq pour cent pour les invalides trouvés sur les vaisseaux ; quatrième colonne : quinze centimes pour le caissier des invalides ; cinquième colonne : droits des capitaines corsaires ; sixième colonne : frais légaux pour l’envoi des liquidations (au cas où pour un motif quelconque il y aurait lieu de les envoyer par une autre escadre). C’est clair ? »… Victor Hugues, en ce moment, ressemblait à un brave boutiquier de province, en train d’établir un bilan de fin d’année. Même dans la façon de tenir la plume il restait en lui quelque chose de l’ancien commerçant et boulanger de Port-au-Prince.
CHAPITRE TROISIÈME
I
Ils en profitent.
Goya.
Dans une immense allégresse de salves, de drapeaux tricolores, de musiques révolutionnaires, les petites escadres commencèrent à sortir du port de la Pointe-à-Pitre. Après avoir couché pour la dernière fois avec mademoiselle Athalie Bajazet, et lui avoir mordu les seins avec une férocité dont sa rancune était surtout responsable, Esteban lui avait donné une raclée qui avait couvert ses fesses de bleus, — elle avait un trop joli corps pour qu’on pût la frapper ailleurs —, la laissant gémissante, repentie et peut-être pour la première fois réellement amoureuse. Elle l’avait aidé à s’habiller en le traitant de Mon doux seigneur , et maintenant, sur la poupe du brick qui laissait déjà derrière lui l’îlot des Cochons, le jeune homme portait ses regards vers la ville éloignée avec une délicieuse sensation de soulagement. L’escadre, L’escadre, composée de deux petits navires et d’un autre plus grand, sur laquelle il lui était échu de naviguer, lui paraissait en vérité trop fragile, trop pauvre, pour affronter les vigoureux lougres des Anglais ou les cutters rendus dangereusement lestes par leur peu de largeur. Mais cela valait mieux que de rester dans le monde de plus en plus démoniaque d’un Victor Hugues résolu à magnifier sa propre image, à se hausser à la taille de l’Incorruptible, et qui était déjà qualifié, dans des journaux américains, de « Robespierre des îles »… Esteban respirait profondément, comme s’il eût
voulu nettoyer ses poumons d’inhalations méphitiques. On allait à présent vers la mer, mer, et au-delà de la mer vers l’immense océan des odyssées et des anabases. A mesure que la côte s’éloignait, la mer prenait un ton bleu plus intense et la vie que l’on menait était désormais soumise à ses rythmes. Une bureaucratie de gens de mer s’établissait à bord. Chacun vaquait à ses affaires : le cambusier fourré dans sa soute, le charpentier occupé à changer les tolets d’une chaloupe, celui-ci calfatant, celui-là réglant l’heure des pendules ; le cuisinier de son côté mettait un point d’honneur à ce que le colin qu’on avait pêché comme extra fût servi à six heures sur la table des officiers, tandis que la grande soupe aux poireaux, aux choux et aux patates était versée dans les bols des tables du commun avant de voir s’empourprer les feux du crépuscule. Cet après-midi tous se sentaient comme restitués à une existence normale, à un ample horaire quotidien, bien éloigné de la terrifiante scansion de la guillotine, — évadés d’un monde temporel désaxé pour s’inscrire dans une immuable éternité. Désormais l’on vivrait sans journaux de Paris, sans lire de plaidoyers, ni d’enquêtes, sans tumultes contradictoires, face au soleil, dialoguant avec les astres, interrogeant l’almicantarat et l’étoile Polaire… A peine L’Ami du Peuple eut-il abordé la haute mer, que l’on aperçut un baleineau crachant l’eau avec l’élégance d’un jet et qui plongea bientôt, effrayé, parce qu’il se crut attaqué par l’une des grosses balandres. Et sur le flot que le crépuscule rendait presque violet, Esteban voyait se dessiner la silhouette de l’énorme poisson, dans une mer obscurcie par son ombre, telle l’image d’un animal d’antan, égaré depuis quatre ou cinq siècles peut-être sous des latitudes qui lui étaient étrangères… Plusieurs jours durant, aucun navire n’étant en vue, la petite escadre composée, outre le brick, de La Décade et du Tintamarre sembla plutôt accomplir un voyage de plaisance qu’être destinée à une mission de combat. On mouillait dans quelque baie, on amenait les voiles, et les marins allaient à terre, les uns chercher du bois, d’autres des clovisses, si nombreuses qu’on les trouvait à un demi-empan sous le sable, et ils profitaient de l’occasion pour flâner parmi les raisiniers ou se baigner dans une crique. La clarté, la transparence, la fraîcheur de l’eau, aux premières heures du
matin, produisaient chez Esteban une exaltation physique qui ressemblait fort à une lucide ivresse. S’ébattant à l’endroit où il avait pied, il apprenait à nager sans se résoudre à regagner le rivage quand le moment était venu de le faire ; il se sentait si heureux, si bien enveloppé, saturé de lumière, que parfois, lorsqu’il foulait de nouveau le sol, il avait la démarche hésitante et chancelante d’un homme en état d’ébriété. C’est ce qu’il appelait « se saouler d’eau » ; il offrait alors son corps nu au soleil qui montait dans le ciel, à plat ventre sur le sable, ou étendu sur le dos, jambes et bras écartés, en croix, avec une telle expression d’extase sur le visage qu’on aurait dit un mystique bienheureux recevant la grâce d’une vision ineffable. Parfois, poussé par la vigueur nouvelle qu’une telle vie lui infusait, il entreprenait de longues explorations des falaises, grimpant, sautant, barbotant, s’émerveillant de tout ce qu’il découvrait au pied des rocs. C’étaient les vivants rameaux de madrépores, l’urne tachetée et cristalline des porcelaines, la sveltesse de cathédrale de certains buccins qui en raison de leurs pignons et de leurs aiguilles ne pouvaient évoquer que des créations gothiques, le hérissement rocailleux des murex, la spirale pythagorique du fuseau, la simulation de bien des coquillages qui, sous leur pauvre apparence et leur aspect de plâtre, cachaient dans leur profondeur une illumination de palais en fête. L’oursin dressait ses dards violets, l’huître peureuse se refermait, l’étoile de mer se contractait devant le pas de l’homme, tandis que les éponges, accrochées à quelque rocher immergé, se balançaient dans de mouvants reflets. Dans cette mer prodigieuse des îles, même les cailloux de l’océan avaient du style et de l’attrait ; il y en avait de si parfaitement ronds qu’ils semblaient polis à des tours de lapidaires ; d’autres étaient abstraits dans leur forme, mais comme parcourus du frémissement de la danse, lévites, effilés tel un épi ou une flèche, par une sorte d’impulsion jaillie de la matière même. C’était la pierre transparente aux clartés d’albâtre, et la pierre de marbre violet, et le granit qui scintillait sous l’eau, et l’humble pierre hérissée de bigorneaux, dont l’homme tirait la chair au goût d’algue de minuscules coquilles vert foncé, avec une épine de nopal. Les cactus les plus prodigieux montaient la garde, en effet, sur les flancs de ces Hespérides sans nom où accostaient les vaisseaux au cours de leur navigation
aventureuse : hauts candélabres, panoplies de heaumes verts, queues de faisans verts, sabres verts, nœuds verts, pastèques hostiles, coings rampants, aux piquants cachés sous de feintes surfaces lisses, monde méfiant, prêt à blesser, mais toujours déchiré par l’enfantement d’une fleur rouge ou jaune, offerte à l’homme après la piqûre avec le perfide présent de la figue de Barbarie, dont on obtenait enfin la pulpe à condition de déjouer la garde d’une nouvelle barrière de crins brûlants. En contre-partie de cette végétation armée, couverte de clous, qui empêchait de grimper à certaines crêtes couronnées par les corossols mûrs, il y avait en bas. dans le monde du cambrien, les forêts de coraux, avec leurs trames de chair, de dentelles, d’étamines, infinies et toujours variées, sur leurs arbres flamboyants, transmués, aux reflets d’or ; arbres d’alchimie, de grimoires, de traités hermétiques ; orties de sols intouchables, lierres resplendissants, enchevêtrés en contrepoints et rythmes si ambigus que toute limite entre ce qui est inerte et ce qui palpite, entre le végétal et l’animal, était abolie. La forêt de corail faisait subsister, au milieu d’une économie croissante des formes zoologiques, les premiers baroques de la création, ses premiers luxes et ses premières prodigalités ; ses trésors cachés là où l’homme, pour les voir, devrait imiter le poisson qu’il avait été avant d’être sculpté dans une matrice, portant en lui la nostalgie des branchies et de la queue qui auraient pu lui faire choisir ces paysages fastueux comme éternelle demeure. Esteban voyait dans les forêts de corail une image tangible, une figuration proche et pourtant si inaccessible du paradis perdu, où les arbres, mal nommés encore, et dans une langue malhabile et hésitante par un homme-enfant, avaient dû être doués de l’apparente immortalité de cette flore somptueuse, d’ostensoir, de buisson ardent, pour laquelle les automnes ou les printemps ne se manifestaient qu’en variations de teintes ou en légers transferts d’ombres… De surprise en surprise, Esteban découvrait le grand nombre de plages où la mer, trois siècles après la découverte, commençait à déposer ses premiers verres polis, verres inventés en Europe, inconnus en Amérique ; verres de bouteilles, de flacons, de bonbonnes, dont les formes avaient été ignorées sur le nouveau continent ; verres verts avec des opacités et des bulles ; verres fins, destinés à de naissantes cathédrales, dont l’eau avait effacé les hagiographies ; verres qui, tombés des
vaisseaux, sauvés des naufrages, avaient été jetés sur cette rive de l’océan comme une mystérieuse nouveauté, et qui commençaient à présent à monter sur la terre, polis par des vagues aux habiletés de tourneur et d’orfèvre qui restituaient un certain éclat à leurs teintes effacées. ïl y avait des plages noires, faites d’ardoises et de marbres pulvérisés, où le soleil mettait des traînées d’étincelles ; des plages jaunes, à la pente changeante, où chaque flux laissait la trace de son arabesque, lissant constamment le sable pour recommencer ses dessins ; des plages blanches, d’une blancheur si resplendissante, qu’un peu de sable y aurait fait tache, car c’étaient de vastes cimetières de coquilles brisées, roulées, entrechoquées, triturées, réduites en une si fine poussière qu’elles s’échappaient des mains telle une eau imprenable. Il était merveilleux, dans la multiplicité de ces océanides, de trouver la vie partout, balbutiante, et qui bourgeonnait, rampait, aussi bien sur des rochers usés que sur des troncs errants, en une éternelle confusion entre ce qui appartenait à la plante et ce qui appartenait à l’animal ; entre ce qui était porté, charrié, amené sur la crête du flot, et ce qui agissait de son propre mouvement. Ici certains récifs se façonnaient eux-mêmes et grandissaient ; le rocher mûrissait, le bloc immergé s’adonnait, depuis des millénaires, à compléter sa propre sculpture, en un monde de poissons-végétaux, de champignons-méduses, d’étoiles charnues, de plantes errantes, de fougères, qui, selon l’heure, se teintaient de safran, de bleu ou de pourpre. Sur le bois submergé des palétuviers apparaissait soudain un blanc poudroiement de farines. Et les farines devenaient minces feuilles de parchemin, et le parchemin gonflait, durcissait, se transformait en écailles qui adhéraient au bois par une ventouse, jusqu’au moment où un beau matin la forme des huîtres se précisait sur l’arbre, le revêtant de coquilles grises. Et c’étaient des branches couvertes d’huîtres qu’apportaient les marins, après les avoir détachées à coups de machette : plante à coquillages, à la fois grappe et rameau, poignée de feuilles, de coquilles et d’émaux de sel, qui s’offrait à la faim des hommes comme le plus insolite, le plus indéfinissable des mets. Aucun symbole ne s’adaptait mieux à l’idée de mer que celui des femmes amphibies des mythes antiques, dont la chair la plus douce s’offrait à la main de l’homme dans le creux rose des lambis,
dans lesquels soufflaient depuis des siècles les rameurs de l’archipel, leur bouche collée à la coquille pour leur arracher une rauque sonorité de trompe, mugissement de taureau neptunien, de bête solaire, sur les immenses étendues livrées au soleil… Transporté dans l’univers des symbioses, enfoncé jusqu’au cou dans des puits dont les eaux se recouvraient sans cesse d’écume en raison de la chute de lambeaux de vagues brisées, lacérées, écrasées contre la roche vivante et mordante de la « dent-de-chien », Esteban était rempli d’étonnement quand il remarquait que le langage, en ces îles, avait dû utiliser l’agglutination, l’amalgame verbal et la métaphore, pour traduire l’ambiguïté formelle de choses qui participaient à plusieurs essences. De la même façon que certains arbres étaient appelés « acacia-bracelet », « ananas-porcelaine », « bois-côte », « balai-dix heures », « cousin-trèfle », « pignon-gargoulette pignon-gargoulette », « tisane-nuée », « bâton-iguane », de nombreuses créatures marines recevaient des noms qui, pour fixer une image, établissaient des confusions de mots, engendrant une zoologie fantaisiste de poissons-chiens, de poissons-bœufs, de poissons-tigres, de poissons ronfleurs, souffleurs, volants, à queue rouge, rayés, tatoués, fauves, à la bouche sur le dos, ou aux branchies à mi-corps, ventres-blancs, espadons et athérines ; celui-ci arracheur de testicules (ça s’était vu parfois), celui-là herbivore, la murène des sables mouchetée de rouge, cet autre venimeux lorsqu’il avait mangé des pommes de mancenillier, sans oublier le poisson-vieille, le poisson-capitaine avec son rutilant gorgerin d’écaillés dorées, et le poisson-femme, le mystérieux et fuyant lamantin entrevu aux embouchures des cours d’eau, où se mariaient eaux salées et eaux de source, avec son allure de femme, et ses seins de sirène, qui emplissait de joyeux ébats nuptiaux les herbages inondés. Mais rien n’était comparable, en allégresse, en eurythmie, en gracieux élans, aux jeux des dauphins s’élançant hors de l’eau par groupes de deux, de trois, de vingt, ou précisant l’arabesque de la vague quand ils la soulignaient de la projection de leur forme. Par deux, par trois, par vingt, les dauphins, en ronde concertée, s’intégraient dans l’existence de la vague, vivant ses mouvements avec une telle identité de pauses, de bonds, de chutes et de ralentis, qu’ils semblaient la porter sur leurs corps, lui imprimant un temps et une mesure, un rythme et une séquence.
Puis ils s’estompaient, disparaissaient, en quête de nouvelles aventures, jusqu’à ce que la rencontre d’un bateau agitât de nouveau ces danseurs de la mer, qui ne connaissaient, eût-on dit, que pirouettes et tritonneries, pour illustrer leurs propres mythes… Parfois il se faisait un grand silence sur les eaux, on pressentait l’Evénement, et l’on voyait apparaître, énorme, lent, monstrueux, un poisson d’un autre âge, au museau mal placé à une extrémité de son corps massif enfermé dans une peur éternelle de sa propre lenteur, la peau couverte de végétations et de parasites, telle une coque non carénée ; il montrait son vaste dos dans un bouillonnement de rémoras, avec une solennité de galion renfloué, de patriarche abyssal, de Léviathan tiré à la lumière, soulevant autour de lui des flots d’écume, dans une remontée à la surface qui était peut-être la seconde depuis que l’astrolabe était arrivé dans ces parages. Le monstre ouvrait ses petits yeux de pachyderme et voyant que voguait près de lui une méchante pirogue sardinière, plongeait à nouveau, angoissé et craintif, vers la solitude de ses abîmes, pour attendre qu’un siècle encore s’écoulât avant de retourner dans un monde semé d’embûches. L’Evénement terminé, la mer reprenait ses occupations habituelles. Les hippocampes s’échouaient sur les sables recouverts d’oursins vides, dépouillés de leurs piquants, qui en séchant se transformaient en flacons géométriques, aux lignes si admirablement ordonnées qu’elles auraient pu s’inscrire dans une Mélancolie de Dürer. On voyait s’allumer les reflets du poisson-perroquet, tandis que le poisson-ange et le poisson-diable, le poisson-coq et le poisson-de-Saint-Pierre joignaient leurs entités d’auto sacramental au grand théâtre de l’Universel Dévorement, où tous étaient mangés par tous, consubstanciés, imbriqués d’avance, dans l’unicité de la fluidité… Comme les îles étaient quelquefois étroites, Esteban, pour oublier son époque, s’en allait seul sur la rive opposée où il se sentait maître de tout : des buccins et de leurs musiques de pleine mer ; des tortues cuirassées de topazes qui dissimulaient leurs œufs dans des trous qu’elles comblaient ensuite et balayaient de leurs pattes squameuses ; des splendides pierres bleues qui étincelaient sur les bancs de sable vierge jamais foulés par le pied de l’homme ; des pélicans aussi, qui ne craignaient guère l’homme parce qu’ils le connaissaient peu, et qui volaient
dans le giron des vagues avec l’air important que leur donnaient leurs joues et leurs goitres, avant de s’élever soudain pour tomber presque verticalement, le bec poussé par le poids tout entier de leur corps, les ailes serrées afin de s’abattre plus vite sur les flots. L’oiseau levait sa tête en signe de triomphe, sa proie en travers du gosier, et il secouait alors joyeusement les plumes de sa queue, comme témoignage de satisfaction, d’action de grâces, avant de prendre son vol bas et onduleux, aussi parallèle au mouvement de la mer que l’était sous la surface la nage vertigineuse des dauphins. Etendu sur un sable si léger que le plus petit insecte y dessinait la trace de ses pas, Esteban, nu, seul au monde, contemplait les nuages, lumineux, immobiles, si lents à changer de formes que le jour entier ne leur suffisait pas, parfois, pour estomper un arc de triomphe ou une tête de prophète. Bonheur total, hors d’époque, de tout lieu. Te Deum… Ou bien, le menton appuyé contre une feuille fraîche de raisinier, il s’abîmait dans la contemplation d’un buccin — un seul —, dressé tel un monument qui lui aurait caché l’horizon, à la hauteur du sourcil. Le buccin était le médiateur entre ce qui était évanescent, glissant, entre la fluidité sans loi ni mesure, et la terre aux cristallisations, aux structures et aux alternances, où tout était saisissable et pondérable. De la mer soumise à des cycles lunaires, changeante, riante ou furieuse, pelotonnée ou étale, à jamais étrangère au module, au théorème et à l’équation, surgissaient ces surprenantes carapaces, symboles par leurs sens secrets et leurs proportions de ce qui précisément manquait à la Mère. Fixation de développements linéaires, volutes soumises à des lois, architectures coniques d’une merveilleuse précision, équilibres de volumes, arabesques tangibles qui laissaient deviner tous les baroques à venir. En contemplant un buccin, — un seul —, Esteban pensait à la présence de la spirale, au long des millénaires, devant le regard quotidien de peuples pêcheurs, incapables encore de la comprendre ni de percevoir même la réalité de sa présence. Il méditait sur le flacon de l’oursin, l’hélice du couteau, les stries de la coquille Saint-Jacques, stupéfait devant cette science des formes si longtemps déployée devant une humanité aveugle encore pour la penser. Que peut-il y avoir autour de moi qui soit désormais défini, inscrit, présent, et que je ne puisse pas
encore comprendre ? Quel signe, quel message, quel avertissement, dans les boucles de la chicorée, l’alphabet des mousses, la géométrie de la pomme de rose ? Regarder un buccin. Un seul. Te Deum.
II
Esteban fut très effrayé par le premier branle-bas, et alla chercher un refuge au plus profond du vaisseau, — car son indispensable fonction d’écrivain l’y autorisait. Mais il remarqua vite qu’il ne se passait en général pas grand-chose dans le métier de corsaire, tel que l’entendait le commandant Barthélémy, chef de la petite flotte. Lorsque ce dernier tombait sur un bâtiment puissant muni d’une bonne artillerie, il passait au large sans arborer les couleurs de la République. Si la prise était possible, les embarcations légères lui barraient la route, pendant que le brick tirait un coup de canon en guise d’avertissement. Le pavillon ennemi était amené sans résistance, en signe de soumission. Les vaisseaux accostaient l’ennemi, sur lequel sautaient les Français, et l’on inspectait la cargaison. Si elle était négligeable, on prenait tout ce qui était utile, y compris l’argent et les affaires personnelles de l’équipage intimidé, et l’on transportait sur L’Ami du Peuple ce qui pouvait servir. Puis on rendait le navire au capitaine humilié qui poursuivait sa route ou retournait au port relater sa mésaventure. Si la cargaison était d’importance et de valeur, valeur, l’ordre était de s’en emparer ainsi que du vaisseau, surtout si ce dernier était en bon état, et d’emmener le tout à Pointe-à-Pitre avec l’équipage. Mais ce cas ne s’était pas encore présenté pour la flottille de Barthélémy dont Esteban tenait les registres avec une bureaucratique rigueur. Plus de balandres et de petits voiliers que de cargos véritables sillonnaient habituellement ces mers, transportant souvent des marchandises sans intérêt. On n’était certes pas parti de la Guadeloupe pour chercher du sucre, du café ou du rhum, dont on ne savait que faire là-bas. Cependant, même sur les embarcations les plus mal en point et de plus médiocre aspect, les Français trouvaient à faire main basse sur quelque chose : une ancre neuve, des armes, de la poudre, des outils de charpentier, charpentier, des câblots, une carte récente avec des indications utiles pour côtoyer la Terre Terre Ferme. Et il y avait d’autre part ce
que, en furetant, on découvrait dans des coffres et des coins sombres. Celui-ci trouvait deux bonnes chemises et un pantalon de nankin ; celui-là une tabatière en émail ou le calice garni de pierres précieuses d’un religieux venu de Carthagène qu’on menaçait de jeter à la mer s’il ne remettait pas « la messe tout entière », c’est-à-dire la croix et l’ostensoir, qui pouvaient bien être en or. Il s’agissait là d’un chapitre de prises individuelles qui échappaient forcément à la comptabilité d’Esteban et que Barthélémy feignait d’ignorer pour ne pas se brouiller avec ses gens, sachant que, à présent, dans des conflits avec les marins républicains, le commandant perdait toujours, surtout si comme lui il avait servi jadis sur les flottes du roi. Voilà pourquoi sur la poupe de L’Ami du Peuple s’était créée une sorte de bourse d’échanges et de vente d’objets étalés sur des caisses ou suspendus à des ficelles, qui recevaient la visite des marins de La Décade et de Le Tintamarre quand on mouillait dans quelque rade pour couper du bois, eux apportant à leur tour ce dont ils voulaient faire commerce. Dans un pêle-mêle de vêtements, de bonnets, de ceintures et de foulards apparaissaient les choses les plus singulières : reliquaires faits d’une carapace de tortue ; robes de chambre de La Havane aux dentelles vaporeuses ; coques de noix qui contenaient toute une noce de puces vêtues à la mexicaine ; poissons naturalisés à la langue de satin cramoisi ; petits caïmans bourrés de paille ; diables danseurs de candombe en fer forgé ; coffrets de coquillages, oiseaux en sucre candi, guitares à trois cordes de Cuba ou du Venezuela, breuvages aphrodisiaques élaborés avec l’herbe-étalon ou la fameuse liane de Saint-Domingue, et tous les trophées qui pouvaient être associés à l’idée de femme : boucles d’oreille, colliers de verroterie, jupons, pagnes, boucles liées avec des rubans, dessins de nus, gravures licencieuses, et pour terminer une poupée représentant une bergère qui cachait sous sa robe un sexe miniature tout soyeux, si parfaitement imité, que c’était merveille. Et comme le propriétaire de la poupée en demandait un prix exorbitant, et se faisait traiter de voleur par ceux qui ne pouvaient l’acquérir, Barthélémy craignant une rixe fit acheter l’objet par le subrécargue du brick, dans l’intention de l’offrir à Victor Hugues, fort porté depuis le 9 thermidor à l’ostensible lecture de livres licencieux, pour bien montrer peut-être que la politique de Paris avait cessé de
l’intéresser… Les équipages furent heureux le jour où, ayant donné la chasse à un navire portugais, ils découvrirent que Andorinha était entièrement chargée de vins, avec une telle l’ Andorinha quantité de rouges, de petits vins blancs, et de madères, que les cales sentaient le pressoir. Esteban se hâta de dresser l’inventaire des barriques qui seraient mises hors d’atteinte des marins assoiffés, qui avaient fait déjà main basse sur quelques tonneaux, ingurgitant leur contenu à grandes lampées. Tout seul, dans une cale sombre qui l’était doublement, l’écrivain se servait lui-même, à l’abri des disputes et des chamailleries, avec un grand bol en acajou où la saveur du moût se mariait au parfum du bois épais qui donnait aux lèvres l’impression de la chair. En France, Esteban avait appris à déguster l’excellent jus du terroir qui par les mamelles de ses vignes avait nourri la turbulente et magnifique civilisation méditerranéenne, à présent prolongée dans cette Méditerranée caraïbe où se poursuivait la confusion des traits commencée, il y avait de nombreux millénaires, dans l’enceinte des peuples de la mer. mer. C’était ici le lieu de rencontre, après une longue dispersion, confondant accents et chevelures, livrés à des métissages rénovateurs, des descendants des tribus égarées, mêlés, entremêlés, perdant et reprenant la couleur de leur peau éclaircie un jour puis de nouveau foncée dans un bond en arrière, avec une interminable prolifération de profils nouveaux, d’inflexions et de proportions, gagnés à leur tour par le vin qui des navires phéniciens, des entrepôts de Gadès, des amphores de Maarkos Sestios était passé aux caravelles de la découverte, avec la guitare et les crotales, pour aborder sur ces rives propitiatoires de la rencontre transcendantale de l’olive et du maïs. En humant le sol humide, Esteban évoquait à présent, avec une émotion soudaine, les vieilles barriques patriarcales du magasin de La Havane, si lointain, si éloigné de sa route actuelle, où l’égouttement isochrone de certaines cannettes rendait le même son que l’on entendait ici. Tout à coup l’absurdité de la vie qu’il menait lui devint si évidente — il se trouvait en présence d’un théâtre de l’absurde — qu’il s’appuya contre un des flancs du navire, stupéfié, les yeux fixes, comme étonné par la contemplation de sa propre silhouette sur une scène. Ces derniers temps la mer, la vie physique, les péripéties de la navigation l’avaient conduit en
quelque sorte à s’oublier lui-même, à s’abandonner à la simple satisfaction animale de se sentir de plus en plus sain et vigoureux. Mais voici qu’il se voyait là, dans le décor d’une cale à vin hier inconnue, se demandant ce qu’il faisait dans un tel lieu. Il cherchait une voie qui lui était refusée. Il attendait une occasion qui ne se présenterait pas. Bourgeois de naissance, il faisait métier d’écrivain de corsaires, profession dont le simple énoncé engendrait l’absurde. Sans être prisonnier, il l’était de fait, puisque sa destinée actuelle le liait à une classe d’hommes combattue par tout le monde. Rien ne ressemblait tant à un cauchemar que cette scène où il se contemplait lui-même, dormeur éveillé, juge et partie, protagoniste et spectateur, spectateur, entouré d’îles pareilles à la seule où il ne pourrait aborder, condamné, peut-être pour une vie entière, à sentir les odeurs de son enfance, à trouver dans les maisons, les arbres, des éclairages particuliers (oh ! certains enduits orangés, certaines portes bleues, certains grenadiers penchés au-dessus d’un mur !), le cadre de son adolescence, sans que ses affaires, ce qui lui appartenait depuis l’enfance et l’adolescence, lui fussent restitués. Un après-midi, le plus gros marteau de la demeure avait retenti, donnant le signal d’une opération diabolique qui avait commencé par bouleverser trois vies jusque-là unies, avec des jeux qui tiraient de leur tombe Lycurgue et Mucius Scaevola, avant d’embrasser une ville avec ses tribunaux sanglants, une île, plusieurs îles, une mer tout entière, où la volonté d’un seul, exécuteur posthume d’une volonté muette, pesait sur toutes les vies. Dès l’apparition de Victor Hugues, — la première chose qu’on avait sue de lui était qu’il se servait d’un parapluie vert —, le moi contemplé dans cette mise en scène de barriques et de tonneaux avait avait cessé de s’appartenir s’appartenir ; son existence, son devenir, étaient gouvernés par la volonté d’autrui… Il valait mieux boire pour ternir une indésirable lucidité, si exaspérante en ce moment qu’elle donnait envie de crier. Esteban approcha son bol d’une cannelle, et le remplit jusqu’au bord. En haut les hommes reprenaient en chœur les couplets de « Les trois canonniers d’Auvergne ». On débarqua le lendemain sur une côte déserte et boisée, où le pilote de L’Ami du Peuple, Zambo de Caraïbe et de Noir, né à Marie-Galante, à qui sa connaissance du milieu antillais conférait une grande autorité, savait qu’il y avait des cochons
sauvages dignes de faire un boucan à la hauteur des vins que l’on mettrait à rafraîchir à l’embouchure de certaines sources. La chasse ne tarda pas à être organisée ; et les animaux apportés, dont les trompes étaient encore furieusement contractées comme celles de sangliers traqués, passèrent aux mains des cuisiniers. Après les avoir débarrassés de leurs soies et de leurs peaux noires à l’aide de palettes faites d’os de poissons, ils étendirent les corps sur des grils couverts de braises, le dos tourné vers la chaleur, chaleur, le ventre tenu ouvert par de fines baguettes de bois. Sur ces chairs commença à tomber une pluie ténue de jus de citron, d’orange amère, de sel, de poivre, d’origan et d’ail, tandis qu’une couche de feuilles vertes de goyaviers, jetées sur les braises, faisait monter les volutes de sa fumée blanche, fleurant bon les champs, — aspersion d’en haut, aspersion d’en bas —, vers les peaux qui prenaient en grillant une couleur d’écaillé, éclatant parfois en une longue crevasse qui libérait la sauce, provoquant d’allègres crépitements au fond de la fosse dont la terre même sentait à présent le cochon grillé. Et quand les porcs furent presque à point, on les farcit de cailles, de pigeons ramiers, de poules d’eau et de divers oiseaux qu’on venait de déplumer. On retira alors les baguettes qui maintenaient le ventre ouvert, et les côtes se refermèrent sur le gibier, gibier, l’emprisonnant comme dans un four, la saveur de la chair foncée et maigre se mêlant intimement à celle de la chair claire et grasse, en un boucan qui, au dire d’Esteban, fut un « boucan de boucans », cantique des cantiques. Le vin coula à flots dans les tasses aussi rapidement que dans les gosiers, avec une telle profusion (barils brisés à coups de hache au cours de l’ivresse ; barils lancés sur les pentes caillouteuses, dont les douves éclataient en heurtant quelque pierre tranchante ; barils rompus par ceux qui jouaient à les faire rouler entre deux camps engagés en une lutte opiniâtre ; barils mis en pièces, troués à coups de fusils, piétines par un médiocre danseur de flamenco, pédéraste et vaguement espagnol, embarqué sur La Décade comme marmiton, parce qu’il était du parti de la liberté), que les équipages finirent par s’endormir, rassasiés, morts de fatigue, au pied des raisiniers ou sur le sable qui gardait encore la tiédeur des rayons du soleil… Dans le lourd étirement de l’aube, Esteban remarqua que de nombreux marins s’étaient approchés du rivage, regardant dans la
direction des navires qui, à présent, étaient au nombre de cinq, y compris la Andorinha. La nouvelle venue avait si vieille allure, un aspect si inhabituel avec son mascaron à moitié brisé, son château sale à la peinture délavée, qu’elle semblait surgie du temps jadis, comme un bateau de gens qui croyaient encore que l’Atlantique prenait fin à la mer des ténèbres. Bientôt un caïque se détacha de son bord délabré, amené vers la plage par plusieurs nègres demi-nus, qui pagayaient debout, au rythme d’un ahan barbare de remonteurs de fleuves. Celui qui semblait remplir la fonction de chef sauta à terre, faisant des génuflexions qui pouvaient être interprétées comme des gestes d’amitié, s’adressant à l’un des cuisiniers noirs en un dialecte que celui-ci, né peut-être au pays du Calabar, semblait comprendre à demi. A la fin d’un dialogue appuyé par force gestes, l’interprète expliqua que le vieux bâtiment était un négrier espagnol, dont l’équipage avait été jeté à la mer par les esclaves mutinés, qui maintenant se mettaient sous l’aile des Français. On savait déjà, sur toutes les côtes d’Afrique, que la République avait aboli l’esclavage dans ses colonies d’Amérique et que dans celles-ci les nègres étaient de libres citoyens. Le capitaine Barthélémy serra la main du chef, et lui remit une cocarde tricolore, reçue avec des cris de joie par les gens de sa bande, qui se la passèrent de main en main. Le caïque amena d’autres Noirs, tandis que les impatients accouraient à la nage pour avoir des nouvelles. Et soudain, sans pouvoir se contenir, ils se jetèrent tous sur les restes du boucan, rongeant des os, dévorant des viscères jetés au rebut, suçant les graisses froides, pour calmer une faim qui remontait à plusieurs semaines. « Pauvres gens », disait Barthélémy, les yeux embués de larmes : « Cela seul nous laverait de quantité de fautes. » Esteban, attendri, emplissait son bol de vin, l’offrant à des esclaves d’hier qui baisaient ses mains. Le subrécargue de L’Ami du Peuple, parti inspecter le navire qui se rendait, apporta sur ce la nouvelle selon laquelle il restait à bord beaucoup de femmes, cachées dans les entreponts, tremblantes de misère et de peur, sans savoir ce qui se passait à terre. Barthélémy, prudent, donna l’ordre de ne pas les faire débarquer. Une chaloupe leur apporta de la viande, des galettes, des bananes et un peu de vin, pendant que les gens reprenaient leur travail de la veille, et allaient de nouveau chasser le cochon sauvage. Il faudrait repartir le
lendemain pour la Pointe-à-Pitre, avec le bateau étranger, les diverses marchandises prises à droite et à gauche, la cargaison de vins et les nègres qui iraient grossir utilement la milice des hommes de couleur ; celle-ci avait toujours besoin de bras pour les rudes travaux de fortification sur lesquels Victor Hugues faisait reposer son pouvoir. A la fin de l’après-midi la beuverie du jour précédent recommença, mais dans un esprit tout différent. A mesure que le vin leur montait à la tête, les hommes paraissaient plus préoccupés par la présence de ces femmes, dont les fourneaux brûlaient contre les lueurs du couchant, au milieu des rires que l’on entendait du rivage. Certains interrogeaient les marins qui avaient été à bord du bateau négrier, demandant des détails. Il y en avait de très jeunes, des gaillardes et de bien plantées, car les trafiquants ne transportaient pas de vieilles, marchandise invendable. Et à la chaleur de la boisson les détails affluaient : « Y’en a avec des fesses comme ça… Y’en a qui sont à poil… Y’en a une surtout… » Soudain, dix, vingt, trente hommes coururent aux
canots, et se mirent à ramer vers le vieux bateau, sans se soucier des cris de Barthélémy, qui essayait de les retenir. Les nègres avaient cessé de manger, et s’étaient levés en gesticulant de façon inquiétante. Et bientôt, entourées d’une convoitise agressive, arrivèrent les premières négresses, en pleurs, suppliantes, réellement effrayées peut-être, mais soumises à ceux qui les entraînaient vers les proches buissons. Nul ne faisait cas des officiers, bien que ceux-ci eussent dégainé leurs sabres. Et au milieu du tumulte d’autres négresses arrivaient, et puis d’autres encore, qui se mettaient à courir sur la plage, poursuivies par les marins. Croyant aider ainsi Barthélémy qui s’égosillait à proférer des insultes, des menaces et des ordres que personne n’entendait, les Noirs, armés de pieux, se précipitèrent sur les Blancs. Il y eut un rude combat, des corps qui roulèrent sur le sable, foulés, piétinés ; des corps levés à bout de bras et jetés sur les galets ; des gens qui tombèrent dans la mer, engagés en une lutte au cours de laquelle chacun essayait d’étouffer son adversaire en lui mettant la tête sous l’eau. Finalement les nègres furent acculés dans une galerie rocheuse, pendant qu’on apportait de leur navire des chaînes et des ceps en quantité suffisante pour les enchaîner. Barthélémy, écœuré, regagna L’Ami du Peuple,
laissant ses hommes adonnés à la violence et à l’orgie. Esteban, ayant soin de prendre une voile humide pour se coucher dessus, — car il connaissait bien les perfidies du sable —, emmena l’une des esclaves dans une sorte de berceau, tapissé de lichens desséchés, qu’il avait découvert au milieu des rochers. Très jeune, docile et soumise, préférant ça à de plus graves sévices, la fille déroula le linge en lambeaux, qui la couvrait. Ses seins d’adolescente, au téton largement peint de couleur ocre ; ses cuisses dures et bien en chair, chair, prêtes à serrer, à s’élever, à porter les genoux au niveau de la poitrine, s’offraient à l’homme, lisses et tendues. On entendait dans toute l’île un concert en sourdine de rires, d’exclamations, de chuchotis, dominé parfois par un vague rugissement, semblable à la plainte d’une bête malade, cachée dans une proche tanière. Par moments se répandait le bruit d’une rixe — pour la possession peut-être d’une même femme. Esteban retrouvait l’odeur, les textures, les rythmes et les halètements de celle qui, autrefois, dans une maison du quartier de l’Arsenal à La Havane lui avait révélé les paroxysmes de sa propre chair. Une seule chose comptait cette nuit : le sexe. Le sexe, livré à ses rituels propres, multiplié par lui-même en une sorte de liturgie collective, démesurée, ignorant toute autorité ou toute loi… L’aube se dessina au milieu d’un concert de dianes, et Barthélémy, décidé à imposer son autorité, donna l’ordre aux équipages de retourner immédiatement à bord de leurs vaisseaux. Celui qui s’attarderait dans l’île y serait abandonné. Il y eut de nouvelles altercations avec des marins qui prétendaient conserver leurs négresses comme prises légitimes et personnelles. Le commandant de l’escadre les calma en leur promettant formellement que les femmes leur seraient remises à l’arrivée à la Pointe-à-Pitre. La libération des esclaves s’y accomplirait selon les formalités légales qui en faisaient des citoyens français. Les nègres et les négresses rejoignirent leur bateau, et la flotille prit le chemin du retour. Mais, peu après le départ, Esteban, dont le sens de l’orientation s’était fort avivé ces derniers temps — de plus il s’était instruit dans l’art de naviguer — crut remarquer que la direction suivie par les bateaux n’était pas exactement celle qui pourrait les conduire à l’île de la Guadeloupe. Barthélémy fronça les sourcils devant l’observation de l’écrivain. « Gardez le secret pour vous », dit-il : « Vous savez fort bien que je ne
pourrai pas tenir la promesse que j’ai faite à ces forbans. Ce serait un précédent funeste, Le commissaire ne le tolérerait pas. Nous allons à une île hollandaise où nous vendrons la cargaison de nègres. » Esteban le regarda avec stupéfaction, et invoqua le décret d’abolition de l’esclavage. Le commandant prit dans son bureau un pli d’instructions écrites de la propre main de Victor Victor Hugues : « La France, en vertu de ses principes démocratiques, ne peut pas exercer la traite. Mais les commandants de navires corsaires sont autorisés, s’ils l’estiment convenable ou nécessaire, à vendre dans des ports hollandais les esclaves pris aux Anglais, aux Espagnols, et autres ennemis de la république. — Mais c’est infâme ! » s’écria Esteban. « Et nous avons aboli la traite pour servir de négriers parmi d’autres nations ? — Je suis les instructions écrites », rétorqua sèchement Barthélémy. Barthélémy. Et se croyant obligé d’invoquer une jurisprudence inadmissible : « Nous vivons dans un monde absurde. Avant la révolution ces îles étaient visitées par un bateau négrier qui appartenait à un armateur philosophe ami de Jean-Jacques. Et savez-vous comment il s’appelait ? Le Contrat Social. »
III
En quelques mois la guerre de course révolutionnaire se transforma en une affaire fabuleusement prospère. De plus en plus audacieux dans leurs équipées, encouragés par leurs succès et leurs gains, désireux de captures plus importantes, les commandants de la Pointe-à-Pitre s’aventuraient plus loin, du côté de la Terre Ferme, de la Barbade ou des îles Vierges, ne craignant pas de se montrer au voisinage d’îles où une escadre à l’aspect redoutable pouvait fort bien les attaquer. A mesure que les jours s’écoulaient, ils perfectionnaient leurs techniques. Renouvelant les traditions des corsaires d’antan, les marins préféraient naviguer en flottilles de petites embarcations — balandres, cutters, goélettes — faciles à manier et à cacher, rapides dans la fuite, opiniâtres dans la chasse, plutôt que de monter de grands bâtiments lents à manœuvrer, qui présentaient un but facile à l’artillerie ennemie, et à la britannique en particulier, particulier, dont les canonniers avaient une tactique différente de celle des Français en ce qu’ils n’essayaient pas de démâter les vaisseaux, mais de toucher la coque lorsque la vague faisait descendre les bouches à feu, ce qui leur permettait de tirer à coup sûr. Voilà pourquoi le port de la Pointe-à-Pitre était plein de nouveaux navires, et ses entrepôts étaient insuffisants pour contenir désormais tant et tant de marchandises, tant et tant d’objets. Il avait fallu construire des hangars le long des palétuviers qui bordaient la ville, afin de recevoir ce qui continuait à arriver tous les jours. Victor Hugues avait grossi un peu, sans se montrer toutefois moins actif depuis que son corps avait commencé à tendre le drap de ses casaques. Contre l’attente générale, le Directoire, lointain et affairé, après avoir reconnu l’efficience du Commissaire dans la reprise de la colonie et sa défense contre la menace anglaise, venait de le confirmer dans sa charge. Le mandataire était parvenu ainsi à se constituer une sorte de gouvernement personnel, autonome et indépendant, dans cette partie du globe, réalisant, dans une
proportion étonnante, son désir inavoué de s’identifier avec l’Incorruptible. Il avait voulu être Robespierre, et il était un Robespierre à sa façon. De même que Robespierre, autrefois, aurait parlé de son gouvernement, de son armée, de son escadre, Victor Hugues parlait à présent de son gouvernement, de son armée, de son escadre. Reprenant l’arrogance des premiers jours, l’Investi de Pouvoirs s’octroyait à lui-même, à l’heure de la partie d’échecs ou de cartes, le rôle d’unique continuateur de la révolution. II se flattait de ne plus lire les journaux de Paris, parce qu’ils « puaient la fripouille ». Esteban remarquait toutefois que Victor Hugues, très fier de la prospérité de l’île et de l’argent qu’il envoyait continuellement en France, était en train de reprendre l’esprit du commerçant aisé qui soupèse ses richesses avec délectation. Quand ses navires rentraient au port avec de bonnes marchandises, le commissaire assistait au déchargement, appréciant, en fin connaisseur, la valeur des ballots, des barriques, des ustensiles et des armes. En se servant d’hommes de paille, il avait ouvert un magasin d’articles divers aux environs de la place de la Victoire, où il avait le monopole de certaines marchandises, qu’on pouvait seulement acheter là à des prix arbitrairement fixés. A la fin de l’après-midi, Victor ne manquait jamais de passer par cette boutique, pour contempler ses livres de compte dans la pénombre d’un bureau fleurant bon la vanille, dont les portes arquées, garnies de bonne ferronnerie, s’ouvraient sur deux rues d’angle. La guillotine aussi s’était embourgeoisée : elle travaillait mollement un jour sur quatre, actionnée par les assistants de monsieur Anse, qui consacrait le meilleur de son temps à compléter les collections de son cabinet de curiosités, déjà fort riche en coléoptères et lépidoptères rehaussés d’impressionnants titres latins. Tout était fort cher, et il y avait toujours de l’argent pour payer, dans ce monde à l’économie fermée, où les prix montaient constamment, dont la monnaie revenait inlassablement remplir les mêmes poches, d’autant plus cotée que les pièces étaient mal arrondies, amoindrie dans sa teneur en métal par des grattages et des coups de limes reconnaissables au simple toucher… Au cours d’une de ses haltes à la Pointe-à-Pitre, Esteban, — qui ressemblait maintenant à un mulâtre à cause du hâle de sa peau, — eut la joie d’apprendre, quoique très tardivement, la
paix signée entre l’Espagne et la France. Il pensa qu’en conséquence les communications seraient rétablies avec la Terre Ferme, Porto-Rico et La Havane. Mais sa déception fut grande quand il sut que Victor Hugues refusait de tenir compte des accords de Bâle. Résolu à capturer toujours des navires espagnols, il les tenait pour « suspects de fournir de la contrebande de guerre aux Anglais », et il autorisait ses lieutenants à les réquisitionner et à définir pour leur propre compte ce qu’il fallait entendre par contrebande de guerre. Esteban devrait continuer à remplir sa fonction dans l’escadre de Barthélémy, voyant s’éloigner l’occasion d’abandonner un monde que la vie en mer, mer, intemporelle et régie par l’unique loi des vents, rendait pour lui de plus en plus étranger. A mesure que les mois passaient, il se résignait à vivre au jour le jour, — des jours interminables —, se contentant de jouir des petites satisfactions que pouvait fui apporter une journée paisible ou une pêche amusante. Il s’était pris d’affection pour certains de ses compagnons d’équipées : Barthélémy, Barthélémy, qui gardait ses manières d’officier d’ancien régime, et prenait un soin extrême de ses vêtements dans les moments les plus critiques ; le chirurgien Noël, qui n’en finissait pas d’écrire un traité indigeste sur les vampires de Prague, les possédées de Loudun et les convulsionnés du cimetière Saint-Médard ; le boucher Achille, nègre de l’île de Tobago qui jouait d’extraordinaires sonates sur des chaudrons de diverses tailles ; le citoyen Gibert, maître calfat, qui récitait de longs morceaux de tragédies classiques avec de telles inflexions méridionales que les vers, dont le nombre de syllabes était toujours allongé, ne cadraient pas avec l’alexandrin, lorsqu’il transformait un Brutus en Brutusse, ou Epaminondas en Epaminondasse. D’autre part, le monde des Antilles fascinait le jeune homme avec son chatoiement perpétuel jouant sur des formes diverses, prodigieusement diverses dans l’unité d’un climat et d’une végétation communs. Il aimait la montagneuse Dominique, aux verts denses, avec ses villes appelées Bataille, Massacre, en souvenir d’événements qui donnaient le frisson, mal rapportés par l’histoire. Il connaissait les nuages de Nevis, si mollement couchés sur ses collines, qu’en les voyant le Grand Amiral les avait pris pour d’impossibles voiliers. Il rêvait de monter quelquefois jusqu’au sommet du pic pointu de Sainte-Lucie, dont la masse, plantée dans la mer,
s’apercevait au loin comme un phare construit par des ingénieurs inconnus, dans l’attente des vaisseaux qui un jour apporteraient l’arbre de la croix mêlé à leur mâture. Douces et caressantes à l’homme quand on les abordait par le sud, les îles de cet archipel interminable devenaient abruptes, sonores, déchiquetées par des vagues immenses qui se brisaient en franges d’écume, sur les côtes dressées contre les vents du nord. Toute une mythologie de naufrages, de trésors perdus, de tombes sans épitaphe, de lueurs trompeuses allumées dans des nuits d’orage, de naissances prédestinées, — celles de madame de Maintenon, d’un thaumaturge séphardi, d’une amazone qui devint reine de Constantinople —, était inséparable de ces terres dont Esteban se répétait les noms à voix basse, pour jouir de l’euphonie des mots : Tourterelle, Sainte-Ursule, Vierge Grasse, Noyée, Grenadines, Jérusalem Tombée… Certains matins à l’aube la mer était si calme et silencieuse que les craquements isochrones des cordes aux tonalités plus aiguës ou plus graves, selon qu’elles étaient plus courtes ou plus longues, se combinaient de telle sorte que de la poupe à la proue c’étaient des anacrouses et des temps forts, des appoggiatures et des notes piquées, avec le rauque point d’orgue issu d’une harpe formée par des câbleaux tendus, soudain pincée par un alizé. Mais au cours de la traversée qu’on effectuait aujourd’hui, les vents légers s’étaient enflés tout à coup, poussant des vagues de plus en plus hautes et denses. La mer vert clair s’était transformée en une mer d’un vert de lierre, opaque, de plus en plus agitée, qui d’un vert d’encre passait au vert de fumée. Les loups de mer humaient les rafales, sachant qu’elles sentaient différemment, sous les épaisses ténèbres qui collaient à leur dos, au milieu de brusques accalmies coupées par des pluies tièdes, aux gouttes si pesantes qu’on aurait dit du mercure. Aux environs du crépuscule se dessina l’errante colonne d’une trombe et les vaisseaux, comme portés sur la paume des mains, passant de crête en crête, se dispersèrent dans la nuit, y égarant leurs lanternes. On courait à présent sur le bouillonnement irrégulier d’une eau soulevée par ses propres volitions, qui frappait de face, de côté, lançant des lames de fond contre les quilles, sans que les rapides redressements obtenus avec le gouvernail puissent éviter les attaques impétueuses qui balayaient les ponts de bord à bord quand elles ne trouvaient
pas le bateau présentant sa poupe à leur poussée. Barthélémy ordonna de placer des va-et-vient pour faciliter les manœuvres. « Nous avons été empoignés de plein fouet », dit-il devant le déchaînement de la classique tourmente d’octobre, dont les avertissements ne trompaient pas et qui atteindrait son paroxysme après minuit. Esteban, surpris par l’impossibilité d’éviter l’épreuve d’une tempête, s’enferma dans sa cabine, essayant de dormir. Mais on ne pouvait fermer l’oeil avec cette sensation de déplacement des viscères qui se produisait à peine le corps était-il étendu. Le navire avait pénétré dans un vaste mugissement qui courait d’un horizon à l’autre, faisant gémir chaque planche, chaque couple. Et les heures passaient, au milieu de la lutte que les hommes livraient en haut, tandis que le brick semblait voguer à une vitesse inadmissible, soulevé, abaissé, jeté, accoré, pénétrant de plus en plus dans la zone de l’ouragan. Esteban, sans essayer de se dominer, était adossé contre sa couchette, en proie au mal de mer, mer, envahi par la terreur, s’attendant à voir l’eau se répandre à travers les écoutilles, emplir les cales, forcer les portes… Et tout à coup, peu avant l’aube, il lui sembla que le mugissement du ciel était moins fort et que les coups de mer s’espaçaient. En haut, sur le pont, les marins avaient formé un grand cercle, clamant à pleins poumons le cantique à la Vierge du Bon Secours, médiatrice des navigateurs devant la colère divine. Rajeunissant opportunément une vieille tradition française, les corsaires de la république invoquaient la mère du Rédempteur, dans leur misère, pour qu’elle achevât d’apaiser les flots et calmât le vent. Les voix qui si souvent avaient retenti dans les contrepoints de couplets grossiers, priaient maintenant en termes liturgiques celle qui avait conçu sans péché. Esteban se signa et monta sur le pont. Le danger était passé : seul, sans rien savoir des autres navires, peut-être perdus, peut-être coulés, L’Ami du Peuple pénétrait dans un golfe peuplé d’îles. Peuplé d’îles, mais avec l’incroyable particularité que c’étaient des îles très petites, comme des esquisses, des projets d’îles, accumulés là comme on accumule les études, les ébauches, les moulures partielles de statues, dans l’atelier d’un sculpteur. Aucune de ces îles n’était semblable à la suivante,
et aucune n’était constituée par la même matière. Les unes semblaient de marbre blanc, parfaitement stériles, monolithiques et lisses, avec un certain aspect de buste romain enfoncé dans l’eau jusqu’aux épaules ; d’autres étaient des amoncellements de schistes veinés de stries parallèles ; sur s ur leurs terrasses supérieures, désolées, deux ou trois arbres aux branchages très vieux et fouettés par le vent plantaient leurs serres multiples ; il n’y en avait qu’un seul parfois, infiniment solitaire, au tronc blanchi par le salpêtre, semblable à un énorme varech. Quelques-unes étaient si bien minées par le travail des flots qu’elles semblaient flotter sans point d’appui apparent ; d’autres étaient rongées par les chardons ou s’écroulaient sur leurs propres ruines. Dans leurs flancs s’ouvraient des cavernes aux plafonds desquelles pendaient des cactus géants, la tête en bas, avec leurs fleurs jaunes ou rouges allongées en festons, tels de bizarres lustres de théâtre, servant de sanctuaire à l’énigme de quelque forme curieuse, géométrique, isolée, montée sur un socle, — cylindre, pyramide, polyèdre —, à la façon d’un mystérieux objet de vénération, pierre de La Mecque, emblème pythagorique, matérialisation d’un culte abstrait. A mesure que le brick s’avançait dans ce monde étrange, que le pilote n’avait jamais contemplé et qu’il n’arrivait pas à situer après la terrifiante dérive de la nuit précédente, Esteban aurait voulu exprimer son étonnement devant ces « choses » et leur donner des noms : celle-là ne pouvait être que l’île de l’Ange, avec ces ailes ouvertes, byzantines, qui se dessinaient sur une falaise comme sur une fresque ; celle-ci était l’île Gorgone, couronnée de serpents verts, suivie de la Sphère Tronquée, de l’Enclume Rouge et de l’île Douce, si totalement recouverte de guano et d’excréments de pélicans, qu’on aurait dit une masse claire, sans consistance, entraînée par le courant. On allait du Perron des Cierges au Morne-qui-semblait-regarder ; du Galion Echoué au Château empanaché d’écume par les vagues précipitées dans des vestibules trop étroits, et qui se transformaient en énormes gerbes de plumes lorsqu’elles se brisaient vers le haut dans la verticalité d’un faraillon. On allait du Roc Renfrogné au Crâne de Cheval (dont les yeux et les naseaux étaient d’épouvantables abîmes), en passant par les îles Pouilleuses, roches si vieilles, si pauvres, si humbles, qu’elles semblaient des mendiantes couvertes de haillons, au
milieu d’autres roches fraîches, resplendissantes, éburnéennes, plus jeunes de quelques millénaires. On allait de la GrotteTemple, consacrée à l’adoration d’un triangle de diorite, à l’Ile Damnée, désintégrée par les racines de ficus marins qui passaient leurs bras entre les pierres, comme des gumènes qui se fussent enflées d’année en année pour provoquer un écroulement final. Esteban était émerveillé de voir que le Golfe Prodigieux présentait en quelque sorte une maquette des Antilles, un avant-projet qui réunissait en miniature tout ce qu’on pouvait voir dans l’archipel sur une plus grande échelle. Ici aussi il y avait des volcans plantés dans les flots ; mais il suffisait de cinquante mouettes pour les couvrir de neige. Ici aussi il y avait des Vierges Grasses et des Vierges Maigres, mais il suffisait de dix éventails de mer, poussés côte à côte, pour mesurer leurs corps… Au bout de plusieurs heures d’une lente navigation constamment contrôlée au moyen de la sonde, le brick se trouva devant une plage grise, hérissée de pilotis où séchaient de larges filets. On voyait un village de pêcheurs, — sept cases couvertes de feuilles, avec des hangars communs pour abriter les barques —, dominé par une tour faite de cailloux où un guetteur à l’air obstiné attendait l’apparition d’un banc de poissons, avec un buccin à portée de la main. Au loin, sur le sommet d’un éperon, on apercevait un château crénelé, cyclopéen, au sombre aspect, dressé sur un gros mur de rocs violacés. « Les Salines d’Araya », dit le pilote à Barthélémy, qui donna l’ordre de virer net pour fuir la proximité de cette forteresse redoutable, œuvre des Antonelli, architectes militaires de Philippe II, sentinelle préposée depuis des siècles à la sauvegarde des trésors d’Espagne. Evitant les écueils, le navire sortit à toutes voiles de ce qui était reconnu à présent comme le golfe de Santa Fé.
IV
Plusieurs mois se passèrent dans ces mêmes soucis et ces mêmes tâches. Barthélémy, qui n’entreprenait jamais que ce qu’il était sûr de réussir et de pouvoir aisément affronter, sans se prendre pour un fléau des mers, avait toutefois un flair providentiel pour tomber sur la proie la plus mal défendue et la mieux chargée. En dehors d’une vilaine rencontre avec un bateau danois, d’Altona, dont l’équipage s’était défendu avec bravoure, se refusant à amener le pavillon et fonçant sur les navires qui se mettaient en travers de sa route, la flottille menait une vie paisible et prospère, avec un écrivain qui n’avait pas l’étoffe d’un héros, très absorbé par la lecture, et que les autres, pour plaisanter, invitaient à se cacher dans les cales dès qu’une chaloupe de pêche était en vue. Mais à présent L’Ami du Peuple, tenu constamment en haleine, sortant du port un jour sur deux — car le démon du lucre s’était emparé de son commandant, stimulé par la vue de tant de collègues rapidement enrichis — donnait des marques d’épuisement. Il suffisait d’un mauvais temps quelconque pour que le navire se mît à gémir comme une femme, prît une allure assoupie et clopinante. Il grinçait par toutes ses planches. Des abcès de peinture crevaient sur ses mâts et ses amures. Ses plats-bords étaient sales, pleins de marques de chocs. Il fallut procéder à des réparations qui jetèrent Esteban, tout à coup, dans une Guadeloupe dont il n’avait pas pu bien observer les transformations au cours de ses brèves et récentes escales. La Pointe-à-Pitre était devenue, en fait, la ville la plus riche d’Amérique. On ne pouvait imaginer que Mexico, dont on contait tant de merveilles, avec ses orfèvres, ses mines de Taxco, ses vastes filatures, eût atteint quelquefois pareille prospérité. Ici l’or brillait au soleil dans un écoulement insensé de louis tournois, de quadruples, de guinées britanniques, de « moedas » portugaises, frappées aux effigies de Jean V, V, de la reine Marie et de Pierre III, tandis que l’on pouvait palper l’argent avec l’écu de six livres, la piastre
philippine et mexicaine, outre huit monnaies de billon, découpées, trouées, amenuisées selon les besoins de chacun. Un vertige s’était emparé des petits boutiquiers d’hier, devenus armateurs de bateaux corsaires, les uns par leurs propres moyens, d’autres réunis en sociétés et commandites. Les vieilles compagnies des Indes, avec leurs coffres et leurs malles à joyaux, rajeunissaient dans ce coin éloigné de la mer Caraïbe, où la révolution était en train de faire, — et très réellement —, le bonheur de beaucoup. Le registre des prises grossissait ses feuillets avec l’énumération de cinq cent quatre-vingts embarcations, de tout type et de toute provenance, capturées à l’abordage, pillées, ou traînées de force par les flottes. Ce qui, ces jours-là, pouvait se passer en France, n’intéressait guère. La Guadeloupe se suffisait à elle-même, vue désormais avec sympathie et même avec envie par quelques Espagnols du continent qui recevaient sa littérature de propagande à travers les possessions hollandaises. Et c’était un prodigieux spectacle que celui des débarquements d’aventuriers lorsque, de retour d’une course couronnée par le succès, ils descendaient des navires, conduisant dans les rues une rutilante parade, exhibant des échantillons d’indienne, des mousselines orangées et vertes, des soieries de Mazulipatan, des turbans de Madras, des châles de Manille, et tous les tissus précieux qu’ils pouvaient déployer aux yeux des femmes. Ils portaient un mirifique accoutrement, selon une mode locale bien définie : sur leurs pieds nus, — ou sur des bas sans souliers —, on voyait chatoyer des casaques galonnées, des chemises garnies de fourrures et des rubans autour du cou, sans oublier (c’était un point d’honneur) le chapeau de feutre, aux bords à demi tombés, orné de plumes aux couleurs républicaines, qui couronnait le tout de son panache. Le nègre Vulcain dissimulait sa lèpre sous de tels atours qu’il ressemblait à un empereur porté en triomphe. L’Anglais Joseph Murphy, monté sur des échasses, frappait ses cymbales au niveau des balcons. Et ils allaient tous, au sortir de leurs bateaux, escortés par les vivats de la foule, au quartier du Morne-à-Cail, où un camarade invalide avait ouvert un café, Au rendez-vous des Sans-Culotte, avec une cage de toucans et de senzontles près du comptoir, dont les murs étaient couverts d’allégories caricaturesques et de dessins obscènes tracés au charbon. La bringue se déchaînait :
il y aurait, deux ou trois jours durant, grande bombance avec filles et eau-de-vie, tandis que les armateurs surveillaient le déchargement des marchandises, que l’on jouait au fur et à mesure de leur apparition, sur des tables poussées contre les navires… Un après-midi Esteban eut la surprise de rencontrer Victor Hugues au café du Morne-à-Cail, entouré d’officiers qui pour une fois parlaient de choses sérieuses en un tel lieu. « Assieds-toi, mon garçon, et commande… » avait dit l’agent du Directoire qui, promu à cette fonction quelque temps auparavant, ne devait pas être très rassuré à en juger par des propos tenus sur le ton de quelqu’un qui ne cherche que trop l’acquiescement d’autrui. Insistant sur des détails et des chiffres, citant des fragments de rapports plus ou moins officiels, il accusait les Nord-Américains de vendre des armes et des bateaux aux Anglais, dans l’intention d’expulser la France de ses colonies d’Amérique, oubliant ce qu’on avait fait pour eux : « Le seul nom d’Américain, s’écriait-il, en répétant ce que disait une récente proclamation, n’inspire ici que le mépris et l’horreur. L’Américain est devenu réactionnaire, ennemi de tout idéal de liberté, après avoir trompé le monde avec ses comédies de quakers. Les Etats-Unis sont enfoncés dans un nationalisme orgueilleux, ennemi de tout ce qui peut troubler leur puissance. Les hommes mêmes qui ont mené à bien leur indépendance renient à présent tout ce qui a fait leur grandeur. Nous devrions rappeler à ces gens perfides que sans nous, qui leur avons prodigué notre sang et notre argent pour leur donner cette même indépendance, George Washington aurait été pendu comme co mme traître. tra ître. » L’agent L’agent se flattait fla ttait d’avoir écrit au Directoire, l’incitant à déclarer la guerre aux Etats-Unis. Mais les réponses avaient révélé une lamentable ignorance de la réalité ; invitant d’abord à la prudence, elles s’étaient vite transformées en cris d’alarme et en rappels à l’ordre. La faute en était, disait Victor, aux militaires de carrière, comme Pélardy, qu’il avait expulsés de la colonie après de violentes disputes parce qu’ils se mêlaient de ce qui ne les regardait pas, et qui à présent intriguaient contre lui à Paris. Il invoquait les succès de ses initiatives, l’épuration de l’île, la prospérité régnante. « Quant à moi, je continuerai à combattre les Etats-Unis. L’intérêt de la France l’exige », conclut-il, avec la fermeté agressive de quelqu’un qui veut réduire au silence,
d’avance, toutes les objections. Il était évident, se disait Esteban, que celui qui avait gouverné jusque-là avec une autorité absolue commençait à sentir autour de lui la présence puissante d’hommes que le succès et la fortune avaient prodigieusement grandis. Antoine Fuet, marin de Narbonne, à qui Victor avait confié le commandement d’un splendide navire avec des mâts à l’américaine, et des plats-bords d’acajou revêtus de cuivre, était devenu un personnage d’épopée, acclamé par les foules, depuis qu’il avait mitraillé un bateau portugais en chargeant ses canons de pièces d’or à défaut d’autres projectiles. Puis les chirurgiens du Sans-Pareil s’étaient affairés sur les morts et les blessés, récupérant à la pointe du scalpel l’argent encastré dans leurs corps et leurs entrailles. Et c’était cet Antoine Fuet, qu’on surnommait « Commandant Moède », qui avait l’audace d’interdire à l’agent, parce qu’il représentait l’autorité civile et non militaire, l’entrée d’un club que les riches officiers de la flotte avaient ouvert dans une église, appelée par dérision « du Palais-Royal », dont les jardins et dépendances couvraient tout un quartier de la ville. Et Esteban apprenait, avec stupeur, que la franc-maçonnerie renaissait, puissante et active, parmi les corsaires français. Ils avaient leur loge au Palais-Royal, dans laquelle se dressaient à nouveau les colonnes Jakin et Boaz. Par l’éphémère raccourci de l’Etre Suprême, ils étaient retournés au Grand Architecte, à l’Acacia et au maillet de Hiram-Abi. Les fonctions de maîtres et de chevaliers étaient remplies par les commandants Laffite, Pierre Gros, Mathieu Goy, Christophe Chollet, le renégat Joseph Murphy, Murphy, Langlois-jambe-de-bois, Langlois-jambe-de-bois, et même un sang-mêlé appelé Petréas le mulâtre, au sein d’une tradition recouvrée grâce au zèle des frères Modeste et Antoine Fuet. Ainsi, loin des fusils aux canons écourtés, employés dans les abordages, on entendait tinter, dans les cérémonies d’initiation, les nobles épées du rituel, brandies par des mains qui avaient fouillé des chairs de cadavres, pour récupérer des pièces de monnaie noircies par un sang trop gluant… « Toute cette confusion, se disait Esteban, est due au fait qu’ils ont la nostalgie du crucifix. On ne peut être ni toréador ni corsaire sans avoir un temple pour rendre grâces à Quelqu’un d’être encore en vie. Bientôt apparaîtront les ex-voto offerts à la Vierge du Bon Secours. » Et il se réjouit intimement en
remarquant que des forces souterraines commençaient à miner le pouvoir de Victor Hugues. Il se produisait chez lui ce processus affectif inverse qui nous porte à désirer l’humiliation ou la chute d’êtres hier admirés, lorsqu’ils deviennent trop orgueilleux ou arrogants. Il jeta un coup d’oeil vers l’estrade de la guillotine, dressée toujours au même endroit. Dégoûté de lui-même, il succomba à la tentation de penser que la machine, maintenant moins active, et qui restait couverte de sa housse parfois des semaines entières, attendait l’Investi de Pouvoirs. On avait vu d’autres cas de ce genre. « Je suis un porc, dit-il à mi-voix. Si j’étais chrétien, je me confesserais. » Quelques jours plus tard, il y eut une grande allégresse dans le quartier du port, autrement dit dans la ville entière. Le commandant Christophe Chollet, dont on n’avait pas de nouvelles depuis deux mois, revenait avec ses gens, dans un tonnerre de salves, suivi de neuf bateaux capturés après un combat naval dans les eaux de la Barbade. Il y en avait qui battaient pavillon espagnol, anglais, nord-américain, et l’un des derniers transportait une cargaison bizarre : une troupe d’opéra, avec ses musiciens, ses partitions et ses décors. Il s’agissait de la troupe de monsieur Faucompré, fort ténor qui depuis des années promenait le Richard cœur de lion de Grétry du Cap Français à La Havane et à La NouvelleOrléans, comme partie d’un répertoire qui comprenait Zémire et Azor, La belle Arsène, et d’autres œuvres à grand spectacle qui parfois étaient rehaussées par d’habiles jeux de machines, des miroirs magiques et des scènes de tempête. Maintenant son projet de porter l’art lyrique à Caracas et dans d’autres villes d’Amérique où les petites troupes, peu coûteuses à faire voyager, commençaient à réaliser d’importants bénéfices, prenait fin à la Pointe-à-Pitre, ville sans théâtres. Mais monsieur Faucompré, imprésario avisé outre sa qualité d’artiste, informé de la récente richesse de la colonie, était ravi d’être tombé là, après la frayeur qu’il avait éprouvée au cours d’un abordage durant lequel il avait eu la présence d’esprit d’aider ses compatriotes, en les orientant utilement depuis l’abri d’une écoutille. Les gens de sa troupe étaient français, on était entre Français, et le ténor, fort habitué à exciter les colons royalistes avec l’air de Oh Richard ! Oh mon roi ! s’était laissé gagner par le nouveau
sentiment révolutionnaire et chantait à tue-tête Le réveil du peuple du haut du château du vaisseau amiral, à la grande joie de l’équipage, avec des roulades qui faisaient vibrer, — le subrécargue le savait bien —, les verres de la salle à manger des officiers. Avec Faucompré venaient madame Villeneuve, dont le talent versatile s’accommodait, s’il le fallait, au rôle de bergère ingénue aussi bien qu’à celui de mère des Gracques ou de reine infortunée, et les demoiselles Montmousset et Jeandevert, blondes et bavardes, magnifiques en toute interinterprétation du style léger de Paisiello et de Cimarosa. Les navires capturés dans un farouche combat furent oubliés à la vue du débarquement de la compagnie théâtrale, dont les femmes portaient de luxueuses toilettes à la mode, mode encore ignorée à la Guadeloupe, où l’on ne savait pas grand-chose des chapeaux Directoire, des sandales à la grecque, ni des tuniques presque transparentes, dont la taille arrivait à la poitrine, qui avantageaient le corps en s’ajustant à sa silhouette ; et puis il y avait les malles bourrées de vêtements aussi pompeux que souillés de sueur, les colonnes et les trônes portés à dos d’homme, et le clavecin de concert transporté au palais du gouvernement sur un char à mules avec le soin qu’on aurait pris pour déménager une Arche de l’Alliance. Voici que le théâtre était arrivé dans la ville sans théâtre, et comme il fallait faire du théâtre, on prit les mesures opportunes… La plate-forme de la guillotine pouvant tenir lieu de scène excellente, la machine fut reléguée à une arrière-cour voisine, et resta au pouvoir des poules qui dormirent au haut de ses montants. Les planches furent lavées et brossées pour qu’il n’y restât pas trace de sang, on tendit une bâche entre les arbres, et l’on commença les répétitions d’une œuvre préférée à toutes celles que l’on avait au répertoire, tant en raison de sa célébrité universelle que du contenu de certains couplets qui avaient annoncé l’esprit révolutionnaire : Le Devin du Village, de Jean-Jacques. Comme les musiciens amenés par monsieur Faucompré étaient peu nombreux, on essaya d’adjoindre à leur groupe les instrumentistes prêtés par la fanfare des chasseurs basques. Mais devant le peu de science de gens obstinés à exécuter gaillardement leurs parties avec cinq mesures de retard, le chef de la troupe préféra se passer de leurs services ; l’accompagnement du chant fut confié au clavier, un petit
nombre de bois et les indispensables violons que monsieur Anse s’était chargé d’entraîner. Et il y eut représentation de gala, un soir, sur la place de la Victoire. Soirée de gala où s’étala soudainement le genre nouveau riche des révolutionnaires de la colonie. Lorsque les gens de peu se furent pressés jusqu’aux limites des places réservées aux grosses légumes, séparées de la plèbe par des cordes recouvertes de velours bleu avec des nœuds tricolores, apparurent les commandants des navires, constellés de galons, de décorations, d’écharpes et de cocardes, accompagnés de leurs doudous parées des pieds à la tête de bracelets, de bijoux, de pierres précieuses vraies ou fausses, d’argent mexicain, de perles de la Marguerite. Esteban arriva avec une mademoiselle Athalie Bajazet rutilante et transfigurée, resplendissante de paillettes, nue sous une tunique grecque à la mode du jour. Victor Victor Hugues et ses fonctionnaires au premier rang, entourés de femmes piaillantes et empressées, se faisaient passer des plateaux pleins de verres de punch et de vin sans tourner la tête vers les dernières rangées où s’entassaient les mères des heureuses concubines, obèses, fessues, les gros seins pendants, insortables, portant des robes démodées, ajustées à grand-peine avec des morceaux et des ajoutures à leurs débordantes humanités. Esteban remarqua que Victor avait froncé les sourcils en voyant que l’arrivée d’Antoine Fuet était saluée par une ovation, mais sur ce retentit l’ouverture et madame Villeneuve, interrompant les applaudissements, attaqua l’air de Colette : J’ai perdu tout mon bonheur, bonheur, J’ai perdu mon serviteur serviteur, Colin me délaisse…
On vit apparaître le devin, avec un accent strasbourgeois affecté, et l’action se poursuivit, au milieu de la joie générale bien éloignée de celle qu’avait provoquée en ce même lieu, il n’y avait pas longtemps, le fonctionnement alors nouveau de la guillotine. Le public, très habile à saisir au passage des allusions, sut applaudir les strophes où perçait un contenu révolutionnaire que le personnage de Colin, interprété par monsieur Faucompré, s’appliquait à souligner par des clins
d’œil adressés à l’agent du Directoire, et aux officiers et commandants accompagnés de leurs amies. Je vais revoir revoir ma charmante maîtresse, Adieu châteaux, grandeurs, richesses… richesses… Que de seigneurs d’importance Voudraient avoir sa foi ; Malgré toute leur puissance Ils sont moins heureux que moi.
Des clameurs d’enthousiasme retentirent quand on arriva au finale, qu’il fallut répéter cinq fois devant l’insatiable exigence du public : A la ville on fait bien plus de fracas Mais sont-ils aussi gais dans leurs ébats ? Toujours contents, Toujours chantant, Beauté sans fard, Plaisir sans arts, Tous leurs concerts c oncerts valent-ils nos musettes ?
La fête prit fin sur des hymnes révolutionnaires chantés à pleins poumons par monsieur Faucompré, habillé en sans-culotte ; elle fut suivie d’un grand bal au palais du gouvernement, au cours duquel des toasts furent portés avec des vins de grands crus. Victor Hugues, faisant peu de cas des assiduités de madame Villeneuve, dont la mûre beauté évoquait les Lédas fastueuses de la peinture flamande, était plongé dans une conversation intime avec une métisse martiniquaise, Marie-Anne Angélique Jacquin, à laquelle il semblait étrangement attaché depuis que, se sentant entouré d’intrigues, il avait peut-être besoin de sentir la chaleur humaine que, comme mandataire, il aurait voulu dédaigner. Ce soir, l’homme sans amis se montrait aimable envers tous. Lorsqu’il passait derrière Esteban, il lui mettait la main sur l’épaule, d’un geste paternel. Peu avant l’aube, il se retira dans
ses appartements, tandis que Antoine Fuet et le chargé de mission Lebas, homme de confiance de l’agent que certains considéraient, peut-être sans raison, comme un espion du Directoire, s’en allaient dans les faubourgs de la ville en compagnie des cantatrices Montmousset et Jeandevert. Le jeune écrivain, qui avait beaucoup bu, retourna à son auberge par des rues obscures, s’amusant de voir que mademoiselle Athalie Bajazet, après avoir ôté ses sandales à l’antique, retroussait sa tunique grecque jusqu’à mi-cuisse pour passer les flaques laissées par la pluie du jour précédent. Finalement, de plus en plus alarmée par le danger des éclaboussures de boue, elle ôta sa robe par la tête, et la mit sur son cou. « Il fait chaud ce soir », dit-elle en manière d’excuse, en écrasant avec de grandes tapes les moustiques qui piquaient ses fesses. Derrière eux retentissaient les coups de marteau tardifs de ceux qui achevaient de démonter les décors de l’opéra.
V
Le 7 juillet 1798, — pour certains faits les chronologies du calendrier républicain ne comptaient pas — les Etats-Unis déclarèrent la guerre à la France dans les mers d’Amérique. Ce fut comme un coup de tonnerre qui retentit dans toutes les chancelleries européennes. Mais l’île de Notre-Dame de la Guadeloupe, prospère, voluptueuse et ensanglantée, ignora longtemps une nouvelle qui devait traverser deux fois l’Atlantique avant de l’atteindre. Chacun était accaparé par ses propres affaires, se lamentant tous les jours au sujet d’une saison sèche qui, cette année, était particulièrement chaude. Un peu de bétail mourut à cause d’une épidémie ; il y eut une éclipse de lune, la fanfare du bataillon de chasseurs basques donna quelques retraites et il se produisit quelques incendies dans les champs à cause d’un soleil qui avait trop desséché le sparte. Victor Hugues savait que le général Pélardy, dépité, faisait tout son possible pour le discréditer auprès du Directoire, mais l’agent, délivré maintenant de ses angoisses, s’estimait irremplaçable dans sa charge. « Tant que je pourrai envoyer leur ration d’or à ces Messieurs, disait-il, ils me laisseront tranquille. » On affirmait, dans les potinières de la Pointe-à-Pitre, que sa fortune personnelle se montait à plus d’un million de livres. On parlait de son mariage possible avec Marie-Angélique Jacquin. Ce fut alors que, poussé par un désir croissant de richesses, il créa une agence au moyen de laquelle était assurée l’administration des biens des émigrés, des finances publiques, de l’armement des corsaires et du monopole des douanes. Violent fut l’orage déchaîné par cette initiative, qui affectait directement une foule de gens jusque-là favorisés par son gouvernement. Sur les places, dans les rues, on commenta l’arbitraire de ce procédé, si violemment qu’il fallut sortir la guillotine, pendant qu’en guise d’avertissement opportun s’ouvrait une nouvelle bien que brève période de terreur. terreur. Les nouveaux riches, les privilégiés, les fonctionnaires prévaricateurs, les usufruitiers de propriétés abandonnées
par leurs maîtres durent avaler leur langue sans protester. Behemoth devenait commerçant, s’entourant de balances, de poids et de romaines, qui à toute heure évaluaient les richesses qui s’engouffraient dans ses magasins. Quand on eut connaissance de la déclaration de guerre des Etats-Unis, ceux-là mêmes qui avaient pillé des voiliers nord-américains rejetèrent sur Victor Hugues la responsabilité de ce qui leur apparaissait à présent comme un désastre, dont les conséquences pouvaient être catastrophiques pour la colonie. Comme la nouvelle avait beaucoup tardé à arriver, il était fort possible que l’île, déjà entourée de bateaux ennemis, fût attaquée dans la journée, le lendemain peut-être. On parlait d’une puissante escadre partie de Boston, d’un débarquement de troupes à la Basse-Terre, d’un prochain blocus… Telle était l’atmosphère d’inquiétude et d’angoisse, quand, un après-midi, la voiture que Victor Hugues utilisait dans ses promenades aux environs de la ville s’arrêta devant l’imprimerie des Lœuillet, où Esteban travaillait à corriger des épreuves. « Laisse ça », lui cria l’agent, par un guichet. « Accompagne-moi au Gozier. » Pendant le trajet on parla d’événements sans importance. Arrivé devant la rade, l’agent fit monter le jeune homme dans une barque et, enlevant sa casaque, rama jusqu’à l’îlot. Une fois sur la plage, il s’étira longuement, déboucha une bouteille de cidre anglais, et d’un ton calme se mit à parler. « On me chasse d’ici ; il n’y a pas d’autre façon de le dire, on me chasse d’ici… Ces Messieurs du Directoire veulent que j’aille à Paris pour rendre compte de mon administration. Et ce n’est pas tout : un traîneur de sabre, le général Desfourneaux, est chargé de me remplacer, pendant que l’infâme Pélardy revient triomphalement en qualité de commandant des forces armées. » Il se coucha sur le sable, regardant le ciel qui commençait à s’assombrir. « Il manque maintenant que je remette, moi, le pouvoir. J’ai encore des gens avec moi ! » « Tu vas déclarer la guerre à la France ? » demanda Esteban qui, après ce qui s’était passé avec les Etats-Unis, croyait Victor capable de n’importe quel coup de tête. « A la France non. Mais peut-être bien à son cochon de gouvernement. » Il y eut un long silence, pendant lequel le jeune homme se demanda pourquoi l’agent, si peu porté à se confier, l’avait choisi pour se soulager du poids d’une nouvelle que tous ignoraient encore, nouvelle
catastrophique pour quelqu’un qui n’avait jamais connu de revers graves au cours de sa carrière. L’autre reprit la parole : « Tu n’as plus de raisons de rester à la Guadeloupe. Je te donnerai un sauf-conduit pour Cayenne. De là tu pourras passer à Paramaribo, où il y a des navires nord-américains et espagnols. Tu trouveras bien un moyen de te débrouiller. » Esteban contint sa joie, craignant de tomber dans un piège comme cela était arrivé déjà une autre fois. Mais à présent tout était clair. L’homme déchu expliquait que depuis longtemps il aidait, par des envois de médicaments, d’argent et de marchandises, plus d’un déporté de Sinnamary et de Kourou. Le jeune homme savait que quelques-uns des principaux protagonistes de la révolution étaient confinés en Guyane, mais il le savait d’une manière vague et confuse, étant donné que dans de nombreux cas on lui avait cité les noms de « déportés » dont la signature apparaissait ensuite au bas d’articles dans la presse de Paris. Il ignorait le sort de Collot d’Herbois en zone américaine. De Billaud-Varenne il avait entendu dire qu’il élevait des perroquets quelque part, près de Cayenne. « Je viens d’apprendre que ce Directoire de merde a interdit d’envoyer de France quoi que ce soit à Billaud. On veut le faire mourir de faim et de misère », dit Victor. « Billaud n’a-t-il pas été l’un de ceux qui ont trahi l’Incorruptible ? » demanda Esteban. L’autre retroussa les manches de sa chemise pour gratter la bourbouille qui rougissait ses avant-bras. « Ce n’est pas le moment de faire des reproches à un homme qui fut un grand révolutionnaire. Billaud a commis des erreurs de patriote. Je ne permettrai pas qu’on le fasse mourir de misère. » Dans les circonstances actuelles il ne lui convenait pas cependant qu’on le tînt pour un protecteur de l’ancien membre du comité de Salut public. Il demandait au jeune homme, en échange de sa libération, de s’embarquer le lendemain à bord de La Vénus de Médicis, goélette envoyée à Cayenne avec un chargement de vins et de farine, pour faire parvenir une importante somme d’argent à l’ami tombé en disgrâce. « Prends garde là-bas à Jeannet, l’agent du Directoire. Il me porte une jalousie maladive. Il essaye de m’imiter en tout, mais ne réussit qu’à être grotesque. C’est un crétin. J’ai bien failli lui déclarer la guerre. » Esteban remarquait que Victor, toujours en bonne santé apparemment, avait la peau d’une vilaine couleur
jaunâtre. Son ventre était trop gros sous la chemise mal boutonnée. « Bon, petiot, dit-il, avec une douceur soudaine. Je mettrai en prison ce Desfourneaux, dès son arrivée. Nous verrons bien ce qui arrivera. La grande aventure est terminée pour toi. Tu Tu vas rentrer chez toi ; retourner au magasin de ton père. C’est une bonne affaire. Prends-en soin. Je ne sais pas ce que tu peux penser de moi. Peut-être que je suis un monstre. Mais il y a des époques, souviens-t’en, qui ne sont pas faites pour les enfants de choeur. » Il prit un peu de sable, le faisant glisser d’une main dans une autre, comme si elles avaient été les ampoules d’une clepsydre. « La révolution s’effondre. Je n’ai plus rien où m’accrocher. m’accrocher. Je ne crois à rien. » La nuit tombait. Ils traversèrent de nouveau la rade, et reprenant la voiture allèrent au palais du gouvernement. Victor prit des enveloppes et des paquets cachetés. « Voilà le sauf-conduit, avec de l’argent pour toi. Ça, c’est pour Billaud. Cette lettre est pour Sofia. Bon voyage… émigré. » Esteban embrassa l’agent avec une tendresse soudaine : « Pourquoi t’es-tu fourré dans la politique ? » demanda-t-il, se rappelant l’époque où l’autre n’avait pas aliéné encore sa liberté dans l’exercice d’un pouvoir qui s’était transformé, en définitive, en un tragique esclavage. « C’est sans doute parce que je suis né boulanger », dit Victor. « II est probable que si les nègres n’avaient pas brûlé ma boulangerie cette nuit-là, le Congrès des Etats-Unis ne se serait pas réuni pour déclarer la guerre à la France. Si le nez de Cléopâtre… Qui a dit ça ?… » Lorsqu’il se vit de nouveau dans la rue, sur le chemin de son auberge, Esteban éprouva cette sensation de vivre dans l’avenir, que produit l’approche des grands changements. Il se sentait détaché de façon étrange du monde ambiant. Tout ce qu’il connaissait et lui était familier lui devenait étranger. Il s’arrêta devant la Loge des Corsaires, sachant qu’il la contemplait pour la dernière fois. Il entra dans un cabaret pour prendre congé de sa présence en ce lieu, tout seul, devant un verre d’eau-de-vie parfumée au citron et à la noix noix de de muscade. muscade. Le comptoir comptoir,, les barils, le le tapage des servantes mulâtresses appartenaient désormais au passé. Les liens se brisaient. Ces tropiques dans lesquels il avait été si longtemps intégré redevenaient exotiques. Sur la place de la Victoire les aides de monsieur Anse travaillaient à démonter la guillotine. La machine avait achevé, en cette île, sa
terrifiante tâche. L’équerre luisante et acérée, suspendue par l’Investi de Pouvoirs au haut de ses montants, retournait dans sa caisse. On emportait la porte étroite par laquelle tant d’hommes étaient passés de la lumière à la nuit sans retour. L’instrument, le seul à être arrivé en Amérique comme bras séculier de la liberté, se rouillerait à présent parmi la ferraille inutilisable de quelque magasin. A la veille de jouer le tout pour le tout, Victor Hugues escamotait l’engin qu’il avait lui-même érigé en nécessité primordiale, avec l’imprimerie et les armes, choisissant peut-être pour lui-même une mort dans laquelle l’homme, en une suprême attitude d’orgueil, pouvait se contempler au moment de disparaître à jamais.
CHAPITRE QUATRIÈME
I Les lits de la mort.
Goya.
Quand Esteban, fatigué d’aller de la porte de Remire à la place d’Armes, et de la rue du Port à la porte de Remire, s’assit sur une borne au coin d’une rue, découragé par tout ce qu’il avait vu, il eut la sensation d’être tombé dans l’asile de fous de The Rakes Progress. Tout, dans cette île-cité de Cayenne, était pour lui invraisemblable, détraqué, désaxé. Ce qu’on lui avait raconté à bord de La Vénus de Médicis était donc vrai. Les sœurs de Saint-Paul de Chartres, chargées de l’hôpital, allaient dans les rues avec l’habit de leur ordre, comme si rien ne s’était passé en France, et elles veillaient sur la santé des révolutionnaires qui ne pouvaient se passer de leurs services. Les grenadiers — allez savoir pourquoi — étaient tous des Alsaciens au parler pâteux, si inadaptés au climat que leur visage ne cessait à longueur d’année de se couvrir d’éruptions et de furoncles. Plusieurs nègres, de ceux qui à présent se disaient libres, étaient exposés sur une estrade, les chevilles liées par des anneaux à une barre de fer, en punition sans doute de leur fainéantise. Bien qu’il existât un asile de lépreux dans l’île Malingre, de nombreux moribonds erraient à leur fantaisie, exhibant des horreurs afin d’obtenir des aumônes. La milice de couleur était un ramassis de gens en loques ; les habitants semblaient huilés ; tous les Blancs de quelque condition avaient l’air de mauvaise humeur. Habitué aux toilettes élégantes des Guadeloupéennes, l’étonnement d’Esteban n’avait pas de bornes devant
l’impudeur des négresses qui allaient partout, les seins nus, spectacle peu agréable quand il s’agit de vieilles femmes aux joues gonflées par des chiques de tabac. Et puis, il y avait là une nouvelle présence : celle de l’Indien à l’aspect sauvage, qui venait en pirogue à la ville pour vendre des goyaves, des lianes médicinales, des orchidées ou des herbes à tisanes. Quelques-uns amenaient leurs femmes pour les prostituer dans les fossés du fort, à l’ombre de la poudrière ou derrière l’église fermée de Saint-Sauveur. On voyait des visages tatoués ou barbouillés d’étranges teintures. Et le plus bizarre était que, malgré un soleil aveuglant, qui rehaussait les couleurs exotiques du tableau, ce monde bariolé, pittoresque en apparence, était un monde triste, écrasé, où tout semblait se diluer dans des ombres d’eau-forte. Un arbre de la liberté, planté en face de l’édifice laid et écaillé qui tenait lieu de palais du gouvernement, s’était desséché par manque d’arrosage. Dans une grande bâtisse à multiples vérandas était installé un club politique fondé par les fonctionnaires de la colonie ; mais ils n’avaient même plus l’énergie de répéter les discours d’autrefois, ayant transformé ce lieu en un tripot permanent, où l’on taillait des cartes au pied d’un portrait de l’Incorruptible, couvert de chiures de mouches, que nul ne voulait prendre la peine de décrocher, malgré les prières de l’agent du Directoire, parce qu’il était solidement fixé au mur par les coins du cadre. Ceux qui jouissaient de biens, ou de prébendes administratives, ne connaissaient d’autre distraction que celle de manger et de boire, et se réunissaient en d’interminables ripailles qui commençaient à midi pour se prolonger jusqu’à la nuit. Mais Esteban regrettait le tumulte, le chatoiement des jupes, les modes nouvelles, qui mettaient tant de gaieté dans les rues de la Pointe-à-Pitre. Les hommes portaient des vêtements râpés, hérités de l’ancien régime, et ils suaient tant sous leurs casaques de drap épais, qu’elles étaient toujours mouillées dans le dos et aux aisselles. Leurs femmes avaient des robes et des atours semblables à ceux qu’exhibaient à Paris les villageoises des choeurs d’opéra. Il n’y avait pas une seule belle résidence, un seul cabaret amusant, un seul endroit où passer un moment. Tout était médiocre et uniforme. Là où il semblait qu’il eût existé un jour un jardin botanique, on ne voyait à présent qu’une brousse puante, dépôt d’immondices et latrines publiques,
fouillée par des chiens galeux. En regardant vers le continent on remarquait la proximité d’une végétation dense, hostile, beaucoup plus infranchissable que les murs d’une prison. Esteban éprouvait une sorte de vertige de penser que la forêt vierge qui commençait là était la même qui s’étendait, sans trêve ni coupure, jusqu’aux rives de l’Orénoque et de l’Amazone ; jusqu’au Venezuela espagnol ; jusqu’à la lagune de Parima ; jusqu’au très lointain Pérou. Tout ce qui était aimable sous les tropiques de la Guadeloupe devenait agressif, impénétrable, enchevêtré et dur, avec ces arbres à la taille démesurée qui se dévoraient les uns Tes autres, emprisonnés par leurs lianes, rongés par leurs parasites. Pour qui venait de lieux si joliment appelés Le Lamentin, Le Moule, Pigeon, les noms mêmes de Maroni, Oyapok, Appronague, avaient une sonorité désagréable, telle une morsure, et semblaient présager des marécages, des crues brutales, des proliférations incapables. En compagnie des officiers de La Vénus de Médicis, Esteban alla présenter ses respects à Jeannet et lui remit une lettre de Victor Hugues, qui fut lue avec une mauvaise humeur évidente. L’agent particulier du Directoire en Guyane, — il n’était pas possible de croire qu’avec une telle allure il fût cousin de Danton —, avait un aspect répugnant : son teint était verdâtre en raison d’une affection hépatique, et on avait dû l’amputer du bras gauche par suite de morsures de verrat. Esteban apprit que Billaud-Varenne avait été relégué à Sinnamary, de même que la masse des déportés français (beaucoup d’entre eux avaient été confinés à Kourou ou à Conamama) à qui l’entrée de la ville était interdite. Là-bas, disait Jeannet, ils avaient des terres cultivables en abondance, et tout ce qu’il leur fallait pour purger le plus décemment du monde les peines imposées par les différents gouvernements révolutionnaires. « Beaucoup de prêtres réfractaires ? » demanda Esteban. « Il y a de tout », répondit l’agent avec une indifférence étudiée : « Des députés, des émigrés, des journalistes, des magistrats, des savants, des poètes, des curés français et belges. » Esteban ne crut pas opportun de se montrer curieux de savoir l’endroit exact où étaient allés échouer certaines personnes déterminées. Le commandant de La Vénus de Médicis lui avait conseillé de faire apporter à Billaud-Varenne l’argent qui lui était destiné par personnes interposées. Et en attendant d’y parvenir, il se
logea à l’auberge d’un certain Hauguard, la meilleure de Cayenne, où l’on trouvait de bons vins et une nourriture acceptable. « Ici la guillotine n’a pas fonctionné », disait Hauguard tandis que les négresses Angesse et Scholastique, la table une fois desservie, allaient chercher une bouteille de tafia : « Mais notre sort est peut-être pire, car il vaut mieux tomber sous un seul coup que mourir par degrés. » Et il expliquait à Esteban comment il fallait interpréter l’expression de « terres labourables », ces terres que Jeannet présentait comme la providence des déportés. Si à Sinnamary, où se trouvait Billaud, on menait une vie misérable, un peu adoucie toutefois par la proximité d’un moulin à sucre et de quelques plantations plus ou moins prospères, les seuls noms de Kourou, de Conamama, d’Iracoubo, étaient synonymes de mort lente. Confinés dans des zones désignées de façon arbitraire, avec interdiction d’en bouger, les déportés s’entassaient par groupes de neuf ou dix dans des baraques immondes, sains ou malades, pêle-mêle, comme dans des pontons, sur des sols détrempés, impropres à toute culture, souffrant la faim et les privations, privés des médicaments les plus indispensables, à moins que quelque chirurgien envoyé par l’agent du Directoire en tournée d’inspection officielle ne leur distribuât de l’eau-de-vie en guise de suprême et unique panacée. « Voilà ce qu’on appelle la guillotine sèche », dit Hauguard. « Triste réalité, certes », répondit Esteban : « Mais bon nombre de fusilleurs de Lyon, d’accusateurs publics, d’assassins politiques sont venus échouer ici ; ces gens-là sont allés jusqu’à placer les corps des guillotinés dans des positions obscènes au pied des échafauds. » « Les bons et les méchants sont mêlés », dit Hauguard chassant les mouches à coups d’éventail. Le jeune homme allait l’interroger au sujet de Billaud, quand un vieillard loqueteux, nimbé par une vapeur d’alcool, s’approcha de la table, s’écriant que tous les malheurs qui accablaient les Français étaient plus que mérités… « Laissez Monsieur tranquille », dit l’aubergiste, montrant un certain respect pour le vieil homme corpulent, dont l’allure n’était pas dépourvue, malgré la misère, de quelque majesté. « Nous étions comme des patriarches bibliques, entourés d’enfants et de bétail, maîtres de fermes et d’aires », disait l’intrus avec un accent désuet, un peu hésitant
et lourd, qu’Esteban entendait pour la première fois. « Nôtres étaient les terres de la Prée de Bourques, du Pont-des-Buots, de Fort-Royal, et de tant d’autres qui n’eurent pas de pareilles au monde, parce que notre piété — notre grande piété — attira sur elles la faveur de Dieu. » Il se signa lentement, d’un geste si oublié à cette époque, qu’il sembla à Esteban le comble de l’originalité : « Nous étions les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse, si fidèles sujets du roi de France que pendant quarante ans nous refusâmes de signer un papier infâme où nous devions reconnaître comme souverains la grosse Anne Stuart et un certain roi George que le maudit doit garder dans les flammes de sa demeure. Et c’est pourquoi advint le Grand Dérangement. Un jour, les soldats anglais nous chassèrent de nos maisons, prirent nos chevaux et nos bêtes, pillèrent nos coffres, et nous fûmes déportés en masse à Boston, ou ce qui était pis à la Caroline du Sud, en Virginie, où l’on nous traita plus mal que des nègres. Et malgré la misère et l’animosité des protestants et la haine de tous ceux qui nous voyaient aller dans les rues tels des mendiants, nous continuions à louer nos seigneurs : celui qui règne dans les cieux et celui qui de père en fils règne sur la terre. Et comme l’Acadie ne redevenait pas ce qu’elle avait été quand nos charrues étaient bénies par le Très-Haut, cent fois on nous offrit la restitution de nos terres, de nos fermes, en échange de notre soumission à la couronne britannique. Et cent fois nous refusâmes, Monsieur. Finalement, après avoir été décimés, avoir dû nous gratter avec la tuile de Job, et être restés couchés sur des tas de cendres, nous fûmes libérés par les flottes de France. Et nous arrivâmes dans notre lointain pays, Monsieur, Monsieur, certains d’être sauvés. Mais on nous dispersa sur de mauvaises terres et l’on ne prit pas garde à nos réclamations. Et nous disions : « Ce n’est pas la faute du bon roi qui ignore peut-être nos misères présentes et ne peut pas se figurer ce que fut l’Acadie de nos pères. » Et certains comme moi furent amenés dans cette Guyane où le sol parle un langage inconnu. Hommes du sapin et de l’érable, du chêne et du bouleau, nous nous trouvâmes ici, où tout ce qui pousse et bourgeonne avorte lamentablement ; où le champ cultivé pendant le jour est ravagé en une nuit par l’œuvre du diable. Ici, Monsieur, la présence du diable se manifeste par l’impossibilité d’établir un ordre. Ce que l’on fait droit devient courbe, et ce qui devrait
être courbe, devient droit. Le soleil, qui était vie et joie dans notre Acadie, après la fonte des neiges du printemps, devient malédiction sur les rives du Maroni. Ce qui là-bas servait à gonfler les moissons, devient ici le fléau qui les étouffe et les pourrit. Il me restait toutefois la fierté de ne pas avoir abjuré ma fidélité au roi de France. J’étais parmi des Français qui au moins me considéraient avec respect, parce que j’avais appartenu à un peuple libre comme nul autre, et qui cependant avait préféré la ruine, l’exil et la mort plutôt que faillir à sa fidélité… Nôtres étaient, Monsieur, les terres de la Prée-des-Bourques, du Pont-à-Buot, de la Grand-Prée. Et un jour c’est vous Français, — et l’ivrogne frappait la table avec ses poings noueux —, qui avez osé décapiter notre roi, provoquant le deuxième Grand Dérangement qui devait nous dépouiller de notre honneur et de notre dignité. Je me vis traité de « suspect », d’adversaire de je ne sais quoi, moi qui souffre depuis plus de soixante ans pour ne vouloir être que Français ; moi qui ai perdu mes biens et ai vu mourir ma femme dans un accouchement atroce, au fond de la cale d’un bateau-prison, pour ne pas avoir voulu renier ma patrie et ma foi… Les seuls Français qui restent au monde, Monsieur, Monsieur, sont les Acadiens. Les autres ne sont plus que des anarchistes qui n’obéissent ni à Dieu ni à diable, qui ne rêvent que de finir mêlés aux Lapons, aux Maures et aux Tartares. » Le vieillard saisit une bouteille de tafia, et, en ingurgitant une énorme lampée, alla tomber sur des sacs de farine où il s’endormit à plat ventre, tout en marmonnant contre les arbres qui en ce pays ne poussaient pas… « Il est certain que ce furent de grands Français », dit Hauguard : « Le malheur est qu’ils continuent à vivre en une époque qui n’est pas la leur. On dirait des gens d’un autre monde. » Et Esteban pensait à l’absurdité de la rencontre, en Guyane, de ces Acadiens convaincus de l’immuable grandeur d’un régime contemplé dans ses pompes et ses allégories, ses portraits et ses symboles, avec d’autres hommes qui, parce qu’ils avaient trop connu les faiblesses de ce même régime, avaient consacré leur vie à sa destruction. L’éloignement avait fait des martyrs qui jamais ne comprendraient ceux qu’avait faits la trop grande proximité. Les gens qui n’avaient jamais vu un trône l’imaginaient monumental et sans fissures. Mais ceux qui l’avaient eu devant les yeux connaissaient ses souillures et
ses failles… « Que peuvent bien penser les anges de Dieu ? » dit Esteban, posant une question qui dut sembler à Hauguard le comble de l’incohérence. « Que c’est un crétin », répondit l’autre en riant ; « il est vrai que Collot d’Herbois, dans les derniers jours de sa vie, ne cessait de réclamer son aide ». Esteban apprit alors quelle avait été la fin lamentable du fusilleur de Lyon. Lyon. En arrivant à Cayenne, il avait été logé avec Billaud à l’hôpital des religieuses, occupant, par un hasard cruel, une cellule appelée salle de Saint-Louis, lui qui avait demandé la condamnation immédiate et sans délai du dernier des Louis. Dès le début, il s’était adonné sans frein à la boisson, gribouillant dans les cabarets des fragments décousus d’une véridique histoire de la révolution. Les soirs d’ivresse il pleurait son malheur, sa solitude dans cet enfer, avec des mimiques et des paroxysmes de vieux comédien qui exaspéraient l’austère Billaud : « Tu n’es pas sur une scène », lui criait-il ; « garde au moins ta dignité en te disant que, comme moi, tu as fait ton devoir ». Le coup de fouet de la réaction de thermidor, tardivement parvenu à la colonie, excita les Noirs contre les anciens membres du comité de Salut public. Ceux-ci ne pouvaient sortir dans la rue sans être l’objet de railleries et d’insultes : « Si je devais recommencer, disait Billaud entre ses dents, je ne donnerais pas si généreusement la liberté à des hommes qui ne savent pas à quel prix on l’achète ; j’abrogerais le décret du 16 pluviôse an II » (« C’est la grande fierté de Victor de l’avoir apporté en Amérique », se disait Esteban.) Jeannet fit partir Collot de la ville et le confina à Kourou. Là, adonné à l’alcool, le bon père Gérard errait dans les chemins, la casaque déchirée et les poches pleines de feuillets sales, provoquant des scandales dans les auberges où on lui refusait tout crédit. Une nuit, il but une bouteille d’un produit pharmaceutique, qu’il prit sans doute pour de l’eau-de-vie. A moitié empoisonné il fut expédié à Cayenne par un officier de santé. Mais les nègres chargés de son transfert l’abandonnèrent en route, le traitant d’assassin de Dieu et des hommes. Foudroyé par une insolation, on le transporta finalement à l’hôpital des religieuses de Saint-Paul de Chartres, où le sort voulut qu’on le couchât, pour la seconde fois, dans la salle de Saint-Louis. Il se mit à invoquer à grands cris le Seigneur et la Vierge, implorant le pardon de ses fautes. Les clameurs étaient telles
qu’un garde alsacien, rendu furieux par ce repentir de dernière heure, lui rappela qu’un mois auparavant il l’avait encore induit à blasphémer le saint nom de la mère de Dieu, lui disant en outre que l’histoire de sainte Odile était une simple fable inventée pour abrutir le peuple. Maintenant Collot demandait un confesseur, vite, le plus tôt possible ; il sanglotait, était parcouru de convulsions, disait en gémissant que ses entrailles étaient en feu, que la fièvre le dévorait, qu’il n’y aurait plus de salut pour lui. Finalement il roula sur le sol, et expira en vomissant du sang. Jeannet apprit sa mort alors qu’il jouait au billard avec quelques fonctionnaires. « Qu’on l’enterre. Il ne mérite pas plus d’honneurs qu’un chien », dit-il, sans lâcher la queue avec laquelle il exécutait un carambolage savant. Mais le jour des obsèques un joyeux tumulte de tambours emplit la ville. Les nègres, sachant fort bien qu’il y avait en France quelque chose de changé, avaient pensé, quoique tardivement, à célébrer leur carnaval d’Epiphanie, oublié pendant les années d’athéisme officiel. Dès la première heure ils s’étaient déguisés en rois et en reines d’Afrique, en diables, en sorciers, en généraux et en bouffons, se précipitant dans les rues munis de calebasses, de sonnailles, de tout ce qui pouvait être percuté, secoué, en l’honneur de Melchior, de Gaspard et de Balthazar. Les fossoyeurs, dont les pieds s’agitaient avec impatience au rythme des musiques lointaines, creusèrent en toute hâte une fosse exiguë, où ils poussèrent violemment le cercueil aux planches fissurées, dont le couvercle était en outre à moitié décloué. A midi, pendant qu’on dansait partout, apparurent plusieurs porcs, de ceux qui sont couleur de plomb, pelés, oreillards, au groin pointu, et toujours affamés, qui introduisirent leur museau dans la sépulture, y trouvant une chair appétissante derrière les planches déjà défoncées sous le poids de la terre. Ces bêtes se mirent au travail sur un cadavre ballotté, poussé, fouillé avec avidité. L’une d’entre elles emporta une main qui faisait entre ses dents un bruit de glands. D’autres s’acharnèrent sur le visage, le cou, le dos. Et les charognards qui attendaient déjà, posés sur les murs du cimetière, achevèrent le reste. Ainsi prit fin l’histoire de Jean-Marie Collot d’Herbois, sous le soleil de Guyane. « Mort bien digne d’un salaud de son espèce », dit le vieil Acadien qui, assis sur un sac de farine, avait écouté les derniers mots du récit en grattant sa gale.
II
Il fallut peu de temps à Esteban pour constater que Victor Hugues s’était montré trop optimiste en lui disant que le voyage de Cayenne à Paramaribo, en de pareils moments, était une entreprise facile. Jeannet, envieux de la prospérité de la Guadeloupe, avait aussi ses corsaires : petits patrons rapaces, sans l’allure ni la taille d’un Antoine Fuet, qui se jetaient sur n’importe quelle embarcation solitaire ou égarée, justifiant le nom de « guerre des brigands » avec lequel les Américains du Nord désignaient désormais l’action maritime des Français dans la mer Caraïbe. Et pour se procurer de l’argent, Jeannet vendait à Surinam, à n’importe quel prix, ce que ces gens-là lui rapportaient. C’est pourquoi il ne délivrait qu’à ses hommes de confiance, associés à ses affaires, les sauf-conduits nécessaires pour passer en terre hollandaise. Il expliquait sa rigueur à ce sujet en affirmant qu’on évitait ainsi des évasions de déportés, comme celles qui avaient eu lieu quelques mois auparavant, grâce à la complicité d’ennemis du régime. En outre, les visages nouveaux ne plaisaient pas à Cayenne. Tout étranger était regardé d’avance comme un espion possible du Directoire. Si Esteban n’attirait pas l’attention, c’est parce qu’on le prenait pour un homme d’équipage de La Vénus de Médicis, qui restait ancrée en attendant son chargement. Mais le moment de lever l’ancre arriverait, rendant inévitable le retour à la Pointe-à-Pitre où peut-être une guerre civile s’était allumée, où travaillaient peut-être les mécanismes inquisitoriaux de la terreur blanche. D’y penser seulement le jeune homme éprouvait comme une sensation d’effondrement intime. Son pouls battait sourdement et quelque chose s’affaissait au milieu de sa poitrine, le laissant sans respiration. Une frayeur jusque-là inconnue s’emparait de lui, l’habitant comme une maladie. Il ne pouvait plus dormir une nuit entière. Il se réveillait, peu après s’être couché, avec l’impression que tout l’oppressait : les murs étaient là pour l’emprisonner ; le plafond bas, pour
raréfier l’air qu’il respirait ; la maison était un cachot, l’île une prison, la mer et la forêt des murailles d’une épaisseur insondable. Les lueurs de l’aube lui apportaient un certain soulagement. Il se levait plein de courage, se disant qu’aujourqu’aujourd’hui il se passerait quelque chose ; qu’un événement imprévu dégagerait la route. Mais à mesure que la journée s’écoulait sans aucune péripétie, il était envahi par un désespoir qui, au crépuscule, le laissait sans force et sans courage. Il s’écroulait sur son lit, y demeurant si immobile, — pétrifié, incapable de faire un geste, comme si son corps eût pesé immensément —, que la négresse Angesse, le croyant affaibli par un accès de fièvre intermittente, lui faisait avaler pour le ranimer des cuillerées de potion à base de quinquina. Il était pris alors de terreur devant sa solitude, et descendant à la salle à manger de l’auberge, il mendiait la compagnie de n’importe qui — Hauguard, un buveur jovial, l’Acadien aux bibliques évocations… — pour s’étourdir en parlant… Sur ce on apprit que Jeannet avait été destitué par le Directoire en faveur d’un nouvel agent, Burnel, qui, disait-on, estimait beaucoup Billaud-Varenne. La nouvelle fut apprise avec épouvante par les fonctionnaires de la colonie. Craignant de voir les confinés de Sinnamary dénoncer des abus et des déprédations, on envoya des médicaments et des vivres à ceux dont la personnalité était la plus marquante et qui possédaient les plus hauts titres. Car leurs accusations pouvaient parvenir à l’oreille du nouveau mandataire. Il se produisait cette chose curieuse que les derniers Jacobins, persécutés en France, relevaient la tête en Amérique, inexplicablement favorisés par l’octroi de pouvoirs et de nominations officielles. Soudain un trafic actif s’établissait entre Cayenne, Kourou et Sinnamary, dont Esteban crut opportun de tirer parti pour se débarrasser des paquets et des lettres que Victor Hugues lui avait confiés. Rien ne l’empêchait de détruire le contenu des paquets enveloppés de toiles cousues, ni de s’emparer des valeurs enfermées dans les boîtes cachetées qui complétaient sa commission. Il se serait libéré ainsi d’objets toujours compromettants en une époque de perquisitions policières, sans avoir à rendre compte de sa vilaine action, moins vilaine à présent, puisque la situation du principal déporté prenait un autre aspect. Billaud-Varenne, d’autre part, était un personnage qui lui inspirait une tenace aversion. Mais Esteban, précisément
parce qu’il avait beaucoup fréquenté les milieux révolutionnaires, était devenu extrêmement superstitieux. Il croyait que d’afficher bonne santé ou bonheur attirait la maladie ou la guigne. Il croyait que le destin était toujours dur envers ceux qui se montraient trop confiants en leur sort. Et il croyait, surtout, que le fait pour quelqu’un de ne pas s’acquitter d’une mission ou dans certains cas de ne pas se donner la peine d’aider un malheureux, pouvait produire une paralysie d’énergies ou de courants favorables à sa personne, coupable d’égoïsme ou de négligence devant une force inconnue qui pesait les actes des hommes. Et voyant qu’il n’avait pas trouvé un moyen, même aventureux, de passer à Paramaribo, il se disait qu’il pourrait se rendre les circonstances favorables en s’empressant de faire la commission de Victor Hugues. A défaut d’autre confident il ouvrit son cœur à Hauguard, homme habitué à être en rapport avec des gens des milieux les plus divers, qui passait son temps entre ses marmites et ses négresses sans se soucier de politique. Il apprit par lui que si Collot d’Herbois avait été l’objet d’un mépris général, à cause de son alcoolisme, de ses sanglots d’histrion manqué, de ses lâchetés de la dernière heure, Billaud, lui, était entouré d’une haine qui, loin de l’intimider, avait le pouvoir de stimuler un orgueil bien propre à étonner ceux-là mêmes qui, indirectement ou à la suite d’un de ses ordres maintenant oubliés, souffraient les rigueurs de la déportation. Au milieu de tant d’hommes découragés et repentis, affaiblis et aigris, l’implacable d’hier se refusait à toute compromission, solitaire et farouche, tout d’une pièce, affirmant que si l’histoire faisait un bond en arrière, et le replaçait devant les contingences qu’il avait vécues, il agirait exactement comme il l’avait fait. Il était vrai qu’il élevait des perroquets et des cacatoès ; mais c’était pour pouvoir dire, sarcastiquement, que ses oiseaux, comme les peuples, répétaient tout ce qu’on voulait bien leur apprendre… Esteban aurait voulu s’épargner le voyage à Sinnamary, en remettant ce qu’il avait en sa possession à une personne de confiance, connue de l’aubergiste. A sa grande surprise, Hauguard lui conseilla de parler à la supérieure des religieuses de Saint-Paul de Chartres, que Billaud-Varenne estimait grandement, la traitant de « très respectable sœur », depuis qu’il avait été soigné par elle pendant une grave maladie contractée peu après son arrivée à la colonie…
Le lendemain le jeune homme fut introduit dans une salle étroite de l’hôpital, où il s’arrêta stupéfait devant un grand crucifix, accroché face à une fenêtre ouverte sur la mer. Entre ces quatre murs blanchis à la chaux, où il n’y avait en fait de meubles que deux tabourets, l’un en cuir poilu de bœuf, l’autre de crins d’âne tressés, le dialogue entre l’océan et la Figure devenait d’un pathétisme soutenu et éternel, situé hors de toute contingence et de tout lieu. Tout ce qui pouvait être dit de l’homme et de son monde, tout ce que pouvaient contenir lumières, monstres et ténèbres était dit, et dit à jamais, dans cet c et espace qui allait d’une lisse géométrie de bois noir à la fluide immensité du placenta universel, avec ce corps interposé, au moment suprême de son agonie et de sa résurrection… Il y avait si longtemps qu’Esteban ne s’était trouvé devant un Christ, qu’il avait l’impression de commettre un acte frauduleux en le regardant de très près, comme quelqu’un qui eût rencontré une vieille connaissance, revenue sans la permission des autorités à une commune patrie d’où on l’avait exilée. Pour l’instant, ce personnage avait été le témoin et le confident de son enfance ; il était encore présent à la tête de chaque lit de la lointaine maison paternelle, où il attendait sans doute le retour d’un absent. Et puis, c’était le souvenir de tant de choses qu’ils savaient tous deux. Il n’était point besoin de mots pour parler d’une certaine fuite en Egypte, et de la nuit fameuse à l’étable, avec tant de rois et de bergers (« je me souviens à présent de la boîte à musique avec sa bergère, apportée dans ma chambre par les Rois, le jour d’une Epiphanie qui avait été pour moi particulièrement douloureuse à cause de la maladie ») et des marchands qui vendaient des babioles sous les portiques du temple, et des pêcheurs du lac (« je les voyais, moi, pareils à des pêcheurs loqueteux et barbus qui criaient des calmars frais dans ma ville »), et des tempêtes apaisées, et des verts rameaux d’un certain dimanche (« Sofia m’apportait ceux que lui donnaient les clarisses : ils étaient en feuilles de palmier royal, molles et amères ; ils gardaient leur humidité une fois tressés aux barreaux de mon lit, plusieurs jours durant »), et aussi du procès suprême, et de l’arrêt, et de la mise en croix. « Combien de temps l’aurais-je supporté ? » se demandait Esteban tout petit, en pensant que des clous, transperçant le milieu de la main, ne devaient pas faire mal à ce point. Et il
avait essayé cent fois, se piquant avec un crayon, une aiguille à broder, la pointe d’une burette, poussant et enfonçant sans guère souffrir. Pour les pieds l’épreuve devait être plus ardue, sans aucun doute à cause de l’épaisseur. Il était possible, toutefois, que la crucifixion n’eût pas été le pire des supplices inventés par l’homme. Mais la croix était une ancre et un arbre, et il fallait que le fils de Dieu souffrît son agonie sur la forme qui symbolisait à la fois la terre et l’eau, le bois et la mer, mer, dont l’éternel dialogue avait surpris Esteban, ce matin-là, dans la salle étroite de l’hôpital. Tiré de ses réflexions intemporelles par un son de trompette lancé du haut de la forteresse, il se mit brusquement à penser que la faiblesse de la révolution, qui faisait tant retentir le monde de clameurs d’un nouveau Dies Irae, résidait dans son manque de dieux valables. L’Etre Suprême était un dieu sans histoire. On n’avait pas vu surgir un Moïse assez grand pour écouter les paroles du buisson ardent, et concerter une alliance entre l’éternel et les tribus de sa prédilection. Il ne s’était pas fait chair et n’avait pas habité parmi nous. Aux cérémonies célébrées en son honneur manquait la sacralité ; il manquait la continuité dans les intentions, la foi inébranlable devant le contingent et l’immédiat qui inscrivaient dans une trajectoire multiséculaire le lapidé de Jérusalem avec les quarante légionnaires de Sébactès ; l’archer Sébastien, le berger Irénée, les docteurs Augustin, Anselme et Thomas, avec Philippe de Jésus, nouveau martyr des Philippines, en l’honneur de qui plusieurs sanctuaires mexicains s’ornaient de christs chinois, faits de fibres de cannes à sucre, donnant si bien la sensation de la chair que la main en les touchant reculait devant une illusion de vie qui palpitait dans la blessure ouverte sur leur côté, par la lance, la seule lance rougie de cette façon… Sans qu’il éprouvât le besoin de prier, car il n’avait pas la foi, Esteban se plaisait en compagnie du crucifié, et il se sentait restitué à un climat familier. Ce Dieu lui appartenait par héritage et de droit ; il pouvait oui ou non le repousser, repousser, mais il faisait partie, en tout cas, du patrimoine de ceux de sa race. « Bonjour », lui dit-il jovialement, à mi-voix. « Bonjour », répondit tout bas derrière lui la voix de la supérieure. Esteban lui exposa sans préambule particulier l’objet de sa visite. « Allez à Sinnamary, comme si vous étiez notre émissaire, lui dit la religieuse, et cherchez-y l’abbé Brottier, à qui vous
pouvez confier vos dépôts. C’est le seul ami sûr qu’ait, dans cette colonie, monsieur Billaud-Varenne… » « Décidément, pensa Esteban, il se passe ici des choses fort drôles. »
III
La déportation, c’était certain, avait transformé Sinnamary en un lieu fort bizarre, qui avait quelque chose d’irréel et de fantastique, dans la sordide réalité de ses misères et de ses purulences. Au milieu d’une végétation des premiers temps du monde, c’était une sorte d’Etat antique, ravagé par la peste, parcouru par les enterrements dont les hommes vus par un Hogarth eussent animé une perpétuelle caricature de leurs fonctions, et de leurs charges. Il y avait là les prêtres, avec leurs livres interdits sortis de nouveau au grand jour, qui célébraient à présent leurs messes dans la cathédrale de la forêt : maison collective des Indiens, dont la salle commune ressemblait un peu à une nef gothique, avec ses poutres très inclinées, soutenant une haute toiture en feuilles de palmier. Il y avait là les députés, toujours divisés, discutailleurs, schismatiques, invoquant l’histoire, citant des textes classiques, maîtres de l’agora qui était une arrière-cour d’auberge, bordée par des enclos dont les porcs passaient leur groin entre les barreaux, quand les discussions s’échauffaient un peu trop. Il y avait là l’armée, représentée par l’incroyable Pichegru (Esteban n’arrivait pas à se le représenter sous la peau du personnage guyanais), lequel donnait des ordres à un bataillon de spectres, oubliant qu’un océan le séparait de ses soldats. Et au milieu de tous, taciturne, détesté comme un Atride, il y avait le tyran d’autrefois, à qui personne n’adressait la parole, sourd, absent, indifférent à la haine que sa présence suscitait. Les enfants s’arrêtaient sur le passage de l’ancien président des Jacobins, ancien président de la Convention, ancien membre du comité de Salut public ; de l’homme qui avait approuvé les tueries de Lyon, de Nantes, d’Arras, et signé les lois de prairial ; du conseiller de Fouquier-Tinville, qui n’avait pas hésité à demander la mort de Saint-Just, de Couthon, et de Robespierre lui-même, après avoir poussé Danton à l’échafaud. Tout cela n’était pas grand-chose, cependant, pour les nègres de Cayenne, à côté
du matricide que signifiait pour eux la décapitation d’une reine qui avait été de fait la reine d’une contrée aussi vaste que l’Europe. Mais, fait singulier, tout ce passé de tragédie, vécu sur la plus vaste scène du monde, conférait à Billaud-Varenne une sorte de majesté qui donnait le frisson, de pouvoir de fascination exercé sur les personnes qui le détestaient le plus. Tandis que d’autres, qui auraient pu être tenus pour ses complices, s’éloignaient ostensiblement de lui, on voyait s’approcher de sa maison, tout à coup, sous les plus étranges prétextes, quelque curé breton loqueteux, un ancien Girondin, un propriétaire terrien ruiné par la libération des esclaves ou un abbé distingué à l’esprit encyclopédique, tel ce Brottier à la porte de qui Esteban frappait maintenant, après son fastidieux voyage en goélette le long d’une côte basse, couverte de marécages et de palétuviers. Le jeune homme fut reçu par un cultivateur suisse au nez empourpré de buveur de vin blanc, appelé Sieger, qui attendait l’abbé : « Il est en train d’assister plusieurs agonisants », dit-il : « Maintenant que ce cochon de Jeannet s’est décidé à leur envoyer des médicaments, des pois chiches et de l’anis, les déportés crèvent à raison de dix ou douze par jour. Quand Burnel arrivera, il n’y aura plus ici qu’un vaste cimetière, comme à Iracoubo. » Esteban apprit alors que Billaud avait tant de confiance en la protection du nouvel agent du Directoire, qu’il se préparait déjà à occuper une charge importante dans la colonie ; il rédigeait en attendant un programme de réformes administratives. Renfrogné, imperturbable, cet Oreste se promenait aux environs de Sinnamary à la tombée de la nuit, gardant une correction vestimentaire qui contrastait singulièrement avec la négligence croissante d’autres déportés, dont on aurait pu compter à vue d’œil les mois de souffrance d’après l’état plus ou moins misérable de leurs accoutrements. Les nouveaux venus se cuirassaient de dignité, grandis par le prestige de leurs vêtements dans un monde d’êtres courbés et nus. Entouré d’hommes implorants et de vaincus, le magistrat relevait la tête, assurant qu’on le verrait bientôt à Paris où il confondrait et châtierait ses ennemis ; le chef militaire en disgrâce exhibait ses galons, et parlait de ses officiers, de ses fantassins et de ses canons. Il s’estimait représentant du peuple alors qu’il avait cessé de l’être à jamais. L’auteur oublié, que ses parents mêmes
tenaient pour mort, composait des pièces satiriques et des chants vengeurs. Chacun se mettait à écrire ses mémoires, des apologies, des histoires de la révolution, d’innombrables théories de l’Etat, dont les feuillets étaient lus dans les groupes, à l’ombre d’un caroubier ou d’un massif de bambous. Cet étalage d’orgueil, d’animosités, de dépits, en pleine forêt tropicale, se transformait en une nouvelle danse macabre ; chacun y exhibait grades et dignités, mais était déjà marqué par la faim, la maladie et la mort. Celui-ci mettait sa confiance dans l’amitié d’un haut personnage ; celui-là dans la ténacité d’un avocat, tel autre dans une imminente révision de « son cas ». Mais, rentrés dans leurs cases, ils voyaient leurs pieds rongés par des insectes qui fouissaient leurs ongles et tous les matins les corps se réveillaient avec des plaies nouvelles, des abcès et des gales. Au début, il se passait toujours la même chose : quand les gens d’une nouvelle fournée gardaient un peu d’énergie, ils se constituaient en communautés rousseauniennes, se distribuaient des tâches, s’imposaient des horaires et des disciplines, citant les Géorgiques pour se donner du coeur au ventre. On réparait la case laissée libre par la mort de ses derniers habitants, on allait chercher du bois et de l’eau, tandis que la plupart se mettaient à tailler, défricher et semer. Grâce à la chasse et à la pêche on espérait atteindre l’époque de la première récolte. Et comme le magistrat ne pouvait pas salir son unique casaque, ni le chef militaire abîmer son uniforme, on portait à leur place le vêtement en drap grossier, la pèlerine d’étamine, bientôt souillée par des résines et des sèves végétales qui défiaient toute lessive. Tous prenaient un aspect de paysans à la Le Nain, avec des barbes hirsutes et les yeux de plus en plus enfoncés dans le visage. La mort, diligente et laborieuse, faisait déjà son œuvre sur les carrés de leurs cultures ; elle les accompagnait quand ils sarclaient, retournaient la terre, semaient à la volée les graines dans les sillons. L’un commençait à avoir la fièvre ; l’autre à vomir de la bile verdâtre, ou à sentir son ventre gonflé et gargouillant. Les plantes sauvages, pendant ce temps, envahissaient sans relâche les zones défrichées, dont les plantes étaient rongées, dès leur naissance, par cent espèces de bêtes nuisibles. Et c’étaient désormais des mendiants hâves qui s’obstinaient encore à tirer quelque chose du sol, alors que crevaient des pluies si denses
et opiniâtres qu’un matin on se levait dans les cases avec de l’eau à mi-jambes, au milieu de fleuves débordés, de pâturages saturés. C’était le moment choisi par les nègres pour jeter leurs maléfices sur les colons improvisés, qu’ils considéraient comme des intrus arbitrairement installés sur des terres dont ils réclamaient pour eux-mêmes la propriété éventuelle. A chaque réveil le magistrat, le chef militaire, le représentant du peuple se voyaient menacés par des choses étranges, aussi terrifiantes qu’indéchiffrables, un crâne de bovin, les cornes peintes en rouge, planté devant la case ; ou des calebasses pleines de petits os, de grains de maïs, de limailles de fer ; ou des pierres, en forme de visage, sur lesquelles on avait encastré des coquillages à la façon d’yeux et de dents. Il y avait des cailloux enveloppés dans des linges sanglants ; des poules noires pendues à un linteau, la tête en bas ; ou des boucles de cheveux humains, fixés sur la porte par un clou, dont on ignorait la provenance, en un pays où le moindre clou était précieux, enfoncé quelques instants auparavant sans qu’on eût entendu aucun coup de marteau. Une atmosphère de maléfice enveloppait les déportés, sous les nuages noirs qui semblaient peser sur les toits. Quelques-uns se rappelaient, pour se rassurer, les sorcières de Bretagne ou les jeteurs de sorts du Poitou ; mais ils ne pouvaient fermer l’oeil tranquillement, se sachant assiégés, surveillés, visités, par des officiants nocturnes qui jamais ne laissaient de traces, et se servaient de signes mystérieux pour affirmer leur présence. Rongés par d’invisibles mites, l’uniforme du chef militaire, la casaque du magistrat, la dernière chemise du tribun, leur restaient un beau jour dans les mains, en lambeaux, à moins qu’un crotale caché dans les broussailles ne réglât la situation en se lançant avec un implacable déclic de ressort mû par une vigoureuse poussée de la queue. En quelques mois, le magistrat plein de superbe, l’orgueilleux chef militaire, l’ancien tribun, le représentant du peuple, le prêtre réfractaire, l’accusateur public, le policier délateur, l’influent d’autrefois, l’avocat marron, le monarchiste renégat, et le babouviste entêté à abolir la propriété privée, s’étaient transformés en choses lamentables, enveloppées de haillons, qui se traînaient vers une tombe d’argile glacée, dont la croix et le nom seraient effacés de la terre quand crèveraient les premières pluies. Et comme si tout cela n’eût rien été, on voyait
s’abattre sur ces champs de mort le vol avide des petits fonctionnaires coloniaux, trafiquants de la crasse, qui contre l’envoi d’une lettre, la promesse d’amener un chirurgien, de se procurer une potion, du tafia ou de la nourriture, emportaient l’anneau de mariage, un bijou, un médaillon de famille, quelque objet personnel défendu jusqu’à l’extrême limite, comme une dernière planche de salut où trouver une raison de vivre. La nuit tombait lorsque Sieger, Sieger, fatigué d’attendre, proposa à Esteban de passer par la maison de l’homme abhorré, où se trouvait probablement l’abbé Brottier. Le jeune homme n’avait montré aucun intérêt, jusque-là, à voir personnellement le trop fameux déporté ; mais la nouvelle selon laquelle il jouirait bientôt d’une certaine autorité à Cayenne le décida à accepter la proposition du Suisse. Et c’est avec un mélange de curiosité et de peur qu’il entra dans la maison délabrée, mais tenue avec une propreté extraordinaire, où Billaud, dont les yeux reflétaient un ennui vieux de plusieurs mois, lisait de vieux journaux assis dans un fauteuil rongé par les termites.
IV Monstre cruel.
Goya.
Il y avait un peu de la dignité d’un roi détrôné dans la déférence assez distante avec laquelle le terrible d’autrefois reçut les envois de Victor Hugues. Il ne parut pas s’intéresser particulièrement au contenu des paquets, ni aux boîtes cachetées ; il offrit à Esteban une place à sa table et un lit, prudemment qualifié de « lacédémonien », pour passer la nuit. Il demanda ensuite si on avait à la Guadeloupe des nouvelles qui ne fussent pas parvenues à « cette sentine du monde » qu’était Cayenne. Apprenant que Victor Hugues avait été appelé à Paris pour rendre compte de son gouvernement, il se leva et éclatant d’une colère subite : « Voilà !… Voilà !… Ces crétins feront périr à présent celui qui a empêché que l’île devienne une colonie anglaise. Ils perdront maintenant la Guadeloupe en attendant que la perfide Albion leur arrache cette Guyane. » (« Son langage n’a guère changé », se disait Esteban, se rappelant qu’il avait traduit un discours fameux de Billaud dans lequel ce dernier invectivait « la perfide Albion », qui voulait s’assurer la maîtrise des mers « en couvrant l’océan de ses forteresses flottantes ».) Sur ce survint l’abbé Brottier, très irrité par quelque chose qu’il venait de voir ; afin d’enterrer plus rapidement les morts de la journée, les soldats de la garnison noire de Sinnamary creusaient des fosses scandaleusement insuffisantes, et sautaient sur le ventre des cadavres pour les enfoncer par force dans des trous où une brebis aurait à peine tenu. Ailleurs ils ne prenaient même pas la peine de transporter les corps, ils les traînaient par les pieds jusqu’au lieu de l’inhumation. « Et ils en ont encore laissé cinq sans sépulture, liés dans leurs hamacs, puant déjà, parce qu’ils disaient qu’ils étaient fatigués de soulever tant de charognes. Cette nuit, morts et vivants seront mêlés dans les maisons de
Sinnamary. » (Esteban ( Esteban ne pouvait s’empêcher s’empêche r de penser maintenant à un autre paragraphe du même discours de Billaud, prononcé quatre années auparavant : « La mort est un appel à l’égalité, qu’un peuple libre doit consacrer par un acte public capable de lui rappeler sans cesse l’avertissement nécessaire. Une pompe funèbre est un hommage consolateur qui efface jusqu’à la trace horrible de la mort : c’est le dernier adieu de la nature. ») « Et penser que nous avions donné la liberté à ces gens-là ! ». disait Billaud revenant à une idée fixe qui l’obsédait depuis son arrivée à Cayenne. « Il ne faudrait pas non plus trop nous présenter le décret de pluviôse comme la noble erreur de l’humanitarisme révolutionnaire », fit remarquer ironiquement Brottier, sur le ton dégagé de quelqu’un qui prenait la liberté de discuter franchement avec le Terrible. « Lorsque Sonthonax, à Saint-Domingue, crut que les Espagnols allaient se jeter sur la colonie, il proclama pour son compte et à ses risques et périls la libération des nègres. Cela se passait un an avant que vous ne pleuriez d’enthousiasme, à la Convention, en déclarant établie l’égalité entre tous les habitants des possessions françaises d’outre-mer. A Haïti on agit de la sorte pour se débarrasser des Espagnols ; à la Guadeloupe, pour repousser plus sûrement les Anglais ; ici, pour mettre hors d’état de nuire les riches propriétaires et les vieux Acadiens, tout prêts à s’allier avec les Britanniques et les Hollandais pour éviter que la guilotine de la Pointe-à-Pitre ne fût amenée à Cayenne. Politique coloniale pure et simple ! » « Et avec des résultats fort mauvais », dit Sieger, Sieger, qui avait été privé de main-d’œuvre par le décret de pluviôse : « Sonthonax s’est enfui à La Havane. Maintenant les nègres de Haïti veulent leur indépendance. » « De même qu’ils la veulent ici », dit Brottier, rappelant qu’on avait déjà maté en Guyane deux conspirations d’esclaves, l’initiative de la seconde étant attribuée à Collot d’Herbois, peut-être d’ailleurs de façon fantaisiste. (Esteban ne put réprimer un rire inexplicable pour les autres, en pensant que Collot avait voulu créer une sorte de Coblence noire dans ces régions.) « Je me souviens encore, disait Sieger, de la ridicule proclamation que Jeannet fit afficher sur les murs de Cayenne, lorsqu’il annonça le grand événement. » Et, enflant la voix : « Il n’y a plus de maîtres ni d’esclaves… Les citoyens connus jusqu’ici sous le nom de nègres marrons peuvent retourner
aux côtés de leurs frères où ils trouveront sécurité et protection, et la joie que procure la jouissance des droits de l’homme. Ceux qui étaient esclaves peuvent traiter d’égal à égal avec leurs anciens maîtres dans les travaux à terminer ou à entreprendre. » Puis, baissant la voix : « Tout ce qu’a fait la révolution française en Amérique a été de légaliser un grand marronnage qui ne cesse pas depuis le XVIe siècle. Les nègres ne vous ont pas attendus pour proclamer leur liberté un nombre incalculable de fois. » Et avec une connaissance de l’histoire américaine insolite chez un Français (mais Esteban se rappela à l’instant qu’il était Suisse), le cultivateur se mit à faire le décompte des soulèvements de Noirs qui, avec une terrifiante continuité, s’étaient succédé sur le continent… Le cycle avait été inauguré dans un tonnerre de roulements de tambours, au Venezuela, Venezuela, lorsque le nègre Miguel, se soulevant avec les mineurs de Buria, avait fondé un royaume sur des terres d’une si éblouissante blancheur qu’elles semblaient de cristal pilé. Et l’on n’entendit pas retentir des tuyaux d’orgues mais des tiges de bambous frappées en cadence contre le sol, dans une cérémonie de consécration au cours de laquelle un évêque congo ou yoruba, ignoré par Rome, mais portant mitre et crosse, dut ceindre une couronne royale sur les tempes de la négresse Guiomar, épouse du premier monarque africain d’Amérique : même importance avait Guiomar que Miguel… Et puis ce fut le tour des tambours du Vallon des Nègres, à Mexico, et tout au long de la côte de Veracruz où le vice-roi Martin Enriquez, voulant donner une leçon aux nègres marrons, ordonna de châtrer les fuyards « sans enquêter davantage sur leurs délits et leur excès »… Ces tentatives avaient été éphémères, mais la solide Estacade des Palmeraies, fondée en pleine forêt brésilienne par le grand chef Ganga-Zumba, devait durer soixante-cinq ans. Sur ce fragile retranchement de bois et de fibres se brisèrent plus de vingt expéditions militaires hollandaises et portugaises, munies d’une artillerie inopérante contre des stratégies qui remettaient en honneur de vieilles ruses de guerre numides, utilisant parfois des animaux pour semer la panique parmi les Blancs. Invulnérable aux balles était Zumbi, neveu du roi Zumba, maréchal d’armée dont les hommes pouvaient marcher sur les toits de la forêt, pour tomber sur les colonnes ennemies comme des fruits mûrs… Et la guerre des
Palmeraies devait durer quarante ans de plus, tandis que les nègres marrons de la Jamaïque fuyaient dans la brousse, et créaient un Etat libre qui devait durer presque un siècle. Il fallut que la couronne britannique fît des avances aux sauvages, pour traiter avec eux de gouvernement à gouvernement, promettant à leur chef, un robuste bossu appelé Old Cudjoe, la libération de tous ses gens, et la cession de mille cinq cents acres de terre… Dix ans plus tard, le tonnerre des tambours retentissait à Haïti : dans la région r égion du Cap, le mahométan Mackandal, manchot à qui l’on attribuait des pouvoirs lycanthropiques, entreprenait une révolution par le poison, introduisant dans les maisons et les élevages des virus inconnus qui foudroyaient les hommes et les animaux domestiques. Le Mandingue venait à peine d’être brûlé sur la place publique, que la Hollande dut réunir une armée de mercenaires européens pour combattre, dans les forêts vierges de Surinam, les terribles bandes de nègres marrons commandées par trois chefs populaires, Zan-zan, Boston et Araby, qui menaçaient de ruiner la colonie. Quatre campagnes épuisantes n’avaient pu venir complètement à bout d’un monde secret, qui comprenait le langage des arbres, des peaux et des fibres, et qui s’éclipsa dans ses villages dissimulés au milieu de forêts enchevêtrées où l’on retourna à l’adoration des dieux ancestraux… Il semblait que l’ordre des Blancs fût rétabli sur le continent ; et cependant sept ans à peine auparavant, un autre nègre mahométan, Bouckman, s’était révolté dans le bois Caïman de Saint-Domingue, brûlant les maisons et ravageant les campagnes. Et il n’y avait pas trois ans que les nègres de la Jamaïque s’étaient soulevés à nouveau pour venger la condamnation de deux voleurs suppliciés à Trelawney-Town. Il avait fallu mobiliser les troupes de Fort-Royal et amener des meutes dressées à chasser l’homme, de Cuba à Montejo-Bay, Montejo-Bay, pour étouffer cette révolte récente. En ce moment même les gens de couleur de Bahia faisaient retentir de nouveaux tambours, ceux de la « Rébellion des Tailleurs » qui réclamaient sur un rythme de macumba l’égalité et la fraternité : ainsi les tambours-Djuka se joignaient-ils à la révolution française elle-même… « On peut voir facilement, concluait Sieger, que le fameux décret de pluviôse n’a rien apporté de nouveau à ce continent, si ce n’est une raison de plus pour poursuivre la grande
marronnade de toujours. » « Il est étonnant de penser, dit Brottier après un silence, que les nègres de Haïti ont refusé d’accepter la guillotine. Sonthonax n’a pu la dresser qu’une fois. Les nègres sont venus en masse pour voir comment on décapitait un homme. Une fois compris son mécanisme, ils se sont jetés furieusement sur la machine et l’ont réduite en morceaux. » L’abbé avait lancé sa pointe, sachant où elle irait frapper. frapper. « A-t-il fallu montrer une grande sévérité pour rétablir l’ordre en Guadeloupe ? » demanda Billaud, qui devait fort bien être au courant des événements survenus dans l’île. « Surtout au début », répondit le jeune homme : « quand la guillotine était sur la place de la Victoire. » « Dure réalité qui n’épargne ni les hommes ni les femmes », dit Sieger sur un ton ambigu. « A vrai dire, je ne me souviens pas qu’on ait jamais, là-bas, guillotiné une femme », dit Esteban, se rendant compte à l’instant de l’inopportunité de son observation. L’abbé, fort pressé de détourner la conversation, s’embrouilla dans des considérations évidentes. « C’est que seuls les Blancs soumettent les femmes à la rigueur de leurs lois les plus extrêmes. Les nègres violent, étripent, mais seraient incapables d’exécuter une femme à froid. Du moins je n’en connais aucun exemple. » « Pour eux, la femme est un ventre », dit Esteban. « Pour nous c’est une tête », dit Sieger : « Porter un ventre entre les hanches est une simple destinée. Porter une tête sur les épaules est une responsabilité. » Billaud haussa les épaules, voulant dire par là que la remarque du Suisse n’était pas spirituelle : « Revenons à nos moutons », dit-il avec un léger sourire qui décontracta à peine son visage ; celui-ci était si impassible qu’on n’arrivait jamais à savoir s’il était plongé dans ses réflexions ou s’il prêtait l’oreille à la conversation. Le cultivateur reprit son histoire de marronnades : « Ce que je sais, c’est que Bartolomé de las Casas a été l’un des plus grands criminels de l’histoire. Il a posé, il y a presque trois siècles, un problème d’une telle gravité qu’il dépasse la portée même d’un événement comme la révolution. Nos petits-fils verront ces horreurs de Sinnamary, Sinnamary, de Kourou, de Conamama, d’Iracoubo, comme des péripéties infimes de la souffrance humaine, et le problème du nègre subsistera toujours. Nous légalisons sa marronnade de Saint-Domingue et voici qu’il nous chasse déjà de l’île. Puis il voudra vivre sur un pied d’égalité totale avec le Blanc. » « Ça, il ne l’obtiendra
jamais », cria Billaud. « Et pourquoi ? » demanda Brottier. Brottier. « Parce que nous sommes différents. Je suis bien revenu de certains songes philanthropiques, monsieur l’abbé. Un Numide doit faire beaucoup de chemin pour devenir Romain. Un Garamante n’est pas un Athénien. Ce Pont-Euxin où nous sommes exilés n’est pas la Méditerranée… » Sur ces entrefaites apparut Brigitte, la jeune servante de Billaud, qui dans ses allées et venues de la cuisine à la pièce en désordre qui servait de salle à manger avait attiré l’attention d’Esteban par une finesse de traits inhabituelle chez une fille qui n’avait l’aspect ni d’une griffonne ni d’une quarteronne. Elle pouvait avoir treize ans, mais son corps menu était parfaitement formé, et ses rondeurs tendaient le tissu grossier de la robe. A voix basse et sur un ton respectueux elle annonça que le dîner — pot-pourri copieux, de patates douces, de bananes et de cécine — était servi. Billaud alla chercher une bouteille de vin, luxe extraordinaire dont il jouissait depuis trois jours à peine, et tous quatre s’assirent face à face, sans qu’Esteban arrivât à comprendre par quel concours de circonstances insolites une amitié si bizarre s’était établie entre l’homme abhorré, un abbé qui lui devait peut-être sa déportation et un cultivateur calviniste ruiné à cause des idées que le maître de maison incarnait. Maintenant tous parlaient de politique. On disait que Hoche était mort empoisonné. Que la popularité de Bonaparte augmentait de jour en jour. Qu’on avait trouvé dans les papiers de l’Incorruptible des lettres révélant que lorsqu’il avait été renversé par les événements de thermidor, il se préparait à passer à l’étranger, où il avait en lieu sûr des biens particuliers. Esteban était fatigué, depuis longtemps, par ces éternels commérages à propos des ambitieux du jour ou des puissants d’hier. Toutes les conversations, à cette époque, tournaient autour du même sujet. Le jeune homme en venait à avoir la nostalgie de la possibilité d’une paisible conversation sur la cité de Dieu, la vie des castors ou les merveilles de l’électricité. Il n’était pas encore huit heures, mais se sentant envahi par un sommeil tenace, il s’excusa de tant dodeliner de la tête et demanda la permission de s’étendre sur la paillasse que Billaud lui avait offerte. Il prit un livre que quelqu’un avait laissé sur un tabouret. C’était un roman de Ann Radcliff : « L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs. » Il se sentit intimement visé par une phrase
trouvée au hasard : Alas ! I have no lenger a home : a circle to smile wescome upon me. I have no lenger even one friend to support, to retain me ! I am a miserable wanderer on a distant shore. Il se réveilla peu après minuit : dans la pièce contiguë,
le torse nu à cause de la chaleur, Billaud-Varenne écrivait à la lueur d’une lampe. De temps en temps, il écrasait d’une tape vigoureuse un insecte qui s’était posé sur ses épaules ou sa nuque. Près de lui, couchée sur un grabat, la jeune Brigitte, nue, éventait ses seins et ses cuisses avec un vieux numéro de La décade philosophique.
V
Ce mois d’octobre-là, un octobre à cyclones, avec de violentes pluies nocturnes, une chaleur insupportable le matin, suivie à midi de subites bourrasques qui ne faisaient que rendre la touffeur plus lourde à la suite des évaporations qui avaient des odeurs de glaise, de brique, de cendre mouillée, fut pour Esteban de constante crise morale. La mort de l’abbé Brottier, foudroyé lors d’un bref séjour à Cayenne par quelque peste apportée de Sinnamary, l’affecta au plus haut point. Le jeune homme avait placé un certain espoir dans les influences possibles de cet ecclésiastique actif et débrouillard afin de trouver la façon de passer à Surinam. Mais à présent, sans personne à qui se confier, Esteban était toujours prisonnier, et sa geôle était une ville entière, un pays tout entier. Et ce pays était recouvert de forêts si denses que la seule issue en était la mer : or cette issue lui était fermée par la plus gênante des barrières, celle de la paperasserie. On assistait à cette époque à une multiplication, à une prolifération universelle de paperasses, couvertes de cachets, de sceaux, de seings et de contreseings, dont les libellés épuisaient les synonymes de « permission », « sauf-conduit », « passeport », et de tous les mots qui pouvaient exprimer l’autorisation de se déplacer d’un pays à un autre, d’une contrée à une autre, parfois d’une ville à une autre. Les receveurs de droits, dîmeurs, péagers, percepteurs d’octroi et douaniers de jadis n’étaient guère qu’une pittoresque préfiguration de l’armée de policiers et de politiciens qui s’appliquaient maintenant, partout, les uns par peur de la révolution, les autres par peur de la contre-révolution, à restreindre la liberté de l’homme, en tout ce qui concernait sa primordiale et féconde possibilité de se déplacer sur la surface de la planète que le sort lui avait donnée en partage. Esteban était exaspéré, trépignait de fureur, de penser que l’être humain, reniant un nomadisme ancestral, devait faire dépendre d’une paperasse sa souveraine liberté de
déplacement. « Décidément, se disait-il, je ne suis pas né pour être ce qu’on entend aujourd’hui par bon citoyen… » Pendant tout ce mois, à Cayenne, il n’y eut que confusion, tumulte et désordre. Jeannet, irrité par sa destitution, lança les milices noires contre les troupes alsaciennes qui réclamaient plusieurs mois de solde. Mais effrayé par son acte il annonça un blocus imminent de la colonie par des escadres nordaméricaines et agita l’épouvantail d’une famine possible, qui attira des queues de gens alarmés aux portes des commerces d’alimentation. « Comme ça il achèvera de vendre les marchandises qu’il a emmagasinées, avant que l’autre ne s’en empare », disait Hauguard, habitué aux combines coloniales… Au début du mois de novembre, la tension tomba grâce à l’arrivée de Burnel à bord de la frégate L’Insurgée saluée par des salves de coups de canon tirées du fort. A peine installé au palais du gouvernement, le nouvel agent du Directoire, sans faire cas de ceux qui se pressaient dans son antichambre pour « l’informer » de beaucoup de choses, fit venir Billaud-Varenne de Sinnamary, et l’embrassa pompeusement devant le regard apeuré de ceux qui croyaient que le Terrible d’autrefois était plus oublié que jamais. On apprit à Cayenne que les deux hommes, enfermés trois jours durant dans un bureau où on leur apportait même le fromage et le vin des petites collations qu’ils prenaient entre les repas, avaient examiné une série de problèmes politiques locaux. Ils avaient étudié peut-être aussi la situation des déportés, car quelques-uns des malades de Kourou furent transportés inopinément à Sinnamary. « Un peu tard », grommelait Hauguard entre les dents : « La mortalité à Kourou, Conamama et Iracoubo est, dans les meilleurs mois, d’environ trente pour cent. Je connais un lot de cinquante-huit prisonniers amenés par La Bayonnaise il y a un an, dont il ne reste que deux hommes vivants. Parmi les derniers morts il y avait un savant, Havelange, recteur de l’université de Louvain. » L’aubergiste ’aubergis te avait raison : la déportation déportat ion avait dépassé son but dans ces camps de mort, couverts de vautours noirs, d’ossements et de tombes. Quatre grands fleuves de Guyane avaient prêté leurs noms indiens à de vastes cimetières d’hommes blancs, morts, beaucoup d’entre eux, pour être restés fidèles à une religion que l’homme blanc s’efforçait d’inculquer aux Indiens d’Amérique depuis
presque trois siècles… Le Suisse Sieger, qui était venu à la ville dans le but de traiter discrètement l’achat d’une propriété pour Billaud-Varenne, fit à Esteban une surprenante confidence qui montrait jusqu’à quel point un certain esprit jacobin, cordelier et « enragé » s’imposait à nouveau dans le gouvernement de Cayenne : Burnel, secrètement épaulé par le Directoire, avait l’intention d’envoyer des agents secrets à Surinam, dans le but d’y provoquer un soulèvement général d’esclaves, à la faveur du décret de pluviôse de l’an II, afin de s’annexer ensuite cette colonie, félonie d’autant plus inqualifiable si l’on pensait que la Hollande était, pour l’instant, la seule alliée loyale de la France dans ces régions. Ce soir-là, Esteban invita le Suisse dans sa chambre, pour lui faire boire les meilleurs vins de l’auberge, en compagnie des servantes Angesse et Scholastique, qui se firent peu prier pour ôter leurs blouses et leurs jupes quand Hauguard, nullement scandalisé par les lubies de ses hôtes, alla se coucher. Après avoir bien cuvé son vin. le jeune homme ouvrit son coeur à Sieger, le suppliant d’user de son influence pour lui obtenir un passeport lui permettant de se rendre à Surinam. « Là-bas, affirmait-il d’un geste complice, je pourrai être extrêmement utile comme propagandiste ou agitateur. » « Vous avez raison d’essayer de filer, dit l’autre. Ce pays ne peut désormais intéresser que les spéculateurs, amis du gouvernement. On est politicien ou homme de paille. Vous avez été sympathique à Billaud. Nous essayerons de vous procurer le document dont vous avez besoin… » Une semaine plus tard La Diomède, appelée à présent L’Italie Conquise, levait l’ancre en direction de la colonie voisine pour tâcher d’y vendre, cette fois au bénéfice de Burnel, un chargement de marchandises prises en course par les commandants de Jeannet. Quand Esteban, après son attente angoissée dans l’atmosphère sordide et déprimante de Cayenne, monde dont l’histoire tout entière n’était qu’une série de rapines, d’épidémies, de meurtres, d’exils, d’agonies collectives, se trouva dans les rues de Paramaribo, il eut l’impression d’être tombé dans une ville peinte et décorée pour une grande fête, ville qui rappelait par certains côtés une kermesse flamande et par beaucoup d’autres un pays de cocagne tropical. Un débordement de corne d’abondance semblait s’être répandu dans les avenues plantées d’orangers, de tamarins et de
citronniers, avec leurs riantes maisons en bois de bel aspect, — il y en avait de trois, de quatre étages —, dont les fenêtres sans vitres avaient des rideaux de mousseline. Les intérieurs étaient garnis de grandes armoires qu’une période de prospérité avait remplies de fond en comble, et sous de hautes moustiquaires de tulle se balançaient de larges hamacs aux franges de passementerie. Esteban avait retrouvé les girandoles et les lustres, les miroirs profonds, les brise-bise et les cristaux de son enfance. On roulait des tonneaux sur les quais d’embarquement ; les oies cacardaient dans leurs arrière-cours ; les fifres de la garnison s’en donnaient à cœur joie, et, du haut du fort Zélande, un garde signalait le passage des heures sur le cadran solaire en frappant une cloche à coups de marteau d’un geste circulaire d’automate. Dans les magasins d’alimentation, près de la boucherie où l’on vendait de la viande de tortue à côté du gigot piqué d’ail, des merveilles un peu oubliées par Esteban lui étaient réapparues : la bière Porter, les épais jambons de Westphalie, les anguilles et les saumoneaux fumés, les anchois dans de la saumure aux câpres et au laurier, et la forte moutarde de Durham. Sur le fleuve voguaient des barques à la proue dorée, lanterne en poupe, avec leurs rameurs noirs couverts de pagnes blancs, qui pagayaient au milieu de tendelets et de dais de soies claires ou de velours de Gênes. On était arrivé à un tel raffinement, dans cette Hollande d’outre-mer, que les parquets d’acajou étaient frottés, tous les jours, avec des oranges amères, dont le suc, absorbé par le bois, exhalait e xhalait un délicieux parfum d’épices. L’église catholique, les temples protestants et luthériens, la synagogue portugaise, la synagogue allemande, avec leurs clochettes, leurs orgues, leurs cantiques, leurs hymnes et leurs psalmodies, qu’on entendait les dimanches et jours de fête, pour la Noël et le Grand Pardon, pour Pâques juives et le Samedi Saint, avec leurs textes et leurs liturgies, leurs cierges dorés, leurs luminaires, les lampes somptueuses du Hanukkah-Menorah, s’élevaient devant les yeux d’Esteban comme des symboles d’upe tolérance que l’homme, dans certaines parties du monde, s’était obstiné à conquérir et à défendre sans faiblir devant des inquisitions religieuses ou politiques… Tandis que La Vénus de Médicis procédait au déchargement et à la vente de ses marchandises, le jeune homme flânait sur les rives du fleuve Surinam, qui était
comme le bain public de la ville, s’informant de l’arrivée fréquente des navires nord-américains, parmi lesquels se Arrow. Sans oser espérer trouvait un svelte voilier nommé l’ Arrow que son séjour à Paramaribo coïncidât avec l’apparition du bateau du commandant Dexter, — d’ailleurs au bout de six ans celui-ci pouvait avoir été remplacé —, Esteban se voyait à l’étape finale de son aventure. Il resterait maintenant à Paramaribo, quand la goélette française lèverait l’ancre, en qualité d’agent commercial du gouvernement de Cayenne, avec mission de distribuer, là où ça pourrait produire le meilleur effet, plusieurs centaines de copies imprimées du décret de pluviôse, an II, traduit en hollandais et accompagné d’appels à la sédition. Esteban avait déjà choisi le lieu où il jetterait les tracts, bien attachés à de grandes pierres, pour qu’ils disparaissent à jamais dans les profondeurs du fleuve. Puis il attendrait l’arrivée d’un bateau yankee, de ceux qui, retournant à Baltimore ou à Boston, mouillaient à Santiago de Cuba ou à La Havane. Pendant ce temps, il tâcherait d’obtenir les faveurs de l’une des Hollandaises blondes, molles et bien en chair, presque dorées au milieu des dentelles dont elles s’enveloppaient, qui se penchaient à leur fenêtre après dîner pour respirer l’air du soir. Les unes chantaient en s’accompagnant d’un luth ; d’autres, sous prétexte de visites inopinées, allaient faire admirer de porte en porte leurs travaux de tapisserie où l’on contemplait des vues nostalgiques d’une rue de Delft, la façade d’un hôtel de ville illustre reconstruit de mémoire, ou un fouillis bariolé de blasons et de tulipes. On avait prévenu Esteban que les étrangers étaient particulièrement distingués par de si aimables personnes, qui savaient que leurs maris avaient des maîtresses de couleur dans leurs propriétés campagnardes où ils passaient la nuit un peu trop souvent. Nigra sum, sed formosa, filiae Jérusalem. Nolite me considerare quod fusca sum quia decoloravit me sol. Ce conflit caché, d’ailleurs,
n’était pas spécialement d’ici. De nombreux hommes blancs, une fois vaincu un premier scrupule, s’éprenaient si ardemment des femmes de couleur, qu’on pouvait croire à un envoûtement. Des légendes circulaient au sujet de macérations, de drogues, d’eaux mystérieuses, administrées subrepticement à l’amant au teint clair, pour le lier, le retenir, aliéner sa volonté à un tel degré qu’il finissait par rester
insensible devant la femme de sa race. Il était agréable pour le maître d’être à la fois le Taureau, le Cygne et la Pluie d’Or, là où sa noble semence s’accompagnait de cadeaux de bracelets, de foulards, de jupes d’indienne et d’essence de fleurs, apportées de Paris. Le Blanc, dont les fredaines ancillaires étaient considérées avec indulgence, ne perdait rien de son prestige lorsqu’il frayait avec une négresse. Et si de nombreux enfants naissaient de lui, — quarterons, octavons, griffons ou mulâtres, cette prolifération lui attirait une enviable renommée de patriarche fécond. La Blanche, en revanche (il était très rare qu’elle frayât avec un homme de couleur) était vue avec abomination. Il ne pouvait être joué de rôle pire, du pays des Natchez jusqu’aux rives de la mer de la Plata, que celui d’une Desdémone coloniale… Avec l’arrivée de Amazon, cargo de Baltimore qui revenait du Rio de la Plata, l’ Amazon, prit fin le séjour d’Esteban à Paramaribo après le départ de l’Italie Conquise. Il avait joui, dans l’intervalle, des faveurs d’une dame mûre, liseuse de romans qu’elle croyait tout récents, comme la Clarisse Harlowe et la Pamela de Richardson, mais fraîche, fleurant bon, et qui adoucissait sa peau en se poudrant avec une magnifique prodigalité. Elle lui offrait des vins du Portugal pendant que son époux passait ses nuits à la plantation Egmont, pour des raisons bien connues. Amazon, Deux heures avant de porter ses bagages à bord de l’ Amazon, Esteban se rendit à l’hôpital de la ville, pour s’assurer, auprès du chirurgien-chef Greuber, de la bénignité d’une petite grosseur qui le gênait sous le bras gauche. L’endroit douloureux ayant été enduit d’un émollient, le bon docteur le fit sortir par une salle où neuf nègres sous la garde d’autres nègres armés fumaient tranquillement un tabac âcre et fermenté, sentant le vinaigre, dans des pipes en terre au tuyau si rongé que le fourneau collait à leurs lèvres. Le jeune homme apprit avec horreur que ces esclaves, convaincus d’une tentative de fuite et de marronnage, avaient été condamnés par la cour de justice de Surinam à l’amputation de la jambe gauche. Et comme l’arrêt devait être exécuté proprement, d’une façon scientifique, sans employer des procédés archaïques propres à des époques barbares, qui provoquaient des souffrances excessives ou mettaient en danger la vie du coupable, les neuf esclaves avaient été amenés au meilleur chirurgien de Paramaribo, pour qu’il procédât
scie en main à ce qui avait été décrété par le tribunal. « On ampute aussi des bras, dit le docteur Greuber, lorsque l’esclave a levé la main sur son maître. » Puis le chirurgien se tournant vers ceux qui attendaient : « Au premier d’entre vous ! » Voyant qu’un grand nègre, au front volontaire et solidement musclé, se levait en silence, Esteban, au bord de l’évanouissement, courut au cabaret le plus proche, demandant à grands cris un alcool quelconque pour réagir contre son épouvante. Et son regard se portait vers la façade de l’hôpital, sans pouvoir le détacher d’une certaine fenêtre fermée, en pensant à ce qui se passait là. « Nous sommes les bêtes les plus infectes de la création », se répétait-il furieusement, irrité contre lui-même, capable d’incendier cet édifice s’il avait eu les moyens de le faire… Du bastingage de Amazon, qui commençait sa traversée en descendant le l’ Amazon cours du Surinam, Esteban lança plusieurs paquets dans un canot de pêche où des nègres ramaient : « Lisez ça », leur cria-t-il. « Et si vous ne savez pas lire, cherchez quelqu’un qui vous le lise. » C’étaient les imprimés, en hollandais, du décret de pluviôse, an II, que le jeune homme se félicitait à présent de ne pas avoir jetés à l’eau, comme il avait eu l’intention de le faire quelques jours auparavant.
VI
Il se trouvait devant les Bouches du Dragon, dans la nuit immensément étoilée, là où le Grand Amiral de Ferdinand et d’Isabelle avait vu l’eau douce aux prises avec l’eau salée depuis l’époque de la création du monde. « La douce poussait la salée pour l’empêcher d’entrer, et la salée la douce, pour l’empêcher l’empêche r de sortir. » Mais, aujourd’hui aujourd’ hui comme hier, les grands troncs venus de l’intérieur des terres, arrachés par les crues d’août, frappés par les rochers, prenaient les chemins de la mer, échappant à l’eau douce pour se disperser sur l’immensité de l’eau salée. Esteban les voyait flotter, vers Trinidad, Tobago, ou les Grenadines ; leurs masses sombres se détachaient sur des phosphorescences titillantes. Comme les longues, très longues barques qui étaient sorties il n’y avait pas tellement de siècles sur ces mêmes chemins, à la recherche d’une terre promise. En cet âge de pierre, — toutefois si récent et si actuel pour beaucoup —, l’empire du nord était l’obsession de tous ceux qui se réunissaient, la nuit, autour des bûchers. Et cependant, ce que l’on en savait était bien peu de chose. Les pêcheurs tenaient leurs nouvelles de la bouche d’autres pêcheurs, qui les tenaient à leur tour d’autres plus éloignés. Mais les Objets avaient voyagé, apportés par d’innombrables trocs et une infinité de traversées. Ils étaient là, énigmatiques et solennels, dans tout le mystère de leur facture. C’étaient de petites pierres — qu’importait leur grosseur ? — qui parlaient par leurs formes ; pierres qui regardaient, défiaient, riaient ou se crispaient en des moues étranges, venues du pays où il y avait des esplanades immenses, des bains de vierges, des constructions jamais vues. Peu à peu, à force de tant parler de l’empire du nord, les hommes acquirent sur lui droit de propriété. Les mots transmis de génération à génération avaient créé tant de choses, que celles-ci étaient devenues comme une sorte de patrimoine collectif. Ce monde éloigné était une Terre-enAttente, où s’installerait forcément un jour le peuple élu,
lorsque les signes célestes indiqueraient l’heure du départ. En attendant, la masse humaine grossissait tous les jours, et son pullulement augmentait à l’embouchure du Fleuve-sans-Fin, du Fleuve-Mère, situé à des centaines de journées plus au sud des Bouches du Dragon. Des tribus étaient descendues de leurs montagnes, abandonnant les villages où elles avaient vécu depuis des temps immémoriaux. D’autres avaient déserté la rive droite, tandis que celles qui vivaient à l’intérieur des forêts faisaient leur apparition, à chaque nouvelle lune, sortant des fourrés par groupes exténués, éblouis comme des gens qui pendant de long mois avaient marché sous de vertes pénombres, suivant les cours d’eau, évitant les tourbières… L’attente, cependant, se prolongeait. L’entreprise serait si vaste, si long le chemin à parcourir, parcourir, que les chefs ne finissaient pas de se décider. Les enfants et les petits-enfants grandissaient, et ils étaient encore tous là, pullulants, inactifs, parlant toujours de la même chose, contemplant les objets dont le prestige grandissait avec l’attente. Et un soir, dont on devait toujours garder le souvenir, une forme flamboyante traversa le ciel, avec un énorme sifflement, signalant la direction que les hommes s’étaient fixée depuis bien longtemps auparavant pour atteindre l’empire du nord. Alors la horde se mit en marche, divisée en centaines de groupes de choc, envahissant les terres étrangères. Tous les hommes des autres peuples étaient exterminés, implacablement, mais on gardait leurs femmes pour que proliférât la race conquérante. Ainsi se créèrent deux langues : celle des femmes, langue de la cuisine et de l’enfantement, et celle des hommes, langue de guerriers, dont la connaissance était considérée comme un privilège souverain… Plus d’un siècle dura la marche à travers forêts, plaines, défilés, jusqu’au moment où les envahisseurs se trouvèrent devant la mer. On avait appris que les gens d’autres peuples, à l’annonce de la terrible avance de ceux du sud, étaient passés sur des îles qui se trouvaient au loin, mais pas tellement loin, derrière l’horizon. De nouveaux objets, semblables à ceux que l’on connaissait, indiquaient que la direction des îles était peut-être la plus propre à atteindre l’empire du nord. Et comme le temps ne comptait pas, mais seulement l’idée fixe d’arriver un jour à la Terre-en-Attente, les hommes s’arrêtèrent pour apprendre l’art de la navigation. Les pirogues brisées, abandonnées sur les plages, servirent de
modèle aux premières embarcations que fabriquèrent les envahisseurs avec des troncs creux. Mais comme ils devaient affronter de longues distances, ils se mirent à les faire de plus en plus larges, longues et élancées, avec des proues hautes et effilées, et pouvant contenir une soixantaine d’hommes. Et un beau jour, les arrière-petits-enfants de ceux qui avaient donné le branle à la migration terrestre, le donnèrent à la migration maritime et leurs barques partirent par groupes à la découverte des îles. Ce leur fut besogne facile que de franchir les détroits, déjouer la force des courants, sauter de terre en terre et tuer les habitants, paisibles agriculteurs et pêcheurs qui ignoraient l’art de la guerre. Les marins avançaient d’île en île, toujours plus habiles et plus audacieux, habitués à se guider désormais d’après la position des astres. A mesure qu’ils poursuivaient leur route, ils voyaient grandir devant eux les tours, les esplanades, les édifices, de l’empire du nord. On le sentait tout proche, avec ces îles qui grandissaient, devenaient de plus en plus montagneuses et plus riches. Au bout de trois îles, de deux îles, d’une peut-être, — car l’on comptait par îles —, on arriverait enfin à la Terre-en-Attente. Les avant-gardes étaient déjà dans la plus grande de toutes, peut-être la dernière étape. Les prochaines merveilles n’étaient plus destinées aux petits-enfants des envahisseurs. C’étaient ceux-ci qui les contempleraient. A cette seule pensée, le rythme des ahans s’accentuait et les rangées de rames s’enfonçaient dans la mer, manœuvrées par des mains impatientes. Mais voici qu’à l’horizon commencèrent à se dessiner des formes bizarres, inconnues, avec des alvéoles sur les côtés, et des arbres aux cimes allongées, portant des signes ignorés. Les envahisseurs se heurtaient à d’autres envahisseurs, insoupçonnés, insoupçonnables, venus d’on ne savait où, qui arrivaient à point pour anéantir un rêve multiséculaire. La grande migration n’aurait plus d’objet ; l’empire du nord passerait aux mains des gens qu’on n’attendait pas. Dans leur dépit, leur rage viscérale, les Caraïbes se lançaient à l’assaut de ces énormes nefs, étonnant de leur audace ceux qui les défendaient. Ils grimpaient sur les plats-bords, attaquaient avec un désespoir acharné, inexplicable pour les nouveaux venus. Deux temps historiques, inconciliables, s’affrontaient dans cette lutte sans trêve possible, qui opposait l’homme des
totems à l’homme de la théologie. Car, tout à coup, l’archipel en litige était devenu un archipel théologique. Les îles changeaient d’identité, s’intégraient dans le mystère du grand théâtre du monde. La première île rencontrée par l’envahisseur venu d’un continent inconcevable pour l’être ici, avait reçu le nom du Christ, lorsqu’une première croix de branches avait été plantée sur sa rive. Pour la seconde on était remonté à la mère, et on l’avait appelée Sainte-Marie-de-laConception. Les Antilles se transformaient en un immense vitrail, transpercé de rayons, où les donateurs étaient présents Fernandina et de l’Isabela, tandis que dans le profil de la Fernandina l’apôtre Thomas, saint Jean Baptiste, sainte Lucie, saint Martin, Notre-Dame de la Guadeloupe et les suprêmes représentations de la Trinité occupaient leurs places respectives et que surgissaient les villes de Navidad, de Santiago et de Santo Domingo, sur le fond azuré teinté de blanc par le labyrinthe corallifère des onze mille vierges, innombrables comme les étoiles du Campus Stellae. Faisant un bond de milliers d’années, cette mer Méditerranée devenait l’héritière de l’autre Méditerranée, et recevait avec le blé et le latin, le vin et la vulgate, l’imposition des signes chrétiens. Les Caraïbes n’atteindraient jamais l’empire des Mayas ; ils seraient arrêtés, race frustrée et blessée à mort, au meilleur moment de leur tenace effort séculaire. Et de leur grande migration manquée, qui avait débuté peut-être sur la rive gauche du fleuve des Amazones, quand la chronologie des autres indiquait un XIII e siècle qui ne l’était que pour eux, il restait seulement sur les plages et les rivages la réalité des pétroglyphes caraïbes, jalons d’une épopée jamais écrite, avec ses êtres dessinés, encastrés dans la pierre, sous de fiers emblèmes solaires… Esteban se trouvait aux Bouches du Dragon, dans l’aube encore étoilée, là où le Grand Amiral avait vu l’eau douce aux prises avec l’eau salée depuis l’époque de la création du monde. « La douce poussait la salée pour l’empêcher d’entrer et la salée la douce pour l’empêcher de sortir. » Mais cette eau douce, si abondante, ne pouvait provenir que de la terre infinie ou, ce qui était beaucoup plus vraisemblable pour ceux qui croyaient encore à l’existence des monstres catalogués par saint Isidore de Séville, du paradis terrestre. Ce paradis terrestre était fort diversement situé par les cartographes, depuis l’Asie jusqu’à l’Afrique, avec sa source nourricière des
plus grands fleuves du monde. A tel point que goûtant l’eau dans laquelle naviguait sa nef, et la trouvant « de plus en plus douce et savoureuse », l’Amiral conjectura que le fleuve qui la déversait dans cette mer devait naître au pied de l’arbre de vie. Cette pensée fulgurante le fait douter des textes classiques : « Je ne trouve et n’ai jamais trouvé de texte écrit, de Latins ni de Grecs, qui dise avec certitude le lieu où se trouvait ici-bas le paradis terrestre ; je ne l’ai vu non plus sur aucune mappemonde. » Et puisque le Vénérable Bède, et saint Ambroise et Dun Scott situaient le paradis terrestre en Orient, où les hommes d’Europe croyaient être parvenus en naviguant avec et non contre le soleil, l’évidence se faisait de façon éclatante que l’Ile Espagnole, appelée Saint-Domingue, était Tarsis, ou Caethia, Ofir, Ofar et Cipango, toutes les îles ou terres mentionnées par les anciens qui jusque-là avaient été mal situées dans un univers borné par l’Espagne, tel que l’avait été la péninsule tout entière par l’œuvre de ses reconquérants. Voici qu’étaient venues les « lentes années » annoncées par Sénèque, « au cours desquelles la mer océane relâcherait les liens des choses et un grand pays s’ouvrirait aux hommes ; où un nouveau marin, tel celui qui jadis avait guidé Jason, découvrirait un nouveau monde ; et alors l’île de Thulé ne serait plus la dernière des terres ». La découverte prenait soudain une gigantesque dimension théologique. Ce voyage au Golfe des Perles de la Terre de Grâce était écrit, souligné d’un trait éblouissant, dans le livre des prophéties d’Isaïe. La prédiction de l’abbé Joaquin Calabrès se confirmait, qui disait que celui qui réédifierait la demeure du Mont-Sion partirait d’Espagne. Le monde avait la forme d’un sein de femme, au bout duquel poussait l’arbre de vie. Et l’on savait à présent que de sa source inépuisable, suffisante pour étancher la soif de tous les êtres vivants, non seulement jaillissaient le Gange, le Tigre et l’Euphrate, mais encore l’Orénoque, route des grands troncs qui descendaient vers la mer, aux sources duquel on avait situé enfin, après une si longue attente, le paradis terrestre maintenant abordable et reconnaissable dans toute sa splendeur. Et dans ces Bouches du Dragon, aux eaux rendues transparentes par le soleil levant, l’Amiral pouvait crier sa jubilation, ayant compris le combat séculaire des eaux douces contre les eaux salées : « Ainsi donc que le roi et la reine, les princes et leurs royaumes, rendent grâces à notre
Sauveur Jésus-Christ, qui nous a accordé une si grande victoire. Que des processions et des fêtes solennelles soient célébrées ; que les églises soient remplies de rameaux et de fleurs ; que le Christ exulte sur la terre comme il se réjouit dans les cieux, de voir approcher le salut de tant de peuples jusqu’ici livrés à la perdition. » L’or L’or abondant de ces contrées mettrait un terme à l’abjecte servitude à laquelle la faible quantité d’or européen réduisait l’homme. Les prophéties des prophètes étaient accomplies, les présages des anciens étaient confirmés, de même que les intuitions inspirées des théologiens. L’éternel combat des eaux, en un tel lieu du monde, annonçait qu’on était arrivé enfin, après une attente angoissée de plusieurs siècles, à la terre de promission… Esteban se trouvait aux Bouches du Dragon. Celles-ci avaient dévoré quantité d’expéditions qui avaient abandonné les eaux salées pour les eaux douces, à la recherche de cette terre de promission toujours mouvante et évanescente, — si mouvante et évanescente qu’elle finit par se perdre à jamais derrière le froid miroir des lacs de Patagonie. Et il se disait, accoudé au Amazon, devant la côte découpée et boisée, bastingage de l’ Amazon, que celle-ci n’avait nullement changé depuis que le Grand Amiral d’Isabelle et de Ferdinand l’avait contemplée, dans la perspective toujours vivante du mythe de la terre promise. Selon la couleur des siècles le mythe changeait de caractère, répondant à des désirs toujours renouvelés, mais il restait toujours le même : il y avait, il devait y avoir, il fallait qu’il y eût à l’époque présente — à n’importe quelle époque présente —, un monde meilleur. Les Caraïbes avaient imaginé ce monde meilleur à leur façon, comme l’avait imaginé à son tour, dans ces bouillonnantes Bouches du Dragon, éclairé, illuminé par le goût de l’eau venue de lointaines régions, le Grand Amiral d’Isabelle et de Ferdinand. Les Portugais avaient rêvé au royaume admirable du Prêtre Jean, comme devaient rêver, un jour, au Pays de Cocagne, les enfants du haut plateau castillan après avoir dîné d’un maigre croûton de pain frotté d’huile et d’ail. C’est un monde meilleur qu’avaient trouvé les encyclopédistes dans la société des anciens Incas, de même que les Etats-Unis avaient paru être un monde meilleur quand l’Europe avait reçu d’eux des ambassadeurs sans perruque, chaussés de souliers à boucle, clairs et simples dans leur langage, qui donnaient des
bénédictions au nom de la liberté. Et c’est vers un monde meilleur qu’était parti Esteban, il n’y avait pas si longtemps, ébloui par la grande colonne de feu qui semblait s’élever à l’Orient. Il revenait à présent de son voyage, frustré, ployant sous une énorme fatigue qui cherchait en vain un soulagement dans le souvenir de quelque aimable péripétie. A mesure que s’écoulait le temps de la traversée, il évoquait les aventures qu’il avait vécues tel un long cauchemar, — cauchemar traversé d’incendies, de persécutions, de châtiments —, annoncé par le Cazotte dont les chameaux vomissaient des lévriers, par les nombreux augures de la fin des temps, qui avaient tant proliféré en ce siècle si long qu’il était aussi chargé d’actions que plusieurs siècles réunis. Les couleurs, les sons, les mots, qui le poursuivaient encore, provoquaient en lui un malaise profond, semblable à celui qu’engendrent en quelque point de la poitrine, là où les angoisses se font palpables sous forme de battements et d’asymétries, de rythmes viscéraux, les derniers soubresauts d’une maladie qui aurait pu être mortelle. Ce qui restait en arrière, évoqué dans des abîmes de ténèbres et de tumulte, au milieu des roulements de tambours et des râles d’agonie, des cris et des supplices, s’associait dans son esprit à l’idée de tremblements de terre, de convulsion collective, de fureur rituelle… « Je viens de vivre parmi les barbares », dit Esteban à Sofia, lorsque pour lui s’ouvrit dans un solennel grincement de gonds la porte épaisse de la maison familiale toujours debout au même coin de rue, typiquement ornée de hautes grilles peintes en blanc.
CHAPITRE CINQUIÈME
Avec ou sans raison.
Goya.
I
« Toi ! » s’était écriée Sofia en voyant apparaître cet homme qui avait forci, grandi, aux mains dures et négligées, hâlé par le soleil, portant comme les marins le petit nombre de ses objets personnels dans un sac en toile suspendu à l’épaule. « Toi Toi ! » Et elle l’embrassait à pleine bouche, sur les joues mal rasées, sur le front, dans le cou. « Toi ! » disait Esteban, étonné, stupéfait devant la femme qu’il prenait à présent dans ses bras, femme faite, aux chairs fermes, si différente de l’adolescente aux hanches étroites dont il avait gardé l’image dans son esprit, si différente de celle qui avait trop été mère-jeune-fille pour être une cousine, trop fillette pour être femme ; la compagne de jeux asexuée, qui soulageait ses crises, qu’avait été la Sofia d’autrefois. Il regardait autour de lui, maintenant, redécouvrant toutes choses, mais avec la sensation, contre laquelle il ne pouvait lutter, d’être un étranger. Lui qui avait tant rêvé à l’instant du retour n’éprouvait pas l’émotion attendue. Tout ce qu’il connaissait, — qu’il ne connaissait que trop —, lui était comme étranger, sans que sa personne pût rétablir un contact avec les choses. Ici était la harpe d’autrefois, au pied des tentures décorées de cacatoès, de licornes et de lévriers ; là les grandes glaces biseautées et le miroir de Venise avec ses fleurs nébuleuses ; plus loin la bibliothèque aux tomes maintenant bien alignés.
Suivi de Sofia, il passa dans la salle à manger aux larges armoires, aux natures mortes bitumeuses, représentant des faisans et des lièvres parmi des fruits. Il se dirigea vers la chambre contiguë aux cuisines qui avait été la sienne depuis son enfance. « Attends, je vais chercher la clé », dit Sofia. (Esteban se rappela que dans ces vieilles demeures créoles la coutume voulait qu’on laissât fermées à clé, à jamais, les chambres des morts.) Quand on ouvrit la porte, Esteban se trouva devant un pêle-mêle poussiéreux de marionnettes et d’engins de physique, éparpillés en désordre sur le parquet, les fauteuils, le méchant lit de fer, qui avait été si longtemps son lit de douleur. La montgolfière aux couleurs fanées pendait encore à sa ficelle ; la scène du petit théâtre montrait encore sa décoration de port méditerranéen, propre à la représentation des Fourberies de Scapin. Les bouteilles de Leyde brisées, des baromètres et des tubes communiquants gisaient autour de l’orchestre des singes. Tout à coup, cette rencontre avec son enfance, ou avec une adolescence puérile, cela revenait au même, fit éclater Esteban en sanglots. Il pleura longuement, la tête enfoncée dans le giron de Sofia, comme lorsque, étant enfant, il lui confiait ses angoisses de malade à la vie ratée. rat ée. Quelques liens oubliés étaient rétablis. A présent certains objets se mettaient à parler. Ils retournèrent au salon, en passant par le vestibule décoré de tableaux. Les arlequins continuaient à animer leurs carnavals et leurs voyages à Cythère ; les natures mortes, intemporelles et belles, exhibaient toujours les marmites, les compotiers, deux pommes, un morceau de pain, un poireau de quelque imitateur de Chardin, à côté du tableau représentant une place monumentale et déserte, qui par sa facture « sans air », sans épaisseur d’atmosphère, s’apparentait fort au style de Jean-Antoine Caron. Les personnages fantastiques de Hogarth étaient restés à leur place ; ils conduisaient à La décapitation de saint Denis dont les couleurs semblaient avoir pris un éclat extraordinaire, au lieu de s’amortir sous les feux des tropiques. « Nous l’avons restauré et verni récemment », disait Sofia. « Je vois bien, répondit Esteban. On dirait que le sang est frais. » Mais plus loin, à l’endroit où avaient été accrochées auparavant des scènes de moissons et de vendanges, on voyait maintenant des peintures à l’huile nouvelles, au style froid, léchées, qui représentaient des scènes
édifiantes de l’histoire ancienne, des « Tarquinades » et des « Lycurgueries » comme Esteban avait dû en subir si souvent pendant ses dernières années de vie en France. « Ces fourbis arrivent maintenant jusqu’ici ? » demanda-t-il. « C’est un art qui plaît beaucoup », dit Sofia. « Il a plus que des couleurs : il contient des idées, propose des exemples ; il fait penser. » Esteban s’arrêta soudain, remué jusqu’au tréfonds de lui-même, devant L’Explosion dans une cathédrale d’un maître napolitain anonyme. Il y avait là comme une préfiguration de tant d’événements connus qu’il se sentait étourdi par la quantité d’interprétations auxquelles se prêtait cette toile prophétique, anti-plastique, étrangère à toutes les écoles de peinture, qui était parvenue dans cette maison par un hasard mystérieux. Si la cathédrale, d’accord avec des doctrines qu’on lui avait apprises jadis, était la représentation — arche et tabernacle —, de son propre être, une explosion s’y était produite, certainement, quoique retardée et lente, détruisant des autels, des symboles et des objets de sa vénération. Si la cathédrale symbolisait l’époque, une formidable explosion, en effet, avait jeté bas ses murs principaux, enterrant sous une avalanche de décombres ceux-là mêmes qui peut-être avaient construit la machine infernale. Si la cathédrale représentait l’église chrétienne, Esteban remarquait qu’une rangée de fortes colonnes y demeurait intacte, devant celle qui, réduite en morceaux, s’écroulait dans le tableau apocalyptique, tel un présage de résistance, de pérennité et de reconstruction, après les temps de malheurs et d’étoiles annonciatrices d’abîmes. « Tu as toujours aimé voir ce tableau », dit Sofia. « Et dire qu’il me paraît absurde et désagréable. » « Désagréable et absurde à notre époque », dit Esteban. Et tout à coup, se rappelant qu’il avait un cousin, il demanda des nouvelles de Carlos. « Il est parti de bonne heure pour la campagne, avec mon mari », dit Sofia. « Ils rentreront plus tard. » Et elle resta interdite devant l’expression de stupeur, d’étonnement angoissé, qui se peignit sur le visage d’Esteban. Prenant un ton badin et insouciant, s’abandonnant à un gâchis de paroles, inhabituel chez elle, la jeune femme se mit à raconter comment elle s’était mariée il y avait un an à celui qui était à présent l’associé de Carlos dans l’affaire — et elle montrait la porte communiquante à un seul battant, toujours encastrée dans le mur, près du parterre où
s’élevaient les deux troncs de palmier, telles des colonnes étrangères au reste de l’architecture. Quand il s’était défait de don Cosme, une fois passée l’alerte anti-franc-maçonne qui n’était pas allée finalement au-delà d’une simple menace —, Carlos avait pensé chercher un associé qui, en échange d’une participation appréciable aux bénéfices, pût apporter la capacité de travail et les connaissances commerciales surtout dont il était dépourvu. Il avait trouvé un homme compétent, fort versé en affaires économiques, dont il avait fait la connaissance à la loge. « La loge ? » demanda Esteban. « Laisse-moi continuer », dit Sofia se lançant dans le panégyrique de celui qui, peu après son arrivée, avait assaini totalement l’affaire, et tirant parti de l’époque de prospérité mirifique que traversait le pays, était en train de tripler, de quintupler, les gains du magasin. « Tu es riche, à présent ! » cria-t-elle à Esteban, les joues enflammées par l’enthousiasme. « Riche de vrai ! Et ça tu le dois, nous le devons à Jorge. Nous nous sommes mariés il y a un an. Ses grands-parents étaient Irlandais. Il est apparenté avec les O’Farrill. » Il déplut à Esteban que Sofia insistât sur cette union avec une des familles les le s plus anciennes et puissantes de l’île. « Vous donnez sans doute beaucoup de réceptions maintenant ? » demanda-t-il sur un ton mécontent. « Ne fais pas le crétin ! Rien n’a changé. Jorge est comme nous. Tu t’entendras très bien avec lui. » Et elle se mit à parler de sa satisfaction présente, du bonheur qu’elle éprouvait à rendre un homme heureux, de la sécurité et du repos de la femme qui se savait accompagnée. Et comme si elle eût voulu se faire pardonner une trahison : « Vous, vous êtes des hommes. Vous fonderez un foyer. Ne me regarde pas comme ça. Je te dis que tout est comme avant. » Mais l’homme qui la regardait le faisait avec une énorme tristesse. Jamais il n’aurait cru écouter, des lèvres de Sofia, une telle énumération de lieux communs à usage bourgeois : « Rendre un homme heureux » ; « l’impression de sécurité qu’éprouve la femme quand elle se sait accompagnée dans la vie ». Il était terrifiant de penser qu’un second cerveau, situé dans la matrice, émettait maintenant ses idées par la bouche de Sofia, nom qui attribuait à la femme qui le portait une « sagesse souriante », le gai savoir. Esteban s’était toujours représenté en imagination le nom de Sofia nimbé par l’ombre de la grande coupole de Byzance ; un peu enveloppé
par les branches de l’arbre de vie et entouré d’archontes, dans le grand mystère de la femme intacte. Et maintenant, il lui avait suffi peut-être de la joie encore secrète causée par une grossesse à son début, de constater qu’un sang venu des sources les plus profondes de l’être avait cessé de couler pour la première fois depuis l’époque de la puberté, pour que la sœur aînée, la jeune mère, la pure entéléchie féminine d’autrefois, se transformât en une bonne épouse, conséquente et mesurée, à l’esprit tout entier tourné vers son ventre protégé et le bien-être futur de ses fruits, fière de ce que son mari fût apparenté à une oligarchie qui devait sa richesse à l’exploitation séculaire d’immenses négrailles. Si Esteban s’était senti étranger en entrant à nouveau dans sa maison, il se sentait plus étranger encore devant la femme qui était trop visiblement reine et maîtresse de cette même maison où tout était, pour son goût, excessivement bien rangé, propre, protégé contre les coups et les dommages. « Tout ici sent l’Irlandais », se dit Esteban, en demandant l’autorisation (c’est ça, l’autorisation) de prendre un bain. Sofia l’accompagna par habitude, tout en bavardant avec lui jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus que son caleçon. « Tant Tant de mystère pour ce que j’ai vu si souvent ! » dit-elle en riant, tout en lui lançant un savon de Castille par-dessus le paravent. Ils déjeunèrent seuls, après qu’Esteban eut fait un tour dans la cuisine et la dépense, et embrassé Rosaura et Remigio, tout émus et joyeux, qui n’avaient pas changé depuis qu’il les avait quittés : elle toujours piquante, lui portant cet âge indéfini du nègre destiné à vivre cent ans dans le royaume de ce monde. Ils parlèrent peu ou de choses sans importance, se regardant beaucoup ; ils avaient tant à se dire qu’aucun ne se décidait à s’ouvrir à l’autre. Esteban faisait de vagues allusions aux lieux où il avait été, sans s’arrêter aux détails. Si une fois rétabli un climat d’intimité que la longue absence avait dissipé il s’était mis à parler, il aurait eu besoin d’heures, de jours entiers pour évoquer ses expériences pendant les années troublées et folles qu’il venait de vivre. Ces années lui semblaient courtes, maintenant qu’il les avait laissées derrière lui. Et cependant elles avaient eu le pouvoir de vieillir terriblement certaines choses, certains livres surtout. Une rencontre avec l’abbé Raynal, sur les rayons de la bibliothèque, lui donna envie de rire. Le baron d’Holbach, Marmontel avec ses Incas
d’opéra-comique, le Voltaire des tragédies si subversivement actuelles il y avait à peine dix ans lui semblaient lointains, hors d’époque, aussi dépassés que pouvait l’être un traité de pharmacopée du XIVe siècle. Mais rien n’était aussi anachronique, aussi incroyablement fissuré, crevassé, amoindri par les événements, que le Contrat Social. Il ouvrit l’exemplaire dont les pages étaient pleines d’interjections admiratives, de gloses, de notes, tracées par sa main, sa main de jadis. « Tu te souviens ? » dit Sofia en appuyant la tête sur son épaule. « Autrefois, je n’y comprenais rien, maintenant je comprends très bien. » Tous deux montèrent aux pièces du haut. Esteban s’arrêta devant l’évocation d’une intimité partagée avec un inconnu. Il regarda le vaste lit de milieu, trop étroit à son gré ; les deux guéridons du chevet, chargés de livres aux diverses reliures ; les pantoufles en cuir de Cordoue, placées près de celles de Sofia. Il se sentit de nouveau étranger. Devant la proposition de lui installer une pièce voisine, « qui servait de bureau à Jorge, mais dont Jorge ne se servait jamais », Esteban alla à sa vieille chambre d’autrefois, et après avoir entassé en un coin les appareils de physique, les boîtes à musique et les marionnettes, suspendit le hamac qu’il avait apporté, aux deux anneaux fixés aux murs, ceux-là mêmes qui jadis soutenaient le drap de lit tordu à la façon d’une corde, sur lequel il reposait la tête pendant ses crises d’asthme. Sofia lui demanda tout à coup des nouvelles de Victor Hugues. « Ne me parle pas de Victor Hugues », dit l’homme en fouillant dans son sac : « Il y a une lettre de lui pour toi. C’est un monstre, à présent. » Et mettant dans sa poche quelques pièces de monnaie, il sortit dans la rue. Il était impatient de respirer l’air d’une ville qui, à peine débarqué, lui avait paru très changée. Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il se trouva devant la cathédrale, de construction récente : avec ses sobres entablements de granit de la côte, — qui ne manquait point déjà de textures quand on le confiait aux tailleurs de pierre —, couronnés par la houle contenue d’un baroque mitigé, cette église entourée de beaux palais à grilles et à balcons révélait une évolution dans les goûts de ceux qui régissaient les destins architecturaux de la ville. Il erra jusqu’au crépuscule dans la rue des Offices, celles de l’Inquisiteur et des Marchands ; alla de la place du Christ à l’église du Saint-Esprit, de l’avenue rajeunie de Paule à la place
d’Armes, sous les arcades de laquelle se réunissaient déjà à la tombée de la nuit des groupes remuants de passants oisifs. Les badauds se pressaient devant les fenêtres d’une maison d’où se répandait le son d’un piano-forte récemment apporté d’Europe. Les barbiers pinçaient la guitare, sur le seuil de leurs boutiques. Dans un patio s’offrait le fallacieux spectacle d’une tête parlante. Se prostituant au profit de quelque dame catholique et très honorable — le cas était fréquent dans la ville — deux esclaves à l’allure criarde lui firent des offres en passant… Esteban soupesa les pièces de monnaie qu’il avait dans sa poche et s’enfonça avec les filles dans la pénombre d’un abri équivoque… Il faisait nuit quand l’homme rentra chez lui : Carlos se précipita pour l’embrasser. Il n’avait guère changé. Il paraissait un peu plus mûr, un peu plus important, peut-être un peu plus gros. « Nous les commerçants, les sédentaires… » dit-il en riant. Et à l’instant Sofia amena son mari : c’était un homme mince, qui portait à peine vingt-cinq ans, bien qu’il en eût trente-trois accomplis, dont le visage était réellement beau en raison de la finesse et de la noblesse des traits, de son front vaste et dégagé, de sa bouche sensuelle quoique un peu froide et dédaigneuse. Esteban, qui redoutait de se trouver devant un vulgaire apprenti-commerçant, bavard et superficiel, fut bien impressionné par le personnage ; mais il remarqua que dans son allure, ses attitudes, son vêtement, il cultivait un sérieux plein de condescendance, une déférence distante, une légère mélancolie, qui avec une préférence marquée pour les costumes sombres, les cols amples et mous, les coiffures apparemment négligées, constituaient le nouveau trait marquant des jeunes gens qui depuis quelques années avaient été élevés en Allemagne, ou, c’était ici le cas, en Angleterre. « Tu ne me diras pas qu’il n’est pas beau », disait Sofia sur un ton interrogatif, tout en regardant son mari avec une tendre admiration… La maîtresse de maison avait fait ce soir-là un grand étalage de candélabres et de vaisselle d’argent pour le premier dîner de la famille à nouveau réunie. « Je vois qu’on a tué le veau gras », disait Esteban devant l’apparition des volailles les mieux apprêtées, des sauces les plus finement élaborées, en un défilé de plateaux qui lui rappelait les repas que dans cette même salle à manger s’étaient offerts les trois adolescents d’hier, rêvant qu’ils se trouvaient au palais de Potsdam, aux bains de Carlsbad ou dans le cadre de quelque
palais rococo, situé aux environs d’une Vienne imaginaire. Sofia expliqua que ces galantines, ces pâtés en croûte, ces farces truffées et parfumées au xérès, étaient destinés à celui qui, ayant tant vécu en Europe, devait avoir le palais terriblement entraîné à apprécier les choses exquises. Mais Esteban, fouillant dans ses souvenirs, dut avouer, — il ne s’en était jamais rendu compte —, que son premier éblouissement devant les feux d’artifice d’une cuisine très riche en arômes, nuances, onctuosités subtiles, alliages d’herbes et d’épices, lointains arrière-goûts d’essences, avaient peu duré. Peut-être parce qu’il avait été obligé de s’habituer, des mois durant, aux poivrons, à la morue et aux fritures à l’ail de la nourriture basque, Esteban avait pris goût aux mets agrestes et marins, préférant la saveur des plats simples à celle de ce qu’il nommait avec un mépris marqué « des sauces boueuses ». Et il faisait l’éloge de la patate, parfumée et nette, cuite sous la cendre ; de la banane verte, dorée dans l’huile ; du choux-palmiste, prodigieuse asperge des hauteurs, qui contenait toute l’énergie d’un arbre ; du boucan de tortue et de porc sauvage ; de l’oursin et de l’huître des palétuviers ; du frais gazpacho trempé de pain de munition et des crabes-nains dont la carapace frite se pulvérisait sous le coup de dent, saupoudrant les lèvres de sel marin. Et il évoquait surtout les sardines tirées du filet, encore vivantes, mises sur les braises d’un fourneau, après la pêche de minuit, que l’on dévorait sur le pont avec l’oignon cru et la miche de pain noir, en buvant entre deux bouchées le vin rouge épais qui gonflait une outre. « Je me suis tuée tout l’après-midi à consulter des livres de cuisine, pour ça », dit Sofia en riant… Le café fut servi dans le grand salon, où Esteban regrettait le désordre d’autrefois. Il était évident que le petit-fils d’Irlandais, devenu époux de la maîtresse de maison, avait imposé à la demeure certaines habitudes guindées. De plus, Sofia était trop attentive à ses moindres volontés ; elle allait, venait, lui apportait du feu pour sa pipe, puis s’asseyait sur un petit escabeau près de son fauteuil. Et devant le mari silencieux, le sourire prévenant de Carlos, les déplacements trop fréquents de Sofia, qui allait maintenant chercher un coussin, on sentait que tous attendaient le moment où Esteban, comme les voyageurs antiques, — pour ces gens placés à une énorme distance des faits il était une sorte de Sir Guillaume de Mandeville de la
révolution — commencerait le récit de ses aventures. Mais les mots venaient mal sur les lèvres, à la pensée que les premiers en entraîneraient tant d’autres que l’aube le surprendrait là, assis sur le même divan, en train de raconter toujours. « Parle-nous de Victor Hugues », dit Carlos à la fin. Comprenant qu’Ulysse n’éviterait pas, ce soir, l’obligation de narrer son Odyssée, Esteban dit à Sofia : « Apporte-moi une bouteille de vin ordinaire, et mets-en à rafraîchir une autre pour plus tard, car mon récit sera long. »
II Il ne faut pas crier.
Goya.
Il avait commencé son récit sur un ton souriant, rappelant des péripéties de la traversée de Port-au-Prince en France, sur un bateau bourré de réfugiés dont on s’aperçut qu’ils étaient tous francs-maçons, membres d’un club de philadelphes très puissants à Saint-Domingue. Il était pittoresque en vérité de voir tant de philanthropes, amis des Chinois, des Perses et des Algonquins, se promettant d’infliger les plus terribles châtiments lorsqu’ils pourraient, une fois écrasée la révolte des Noirs, régler leur compte à certains serviteurs ingrats qui avaient été les premiers à porter la torche sur leurs plantations. Puis Esteban racontait sur un ton ironique ses « promenades de Huron » à travers Paris, ses rêves et ses espoirs, ses équipées et ses expériences, et il citait des anecdotes : celle du citoyen qui voulait faire construire, sur la frontière française, un monument colossal, doué d’un symbolisme si terriblement agressif — avec un géant de bronze dont le visage seul devait inspirer la terreur —, que les tyrans en le voyant reculeraient avec leurs armées épouvantées ; de cet autre qui, aux moments de danger national, avait fait perdre son temps à une assemblée en signalant que le titre de « citoyenne » donné aux femmes avait le défaut de laisser dans l’ombre l’inquiétante question de savoir s’il s’agissait ou non d’une demoiselle ; il disait comment Le Misanthrope avait été pourvu d’un dénouement révolutionnaire, avec le retour d’un Alceste soudainement réconcilié avec le genre humain ; il raillait l’énorme succès obtenu en France, après son départ, par un roman qu’il avait reçu en Guadeloupe : le Petit Emile, où un enfant du peuple, amené à Versailles, était stupéfait d’apprendre que le dauphin aussi faisait ta-ta… Il voulait garder sa bonne humeur, mais peu à peu les faits, les spectacles recréés par les mots se dessinaient
sous des couleurs plus sombres. Le rouge des cocardes passait à l’incarnat foncé. A l’époque des arbres de la liberté avait succédé celle des échafauds. Il y avait eu un moment imprécis, indéterminable mais terrifiant, où s’était opéré dans les âmes un changement radical : celui qui était doux la veille, était devenu terrible le lendemain ; celui qui s’était contenté d’une simple rhétorique verbale, s’était mis à signer des arrêts. Et l’on avait été pris du grand vertige, vertige d’autant plus incompréhensible, si l’on pensait au lieu où il s’était produit : le pays où précisément il semblait que la civilisation avait trouvé son équilibre suprême : le pays des architectures sereines, de la nature domptée, des artisanats incomparables ; le pays dont la langue elle-même semblait faite pour s’ajuster à la mesure du vers classique. Aucun peuple ne pouvait être moins sensible à la mise en scène des échafauds. L’inquisition française avait été molle en comparaison de l’espagnole. La nuit de la Saint-Barthélémy était peu de chose à côté du massacre universel des protestants ordonné par le roi Philippe. Evoqué à distance, un Billaud-Varenne était aux yeux d’Esteban un personnage absurde dressé sur un fond de colonnes majestueuses, entouré de statues de Houdon, au milieu de jardins bien soignés, dans l’attitude exotique et sanglante d’un prêtre aztèque levant en l’air le couteau d’obsidienne. Cette révolution avait répondu, certes, à un obscur élan millénaire qui aboutissait à l’aventure la plus ambitieuse de l’être humain. Mais Esteban était atterré par le coût de l’entreprise : « Nous oublions trop vite les morts. » Morts de Paris, de Lyon, de Nantes, d’Arras (et il accumulait les noms de cités qui révélaient maintenant l’étendue de leurs souffrances, comme Orange) ; morts des pontons de l’Atlantique, des camps de Cayenne, de tant d’autres lieux, sans oublier ceux dont le calcul devenait impossible, séquestrés, défenestrés, disparus…, auxquels il fallait ajouter ces cadavres vivants qu’étaient les hommes à la vie brisée, à la vocation frustrée, à la tâche tronquée, qui traîneraient à jamais une vie lamentable, quand ils n’auraient pas eu l’énergie nécessaire pour se suicider. Il louait les malheureux babouvistes, qu’il considérait comme les derniers révolutionnaires, purs et fidèles à l’idéal le plus intègre d’égalité, tragiquement contemporains de ceux qui prêchaient encore, dans les colonies, une fraternité et une liberté désormais
réduites à des finasseries politiques afin de conserver des terres ou d’en acquérir de nouvelles. Le vieux Jéhovah, dont les églises et les cathédrales s’ouvraient de nouveau dans tous les lieux momentanément livrés à l’athéisme, était sorti vainqueur de l’épreuve. Ses adorateurs pouvaient dire, à présent, que ce qui s’était passé n’avait été finalement qu’une manifestation de sa colère contre les nombreux philosophes qui en ce siècle proche de son terme (il vivait ses dernières semaines) s’étaient enhardis à tirer sa barbe, traitant son Moïse d’imposteur, son saint Paul d’imbécile, allant jusqu’à insinuer, comme l’avait fait Victor Hugues dans un discours qui devait beaucoup au baron d’Holbach, que le vrai père de Jésus avait été un légionnaire romain. Et le narrateur concluait, amer, en vidant son dernier verre de vin : « Cette fois-ci la révolution a échoué. La prochaine sera peut-être la bonne. Mais pour me pincer quand elle éclatera, il faudra me chercher avec une lanterne en plein midi. Prenons garde aux trop belles paroles ; aux mondes meilleurs créés par les mots. Notre époque succombe sous un excès de mots. Il n’y a pas d’autre terre promise que celle que l’homme peut trouver en lui-même. » Et en disant cela Esteban pensait à Ogé, qui si souvent citait une phrase de son maître Martinez de Pasqually : « L’être humain ne pourra être éclairé que par le développement des facultés divines endormies en lui par la prédominance de la matière… » Les feux de l’aube se reflétèrent sur les vitres et les miroirs du salon. On entendait tinter les premières matines d’un dimanche que le vent du nord avait secoué dès le petit matin. Aux voix des cloches connues depuis l’enfance s’ajoutait à présent le sourd bourdon de la nouvelle cathédrale. La nuit était passée comme à l’époque heureuse du désordre avec une singulière rapidité. Et maintenant, sans aucune hâte pour aller se coucher, enveloppés dans des couvertures qu’ils avaient apportées peu à peu pour se couvrir dans leurs fauteuils, tous quatre demeuraient silencieux, comme plongés dans leurs propres réflexions. « Eh bien, nous, nous ne sommes pas d’accord », dit Sofia tout à coup, d’une petite voix aigre-douce qui était chez elle présage de discussion. Esteban se crut obligé de lui demander qui était ce nous. « Tous trois », répondit Sofia d’un geste circulaire, le rejetant en quelque sorte hors du groupe familial. Et comme si elle eût
parlé pour elle-même, elle se lança dans un monologue qui trouvait un visible assentiment sur les visages de Carlos et de Jorge. On ne pouvait vivre sans un idéal politique ; le bonheur des peuples ne pouvait être atteint du premier coup ; de graves erreurs avaient été commises, certes, mais ces erreurs seraient pour l’avenir un utile enseignement. Elle comprenait qu’Esteban était passé par certaines expériences douloureuses, — et elle l’en plaignait grandement —, mais il était peut-être victime d’un idéalisme exagéré. Elle admettait que les excès de la révolution étaient déplorables ; cependant les grandes conquêtes humaines ne s’obtenaient que par la douleur et le sacrifice. En somme : rien de grand ne se faisait sur terre sans effusion de sang. « Ça, Saint-Just l’a dit avant toi », s’écria Esteban. « Parce que Saint-Just était jeune. Comme nous. Ce qui m’étonne, quand je pense à Saint-Just, c’est de voir combien il était près encore du collège. » Elle était au courant de tout ce que son cousin lui avait raconté, — concernant la vie politique, en premier lieu —, et peut-être mieux que lui, qui n’avait pu avoir qu’une vue partielle et limitée des faits, vue troublée parfois par la proximité de petits ridicules, d’inévitables naïvetés, qui n’amoindrissaient en rien la grandeur d’une tentative surhumaine. « Ainsi donc, être descendu en enfer ne m’a servi de rien ? » cria Esteban… Elle voulait dire seulement qu’à distance on pouvait avoir une impression plus objective des événements, moins passionnée. Elle s’affligeait grandement sur les beaux monastères détruits, les belles églises incendiées, les statues mutilées, les vitraux brisés. Mais la moitié des œuvres gothiques pouvait bien disparaître de la planète si la félicité de l’homme le voulait ainsi. Le mot « félicité » eut le pouvoir de rendre furieux Esteban. « Attention ! Ce sont les croyants béats comme vous, les naïfs, les dévoreurs d’écrits humanitaires, les calvinistes de l’idée, qui élèvent les guillotines. » « Plût au Ciel que nous puissions en élever une, bien vite, sur la place d’Armes de cette ville imbécile et pourrie », répliqua Sofia. Elle verrait tomber avec plaisir les têtes de la foule de fonctionnaires ineptes, d’exploiteurs d’esclaves, de gros riches vaniteux, de porteurs de galons qui peuplaient cette île, tenue en marge de toute connaissance, reléguée à la fin du monde, réduite à une allégorie pour boîte à cigares, par le gouvernement le plus lamentable et immoral de l’histoire
contemporaine. « Ici il faut en guillotiner quelques-uns », disait Carlos en acquiesçant. « Plus que ça », ajoutait Jorge calmement… « Je m’attendais à tout, dit Esteban, sauf à trouver ici un club de Jacobins. Ja cobins. » Pas tant que ça, ça , lui expliquaient les autres. Mais en tout cas des gens très au courant (cette réitération mettait Esteban en colère) décidés à « faire quelque chose ». Il fallait prendre conscience de l’époque, avoir un but dans la vie, agir de toute manière dans un monde qui se transformait. Carlos s’était appliqué ces dernières années à créer une petite loge androgyne, — loge androgyne parce qu’ils étaient trop peu nombreux pour pouvoir se passer de femmes intelligentes et éclairées —, dans le but politique de diffuser les écrits philosophiques qui avaient préparé la révolution, de même que certains de ses textes fondamentaux : la Déclaration des Droits de l’Homme, la Constitution française, des discours importants, des catéchismes civiques, etc… On lui apporta plusieurs feuilles volantes et des opuscules qui, par le dessin inhabituel des types, la lourdeur de l’imposition, révélaient le travail clandestin des imprimeries de la Nouvelle-Grenade ou de La Havane, peut-être du Rio de la Plata ou de Puebla de los Angeles. Esteban connaissait ces proses. Il les connaissait si bien que par le ton personnel de certaines tournures, certaines transpositions heureuses, la présence d’un adjectif dont il avait eu du mal à trouver l’équivalent en espagnol, il identifiait ses propres traductions, faites à la Pointe-à-Pitre sur l’indication de Victor Hugues pour les casses des Lœuillet. Et maintenant, en cet instant même, ces textes réapparaissaient devant lui, multipliés par les presses du continent… « Vous m’emmerdez ! » cria-t-il en bousculant les fauteuils pour sortir. En traversant le patio il vit qu’une clef était mise dans la serrure de la porte qui conduisait au magasin. Il eut la curiosité de visiter ce lieu qui en quelque sorte lui appartenait, et qui devait être vide en ce jour de repos dominical. L’odeur de saumure, de pommes de terre bourgeonnées, de cécine, d’oignons, qui lui était si désagréable autrefois, monta vers ses narines comme celle d’un humus riche et vivifiant. C’était une odeur de cale, de docks, de caves bien pourvues. Des gouttes de gros rouge perlaient aux cannettes ; la croûte des fromages manchègues verdissait ; les graisses suintaient à travers l’argile des jarres
ventrues. Il régnait un ordre autrefois inconnu. Tout était aligné, empilé, suspendu, selon les exigences de chaque marchandise : en haut, accrochés aux poutres de cèdre, les jambons et les chapelets d’aulx ; puis les murailles de grains ; en bas, les caques d’anchois et de poissons marines. Et plus loin, dans le patio à présent couvert, emplissant des vitrines grillagées, il y avait une collection d’échantillons des objets et des produits nouveaux qui avaient étendu le rayon d’action de l’affaire : salières, reliquaires, mouchettes en argent mexicain ; légères porcelaines anglaises, gracieuses chinoiseries introduites par le port d’Acapulco ; jouets mécaniques, montres suisses, vins et cordiaux des anciens chaix du comte d’Aranda. Esteban alla au bureau, où les livres, les encriers, les taille-plumes, les coupelles de poudre à sécher, les règles et les balances étaient exactement à leur place, attendant ceux qui les utiliseraient le lendemain. La vue de deux tables particulièrement imposantes qui occupaient la plus belle pièce, fit penser au jeune homme qu’une troisième lui serait peut-être destinée, là, près du fond revêtu d’acajou, où trônait un portrait peint à l’huile du père, fondateur de la maison, avec les sourcils froncés comme il les avait d’habitude, respirant l’honorabilité, la sévérité, l’esprit d’entreprise. Et il se vit en imagination, en de futures matinées resplendissantes, enfermé là, au milieu d’échantillons de riz et de pois chiches, allant des livres de comptes au registre des taxes, discutant avec quelque mauvais payeur, quelque détaillant de province, tandis qu’au-dehors le soleil scintillait sur les eaux de la baie, au passage d’un clipper en route pour New York ou le cap Horn. Il comprit qu’il ne s’intéresserait jamais suffisamment à ça, au point d’y consacrer les meilleures années de sa vie. Il était perverti par ses équipées de marin, sa vie au jour le jour, son habitude de ne rien posséder. Maintenant qu’il se voyait comme sauvé de l’enfer, il n’arrivait pas à se retrouver, à se sentir lui-même, dans la réalité d’une vie normale recouvrée. Il alla dans sa chambre. Sofia, assise au milieu des marionnettes et des appareils de physique, l’attendait sans se résigner à aller se coucher, le visage empreint d’une grande tristesse. « Tu te mets en colère contre nous, dit-elle, parce que nous avons foi en quelque chose. » « La foi en une chose qui change d’aspect tous les jours vous procurera de grandes et terribles déceptions », dit Esteban : « Vous savez ce que
vous détestez. C’est tout. Voilà pourquoi vous mettez votre confiance, vos espoirs, en n’importe quelle autre chose. » Sofia l’embrassa, comme lorsqu’il était enfant, et le borda dans son hamac. « Que chacun pense à sa guise, et redevenons comme avant », dit-elle en sortant. Resté seul, se ul, Esteban se rendit compte que c’était impossible. Il y a des époques faites pour décimer les troupeaux, confondre les langues et disperser les tribus.
III
Les jours passaient sans qu’Esteban se résolût à commencer son travail au magasin. « Demain », disait-il, comme pour s’excuser devant ceux qui ne lui avaient rien demandé. Et le lendemain il se mettait à errer à travers la cité, ou, traversant la baie dans un canot, il allait à la ville de Regla. Là il y avait des jus de cannes épais et des vins sucrés qui montaient à la tête, sur les comptoirs chargés de petits cochons rôtis qui lui rappelaient les boucans d’autrefois. En un coin écarté de la rade, collés les uns aux autres, tels des mendiants par une nuit d’hiver, verdissaient les voiliers inutilisables, mis au rancart à cause de leur clopinante vieillesse, sans cesse bercés par une houle molle qui pénétrait leurs lisses trouées, couvertes de patelles et d’algues violacées. Quelque part subsistaient encore les ruines des baraquements où avaient été confinés, des mois durant, les Jésuites expulsés des royaumes d’Espagne, amenés de leurs lointains couvents andins par la route de Portobello. Les marchands de prières, d’ex-voto, d’objets de sorcellerie, — aimants, jais, fers et coraux —, exerçaient librement leur commerce. Chaque église chrétienne abritait derrière la sacristie même, une église marronne, consacrée à Obatala, Ochum ou Yemanya, Yemanya, sans qu’aucun curé pût protester, car les nègres affranchis révéraient leurs vieux dieux africains sous la forme des statues dressées sur les autels des temples catholiques. Parfois, au retour, Esteban entrait au théâtre du Colisée, où une troupe espagnole donnait vie, sur un air de tonadille, à tout un monde de majos et de viveurs, évocateur de ce Madrid dont la route lui avait été interdite par la guerre… Aux environs de la Noël, Sofia, Carlos et Esteban furent invités par des parents de Jorge à passer les fêtes dans une propriété que l’on considérait comme l’une des plus florissantes de l’île. Trop occupés par les tractations de fin d’année pour abandonner le magasin, Carlos et Jorge décidèrent que Sofia s’en irait la première, en compagnie d’Esteban, tandis qu’eux resteraient en ville pour régler leurs
affaires et partiraient environ huit jours plus tard. L’idée ne déplut pas à Esteban, qui se sentait toujours séparé de Sofia par la présence du mari ; il n’arrivait pas d’autre part à renouer un vrai lien de camaraderie avec Carlos, trop adonné à ses affaires, souvent absent le soir, parce qu’il assistait à des réunions maçonniques, ou trop fatigué par sa journée de travail pour faire autre chose que s’assoupir après le dîner dans un fauteuil du salon, en faisant semblant d’écouter le bavardage des autres… « C’est maintenant que je te retrouve », dit Esteban à Sofia lorsqu’il se vit seul avec elle, dans l’intimité de la voiture qui roulait vers Artemisa. Sous la capote de toile cirée, ils étaient tous deux comme dans un berceau ballotté sur les mauvais chemins. Ils mangeaient dans des auberges et des haltes, s’amusant à demander les mets les plus ordinaires ou les plus inhabituels, — un ragoût du pays à la sauce foncée, une grillade de pigeons ramiers —, et Sofia qui ne prenait jamais en famille une goutte de vin, découvrait des bouteilles à l’aspect sympathique, perdues parmi les eaux-de-vie et les gros rouges des détaillants. Son visage s’empourprait, la sueur perlait à ses tempes, mais elle riait, de son rire des anciens jours, moins guindée, moins maîtresse de maison, libérée eût-on dit des critiques. En route, Esteban fut appelé à parler de Victor Hugues. Il interrogea Sofia sur la lettre qu’il lui avait apportée. « Rien, dit-elle. J’espérais davantage. Mais tu le connais : des plaisanteries qui ne sont plus spirituelles une fois écrites. Dans le fond : de la tristesse. Il dit qu’il n’a pas d’amis. — Sa solitude est son châtiment », dit Esteban : « Il a cru que pour être grand il devait renoncer à toute amitié. Robespierre lui-même n’est pas allé jusque-là. — Il était toujours porté à trop attendre de lui-même », répondit la jeune femme : « Voilà pourquoi quand il a voulu se hausser plus que ne le permettait sa taille, on s’est rendu compte qu’il n’avait pas assez d’étoffe pour ça. Il aspirait à être un héros de tragédie et n’a joué que le rôle de comparse. De plus le théâtre de ses activités était mauvais. Rochefort, la Guadeloupe ! Escaliers de service ! — Ce n’est pas un homme supérieur. Beaucoup de faits le prouvent. » Et Esteban cherchait dans sa mémoire tout ce qui pouvait amoindrir sa trop fière allure : telle phrase maladroite entendue un jour ; telle expression banale ; telle aventure ancillaire ; telle marque de faiblesse ; il était une fois resté silencieux, un sourire odieux sur les lèvres,
devant Antoine Fuet qui le menaçait de lui donner des verges s’il se présentait sans y être invité à la Loge des Corsaires. — Et puis : ce culte de Robespierre, pris pour modèle… Et il se mettait à accumuler des charges contre l’ami d’hier, pour la raison même qu’il l’avait aimé et que ses faiblesses lui étaient d’autant plus inadmissibles : « J’aimerais dire du bien de lui, mais je ne puis pas. Trop de choses salissent pour moi son souvenir. » Sofia l’écoutait, acquiesçant à sa façon, avec de petits grognements qui pouvaient être pris pour des manifestations de surprise, de désapprobation, ou d’étonnement scandalisé devant une cruauté, une erreur, une bassesse ou un abus de pouvoir : « Laissons Victor tranquille. Il a été le mauvais fils d’une grande révolution. — Fils qui, finalement, a fait fortune et a épousé une femme riche », fit remarquer Esteban avec ironie : « A moins qu’on ne l’ait emprisonné à Paris pour ses malversations. Ou peut-être pour délit de rébellion. Ça, sans penser aux mesures prises peut-être à son égard par les magistrats de la nouvelle terreur. — Laissons Victor tranquille. » — Mais après deux lieues de route, ils en parlaient de nouveau, échangeant à son sujet des lieux communs péremptoires : « Il est vulgaire… — Je ne sais comment il a pu nous sembler si intéressant… — Il n’est pas cultivé : il cite dans ses discours ce qu’il a lu dans le dernier livre… — Un aventurier… — Il n’a jamais été qu’un aventurier… — Il nous stupéfiait parce qu’il venait de loin et qu’il avait beaucoup voyagé… — Courageux, il n’y a pas de doute… — Et audacieux… — Fanatique au début ; mais il faisait semblant peut-être, par ambition… — Un animal politique… — Voilà les hommes qui discréditent une révolution… » Entourée de palmiers et de caféiers, la demeure des parents de Jorge était une sorte de palais romain, dont les hautes colonnes doriques s’alignaient le long de galeries extérieures, ornées d’assiettes en porcelaine, de vases antiques, de mosaïques de Talavera, et de jardinières débordantes de bégonias. Les salons, les galeries du patio central, les salles à manger, auraient pu être habités aisément par une centaine de personnes. A toute heure le feu brûlait dans les cuisines, et les jours se passaient en interminables repas, en goûters, en collations ; on était toujours sûr de trouver à portée de la main une tasse de chocolat ou un verre de xérès. Il était
étonnant d’apercevoir, au milieu des grenadiers et des bougainvillées d’une nature prisonnière des plantes grimpantes, les statues de marbre blanc qui ornaient les jardins. Pomone et Diane chasseresse protégeaient un bassin naturel, tapissé de fougères et de malangas, creusé dans la partie élargie du lit d’un ruisseau. De longues avenues ombragées par des amandiers, des caroubiers et des palmiers royaux se perdaient en de lointains massifs de verdure, où l’on découvrait le mystère d’une pergola italienne couverte de rosiers grimpants, d’un petit temple grec construit pour abriter une déesse mythologique ou d’un labyrinthe de buis dans lequel il était agréable de s’égarer quand s’allongeaient les ombres du crépuscule. Les maîtres de la maison, toujours attentifs au bien-être de leurs hôtes, les laissaient vivre à leur guise. De vieux principes d’hospitalité créole permettaient à tout un chacun de faire ce qui lui passait par la tête, et pendant que ceux-ci chevauchaient sur les routes, ceux-là allaient chasser ou se promener, tandis que les autres se dispersaient, qui avec un échiquier, qui avec un livre, dans la vaste étendue des parcs. Une cloche, suspendue à une haute tour, rythmait la vie quotidienne, appelant aux dîners ou aux réunions, auxquels assistait qui voulait. Après le grand repas du soir, qui s’achevait dans la fraîcheur de dix heures, des guirlandes de lanternes s’allumaient sur la grande esplanade qu’il y avait derrière la maison, et le concert d’un orchestre de trente musiciens noirs, instruits par un chef allemand, ancien violon de l’orchestre de Mannheim, commençait. On entendait sous un ciel qui semblait piqué d’une trop grande quantité d’étoiles la grave introduction d’une symphonie de Haydn ; ou bien les instruments se lançaient gaiement dans un allegro de Stamitz ou de Cannabich. Parfois, avec le concours de certains invités doués de bonnes voix, on arrivait à jouer de petits opéras de Telemann ou La serva padrona de Pergolèse. Et ainsi le temps s’écoulait, en ces derniers jours d’un Siècle des Lumières qui semblait avoir duré plus de trois cents ans, tant étaient nombreux les événements qui s’y étaient déroulés. « Vie merveilleuse en vérité », disait Sofia : « Mais derrière ces arbres il y a quelque chose d’inadmis sible. » Et elle montrait la rangée de hauts cyprès, dressés tels des obélisques d’un vert foncé sur la végétation environ-nante : celle-ci cachait un autre a utre monde, celui des
baraquements d’esclaves qui parfois faisaient retentir leurs tambours comme une lointaine pluie de grêlons. « Je le regrette autant que toi », répliquait Esteban. « Mais nos simples forces ne pourront jamais changer le monde. D’autres, munis de pleins pouvoirs, ont échoué dans leur tentative. tentati ve. » L’après-midi ’après- midi du 24 décembre, décembre , tandis que quelques-uns se hâtaient de bâtir une crèche, et envahissaient par moments les cuisines, pour s’assurer que les dindes se doraient dans les fours et que les sauces exhalaient leurs éloquents fumets, Esteban et Sofia se dirigèrent vers l’entrée de la propriété, aux grilles monumentales, pour attendre Carlos et Jorge qui ne devaient pas tarder à arriver. Une averse soudaine les obligea à s’abriter sous une pergola, tout incendiée de fleurs de Noël épanouies depuis peu. La pluie faisait monter les odeurs de la terre, dégageant d’ultimes parfums des feuilles tombées sur les chemins. « La pluie a cessé, les fleurs sont apparues et le temps des chansons est venu », murmura Esteban en citant un texte biblique qui lui rappelait des lectures d’adolescent. C’est alors que se produisit l’éblouissement. Il se sentit comme racheté, restitué à lui-même, par une enivrante révélation : Tu comprends tout maintenant. Tu Tu sais ce qui mûrissait en toi depuis des années » Tu contemples le visage et tu comprends la seule chose que tu aurais dû comprendre, toi qui as tant peiné à poursuivre des vérités qui dépassaient ton entendement. C’était elle, la première femme connue, mère serrée dans tes bras au lieu de celle que tu ne connus jamais. C’est elle qui t’a révélé les splendides tendresses de la femme lorsqu’elle veillait tes insomnies, compatissante à tes souffrances, les calmant à l’aube de ses caresses. C’est la sœur qui a connu les formes successives de ton corps comme seule l’aurait fait une amante inimaginable, grandie en même temps que toi. Esteban appuya sa tête sur une épaule qui était comme faite de sa chair même, et éclata en sanglots si profonds, si déchirants, que Sofia, stupéfaite, le prit dans ses bras, le baisant au front, sur les joues, l’attirant à elle. Mais c’était une bouche anxieuse, assoiffée, trop avide, qui à présent cherchait la sienne. Ecartant de ses mains le visage d’Esteban, elle se dégagea brusquement et resta debout, devant lui, attentive à ses réactions comme quelqu’un qui observe les gestes d’un ennemi. Esteban la regardait, accablé de douleur, inerte, mais
avec une telle ardeur dans les yeux que la femme, se sentant regardée comme telle, fit un pas en arrière. L’autre lui parlait maintenant ; il lui parlait de ce qu’il venait de comprendre, de découvrir en lui-même. Une voix qui n’était pas la même qu’autrefois prononçait des mots inattendus, inadmissibles, qui loin de l’émouvoir prenaient pour elle la résonance creuse des lieux communs. Elle ne savait que faire, ni que dire, presque honteuse d’avoir à supporter ce monologue plein d’aveux irritants qui faisaient allusion à de banales déconvenues d’alcôve, à des désirs jamais comblés, à l’attente obscure de quelque chose qui avait rendu le visiteur de terres arides à son point de départ. « Ça suffit ! » cria Sofia, le visage empourpré de colère. Une autre peut-être aurait écouté cela avec intérêt. Mais, comme elle s’y refusait, tout rendait un son de fausse monnaie verbale. Et à mesure que l’autre précipitait le rythme de ses paroles, elle précipitait celui des « Ça suffit ! », haussant le diapason jusqu’à un registre qui ne permettait pas de réplique. Il se fit un silence angoissé. Tous deux sentaient battre leur cœur à grands coups comme s’ils avaient fait ensemble un énorme effort. « Tu Tu as tout sali ; tu as tout mis en pièces », dit-elle. Et c’était Sofia, à présent, qui fondait en larmes, se mettant à courir sous la pluie… La nuit tomba sur un gisant. Désormais rien ne serait comme avant. La crise qui avait éclaté créerait à jamais une barrière de méfiance, de silences réticents, de regards durs, qui lui serait intolérable. Il se disait que le mieux serait de partir, d’abandonner la maison familiale ; mais il savait que la force lui manquerait pour le faire. Les temps étaient devenus si hasardeux que le voyageur s’attendait généralement au pire en se mettant en route, comme à l’époque lointaine du moyen âge. Et Esteban savait tout l’ennui que renfermait le mot aventure. Il avait cessé de pleuvoir, les broussailles s’emplirent de lueurs et de travestis. On voyait arriver des bergers, des meuniers au visage enfariné, des nègres qui n’en étaient pas, des vieilles femmes de douze ans, des gens barbus, et d’autres portant des couronnes de carton, qui secouaient des calebasses, des grelots, des tambours de basque et des sonnailles. Et des voix enfantines chantaient en chœur :
Voici venir la vieille avec les étrennes. Elles lui semblent riches, mais pauvres à nous. Petits pampres verts, Citronniers en fleurs. Bénie soit la mère de Notre-Seigneur.
Derrière les massifs de bougainvillées, la maison resplendissait par tous ses candélabres, ses quinquets, ses lustres vénitiens. Il faudrait maintenant attendre minuit, devant des plateaux pleins de verres de punch. Douze coups tomberaient du clocher, et chacun devrait se presser d’avaler les douze grains de raisin rituels. Puis ce serait le réveillon interminable, prolongé en un après-dîner plein du bruit des noisettes et des amandes brisées par les casse-noix. Et l’orchestre de nègres qui, ce soir, étrennerait de nouvelles valses dont les partitions étaient arrivées la veille et que l’on répétait depuis le matin. Esteban ne savait que faire pour fuir cette fête, les enfants qui le harcelaient, les serviteurs qui l’appelaient par son nom afin qu’il prit part à un jeu ou qu’il goûtât le vin des coupes qui commençaient déjà à élever le ton des rires sous les porches illuminés. Sur ce on entendit un trot haché de chevaux. Remigio, sur le siège de la voiture toute crottée, était apparu au bout de l’avenue. Mais il n’y avait personne dans la voiture. S’arrêtant tout net à la vue d’Esteban, il lui apprit qu’après avoir eu une syncope Jorge était au lit, terrassé par une épidémie nouvelle qui frappait la ville, épidémie que l’on attribuait aux monceaux de cadavres entassés sur les champs de bataille d’Europe, et dont les miasmes méphitiques avaient été apportés par les bateaux russes récemment arrivés ; ceux-ci échangeaient des marchandises inconnues contre des fruits tropicaux, fort appréciés des riches seigneurs de Saint-Pétersbourg.
IV
La maison sentait la maladie. Dès l’entrée, la présence au tréfonds des cuisines de moutardes et d’huile de lin était sensible à la gorge. C’était, des corridors aux escaliers, un perpétuel va-et-vient de tisanes et de sinapismes, de potions et d’huiles camphrées, tandis qu’on montait à pleins seaux l’éau de guimauve et d’oignons d’iris destinée à rafraîchir la peau de celui qui n’arrivait pas à se débarrasser d’une fièvre tenace, si forte parfois qu’elle provoquait le délire. Après un voyage triste et aussi rapide que possible, pendant lequel ils s’étaient à peine adressé la parole, Sofia et Esteban avaient trouvé Jorge dans un état extrêmement grave. La moitié de la ville était prostrée de nouveau par une de ces épidémies qui trop souvent s’avéraient mortelles. Le malade regarda sa femme avec une lassitude infinie, et saisit ses mains comme s’il y eût trouvé une planche de salut. Les portes de la chambre étaient fermées pour éviter des courants d’air, aussi y régnait-il une atmosphère suffocante et dense, qui sentait le relent de pharmacie, l’alcool à frictionner et la cire des bougies toujours allumées parce que Jorge avait la sensation oppressante que s’il s’endormait dans l’obscurité il ne se réveillerait plus. Sofia le borda, le berça, lui mit une compresse imbibée de vinaigre sur le front brûlant, et alla au magasin pour que Carlos vît en détail le traitement conseillé par des médecins qui, à dire vrai, ne savaient guère comment lutter contre un mal jusque-là inconnu. Et l’on entra dans le nouveau siècle, au milieu d’insomnies et de veilles, de jours d’espoir et de jours de découragement, pendant lesquels, comme appelées par des voix mystérieuses, apparaissaient des soutanes entre les mosaïques du vestibule, s’offrant à apporter des statues et des reliques miraculeuses. Sur tous les meubles du premier étage on trouvait des récipés et des flacons de médicaments, ainsi que les mèches à demi brûlées qui avaient servi à fixer des ventouses. En proie à la douleur mais calme, Sofia n’abandonnait pas le chevet de son mari, bien qu’on lui
répétât à tout instant que la maladie était extrêmement contagieuse. Sans prendre d’autre précaution que de se frictionner avec des lotions aromatiques et de porter toujours un clou de girofle dans la bouche, l’épouse soignait le malade avec un empressement et une tendresse qui évoquaient pour Esteban l’époque de sa propre adolescence asthmatique. Maintenant l’affection de Sofia, — qui présageait peut-être inconsciemment un sentiment maternel —, s’était fixée sur un autre homme, et l’évidence de ce fait n’en était que plus douloureuse pour celui qui avait plus de raisons que jamais de regretter le temps d’un paradis perdu ; paradis aussi perdu qu’inaperçu à l’époque où il n’eût dépendu que de lui de mesurer la portée d’un bonheur qu’il avait accepté, parce qu’il était quotidien et habituel, comme quelque chose qui lui revenait de droit. Sofia passait toutes ses nuits dans son fauteuil d’infirmière, où elle s’assoupissait si légèrement qu’il suffisait d’un soupir de Jorge pour l’éveiller. Parfois elle sortait de la chambre le visage empreint d’une vive angoisse. « Il délire », disait-elle en fondant en larmes. Mais elle reprenait courage en voyant que, revenu à lui, l’autre s’accrochait à la vie avec une énergie inattendue, réagissant avec une volonté incroyable quand des élancements poignaient ses flancs, criant qu’il ne serait pas vaincu par la mort. Pendant les courts moments d’amélioration passagère, il faisait des projets pour l’avenir : Non, on ne pouvait pas gaspiller sa jeunesse entre les quatre murs d’une maison de commerce. L’être humain n’était pas né pour ça. Les jours de convalescence à peine écoulés, ils partiraient tous deux pour l’étranger ; ils accompliraient les voyages toujours remis. Ils iraient en Espagne, en Italie ; il achèverait de recouvrer la santé sous le doux climat de la Sicile. Ils s’en iraient pour toujours de cette île malsaine où les gens étaient sans cesse exposés à subir des épidémies semblables à celles qui avaient frappé l’Europe en d’autres époques. Esteban était au courant de ces projets. Il ressentait une angoisse déchirante à l’idée qu’ils fussent réalisables et de se voir privé d’une présence qui était la seule justification de son existence actuelle, vide d’ambitions, d’idéal ou de désirs. Et il mesurait le désenchantement que lui avaient laissé ses expériences personnelles quand il devait recevoir, à n’importe quelle heure, les visiteurs venus s’informer de l’état de santé du
malade. Aucun ne lui inspirait d’intérêt. Il demeurait étranger aux conversations. Surtout si les visiteurs étaient des philanthropes attardés, de ceux qui assistaient aux séances de la petite loge androgyne, que les siens avaient fondée, et auxquelles il avait refusé obstinément de se rendre depuis son retour à La Havane. Les « idées » qu’il avait laissées derrière lui le rattrapaient maintenant dans ce milieu, où tout semblait organisé pour les neutraliser. Ceux qui, hier même, avaient acheté de nouveaux nègres pour travailler sur leurs plantations, prenaient en pitié le destin des esclaves. Ils parlaient de la corruption du gouvernement colonial, ceux qui s’enrichissaient à la faveur de cette même corruption, qui leur procurait de copieux gains. Ils commençaient à parler d’une indépendance possible, ceux qui avaient été très heureux de recevoir un titre nobiliaire octroyé par la main du roi. On voyait se généraliser ici, parmi les classes fortunées, le même état d’esprit qui avait conduit tant d’aristocrates, en Europe, à dresser leurs propres échafauds. On lisait avec quarante ans de retard des livres prônant une révolution que cette même révolution, lancée sur des voies imprévues, avait rendue inactuelle… Au bout de trois semaines on reprit quelque espoir, quant à l’état du malade. Non qu’il allât mieux. Mais cet état semblait stationnaire quoique grave, après des souffrances qui pour d’autres auraient hâté la mort. Les médecins, un peu instruits par l’observation de nombreux cas, avaient choisi d’appliquer à leurs malades un traitement fort semblable à celui qu’on employait pour combattre la pneumonie. On en était là quand, un après-midi, on entendit retentir des coups de marteau à la porte principale. Esteban et Sofia se penchaient sur la rampe du patio pour voir qui frappait si bruyamment, lorsqu’ils virent apparaître le commandant Caleb Dexter, en redingote bleue et gants de cérémonie. Ne sachant pas qu’il y avait un malade dans la maison, il venait sans prévenir, comme il le faisait quand The Arrow mouillait dans le port de La Havane. Esteban donna joyeusement l’accolade à celui qui, par sa présence, faisait revivre un passé agréable. Mis au courant de ce qui arrivait, le Nord-Américain, après l’avoir fort déploré, insista pour apporter de son bateau des fomentations de marins, d’une efficacité reconnue, quoique Sofia essayât de l’en dissuader, car l’épiderme de Jorge était si enflammé par les révulsifs qu’il
tolérait à peine les moins brûlants. Mais Caleb Dexter, convaincu de l’efficacité de son remède, alla le chercher et revint au moment où s’allumaient les lampes, avec des onguents et des pommades qui sentaient l’acide corrosif. On mit un couvert supplémentaire sur la table, et l’apparition d’une grande soupière anglaise, aux nobles contours, donna le départ du premier dîner détendu qui eût eu lieu sous ce toit depuis plusieurs semaines. Jorge était endormi ; on l’avait confié à une sœur clarisse que Sofia avait fait appeler. « Il s’en tirera », disait Carlos : « J’ai le pressentiment qu’il est hors de danger. » « Dieu t’entende ! » disait Sofia, employant une expression qui ne lui était pas coutumière et qui dans sa bouche prenait tout à cqup une valeur de formule propitiatoire, sans qu’Esteban arrivât à savoir si le Dieu invoqué était le Jehovah de la Bible, le Dieu de Voltaire ou le Grand Architecte des francs-maçons, car tel était le confus mélange de dieux vers lesquels les regards se tournaient, au Siècle des Lumières qui venait de prendre fin. Esteban ne put éviter de raconter ses équipées à travers la Caraïbe. Mais il le fit cette fois avec plaisir et même bonne humeur ; le marin en effet connaissait la scène de sa grande aventure : « Il est certain que l’état de guerre entre la France et les Etats-Unis ne durera guère plus », dit Caleb Dexter : « On est déjà en train d’entamer des négociations de paix. » Quant à la Guadeloupe, il y régnait un désordre perpétuel depuis que Victor Hugues, refusant de remettre son gouvernement à Pélardy et à Desfourneaux, avait été finalement contraint de s’embarquer. Là-bas le coup de force militaire était pain quotidien, tandis que les Grands Blancs d’autrefois, renaissant de leurs cendres apparentes, faisaient ouvertement la guerre aux nouveaux Grands Blancs et recouvraient leurs privilèges de jadis. D’autre part, il y avait dans les colonies françaises une tendance générale de retour aux pratiques de l’ancien régime, surtout maintenant que Victor Hugues venait de prendre possession de ses nouvelles fonctions d’agent du Directoire à Cayenne. « Comment ? Vous ne le saviez pas ? » dit le marin en remarquant la stupéfaction des autres, pour qui Victor Hugues était un homme vaincu, à la carrière brisée, emprisonné peut-être, ou condamné à mort. Et ils apprenaient à présent qu’après avoir gagné sa bataille à Paris, le personnage était de retour en Amérique, se donnant des
airs de vainqueur, nanti de nouveaux bicornes et investi de nouveaux pouvoirs. En apprenant la nouvelle, racontait le Yankee, un vent de terreur avait soufflé en Guyane. Les gens s’étaient jetés dans les rues, s’écriant qu’on connaîtrait maintenant les plus grands malheurs. Les déportés de Sinnamary, Kourou, Iracoubo et Conamama, ayant perdu tout espoir de survivre aux fléaux qui les accablaient, priaient, criaient, élevant leurs supplications vers le Très-Haut, demandaient à être délivrés de nouvelles souffrances. Il y avait eu une panique collective, semblable à celle qu’aurait pu susciter la venue d’un antéchrist. Il avait fallu coller des affiches en différents lieux de Cayenne, pour faire savoir au peuple que les temps avaient changé, qu’on ne verrait pas se renouveler ici les événements de la Guadeloupe, et que le nouvel agent, animé par un esprit de générosité et de justice, ferait tout son possible pour assurer le bonheur de la colonie. (« Sic », dit Esteban reconnaissant une vieille phraséologie.) Ce qu’il y avait de tragi-comique dans tout ça, c’est que pour montrer ses bonnes dispositions, Victor Hugo était arrivé à Cayenne avec une fanfare ostensiblement installée sur la proue de son navire, à l’endroit même où, autrefois, s’était dressée la guillotine transportée à la Guadeloupe en guise de terrible avertissement adressé à la population. A présent avaient retenti de joyeuses marches de Gossec, des chansons à la mode de Paris, de rustiques contredanses pour fifres et clarinettes, à l’endroit où, six ans plus tôt, on avait si souvent entendu le bruit sinistre du couperet, tombant de sa hauteur quand monsieur Anse en faisait l’essai. Victor Hugues était venu seul, laissant sa femme en France ; ou peut-être ne s’était-il pas marié : de cela, Caleb Dexter n’en savait rien au juste car les nouvelles qu’il apportait étaient de Paramaribo, où le proche voisinage de l’agent redouté de la France causait de vifs soucis. Et à la stupéfaction générale, cet agent s’était montré magnanime, rendant visite aux déportés, améliorant un peu leur vie misérable, promettant à beaucoup un prompt retour dans leur pays. « Notre loup se déguise en agneau », dit Esteban. « Un simple instrument politique qui s’adapte aux impératifs du jour », dit Carlos. « Un personnage extraordinaire, malgré tout », dit Sofia. Caleb Dexter se retira tôt, car son vaisseau devait lever l’ancre peu avant l’aube : ils bavarderaient plus longuement dans un mois, quand il ferait,
en route pour le sud, une nouvelle escale à La Havane. Ils fêteraient alors le rétablissement du malade en vidant quelques bonnes bouteilles. Esteban l’accompagna jusqu’aux quais, conduisant la voiture… Au retour, il trouva Carlos à l’entrée de la maison. « Va vite chercher le médecin », dit-il : « Jorge s’étouffe, je crains qu’il ne passe pas la nuit. » Le malade continuait à lutter. Il était impossible de penser que cet homme pâle et fragile, avec son air de fin de race, eût de telles réserves de vitalité. Oppressé par une asphyxie presque continuelle, dévoré par la fièvre, il avait encore la force de crier dans son délire qu’il ne voulait pas mourir. A plusieurs reprises Esteban avait vu mourir des Indiens, des Noirs : pour eux les choses se passaient tout autrement. Ils abdiquaient sans murmurer, comme une bête gravement blessée, de plus en plus étrangers à tout ce qui les entourait, de plus en plus désireux qu’on les laissât tranquilles, comme résignés par avance à leur défaite finale. Jorge par contre se crispait, raisonnait, gémissait, incapable d’accepter ce qui désormais était devenu évident pour les autres. On eût dit que la civilisation avait enlevé à l’homme tout courage devant la mort, malgré les arguments qu’elle avait forgés à travers les siècles pour se l’expliquer en toute lucidité et l’admettre avec calme. Et maintenant que s’approchait inexorablement l’heure de la mort, il fallait se convaincre encore qu’elle n’était pas une fin mais un passage : que derrière elle attendait une autre vie dans laquelle on devait entrer avec certaines garanties octroyées de ce côté-ci de la barrière. Ce fut Jorge lui-même qui demanda la présence d’un prêtre : celui-ci accepta comme ultime confession ce qui n’était qu’un balbutiement de phrases décousues. Rosaura, sachant que les médecins s’avouaient vaincus, convainquit Sofia de lui laisser amener un vieux sorcier noir : « Qu’importe ! » dit la jeune femme : « Ogé ne méprisait pas les sorciers !… » Le nègre entreprit un « nettoyage » de la chambre avec des eaux aromatisées, jeta des escargots sur le plancher en regardant s’ils tombaient sur le dos ou sur le ventre, et finit par apporter des plantes achetées à un herboriste qui avait sa boutique aux environs du marché. De toute façon, il fallut reconnaître que ses connaissances soulagèrent l’asphyxie du malade et ranimèrent un cœur qui par moments était bien près de s’arrêter… Mais on ne pouvait guère espérer davantage. Les mécanismes
physiques du malade étaient l’un après l’autre pris en défaut. Les breuvages du Noir étaient seulement un soulagement passager. Les gens des pompes funèbres conduits par un sûr instinct tournaient à toute heure autour de la maison. Esteban ne fut pas surpris de voir le tailleur de Carlos apporter des vêtements de deuil. Sofia en avait déjà commandé à sa couturière, en si grand nombre qu’ils remplissaient plusieurs corbeilles placées au hasard, dans une pièce du fond où la jeune femme s’habillait et se déshabillait depuis le début de la maladie de son mari. Obéissant peut-être à une intime superstition, elle ne se décidait pas à les ouvrir. Esteban la comprenait parfaitement : en commandant ces vêtements noirs, on avait exécuté un rite de conjuration. Les retirer d’avance revenait à accepter ce qu’on ne voulait pas accepter. Chacun devait feindre de croire que le drap noir n’aurait pas à être tendu une fois de plus dans la maison. Cependant trois jours plus tard, après une déficience cardiaque impossible à surmonter, le drap noir fit son entrée par la porte principale, peu après quatre heures de l’après-midi : noir des robes des religieuses, noir des soutanes, noir des amis, des clients du magasin, des frères maçons, des connaissances et des employés, noir des pompes funèbres, avec leurs catafalques et leurs accessoires, noir des nègres qui avaient des rapports lointains avec la famille, depuis quatre générations, à la suite de liens ancillaires, et qui surgissaient telles des ombres oubliées de leurs lointains quartiers pour faire monter le chœur de leurs lamentations sous les arcades du patio. Dans cette société implacablement compartimentée, la veillée funèbre était la seule cérémonie qui renversât les barrières des classes et des races ; et il était admis que le barbier qui avait à l’occasion rasé les joues du défunt vînt coudoyer près de son cercueil le capitaine général de la colonie, le recteur du Protomédicat, le comte de Pozos Dulces, ou le riche planteur, récemment nanti par le roi d’un titre de marquis. Etourdie par la présence de centaines de visages inconnus — tous les commerçants de La Havane avaient envahi ce soir-là la maison aux plafonds hauts —, Sofia, mincie par les veilles, endurcie par la douleur intime qui se passe de pleurs spectaculaires, jouait son rôle de veuve avec une dignité et une noblesse qui remplissaient d’étonnement Esteban lui-même. Pâle, les sourcils froncés, indisposée peut-être par le parfum
de fleurs si variées que leurs odeurs mêlées se transformaient en une puanteur de cire, ajoutée à celle des torches et des cierges, des relents de médicaments qui restaient encore entre les murs avec leur senteur particulière de moutarde et de camphre, la jeune femme gardait malgré ses inélégants vêtements de deuil et ses défauts naturels une certaine beauté. Son front était peut-être trop volontaire ; ses sourcils excessivement fournis ; ses yeux, trop lents à répondre au regard ; ses bras étaient un peu longs ; ses jambes, trop grêles sans doute pour soutenir l’architecture des hanches. Mais il émanait d’elle, même dans cette pénible circonstance, une lueur de féminité intégrale, venue de très loin, qu’Esteban apercevait maintenant, comprenant les ressorts secrets de son puissant style humain. Il sortit dans le patio pour fuir le bourdonnement des prières qui emplissait le salon où le cadavre était étendu. Il alla dans sa chambre : les marionnettes, en ce moment, prenaient une valeur de contraste, de Diablerie à la Callot. Il se laissa tomber dans son hamac, sans pouvoir débarrasser son esprit d’une idée tenace : il y aurait demain un homme de moins dans la maison. Les projets de voyage qui quelques jours auparavant l’avaient tant angoissé ne seraient pas suivis d’effet. On passerait maintenant une année fastidieuse de deuil, avec les messes dites à la mémoire du défunt et les visites obligées au cimetière. Il avait un an devant lui pour convaincre les autres de la nécessité d’un changement de vie. Il serait facile de reprendre un projet qui alimentait leurs conversations depuis l’époque de l’adolescence. Carlos, trop occupé au magasin, les accompagnerait peut-être pendant deux ou trois mois. Lui s’arrangerait ensuite pour rester avec Sofia en quelque lieu d’Europe, et il pensait à l’Espagne, pays moins menacé qu’autrefois par les Français qui, sautant par-dessus la Méditerranée, étaient allés tomber de façon absurde sur l’Egypte. Le tout était de ne pas se presser, de ne pas se laisser mener par des impulsions momentanées. De se servir des inépuisables ressources de l’hypocrisie. De mentir quand ce serait utile. De jouer consciemment le rôle de Tartufe… Il retourna aux ténèbres de la veillée funèbre, serrant les mains et recevant les accolades affligées de gens qui continuaient à entrer par la porte principale, emplissant toutes les galeries. Il regarda le cercueil. Celui qui gisait là était un intrus.
Un intrus que ses amis emporteraient demain sur leurs épaules. Lui n’était pas coupable à son égard : il n’avait même pas désiré en son for intérieur son élimination physique, comme les philosophes du Siècle Dépassé nommaient pédantes- quement l’exécution d’un être néfaste. En fermant la maison, en réduisant de nouveau le cercle familial à ses proportions exactes, le deuil recréerait l’atmosphère d’autrefois. On reviendrait peut-être au désordre passé, comme si la marche du temps se fût renversée. Après la longue nuit de la veillée ; après l’enterrement, avec ses répons, son porte-croix, ses offrandes, son apparat vestimentaire, ses cierges, ses bayettes et ses fleurs, son obituaire et son requiem — (et l’on commenterait le fait qu’un tel était venu en grand uniforme, que tel autre avait dit, que celui-ci avait pleuré, gémissant sur notre néant…) ; après avoir serré par devoir cent mains toutes moites, sous un soleil qui torturait les yeux à cause de la réverbération des dalles de marbre, et pris congé de l’assistance, un lien naturel se renouerait avec le passé… Ayant donc rempli leurs pénibles devoirs funèbres, Carlos, Esteban et Sofia se retrouvèrent autour de la grande table de la salle à manger, comme autrefois, — c’était un dimanche —, devant un dîner commandé à l’hôtel voisin. Remigio, qui n’avait pu aller au marché parce qu’il était au cimetière, apportait des plateaux recouverts de linges, sous lesquels apparurent des pagres aux amandes, des massepains, des pigeons à la crapaudine, des choses truffées et confites, menu ordonné personnellement par Esteban, qui avait recommandé de se procurer à tout prix ce qui pouvait manquer. manquer. « Quel hasard ! » dit Sofia. « Je crois me rappeler que nous avons mangé presque la même chose après la mort de… » (et elle n’acheva pas sa phrase, car on ne parlait jamais du père à la maison). « La même chose », dit Esteban : « Dans les hôtels la nourriture n’est pas très variée. » Et il remarqua que sa cousine mettait les coudes sur la table, comme si elle se fût laissée aller à ses façons négligées d’autrefois. Elle goûtait un peu de tout, au hasard, regardait la nappe, jouait machinalement avec les verres. Elle se retira tôt, épuisée par ses nuits de veille. Mais à présent il aurait été inutile de s’exposer à une contagion posthume. Elle fit dresser son lit étroit de jeune fille, tiré d’une chambre qui servait de débarras, dans la pièce où attendaient encore, sans avoir été
ouvertes, quelques-unes des corbeilles contenant des vêtements de deuil. « Pauvre Sofia ! » dit Carlos quand les deux hommes furent seuls : « Etre veuve à son âge ! » « Elle se remariera vite », dit Esteban, tout en palpant une graine grise, entourée d’un fil d’or, d’or, qui à son époque de marin avait été son talisman personnel pour éloigner les orages et prévenir les malheurs… Les jours suivants, afin de se rendre utile en quelque chose, il alla régulièrement au magasin ; il occupait le bureau de Jorge, faisant semblant d’être soudain intéressé au plus haut degré par les affaires. Là, le contact quotidien avec des négociants de la place et des gens venus de la province le mit au courant d’événements surprenants. Une sourde effervescence se manifestait tout au long de l’île. Les riches planteurs vivaient dans une inquiétude perpétuelle, car ils croyaient à la possibilité d’une conjuration de nègres encouragés à faire ici ce qu’avaient fait ceux de SaintDomingue. Des légendes circulaient au sujet de l’existence d’un chef de bande mulâtre, toujours invisible, au nom inconnu, qui parcourait les campagnes pour soulever le personnel des moulins à sucre. Trop de poches dissimulaient la littérature des « maudits Français ». Et l’on voyait, collés pendant la nuit par des mains mystérieuses sur les murs de la ville, des placards menaçants qui au nom de « la liberté de conscience » lançaient des vivats à la révolution et annonçaient la prompte érection de la guillotine sur les places publiques. On attribuait un sens subversif à tout geste de violence commis par un nègre, s’agît-il d’un fou ou d’un ivrogne. D’autre part, les navires apportaient la nouvelle d’agitations politiques au Venezuela, et à la NouvelleGrenade. Partout soufflaient des vents de conspiration. On disait que les garnisons étaient en état d’alerte et que d’Espagne étaient arrivés de nouveaux canons pour renforcer les batteries de la forteresse du Prince… « Balivernes ! » disait Carlos quand on lui communiquait des nouvelles de ce genre. Et il amenait prudemment la conversation sur le terrain des affaires. « Dans ce grand village, les gens ne savent de quoi parler. »
VI
Arrière présence.
Goya.
Un soir, Carlos et Sofia s’étaient absentés de la maison pour assister à une cérémonie de leur loge androgyne. Esteban, un peu enrhumé, s’installa dans le salon avec un grand verre de punch à portée de la main, et se mit à lire une vieille compilation de pronostics et de prophéties publiée un demi-siècle auparavant par Torres Villarroel, dans son Grand Almanach de Salamanque. Il était stupéfait de découvrir que celui qui s’était flatté, pour mieux vendre ses pronostics, d’être docteur en chrysopée, magie, philosophie naturelle et transmutation, avait annoncé, en termes d’une exactitude qui donnait le frisson, la chute du trône de France : Quand tu compteras mille ans avec deux fois trois cents et deux fois cinquante plus neuf fois dix, alors, tu le verras, misérable France, ton ultime malheur t’attend avec ton roi et ton dauphin, et ta brillante gloire première connaîtra alors son terme.
Il lut ensuite l’autobiographie de Villarroel, très amusé par cette vie picaresque qui par des voies tortueuses avait amené le poète à être valet d’ermites, étudiant et toréador, rebouteur et danseur, exécuteur testamentaire et mathématicien, soldat à Porto et professeur d’université, avant d’aller échouer au havre tranquille de la vie monastique. Il en était au mystérieux
épisode des fantômes frappeurs qui troublaient la paix d’une demeure madrilène en décrochant les tableaux des murs, lorsqu’il remarqua qu’une averse qui tombait en ces premières heures de la nuit se transformait en pluie dense, poussée par des rafales de vent. Il se replongea dans sa lecture, sans faire cas d’une fenêtre qui à l’étage faisait du bruit comme si elle fût restée ouverte. Esteban se disait qu’il y avait une comique coïncidence dans le fait qu’un volet de la maison se fût mis à frapper lorsque lui, précisément, arrivait aux pages où l’on parlait de fantômes et de revenants. Mais comme le bruit continuait, et devenait par trop gênant, Esteban monta à l’étage. C’était une porte-fenêtre de la chambre où couchait Sofia à présent, qui était ouverte. Et ç’avait été une sotte négligence de ne pas être accouru auparavant pour la fermer, car la pluie, qui frappait de face, s’était répandue comme à grands seaux sur le sol, trempant la descente de lit. Près de l’armoire, une dénivellation du pavage était en train de se transformer en mare. Et dans cette mare se trouvaient les corbeilles de vêtements de deuil, non ouvertes encore, dont l’osier sec avait absorbé l’eau avec avidité. Esteban les mit sur une table. Mais il les trouva si mouillées qu’il lui parut nécessaire d’en retirer les robes qu’elles contenaient. Il ouvrit la première et alors qu’il s’attendait à enfoncer ses mains dans les profondeurs de tissus noirs, il trouva de gaies étoffes claires, des satins, des soies et des atours, tels qu’il n’en avait jamais vu de si chatoyants dans les armoires de Sofia. Il souleva le couvercle de la suivante : ce qu’il y avait là, c’était un étalage dispendieux de toiles de Hollande, de dentelles de Valenciennes, de très fins tissus, assortis avec des chemises et des dessous d’une extrême délicatesse. Stupéfait, se sentant comme coupable d’avoir violé un secret, Esteban referma les corbeilles, et les laissa où il les avait mises. Il descendit chercher des serpillières pour sécher le pavé. Et tandis qu’il s’y employait, il ne pouvait détacher son regard de ces coffres d’osier, arrivés à la maison avec leur contenu pendant que Jorge, dans la pièce voisine, suait ses dernières fièvres. Lors de la veillée funèbre sa cousine avait étrenné des vêtements de deuil, certes. Mais ceux-ci ne dépassaient pas le nombre de trois, et Sofia les mettait à tour de rôle ; il était même bizarre qu’elle les eût choisis si pauvres et inélégants, guidée peut-être par un
sentiment qu’Esteban avait interprété comme une volonté de mortification. Et à présent il n’arrivait pas à concilier cette volonté avec l’achat de toilettes aussi coûteuses, inadéquates et inutiles que celles qu’il avait découvertes à l’instant. Il y avait là des robes dignes d’attirer l’attention au bal et au théâtre ; des bas par douzaines ; des sandales brodées, des atours somptueux destinés aussi bien à des fêtes mondaines qu’à la plus profonde intimité. Il souleva le couvercle de la corbeille qu’il n’avait pas encore ouverte. Ce qu’elle renfermait était plus courant, plus quotidien : robes de ville, pour tout aller, destinées à être portées sans cérémonie, accompagnées de robes de chambre en satin dont on voyait bien la finesse, le tout clair et riant, toujours, aux détails recherchés. Ici l’énigme était la même : dans ce qu’il avait vu il y avait une absence totale de couleurs noires, de tout détail qui pût évoquer le deuil ou la manifestation du deuil. Sofia était au courant de la rapidité avec laquelle, à cette époque en particulier, particulier, changeaient les modes féminines. Dans la ville, qui traversait une nouvelle étape de prospérité économique, les femmes savaient ce qui se portait en Europe. Il était donc inexplicable que la jeune femme eût acheté si récemment ce trousseau dispendieux, sachant fort bien que ses toilettes seraient démodées après l’année inévitable de deuil, et le demi-deuil obligatoire qui suivrait. Esteban n’en finissait pas de se poser des questions irritantes, et se lançait sur la pente des plus navrantes suppositions, pensant même que sa cousine menait une vie double, insoupçonnée de son propre frère, lorsqu’il entendit le bruit de la voiture qui entrait par la porte cochère. Sofia apparut sur le seuil de la pièce, où elle s’arrêta surprise. Esteban, tordant une serpillière sur un seau, lui expliqua ce qui s’était passé. « Ces vêtements sont sûrement mouillés », dit-il en désignant les corbeilles. « Je les retirerai moi-même. Laisse-moi seule », répondit Sofia en l’accompagnant jusqu’à la porte. Après lui avoir souhaité le bonsoir, elle s’enferma à double tour. Esteban se trouvait le lendemain dans le magasin, sans réussir à appliquer son esprit au travail, quand un tumulte se produisit dans la rue. Les fenêtres se fermaient, à l’annonce que les nègres s’étaient révoltés, suivant l’exemple de ceux de Haïti. Les camelots, transportant leurs éventaires, rentraient chez eux dans une fuite précipitée, les uns avec des brouettes
pleines de jouets, les autres avec des sacs bourrés de menus ornements d’autel. De porte en porte les bonnes femmes parlaient de morts et de viols dans un bruit de voix qui redoublait au fracas d’une voiture qui avait versé en tournant trop vile à un coin de rue. Les nouvelles les plus contradictoires étaient accueillies dans des attroupements formés de-ci de-là : on disait que deux régiments étaient envoyés aux fortifications pour repousser l’avance d’une colonne d’esclaves ; que les gens de couleur avaient essayé de faire sauter les poudrières, que des agitateurs français, amenés en bateau de Baltimore, fomentaient des troubles dans la ville ; qu’il y avait des incendies dans le quartier de l’Arsenal. On apprit bientôt que tout ce tumulte était dû à une rixe entre gens de la pègre et marins américains qui, après avoir bien bamboché dans l’antre renommé de la Lola, couchant avec les femmes, buvant et jouant aux cartes, avaient essayé de filer sans payer, non sans rouer de coups le tenancier, piétiner la maquerelle et briser consoles et miroirs. La bagarre était devenue générale à l’arrivée d’une bande de nègres congos qui se rendaient à l’église de Paule en tenant en l’air des lanternes, pour faire leurs dévotions à quelque saint patron. Plusieurs blessés gisaient à terre, après une mêlée dans laquelle avaient volé machettes et gourdins, aggravée par la charge des gardes. Une heure plus tard, l’ordre était rétabli dans ce quartier toujours en effervescence. Mais le gouverneur, tirant parti de cette occasion de mettre un terme à certains faits qui commençaient à l’inquiéter, fit savoir à la criée que l’on prendrait des mesures sévères contre toutes les personnes soupçonnées de répandre des idées subversives, de coller des placards sur les murs — chose qui arrivait fort souvent —, de prôner l’abolition de l’esclavage, ou de faire des commentaires injurieux pour la couronne d’Espagne. « Continuez à jouer à la révolution », dit Esteban ce soir-là, de retour chez lui. « Il vaut mieux jouer à quelque chose que de ne jouer à rien », répliqua aigrement Sofia. « Moi au moins je n’ai pas de secrets à cacher », dit Esteban en la regardant en face. Elle haussa les épaules, lui tournant le dos. Son expression devenait dure et volontaire. Pendant le dîner elle resta silencieuse, esquivant les regards de celui qui ne l’interrogeait que trop avec les yeux. Elle ne le faisait pas toutefois avec la gêne de quelqu’un qui se sent découvert dans une intention répréhensible, mais
avec le geste altier de la femme décidée à ne pas donner de raisons. Ce soir-là, tandis qu’Esteban et Carlos pour tuer le temps entreprenaient de mener à son terme une molle partie d’échecs, Sofia dissimula son visage derrière un énorme Arrow est arrivé cet atlas de cartes astronomiques. astronomi ques. « L’ Arrow après-midi », dit Carlos tout à coup, poussant un fou noir vers le dernier cheval qui restait à Esteban : « Demain nous aurons le Yankee à dîner. — Je suis contente que tu t’en sois souvenu », dit Sofia de son lointain paysage de constellations. « Nous mettrons un couvert de plus sur la table. » C’était l’heure du dîner, le lendemain, lorsque Esteban arriva à la maison, s’attendant à la trouver toute illuminée. Mais en entrant dans le salon il remarqua qu’il se passait quelque chose de bizarre. Dexter, nerveux, faisait les cent pas en donnant d’étranges explications à un Carlos effondré, aux yeux mouillés, dont le début d’obésité devenait caricatural sous l’aiguillon de l’angoisse. « Je ne puis rien faire d’autre », s’écriait le Nord-Américain en ouvrant les bras : « Elle est veuve et majeure. Je dois la considérer comme une passagère quelconque. Je lui ai parlé. Elle ne veut rien entendre. Même si elle était ma fille, je ne pourrais rien faire. » Et il s’étendait sur des détails : elle avait acheté comptant son billet à Miralla et Cie. Ses papiers, obtenus par un frère maçon, portaient les cachets nécessaires : elle irait jusqu’à la Barbade. Là elle Arrow pour s’embarquer sur l’un des navires abandonnerait l’ Arrow hollandais qui se rendaient à Cayenne. « A Cayenne », disait Carlos comme hébété : « Pensez donc, à Cayenne ! Au lieu de partir pour Madrid, Londres ou Naples ! » Et remarquant la présence d’Esteban, il lui parla comme s’il avait été au courant de quelque chose : « Elle est comme folle. Elle dit qu’elle en a assez de la maison, qu’elle en a assez de la ville. Et elle part en voyage, sans prévenir, sans prendre congé. Voici deux heures qu’elle est à bord du bateau, avec tous ses bagages. » Il y était allé pour essayer de la dissuader : « C’est comme si on parlait à un mur. Je ne puis pas la traîner de force. Elle veut s’en aller. » Et maintenant il se tournait vers Dexter : « Vous, comme commandant, vous avez le droit de refuser un passager. Ne me dites di tes pas p as non. n on. » L’autre, L’autre, irrité par une u ne insistance qui mettait en doute sa probité, leva le ton : « Aucune raison légale ou morale ne me le permet. Laissez-la agir à sa guise. Nul ne l’empêchera de s’en aller à Cayenne.
Si elle ne s’embarque pas cette fois-ci, elle le fera la prochaine fois. Et si on lui ferme la porte, elle passera par la fenêtre. — Pourquoi ? » rétorquaient les autres, le harcelant comme des roquets. Dexter les écarta fermement de ses grosses mains. « Sachez une fois pour toutes qu’elle sait très bien pourquoi elle veut aller à Cayenne, précisément à Cayenne. » Et tendant son index tel un prédicateur qui lance un défi, il cita un proverbe biblique : « Doucereuses paraissent les paroles de l’indiscret, mais elles pénètrent jusqu’aux secrets du ventre. » Cette phrase, si vulgaire de ton dans son dernier mot, agit sur Esteban comme un révulsif. Saisissant le marin par les revers de sa redingote, il lui demanda des explications claires, sans ambages. Dexter lui décocha une phrase brutale, qui tira tout au clair : « Pendant qu’Ogé et vous alliez chercher des putains sur les quais de Santiago, elle restait à bord avec l’autre. Mes marins m’ont tout raconté. J’en étais si mécontent que je hâtai le départ… » Esteban n’avait plus rien r ien à demander. demander. Tout s’enchaînait. Il s’expliquait la commande de toilettes luxueuses peu après que Sofia eut appris qu’un certain personnage était de nouveau tout-puissant dans un pays voisin d’Amérique ; il comprenait l’intention cachée de mille questions grâce auxquelles, moyennant un certain nombre d’adjectifs dénigrants à l’adresse de l’autre, elle arrivait à savoir tout ce qui l’intéressait au sujet de sa vie, de ses succès, de ses erreurs. Elle admettait hypocritement qu’il était un monstre, un être abominable, abêti par la politique, afin d’en savoir plus long, par lambeaux, par bribes, sur les gestes, les aspirations, les actes, de l’Investi de Pouvoirs tombé et réhabilité. Et tenacement, la volonté contenue réduite au silence avait poursuivi son travail, jusqu’à laisser éclater des désirs qui n’avaient même pas été réprimés par la présence d’un moribond. Il y avait, dans tout ça, une dégoûtante promiscuité de fleurs mortuaires, de cierges funéraires, avec de troubles pensées trop clairement manifestées dans l’achat d’atours intimes faits pour s’ajuster à des formes nues. Sofia se révélait soudain à Esteban sous une dimension larvaire, ignoble, impensable, de femme soumise, consentante, jouissant sous le poids d’un homme qui avait connu les résistances de sa virginité. Se rappelant le dégoût qu’elle avait éprouvé, un certain soir, devant un monde de courtisanes qui n’étaient que les protagonistes ancillaires — les plus
désintéressées peut-être, de l’accouplement humain —, Esteban ne réussissait pas à concilier les deux personnalités qui habitaient un même corps : celle de la jeune fille rougissant d’indignation et de colère, devant un acte dont son éducation religieuse faisait une saleté, et celle qui, très peu de temps après, avait pu succomber au désir, et s’était adonnée aux jeux de la dissimulation et de la complicité. « C’est de ta faute, parce que tu l’as mariée à un crétin », criait Esteban, cherchant un responsable de ce qu’il considérait une défection monstrueuse. « Ça n’a jamais été une union solide », disait Dexter en lissant devant un miroir les revers qu’on lui avait froissés : « Quand le mari et la femme s’entendent bien au lit, on s’en aperçoit même quand ils se disputent. Tout ici était pure comédie. II manquait quelque chose. Il n’y avait qu’à voir ses mains à lui ; c’étaient des mains de nonne, avec des doigts mous qui ne savaient pas saisir les objets. » Et Esteban évoquait le soin excessif que mettait Sofia à jouer, même au bord d’un sépulcre, le rôle de bonne épouse, agissant en tout avec une soumission, une sollicitude, une opportunité, qui étaient impropres de ses goûts indépendants et désordonnés. Et il se réjouissait presque qu’elle ne fût pas arrivée vierge à ce mariage qu’il considérait comme la concession la plus inadmissible aux mœurs d’une société méprisée. Mais cela même le rendit à la vision de la présence puissante qui de si loin continuait à peser sur la maison. Devant l’inertie de Carlos, anéanti et en pleurs, il se leva : « Je la ramènerai par n’importe quel moyen », dit-il. « Vous n’obtiendrez rien par un scandale », dit Dexter : « Elle a le droit de s’en aller. — Va, répliqua Carlos, fais un dernier effort… » Esteban claqua la porte et prit le chemin des quais. Arrivé sur la jetée où était accosté The Arrow, il se sentit pris à la gorge par l’odeur du poisson qu’on venait de pêcher : il allait entre les paniers de pagres, de perches, de sardines, dont les écailles étincelaient à la lueur des torches. Parfois un marchand de poissons plongeait sa main sous un tissu de jute et en retirait une poignée de calmars, qu’il jetait sur les plateaux d’une balance. Sofia, vêtue encore de sa robe de deuil, dressait sur le haut de la proue poussée contre le quai sa silhouette sombre, allongée ; on l’eût dit insensible à l’odeur d’écailles, d’excrétions et de sang qui montait vers elle. Il y avait dans sa personne un peu de l’impassibilité d’une héroïne mystique
contemplant les offrandes apportées à sa demeure par quelque peuple de la mer. La violence d’Esteban se calma devant cette femme immobile, qui le voyait approcher sans faire un geste, le regardait avec des yeux d’une désarmante fixité. Et tout à coup il eut peur. Il se sentit sans défense devant la possibilité d’écouter certains mots qui dans sa bouche prendraient une assourdissante éloquence. Il n’osa pas monter à bord. Il la contempla en silence. « Viens », dit-il enfin. Elle se tourna vers le pont, s’adossant au bastingage. Sur l’autre rive brillaient les lumières de quartiers inconnus ; derrière eux se confondaient les lueurs de ce vaste lampadaire baroque qu’était la ville, avec ses enfilades de vitres rouges, vertes, orangées, incendiées, au milieu des arcades. Et il y avait, à gauche, le passage obscur qui conduisait à la mer, environnée de ténèbres : la mer des aventures, des traversées hasardeuses, des guerres et des luttes qui depuis toujours, avaient ensanglanté cette Méditerranée aux îles innombrables. Elle allait vers celui qui lui avait donné conscience d’elle-même, et qui dans une lettre apportée par l’homme gémissant qui restait à terre, lui avait parlé de sa solitude au milieu des triomphes. Au pays où il était il y avait beaucoup à faire ; un homme de sa trempe ne pouvait que mûrir de grandes entreprises ; des projets dans lesquels chacun pourrait trouver son exacte mesure. « Viens », répétait la voix, en bas : « Tu te crois trop forte. » Revenir serait douter de cette force ; consommer une seconde défaite. Elle n’avait que trop connu les nuits où la chair restait insensible, où il lui fallait feindre le plaisir. « Viens. » Derrière elle, la demeure ancestrale, collée au corps comme une valve ; là-bas l’aube, lueurs d’immensité, hors des cris de marchands et des clochettes des troupeaux. Ici, la vie recluse du quartier, la géhenne des chemins fastidieux du pays où rien ne se passe ; là-bas, un monde épique, habité par des titans. « Viens », répétait la voix. Sofia s’écarta du platbord, se cachant dans les ombres du pont. L’autre continuait à lui parler, élevant le ton. Mais le tumulte des pêcheurs étouffait ce monologue qui vers elle montait, en rafales de paroles qui lui parlaient d’une maison construite par tous et qui maintenant tomberait en ruine. « Comme si les maisons véritables pouvaient se construire entre bons frères », se disait-elle. Esteban appuyé tout contre la quille du vaisseau continuait à parler sans être entendu. Cet énorme corps en
bois, qui sentait le sel, les algues, les plantes sous-marines, lui semblait doux, presque féminin, en raison du mol abandon de ses flancs humides. En haut un mascaron de proue, au visage de femme, blanc, plâtreux, dont les yeux étaient cernés par un épais trait bleu, s’était substitué à celle qui partirait à l’aube, chargée de prodigieuses richesses, restituée à ses désirs, libérée des ténèbres qui estompaient l’éclat de sa beauté et paralysaient sa joie. Elle sortirait du milieu familial pour profaner ses secrets, pour les conter à un autre, qui peut-être l’attendait déjà. L’homme se sentait misérable, nu, — d’une nudité qu’elle n’avait que trop connu pour la voir en valeurs de nudité —, en pensant que sa volonté de violence s’était bornée à une imploration. Là-haut était celle qui attendait que le vent gonflât les voiles. Elle allait offrir à la semence étrangère son champ labouré ; elle serait coupe et arche, telle la femme de la Genèse qui avait dû pour rejoindre l’homme abandonner le foyer paternel… Les gens commençaient à le regarder, à tendre l’oreille pour mieux saisir tout en riant ce qu’ils croyaient comprendre. Il s’éloigna du navire, et rencontra le commandant Dexter au milieu des paniers de poisson. « C’est clair ? » demanda le marin. « Parfaitement clair », répondit Esteban : « Bon voyage pour tout le monde. »
VII
Il se tenait à présent dans un coin de rue près du quai, indécis, honteux de sa défaite. Il marmonnait les phrases qu’il aurait dû prononcer et qui n’étaient pas sorties de sa bouche. Le bateau était là, tout près, entouré de torches, avec quelque chose de maléfique dans son aspect nocturne. La sirène de la proue, avec sa double queue collée aux rambardes, sortait de l’ombre parfois quand quelque lanterne éclairait son visage de masque funéraire, qu’on eût dit tiré d’un sépulcre. Esteban sentait son esprit plein de mots qu’il n’avait pas dits, mais qui s’ordonnaient à présent en discours, en reproches, en violences, en insultes, difficiles à dépasser après certaines paroles suprêmement infamantes, au-delà desquelles la langue restait sans force. Si elle résistait fermement à cette bordée verbale, et il était dans son caractère de le faire, l’homme resterait aussi désarmé qu’avant. Maintenant les mauvais desseins se révélaient. Il était huit heures. Le bateau du commandant Dexter devait lever l’ancre à cinq heures du matin ; il restait neuf heures pendant lesquelles il y aurait peut-être assez de temps pour faire quelque chose. Sur la brûlure de son dépit, Esteban édifiait la théorie d’un devoir : il était dans l’obligation d’empêcher que Sofia arrivât à Cayenne. Il ne fallait pas hésiter à avoir recours aux moyens les plus extrêmes pour empêcher un suicide moral. Cette aventure équivaudrait à une descente aux enfers. Sofia était majeure. Mais Carlos avait légalement le droit de s’opposer à sa fuite, en invoquant le cas de l’aliénation mentale. On avait eu un exemple semblable, quelques mois auparavant, lorsqu’une jeune veuve, au nom illustre, avait essayé de filer en Espagne avec l’un de ces comédiens qui venaient chanter des tonadilles au Colisée. Il était facile de compter sur l’aide des autorités quand il s’agissait de cas pouvant affecter par quelque côté l’honneur des familles. Les débordements passionnels étaient fort mal vus par la société coloniale toujours prête à faire appel à l’alguazil quand une affaire
d’amants ou de femmes effrontées venait troubler son calme. L’Eglise de son côté se montrait active dans ces cas-là et se mettait en travers du chemin des coupables… Esteban, décidé à recourir à n’importe quel moyen pour empêcher ce qui était intolérable, arriva chez lui haletant, couvert de sueur d’avoir tant couru, et tomba sans souffle sur des hommes à mine de policiers dont il était loin d’imaginer la besogne : ceux-ci c eux-ci étaient fourrés partout, ouvrant les armoires, fouillant les bureaux et les secrétaires, allant des écuries au premier étage. L’un d’eux descendait l’escalier, portant un paquet d’imprimés sur la tête. Les perquisitionneurs se passèrent les feuilles de main en main, constatant que c’étaient des textes de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et de la Constitution Française gardés par Sofia sous son lit. « Allez-vous-en », dit Rosaura en s’approchant d’Esteban : « Monsieur Carlos s’est enfui par la terrasse. » Le jeune homme recula vers le vestibule, à pas comptés, sans faire de bruit, pour sortir dans la rue. Mais deux hommes étaient déjà postés devant la porte principale : « Restez ici », lui dirent-ils en le poussant sous bonne garde dans un angle du salon. Plusieurs heures durant ils le firent attendre, sans l’interroger. Ils passaient et repassaient devant lui, sans s’apercevoir apparemment de sa présence, regardant s’il y avait quelque chose derrière les tableaux, ou sous le tapis. Ils enfoncèrent des baguettes de fer dans la terre molle des plates-bandes, cherchant la résistance de quelque boîte cachée sous le gazon. Un autre tirait des livres de la bibliothèque, examinait les reliures, palpait leur épaisseur, et finissait par jeter par terre, en guise de sélection, une longue anthologie d’écrits de Voltaire, de Rousseau, de Buffon, et d’une façon générale de tous les ouvrages imprimés en français, et en prose, car les vers étaient moins litigieux. Enfin, à trois heures du matin, on jugea achevée la perquisition. Il y avait des preuves plus que suffisantes pour démontrer que cette maison était un nid de conspirateurs francs-maçons, diffuseurs d’écrits révolutionnaires, ennemis de la Couronne, qui prétendaient implanter l’anarchie et l’impiété dans les domaines d’outre-mer. « Où est Madame ? » demandaient-ils tous maintenant, instruits par certaines confidences qu’elle était l’un des conspirateurs les plus dangereux. Rosaura et Remigio répondirent qu’ils ne savaient rien. Qu’elle était
sortie tôt. Que d’habitude elle restait à la maison mais que cette fois, par hasard, elle n’y était point à une heure si tardive. L’un d’eux déclara alors qu’il serait opportun de visiter tous les bateaux mouillés dans le port, afin d’éviter une tentative de fuite. « Ce serait du temps perdu », dit Esteban, élevant la voix dans son coin : « Ma cousine Sofia n’a jamais eu rien à voir avec tout ça. Vous avez été mal informés. Ces papiers, c’est moi qui les ai mis dans sa chambre, cet après-midi, sans qu’elle le sache. — Et votre cousine couche en dehors de la maison ? — C’est une affaire qui regarde sa vie privée. » Les policiers échangèrent un regard ironique : « Les morts dans leur trou ; les vivants à la noce ! » dit l’un d’eux en riant grossièrement. Mais on parlait de nouveau d’aller aux bateaux… Sur ce on demanda à Esteban d’écrire quelques lignes sur un papier. Surpris, le détenu griffonna des vers de saint Jean de la Croix qu’il se rappelait fort bien parce qu’il les avait lus ce jour-là. « Oh ! Puissé-je me voir bientôt transporté de ce vif amour !… — C’est la même écriture », dit l’un de ceux qui l’interrogeaient, en brandissant un exemplaire du Contrat Social, en marge duquel Esteban avait noté, quelques années auparavant, certaines idées particulièrement déplaisantes pour la monarchie. A présent l’attention générale se concentrait sur lui. « Nous savons que vous êtes rentré récemment d’un long voyage. — C’est vrai. — Et où avez-vous été ? — A Madrid. — Vous mentez, dit l’un : dans le bureau de votre cousine nous avons trouvé deux lettres, datées de Paris, dans lesquelles vous exprimiez, certes, un grand enthousiasme révolutionnaire. — C’est possible, dit Esteban : Mais ensuite je suis allé à Madrid. — Laissez-moi l’interroger », dit un autre se frayant un passage : « On ne me la fait pas. » Et il se mit à lui poser des questions sur des rues, des marchés, des églises et des lieux qu’Esteban ne connaissait pas. « Vous n’avez jamais été à Madrid », conclut-il. « C’est possible », répondit Esteban. Un autre s’avança : « De quoi viviez-vous à Paris, puisque l’Espagne est entrée en guerre contre la France, et que vous ne pouviez recevoir d’argent de votre famille ? — On me payait pour faire des traductions. — Des traductions de quoi ? — De différentes choses. » Il était quatre heures. On reparlait de l’inexplicable absence de Sofia et de la nécessité d’aller aux bateaux… « Tout ça c’est stupide ! » cria Esteban, tout à coup, en déchargeant un coup
de poing sur la table. « Vous croyez qu’il suffit de forcer une maison à La Havane pour en finir avec l’idée de liberté, dans le monde ! C’est trop tard ! Personne ne pourra arrêter ce qui est en marche ! » Et les veines de son cou se gonflaient tandis qu’il répétait à tue-tête ses paroles, en y ajoutant des vivats à la fraternité et à l’égalité qui faisaient courir plus vite la plume d’un greffier. « Très intéressant. intéres sant. Très intéressant. intére ssant. Nous commençons à nous entendre », dirent les gens qui prenaient part à l’interrogatoire. Alors le plus important d’entre eux, pressant le rythme de ses questions, se mit à traquer Esteban : « Vous êtes maçon ? — Oui je le suis. — Vous reniez Jésus-Christ et notre Sainte religion ? — Mon Dieu est le dieu des philosophes. — Partagez-vous et diffusez-vous les idées de la révolution française ? — En toute conscience. — Où ont été imprimées les proclamations que nous avons trouvées là-haut ? — Je ne suis pas un délateur. — Qui les a traduites en espagnol ? — Moi. — Ces carmagnoles américaines aussi ? — Peut-être. — Quand ?… » Sur ce apparut l’un des policiers, qui était resté à l’étage, s’obstinant à trouver quelque chose de plus : « Voyez donc les éventails dont se servait Madame ! » dit-il, en ouvrant un sur lequel on pouvait voir une scène de la prise de la Bastille : « Et ce n’est pas tout : elle a une collection de coffrets et d’aiguilliers dont les couleurs sont tout ce qu’il y a de plus suspect. » A la vue de ces babioles tricolores, Esteban fut attendri en pensant aux enthousiasmes de jeunesse qui avaient pu pousser un être aussi fort que Sofia à collectionner des échantillons de bazar qui depuis des années couraient le monde. « Il faut se saisir de cet oiseau-là par tous les moyens », dit l’homme important. Et l’on parla de nouveau d’aller sur les quais… Alors Esteban raconta tout d’un seul trait et en détail : il remonta à l’arrivée de Victor Hugues à La Havane, afin de ralentir le récit que le greffier consignait sur le papier avec un intérêt fébrile. Il parla de ses contacts personnels avec Brissot et Dalbarade. De ses travaux de propagande, effectués en pays basque. De son amitié avec ces abominables personnages qu’avaient été les traîtres Marchena et Martinez de Ballesteros. Puis le départ pour la Guadeloupe. La presse des Lœuillet. L’épisode de Cayenne, pendant lequel il avait eu des rapports suivis avec Billaud-Varenne, l’ennemi acharné de la reine de France. « Notez, greffier, notez », disait l’homme important, ravi par
de telles révélations. « Biyo, c’est avec un y ? » demandant le greffier. « Avec deux l », répondait Esteban, se lançant dans un cours de grammaire française : « Avec double l, parce que… — Nous n’allons pas nous battre pour un l de plus ou de moins », cria l’homme important levant les bras au ciel : « Comment êtes-vous revenu à La Havane ? — Tout Tout est facile pour les francs-maçons », répondit Esteban, poursuivant un récit qui l’élevait aux sommets les plus imposants de la conspiration. Mais à mesure que les aiguilles de la pendule approchaient de cinq heures, ses paroles prenaient une allure caricaturale. Ses interrogateurs en venaient à ne pas comprendre qu’un homme, au lieu de se défendre, se livrât à une confession si complète de délits qui pouvaient signifier pour lui le supplice du garrot. Maintenant, n’ayant plus rien à raconter, Esteban se lançait dans de vulgaires plaisanteries : il parlait de Messalines bourboniennes, des cornes que faisait porter à Sa Majesté le Prince de la Paix, des pétards qui ne tarderaient pas à éclater dans le cul du roi Carlos. « C’est un fanatique », disaient-ils tous : « Un fanatique ou un cinglé. L’Amérique est remplie de ce genre de Robespierres. Pour peu que nous n’y prenions pas garde, il y aura bientôt, dans ce pays, un massacre général. » Et Esteban continuait à parler, parler, s’accusant à présent d’actes qu’il n’avait pas commis, se flattant d’avoir personnellement fait passer au Venezuela et à la Nouvelle-Grenade sa propagande révolutionnaire. « Notez, greffier, greffier, notez. N’oubliez rien », disait le personnage important, sans avoir plus rien à demander… Il était cinq heures et demie. Esteban demanda à se faire accompagner sur la terrasse où, à l’intérieur d’un vase antique qui ornait la balustrade supérieure, il avait laissé un objet d’usage personnel. Alléchés par ce qui pouvait constituer une nouvelle preuve, quelques policiers le suivirent. Dans le vase il n’y avait qu’un nid de guêpes qui essayèrent d’en piquer plus d’un. Sans écouter ceux qui l’insultaient, Esteban tourna ses regards vers le port. The Arrow avait levé l’ancre, laissant vide l’endroit où le bateau avait été arrimé aux bittes du môle… Il revint au salon : « Notez, monsieur le greffier », dit-il. « Je déclare devant Dieu, en qui je crois, que tout ce que j’ai déclaré est faux. Jamais vous ne pourrez trouver la moindre preuve que j’ai fait ce que j’ai dit, sauf que j’ai été à Paris. Il n’y a ni témoins, ni documents auxquels vous
puissiez avoir recours. J’ai parlé ainsi pour faciliter une fuite. J’ai fait ce que je devais… — Tu Tu éviteras peut-être le garrot », dit l’homme important. « Mais personne ne te sauvera du bagne de Ceuta. Pour moins que ça nous avons envoyé des gens aux carrières d’Afrique. — Au point où j’en suis, que m’importe mon sort ! » dit Esteban. Il s’arrêta devant le tableau de l’explosion dans la cathédrale, où de grands fragments de colonnes, soulevés par la déflagration, restaient suspendus dans une atmosphère de cauchemar : « Même les pierres que j’irai casser maintenant étaient déjà présentes dans ce tableau. » Et saisissant un tabouret, il le lança contre la toile, y ouvrant une brèche et la faisant tomber avec fracas. « Emmenez-moi une bonne fois », dit Esteban, si épuisé, si accablé par le sommeil, qu’il ne pensait plus qu’à dormir, fût-ce en prison.
CHAPITRE SIXIÈME
I
Les vagues venaient du sud, calmes, régulières, tissant et détissant la trame de leurs minces franges d’écume, semblables aux nervures d’un marbre foncé. En arrière restait la côte verdoyante. On naviguait à présent dans des eaux d’un bleu si profond qu’elles semblaient faites d’une matière en fusion, — quoique hibernale et vitreuse —, agitées par une palpitation très lointaine. On ne voyait se dessiner aucun être créé sur cette mer d’un seul tenant, fermée sur ses fonds de montagnes et d’abîmes comme la Mer Première de la création, antérieure au murex et à l’argonaute. Seule la Mer Caraïbe, pullulante de vies, toutefois, prenait parfois un tel aspect d’océan inhabité. Comme pressés par un mystérieux besoin, les poissons fuyaient la surface, les méduses s’enfonçaient, les sargasses disparaissaient, et il ne restait devant l’homme que ce qui se traduisait en valeurs d’infini : les limites toujours reculées de l’horizon ; l’espace, et, au-delà de l’espace, les étoiles présentes en un ciel dont le simple énoncé verbal recouvrait l’écrasante majesté qu’avait eue un jour ce mot, pour ceux qui l’avaient inventé, le premier inventé peut-être après ceux qui commençaient à peine à définir la douleur, la peur ou la faim. Ici, sur une mer déserte, le ciel prenait un poids énorme, avec ces constellations vues depuis toujours, que l’être humain avait peu à peu isolées et nommées à travers les siècles, projetant ses propres mythes sur l’inaccessible, ajustant les positions des étoiles au contour des figures qui peuplaient ses pensées de perpétuel inventeur de fables. Il y avait comme une audace enfantine à remplir le firmament
d’ourses, de chiens, de taureaux et de lions, se disait Sofia Arrow, face à la nuit. Mais accoudée sur le bastingage de l' Arrow, c’était une façon de simplifier l’éternité ; de l’enfermer dans de beaux livres d’images comme l’atlas de cartes astronomiques qui était resté dans la bibliothèque familiale, sur les planches duquel semblaient se livrer de terrifiants combats, centaures contre scorpions, aigles contre dragons. Par le nom des constellations l’homme remontait au langage de ses premiers mythes, lui restant si fidèle que lorsque apparurent les gens du Christ, ils ne trouvèrent point de place dans un ciel totalement habité par des païens. Les étoiles avaient été données à Andromède et à Persée, à Hercule et à Cassiopée. Il y avait des titres de propriété souscrits comme un patrimoine, qui étaient intransférables à de simples pêcheurs du lac de Tibériade, Tibériade, pêcheurs qui d’ailleurs n’avaient nul besoin d’astres pour conduire leurs barques à l’endroit où Quelqu’un, près de verser son sang, forgerait une religion ignorante des astres… Quand les Pléiades pâlirent et que la lumière se fit, des milliers de heaumes jaspés s’avançaient vers le navire, traînant de longs festons rouges qui sous l’eau dessinaient les silhouettes de guerriers étrangement moyenâgeux, en raison de leur aspect irréfutable de fantassins lombards vêtus de cottes percées, car c’est à un tissu de cottes que ressemblaient les filaments rencontrés en route et que portaient en écharpe, d’épaule à hanche, de cou à genou, d’oreille à cuisse, ces personnages traversés par des éclats de lumière que le commandant Dexter appelait men of war. L’armée sousmarine s’ouvrait au passage du voilier, resserrant ensuite ses rangs, dans une marche silencieuse, venue de l’inconnu, qui se poursuivrait des jours et des jours durant, jusqu’à ce que les têtes éclatassent sous le soleil et que les festons se fussent consumés dans leur propre corrosion… Au milieu de la matinée on entra dans un nouveau pays : celui des Gorgones, déployées comme des ailes d’oiseau, au fil de l’eau blanchie par leur migration. Puis on vit apparaître, en bruns essaims, les petits dés à coudre ouverts ou fermés par des contractions goulues, suivis d’une bande d’escargots voyageurs, accrochés à un radeau de bulles durcies… Mais une averse soudaine transfigura la mer, en quelques instants, lui donnant un ton glauque, lui étant toute transparence. Une pénétrante odeur de sel monta de l’eau percutée par la pluie, dont les gouttes
étaient absorbées par les planches du pont. La toile des voiles rendait un son d’ardoise sous la grêle, tandis que les cordages se tendaient, craquant par toutes leurs fibres. Le tonnerre se déplaçait de l’ouest à l’est, passait au-dessus du bateau en retentissant longuement, et s’en allait avec ses nuages ; il laissait, au milieu de l’après-midi, la mer plongée dans une bizarre clarté d’aube qui la rendait aussi lisse, aussi irisée, Arrow se qu’un lac de haut plateau. La proue de l’ Arrow transformait en charrue, défrichait la calme étendue au milieu des arabesques d’écume qui produisaient le sillage, laissant pour plusieurs heures des traces du passage d’un vaisseau. Au crépuscule, le sillage se dessinait en clair sur les fonds déjà remplis de nuit, traçant un réseau de chemins et de croisements sur l’eau de nouveau déserte, si déserte que ceux qui la contemplaient avaient l’impression d’être les seuls navigateurs de l’époque. Et l’on entrerait, jusqu’au prochain point du jour, dans le pays des phosphorescences, avec les lueurs venues des profondeurs, épanouies en gerbes, en traînées d’éclats, dessinant des formes qui rappelaient l’ancre et la grappe, l’anémone ou la chevelure, ou encore des poignées de pièces de monnaie, des luminaires d’autel, ou des vitraux très lointains de cathédrales englouties, ajourés par les froids rayons de soleils abyssaux… Au cours de ce voyage Sofia n’était pas troublée, comme l’autre fois, quand elle s’était accoudée sur le même bastingage, quand elle avait aspiré la brise du sommet de cette même proue, par des angoisses d’adolescente. Très mûrie par sa décision, elle allait vers quelque chose qui ne pouvait être que comme elle l’imaginait. Après deux journées pendant lesquelles ce qu’elle avait laissé derrière elle avait continué à hanter son esprit, elle s’était éveillée en ce troisième jour, avec une sensation exaltante de liberté. Les amarres étaient rompues. On était sorti du quotidien pour pénétrer dans un présent intemporel. Bientôt commencerait la grande tâche attendue depuis des années, qui consistait à se réaliser pleinement. Elle connaissait à nouveau la joie de se trouver au point de départ ; au seuil d’elle-même, comme lorsque avait débuté, sur ce navire, une nouvelle étape de son existence. Elle retrouvait l’âpre odeur de goudron, de saumure, de farine et de son, qu’elle avait jadis appris à reconnaître, dont la présence suffisait à abolir le temps écoulé. Elle fermait les yeux, à la table du commandant
Dexter, en savourant de nouveau le goût des huîtres fumées, du cidre anglais, des tartes à la rhubarbe et des nèfles de Pensacola, qui lui faisait retrouver les sensations de son premier voyage par mer. On ne suivait pas cependant la même route. Quoique Toussaint Louverture s’évertuât à établir des rapports commerciaux avec les Etats-Unis, les négociants nord-américains n’avaient nulle confiance en la solvabilité du chef noir ; ils laissaient ce marché hasardeux à ceux qui vendaient des armes et des munitions, les seules marchandises qui étaient toujours payées comptant, même s’il n’y avait pas de farine pour pétrir le pain de chaque jour. Après être passé au large de la côte de la Jamaïque, on naviguait depuis plusieurs jours à l’endroit le plus dégagé de la mer des Antilles, cap au port de La Guaira, où les derniers corsaires guadeloupéens ne faisaient leur apparition que de loin en loin, sur des voiliers qui s’appelaient maintenant le Napoléon, Campo-Formio ou La Conquête de l’Egypte. Un matin on crut qu’il y aurait une fâcheuse rencontre : on avait remarqué en effet la présence d’un petit navire qui voguait vers The Arrow avec une rapidité suspecte. Mais l’inquiétude du moment se changea en allégresse quand on vit qu’il s’agissait de la presque fabuleuse Balandre du Moine, commandée par un missionnaire franciscain à poigne, qui depuis longtemps s’adonnait à la contrebande dans le secteur de la Caraïbe. On ne rencontrait d’autre part que des goélettes transportant de la cécine qui faisaient continuellement la traversée entre La Havane et La Nouvelle-Barcelone, laissant sur leur passage une très forte odeur de viandes fumées. Pour calmer son impatience contenue d’arriver, Sofia essayait de lire quelques livres anglais qui faisaient partie de la bibliothèque de Dexter, à côté de l’Acacia, des Colonnes, et du Tabernacle de son tablier maçonnique, gardé dans une vitrine comme autrefois. Mais le climat des Nuits était aussi étranger à son état d’âme, en ce moment, que l’atmosphère oppressante du Château d’Otrante. Au bout de quelques pages, elle fermait le volume, sans savoir très bien ce qu’elle avait lu, s’abandonnant sans plus réfléchir à tout ce qui pouvait entrer par ses pores, et qui sollicitait ses sens plus que son imagination… Un matin on aperçut une masse violacée sur le verdoiement imprécis qui estomptait l’horizon : « La Selle de Caracas », dit Dexter : « Nous sommes à environ trente milles
de la Terre Ferme. » On remarquait chez les marins l’affairement annonciateur d’une prochaine escale : ceux qui étaient exempts d’un travail immédiat se lavaient, se rasaient, se faisaient couper les cheveux, nettoyaient leurs ongles, décrassaient leurs mains. On voyait apparaître sur le pont des rasoirs, des peignes, des savonnettes, des nécessaires à repriser, et de fortes essences se répandaient sur les têtes. Celui-ci raccommodait une chemise trouée ; celui-là collait une pièce sur un soulier en mauvais état ; un autre contemplait sa gueule bronzée dans un petit miroir pour dames. Et tous étaient en proie à une agitation qui n’était pas due seulement à la simple satisfaction d’être arrivés après une heureuse traversée : au pied de cette montagne qui précisait ses contours sur la haute cordillère dressée au bord de l’eau il y avait la Femme — la Femme inconnue, presque abstraite, encore sans visage, mais déjà définie par le port. Vers cette silhouette dressée par-dessus les toits, s’offrant dans son havre, les voiles du vaisseau se gonflaient, le long des mâts tout droits, comme pour annoncer que des hommes arrivaient. Et ces voiles, visibles à présent de la côte, provoquaient dans les maisons du port un va-et-vient de seaux tirés des puits, un branle-bas chez les femmes qui s’agitaient autour de leurs fards, de leurs parfums, de leurs jupons, de leurs atours. Sans avoir besoin de paroles, le dialogue était engagé sur une mer qui se couvrait déjà de Arrow vira de bord, et se plaça en barques de pêche. L’ Arrow navigation parallèle aux montagnes qui descendaient des nuages jusqu’à l’eau en une pente si raide que l’on n’apercevait pas de cultures sur leurs flancs. Parfois l’énorme muraille se creusait, révélant le secret d’une plage ombreuse déployée entre deux pans assombris par une végétation si dense et si noire qu’elle semblait garder encore des lambeaux de nuit dans son giron. Une fabuleuse odeur d’humidités de continent encore mal éveillé s’exhalait de ces havres où allaient s’échouer les semences marines rejetées par une ultime poussée du flot. Mais à présent les montagnes reculaient, sans révéler ce qu’elles cachaient derrière elles, laissant une étroite frange de sol, sur laquelle se dessinèrent des chemins et des demeures, au milieu de forêts de cocotiers hirsutes, de raisiniers et d’amandiers des Antilles. On doubla un promontoire qui semblait sculpté dans un bloc de quartz,
et le port de La Guaira apparut, ouvert sur l’océan comme un amphithéâtre colossal sur les gradins duquel se fussent échelonnés les toits… Sofia aurait voulu monter jusqu’à Caracas, mais la route était longue et fatigante. L’escale de Arrow devait être brève. Elle laissa débarquer les marins qui l’ Arrow n’étaient pas de service, impatients d’arriver là où ils se savaient attendus, et descendit dans une chaloupe en compagnie de Dexter, pressé de remplir certaines formalités routinières. « Ne vous croyez pas obligé de vous occuper de moi », dit la jeune femme, remarquant que le chef partageait l’impatience de ses hommes. Et elle se mit à marcher vers les rues en pente raide qui bordaient le lit d’un torrent à sec, étonnée de trouver de jolies placettes ornées de statues parmi des maisons à grilles de bois et à vérandas qui lui rappelaient celles de Santiago de Cuba. Assise sur un banc de pierre, elle voyait passer les caravanes de mules qui prenaient les chemins de la montagne, ombragés de cassies ; celles-ci se lançaient à l’assaut des brumes des cimes, au-dessus d’une forteresse couronnée de tours de guet, semblable à celles, nombreuses, qui défendaient les ports espagnols du Nouveau Monde, si pareilles les unes aux autres qu’elles semblaient l’œuvre d’un même architecte. « Là ont été emprisonnés, jusqu’à ces derniers temps, quelques francs-maçons amenés de Madrid. C’étaient des gens qu’on appelait ‘de la mutinerie de San Blas’ qui avait essayé d’étendre la révolution à toute l’Espagne », lui confia un colporteur canarien, en insistant pour lui vendre des rubans de satin : « Et vous ne voudrez pas me croire ; mais ils continuaient à conspirer dans leur cachot même. » Ainsi donc, l’Evénement était en marche. Elle ne s’était pas trompée, en percevant son imminence. Maintenant elle était plus impatiente que jamais d’atteindre le but de son voyage, avec la crainte d’arriver trop tard, alors que l’homme de la Grande Tâche était déjà en action, écartant les fouillis des forêts, comme les Hébreux les eaux de la Mer Rouge. Ce que si souvent lui avait dit Esteban se confirmait : à savoir que Victor, devant la réaction thermidorienne, était en train de pénétrer, avec ses constitutions traduites en espagnol, avec ses carmagnoles américaines, sur cette Terre Ferme d’Amérique, y portant comme autrefois les lumières qui s’éteignaient dans l’ancien monde. Pour comprendre cela il suffisait de regarder la rose des vents : de la Guadeloupe, la tornade s’était abattue
sur les Guyanes ; de là elle s’était précipitée sur ce Venezuela qui était la route normale pour passer de l’autre côté du continent, où s’élevaient les palais baroques du royaume du Pérou. C’est précisément là-bas que les Jésuites — Sofia connaissait les écrits d’un Vizcardo Guzman — avaient réclamé les premiers pour ce monde-ci une indépendance qui n’était pensable qu’en termes de révolution. Tout était clair : la présence de Victor à Cayenne était le début de quelque chose qui s’exprimerait par de vastes charges de cavaliers des llanos, par des navigations sur des fleuves fabuleux, par la traversée d’énormes cordillères. Une époque naissait qui accomplirait, dans ces régions, ce qui avait échoué dans l’Europe caduque. Ils sauraient bien, ceux qui peut-être étaient en train de la clouer au pilori dans la maison familiale, que ses aspirations n’avaient rien de commun avec celles de la plupart des femmes auxquelles on imposait de s’occuper de chiffons et de layettes. Ils parlaient sans doute de scandale, sans soupçonner que le scandale serait beaucoup plus grand qu’ils ne le croyaient. Cette fois on jouerait au casse-gueule, on tirerait sur les généraux, les évêques, les magistrats et les vice-rois. The Arrow leva l’ancre deux jours plus tard, et navigua le long de l’île de la Marguerite pour passer entre La Grenade et Tobago, sous la protection de possessions anglaises, cap sur La Barbade. Et après une traversée calme, Sofia se trouva à Bridgetown, découvrant un monde différent de celui qu’elle avait connu jusque-là dans la Caraïbe. Différente en effet était l’atmosphère que l’on respirait dans cette ville anglaise, dont l’architecture ne ressemblait pas à l’espagnole, avec ses larges balandres qui transportaient du bois, venues de Scaraborough, de Saint-Georges ou de Port-of-Spain. Il y circulait des pièces de monnaie amusantes, appelées « Pineapple Penny » et « Neptune Penny », tout récemment frappées. Elle se crut transportée dans une ville du vieux continent quand elle vit qu’il y avait une « rue Maçonnique » et une « rue de la Synagogue ». Elle se logea dans une auberge propre, tenue par une mulâtresse, qui lui avait été recommandée par le commandant Dexter. Après un déjeuner d’adieux au cours duquel Sofia goûta à tout, si grande était sa joie, sans dédaigner les bouteilles de porter, porter, le madère et les vins français qu’on lui servit, elle et le commandant firent un
tour en voiture dans les environs. Pendant des heures ils roulèrent sur les chemins d’une Antille domestiquée, dont les terres, délimitées par de suaves ondulations, — ici rien n’était grand, ni écrasant, ni menaçant —, étaient cultivées jusqu’aux rivages mêmes de la mer. Ici la canne à sucre ressemblait à du blé vert, les herbes avaient la douceur et la bonne tenue du gazon, les palmiers eux-mêmes cessaient de ressembler à des arbres tropicaux. Il y avait des demeures silencieuses, cachées dans la végétation, qui élevaient des colonnes de temple grec vers des frontons effacés par le lierre, et dont les fenêtres s’ouvraient sur le faste de salons habités par des portraits dont les vernis étincelaient dans l’excès de lumière ; il y avait des maisons couvertes de tuilettes, si petites que lorsqu’un enfant se penchait à une fenêtre, il cachait le tableau formé par des familles réunies pour dîner en un lieu où bien grande aurait été la gêne causée par un échiquier ; il y avait des ruines qui disparaissaient sous les plantes grimpantes, où les revenants —, l’île tout entière, affirmait le cocher, était hantée par les revenants —, se réunissaient pour gémir par les nuits de grand vent ; et il y avait surtout, près de la mer, se confondant presque avec les plages, des cimetières toujours déserts, ombragés par des cyprès, dont les tombes de pierre grise —, si pudiques en comparaison des mausolées chargés d’ornements des nécropoles espagnoles —, parlaient d’un Eudolphus et d’une Elvire morts dans un naufrage, qui ne pouvaient avoir été que les héros d’une idylle romantique. Sofia se rappelait La Nouvelle Héloïse. Le commandant pensait plutôt aux Nuits. Et malgré l’éloignement, la fatigue des chevaux et la perspective d’un retour tard dans la nuit, car il fallait chercher un attelage frais, Sofia, employant des câlineries qui parurent presque excessives au Nord-Américain, obtint d’aller jusqu’au petit bastion rocheux de St. John ; là, derrière l’église, elle trouva une dalle dont I’épitaphe évoquait contre toute attente la mort dans l’île d’un personnage dont le nom était chargé de siècles : Ci-gisent les restes de — Ferdinand Paléologue — Descendant de la famille impériale — Des derniers empereurs de Grèce — Chapelain de cette paroisse — 1655 à 1656… Caleb Dexter, rendu un peu émotif par le
contenu d’une bouteille de vin vidée en route, se découvrit avec respect. Sofia, dans le crépuscule dont les feux rougissaient les vagues qui se brisaient en énormes gerbes
d’écume contre les monolithes rocheux de Beestsheba, fleurit la tombe avec des bougainvillées coupées dans le jardin du presbytère. Lors de sa première visite à la maison de La Havane, Victor Hugues avait longuement parlé de cette tombe du petit-fils oublié de celui qui, lors de la suprême résistance de Byzance, avait péri en combattant avant que les mains sacrilèges des Ottomans vainqueurs s’abattissent sur le Patriarche Œcuménique. Maintenant elle la trouvait au lieu indiqué. Par-dessus la pierre grise, marquée du signe de la Croix de Constantin, une main refaisait à présent le geste d’une autre main, qui il y avait bien longtemps avait elle aussi passé le bout de ses doigts dans la ciselure des lettres… Pour interrompre un cérémonial inattendu, qui semblait se prolonger trop, Caleb Dexter fit remarquer : « Et penser que le dernier propriétaire légitime de la basilique Sainte-Sophie est venu échouer dans cette île… » « Il se fait tard », dit le cocher. « Oui, rentrons », dit-elle. Elle était surprise que son nom eût pu surgir ainsi, tout à coup, dans la sotte réflexion de l’autre. C’était un hasard trop extraordinaire pour ne pas être pris pour un présage, un avis, une prémonition. Un prodigieux destin l’attendait. L’avenir était secrètement en marche depuis qu’une Volonté avait fait retentir, un certain soir, les marteaux de la maison. Il y avait des mots qui ne jaillissaient pas au hasard. Un mystérieux pouvoir les modelait dans la bouche des oracles. Sophia.
II
Informée de ce que le rocher du Grand Connétable serait visible peu après le lever du jour, Sofia se trouvait à l’aube sur le pont de La République Batave, vieux cargo hollandais rebaptisé sous ce nom flambant neuf, qui, à longueur d’année, allait du Continent des Forêts Vierges à La Barbade déboisée, transportant des bois d’acajou pour les ébénistes de Bridgetown, et des plantes destinées à embellir les maisons d’Oistin, fameuses par leurs encorbellements à la normande. Pendant plusieurs semaines, la jeune femme avait attendu, dans son auberge du port, l’heure de s’embarquer, s’embarquer, tourmentée par l’impatience, lasse d’errer dans les rues de la petite ville, apprenant avec dépit que la paix avait été signée entre la France et les Etats-Unis, nouvelle qui, si elle lui était parvenue plus tôt, aurait pu simplifier son itinéraire, en lui permettant de voyager au départ de La Havane sur l’un des bateaux nord-américains qui avaient déjà repris le trafic avec Cayenne. Mais tout était oublié, devant les rochers et les îlots qui annonçaient la Terre Ferme, égayés au matin par l’envol des pélicans et des mouettes. Et l’on était à présent devant la Mère et les Filles, qu’Esteban lui avait parfois décrites, tandis que la côte se précisait en valeurs de végétation et d’activité humaine. Tout paraissait à Sofia somptueux, fascinant, extraordinaire, en ce moment de l’arrivée. Tous Tous les verts du monde semblaient s’être intégrés en un seul paysage pour l’accueillir. Les autorités militaires, venues à bord, montrèrent quelque étonnement d’apprendre qu’une femme seule, arrivée d’une ville aussi brillante que La Havane, désirait rester à Cayenne. Mais il suffit que Sofia mentionnât le nom de Victor Hugues pour que la suspicion se transformât en déférence. Il faisait déjà nuit lorsque la jeune femme entra dans la ville aux rues endormies ; elle alla échouer à l’auberge de Hauguard, où elle prit soin de passer sous silence sa parenté avec Esteban, se rappelant que le départ de ce dernier pour Paramaribo avait
eu le caractère d’une fuite… Le lendemain elle envoya un message pour annoncer son arrivée à celui qui, d’agent du Directoire, était devenu agent du Consulat. Peu après la tombée de la nuit, on lui remit une courte réponse, gribouillée sur un papier officiel : Bienvenue. Demain une voilure ira vous chercher. Alors que Sofia s’attendait à recevoir un appel impatient, on lui envoyait ce froid billet qui la plongea dans un sombre abîme de perplexité. Un chien aboyait dans une cour voisine, enragé par le passage d’un ivrogne qui grattait sa gale le long de la rue, clamant de terribles prophéties sur la dispersion des justes, le châtiment des régicides et la comparution de tous devant le trône du Seigneur, lors d’un Jugement Dernier qui devait avoir lieu — pourquoi ? — dans une vallée de la Nouvelle-Ecosse. Quand la voix se fut perdue au loin et que l’animal se fut rendormi, on perçut l’activité d’insectes invisibles sur toutes les cloisons de la maison ; ces insectes perçaient, grattaient, rongeaient le bois. Des graines tombaient d’un arbre avec une lourdeur de plomb sur plusieurs baquets renversés. Deux Indiens qui discutaient devant l’auberge faisaient penser à des gens tirés d’un récit d’explorations. Rien n’était propice au repos de Sofia, qui s’énervait à élucubrer des conjectures. Aussi lorsque la voiture arriva le lendemain se sentait-elle engourdie et fatiguée par sa nuit blanche. Alors qu’elle croyait être conduite au Palais du Gouvernement, avec ses malles et ses valises, les chevaux se dirigèrent vers un embarcadère où attendait une chaloupe aux bords élevés, garnie de coussins, de tendelets et de pare-brise de toile. Elle apprit qu’elle devrait se rendre à une plantation située à quelques heures à peine de navigation. Bien que rien de cela ne répondît à ses prévisions, Sofia se sentit presque flattée en remarquant la courtoisie dont elle était l’objet de la part des marins. L’embarcation était placée sous le commandement d’un jeune officier, appelé de Saint-Affrique, qui pendant la traversée énuméra les progrès accomplis par la colonie depuis que Victor Hugues y était arrivé. L’agriculture avait reçu une nouvelle impulsion ; les magasins regorgeaient de marchandises et l’on respirait partout un air de paix et de prospérité. Presque tous les déportés avaient été renvoyés en France et il ne restait à Iracoubo, en souvenir de leurs souffrances, qu’un vaste cimetière dont les tombes exhibaient
les noms de révolutionnaires célèbres… Au milieu de l’après-midi la chaloupe pénétra dans un fleuve aux rives boueuses où flottaient les feuilles de plantes semblables à des nénuphars, dont les fleurs violettes apparaissaient au fil de l’eau. Peu après on arriva à un embarcadère d’où l’on apercevait une grande demeure d’allure alsacienne élevée sur un coteau, au milieu de citronniers et d’orangers. Servie par un essaim de négresses empressées, Sofia alla s’installer dans un appartement du premier étage, dont les murs s’ornaient de vieilles gravures, à la facture délicate, qui évoquaient des événements survenus sous l’ancien régime : le siège de Namur, le couronnement du buste de Voltaire, la malheureuse famille Calas, mêlées à de jolies marines de Toulon, de Rochefort, de l’île d’Aix et de Saint-Malo. Pendant que les servantes piaillantes mettaient ses affaires dans les armoires, Sofia se pencha aux fenêtres qui donnaient sur la campagne : un jardin où abondaient les rosiers se transformait, non loin de là, en potagers et en cultures de canne à sucre, emprisonnés par un sévère rempart de forêt vierge. Quelques acajous, aux grands troncs argentés, ombrageaient des chemins sur les bords desquels poussaient des arbustes de baume du Pérou, de noix muscade et de piment jaune. Des heures s’écoulèrent dans une attente anxieuse. Finalement, une chaloupe manœuvrée à la rame accosta à l’embarcadère. Dans l’ombre du crépuscule qui déjà envahissait l’avenue, on vit se dessiner, étincelant de galons et de parures, un costume à l’aspect vaguement militaire, surmonté d’un chapeau empanaché de plumes. Sofia sortit dans le vestibule sans remarquer dans sa précipitation qu’un troupeau de porcs noirs s’adonnait devant l’entrée à une besogne réjouissante : celle de ravager les plates-bandes de fleurs, à arracher les tulipes et à se vautrer avec des grognements goulus dans une terre qu’on venait d’arroser. Voyant la porte ouverte les animaux pénétrèrent pêle-mêle dans la maison, heurtant de leurs corps boueux la robe de Sofia qui essayait de les arrêter avec des gesticulations et des cris. Se mettant à courir, Victor arriva furieux à la maison : « Pourquoi les laisse-t-on en liberté ? C’est le comble ! » Et entrant dans le salon, il assena des coups de plat de sabre aux cochons qui tâchaient de se glisser dans les chambres et de monter les escaliers, tandis que les serviteurs et quelques
nègres accouraient du fin fond de la demeure pour l’aider. Finalement les bêtes furent tirées de là une à une, traînées par les oreilles, par la queue, soulevées, chassées à coups de pied, dans un concert de hurlements épouvantables. Les portes qui conduisaient aux cuisines et aux dépendances furent fermées. « Tu t’es regardée ? » dit Victor à Sofia, lorsque le vacarme provoqué par les porcs se fut calmé, en montrant la robe tachée de boue : « Change-toi, pendant que je fais nettoyer ici… » Quand elle se regarda dans le miroir de sa chambre, Sofia se sentit si misérable qu’elle fondit en larmes, en pensant à ce qu’était devenue, tout à coup, la grande rencontre rêvée pendant la traversée. La toilette qu’elle avait fait faire à cette occasion était en loques, souillée de fange, et puait la basse-cour. Jetant ses souliers dans le coin le plus sombre, elle arracha ses bas avec fureur. Son corps tout entier sentait le porc, la boue, l’immondice. Elle dut faire monter des seaux d’eau pour se laver, en pensant au grotesque d’une telle toilette en un pareil moment. Il y avait quelque chose de ridicule dans ce nettoyage forcé, car l’on devait entendre d’en bas les clapotements de l’eau dans le baquet. Finalement, mettant n’importe quoi sur son dos, elle descendit au salon clopin-clopant, sans prendre garde à son allure, avec le dépit de l’acteur qui a manqué une bonne entrée en scène. Victor lui prit les mains, la fit asseoir à son côté. Il avait enlevé son costume rutilant et mis d’amples vêtements de cultivateur aisé : culottes blanches, chemise à large col ouvert et veste d’indienne : « Je te prie de m’excuser », dit-il : « Mais ici je suis toujours habillé ainsi. Il faut bien se reposer parfois des écharpes et des cocardes. » Il demanda des nouvelles d’Esteban. Il savait que le jeune homme s’en était allé de Paramaribo : il devait par conséquent se trouver à La Havane. Et comme s’il eût voulu retracer le cours de sa vie, depuis la fin de son gouvernement en Guadeloupe, il narra les péripéties de sa révolte contre Desfourneaux et Pélardy, après laquelle il avait été désarmé et emprisonné ; puis on l’avait embarqué de force. A Paris, grâce à une défense énergique, il avait réduit à néant les accusations de Pélardy lui-même. Finalement il avait été choisi par le consul Bonaparte pour prendre en charge le gouvernement de Cayenne… Il parlait, parlait sans cesse, avec sa faconde d’autrefois, comme pour se libérer d’un excès de paroles trop longtemps
contenues. Lorsqu’il abordait certains détails de sa vie récente, il annonçait sa confidence par une formule qu’il répétait : « Ça je te le dis à toi, à toi seule. Car je ne puis me fier à personne. » Et il énumérait les servitudes du pouvoir, ses nombreux déboires, l’impossibilité d’avoir des amis quand on voulait exercer un commandement véritable. « On a dû te dire que j’ai eu la main dure, très dure, à la Guadeloupe. A Rochefort aussi. Il ne pouvait en être autrement. Une révolution ne se raisonne pas : elle se fait. » Pendant que l’autre parlait inlassablement, sans autre pause que celle qui lui était nécessaire pour solliciter son approbation par un : « N’est-ce pas ? » « Ce n’est pas ton avis ? » « Tu ne vois pas la chose ainsi ? » « Tu le savais ? » Sofia détaillait les changements qu’on pouvait remarquer sur sa personne. Il avait passablement grossi, quoique sa vigoureuse ossature supportât un peu de graisse en lui donnant l’apparence du muscle. Son expression s’était durcie, malgré l’empâtement du visage. Derrière sa peau un peu terreuse s’affirmaient la décision et la santé de jadis… Les portes de la salle à manger s’ouvrirent : deux servantes venaient de poser deux chandeliers sur la table garnie d’un dîner froid, servi dans de l’argenterie si lourde qu’elle ne pouvait provenir que d’une flotte où avait voyagé quelque vice-roi du Mexique ou du Pérou. « A demain », dit Victor aux domestiques. Et donnant à sa voix une inflexion intime : « Maintenant, parle-moi de toi. » Mais aucune image valable, aucun événement intéressant ne venaient à l’esprit de Sofia pour ce qui était de sa propre vie. Devant le fracas et les déchaînements qui avaient empli l’existence de l’autre, le précipitant à l’action en compagnie de personnages dont les noms remplissaient l’époque, ses propres affaires étaient d’une pauvreté attristante. Elle avait un frère commerçant ; un cousin fermé à l’héroïsme, dont les abjurations lui semblaient si vaines, maintenant qu’elle apercevait la grandeur, qu’elle les aurait dissimulées avec pitié ; l’histoire même de son mariage était lamentable. Elle avait fait son devoir de maîtresse de maison sans même trouver un Dieu dans ses marmites comme les professes d’Avila. Elle avait attendu. Rien d’autre. Les années s’étaient écoulées, anonymes, indifférentes, au milieu d’Epiphanies sans Rois et de Noëls sans aucun sens pour ceux qui ne
pouvaient coucher le Grand Architecte dans une crèche. « Eh bien ? » disait l’autre, pour l’encourager à commencer : « Eh bien ? » Mais un entêtement étrange, invincible, la réduisait au silence. Elle s’efforçait de sourire ; elle regardait la flamme des bougies ; elle enfonçait ses ongles dans la nappe ; elle allongeait la main vers une coupe, sans se résoudre à la prendre. « Eh bien ? » Soudain Victor Victor alla vers elle. Les lumières changèrent de place ; des ombres se firent où elle se sentit saisie, serrée à la taille, envahie par une fièvre qui la restitua à ses élans juvéniles. Ils regardèrent la table, couverts de sueur, décoiffés, se bousculant, riant d’eux-mêmes… Ils parlaient le langage d’autrefois : celui qu’ils avaient connu dans le port de Santiago, méprisant la vile curiosité des marins, lorsqu’ils comptaient sur la chaleur et les puanteurs de la cale pour se rencontrer dans l’étroite cabine de l’entrepont, entre des boiseries qui sentaient comme celles d’ici le vernis frais. La brise, soufflant de la côte, emplissait la maison de bouffées d’air marin. On entendait l’eau couler dans un réservoir tout proche. La maison était comme un vaisseau dans la houle des arbres, qui frappait les fenêtres de son fragile clapotis.
III
Sofia découvrait, émerveillée, le monde de sa propre sensualité. Soudain, ses bras, ses épaules, ses seins, ses flancs, ses jarrets, s’étaient mis à parler. Magnifié par le don, le corps tout entier prenait une nouvelle conscience de lui-même, obéissant à des élans de générosité et de désir qui ne sollicitaient en rien le consentement de l’esprit. La taille était heureuse de se sentir emprisonnée ; la peau frémissait au simple pressentiment d’un rapprochement. Ses cheveux dénoués dans les nuits de bonheur, étaient une chose qui pouvait aussi s’abandonner à celui qui les prenait à pleines mains. Il y avait une suprême munificence en ce don de la personne tout entière ; en ce « que puis-je donner que je n’aie donné déjà ? » qui à l’heure de l’étreinte et de la métamorphose amenait l’être humain à la pauvreté suprême de sentir son néant devant la somptueuse présence de ce qu’il avait reçu ; de se voir si comblé de tendresse, de force et de joie, que l’esprit demeurait comme confondu devant la crainte de n’avoir point de quoi répondre à de si riches présents. Restitué à ses racines, le langage des amants retournait à la parole nue, au balbutiement d’une parole antérieure à toute poésie, parole d’action de grâces devant le soleil qui brûlait, le fleuve qui débordait sur la terre défrichée, la graine reçue par le sillon, l’épi dressé tel un fuseau de fileuse. Le verbe naissait du toucher, élémentaire et pur, comme l’activité qui l’engendrait. Les rythmes physiques s’accordaient de telle manière sur ceux de la création qu’il suffisait d’une pluie soudaine, d’une floraison de plantes dans la nuit, d’un changement dans la direction de la brise, pour faire sourdre le désir à l’aube ou au crépuscule, pour que les corps eussent l’impression de se trouver dans un nouveau climat, où l’étreinte ravivait les éblouissements de la première rencontre. Tout était pareil, les formes étaient présentes, et tout était toujours différent. Cette nuit — celle-ci, qui commençait à présent, indécise encore et lente à tomber — aurait ses
propres fastes et ses exaltations, nuit qui n’était pas celle d’hier et ne serait pas celle de demain. Situé hors du temps, écourtant ou allongeant les heures, les amants percevaient en valeurs de permanence, d’éternité, un maintenant extérieurement présent en ce que réussissaient à percevoir de façon lointaine et accidentelle leurs sens adonnés à la vaste tâche d’une compréhension totale d’eux-mêmes ; c’était le poids d’un orage, le coassement persistant d’un oiseau, une odeur de forêts vierges, subitement apportés à l’aube par la brise de terre. Ce n’avait été peut-être qu’une rafale, un bruit fugace, une palpitation ; mais leur présence, entre la montée au paroxysme et la descente vers le demi-sommeil — calme heureux de l’état de grâce —, semblait avoir duré toute la nuit. Les amants avaient le souvenir d’une étreinte interminable au rythme d’une tempête qui avait resserré leur intimité, et ils apprenaient au réveil que le vent n’avait agité que pendant quelques instants les arbres proches de leur fenêtre… Restituée à la lumière de la vie quotidienne, Sofia se sentait suprêmement maîtresse d’elle-même. Elle aurait voulu que tous prissent part à son grand bonheur intérieur, intérieur, à sa joie, à son calme souverain. La chair comblée, elle revenait vers les gens, les livres, les choses, avec l’esprit en repos, étonnée de voir combien l’amour physique pouvait être intelligent. Elle avait entendu dire que certaines sectes orientales considéraient le contact de la chair comme un pas nécessaire pour s’élever vers la transcendance, et elle avait fini par le croire en remarquant que chez elle s’affirmait peu à peu une capacité insoupçonnée de compréhension. Après les années de confinement volontaire entre quatre murs, au milieu d’objets et d’êtres qui ne lui étaient que trop habituels, son esprit se déployait vers l’extérieur, et trouvait en tout un motif de réflexion. En relisant certains textes classiques, qui jusque-là lui avaient parlé seulement par la voix de leurs fables, elle découvrait l’essence originelle des mythes. Ecartant les écrits trop fleuris de l’époque, les romans larmoyants si prisés par ses contemporains, elle remontait aux textes, qui avaient fixé, en traits éternels ou d’un symbolisme valable, les modes de vie en commun de l’homme et de la femme, dans un univers hérissé de contingences hostiles. Elle comprenait les arcanes de la Lance et du Calice qu’elle avait vus jusqu’à présent comme d’obscurs symboles. Il lui
semblait que son être était devenu utile, que sa vie, enfin, avait une direction et un sens. Il était certain qu’elle laissait s’écouler les jours, les semaines, en fonction du présent, entièrement heureuse, sans penser au lendemain. Mais elle ne manquait pas pour autant de rêver à la réalisation, un jour, de grandes choses, près de l’homme à qui elle s’était liée. Un être de cette trempe, se disait-elle, ne passerait pas longtemps sans se lancer dans quelque entreprise magnifique. Mais ses actes dépendaient, en grande partie, de ce qui pouvait se passer en Europe. Et pour l’instant les nouvelles qui arrivaient de Paris n’offraient aucune prise. Les événements, là-bas, se succédaient avec une telle rapidité que lorsque les journaux arrivaient à Cayenne leurs informations étaient très en retard, en désaccord peut-être avec ce qui se passait au moment où on les lisait. Il ne semblait pas d’ailleurs que Bonaparte se souciât beaucoup de poursuivre une action révolutionnaire en Amérique ; son attention était concentrée sur des problèmes plus immédiats. Aussi Victor Hugues consacrait-il le meilleur de son temps à des tâches d’ordre administratif, mettant en œuvre des travaux d’irrigation, ouvrant des routes, activant les accords commerciaux avec Surinam, développant l’agriculture dans la colonie. Son gouvernement était qualifié de paternel et de sensé. Les anciens colons étaient satisfaits. Le vent de la prospérité soufflait. Comme il y avait longtemps qu’on n’observait plus à Cayenne le système des décades, et qu’on était revenu aux vieilles pratiques du calendrier grégorien, le Mandataire s’en allait le lundi à la ville, et rentrait le jeudi ou le vendredi à la plantation. Pendant ce temps Sofia consacrait quelques heures, tous les matins, à s’occuper du train de maison ; elle donnait des ordres, commandait quelque travail de menuiserie, prenait soin de l’embellissement des jardins, se faisant envoyer par l’intermédiaire d’un Suisse, Sieger, actif agent d’affaires, des bulbes de tulipes achetés à Paramaribo. Elle passait le reste du temps dans la bibliothèque, où ne manquaient pas des œuvres excellentes, au milieu d’une ennuyeuse variété de Traités de Fortifications, d’Arts de Naviguer et de manuels de physique et d’astronomie. Ainsi passèrent plusieurs mois sans que Victor, de retour chaque semaine, apportât des nouvelles qui pussent troubler en rien la vie paisible et florissante de la colonie.
Un jour de septembre, interrompant exceptionnellement sa discrète retraite champêtre, Sofia alla faire quelques achats à Cayenne. Il s’y passait quelque chose d’étrange. Dès l’aube les cloches grêles de la chapelle des religieuses de Saint-Paul de Chartres carillonnaient. A ces cloches s’étaient unies les voix d’autres cloches ignorées, cachées peut-être jusque-là dans des greniers et des magasins, qui étaient frappées avec des marteaux, des tisons, des fers à cheval, — car elles n’étaient pas suspendues encore —, en différents endroits de la ville. D’un vaisseau récemment arrivé débarquaient des moines et des nonnes. L’armée L’armée la plus insolite semblait se déverser sur la ville : habits et chapeaux ecclésiastiques, draps noirs, gris ou couleur capucine, qui défilaient sous les applaudissements des passants ; elle exhibait des chapelets, des médailles bénies, des scapulaires et des missels jusque-là oubliés. Certains religieux bénissaient au passage les curieux penchés aux fenêtres. D’autres essayaient de dominer le vacarme en chantant des cantiques, sans arriver à s’accorder. Abasourdie par ce spectacle, Sofia alla au Palais du Gouvernement où elle devait rejoindre Victor Hugues. Mais elle ne trouva dans son bureau que Sieger, effondré dans un fauteuil, une bouteille de tafia à portée de la main. L’agent d’affaires l’accueillit avec de grands gestes joyeux, tout en boutonnant sa casaque : « Belle capucinade, en vérité, Madame ! Des curés pour toutes les paroisses ! Des sœurs pour tous les hôpitaux ! L’époque des processions est revenue. Nous avons un concordat ! Paris et Rome s’embrassent ! Les Français redeviennent catholiques ! Il y a une grand-messe d’action de grâces dans la chapelle des Religieuses Grises. Vous pourrez y voir tous ces messieurs du gouvernement dans leurs plus beaux uniformes baissant la tête sous les formules latines : Preces nostrœ, quœsumus, Domine, propitiatus admitte. Et dire que plus d’un million d’hommes est mort pour détruire ce qu’on nous rend aujourd’hui !… » Sofia regagna la rue. Du navire aux moines descendaient encore des voyageurs, ouvrant de grands parapluies rouges et verts, tandis que les débardeurs noirs empilaient sur leur tête ballots et valises. Devant l’hôtellerie de Hauguard quelques prêtres rassemblaient leurs bagages dispersés, s’épongeant avec de grands mouchoirs à carreaux. Tout à coup il se passa quelque chose de bizarre : deux sulpiciens, qui avaient débarqué en dernier, furent
accueillis par leurs collègues avec une clameur de colère : « Assermentés ! » leur criaient les autres : « Judas ! Judas ! » Et sur les nouveaux venus se mirent à tomber des écorces d’ananas tirées du ruisseau, des pierres et des immondices. « Hors d’ici ! Allez coucher dans la forêt ! Assermentés ! Assermentés ! » Et comme les sulpiciens, nullement couards, essayaient d’entrer dans l’auberge, en distribuant coups de poing et de pied, il y eut autour d’eux une menaçante mêlée d’habits noirs. Maintenant les prêtres qui avaient prêté serment à la constitution révolutionnaire étaient adossés à un mur, répondant confusément aux reproches que clamaient contre eux les « insoumis », les « prêtres véritables » à qui le Concordat avait conféré soudain un prestige de soldats du Christ qui avaient résisté au milieu des persécutions, célébrant des offices clandestins, dignes descendants des diacres des Catacombes. Des gardes arrivèrent et dispersèrent les ecclésiastiques à coups de crosse. Il semblait que l’ordre fût revenu lorsqu’un jeune prêtre, sorti d’une boucherie voisine, lança un seau de sang frais — d’une bête qu’on venait d’égorger — sur les deux sulpiciens, auréolés à présent par une grande tache rouge qui, après s’être brisée sur leurs corps, restait imprimée sur la blanche façade de l’auberge en caillots et en éclaboussures puantes. On entendit retentir à nouveau un vaste carillon. Après avoir entendu la messe d’action de grâces, Victor Hugues, suivi des fonctionnaires de son gouvernement, sortait en grand uniforme de la chapelle des Religieuses Grises… « Tu es au courant ? » demanda-t-il à Sofia, la rencontrant au Palais du Gouvernement. « Tout ça est assez grotesque », répondit la jeune femme, en lui racontant l’histoire des sulpiciens. « Je les ferai rembarquer ; ici on leur rendrait la vie impossible. — Je crois que ton devoir serait de les protéger », dit Sofia : « Ils doivent t’être plus agréables que les autres. » Victor haussa les épaules : « En France même, nul ne veut rien savoir des prêtres assermentés. — Tu sens l’encens », répondit-elle… Ils retournèrent à la plantation sans guère parler pendant le voyage. En arrivant à la maison, ils trouvèrent « les Billaud », comme ils les appelaient, installés là depuis midi, en compagnie de leur chien fidèle, Patience. Ils venaient fréquemment leur rendre visite, visite qui durait plusieurs jours, sans s’annoncer : « Une fois de plus Philémon et Baucis abusent de votre
hospitalité », dit le Terrible d’autrefois, employant une image qui lui plaisait, depuis qu’il vivait maritalement avec sa servante Brigitte. Sofia avait pu remarquer, pendant les derniers mois, que l’autorité de Baucis se faisait sentir de plus en plus au foyer de Philémon. Très délurée, la négresse entourait Billaud-Varenne d’une sollicitude qui se traduisait par de pompeuses exclamations d’admiration et d’étonnement devant ses paroles et ses actes. Détesté par les voisins de sa ferme d’Orvilliers, située près de la côte, l’ancien président de la Convention Nationale était sujet, depuis un certain temps, à des crises soudaines de dépression morale. Beaucoup, dans la colonie, lui envoyaient anonymement les journaux de Paris où son nom était encore cité, de loin en loin, avec horreur. Quand cela arrivait, Billaud-Varenne était au désespoir, s’écriant qu’il était victime de calomnies épouvantables, que nul ne comprenait le rôle historique qu’il avait joué, que nul n’avait pitié de ses souffrances. Le voyant désemparé et en larmes, Brigitte avait une phrase toute prête, plus puissante qu’aucune autre pour le réconforter. « Comment, cher ami ? Après être venu à bout de tant de dangers, tu te laisses impressionner ainsi par ce qu’écrivent ces bêtes venimeuses ? » Un sourire éclairait alors le visage de Billaud. Et en échange de ce sourire, Brigitte faisait la pluie et le beau temps dans la ferme d’Orvilliers, remplie de morgue devant les domestiques, autoritaire auprès des péons, vigilante et active, s’occupant de tout, maîtresse d’un domaine dont elle maniait les revenus avec une habileté surprenante… Sofia la trouva à la cuisine, donnant des ordres comme chez elle, afin d’activer les préparatifs du dîner. Elle portait l’une des plus belles robes qu’elle ait pu trouver à Cayenne et exhibait des bracelets en or et des anneaux filigranes. « Oh ! Chérie », s’écria la négresse en lâchant la louche en bois avec laquelle elle venait de goûter une sauce : « Tu es belle comme un astre ! Comment ne serait-il pas tous les jours plus amoureux de toi ? » Sofia répondit par une moue évasive. Elle n’aimait pas certaines familiarités de Brigitte qui soulignaient trop sa situation de maîtresse d’un homme puissant. « Qu’avonsnous à manger ? » demanda-t-elle sans pouvoir dissimuler, quoiqu’elle estimât beaucoup « la petite Billaud », un ton de maîtresse de maison qui s’adresse à sa cuisinière… Au salon, Billaud-Varenne venait d’être mis au courant du Concordat,
et de tout ce qui s’était passé, ce matin-là, à Cayenne : « Il ne manquait plus que ça », criait-il en tapant du poing, pour accompagner ses paroles, sur une table en marqueterie anglaise : « Nous sommes en train de sombrer dans la merde ! »
IV
Comme un long et terrifiant coup de tonnerre d’été, annonciateur des cyclones qui assombrissent le ciel et abattent des villes, la nouvelle brutale retentit dans toute l’enceinte de la Caraïbe, soulevant des clameurs et allumant les torches de l’incendie : la loi du 30 floréal, an X, était promulguée, d’après laquelle on rétablissait l’esclavage dans les colonies françaises d’Amérique ; elle annulait les effets du décret du 16 pluviôse, an II. Une immense allégresse éclata chez les possédants, planteurs et propriétaires terriens, promptement informés de ce qui les intéressait, si promptement que les messages avaient volé par-dessus les bateaux, car on avait appris en outre qu’on reviendrait au système colonial antérieur à 1789, ce qui permettait d’en finir une bonne fois avec les élucubrations humanitaires de cette sale révolution. A la Guadeloupe, à la Dominique, à Marie-Galante, la nouvelle fut annoncée au milieu des salves et des illuminations, tandis que des milliers de « ci-devant » citoyens libres étaient à nouveau conduits à leurs anciens baraquements sous une avalanche de coups de bâton et de coups de fouet. Les Grands Blancs de jadis se précipitèrent à travers champs, suivis de meutes de chiens, à la recherche de leurs anciens esclaves, rendus aux contremaîtres avec des chaînes au cou. Telle fut la crainte d’une possible confusion devant cette chasse désordonnée que beaucoup d’affranchis de l’époque monarchique, possesseurs de boutiques et de lopins de terre, rassemblèrent leurs affaires dans l’intention de s’en aller à Paris. Mais ils en furent empêchés à temps par un nouveau décret, du 5 messidor, interdisant l’entrée en France de tout individu de couleur. Bonaparte estimait qu’il n’y avait que trop de nègres en métropole, et l’on craignait que leur grand nombre communiquât au sang européen « la nuance qui s’était répandue en Espagne, après l’invasion des Maures »… Victor Hugues reçut la nouvelle un matin, dans son bureau du palais du gouvernement, où il était en
compagnie de Sieger : « Nous allons avoir une grande marronnade », dit l’agent d’affaires. « Nous ne leur en laisserons pas le temps », répliqua Victor Victor. Et à l’instant il envoya des messages urgents aux maîtres des plantations voisines et aux chefs de milices, pour une réunion secrète qui aurait lieu le lendemain. Il s’agissait de prendre les devants, en publiant la loi de floréal après que l’esclavage eut en fait été rétabli… Une fois tracé un plan d’action au milieu d’une joie qui faillit passer les bornes et déchaîner des excès immédiats, on attendit l’heure du crépuscule. Les portes de la ville furent fermées, les propriétés voisines, occupées par la troupe, et au signal d’un coup de canon tiré à huit heures du soir, tous les nègres qui avaient été libérés en vertu du décret du 16 pluviôse se virent entourés par maîtres et soldats qui les arrêtèrent et les conduisirent dans une petite plaine située sur les rives du Mahury. A minuit plusieurs centaines de nègres s’entassaient là, tremblants, stupéfaits, incapables de s’expliquer le but de cette concentration forcée. Celui qui voulait se détacher de la masse humaine couverte de sueur et apeurée était repoussé à coups de pied et de crosse. Finalement Victor Hugues fit son apparition. Juché sur une barrique, à la lueur des torches, pour être vu de tout le monde, il déroula lentement le papier sur lequel était transcrit le texte de la loi, qu’il lut sur un ton solennel et calme. Bientôt traduits en jargon du cru par ceux qui les avaient écoutés le plus attentivement, les mots circulèrent de bouche en bouche, jusqu’aux confins de la campagne. On fit savoir ensuite aux présents que ceux qui refuseraient de se soumettre à leur ancien esclavage seraient punis avec la plus extrême sévérité. Le lendemain leurs propriétaires viendraient se saisir à nouveau de leurs personnes, et les conduiraient à leurs propriétés, plantations et habitations respectives. Ceux qui ne seraient pas réclamés seraient mis publiquement en vente. Un vaste concert de pleurs, convulsifs, exaspérés, pleurs collectifs pareils à un ululement de bêtes traquées, s’éleva de la négraille, tandis que les autorités se retiraient, escortées par une batterie assourdissante de tambours… Mais déjà, de tous côtés, des ombres s’enfonçaient dans la nuit, recherchant la protection des fourrés et de la forêt vierge. Ceux qui n’étaient pas tombés dans le premier coup de filet gagnaient le maquis, volaient pirogues et barques pour remonter les rivières,
presque nus, sans armes, résolus à retourner à la vie de leurs ancêtres, en un endroit où les Blancs ne pussent les rattraper. A leur passage par les plantations éloignées ils apprenaient la nouvelle à leurs semblables, et c’étaient dix, vingt hommes de plus qui abandonnaient leur besogne, désertaient les plantations d’indigo et de girofliers, pour grossir les groupes de nègres marrons. Et ils étaient cent, deux cents, suivis de leurs femmes chargées d’enfants, à s’enfoncer dans la jungle et les fourrés à la recherche de l’endroit où ils pourraient fonder des villages libres. Dans leur fuite, ils jetaient des graines de bouillon-blanc dans les rivières et les ruisseaux, afin que les poissons, empoisonnés, infectassent les eaux des miasmes de leur putréfaction. Au-delà de tel torrent, de telle montagne striée de cascades, l’Afrique recommencerait ; on retournerait aux langues oubliées, aux rites de la circoncision, à l’adoration des premiers dieux, antérieurs aux dieux récents du christianisme. La brousse se refermait sur des hommes qui remontaient le cours de l’histoire, pour atteindre les temps où la création était régie par la Vénus féconde, aux grandes mamelles et au ventre large, adorée dans des cavernes profondes où la main avait balbutié en traits grossiers sa première figuration des besognes domestiques et des fêtes données en l’honneur des astres… A Cayenne, à Sinnamary, Sinnamary, à Kourou, sur les rives de l’Oyapok et du Maroni, on vivait dans l’horreur. Les nègres indociles ou révoltés étaient fouettés à mort, écartelés, décapités, soumis à des tortures atroces. Beaucoup furent pendus par les côtes aux crochets des abattoirs publics. Une vaste chasse à l’homme s’était déchaînée partout, à la joie des bons tireurs, au milieu de l’incendie des cases et des champs. En ce pays où se dressaient tant de croix, marquant les tombes laissées par la déportation, se dessinaient maintenant, contre des couchants rougis par les flammes qui des demeures s’étaient étendues aux campagnes, les formes sinistres des gibets ou, ce qui était encore pis, des arbres touffus aux branches desquels pendaient des grappes de cadavres, les épaules couvertes de vautours. Cayenne, une fois de plus, accomplissait son destin de terre abominable. Sofia, informée un vendredi de ce qui avait été perpétré le mardi antérieur, accueillit la nouvelle avec horreur. Tout ce qu’elle avait espéré trouver ici, dans ce réduit avancé des idées nouvelles, se traduisait par d’intolérables déceptions. Elle
avait rêvé se rendre utile parmi des hommes courageux, justes et durs, oublieux des dieux parce qu’ils n’avaient plus besoin d’alliances pour se savoir capables de diriger le monde qui leur appartenait ; elle avait cru se pencher sur un travail de titans, sans peur du sang qui pouvait être répandu dans les grandes entreprises, et elle n’assistait qu’au rétablissement graduel de tout ce qui semblait aboli, de tout ce qui devait être aboli d’après les livres les plus importants de l’époque. Après la reconstruction des temples on revenait à l’emprisonnement des enchaînés. Et ceux qui avaient le pouvoir de s’y opposer, sur un continent où pouvait être sauvé encore ce qui était perdu de l’autre côté de l’océan, ne faisaient rien pour être conséquents avec leur propre destinée. L’homme qui avait vaincu l’Angleterre à la Guadeloupe ; le mandataire qui n’avait pas reculé devant le danger du déchaînement d’une guerre entre la France et les Etats-Unis, s’arrêtait devant le décret abject du 30 floréal. Il avait montré une énergie tenace, presque surhumaine, pour abolir l’esclavage huit ans auparavant, et à présent il déployait cette même énergie pour le rétablir. La femme était stupéfiée par les actes contradictoires de fermeté d’un homme capable de faire le bien ou le mal avec le même sang-froid. Il pouvait être Ormuzd comme il pouvait être Ahriman ; régner sur les ténèbres comme régner sur la lumière. Selon l’orientation de l’époque il pouvait se convertir soudain en contrepartie de lui-même. « On dirait que je suis l’auteur du décret ! » disait Victor en écoutant pour la première fois, de la bouche de Sofia, une bordée de durs reproches, tout en se rappelant, non peut-être sans quelque remords, ce que son élévation devait à la noble loi de pluviôse, an II « On a plutôt l’impression que vous avez tous renoncé à poursuivre la révolution », disait Sofia : « Il fut un temps où tu prétendais l’apporter sur ces terres d’Amérique. » « J’étais peut-être imbu encore des idées de Brissot, qui voulait porter la révolution partout. Mais si lui, avec les moyens dont il disposait, n’a même pas réussi à convaincre les Espagnols, ce n’est pas moi qui aurai la prétention d’introduire la révolution à Lima ou à la Nouvelle-Grenade. Quelqu’un l’a bien dit, qui a maintenant le droit de parler au nom de tous (et il montrait un portrait de Bonaparte placé depuis peu sur son bureau) : Nous avons terminé le roman de la révolution, il nous faut à présent
commencer son histoire et envisager uniquement ce qui est réel et possible dans l’application de ses principes. » « C’est
bien triste de commencer cette histoire par le rétablissement de l’esclavage », dit Sofia. « Je le regrette. Mais je suis un politique. Et si rétablir l’esclavage est une nécessité politique, je dois m’incliner devant elle… » La querelle se poursuivit : la femme revenait toujours aux mêmes idées, exprimait son irritation, son impatience et son dépit devant des atermoiements dégradants. Mais le dimanche suivant, Sieger vint interrompre un long dialogue plein de fiel : « Incroyable mais vrai », cria-t-il de la porte, sur le ton faubourien d’un marchand de gazettes. Et il ôtait un vieux pardessus d’hiver, pelisse fort souillée par la transpiration, au col de fourrure mangé par les mites, qu’il portait les jours de pluie ; il pleuvait en effet à torrents ; l’eau descendait des hautes terres, peut-être des lointains inconnus d’où venaient les grands fleuves, là où il y avait des monolithes rocheux perdus parmi les nuages, que le pied de l’homme n’avait jamais foulés. « Incroyable mais vrai. » répéta-t-il, en fermant un énorme parapluie vert qui semblait fait de feuilles de laitue : « Billaud-Varenne est en train d’acheter des esclaves. Il est déjà maître de Caton, de Tranche-Montagne, Tranche-Montagne, d’Hippolyte, de Nicolas, de Joseph, de Lindore, outre trois femmes destinées aux besognes domestiques. Nous faisons des progrès, Messieurs, nous faisons des progrès. Bien sûr, sûr, on a des raisons pour tout quand on a été président de la Convention : « Je me suis bien rendu compte — et il imitait le ton affecté du personnage —, que les nègres, nés avec quantité de vices, sont dépourvus à la fois de raison et de sentiment, et ne comprennent d’autres règles de conduite que celles qui sont imposées par la peur. » Et le Suisse riait, croyant qu’il avait
imité avec humour la façon de parler du Terrible d’autrefois. « Laissons ça », dit Victor de mauvaise humeur, en demandant les plans que Sieger apportait dans une serviette en peau de porc… Bien vite, en exécution peut-être de ces mêmes plans, commencèrent les grands travaux. Des centaines de nègres amenés à la plantation, harcelés par le fouet, se mirent à labourer, à creuser, à fouiller, à ameublir, à remblayer les terres arrachées à la forêt vierge sur de vastes étendues. Sur les limites toujours reculées de l’humus tombaient des troncs centenaires, des cimes aussi peuplées d’oiseaux, de singes,
d’insectes et de reptiles que les arbres symboliques de l’alchimie. Les géants abattus fumaient, brûlaient par des feux qui leur rongeaient les entrailles, sans toutefois pénétrer l’écorce partout ; les boeufs allaient, des plaines pullulantes à la scierie récemment installée, traînant de longs troncs bourrés encore de sève, de sucs, de rejets poussés sur leurs blessures ; roulant d’énormes racines agrippées à la terre qui se démembraient sous la hache, et dont les tentacules voulaient encore s’accrocher à quelque chose. On avait sous les yeux un tourbillon de flammes, un pêle-mêle de chocs, de chants de manœuvres, d’imprécations, autour des trains de halage dont les chevaux, après l’effort excessif nécessité par la descente d’un bois de fer, sortaient du fouillis couverts de sueur, polis par l’écume, avec les colliers affaissés et les naseaux collés aux billons que leurs sabots heurtaient. Quand il y eut du bois en quantité suffisante, les échafaudages s’élevèrent : sur des poteaux dégrossis à coups de machette, s’entassèrent passerelles et terrasses, annonçant des constructions qui n’en finissaient pas de prendre forme. Un beau matin naissait cette étrange galerie circulaire, réduite encore au squelette, qui esquissait une rotonde future. On voyait monter la tour destinée à un usage inconnu, à peine définie par une silhouette de poutres entrecroisées. Plus loin, enfoncés dans les nénuphars du fleuve, les nègres travaillaient à empierrer les fondations d’un embarcadère, hurlant de douleur quand le dard d’une raie s’enfonçait dans leur chair, quand la décharge d’une torpille les projetait en l’air ou si le croc des murènes grises, se refermant comme un cadenas, s’accrochait à leurs parties. Ici c’étaient des terre-pleins, des perrons, des aqueducs, des arcades qui naîtraient d’un gisement voisin de pierres taillées qu’attaquaient mal, ensanglantant les mains des péons, des ciseaux sans cesse restitués aux forges parce qu’ils s’ébréchaient après dix coups de marteau. On assistait partout à une prolifération de tirants et de poutres, d’étais et de supports, de constructions et d’enclouages. On vivait dans la poussière, le plâtre, la sciure, le sable et le l e gravier, gravier, sans que Sofia réussît r éussît à s’expliquer ce que Victor se proposait avec ces multiples travaux qu’il modifiait toujours sur-le-champ, renonçant à des projets dont les plans enroulés sortaient par toutes les poches de son habit. « Je vaincrai la nature de ce pays », disait-il. « J’élèverai des
statues et des colonnades, je tracerai des routes, je creuserai des bassins à truites, jusqu’aux limites où peut s’étendre le regard. » Sofia déplorait que Victor usât tant d’énergie dans la vaine tentative de créer au sein de cette forêt vierge, ininterrompue jusqu’aux sources de l’Amazone, peut-être jusqu’aux côtes du Pacifique, une ambitieuse imitation de parc royal, dont les statues et les rotondes seraient englouties par la brousse à la première négligence, servant de soutien et d’engrais aux plantes innombrables qui travaillaient sans répit à disjoindre les pierres, à crevasser les murailles, à fracturer les mausolées, à détruire les constructions. L’homme voulait manifester son infime présence dans une étendue végétale qui était, d’un océan à l’autre, comme une image de l’éternité. « Dix carrés de radis me rendraient plus heureuse », disait Sofia pour ennuyer le constructeur. constructeur. « Je crois entendre Le Devin du Village », répondait-il en fourrant son nez dans ses plans.
V
Les travaux se poursuivaient dans la poussière et la boue. Fatiguée d’entendre les pics et les scies, les poulies et les maillets, jusqu’aux confins de la plantation, Sofia s’enferma dans la maison, derrière un déploiement de rideaux accrochés depuis peu, de châles tendus sur des fenêtres, de paravents utilisés à la façon de remparts et d’enceintes, dans cette propriété envahie par les gardes et les sentinelles depuis qu’elle était livrée à la confusion des dialectes de la négraille. Assise en haut d’un escabeau, étendue sur un tapis, couchée sur le frais acajou d’une table, elle avait lu toute la littérature trouvée dans la bibliothèque, écartant les traités qui ne lui disaient rien : algèbres, géométries, illustrations trop chargées d’allusions scientifiques, dont les personnages, portant un « A » ou un « B » sur le dos, s’inscrivaient en forme de théorème qui établissait peut-être un rapport entre eux et la trajectoire des astres ou les prodigieux phénomènes de l’électricité. C’est pourquoi elle savait gré au jeune officier de Saint-Affrique de faire souvent pour elle des commandes à Buisson, fameux libraire de Paris, afin de recevoir des nouveautés intéressantes. Mais rien de bien remarquable ne lui arrivait de France ces jours-là, en dehors de quelques récits de voyages — au Kamtchaka, aux Philippines, aux fjords, à La Mecque… —, narrations de découvertes et de naufrages, dont le succès répondait peut-être à un dégoût des gens pour tant de polémiques, de textes moralisateurs, admonitoires ; pour tant d’autodéfenses, de mémoires, de panégyriques, d’histoires véridiques de ceci ou de cela, qui avaient été publiés dans les dernières années. Sofia n’était nullement attirée par les colonnes tronquées, par les arches de ponts jetés sur des cours d’eau artificiels, par les petits temples à la Ledoux, qui commençaient à se profiler sur les terres voisines sans achever de s’inscrire dans une végétation trop hostile et rebelle pour se marier à des styles d’architecture soumis à des proportions et à des lignes. Elle se désintéressait du réel pour
voyager en imagination à bord des navires du capitaine Cook, de La Pérouse, à moins qu’elle ne suivît Lord Macartney dans ses équipées à travers les déserts de la Tartarie. La saison des pluies passa, propice à la retraite au milieu des livres, et l’on revint à l’époque des crépuscules somptueux ouverts sur le mystère de forêts vierges lointaines. Mais à présent les crépuscules pesaient trop lourdement. Leurs derniers feux marquaient le terme des jours sans but ni objet. De Saint-Affrique disait que de merveilleuses montagnes couvertes d’eau se dressaient au fin fond de ces rudes pays. Mais il n’y avait pas de chemins pour s’en approcher et les broussailles étaient trop peuplées de gens hostiles revenus à leur état primitif, qui lançaient des flèches d’une main sûre. Son désir d’action, de vie utile et pleine, l’avait amenée à une réclusion au milieu des forêts, à l’endroit le plus vide et le plus ignoré de la planète. Elle n’entendait parler que d’affaires. L’Epoque était parvenue triomphalement, bruyamment, cruellement, à une Amérique hier encore semblable à l’image de ses vice-royautés et de ses capitaineries générales, la poussant en avant ; et maintenant ceux qui avaient apporté l’Epoque sur leurs épaules, la donnant, l’imposant, sans reculer devant les recours sanglants nécessaires à son affirmation, se cachaient au milieu d’in-folio de comptabilité pour oublier son avènement. Le jeu était mené au milieu de cocardes perdues et de dignités souillées, par des gens qui semblaient oublieux de leur passé orageux et dur. Dans ce passé, disaient certains, on avait commis des excès. Mais c’est en raison de ces excès mêmes que l’on garderait le souvenir de certains hommes qui, pour le moment, portaient des noms trop prestigieux pour qu’ils pussent s’accorder désormais à leurs maigres silhouettes. Quand on disait que la colonie pouvait être attaquée un beau jour, par la Hollande ou par l’Angleterre, Sofia en venait à souhaiter que cela arrivât vite afin qu’un événement, pour brutal qu’il fût, tirât les gens assoupis, ou repus, de leurs tractations, de leurs récoltes, de leurs gains. Ailleurs la vie se poursuivait, changeait, blessait ou exaltait, modifiant les styles, les goûts, les mœurs, les rythmes de l’existence. Mais ici on était revenu aux façons de vivre d’il y avait un demi-siècle. On eût dit que rien ne s’était passé dans le monde. Même les vêtements portés par les colons aisés étaient, par le drap et la coupe, les mêmes que
l’on avait portés cent ans plus tôt. Sofia se trouvait dans ce détestable temps immobile (elle en avait connu autrefois un de semblable) d’un aujourd’hui pareil à hier et pareil à demain. La saison sèche s’écoulait lentement, se traînait, prolongeant ses chaleurs dans l’attente d’un automne qui serait probablement semblable à n’importe quel autre, lorsque, un mardi, au coup de cloche donné pour appeler au travail les bandes de nègres, répondit un tel silence que les sentinelles allèrent aux baraquements, le fouet à la main. Mais elles trouvèrent les baraquements vides. Les chiens de garde, entraînés à la chasse aux esclaves, gisaient empoisonnés, au milieu de l’écume de leurs derniers vomissements. Tirées des étables, les vaches s’écroulaient au bout d’une course rapide de bêtes ivres. Introduisant leur tête sous les râteliers, les chevaux, aux ventres gonflés, laissaient échapper du sang par les naseaux. Bientôt des gens arrivèrent des plantations voisines : il s’était passé partout la même chose. Utilisant des galeries creusées pendant la nuit, déclouant des cloisons avec de telles ruses que nul n’avait entendu aucun bruit, distrayant l’attention de leurs gardiens en provoquant de-ci de-là de petits incendies, les esclaves s’étaient enfuis dans la forêt vierge. Sofia se rappela alors que, la nuit précédente, de nombreux tambours avaient retenti au loin dans les fourrés. Mais personne n’avait prêté attention à ce qui pouvait être affaire d’Indiens adonnés à quelque rite barbare. Comme Victor Hugues se trouvait à Cayenne, un messager lui fut expédié en toute hâte. Et les colons s’étonnaient, dans leur peur grandissante des ténèbres de plus en plus chargées d’angoisses et de menaces, qu’une semaine entière s’écoulât sans que l’Agent revînt, lorsqu’un après-midi apparut sur le fleuve une flottille inconnue de chaloupes, d’embarcations peu profondes et de gabares légères, chargées de troupes, de vivres et d’armes. Se rendant directement à la maison, Victor Hugues réunit tous ceux qui pouvaient lui raconter les récents événements ; il prit des notes et consulta le petit nombre de cartes dont on pouvait disposer. Puis, entouré d’officiers, en une conférence d’état-major, il fixa les modalités sévères d’une implacable expédition punitive contre les nègres marrons qui ne multipliaient que trop dans la forêt vierge les nids de résistance. D’une porte Sofia regardait l’homme
qui avait recouvré son autorité de jadis ; il était é tait précis dans ses exposés, savait ce qu’il voulait et était redevenu le chef militaire d’autrefois. Mais ce chef militaire mettait sa volonté, et une audace renouvelée, au service d’une entreprise méprisable et cruelle. La femme eut un geste de dépit et sortit dans les jardins où les soldats, refusant de se loger dans les baraquements qui sentaient trop le nègre, plantaient leurs tentes et leurs bivouacs en plein air. Ces soldats étaient différents des Alsaciens doux et bovins que Sofia avait vus jusqu’alors. Hâlés, fanfarons, exhibant des cicatrices sur le visage, parlant fort, déshabillant les femmes du regard, ils semblaient répondre à un nouveau style militaire qui, malgré son insolence, ne déplut pas à Sofia, parce qu’il s’affirmait en termes de virilité et d’aplomb. Par le jeune officier de Saint-Affrique, qui, alarmé de la voir parmi ces gens, était accouru pour l’escorter, elle apprit qu’elle était en présence des survivants des pestes de Jaffa, envoyés à la colonie après la campagne d’Egypte, quoique leur santé fût encore un peu chancelante, parce qu’on les croyait particulièrement aptes à s’adapter au climat de la Guyane, où les Alsaciens succombaient en nombre assez élevé. Elle contemplait à présent avec étonnement ces soldats surgis de la légende, qui avaient couché dans des sépulcres couverts d’hiéroglyphes, forniqué avec des prostituées coptes et maronites, et se flattaient de connaître le Coran et d’avoir ri des dieux à visage de chacal ou d’oiseau, dont les statues se dressaient encore dans des temples aux colonnes énormes. Un souffle de grande aventure venait avec eux, pardessus la Méditerranée, depuis Aboukir, depuis le Mont Tabor, depuis Saint-Jean-d’Acre. Sofia ne se lassait pas de demander à l’un ou à l’autre ce qu’il avait vu, ce qu’il avait pensé, durant l’expédition insolite qui avait amené une armée française au pied des Pyramides. Elle avait envie de s’asseoir près des cantines, d’avoir sa part de la soupe qui était versée à grands coups de louche dans les écuelles, de jeter les dés sur le tambour où ils roulaient comme grêle, de boire l’eau-de-vie que tous apportaient dans des gourdes marquées avec des caractères arabes. « Il ne faut pas que vous restiez là, Madame », disait de Saint-Affrique qui depuis quelque temps déployait un soin jaloux de sigisbée autour de Sofia : « Ce sont des gens querelleurs et vulgaires. » Mais la femme restait suspendue à quelque récit, à quelque
héroïque rodomontade, intimement flattée — et elle n’en éprouvait aucune honte —, de se sentir désirée, déshabillée, palpée en imagination par ces hommes sauvés du mal biblique, qui, en embellissant leurs propres exploits, voulaient imprimer leurs fortes gueules dans sa mémoire… « Tu fais la cantinière, à présent ? » demanda Victor, rudement, quand il la vit de retour. retour. « Les cantinières au moins font quelque chose », dit-elle. « Faire quelque chose ! Faire quelque chose ! Tu nous serines toujours le même charabia. Comme si l’homme pouvait faire plus qu’il n’est en son pouvoir !… » Victor allait, venait, donnait des ordres, fixait des objectifs, dictait des instructions concernant le ravitaillement des troupes par la voie fluviale. Sofia était presque sur le point d’admirer son énergie lorsqu’elle se rappela ce que l’on était en train d’organiser sous ce toit : un vaste massacre de nègres. Elle s’enferma dans sa chambre pour dissimuler un accès soudain de colère, mais fondit vite en larmes. Au-dehors, les soldats de la campagne d’Egypte mettaient le feu à de petites pyramides de cocos secs, pour chasser les moustiques. Et après une nuit trop remplie de bruits, de rires, d’allées et venues, les dianes de l’aube retentirent. La flottille de chaloupes, de barques et de gabares se mit à remonter le fleuve, évitant tourbillons et rapides. Six semaines passèrent. Un soir, dans la lourde rumeur d’une pluie qui tombait depuis trois jours, plusieurs embarcations revinrent. Il en descendait des hommes épuisés, fiévreux, les bras en écharpe, couverts de boue, puants, entortillés dans des bandages couleur de fange. Beaucoup d’entre eux, criblés de flèches par les Indiens, tailladés par les machettes des nègres, étaient portés sur des civières. Victor arriva le dernier, dernier, frissonnant, traînant les jambes, entourant de ses bras les épaules de deux officiers. Il se laissa tomber dans un fauteuil, demandant toujours plus de couvertures pour s’envelopper. Mais même emmitouflé, enfoncé dans des couvre-lits en laine, des ponchos de vigogne, il continuait à trembler. Sofia remarqua qu’il avait les yeux rougis et purulents. Il avalait sa salive avec difficulté, comme s’il avait eu la gorge gonflée. « Ce n’est pas une guerre », dit-il finalement d’une voix rauque. « On peut se battre avec les hommes, mais pas avec les arbres. » De Saint-Affrique, dont la barbe non rasée fonçait les joues verdâtres, parla en aparté à
Sofia, après avoir vidé une bouteille de vin à grandes gorgées avides : « Un désastre. Les villages fortifiés des nègres marrons étaient déserts. Mais à tout instant nous tombions dans une embuscade tendue par une poignée d’hommes qui disparaissaient après nous avoir tué plusieurs soldats. Quand nous retournions au fleuve, ils nous harcelaient des rives avec leurs flèches. Nous dûmes marcher dans des marécages avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Et puis, pour comble, le mal égyptien. » Et il expliqua que les soldats qui s’étaient tirés des pestes de Jaffa apportaient avec eux un mal mystérieux, avec lequel ils avaient contaminé déjà la moitié de la France, où l’épidémie causait des ravages. C’était comme une fièvre maligne, accompagnée de douleurs articulaires, qui montait à travers le corps, et éclatait dans les yeux. Les pupilles s’enflammaient ; les paupières se remplissaient d’humeurs. Bientôt arriveraient d’autres malades, d’autres blessés, d’autres hommes vaincus par les arbres de la forêt vierge et par des armes à l’aspect préhistorique, des dards en os de singe, des flèches de roseau, des piques et des couteaux de paysans, qui avaient défié l’artillerie moderne : « Dans la forêt vierge, vous tirez un coup de canon, et le seul résultat est qu’il tombe sur vous une avalanche de feuilles pourries. » Au cours d’une délibération d’estropiés et d’hommes mis à mal par les machettes, il fut décidé que Victor serait transporté à Cayenne, le lendemain, avec les blessés les plus graves. Sofia, heureuse de l’échec de l’expédition, rassembla ses robes, et les mit à l’abri dans des corbeilles tressées, fleurant bon le vétiver, avec l’aide du jeune officier de Saint-Affrique. Elle avait le pressentiment qu’elle ne reviendrait plus dans cette maison.
VI
Le mal égyptien s’était déclaré à Cayenne. L’hôpital Saint-Paul de Chartres ne pouvait plus contenir tant de malades. On faisait des rogations à saint Roch, à saint Prudent, à saint Charles Borromée, auxquels on pensait toujours en époque de peste. Les gens maudissaient les soldats qui avaient apporté cette nouvelle plaie, venue d’on ne savait quel souterrain plein de momies ; d’on ne savait quel monde de sphinx et d’embaumeurs. La mort était dans la ville. Elle sautait de maison en maison, aggravant avec la brusquerie déconcertante de ses apparitions une terrifiante prolifération de faux bruits et de rumeurs. On disait que les soldats de la campagne d’Egypte, furieux de se voir retirés de France, avaient voulu exterminer la population de la colonie afin de s’en emparer ; qu’ils élaboraient des onguents, des liquides, des graisses macérées avec des matières immondes, avec lesquels ils marquaient les façades des maisons où ils voulaient porter la contagion. Toutes les taches devinrent suspectes. Celui qui, le jour, posait sa main sur un mur, y laissant la trace éphémère de sa moiteur, était lapidé par les passants. Parce qu’il avait les doigts trop noirs et graisseux, un Indien fut tué à coups de bâton, un beau matin, par des gens qui veillaient un cadavre. Bien que les médecins affirmassent que le mal ne ressemblait pas à la peste, tous l’appelèrent « le fléau de Jaffa ». En attendant la contagion, car tôt ou tard elle devait se produire, la luxure devint inséparable de la peur. peur. Les alcôves s’offraient au gré d’un chacun. Les corps se recherchaient dans la proximité des agonies. Des bals et des festins étaient célébrés au milieu du déchaînement de la maladie. Tel individu dépensait en une nuit ce qu’il avait amassé pendant des années de prévarications. Tel autre qui avait caché des louis d’or, bien qu’il se flattât d’être jacobin, les jouait aux cartes. Hauguard offrait ses vins aux gros bonnets de la colonie, qui, dans les chambres de l’auberge, attendaient leurs maîtresses. Tandis que les cloches de la ville
sonnaient le glas, on entendait jusqu’à l’aube les orchestres des bals et des banquets, et il fallait écarter les bancs et les tables sortis dans la rue, pour laisser passer les cercueils qui sur des charrettes, des chariots, de vieux carrosses, faisaient leur apparition au point du jour, tout humides du goudron avec lequel on avait barbouillé leurs planches. Deux religieuses grises, possédées du démon, se prostituèrent sur les quais, tandis que le vieil Acadien, d’autant plus plongé dans son Isaïe et son Jérémie qu’il devenait plus efflanqué, s’écriait sur les places et aux coins des rues que le temps était venu de comparaître devant le tribunal de Dieu. Victor Hugues, les yeux fermés par d’épais bandeaux imbibés d’eau de guimauve, marchait tel un aveugle dans sa chambre du palais du gouvernement, s’accrochant au dos des chaises, trébuchant, gémissant, cherchant des objets à tâtons. Sofia le regardait et le trouvait débile, éploré, apeuré par les bruits de la ville. Malgré la fièvre dont il brûlait, il refusait de rester au lit, craignant de s’enfoncer à jamais dans des ténèbres plus épaisses encore que celles qu’il devait déjà à ses bandeaux humides. Il touchait, palpait, soupesait tout ce que ses mains pouvaient trouver, pour se sentir vivre. Le mal égyptien était installé dans son puissant organisme avec une force seulement combattue par celle de l’être qui lui résistait. « Ni mieux ni pire », disait le médecin, tous les matins, après avoir essayé l’action de quelque nouveau médicament. Le palais du gouvernement était gardé par un cordon de troupes qui interdisait son accès aux personnes étrangères. Les serviteurs, les gardiens, les fonctionnaires, avaient été éloignés. Et Sofia demeurait seule avec le Mandataire (qui se plaignait de l’engourdissement de ses os, des vives souffrances qu’il endurait, de la brûlure insupportable de ses yeux) dans l’édifice dont les murs étaient couverts d’édits et de proclamations, et par les fenêtres duquel elle voyait passer les enterrements. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, se récitait-elle au souvenir d’un La Fontaine que lui lisait autrefois Victor Hugues, dans la maison de La Havane, afin de l’exercer à bien prononcer le français. Elle savait que sa présence en ce lieu était une témérité inutile. Mais elle affrontait le danger pour s’offrir à elle-même le spectacle d’une loyauté dont elle n’était plus très certaine. Devant la peur de l’autre, sa propre personnalité grandissait. Au bout
d’une semaine elle fut convaincue que le mal ne contaminerait pas sa chair. chair. Elle éprouva de la fierté, elle se sentit prédestinée, de penser que la mort, maîtresse du pays, lui accordait un traitement de faveur. On invoquait maintenant dans la ville saint Sébastien, pour ajouter un intercesseur de plus à la trilogie de Roch, Prudent et Charles. Dies Irae, Dies Illae. Un sentiment médiéval de culpabilité s’était emparé des esprits de ceux qui ne se rappelaient que trop leur propre indifférence devant les horreurs d’Iracoubo, de Conamama et de Sinnamary, et parce qu’il la rappelait trop précisément le vieil Acadien était traqué à coups de bâton de rue en rue. Victor, de plus en plus enfoncé dans son fauteuil, cherchant des objets dans la nuit de la cécité, parlait déjà le langage des moribonds : « Je veux qu’on m’enterre, disait-il, avec mon costume de commissaire de la Convention. » Et il le sortait de l’armoire, à tâtons, le montrait à Sofia avant de se mettre la casaque sur les épaules et de poser le chapeau empanaché sur les bandages de son front. « En moins de dix ans, croyant être maître de mon destin, j’ai été amené par les autres, — par ces gens qui toujours nous font et nous défont, bien que nous ne les connaissions même pas —, à me montrer sur tant de scènes que je ne sais plus quelle est celle qui me convient. » Faisant un effort, il bombait son torse empli de sifflements : « Mais il y en a un que je préfère à tous les autres : celui-ci. Le seul homme que j’aie jamais mis au-dessus de moi me l’a donné. Quand on l’a renversé, j’ai cessé de m’entendre avec moi-même. Depuis lors je n’essaye pas de m’expliquer quoi que ce soit. Je suis semblable à ces automates qui, lorsqu’on les remonte, jouent aux échecs, marchent, jouent du fifre, battent le tambour. Il ne me manquait plus qu’à jouer un rôle : celui d’aveugle. M’y voici maintenant. » Et il ajoutait à mi-voix, comptant sur ses doigts : « Boulanger, négociant, maçon, anti-maçon, Jacobin, héros militaire, rebelle, prisonnier, absous par ceux qui ont tué celui qui m’a fait, agent du Directoire, agent du Consulat. » Et son énumération, à laquelle les dix doigts ne suffisaient pas, s’achevait par un murmure inintelligible. Malgré la maladie et les bandeaux, Victor, à demi vêtu en Commissaire de la Convention, recouvrait un peu de la jeunesse, de la force, de la dureté de celui qui, un soir, avait fait retentir d’une grêle de coups de marteau certaine maison de La Havane. Il redevenait
un homme antérieur à l’homme actuel, au gouvernant avide et sceptique qui maintenant, égaré par des exhalaisons sépulcrales, reniait ses richesses inutiles et la vanité des honneurs, en employant des expressions de prédicateur pendant un office des morts. « Ce costume était beau », disait Sofia, tout en lissant les plumes du chapeau. « Il est passé de mode », répondait Victor : « Il ne peut plus servir que de linceul. » Un jour, jour, le médecin fit usage d’un nouveau médicament qui à Paris avait fait merveilles dans la cure des yeux atteints du mal égyptien : l’application de minces tranches de viande de veau, fraîche et saignante. « Tu ressembles à un parricide de tragédie antique », dit Sofia en voyant ce nouveau personnage qui, sortant de la chambre à coucher où l’on venait de lui donner des soins, lui fit penser à un mauvais Œdipe. Le temps de la compassion était fini pour elle. Et voici que Victor se leva le lendemain sans fièvre, demandant un petit verre de cordial. Ses bandeaux de chair saignante tombèrent et lui laissèrent le visage net. Il était stupéfait, comme ébloui devant la beauté du monde. Il marchait, courait, sautait, à travers les pièces du palais du gouvernement, après sa descente dans la nuit de la cécité. Il regardait les arbres, les plantes grimpantes, les chats, les choses, comme s’ils avaient été créés depuis peu, et qu’il eût dû, comme Adam, leur donner un nom. Le mal égyptien emportait ses dernières victimes, que l’on enterrait gaiement en toute hâte, sans glas ni pompe funèbre. On célébra de splendides messes d’action de grâces en l’honneur des saints Roch, Prudent, Charles et Sébastien ; certains impies il est vrai, oubliant leurs prières et rogations, commençaient à insinuer qu’on avait plus obtenu en portant un chapelet d’aulx suspendu au cou qu’en priant les saints. Deux bateaux entrèrent dans le port, salués par les salves de la batterie. « Tu as été sublime », disait Victor à Sofia, en ordonnant de préparer le voyage de retour à la plantation. Mais la femme, évitant son regard, prit un récit de voyage en Arabie qu’elle avait lu pendant les derniers jours, et lui montra un paragraphe tiré d’un texte coranique : « La peste causait des ravages à Devardan, ville de Judée. La plupart des habitants s’enfuirent. Dieu leur dit : « Mourez » Et ils moururent. Quelques années plus tard il les ressuscita à la prière d’Ezéchiel. Mais tous gardèrent sur le visage les traces de la
mort. » Elle fit une pause : « Je suis fatiguée de vivre parmi
des morts. Il importe peu que la peste ait disparu de la ville. Dès avant vous portiez les traces de la mort sur le visage. » Et elle parlait, parlait sans trêve, lui tournant le dos, sa silhouette sombre inscrite dans le rectangle lumineux d’une fenêtre, de son désir de s’en aller. « Tu veux retourner retourn er chez toi ? » demanda Victor stupéfait. « Jamais je ne retournerai à une maison que j’ai quittée pour en e n chercher une meilleure. — Où est la maison préférable à tout autre que tu cherches à présent ? — Je ne sais pas. Là où les hommes vivent autrement. Ici tout sent le cadavre. Je veux retourner au monde des vivants ; de ceux qui croient en quelque chose. Je n’attends rien de ceux qui n’attendent rien. » Le palais du gouvernement était envahi par des serviteurs, des gardes, des fonctionnaires, qui reprenaient leur service, mettaient de l’ordre, nettoyaient. La lumière, entrant de nouveau par les baies vitrées dont on avait retiré les rideaux, soulevait des microcosmes de poussière qui montaient vers les fenêtres en colonnes penchées. « Maintenant, disait-elle, tu entreprendras une autre expédition militaire dans la forêt vierge. Il ne peut en être autrement. Ta charge le veut ainsi. Tu te dois à ton autorité. Mais je ne contemplerai pas un tel spectacle. — La révolution a fait perdre la tête à plus d’un », dit Victor. Victor. « C’est ça, peut-être, la chose magnifique accomplie par la révolution : faire perdre la tête à plus d’un », répondit Sofia, tout en commençant à décrocher ses robes : « Je sais maintenant ce qu’il faut repousser et ce qu’il faut accepter. » Un nouveau bateau, le troisième de la matinée, était salué par les batteries. « On dirait que je les ai fait venir », dit Sofia. Victor donna un coup de poing poin g sur le mur. « Achève de ramasser tes saletés et file à l’auberge d’Hauguard », cria-t-il. « Merci, dit Sofia : je préfère te voir ainsi. » L’empoignant par les bras, l’homme la traîna violemment à travers la pièce, la meurtrissant, la poussant, l’envoyant enfin, d’une bourrade, sur le lit. Tombant sur elle, il l’étreignit fortement sans trouver de résistance : ce qui s’offrait à lui était un corps froid, inerte, absent, qui se prêtait à tout à la seule condition d’en finir vite. Il la contempla comme il l’avait fait d’autres fois en de pareils moments, leurs yeux si rapprochés que leur éclat se confondait. Elle détourna son visage. « Oui, il vaut mieux que tu t’en ailles », dit Victor encore haletant,
insatisfait, envahi par une énorme tristesse. « N’oublie pas le sauf-conduit », dit Sofia calmement, en se glissant de l’autre côté du lit vers le bureau où étaient gardés les formulaires. « Attends : il n’y a pas d’encre dans l’encrier. » Après avoir lissé ses bas et remis de l’ordre dans ses vêtements, elle prit un flacon, trempa la plume et la tendit à Victor Victor. Puis elle continua à décrocher des choses, tout en prenant garde à ce que l’autre achevât de rédiger le document, d’une main rageuse : « C’est tout ? » demanda encore l’homme. « Il ne nous reste rien ? — Oui. Quelques images », répondit Sofia. Le mandataire alla jusqu’à la porte. Il eut un horrible sourire conciliant : « Tu Tu ne viens pas ? » Et devant son silence : « Bon voyage. » Peu après le bruit de ses pas résonnait dans l’escalier. En bas, une voiture l’attendait pour l’emmener à l’embarcadère. Sofia resta seule, devant ses vêtements éparpillés. Au-delà des satins et des dentelles il y avait le costume de commissaire de la Convention que Victor lui avait tant montré à l’époque de sa cécité. Placé comme il l’était, sur un fauteuil à la tapisserie déchirée, avec les culottes en bonne place, la casaque barrée d’une écharpe tricolore, le chapeau posé sur des cuisses absentes, il ressemblait à une relique de famille, de celles dont les formes vides de chair et d’os évoquaient un homme disparu qui avait joué pendant un certain temps un grand rôle. Ainsi étaient exhibés, dans des villes d’Europe, les vêtements de personnages illustres du passé. Maintenant que le monde était si transformé que le « il était une fois » des conteurs avait été remplacé par les termes de « avant la révolution » et « après la révolution », les musées plaisaient énormément. Ce soir-là, pour se réhabituer peu à peu à la solitude, Sofia se donna au jeune officier de Saint-Affrique, qui l’aimait avec une retenue werthérienne depuis son arrivée à la colonie. Elle redevenait maîtresse de son propre corps, en achevant par un acte volontaire le cycle d’une longue aliénation. Elle serait serrée par des bras nouveaux avant de prendre le bateau qui, le mercredi suivant, devait la conduire à Bordeaux.
CHAPITRE SEPTIÈME
Et voici qu’un grand vent frappa les quatre coins de la maison, et tomba sur les jeunes, et ils moururent : je m’échappai moi seulement pour l’apporter les nouvelles.
Job, I, 19.
Un grand bruit rythmé de talons ébranlait, sur un accompagnement de guitare, le parquet du premier étage, lorsque le voyageur, sortant un bras transi de l’amas de couvertures écossaises qui l’enveloppaient, leva le lourd marteau du heurtoir en forme de Dieu des eaux qui ornait la grande porte donnant sur la rue Fuencarral. Bien que le coup eût retenti à l’intérieur comme la détonation d’un tromblon, le vacarme augmenta à l’étage, et on entendit par-dessus le marché une voix fatiguée de sous-chantre qui essayait en vain de saisir l’air juste de la chanson du Contrebandier. Mais la main, brûlée par le bronze tant il était glacé, continuait à frapper, en même temps qu’un pied chaussé d’une botte épaisse heurtait le bois de la porte, faisant tomber des éclats de givre sur la pierre glacée du seuil. Finalement un battant grinça, ouvert par un valet à l’haleine vineuse, qui approcha la lumière d’une lampe du visage du voyageur. En voyant que ce visage ressemblait à celui d’un portrait qui était, en haut, accroché à un mur, le domestique, saisi d’effroi, fit entrer le redoutable trouble-fête, se confondant en excuses et se perdant en explications. Il n’attendait pas Monsieur si tôt ; s’il avait su qu’il arrivait, il serait allé l’attendre à l’Hôtel des Postes. Il se trouvait qu’aujourd’hui, étant le premier de l’an,
fête des Manuel, — et lui s’appelait Manuel —, des inconnus, braves gens quoiqu’un peu turbulents, étaient venus le surprendre alors qu’il était déjà couché, après avoir prié Dieu que Monsieur fît un bon voyage, et, sans entendre raison, s’étaient mis à chanter et à boire « de ce qu’ils apportaient », rien que « de ce qu’ils apportaient ». Que Monsieur attendît quelques minutes ; il ferait sortir toute cette canaille par l’escalier de service… Ecartant le valet, le voyageur gravit les larges escaliers qui conduisaient au salon. Là, au milieu de meubles déplacés, sur un parquet dont on avait poussé le tapis contre un mur, la bringue continuait tandis que dansaient effrontément des manolos [garçons ou filles du bas peuple de Madrid] bambocheurs, et des garçons à mine patibulaire qui ingurgitaient de grands verres de vin et crachaient à droite et à gauche. D’après la quantité de bouteilles et de flacons vides qui gisaient dans les coins, on pouvait remarquer que la fête battait son plein. Une belle criait des marrons chauds qu’on ne voyait nulle part ; juchée sur un divan, une putain s’égosillait à chanter la chanson du marabout ; il y en avait un, un peu plus loin, qui pelotait une fille ; un cercle d’ivrognes se pressait autour d’un aveugle qui venait de racler sa gorge et modulait des fioritures pour chanter des « soleares ». Un « hors d’ici ! » lancé d’une voix tonitruante par le valet, dispersa les présents, qui se précipitèrent au bas des escaliers en emportant toutes les bouteilles pleines qu’ils purent attraper au vol, lorsqu’ils virent que du paquet de couvertures écossaises émergeait la tête de quelqu’un qui devait être une personne de qualité. Maintenant, tout en marmonnant une kyrielle de plaintes inutiles, le domestique se hâtait de remettre les meubles à leur place ; il étendit le tapis et emporta prestement les bouteilles vides. Il ajouta plusieurs bûches au feu qui brûlait dans la cheminée depuis longtemps, et s’armant de balais, de plumeaux et de torchons, essaya d’effacer les traces que la fête avait laissées sur les fauteuils, le parquet et même le couvercle du piano-forte, souillé par un liquide qui sentait l’eau-de-vie. « De braves gens », disait en gémissant le larbin : « Des gens incapables d’emporter la moindre chose, mais presque sans éducation. Ça ne se passe pas ici comme dans d’autres pays, où l’on apprend à avoir du respect… » Enfin, débarrassé de sa dernière couverture, le voyageur s’approcha du feu, et demanda une bouteille de vin.
Quand on la lui apporta, il put constater que c’était de celui-là même qu’avaient bu les bambocheurs. Mais il fit semblant de ne pas s’en être aperçu : ses yeux venaient de tomber sur un tableau qu’il connaissait bien. C’était celui qui représentait une certaine « Explosion dans une cathédrale », imparfaitement guéri de la large blessure qu’on lui avait faite un jour, au moyen de collages qui ridaient trop la toile à l’endroit des déchirures. Suivi du larbin qui soulevait un grand candélabre garni de bougies neuves, il passa dans la pièce voisine qui était la bibliothèque. A côté des rayons pleins de livres il y avait une panoplie couronnée par des heaumes et des morions de facture italienne, à laquelle manquaient quelques armes qui semblaient avoir été arrachées avec une extrême violence, à en juger par les crochets tordus. Deux grands fauteuils étaient restés disposés comme pour une conversation, de part et d’autre d’une table étroite, où l’on voyait un livre ouvert et un verre à demi bu sur le cristal duquel le vin de Malaga, en s’évaporant, avait laissé la trace de sa couleur. « Comme j’ai eu l’honneur de l’écrire à Monsieur, rien n’a été touché depuis lors », dit le domestique en ouvrant une autre porte. Le voyageur se trouvait maintenant dans une chambre de femme qui vient de s’éveiller, où rien n’avait été remis en ordre. Les draps de lit étaient encore défaits, et l’on devinait la hâte avec laquelle elle s’était habillée, à voir la chemise de nuit jetée par terre et le pêle-mêle de robes tirées d’une armoire, parmi lesquelles avait dû être choisie celle qui manquait à présent. « Elle était d’une couleur tirant sur le tabac, avec des dentelles », dit le serviteur. Les deux hommes sortirent sur une large galerie, dont les fenêtres extérieures étaient blanches de givre. « Ça c’était la chambre de Monsieur », dit le valet, en cherchant une clé. L’étranger put contempler une pièce étroite, meublée avec une sobriété presque austère, sans autre ornement que celui d’une tenture fixée sur le mur faisant face au lit, qui représentait un concert comique de singes, joueurs de clavecin, de viole de gambe, de flûtes et de trompettes. Sur un guéridon on voyait plusieurs flacons de médicaments, à côté d’un pot à eau et d’une cuillère. « Il a fallu vider l’eau, parce qu’elle pourrissait », dit le valet. Tout ici était en ordre et propre comme dans une cellule de militaire :
« Monsieur faisait toujours son lit et arrangeait ses affaires. Il n’aimait pas laisser entrer des domestiques, même quand il était malade. » Le voyageur retourna au salon : « Racontemoi ce qui s’est passé ce jour-là », dit-il. Mais le récit de l’autre, malgré toute son application à donner des détails, essayant de faire oublier l’histoire de la bringue et du vin par un excès de paroles entremêlées d’éloges excessifs pour la bonté, la générosité, la noblesse de ses maîtres, était fort peu intéressant. Les mêmes choses étaient dites dans une lettre que le domestique avait envoyée autrefois, en la faisant écrire par un écrivain public, qui, sans rien savoir de l’affaire, avait ajouté des explications de son propre cru, bien plus révélatrices dans leurs hypothèses que le petit nombre de vérités dont se souvînt le laquais qui, en somme, ne savait presque rien. Ce matin-là, entraînée par l’enthousiasme qui remplissait les rues de monde, la domesticité avait abandonné les cuisines, les lavoirs, les dépenses et les remises. Puis, quelques-uns revinrent ; d’autres, non… Le voyageur demanda du papier et une plume, et nota les noms de toutes les personnes qui, pour quelque motif que ce fût, avaient été en rapport avec les maîtres de la maison : médecins, fournisseurs, coiffeuses, couturières, libraires, tapissiers, apothicaires, parfumeurs, commerçants et artisans, sans dédaigner le fait qu’une marchande d’éventails fût venue souvent offrir sa marchandise ni qu’un barbier, dont le salon était proche, connût les faits et gestes de tous les gens qui avaient vécu, depuis vingt ans, dans la rue Fuencarral.
Ça se passa ainsi.
Goya.
Avec ce qu’il apprit dans les boutiques et les ateliers, ce qu’il entendit dans un estaminet voisin, où bien des mémoires étaient ravivées par la chaleur de l’alcool ; avec ce que racontaient des personnes des plus différents états et conditions, une histoire se constitua par lambeaux, pleine de lacunes et de coupures, à la façon d’une ancienne chronique qui eût resurgi partiellement d’un assemblage de fragments dispersés… La maison de la comtesse de Arcos, à ce que racontait un notaire qui, sans le savoir, jouait le rôle de préfacier du centon, était longtemps restée inhabitée, depuis qu’il y était arrivé des histoires étranges et retentissantes de fantômes et de revenants. Le temps passait et la demeure restait à l’abandon, isolée par sa propre légende, tandis que les commerçants du quartier pensaient avec nostalgie à l’époque où les fêtes et les soirées offertes par les propriétaires entraînaient de dispendieux achats d’ornements, de lumières, de mets délicats et de vins fins. C’est pourquoi l’après-midi où l’on put remarquer que les fenêtres de la maison s’éclairaient, fut salué comme un événement. Les voisins s’approchèrent, curieux, observant les allées et venues des serviteurs, des remises jusqu’au grenier : ils montaient des malles, transportaient des colis, suspendaient aux plafonds des lustres neufs. Le lendemain apparurent les peintres, les tapissiers, les plâtriers, avec leurs échelles et leurs échafaudages. Un air frais circula dans les pièces, dissipant ensorcellements et sortilèges. De clairs rideaux mirent dans les salons une note gaie, tandis que deux magnifiques alezans, amenés par un palefrenier en livrée, s’installaient dans les écuries qui sentaient de nouveau le foin, l’avoine et la gesse. On apprit alors qu’une dame créole, peu impressionnée par les revenants et les feux follets, avait loué la demeure… Ici la chronique était reprise par une marchande de dentelles de la Grand-Rue : bientôt la dame de la maison de Arcos fut connue sous le nom de « La Cubaine ». C’était une belle
femme, aux yeux sombres, qui vivait seule, sans recevoir de visites ni chercher à entrer en rapport avec les gens de la capitale. Un souci constant assombrissait son regard, et cependant elle ne cherchait pas la consolation de la religion, car on avait remarqué qu’elle n’allait jamais à la messe. Elle était riche, à en juger par le nombre de domestiques et le faste de son train de maison. Elle aimait toutefois s’habiller sobrement : il est vrai que lorsqu’elle achetait une dentelle ou choisissait un tissu, elle demandait toujours la meilleure qualité, sans s’arrêter au prix… On ne pouvait tirer rien d’autre de la marchande de dentelles, et il fallait compléter son récit avec les cancans de Pablo, le barbier joueur de guitare, dont la boutique était l’une des meilleures potinières de la ville : « La Cubaine » était venue à Madrid pour mener à bien une démarche délicate : solliciter la grâce d’un sien cousin qui était emprisonné, depuis de nombreuses années, dans le bagne de Ceuta. On disait que ce cousin avait été conspirateur et franc-maçon en Amérique. Que c’était un partisan des Français, attaché aux idées de la Révolution, imprimeur d’écrits et de chansons subversives, destinés à saper l’autorité du roi dans les royaumes d’outre-mer. « La Cubaine » elle aussi devait être quelque peu conspiratrice et athée, étant donné l’isolement où elle vivait, et son indifférence à l’égard des processions qui pouvaient bien passer devant la maison de Arcos, accompagnant le Très-SaintSacrement lui-même, sans qu’elle daignât se pencher à une fenêtre. On alla jusqu’à dire que l’on avait élevé dans cette maison les colonnes impies d’une loge, et que l’on y célébrait même des messes noires. Mais la police, mise sur ses gardes par les commérages, avait dû déclarer après une surveillance discrète de la demeure pendant quelques semaines qu’elle ne pouvait être un lieu de réunion de conspirateurs, d’impies ni de francs-maçons, car personne ne s’y rendait. La maison de Arcos, maison du mystère à cause de ses revenants et de ses fantômes d’antan, était toujours une maison du mystère, maintenant qu’y demeurait une jolie femme, fort complimentée par les hommes quand elle allait parfois à pied jusqu’à une boutique voisine ou qu’elle sortait les jours précédant la Noël pour acheter des massepains de Tolède aux alentours de la Grand-Place… A présent c’était un vieux médecin qui avait la parole ; il avait souvent rendu visite, un certain temps,
à la maison de Arcos. Il avait été appelé pour donner ses soins à un homme sain de constitution, mais dont la santé était extrêmement ébranlée par le séjour au bagne de Ceuta, d’où il venait de sortir après avoir été gracié par le roi. Il portait aux jambes la marque des fers. Il souffrait de fièvres intermittentes et aussi d’un asthme d’enfance, qui le tourmentait quelquefois, mais il est vrai qu’il était soulagé lorsque, dans ses crises, il fumait des cigarettes roulées avec des pétales de datura, que commandait à Cuba un apothicaire du quartier du Tribulete. Soumis à un traitement reconstituant, il avait repris un peu de santé. Le médecin ne fut pas rappelé à la maison de Arcos… C’était maintenant au tour du libraire de parler : Esteban ne voulait rien savoir de philosophie, de travaux d’économistes, ni d’écrits qui traitassent de l’histoire de l’Europe pendant les dernières années. Il lisait des récits de voyages ; les poésies d’Ossian ; le roman des chagrins du jeune Werther ; de nouvelles traductions de Shakespeare. Et l’on se souvenait qu’il s’était enthousiasmé pour Le Génie du Christianisme, ouvrage qu’il qualifiait d’ « absolument extraordinaire » ; il l’avait fait relier en velours, et munir d’une de ces petites serrures en or grâce auxquelles on gardait le secret de notes marginales personnelles. Carlos, qui avait lu le livre de Chateaubriand, n’arrivait pas à s’expliquer pour quelle raison Esteban, incroyant, avait pu porter un tel intérêt à un texte qui manquait d’unité, indigeste par endroits, peu convaincant pour celui qui n’avait pas de véritable foi. En cherchant le livre il finit par trouver l’un de ses cinq tomes dans la chambre de Sofia. Il remarqua avec surprise en le feuilletant que cette édition incluait dans sa seconde partie un récit romanesque intitulé René, qui ne figurait pas dans une autre édition, plus récente, acquise à La Havane. Et tandis que les autres pages du volume étaient vierges de notes ou de marques, une suite de phrases, de paragraphes, apparaissaient soulignés à l’encre rouge : « Cette vie qui m’avait d’abord enchanté ne tarda pas à me devenir insupportable. Je me fatiguai de la répétition des mêmes scènes et des mêmes idées. Je me mis à sonder mon cœur, cœur, à me demander ce que je désirais… Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie… Je descendais dans la vallée, je
m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future… Il faut vous figurer que c’était la seule personne au monde que j’eusse aimée, que tous mes sentiments se venaient confondre en elle, avec la douceur des souvenirs de mon enfance… Un mouvement de pitié l’avait rappelée auprès de moi… » Un soupçon s’emparait de l’esprit de Carlos. Il interrogeait maintenant une femme de chambre qui avait été un certain temps au service de Sofia, en lui posant des questions détournées qui, sans révéler d’intérêt particulier pour cette affaire, pouvaient conduire la servante à quelque confidence révélatrice : il était indubitable que Sofia et Esteban se portaient une vive affection, et vivaient dans une paisible et tendre intimité. Pendant les rudes journées d’hiver, lorsque les fontaines du Retiro se gelaient, ils prenaient leurs repas dans sa chambre à elle, les fauteuils tout contre le brasero. En été, ils faisaient de longues promenades en voiture, s’arrêtant pour boire l’orgeat des marchands en plein air. On les avait vus aussi, quelquefois, à la foire de San Isidro, très amusés par les réjouissances populaires. Ils se tenaient par la main, comme deux frères. Elle ne se souvenait pas de les avoir vus se disputer, ni discuter violemment. Ça, jamais. Lui l’appelait par son prénom, tout court ; et elle l’appelait Esteban, sans plus. Jamais les mauvaises langues (il y en a toujours dans les cuisines, dans les dépenses) n’avaient pris la liberté de dire qu’il existait peut-être une intimité excessive entre eux. Non. En tout cas, on n’avait rien vu. Lors des mauvaises nuits qu’il avait passées, à cause de la maladie, elle était restée plus d’une fois à son côté jusqu’à l’aube. Pour le reste, tous deux semblaient être comme frère et sœur. Seulement les gens étaient surpris qu’une si belle femme ne se décidât pas à se marier, car, si elle l’avait voulu, des prétendants de qualité et de bonne famille ne lui auraient aura ient pas manqué. « Il est impossible de tirer au clair certaines vérités », se disait Carlos tout en relisant les phrases soulignées dans le livre relié en velours rouge, qui pouvaient être interprétées de tant de façons différentes : « Un Arabe dirait que je perds mon temps, comme le perd celui qui cherche la trace de l’oiseau dans l’air ou celle du poisson dans l’eau. » Il manquait à présent à reconstituer le Jour sans Terme ; celui où deux existences avaient semblé se dissoudre en un
tout tumultueux et sanglant. Il ne restait qu’un seul témoin de la scène initiale du drame : une marchande de gants qui, sans se douter de ce qui allait se passer, était allée de bonne heure à la maison de Arcos pour remettre plusieurs paires de gants à Sofia. Elle avait été surprise de remarquer qu’il ne restait qu’un vieux domestique dans la demeure. Sofia et Esteban se trouvaient dans la bibliothèque, accoudés à la fenêtre ouverte, écoutant ce qui leur arrivait du dehors. Une rumeur confuse emplissait la ville. Quoique rien d’anormal ne semblât se produire dans la rue Fuencarral, on pouvait remarquer que certaines boutiques et certains cabarets avaient soudain fermé leurs portes. Une foule compacte semblait s’amasser derrière les maisons, dans les rues voisines. Tout à coup, le tumulte se propagea. Des groupes d’hommes du peuple, suivis de femmes, d’enfants, apparurent aux coins des rues, criant : A mort les Français ! On voyait sortir des maisons des gens armés de couteaux de cuisine, de tisons, d’outils de menuisier, menuisier, de tout ce qui pouvait couper, frapper, faire du mal. Partout retentissaient des détonations, tandis que la masse humaine, grossie de minute en minute, débordait du côté de la Grand-Place, et de la Puerta del Sol. Un curé vociférant, qui s’avançait à la tête d’un groupe de manolos, en brandissant un couteau, se retournait de temps à autre vers ses gens pour crier : « A mort les Français ! A mort Napoléon ! » Le peuple entier de Madrid s’était lancé dans les rues en un soulèvement soudain, inattendu et dévastateur, sans que personne se fût servi de proclamations imprimées ni d’artifices oratoires pour le provoquer. L’éloquence, ici, était dans les gestes ; dans l’élan des femmes qui hurlaient ; dans l’impétuosité de la marche collective ; dans l’universalité de la fureur. Tout à coup la houle humaine sembla s’immobiliser, comme confondue par ses propres tourbillons. De tous côtés la fusillade augmentait, tandis que retentissait pour la première fois, rauque et sonore, la voix d’un canon. « Les Français ont fait sortir la cavalerie », s’écriaient quelques-uns qui déjà revenaient des premiers chocs, blessés, portant des traces de coups de sabre sur le visage, les bras, la poitrine. Mais leur sang, loin d’apeurer ceux qui avançaient, hâta leur marche vers l’endroit où le fracas de la mitraille et de l’artillerie révélait l’ardeur de la mêlée… Ce fut à ce moment que Sofia s’écarta de la fenêtre : « Allons-y ! » cria-t-elle en
arrachant des sabres et des poignards de la panoplie. Esteban essaya de l’arrêter : « Ne sois pas idiote : on est en train de mitrailler. Tu ne feras rien avec cette ferraille. — Reste si tu veux ! Moi j’y vais ! — Et pour qui vas-tu te battre ? — Pour ceux qui se sont jetés dans la rue », cria Sofia ; « Il faut faire quelque chose ! — Quoi ? — Quelque chose ! » Et Esteban la vit sortir de la maison, frénétique, furieuse, une épaule nue, brandissant une épée dégainée : il ne l’avait jamais vue avec l’expression d’une telle force, d’un tel don de soi. « Attends-moi », cria-t-il. Et s’armant d’un fusil de chasse, il descendit les escaliers à toute vitesse… Voilà Voilà ce que l’on put savoir. Puis ce fut la fureur et le fracas, la foule et le chaos des convulsions collectives. Les mamelouks chargeaient, les cuirassiers chargeaient, les gardes polonais chargeaient, contre une multitude qui répondait à l’arme blanche, avec ces femmes, avec ces hommes qui se pressaient contre les l es chevaux pour leur couper les jarrets à coups de couteau. Des gens, enveloppés par des pelotons qui débouchaient par quatre rues à la fois, s’introduisaient dans les maisons ou prenaient la fuite, sautant par-dessus les murs de clôture et les toits. Des fenêtres pleuvaient des bûches embrasées, des pierres, des briques ; des casseroles, des marmites d’huile bouillante étaient répandues sur les attaquants. L’un après l’autre les servants d’un canon tombaient, sans que la pièce s’arrêtât de tirer ; la mèche fut allumée par des femmes que la rage étreignait, lorsqu’il ne resta plus d’hommes pour le faire. Dans tout Madrid régnait l’atmosphère des grands cataclysmes, des révulsions telluriques, — lorsque le feu, le fer, l’acier, ce qui coupe et ce qui éclate, se révoltent contre leurs maîtres — en une immense clameur de Dies Irae… Puis la nuit tomba. Nuit de lugubre carnage, d’exécutions en masse, d’extermination, près du Manzanarès et dans le quartier de la Moncloa. Les fusillades que l’on entendait à présent s’étaient localisées ; moins dispersées, elles s’accordaient au sein du rythme terrifiant des détonations qui éclataient, répondant à des ordres, entre des murs sinistres rougis par le sang. Cette nuit du début du mois de mai se prolongeait sous l’empire de la terreur sanglante. Les rues étaient remplies de cadavres et de blessés gémissants, trop grièvement atteints pour se lever, qui étaient achevés par des patrouilles de sinistres myrmidons, dont les dolmans troués,
les galons lacérés, les shakos déchirés contaient les désastres de la guerre à la lueur de quelque timide lanterne portée isolément à travers toute la ville dans le but impossible d’éclairer le visage d’un mort… Ni Sofia ni Esteban ne revinrent jamais à la maison de Arcos. Nul ne sut plus rien de ce qu’ils étaient devenus. Deux jours après avoir appris le peu de détails que l’on pouvait savoir, Carlos fit fermer les caisses où il avait placé quelques objets, quelques livres, quelques vêtements qui évoquaient encore, par leurs formes, leurs odeurs, leurs plis, l’existence des absents. En bas l’attendaient trois voitures pour l’emmener, avec ses bagages, au bureau des messageries. Rendue à ses propriétaires, la maison de Arcos resterait à nouveau inhabitée. Les portes furent fermées à clé, l’une après l’autre. Et la nuit s’installa dans la demeure — c’était un hiver dont les crépuscules tombaient tôt — tandis que les feux étaient éteints : on écartait les bûches à demi consumées avant de verser sur elles l’eau d’une carafe à l’épais cristal rouge ouvragé. Lorsque la dernière porte eut été fermée, le tableau de « L’explosion ’explosi on dans une cathédrale cathédr ale » oublié à sa place, peut-être volontairement, cessa d’avoir un sujet ; il s’effaça, projetant son ombre sur l’incarnat foncé du brocart qui tapissait les murs du salon, et semblait saigner à l’endroit où l’humidité avait taché le tissu. La Guadeloupe, Barbade, Venezuela, 1956-1958.