Confrences Ñ Alain de Libera
LÕuniversel et le singulier Alain de Libera Universit de Genve
Nullum universale est singulare, et nullum singulare est universale, dit une auctoritas voque dans un trait attribu un disciple dÕAblard, jadis dit par Victor Cousin sous le titre de Fragmentum Sangermanense De generibus et speciebus : aucun universel nÕest singulier, aucun singulier nÕest universel . Qui en douterait ? Universel et singulier sont des contraires. Une chose, mettons une substance, est ou universelle ou singulire. Elle ne peut tre les deux la fois. La nature du particulier ne passe pas dans lÕuniversel. Celle de lÕuniversel ne passe pas dans le particulier. Nec particularitas, nec universalitas in se transeunt, disait dj Boce dans son Commentaire des Catgories dÕAristote. Pas plus de transitio de lÕuniversel dans le particulier que de la substance dans lÕaccident ou de lÕaccident dans la substance. 1
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Quare neque substantia in accidentis, neque accidens in substantiis naturam transit. At uero nec particularitas, nec uniuersalitas in se transeunt. Namque uniuersalitas potest [170D] de particularitate praedicari, ut animal
1. Le De generibus et speciebus est dit dans V. Cousin, Ouvrages indits dÕAblard, Paris, 1836, p. 507-550. P. O. King en a donn une nouvelle dition et une traduction anglaise dans un appendice de sa thse Abailard and the Problem of Universals, Dissertation Abstracts International # 8220415. 2. De generibusÉ, d. Cousin, p. 521.
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de Socrate uel Platone, et particularitas suscipiet uniuersalitatis praedicationem sed non ut uniuersalitas sit particularitas, nec rursus ut quod particulare est uniuersalitas fiat 3.
Une universalit peut se prdiquer dÕune particularit, une particularit recevoir la prdication dÕune universalit, il nÕen rsulte pas quÕune universalit est particularit ni que ce qui est particulier devienne, lÕoccasion de cette prdication, universalit . Ils ne passent pas lÕun dans lÕautre. Boce contre Hegel ? Ou plutt : Hegel contre Boce ? LÕUebergehen de la dialectique hglienne serait-il lÕcho du transire bocien ? On pourrait le croire lire telle ou telle page, de lÕEsthtique par exemple, o lÕaffirmation que lÕuniversel Ç passe È dans le particulier fonde la thorie mme du concept. 4
Le concept est [É] universel qui dÕun ct se nie comme tel en se dterminant et en se particularisant, et de lÕautre supprime cette particularit qui est la ngation de lÕuniversel. Car lÕuniversel passe dans le particulier qui nÕest lui-mme que lÕuniversel mme particularis sous ses divers lments. Par consquent, il ne
3. Le texte de Boce est une transposition quasi littrale du Commentaire aux Catgories dÕAristote par questions et rponses de Porphyre, d. A. Busse, In Aristotelis Categorias Expositio per interrogationem et responsionem, CAG, IV, 1, Berlin, G. Reimer, 1887, p. 72, 3-15 sq. ; trad. R. Bods, Paris, Vrin, 2008, p. 157 : Ç Eh bien, je dis que la substance ne peut devenir accident, ni lÕaccident substance [É] De nouveau, lÕuniversel ne peut tre particulier, et le particulier ne peut tre universel. En revanche, le particulier peut se voir attribuer lÕun des universels : ainsi, Socrate, qui est une substance particulire, on peut attribuer lÕhomme, qui est prcisment un universel, car Socrate est un homme. [É] Mais la substance, en tant que telle, ne peut devenir accident, ni de son ct, lÕaccident en tant que tel, une substance et nouveau, lÕuniversel en tant que tel ne peut devenir particulier, ni le particulier en tant que tel, universel. È Avec lÕoriginal grec sous les yeux, on voit que le Ç passage È (transit) de Boce correspond au Ç devenir È porphyrien (!"#$%&$) autant quÕ Ç lÕinquitude È (Unruhe) hglienne. On retrouvera le mot !"#$%&$ dans la dfinition porphyrienne de lÕindividu comme Ç rassemblement de caractres propres È. Le texte de Porphyre est une rponse la question de savoir Ç quelles sont, parmi les choses, celles qui ne peuvent se combiner entre elles et quelles sont celles qui le pourraient È, amene par la division minimale des tres en quatre genres (voir notre suivante). La rponse Ð accident et substance, universel et particulier ne peuvent se combiner Ð est fonde sur le fait que dans chaque paire un terme est pos par la ngation de la relation qualifiant lÕautre : lÕaccident tant dfini par la relation dÕinhrence (tre dans un sujet), lÕuniversel par celle dÕattribution essentielle ou synonymique (se dire dÕun sujet), la substance est dfinie par nÕtre pas dans un sujet et le particulier par ne pas se dire dÕun sujet. LÕaccident ne peut donc devenir substance, ni le particulier universel (et rciproquement). 4. LÕemploi bocien des mots abstraits universalitas et particularitas au lieu dÕuniversale et particulare est not et comment par lÕauteur du De generibus et speciebus. Le but de Boce dans ce texte est de justifier la rpartition en quatre genres Ç des tres et des vocables susceptibles de les signifier È, la ttrade ou regroupement minimal, introduite en ces termes par Porphyre (Busse, p. 71, 19 sq. ; Bods, p. 153) : Ç É les tres sont ou bien substance universelle ou bien substance particulire ou bien accidents universels ou bien accidents particuliers. On ne peut en effet proposer une autre rpartition plus simple que celle-l. È La rpartion Ç la plus tendue È est celle des dix genres catgoriels, la ttrade, les Ç dix catgories È : Ç substance, quantits, qualits, relatifs, production, affection, moment, localisation, tenue, positionnement È. A la question de savoir Ç pourquoi la rpartition la plus simple comporte quatre genres È, Porphyre rpond (Busse, p. 71, 28-71, 37 ; Bods, p. 153-155) : Ç CÕest que la subdivision au plus haut niveau, cÕest--dire la premire, en comporterait deux : la substance et lÕaccident. Mais voil. On ne peut les exprimer sans faire tat soit de lÕuniversel, soit du particulier. Les substances, en effet, doivent sÕexprimer soit universellement (comme lorsquÕon dit ÔanimalÕ, ÔchienÕ, ÔhommeÕ) soit en particulier (comme lorsquÕon dit ÔSocrateÕ, ÔBucphaleÕ). Et les accidents sont aussi universels ou particuliers. La science en effet est un accident universel, tandis que la science dÕAristarque est un accident particulier. Or puisquÕon nÕexprime pas simplement la substance (mais quÕon le fait de faon soit universelle soit particulire, cÕest--dire individuellement ni lÕaccident (mais quÕon le fait aussi de faon universelle, soit particulire), la rpartition aboutit quatre genres, alors quÕen principe, elle ne comprenait que la substance et lÕaccident. È On a donc bien : Socrate, la substance particulire ou Ç premire È dans le lexique dÕAristote, dfinie par  IS (pas inhrente un sujet) et  DS (pas dite dÕun sujet) ; lÕHomme, la substance universelle ou Ç seconde È, dfinie par  IS & DS (homme se dit de Socrate, animal se dit dÕhomme [et de Socrate]) ; la science, accident universel, dfini par IS & DS ; la science dÕAristarque, accident particulier, dfini par IS & ÂDS.
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rencontre pas un autre absolument distinct mais rtablit dans le particulier son unit avec lui-mme en tant quÕuniversel 5.
Il y a l en apparence deux extrmes, deux ples philosophiques : lÕun, bocien, antique et mdival, o lÕon pose une limite infranchissable entre universel et singulier, lÕautre, hglien, et moderne, o lÕon orchestre sa transgression. Le schma est simple. Il est simpliste. Certes, beaucoup de philosophes se sont accords et sÕaccorderaient encore dire quÕuniversel et singulier sont des contraires, voire des contradictoires, et que rien ne peut tre la fois lÕun et lÕautre. Il nÕest pas cependant ncessaire dÕtre hglien pour contester ce dispositif. CÕest ce que fait, par exemple, Alain Badiou, dans la deuxime de ses Huit thses sur lÕuniversel, quand il pose, apparemment sans rvrence Hegel, que Ç tout universel est singulier, ou est une singularit È. Pour un mdiviste, historien de la philosophie, la thse badienne est tout sauf paradoxale. Elle est sinon commune, du moins massivement atteste. Plus exactement, les noncs abondent qui posent eux aussi que tout universel est singulier. SÕagit-il, pour autant, de la mme thse ? Il est permis dÕen douter. Pourquoi ? CÕest le type de question qui nous rassemble aujourdÕhui. On peut y apporter des rponses bien distinctes. Certains diront que lÕnonc de Badiou ne rpond pas au mme problme quÕun nonc mdival qui, le cas chant, affirmerait lui aussi que tout universel est singulier (ou le nierait). DÕautres diront que le terme ÔuniverselÕ ne renvoie pas chez Badiou ce quoi renvoie, renvoyait ou renverrait le terme ÔuniversaleÕ chez tel ou tel penseur mdival. DÕautres souligneront que Huit thses sur lÕuniversel ne signifie pas Huit thses sur les universaux. Ce qui revient dire que lesdites thses ne rpondent pas ce que lÕon appelle Ç le È problme des universaux. Toutes ces rponses ont leur mrite et leurs dfauts. Ne nous laissons pas prendre au pige de lÕalternative entre continuit et discontinuit en histoire. Demandons-nous simplement ce que nous entendons rsonner/ raisonner, depuis la scne mdivale, sous cet intitul : Ç LÕuniversel et le singulier È. 6
DÕabord, lÕhistoire dÕun problme ou, plutt, de la gense dÕun problme : celui, prcisment, des universaux. Une manire standard de poser le problme des universaux est : les universaux sont-ils des mots, des choses ou des concepts ? CÕest sous cette forme tripartite que, ds 1845, lÕAcadmie des sciences morales et politiques lÕa fix, avec Victor Cousin, pour la philosophie franaise, et avec elle la dlimitation des trois positions aux
5. G. W. F. Hegel, Esthtique, I, trad. C. Bnard, Paris, Livre de Poche (Classiques de la philosophie), 1997, p. 174. 6. Cf. A. Badiou, Ç Huit thses sur lÕuniversel È, www. ciepfc. fr/spip. php?article 69 (26. 12. 2008) : Ç Il faut donc soutenir que tout universel se prsente, non comme rglementation du particulier ou des diffrences, mais comme singularit soustraite aux prdicats identitaires, quoique, bien entendu, elle procde dans et travers ces prdicats. A lÕassomption des particularits il faut opposer leur soustraction. Mais si une singularit peut prtendre soustractivement lÕuniversel, cÕest que le jeu des prdicats identitaires, ou la logique des savoirs descriptifs de la particularit, ne permet dÕaucune faon de la prvoir ou de la penser. È Badiou ajoute: Ç Il en rsulte quÕune singularit universelle nÕest pas de lÕordre de lÕtre, mais de lÕordre du surgissement. DÕo la thse 3 : Tout universel sÕorigine dÕun vnement, et lÕvnement est intransitif aux particularits de la situation. È
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prises : nominalisme, ralisme, conceptualisme . QuÕon me permette de le rappeler ici, le problme de lÕAcadmie nÕest pas celui qui a aliment, pendant des sicles, la rflexion sur le statut des universaux. Au dpart, il y a, de fait, un questionnaire tout diffrent Ð le Ç questionnaire de Porphyre È, lÕlve de Plotin, lÕditeur des Ennades, le seul philosophe qui lÕon ait jamais conseill de soigner sa dpression par lÕtude intensive de la logique, et qui y soit parvenu. Trois questions donc : 7
[... ] concernant les genres et les espces, [... ] savoir (1) sÕils existent ou bien sÕils ne consistent que dans de purs concepts , (2) ou, supposer quÕils existent, sÕils sont des corps ou des incorporels, et, (3) en ce dernier cas, sÕils sont spars ou bien sÕils existent dans les sensibles et en rapport avec eux 8.
Ce questionnaire figure dans un ouvrage prcis, lÕIsagoge, une introduction la lecture des Catgories dÕAristote. Porphyre, cÕest bien connu, ne rpond pas ses propres questions. Pourquoi ? Ç Parce que, dit-il, elles reprsentent une recherche trs profonde et quÕelles rclament un autre examen, beaucoup plus long È, relevant de la philosophie premire ou, plutt, de la thologie . La premire alternative demande si les genres et les espces, et par extension les autres prdicables Ð diffrence, propre et accident Ð sont ou non des concepts purs, cÕest--dire vides ou ce qui revient au mme pur nant ; la deuxime, une fois pos quÕils existent ou subsistent, sÕils sont ou non des corps ; la troisime, une fois pos que ce sont des incorporels, sÕils existent ou non dans les sensibles. LÕaspect stocien du questionnaire, hrit en fait dÕun de leurs grands adversaires pripatticiens, Alexandre dÕAphrodise, vaut dÕtre soulign. Porphyre, dans ses Sentences, Alexandre, ont pour partenaires ou cibles les stociens. CÕest vident, par exemple, dans la sentence 42, o contre Ç les disciples de Znon È, Porphyre distingue (a) les incorporels, qui Ç subsistent en relation des corps È ('(!) &" *+µ,&, #-.*&,%) Ð la Ç forme immanente la matire, quand elle est conue comme te de la matire È Ð et (b) ceux qui sont Ç entirement spars et des corps et des incorporels subsistant en relation des corps È . On le voit, le questionnaire de Porphyre dans lÕIsagoge est bien, en un sens, thologique ; il lÕest en tout cas dans sa fine pointe, la troisime question, qui ne demande rien de moins que ceci : quelle sorte dÕincorporels sont les genres et les espces ? Sont-ils tous immanents au 9
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7. CÕest sur le conflit entre ces trois positions quÕest ax le programme de lÕHistoire de la philosophie scolastique mis au concours cette anne-l par lÕAcadmie, le prix tant remport par Barthlemy Haurau. Sur ce point, cf. A. de Libera, La Querelle des universaux, Paris, d. du Seuil, 1996, p. 11-12. 8. Porphyre, Isagoge, 1. 2, trad. A. de Libera & A. Ph. Segonds, Paris, Vrin (Sic et Non), 1998, p. 1. 9. Aprs avoir esquiv son propre problme, qui ne cadre pas avec le skopos (but, objet, thme) des Catgories, Porphyre prcise sans ambigut que le point de vue de lÕIsagoge est logique et pripatticien : Ç É voil des questions dont jÕviterai de parler [É] ; en revanche, concernant genres et espces et les autres [termes] en question, comment les Anciens, et tout particulirement ceux du Pripatos, en ont trait dÕune manire plus logique , cÕest ce que je vais mÕefforcer de te montrer. È 10. Cf. Porfirio, Sentenze sugli Intelligibili. Testo greco a fronte, a cura di G. Girgenti, Milan, Rusconi, 1996, p. 158-159. Voir, dans le mme sens, la sentence 19, d. -trad. Girgenti, p. 96-97.
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sensible ? En est-il de transcendants ? Rien ne rclame directement ici une analyse en terme de mots, de choses et de concepts. CÕest pourtant cette question que Porphyre ne pose pas, plutt quÕ la question quÕil pose, et laquelle il ne rpond pas, du moins dans lÕIsagoge, que rpond la tradition des commentateurs. Pourquoi ? Disons que, comme un train, un questionnaire peut en cacher un autre. Ce que font les Commentateurs grecs de lÕIsagoge, Ç introduction È aux Catgories, est simple : ils reportent sur lÕÏuvre de Porphyre le questionnaire qui organise la lecture de lÕÏuvre laquelle elle introduit, autrement dit : le questionnaire portant sur le */$'0), le but, le thme ou lÕobjet des Catgories : les catgories (substance, qualit, quantit, etc. ) sont-elles des -1#,. (des voix), des #$2µ,&, (des concepts) ou des '(3!µ,&, (des choses) ? Ce transfert, cette transposition sur les prdicables dÕune grille de questionnement formule pour les prdicaments, prolonge un premier transfert, une premire reversion ou rtroversion. Qui, en effet, ne reconnaitrait dans la triade -1#,. Ð #$2µ,&, Ð '(3!µ,&, la formulation scolaire, chre au noplatonisme, du triangle smantique mis en place par Aristote dans le chapitre premier du Peri Hermeneias. Ce mouvement rgressif du schme Ç mots, concepts, choses È du Peri Hermeneias aux Catgories et des Catgories lÕIsagoge a un avantage vident : il renforce la cohsion de lÕOrganon, en en homognisant la fois le lexique et le domaine dÕobjets. Les mdivaux abordent un problme des universaux construit sur lÕaristotlisation force dÕun dispositif plus large, o la thorie des incorporels avait encore droit de cit. Les commentateurs ont-ils eu tort dÕoprer ce transfert ? A en juger par le rsultat, non. On discute encore plus ou moins dans leurs termes du problme des universaux, on a depuis beau temps oubli le questionnaire de Porphyre . Avaient-ils de bonnes raisons de le faire ? Sans doute, car cÕtait lÕvidence la meilleure faon dÕadopter, comme le demandait Porphyre, le point de vue des pripatticiens, en sÕexprimant 4$!%/+&5($# sur les prdicables, pour au moins ouvrir le dbat ou lÕenqute cense aboutir hors de lÕOrganon, dans la mtaphysique ou la thologie. 11
11. Dans la philosophie moderne et contemporaine, les principales thses en prsence opposent les partisans des Ç classes naturelles primitives È (A. Quinton), du Ç nominalisme de la ressemblance È (H. H. Price), des Ç universaux È au sens strict, des Ç classes naturelles de tropes È (G. F. Stout) et des Ç classes de ressemblances de tropes È (D. C. Williams) Ð certains philosophes tentant de combiner thorie des tropes et admission dÕuniversaux (J. Cook Wilson). Dans ce qui constitue la meilleure introduction aux problmatiques actuelles des universaux Ð Universals. An Opinionated Introduction, Boulder-San Francisco-Londres, Westview Press (Focus Series), 1989, p. 18 Ð, le philosophe australien D. M. Armstrong prsente ainsi les six thories en question (ma traduction) : Ç 1. Thorie des CLASSES NATURELLES PRIMITIVES (Primitive natural class view) : La classe de toutes les choses blanches constitue une classe naturelle prsentant un degr suffisant de naturalit (a class with a reasonable degree of naturalness). CÕest tout ce que lÕon peut dire propos de ce qui fait quÕune chose blanche est blanche (that is all that can be said about what makes a white thing white). 2. NOMINALISME fond sur la RESSEMBLANCE (Resemblance Nominalism) : Les choses blanches constituent une classe naturelle en vertu du fait objectif quÕelles se ressemblent toutes un certain degr. La ressemblance est un fait objectif mais non analysable. 3. Admission dÕUNIVERSAUX (Universals) : Toutes les choses blanches ont en commun une proprit identique (ou un ensemble de proprits lgrement diffrentes correspondant aux diverses nuances du blanc. 4. Thorie des CLASSES NATURELLES DE TROPES (Natural classes of tropes): Chaque chose blanche a sa propre proprit de blancheur, entirement distincte [des autres blancheurs] (its own, entirely distinct, property of whiteness). La classe des blancheurs constitue une classe naturelle primitive. 5. Thorie des CLASSES DE TROPES fondes sur la RESSEMBLANCE (Resemblance classes of tropes) : Chaque chose blanche a sa propre proprit de blancheur, mais les membres de la classe des blancheurs se ressemblent tous plus ou moins troitement, la ressemblance tant un lment primitif (indrivable). 6. Admission de TROPES et dÕUNIVERSAUX (Tropes plus universals) : Chaque chose blanche a sa propre proprit de blancheur, mais ces proprits particulires elles-mmes ont chacune une proprit universelle de blancheur (but these particular properties themselves each have a universal property of whiteness). È
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Ce nÕest pas du seul montage rversif des trois textes constituant la Logica Vetus quÕa cependant t tir le problme dit des universaux. Le mot ne figurait dÕailleurs pas dans le questionnaire de Porphyre. Il figure en revanche dans le De anima I, 1, 402b7 et les deux Questions quÕAlexandre a consacr ce passage : Que signifie la parole dÕAristote dans le premier livre de LÕåme : Ç LÕanimal pris universellement ou bien nÕest rien ou bien est postrieur È. Cette Ç postriorit È a eu belle fortune. Qui dit postrieur dit antrieur. Il nÕen fallait pas plus pour coupler la division porphyrienne des sciences, modele sur celle dÕAristote, une distinction entre tats de lÕuniversel. LÕalternative ouverte par 402b7 ne pouvait tre accepte, ds le moment que lÕon ne restait pas bloqu dans la premire alternative porphyrienne, et que lÕon entendait soutenir une thorie affirmant la fois que lÕanimal pris universellement nÕtait pas rien, mais nÕtait pas, pour autant, seulement postrieur, autrement dit simple concept abstrait, extrait de ressemblances entre singuliers. CÕest sur ce refus de lÕempirisme strict que les Commentateurs noplatoniciens ont forg la doctrine, harmonisant de fait platonisme et aristotlisme, dite des Ç trois tats de lÕuniversel È. Le concordisme ou la conciliation sont ici le moteur de lÕinvention. De mme que la position finale sur le skopos des Catgories fait la synthse : ni les mots seuls, ni les choses seules, ni les concepts seuls, mais les mots signifiant les choses par la mdiation des concepts , soit lÕensemble du triangle smantique et non pas un seul de ses sommets, cÕest un point de vue unifiant qui est cherch pour penser le statut des Ç prdicables È ou Ç universaux È. CÕest ce que russit Ammonius, avec la thorie des Ç trois tats de lÕuniversel È, '(! &$# '$44$# (antrieurs aux multiples), %# &$&) '$44$&) (dans les multiples), %'' &$&) '$44$&) (postrieurs aux multiples), incorporant la conception aristotlicienne de lÕuniversel Ç abstrait È ou Ç postrieur È des Seconds analytiques la distinction, atteste ds lÕpoque de la Moyenne Acadmie, entre formes immanentes la 12
12. Sur cette synthse des trois positions, cf. Ph. Hoffmann, Ç Catgories et langage selon Simplicius. La question du ÒskoposÓ du trait aristotlicien des Catgories È, in I. Hadot (d. ), Simplicius. Sa vie, son Ïuvre, sa survie. Actes du colloque international de Paris, 28 sept. -1 oct. 1985 Berlin-New York, W. de Gruyter (Peripatoi, 15), 1987, p. 68 et 72-73. La place de Porphyre dans le dispositif est difficile apprcier : selon Olympiodore, il est partisan de la thse '5(' -1#$# selon Philopon et lias, il soutient la thse '5(' #$6µ3&1#; selon Simplicius, il est le premier exgte exprimer la Ç bonne È interprtation du */$'!) des Catgories, lÕinterprtation Ç complte È, cÕest--dire synthtique, qui attribue pour objet au livre Ç les termes prdiqus È ('5(' &$# /,&6!$($7µ"#1#), cÕest--dire Ç les mots simples qui signifient les ralits, en tant quÕils sont signifiants, et non pas purement et simplement en tant quÕlments lexicaux È.
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matire et Ides transcendantes (platoniciennes) . Cette thorie traversera les sicles : on la retrouve, adapte au monothisme, chez les chrtiens syriaques ds les annes 530, mais cÕest seulement au XIIIe sicle quÕelle se rpand chez les Latins grce lÕusage quÕAlbert le Grand fait de la Logique dÕAvicenne, son principal vecteur lÕge universitaire. La thorie dÕAmmonius, reprise par Avicenne, puis par Albert, puis par tous les philosophes et thologiens de la Via Antiqua, propose une sorte dÕOdysse de lÕintelligible universel : thologique, antrieur la chose, paradigmatique, dÕun mot ante rem, lÕuniversel existant dans la pense divine, descend dans le multiple, se particularise, devient in re, ou physique, avant de recouvrer une universalit abstraite dans la pense humaine, post rem, et de se faire mental ou psychologique . 13
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La thorie dÕAmmonius ne rpond directement ni au questionnaire de Porphyre ni au problme des mots, des concepts et des choses, elle affirme la symphonie du platonisme et de lÕaristotlisme : lÕuniversel nÕest ni seulement antrieur la chose, ni seulement immanent la chose, ni seulement postrieur la chose, mais les trois . Elle nÕa dÕintrt que pour qui est vritablement soucieux de concilier Aristote et Platon. L o ce souci nÕexiste pas, elle perd beaucoup de son attrait. On sÕexplique ainsi quÕelle ne joue aucun rle durant lÕAge grco-latin de la philosophie mdivale, disons de Boce Ablard, qui lÕignorent comme ils ignorent Platon et un degr moindre Aristote, et quÕelle nÕen joue aucun non plus dans les courants philosophiques tels que le nominalisme. Ablard nÕvoque jamais la thorie dÕAmmonius, parce que Boce, sa source principale, lÕignore ou ne sÕy intresse pas lui-mme. Ockham nÕen parle que pour lÕamender, et certes pas pour sauver le platonisme ni lÕaccord suppos des deux Ç grandes È philosophies. 15
13. Voir la distinction entre Ç intelligibles premiers È (objets de lÕÇ intellection physique È) et Ç intelligibles seconds È chez Alcinoos, Didaskalikos, chap. 4. 7, d. J. Whittaker, trad. P. Louis, Paris, Belles Lettres (CUF), 1990, p. 7 (= d. C. F. Hermann, Platonis dialogi., BT, t. VI, Leipzig, 1853, p. 155, 39-41) : Ç Et, puisque parmi les intelligibles les uns sont premiers comme les Ides, les autres seconds, comme les formes inhrentes la matire et insparables de cette matire, il y aura ainsi deux sortes dÕintellection, lÕune ayant pour objet les premiers, lÕautre les seconds. È La distinction des trois tats de lÕuniversel est expose par Ammonius, In Porph. Isag., d. Busse, CAG, IV, 3, Berlin, G. Reimer, 1891, p. 41, 10-42, 26 : Ç Pour claircir ce que le texte [de Porphyre] veut dire, prsentons-le au moyen dÕun exemple, car il nÕest pas vrai que [les philosophes] dsignent simplement et au hasard telles choses comme des corps, telles autres comme des incorporels, mais ils le font au terme dÕun raisonnement, et ils ne se contredisent pas non plus les uns les autres, car chacun dÕeux dit des choses raisonnables. Imaginons donc un anneau, avec une empreinte [reprsentant] par exemple Achille, ainsi quÕune multitude de pains de cire ; supposons que lÕanneau marque de son sceau tous les pains de cire ; supposons maintenant que quelquÕun vienne plus tard et quÕil regarde les pains de cire, en constatant que toutes [les marques] viennent dÕune unique empreinte : il aura en lui-mme la marque, cÕest--dire lÕempreinte dans sa facult discursive (dianoia); on peut donc dire que le sceau sur lÕanneau est Òantrieur aux multiplesÓ ; que la marque dans les pains de cire est Òdans les multiplesÓ, tandis que celle qui est dans la facult discursive de celui qui lÕa, imprime, est Òpostrieure aux multiplesÓ et Òpostrieure dans lÕordre de lÕtreÓ. Eh bien, cÕest cela quÕil faut comprendre dans le cas des genres et des espces. È 14. Pour tout cela, je me permets de renvoyer A. de Libera, LÕart des gnralits. Thories de lÕabstraction (Philosophie), Paris, Aubier, 1999 et Mtaphysique et notique. Albert le Grand, Paris, J. Vrin (Problmes et controverses), 2005. 15. Le dbat mdival sur les universaux est souvent prsent aujourd'hui comme opposant platonisme et aristotlisme Ð les philosophes contemporains appellent dÕailleurs Ç platonisme È le Transcendent Realism, cÕest--dire toute thorie admettant lÕexistence de proprits ou dÕuniversaux Ç non instantis È (Ç uninstantiated properties È), et renvoient Aristote la tentative de Ç ramener les universaux sur la terre È, en lui attribuant, comme Armstrong, une thorie des universals in things, Ç whose Latin tag is universalia in rebus È (Universals, p. 77).
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De quoi parlent ceux qui parlent dÕuniversel et de singulier quand ils ne traitent pas du questionnaire de Porphyre ou du problme des universaux dans la version devenue pour nous standard ? Ce qui fait lÕintrt de lÕhistoire de la philosophie mdivale est que lÕon doit, en tout cas que lÕon peut, y filer des intrigues sur la longue dure et suivre dÕautres pistes que celle du commentaire des Ïuvres canoniques, Isagoge ou Catgories. La thologie a son mot dire, de lÕAntiquit tardive la Seconde scolastique. Parler de lÕuniversel et du singulier comme en ont parl philosophes et thologiens du VIe au XVIe sicle, cÕest au minimum : sÕintresser dÕautres couples comme universel et gnral, universel et commun, singulier et particulier ; cÕest se pencher sur la distinction entre thorie de lÕuniversel et mrologie ou, si lÕon prfre, sur ce qui rapproche ou distingue le couple universel-singulier du couple tout-parties ; cÕest suivre les dbats thologiques sur la Trinit et lÕunion hypostatique, et du mme coup sÕintresser lÕhistoire au long cours des relations entre individu, nature et personne ; cÕest sonder les thories du pch originel ; cÕest se tourner vers les thories de lÕabstraction, et sÕengager aussi, ce faisant, sur le terrain min des thories de lÕintellect ; cÕest aborder les thories de la connaissance, de la connaissance dite abstractive de lÕuniversel, de la connaissance dite intuitive du singulier ; cÕest enfin, et qui sÕen tonnera, revenir sur ce qui caractrise les nominalismes et les ralismes mdivaux, dfinir avec prcision leurs positions philosophiques, les analyser et les discuter sur tous les terrains o ils sÕaffrontent, statut ontologique des propositions (dictum propositionis), thorie du signifiable complexement (significabile complexe), thorie de lÕesse obiectivum ou obiective. Tout cela mne loin. DÕautant plus loin que lÕhistoire des problmes Ð ou pour reprendre la formule de Collingwood, des complexes constituts de questions et de rponses Ð a une matire plus riche que celle des QCM : les distinctions, les rgles, les arguments, les exemples en font partie. Universel et singulier mne donc tout ou presque tout Ð en tous les cas bien au-del Ç du È problme des universaux.
Je ne puis tout voquer ici. La seule chose que je puisse faire est de mÕarrter un instant sur la question du singulier. LÕIsagoge de Porphyre ne fait pas de lÕindividu un sixime prdicable. On peut se demander pourquoi Ð ce que les mdivaux font parfois. Aristote et Porphyre nÕen dfinissent pas moins ce quÕest un individu ou un singulier :
É parmi les choses les unes sont universelles, les autres singulires Ð et jÕappelle universel ce qui, par nature, peut servir de prdicat plusieurs sujets, singulier ce qui ne le peut pas16 É
16. Aristote, De interpr., 7, 17a38-40.
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... parmi les prdicables, les uns ne se disent que dÕun seul, comme les individus (par exemple Socrate, cet homme-ci ou cette chose-ci), tandis que les autres se disent de plusieurs (comme les genres, les espces, les diffrences, les propres et les accidents qui sont communs, et non pas particuliers un seul individu) 17.
Deux dfinitions, donc, dont lÕune, celle dÕAristote, parle des choses (pragmata), lÕautre, celle de Porphyre, parle de categouroumena, de prdicables, donc de termes Ð moins dÕadmettre quÕune chose, et non pas seulement un terme, puisse tre dite dÕune autre, et quÕil existe des propositions relles, faites de choses, comme certains ralistes du XIVe sicle le soutiendront . Deux dfinitions qui nous disent ce que signifie universel (prdicable de plusieurs) et singulier (prdicable dÕun seul), sans distinguer singulier et individu. Deux dfinitions qui ne nous disent pas pour autant de quoi un singulier est fait, ce qui constitue tel ou tel individu, tel ou tel singulier, en tant que lÕindividu ou le singulier quÕil est. 18
Dans un clbre passage de lÕIsagoge (7. 19-27), Porphyre crit quÕun individu ((&$µ$#) Ç est constitu de proprits dont le rassemblement ()8($%*µ,) ne saurait jamais se retrouver identique en un autre È . Voil une rponse la question. Mais le problme soulev par les deux noncs prcdents rebondit immdiatement : Porphyre parle-t-il de choses individuelles ou de termes individuels Ð et pourquoi pas de concepts individuels (au sens o lÕon parle dans la philosophie moderne des caractristiques ou des notes, Merkmalen, notae, dÕun concept ) ? LÕalternative mots-choses existe : aujourdÕhui encore on dbat sur la question de savoir si lÕnonc de lÕIsagoge 7. 19-27 propose une thorie de la constitution ontologique ou Ç nature È des individus ou une thorie de la Ç signification des prdicats individuels È . Aux XIe et XIIe sicle, on se demandait sÕil fallait enseigner, cÕest--dire interprter, lire, lÕIsagoge in voce ou in re ou les deux. Le problme est particulirement aigu dans le cas du rassemblement non-rptable de proprits invoqu par 19
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17. Porphyre, Isagoge, 1. 6. 18. Cf. sur ce point L. Cesalli, Le Ralisme propositionnel. Smantique et ontologie des propositions chez Jean Duns Scot, Gauthier Burley, Richard Brinkley et Jean Wyclif, Paris, Vrin (Sic et Non), 2007. 19. Ç É lÕespce qui nÕest quÕespce, [se dit] de tous les individus, et enfin, lÕindividu dÕun seul dÕentre les particuliers. On appelle ÒindividuÓ Socrate, et ce blanc-ci, et le fils de Sophronisque ( condition que Sophronisque nÕait que Socrate pour fils) et celui qui sÕen vient-l. Ces [tres] sont donc appels ÒindividusÓ, parce que chacun dÕentre eux est constitu de caractres propres, dont le rassemblement ne saurait jamais se produire identiquement dans un autre : en effet, les caractres propres de Socrate ne sauraient jamais tre les mmes dans le cas dÕun autre tre particulier, tandis que ceux de lÕhomme, je veux dire de lÕhomme commun, peuvent tre les mmes dans le cas de plusieurs hommes, ou plutt mme dans le cas de tous les hommes particuliers, en tant quÕhommes. È 20. Cf. lÕarticle Ç Merkmal È (A. de Libera), dans le Vocabulaire Europen des Philosophies, sous la dir. de B. Cassin, Paris, Le Robert-d. du Seuil, 2004. Voir aussi sur ce point (comme sur nombre de problmes voqus ici) I. Angelelli, tudes sur Frege et la philosophie traditionnelle, trad. par J. -F. Courtine, A. de Libera, J. -B. Rauzy & J. Schmutz, Paris, Vrin (Problmes & Controverses), 2007. 21. J. Barnes, Porphyry. Introduction, Oxford, Clarendon Press (Clarendon Later Ancient Philosophers), 2003, p. 342 : Ç É that theory has usually been taken to concern not the meaning of individuals predicates but the nature of individual items È.
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Porphyre . On connat au moins trois thories ontologiques de la constitution de lÕindividu par un assemblage de caractres propres dans la philosophie antique : 22
T1 : une substance (premire), une Ç hypostase È, est ce en quoi existe un Ç rassemblement dÕaccidents ()*+,-./0 .1/!2!345678), thorie atteste dans la Suda 23 : T2 : une substance sensible est une sorte dÕassemblage (*7µ-0(6*%)) de qualits prises avec la matire dans laquelle elles existent 24. T3 : un individu est un rassemblement de qualits Ð thorie attribue Porphyre dans lÕIsagoge, et critique par Dexippe 25.
Pour J. Barnes aucune de ces thories nÕest celle de Porphyre. Et lÕide mme quÕelles mettent en Ïuvre est absurde :
É how could Socrates, a thing of flesh and blood, be made or constituted by a set of qualities or accidents ? If you add snub-nosedness to baldness you get a complex quality Ð you do not get a chap 26.
Dans la lecture barnsienne ce que soutient Porphyre est donc seulement Tp : Ç A term is individual if and only if it corresponds to the conjunction of a number of expressions, each of which holds of some one and the same item . È Confirmant lÕadage selon lequel lÕautorit a un nez de cire que lÕon peut ployer volont en tout sens, les mdivaux ont tir de Porphyre toutes les thories possibles, y compris plusieurs thories ontologiques Ð et non pas seulement smantiques Ð de lÕindividuation. Si comme lÕcrit Porphyre, Ç ce ne sont pas 27
22. Sur cette notion et cette problmatique, cf. C. Erismann, La Gense du ralisme ontologique durant le haut Moyen ge. tude doctrinale des thories ralistes de la substance dans le cadre de la rception latine des ÔCatgoriesÕ dÕAristote et de lÕÕIsagogeÕ de Porphyre (850-1110), thse (EPHE-Lausanne), novembre 2006, et, du mme, Ç Un autre aristotlisme ? La problmatique mtaphysique durant le haut Moyen åge. Ë propos dÕAnselme, Monologion 27 È, Quaestio. Annuario di storia della metafisica, 5, 2005, p. 143-60 ; Ç Collectio proprietatum. Anselme de Canterbury et le problme de lÕindividuation È, Mediaevalia. Textos e estudos, 22 (2003), p. 55-71 ; Ç LÕindividualit explique par les accidents. Remarques sur la destine ÒchrtienneÓ de Porphyre È, in C. Erismann & A. Schniewind (d. ), Complments de substance. tudes sur les proprits accidentelles, Paris, Vrin (Problmes et controverses), 2008, p. 51-66 ; cf. en outre J. Brumberg-Chaumont, Smantiques anciennes et mdivales du nom propre, thse (EPHE), mai 2004. 23. Entre no 585 : #'0*&,*%), lignes 1-4 (cit par Barnes, ibid. ). 24. Cette thorie est voque par Plotin dans divers passages des Ennades, dont VI, III, 8, 30-34, o il explique quÕune substance sensible peut bien tre compose de non-substances, puisquÕelle nÕest pas elle-mme vritablement substance, mais uniquement imitation des substances vritables. 25. Sur ce texte et sa vise antiporphyrienne, cf. P. Hadot, Porphyre et Victorinus, II, Paris, Etudes Augustiniennes, 1968, p. 99, n. 4 et R. Chiaradonna, Ç La teoria dellÕindividuo in Porfirio e lÕidis poion stoico È, Elenchos, XXI (2000), p. 303-331 (spc. p. 317-328). 26. J. Barnes, PorphyryÉ, p. 345. 27. J. Barnes, PorphyryÉ, p. 151.
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des diffrences spcifiques qui distinguent Socrate de Platon, mais un concours de qualits qui est propre È Socrate, Ç une combinaison particulire de qualits È (99%0&6&% 9: *7#9($µ;) '$%$&2&1#) , toutes les variations sur le nom propre, les prdicats individuels, le concours de qualits, la qualit propre, lÕ99%1) '$%0# stocien ont t essayes de Boce Ablard sur le thme porphyrien. En gros, lÕon tisse sur une double trame : une thse bocienne o chaque individu est une substance distingue par une qualit propre et la thse porphyrienne qui y voit une collection de proprits, entre ces deux ples, correspondant ce quÕArmstrong appellerait substance-attribute view et bundle-of-tropes view , lÕun qui conserve la substance, lÕautre qui la rsout dans un syndrome de qualits, un faisceau de tropes ou de particuliers abstraits (cette humanit, cette blancheur), le conflit est particulirement aigu ds le XIIe sicle . Certaines thories nous apparaissent dÕun nominalisme dflationniste radical, comme celle qui soutient quÕavoir une qualit propre cÕest tre Ç appel par un nom propre È, quoi lÕon objecte que si la qualit propre se ramenait au nom, un sujet x qui ne porte pas de nom nÕaurait pas de qualit propre, et, rciproquement, que sÕil en avait plusieurs, il aurait autant de qualits propres que de noms, ce qui est absurde . 28
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28. In Cat., Busse, p. 129, 9-10 ; Bods, p. 427, n. 1 : Ç La diffrence entre les substances premires nÕest donc pas chercher dans une qualit essentielle, commune plusieurs, mais [É] dans un Òconcours de qualitsÓ, semble-t-il, accidentelles. Le mot ÒqualitÓ, en lÕoccurrence, nÕest pas prendre au sens strict, car les proprits vises incluent dÕautres dterminations accidentelles (la taille, etc. ). Cette vue des choses, quoique non aristotlicienne, permet certes dÕnoncer un principe dÕindividuation dans lÕordre substantiel, o les individus sont prcisment sujets de multiples proprits non essentielles ; mais comment expliquer lÕindividualit des ralits non substantielles ? Comment tel blanc, par exemple, diffre-t-il de tel autre blanc ? È La moderne thorie des tropes ou Ç particuliers abstraits È est une tentative de rponse cette question. Pour lÕintroduction des tropes dans la philosophie contemporaine, cf. D. C. Williams, Ç On the Elements of Being È, Review of Metaphysics, 7 (1953), p. 3-18 et 171-192. 29. Sur les tropes au Moyen åge, cf. C. Martin, Ç The Logic of the Nominales, or, The Rise and Fall of Impossible Positio È, Vivarium, 30 (1992), p. 110-126 ; J. Marenbon, The Philosophy of Peter Abelard, Cambridge, CUP, 1997, p. 119-30 ; A. de Libera, Ç Des accidents aux tropes. Pierre Ablard È, Revue de mtaphysique et de morale, 4 (2002), p. 509-530 ; La Rfrence vide. Thories de la proposition, Paris; PUF, 2002, p. 122-126 et 269-297 ; Ç Aliquid, aliqua, aliqualiter. Signifiable complexe et thorie des tropes aux XIVe sicle È, in Paul J. J. M. Bakker (d. ), Chemins de la pense mdivale. tudes offertes Znon Kaluza, Turnhout, Brepols, 2002, p. 27-45 ; J. Marenbon, Ç Was Abelard a Trope Theorist? È, in C. Erismann & A. Schniewind (d. ), Complments de substanceÉ, p. 85-101. Sur les tropes, cf. D. M. Armstrong, UniversalsÉ, p. 114-115, 127-188 et 136 ; K. Mulligan, P. Simons & B. Smith, Ç Truth-makers È, Philosophy and PhenomenoLogical Research, 44 (1984), p. 287-321 ; K. Campbell, Abstract Particulars, Oxford Ð Cambridge (Mass. ), Blackwell, 1990 ; P. Simons, Ç Particulars in Particular Clothing: three trope theories of substance È, Philosophy and Phenomenological Research, 54 (1994), p. 553-575 ; A. Chrudzimski, Ç Two Concepts of Trope È, Grazer Philosophische Studien, 64 (2002), p. 137-155. 30. Une superbe mise au point sur les thories ralistes du XIIe sicle dans J. Brumberg-Chaumont, Ç Le problme du substrat des accidents constitutifs dans les commentaires lÕIsagoge dÕAblard et du Pseudo-Raban (P3) È, in C. Erismann & A. Schniewind (d. ), Complments de substanceÉ, p. 67-84 (avec p. 82 et 83 deux schmas reprsentant les relations internes lÕArbre de Porphyre dans les deux principales thories). On dispose prsent dÕune dition critique des quatres versions de P3, dont la premire est attribue au grand adversaire raliste dÕAblard : Guillaume de Champeaux. Cf. Y. Iwakuma, Ç Pseudo-Rabanus super Porphyrium (P3) È, Archives dÕhistoire doctrinale et littraire du Moyen åge, 75 (2008), p. 43-196. 31. Et ne revient pas au fait dÕavoir autant de noms que de qualits propres. Sur la polyonymie chez les canaques, on consultera, de ce point de vue, le grand livre de Maurice Leenhardt : Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mlansien, 1947.
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Primo si nomen est qualitas tunc quando iste caruit nomine, caruit propria qualitate. Secundo, qui ex necessitate tenendum est quod iste tot habet qualitates quot habent nomina É 32.
Une autre thorie explique que la qualit propre dÕun sujet individuel est prcisment Ç la collection de toutes ses proprits È. Son dfaut est manifeste : comme lÕcrivent Petrus Hispanus Non-Papa et lÕanonyme ÔStrenuum negationemÕ, si lÕon identifie la qualit propre dÕun individu une collection de proprits accidentelles elle ne sera pas stable, mais en perptuelle mutation Ð ou variation : Ç ce ne sera pas la mme qualit qui sera signifie aujourdÕhui et hier È par un mme nom propre (on retrouvera tantt le mme argument chez Ablard) ; en outre, un nom propre comme ÔSocrateÕ Ç signifiant la collection de plusieurs proprits sans signifier aucune dÕentre elles en particulier, sera semblable un nom collectif È (cÕest--dire un nom comme ÔpopulusÕ ou ÔexercitusÕ) . Pour dÕautres auteurs, discuts par Petrus Hispanus, dans sa somme de grammaire, un nom propre tel que ÔSocrateÕ ou ÔPlatonÕ signifie Ç une certaine singularit de lÕessence È cÕest--dire Ç une qualit singulire substantielle, dont Socrate tire quÕil est Socrate et Platon quÕil est Platon, È qualit Ç que lÕon peut nommer (nuncupari) du nom forg de ÔplatonitÕ È pour Platon ou de ÔsocratitÕ pour Socrate, Ç comme le dit Boce È . 33
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CÕest en effet Boce qui forge les mots platonitas et socratitas pour distinguer lÕuniversel du singulier . Commentant le Peri Hermeneias 7, 17a38-b3, il explique (1) que certaines Ç qualits È, comme [lÕ]humanit, qui sont Ç communiques plusieurs [choses] È se prsentent la fois Ç comme un tout pour chacune È et Ç comme un tout pour toutes [prises 37
32. Cf. R. W. Hunt, Ç ÕAbsolutaÕ. The ÔSummaÕ of Petrus Hispanus on Priscianus ÔMinorÕ È, Historiographia Linguistica, II/ 1 (1975), p. 110. 33. Cf. R. W. Hunt, Ç ÕAbsolutaÕÉÈ, p. 111 : Ç Quibus illud obviat quod variacionem sequitur variacio proprie qualitatis. È 34. Le texte de ce Pierre dÕEspagne, distinct du Petrus Hispanus papa (le pape Jean XXI), auquel on a longtemps attribu le principal manuel de logique du XIIIe sicle, les Summulae Logicales ou Tractatus, est dit par C. H. Kneepkens dans le volume III de Het iudicium constructionis, Nijmegen (diss. ), 1987. Sur son influence au Moyen åge, voir, du mme, Ç The Absoluta Cuiuslibet attributed to Petrus Hispanus È, in I. Angelelli & P. Prez-Ilzarbe (d. ), Medieval and Renaissance Logic in Spain, Hildesheim, Olms (Philosophische Texte und Studien, band 54), 2000, p. 373-403. Les parallles entre Strenuum Negationem et Absoluta cuiuslibet sont dresss par R. W. Hunt, Ç ÕAbsolutaÕÉ È, p. 110-111. 35. Absoluta cuiuslibet, d. C. H. Kneepkens, p. 26 : Ç Ad quod dicemus quod mutatis eius proprietatibus mutata erit eius propria qualitas nec eadem hodie significabit quam heri. Et si hoc nomen ÔSocratesÕ pluriorum significat collectionem ita quod nullum illorum, videbitur esse collectiuum. È 36. Absoluta cuiuslibet, ibid. : Ç Tertia sententia est quod propria qualitas suppositi sit singularitas essentie quedam, scilicet singularis qualitas et substantialis, a qua socrates habet ut sit socrates, et Plato ut sit Plato, que ficto vocabulo, ut ait Boethius, platonitas potest nuncupari. Hec intelligi potest, etsi non sit proprium nomen. Nominari autem non potest nisi ficto nomine. Cuius consideratio cum propria sit grammaticorum, transferunt quidam ad dialecticam, sed non bene. È 37. Platonitas est plus rpandue que socratitas. Les deux termes ont eu des concurrents malheureux. Les deux premiers Ð lentulitas et appietas Ð ont t lancs par Cicron, pour tre oublis aussitt Ð en dehors dÕune reprise, aussi tardive quÕisole, chez Thomas Hobbes. Au XIIe sicle Richard de Saint-Victor introduit la danielitas, qui aura encore moins de succs. Cf. M. Tulli Ciceronis Epistularum ad Familiares Liber Tertius. Ad Ap. Claudium Pulchrum, 3. 7, ¤ 5 : Ç Illud idem Pausania dicebat te dixisse : Óquidni ? Appius Lentulo, Lentulus Ampio processit obviam, Cicero Appio noluit ?Ó quaeso, etiamne tu has ineptias, homo mea sententia summa prudentia, multa etiam doctrina, plurimo rerum usu, addo urbanitatem, quae est virtus, ut Stoici rectissime putant ? ullam Appietatem aut Lentulitatem valere apud me plus quam ornamenta virtutis existimas ? È. Th. Hobbes (qui a d bien chercher !) reprend les deux dans ses Elements of philosophy, Part 1. Of logic, chap. 3, Of proposition.
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ensemble] È, et (2) que le nom correspondant, par exemple ÔhommeÕ (correspondant humanit) Ç ne dirige lÕesprit vers aucune personne È en particulier, mais Ç vers tous ceux/ celles qui participent la dfinition de lÕhumanit È. Ë lÕoppos, (3) un nom comme ÔPlatonÕ renvoie lÕesprit Ç une seule personne et une substance particulire È, car la proprietas (caractristique) de Platon est une Ç qualit singulire, la platonit (platonitas), incommunicable toute autre subsistance È : Ç Plato enim unam ac definitam substantiam proprietatemque demonstrat quae convenire in alium non potest (Ç Platon, en effet, montre une seule substance et proprit bien dfinie qui ne peut se rencontrer en un autre È). La thse de Boce est simple : un terme universel pris particulirement, comme homo dans aliquis homo, nÕa rien voir avec un terme singulier, comme Plato. Pris particulirement, lÕuniversel reste un universel. Plato, en revanche, Ç ne sera jamais un universel È, car Ç il indique une substance dfinie et une proprietas È quÕon ne peut retrouver ailleurs quÕen Platon. Plusieurs hommes peuvent donc recevoir le nom de ÔPlatonÕ par Ç imposition È, cela ne fait pas de ce nom un universel. Dans ce cas, le nom est Ç commun È plusieurs, mais Ç la proprit ou nature È quÕil dsigne, savoir celle de Platon-le-matre-de-Socrate, ne lÕest pas. LÕhumanit est un universel, pas la platonit . LÕopposition ici introduite est clairement ontologique : dÕun ct, lÕhumanitas, Ç la qualit communique plusieurs qui se montre tout entire en chacun et tout entire en tous È les hommes, qualit dont le nom (nomen) ne conduit pas lÕesprit une personne particulire, mais tous ceux qui participent de sa dfinition (i. e. celle de lÕhumanit) ; de lÕautre, la qualit Ç incommunicable È une pluralit non plus quÕ Ç une autre subsistance È, la qualit singulire, qui est Ç propre un seul È, celle de Platon. On reconnat ici le thme de la communication des idiomes Ð aussi important en thologie quÕen philosophie. CÕest pour cet idiome incommunicable que Boce forge le mot de platonitas, afin de dsigner ce qui Ç nÕappartient quÕ un seul homme, et pas nÕimporte lequel, mais seulement Platon È. Alors que le mot Ç humanit È contient Ç lÕhumanit de Platon et de tous les autres hommes, quels quÕils soient È, le mot Ç platonit È ne convient quÕ un seul, Platon. CÕest ce qui fait que Ç lÕnonc du mot (vocabulum) ÔPlatonÕ lÕesprit de lÕauditeur se rfre une seule personne et une substance particulire È, mais pas lorsquÕil entend prononcer le mot ÔhommeÕ. A la distinction ontologique entre deux sortes de qualits dans les choses Ð les communicables et 38
38. Boce, In Librum Aristotelis Peri Hermeneias II, d. C. Meiser, Leipzig, 1880, p. 136, 1-137, 25 : Ç Alia est enim qualitas singularis, ut Platonis uel Socratis, alia est quae communicata cum pluribus totam se singulis et omnibus praebet, ut est ipsa humanitas. est enim quaedam huiusmodi qualitas, quae et in singulis tota sit et in omnibus tota. quotienscumque enim aliquid tale animo speculamur; non in unam quamcumque personam per nomen hoc mentis cogitatione deducimur, sed in omnes eos quicumque humanitatis definitione participant. unde fit ut haec quidem sit communis omnibus, illa uero prior incommunicabilis quidem cunctis, uni tamen propria. nam si nomen fingere liceret, illam singularem quandam qualitatem et incommunicabilem alicui alii subsistentiae suo ficto nomine nuncuparem, ut clarior fieret forma propositi. age enim incommunicabilis Platonis illa proprietas Platonitas appelletur. eo enim modo qualitatem hanc Platonitatem ficto uocabulo nuncupare possimus, quomodo hominis qualitatem dicimus humanitatem. haec ergo Platonitas solius unius est hominis et hoc non cuiuslibet sed solius Platonis, humanitas uero et Platonis et caeterorum quicumque hoc uocabulo continentur. unde fit ut, quoniam Platonitas in unum conuenit Platonem, audientis animus Platonis uocabulum ad unam personam unamque particularem substantiam referat; cum autem audit hominem, ad plures quosque intellectum referat quoscumque humanitate contineri nouit. atque ideo quoniam humanitas et omnibus hominibus communis est et in singulis tota est (aequaliter enim cuncti homines retinent humanitatem sicut unus homo: si enim id ita non esset, numquam specialis hominis definitio particularis hominis substantiae conueniret): quoniam igitur haec ita sunt, idcirco homo quidem dicitur uniuersale quiddam, ipsa uero Platonitas et Plato particulare. È
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les incommunicablesÐ, Boce fait donc correspondre une distinction entre deux sortes de termes ou noms, les universels (communs) et les singuliers (propres). Comment dfinit-il la qualit incommunicable et singulire ? Par quatre caractristiques, qui jouent aux deux niveaux ontologique et linguistique : 1o elle ne convient quÕ une seule substance singulire et particulire ; 2o elle nÕest propre quÕ un seul et nÕappartient quÕ un seul individu dtermin ; 3o elle est particulire comme le sujet lui-mme est particulier (la platonit est particulire comme Platon est particulier); 4o les noms correspondants ont les mmes caractristiques : ÔPlatonÕ et ÔplatonitÕ sont particuliers comme Platon et la platonit sont particuliers. Analyse ontologique et analyse smantique (ou logique) vont donc clairement de pair : cÕest le couple Platon / ÔPlatonÕ qui est singulier, i. e. incommunicable/ imprdicable /de plusieurs ou dÕun autre (contrairement au couple homme / ÔhommeÕ, qui est universel, i. e. communicable/prdicable /de plusieurs). Cet ensemble de thses sur lÕontologie de lÕindividu, qui comportent lÕvidence un composant Ç linguistique È, intgre la thorie linguistique porphyrienne de lÕimposition des noms. A lÕobjection que le nom ÔPlatonÕ pourrait tre impos plusieurs individus Ð et donc cesser de diriger lÕesprit vers un seul individu caractris par une proprit ou qualit dtermine (la platonit) Ð, Boce rpond quÕun nom peut apparatre comme Ç commun selon le vocable È (une expression quÕexploitera Ablard), mais la proprit de Platon, Ç celle qui tait la proprit ou la nature de ce Platon qui tait lÕauditeur de Socrate, ne conviendra È jamais pour autant un autre individu, Ç mme sÕil est appel par le mme vocable È. Comment distinguer entre cet homme-ci et Platon si lÕon suppose quÕun individu est constitu par un simple faisceau de qualits ou proprits ? Une thorie raliste, critique par Ablard, prsente une vue intressante, qui consiste en deux affirmations :
(1) cet homme-ci nÕest pas produit par lÕensemble de ses proprits accidentelles, Socrate, en revanche, lÕest ; (2) Socrate est produit par lÕensemble de ses proprits accidentelles non en tant quÕil est homme, mais en tant quÕil est Socrate.
Pour les partisans de cette thorie, lÕexpression hic homo (Ç cet homme-ci È), autrement dit un universel affect dÕun dterminant ou dictique, ne note rien dÕautre que lÕhomme pris dans telle essence/tance/tantit personnelle (hominem in hac personali essentia), alors que le nom propre ÔSocrateÕ est dsignateur dÕaccident, designativum accidentis. La thorie comporte trois versions, qui se distinguent selon que ÔSocrateÕ est considr comme dsignant :
1 tous les accidents de Socrate, sparables ou insparables 2 seulement les accidents insparables de Socrate 3 une forme propre, appele Ç socratit È.
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La premire version est la thorie discute par lÕanonyme Strenuum negationem. Ablard prcise ce que ses partisans rpondent lÕargument de la variation. Tous les accidents de Socrate, sparables ou insparables, tant compris dans le nom ÔSocrateÕ, leur thse est que ce nom a t impos de telle faon que, tout instant o il est profr, ÔSocrateÕ signifie tous les accidents que Socrate possde ce moment prcis. On peut rapprocher cette thorie de la notion aristotlicienne dÕÇ unit/entit accidentelle È ou de kooky object (au sens de Gareth Matthews) . Elle me parat prsente dans les discussions contemporaines sur lÕinterprtation de la personne en termes de Ç complexes de tropes È . En quel sens peut-on dire en effet quÕune personne, considre comme un trope-complex Ð que ces tropes soient purement physiques, physiques et mentaux ou purement mentaux Ð demeure la mme personne au long du temps, si elle ne cesse dÕacqurir et de perdre des tropes ou proprits individuelles ? La thorie critique par Ablard communique clairement avec le problme de lÕidentit diachronique. Mais chacune de ses thses ouvre un dossier diffrent : 39
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(1) la signification de ÔSocrateÕ varie frquemment, selon la variation des accidents de Socrate
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(2) ÔsocratitÕ dsigne la collection totale des accidents de Socrate.
Accepter la double variation ontologique et linguistique de Socrate/ÕSocrateÕ, cÕest faire de Socrate un Ç complexe de tropes È, de ÔSocrateÕ un nomen collectivum, et embarquer les deux sur le bateau de Thse. Faire de la qualit propre dÕun individu la collection totale de ses accidents, cÕest esquisser la thse leibnizienne affirmant que tout individu a une notion complte connue dÕavance de Dieu, qui correspond Ç ce que chacun appelle ÒmoiÓ È. Le 39. A savoir lÕentit/unit accidentelle quÕest, par exemple, Socrate-assis Ç that comes into existence when Socrates sits down and which passes away when Socrates ceases to be seated È. Cf. G. Matthews, Ç Accidental Unities È, in M. Schofield, M. Nussbaum (d. ), Language and Logos, Cambridge, 1982, p. 251-262. 40. Discussions qui prolongent les dbats sur la dfinition lockenne de la personne fonde sur la conscience et la mmoire (Ç la con-science fait la mme personne È). Cf. K. Trettin, Ç Persons and Other Trope Complexes. Reflections on Ontology and Normativity È, e-Journal Philosophie der Psychologie, juni 2005, p. 8 : Ç On this scenario, Mary [un individu constitu de tropes] is changing all the time, physically and mentally, in virtue of gaining or losing individual properties (tropes). In which sense then Ð if in any sense at all Ð can one speak about MaryÕs personal identity? On the trope view, Mary obviously does not have a once and for all determined personal identity. Instead she is something like a plurality or aggregate of ÔidentitiesÕ, which are temporally determined by the actual tropes which constitute the complex that is identical with ÔherÕ. Whenever a trope is gained, or a trope is lost (which is due to a certain sub-relation of ontological dependency Ð namely Ð causality), Mary changes her personal identity. All that she is depends on the tropes which constitute her, including eventually the tropes she memorises or anticipates. È Sur ce point, cf. A. de Libera, Archologie du sujet, II, La Qute de lÕidentit, Paris, Vrin (Bibliothque dÕhistoire de la philosophie), 2008. 41. Dans la thorie discute par Ablard, les accidents ont un peu le mme statut quÕune ombre individuelle, ce sont, en quelque sorte des proprits intermittentes. Le problme est que Socrate, lui, nÕest pas un objet intermittent, et quÕil est, en outre, un objet complet. La particularit de cette thorie est de constituer, sous le chef de la Ç socratit È lÕobjet complet Socrate partir dÕun ensemble de proprits qui, tant toutes accidentelles, sont toutes intermittentes ou susceptibles dÕintermittences. En ce sens, il ne suffit donc peut-tre pas de dire que la socratit est un Ç individu compos È. La vraie question est de savoir si Socrate lui-mme ne devient pas, son tour, un objet intermittent. Que reste-t-il, en effet, de Socrate, si sa substantialit se rduit, par ailleurs, lÕessentialit dÕune seule essence matrielle, substance une et absolue quÕaccidentent, chaque instant, des complexes individuels de proprits intermittentes (la socratit, la platonit, etc. ) ?
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Enseigner la philosophie, faire de la philosophie
point (2) est cens supprimer le scandale ontologique/linguistique introduit par (1). La notion de collection totale mriterait donc une enqute part compte tenu de ce rle etÉ de sa postrit : un fil tnu relie en effet lÕindividu selon cette thorie lÕindividuum leibnizien entendu comme sujet possdant une notion individuelle compltement dtermine, capable de fournir par analyse la raison de tous ses attributs . 42
Il est temps de conclure. Nous disions en commenant : Ç Universel et singulier sont des contraires, voire des contradictoires. Une chose, mettons une substance, est ou universelle ou singulire. Elle ne peut tre les deux la fois. Le particulier ne passe pas dans lÕuniversel. LÕuniversel ne passe pas dans le particulier. È Un simple survol de la littrature philosophique du XIIe sicle montre tout le contraire. Et pour cause, la source principale de toutes les discussions du haut Moyen åge sur les universaux, Boce, soutient une thorie du 4 4 Ç sujet unique È du particulier et de lÕuniversel (PL 64, 85C -D ), affirmant que cÕest une mme chose x qui est la fois particulire et universelle, thorie elle-mme complte par une thorie du Ç sujet unique È de la sensation et de lÕintellection, affirmant que la mme chose x est la fois le sujet de la sensation, qui peroit x avec les conditions sensibles qui font de x une chose particulire (i. e. un x : x1 ou x2 ou x3... ou xn), et le sujet de la pense qui peroit x sans ces conditions, i. e. comme ce qui est prdicable de tous les ÔxÕ. LÕune des deux thories critiques dans le De generibus et speciebus pousse lÕide de sujet unique jusquÕ lÕaffirmation quÕil nÕy a pas dÕessences universelles, et que ce sont les individus diversement considrs qui sont eux-mmes les espces, les genres subordonns et les genres les plus gnraux. Cette thorie, connue sous le titre de Ç seconde thorie de la collection È, attribue aujourdÕhui Gauthier de Mortagne ( 1174), est prement discute par Ablard. Jean de Salisbury dcrit ainsi la thse des partisans de Gauthier :
Partiuntur [... ] status43, duce Gautero de Mauritania, et Platonem in eo quod Plato dicunt individuum, in eo quod homo, speciem, in eo quod animal, genus, sed subalternum, in eo quod substantia, generalissimum.
La substance tant dfinie comme genre suprme dans lÕArbre de Porphyre, la division relle du genre substance selon un ordre descendant fournit les moments logiques de lÕinsertion de lÕindividu dans lÕordre ascendant des dnominations. De ce point de vue, en tant que substance, tout individu est genre suprme. Ceci nous ramne la deuxime thse sur lÕuniversel dÕAlain Badiou : Ç tout universel est singulier, ou est une singularit È. JÕai dit en commenant que cette affirmation tait bien atteste au Moyen åge. Mais quelles 42. Cf. G. W. Leibniz, Lettre Arnaud, 23 mars 1690, G II, p. 136. 43. Les partisans de Gauthier Ç divisent les statuts È, autrement dit Ð et littralement Ð les tats de chose (la Sachlage ou Sachverhalt de Husserl) : Platon en tant que Platon a le statut : individu ; en tant quÕhomme : espce ; en tant quÕanimal : genre subordonn ; en tant que substance : genre suprme (gnralissime). Ablard utilise galement le mot status qui dsigne chez lui non pas lÕHomme (ou homme commun de Porphyre, puis des ralistes), mais lÕesse hominem. Sur tout cela, voir le chapitre sur Ablard de LÕArt des gnralits.
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Confrences Ð Alain de Libera
sont les thses qui correspondent en ralit cette formulation ? Je me contenterai dÕen voquer ici deux, bien diffrentes lÕune de lÕautre, pour ne pas dire opposes.
La premire est fournie, au tournant du XIe au XIIe sicle, par le thologien Odon de Cambrai dans son trait sur le pch originel : Ç Est [É] omnis essentia singularis, tam individua quam universalis È, Ç toute essence est singulire quÕelle soit individuelle ou universelle È . Comment ? En tant que lÕessence individuelle comme lÕessence universelle a une singularit dÕessence qui lui est propre par laquelle elle est inspecte sparment des autres, cÕest--dire distingue des autres : Ç utpote habens essentiae suae singularitatem qua sigillatim inspicitur ab aliis È Ð la thse de la platonit discute par Petrus Hispanus NonPapa. DÕo la rgle stipulant que Ç tout individu est singulier, mais tout singulier nÕest pas individuel È (Ç Et sic individuum omne singulare ; non autem omne singulare individuum È). Tout singulier nÕest pas individuel est une thse de prime abord plus droutante que tout universel est singulier. Elle nÕen est pas moins sense. ætre saisi part, pouvoir tre inspect sparment, sigillatim, cÕest--dire discern dÕautres, de tous les autres, voil ce qui fait le singulier : Ç Singulier se dit en vrit de ce qui se laisse discerner de tous les autres par une certaine proprit È (Ç Singulare vero dicitur, quod aliqua proprietate discernitur ab omnibus aliis È). Cette distinction, cette discernabilit, cette discrtion caractrise tout ce qui est, tout ce qui est rel, tout ce qui est quelque chose; on ne la trouve donc pas seulement chez les individus, mais dans les universaux : Ç Haec autem uniuscuiusque rei discretio ab aliis omnibus, non tantum in individuis est, sed et in universalibus È. De fait, les universaux ont tous des proprits qui les distinguent des autres, non certes pour ou par la sensation, mais pour ou par la raison : Ç Habent enim et universalia suas proprietates, quibus etsi non sensu ratione tamen discernuntur ab aliis È. Ç La raison peroit en effet È ou Ç saisit elle aussi la nature des universaux par la force de sa sagacit, et elle les distingue les uns des autres et les distingue des individus È, ce qui fait que, Ç bien quÕils soient communs, les universaux ont une certaine singularit de ou dans leur essence, comme les individus È . Une essence universelle singulire nÕest pas une absurdit. Une espce est universelle en tant quÕelle est prdique de plusieurs individus et singulire en tant quÕelle se distingue de toutes les autres espces subordonnes au mme genre et, au-del, de tout le reste, quÕil sÕagisse des espces subordonnes tous les autres genres, des genres eux-mmes et des individus : ab omnibus aliis. 44
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44 Sur tout ceci, cf. C. Erismann, Ç Singularitas. lments pour lÕhistoire du concept : la contribution dÕOdon de Cambrai È, in J. Meirinhos & O. Weijers (d. ), Florilegium medievale. tudes offertes Jacqueline Hamesse lÕoccasion de son mritat, Louvain-la-Neuve, 2009, s. p.. Sur Odon de Cambrai (alias de Tournai), cf. I. M. Resnick, Ç Odo of Tournai, the Phoenix, and the Problem of Universals È, Journal of the History of Philosophy, Volume 35/ 3, July 1997, p. 355-374. 45. Le texte est dit dans la PL 160, col. 1071-1102. Sur le problme, cf. I. M. Resnick, On Original Sin and a Disputation with the Jew, Leo, Concerning the Advent of Christ, the Son of God, Philadelphie, 1994. 46. Ç Ratio namque naturam universalium vi suae sagacitatis et capit, et ab invicem et ab individuis discernit, ut, quamvis sint communia suae tamen essentiae singularitatem quamdam habeant, sicut individua. È
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Enseigner la philosophie, faire de la philosophie
Toute diffrente est, au XIVe sicle, la thse de Guillaume dÕOckham, qui, lui aussi, soutient que lÕuniversel est singulier. Plus exactement, Ockham explique que singulier se prend en deux sens : premirement pour tout ce qui est un et non plusieurs ; et dans ce cas, si lÕon soutient quÕun universel est une certaine qualit ou une affection de lÕesprit, prdicable de plusieurs, en tant que signe, tout universel est vritablement et rellement singulier Ð car de mme que tout signe vocal commun une pluralit de rfrents par institution est vritablement et rellement un en nombre, de mme toute intention, autrement dit tout concept, de lÕme signifiant plusieurs choses extramentales est rellement et vritablement singulier et numriquement un, car il est une chose et non plusieurs choses, mme sÕil signifie plusieurs choses . Si en revanche, singulier est pris pour tout ce qui est un et non plusieurs, et nÕest pas non plus destin tre le signe de plusieurs choses È, aucun universel nÕest singulier, Ç puisque tout universel est È, cÕest--dire nÕest rien que ce qui est Ç naturellement apte tre le signe de plusieurs choses et tre prdiqu de plusieurs choses È. De cela Ockham infre que rien nÕest universel, si, comme beaucoup le font, on entend par universel quelque chose qui nÕest pas numriquement un . Cette thse se prend la lettre : rien nÕest universel signifie rien nÕexiste qui ne soit pas numriquement un Ð ce qui revient dire que tout ce qui est est singulier. Thse qui se vrifie pour lÕuniversel qui existe : tout universel est une chose singulire ; il nÕy a dÕuniversel que smantique, par signification, au sens prcis o lÕuniversel est un signe, un signe de plusieurs : Ç Dicendum est igitur quod quodlibet uniuersale est una res singularis, et ideo non est uniuersale nisi per significationem, quia est signum plurium. È 47
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Cette thorie, Ockham la place sous lÕautorit dÕun philosophe. Non pas Aristote, ni Boce. Mais Avicenne. Une forme mentale, une forme dans lÕme, est lie une multiplicit, sous ce rapport elle est un universel, car un universel est une intention dans lÕintellect, dont la comparaison, cÕest-dire la relation ses relata, ne varie pas quel que soit celui dÕentre eux que lÕon considre È ; une telle forme, qui est universelle compare ses individus est individuelle, rapporte lÕme singulire o elle est imprime, puisquÕelle fait parties des La thse dÕAvicenne est ainsi prsente par Ockham fomes immanentes lÕintellect. comme strictement quivalente la sienne. Ce que veut dire le philosophe, que lÕon dit 49
47. Ç Est autem primo sciendum quod ÔsingulareÕ dupliciter accipitur. Uno modo hoc nomen ÔsingulareÕ significat omne illud quod est unum et non plura. Et isto modo tenentes quod uniuersale est quaedam qualitas mentis praedicabilis de pluribus, non tamen pro se sed pro illis pluribus, dicere habent quod quodlibet uniuersale est uere et realiter singulare: quia sicut quaelibet uox, quantumcumque communis per institutionem, est uere et realiter singularis et una numero quia est una et non plures, ita intentio animae, significans plures res extra, est uere et realiter singularis et una numero, quia est una et non plures res, quamuis significet plures res. È 48. Guillaume dÕOckham, Summa logicae (Somme de logique), trad. J. Biard, Mauvezin, ditions T. E. R, 1988, p. 50 : Ç Aliter accipitur hoc nomen ÔsingulareÕ pro omni illo quod est unum et non plura, nec est natum esse signum plurium. Et sic accipiendo ÔsingulareÕ nullum uniuersale est singulare, quia quodlibet uniuersale natum est esse signum plurium et natum est praedicari de pluribus. Unde uocando uniuersale aliquid quod non est unum numero, -- quam acceptionem multi attribuunt uniuersali --, dico quod nihil est uniuersale nisi forte abuteris isto uocabulo, dicendo populum esse unum uniuersale, quia non est unum sed multa; sed illud puerile esset È. 49. Ç Et hoc est quod dicit Auicenna, V Metaphysicae: ÒUna forma apud intellectum est relata ad multitudinem, et secundum hunc respectum est uniuersale, quoniam ipsum est intentio in intellectu, cuius comparatio non uariatur ad quodcumque acceperisÓ. Et sequitur: ÒHaec forma, quamuis in comparatione indiuiduorum sit uniuersalis, tamen in comparatione animae singularis, in qua imprimitur, est indiuidua. Ipsa enim est una ex formis quae sunt in intellectuÓ. È
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Confrences Ð Alain de Libera
lÕpoque Ç arabe È, cÕest que lÕuniversel est une Ç intention singulire de lÕme È, naturellement apte tre prdique de plusieurs, et que du fait quÕelle est naturellement apte tre prdique de plusieurs elle est dite universelle, tandis que du fait quÕelle est une forme existant rellement dans lÕintellect elle est dite singulire. Et cÕest ainsi, donc, que ÔsingulierÕ dit au premier sens se prdique de lÕuniversel, mais pas au second.
Vult dicere quod uniuersale est una intentio singularis ipsius animae, nata praedicari de pluribus, ita quod propter hoc quod est nata praedicari de pluribus, non pro se sed pro illis pluribus, ipsa dicitur uniuersalis; propter hoc autem quod est una forma, exsistens realiter in intellectu, dicitur singularis. Et ita 'singulare' primo modo dictum praedicatur de uniuersali, non tamen secundo modo dictum50.
Il y aurait encore beaucoup dire. La thse dÕOckham a t, de fait, passionnment discute. En effet, affirmer que lÕuniversel est singulier revient, on lÕa vu, dire que rien nÕest universel. Cela supprime peut-tre un problme, celui de lÕuniversel, mais cela ne rgle pas celui du singulier. Plus difficile que le problme des universaux, quÕil nÕa pas trait dans lÕIsagoge, est le problme que Porphyre nous a lgu en dfinissant lÕindividu. Est-il philosophiquement raisonnable de soutenir avec une partie de la tradition porphyrobocienne quÕun individu est essentiellement constitu en tant quÕindividu par une collection de proprits accidentelles qui, de surcrot, seraient signifies par un nom comme ÔSocrateÕ ou ÔPlatonÕ ? Peut-on se satisfaire dÕune thse comme celle dÕAblard pour qui dire que lÕindividu est constitu de proprits revient seulement dire Ç quÕil a naturellement autant de noms de proprits que de noms qui ne peuvent sÕadapter aucun autre simultanment par prdication È (Ç habere naturaliter tot proprietatum nomina, quae nulli alii simul per praedicationem aptari queant È) et que cela suffit le distinguer des autres ? Il me semble que la question nÕest pas tranche. Autrement dit : que lÕon peut encore argumenter pour ou contre une thse soutenant que la diffrenciation entre individus se fait Ç du point de vue des nominations, non quant celui de la nature relle È (natura rerum). Philosophie et histoire de la philosophie ici se rejoignent.
50. Et Ockham de poursuivre : Ç É ad modum quo dicimus quod sol est causa uniuersalis, et tamen uere est res particularis et singularis, et per consequens uere est causa singularis et particularis. Dicitur enim sol causa uniuersalis, quia est causa plurium, scilicet omnium istorum inferiorum generabilium et corruptibilium. Dicitur autem causa particularis, quia est una causa et non plures causae. Sic intentio animae dicitur uniuersalis, quia est signum praedicabile de pluribus; et dicitur etiam singularis, quia est una res et non plures res È. LÕuniversel est donc double : naturel et conventionnel, mais dans les deux cas il sÕagit dÕun signe. Ç Verumtamen sciendum quod uniuersale duplex est. Quoddam est uniuersale naturaliter, quod scilicet naturaliter est signum praedicabile de pluribus, ad modum, proportionaliter, quo fumus naturaliter significat ignem et gemitus infirmi dolorem et risus interiorem laetitiam. Et tale uniuersale non est nisi intentio animae, ita quod nulla substantia extra animam nec aliquod accidens extra animam est tale uniuersale. Et de tali uniuersali loquar in sequentibus capitulis. Aliud est uniuersale per uoluntariam institutionem. Et sic uox prolata, quae est uere una qualitas numero, est uniuersalis, quia scilicet est signum uoluntarie institutum ad significandum plura. Unde sicut uox dicitur communis, ita potest dici uniuersalis; sed hoc non habet ex natura rei sed ex placito instituentium tantum. È
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Ateliers Ñ LÕuniversel et le singulier
Compte rendu de la sance de travail sur lÕuniversel et le singulier Olivier Boulnois Directeur d"Etudes l"Ecole Pratique des Hautes Etudes
LÕatelier a consist en deux parties : un expos de ma part, puis une discussion avec les collgues.
I. EXPOS
LÕuniversel et le singulier
Nous lÕexprimentons chaque jour, enseigner la philosophie, faire de la philosophie, cÕest se trouver dans lÕlment de lÕuniversel. Et pourtant, notre pratique de lÕenseignement se veut concrte : nous ne nous dtournons pas de la singularit, de la multiplicit, de la diversit, pour la simple raison que nous nous efforons de les penser, de les formuler dans le langage.
DÕo ma premire remarque : lÕuniversel et le singulier ne sont pas dÕabord des objets, mais le milieu ou la forme de notre pense. Ce nÕest quÕau second degr, titre de rflexion sur notre mthode, que nous pouvons nous tourner vers eux. CÕest pourquoi (outre les questions de difficult pdagogique, voire de difficult intrinsque du problme), il est comprhensible que lÕuniversel et le singulier constituent pour nos programmes, non pas un concept ou un thme dÕtude, mais un repre. CÕest la fois un outil dont nous nous servons tout le temps, et une balise pour notre rflexion. La pratique dÕune pense rigoureuse suppose lÕutilisation de cette paire de concepts.
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Enseigner la philosophie, faire de la philosophie
Seconde remarque : nous rencontrons assez rarement une analyse des concepts dÕuniversel et de singulier chez les auteurs classiques, mme si lÕon peut signaler lÕimportance de la notion de singulier chez Spinoza, celle de lÕindividuation chez Leibniz, de lÕidentit du singulier et de lÕuniversel chez Hegel. Mais quÕest-ce que lÕindividu ? QuÕest-ce que lÕuniversel ? QuÕestce que le singulier qui passe dans lÕuniversel ? Ces concepts sont plus hrits de lÕhistoire quÕanalyss dans leur structure propre. Alain de Libera a soutenu que, sur le problme des universaux, le Moyen Age commence au XVIe sicle et sÕarrte au XIXe. Il entendait par Moyen Age la longue priode dÕobscurit pendant laquelle le problme est rest sous le boisseau: lÕpoque intermdiaire qui interrompt une tradition de rception et de renouvellement permanent du problme hrit de lÕAntiquit. Car la question moderne de lÕempirisme a recouvert la question mtaphysique et logique des universaux : Ç Le nominalisme mdival, du moins celui dÕOccam, nÕest pas une philosophie de la ressemblance, ni sa thorie des universaux une anticipation de lÕempirisme classique È. Car Ç la question des universaux que cherche laborer Occam nÕest pas celle de Locke È1. Nous le savons, cÕest bien au contraire un des grands dbats de la mtaphysique et de la logique mdivales.
Troisime remarque : les concepts de singulier et dÕuniversel sont souvent mis en valeur en raison de leur dimension politique. Reconnatre les individus singuliers, construire la communaut, dfendre lÕuniversit, ce sont autant de faons de faire jouer lÕcart entre singulier et universel. Au contraire, au Moyen Age, la dimension thorique lÕemporte, et il nÕest mme pas sr que les thories politiques de la communaut se soient nourries du concept thorique dÕuniversel.
Or je voudrais montrer ici que lÕtude de la philosophie mdivale permet de renouveler lÕinterprtation du problme de lÕuniversel. Elle permet de renverser la vapeur, dÕtudier ces concepts pour eux-mmes, et non comme la forme de leur application concrte ; de les examiner dans un corpus peu frquent, et trs technique, celui de la logique et de la mtaphysique mdivales ; de faire apparatre leurs enjeux thoriques, et non pas leur application pratique ou politique. Je commencerai par rappeler comment nat lÕopposition entre lÕuniversel et le singulier (I). Puis je montrerai sur quel socle sÕlabore la problmatique mdivale des universaux (II). Enfin, je voudrais rhabiliter le dbat mdival dans toute sa vivacit (III).
1 A.
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de Libera, La Querelle des Universaux, Paris, Seuil, 1998, p. 19, puis 448.
Ateliers Ñ LÕuniversel et le singulier
I. LÕopposition entre lÕuniversel et le singulier. LÕopposition entre lÕuniversel et le singulier semble dÕabord celle du concret et de lÕabstrait. La ralit est compose de choses singulires, toutes distinctes, au moins par le lieu ou le temps. Or lÕuniversel est abstrait. Il soustrait lÕaspect singulier et la diversit inassimilable des choses pour ne retenir de chacune quÕun seul trait, ce quÕelle a de commun avec plusieurs. Le mot semble bien pauvre compar lÕinfinit des dterminations que nous pouvons apercevoir dans la ralit concrte. Pourtant, cette abstraction acquiert une nouvelle proprit : elle devient universelle, elle a le pouvoir dÕtre dite des choses singulires. CÕest la dfinition quÕAristote donne de lÕuniversel dans le Peri Hermeneias, I, 7, 17 a 39-40 : Ç Ce qui a pour nature dÕtre prdiqu de plusieurs È. Soit cette fleur-ci. Je dis : Ç une fleur È. Le langage la saisit dans lÕabsence de tout bouquet (Mallarm), il ne retient quÕun seul aspect: ce quÕelle a de commun avec plusieurs, le fait dÕtre fleur. Il nglige toute la richesse chatoyante du singulier (temps, lieu, couleur, etc. ). Par la transmutation du langage, cÕest devenu une chose universelle : sont impliqus la fois le langage, comme systme de signes, et le concept, comme objet de la pense. Trois caractres se dgagent alors : LÕuniversel est - dans le langage -
hors du temps (pass, prsent, futur)
-
il contient une infinit de choses singulires.
Etymologiquement : universale dsigne ce qui a t tourn vers lÕunit, ce qui a t transform en une unit. Ainsi, lÕuniversel se dit toujours au singulier : pour dsigner ce qui est commun toutes les fleurs, on dit la fleur. Nous avons laiss tomber tout ce qui arrive cette chose, ce qui lui choit, ses accidents (couleur, lieu, temps, etc. ), nous nous sommes concentrs sur lÕessence. LÕon arrive alors une articulation entre divers types de ralits signifies par le langage : 1¡) la fleur singulire : Ç ce coquelicot-ci È 2¡) lÕuniversel : Ç fleur È 3¡) lÕuniversel : Ç rouge È (qui est une couleur multiples instanciations). L sÕinscrit la distinction tablie par Aristote : ÒDans ce qui est, il y a (1) ce qui se dit dÕun sujet donn mais nÕest dans aucun sujet, par exemple ÔhommeÕ se dit dÕun sujet, de tel homme donn, mais nÕest dans aucun sujet; (2) ce qui est dans un sujet, mais ne se dit dÕaucun sujet Ñ je dis Ôdans un sujetÕ pour ce qui existe dans quelque [chose] sans en tre une partie, et dont il est impossible quÕil ait une existence spare de ce dans quoi il est Ñ, par exemple, telle comptence donne en grammaire est dans un sujet, lÕme, mais ne se dit dÕaucun sujet, et tel blanc donn est dans un sujet, le corps Ñ car toute couleur est dans un corpsÑ, mais ne se dit dÕaucun sujet; (3) ce qui se dit dÕun
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Enseigner la philosophie, faire de la philosophie
sujet et est dans un sujet, par exemple, la connaissance est dans un sujet, lÕme, et se dit dÕun sujet, la comptence en grammaire; (4) ce qui ni nÕest dans un sujet, ni ne se dit dÕun sujet, par exemple, tel homme donn, tel cheval donn Ñ car aucun des items de cette sorte nÕest dans un sujet, ni ne se dit dÕun sujet Ñ; en un mot, les items individuels et numriquement uns ne se disent dÕaucun sujet, sans que rien nÕempche certains dÕentre eux dÕtre dans un sujet; car telle comptence donne en grammaire relve de ce qui est dans un sujetÓ. (Aristote, Catgories ch. 2, 1 a 20- b 9 ; trad. F. Ildefonse, J. Lallot, Seuil, 2002, p. 59-61) Certaines choses sont dans un sujet et dÕautres ne sont dans aucun sujet. Il faut alors dire les tants selon une double relation : tre dans (un sujet), tre dit (dÕun sujet). Ces deux relations dfinissent un tableau quatre termes : ! Les choses accidentelles comme la rougeur, la grandeur, le fait dÕtre ici, etc., nÕexistent pas en elles-mmes : cÕest la rougeur de quelque chose, etc. Ce sont des caractres qui arrivent quelque chose (des accidents), ils existent dans un sujet. Au contraire, les substances ne sont pas dans un sujet, mais elles peuvent tre sujet pour dÕautres choses. ! Le singulier nÕest pas dit dÕun sujet ; il recouvre la fois les substances et les accidents, tandis quÕil existe des attributs universels ou des accidents universels, dits du sujet ou de ses accidents singuliers.
Substances :Accidents : pas dans un sujet. dans un sujet
Les choses universelles :Fleur La couleur se disent dÕun sujet.
Les choses singulires :Cette fleur-ci Cette couleur-ci ne se disent pas dÕun sujet.
Deux types de prdication (dÕattribution) sont alors possibles :
1¡) La prdication de haut en bas : X est Y : ceci est une fleur (Sujet singulier Ð copule Ð prdicat universel).
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Ateliers Ñ LÕuniversel et le singulier
2¡) Attribution de droite gauche/ X possde Z : La fleur a le rouge ; cette fleur a ce rouge-ci. (substance Ð accident). CÕest autour du statut des attributions que se noue le problme des universaux : lÕuniversel est un prdicat dit de plusieurs (sujets).
II. LÕorigine de la querelle des universaux. Or cÕest l que surgit la question du statut des universaux. Plus exactement, elle surgit du tlescopage entre le problme de la prdication (que nous venons de voir) et le problme des prdicables. Si je dis : Ç Socrate est un homme È, jÕunis un sujet singulier un prdicat universel, commun tous les hommes. Ç Homme È est une espce, cÕest--dire un des cinq prdicables isols par Porphyre (genre, espce, diffrence, propre, accident). Mais quÕest-ce qui est commun tous les hommes ? Demander cela, cÕest demander quel est le statut des prdicables (notamment les deux prdicables embots, le genre et la diffrence). CÕest le fameux questionnaire de Porphyre : Ç Concernant les genres et les espces [É] savoir (1) sÕils existent ou bien sÕils ne consistent que dans de purs concepts, ou, supposer quÕils existent, (2) sÕils sont des corps ou des incorporels, et, en ce dernier cas (3), sÕils sont spars ou bien sÕils existent dans les sensibles et en rapport avec eux Ñ voil des questions dont jÕviterai de parler, parce quÕelles reprsentent une recherch trs profonde et quÕelles rclament un autre examen, beaucoup plus longÈ (Porphyre, Isagog ¤. 2, (trad. Libera-Segonds, Paris, Vrin, 1998, p. 1). A. de Libera a rappel comment ce questionnaire tait rabattu par les commentateurs grecs, puis latins, sur le problme du trait De lÕInterprtation chap. 1 (les paroles, les penses et les choses), par le biais dÕune rflexion sur lÕobjet des Catgories, et devenait ds Simplicius le problme de savoir si les universaux sont des mots, des concepts ou des choses. Autrement dit, la rponse, sinon le problme des universaux, est le rsultat dÕun montage textuel extrmement complexe, qui sÕefforce de donner lÕÏuvre dÕAristote la cohrence dÕun systme. Inutile pour nous de suivre dans tous ses mandres le problme des universaux travers son histoire grecque, arabe et mdivale. A. de Libera lÕa fait dans la confrence plnire. Il suffit de montrer que la problmatique elle-mme, avec son rythme ternaire (les mots, les concepts et les choses), dessine dÕavance les trois positions classiques : raliste (les universaux sont des choses), conceptualiste (ce sont des concepts), nominaliste (ce sont des mots). Le problme des universaux est donc tout sauf un problme de vision du monde : il nÕy a pas deux visions du monde ternelles, lÕune raliste, lÕautre nominaliste, ni mme un
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engendrement successif des systmes de pense, qui passeraient du mode naf au mode dgris, scientifique, du nominalisme. Le problme des universaux est un artefact philosophique, il provient dÕun corpus, il sÕinscrit dans une histoire, celle de la mtaphysique occidentale. Il se dveloppe notamment avec la recherche dÕune cohrence donne au corpus logico-mtaphysique dÕAristote2.
III. Remarque sur le dbat philosophique. Je voudrais enfin montrer que le dbat est ouvert. QuÕil nÕy a pas une volution irrsistible vers une solution plutt quÕune autre, mais que chacune sa valeur philosophique. CÕest ce que nous rappelle la philosophie analytique contemporaine, o lÕon retrouve des arguments aussi bien en faveur du nominalisme (comme chez Goodman) que du ralisme (comme chez Mulligan, Simons and Smith), et toute une palette de positions intermdiaires. Or pour que le dbat soit possible, il faut que les trois positions soient senses. Je voudrais pour cette raison examiner le parent pauvre de la doctrine des universaux, le ralisme. LÕhistoriographie prsente souvent le ralisme comme une thse nave, face la position nominaliste qui aurait la lucidit de reconnatre que les universaux ne sont que des fictions. Il le prsente aussi comme un ralisme extrme, ce qui veut souvent dire absurde. Je voudrais au contraire montrer que le ralisme est tout sauf naf. DÕabord, ce nÕest pas une vision du monde. Il rpond un problme historique, il fait lÕexgse dÕun corpus, celui de la pense dÕAristote principalement, mais aussi des lments de stocisme et de noplatonisme. Ensuite, il a sa justification thorique. Rappelons-nous lÕanalyse de Peirce, qui se proclame raliste scotiste tire-larigot. Pour Peirce, la science moderne exige le ralisme : la mthode scientifique exige quÕil y ait Ç des choses relles, dont les proprits sont entirement indpendantes de nos opinions È3. Ainsi, le ralisme, cÕest--dire lÕexistence relle dÕun corrlat objectif aux lois de la nature, est la condition de possibilit de la science4. Peirce reprend une analyse Duns Scot. Pour le Docteur subtil, si la science nÕtait fonde que dans notre intellect et non dans la chose, quand nous connaissons un concept, nous ne connatrions rien de rel, Ç et notre opinion ne serait pas change du vrai au faux en raison
Il se combine naturellement avec une problmatique de la science. Selon les Seconds analytiques, II, 31, 87 b 38-39, il nÕy a de science que de lÕuniversel. LÕuniversel est Ç une unit dans la multiplicit È (Seconds Analytiques II, 19, 100 a 6-8). Ce qui semble entrer en contradiction avec Mtaphysique M, 10 : la connaissance du singulier est la science en acte. Mais ce problme nous emmnerait trop loin. 2
3
Collected Papers 5. 384 (W III, 254).
4
Collected Papers 1. 20; 4. 1.
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dÕun changement dans lÕexistence de la chose È5. Autrement dit, si toute notre connaissance nÕtait quÕune fiction, forge par notre intellect, notre connaissance ne pourrait jamais tre falsifie. Le nominalisme peut expliquer les sciences comme reprsentations des choses, mais seul le ralisme peut permettre de comprendre leur falsifiabilit. Duns Scot est un disciple de Karl Popper. Les Theoremata justifient ainsi la position de Duns Scot : Ç Ë tout universel correspond dans la chose un certain degr dÕentit, o se rencontrent les [ralits singulires] contenues sous lÕuniversel lui-mme. [É]. En effet, si aucun universel prdiqu quidditativement (in quid) du singulier extrieur nÕest caus par une intellection, [É] il lui correspond quelque chose (aliquid) dans la chose (in re), car tout intelligible, soit est dans la chose, soit est caus par une intellection. Mais ici, on nÕentend pas quÕil correspond seulement comme un fondement, car cÕest ainsi que quelque chose correspond aux intentions secondes. Sans quoi en effet, on ne dirait pas plus que Ç homme È est universel que Socrate . Mais Ç correspondre dans la chose È signifie tre pris comme un suppt rellement identique cet universel, de sorte que les universaux ne sont pas des fictions de lÕintellect. Dans ce cas en effet les prdicats ne seraient jamais prdiqus quidditativement de la chose extrieure, ni ne relveraient de la dfinition, et la mtaphysique ne serait pas diffrente dÕune logique. Bien plus, toute science serait une logique, puisque toute science porte sur lÕuniversel. CÕest pourquoi, selon lÕordre des universaux, il y a des degrs dÕentit dans lÕindividu. È (Duns Scot, Theoremata, I, ¤. 30-31 ; ed. G. J. Etzkorn, R. Green, T. Noone, Saint Bonaventure, Opera Philosophica II, New York, p. 600 ; trad. O. Boulnois)
Pour Duns Scot, le ralisme est la condition de possibilit de la connaissance vraie. Toute connaissance vraie suppose une correspondance entre ce que pense notre intellect et un tat de chose. La difficult est de comprendre sur quoi se fonde cette correspondance. Duns Scot se garde bien de dire que lÕuniversel dans la ralit est lui-mme une chose, puisque toute chose est singulire. Sa formulation est bien plus prcise : Ç A tout universel correspond dans la chose un certain degr dÕentit, o se rencontrent les [ralits singulires] contenues sous lÕuniversel lui-mme È6. LÕuniversel se dit de multis, dÕune multiplicit relle. Mais lorsque notre connaissance est vraie, les diverses ralits concordent jusquÕ un certain point, elles ont un certain degr de ralit commune. Ici, il faut prendre garde au sens des mots, ralit ou entit sont synonymes : ils dsignent un aspect rel dÕune chose donne, mais ils ne sont pas Quaestiones in libros metaphysicorum Aristotelis, VII, q. 18, ¤. 58 (Opera philosophica III, 354): Òesse in intellectu primo modo vel secundo non est nisi habere relationem rationis ad intellectum. Illud autem, quod est in re, bene habet istam relationem; ergo illud quod est universale, est in re. [¤. 59] Confirmatur: aliter in sciendo aliqua de universalibus, nihil sciremus de rebus sed tantum de conceptibus nostris, nec mutaretur opinio nostra a vero in falsum propter mutationem in exsistentia rei. Ó
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Theoremata p. I, prop. 4, ¤. 30 (Opera Philosophica II, p. 600).
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des choses part entire, ni mme des parties de la chose. Une mme chose recouvre divers aspects, diverses ralits ; et mme si ces ralits sont distinctes entre elles (telle la blancheur et la chaleur dÕun corps blanc et chaud), elles sont identiques au sujet (puisquÕil nÕy a pas de blancheur sans substance blanche). Le ralisme des universaux ne signifie donc pas que lÕuniversel est une chose. Il signifie que lÕuniversel est Ç un certain degr dÕentit È, un certain degr de ralit : lÕuniversel nÕest pas quelque chose, cÕest un aspect rel du ct de lÕobjet qui fonde notre connaissance et notre prdication. Sa ralit du ct de lÕobjet consiste dans la rencontre (convenientia) de plusieurs objets singuliers dans un ensemble de caractres communs : Platon et Socrate, qui sont des tres singuliers, ne sont pas seulement leur singularit, ils ont en commun lÕhumanit ; leurs caractristiques propres concordent, se rencontrent ; ils partagent un certain nombre de traits communs qui dfinissent lÕespce (en plus de leur singularit). Si une ralit est intelligible, ce nÕest pas parce quÕon se forgerait un concept projet sur lÕobjet. Cela dfinit aussi bien les fictions, les entia rationis que les connaissances vraies. Mais cÕest parce quÕil y a une correspondance entre quelque chose de rel dans lÕobjet et quelque chose de rel dans notre connaissance. Beaucoup de points mritent une lucidation. Je nÕen retiendrai quÕun. Que veut dire Ç correspondre dans la chose È ? Duns Scot examine lÕhypothse selon laquelle cela signifie simplement que le concept a un Ç fondement È du ct de la chose. Socrate est rellement animal et homme, nous ne pourrions pas appliquer ces termes Socrate en vrit si elles nÕtaient pas globalement fondes sur quelque chose en lui. CÕest insuffisant, car de la mme manire, nos intentions secondes, nos purs concepts mentaux, visent bien quelque chose de rel. Or si les intentions secondes sont bien une rflexion au second degr sur la vise des objets, un pur concept mental, elles ne permettent pas de distinguer lÕintellection du singulier (Socrate) et celle de lÕuniversel (homme) : propos du concept dÕhomme, penser (au second degr) le concept de concept nÕest pas justifier son universalit. CÕest mme ignorer celle-ci, ignorer lÕcart entre le concept de Socrate et le concept dÕhomme. Il ne suffit pas de savoir que lÕuniversel est un signe mental pour expliquer en quoi certains signes sont dits du multiples (les noms communs) et dÕautres pas (les noms propres)7. Au contraire, il faut apercevoir un fondement diffrenci dans la chose. Car ce nÕest pas au mme degr que Socrate a une nature commune avec tous les animaux, une nature commune avec tous les hommes et sa nature propre dÕindividu Socrate (qui deviendra le principe dÕindividuation). Il faut admettre la distinction de trois degrs de ralit dans la chose, car on ne peut pas dire que le nom propre (Socrate), qui renvoie un seul terme, est un universel au mme sens que le nom commun (homme) ou le nom gnrique (animal). Il y a trois ordres de prdication distincts, donc trois ordres de ralit dans lÕobjet. CÕest lÕautre hypothse qui est la bonne. Ç Correspondre dans la chose È signifie tre pris Ç comme un suppt rellement identique cet universel, de sorte que les universaux ne sont 7
Quaestiones in Metaphysicam VII, q. 13, ¤¤. 127-128 (IV, 262).
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pas des fictions de lÕintellect È8. Si lÕuniversel a un fondement, ce nÕest pas simplement parce quÕil est admis que mon concept vise un objet, mais quÕil a une contrepartie relle, parce que la ralit laquelle mon concept se rfre est rellement identique au suppt de la prdication. Scot ne dit prcisment pas que les universaux existent sparment, ce serait du platonisme, il dit que les universaux existent rellement, mais quÕils se confondent dans lÕunique objet existant. Quand je dis : Ç Socrate est un homme È, le rfrent de mon concept universel (homme) est rellement identique au sujet, Socrate, signifi par un nom propre. Mais il est aussi, un autre degr, animal, et pourtant ce nÕest pas animal, ni homme, qui existe. Ce qui existe, cÕest Socrate, qui est rellement un homme et rellement un animal (rationnel). CÕest deux aspects sont rellement identiques lui, mais il nÕexiste quÕune seule chose, Socrate. La distinction des ralits est compatible avec lÕunit de lÕexistant.
En guise de conclusion, pour revenir sur mes trois remarques initiales : 1¡) LÕtude de la philosophie mdivale nous permet de revenir sur notre propre mthode, en lÕoccurrence sur la correspondance entre la forme de notre discours et lÕobjet que nous visons. 2¡) Elle permet aussi de dfricher des champs totalement neufs. Elle nous permet dÕaccder la prhistoire o se sont labors la plupart des concepts de la philosophie occidentale. CÕest en quelque sorte le moment o sÕlabore la rgle du jeu, de manire souvent collective et anonyme, grce laquelle les grands philosophes modernes vont chacun jouer sa partie. 3¡) Elle nous permet dÕtudier les concepts leur lieu de naissance thorique, avant toute application thique ou politique. Ceci mÕamne deux remarques de mthode. 1¡) Nous ne pourrons conqurir un accs libre la pense que si nous explorons la partie immerge de lÕiceberg, le socle impens sur lequel sÕappuient les discussions de notre poque. Ce type de considrations inactuelles est sans doute plus essentiel et plus urgent pour librer la pense que les rponses immdiates aux faux dbats contemporains. 2¡) Outre un travail gnalogique, lÕtude de la philosophie mdivale permet dÕentrer de plain-pied dans les dbats contemporains. En effet, la question des universaux a t rouverte, depuis le XIXe s., avec des logiciens et mtaphysiciens comme Bolzano, Meinong et Frege. CÕest celle que prolonge la philosophie analytique, avec le dbat complexe entre nominalistes et ralistes. LÕtude du Moyen Age appelle donc la fois une mthode gnalogique (qui retrace, la 8
Theoremata p. I, prop. 4, ¤. 31, 600.
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Foucault, la naissance et lÕhistoire dÕun problme), et une mthode analytique (qui sÕinterroge sur la validit et la vrit des diverses rponses possibles). CÕest donc un renversement historiographique que nous sommes appels. Comme le montre lÕexemple des concepts de singulier et dÕuniversel, la philosophie mdivale nous permet de revenir aux fondements de notre pense. Elle est sans doute lÕavenir de la philosophie que lÕon fait. Je crois quÕelle peut tout autant tre le prsent de la philosophie que lÕon enseigne. Il nous appartiendra dÕen dbattre, mais je crois au moins quÕenseigner la philosophie, cÕest le mme acte que celui de faire de la philosophie.
II. DISCUSSION
La discussion a port sur les textes cits, puis, plus gnralement, sur le problme des universaux, et enfin sur lÕenseignement de la philosophie mdivale en terminale. Les participants ont soulign quÕils pouvaient faire intervenir les rflexions mdivales comme outil propos de nombreuses notions de philosophie. Ils ont indiqu quÕil nÕtait pas plus difficile maintenant de parler de philosophie mdivale que de parler de la Logique de Hegel. Ils ont cependant dplor 1¡) lÕinsuffisance de la formation universitaire en philosophie mdivale ; 2¡) le manque de traductions, et notamment de traductions varies des textes de philosophie mdivale. Une anthologie de la philosophie mdivale en plusieurs volumes serait vivement souhaite. JÕai personnellement t admiratif devant la richesse des dbats mtaphysiques (qui ont port notamment sur Aristote et ses interprtations), devant la vive passion de nos collgues pour la philosophie mdivale, et devant leur souci constant de transmettre leurs lves des rflexions solides, bien informes, dÕune manire qui contribue lÕpanouissement de leur pense.
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