MOI, ASSASSIN
Denoël Graphic est dirigé par Jean-Luc Fromental www. denoel.fr © 2014 Éditions Denoël 33, rue Saint-André-des-Arts, 75006 Paris ISBN papier 978-2-207-11688-3 - ISBN numérique 978-2-207-11690-6 B26449 N° Édition : 278915 Dépôt légal : septembre 2014 Achevé d'imprimer en octobre 2014 par Unigraf, Espagne Conception graphique & lettrage : Gérard Lo Monaco / Nicolò Giacomin
[email protected] Deuxième édition
ANTONIO ANT ONIO ALTA ALTARRI RRIBA BA & KEKO KEK O
Traduit de l'espagnol par Alexandra Carrasco
Je vis une espèce d’arc fort petit et d’une construction singulière, qui avait appartenu à un Espagnol dont l’unique plaisir consistait à lancer au moyen de cet arc (sans autre intention que celle d’une destruction gratuite) plusieurs épingles empoisonnées dans les rues et dans les foules où il se trouvait, soit dans les places publiques soit au sortir des églises. Cette manie bizarre de faire le mal pour le seul plaisir de le faire est une des passions de l’homme la moins comprise et par conséquent la moins analysée et que j’oserais cependant croire possible de faire rentrer dans la classe commune des délires de son imagination. D.A.F. de Sade , Voyage d’Italie
Tuer n’est pas un crime.
Tuer est un art.
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L’art dans lequel nous excellons et que nous perfectionnons depuis les origines…
L’assassin travaille la matière la plus précieuse et difficile à manier : la vie…
Il requiert détermination, sens de la planification, esprit de transgression, planification, concentration, compétences techniques, engagement émotionnel…
Expression d’une radicalité absolue absolue,, il crée en donnant la mort…
Tuer est l’acte transcendant par excellence
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T’es en retard… et la salle est archicomble… Vite … ! Dépêche-toi !
Ils sont tous venus… Même Carlos Alarcón… Il doit être vert de jalousie qu’on t’ait proposé d’assurer la conférence de clôture…
T’as une tache sur la poche de ta gabardine… Pense à la porter au pressing. pressing. Quelle tête en l’air… !
C’est sûrement ton stylo qui a fui…
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Pour clore ce congrès, nous avons le plaisir d’accueillir une personnalité hors pair… Il enseigne à l’université du Pays basque, ses travaux lui ont valu une reconnaissance nationale et internationale… internationale… Il dirige la revue Trémula, dédiée à la représentation représentation de la douleur dans la peinture occidentale. occidentale. Il fait partie du groupe de recherche " Art et cruauté "…
J’ai nommé le professeur professeur Enrique Rodríguez Ramírez, à qui je cède la parole…
Merci…
Je remercie le professeur professeur Eduardo Marín de sa présentation… et l’Université autonome de Madrid pour l’organisation de ce congrès… Merci à vous tous de votre présence…
J’appelle cela "meurtre impromptu "… car il est imprévisible et improvisé…
Diviniser les uns et effrayer les autres, tel est le propos de l’art… Il suscite l’admiration ou la crainte… Ainsi, délibérément ou non, il renforce le pouvoir…
La politique est à l’origine des arts plastiques…
Disons plutôt partiellement improvisé… J’avais J’avais repéré au préalable un tronçon de rue sans caméras… je m’étais entraîné au geste d’égorger…
Mais j’ai choisi ma victime au dernier moment…
Nombre de religions reposent sur des meurtres barbares… Le christianisme a instauré une longue tradition d’art et d’horreur… Danses macabres, macabres, triomphes de la mort, supplices de l’enfer, apocalypse, martyrs… Le tout présidé par l’icône de la crucifixion…
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J’aime ces interventions interventions aussi publiques qu’anonymes…
Rops, Dix, Ensor, Grosz, Delvaux, Munch et Balthus Delvaux, en passant par LuciAn Freud et le body art…
Et surtout aussi tranchantes…
L’art moderne, qui débute avec a vec Goya, n’a n’a pas abandonné sa vocation à terrifier…
La Crucifixion de Grünewald constitue un bon exemple de cet art de la cruauté…
Une lame aiguisée, un geste rapide, une entaille précise… et le pauvre malheureux est mort sans même s’en rendre compte…
Il s’écroule dans un soupir… avant a vant de pouvoir crier…
Ce retable fut peint pour la consolation des victimes du feu sacré… une maladie provoquée par l’ergot du seigle… Les gens souffraient de gangrène et mouraient DANS d’atroces souffrances… Et afin de montrer que nul ne souffre plus que Dieu, cette crucifixion, plus que douloureuse, est convulsive…
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En un clin d’œil, je coupe le fil de la vie… et je vois la mort les foudroyer, foudroyer, la perplexité s’emparer de tous…
La mort demeure le plus grand spectacle du monde… Le sang jaillit et…
Mais il y a un détail… On a beaucoup parlé de l’expressivité des mains du Christ… Mais observez comme elles dialoguent et forment un cercle avec celles de la Vierge, de Saint Jean, de Marie Madeleine,, du Baptiste… Madeleine
Pardon… je disais qu’il y a un détail imperceptible,, mais imperceptible significatif… significa tif… une tache de sang… Une épaisse traînée quasi coagulée qui coule jusqu’au sol… l’essence divine touche terre… C’est la preuve de l’humanité du Christ…
J’avais déjà réalisé un " impromptu " il y a plus J’avais de vingt ans… Je n’aime pas me répéter… D’ailleurs D’ailleurs,, je ne dois pas me répéter… répéter… Mais pour une fois… fois…
Je sais bien que l’artiste l’artiste pur n’attend n’attend aucune reconnaissance… reconnaissance… Il peut, peut, et même il doit se passer du public… Je ne cherche pas à êt re applaudi, mais à observer les réactions provoquées par mon œuvre… L’ " impromptu " est l’unique action pour laquelle je m’autorise des spectateurs…
Car il n’est rien de plus humain qu’un cadavre.
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Tu as été formidable… Carlos Alarcón t’attend t’a ttend pour te féliciter…
Je le vois… En compagnie de son inconditionnelle Carmencita…
Impressionnant, Enrique… Comme toutes tes interventions… Mais il me semble que tu as déjà publié toutes ces idées depuis longtemps…
Je sais que je t’impressionne t’impressionne,, Carlos… Mais ça n’a pas l’air de durer longtemps… Car je n’ai rien publié de tout cela… L’idée du sang se répandant sur le sol est totalement Merci… inédite… On se voit tout à l’heure au dîner…
Peut-être plus si inconditionnelle que ça…
N’écoute pas ce que dit Carlos… Avec Avec l’âge, il devient grincheux… Tu as été génial… D’ailleurs tout ce que tu dis est toujours si original…
Merci, Carmen…
Non, je ne peux me répéter… Je ne peux non plus tuer une connaissance… Surtout si sa mort m’avantage… Voilà mes deux règles d’or…
Et puis tu n’as pas mentionné l’inscription… " Illum oportet crescere, me autem minui "… " Il convient qu’il croisse et que je diminue ", dit le Baptiste en désignant le Christ… C’est important pour comprendre le retable et dénoncer l’arrivisme régnant… Aujourd’hui tout le monde veut croître et personne ne se dévoue pour diminuer…
Je ne peux pas tuer tuer deux fois selon selon la même méthode car la police a vite fait d’établir des recoupements… Cela m’oblige à chercher la nouveauté pour chaque intervention…
Je t’av t’avais ais bien dit que Carmencita n’était plus une inconditionnelle… Elle a flairé le nouveau mâle dominant… Et une femelle dans son genre ne se trompe pas…
Le seul qui doit diminuer, ici, c’est toi… pour céder la place au véritable messie…
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Ton tour est arrivé, Enrique… À toi de prendre la tête de notre spécialité, à présent… La dicta dictature ture de Carlos est enfin révolue…
Je porte un toast au succès succès du XIIe Congrès international interna tional sur l’art de la Renaissance et du Baroque… Et à la santé d’Eduardo Marín, son efficace organisateur…
Je ne peux non plus plus avoir un motif de tuer avoir ni en tirer un bénéfice… La première piste qu’ils suivent est le faisceau d’intérêts…
Sans compter qu’un crime n’est artistique que s’il est gratuit… gra tuit… comme pour toute forme d’art… l’utilité est le plus grand obstacle à la créa créativité… tivité…
Je prends aussi d’autres d’autres précautions… Je Je ne tue jamais deux fois fois au même endroit… La proximité géographique géographique sonnerait sonnerait l’alerte…
Merci… C’est à vous et à vos brillantes collaborations que le congrès doit son succès…
Je voudrais voudrais quant à moi lever mon verre au Prix que vient d’attribuer la Fine Arts Association de Cleveland à la revue Trémula, dirigée par Enrique… Les tra travaux vaux espagnols sur l’art ont acquis une grande visibilité… et nos articles bénéficient d’une indexation internationale…
Je profite donc des congrès congrès,, des conférences, conférences, des soutenances de thèse ou des oraux de concours…
Tu me gâtes, Eduardo… Tu me donnes la vedette au congrès et ensuite tu parles du succès de Trémula…
Je diversifie également également la typologie de mes victimes… Hommes, femmes, jeunes, vieux, riches, pauvres… Je consacre du temps temps à planifier mes " performances "…
Alarcón commence à chanceler… Il faut le pousser dehors… Il est encore évaluateur à l’agence de qualité, ça lui donne beaucoup de pouvoir… mais je vais tâcher de savoir qui le pistonne au ministère…
Je parie que notre illustre illustre conférencier ignore quel est le principe actif de l’ergot du seigle. seigle.
Oui… Je l’ignore…
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Je me déplace au préalable préalable pour repérer mes cibles cibles,, préparer les lieux, tester des techniques…
Sans laisser de traces, bien sûr… Eh bien le principe actif de l’ergot du seigle est l’acide lysergique… La base du LSD… On fait tout un plat des mains convulsées, du sang coagulé, alors que le bougre de Grünewald Grünew ald était juste défoncé à l’acide…
Seigneur, il va raconter l’histoire du LSD… Il ferait n’importe quoi pour capter l’attention…
On ne peut aborder la mort de manière artistique que dans la distanciation émotionnelle…
Là repose toute la beauté du crime…
Ha ha ha…
Même pas foutu de raconter ça correctement… Il ignore ce qu’est un alcaloïde…
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Je ne comprends pas comment Eduardo a pu croire que c’était de l’encre… Il se doute peut-être de quelque chose…
Tout dépend de mes engagements professionnels… Je tue peu…
Un ou deux crimes par an…
Ouvre, Enrique, c’est moi…
Oui… ?
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Oui…
Il m’est arrivé d’annuler une opération opération au dernier moment, par crainte de me faire prendre…
et du degré de fiabilité de mes plans…
Carmen… !
C’est trop bête, j’ai oublié de prendre du dentifrice… Tu pourrais m’en donner un peu… ?
Ya quelqu’un…
Laisse-moi entrer… Je ne veux pas qu’on me voie…
Quoi qu’il en soit, avec celui-ci, à Madrid, j’en suis déjà à trente-qua trente-quatre… tre…
C’est que j’y travaille depuis des années…
Viens par ici, je vais vais te sucer…
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Tu le mérites… Puis j’aime bien me nourrir des hommes qui sortent du lot… Ça me donne des forces…
Ça t’a plu… ?
Oui… Av Avant ant qu’ il n' y ait trop de va et vient dans le couloir… Je sens que les les visites nocturnes, ça va y aller,, dans aller ce congrès…
Tu pars déjà… ?
Tu ne prends pas de dentifrice… ?
C’est déjà fait…
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Oh… ! Tu m’as fait une de ces peurs… !
Tu devais rentrer demain…
Cristina…
Je t’ai appelée pour te prévenir que j’arrivais…
Je vois que tu as commencé tes illustrations de Blanche-Neige… Je les trouve très dures…
Oui… Tu voyages tellement que je m’y perds…
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Ben oui, en réalité, ce n’est pas un conte pour enfants…
La pomme symbolise la menstruation… menstruation… La femme ménopausée passant la relève de la fertilité à la femme pubère…
Le personnage central n’est pas Blanche-Neige Blanche-Neige,, mais la méchante sorcière… Ça raconte la tragédie d’une femme d’âge mûr qui voit sa beauté s’envoler s’envoler… …
Le sexe est bel et bien un fruit empoisonné…
Ça fait des mois que je n’ai pas eu m es règles… Je crois que c’est c’est la ménopause…
J’ignorais…
Évidemment… Je ne sais même plus quand on a fait l’amour pour la dernière fois.
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ANTONIO ALT ARRIBA
Universitaire, romancier et scénariste, Antonio Altarriba a été découvert en France grâce à L'Art de voler , où il raconte à travers le parcours déchirant de son père un siècle d'histoire espagnole. Ce roman graphique dessiné par Kim, paru en 2011 chez Denoël Graphic, a été salué par la critique et le public partout dans le monde. Altarriba travaille, toujours avec Kim, à un second volume, consacré cette fois au destin de sa mère, intitulé La Madre Manca.
KEKO
Sous ce pseudonyme se cache José Antonio Godoy, artiste madrilène qui fit ses premières armes dans la revue de la movida espagnole Madriz et et dans Métal Hurlant . Se réclamant de Will Eisner et d'Alberto Breccia, ce maitre du clair obscur a su retenir d'eux les leçons de concision, de noirceur et d'ef ficacité. Ses albums lui ont valu une série de prix majeurs en Espagne. En France, on le connaît pour Plein les yeux et La protectrice, inspiré d'Henry James, aux éditions de l'An 2.