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Supplément mode 32 pages de style ISLAM Pourquoi cette violence contre les chiites p. 30
AUSTRALIE Rock aborigène p. 40 www.courrierinternational.com
N° 697 du 11 au 17 mars 2004 - 3
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Aux portes de l’Europe riche
LES FORÇATS DE L’EST
Election en Russie De quoi Poutine est-il capable ? p. 48 AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € - AUTRICHE : 3,20 € BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € E-U : 4,25 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 € - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU
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s o m m a i re
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30 ■ moyen-orient dossier islam La
e n c o u ve r t u re
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Aux portes de l’Europe riche
LES FORÇATS DE L’EST
J.B. Russel/Cosmos
Le 1er mai prochain, huit pays d’Europe de l’Est entreront dans l’Union européenne. Doit-on craindre une invasion de main-d’œuvre, attirée par les différences de salaire abyssales et nos systèmes de protection sociale ? Pour répondre à ces peurs d’une partie de l’opinion publique, la plupart des pays d’Europe de l’Ouest ont multiplié les barrières empêchant le libre accès à leur marché du travail. La réalité est que 900 000 Est-Européens travaillent déjà dans l’Union, souvent clandestinement et dans des conditions effroyables. pp. 34 à 39 Des immigrés travaillant dans des serres à El Ejido, en Andalousie.
nouvelle violence contre les chiites Adonis : “Gare à l’épuration confessionnelle !” • Un schisme plus politique que religieux • Jusqu’ici tout allait bien • Bientôt le temps de la résurrection • L’antichiisme, une spécialité pakistanaise • La hantise d’une “Intifada chiite”
33 ■ afrique
S O M A L I E Le peuple veut la paix, les dirigeants un peu moins BURKINA FASO Et si on se passait des bailleurs de fonds ?
E N Q U Ê T E S E T R E P O R TA G E S
34 ■ en couverture Les forçats de l’Est 900 000 Est-Européens travaillent déjà dans des pays membres de L’UE, souvent dans des conditions déplorables. Demain, combien seront-ils ?
40 ■ enquête Les rockers aborigènes ont le blues Après le succès du groupe Yothu Yindi, des dizaines de formations ont vu le jour. Mais comment réussir sans trahir ses racines ?
RUBRIQUES
8 ■ l’éditorial Des travailleurs sans
43 ■ enquête Guerre aux antiguerre ! Infil-
états d’âme, par Philippe Thureau-Dangin
8 8 8 6 10 58 61 61
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trations, harcèlement judiciaire, perte d’emploi : tout est bon à l’administration Bush pour faire obstacle aux pacifistes.
l’invité Avraham Tirosh, Maariv, Tel-Aviv le dessin de la semaine
à l’affiche
46 ■ enquête La maladie de Chagas et ses punaises maudites Près de 20 millions de LatinosAméricains sont affectés par cette parasitose. Reportage en Bolivie.
voyage A Livingston, dans le Guatemala noir
48 ■ débat Poutine sera-t-il le sauveur de
courrier des lecteurs les sources de cette semaine
le livre Road-movie balkanique épices et saveurs
Etats-Unis : sus aux pacifistes p. 43
Portugal : le vin qui a attendu cinq siècles
toutes les Russies ? Le point de vue de deux commentateurs russes de renom ; “Assez des hommes providentiels”, dit l’une ; “Sans lui, nous allons au chaos”, affirme l’autre.
63 ■ tendance Une vache à lait au pays des vaches sacrées
INTELLIGENCES
52 ■ économie C O M M E R C E La Chine, un marché
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
prometteur pour l’Europe SOCIAL La main-d’œuvre ne vaut pas cher sur Internet ■ la vie en boîte Votre patron est peut-être psychopathe
12 ■ france POLITIQUE Battisti, pomme de discorde franco-italienne VU DE DROITE Une polémique qui n’aide pas à tourner la page É C O N O M I E Privatiser ne suffit pas pour relancer l’économie S O C I É T É Non, portugais ne rime pas avec maçon ! SOCIAL La justice comme arme syndicale 15 ■ europe G R È C E Une victoire attendue, voire méritée C O M M E N TA I R E Un PASOK fatigué A L L E M A G N E Quand les écolos s’achètent une centrale nucléaire E S PA G N E Prisonniers de la bulle immobilière ROYAUME - UNI Ici Londres, payez SVP BOSNIE - HERZÉGOVINE Sarajevo, la ville qui néglige ses artistes 18 ■ amériques ÉTATS - UNIS Et le colistier de Kerry sera… F I N A N C E M E N T Les démocrates partent à la chasse au cash É TAT S - U N I S Deux millions de têtes blondes manquent l’école VENEZUELA En attendant une intervention de l’étranger R É P U B L I Q U E D O M I N I C A I N E Des coupures de courant de huit à douze heures par jour B R É S I L Pas de bingo cet hiver pour la “maison Lula” P O R T R A I T Un superministre dans la tourmente
24 ■ asie CHINE C’est officiel : la propriété privée est légale RÉFORME Les partis démocratiques veulent jouer un rôle THAÏLANDE Pour une fois, le Premier ministre fait montre d’humilité INDE Pour faire fortune, passez par la guérilla S R I L A N K A Tigres de Jaffna contre Tigres de Batticaloa JAPON – MARSHALL Les Marshallais ont-ils servi de cobayes ? ■ le mot de la semaine shi no hai, les cendres de la mort
55 ■ multimédia PROPAGANDE A l’affût des subtils messages du dictateur Kim Jong-il I N T E R N E T Pyongyang s’offre le haut débit 56 ■ sciences CHIRURGIE Les Américains préparent
Au Guatemala, mais ailleurs
p. 58
la première greffe de visage CHIMIE Un cristal creux comme réservoir du futur ■ la santé vue d’ailleurs Un vaccin de synthèse cubain pour les enfants des pays pauvres
W W W.
■ analyse
■ femmes d’ailleurs
■ et toujours
Venezuela, la crise permanente Hugo
L’histoire des Etats-Unis mieux écrite avec les femmes Les livres d’histoire
La revue de presse quotidienne, les dossiers d’actualité, le kiosque en ligne, les repères pays, la galerie des meilleurs dessins de presse, etc.
Chávez, président élu mais que son opposition qualifie de “dictateur”, a la presse contre lui et les pauvres de son côté. Décryptage d’une crise qui ne ressemble à aucune autre. Par Anne Proenza
des écoles américaines mentionnent les femmes, mais de façon superficielle. Deux enseignants veulent leur redonner une plus juste place. Par Anne Collet
COURRIER INTERNATIONAL N ° 697
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DU 11 AU 17 MARS 2004
Dans notre prochain numéro,
24 PAGES À NE PAS MANQUER SUR LA LITTÉRATURE CHINOISE
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l e s s o u rc e s
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CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL premier journal britannique à être dirigé par un français, Olivier Fleurot.
lité lui assurant une audience nationale. Le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays.
IL FOGLIO 40 000 ex., Italie, quotidien. Créé en 1996 par Giuliano Ferrara, ancien porte-parole du gouvernement Berlusconi, et animé par une équipe de conservateurs et de transfuges de l’extrême gauche, Il Foglio se veut le quotidien de l’intelligentsia de la droite italienne.
MAARIV 150 000 ex., Israël, quotidien. Créé en 1948 à la veille de la création de l’Etat d’Israël, “Le Soir” appartient à la famille Nimrodi. Ce quotidien, couramment classé très à droite, marie, à l’image de son concurrent Yediot Aharonot, populisme, analyse rigoureuse et débat.
ASIA TIMES ONLINE . Lancé début 1999 de Hong Kong et de Bangkok, ce journal en ligne, “fait par des Asiatiques pour des Asiatiques”, dispose de correspondants dans toutes les capitales de la région. L’édition papier de l’Asia Times éditée à Bangkok s’est arrêtée en juillet 1997.
THE GUARDIAN 400 000 ex., Royaume-Uni, quoti-
EL MUNDO 312 400 ex., Espagne, quotidien.
dien. Le Manchester Guardian and Evening News a été fondé en 1921. Ayant quitté le nord de l’Angleterre pour Londres,The Guardian est une des institutions du journalisme britannique. Au programme depuis l’origine : l’indépendance, la qualité et la gauche.
SUNDAY OBSERVER 68 000 ex., Sri Lanka, hebdo-
THE AUSTRALIAN 133 000 ex., Australie,
AL HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège
“Le Monde” a été lancé en 1989 par Pedro J. Ramírez et d’autres anciens de Diario 16. Pedro Jota, comme on appelle familièrement le directeur d’El Mundo, a toujours revendiqué le modèle du journalisme d’investigation à l’américaine bien qu’il ait tendance à privilégier le sensationnalisme au sérieux des informations.
AN NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise.
madaire. Propriété du groupe de presse Associated Newspapers contrôlé par le gouvernement, ce journal du dimanche accorde une large place aux négociations entre les autorités et les indépendantistes tamouls.
ASAHI SHIMBUN 8 230 000 ex. (éditions du matin) et 4 400 000 ex. (éditions du soir), Japon, quotidien. Fondé en 1879, chantre du pacifisme nippon depuis la Seconde Guerre mondiale, le “Journal du Soleil-Levant” est une véritable institution.Trois mille journalistes, répartis dans trois cents bureaux nationaux et trente à l’étranger, veillent à la récolte de l’information.
à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public.
quotidien. The Australian a été lancé en 1964 par Rupert Murdoch, avec la promesse de “fournir une information objective et la pensée indépendante qui sont essentielles au progrès”. 9 bureaux permanents à travers l’Australie, c’est le seul quotidien véritablement national.
THE INDEPENDENT 225 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, ce journal s’est fait une place respectée, puis fut racheté, en 1998, par le patron de presse irlandais Tony O’Reilly. Il reste farouchement indépendant et se démarque par son engagement pro-européen, ses positions libertaires sur les problèmes de société et son excellente illustration photographique.
BANGKOK POST 55 000 ex.,Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journal indépendant, en anglais, réalisé par une équipe internationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés. BRECHA 10 000 ex., Uruguay, hebdomadaire. Fondé en 1985, ce magazine a succédé au légendaire Marcha disparu à la fin des années 70 sous la dictature militaire. Se définissant comme “indépendant de gauche”, “La Brèche” défend la démocratie et la justice sociale. Le directeur de la rédaction et le rédacteur en chef sont élus par les journalistes.
INDIA TODAY 445 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, ce magazine est aujourd’hui l’hebdomadaire de langue anglaise le plus lu en Inde, avec un lectorat qui dépasse les 3,5 millions de personnes. India Today, qui se caractérise par une position plutôt conservatrice, est apprécié pour son sérieux.
DANI 20 000 ex., Bosnie-Herzégovine, hebdomadaire. Journal indépendant de l’intelligentsia sarajévienne, “Le Jour” est l’hebdomadaire bosnien le plus influent.
ISTOÉ 370 000 ex., Brésil, heb-
THE ECONOMIST 838 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire.Véritable institution de la presse britannique, The Economist, fondé en 1843, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, l’hebdomadaire se définit comme étant d’“extrême centre”. Imprimé dans six pays, il réalise 83 % de ses ventes en dehors du Royaume-Uni.
domadaire. Fondé en 1976, “C’est-à-dire” s’est imposé comme un des principaux hebdomadaires du pays. De tendance libérale et situé au centre gauche, Istoé s’est bâti une solide réputation pour son regard à la fois large et indépendant, en accord avec l’esprit combatif prodémocratique qui oriente ce magazine depuis sa création.
L’ESPRESSO 430 000 ex., Italie, quotidien. Fondé
IZVESTIA 430 000 ex., Russie, quotidien. L’un
en 1955 par Eugenio Scalfari, qui créera ensuite La Repubblica, le titre s’est vite imposé comme le grand hebdomadaire du centre gauche. Comme La Repubblica, il appartient à l’industriel piémontais Carlo De Benedetti. Il mène une lutte acharnée contre la politique de Silvio Berlusconi.
des quotidiens russes de référence, qui traite tous les domaines de l’actualité, les articles étant souvent accompagnés de bons dessins humoristiques ; un supplément “business” sur pages saumon le mardi et le jeudi.
EXPRESSO 150 000 ex., Portugal, hebdomadaire. Lancé en 1973, Expresso est le premier hebdomadaire moderne de la presse portugaise. Il se situe plutôt au centre droit et se distingue par l’excellence de sa couverture politique et économique. La concurrence l’a obligé à revoir sa formule en juin 2001. Aujourd’hui, Expresso publie 8 cahiers tous les samedis.
LA JORNADA 75 000 ex., Mexique, quotidien. Né en 1983, “La Journée” est un quotidien de référence. Critique et indépendant, représentatif du courant PRD, il est lu par la classe moyenne et les universitaires. Ses colonnes rassemblent de nombreuses signatures d’intellectuels mexicains et étrangers. I KATHIMERINI 30 000 ex., Grèce, quotidien. Fondé en 1919, ce titre conservateur est considéré comme l’un des journaux les plus sérieux du pays. Le propriétaire actuel du “Quotidien”, l’armateur Aristides Alafouzos, lui a donné un prestige international en lançant une édition en anglais distribuée en Grèce comme supplément de l’International Herald Tribune.
FAR EASTERN ECONOMIC REVIEW , 101 000 ex., Chine (Hong Kong), hebdomadaire. Ce magazine, fondé en 1946 et propriété du groupe américain Dow Jones, a été l’observateur privilégié des mutations de l’Asie. Ses correspondants, présents dans une douzaine de pays de la région, proposent des analyses et des reportages sur l’ensemble du continent – avec une préférence pour la Chine et l’Asie du Sud-Est.
LIANHE ZAOBAO 200 000 ex., Singapour, quotidien. Lancé en 1983, c’est l’un des quotidiens de référence de la région et le premier en langue chinoise de la cité-Etat. Appartenant au Singapore Press Holdings, il s’est fixé pour ligne éditoriale la protection des intérêts nationaux, mais reste une source précieuse d’informations sur la région.
FINANCIAL TIMES 483 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City. Et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. Autre particularité : depuis 1999, le FT est le
Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à :
LOS ANGELES TIMES 1 000 000 ex., Etats-Unis, quotidien. 500 g par jour, 2 kg le dimanche, une vingtaine de prix Pulitzer : le géant international de la côte Ouest. Créé en 1881, il dispose d’une solide réputation de sérieux et de qua-
TA NEA 77 000 ex., Grèce, quotidien. “Les Nouvelles” est un titre prestigieux appartenant au puissant groupe de presse Lambrakis. C’est un quotidien de l’après-midi, proche du Mouvement socialiste panhellénique (PASOK). Populaire et sérieux, il consacre ses pages à la politique intérieure et internationale, aux loisirs, au sport et aux petites annonces. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, le NewYork Times est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée).
STERN 1 275 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Premier magazine d’actualité allemand. Appartient au groupe de presse Gruner + Jahr. Toujours à la recherche d’un scoop, cette “étoile” a un peu pâli depuis l’affaire du faux journal intime de Hitler.
RÉDACTION 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Téléphone 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Sophie Gherardi (16 24), Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (édition, 16 54) Chef des informations Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Anthony Bellanger (chef de service, Royaume-Uni, Portugal, 16 59), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Isabelle Lauze (Espagne, 16 54), Danièle Renon (chef de rubrique, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Léa de Chalvron (Finlande), Guy de Faramond (Suède), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Nathalie Pade (Danemark, Norvège), Cyrus Pâques (Belgique), Judith Sinnige (Pays-Bas) France Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47), Eric Maurice (16 03) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Ilda Mara (Albanie, Kosovo, 16 07), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, ex-URSS, 16 36), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Sasa Sirovec (Serbie-et-Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Iouri Tkatchev (Russie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Etats-Unis, Canada, 16 32), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine), Eric Maurice (Etats-Unis, Canada, 16 03), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Martin Gauthier (Canada), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan), Christine Chaumeau (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Hongyu Idelson (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Claude Leblanc (Japon, Asie de l’Est, 16 43), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Anaïs CharlesDominique (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Catherine André (chef de service) et Pascale Boyen (16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (16 74)
SVENSKA DAGBLADET 187 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1884, “Le Quotidien de Suède”, plutôt conservateur, a été racheté en 2000 par le groupe norvégien Schibstedt. En grande difficulté financière, il est passé en 2001 en format tabloïd. Il offre de bonnes pages culturelles.
DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex., Allemagne, quotidien. L’“alternatif” de Berlin (proche des Grünen), né en 1979, est devenu la taz, quotidien de référence des écologistes, des pacifistes, des féministes, des gauchistes… sérieux. Unis, quotidien. C’est la “bible des milieux d’affaires”. Des articles de qualité – et d’esprit – sur la vie des affaires dans le monde entier, notamment grâce à ses éditions européenne (Bruxelles) et asiatique (Hong Kong).
dien. Né en 1970, le titre est sans conteste le quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières.
OPENDEMOCRACY , RoyaumeUni. Soutenu par la fondation Ford, ce journal en ligne veut être “un espace de connaissance, d’échange et de compréhension, indépendant de tout groupe médiatique et ne servant ni un intérêt particulier, ni un point de vue idéologique”. Cependant le site, entièrement remodelé en novembre 2002, est très nettement de gauche.
EL PAÍS 434 000 ex. (777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution en Espagne. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Il appartient au groupe de communication PRISA.
LE PAYS 20 000 ex., Burkina Faso, quotidien. Fondé en octobre 1991, ce journal indépendant est rapidement devenu le titre le plus populaire du Burkina Faso. Proche de l’opposition, ce tabloïd multiplie les éditoriaux au vitriol.
LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien. Née en 1976, La Repubblica se veut le quotidien de l’élite intellectuelle et financière du pays. Le titre est orienté à gauche, avec une sympathie affichée pour les Démocrates de gauche (ex-Parti communiste), et fortement critique vis-à-vis de l’actuel président du Conseil, Silvio Berlusconi. Son supplément féminin, hebdomadaire, s’intitule D.
THE WALL STREET JOURNAL EUROPE 220 000 ex., Belgique, quotidien. Créée en 1976, remaniée en avril 2002, la version européenne de la “bible des milieux d’affaires” propose commentaires et analyses permettant de décoder l’économie européenne et mondiale, les marchés financiers et les nouvelles technologies. THE WASHINGTON POST 812 500 ex. (1 100 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam ou les révélations sur l’affaire du Watergate ont démontré que le Washington Post vit selon certains principes. Un grand quotidien de centre droit.
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
THE WEEK 200 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, le titre est apprécié pour son choix éditorial, souvent décalé par rapport à l’actualité immédiate et dominante. Il appartient à Malayala Manorama, un groupe de presse régional installé dans l’Etat du Kerala, connu pour son très fort taux d’alphabétisation (91 %).
Révision Daniel Guerrier (chef de service, 16 42), Elisabeth Berthou, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lise Higham, Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70), Daniel Guerrier Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Michiyo Yamamoto
WIRTSCHAFTSWOCHE 148 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Le principal magazine économique allemand, privilégiant l’information et l’analyse politique.
Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation, service lecteurs Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures
Pour en savoir plus
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy Beaubourg
LE GUIDE MONDIAL DE LA PRESSE EN LIGNE
SALON MAGAZINE , 450 000 lecteurs par mois, Etats-Unis, quotidien. Créé en novembre 1995 par David Talbot, ancien journaliste du San Francisco Examiner, ce webzine s’intéresse particulièrement à l’actualité culturelle et littéraire et à la vie des idées.
Ont participé à ce numéro Violaine Ballivy, Inès Bel Aïba, Vincent Bloquel, Valérie Brunissen,Alexandre Cheuret,Valeria Dias de Abreu, Jean-Luc Favreau, Marc Fernandez, Sandra Grangeray, Marie-Louise von Holstein, Samir Labib, Frédéric Lagrange, Françoise Liffran, Benilde Lopes, Philippe Mischkowsky, Nawel Neggache, Laurence SreshthaputraKorotki, Isabelle Taudière, Emmanuel Tronquart, Janine de Waard, Zaplangues
Retrouvez une présentation détaillée des 500 principaux journaux de la planète et de leurs sites Internet. Ce guide est un outil obligé pour qui s’intéresse à la presse internationale et pratique grâce à son CD-ROM. Vous pouvez vous le procurer auprès d’Estelle Didier au 01 46 46 16 93 (de 11 h 30 à 14 h 30) au prix de 6,50 euros.
ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Nolwenn Hrymyszyn-Paris (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 42 17 27 30, fax : 01 42 17 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée d’Edwina Liard (16 73) Diffusion Le Monde SA ,21 bis, rue Claude-Bernard,75005 Paris,tél.: 01 42 17 20 00. Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Abonnements : Fabienne Hubert. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Franck-Olivier Torro (38 58), fax : 01 42 17 21 40 Publicité Le Monde Publicité SA, 17, boulevard Poissonnière 75002 Paris, tél. : 01 73 02 69 30, courriel : . Directeur général : Stéphane Corre. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat, tél. : 01 40 39 14 01. Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella, tél. : 01 73 02 69 31. Direction de la clientèle : Asma OuledMoussa, tél. : 01 73 02 69 32. Chefs de publicité : Hedwige Thaler, tél. : 01 73 02 69 33 ; Stéphanie Jordan, tél. : 01 73 02 69 34. Exécution : Géraldine Doyotte, tél. : 01 40 39 13 40. Publicité internationale : Renaud Presse, tél. : 01 42 17 38 75. Etudes : Audrey Linton (chargée d’études), tél. : 01 40 39 13 42 Publicité site Internet : i-Régie, 16-18 quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet,
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COURRIER INTERNATIONAL N ° 697
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Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président, directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : René Gabriel, président ; Edwy Plenel, vice-président ; Stéphane Corre ; Eric Pialloux ; Sylvia Zappi Dépôt légal : mars 2004 - Commission paritaire n° 0707C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
meilleures plumes de journaux aujourd’hui interdits par le ministère de l’Intérieur. Indépendant de l’aile réformatrice du pouvoir, ce quotidien est la tribune la plus libre et la plus professionnelle existant dans le pays
THE WALL STREET JOURNAL 1 820 000 ex., Etats-
NRC HANDELSBLAD 265 450 ex., Pays-Bas, quoti-
SHARGH Iran, quotidien. Né en 2003, “Orient” occupe une place privilégiée dans la nouvelle presse réformatrice iranienne. Il réunit les
Courrier international n°
DU 11 AU 17 MARS 2004
Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919. Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N. Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un 32 pages “mo(n)de – Etes-vous São Paulo ou Moscou?” superposé tête-bêche et mis sous film pour l’ensemble du tirage.
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ÉDITORIAL
Des travailleurs sans états d’âme
Avraham Tirosh
Philippe Thureau-Dangin
D E S S I N
D E
L A
Maariv, Tel-Aviv
’ai soutenu et je continue à soutenir Sharon céder à son examen de conscience et tenter de dans sa décision de négocier avec le Hez- comprendre comment lui, l’homme qui a longbollah libanais le rapatriement d’Elhanan temps bénéficié d’un soutien inégalé et sans préTannenbaum [homme d’affaires israélien cédent de l’opinion israélienne, a bien pu dégrinenlevé au Liban en 1999, par ailleurs soup- goler à une vitesse telle qu’il fait aujourd’hui l’objet çonné de divers trafics] et des dépouilles de d’une défiance absolue et qu’il jouit du statut trois de nos soldats. Je suis même prêt à ad- insupportable d’éternel suspect. mettre que, lorsque Sharon a décidé de cet- Dans sa façon de se comporter et de gérer ses afte transaction avec le Hezbollah, il n’était effecti- faires, la famille Sharon – le père et ses deux fils, vement au courant de rien des liens familiaux entre Gilad et Omri [eux aussi liés à des scandales de Tannenbaum et Shimon Cohen [l’ex-beau-père corruption] – non seulement suscite le dégoût de de Tannenbaum et patron de la société commer- fractions de plus en plus larges de l’opinion iscialisant la production du ranch privé d’Ariel Sha- raélienne, mais ne fait également qu’alimenter des ron dans les années 70]. rumeurs et des soupçons Mais, lorsque le Premier de plus en plus grands à ministre et son entourage son égard. Le peuple est accusent notre journal de foulé aux pieds par cetharcèlement systématique te attitude digne d’une et de collusion avec des dynastie. partis politiques, histoire Quand on se comporte de se laver de tout soupcomme Sharon et ses fils çon, ils font preuve de lédans les enquêtes judigèreté et de duplicité. ciaires sur l’affaire Cyril Imaginons ce qui serait Ker n et celle des îles arrivé aux anciens Pregrecques [un scandale miers ministres Begin, mêlant pots-de-vin et fi■ Avraham Tirosh est l’un des principaux Shamir ou Rabin si une nancement électoral frauéditorialistes du Maariv, quotidien consersorte de Tannenbaum leur duleux], quand on s’arvateur et libéral de Tel-Aviv, et par ailleurs était tombé sur la tête. roge le droit de se taire et son médiateur. Tenant d’une ligne sécuriImaginons encore que de refuser contre vents et taire sans concessions et résolument ancré l’un de ces Premiers mimarées de remettre des à droite, Tirosh reste en même temps attanistres ait ordonné pareille documents clés à la jusché à la défense de l’Etat de droit. transaction avec le Heztice, quand on s’échine à bollah [Israël a libéré plusieurs centaines de pri- répéter : “Je ne savais pas, je n’en avais jamais ensonniers palestiniens et libanais en échange de Tan- tendu parler et on ne m’avait rien dit”, quand on se nenbaum et des corps des trois soldats]. Imagi- démène pour augmenter la valeur foncière des nons enfin que l’on ait découvert que, dans un terres appartenant aux anciens copains de Kfar lointain passé, ledit Premier ministre avait eu de Mallal [village natal d’Ariel Sharon] alors que les lointaines accointances familiales avec un Tan- Israéliens s’enfoncent dans le marasme, quand on nenbaum relâché par le Hezbollah à un prix exor- fait pis encore, on ne doit pas s’attendre à ce que bitant pour Israël. le peuple vous dresse des lauriers de prince à vie Aurait-on mis la parole du Premier ministre en et boive encore la moindre de vos paroles. Quand doute lorsqu’il jure ses grands dieux qu’il n’était on s’entête à se comporter de la sorte, il faut pluen rien au courant de ces accointances familiales ? tôt s’attendre à figurer sur la liste des suspects imNon. Il faut avouer que personne n’aurait jamais prescriptibles. Aujourd’hui, en Israël, qui désire mis en doute les serments de Begin, de Shamir ou encore avoir pour Premier ministre quelqu’un dont de Rabin. Et c’est bien là le problème d’Ariel Sha- le destin semble d’être en permanence sur la liste ron, un Premier ministre qui doit désormais pro- des suspects ? ■
J
Ras le bol des affaires de Sharon
DR
DR
Attention, ils arrivent ! Les hordes de l’Est affluent ! Ces dernières semaines, dans les chancelleries et les différents ministères de l’Europe opulente, on ne parlait que de cela : l’ouverture des frontières à dix nouveaux membres de l’Union européenne le 1 er mai prochain. Parmi eux, des pays comme la Pologne, la Slovaquie, dont les populations sont souvent prêtes à aller chercher fortune ailleurs. Les accueillir ou non, that is the question. Le Royaume-Uni, à ce propos, a déjà changé trois fois d’avis… Un récent sondage commandé par Bruxelles est édifiant. Il ressort notamment que les Français sont 55 % à redouter l’élargissement à l’Est, le plus fort pourcentage de l’Union européenne. Et pourtant ce vieux continent riche a besoin de cette immigration. Le démographe Alfred Sauvy le disait déjà il y a vingt ans, et il avait raison. On ne peut pas vivre barricadé avec des taux de natalité de 1,2 ou 1,4 enfant par femme – comme en Allemagne ou en Italie –, qui ne permettent même pas le renouvellement de la population. On ne peut espérer retrouver un dynamisme économique, ou une vocation pour la recherche, si la société vieillit constamment et si les écoles ferment dans les bourgs ruraux. Même si l’on rejette le productivisme et que l’on souhaite une autre forme de croissance, on ne peut pas accepter de vivre dans des pays où la vieillesse dicte les choix sociaux. Et puis, notre dossier le montre, inutile d’imaginer des barrières : ces Européens de l’Est prêts à tout pour venir travailler sont déjà sur place.Travaux agricoles, hôtellerie, travaux publics, aide à domicile, petits boulots, rien ne leur échappe, aussi bien au Royaume-Uni qu’en Espagne, encore hier pays d’émigration. Combien sont-ils ? Près d’un million. Parmi eux, des Ukrainiens, des Moldaves, des Roumains, clandestins forcément, et dont les pays n’entreront pas de sitôt dans l’Union. Imaginons des systèmes de quotas pour réguler les flux, mais ne fermons pas nos frontières. Et dépensons plus pour la recherche, et moins pour la police de l’immigration !
L E
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COURRIER DES LECTEURS
S E M A I N E ■ Moins
de sidéens
D r Etienne de Harven, 06530 Saint Cézaire sur Siagne
■ Claude Nougaro s’en est allé rejoindre quelques autres qui, comme lui, aimaient les mots et les notes. Le chanteur toulousain a été enterré le 10 mars dans sa ville natale.
(A partir de la gauche : Bécaud, Ferré, Brassens,Trenet, Gainsbourg, Brel, Barbara, Coquatrix, Nougaro). Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com
Dans l’article “Le sceptique et ses détracteurs” (CI, n° 694 du 19 février 2004, p. 46), il ne faudrait pas faire penser aux lecteurs de Courrier international que le journaliste sud-africain Rian Malan est un isolé. Des milliers de scientifiques “sceptiques” partagent son interprétation des chiffres tout à fait “gonflés” du sida en Afrique. Je faisais partie d’une visite officielle à Soweto, en juillet 2000, au fameux Chris Hani Hospital. Nous y avons vu des centaines de malades se mourant de malnutrition, de tuberculose, de malaria… mais pas un seul sidéen ! La même année, lors d’une visite en Inde nous avons demandé à voir des patients du sida. On nous a présenté vingt tuberculeux pulmonaires… Tout cela a beaucoup à voir avec les méthodes de l’OMS et les pressions des hautes instances pharmaceutiques. Un large
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débat sur ce thème s’est tenu à Bruxelles dans l’enceinte du Parlement européen le 8 décembre 2003, et que ceux qui veulent approfondir la question devraient consulter largement le site (en anglais) ou (en français).
■ Erratum Les multiples vérifications occasionnées par le dossier du n° 696 de CI intitulé “Sur la Route de la soie” en ont fait oublier une de taille : Petra se trouve en Jordanie et non au Liban (voir article : “De Tash Rabat (Kirghizistan)”, p. 36). Avec toutes nos excuses.
■ Précision Dans notre hors-série Les Héritiers, en kiosque depuis le 3 mars, nous avons omis de signaler que le guide des 29 monarchies avait été réalisé par Eléonore Dermy, d’après l’hebdomadaire Vlast, Moscou.
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Tu seras patron, mon fils !
ujourd’hui, le pouvoir est synonyme d’information. Il faut “être connecté”, comme ils disent. Gustavo Cisneros, né à Caracas en 1945, est l’un des hommes les plus “connectés” de la planète, et un des plus riches d’Amérique latine. Il est propriétaire ou copropriétaire de 26 chaînes de télévision (dont Venevisión, la chaîne la plus regardée au Venezuela), actionnaire majoritaire d’Univisión (qui accapare 90 % de l’audience d’origine hispanique aux Etats-Unis), patron de sociétés de production de programmes télévisés, musicaux et de théâtre. Il possède des musées, trois fournisseurs d’accès à Internet, des brasseries, des supermarchés, des pizzérias, des mines, des vidéoclubs, une agence de voyages, un concours de miss et une marque de produits de beauté, ainsi qu’une équipe de base-ball, et emploie 15 000 personnes dans 80 pays. Selon des données de 2002, le chiffre d’affaires de son groupe atteint plus de 3,5 milliards d’euros par an. Sa maison se nomme “La Serenísima”. C’est une sorte de palais ou de couvent dédié à la quiétude dans le lieu le plus sélect des Caraïbes, le quartier de Casa de Campo de la Romana, à Saint-Domingue [République dominicaine], une construction de style colonial en bois sombre et en pierre de corail patinée par l’eau et le temps. C’est un lieu de résidence bien plus exclusif que le plus exquis des hôtels, où logent les chefs d’Etat, les intellectuels et les puissants de ce monde, invités habituels de Cisneros. Je lui pose ma première question : “Lorsque vous avez acheté votre première chaîne de télévision par satellite, en 1997, Imagen Satelital, vous avez dit que vous vouliez ‘simplement toucher le ciel’. L’avez-vous touché ? Avez-vous
Orlando Ugueto/AFP
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GUSTAVO CISNEROS, 59 ans, est l’un des hommes les plus riches d’Amérique latine. Sa biographie autorisée, Gustavo Cisneros, un empresario global (Gustavo Cisneros, un patron mondial), de Pablo Bachelet, vient d’être publiée en Espagne par les éditions Planeta.
le sentiment d’être au firmament ?”“Oui. Nous venons de nous associer à Rupert Murdoch, ce qui est un énorme avantage, explique-t-il. C’est un ami personnel, un homme de décision, avec une façon de voir les choses très similaire à la mienne. Cet accord renforcera nos chaînes. Rupert Murdoch domine le Brésil et le Mexique, et nous leVenezuela,Porto Rico, l’Amérique centrale et l’Argentine.” Parmi tous les commentaires non autorisés qui circulent sur Gustavo Cisneros figure une information de l’hebdomadaire américain Newsweek le présentant comme le principal instigateur de la tentative de coup d’Etat contre Hugo Chávez, en avril 2002. Le magazine a publié un démenti après avoir reçu des lettres de deux députés vénézuéliens réfutant cette accusation, mais le web continue à s’en faire l’écho. Il faut dire que le groupe Cisneros
est l’une des nombreuses entreprises vénézuéliennes qui ont transféré leur direction en dehors des frontières du pays. Je décide de poser la question sans détour : “Aimeriez-vous que Chávez soit renversé ?” “Non, répond-il en riant. Je ne me mêle pas de politique, et en outre je veux des changements pacifiques et constitutionnels. Je suis un vrai militant du centre démocratique : jamais je ne m’impliquerai dans un processus violant la Constitution et la loi.” Son père, Diego Cisneros, fondateur du groupe et authentique visionnaire, l’avait choisi, parmi ses huit enfants, comme dauphin. A 14 ans, le détournant de sa vocation religieuse, il lui avait assuré qu’il serait “patron”. Avec une consigne impérative : ne fais pas d’affaires avec les politiques. Diego ne se doutait peut-être pas qu’au début du deuxième millénaire, le pouvoir médiatique remplacerait le pouvoir politique, que l’opinion médiatique évincerait l’opinion publique, et que la télévision serait la meilleure arme qu’un gouvernement puisse avoir entre les mains. Pour illustrer cela, Cisneros donne l’exemple qu’il préfère entre tous, celui de la chaîne dont il est l’actionnaire majoritaire : Univisión, la chaîne préférée des Hispaniques qui vivent aux Etats-Unis. “Nous utilisons l’autorité que nous procure cette chaîne pour donner accès aux Hispaniques à leur langue et à leur culture. C’est une façon d’intervenir dans la politique. Oui, nous sommes les grands ambassadeurs de la langue espagnole, et c’est la raison pour laquelle nous sommes critiqués. Mais, attention : nous ne disons pas au public pour qui il doit voter. Nous nous limitons à faire des campagnes pour ses droits, de façon très institutionnelle. Les médias sérieux et importants n’interviennent pas dans la politique partisane”, précise-t-il. Elena Pita, El Mundo (extraits), Madrid
ILS ET ELLES ONT DIT JOSEF KLECH, maire de Horni Benesov, en République tchèque ■ Fier “Il a eu neuf sur dix ! Neuf sur dix ! J’espère qu’il sera président !” s’est exclamé l’élu de la localité d’où est originaire Fritz Kohn. Son petit-fils, John Kerry, a gagné dans neuf Etats sur dix lors du “Super Tuesday” et est assuré de devenir le candidat démocrate à la présidence américaine. (Financial Times, Londres)
JONH KERRY, candidat démocrate à la présidence américaine ■ Ambitieux “Bill Clinton a souvent été considéré comme le premier président noir. Ça ne me dérangerait pas de gagner le droit d’être le second.” Il espère conquérir l’électorat noir, qui, par le passé, soutenait Clinton. (Time, New York) Dessin de Simanca Osmani, Brésil.
femme tant que les cas de femmes assassinées à Ciudad Juárez ne seront pas résolus.” Elle dénonce l’impunité qui en“[Je plaide] pour une retoure ce qu’on appelle déconstruction de l’Occident sormais le “féminicide”. (Au et un renouveau du parmoins 370 jeunes femmes tenariat transatlantique ont été assassinées depuis qui tienne compte des évo1993 dans cette ville du Dessin de lutions en Europe et de la Schiamarella. nord du Mexique.) nouvelle situation straté(La Jornada, Mexico) gique mondiale.” Dans une longue interview, il explique ses initiatives et son grand dessein en faveur JAN TRUSZCZYNSKI, vice-ministre d’un “transatlantisme du XXIe siècle” des Affaires étrangères polonais et d’un règlement des conflits au ■ Assoupli Proche- et au Moyen-Orient “Nous sommes prêts à discuter sur “compatible avec les ambi- quand et comment changer le traité tions américaines”. (Frankfurter de Nice.” Le gouvernement poloAllgemeine Zeitung, Francfort) nais est disposé à parvenir à un compromis avec le reste de l’UE et à débloquer ainsi les travaux sur la JESUSA RODRÍGUEZ, Constitution européenne, au point comédienne mexicaine mort depuis la Conférence inter■ Désabusée “Il n’y a rien à célébrer pendant gouvernementale à Rome. (Rzeczpospolita, Varsovie) la Journée internationale de la
JOSCHKA FISCHER, ministre des Affaires étrangères allemand ■ Planétaire
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M GR CHRISTODOULOS, métropolite d’Athènes ■ Nationaliste “Le plan Annan [de réunification de Chypre] est antigrec et antichrétien ; c’est un grand danger pour l’hellénisme.” (Ta Nea, Athènes)
REINHOLD LOPATKA, secrétaire général du Parti du peuple autrichien (ÖVP, chrétien-démocrate) ■ Abattu “Les deux résultats sont décevants. Et toute déception est douloureuse.” Réaction aux échecs cuisants aux élections régionales du 7 mars enregistrés par le parti du chancelier Wolfgang Schüssel, qui fait son plus mauvais score depuis 1945 en Carinthie (11,5 %, contre 42 % au populiste Jörg Haider) et perd, pour la première fois depuis l’après-guerre, le Land de Salzbourg au profit des sociaux-démocrates. (Der Standard, Vienne)
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PERSONNALITÉS DE DEMAIN NASIR ER-RUFAI
Il met bas e nouveau ministre de l’Aménagement du territoire du Nigeria a décidé de sauver Abuja du chaos urbain. Objectif : détruire toutes les constructions sauvages qui pullulent dans la capitale au mépris des lois de planification du territoire. Dans cette ville de 6 millions d’habitants, les maisons ont poussé sur des canalisations, surgi au beau milieu d’espaces verts ou d’aires de jeux. Seul problème : la plupart de ces maisons appartiennent à des personnages politiques haut placés. (“A l’époque du général Sani Abacha, rappelle le Sunday Times, on distribuait les terrains aux généraux, à leurs maîtresses et à tous ceux qui pouvaient payer.”) Mais le “minuscule ministre à lunettes” – dixit le quotidien sud-africain – n’a pas faibli et a lâché les bulldozers, devenant du même coup l’ennemi public numéro un de l’élite nigériane. “Demolition Man” ne se déplace plus sans ses gardes du corps : au fur et à mesure que les bâtiments tombent, les menaces de mort pleuvent. Auprès de la population, sa réputation d’homme efficace et courageux n’est plus à faire. Le valeureux ministre a tout de même buté sur un os : la villa présidentielle, construite sur une réserve naturelle. Nasir er-Rufai a expliqué sans se démonter que, bien qu’illégale, cette construction ne représentait aucun danger pour la sécurité publique et pourrait donc rester en l’état.
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GABRIEL PROKOFIEV
La musique en héritage Charles Hopkinson/The Daily Telegraph
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e 17 mars prochain, leshabitués du Cargo risquent d’avoir un choc. Alors que la musique électronique et la techno règnent en maître dans cette salle de spectacle très à la mode de l’est de Londres, Gabriel Prokofiev compte leur servir un quatuor à cordes de sa composition et de facture on ne peut plus classique. Pour ce “grand blond à l’allure aristocratique”, la musique a, en fait, sauté une génération. Son père, Oleg, a fui le régime soviétique pour se réfugier au Royaume-Uni. Sans être musicien lui-même, il a néanmoins peuplé la maison familiale de Greenwich du souvenir du grand Sergueï Sergueïevitch. C’est à Gabriel qu’il est revenu d’assumer la filiation musicale. A 29 ans, et depuis quelques années déjà, il voit son nom associé – comme producteur – à la scène garage londonienne, dont le Cargo est l’un des temples. C’est là que le jeune compositeur a décidé de donner sa première œuvre “classique”, mêlant le très élégant Elysian Quartet et les DJ du Cargo. A son image, somme toute, puisque Gabriel Prokofiev a toujours eu à cœur de mélanger les genres. On doit notamment à ce jeune homme “qui parle couramment le swahili”, explique le Daily Telegraph, un rien admiratif, “la plus vaste compilation de musique massaï jamais réalisée à ce jour”.
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● ÉCONOMIE
P O L I T I QU E
Battisti, pomme de discorde franco-italienne Au-delà du problème juridique d’une éventuelle extradition de l’ex-activiste, le soutien politique qu’il obtient en France continue d’irriter la presse transalpine. Comme le quotidien de centre gauche La Repubblica. LA REPUBBLICA
Rome es commentaires répétés que Le Monde a consacrés d’abord à la détention, puis à la libération de Cesare Battisti, arrêté le 10 février en exécution de la demande d’extradition présentée en 1990 par l’Italie*, sont navrants plus que la nouvelle ellemême. Il s’agit d’un ancien terroriste qui a toujours refusé de se repentir**, condamné à la prison à perpétuité pour quatre assassinats, dont celui du fonctionnaire de la police pénitentiaire Antonio Santoro, tué à Udine le 6 juin 1978. Arrêté peu après avec ses complices, Cesare Battisti est parvenu à s’évader de la prison de Frosinone en 1981 et à fuir vers le Nicaragua, jusqu’à ce qu’il trouve, en 1990, un refuge commode, avec trois cents autres fugitifs, sur les bords de la Seine. François Mitterrand, qui accueillait alors les terroristes italiens, basques et allemands*** qui avaient échappé à la justice de leurs pays respectifs, salissait et détournait ainsi la tradition de la “France, terre d’asile”, instaurée au temps où elle hébergeait les exilés provenant de l’Italie de Mussolini, de l’Allemagne d’Hitler, de la Russie de Staline. La solidarité exprimée par les journaux français et par les personnalités politiques de la gauche, comme le secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, suscite un malaise de notre côté des Alpes, pour plusieurs raisons. En premier lieu, elle est le signe de la décrépitude culturelle – je dirais presque de l’état mental – d’une partie non négligeable de la gauche française. Celle-ci feint manifestement d’ignorer que l’Italie s’est libérée du fascisme le 25 avril 1945 et que les
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Dessin de Marek
Sobczak, Pologne.
Appel au calme Personne ne songe à “s’offusquer de ce que la politique mitterrandienne [ne pas extrader les terroristes italiens] ait changé après une rencontre entre les ministres de la Justice italien et français”, déplore Il Manifesto. Les actes commis durant les ‘années de plomb’ ne sont pas comparables à ceux commis par Al Qaida, ni par leur nature, ni par leur dangerosité. Calmons-nous donc un peu !”
années 1970 ne sont pas celles du triomphe d’un régime à la Pinochet, mais celles d’une démocratie qui a su vaincre le terrorisme sans violer les garanties constitutionnelles. Une gauche qui feint d’ignorer qu’à ce jour presque tous les brigadistes, y compris les assassins d’Aldo Moro, sont sortis de prison ou sont en semiliberté, du moins ceux qui ont manifesté leur repentir, et, enfin et surtout, que le phénomène n’est pas complètement éradiqué. Mais est-il utile de rappeler tout cela aux Sollers, aux Pennac, au Conseil de Paris, qui a “placé sous [sa] protection” un assassin qui, il y a seulement deux ans, a déclaré qu’il assumait “les responsabilités politiques et militaires de ce que furent les années 70 en Italie”,
ajoutant, pour être tout à fait clair : “Je me déclare coupable et j’en suis fier” ? Ce jugement insensé sur l’Italie et sur son histoire s’accompagne en outre d’une représentation tout aussi stupide de l’Italie d’aujourd’hui, de ses institutions, de ses lois, de sa magistrature. L’hostilité politique envers Berlusconi n’explique ni ne justifie rien. Seul un racisme anti-italien et un mépris mal dissimulé mélangé à la bouillie idéologique gauchisante dont se repaissent les défenseurs de Battisti peuvent conduire à absoudre les terroristes sous prétexte qu’ils ont été des jeunes en proie à “une contradiction qui les amena à tuer pour défendre une idée de justice et de liberté”. Que de telles absurdités aient cours dans les rangs de la gauche française ne peut laisser la gauche italienne indifférente. Pas seulement la gauche réformiste, qui a des relations directes avec les socialistes français, mais aussi ceux qui, tout en militant dans des formations plus marginales, ont mené une tout autre réflexion sur le terrorisme et sur la violence d’hier et d’aujourd’hui. Mario Pirani * Cesare Battisti a été remis en liberté sous contrôle judiciaire le 3 mars. La chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris examinera la demande d’extradition le concernant le 7 avril. ** Depuis les lois italiennes “sur les repentis” de 1980 et 1982, offrant des réductions de peine aux condamnés qui collaborent avec la justice, il y a lieu de bien différencier les “repentis” des “dissociés” reconnaissant leurs erreurs passées tout en se refusant à mettre en cause leurs anciens camarades. *** Si la France a garanti l’asile en 1985 aux activistes italiens “qui avaient rompu avec la machine infernale”, en revanche, elle n’a jamais fait de même ni avec les indépendantistes basques ni avec les activistes allemands en fuite (comme on a pu le constater avec le cas du “dissocié” Hans-Joachim Klein, arrêté en France en 1998).
VU DE DROITE
Une polémique qui n’aide pas à tourner la page ■ L’un des effets collatéraux les plus néfastes de la campagne d’opinion insensée qui se déroule en France en faveur du terroriste et auteur de plusieurs assassinats Cesare Battisti est qu’elle rend plus ardu le processus pourtant nécessaire de dépassement des “années de plomb”. Pour tirer un trait sur cette tragique période de fanatisme criminel, la société italienne a besoin d’une lecture univoque du phénomène, d’une condamnation sans appel de ses motivations délirantes, pour enfin s’autoriser un acte de clémence qui serait la démonstration de la
force de la démocratie, et non l’expression ambiguë d’une espèce de complexe de culpabilité sans raison d’être. Dans l’opinion publique et dans le débat culturel italien, on est en train de parvenir à tourner la page, comme en témoignent divers signaux, inattendus et provenant de milieux très distants les uns des autres : Refondation communiste a proclamé que la nonviolence était la seule méthode de lutte acceptable, et Silvio Berlusconi s’est prononcé en faveur de la grâce pour Adriano Sofri [exleader du mouvement d’extrême
gauche Lotta continua, devenu éditorialiste à succès depuis sa prison]. Mais qu’un vaste secteur de l’opinion publique française, à l’occasion de l’af faire Battisti, présente la lutte contre le terrorisme comme une vengeance des classes dirigeantes envers des gens dépeints comme des sortes de résistants à l’arbitraire et à la violence d’Etat ne fait que compliquer les choses. L’Italie n’a aucun motif d’avoir honte d’avoir combattu le terrorisme par la loi et la démocratie, et non avec des tribunaux sommaires. L’erreur a été la conces-
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sion, par François Mitterrand, d’un droit d’asile aux terroristes italiens comme s’ils étaient les victimes et non les bourreaux. Il est bon que, là-dessus, l’opinion italienne soit ferme et unanime, et c’est un plaisir de voir que La Repubblica se situe du bon côté dans cette bataille. La page du terrorisme doit être tournée, il faut pour cela achever la capture des nouveaux brigadistes et conclure avec ceux d’hier par un acte de clémence. Ce ne peut être fait que sous le signe de la conscience commune du bon droit dans la lutte contre Il Foglio, Milan le terrorisme.
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Privatiser ne relancera pas l’économie n an et demi après avoir annoncé son intention de procéder à de nouvelles privatisations, le gouvernement français semble décidé à profiter d’une conjoncture boursière favorable pour vendre une bonne partie des actifs des entreprises publiques, ainsi que certains immeubles appartenant au patrimoine de l’Etat. Aux motivations idéologiques s’ajoute aujourd’hui la nécessité pour la France de réduire son déficit public (qui atteignait 4,1 % du PIB en 2003), afin de respecter les exigences du pacte de stabilité en vigueur dans la zone euro [le déficit des Etats ne doit en principe pas dépasser 3 % du PIB]. Plus d’une centaine d’entreprises françaises sont à l’heure actuelle intégralement ou partiellement détenues par l’Etat. Mais quelques-unes d’entre elles seulement sont susceptibles d’intéresser les investisseurs privés, à cause de leur secteur d’activité ou de leur fort endettement. On jugera la portée réelle de ce processus de privatisation à l’aune des conditions que fixera le gouvernement français pour l’entrée dans le capital des joyaux de la couronne que sont EDF et GDF [aucune date n’a été fixée pour une ouverture du capital de ces entreprises, mais la Commission européenne a donné jusqu’au 31 décembre 2004 pour un changement de statut d’EDF]. La vente partielle de ces entreprises se traduira par une baisse de revenus considérable pour les caisses de l’Etat, en échange de rentrées d’argent plus immédiates dérivées de la cession. Mais le plus frappant, c’est que l’Etat n’aura plus le contrôle du secteur de l’énergie, que les autorités françaises considéraient jusqu’à présent comme stratégique. La reprise tant attendue de l’économie française ne dépend pas de cette vague de privatisations. On l’a déjà vu en Allemagne, les politiques macroéconomiques ne permettent pas à l’économie de décoller, et encore moins de résister à la concurrence des EtatsUnis. Car le nécessaire redressement budgétaire s’accompagne d’une appréciation importante de l’euro face au dollar, qui provoque un durcissement des conditions monétaires dans une économie où l’endettement des entreprises est très important. La France, à l’instar de la majorité des pays de la zone euro, devra poursuivre ses réformes structurelles dans la direction donnée par l’agenda de Lisbonne [lors du sommet européen de Lisbonne, en l’an 2000, les Quinze se sont fixé comme objectif de devenir la zone économique la plus compétitive d’ici à la fin de la décennie]. Il appartiendra par ailleurs aux institutions européennes, en particulier à la Banque centrale européenne, de faciliter la digestion de ces traumatismes en fixant des conditions monétaires similaires à celles des autres grandes économies de la planète. El País, Madrid
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f ra n c e SOCIÉTÉ
SOCIAL
Non, portugais ne rime pas avec maçon !
La justice comme arme syndicale
Les Portugais de France cherchent à faire reconnaître leur ascension sociale. Pour certains, cette démarche passe par un mandat électif. EXPRESSO
Lisbonne ussi incroyable que cela puisse paraître, trois générations après l’arrivée des premiers immigrés portugais en France, on trouve encore le cliché du maçon moustachu appelé Manuel et de son épouse femme de ménage ou gardienne d’immeuble. Pour enfin parvenir à s’affirmer, la communauté portugaise avait sans doute besoin de participer plus activement à la vie civique du pays, garantie d’égalité des droits avec les nationaux. C’est en 2001, après le vote par la France, en 1997, d’une loi organique transposant une directive de l’Union européenne de 1994, que les Portugais, comme les ressortissants des autres Etats membres de l’UE, ont pu voter pour la première fois à des élections municipales et présenter leur candidature à des mandats municipaux [à l’exception de ceux de maire et maire adjoint]. C’est ainsi qu’il y a aujourd’hui près de 220 élus municipaux portugais en France, essentiellement issus des classes moyennes, et certains dans des villes aussi importantes que Bordeaux ou Limoges. “Il y a de tout, affirme António Monteiro, l’ambassadeur du Portugal en France. Du commerçant au professionnel libéral retraité ou à l’ancienne femme de ménage très investie dans le secteur associatif.” L’ascension sociale est une constante de beaucoup de ces histoires. C’est le cas pour Ana de Oliveira-Pommet, 63 ans, élue depuis trois ans de la ville de Bordeaux. Elle est conseillère municipale en charge de la sécurité
Dessin de Leonard
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Beard paru dans El Períodico de Catalunya, Barcelone.
dans les établissements publics ; en tant qu’officier d’état civil, elle a également le pouvoir de marier les couples. Ana s’occupe également des relations internationales, et plus particulièrement avec la péninsule Ibérique. Il est difficile de deviner que le premier métier de cette femme aujourd’hui conseillère municipale fut celui de cuisinière. Elle est arrivée en France en 1960, à l’âge de 19 ans. Pendant un an, elle a travaillé comme cuisinière chez un industriel français fortuné dont l’épouse était portugaise. Elle a ensuite été vendeuse dans un magasin de chaussures, puis dactylo, jusqu’à ce qu’elle ouvre une pâtisserie-salon de thé dans le centre de Bordeaux. Après quelques années, Ana a vendu son commerce pour investir dans l’immobilier, s’assurant ainsi une rente lui permettant de vivre
sans travailler. C’est à cette époque que le mouvement associatif portugais s’est développé en France, pour l’accueil et l’intégration des immigrés. Elle a alors créé plusieurs associations, parmi lesquelles Action Aquitaine Portugal, dont elle est aujourd’hui encore la présidente. “Beaucoup de gens, ici, sont à cheval entre deux mondes, explique Ana. Ils ont l’impression d’être des Portugais en France et des étrangers au Portugal. Ils ne se sentent pas vraiment bien ici, mais disent qu’ils ne le sont pas non plus làbas. Jusqu’à 18 ans, mon fils n’a pas voulu parler portugais. Il ne se considérait pas comme Portugais. Ce n’était pas une image valorisante, parce qu’elle renvoyait à cette première génération de maçons et de femmes de ménage.” Une telle implication sur le plan social a fini par attirer l’attention du consul du Portugal et d’Alain Juppé, qu’il a invitée à intégrer sa liste aux dernières élections municipales. “NOUS SOMMES DE PLUS EN PLUS FRANÇAIS”
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Chiffres
Les autorités portugaises estiment qu’environ 800 000 de leurs ressortissants vivent en France. La France, qui ne prend en compte que les personnes n’ayant pas la double nationalité francoportugaise, recense un peu moins de 600 000 Portugais. Des données qui ne prennent pas en compte les enfants français de parents portugais.
Aníbal Almoster, 36 ans, préfère parler français, langue dans laquelle il se sent plus à l’aise. Ce comptable qui vit en France depuis l’âge de deux ans a épousé une Française et, à sa demande, leur petite fille possède la double nationalité. Conseiller municipal de la ville de Limoges, élu sur la liste des Verts, il est chargé des affaires culturelles, de la jeunesse et des finances. “Dieu sait” que ce n’est pas l’entourage familial qui a fait naître ce “virus” de la politique. A la maison, sans doute à cause du fantôme de Salazar [le dictateur qui dirigea le Portugal de 1932 à 1968], ses parents n’abordaient jamais ces sujets, comme par crainte d’avoir des histoires. Aujourd’hui encore, ils ne parlent pas de l’activité de leur fils… Aníbal a passé pratiquement toute sa vie en France mais se sent “Portugais de cœur”. “Quand il y a un match Portugal – France, mon cœur bat pour les quinas*”, avoue-t-il. Il va tous les ans au Portugal, mais reste réaliste : “Le fait de vivre en France me permet de m’épanouir professionnellement et politiquement.” Aníbal est le seul des enfants de la famille qui envisage de rentrer. Et bien qu’il souhaite transmettre les valeurs de la culture portugaise à sa fille, il a des doutes quant à la survie de la communauté lusophone en France : “Nous sommes de plus en plus français. Je le vois bien avec mes frères qui ont appelé leurs enfants Alain et Elodie. D’ici trente, quarante ans, je pense qu’il n’y aura plus de Portugais en France. Ce sera comme avec la communauté polonaise. Nous allons disparaître.” Katya Delimbeuf * Nom donné à l’équipe nationale de football. Les quinas sont les cinq écus qui ornent le centre du drapeau portugais.
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ans son bureau, sous les posters de Lénine et de Che Guevara, François Desanti se dit prêt à recourir à des tactiques révolutionnaires : “Nous n’avons pas d’états d’âme. Pour nous, la fin justifie les moyens.” François Desanti ne parle pas de cocktails Molotov, mais d’actions en justice. Sous la conduite de la CGT, son syndicat, et d’autres organisations, quelque 1 500 chômeurs viennent d’engager des poursuites pour rupture de contrat contre l’UNEDIC, après avoir été victimes, en janvier, d’une réduction de la durée de leur indemnisation. Leurs dossiers seront examinés par les tribunaux au cours des prochains mois. Pour des syndicats européens comme la CGT qui s’efforcent généralement d’obtenir des changements par des manifestations et des grèves, le lancement coordonné d’actions en justice est une tactique révolutionnaire. C’est la procédure la plus proche du recours collectif de type américain, interdit en France et dans la plupart des pays européens. La bataille judiciaire française illustre la crainte de nombreux dirigeants d’affaires de voir l’Europe devenir de plus en plus procédurière. Cette tendance a été encouragée par des avocats agressifs et des reportages bien documentés sur les indemnisations de plusieurs millions de dollars qu’il est courant d’obtenir aux Etats-Unis. Gérard Boulanger, un avocat bordelais qui travaille avec François Desanti, souligne que les recours en justice deviennent fréquents parce que les travailleurs sont déçus par les tactiques syndicales traditionnelles. “Les gens se sont rendu compte que descendre dans la rue ou faire grève présente une efficacité limitée”, explique-t-il. “L’Europe va s’apercevoir qu’il est difficile pour l’opinion publique de débattre en toute sérénité lorsque tout le monde peut utiliser la menace judiciaire pour parvenir à ses fins au détriment de l’intérêt général”, prévient cependant l’avocat new-yorkais Philip Howard, président de The Common Good, un groupe de pression luttant contre la dérive procédurière. Les dommages et intérêts réclamés dans les tribunaux français restent toutefois infimes. Dans l’affaire des chômeurs français, les réparations demandées ne dépassent pas 4 500 euros par personne. Autre différence importante : nulle part en Europe les avocats ne reçoivent une part des sommes gagnées par leur client. Même si certains avocats français acceptent déjà des honoraires moins élevés en échange d’un “pourcentage en cas de réussite”. Pour François Desanti, le virage vers une société plus procédurière n’est qu’une étape sur la voie de la révolution qu’il appelle de ses vœux. “Nous avons recours aux tribunaux parce qu’ils sont au service du pouvoir en place, ditil. Si nous n’arrivons pas à nos fins par la voie judiciaire, nous pourrons toujours prendre les armes.” Charles Fleming, The Wall Street Journal Europe (extraits), Bruxelles
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GRÈCE
Une victoire attendue, voire méritée Le 7 mars, un raz de marée électoral a porté Costas Caramanlis au pouvoir. Une victoire, explique le quotidien libéral I Kathimerini, qui récompense la métamorphose de la Nouvelle Démocratie en un parti de droite moderne. I KATHIMERINI
Athènes ême ses adversaires le reconnaissent : Costas Caramanlis a été le personnage central de cette élection. Non seulement parce que l’enjeu véritable du vote était le retour attendu au pouvoir de la Nouvelle Démocratie (ND), mais aussi parce que, dans les mois qui ont précédé le vote du 7 mars dernier, le chef de l’opposition a animé à lui seul la campagne électorale. Surtout, sa modestie affichée et la sensibilité qu’il a manifestée sur les questions sociales lui ont permis de refaçonner l’image du parti conservateur. La ND n’est plus un parti de droite traditionnel. Ayant pris ses distances avec le programme néolibéral de l’ancien Premier ministre Constantin Mitsotakis [1990–1993], cette formation a, sous la férule de Caramanlis, réalisé une synthèse idéologique intéressante. Aujourd’hui, le discours néolibéral se teinte d’une sensibilité nouvelle aux problèmes des classes moyennes et défavorisées. La ND n’appartient plus désormais à la “droite populaire”, qui défendait des idées étatiques et aristocratiques, conjuguées à un paternalisme envers les couches sociales modestes alimenté par le clientélisme. Dans les limites du paysage politique traditionnel, la ND est ainsi devenue un parti de centre droit moderne. Caramanlis s’est engagé dans une voie semée d’embûches. Il a repris le
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Dessin de Medi
Belortaja, Tirana.
Résultats Le 7 mars, la Nouvelle Démocratie a obtenu 45,4 % des voix et 165 députés. C’est 14 de plus que la majorité absolue. Le PASOK, lui, est passé de 158 à 117 sièges. Arrivés en troisième position, les communistes du KKE obtiennent 12 députés – 1 de plus – et 5,88 % des voix. En remportant ces élections, Constantin Caramanlis devient, à 47 ans, le plus jeune Premier ministre de l’histoire de la Grèce.
flambeau d’une ND relativement jeune et sans grande expérience politique. Il ne fait guère de doute que son patronyme a joué un rôle fondamental dans son élection. Costas est, en effet, le neveu d’un autre Caramanlis, Premier ministre de l’après-régime des colonels et qui a marqué de son charisme plus d’un demi-siècle de vie politique en
Grèce. Mais l’actuel chef de la droite locale a très vite révélé ses qualités politiques. Après quelques erreurs tactiques, il a fini par atteindre son objectif stratégique. Et, hormis quelques notes discordantes de la part de personnes dépassées par la transformation du parti, le message de la ND est désormais clair, moderne et séduisant. Le discours politique de Caramanlis a dissipé la plupart des préjugés à l’égard de la droite dans l’opinion publique, il a élargi l’audience du parti et facilité le ralliement d’électeurs centristes déçus par onze années de règne des socialistes du PASOK. Un second élément essentiel du personnage est le combat qu’il mène contre les conflits d’intérêts. Sa décision d’ouvrir un front contre la collusion entre les milieux politiques et le monde des affaires lui a valu une série d’attaques personnelles. Des années durant, une majorité écrasante des médias alimentait l’idée que Caramanlis était le principal handicap de la ND et Costas Simitis, le grand atout du PASOK. Malgré tous leurs efforts, la perspective d’une défaite cuisante a obligé le Premier ministre sortant et les intérêts qui le soutenaient à organiser sa succession – une tentative désespérée pour éviter une Berezina, qui finalement s’est produite. La carte maîtresse du PASOK a ainsi été mise au placard, tandis que le très critiqué Caramanlis devient Premier ministre. Cela dit, le grand test pour lui viendra après son entrée en fonctions. ■
C O M M E N TA I R E
Un PASOK fatigué ■ Après neuf ans et cinq mois de pouvoir socialiste du PASOK, le pays voulait un changement. Le 7 mars, les électeurs socialistes ont voté, mais sans conviction, pour leur parti. Quant aux autres, un quatrième mandat pour le PASOK aurait été un de trop. Comment expliquer cette défaite historique ? D’abord, la mauvaise campagne du PASOK n’a fait qu’aggraver le déficit de crédibilité des socialistes et leur incapacité à résoudre les problèmes actuels de la société grecque. L’éducation et le système de santé sont en crise et l’ancien gouvernement n’a pas su résoudre les problèmes. De la même façon, il n’a su ni prévoir ni gérer la montée de l’immigration clandestine. Enfin, la stratégie qui a consisté à changer le président du Parti socialiste un mois avant les élections n’a pas été payante. En effaçant Costas Simitis au profit de Georges Papandréou, les socialistes se sont privés du bilan positif du Premier ministre sortant. Fini l’entrée de la Grèce dans la zone euro, oublié la bonne gestion de la crise chypriote et l’emprisonnement des terroristes du groupe du 17 Novembre. Le bouleversement proposé par Papandréou s’est très vite résumé à son aspect le plus spectaculaire : un nouveau nom pour le parti et de nouvelles couleurs pour son logo. Irini Karanasopoulou, Ta Nea, Athènes
ALLEMAGNE
Quand les écolos s’achètent une centrale nucléaire
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uelle valeur accorderiez-vous au fait que Siemens ne vende pas sa fabrique de plutonium à la Chine ? 100 euros ? 1 000 euros ? Pour 50 euros et même à moindres frais, vous pouvez faire en sorte que cette usine soit mise au rebut dans le respect de l’environnement plutôt que d’aller produire du plutonium pouvant, le cas échéant, ser vir à des fins militaires en Chine. Bref, il s’agit d’acheter soi-même Hanau plutôt que de la vendre à la Chine. C’est l’initiative que vient de lancer [le 26 février dernier] l’association internationale IPPNW, qui regroupe les “médecins pour la prévention contre une guerre nucléaire et pour la responsabilité sociale”. Leur idée : faire au groupe Siemens, propriétaire de l’usine, une meilleure offre que les Chinois. Ces derniers ont offert 50 millions d’euros ? A nous de mettre sur la table 50 millions et 1 euros ! Mais il faut rassembler l’argent… Pour y par venir, on doit “acheter soi-même
Hanau”, comme le disent le slogan choisi et le site web du même nom. En allant sur , on peut s’engager à verser une cer taine somme, ne dépassant pas 5 000 euros, dans l’espoir que l’action aboutisse. “L’idée nous est venue tout récemment”, explique Ute Watermann, por te-parole d’IPPNW. “Après tant d’années de lutte et alors que l’Allemagne a pris la décision de sor tir de l’atome, imaginer qu’une usine de plutonium allemande puisse fonctionner en Chine était intolérable. Nous n’avons pas vu d’autre solution que d’acheter Hanau.” Il ne s’agit pas d’acheter la ville [90 000 habitants, près de Francfor t], mais seulement son usine, soigneusement emballée dans soixante conteneurs prêts à traverser les mers. Comme Hanau n’est jamais entrée en fonction, aucun élément n’est radioactif – ce qui rend l’achat possible par l’association. Celle-ci pense néan-
moins que 20 millions supplémentaires seront nécessaires pour se débarrasser de l’usine dans le respect de l’environnement. Si tout marche bien, les acheteurs pourront même obtenir de vrais petits bouts de l’usine. “J’ai toujours rêvé d’en avoir une dans mon jardin”, plaisante le cabarettiste Martin Buchholz. “Enfin une initiative intelligente, qui reflète l’opinion de la population”, soupire d’aise le chanteur Konstantin Wecker, prêt à verser au pot commun 750 euros. Ils sont légion à se lancer individuellement ou en tant qu’organisations dans l’affaire : le commissaire Peter Sodann [série télévisée Tatort], l’écrivain Erich Loest, Greenpeace et d’autres écologistes, mais aussi des hommes politiques de la coalition de gauche au pouvoir – ce qui rend le mouvement assez explosif. “Si Hanau par t [en Chine], Schröder doit par tir aussi”, lancent les Ver ts les plus mobilisés, qui réclament un congrès extraordinaire de leur parti et que vient renfor-
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cer l’opposition dans les rangs sociauxdémocrates. Le rachat d’Hanau serait une solution élégante au problème : le calme reviendrait chez les Verts, une crise gouvernementale pourrait être évitée, la Chine réduirait sa production de plutonium à usage potentiellement militaire – et l’on pourrait exposer dans son jardin ou sur ses étagères un petit bout de Hanau. Ute Watermann a déjà pris contact avec Siemens pour ouvrir des négociations. Elle espère pouvoir faire baisser le prix. Le temps presse : le gouvernement compte prendre sa décision avant la mi-mars. En tout état de cause, une manifestation est déjà prévue le 20 mars à Ramstein, à l’initiative d’IPPNW, contre la politique nucléaire du gouvernement. Car, en Allemagne, il existe encore 65 armes atomiques, qui représentent 150 fois le potentiel explosif de la bombe d’Hiroshima. Katrin Evers, Die Tageszeitung (extraits), Berlin
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Prisonniers de la bulle immobilière
Ici Londres, payez svp
Antonio et Beatriz comptent s’abstenir ou voter blanc aux législatives du 14 mars prochain. Comme nombre de jeunes Espagnols, ce couple madrilène a toutes les peines du monde à trouver un logement. Et n’a aucun espoir que cela s’arrange.
n une année de mise en service du fameux péage urbain londonien, les caméras qui contrôlent l’acquittement de la taxe exigée des automobilistes ont débusqué une centaine de voitures “clonées” : c’est-à-dire des véhicules dotés par leurs propriétaires de fausses plaques d’immatriculation. Les automobilistes, en effet, s’ingénient à trouver des astuces pour éviter d’acquitter les 5 livres par jour [7,50 euros] qu’il leur faut débourser pour circuler dans la capitale. Le maire de Londres, Ken Livingstone, a récemment révélé que, lors d’une vaste opération destinée à réprimer ces fraudes, l’un de ses services, la Transport for London Authority (TfL), avait mis en fourrière ou immobilisé 255 véhicules, tandis que 40 récidivistes avaient tout simplement vu leur voiture détruite. D’après les derniers chiffres publiés par la TfL, la taxe antiembouteillages a entraîné une réduction de 18 % du trafic dans le centre de Londres. Le nombre des voitures particulières a ainsi chuté de 30 %, tandis que celui des bus, taxis et deux-roues motorisés a augmenté. Pour sa part, M. Livingstone affirme que l’instauration de la taxe a entraîné une évolution des habitudes de déplacement en faveur des transports en commun. Un phénomène qu’il qualifie de “bouleversement, l’un des plus importants auxquels il nous ait été donné d’assister depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale”. Environ 110 000 personnes s’acquittent chaque jour de cette t a xe e t , c h a q u e m o i s , c e s o n t quelque 160 000 contraventions qui sont envoyées aux contrevenants. Andrew Clark, The Guardian, Londres
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EL PAÍS
Madrid
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du SMIC (ni plus ni moins) ou d’avoir plus de 35 ans et de vivre encore au domicile parental. “PERSONNE N’AIDE LES JEUNES ET LES OUVRIERS”
Les choses étant ce qu’elles sont, à peine se sont-ils aventurés dans l’impitoyable jungle immobilière madrilène qu’Antonio et Beatriz sont déjà découragés, presque au bord du désespoir. Et les élections du 14 mars leur semblent aussi lointaines que la planète du même nom. “C’est décidé, je deviens apolitique, lance Beatriz. Je n’irai pas voter. Ce gouvernement ne favorise que les chefs d’entreprise et ceux qui ont 40-45 ans. Personne n’aide les jeunes et les ouvriers. On ne t’aide que si tu veux créer une entreprise, mais, pour le reste, rien de rien. Le logement est la chose la plus importante pour pouvoir se lancer dans la vie ; pourtant, personne ne fait rien.” Plus timide, Antonio dit n’avoir de préférence pour aucun parti. “Je ne sais pas, je voterai peut-être blanc.” Une victoire des socialistes améliorerait-elle les choses ? “Non, assure Beatriz. C’est un cercle vicieux : pour améliorer certaines choses, il faut prendre de l’argent ailleurs, et je ne crois pas qu’ils pourront le faire.” “Les patrons leur tomberaient dessus”, ajoute Antonio. La conversation se poursuit entre plaintes, tristesse et désespoir. Beatriz et Antonio sont prématurément déçus de la vie. En Espagne, il y a des centaines de milliers de jeunes dans leur cas. Ils sont prisonniers de la bulle immobilière, ils ont un emploi précaire et ne sont pas encore tout à fait autonomes financièrement. Ils ont investi beaucoup d’efforts et d’argent dans une bonne formation, ils sont jeunes et intelligents, ils s’aiment, ils ont une petite voiture, une télé, un lecteur DVD et un appartement de 60 mètres carrés. Mais ils n’aiment pas la vie. Miguel Mora DU 11 AU 17 MARS 2004
Un an de péage urbain londonien 200
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Nombre de véhicules entrant dans la zone du péage londonien pendant les heures payantes (en milliers) Avant l’instauration du péage Après l’instauration du péage
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Tax et a is uto Deu cars x mot-roues or Bicy isés clet tes
Après avoir expliqué en une seule phrase la raison de la piraterie mondiale, Antonio et Beatriz disent qu’ils n’ont pas vu El Pisito [Le petit appartement], le célèbre film de Marco Ferreri et Rafael Azcona, qui, en 1958, racontait la tragi-comédie de la recherche d’un appartement dans l’Espagne franquiste. Ils ne savent donc pas qu’ils vivent aujourd’hui le même drame, sauf que la concurrence est nettement plus féroce et nombreuse qu’à l’époque. A la mi-février, Antonio et Beatriz ont poussé la porte de l’Office municipal du logement de Madrid (EMV) pour essayer de trouver un appartement à un prix plus abordable que celui où ils vivent actuellement, “une location avec option d’achat”. Ils arrivaient désenchantés de l’Institut du logement de la région de Madrid, où on leur avait proposé “76 appartements à Leganés et 23 à San Martín de la Vega” [dans la grande banlieue de
De moins en moins d’Espagnols ont aujourd’hui les moyens d’acheter un logement. Depuis l’arrivée du Parti populaire au pouvoir, en 1996, le prix moyen du mètre carré a augmenté de presque 100 %, pour atteindre 1 931 euros en moyenne au niveau national et jusqu’à 2 917 euros à Barcelone et 2 868 à Madrid (par comparaison, le prix moyen du mètre carré à Paris est de 3 850 euros). Le problème a pris une telle ampleur que le Parti populaire et son adversaire socialiste ont truffé leurs programmes électoraux de mesures destinées à faciliter l’accession à la propriété et le marché de la location, très peu développé dans un pays où 86 % des habitants sont propriétaires de leur logement (contre 56 % en France).
la capitale]. Malheureusement, le jeune couple ne remplissait pas la première condition requise : être domicilié là-bas depuis deux ans. On les a donc aiguillés sur l’EMV, où une aimable fonctionnaire les a informés qu’il n’y avait rien en ce moment, qu’il y avait eu une offre en janvier, mais qu’il s’agissait d’un lot d’appartements en vente et non en location, que, bien entendu, ils avaient dépassé la date limite mais qu’ils pouvaient toujours prendre ce numéro de téléphone et appeler dans quelques jours, ils auraient peut-être plus de chance. De la chance ! Tout dépend de cela, semble-t-il – de cela et des barèmes d’attribution des logements. Mais on a beau avoir beaucoup de points et satisfaire à tous les critères possibles et imaginables, on n’est pas pour autant assuré d’accéder à un logement subventionné. Le dernier programme madrilène d’accession à la propriété comprend 774 appartements à la périphérie de la capitale. L’EMV a reçu plus de 77 000 dossiers, ce qui signifie que seulement 1 % des demandeurs verront leur rêve se réaliser. D’après l’attrayant prospectus bleu vif de l’EMV, le prix de ces appartements oscille entre 88 000 euros pour un deux pièces de 50 m2 et 115 000 euros pour un cinq pièces de 94 m2. Le profil idéal pour se voir attribuer un logement est plutôt déprimant : ce qui donne le plus de points, c’est d’avoir perdu son logement dans les deux années précédant la demande – pour cause de faillite, d’expropriation ou de réhabilitation confirmée par un juge. Il est “bon” également d’être handicapé à plus de 65 %, d’appartenir à un foyer de six membres ou plus, d’être victime de violences familiales, d’être seul soutien de famille, d’avoir moins de 35 ans ou plus de 65 ans, de gagner entre 1,5 et 2,5 fois l’équivalent
Bus
LE MÊME DRAME QU’EN 1958 DANS L’ESPAGNE FRANQUISTE
Flambée des prix
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“Votons directement pour les promoteurs ! Inutile de passer par des intermédiaires!” Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.
Source : “The Guardian”
ntonio a 26 ans et Beatriz 25. Ils sont jeunes et beaux, mais ne sont pas heureux. Antonio, originaire de Cadix, vit à Madrid depuis 1999. Beatriz est madrilène. Ils forment un couple et “bossent” tous les deux à l’aéroport de Madrid, Barajas, “pour une entreprise de handling (assistance aéroportuaire)”. Ils parlent anglais et français, et gagnent chacun 1 000 euros net par mois. Ils enchaînent les contrats temporaires, travaillant six mois d’affilée, puis passant un mois au chômage. “De cette façon, l’entreprise évite de nous embaucher en contrat à durée indéterminée (CDI)”, expliquent-ils. Ils se sont installés ensemble en décembre, et paient 750 euros de loyer par mois pour un appartement situé dans la localité de Barajas. “C’est près du boulot. Comme ça, on dépense moins en transport”, précisent-ils. Antonio, qui est “pilote commercial sans emploi”, a dû contracter un prêt pour payer les 12 millions d’anciennes pesetas [72 000 euros] que lui a coûté son diplôme. Aujourd’hui, il rembourse 335 euros par mois, auxquels s’ajoutent les 375 euros de la moitié de son loyer. Total : 710 euros. “Il ne me reste donc plus que 290 euros pour me nourrir, payer le gaz, l’électricité et l’eau”, conclut-il. Leur arrive-t-il d’aller au cinéma ? “Non, nous ne pouvons pas nous le permettre. C’est très cher. Mais nous avons acheté un lecteur DVD pour 60 euros et, maintenant, nous regardons à la maison les films que nos amis téléchargent sur Internet.”
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e u ro p e BOSNIE-HERZÉGOVINE
Sarajevo, la ville qui néglige ses artistes Erigée en symbole de la culture européenne pendant la récente guerre, la capitale bosnienne adu mal à gérer sa richesse artistique. Et pour cause : amateurs et mécènes ont disparu, et l’Etat a d’autres soucis. DANI (extraits)
Sarajevo écidément, il faut bien que la Bosnie-Herzégovine se distingue du reste de l’univers. Tandis que le commerce des œuvres d’art est l’une des occupations les plus onéreuses et les plus appréciées dans le monde entier, nous manquons jusqu’au cadre législatif qui régirait cette activité. S’il y a un point qui n’est pas contesté dans le bilan de Margaret Thatcher, c’est bien le fait qu’elle ait chargé la British Lottery de prendre soin des musées et des galeries britanniques. C’est ainsi que des fonds considérables ont pu être destinés au rachat et à la conservation des œuvres d’art. A Sarajevo, Dunja Blazevic, la directrice du Centre sarajévien de l’art contemporain (SCCA), très engagée sur le plan de la promotion des jeunes artistes et de l’art du pays, fait état de son mécontentement. “Il n’y a pas moyen chez nous d’engager un dialogue entre les artistes et ceux qui décident de la politique culturelle. Nous n’avons pas, comme cela existe dans d’autres pays, d’endroits spécialisés où l’on puisse se rendre pour acheter telle ou telle œuvre, sans même passer par une galerie. Ici, des œuvres de grande qualité, mais moins commercialisées, n’ont jamais leur place à côté des grands noms reconnus. De même, seules quelques galeries d’art contemporain proposent des travaux d’artistes mondialement connus comme Marina Abramovic ou Braco Dimitrijevic.”
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UN MARCHÉ GANGRENÉ PAR LE NATIONALISME
En d’autres termes, si vous faites le commerce des œuvres d’art, au regard de la loi, vous êtes dans la même position que celui qui vend de la papeterie ou du matériel de construction, voire des bananes ou des pièces détachées. Meliha Husedzinovic, directrice de la Galerie nationale des beaux-arts, estime que les lois adoptées depuis la fin de la guerre [1995] n’ont pas régulé le marché de l’art, loin de là. “Jusqu’en 2001, année où l’on a mis en place la collection permanente, la Galerie nationale a certes fait du rachat, mais dans de mauvaises conditions. Il fallait que l’artiste connaisse un ministre pour arriver à placer son œuvre.” Les prix sont ce qui intrigue le plus : combien coûte une œuvre qui est susceptible de faire partie du patrimoine culturel ? Dans la Croatie voisine, à l’exception des prix de vente exorbitants des œuvres de l’hyperréaliste Zvonimir Mihanovic (jusqu’à 125 000 dollars [98 355 euros] dans les galeries new-yorkaises), les autres prix varient entre l’équivalent de 130 à 260 euros. Certes, il y a quelques exceptions parmi les jeunes artistes populaires qui obtiennent des ventes de l’ordre de 2 000 à 5 000 euros.
Cri, 1997. Peinture de Mehmed Zaimovic.
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Livre
Si jusqu’à présent la peinture bosnoherzégovienne était peu connue, elle devrait l’être mieux désormais. L’Académie bosnienne des sciences et des arts vient en effet d’éditer, en collaboration avec l’université de Mostar, Slikarstvo u Bosni i Hercegovini od 1945 do 1990 (La peinture en Bosnie-Herzégovine de 1945 à 1990) de Nikola Kovac, professeur de littérature française et ambassadeur à Paris de 1993 à 1999. Le prochain ouvrage de l’auteur sera consacré à la période 1914-1944.
A Sarajevo, la seule galerie qui semble fonctionner sur la base de règles clairement établies est Paleta, située rue Hamdije Kresevljakovica. Elle est entre les mains de Sabina Tomanovic, qui a appris le métier de son père, Izo, symbole d’un certain Sarajevo urbain et cultivé. Ils gèrent leur galerie avec beaucoup d’amour, mais Sabina nous confie que l’appauvrissement de la population a créé une situation d’incertitude totale. “Souvent, on nous apporte des œuvres de valeur qui font partie de collections privées. Les gens sont prêts à les céder audessous de leur valeur réelle. Cependant, il nous faut du temps pour réunir l’argent. Alors, ce qui se passe, c’est que le patrimoine artistique de ce pays est exporté à l’insu des institutions spécialisées. Il est advenu récemment qu’un client riche en provenance d’un pays arabe s’intéresse à une grande toile d’Ibrahim Ljubovic. La valeur de ce tableau a été estimée à environ 10 000 euros. Ce client nous a immédiatement offert la somme indiquée, que nous avons refusée. Ensuite, il a proposé 2 500 euros de plus en nous demandant pourquoi nous n’acceptions pas, car c’était une somme importante. Nous lui avons répondu que le commerce n’était pas notre objectif principal et que les billets de banque ne pouvaient pas remplacer au mur la toile manquante.” Dans la situation chaotique qui est la nôtre, il est difficile d’établir des catégories de prix correspondant aux différentes œuvres. Les prix varient de 200 à 1 500 euros pour des œuvres un peu plus importantes, ce qui n’est pas beaucoup. La difficulté qui s’ajoute est que la plupart de nos artistes ne peuvent pas être appréciés à l’étranger autant que par le public local. Mais la couche de la population qui serait prête à consacrer des sommes importantes à l’art a pratiquement disparu. Aujourd’hui, on achète le plus souvent
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dans les ateliers d’artistes, ce qui est toujours mieux que rien. L’atelier du peintre Mehmed Zaimovic beigne dans la douceur ; la conversation qui commence autour d’un café ne tarit pas. “Il est difficile de définir notre public.Ceux qui savent quelle œuvre d’art ils souhaitent s’offrir n’ont pas d’argent ; ceux qui en ont ne connaissent pas l’art et ne s’y intéressent pas. Quand je vends mon tableau à quelqu’un, d’une certaine manière nous devenons amis. L’une des conséquences des années difficiles qui sont derrière nous est que les collectionneurs ont pratiquement disparu.Or,avant la guerre,
conférence
les vrais collectionneurs commençaient seulement à apparaître. Hélas, les collections ont elles aussi subi les dommages de la guerre, à cause des critères nationaux qui ont pris le dessus : les Serbes achètent les travaux des ‘leurs’,les Croates des ‘leurs’… Les artistes sont condamnés à naviguer dans ces eaux-là, certains y trouvent du plaisir, d’ailleurs. Parfois, je me sens mal à l’aise de voir que les médias font la publicité pour certains artistes comme si c’était des chanteurs de musique folk. Dans la ville, on s’aperçoit que la plupart des galeries d’avant guerre sont devenues des cafés, alors que ce devrait être l’inverse.” Aujourd’hui, Zaimovic est un artiste connu, mais investir dans ses toiles n’est pas un placement “sûr”, à la différence des vedettes européennes, comme Mersad Berber ou Safet Zec. Ce sont les peintures de Berber qui atteignent les prix les plus élevés : en Croatie, jusqu’à 20 000 euros et, lors de son exposition à Londres, plus de 50 000 euros. Rappelons, à ce sujet, le portrait type du Bosniaque aisé d’avant la guerre : un Berber accroché au mur, une maison à Neum, sur la côte Adriatique, les clés d’une Golf dans la poche. La situation n’est pas vraiment différente aujourd’hui, sauf que la liste des possessions comprend, en outre, une collection de livres écrits par feu le président Alija Izetbegovic et une traduction du Coran reliée cuir. Enfin, une lueur d’espoir se profile à l’horizon. Les responsables de la Galerie nationale des beaux-arts affirment que, cette année, pour la première fois, le ministère fédéral de la Culture et du Sport a alloué 25 000 euros au rachat des œuvres d’art. Ahmed Buric
Le regard des autres leçons de littérature Vassilis Alexakis
mercredi 17 mars 2004 18 h 30 - 20 h entrée libre
Né en 1943, venu une première fois en France en 1960 pour faire l’école de journalisme de Lille, reparti en Grèce, revenu à Paris en 1968 pour s’y installer, Vassilis Alexakis est un homme des allers-retours. Entre deux langues, entre deux pays, entre deux amours. Écrivain, journaliste, dessinateur, homme de radio et homme du rire, il a mis au point entre Athènes et Paris une géographie personnelle et amoureuse, moins faite de lignes de fractures que de lignes de chance et de sens. Vassilis Alexakis est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels La langue maternelle (Prix Médicis 1995), Talgo (1997), Paris Athènes (1997), Contrôle d’identité (2000) et Les mots étrangers (2002). Bibliothèque nationale de France site François-Mitterrand Grand auditorium, Hall Est Quai François-Mauriac Paris 13e www.bnf.fr
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En association avec Courrier international
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Et le colistier de Kerry sera… Le sénateur du Massachusetts étant maintenant assuré d’être le candidat démocrate à la Maison-Blanche, il lui faut trouver un candidat à la vice-présidence. Un processus beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine. THE WASHINGTON POST
Washington ès le lendemain du “Super Tuesday”, le sénateur John F. Kerry s’est mis en quête d’un colistier. Profil recherché : un candidat à la vice-présidence reflétant l’importance historique du Sud et capable d’arracher au président Bush l’un des “swing States”, les Etats indécis qui font la différence. Contrairement à bien d’autres candidats à la présidence, Kerry ne présente pas de graves points de faiblesse, comme une inexpérience en politique étrangère qu’il devrait compenser en se choisissant un vice-président crédible dans ce domaine. L’un des principaux conseillers de Kerry estime qu’il n’y a pas de “vide à combler”,mais qu’il faudrait envisager de nommer un candidat du Sud, ce qui a été en effet le préalable à toutes les victoires démocrates depuis soixante ans. La dernière fois que les démocrates ont conquis la Maison-Blanche sans la présence d’un candidat du Sud remonte à 1944, avec le tandem Franklin D. Roosevelt, de l’Etat de New York, et Harry S. Truman, du Missouri. Kerry vient de nommer James Johnson à la tête de l’équipe de “recrutement” du candidat à la viceprésidence. Cet ancien haut fonctionnaire appartient au sérail démocrate. Jamais un candidat démocrate ne s’était mis aussi tôt à la recherche de son colistier. Autant dire que Kerry a le sentiment de jouer la montre. On s’attend à ce que le candidat démocrate ratisse large pour trouver le bon candidat : il va faire son choix parmi des gouverneurs, des femmes, des minorités et des personnalités politiques d’Etats indécis. Cela lui permettra de se placer auprès des décideurs et des électeurs, tout en veillant à ne négliger aucun soutien à sa campagne. D’après les hypothèses qui circulent en dehors de l’équipe de campagne de Kerry, celui-ci penserait à quatre de ses anciens rivaux à la candidature : le représentant Richard A. Gephardt (Missouri), les sénateurs John Edwards (Caroline du Nord) et Bob Graham (Floride), ainsi que Wesley Clark, général de l’armée de terre à la retraite. Plusieurs gouverneurs d’Etats indécis, notamment Tom Wilsack (Iowa), Edward Rendell (Pennsylvanie) et Bill Richardson (NouveauMexique), sont également pressentis. Kerry n’exclurait pas la possibilité d’avoir une colistière, en particulier Jeanne Shaheen, ancien gouverneur du New Hampshire, ou Janet Napolitano, gouverneur de l’Arizona. Des démocrates influents n’appartenant pas à l’équipe de campagne de Kerry citent aussi les noms de
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Hair (chevelure),
la comédie musicale démocrate. Dessin de Mike Lane paru dans The Baltimore Sun, Etats-Unis.
11 septembre Comme le montrent ses premiers spots télévisés, Bush utilise les attentats du 11 septembre 2001 comme “une explication fourretout pour se protéger de ses faiblesses, comme l’économie fragilisée, les déficits budgétaires et la réduction des libertés civiques”, explique le Los Angeles Times. D’après le quotidien, Bush sera réélu si les enjeux de l’élection sont définis par le 11 septembre. Mais il pourrait perdre si elle se réduit à la question classique : vivez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?
Robert Rubin [ancien secrétaire au Trésor de Clinton] et de la sénatrice Hillary Rodham Clinton (Etat de New York). “A mon sens”, estime John Podesta, ancien secrétaire général de la Maison-Blanche sous Clinton, “Bob Rubin est le seul candidat capable de mettre Bush en difficulté sur la question économique, son grand point faible.” Le conseiller de Kerry assure que la désignation du candidat à la viceprésidence ne devrait pas avoir lieu
avant le mois de mai, mais certains démocrates pensent qu’elle pourrait intervenir plus tôt. Le principal avantage d’un choix rapide tient à la possibilité de faire parler de soi pendant une période creuse et de rassembler des fonds. Le principal obstacle, c’est le long examen des candidatures. Généralement, les candidats à la présidence cherchent un colistier avec lequel ils s’entendent. C’était le cas en 1992, quand Clinton a choisi
Al Gore. Mais on a déjà vu des présidents se choisir un rival, même acharné, comme John F. Kennedy lor squ’il a fait appel à Lyndon B. Johnson en 1960. En l’an 2000, Gore avait désigné le sénateur Joseph Liebermann – un démocrate conservateur connu pour son combat contre l’immoralité au cinéma et à la télévision – pour rassurer les électeurs quant au fait que le temps des scandales de Clinton était bel et bien révolu. Bush, lui, avait choisi Dick Cheney, à la fois parce qu’il l’appréciait et le respectait, et parce que Cheney était un gage de crédibilité en politique étrangère. Plusieurs partisans de Kerry le pressent de choisir un pitbull démocrate, lequel pourrait attaquer Bush tandis que Kerry resterait un peu au-dessus de la mêlée. Certains conseillers de Kerry pensent que Gephardt pourrait être le bon choix. Il est d’une loyauté à toute épreuve, infatigable, et plus discipliné que n’importe lequel des politiciens en lice. Gephardt dispose de puissants appuis, notamment de la part des dirigeants syndicaux et de nombreux députés de la Chambre des représentants. De plus, l’un de ses principaux conseillers, Steve Elmendorf, est l’adjoint au directeur de campagne de Kerry. Les partisans de Gephardt font valoir que les démocrates doivent gagner l’élection dans le Middle West et que Gephardt est le mieux à même d’argumenter contre la politique économique de Bush. Jim VandeHei
FINANCEMENT
Les démocrates partent à la chasse au cash John Kerry va devoir trouver rapidement des donateurs. Mais il a peu de chances de pouvoir rivaliser financièrement avec George Bush.
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orti victorieux d’une difficile et coûteuse campagne pour les primaires démocrates, John Kerry se retrouve avec une caisse relativement vide alors qu’il va devoir affronter une offensive publicitaire du président Bush. Ses collaborateurs et collecteurs de fonds envisagent de continuer sur la lancée de leurs victoires du “Super Tuesday” pour entamer dans les semaines à venir une tournée destinée à lever au moins 20 millions de dollars. Mais les stratèges et collecteurs de fonds démocrates se disent résignés à voir Bush dépenser des dizaines de millions de dollars de plus que leur champion au cours des prochaines semaines. D’après les stratèges démocrates, la campagne de Kerry va s’appuyer sur la publicité payée par le parti et par des groupes extérieurs indépendants pour contrer les messages du camp républicain. Mais c’est un pari risqué, car certaines organisations n’ont pas le droit de coordon-
ner leur action avec la campagne proprement dite, d’où un éventuel manque de cohérence des messages. La publicité permettrait aux démocrates d’empêcher que le président sortant ne stigmatise trop vite son adversaire auprès de l’opinion. La plupart des ténors du parti concèdent que leur candidat ne pourra jamais rivaliser avec Bush sur le plan financier. L’écart est déjà manifeste : le sénateur du Massachusetts a quelques millions de dollars en banque, tandis que le président sortant – qui n’a pas eu à affronter des primaires – dispose de plus de 100 millions de dollars. Si le camp Kerry reste muet sur son plan d’attaque et sur le montant des dons escompté, il est mieux loti que les démocrates des élections précédentes parce que le sénateur a refusé tout financement public. A l’instar de Bush, il est libre de recueillir toutes les contributions et de dépenser sans limites au cours des primaires. Il a collecté plus de 1,2 million de dollars sur Internet dans les heures qui ont suivi les scrutins du Super Tuesday. Son frère, Cameron Kerry, a récemment rencontré les col-
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lecteurs de fonds en Floride. Son épouse multimillionnaire, Theresa Heinz Kerry, a assisté à un déjeuner de levée de fonds en Californie. Mme Kerry a réaffirmé son droit de dépenser de l’argent de son côté, du moment que ces frais ne sont pas engagés en coordination avec la campagne de son mari. Au cours des dernières semaines, l’équipe financière de Kerry s’est consacrée à la formation d’un réseau de collecte de fonds, en faisant appel à de grands spécialistes à travers le pays, de Hollywood à New York. Ce réseau devrait se renforcer dans les semaines à venir, car de nombreux partisans restés neutres tant qu’aucun candidat n’émergeait ont commencé à se jeter dans la mêlée. Ainsi, plusieurs gouverneurs démocrates devraient aller solliciter les donateurs. Le producteur Haim Saban, principal bailleur de fonds en 2002 avec 9,4 millions de dollars, s’est engagé à soutenir le candidat investi par le Parti démocrate. Il en est de même du cinéaste Steven Spielberg et de ses collègues de chez Dream Works. Glen Justice, The New York Times, New York
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Deux millions de têtes blondes manquent l’école De plus en plus de parents américains choisissent d’éduquer leurs enfants à la maison. La formule du home-schooling, prônée notamment par la droite religieuse, est désormais acceptée dans tous les Etats du pays. THE ECONOMIST
Londres DE WASHINGTON
’enseignement dispensé par les établissements scolaires américains est-il si mauvais que ça ? Et à quel point la fraction conservatrice de la population se méfie-t-elle de l’Etat ? Le développement du home-schooling, l’enseignement à domicile, fournit une réponse à ces deux interrogations. Près de deux millions d’élèves américains, soit un sur vingt-cinq, en bénéficieraient aujourd’hui. Le succès de cette formule est d’autant plus remarquable quand deux faits sont pris en considération. D’un côté, l’engagement des parents. Ils ne choisissent pas seulement de tirer un trait sur la gratuité de l’enseignement, mais ils sacrifient aussi bien souvent la possibilité d’un deuxième revenu, parce que l’un des deux membres du couple (la mère, généralement) doit rester à la maison pour s’occuper de l’éducation des enfants. De l’autre, le défi aux dogmes de l’enseignement public. Depuis à peu près cent cinquante ans, l’éducation obligatoire pour tous a été le symbole de toute société civilisée. Des sociologues comme Max Weber voyaient dans la domination de l’éducation par l’Etat le pendant naturel de la “modernisation”. Pourtant, dans le pays le plus développé de la planète (sous bien des aspects), plus de deux millions de parents maintiennent que l’enseignement est une mission qui leur revient. Comment en est-on arrivé là ? Le chiffre de deux millions provient de l’Association de défense juridique de l’enseignement à domicile (HSLDA). L’étude la plus récente réalisée par le ministère de l’Education n’arrivait qu’à 850 000. Il est probable que la HSLDA est plus près de la vérité. Ce sont leurs données que cite dans ses discours Rod Paige, le ministre de l’Education. Et, même si les gens qui ont opté pour cette solution ont tendance à refuser de répondre aux enquêtes de l’Etat, bien des indices prouvent que cette pratique gagne du terrain. Le marché du matériel et des fournitures destinés à l’enseignement à domicile s’élève à 850 millions de dollars par an. Plus de 75 % des universités proposent désormais des programmes pour les élèves issus de ces formations. Des réseaux de soutien ont fait leur apparition dans des centaines de villes dans le pays, permettant aux parents de tout faire, de la création d’un labo de sciences à la formation d’une équipe sportive, en passant par la défense de leurs droits. En 2001, quand J.C. Penney a commencé à commercialiser un tee-shirt arborant la mention “Ansaigneman à daumissile” [Home Skooled], la chaîne de grands magasins a fait l’objet de tant
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Dessin de Wolf Erlbruch paru dans Die Zeit, Hambourg.
Université Le mouvement des home-schoolers a désormais son université, le Patrick Henry College, en Virginie. Cette institution ultraconservatrice, créée en 2000, ne compte que 242 étudiants. Mais elle mise sur l’inscription de 1 600 élèves en premier cycle et 400 en faculté de droit. Plus de quatre sur cinq ont fait leurs études à domicile. La religion y est omniprésente : les tableaux des pères fondateurs des Etats-Unis en prière sont visibles partout. Pour y être admis, les étudiants doivent notamment décrire dans une dissertation quel est “leur rapport à JésusChrist et le chemin personnel qui les a mené à la foi”. Les enseignants, quant à eux, doivent signer une “déclaration de conception biblique” dans laquelle ils reconnaissent l’explication créationniste de l’origine de l’Univers. Les étudiants sont fortement encouragés à mettre leurs parents au courant s’ils entretiennent une relation amoureuse. (D’après The Economist, Londres)
de plaintes qu’elle a dû retirer le produit de la vente. Le phénomène est relativement récent. En 1981, lors de l’accession au pouvoir de Ronald Reagan, il était interdit aux parents de prendre en charge l’éducation scolaire de leurs enfants dans la plupart des Etats. Aujourd’hui, c’est un droit garanti par la loi dans chacun des cinquante Etats. Vingt-huit d’entre eux exigent que les enfants qui suivent ce genre de formation se soumettent à une évaluation officielle sous une forme ou sous une autre, soit en passant des tests standardisés, soit en présentant un catalogue de leurs travaux.Treize Etats invitent simplement les parents à tenir les autorités informées de ce qu’ils comptent enseigner à leur progéniture. Au Texas, les parents n’ont aucune déclaration à faire. Si les barrières juridiques qui s’opposaient à ce système ont volé en éclats dans tous les Etats-Unis, c’est à cause de la puissance de la droite protestante. Certes, toutes les familles qui font ce choix ne sont pas des religieux conservateurs. John Holt, l’un des premiers défenseurs de l’enseignement à domicile, était de gauche, et il considérait les établissements scolaires comme des instruments du complexe bureaucratico-industriel. Une vigoureuse sous-section du mouvement préconise la “déscolarisation”, affirmant que les enfants devraient en gros pouvoir se former par euxmêmes. Par ailleurs, les Noirs sont de plus en plus nombreux à opter pour cette solution. Mais ce sont les religieux conservateurs qui constituent la garde prétorienne du mouvement. Ils ont commencé à préférer l’enseignement à domicile à partir des années 70, face à ce qu’ils estimaient être le virage de l’éducation vers la gauche laïque. Aujourd’hui encore, ce sont eux qui
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défendent le principe avec le plus d’acharnement dans les couloirs du Capitole. Le sénateur Rick Santorum s’occupe par exemple de l’éducation de ses enfants – ou plutôt, c’est son épouse qui s’en charge. Une autre avocate de l’enseignement à domicile, la représentante républicaine Marilyn Musgrave, pousse à l’adoption d’une loi qui clarifierait la situation juridique des financements et des bourses pour les élèves issus de ce système. UNE MÉTHODE QUI PROFITE DU DÉVELOPPEMENT D’INTERNET
George W. Bush a tout fait pour se concilier les adeptes de l’enseignement à domicile. Pendant la campagne de l’an 2000, il déclarait : “Au Texas, nous considérons l’enseignement à la maison comme une chose qu’il faut respecter, qu’il faut protéger. Il faut la respecter pour l’énergie et l’engagement de mères et de pères aimants. Et la protéger des ingérences de l’Etat.” En tant que président, il a à plusieurs reprises reçu à la Maison-Blanche des élèves en formation à domicile. Si les syndicats d’enseignants fournissent nombre de volontaires des campagnes démocrates, la piétaille républicaine est souvent composée de partisans de cet enseignement. A en croire la HSLDA, 76 % des jeunes de 18 à 24 ans qui ont fait leurs études chez eux se rendent aux urnes, contre 29 % de l’ensemble de la population dans cette tranche d’âge. Ils sont en outre plus susceptibles de contribuer aux campagnes et de travailler pour les candidats, républicains la plupart du temps. L’idéologie joue donc un rôle incontestable chez les partisans de l’éducation familiale. Il ne faut toutefois pas se leurrer. Pour commencer, il s’agit d’un mouvement populaire, qui voit des parents, toutes couleurs politiques confondues, prendre indiDU 11 AU 17 MARS 2004
viduellement (et non sur quelque ordre venu d’en haut) la décision de retirer leurs enfants de l’école. Ensuite, le côté utilitaire du mouvement n’est pas à négliger. Ces parents sont effectivement convaincus qu’ils peuvent offrir à leurs enfants une meilleure éducation chez eux. Ils estiment que cet enseignement personnalisé permet aux enfants d’avancer à leur rythme, plutôt que selon un emploi du temps qui agrée aux syndicats d’enseignants. Et qu’ils peuvent étudier les matières qui “conviennent”, fondées sur la tradition judéo-chrétienne. Certains parents penchent en faveur d’un cursus classique en trois étapes, la grammaire, la dialectique et la rhétorique (ce qui implique que les enfants apprennent le grec et le latin). Tout cela peut paraître dépassé, mais les défenseurs de ce système vous diront qu’ils ont la technologie pour eux. Avec Internet, il est de plus en plus facile de suivre des cours à domicile, et il existe désormais des communautés virtuelles qui permettent d’échanger facilement des informations. Le succès même de ce principe agit en sa faveur. Bien des parents craignaient qu’en s’occupant eux-mêmes de l’éducation de leurs enfants, ces derniers se retrouvent isolés. Mais, aujourd’hui, presque toutes les villes du pays s’enorgueillissant de posséder leurs propres réseaux d’enseignement à domicile, cette inquiétude est presque de l’histoire ancienne. Les enfants qui vont à l’école chez eux peuvent jouer au base-ball, faire des voyages scolaires, et ainsi de suite, avec d’autres enfants comme eux. Qu’en est-il du niveau de ces élèves ? Le réseau est fier de ses résultats : une famille a inscrit trois enfants à Harvard ; un élève à domicile a publié un best-seller ; on cite une première, une deuxième et une troisième place au Concours national d’orthographe en l’an 2000 ; sans parler de la création de la première université à domicile [voir ci-contre]. Selon une étude de la HSLDA, 75 % des adultes de 18 à 24 ans qui ont suivi ce genre de formation sont entrés à l’université, contre 46 % pour l’ensemble de la population. Ces données ne sont cependant guère concluantes : les élèves qui bénéficient d’un enseignement à domicile ne sont pas tenus de communiquer leurs mauvais résultats. Et puis, ces chiffres s’expliquent peut-être simplement par le fait que la plupart de ces étudiants sont issus de la frange la plus éduquée de la population. ■
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En attendant une intervention de l’étranger Alors que la tenue d’un référendum anti-Chávez est encore une fois remise en question, l’opposition rêve d’une intervention étrangère, s’inquiète un des rares journaux sud-américains à défendre le président vénézuélien. BRECHA
Montevideo e Conseil national électoral (CNE) vient de mettre en doute la légitimité d’“à peine” 1,5 million de signatures recueillies par l’opposition en vue de révoquer le mandat présidentiel. De quoi compromettre une nouvelle fois la stabilité du pays. Les dirigeants de l’opposition parlent déjà de désobéissance, de refus de se plier aux décisions du CNE, continuant peut-être de rêver à un défilé de marines dans les rues de La Guaira [un des grands ports vénézuéliens]. Le CNE se propose maintenant d’étudier les 148 190 listes de signatures ayant la même calligraphie et où ne figure pas la signature des deux observateurs de l’Organisation des Etats américains (1 481 900 signatures au total) et de les faire valider une nouvelle fois par les électeurs. [L’opposition et le CNE négocient actuellement sur l’éventuel processus de ratification de ces signatures.] La validité de plus de 1,5 million de signatures est contestée : signatures en double, voire en quadruple, signatures de mineurs, d’étrangers, avec des cartes d’identité de per sonnes décédées ou aux empreintes digitales falsifiées. “L’opposition vénézuélienne est si peu présentable”, reconnaît un Argentin de la mission de l’OEA, “qu’elle n’est même pas arrivée à recueillir les signatures nécessaires. Si elle n’était pas aussi arrogante, nous pourrions chercher une porte de sortie consensuelle.” Le problème n’est pas seulement celui des signatures, il tient aussi au fait que l’opposition est incapable de se présenter
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unie à un référendum révocatoire où elle risque d’être balayée par Chávez. En plusieurs années de conspiration, la nébuleuse de l’opposition n’a pas pu se mettre d’accord sur une plate-forme commune, et encore moins sur un candidat. La question reste toujours : après Chávez, quoi ? Après l’échec du coup d’Etat [du 11 avril 2002, qui avait duré quarantesept heures] et le sabotage pétrolier [longue grève de décembre 2002 à février 2003], les opposants savent qu’ils ne sont pas capables, seuls, de renverser Chávez. Dès lors, leur programme occulte semble être le suivant : tentative de déstabilisation puis demande d’intervention étrangère. Les observateurs de l’OEA et le Centre Carter ont jugé “raisonnables et légitimes” les doutes du Conseil électoral. “La validité des signatures est douteuse sur certains formulaires, où les coordonnées des gens présentent des similitudes d’écriture”, assure Fernando Jaramillo, le Colombien qui se trouve
“Référendum : Préférez-vous un coup d’Etat : – de l’opposition – du président Chávez.” Dessin de Patrick Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris.
à la tête de la mission des observateurs de l’OEA. Le rapport de l’OEA précise qu’“il faut déterminer si une personne a signé pour une autre”. Le département d’Etat américain et l’opposition vénézuélienne, ainsi que leurs alliés de la droite européenne, ont cependant tenté de jeter le discrédit sur le Conseil électoral. Ils estiment que la seule manière de garantir la paix est d’organiser un référendum, indépendamment du nombre de signatures valides. L’opposition vénézuélienne, Richard Boucher [porte-parole du département d’Etat américain], Roger Noriega [chargé de l’Amérique latine au département d’Etat américain], US News & World Report et certains médias commerciaux présentent une version biaisée des événements au Venezuela. L’ingérence a atteint des proportions aberrantes et inadmissibles depuis que
Charles Shapiro est ambassadeur des Etats-Unis [à Caracas]. Il donne son avis sur des questions qui ne concernent que les Vénézuéliens et a déjà créé au sein de son ambassade un “bureau pour la transition” censé être utile après la chute de Chávez. Il faut se rappeler que les Etats-Unis n’ont pas condamné les putschistes. Il est par ailleurs avéré que Washington finance les principaux mouvements d’opposition et a ainsi versé des millions de dollars pour la campagne du référendum révocatoire contre le président Chávez, par le biais de l’association Súmate [qui a notamment organisé le recueil des signatures et dont Hugo Chávez a affirmé à la télévision avoir la “preuve” qu’elle avait reçu 53 400 dollars de la National Endowment for Democracy (Fondation américaine pour la démocratie)]. Aram Aharonián
CONSTITUTION
Le référendum en question ■ Selon la Constitution vénézuélienne, tout élu peut être révoqué par référendum à mi-mandat. Il faut pour cela réunir les signatures de 20 % de l’électorat (2,4 millions de signatures dans le cas présent) sur une pétition demandant l’organisation d’un référendum. Le recueil des signatures contre Chávez a eu lieu en octobre. Le Conseil national électoral, chargé de leur vérification, a annoncé lundi 1er mars que, sur les 3,4 millions de signatures recueillies, seules 1 832 493 étaient valides. Si le réfé-
rendum avait lieu, il faudrait encore, pour que Chávez soit révoqué, que l’opposition obtienne un nombre de voix supérieur au score obtenu par le président aux élections de l’an 2000 (3 757 763) et qu’il y ait une participation électorale supérieure à 25 %. Et, pour que des élections soient organisées, il faut impérativement que le référendum ait lieu avant le 19 août 2004. Dans le cas contraire et même si Chávez était révoqué, ce serait le vice-président qui gouvernerait jusqu’en 2006.
RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
Des coupures de courant de huit à douze heures par jour Alors que l’élection présidentielle approche, le pays est presque en faillite.
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l y a presque un an de cela, l’armée a dû protéger le siège d’Unión Fenosa [compagnie d’électricité espagnole] dans la capitale de la République dominicaine. Víctor Gerónimo haranguait la foule. Son discours était presque anticolonial : “Qu’ils s’en aillent, qu’ils arrêtent de spolier le peuple, de faire sortir l’argent du pays en fraude pour l’emporter en Espagne !” A la suite de ces manifestations, la compagnie d’électricité a dû négocier la rupture d’un contrat de concession de vingt ans et se retirer avec une perte de 160 millions d’euros et des dettes gouvernementales d’un montant de 340 millions d’euros. “Ils se sont aventurés dans un pays où la sécurité juridique est précaire, où un gouvernement peut plier et ne pas respecter les contrats signés par son prédécesseur”, indique une source patronale. L’activiste métis Víctor Gerónimo est le porte-parole du
mouvement populaire qui a paralysé le pays pendant quarante-huit heures fin janvier pour dénoncer la cherté de la vie et la politique économique du gouvernement de Hipólito Mejía [sept personnes sont mortes lors de manifestations réprimées par le gouvernement]. Ennemi de la privatisation, il a accusé Unión Fenosa de faire payer très cher la distribution d’énergie et de ne pas avoir tenu sa promesse de fournir dix-huit heures d’électricité aux 238 quartiers les plus pauvres du pays en échange du versement par l’Etat de 73 millions d’euros par an. “La population a continué à subir des coupures de courant de huit à douze heures par jour”, a-t-il précisé. Selon d’autres sources, le problème réside dans le fait que l’alimentation en électricité “revient cher ici, et que personne n’a voulu payer ce prix”. L’opération de démolition menée contre Unión Fenosa a effrayé d’autres entreprises et porté atteinte à la crédibilité institutionnelle de ce pays de huit millions d’habitants aigris par les coupures
de courant, les manifestations, les ajustements fiscaux, la dévaluation de sa monnaie – qui a perdu plus de la moitié de sa valeur en un an – et l’inflation la plus élevée d’Amérique latine, avec un taux cumulé de 43 % en 2003. La baisse du pouvoir d’achat et l’appauvrissement n’ont pu être évités. “Le seul qui puisse arranger cela est Jésus-Christ. L’homme ne peut rien faire”, affirme Lourdes Fernández, une femme au foyer de 45 ans. La situation pourrait être fatale si quatre secteurs ne continuaient pas à apporter de l’oxygène et des devises : le tourisme, qui reste sain et florissant pour les entreprises espagnoles ; l’investissement étranger (quoique en baisse) ; les zones franches ; les 2 milliards de dollars (10 % du PIB) envoyés chaque année par les émigrés dominicains (un peu plus de un million) à leurs familles, dont plus de 90 % vivent aux Etats-Unis. Le manque de liquidités et de réserves a assombri l’horizon jusqu’à l’élection présidentielle du 16 mai prochain, et ce malgré le déblo-
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cage prévisible d’une aide d’urgence de 600 millions de dollars par le FMI. “Ils peuvent dire ce qu’ils voudront sur l’incidence de facteurs extérieurs, cet échec doit être attribué au gouvernement”, soutient un technicien européen. Le tumulte politique a commencé lorsque le président a décidé de briguer un second mandat, à l’encontre de l’idéologie du Parti révolutionnaire dominicain (PRD), qui exclut la réélection. Pour pouvoir se présenter à nouveau, Mejía a modifié la Constitution, dans la meilleure tradition latino-américaine. “Le pouvoir s’exerce, et quiconque dira le contraire ferait aussi bien de se mettre à la coiffure”, a-t-il déclaré. La faillite frauduleuse de trois banques l’année dernière a entraîné une perte de 2,6 milliards de dollars pour le pays, soit plus de 50 % du budget de l’Etat. Pour “sauver le système financier”, le gouvernement s’est servi des bons du Trésor et des économies de centaines de milliers d’épargnants. Juan Jesús Aznárez, El País, Madrid
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amériques BRÉSIL
Pas de bingo cet hiver pour la “maison Lula” Un premier scandale de corruption, touchant aux loteries, éclabousse le gouvernement brésilien. Pour faire diversion, le chef de l’Etat a pris des mesures sociales. Mais des députés veulent ouvrir une enquête parlementaire. baptisée “agenda positif”. La première d’entre elles, annoncée dès le lendemain par Patrus Ananias, ministre du Développement social, s’engageait à avancer de six mois les mesures du programme Bourse-Famille. L’objectif était d’en faire bénéficier 4,5 millions de familles d’ici à décembre 2004, mais le gouvernement a décidé, pour limiter au minimum la casse, d’avancer de six mois ce qu’il avait promis pour la fin de l’année. “Il n’est bon pour personne de lier les questions sociales à des problèmes mineurs de dénonciation”, déclare quant à lui Ananias.
ISTOÉ
São Paulo e président Luiz Inácio da Silva et le noyau dur du pouvoir sont convaincus que le gouvernement a pour l’instant réussi à éviter l’ouverture d’une enquête parlementaire relative au scandale touchant Waldomiro Diniz, ex-sous-chef des Affaires parlementaires à la présidence. Le “Waldomirogate” a éclaté le 13 février dernier, lorsqu’on a appris l’existence d’une cassette vidéo montrant, en 2002, ce proche du ministre de la Maison civile [équivalent de Matignon] en flagrant délit de tractations avec l’un des caïds de la loterie clandestine, Carlinhos Cachoeira, dans le but de financer les campagnes électorales de certains élus du Parti des travailleurs (PT). Cernés de tous bords depuis, les ténors du gouvernement, jusqu’alors sur la défensive, ont contre-attaqué, en plein carnaval, par la mesure provisoire 168, qui interdit le bingo [jeu de hasard très prisé des Brésiliens] et les machines à sous sur l’ensemble du territoire. Un comité d’experts avait déjà, dès le 5 janvier, préconisé l’abolition de ces jeux. On ne s’en est pourtant souvenu qu’après les accusations portées contre l’exconseiller du ministre de la Maison civile, José Dirceu. “Le président entend approuver l’intégralité des huit articles de cette mesure provisoire : il n’y apportera aucune modification”, prévient Aldo Rebelo, ministre de la Coordination politique (Parti communiste du Brésil), devançant ainsi les réactions du lobby des bingueiros [ceux qui travaillent dans les jeux de hasard], regroupant une vingtaine de parlementaires emmenés par Gilmar Machado, du PT. “Nous devons nous montrer déterminés et approuver la mesure provisoire, si possible dès la première semaine”, affirme Rebelo, après une
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LES EMPLOYÉS DES LOTERIES ONT MANIFESTÉ
Dessin de Vlahovic
paru dans NIN, Belgrade.
réunion avec les leaders de la base alliée dès le début de mars. Cette mesure provisoire est toutefois précédée de huit autres, ce qui peut faire traîner les choses. Bien décidés à ne pas lâcher les rênes, les ténors du gouvernement ont tout tenté pour sortir l’affaire des coulisses du Planalto [palais présidentiel] et laisser Diniz tenter seul sa chance devant la police fédérale et répondre à l’enquête diligentée par la Maison civile [le gouvernement avait immédiatement annoncé qu’il ouvrait une enquête]. Le jeudi des Cendres, le président a réuni la Coordination politique pour orchestrer d’autres actions et étouffer le scandale. La rencontre, organisée entre autres avec José Dirceu, Antônio Palocci (ministre des Finances), Jacques Wagner (Conseil de développement économique et social), Aldo Rebelo et Luiz Dulci (secrétariat général), a permis de mettre au point une autre série de mesures,
En ce début mars, le gouvernement tente à nouveau d’échapper aux retombées de l’affaire Waldomiro Diniz. João Paulo Cunha, président depuis deux jours de la Chambre des députés, tout pénétré de son rôle, a réuni les leaders des partis représentés à la Chambre pour accélérer un projet incertain de réforme politique qui traîne au Congrès depuis une décennie. Comme on a pu le constater, l’objectif est d’amener la discussion sur le financement public des campagnes, qui devrait théoriquement bannir toute corruption électorale. “La meilleure réaction de la Chambre est d’affronter le débat et de réformer notre système électoral et celui des partis”, affirme Cunha. Les opposants ne quitteront pas la table et promettent également de réagir. “Je n’ai pas encore suffisamment de signatures pour demander la formation d’une commission d’enquête parlementaire, mais je suis sûr de pouvoir réunir les vingt-sept signatures requises. Et ce n’est pas du bluff”, affirme Antero Paes de Barros, sénateur du Parti social-démocrate brésilien (PSDB). “Les choses se sont calmées. J’espère que nous ne commettrons pas d’autres erreurs et que nous retournerons à nos affaires au gouvernement et au
Congrès”, conclut Sigmaringa Seixas, député PT, vice-leader du gouvernement et ami de Dirceu, en faisant allusion aux récents faux pas du PT, effectués en communiquant sur l’affaire. Depuis, Dirceu est devenu muet sur Waldomiro. Si le vent tourne en faveur du gouvernement au Congrès, il n’en va pas de même dans la rue et devant les tribunaux. Vingt-trois actions ont déjà été intentées en justice par des bingueiros remettant en cause la légalité de la mesure provisoire. A Santa Catarina, le jeu a été autorisé, interdit, autorisé à nouveau, puis interdit encore, le tout en moins de soixantedouze heures. Força Sindical, l’organisation syndicale dirigée par Paulo Pereira da Silva, dit Paulinho, compte organiser de grandes manifestations début mars contre la mesure antibingo. Selon les informations du syndicat, la mesure provisoire a attiré l’attention de la population sur les 320 000 employés des 1 100 maisons de jeu du pays. Paulinho, qui fut candidat à la viceprésidence dans le cadre de la coalition menée par Ciro Gomes lors de la dernière élection présidentielle, dénonce l’opération de diversion du gouvernement. “Cette mesure provisoire est destinée à détourner l’attention du Planalto. Le gouvernement traite les travailleurs des établissements de jeu comme s’il s’agissait de bandits. Il ferait mieux d’arrêter les véritables criminels, ceux qui utilisent le bingo pour le crime”, affirme Paulinho. Fin février, les employés des établissements de jeu de tout le pays ont défilé pour protester contre la mesure. A Brasília, un groupe de travailleurs de la capitale et de l’Etat de Goiás a défilé avec sifflets et banderoles devant un Congrès désert. Seuls le temps et la déposition de Waldomiro, début mars, diront si le gouvernement a fait le bon choix. Les paris sont ouverts. Ugo Braga et Weiller Diniz
PORTRAIT
Un superministre dans la tourmente ■ La stature politique de José Dirceu, l’homme fort du gouvernement Lula, risque d’être considérablement réduite par le scandale de corruption impliquant son ex-conseiller. Et l’on est en droit de se demander si le ministre de la Maison civile (équivalent du Premier ministre) sortira indemne de cette crise et si le gouvernement serait capable de se passer de lui s’il démissionnait. La semaine dernière, son agenda a paru plutôt inhabituel : il s’est rendu avec une délégation présidentielle à Belém, dans l’Etat du Pará, pour inaugurer la dernière étape d’un projet d’urbanisation. Depuis l’élection de Lula, Dirceu s’est à peine échappé trois fois de Brasília, et il y est toujours resté quand le président s’est absenté. Le Planalto [palais
présidentiel] semble paralysé par l’affaire qui touche le ministre. Car Dirceu, 57 ans, véritable machine à faire de la politique depuis ses années de militantisme étudiant, avait endossé jusque-là sans conteste l’habit de “superministre” du gouvernement. Il a prouvé par le passé (il a été prisonnier, puis exilé pendant la dictature) qu’il était assez solide pour résister à l’adversité. Mais le fait d’avoir été désigné comme le responsable de la perte de crédibilité de l’administration fédérale pourrait cette fois-ci entamer son énergie. Pendant la semaine qui a précédé le carnaval, le ministre a proposé deux fois sa démission au président (qui l’a refusée). “Il l’a fait non pas avec le ton du désespoir, mais d’une manière cérébrale, agissant comme si
son départ était la meilleure solution pour le gouvernement”, a commenté un de ses collègues. Les 500 courriers électroniques, télégrammes et lettres de soutien qu’il a reçus depuis le début de la crise ne l’ont consolé en aucune manière. Il a pris la peine de répondre aux manifestations de solidarité mais plutôt sèchement. Et a même prévenu les gestes d’amitié de ses plus proches amis en leur demandant : “Ai-je vraiment besoin de soutien ?” Les déclarations du sociologue Luiz Eduardo Soares, ex-membre du gouvernement, l’ont obligé cependant à adopter une position défensive. Soares a en effet affirmé que les relations de Diniz avec le milieu du jeu clandestin étaient connues depuis longtemps et
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notamment par plusieurs membres du Parti des travailleurs (PT). Il est regrettable que le PT, avec son histoire si particulière dans le paysage politique brésilien, soit mis en cause dans un scandale pareil. Il risque de payer chèrement son attitude pendant la crise. En voulant enterrer la commission d’enquête parlementaire et minimiser l’étendue des accusations, à la manière de n’importe quel autre parti brésilien, il laisse une impression de malaise. Désorienté, paralysé, le PT n’a proposé que des idées extravagantes, comme celle d’organiser une manifestation nationale de soutien à Dirceu. Or il faudrait beaucoup plus que cela pour rendre au “superministre” sa stature d’avant la crise. (D’après Veja, São Paulo)
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CHINE
C’est officiel : la propriété privée est légale Les délégués de l’Assemblée nationale populaire, réunis jusqu’au 14 mars, doivent introduire la notion de propriété privée dans la Constitution et adopter des mesures en faveur des campagnes. ASIA TIMES ONLINE
un du régime, décédé en 1997, et tous axés sur les questions rurales. En 9 000 mots, le texte dévoile le plan du gouvernement pour transformer la campagne en nouveau moteur de croissance. Cela passe par une augmentation des dépenses publiques, une forte réduction de la charge fiscale qui pèse sur les agriculteurs et la formation des paysans à des emplois dans les secteurs des services et de l’industrie en milieu urbain.
Hong Kong DE PÉKIN
a session annuelle de l’Assemblée nationale populaire (ANP), qui s’est ouverte le 5 mars dernier, va marquer la disparition de l’une des caractéristiques du communisme : la Chine a en effet décidé d’inscrire le droit à la propriété privée dans sa Constitution. Jamais le pays n’avait entrepris de réforme aussi importante depuis que toutes les terres sont devenues la propriété de l’Etat, lors de la révolution communiste de 1949. Les questions rurales seront donc au centre des travaux qui réunissent les 2 900 membres de l’Assemblée. Le mérite d’une telle réforme revient aussi au président Jiang Zemin, qui avait préparé le terrain en intégrant les capitalistes au sein du Parti communiste chinois [depuis novembre 2002, le PCC n’est plus exclusivement réservé à “l’avant-garde prolétarienne et paysanne”]. Le nouveau gouvernement s’est donc empressé d’apposer son sceau sur le programme de travail de l’ANP. Depuis leur arrivée au pouvoir, le président Hu Jintao et son Premier ministre,Wen Jiabao, cherchent à donner une image de leaders plus proches de la population et plus sensibles à ses préoccupations. Promettre d’alléger les charges qui pèsent sur les paysans et de résoudre les inégalités sociales croissantes est donc devenu une obligation. La priorité accordée aux questions rurales dans cette session de l’ANP est davantage qu’un simple geste politique destiné à renforcer l’assise de la nouvelle équipe dirigeante. L’aggravation des problèmes dans les campagnes risque en effet de freiner le dynamisme de l’économie chinoise et de transformer les manifestations sporadiques de mécontentement en explosions plus fréquentes et plus importantes. La stagnation des revenus ruraux a refroidi l’ardeur des agriculteurs, entraînant depuis cinq ans une baisse de la production céréalière. La perspective d’une pénurie a provoqué l’inquiétude des responsables de la planification. La Chine a récolté 430,6 millions de tonnes de céréales en 2003, soit 5,8 % de moins qu’en 2002, ce qui ne suffit pas à couvrir les besoins du pays. Les paysans, dont le pouvoir d’achat a peu augmenté, n’ont pas pu contribuer à l’essor de la consommation intérieure, jugé essentiel par les économistes chinois pour alimenter la croissance. D’après le Bureau national des statistiques, le revenu rural moyen a augmenté l’année dernière de 4,3 %, soit cinq points de moins que celui des citadins. Les 900 millions de paysans chinois repré-
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ALLÉGER LES IMPÔTS ET METTRE FIN AUX INJUSTICES
sentant presque 70 % de la population, il est devenu urgent d’entendre leurs doléances. “Compte tenu du nombre de paysans, la prospérité sera un but inatteignable pour tout le pays si les agriculteurs ne parviennent pas à gagner d’argent”, a récemment déclaré Chen Xiwen, l’un des responsables des finances au sein du Parti. Pékin a donc répondu à cette inquiétude en publiant un “Document n° 1 ” sur le sujet, similaire à cinq autres édités entre 1982 et 1986, tous signés par Deng Xiaoping, l’ancien numéro
Sur le meuble :
Au service du peuple. Dessin de Wang Mi, Pékin.
Mais, surtout, le gouvernement envisage d’attribuer un nouveau budget de 150 milliards de yuans [14 milliards d’euros] aux campagnes, soit environ 30 milliards de yuans de plus que l’année dernière. Si ce budget est adopté, affirme Chen Xiwen, les sommes dépensées pour répondre aux revendications des agriculteurs atteindront un record dans l’histoire du gouvernement communiste. Une importante partie de cette enveloppe devrait être utilisée pour développer les industries secondaires et tertiaires dans les campagnes, afin de réduire la pauvreté et de créer des emplois pour les millions d’ouvriers agricoles qui émigrent en masse vers les villes. Pékin espère qu’un allégement des impôts sur les céréales d’environ 1 % (sur les 8,4 % actuels) et la mise en place de zones
de culture spéciales permettront d’arrêter le déclin des récoltes et d’atteindre l’objectif de production de 455 millions de tonnes en 2004. Toutes les autres taxes sur les cultures commerciales – à l’exception du tabac – devraient être supprimées. Les avantages fiscaux accordés pour stimuler l’économie rurale seront accompagnés de mesures très strictes en vue de mettre fin aux injustices sociales dont sont victimes les paysans et les saisonniers. Les inspecteurs chargés des cas de corruption ont reçu l’ordre d’abandonner leurs enquêtes pour traiter les plaintes concernant l’acquisition illégale de terres arables, les salaires non payés aux saisonniers [les arriérés de salaires sont estimés entre 12 et 40 milliards d’euros], ainsi que les cotisations et frais prélevés sans autorisation. Les questions rurales ne vont pas manquer de tenir les délégués de l’ANP occupés : ceux-ci auront en outre moins de temps que les années précédentes à consacrer aux débats. En effet, le gouvernement a décidé de poursuivre la logique de frugalité que veulent actuellement imposer les hauts dirigeants et d’économiser de l’argent en écourtant la durée de la session. Elle ne devrait durer que dix jours, contrairement aux précédentes, qui pouvaient s’étendre sur deux fois plus de temps. Antoaneta Bezlova
RÉFORME
Les partis démocratiques veulent jouer un rôle ■ Les réunions annuelles de l’Assemblée populaire nationale (ANP) et de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC), qui ont lieu au printemps à Pékin, sont devenues un rituel politique de la Chine moderne. Les représentants de l’ANP et de la CCPPC viennent de tout le pays et forment l’élite politique chinoise. Parmi eux, il y a de nombreux membres des par tis démocratiques. Aujourd’hui, huit partis politiques et une association de citoyens sont reconnus par les autorités : la Ligue démocratique de Chine, l’Association pour la construction démocratique de la Chine, l’Association chinoise pour la démocratie, le Comité révolutionnaire du Kouomintang de Chine, le Parti démocratique paysan et ouvrier de Chine, le Zhi Gong Dang de Chine, la Société Jiu San, la Ligue pour l’autonomie démocratique de Taïwan et l’Association de l’industrie et du commerce. Ces organes recrutent plutôt
leurs membres à la manière de groupes de réflexion. Par exemple, la Ligue démocratique concerne plutôt des intellectuels de haut niveau des universités et des instituts de recherche, l’Association pour la construction démocratique regroupe des gens des milieux économiques et de l’entreprise, l’Association pour la démocratie recrute seulement parmi les enseignants, le Comité révolutionnaire est limité aux anciens membres du Kouomintang et à leurs descendants. Les partis démocratiques ont été associés au gouvernement après 1949, et il serait difficile aujourd’hui de retrouver le même niveau de participation politique. Par exemple, dans le premier gouvernement central, parmi les quatre Premiers ministres, deux ne faisaient pas par tie du Par ti communiste chinois (PCC). Aujourd’hui, le rôle politique des partis démocratiques s’est affaibli. Certains comparent les relations entre le PCC et les
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partis démocratiques à une chorale. Les partis démocratiques seraient les choristes et le PCC le maître de chorale. Mais les huit par tis démocratiques représentent 600 000 personnes alors que le PCC compte 67 millions de membres. Il y a donc cent fois plus de maîtres de chorale que de choristes ! Au sein des partis démocratiques, la nouvelle génération est insatisfaite de son peu de participation à la vie politique et commence à demander des réformes, pour exercer un contrôle réel et un contre-pouvoir. Ils participent activement au gouvernement, procèdent à des contrôles démocratiques, et leur inquiétude augmente au sujet de la rigidité du système politique, de la corruption des fonctionnaires ou du retard de l’enseignement. Leur rôle constructif ne peut être négligé. Mais la place et les capacités d’inter vention dans la vie politique des par tis démocratiques sont déterminées par le
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PCC. Chen Xiqing, vice-directeur du département du Front uni du Comité central du PCC [en charge des relations avec les Chinois d’outre-mer], explique que le système chinois des partis politique n’est ni un système à un seul parti, ni un système à plusieurs partis, mais un système “à la chinoise” de coopération et de négociation politique entre plusieurs par tis, avec le PCC comme dirigeant. Selon lui, le PCC et les partis démocratiques sont indépendants et égaux, mais ces derniers acceptent de se soumettre à la direction du PCC. Cette explication, qui n’est pas sans contradiction, montre bien le statut ambigu des par tis démocratiques chinois. Si leur combat pour obtenir un droit de contrôle et une par ticipation au pouvoir pouvait s’insinuer dans le PCC, cela serait d’une grande aide pour le développement de la démocratie à l’intérieur du Parti. Yi Ming, Lianhe Zaobao, Singapour
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Pour une fois, le Premier ministre fait montre d’humilité Connu pour son arrogance, Thaksin Shinawatra a été contraint de revenir sur l’une de ses décisions face à l’opposition syndicale. Il a annoncé le report du projet de privatisation de la compagnie nationale d’électricité. 1 250 moines se sont réunis pour entendre les enseignements de Bouddha] qui a poussé le Premier ministre à faire son autocritique. Mais ce geste d’humilité est le bienvenu, même s’il est rarissime chez un homme connu pour son assurance, sa détermination et sa certitude d’avoir toujours raison.
BANGKOK POST
Bangkok ’humilité et l’autocritique ne sont pas le fort de notre Premier ministre. Pourtant, le 6 mars, dans son émission de radio hebdomadaire Rencontre avec le peuple, Thaksin Shinawatra a reconnu avoir fait preuve de précipitation dans le projet de privatisation de la Compagnie de production électrique de Thaïlande (EGAT) et il a annoncé sa décision de reporter l’introduction de la société en Bourse, initialement prévue pour le mois de mai. [Pendant quinze jours, plusieurs dizaines de milliers de personnes avaient manifesté leur hostilité au projet gouvernemental.] Le chef du gouvernement a déclaré qu’“il était revenu sur le projet [la veille], après s’être plus amplement informé auprès des ministres concernés”. Convaincu jusque-là que la privatisation recueillait un large soutien, il s’était demandé quels malentendus avaient conduit le peuple à s’y opposer. “J’ai eu tort de hâter la procédure, mais je souhaite que la privatisation se fasse dans les plus brefs délais afin que nous ayons une comptabilité plus claire : les actifs d’un côté, le passif de l’autre. La dette publique diminuera et l’entreprise se développera. La gestion sera plus transparente grâce aux contrôles et à la participation du peuple.Telle est notre vision des choses”, a poursuivi Thaksin Shinawatra. Thaksin Shinawatra a admis que certains points du plan de privatisation appelaient des éclaircissements, en particulier la méthode d’allocation des actions et la création d’un organe de contrôle chargé de superviser les opérations de production d’électricité, ainsi que la tarification. Il a souligné que le syndicat d’EGAT et l’opinion publique avaient tort de croire que le gouvernement permettrait aux investisseurs étrangers d’acquérir jusqu’à 25 % des actions. Mais il a ajouté qu’il était inutile de tenir d’autres audiences publiques sur la privatisation, qui ne feraient que retarder le projet.
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L’INCAPACITÉ À ENRAYER LA VIOLENCE “INVISIBLE”
Tout en reconnaissant ainsi ses torts, le chef du gouvernement a précisé que sa décision de reporter l’introduction en Bourse d’EGAT ne remettait pas en cause sa politique de privatisation. “Je tiens à signaler que la question n’est pas de faire marche arrière ou non, mais d’éclaircir certains points et de défendre les intérêts du pays et du peuple, tout en prenant en considération la situation des salariés”, a-t-il déclaré. D’aucuns pourront voir ce retour sur la position extrêmement tranchée d’il y a quelques jours comme une défaite du Premier ministre et une victoire du syndicat d’EGAT, mais, pour moi, il représente simplement le triomphe de la raison. Si Thaksin Shinawatra et le syndicat avaient campé fermement sur leurs positions respectives en ignorant l’opinion de l’autre, on aurait assisté à une confrontation qui n’aurait bénéficié à personne, y compris le public. Je ne sais si c’est la Makha Bucha [la fête bouddhique qui commémore, lors de chaque printemps, le jour où
Dessin de Springs
paru dans le Financial Times, Londres.
Il n’est pas toujours réaliste de vouloir régler les choses du jour au lendemain ou dans des délais trop courts. Il suffit de penser à tous ces pauvres gens licenciés parce qu’ils ne parviennent pas à régler une situation dans les délais impartis par des patrons impatients. C’est le cas, par exemple, du général Pongsak Ekbannasingh, commandant de la IVe armée, chargé de la sécurité dans les provinces frontalières du Sud, qui risque d’être limogé par Thaksin Shinawatra, de plus en plus irrité de voir cette région en proie à une violence sans fin. [Les troubles ont éclaté au début de l’année, où une opération a été menée contre une base de l’armée dans la province méridionale de Narathiwat. Plusieurs centaines d’armes ont été volées et quatre sol-
POLITIQUE
Premières difficultés pour Thaksin ■ Milliardaire de la télécommunication et des médias, Thaksin Shinawatra a su rester populaire depuis sa victoire électorale, en 2001. Mais, depuis le début de l’année, il est confronté à plusieurs difficultés : la crise de la grippe aviaire, longtemps cachée par les autorités ; la gestion hasardeuse des violences dans les provinces méridionales à forte population musulmane, qui ont connu des mouvements séparatistes par le passé ; et l’opposition syndicale et populaire au projet de privatisation d’EGAT (lire l’article ci-dessus). Avec les vagues des manifestations qui, durant deux semaines, ont drainé plusieurs dizaines de milliers de Thaïlandais dans la rue, le Premier ministre a dû affronter non seulement l’opposition classique des démocrates, mais aussi celle des classes populaires, qui formaient jusque-là son principal soutien. En outre, ses relations avec la presse demeurent toujours tendues. Ne suppor tant pas la critique, le Premier ministre aurait récemment fait pression sur le Bangkok Post pour que soit écarté l’un des responsables de la rédaction.
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dats ont été tués. Le sud de la Thaïlande est une région où vit une forte population musulmane, qui a connu des violences séparatistes dans les années 70 et 80.] Or le problème, dans le sud du pays, est complexe. Il ne peut être résolu par un simple changement de commandement, décision capable tout au plus de satisfaire l’impatience du Premier ministre. C’est comme si le président Bush limogeait l’administrateur civil en Irak, Paul Bremer, en raison de son incapacité à enrayer la violence des guérillas “invisibles”. Gageons qu’en remettant en cause son impatience Thaksin Shinawatra sera amené à revoir ses projets sur le commandement des provinces méridionales et d’autres questions, comme il l’a fait pour son plan de privatisation d’EGAT. Veera Prateepchaikul
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Toute l’actualité internationale au jour le jour sur
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asie INDE
SRI LANKA
Pour faire fortune, passez par la guérilla
Tigres de Jaffna contre Tigres de Batticaloa
Depuis des années, les milices du nord-est du pays rackettent et rançonnent la population. Certains chefs vivent confortablement au Bangladesh. D’autres ont mis bas les armes et ont réinvesti leurs profits. THE WEEK
mais un agent des renseignements explique qu’“il est aussi investi dans l’hôtellerie et l’immobilier au Bangladesh, en Assam, à Calcutta et à Delhi”. Rajkhowa et un autre chef important, Paresh Barua, se trouvent d’ailleurs actuellement à Dacca, où “ils vivent dans des bungalows bien gardés”. La désillusion envers les chefs, largement répandue chez les militants, constitue du pain bénit pour le gouvernement. “Nous pourrons combattre la guérilla si nous arrivons à régler simultanément les deux grands problèmes du sous-développement et du chômage, commente Tarun Gogoi. Nous sommes en train d’essayer de les résoudre. Si nous réussissons, alors l’ULFA appartiendra certainement au passé.” Mais, à en juger par ce qui s’est passé jusqu’ici, les chefs de la rébellion n’en souffriront guère. Les dirigeants de l’ULFA qui ont déposé les armes s’en tirent déjà fort bien. Sunil Nat, l’ancien secrétaire à la propagande du mouvement, est copropriétaire d’un journal. Un autre ancien chef du mouvement, Jugal Kishore Mahant, réussit brillamment dans les affaires. Sallen Dutta Konwar, qui a dirigé la branche armée, possède une florissante entreprise de charbon. Et Munim Nobis, qui a appartenu à la branche armée, est également devenu un homme d’affaires prospère. “On se pose toujours des questions sur l’origine des capitaux investis par les anciens dirigeants de l’ULFA”, souligne un journaliste de Guwahati [la capitale de l’Assam]. “Il suffit à un jeune homme de se convertir à l’extrémisme pour trouver beaucoup d’argent au bout de son fusil. Il ne lui reste plus qu’à se rendre à la police après avoir fait suffisamment de bénéfices et à se fondre dans la société.” A l’évidence, c’est le moment pour les Che Guevara locaux d’endosser le costume d’Henry Ford. Tapash Ganguly
Cochin
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l’argent sert à l’achat d’armes, mais pas la totalité. “Nos chefs détournent une grosse quantité d’argent”, accuse Ramendra Deb Barma, un ancien “collecteur d’impôts” âgé de 29 ans. “La rébellion, ça paie”, résume un haut fonctionnaire. “N’importe qui peut gagner des centaines de milliers de roupies du moment qu’il est armé d’un fusil.”
Dessin
de Rancisco Lança et Joana imaginário paru dans Diario de Noticias, Portugal.
DE BRILLANTES RECONVERSIONS DANS LES AFFAIRES
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ARUNACHAL PRADESH
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Tropique du Cancer
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En 1979, alors que le mouvement insurgé n’en était qu’à ses débuts au Tripura, sept jeunes gens éduqués se réunirent dans l’Etat voisin d’Assam, dans la ville historique de Sibsagar, pour former le Front uni de libération de l’Assam (ULFA). Aurobinda Rajkhowa fut alors élu président du nouveau groupe, mais ce n’est qu’en 1986 que l’ULFA est passé sur le devant de la scène, avec l’arrivée au pouvoir du parti Asom Gana Parishad [Associations des peuples de l’Assam, parti régionaliste]. Entre 1986 et 1991, l’ULFA a tué 1 233 personnes – dont 910 civils et 323 agents du maintien de la paix – et capturé 687 otages, dont 312 seulement ont pu acheter leur libération. On est toujours sans nouvelles des autres. “Depuis dix-sept ans, l’ULFA doit avoir levé 2 milliards de roupies d’‘impôts’et de rançons dans les campagnes”, estime Tarun Gogoi, le Premier ministre de l’Etat. Comme dans le cas du Tripura, l’argent sert en grande partie à acheter des armes,
MIZOR
e visage de Surajit Deb Bama, un ancien militant de la guérilla séparatiste qui sévit dans l’Etat indien du Tripura [entre le Bangladesh et le Myanmar], exprime un dégoût évident. Aujourd’hui, ce ‘sergentmajor’de 33 ans se lamente : “Nos chefs vivaient dans les grandes villes et menaient grand train, alors que nous, nous sacrifiions notre vie pour la cause.” Ecœuré par le mode de vie des dirigeants de la Force des Tigres du Tripura (ATTF), il a quitté le mouvement et a déposé son fusil devant l’armée régulière en avril dernier. Un autre ancien militant, Surajit, fils d’un agriculteur tribal, raconte. Il a rejoint la milice de l’ATTF en 1997 et, au cours des six années qui ont suivi, il a participé à plusieurs assassinats et enlèvements. Mais il n’a pas tardé à se rendre compte qu’il était en train de se faire rouler. Sanjit Deb Barma, un autre extrémiste qui s’est rendu, résume cette lassitude : “Nous, on menait une vie spartiate. Et pendant ce temps les grands chefs, eux, s’amusaient.” Comment ces dirigeants pouvaient-ils vivre dans le luxe ? D’où vient l’argent ? La réponse est simple : la guérilla est devenue un vrai commerce dans le nord-est du pays. Un officier du renseignement haut placé a indiqué à notre magazine que les bandes armées qui sévissent au Tripura (dont l’ATTF et les deux factions de la Force nationale de libération du Tripura) ont extorqué 60 millions de roupies à la population ces trois dernières années. “Tant que ces milices feront régner la terreur à la campagne, elles ne seront jamais à court d’argent”, assure un haut fonctionnaire. Les enlèvements représentent l’activité la plus lucrative. Entre 1999 et 2003, les différents groupes extrémistes ont kidnappé 1 377 personnes et en ont tué plusieurs, même après avoir touché la rançon. “En tout, 864 otages ont été libérés après le versement de sommes importantes”, rapporte un policier. A ce jour, 380 autres habitants ont disparu sans laisser de traces. De plus, la plupart des travailleurs des environs d’Agartala [la capitale du Tripura] sont régulièrement rackettés. “Les milices ont chacune leur chasse gardée”, poursuit le représentant des forces de l’ordre. “Un groupe ne marche pas sur le territoire d’un autre. D’ailleurs, les militants distribuent des tracts détaillant les sommes à payer. Ils délivrent aussi des reçus.” L’ATTF a même un tarif forfaitaire annuel et les fonds sont généralement acheminés vers les cachettes des chefs au Bangladesh. Une grande partie de
Calcutta
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0 Golfe du Bengale
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S. SIKKIM.
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300 km
’est du pays est le théâtre d’un drame au sein des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul [les LTTE, groupe séparatiste du nord-est du pays]. En effet, les rebelles connaissent une véritable scission depuis la dissidence puis le limogeage sans autre forme de procès du commandant de la région Est, le rétif colonel Karuna. Beaucoup redoutent un conflit entre la hiérarchie rebelle de l’Est et les loyalistes de Kilinochchi, la base du mouvement dans le nord de l’île. Ceux qui s’opposent à un accord de paix avec les séparatistes espéreront peut-être que les moyens militaires et la capacité à marchander des Tigres en sortiront affaiblis. Les Tamouls de l’Est, peu satisfaits de ce qu’ils considèrent comme la domination du Nord, suivent également de près l’évolution de la situation. Dans l’Est, les musulmans aussi craignent d’éventuelles répercussions, les affrontements intercommunautaires fratricides que pourrait déclencher l’effondrement de la rigide organisation des LTTE dans la région. Les inquiétudes des musulmans de l’Est sont légitimes, car ils ont déjà vécu cette situation avant le cessez-le-feu de 2002 et ont encore à l’esprit les violences antimusulmanes perpétrées par des foules d’émeutiers tamouls après l’accord de cessez-le-feu. Ils n’ont pas oublié que le commandement régional des LTTE à l’Est n’est parvenu ni à mettre un terme à ces émeutes, ni même à empêcher certains de ses éléments de se joindre aux agressions contre les musulmans. En fait, la cassure politique actuelle entre le haut commandement des Tigres et un commandement régional est le reflet de la différence traditionnelle entre les deux grandes composantes de la communauté nationale tamoule : entre les Tamouls du Nord et ceux de l’Est ou, pour être plus précis sur le plan culturel et géographique, entre les Tamouls de Jaffna et ceux de Batticaloa. Dans le même temps, cette scission révèle les problèmes des LTTE dans les domaines de la parité et de la prise de décision. Finalement, l’initiative de Karuna ne constitue peut-être que les prémisses d’un processus plus général d’autodétermination dans le nord-est du pays. Les disparités sociales dans cette partie de l’île sont telles que les habitants, lassés de l’homogénéité et du consensus qui leur sont imposés, souhaitent davantage de pluralité et d’autonomie locale. Bien sûr, le gouvernement et la présidence ont immédiatement rappelé leur engagement envers l’accord de cessez-le-feu entre la direction centrale des rebelles et Colombo, écartant toute possibilité, pour une faction orientale des LTTE, de négocier une paix séparée. Mais, même si toutes les parties espèrent que ces complications ne compromettront pas l’ensemble du processus de paix, ce répit n’est peut-être que temporaire. Sunday Observer, Colombo
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asie LE MOT DE LA SEMAINE
“SHI NO HAI” LES CENDRES DE LA MORT
JAPON – ÎLES MARSHALL
Les Marshallais ont-ils servi de cobayes ? Le 1er mars 1954, un essai nucléaire américain a irradié des habitants des Marshall, ainsi que des pêcheurs japonais. Un drame sur lequel la lumière est loin d’être faite. Tokyo e 1946 à 1958, les EtatsUnis ont procédé à 67 essais nucléaires dans les îles Marshall. La puissance totale de ces essais correspond à l’explosion de 7 000 bombes atomiques du type de celle de Hiroshima, qui seraient larguées à raison de 11 par semaine. L’essai thermonucléaire (connu sous le nom de “Bravo”) effectué le 1er mars 1954 sur l’atoll de Bikini a été particulièrement puissant, équivalant à l’explosion de 1 000 bombes de type Hiroshima. Les habitants de l’atoll de Rongelap, censé être situé en dehors de la zone dangereuse, ainsi que l’équipage du bateau japonais Fukuryûmaru V qui pêchait le thon dans des eaux prétendument sûres, ont été irradiés (six mois plus tard, l’opérateur radio Aikichi Kuboyama est décédé). Un demi-siècle s’est écoulé depuis la tragédie de Bikini. Depuis 1947, les îles Marshall étaient sous tutelle onusienne administrée par les Américains. Un an avant leur mise sous tutelle, la marine américaine a demandé aux habitants l’autorisation d’effectuer des essais nucléaires sur leur territoire. L’accord, censé être temporaire, s’est révélé permanent. Aujourd’hui, une importante base de défense antimissile américaine est établie dans ce secteur. L’archipel a récemment accepté d’étendre les termes du bail à 2006, car la location des terrains à l’armée représente une grosse source de revenus.
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e 1 er mars 1954 fut un jour funeste pour les Japonais et pour les habitants des îles Marshall : un essai nucléaire américain effectué sur l’atoll de Bikini tourne à la catastrophe, contaminant les populations locales, ainsi que l’équipage d’un chalutier japonais, le Fukuryûmaru V. Neuf ans après Hiroshima et Nagasaki, une pluie de cendres radioactives – les “cendres de la mort” – s’abattait de nouveau sur des civils. On conçoit sans peine que ce tragique accident renforça la pensée pacifiste née de la défaite de 1945. Mais sans doute faut-il insister également sur le fait que, bien avant Tchernobyl, les cendres de la mort signifièrent aux Japonais l’entrée de l’archipel dans une modernité confrontée à des risques qu’elle-même a produits. Dans un Japon alors déchiré par l’opposition droite-gauche faisait brusquement irruption une inquiétude indépendante des appar tenances sociales. Celle-ci fut à l’origine des premiers mouvements de citoyens, dont celui, légendaire, initié par une femme au foyer qui, en mai 1954, lança une pétition, recueillant en un an plus de 32 millions de signatures, qui allaient converger vers le fameux manifeste Bertrand Russel-Albert Einstein de 1955 dénonçant la production d’armes nucléaires. Ces actions eurent tôt fait d’être récupérées par les politiques. Mais l’accident nucléaire de 1954 n’en demeura pas moins dans l’histoire japonaise comme le moment d’une prise de conscience collective, qui permit à chacun de prendre conscience précisément que “dans les situations de menace, c’est la conscience qui détermine l’être” (Ulrich Beck).
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Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Michiyo Yamamoto
Courrier international
ASAHI SHIMBUN
LE JAPON N’EST PAS LE SEUL PAYS ATOMISÉ
Dans les années 80, les îles Marshall ont signé des accords avec les EtatsUnis et sont devenues une république librement associée à ceux-ci en 1986. Depuis cette date, Washington verse des indemnités compensatoires aux habitants des atolls de Bikini, de Rongelap, d’Enewetak et d’Utrik pour les dommages causés par les essais nucléaires. Mais le gouvernement américain et les autochtones n’ont pas la même perception de la “vérité sur Bikini”. Pour les Américains, l’irradiation des habitants de Rongelap, qui ne se trouvaient pas dans la zone dangereuse, est due à un changement de direction des vents imprévu. Pour les autochtones, les Etats-Unis savaient pertinemment que les vents allaient tourner mais ils ont omis d’évacuer les habitants, manquant ainsi à leur obligation de protéger les sujets placés sous leur tutelle. D’autre part, au dire des Américains, c’est en toute bonne foi que les Etats-Unis ont fourni des soins médicaux aux victimes des radiations. Mais, si l’on en croit les Marshallais, ils l’ont fait dans le but de recueillir des données scientifiques et militaires privilé-
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Bases américaines dans l’océan Pacifique
1 000 km
165° Est
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Enewetak
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Atoll de Bikini
Tokyo
10° Nord
Yaizu
Commémoration
Le 1er mars 2004, cinquante ans jour pour jour après l’essai d’une bombe à hydrogène américaine de grande puissance, les îles Marshall ont demandé aux Etats-Unis de prendre leurs responsabilités et d’indemniser de manière plus substantielle les victimes de leurs essais nucléaires. En effet, les autorités marshallaises, qui dénombrent près de 600 irradiés, estiment aujourd’hui insuffisants les 270 millions de dollars de compensation que Washington a accordés aux habitants de l’archipel. Au même moment au Japon, dans la petite ville de Yaizu, le port d’attache du Fukuryûmaru V, dont l’équipage a été irradié, un défilé de commémoration a rassemblé 2 000 personnes, avec la participation de John Anjain, chef du village de Rongelap lors de l’essai nucléaire de 1954. Parmi les 23 membres de l’équipage, 12 sont morts, pour la plupart du cancer.
Utrik
JAPON Kwajalein
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300 km
Iles Bonin (Japon) Okinawa(Japon) Iles Volcano (Japon)
Tropique du Cancer
Rongelap
OCÉAN PACIFIQUE
Minami-Tori (Japon)
MARIANNES DU NORD (É-U)
Ile Wake (É-U)
ÎLES MARSHALL (associées aux É-U)
Ile de Guam (É-U)
Dalap-Uliga-Darrit
PALAU (associé aux É-U)
Etats fédérés de
MICRONÉSIE (associés aux É-U)
Equateur
KIRIBATI giant la recherche plus que le traitement. Enfin, d’après la version américaine, seuls les habitants de Rongelap et d’Utrik ont été exposés à des doses élevées de radiations lors de l’essai Bravo. Mais, selon les autochtones, l’aide médicale a été limitée à quatre atolls alors que des maladies dues à l’irradiation telles que le cancer sont apparues sur d’autres îles. Après la guerre froide, l’administration Clinton a déclassifié un nombre important de documents officiels relatifs à l’essai Bravo. On a alors découvert : primo, que l’armée avait bien prévu un changement de direction des vents ; secundo qu’elle avait injecté ou fait ingérer des substances radioactives aux habitants de Rongelap ; et que, tertio, les Etats-Unis avaient prévu la mise en œuvre du “Projet 4.1” pour étudier les effets de l’irradiation sur les autochtones. Même s’il est impossible de dire que le programme américain a été conçu à des fins purement expérimentales, Washington a reconnu qu’une partie des recherches avait été effectuée dans un but autre que le traitement. J’ai appelé le ministre des Affaires étrangères des îles Marshall, Gerard Zackios, pour lui demander son avis. Selon lui, “il reste énormément de choses à faire, notamment dans les domaines des soins médicaux, de la décontamination de l’environnement, de l’octroi d’indemnités supplémentaires et de la réinstallation des habitants. A l’occasion du 50e anniversaire de l’essai Bravo, les îles Marshall veulent que les Américains et les autres peuples du monde aient connaissance des conséquences tragiques de ces essais. Pour remédier à cet état de choses, le gouvernement marshallais continuera à faire pression pour que la question soit abordée durant les audiences DU 11 AU 17 MARS 2004
publiques du Congrès.” Les Marshallais, incapables de se débarrasser de l’idée qu’ils ont été utilisés comme cobayes, veulent une réponse catégorique des Etats-Unis. “Quelle qu’elle ait pu être, nous tenons à connaître la nature de l’expérience réalisée le 1er mars 1954, affirme M. Zackios. Certes Washington a rendu publics des documents officiels, mais certains paragraphes ont été masqués à l’encre noire et présentés comme des ‘informations confidentielles’. Nous voulons que toute la lumière soit faite sur ce projet.” Le drame du bateau de pêche japonais, qui s’est trouvé pris dans une pluie de cendres radioactives près de l’atoll de Bikini, a donné naissance au mouvement antinucléaire nippon. Celui-ci s’est heurté à toutes sortes de problèmes, notamment les conflits d’intérêts entre les courants socialistes et communistes, l’exagération de la “victimisation” et l’antiaméricanisme propagés par certains de ses membres, ainsi que la “ritualisation” de la colère et des prières [pour ne plus voir une telle tragédie]. En même temps, l’essai de Bikini nous a conduits à porter un autre regard sur Hiroshima et Nagasaki. Cependant, dans notre vision de la tragédie de Bikini, nous avons eu tendance à nous concentrer sur la condition de victimes des habitants de l’atoll et à oublier la responsabilité du Japon d’avant la Seconde Guerre mondiale dans la militarisation et la colonisation des îles Marshall [elles ont été occupées par les Japonais de 1918 à 1944]. De surcroît, alors que ces Marshallais sont des victimes au même titre que nous, nous avons continué à nous considérer comme le seul pays à avoir été ravagé par un feu nucléaire. Yoichi Funabashi
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DOSSIER
ISLAM La nouvelle violence contre les chiites ■ Cent cinquante-deux morts, près de six cents blessés : les attentats antichiites du 2 mars en Irak et
au Pakistan ravivent les tensions entre les deux grandes branches de l’islam, chiite et sunnite. ■ Dans les pays du Golfe, où les chiites forment des minorités, on s’inquiète. ■ En Irak, ils veulent leur revanche… ■ Des voix, comme celle du poète Adonis, appellent à la raison. Seront-elles entendues ?
Adonis : “Gare à l’épuration confessionnelle !” Dès juillet dernier, le poète syrien – qui est alaouite – mettait en garde contre les idéologues musulmans qui désignent les chiites comme les ennemis à abattre. AL HAYAT
Londres u cœur du Caire, le visiteur est choqué de lire des prises de position qui s’apparentent à des armes de destruction massive – des déclarations prétendant exalter l’islam, alors qu’on ne saurait en imaginer de plus nuisibles. Un exemple parmi tant d’autres : l’universitaire Muhammad Emara, que l’on décrit comme un penseur musulman éclairé, écrivait récemment dans le journal [gouvernemental] Al Akhbar un article intitulé “Jérusalem attend un nouveau Saladin”. Les idées principales en étaient les suivantes : – Saladin a mené une grande et longue bataille idéologique et culturelle pour faire triompher le sunnisme sur le chiisme afin d’“unir la communauté musulmane sous la bannière du sunnisme, avant d’engager la bataille décisive pour la libération de Jérusalem” [des croisés en 1187]. – Saladin a fait fermer la grande mosquée université du Caire Al Azhar, qui enseignait le credo chiite, jusqu’à ce qu’elle adopte le sunnisme, et il a fait passer l’Etat, le savoir religieux, la pensée, l’enseignement et le corps judiciaire au sunnisme. – Saladin “s’est employé à consolider un front généralisé, consacrant toutes ses énergies et ses capacités, mobilisant toutes ses places fortes pour mener à bien sa stratégie de libération et il a fait preuve d’une extrême sévérité envers les idées et les philosophies contraires au sunnisme.Il a exterminé les propagandistes du chiisme et ordonné à son fils, gouverneur d’Alep, de mettre à mort le philosophe iranien Suhrawardi (1154-1191),en raison des doutes que faisaient surgir ses idées. En effet, Suhrawardi brouillait les cartes entre les différentes civilisations et cultures, plaçant Platon et Zarathoustra [Zoroastre] au niveau du prophète de l’islam,mêlant aristotélisme, inspiration chaldéenne et Coran, ce qui ne pouvait qu’affaiblir le front de
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Dessin de Stephff,
Thaïlande.
Fait maison Le Daily Times du Pakistan s’élève contre ceux qui accusent les Américains d’avoir fomenté les attentats et rappelle qu’en juillet 2003, déjà, une mosquée chiite à Quetta avait été prise pour cible (50 morts) et qu’en juin dernier 12 recrues chiites de la police étaient abattues par des terroristes. Auparavant, des pamphlets antichiites avaient été distribués dans la ville. “Il faut reconnaître que, dans ce pays, de plus en plus de gens adoptent des attitudes sectaires, conclut le quotidien de Lahore. Il est temps que nous nous attaquions à nos propres mythes, plutôt que d’accuser les étrangers.”
la pensée, alors que le conflit qui opposait l’islam à l’ennemi extérieur demandait au contraire que les différences soient clairement exposées, afin que l’adversaire paraisse haïssable, condition sine qua non de la mobilisation et de la victoire.” Ce que veut donc dire notre bon Pr Muhammad Emara à tous les responsables du monde musulman actuel, c’est que, s’ils veulent libérer
Jérusalem et triompher de l’ennemi, ils doivent commencer par fortifier le front intérieur en se débarrassant des chiites et en exterminant leur pensée. Il aurait dû ajouter à la stratégie de Saladin les fosses dans lesquelles son héros fit jeter les livres chiites. Le bon Pr Emara aurait dû par ailleurs relier cette politique aux fosses communes en Irak, qui ont si puissamment
contribué à consolider le front intérieur de Saddam Hussein, qui aimait se présenter comme le valeureux descendant de Saladin. De telles prises de position ne sontelles pas en réalité une insulte à l’intelligence de cette majorité sunnite au nom de laquelle on s’exprime ? N’estce pas un appel à éliminer tous ceux qui expriment une opinion différente, surtout si cela est présenté comme une condition nécessaire pour que la “majorité” triomphe d’Israël et des Etats-Unis ? Comment combattre l’impérialisme venu de l’extérieur avec ce type de mentalité, illustré par le bon Pr Emara et qui représente le modèle le plus achevé de la pire forme d’impérialisme intérieur, impérialisme de la vérité unique… Finalement, cet impérialisme de l’intérieur demeure le meilleur allié de celui de l’extérieur. On pourrait écrire des volumes sur les thèses que développe notre penseur éclairé. On pourrait les discuter sur les plans politique, philosophique et social, y voir le symptôme d’un mal historicoculturel redoutable au cœur de l’islam, un mal mortel et insultant pour toutes les valeurs de raison, de liberté et de dignité humaine. Adonis
CLÉS
Un schisme plus politique que religieux ■ Implantation Les chiites ne représentent qu’un peu plus de 10 % des musulmans. Dans certains pays, notamment du Golfe, leur nombre est important. Ils sont majoritaires en Irak, en Azerbaïdjan, à Bahreïn et en Iran. En Arabie Saoudite, ils sont installés autour des champs pétrolifères du nord-est du pays. ■ Histoire Le chiisme remonte à 680, à la Fitna, la “Grande Discorde”, un traumatisme qui reste profond. Elle déchira la communauté musulmane sur la question de la succession du Prophète. Cer tains considérèrent que seuls les membres de la famille du Prophète pouvaient lui succéder. Ils voulaient donc voir Ali, cousin, fils adoptif et gendre de Mahomet, devenir calife, mais il fallut attendre vingt-quatre ans et trois autres califes avant la désignation d’Ali. La commu-
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nauté était divisée entre ses partisans et la majorité dont est issu le sunnisme. Ali fut battu par les armées omeyades, puis assassiné. Hussein, son fils, reprit le flambeau, mais fut massacré avec ses troupes à Kerbala en 680. Puis les chiites considérèrent que la lignée d’Ali se perpétuerait par des imams initiés (à ne pas confondre avec l’imam sunnite, qui ne fait que conduire la prière). ■ Courants Les “duodécimains” considèrent que le 12e imam s’est “occulté” en 873 et reste invisible jusqu’à son retour, à la fin des temps, en tant que mahdi (messie). Ils représentent 90 % des chiites. L’autre groupe, appelé ismaélien, ou “septimain”, ne reconnaît que sept imams. De nombreuses sousdivisions se sont développées, mais les chiites eux-mêmes ne les reconnaissent
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pas forcément. Pourchassés, ils se sont souvent réfugiés dans les montagnes du Moyen-Orient, tels que les druzes et les alaouites, ou encore les zaïdites. Bien que les alaouites soient considérés par les sunnites comme des apostats qui méritent la mort, la “dynastie républicaine” qui règne en Syrie est alaouite. En Turquie, les alévis forment un important sous-groupe, très attaché à la laïcité. Le seul pays où le chiisme a pu s’épanouir est l’Iran, passé au chiisme au XVIe siècle et depuis principal foyer de cette croyance. ■ Pratiques Les chiites se distinguent par la vénération qu’ils vouent à Ali et qui est dénoncée par les sunnites comme idolâtre. Par ailleurs, les chiites, contrairement aux sunnites, ont un clergé très hiérarchisé.
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m oye n - o r i e n t DOSSIER Courrier international
25 % TURQUIE Alévis
LIBAN
35 % ISRAËL
GÉORGIE
70 %
TADJIKISTAN
TURKMÉNISTAN
15 %
Mechhed Qom
IRAK
Karbala Nadjaf
AFGHANISTAN
85 % IRAN
ÉGYPTE
30 % BAHREÏN 70 % QATAR 2 %
18 % PAKISTAN
KOWEÏT
LES CHIITES DANS LE MONDE* ÉRYT.
CHINE
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12 % SYRIE Alaouïtes Druzes 60 %
16 % É.A.U.
5%
1,5 % INDE
1% OMAN
Accuser les Etats-Unis d’être responsables des attentats contre les chiites est commode, souligne Al Hayat. Vrai ou faux, peu importe. Car cela permet un consensus entre sunnites et chiites. A l’inverse, désigner les sunnites comme responsables risquerait de précipiter le pays dans la guerre civile.
ARABIE SAOUDITE
x% Part des chiites
55 % YÉMEN Zaïdites
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ÉTHIOPIE Présence de chiites septimaniens (ou ismaéliens), deuxième courant après celui, majoritaire, des “duodécimains”
Principaux lieux saints du chiisme
PERSPECTIVES
émissaire
ARM. AZERB.
JORD.
SOUDAN
Bouc
KIRGH. OUZBÉKISTAN
Marron le plus foncé : plus de 70 %
dans la population totale de chaque pays
Marron le plus clair : à partir de 1 %
* Il existe par ailleurs des communautés chiites émigrées aux Etats-Unis et en Afrique orientale.
Moins de 1% Autres courants issus du chiisme
Dessin de Schrank paru dans The Independent, Londres.
Jusqu’ici tout allait bien
Bientôt le temps de la résurrection En 680, Hussein, petit-fils de Mahomet, fut massacré par des musulmans à Kerbala. Depuis, ses adeptes se rendent en pèlerinage de pénitence dans cette ville. Quand donc les chiites dépasseront-ils le culte du deuil ? se demande le poète libanais Abbas Baydoun, lui-même chiite.
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ue révèle le cortège des millions de chiites qui se dirige vers Kerbala ? Ces bannières noires [couleur du chiisme], ces foules en sanglots, se lamentant et se frappant le visage, grattant le sol pour se couvrir de poussière ? Des pleurs en mémoire de l’imam Hussein, l’“Absent”, dans un monde où tout est absence, des soupirs en regret de l’imam vénéré. Ils sont des millions sur le chemin de Kerbala, pas encore sortis du coma dans lequel l’Histoire les a plongés. Défiler par millions, pleurer et gémir en communauté pour redevenir un peuple. Mais… quel chemin emprunter ? Leur itinéraire n’est encore qu’une procession, célébrant leur imam regretté, pénitents portant des cercueils jusqu’à son mausolée, confondus en excuses et en sanglots, répétant leurs rites de repentir. Puis voici qu’arrive tardivement – dans le repentir et l’expiation – la résurrection de la communauté chiite qui succède à une mort symbolique. L’effacement était équivalent de mort, le mutisme de trahison, la soumission de péché. Aujourd’hui, ils ont rendez-vous avec leur résurrection pour émerger enfin de la poussière de Kerbala. Environ 60 % des Irakiens seraient chiites. Difficile donc de les considérer comme une simple obédience religieuse ou une secte. Au cours de l’Histoire, ils
En Irak l’imbrication confessionnelle était forte. Cette cohabitation est mise à rude épreuve par ceux qui veulent transformer le pays en un bourbier pour les Etats-Unis. SHARGH
Téhéran es lieux saints du chiisme en Irak viennent d’être ensanglantés par plusieurs attentats barbares. Le même jour, le Pakistan était lui aussi le théâtre d’un attentat provoquant la mort de fidèles en train de participer à la cérémonie de commémoration de l’imam Hussein. Malgré cela, le Pakistan et l’Irak sont en réalité très différents. L’extrémisme et les affrontements religieux entre sunnites et chiites sont une réalité récurrente au Pakistan. Mais l’Irak, qui fut pourtant le lieu de la scission ayant donné naissance à ces deux grands courants de l’islam, a finalement été relativement épargné par l’affrontement chiite-sunnite au cours du dernier siècle. Si Saddam Hussein a opprimé les chiites, il n’a pas pour autant permis à la religion sunnite de s’épanouir. Il avait en effet des positions généralement antireligieuses et ce n’est qu’au cours de ces dernières années que le régime baasiste a teinté son discours de symboles religieux, allant ainsi jusqu’à faire inscrire “Allah Akbar” [Dieu est le plus grand] sur le drapeau national, essentiellement dans le but de séduire l’opinion dans l’ensemble du monde arabe. Ce qui se passe aujourd’hui en Irak n’est donc pas l’affrontement de deux extrémismes, le sunnite et le chiite.
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Certes, l’élément religieux semble désormais omniprésent chez les chiites d’Irak, mais il s’agit là avant tout d’une réaction qui fait suite à trente-cinq ans de mise sous tutelle de la religion par le régime baasiste, tandis que chez les sunnites l’activisme religieux constitue une réponse à la présence militaire américaine dans le pays. D’ailleurs, l’islamisme politique radical en tant que tel n’est dominant ni chez les chiites ni chez les sunnites en Irak. La différence du niveau de violence confessionnelle entre l’Irak et le Pakistan est également une conséquence de la différence de niveau de vie. Avec une population d’au moins 150 millions d’habitants et une économie très faible, le Pakistan doit faire face à une pauvreté chronique et il est constamment en butte à de nombreux problèmes économiques. Cette conjoncture difficile conjuguée à une corruption omniprésente constitue un vivier idéal pour les mouvements fondamentalistes. La situation est donc très différente en Irak. Si la structure traditionnelle et tribale y est dominante, le fondamentalisme n’y est pas aussi fortement implanté. Les sunnites irakiens appartiennent ainsi en majorité à la branche chafiite du sunnisme, qui parmi les quatre grandes écoles juridiques du sunnisme constitue celle qui est la plus proche des chiites. Qui plus est, l’appartenance ethnique prime en Irak sur l’appartenance religieuse, et de nom-
breuses tribus comptent dans leurs rangs aussi bien des chiites que des sunnites. Ce mélange rend donc plus difficiles des affrontements de type confessionnel. En outre, le lien national, ethnique ou politique prime sur le lien religieux. Ainsi, les Kurdes, qui sont pourtant sunnites, se sentent plus proches aujourd’hui des chiites arabes que des Arabes sunnites. Enfin, sur un plan socio-économique, la pauvreté n’est pas structurelle mais davantage liée à la crise politique actuelle qu’à un état de pauvreté endémique. L’Irak est en effet un pays potentiellement riche. Une fois cette crise surmontée, il pourrait rapidement changer et devenir l’un des Etats les plus riches du MoyenOrient. Le niveau d’alphabétisation y est en plus comparable à celui des pays arabes les plus développés. Dans ces conditions, l’aspiration au changement et à la modernité devrait l’emporter sur le traditionalisme. Avant d’être liés à un affrontement confessionnel intérieur, les attentats qui viennent d’avoir lieu en Irak sont le résultat de facteurs extérieurs au pays. Ils sont donc très certainement le fait de groupes proches d’Al Qaida qui ont décidé d’utiliser l’Irak comme le lieu d’affrontement idéal avec les Etats-Unis, au besoin en transformant le pays en un vaste champ de bataille interethnique et interconfessionnel qui deviendrait un véritable bourbier pour les Etats-Unis. Mehran Karimi
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ont été tour à tour royalistes, communistes, baasistes et démocrates et, en tant que communauté, ils ont bien sûr connu des différends. Mais leur vénération envers Ali [quatrième calife, gendre du Prophète] leur a permis de surmonter les doutes et de résister aux pressions. Ce que Saddam Hussein a fait aux chiites, il l’a fait à l’ensemble du peuple irakien, et c’est au prix de millions de morts et d’exilés que Saddam Hussein a gouverné. Ce qui se passe aujourd’hui pourrait être la résurrection de l’ensemble de l’Irak. Il est probable que cette sortie du tombeau, dans lequel le dictateur avait enterré vivants plus particulièrement les chiites, fasse peur autour d’eux et les effraie eux-mêmes. Il se peut que les chiites ne comprennent pas pourquoi tout ce sang a été versé, mais ils ne se tromperont pas sur le sens de cet augure : leur maître spirituel Ali et son fils l’imam Hussein ont, eux aussi, été tués sur le seuil du lieu saint, leur sang en imprègne encore les portes. Abdelhamid al-Khoï [dignitaire chiite assassiné en avril 2003] et Mohammad Baqer al-Hakim [autre dignitaire chiite, assassiné en août 2003], ainsi qu’une centaine de personnes priant avec lui aux portes du mausolée, étaient peut-être des victimes expiatoires de plus ! Mais, cette fois-ci, les millions célébrant le souvenir de l’imam Hussein finiront bien par trouver la bonne voie. Le temps n’est plus loin où les chiites n’auront plus besoin de célébrer leur résurrection et redeviendront un peuple. Une autre Histoire s’ouvre maintenant devant eux, une Histoire où il sera question d’Etat, de politique et de rassemAbbas Baydoun, An Nahar (extraits), Beyrouth blement national.
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m oye n - o r i e n t DOSSIER
L’antichiisme, une spécialité pakistanaise C’est au Pakistan que le sectarisme antichiite est le plus virulent. En Irak, les relations entre sunnites et chiites étaient traditionnellement bonnes. ASIA TIMES ONLINE
Bangkok e 2 mars, deux attentats presque simultanés en Irak et au Pakistan ont visé les fidèles chiites réunis à l’occasion de la plus importante fête religieuse chiite, l’Achoura. Rien ne prouve qu’ils aient été coordonnés, mais leurs conséquences risquent d’être les mêmes : les forces de sécurité auront les mains libres pour intervenir contre les mouvements de résistance irakien et afghan. En Irak, les attentats suicides et les tirs de roquettes contre les chiites dans la cité sainte de Kerbala et à Bagdad ont fait 171 morts, tandis que 41 personnes ont été tuées et plus de 150 blessées à Quetta, au sud de la province pakistanaise de la Frontièredu-Nord-Ouest, quand des hommes armés ont ouvert le feu sur une procession de fidèles et ont lancé des grenades avant de se faire sauter. Alors que le carnage irakien a été pour l’essentiel attribué à Al Qaida [qui a toutefois récusé toute responsabilité], on soupçonne le Lashkari-Jhangvi d’être responsable de l’attentat au Pakistan. En effet, cette organisation sunnite interdite se livre régulièrement à des attaques contre la population chiite, qui représente environ 20 % des 145 millions de Pakistanais. En revanche, en Irak, où les chiites constituent 60 % de la population, les violences sectaires entre ces deux branches de l’islam sont plutôt inhabituelles. Dans le sous-continent et en Irak, les musulmans respectent la fête de
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WMD : armes
de destruction massive. Sur la porte : Constitution provisoire. Sur les bombes : terrorisme ; sectarisme ; guerre civile. Dessin de Cummings paru dans le Financial Times, Londres.
“Danger !” C’est sous ce titre qu’Al Watan, du Koweït, exhorte à la prudence. “Chez nous, les sunnites et les chiites vivent dans l’amour et la concorde. Il faut bien ancrer cela dans la tête de nos jeunes, soumis à des discours dangereux pour leur équilibre psychologique et religieux.” Pourtant, le site koweïtien affirme que la fête chiite d’Achoura est “la plus grande manifestation païenne et idolâtre” et accuse les chiites de vouloir “former un axe du mal allant de Washington à Bagdad, en passant par Tel-Aviv”.
l’Achoura, qui commémore le martyr de Hussein, petit-fils du prophète Mahomet et fils du quatrième calife Ali. C’est justement à Kerbala qu’il fut assassiné par l’armée omeyyade, en 680, événement qui a consacré la division de l’islam entre chiites et sunnites. Il faut noter que pour l’Achoura, en particulier en Irak, en Inde et au Pakistan, les musulmans, tant sunnites que chiites, prennent part à des processions, la différence étant que les chiites se flagellent et se mortifient pour marquer leur respect envers Hussein, tandis que les sunnites ne font rien au cours de leurs processions. Toutefois, dans les provinces du Nord-Ouest et au Baloutchistan pakistanais, la population suit les préceptes d’un islam plus proche de la version wahhabite et ne participe jamais aux rituels de deuil de l’Achoura. Par
ailleurs, le Pakistan est depuis des années le théâtre d’affrontements entre les deux communautés, affrontements qui ont fait des centaines de victimes. En juillet dernier, par exemple, au Pakistan, quelque 50 chiites ont été tués lors d’un attentat suicide contre une mosquée à Quetta. L’enquête a révélé des complicités internes, mais n’a décelé aucune preuve d’une implication des talibans. Quelques semaines après les faits, nous nous sommes entretenus avec un membre de l’Assemblée nationale du Baloutchistan, également chef de la Jamiat Ulema-i-Islami de Quetta, le maulana Noor Mohammed. A l’époque, le ministre de l’Intérieur pakistanais rejetait la faute sur les services de renseignements indiens et leurs homologues afghans. Mais Noor Mohammed nous a affirmé que le
Lashkar-i-Jhangvi était impliqué. Il a soutenu que nombre des activistes de ce groupe avaient été emprisonnés, puis relâchés dans le cadre des manœuvres politiques entreprises par le président Musharraf pour obtenir la désignation de son poulain, Mir Zafarullah Khan Jamali, au poste de Premier ministre. “Nous avons officiellement transmis des lettres aux ministères de l’Intérieur des gouvernements fédéral et provincial en les prévenant que la libération de ces assassins entraînerait des violences sectaires, mais nos protestations sont restées sans effet face aux ambitions politiques du gouvernement Musharraf”, nous a expliqué Noor Mohammed. A Quetta, les attentats ont eu lieu au moment où les deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise voient se dérouler des opérations militaires pour éliminer les membres de la résistance afghane, des talibans et d’Al Qaida. Les troupes pakistanaises sont en particulier déployées de façon opérationnelle dans les zones tribales à la frontière nord-ouest, ce qui a eu pour résultat de retourner la population contre l’armée. Mais les attentats antichiites fournissent désormais à la sécurité pakistanaise un prétexte sans équivoque pour intervenir dans les zones sensibles, ce qui aurait, sinon, été difficile. Syed Saleem Shahzad
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Retrouvez nos analyses de la crise dans notre dossier “Irak, la nouvelle donne”, sur
courrierinternational.com
BAHREÏN
La hantise d’une “Intifada chiite” Certains redoutent la recrudescence des tensions qui, entre 1994 et 1999, ont fait des dizaines de morts lors du soulèvement chiite. Pour l’éviter, faut-il “conditionner” les réformes démocratiques ?
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n spectre resurgit sur la scène politique de Bahreïn [où la dynastie sunnite des Al Khalifa règne sur une population à nette majorité chiite] : c’est celui de l’agitation politique visant à un soulèvement contre les institutions légitimes de l’Etat. Cer tains en arrivent même à faire appel à des étrangers pour contester la légitimité de ces institutions. [Le mois dernier, le chef de la principale association chiite du pays, le Wefaq, a invité des intellectuels koweïtiens à par ticiper à un colloque sur la réforme constitutionnelle à Bahreïn. Les chiites sont depuis longtemps
suspectés de constituer une “cinquième colonne” inféodée à l’Iran.] Ces gens-là veulent créer une agitation afin d’entraîner toute la société dans un conflit politique artificiel, par le cercle vicieux de la violence et de la haine. N’a-t-on pas entendu un politicien clamer que “les signes d’une grave crise à Bahreïn étaient de plus en plus évidents, en raison de l’absence de réformes véritables et de la persistance de changements uniquement formels” ? Nul doute que l’extrémisme du discours finira par déclencher l’extrémisme des actes. Nul doute qu’il favorisera grandement l’apparition de groupes fondamentalistes et de bandes terroristes. Ainsi, certains prédicateurs ne respectent plus les principes moraux dans leurs prêches du vendredi et s’adressent avant tout au petit groupe d’islamistes que l’on trouve dans chaque mosquée. Leurs
prêches sont volontairement politisés et doublés d’un contenu agressif. Qui plus est, on voit certaines personnalités religieuses reprendre aujourd’hui du service, sans hésiter à utiliser les mêmes méthodes que celles dont on a vu les résultats il y a quelques années. En prônant la haine et la violence, on cherche à détruire le tissu social bahreïnien. D’autres agitateurs au parti pris confessionnel bien connu insistent inlassablement sur l’inefficacité des réformes et sur la corruption, afin d’amener la population à douter de la capacité des institutions de l’Etat à assurer l’intérêt des citoyens. Certains leaders religieux craignent de perdre leurs privilèges et exploitent l’agitation pour préserver leurs propres intérêts : c’est un crime contre la nation et une trahison. En conséquence, il faut agir dans deux directions. Premièrement, il faut renouveler
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le discours religieux de sor te qu’il reflète fidèlement la concorde nationale, dans toutes ses dimensions d’appartenance religieuse. En second lieu, il faut étendre la notion de trouble à l’ordre public à l’apologie de la violence et de l’extrémisme. Les Parlements de différents pays à travers le monde renforcent actuellement leurs textes législatifs afin que l’incitation à la haine, au fanatisme religieux ou au racisme soit traitée avec la même sévérité que des crimes terroristes. [A Bahreïn aussi] la liber té d’opinion et d’expression doit être conditionnée par la responsabilité de ceux qui veulent en jouir. L’esprit de responsabilité, c’est ce qui manque au discours incitatif actuel. Ce dernier doit être tenu responsable des actes de violence et de désordre qu’il engendre. Abdel Rahim al-Qalamani
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afrique
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SOMALIE
Le peuple veut la paix, les dirigeants un peu moins Les milices qui dévastent la Somalie depuis treize ans viennent de signer un accord de paix, le quatorzième du genre. Mais certaines ont déjà changé d’avis. Et le Somaliland n’est pas signataire.
“City Warrior” .
Dessin de Vlahovic paru dans NIN, Belgrade.
Mer Rouge
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Golfe d’Aden DJIBOUTI
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400 km
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Frontière controversée
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des Etats-Unis et les Nations unies envoyèrent plus de 22 000 hommes sur place en 1992, qui avaient pour mission de faire en sorte que les convois d’aide alimentaire parviennent aux affamés. Bien qu’elle ait réussi à maintenir la population en vie, cette force n’est pas parvenue à convaincre les chefs des factions armées de faire taire leurs armes, ni à mettre en place un gouvernement fédérateur. Dans les années qui suivirent, les unités internationales se retirèrent, humiliées, et les guerres intestines entre clans reprirent. Depuis, plus d’une dizaine de conférences ont été organisées, sans aucun résultat décisif. Les seigneurs de la guerre viennent de conclure leur quatorzième accord de paix. Grâce à la médiation d’Etats voisins, 42 politiciens somaliens, participant depuis un an à des négociations à Nairobi, au Kenya, se sont engagés à former un nouveau gouvernement. Conformément aux résultats de ces discussions, les anciens des clans et les politiciens des diverses factions devraient bientôt désigner les membres du nouveau Parlement, lequel élira ensuite un président. Ce dernier, à son tour, nommera un Premier ministre. Le gouvernement disposera d’une période de transition de cinq ans au cours de laquelle il devra rétablir l’ordre et préparer des élections. La différence fondamentale par rapport aux accords précédents tient au fait que les antagonistes ont accepté de
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NTL
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Au moins 12 personnes ont été tuées lors d’affrontements entre milices de clans rivaux le 29 février dans le village d’Herale. La Somalie est soumise à la loi des chefs de guerre rivaux depuis la chute du régime de Syad Barré, en janvier 1991.
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’est à juste titre que l’on considère la Somalie comme le pays le plus pauvre et le plus arriéré du monde, la quintessence de l’“Etat déstructuré”. Ce qui n’a rien d’étonnant : depuis treize ans, ce pays d’Afrique de l’Est traverse l’une des plus longues périodes d’anarchie de l’histoire moderne. La Somalie a dans le même temps connu autant d’accords de paix. Le dernier en date, signé au Kenya le 29 janvier, donnera peut-être à la population de ce pays martyr sa meilleure chance depuis des années de renouer avec une existence plus sûre. Mais l’histoire de ces années de malheur permet de comprendre pourquoi la majeure partie des Somaliens accueille cet accord avec davantage de prudence que d’espoir. Les origines des affrontements remontent aux événements du 26 janvier 1991, quand, au bout de vingt et un ans de dictature, le président Mohamed Syad Barré a été renversé par des mouvements rebelles armés. La situation a rapidement dégénéré, les factions armées ne parvenant pas, après l’effondrement du régime, à rétablir l’ordre. Des combats éclatèrent entre les groupes rebelles et plongèrent le pays dans le chaos et la catastrophe humanitaire, coûtant la vie à près de 500 000 personnes. Confrontés aux conséquences d’une famine généralisée, le gouvernement
Combats
OCÉAN INDIEN
Herale
SOMALIE KE N
Londres
Courrier international
OPENDEMOCRACY
YA
Mogadiscio
Equateur * Etats autoproclamés.
coopérer dans le cadre d’un système fédéral, qui devrait se mettre en place d’ici deux ans. C’était là la principale exigence du Puntland, région autonome du nord-est du pays, ainsi que des politiciens en exil de la république du Somaliland, dans le nord-ouest, qui a proclamé unilatéralement son indépendance en 1991. Ces revendications territoriales remontent en partie à l’époque coloniale. Le Puntland fait partie du territoire somalien colonisé par l’Italie, tandis que le Somaliland est un ancien protectorat britannique. Ces deux régions voisines sont en outre divisées par un litige frontalier, “bombe à retardement” parmi d’autres que tout gouvernement central futur se devra de désamorcer. Les dirigeants du Somaliland ont vigoureusement dénoncé les pourparlers de Nairobi et rappelé que leur indépendance était irréversible. Depuis
1991, ils n’ont toujours pas obtenu de reconnaissance internationale, bien qu’ils aient su s’attirer la sympathie de nombreux observateurs étrangers. D’autres problèmes se sont fait jour dans le sillage de l’accord de paix. Moins de deux semaines après la signature, certains des grands groupes signataires revenaient déjà sur leur décision. Même si elles acceptent de se rassembler à nouveau, les factions politiques en conflit doivent encore entrer dans la phase finale des négociations, censée porter sur la question épineuse du partage des pouvoirs. Il risque d’être difficile de parvenir à un compromis pour des politiciens somaliens qui, au cours des cinquante dernières années, ont érigé en système le principe “le gagnant empoche tout”. Dans le même temps, le 18 février, des centaines de représentants de la société civile et de partisans de la paix défilaient dans les rues de Mogadiscio pour manifester leur soutien aux discussions. Dans leurs rangs, on recensait des lycéens, des groupes de défense des droits de la femme, des groupes religieux, des organisations de la jeunesse, des habitants des seize arrondissements de la ville, des membres de clubs sportifs et des groupes artistiques nationaux. La plupart ont fait part de leur immense espoir de voir se former un gouvernement d’unité nationale représentant tous les Somaliens. Cette manifestation montre bien que, sur les questions essentielles, la population somalienne est en avance sur ses dirigeants. Harun Hassan
BURKINA FASO
Et si on se passait des bailleurs de fonds ? L’aide au développement n’a pas produit les résultats escomptés. Il est grand temps d’apprendre à vivre sans elle.
A
près plus de quarante ans de rêve d’un développement tributaire de la “manne extérieure”, que peut-on encore attendre des bailleurs de fonds tapageusement appelés aujourd’hui partenaires techniques et financiers au développement ? Tout se passe comme s’il suffisait de changer de concept et de terminologie pour que notre pays sor te des ornières du non-développement. La question mérite d’être posée au moment où le gouvernement du Burkina Faso rencontre ses partenaires techniques et financiers au développement. Selon le scénario classique, cette réunion offre à l’équipe gouvernementale l’occasion de soumettre à ses interlocuteurs des projets et programmes de développement. En termes plus ordinaires, nos pouvoirs publics vont se livrer, une fois encore, à une cour assi-
due des bailleurs de fonds en vue de les amener à bien vouloir financer le développement de notre pays. Inutile de préciser que ces financements qui font tant courir ne sont pas gratuits et sont généralement assor tis de conditions pas toujours favorables aux secteurs sociaux, déjà mal lotis dans le budget de l’Etat. Curieusement, nos gouvernants ne semblent pas avoir d’autre initiative qu’une mendicité internationale qui a visiblement atteint ses limites. Ce n’est un secret pour personne que, tant que les Etats africains persisteront dans la voie d’un endettement endémique, le véritable développement restera une ligne d’horizon. En tout cas, ce n’est pas avec un budget dépendant à plus de 50 % du bon vouloir des bailleurs de fonds qu’un pays comme le Burkina Faso pourra briser le cercle vicieux de la pauvreté et du sous-développement. Les milliards de francs CFA injectés annuellement par les institutions financières internationales ne
se ressentent toujours pas dans le panier de la ménagère. Pis encore, le cercle des pauvres s’élargit tandis que les fruits de la “croissance” sont inéquitablement partagés au Burkina Faso. Malgré la création de structures de lutte contre la corruption, le phénomène se généralise, au point de ruiner tout le crédit d’une économie nationale mal lotie par la nature. En tout état de cause, si le Burkina ne change pas son fusil d’épaule, le réveil risque d’être difficile. Avec un fardeau de la dette qui contraint l’Etat à une économie qui ne se contente que d’assurer le salaire des fonctionnaires et de parer au plus pressé, il faut explorer d’autres voies du développement ou périr. Il est plus que temps d’aller au-delà des discours destinés à la consommation extérieure pour travailler sincèrement à l’émergence d’un secteur privé comme moteur du développement. On ne le dira jamais assez, le rêve du développement véritable ne peut se réaliser sur la “natte des autres”. On
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devrait apprendre de plus en plus à compter sur nous-mêmes dans la mobilisation des ressources. Dans une conjoncture internationale où l’aide au développement se rétrécit comme une peau de chagrin, on ne saurait toujours compter sur l’extérieur pour le financement d’un développement dont la population a du mal à voir les fruits. Que la rencontre du gouvernement avec les bailleurs de fonds se fasse autour d’une table ronde, carrée ou convexe, elle ne peut pas produire de miracle. Les véritables ressources du développement ne viendront que de la volonté de nos Etats d’assumer réellement leurs responsabilités. Aussi les sociétés civiles doivent-elles s’organiser non seulement pour apporter leur pierre à l’édifice, mais aussi pour exiger des pouvoirs publics une utilisation conséquente de l’argent des institutions financières internationales. C’est ainsi que l’on pourra rendre justice à nos peuples que l’on plonge dans un désespoir qu’ils Le Pays, Ouagadougou ne méritent pas.
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J.B. Russel/Cosmos
e n c o u ve r t u re
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Des immigrés travaillant dans
des serres à El Ejido, en Andalousie.
Aux portes de l’Europe riche
LES FORÇATS DE L’EST ■ Le 1er mai prochain, huit pays d’Europe de l’Est entreront de plein droit dans l’Union européenne. Doit-on redouter un afflux de main-d’œuvre, attirée par les différences de salaire et nos systèmes de protection sociale ? Pour répondre à ces peurs d’une partie de l’opinion publique, la plupart des pays d’Europe de l’Ouest ont, ces dernières semaines, multiplié les barrières empêchant le libre accès à leur marché du travail. ■ La réalité est que 900 000 Est-Européens travaillent déjà dans l’Union, souvent clandestinement et dans des conditions effroyables. Reportages de l’Allemagne à l’Espagne, en passant par l’Italie, les Pays-Bas ou la Pologne.
Le travail au noir pour unique h Pour les dix-huit prochains mois, les Pays-Bas ont fixé à 22 000 le nombre d’Est-Européens qui auront accès à leur marché du travail, ce qui contraint des centaines de travailleurs à la clandestinité. Témoignage. NRC HANDELSBLAD
Rotterdam ’est de la discrimination, soupire Andrzej. De la discrimination pure et simple. J’espérais que le gouvernement néerlandais nous autoriserait à travailler légalement aux PaysBas. Maintenant, on va devoir rester dans la clandestinité.” Andrzej est polonais et travaille donc illégalement aux Pays-Bas. Assis à côté de deux grands sacs en plastique sur un banc d’Amsterdam, il attend le bus qui doit le ramener à Grodkow, la ville où il habite, dans le sud-
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ouest de la Pologne. Ce jour-là, le gouvernement néerlandais venait de rendre publique une mesure difficile. Pour les dix-huit prochains mois, la “libre circulation des travailleurs” issus des nouveaux pays membres de l’Union européenne, dont la Pologne, a été limitée par le gouvernement néerlandais à 22 000 personnes. “J’espérais que les Pays-Bas seraient plus progressistes, dit Andrzej. Même dans le domaine de la drogue et du sexe, vous êtes plutôt en avance, non ?” Andrzej (34 ans) et son ami Michal (36 ans) sont des ouvriers spécialisés du bâtiment. Ces trois dernières semaines, ils ont réaménagé un grenier à Amsterdam. Ils travaillent de 7 heures à 21 heures, six jours par semaine. Ils dorment la plupart du temps sur le chantier et gagnent 5 euros de l’heure. Cela fait 420 euros la semaine. Une coquette somme pour les deux compères, qui, à travail équivalent, gagneraient 470 euros par mois en Pologne. “En trois semaines, je gagne plus d’un millier d’euros, coût du
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voyage déduit. En Pologne, il faudrait que je travaille deux mois et demi pour gagner autant”, explique Michal. C’est un ami, “un Néerlandais qui a vécu longtemps en Pologne”, qui fait l’intermédiaire. “Il prend les commandes pour les travaux et il a un agenda rempli de numéros de téléphone en Pologne. De temps en temps il appelle, puis nous repartons, avec d’autres hommes, pour Amsterdam, où nous retapons des logements.” QUELQUES MILLIERS DE POLONAIS PAR AN TENTERONT L’AVENTURE
Cela fait sept fois qu’Andrzej et Michal font l’aller-retour. “Le travail est dur, mais nous ne voulons pas décevoir notre ami. Pour nous, c’est une façon de gagner pas mal d’argent en peu de temps.” Il y a pourtant de gros risques, admettent-ils. S’ils tombent d’un échafaudage et se blessent, ils ne touchent pas un centime. “C’est vrai. Il y a six mois, je travaillais avec quatre hommes, et l’un d’eux est tombé malade. Il est resté couché tout
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Pas d’“invasions barbares” à redouter Dans un mois et demi, l’Union européenne s’élargit. Certains craignent que des milliers – voire des millions – d’Européens de l’Est se pressent à nos frontières. Un fantasme démenti par les faits et par l’Histoire. FINANCIAL TIMES
Londres e droit de travailler à l’Ouest était l’un des arguments mis en avant par les futurs Etats membres de l’Union européenne (UE) pour convaincre leurs populations d’adhérer au plus vite. C’est précisément ce droit que les quinze membres actuels de l’UE viennent, les uns après les autres, de restreindre. Certains Etats, emmenés par l’Allemagne – un eldorado pour beaucoup de candidats à l’émigration venus de l’Est –, avaient annoncé dès le début qu’ils continueraient de limiter l’accès à leur marché du travail ; mais d’autres pays, comme le Royaume-Uni, l’Irlande, les Pays-Bas et la Suède, s’étaient engagés à ouvrir leurs marchés de l’emploi aux dix Etats qui rejoindront l’Union le 1 er mai prochain. Au lieu de cela, et depuis la fin du mois de janvier, les Pays-Bas et la Suède sont revenus sur leurs promesses ; la France, l’Espagne, l’Italie et d’autres, s’ils gardent le silence pour l’instant, devraient néanmoins suivre ce mouvement restrictif. A priori, seuls le Royaume-Uni et la république d’Irlande n’ont pas changé d’orientation – a priori seulement. En effet, harcelé par une campagne de presse de droite, le gouvernement britannique a annoncé, fin février, son intention de limiter l’accès de ces immigrés venus de l’Est à son système social ; l’Irlande s’est empressée d’assurer qu’elle ferait de même. On se souvient qu’après l’effondrement du communisme les experts avaient mis en garde l’UE, qui, selon eux, devait se préparer au déferlement de près de 25 millions de personnes venues de l’ancien bloc de l’Est. Au bout du compte, seuls 2,5 millions d’Européens de l’Est ont émigré dans l’Union au cours des années 90 ; et, pour l’essentiel, il s’agissait de réfugiés fuyant le conflit yougoslave, preuve que les déplacements importants de population ne se produisent que face à la terrifiante réalité de la guerre. Dans leur ensemble, les spécialistes estiment que ce phénomène conservera son caractère temporaire. Une étude exhaustive, commanditée en l’an 2000 par la Commission européenne, prévoyait qu’au cours de la pre-
Rober t Kowalewski/Gazeta-VU
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e horizon le temps du chantier. Nous avons réuni un peu d’argent, sinon il serait rentré sans un euro chez lui. Le maître d’ouvrage ne lui a pas versé un centime”, convient Andrzej. D’après Andrzej et Michal, dans leur région – la Silésie – beaucoup envisagent de venir travailler aux Pays-Bas une fois que les frontières seront vraiment ouvertes. Néanmoins, les estimations officielles chiffrent tout au plus à une dizaine de milliers le nombre de Polonais et d’autres Européens de l’Est qui tenteraient chaque année l’aventure aux Pays-Bas. Michal, tout comme son ami, possède en Pologne une petite ferme avec une dizaine de vaches. Sa femme s’occupe du bétail lorsqu’il travaille à l’étranger. En dehors d’Amsterdam, les deux hommes travaillent souvent à Berlin. Mais “làbas, se plaignent-ils, on exploite au maximum les travailleurs au noir”. Alors, à tout prendre, ils préfèrent les donneurs d’ordre néerlandais, “plus sympathiques”. Cees Banning
A la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, un policier contrôle un bus ukrainien.
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mière décennie suivant l’élargissement quelque 335 000 ressortissants des dix nouveaux Etats membres passeraient chaque année à l’Ouest. Un an plus tard, les auteurs de cette étude révisaient leurs chiffres à la baisse, affirmant que les immigrés potentiels étaient dissuadés par l’ampleur du chômage au sein de l’UE. D’après eux, le flux annuel devait plutôt se situer aux alentours de 286 000 personnes et l’augmentation totale nette de population “déplacée” vers l’Ouest atteindrait 3,7 millions au bout de quinze ans. Si tous ces gens s’installent de façon permanente, ajoutaient nos experts, ils ne représenteront qu’une réduction de moins de 5 % de la population des nouveaux membres et un accroissement d’environ 1 % de la population des Etats membres actuels. Aujourd’hui, la Commission européenne a encore révisé ces chiffres, chiffrant le déplacement net de population autour de 220 000 personnes par an et ne parlant plus que de 3 millions de nouveaux arrivants sur les quinze prochaines années. En fait, tout dépend du développement économique de l’UE élargie, en particulier de la rapidité avec laquelle les nouveaux venus rattraperont les quinze autres. Les plus grands des futurs Etats membres comptent sur une croissance de l’ordre de 4 à 5 % par an, soit deux ou trois points de plus que l’UE. Mais, étant donné que le revenu dans les futurs Etats membres ne représente que 43 % de la moyenne de l’UE (sur la base d’une parité du pouvoir d’achat), il faudra peut-être plus de vingt ans pour rattraper ce retard. Même si ces flux migratoires restent peu significatifs en termes économiques et démographiques, ils constituent néanmoins un défi politique considérable. Partout ou presque, l’immigration est sujette à controverse, même si les Européens de l’Ouest font preuve de davantage de tolérance vis-à-vis des Européens de l’Est, blancs, que des immigrés venus d’Afrique ou d’Asie. Certaines régions pourraient avoir le sentiment d’être submergées, en particulier l’Allemagne orientale et l’Autriche, où des immigrés venus de l’Est peuvent venir travailler quotidiennement et repartir le soir de l’autre côté de la frontière. A long terme, l’économie de l’UE ne devrait pas souffrir des contrôles temporaires imposés au marché du travail. Sur le plan politique, en revanche, l’impact envisageable est plus inquiétant : si, en apaisant les angoisses de la population, les contrôles de l’immigration permettent aux Européens de l’Ouest de mieux accepter l’élargissement, alors, leur effet sera en partie bénéfique. Mais, s’ils font naître du ressentiment à l’Est sans aucun résultat positif à l’Ouest, ils ne seront qu’un obstacle supplémentaire sur la voie déjà difficile de l’unification de l’Europe. Stefan Wagstyl
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L’appel de l’Ouest
STERN (extraits)
Des travailleurs
Hambourg
polonais à Berlin. Clandestins, ils se cachent derrière leur passeport.
out se passe bien. Le moteur ronronne, régulier. Avec son minibus Kia, Waclaw a parcouru environ 500 000 kilomètres cette année. A 5 heures du matin, il fait la tournée des villages aux alentours de Szczecin, grande ville du nord-ouest de la Pologne. Il embarque les passagers qui l’attendent sur les trottoirs. Sans un mot, ou presque. On se connaît.Toujours les mêmes personnes, le même itinéraire. Depuis des années. Waclaw accélère. Dans deux heures, il faut qu’ils soient sur Alexanderplatz. A Berlin. Le minibus Volkswagen d’Ivan, quant à lui, a probablement franchi la barre du million de kilomètres. Cette fois, il a six passagers à bord. Dans la grisaille du matin, ils sont partis des environs de Lviv, grande ville du nord-ouest de l’Ukraine. Si tout va bien, ils arriveront à destination le soir même, à Varsovie.Waclaw conduit des travailleurs clandestins polonais en Allemagne. Ivan, des travailleurs clandestins ukrainiens en Pologne. Les passagers de Waclaw récoltent des pommes, construisent des maisons, s’occupent de personnes âgées, font le ménage ou des travaux de rénovation et gardent des enfants. En Allemagne. Les passagers d’Ivan récoltent des pommes, construisent des maisons, s’occupent de personnes âgées, font le ménage ou des travaux de rénovation et gardent des enfants. En Pologne. Comme les flux financiers courent après les taux, les flux humains courent après l’emploi. La mondialisation du travail fait de la Pologne une terre d’émigration et d’immigration. Si, vue d’Allemagne, la Pologne est à l’est, aux yeux des Ukrainiens elle incarne le mirage doré de l’Occident. En Allemagne, la main-d’œuvre bon marché est polonaise. En Pologne, elle est ukrainienne. Avant le changement,Waclaw, ingénieur des travaux publics, avait supervisé des grands chantiers dans toute la Pologne. Ivan aussi était ingénieur, constructeur mécanicien pour une société d’exploitation minière près de Lviv. Au début des années 90, leurs employeurs ont fait faillite, destin des grandes entreprises européennes à l’est de Lübeck. Aujourd’hui,Waclaw fait chaque jour le trajet jusqu’à Berlin. Aller-retour. Le soir, à 7 heures, des passagers l’attendent à la “gare des Polonais”, un parking près d’Alexanderplatz, pour le voyage de retour. Ce sont la plupart du temps des femmes soignées, vêtues de tailleurs à la mode. Qui portent de gros sacs en bandoulière, lesquels contiennent leurs blouses de femmes de ménage. Un petit coup d’œil dans le miroir de la trousse à maquillage, puis elles
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Blouses blanches
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A en croire les chiffres du Bureau central de statistiques (KSH) de Budapest, les Hongrois seraient peu enclins à chercher du travail à l’étranger… à l’exception d’une catégorie professionnelle : les médecins. Très mal payés en dépit de leur excellente formation – après plusieurs décennies d’exercice, leur salaire mensuel dépasse rarement les 1 000 euros –, ils seront les premiers à plier bagage après le 1er mai, signale Magyar Hírlap. D’où une nouvelle vague de migrants à prévoir, selon le quotidien libéral. La Hongrie accueille d’ores et déjà des médecins venant des pays voisins, notamment d’Ukraine et de Roumanie, qui seront probablement rejoints par d’autres, issus des pays arabes, d’Afrique et d’Extrême-Orient. Mais tout cela ne suffira pas. D’après la chambre des médecins hongrois, seule une revalorisation du métier pourra remédier à la pénurie.
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Avec l’entrée de pays d’Europe centrale et orientale dans l’Union européenne, les frontières de l’immigration se déplacent vers l’est. Histoires croisées de Polonais en Allemagne et d’Ukrainiens en Pologne, qui tous rêvent de prospérité.
se glissent dans l’un des nombreux minibus ornés de plaques d’immatriculation polonaises. A en croire Waclaw, “des centaines de chauffeurs comme [lui]” font la navette quotidiennement rien qu’entre Szczecin et Berlin. Chaque passager verse 15 euros à Waclaw. Pour un parcours de 150 kilomètres. Ivan touche 20 euros, mais pour 600 kilomètres. Chez Waclaw, le kilomètre est trois fois plus cher que chez Ivan, telle est la différence entre la Pologne et l’Ukraine. L’économie de la Pologne, bientôt membre de l’UE, a affiché une croissance vigoureuse depuis la fin du communisme. Le “mur de l’Est”, comme les Polonais surnomment la frontière ukrainienne, est la nouvelle ligne de démarcation de la pauvreté en Europe. Elle a reculé d’un pays. Ivan explique : “Chez moi, je fais partie des gens aisés. Les bons mois, je peux gagner jusqu’à 500 euros.” Dix fois plus que les professeurs de ses enfants. Après avoir perdu son emploi, Ivan a commencé à se rendre une fois par semaine sur les marchés ukrainiens de Varsovie dans sa vieille Volga pleine de fruits et de légumes. Là, il vendait tout. Il y a trois ans, il s’est acheté son minibus Volkswagen pour 7 000 euros. “Mon affaire marche super bien. Je pourrais bientôt être riche.” Il pourrait… Son épouse souffre d’une affection rénale et le traitement coûte 1 000 euros par an. Et l’assurance maladie ? “L’assurance ? s’esclaffe Ivan. Dans mon monde, ça n’existe pas !” Ceux qui, en quête de chance, partent vers l’ouest deviennent invisibles dès qu’ils descendent des bus de Waclaw ou d’Ivan. Et ils ne disent plus rien, de peur que leur accent ne les trahisse. Officiellement, ils sont là en touristes. Les Polonais peuvent en effet se rendre en Allemagne et les Ukrainiens en Pologne.Tout leur est permis, sauf de travailler. Or c’est la seule chose qu’ils désirent. Aussi sont-ils des milliers à vivre ainsi à la lisière de la légalité. Situation éprouvante et surtout très compliquée. Seuls les malins, les courageux réussissent vraiment à gagner de l’argent à l’Ouest. BERLIN, ALLEMAGNE “Au début, on ne gagne pratiquement rien”, reconnaît Edward, Polonais de Berlin. “On passe son temps à se faire avoir, et on ne peut pas aller voir la police.” Aujourd’hui, Edward habite avec son épouse Justina dans un petit F1 à Berlin-Wed-
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ding, au rez-de-chaussée, dans l’arrière-cour. Tout l’immeuble est occupé par des Polonais. Dans la cour gisent des épaves de voitures. Dans l’escalier, les marches sont collantes. Sur les portes, pas de noms. Les boîtes aux lettres ont disparu. Ici, personne ne reçoit de courrier. En Allemagne, les Polonais ont organisé leur existence semi-légale. Ils disposent d’hommes de paille pour les contrats de location et de travail. Et il y a de petits “bureaux d’affaires”. On y bricole des cartes de transport pour le métro. Quand on est malade, on peut louer une carte à puce de l’assurance maladie pour 100 euros. Edward et sa femme ont tous les deux dépassé la cinquantaine. “Je suis déjà allé deux fois chez le médecin avec la carte d’un Allemand de 22 ans. Mais le médecin n’a rien dit. Il fait partie du business”, explique Edward. On trouve les coordonnées de ce genre de médecin dans les journaux de petites annonces polonais qui se distribuent maintenant à Berlin. Le téléphone portable est un élément essentiel à la survie. “Sans ça, on ne pourrait pas exister”, assure Justyna, la femme d’Edward. “Souvent, notre employeur ne connaît pas nos noms, mais seulement notre numéro de portable.” Les affaires du couple vont mal. Auparavant, Edward travaillait souvent dans le bâtiment et rapportait jusqu’à 50 euros par jour. Mais en Allemagne on construit de moins en moins. Maintenant, Edward effectue souvent des travaux de nettoyage avec sa femme. Des cages d’escalier dans les barres d’immeubles. Deux euros la cage. “Actuellement, nous n’arrivons pas à mettre de l’argent de côté.Alors, on attend l’UE”, dit Edward. En mai, quand la Pologne intégrera officiellement l’Union, il compte créer une société de prestation de services. Travaux en tout genre, seulement Justyna et lui. Il n’aura alors même pas besoin d’un emploi fixe avec un patron allemand puisque, à partir du mois de mai, il aura le droit de s’installer en tant que chef d’entreprise. Pour les hommes, les temps sont durs. En Allemagne, les Polonais peinent de plus en plus à trouver du travail, tout comme les Ukrainiens en Pologne. Les femmes, en revanche, sont très demandées, et pas uniquement pour des travaux ménagers. Le boom concerne surtout le secteur de l’assistance médicale, les aides-soignantes pour les personnes âgées et les malades.
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LES FORÇATS DE L’EST ● Des travailleurs
les autres étant repartis en Ukraine faire renouveler leur visa. Assises sur un lit, les trois sœurs cadettes de Nina, Vera, Liouba et Nadejda, regardent des photos de famille récentes. Les 70 ans de la mère. Toute la tribu s’était rassemblée à Golovno, leur village, situé près de Lviv. “Tous ceux qui sont sur les photos travaillent en Pologne, explique Liouba. A la maison, il n’y a plus que papa, maman et Andrioucha.” Andrioucha, c’est une vieille rosse.
clandestins ukrainiens en Pologne.Trois générations de la même famille se cachent derrière leur passeport à Szczecin.
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fois, de l’argent honnêtement gagné.” Ne ménageant pas sa peine, elle a économisé et investi intelligemment. A l’été 2000, elle a loué un F1 dans le centre de Szczecin. Son deuxième cabinet. “Entre-temps, presque tous les médecins des environs avaient appris à me connaître et ils se sont mis à m’envoyer leurs cas difficiles.” Officiellement, ses services ne coûtent rien. En tant qu’Ukrainienne, elle n’a pas le droit d’exercer en Pologne. “Mais j’aide mes patients, et ils m’aident en retour. Où est le mal ?” Il y a peu, elle a pu s’acheter une Mazda d’occasion, qui lui a été immédiatement volée. “Probablement des Ukrainiens. Ce sont les pires, comme voleurs de voitures.” Aujourd’hui, elle a une petite Nissan. Et est propriétaire d’un appartement, depuis le début de l’année. Trois pièces, dans un quartier bien fréquenté. Elle y réside avec son époux, sa fille, son gendre et sa petite-fille. Nina a réussi. Dix ans après avoir débarqué sur un quai de gare avec seulement ses yeux pour pleurer, elle a pu rejoindre les rangs de la nouvelle classe moyenne polonaise. Un succès que ne connaîtront peut-être jamais les Polonais Edward et Justyna, à Berlin-Wedding. Ni d’autres membres de sa famille qui habitent encore dans le logement qu’elle a quitté au début de l’année. Deux pièces, 48 mètres carrés, en banlieue de Szczecin. Le moindre centimètre carré d’espace est occupé par des matelas, jusque dans l’entrée, la cuisine et la salle de bains. Des valises s’entassent le long des murs jusqu’au plafond. Un foyer de vingt personnes, dont une dizaine qui y vivent en permanence,
GOLOVNO, UKRAINE A quoi ressemble un pays d’où partent des familles entières ? Les routes sont longues, presque sans fin, et traversent ce qui fut autrefois le grenier à blé de l’Europe. A 30 kilomètres de la frontière polonaise, un panneau indicateur rouillé : Golovno, le village de Nina. Sur les bas-côtés, on voit des dizaines de chevaux. Un marché aux chevaux ? Non, plutôt le parking pour le marché de la semaine. Les carrioles sont affublées de plaques d’immatriculation allemandes, clouées à l’arrière parce qu’elles reflètent la lumière. Comme ça, on les voit même dans l’obscurité. Le marché de Golovno se résume à un vieux camion sur lequel s’entassent des pommes de terre, des poivrons et des tomates. Les paysans s’approvisionnent ici et paient en pommes de terre. Ici, personne n’a d’argent. Autour du camion ne se pressent que des vieux. Les jeunes sont partis à l’étranger. En avril 2003, la commission ukrainienne des droits de l’homme a publié une étude selon laquelle 7 millions d’Ukrainiens travaillent hors de leurs frontières, pour une population totale de 50 millions d’habitants. Soit plus de 20 % de la population active. Ces chiffres ne sont pas équitablement répartis dans tout le pays. En Ukraine occidentale, il manque la moitié de la maind’œuvre. “Sans les 100 euros que Nina nous envoie tous les mois,nous ne pourrions pas survivre”, reconnaît Yakov, le père de Nina, âgé de 73 ans. Son seul bien, ce sont les deux pièces de sa maisonnette. On fait la cuisine dans la cour et on tire l’eau du puits. Pour toute fortune, la famille possède trois cochons, une dizaine de poules et la jument.“Oui, on vit comme vivaient mes grandsparents il y a cent ans.”“Mais du temps du communisme ça n’était pas mieux”, l’interrompt Olga, son épouse. “Nous n’avons jamais pu vivre aussi bien que ce que connaît ma fille à l’Ouest maintenant.” Olga et Yakov sont extrêmement fiers de leur Nina. Parce qu’elle a réussi à l’Ouest. Parce qu’elle envoie plus d’argent que les enfants des voisins. Parce que grâce à Nina, l’aînée, aucune de ses sœurs ne se prostitue, comme quelques jeunes femmes de Golovno. Et parce qu’aucun de ses frères et sœurs n’est obligé de se rendre à Varsovie, lieu de tous les désespoirs pour les Ukrainiens clandestins.
LETTONIE Moscou LITUANIE RUSSIE
R. Lübeck
Szczecin Berlin
BIÉLORUSSIE Varsovie
ALLEMAGNE
Golovno
POLOGNE
Kiev
L Lviv
RÉP. TCHÉQ.
AUTRICHE HONGRIE
ITALIE
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UKRAINE
M OL D.
SLOV. SUISSE
Source : “Der Stern”
SZCZECIN, POLOGNE Nina, 47 ans, est aussi petite et ronde que débordante d’énergie. Elle vient d’un village ukrainien du nord de Lviv. Comme elle était la meilleure de son école, elle a pu faire des études de médecine à Moscou. C’était à l’époque soviétique. Elle était devenue spécialiste de la rééducation dans un sanatorium de l’Armée rouge, en Crimée. En 1991, l’institution a fermé. “Je me suis retrouvée sans travail. Et la banque a gardé tout mon argent.” Ses parents, ses sept frères et sœurs et leurs conjoints, ainsi que son mari, tous ont perdu leur emploi, en l’espace de seize mois. La tribu s’est alors repliée sur le petit village près de Lviv et a vécu de ce qu’elle pouvait cultiver. “Je n’ai pas supporté ça, cette attente, pour rien”, se souvient Nina. Sa sœur, son beau-frère et elle ont vendu des ustensiles de ménage polonais de contrebande sur le marché ukrainien et, en deux semaines, ont récolté assez d’argent pour le grand voyage. Ils ont acheté des billets de train et sont partis aussi loin vers l’ouest que le leur permettait leur passeport ukrainien : autrement dit, à Szczecin, à quelques mètres de la frontière allemande. Pour les Ukrainiens, c’est le terminus. Un après-midi de mai 1993, tous les trois se sont retrouvés sur le quai de la gare. “Nous avions très exactement 0 zloty en poche.” Mais au moins étaient-ils là. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils devaient faire. Nina s’est assise sur sa valise et s’est mise à pleurer. Sa sœur, en inspectant les alentours, a aperçu une église. Le seul endroit où ils pouvaient espérer de l’aide. Le prêtre leur a trouvé un toit et du travail. Dans le bâtiment. Pendant trois ans, Nina, la doctoresse, a charrié des moellons, monté des murs, posé des carrelages et nettoyé des chantiers. Un jour, un contremaître est venu la voir. Avec une grimace de douleur, il s’est penché vers l’avant, l’air désemparé. “Eh, toi, j’ai entendu dire que tu t’y connaissais.” Après plus de cinq ans, c’était le premier patient de Nina. “J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir l’aider. Ç’a été mon premier beau jour en Pologne.” Les jours suivants, de plus en plus d’ouvriers sont venus la voir pour leurs bobos. Bientôt, ils lui ont aménagé un petit espace de quelques mètres carrés dans un entrepôt, et y ont installé un lit de camp. Son premier cabinet. Dès lors, plus de cailloux à charrier. Elle était désormais là pour masser le dos de ses collègues. “Pour la première
Dissuasion
Pour dissuader les Européens de l’Est de venir “encombrer” son marché du travail, la Grande-Bretagne a choisi… la publicité. Les équipes du 10 Downing Street, en effet, veulent lancer une campagne d’information dans quelques-uns des pays de l’Est les plus sensibles (Pologne, République tchèque, Slovaquie) pour dissuader les candidats à l’émigration. Le message n’est pas encore tout à fait au point, mais Londres y travaille d’arrache-pied avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Le premier pays concerné devrait être la République tchèque, et les spots seront diffusés à la radio et à la télévision. Les Britanniques estiment à 13 000 par an le nombre de ressortissants des nouveaux pays membres de l’UE susceptibles de tenter leur chance en Grande-Bretagne. (D’après The Independent on Sunday, Londres)
ROUMANIE
CRIMÉE
500 km
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VARSOVIE, POLOGNE Tous les Ukrainiens de la région de Lviv connaissent cette rue, en banlieue sud de la capitale polonaise : la rue Jean-Paul-II. Le célèbre boulevard de l’emploi. Tous les jours, quelque deux cents Ukrainiens y font le pied de grue en attendant une embauche journalière. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Leurs patrons sont des chefs de chantier, des agriculteurs et des Polonais aisés. Lentement, une Golf longe le trottoir du côté des hommes. Une femme est au volant. Elle s’arrête devant une maison en ruines, d’où surgissent des silhouettes qui encerclent la
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voiture. La conductrice fait signe à deux hommes d’âge mûr et ouvre la portière côté passager. “J’ai besoin de gens pour peindre deux pièces dans mon cabinet de vétérinaire”, explique-t-elle. Elle ne veut pas entendre parler de ses compatriotes. “Bien trop cher.Rien qu’en impôts et en assurance. En plus, les Ukrainiens travaillent bien. Ils ne sont pas difficiles.” La rue Jean-Paul-II est l’échelon le plus bas du travail clandestin en Pologne. Une bande de gros bras exige 10 euros par mois de quiconque veut attendre ici, l’équivalent d’une journée de petit boulot. La plupart sont embauchés pour deux, parfois trois jours. Les femmes gagnent plus. Elles ont généralement plus de 40 ans et cherchent des travaux de ménage. Les jeunes, elles, offrent d’autres services, dans d’autres rues. En face, les hommes ne sont pas rasés, ils ont les cheveux sales et sentent mauvais. Les femmes sont soigneusement habillées, voire pomponnées. Mais tous logent dans les mêmes taudis. Non loin de là, des Polonais louent leurs maisons à des Ukrainiens. La plupart du temps, ils sont à cinquante dans un même pavillon. Six hommes se pressent dans une pièce de 8 mètres carrés. A cinquante, ils se partagent deux robinets sans lavabo, et deux WC sans lunette. Il faut compter 1,20 euro par nuit. Le soir, quand vient le froid, les habitants se rassemblent et discutent. On ne parle pas d’avenir. Des rêves ? Des projets ? Drôles de questions. “Quand on vit comme nous, on ne fait plus de projets”, lâche l’un d’eux. SZCZECIN, POLOGNE “Quand on ne rêve plus de l’avenir, c’est qu’on est déjà mort”, commente Nina. Elle a des rêves, et de grands projets. A commencer par la surprise qu’elle prépare pour ses parents. “J’ai toujours voulu offrir un tracteur à mon père. Le jour de son anniversaire, arriver avec un tracteur devant la maison, ce serait génial”, s’enthousiasme-t-elle. Le kolkhoze “Russie”, près de son village, a fait faillite au début des années 90. Depuis, d’immenses étendues de terre fertile sont à l’abandon. Tout Ukrainien a le droit de les exploiter et de garder les récoltes. Avec leurs chevaux, les paysans ne peuvent labourer qu’une faible portion de ces champs. Mais celui qui a un tracteur a automatiquement plus de terre. Et il peut mettre son tracteur en location. Nina a déjà acheté deux tracteurs, à 3 500 euros pièce, en Suède. Comment a-t-elle fait, alors qu’aucun Ukrainien n’est en mesure de s’y rendre ? “Beaucoup de mes patients sont suédois. Ils viennent par le ferry et travaillent comme cadres à Szczecin”, dit-elle. L’un d’entre eux a acheté les tracteurs pour elle. Un autre de ses patients, un Polonais, est le patron d’une entreprise de fret. “Il transporte le tout jusqu’à la frontière.” De là, il n’y a plus que 30 kilomètres jusqu’à Golovno. Le frère et le gendre de Nina les récupéreront à la frontière. “Cela leur permet de rester à Golovno et de gagner leur vie”, assure Nina. Elle a demandé la nationalité polonaise et a de bonnes chances de l’obtenir. Quand sa nouvelle patrie sera membre de l’UE, alors la prospérité sera plus proche que jamais. “En tant que Polonaise, j’aurai le droit de m’installer pour travailler à Hambourg ou à Munich. Et je pourrai gagner deux ou trois fois plus qu’ici.” Alors, elle pourra réaliser le plus grand rêve de toute sa vie : “J’aurai mon propre petit sanatorium, en Crimée.Vous verrez.” Si quelqu’un en est capable, c’est bien Nina, la fille de Golovno. Walter Wüllenwerber
A Milan : labeur et bidonville Aux portes de la métropole italienne, les immigrés venus de l’Est s’entassent dans des habitations de fortune. Ils possèdent un permis de séjour, mais leur salaire au noir ne leur permet pas de louer un logement. L’ESPRESSO
Dessin de Mayk
Rome
paru dans Sydsvenska Dagbladet, Malmö.
ous voyez cela ? Nous avons un travail, nous avons depuis plusieurs années un permis de séjour valable, mais nous sommes obligés de vivre ici, dans ces baraques, qui ont poussé là où elles ont pu. Et nous sommes nombreux.A Milan, nous sommes au moins deux mille.” En regardant Misha, peintre en bâtiment à la journée, qui fait cuire des boulettes sur un réchaud à 11 heures du matin, il est difficile de dire ce qui est le plus étonnant : le fait qu’il se balade en plein hiver dehors en pantoufles, jean et chemise de flanelle comme s’il était au camping, ou bien sa “maison” de 12 m2 privée de tout confort ; l’endroit invraisemblable où elle a été installée ou le fait qu’il l’ait retrouvée intacte après avoir passé trois mois dans son Ukraine natale ; la sérénité de sa femme Mirjana, qui, depuis quatre ans, s’occupe de malades en phase terminale, ou leur bonne humeur à tous les deux. A bien y réfléchir, le plus incroyable c’est que nous sommes à Milan. La ville tissée de fibres optiques, la capitale de la finance, de la mode, de la création. Des bidonvilles poussent dans ses interstices, habités par des gens qui ne protestent pas et ne demandent rien, qui acceptent les travaux les plus pénibles, les moins payés et les moins sécurisés. Des maçons ou des peintres en bâtiment, des nurses et des baby-sitters, des manutentionnaires et des mécanos, des femmes de ménage et des laveurs de voiture pour les grandes sociétés de parkings.Tout en astiquant sa baraque, pauvre mais propre et bien rangée, Mirjana fait ses comptes : “Quand ça va mal, on gagne de 300 à 400 euros par mois, quand ça va bien jusqu’à 1 200. Mais on envoie une partie
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Grèce
Elles sont blondes au teint laiteux : pour les Grecs, ce sont les Natacha. Venues naïvement pour travailler, ces jeunes femmes de l’Est rentrent très vite dans le cycle infernal de la prostitution, sous la coupe de circuits mafieux esteuropéens. Dans les grandes villes du pays, elles sont de plus en plus nombreuses et font de l’ombre aux prostituées locales. Elles exercent dans des hôtels ou des maisons de passe (légales en Grèce), et la maire de la capitale a même demandé que la police les laisse travailler tranquillement… le temps des Jeux olympiques. (D’après To Vima, Athènes)
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de l’argent à nos enfants et à nos parents qui sont restés au pays. Nous n’avons pas assez pour manger et en même temps payer un loyer plus les factures. Ni ici, à Milan, ni même en province. Et nous ne sommes certes pas prioritaires dans les attributions de logements sociaux. On a reçu un permis de séjour, il y a trois ans, mais ce n’est qu’un bout de papier. On n’a ni droits ni dignité.” Nous sommes dans le nord de Milan, à quelques dizaines de mètres d’un ensemble d’immeubles qui comprend un hôtel et des restaurants animés par un va-et-vient continuel. Une vingtaine de baraques sont réparties au hasard sur un espace de la taille de deux terrains de football, il y a même une vingtaine de ruches installées un sur terre-plein. Les quatrevingts personnes qui habitent ici n’ont ni électricité, ni eau, ni gaz, ni tout-à-l’égout. Elles ont aménagé leur “intérieur” avec des vieux meubles récupérés dans la rue. Dans un atelier abandonné tout proche sont entreposés des tapis, des épaves de lit et des divans défoncés. “L’été, cent, deux cents personnes dorment dans ces refuges”, déclare Nicolaï, pelleteur, en souriant. Misha, Mirjana et Nicolaï font partie de ce flot de gens venus des pays de l’Est qui ont débarqué là un vendredi d’un des cinquante bus qui viennent chaque semaine d’Ukraine et qui repartent de Milan le dimanche après-midi. Avec les Bulgares, les Roumains, les Marocains et les Albanais, la vague la plus récente est celle des Moldaves, des Russes et des Ukrainiens. Elle fait suite à celle, mieux intégrée, des Chinois, des Philippins, des Péruviens, des Equatoriens, des gens de l’ex-Yougoslavie. Aujourd’hui, tous sont mieux organisés et sont en mesure d’accueillir leurs compatriotes fraîchement arrivés sous un toit digne de ce nom et même parfois de leur trouver un travail. Ceux de la dernière vague ont pour la plupart un permis de séjour et se débrouillent comme ils peuvent dans des bidonvilles cachés dans la verdure ou derrière les murs à demi écroulés des usines abandonnées, près des routes de la banlieue nord. Les plus chanceux s’abritent dans les cabanes des petits jardins potagers que les derniers habitants du coin cultivent le long des Navigli [les canaux de Milan] et des fossés. Les autres, “ils se débrouillent, ils dorment dans des vieilles voitures d’occasion”, raconte Dora, qui est moldave et qui travaille comme femme de ménage dans une entreprise gérée par des immigrés égyptiens. Tout au bas de l’échelle, il y a des malheureux qui doivent se contenter de dormir dans des voitures destinées à la casse, entreposées chez les ferrailleurs. Au moins quatre mille repas par jour sont servis à cette galaxie d’immigrés presque invisible, dans les dix centres de distribution alimentaire gérés par des religieux qui font partie du réseau Caritas. Des médecins volontaires qui s’occupent des immigrés soignent en moyenne une centaine de patients par jour. L’une des maladies qui se répand le plus, dit l’un d’eux, est la gale. “C’est surtout la Ligue du Nord qui veut que la situation ne bouge pas, parce que ça permet aux petits entrepreneurs d’exploiter pour pas cher les travailleurs immigrés”, dénonce une conseillère municipale des Verts. Bientôt, ils seront appelés sur les chantiers des gigantesques projets d’extension de la métropole. La partie immergée des entreprises et des officines de sous-traitance n’attend que des bras jeunes et vigoureux qui s’activent sans trop faire d’histoires. Giuseppe Nicotri
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LES FORÇATS DE L’EST ●
Roksana rêve d’un mari espagnol Tous les ans, plusieurs milliers de Polonaises viennent travailler en Andalousie comme saisonnières dans l’agriculture. Leur espoir : pouvoir s’installer définitivement. EL PAÍS
Madrid DE SÉVILLE
onika, Roksana et Renata sont de retour depuis quelques heures dans les logements qu’elles avaient quittés en juin dernier, après plusieurs mois de travail dans une exploitation d’orangers de Cartaya, dans la province de Huelva [extrême sud-ouest de l’Espagne]. Avec une cinquantaine de leurs compatriotes, elles ont fait l’épuisant voyage de deux jours en car entre le sud de leur pays, la Pologne, et la pointe occidentale de la province de Huelva. Mais elles y trouvent leur compte, de même que les employeurs qui les ont embauchées. L’ASAJA, la COAG et Freshuelva, les organisations agricoles qui canalisent les offres d’emploi des producteurs de fruits et légumes de la province de Huelva, ont décidé de miser à nouveau cette année sur le recrutement de saisonniers dans leur pays d’origine. Lors de la dernière campagne de récolte, ce dispositif a permis d’embaucher 7 450 ouvriers agricoles – parmi lesquels une écrasante majorité de femmes – venus de Pologne, de Roumanie, du Maroc et de Colombie pour la récolte des fraises, des agrumes, des framboises et des myrtilles. Cela fait trois ans que l’ASAJA a recours à cette modalité d’embauche, qui limite le séjour du travailleur à la durée de son contrat. Cette année, les agriculteurs de Huelva ont sollicité 18 000 autorisations d’embauche, mais le gouvernement en a limité le nombre à 12 000. Les producteurs ont souhaité faire appel aux mêmes ouvrières que l’année dernière. Et presque toutes ont accepté. Monika Gaj, 23 ans, donne une explication toute simple : “En Pologne il n’y a pas de travail.” Dans la localité de 40 000 habitants où elle vit, les offres d’emploi des exploitants agricoles de Huelva sont devenues un événement à ne pas manquer. Monika est formelle : non seulement elle est prête à recommencer, mais elle veut “vivre en Espagne”. “[En Pologne] le salaire moyen tourne autour de 800 zlotys par mois, environ 165 euros”, précise Camilo Oliva. Le calcul est facile à faire : huit jours de travail dans les champs de Huelva équivalent à un mois de salaire en Pologne. “Aujourd’hui, il est très difficile de trouver du travail là-bas. Moi, je n’ai pas eu un emploi stable depuis 1994”, poursuit Camilo dans un espagnol à la couleur tropicale. Il est le seul homme du groupe, et le seul à être né à Cuba. La vie l’a d’abord conduit de force en Angola, pour y faire la guerre. Puis, comme d’autres Cubains, il est parti pour un pays de l’ancien bloc communiste, la Tchécoslovaquie, où il a rencon-
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Dessin de Mayk
paru dans Sydsvenska Dagbladet, Malmö.
tré une Polonaise qui allait devenir son épouse quelques années plus tard. C’est sa maîtrise des deux langues – le polonais et l’espagnol – qui lui a valu d’être embauché à Huelva. “J’ai déjà 50 ans”, répond-il lorsqu’on lui demande si lui aussi veut s’installer en Espagne. “Je suis ici pour travailler et gagner de l’argent, pour aider mon fils dans ses études de photographe.” Camilo sert de traducteur, mais bon nombre de ses camarades de travail se débrouillent déjà en espagnol et certaines, comme Monika ou Renata Drozdowska, le parlent couramment. “Il faut absolument que je change de pays, cela fait cinq ans que je suis sans emploi”, explique Renata. Elle a deux enfants à charge, à qui elle enverra la quasi-totalité de l’argent qu’elle va gagner au cours des quatre prochains mois. “Le travail n’est pas trop dur, on nous traite bien”, assure Roksana dans un anglais acceptable. Comme beaucoup de ses camarades qui partagent un logement équipé de façon sommaire, avec quatre lits superposés par chambre, Roksana a dû abandonner ses études et n’avait
jamais travaillé dans les champs. Elle aussi voudrait rester en Espagne, mais en tant qu’employée “dans un hôtel”. Elles ont toutes une copine qui, l’année précédente, a réalisé ce rêve en se mariant avec un agriculteur de la région. La majorité espère que l’entrée prochaine de la Pologne dans l’Union européenne (UE) accélérera les choses. “On nous a dit que si on fait trois campagnes d’affilée on peut obtenir facilement un permis de travail”, ajoute Camilo. Sélectionner des ouvrières en Pologne et en Roumanie est “une expérience difficile”, avoue José Luis Marín, responsable provincial de l’ASAJA. “Les plus âgées fondent en larmes pour nous attendrir et nous inciter à les embaucher.” Les patrons avancent l’argent du voyage et en retiennent la moitié sur le salaire de leurs ouvrières, explique Marín. Ils sont également tenus de leur fournir un logement gratuit. “Le plus rentable pour nous, ce sont les saisonniers espagnols, mais il n’y en a pas assez”, poursuit le responsable de l’ASAJA, qui précise que jusqu’à 100 000 travailleurs peuvent être nécessaires pour les récoltes de printemps dans la région. “Dans les villages alentour, le niveau de vie a augmenté et ça n’intéresse plus personne de se déplacer pour travailler dans les champs.” Avant, “des villages entiers de la province de Cadix venaient faire la récolte des fraises” et des cars étaient affrétés quotidiennement pour faire venir des saisonniers du nord de la province de Huelva, de Séville et de Badajoz. Mais, aujourd’hui, les 28,75 euros par jour qui satisfont les ouvrières polonaises ne suffisent pas aux Espagnols. Et José Luis Marín exclut la possibilité d’augmenter les salaires pour attirer une main-d’œuvre nationale. “Nous ne pourrions pas en répercuter le coût. Les prix agricoles sont fixés par l’Europe, nous n’avons pas de marge de manœuvre.” Selon lui, le recrutement des saisonniers dans leur pays d’origine “peut être la solution” pour alimenter en maind’œuvre le “miracle” économique de la région. Alejandro Bolaños
V U D E VA R S O V I E
Les “disparues” de la Mancha ■ Tout a commencé par une lettre anonyme envoyée d’Espagne. Une inconnue y raconte son terrible destin : d’abord la récolte des oignons, des raisins et des olives, sa recherche d’un travail au noir une fois son contrat légal arrivé à expiration, et ensuite son enfermement dans un bordel contrôlé par la mafia ukrainienne dans la localité de Tarazona de la Mancha. Si Gazeta Wyborcza, le quotidien le plus sérieux de Pologne, a voulu remonter la piste pour retrouver cette femme en détresse, c’est que plusieurs centaines de Polonaises ne reviennent jamais dans leur pays après l’expiration de leur contrat de saisonnières en Espagne. “Selon l’association Itaka, qui s’occupe de personnes disparues, elles seraient plusieurs centaines à disparaître dans la nature et à ne plus donner signe de vie à leurs familles restées
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en Pologne”, explique Gazeta Wyborcza. Mais la vérité sur place est tout autre, comme l’a découvert le quotidien, qui est allé enquêter dans des petites villes de la Mancha et d’Andalousie, régions où les Polonaises sont les plus nombreuses. Tout por te à croire que la grande majorité de ces prétendues disparues se volatilisent volontairement et tentent de refaire leur vie en Espagne. Et tout porte à croire aussi que la lettre reçue par Gazeta Wyborcza aurait été écrite par un mari abandonné… “Les plus jeunes ont une vingtaine d’années, les plus âgées ont la cinquantaine. Le week-end, elles fréquentent des discothèques. Les mères de famille y rencontrent des Espagnols et des Arabes. Par fois, il s’agit pour elles d’une relation temporaire, mais par fois elles veulent refaire leur vie”, racontent les béné-
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voles d’Itaka. “Quand elles voient un homme d’une autre couleur, elles perdent immédiatement tous leurs repères moraux. Cela concerne la moitié d’entre elles”, confie Adam Szymczak, aumônier des saisonniers polonais à Moguer, en Andalousie. A cause d’elles, regrettet-il, le mot “Polaca” [Polonaise] est devenu synonyme de “prostituée”. Plus d’une fois, des familles de Pologne l’ont sollicité pour retrouver leur mère et leur épouse. L’une de ces femmes retrouvées lui a carrément répondu qu’elle ne voulait en aucun cas donner de nouvelles à ses proches : “Je suis libre et on ne me forcera pas !” Bozena, qui habite avec son nouveau compagnon espagnol, Paco, fossoyeur à Moguer, explique : “Je ne connais aucune fille qui abandonne son mari parce qu’elle est trop heureuse avec lui.”
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enquête
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COMMENT RÉUSSIR SANS TRAHIR SES RACINES ?
Les rockers aborigènes ont le blues
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pitjantjatjam et produit un mélange bariolé d’influences country et traditionnelles, ou encore Red 4 Danger, des régions désertiques de l’Etat d’Australie-Occidentale, spécialisé dans des clips acides qui brocardent la société. On croise des personnalités indissociables de l’évolution musicale du secteur, comme Geoffrey Gurrumul Yunupingu, homme-orchestre aveugle, autrefois membre important de Yothu Yindi et aujourd’hui l’âme du Saltwater Band, groupe populaire d’Elcho Island [Territoire du Nord]. Mais ils ont tous une chose en commun : malgré la promotion et les enregistrements, au sud, personne ne connaît vraiment leurs noms. Ces temps-ci, les grandes maisons de disques ont tendance à éviter les groupes aborigènes du bush, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, le produit n’est pas tout à fait dans la mouvance du moment, qui enchaîne des styles fluctuants fabriqués en studio. D’autre part, l’expérience des tournées avec des groupes autochtones s’est révélée malaisée, même selon les normes du milieu. Les vétérans de la scène rock se souviennent avec horreur de la difficulté qu’il y avait à empêcher leurs stars noires de boire. “Soyons francs, déclare l’un d’eux, en général, c’était une vaste beuverie à mort.” L’arrière-pays australien est semble-t-il toujours hanté par le chaos et la tragédie, et carrières et tendances finissent par y sombrer. Les membres des groupes se retrouvent souvent en prison pour des incidents absurdes. Deux musiciens du Letterstick Band originaire de Maningrida, dans la Terre d’Arnhem, le groupe probablement le plus en vue du Top End, se sont tués il y a un an dans un accident de voiture. Mais, surtout, les artistes aborigènes et leurs managers ne suivent Le “Pays aborigène”
ida
ors des Aboriginal Arts Awards, en 2003, Mandawuy Yunupingu et George Rrurrambu, héros du monde du rock autochtone, sont montés sur une scène improvisée. Là, devant un parterre de notables de Darwin et d’adolescents du bush, le tandem a attaqué sa toute nouvelle chanson : guitare omniprésente, rythmes à la mode et concert d’applaudissements. Les vétérans de l’industrie du disque réunis ce soir-là sur le port de Darwin étaient aux anges : enfin, on renouait avec la vieille magie ! Ensemble, les leaders de Yothu Yindi et du Wanumpi Band avaient concocté un hit garanti, idéal pour les radios. En dépit de sa contagieuse capacité à séduire, leur tube était en réalité fort différent : il s’agissait d’un chant traditionnel, en yolngu matha, que leurs ancêtres entonnaient il y a longtemps. Sa réapparition aujourd’hui, sous des atours rock modernisés, est un acte de conservation musicale autant qu’un produit du secteur du divertissement. Et son indéniable succès auprès des foules met en lumière les paradoxes auxquels est désormais confronté le rock indigène, après des années de lutte incessante ponctuées de réussites sporadiques. Où va la musique aborigène, vers la grande consommation ou vers un passé tribal plus pur ? A qui est-il destiné, au public des grandes villes ou aux générations perdues dans les communautés autochtones isolées ? Et quel est son message, un cri de colère et de révolte, appel hip-hop des nouveaux ghettos noirs, ou une invitation nuancée, intériorisée, à se prendre en main pour sauver la culture aborigène ? Tout a commencé en 1991, quand Yothu Yindi, le groupe formé par Yunupingu, instituteur dans la région de la Terre d’Arnhem [Territoire du Nord], a publié son album Tribal Voice, et son célèbre hit, Treaty. Des musiciens aborigènes avaient déjà connu le succès auparavant, mais Yothu Yindi, lui, a ouvert la voie et donné l’exemple à des centaines d’autres groupes. Aujourd’hui, les spécialistes du secteur reconnaissent que ce fut à la fois une bénédiction et une malédiction. De nombreux musiciens autochtones se sont sentis obligés d’imiter leurs sonorités typiques, insaisissables, pleines des échos du didgeridoo [instrument à vent utilisé par les Aborigènes pour les cérémonies rituelles et pour les loisirs], tandis que dans le Sud le public en venait à croire que la musique aborigène ne pouvait être authentique que si elle semblait tribale, si ses chanteurs et musiciens s’entouraient de danseurs et de joueurs de didgeridoo au corps peinturluré. Dans toute l’Australie, depuis des années, d’aucuns s’efforcent de promouvoir et de financer une renaissance de la musique autochtone, avec des résultats qui laissent perplexes. Les groupes ont tendance à apparaître pour mieux disparaître, mais les tendances, elles, subsistent : les formations du Top End [extrémité nord du Territoire du Nord] reflètent l’influence religieuse de l’époque des missions tandis que le centre du pays reste essentiellement sous la domination de la country et du western, vibrant du souvenir des camps de prospecteurs. Les gens peuvent passer leur vie dans la musique, des familles entières en vivent. Certains groupes n’ont qu’une notoriété locale, comme les Wild Brumbys de Docker River, un ensemble qui chante en
Après le succès du groupe Yothu Yindi, il y a plus d’une décennie, des dizaines de formations ont vu le jour. Malgré leur talent, ces musiciens ont du mal à percer.
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Sydney
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THE AUSTRALIAN
Darwin Mer de Timor
TERRE D’ARNHEM
Ngukurr
1 000 km
Elcho Island Site du festival de Garma
Numbulwar
Golfe de Carpentarie
TERRITOIRE QUEENSLAND
DU NORD Désert Tanami
AUSTRALIEOCCIDENTALE OUTBACK
Docker River
Uluru (Ayers Rock)
A U S T R A L I E
Alice Springs
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AUSTRALIE-MÉRIDIONALE
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pas le même cap. Pour beaucoup, cela les entraîne dans une nouvelle direction, loin de la poursuite effrénée du succès de masse. Une fois encore,Yothu Yindi nous en offre un exemple typique. Le groupe, en effet, est passé de la formation en tournée au combo occasionnel. Son leader, Mandawuy Yunupingu, et son manager de longue date, Alan James, se consacrent pour leur part au festival culturel de Garma, dans le nord-est de la Terre d’Arnhem. La musique rock n’est que l’un des éléments du vaste éventail de Garma, dont le but est de permettre aux Occidentaux de mieux comprendre l’univers traditionnel des groupes tribaux yolngu. Rrurrambu, du Warumpi Band, emprunte une voie similaire, quoique plus spectaculaire. En septembre dernier, il a lancé un surprenant one-man-show intitulé Nerrpu, articulé autour de l’histoire de sa vie et de ses origines. Rock star devenue ancien de son clan, Rrurrambu se présente sur scène le visage peint, genoux et coudes ornés de décorations traditionnelles. Ses instruments et son matériel se résument à une guitare, un didgeridoo et une lance. Il raconte l’histoire du premier contact avec les Blancs et comment son grand-père échappa aux balles tirées par un bateau britannique : il remonte aux jours de gloire des Warumpi, parle de sa propre déchéance, de son alcoolisme et de sa renaissance. Il est à la fois lui-même et le metteur en scène de sa propre existence, musicien moderne et chanteur tribal. “Quand j’étais avec le Warumpi Band, explique-til, j’ai pensé à un one-man-show, un spectacle qui dirait la vérité sur ma culture, sur ma vie. C’est comme un film en direct, un message que je transmets sur ce qui est caché dans mes os et dans mon passé, montré aux gens aujourd’hui de façon occidentale.” Les grandes stars de la génération passée reviennent donc à la tradition. Mais, ce qui est plus frappant, c’est que ceux qui ne sont pas encore connus du grand public australien suivent également leur propre chemin. Avec pour ambition de faire de la musique, même le rock occidental, un vecteur d’enseignement culturel, et de faire des CD et des concerts le point de départ de carrières artistiques durables. Les pionniers de cette approche sont les membres du groupe Nabarlek, le plus célèbre des groupes actuels de la Terre d’Arnhem. Ils s’appuient sur un label indépendant des plus inhabituels, Skinnyfish, création de deux idéalistes déterminés. Mark Grose, initiateur de l’opération, a passé des années à travailler dans des communautés aborigènes du Nord. C’est là qu’il a entendu Saltwater et son son nerveux, enthousiaste. Il a commencé à s’occuper d’eux et, en 1999, avec Michael Hohnen, musicien de formation classique, il a décidé de créer un portail pour d’autres groupes autochtones. Skinnyfish a des objectifs et des rêves. Grose et Hohnen ont longuement réfléchi à l’échec récurrent des formations aborigènes, à leur incapacité à percer. “Il y a une incroyable réserve de talent, mais ça ne se convertit jamais en quelque chose de durable, explique Mark Grose. Jamais l’industrie du disque n’a vraiment accepté d’enregistrer ces groupes comme ils l’entendaient. Ce qui devrait pourtant être possible.” Skinnyfish a parcouru les communautés du Top End, visitant des lieux rudes, perdus, foyers d’intenses énergies musicales : des endroits comme Ngukurr, base du vieux groupe de blues Yugul, et Numbulwar, qui a accouché du tout nouvel espoir de la scène,Yilila. “Musicalement, nous considérons ce travail comme la continuation de la cul-
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Yothu Yindi lors
d’un concert à Johannesburg le 30 octobre 1996.
Saltwater Band ■
Originaire d’Elcho Island, dans la Terre d’Arnhem, il est le plus connu des groupes de la nouvelle vague musicale du nord de l’Australie. Dans son dernier album, Blue Flag, ou dans Djarri Djarri, les sonorités douces et lyriques du groupe rappellent les paysages marins de la côte de la Terre d’Arnhem (www.skinnyfish music.com.au).
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Yugul
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Premier groupe de rock aborigène, constitué en 1969 dans la ville de Ngukurr, dans le Territoire du Nord, il s’est reformé il y a quelques années. Son dernier album, Manbalila – Across the River, fortement imprégné de blues, bénéficie du timbre éraillé et passionné de son leader, Danny Thompson (www.skinnyfish music.com.au).
ture traditionnelle. Ces groupes interprètent leurs chants, traditionnels, avec des accents rock, pour que les enfants découvrent ce qu’ils ont à dire. Le contemporain revigore le traditionnel. Pour ces musiciens, ce n’est pas du tout comme pour un groupe de rock des grandes villes, c’est plus profond que ça : la plupart des chants s’inspirent de matières cérémonielles et ancestrales, ce n’est pas de la pop culture jetable. De plus en plus, ces thèmes antiques finissent par passer”, affirme, pour sa part, Michael Hohnen, Mais, quand on fait de la musique comme on le souhaite, pas question d’espérer une aide des fabricants d’images des grandes sociétés internationales pour commercialiser vos œuvres. Skinnyfish veut contourner la structure du pouvoir dans l’industrie de la musique et offrir à ses groupes de nouveaux moyens d’exister, de gagner de l’argent grâce à leur art et leurs chansons. “Nous nous efforçons de développer un programme de commercialisation pour Nabarlek et de créer des sources de revenus. Nous estimons que leur musique est assez bonne pour générer des revenus, sans subvention. Nous voulons donner aux groupes le soutien nécessaire pour qu’ils espèrent réussir. Personne n’a vraiment vu ce qui se passe ici, personne dans le milieu n’a véritablement compris qu’il y a une identité, une expression culturelle qui est la plus grande force de cette musique”, note Mark Grose. S’il y a un groupe pour qui cette stratégie est susceptible de fonctionner, c’est bien Nabarlek, solide formation de la Terre d’Arn-
hem qui vit dans une outstation [les territoires ancestraux des Aborigènes], a effectué des tournées internationales et dispose d’un public fervent chez lui. Ses membres sont propriétaires de leurs albums et de leur équipement, et ils viennent de se doter d’un système d’adresse publique. Leurs deux disques se sont vendus à 7 000 exemplaires chacun. En quatre ans, ils ont gagné 80 000 dollars australiens [49 000 euros] avec leur musique, une somme certes modeste, mais importante dans l’Australie aborigène. Ils rêvent de pouvoir un jour engranger 1 million de dollars australiens par an grâce à une grande variété de possibilités, la location d’équipement, les concerts, le multimédia, la sponsorisation. Sur scène, Nabarlek assure, comme lors de la journée portes ouvertes à Oenpelli en septembre. Ils ont la réputation d’être excellents en concert, et ils ont le don de reproduire avec une grande exactitude les harmonies subtiles et fluides de leurs enregistrements.Terrah Guymala, le chanteur, et son impressionnante équipe de musiciens ne bougent presque pas, le regard fixé sur leur public surexcité, tandis que les voix et les guitares se mêlent. Dans le Nord, tout est question de contexte. Nabarlek est une sorte de manifeste humain en faveur d’un mode de vie particulier dans le bush. Ils ne boivent pas une goutte d’alcool quand ils se produisent et parlent dans leurs chansons d’histoires liées au rêve, plutôt que d’excès, de révolte et de sexe. Leur rock irrésistible tient plus
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du Bach que du grunge : au lieu de rebelles, il faut voir en eux les ambassadeurs de la sérénité des traditions. On retrouve cette atmosphère de défense culturelle un peu partout sur la scène musicale indépendante des Aborigènes du Nord. Elle apparaît même dans les idées et les projets d’Allen Murphy, qui produit aujourd’hui de la musique autochtone à Alice Springs. Noir, né à New York, Murphy était le batteur de Village People. Il a découvert l’outback [l’intérieur du pays] pour la première fois en 1980 avec le Warumpi Band ; il a également été batteur sur Treaty, avec Yothu Yindi. Il a joué un rôle majeur dans le lancement d’une des premières formations aborigènes, Blekbala Mujik. Pendant des années, il a travaillé avec des groupes dans des communautés comme Wadeye et Maningrida, dans la Terre d’Arnhem. “Les trésors sont là, mais ce qu’il faudrait à la scène musicale aborigène, c’est beaucoup plus de battage médiatique, se lamente-t-il. Ce qui m’a complètement fasciné, au début, dans le bush, c’était de voir comment une communauté se connectait à la musique d’un nouveau groupe. J’ai trouvé ça incroyable, et aujourd’hui encore, ça m’impressionne, la force du phénomène, la musique qui devient une voix pour bien plus que le groupe lui-même.” Si seulement il était possible de saisir cette magie pour la transmettre. Mais Murphy explique ce qui selon lui est la source principale des problèmes qui bloquent la musique aborigène : les labels indépendants spécialisés qui la diffusent sont à la fois des entreprises et des organisations aborigènes, et leurs objectifs sont donc antinomiques. “D’un côté, la musique représente un lien avec les nombreux problèmes sociaux qui affectent la communauté, une façon de les confronter et de les comprendre. De l’autre, elle est centrée sur la communauté, et il lui manque parfois ce qu’il faut pour fonctionner sur le plan commercial. Ces deux choses ne vont pas forcément de pair.” Comment sortir de ce dilemme ? Faire la musique que les aborigènes des réserves veulent écouter, et la vendre au reste du monde, la rendre accessible au grand public ? “Je ne cesse d’y penser”, avoue Murphy. Une chose est sûre, les artistes qu’il admire dans le centre du pays et le Top End rivalisent de talent : comme Frank Yamma, le “Pavarotti de l’outback”, et Warren Williams, chanteur de style country venu de Hermannsburg. Et des stars montantes comme le rappeur d’Oenpelli, Cyril Freni, leader de Broken English ; Danny Thompson, qui a tout du héros rock classique et qui semble attendre son heure. Murphy voudrait que tous explosent enfin sur la scène nationale, il voudrait concrétiser l’ambitieux slogan de l’Association des médias aborigènes d’Australie centrale : “De la musique aborigène pour le monde”. Sa stratégie de développement n’est pas sans rappeler celle qu’applique, à 1 500 kilomètres plus au nord, Skinnyfish, à Darwin. Pour lui, il n’y a pas assez de promotion de la musique du bush dans les grandes villes australiennes, et on est encore loin d’accepter le rock autochtone comme le souhaiteraient ses représentants. Il pense également que Yothu Yindi, par sa réussite, a poussé les groupes aborigènes à se couler dans un moule particulier. “Pour ces formations, ce que je recherche, c’est un autre moyen de se faire connaître, déclare Murphy. Les pubs, les clips, d’autres moyens de renforcer une identité, puis de l’attacher à tel ou tel groupe. On peut vraiment se demander pourquoi on a l’impression que les différents groupes aborigènes modernes n’ont pas de personnalité distinctive.” Une génération après le premier triomphe de Yothu Yindi, on peut à vrai dire se poser nombre de questions sur l’ensemble de la scène rock aborigène du Top End et du centre. Dans le milieu, on commence à comprendre que les jeunes groupes sont structurellement voués à l’échec et que la seule solution réside dans de nouvelles approches. Il faut cesser d’être obsédé par le
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Les membres de NoKTuRNL se présentent d’abord comme des musiciens, ensuite comme des Aborigènes. ■
Letterstick
Originaire de Maningrida, dans la Terre d’Arnhem, le groupe a sorti l’an dernier son deuxième album, Diyama, du nom de la conque ancestrale. Ce disque extraordinaire a été enregistré peu après la mort de deux membres du groupe, tués dans un accident de voiture. C’est à la fois un hommage aux disparus et un témoignage de la volonté des survivants de continuer et de faire avancer leur musique (www.caama.com.au).
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Leur deuxième album, Time Flies, distribué à partir de juillet dernier, délaisse le hard des précédents enregistrements au profit d’une version plus cérébrale de leur anarchie sonore (www.fmrecords .com.au).
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“prochain hit”, pour revenir à une lente maturation de la magie secrète. Car toute cette musique est affaire de mystères insolubles. A-t-elle pour vocation d’être une passerelle vers l’extérieur ou sert-elle seulement à tuer le temps dans les bidonvilles de la brousse ? D’où la détermination de certaines jeunes formations autochtones à se défaire du modèle dominant de développement culturel. Les principaux représentants de cette tendance, dans le centre, sont les NoKTuRNL, un groupe de hard rock d’Alice Springs. Ses membres se considèrent d’abord comme des musiciens et ensuite comme des Aborigènes. En fait, les deux fondateurs, Craig Tilmouth et Damien Armstrong, sont peut-être d’origine arremte, mais leur musique, elle, donne l’impression d’être d’une autre planète. Pour leur auditoire restreint, ils sont le groupe aborigène qu’attendait l’Australie : brutal, intransigeant, en colère. “Dans ce pays, il y a un peuple oublié par le temps, et pour la terre en ce tempslà, sur ce peuple on tira.Voulez-vous vous souvenir, préférez-vous oublier ? Sont-ils morts rapidement, ou pourrirentils lentement ?” clament-ils. “Ici, il y a toujours une image stéréotypée des musiciens aborigènes, lâche Craig Tilmouth. Si les paroles de nos chansons sont typiques des contes aborigènes, à cause de notre musique, nous sommes étrangers au marketing de la musique traditionnelle aborigène. Il y a beaucoup de préjugés sur la musique autochtone en Australie, les groupes comme nous ne sont pas censés sortir de leur réserve.” “De toute façon, c’est quoi, la musique aborigène ? s’interroge Armstrong. Nous ne faisons pas la même chose que certains de ces groupes traditionnels, qui veulent préserver la culture. La culture, ça doit changer. Les groupes ne peuvent pas s’améliorer s’ils ne s’exposent pas constamment aux influences extérieures.” Comme tous les groupes dont nous avons parlé, comme tous les artistes aborigènes depuis que Yothu Yindi a atteint les sommets, il y a douze ans, les NoKTuRNL ont dû trouver leur place : dans quelle mesure leur version de l’essence aborigène s’adapte au reste du monde, qu’y a-t-il de neuf, et qu’y a-t-il d’ancien dans la musique autochtone d’aujourd’hui, quelle partie est héritée des ancêtres, quelle partie provient de Nashville, de la Jamaïque, de Sydney et de New York ? L’image et la capacité commerciale occupent une place prépondérante. Tilmouth et Armstrong ont fait appel à Mike Gillam, grand photographe spécialiste des paysages australiens, pour la couverture de leur premier disque, Time Flies. Le résultat est hypnotique : un Noir, un étui de guitare à la main, se tient en haut d’une passerelle mobile, sur une piste d’aérodrome déserte brûlée par le soleil. Seul, il attend. Il attend, comme toute la scène musicale aborigène, que s’accomplisse un rêve. Il attend que vienne le moment où leur musique retentira dans toute l’Australie, le moment où l’on écoutera les rythmes rock aborigènes pour ce qu’ils sont, où ils trouveront enfin leur place. Nicolas Rothwell
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LES DÉRIVES ANTITERRORISTES DE WASHINGTON
Guerre aux antiguerre ! Infiltrations, harcèlement judiciaire, pertes d’emploi : les moyens utilisés par l’administration Bush pour faire obstacle aux manifestations inquiètent les militants, car ils assimilent le pacifisme au terrorisme. SALON MAGAZINE (extraits)
San Francisco ars 2003, Denver, Colorado. La policière en civil s’est présentée aux militants de la Coalition contre la guerre en Irak sous le nom de Chris Hoffman, mais son véritable nom est Chris Hurley. Elle s’est inscrite à une session de formation à la non-violence. Il s’agissait de préparer les militants à un sit-in prévu pour le lendemain devant la base de la garde nationale de Buckley. Hurley déclara qu’elle souhaitait y participer. Elle affirma qu’elle était prête à se faire arrêter pour la cause de la paix. Et, de fait, elle fut arrêtée. Mais elle ne fut pas inculpée. Chris Hurley est l’un des nombreux policiers qui, l’année dernière, ont infiltré les mouvements antiguerre dans tout le pays. A New York, des protestataires arrêtés lors de manifestations pacifistes ont été interrogés minutieusement sur leurs relations politiques, et leurs réponses entrées dans des bases de données. Et, début février 2004, un procureur fédéral de Des Moines, dans l’Iowa, a exigé que l’université Drake lui transmette diverses informations sur la section locale de la National Lawyers Guild, une association d’avocats qui se bat pour les libertés civiques, qui avait organisé le 15 novembre 2003 une conférence antiguerre baptisée “Stop the occupation ! Bring the Iowa Guard Home !” [Arrêtez l’occupation ! Faites revenir la garde de l’Iowa !]. Il a fallu que des protestations viennent de tout le pays pour faire annuler l’assignation à comparaître de quatre militants antiguerre dans le cadre de cette enquête. A l’approche d’une nouvelle série de manifestations – dont la mobilisation mondiale contre la guerre prévue pour le 20 mars ou les importantes actions antiBush qui devraient accompagner la Convention républicaine, du 30 août au 2 septembre 2004 –, les spécialistes affirment que la surveillance policière va probablement se renforcer. “Le gouvernement adopte une position de plus en plus dure à l’égard des contestataires”, fait remarquer Michael Avery, actuel président de la National Lawyers Guild. D’ici à la Convention républicaine, assure-t-il, “le gouvernement va essayer de pénétrer certains groupes politiques. Il est possible qu’ils infiltrent des agents provocateurs*. Il ne fait aucun doute qu’ils compilent des dossiers sur les militants. Nous devons nous opposer à tout cela.” Personne ne sait jusqu’où vont la surveillance et le profilage politique actuellement mis en œuvre contre les opposants à l’administration Bush et à la politique étrangère des Etats-Unis. C’est peut-être là l’aspect
Lou Dematteis/Reuters-Max PPP
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Une militante
le plus inquiétant du phénomène. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que plusieurs des services de police accusés d’avoir espionné les protestataires – dont le Police Department d’Aurora, dans le Colorado, au sein duquel travaille Chris Hurley – font partie des Joint Terrorism Task Forces [JTTF, unités interservices de lutte antiterroriste]. Cette appellation recouvre des programmes en vertu desquels les polices locales sont obligées de travailler avec le FBI et d’autres agents fédéraux “aux fins d’enquête et de prévention d’actes terroristes”. Les JTTF existent depuis 1980, mais leur nombre a presque doublé depuis le 11 septembre 2001 et il y en aurait aujourd’hui soixante-six. Dans le Colorado, les militants qui ont suivi la session de formation à la non-violence en même temps que Chris Hurley se souviennent d’elle comme d’une personne timide et réservée. Elle n’a éveillé aucun soupçon ni pendant la session, au cours de laquelle les participants apprennent à garder leur calme même lorsqu’ils sont confrontés à des policiers agressifs, ni pendant la manifestation du lendemain. Le 15 mars 2003, sur les trois cents personnes environ qui ont manifesté devant la base de Buckley, seules dix-neuf (y compris Hurley) ont adopté une attitude de désobéissance civile en s’asseyant par terre et en bloquant l’accès à la base. L’action n’avait rien de secret – la Coalition du Colorado contre la guerre avait averti la police de ses projets. “Chaque fois qu’une action de désobéissance civile
pacifiste est arrêtée à San Francisco en mars 2003 alors qu’elle manifestait devant le siège de Bechtel, une entreprise qui a bénéficié de contrats en Irak.
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est envisagée, nous entrons en contact avec la police afin d’éviter toute violence”, insiste Terry Leichner, un militant quinquagénaire qui a participé à l’action. Ayant été prévenus, les policiers sont arrivés rapidement devant la base de Buckley. Les manifestants, dont Hurley, ont été arrêtés sans incident et placés en garde à vue. Jusqu’à leur procès, aucun des membres du groupe ne comprit que Hurley était en réalité un policier. Entretemps, un mois après le sit-in de Buckley, la Coalition du Colorado avait de nouveau été infiltrée, mais cette fois le groupe avait flairé quelque chose de louche. Le 14 avril, les activistes avaient décidé d’occuper le bureau du sénateur républicain Wayne Allard. A nouveau, la Coalition du Colorado organisa une session de formation à la non-violence à l’intention de ceux qui s’attendaient à être arrêtés. Nancy Peters était l’une des organisatrices. Devant l’église où devait se tenir la session, elle remarqua un couple qui traîna un moment aux alentours avant de se décider à entrer. L’homme se présenta sous le nom de Chris Taylor et déclara que la fille qui l’accompagnait était sa fiancée. En réalité il se nommait Darren Christensen et, tout comme Liesl McArthur, sa compagne, était officier de police. A la différence de Hurley, Christensen éveilla aussitôt la méfiance des militants. “L’homme ne cessait de poser des questions, se souvient Peters. Il voulait savoir s’il n’existait pas un groupe plus radical, comme le Black Bloc ou les anarchistes”. Au moment de discuter du plan d’action, “Christensen a proposé que nous enfoncions le piquet de policiers, poursuit Peters. Tout le monde fut interloqué. Personne n’avait envie de prendre une balle dans la tête. Nous sommes un groupe pacifique, non violent. Nous
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n’avions aucune intention de prendre d’assaut le bâtiment.” Le lendemain, le groupe se retrouva une dernière fois afin de mettre au point les ultimes détails avant l’action. Les six militants désignés entrèrent dans le bureau du sénateur à 13 heures, et à 17 heures tous avaient été arrêtés. “Je me suis aussitôt rendue à la prison”, se souvient Peters. Elle se trouvait dans l’entrée lorsqu’elle vit Christensen sortir par la grande porte. “Il a prétendu que son amie l’avait fait sortir, raconte-t-elle. Mais, quand je lui ai demandé de me montrer sa convocation au tribunal, il m’a dit qu’il n’en avait pas.” Peters fit part de ses doutes aux avocats de son groupe, qui ne tardèrent pas à constater que, alors que six personnes avaient été arrêtées, cinq seulement avaient été inculpées. Ils comprirent alors que le groupe avait été infiltré. L’Amérique a déjà connu ce genre de chose. De 1956 à 1971, le FBI, alors dirigé par John Edgar Hoover, avait lancé le Counter Intelligence Program [COINTELPRO, Programme de contre-espionnage], un programme de surveillance et de sabotage dirigé contre les dissidents politiques. Le COINTELPRO surveillait les groupes violents tels que le Ku Klux Klan et, par la suite, le Weather Underground [un groupe qui se défi Un “die-in” organisé au Rockefeller Center, à New York, en mars 2003.
Susan Meiselas/Magnum
La revendication, simple, de l’un des participants au “die-in” : liberté.
nissait comme une “Armée rouge américaine”] ou les Black Panthers. Mais il espionna et harcela également des milliers d’innocents, dont Martin Luther King. Les abus du COINTELPRO furent révélés en 1971, après qu’un groupe d’activistes baptisé Citizens Commission to Investigate the FBI [Commission d’enquête citoyenne sur le FBI] pénétra par effraction dans les bureaux du FBI de Media, en Pennsylvanie, et y déroba plusieurs centaines de pages de dossiers. Les révélations désastreuses que cette opération mit au jour au sujet du COINTELPRO contraignirent le FBI à adopter des réformes permettant d’éviter la répétition des abus commis par Hoover. Le ministre de la Justice Edward Levi édicta un certain nombre de règles concernant la surveillance des citoyens américains par le FBI. “Ce qu’on désigne sous le terme de ‘directives Levi’ établissait clairement les critères requis avant d’ouvrir une enquête, définissait ce qu’est un comportement criminel (lequel repose sur une activité et non sur de simples idées ou écrits)”, souligne David Cunningham, l’auteur d’une histoire du COINTELPRO. “Les directives stipulaient également que seules étaient acceptables certaines techniques d’enquête, ce qui rendait beaucoup plus difficile le recours à des méthodes d’investigation violant la vie privée.” Contrairement à ce que prétendent les défenseurs de la politique de l’administration Bush, les directives Levi n’auraient pas entravé d’enquête sur Al Qaida. Comme le rappelle Cunningham, “les affaires dans lesquelles on soupçonne des liens avec des ‘puissances étrangères’ n’étaient pas soumises à ces règles juridiques”. Cela COURRIER INTERNATIONAL N ° 697
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homme était installé au volant, tandis qu’une femme occupait la banquette arrière. Le passager lui demanda si elle était bien l’interprète qui travaillait au tribunal. “Oui, je m’appelle Abby”, réponditelle en serrant la main que l’homme lui tendait. Il lui rendit sa poignée de main mais ne la lâcha pas. “Abby comment ?” s’enquit-il. “Abby”, répéta-t-elle. L’homme réitéra sa question, en serrant plus fort sa main. Comme elle commençait à avoir mal, Abby lui donna son patronyme. Après quoi l’homme assis au volant l’accusa d’avoir dévoilé l’identité d’un policier en civil lors du meeting de la veille, puis la menaça de l’arrêter pour refus d’obtempérer. “Si les juges venaient à apprendre que vous agissez contre la police, ils pourraient ne plus vouloir de vous comme interprète, ajouta-t-il. Je ne vous menace pas, je vous préviens juste que, si vous dévoilez notre identité, vous serez arrêtée.Vous avez de la chance de travailler pour le tribunal.” Puls prit la menace au sérieux. Après que le journal local eut reproduit des propos qu’elle avait tenus lors d’une manifestation contre la guerre, un juge conservateur du tribunal rapporta à son patron qu’il avait vu son nom dans la presse, avant de suggérer qu’elle s’abstienne pendant quelque temps de se présenter dans la salle où il siégeait, jusqu’à ce que les choses “se calment”. La police de Grand Rapids n’appartient à aucune Joint Terrorism Task Force, et il est probable que c’est de sa propre initiative qu’elle a entrepris de surveiller les activistes antiguerre. Un tel espionnage politique local n’est pas nouveau. De l’avis de Chris Pyle, ancien du renseignement militaire devenu l’un des grands spécialistes américains de la surveillance intérieure, si l’espionnage des citoyens est aujourd’hui plutôt moins développé qu’à l’apogée du mouvement contre la guerre du Vietnam, c’est essentiellement que les manifestations de protestation sont moins nombreuses qu’alors. Mais, ajoute-t-il, il est probable que la surveillance menée aujourd’hui augmentera si les mouvements antiguerre et anti-Bush prennent de l’ampleur. “Nous assistons à quelque chose de beaucoup plus important et de beaucoup plus dangereux que tout ce qui a pu se passer dans les années 50 ou 60, souligne Pyle. Cela est dû aux ordinateurs. Aujourd’hui, au lieu de travailler de façon semi-isolée ou en collaboration ponctuelle, ces agences sont reliées entre elles par l’équivalent du grand pipeline d’Alaska, où l’information circule dans les deux sens. Par ailleurs, dans les années 50 ou 60, les agents du FBI, de la police ou de l’armée devaient faire le pied de grue ou frapper aux portes pendant des semaines avant de recueillir des informations personnelles sur les gens, le genre d’informations dont vous avez besoin pour les placer sous surveillance. Aujourd’hui, on peut tout savoir en frappant quelques touches sur un clavier. Le potentiel de harcèlement est beaucoup plus grand. Je n’ai jamais été aussi inquiet. Au moins, quand je figurais sur la liste des ennemis de Richard Nixon, ou au moment où a été révélée l’affaire COINTELPRO, je me disais qu’on pourrait arrêter ce genre de truc.” Bruce Gilden/Magnum
n’a pas empêché le ministre de la Justice John Ashcroft, au lendemain du 11 septembre, d’édicter de nouvelles règles vidant les “directives Levi” de leur substance. Grâce à Ashcroft, les agents du FBI sont désormais autorisés à surveiller toute réunion publique même s’ils n’ont aucune raison de soupçonner que des activités criminelles y sont commises ou planifiées. Le 2 avril 2003, le California Anti-Terrorism Information Center (CATIC), qui relève du ministère de la Justice de l’Etat mais dont les forces régionales comprennent des agents du FBI, publia à l’intention des services de police une note les mettant en garde contre de possibles violences au cours d’une manifestation antiguerre prévue à Oakland. Or une enquête de l’Oakland Tribune a révélé que le CATIC ne disposait que de très peu d’informations substantielles. La manifestation a en effet dégénéré, mais plusieurs bandes vidéo et transcriptions de communications radio indiquent que la violence fut en fait provoquée par la police, qui tira des balles en bois et des balles lestées sur les manifestants. Dans ces conditions, pourquoi le CATIC avait-il émis un bulletin d’alerte ? Dans une interview à l’Oakland Tribune, Mike Van Winkle, son porte-parole, a fourni une définition étonnamment large du terrorisme : “Il n’est pas difficile de concevoir que, lorsqu’un groupe contestataire manifeste contre une guerre dont l’objectif est de lutter contre le terrorisme international, on est en droit de craindre que des actes terroristes soient commis pendant cette manifestation. On pourrait presque soutenir que le simple fait de manifester contre cette guerre constitue un acte terroriste.” L’énormité d’une telle déclaration, par laquelle un représentant de la loi prétend juger de la légitimité d’une protestation démocratique, semble confirmer les pires craintes des défenseurs des libertés civiques selon lesquels la “guerre contre le terrorisme” menée par George W. Bush est en réalité une guerre contre toute forme de dissidence. Mais ce ne sont pas seulement des excès rhétoriques ou des pulsions fascistes qui amènent certains officiels à parler des manifestants comme de terroristes. Il est possible qu’ils y soient incités pour des raisons de carrière. “C’est là une bonne façon pour les policiers d’accumuler les points antiterroristes”, explique Timothy Edgar, conseiller juridique auprès de l’American Civil Liberties Union (ACLU). “Ils doivent justifier l’utilisation de l’argent qu’ils reçoivent de la part du gouvernement fédéral pour assurer la sécurité intérieure. Nous avons assisté à une inflation massive des statistiques sur le terrorisme.Tout Arabe détenteur d’un faux permis de conduire est désormais baptisé ‘terroriste’, ce qui permet de clamer qu’on a arrêté des milliers de terroristes.” Le 25 mars 2003, deux jours après avoir défilé dans une manifestation autorisée contre la guerre, Jennifer Albright, 30 ans, qui était à l’époque adjointe au procureur à Albuquerque (Nouveau-Mexique) et qui est aujourd’hui avocate, fut convoquée dans le bureau de son patron qui lui annonça sa mise en congé d’office. La raison ? Des policiers locaux avaient affirmé qu’elle avait identifié des agents en civil parmi la foule des protestataires, ce qu’elle nie. Trois jours après, Albright était renvoyée. Elle qualifie l’épisode de “chasse aux sorcières”. Elle pense que les accusations dont elle a été l’objet ont été en partie déterminées par une hostilité personnelle. “Mon point de vue, dont j’ai essayé de discuter avec mon patron, est que je suis victime de la vindicte de la police, explique-t-elle. De nombreux officiers de police ont servi auparavant dans l’armée. En parlant avec certains d’entre eux, j’ai senti qu’ils considéraient comme un affront personnel le fait que quelqu’un soit opposé à la guerre. D’une manière ou d’une autre, ils s’identifient à l’armée.” L’histoire d’Albright peut paraître exceptionnelle, mais à l’autre bout du pays, à Grand Rapids, dans le Michigan, Abby Puls a elle aussi failli perdre son travail lorsque des policiers en civil l’ont accusée d’avoir
dévoilé leur identité. Traductrice hispanophone de 24 ans travaillant sous contrat auprès du tribunal municipal, Puls faisait partie de la People’s Alliance, un groupe de militants antiguerre qui avait prévu de manifester devant le Federal Building [dans lequel siègent les administrations fédérales] le jour où la guerre serait déclenchée. Le 20 mars, alors que les bombes pleuvaient sur Bagdad, Puls se rendit comme convenu à la manifestation, où elle aperçut deux personnes qu’elle connaissait. Au tribunal, Puls avait fait la connaissance de quelques-uns des policiers en civil opérant dans des affaires de trafic de drogue. Elle les considérait même comme des amis. Pourtant, étonnée de les voir manifester contre la guerre en Irak, elle leur demanda ce qu’ils faisaient là. “Oh, on traînait dans le coin, répondirent-ils. N’en parle à personne.” Elle affirme qu’elle n’en a pas soufflé mot, mais que d’autres manifestants ont compris qui ils étaient. Le lendemain, Puls participa à un nouveau rassemblement organisé devant le Federal Building. Au moment où elle s’en éloignait, un homme assis sur le siège passager d’une Ford marron l’interpella. Un autre
La surveillance va se renforcer d’ici à la Convention républicaine
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Michelle Goldberg * En français dans le texte.
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enquête
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AU SUD DU RIO GRANDE
La maladie de Chagas et ses punaises maudites recia, 12 ans, se trouve dans une chambre mal éclairée de l’hôpital San Juan de Dios de Tarija, dans le sud de la Bolivie. La jeune Guarani a la peau qui part en lambeaux. C’est un des effets secondaires d’un médicament, le benzinadol, qu’on lui a prescrit pour traiter la maladie de Chagas, contre laquelle il n’existe pas de vaccin et seulement deux médicaments souvent très mal supportés par les patients. Plus de 100 millions d’individus vivant dans les zones les plus pauvres d’Amérique latine, depuis le sud du Río Bravo del Norte [ou Rio Grande] jusqu’à la Terre de Feu, sont exposés à la maladie de Chagas, et près de 20 millions l’ont contractée. Comment ? En se faisant piquer par une punaise, la vinchuca [en français, le réduve], qui transmet à l’homme un parasite, le Trypanosoma cruzi*. Le processus est simple. La vinchuca, très répandue en milieu rural, pond dans les murs fissurés des maisons en torchis. Elle s’attaque à l’homme la nuit : elle le pique puis défèque sur sa peau. Quand la victime se gratte, les fèces de l’insecte pénètrent dans la plaie, accompagnées du parasite qu’elles hébergent. Elles peuvent également pénétrer dans les yeux quand on se les frotte avec les mains souillées. La maladie de Chagas, qui porte le nom du médecin brésilien qui l’a découverte au début du XXe siècle, ne présente pas une symptomatologie immédiate, contrairement au paludisme, mais se développe chez un tiers des sujets infectés. Le Trypanosoma cruzi détériore lentement l’organisme, durant dix ou vingt ans, à mesure qu’il se reproduit dans les tissus, entraînant des lésions du cœur, de l’œsophage, du côlon et du système nerveux. Rien qu’en Bolivie les autorités sanitaires estiment que la moitié de la population est exposée à la maladie et que 300 000 enfants de moins de 12 ans sont déjà infectés. Selon les mêmes données, 13 % des décès seraient imputables aux vinchucas. Mais ces chiffres ne sont que des estimations. “La maladie se transmet aussi par transfusion et de la mère à l’enfant jusqu’à trois générations, si bien que le calcul est compliqué”, précise Francisco Román, coordinateur du projet de Médecins sans frontières (MSF) dans la province Burnet O’Connor [département de Tarija], l’une des zones les plus touchées de la planète. Son travail consiste à diagnostiquer et à traiter 2 000 enfants de la région d’ici trois ans. Or ce n’est pas une mince affaire, l’arsenal thérapeutique étant très réduit. Le Chagas, maladie de pauvres, n’éveille que peu d’intérêt parmi les grands laboratoires pharmaceutiques, si bien que les médecins n’ont le choix qu’entre deux médicaments : le benzinadol, de Roche, et le nifurtimox, de Bayer. “Ce sont des traitements qui ont presque quarante ans. Le premier avait été mis au point à des fins vétérinaires, le second a cessé d’être produit, car il n’y a pas de demande, faute d’intérêt de la
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Rosa M. Tristan/ El Mundo
DE TARIJA (BOLIVIE)
Près de 20 millions de LatinosAméricains sont affectés par la maladie de Chagas. Cette parasitose est transmise par une punaise, la vinchuca, qu’il suffirait d’éradiquer pour venir à bout de l’endémie. Reportage en Bolivie.
part des gouvernements. Résultat : personne ne veut financer la recherche sur de nouveaux médicaments qui auraient moins d’effets secondaires, ou bien sur un vaccin, alors qu’on connaît bien l’insecte vecteur et son habitat, ainsi que le diagnostic de la maladie et son tableau clinique”, assure Silvia Moriana, responsable de MSF en Bolivie. De fait, Gonzalo Navarro, chargé de la surveillance de la maladie dans le département de Tarija, où le gouvernement bolivien a mis en œuvre un plan national contre le Chagas à titre d’expérience pilote, reconnaît qu’on “n’a pas encore lancé de traitements à l’échelle officielle (comme le font les ONG) faute de moyens”. Et d’ajouter : “Il faut d’abord faire disparaître des maisons le vecteur de la maladie, la vinchuca ; ensuite, on pourra pas-
La maladie maladie de de Chagas Chagas en en Amérique Amérique latine latine La Zones endémiques MEXIQUE
Tropique du Cancer
HONDURAS VENEZUELA
OCÉAN PACIFIQUE
OCÉAN ATLANTIQUE
GUYANA SURINAM GUYANE (FR.)
COLOMBIE
Equateur
ÉQUATEUR BRÉSIL
PÉROU Potosi
DÉPARTEMENT DE TARIJA
BOLIVIE PARAGUAY
B O L I V I E Tarija
Entre Rios
ARGENTINE
PARAGUAY
Madrid
GU SA ATEM N LV A CO ICAR ADO LA ST AG R A PA RIC UA NA A MÁ
EL MUNDO
Tropique du Capricorne
CHILI
ser au traitement.” Mais les brevets du benzinadol et du nifurtimox ont beau être tombés dans le domaine public, on ne fabrique pas de molécules génériques, ce qui ferait baisser les prix. De plus, on ne les trouve qu’en deux présentations : pastilles de 100 mg (benzinadol) et de 120 mg (nifurtimox), que les médecins doivent segmenter “à l’œil” pour administrer aux enfants. Or les enfants sont les patients les plus nombreux. Chez les malades adultes, qui sont pour la plupart atteints de formes chroniques, les médicaments ne sont guère efficaces, à en croire les spécialistes. En outre, les traitements doivent être suivis pendant soixante jours, une durée qui s’explique par le manque d’études sur le dosage et qui provoque de graves intoxications. On ne sait pas non plus avec certitude dans quelle proportion les enfants éliminent définitivement La vinchuca le parasite, ou s’ils s’infectent de ou réduve, qui nouveau. “Il faudrait réaliser un suivi transmet à l’homme à long terme”, commente Fernando le parasite mortel. Parreño, un médecin de MSF. “Nous Pour éradiquer savons qu’au bout de cinq ans 60 % des la maladie, il faut malades se rétablissent, mais on ne disdésinsectiser toutes pose d’aucune étude sur dix ans.” L’éliles maisons infestées. mination de la vinchuca a fait l’objet Ici dans un village de beaucoup d’efforts. Jusqu’à une du Honduras. date récente, cet insecte était le bienvenu dans les foyers “parce qu’il venait avec les récoltes”. Capable de pondre 600 œufs dans une maison, la punaise est devenue maudite depuis les campagnes menées par le gouvernement et les ONG. Le programme national de lutte contre la maladie de Chagas consiste à désinsectiser les foyers par fumigation. Suspendu pendant trois ans par manque de financement, il n’a repris qu’au printemps, avec une vigueur renouvelée. Son objectif : désinsectiser 700 000 logements d’ici à 2005. “D’abord, on recense les maisons infestées, ensuite on les traite (tous les six mois) de façon à ce qu’on retrouve des vinchucas dans moins de 3 % des logements. On procède alors à des analyses sur les enfants pour voir s’ils sont atteints de la maladie de Chagas puis on les traite. Ce serait inutile de le faire plus tôt car ils se réinfecteraient”, explique le responsable du programme de Tarija. Il faut en effet que les logements aient été assainis, ce qui se révèle très compliqué dans l’une des régions les plus pauvres d’Amérique latine. L’ONG Pro Habitat se bat pour cela, fournissant aux familles les matériaux pour qu’elles remettent leurs logements en état. Quelque 20 000 foyers boliviens qui étaient des taudis ont été transformés. Ensuite, pour contrôler la présence des punaises, on met en place des points d’information sur le vecteur, ou, ce qui revient au même, des paysans préviennent les postes de santé lorsqu’ils détectent des vinchucas dans leurs villages. Une fois la punaise devenue l’exception, on peut commencer le traitement, qui n’est pas toujours efficace. Le visage de Grecia, la petite fille guarani, qui, la peau couverte de croûtes, se languit à Tarija, en est un exemple. “Mais, maintenant, je n’ai plus mal”, assure-t-elle. Rosa M. Tristan
URUGUAY ARGENTINE Sources : International Association for Medical Assistance to Travellers , The Travel Clinic
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* Agent de la maladie de Chagas, ou trypanosomiase américaine, maladie mortelle pour l’homme, qui sévit à l’état endémique en Amérique latine et pour laquelle il n’existe à ce jour aucune chimiothérapie adaptée.
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Serge Siber t/Cosmos
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D É P I S TA G E
“Auparavant, les gens mouraient jeunes, et on ne savait pas pourquoi” Dans la bourgade d’Entre Ríos, une équipe de Médecins sans frontières recense les enfants infectés, les soigne et veille à ce que leur maison soit débarrassée de la punaise vecteur du trypanosome.
D’ENTRE RÍOS (BOLIVIE) coute, Jorge, tu avales un demi-comprimé trois fois par jour. N’oublie pas de le prendre, c’est seulement comme ça que tu pourras guérir du mal de la vinchuca.” Nous sommes dans l’école primaire de la communauté de Buena Vista, dans la province Burnet O’Connor, en Bolivie. Fernando Parreño, pédiatre de Médecins sans frontières (MSF), a devant lui une dizaine d’enfants. Tous sont atteints de la maladie de Chagas. Tous por tent des vêtements de marque : celle de la pauvreté. Il y a déjà un an que cette ONG a atterri dans le département de Tarija, avec un projet de prévention et de traitement de la maladie de Chagas, même si elle n’a pu commencer à travailler sur le terrain qu’il y a six mois. “Quand on est arrivés”, raconte Francisco Román, le responsable du projet, “19 % des logements étaient encore infestés de vinchucas, si bien qu’il était inutile de commencer le traitement.”
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En juillet, ses deux confrères, Fernando et Víctor, sont arrivés. Ce trio, épaulé par une équipe de professionnels, a déjà réalisé des tests sur plus de 2 000 enfants de moins de 14 ans. Plus de 400 sont infectés. “Presque tous sont d’ici, d’Entre Ríos, explique Francisco. La province Burnet O’Connor compte 103 communautés indiennes, et nous n’avons pu en visiter que quelques-unes. Ici, le travail est lent. Notre objectif est de soigner 2 000 enfants en trois ans.” Entre Ríos. Quatre rues boueuses. Des commerces où la viande grouille de mouches et où l’alcool à boire sert de désinfectant. Une bourgade située au milieu d’une forêt exubérante qui renferme les plus grandes réserves de gaz d’Amérique latine, lesquelles ont causé un grand nombre de morts cette année en Bolivie. [Les manifestations de septembre 2003, durement réprimées et qui ont entraîné la démission du président Gonzalo Sánchez de Lozada, avaient pour origine la décision du gouvernement d’exporter le gaz bolivien à partir d’un port chilien.] “La semaine prochaine, je te donne le restant des comprimés”, dit Fernando à l’enfant en lui tendant une poignée de petits morceaux de comprimés. Jorge les met dans
sa poche, en faisant attention qu’ils ne passent pas par les trous de son pantalon. Le travail de MSF commence en amont du traitement : ses entomologistes, Raúl et Félix, ont pour tâche de détecter les vinchucas dans les maisons pour s’assurer que la désinsectisation a fonctionné. Aujourd’hui, au lever du jour, il pleuvait à torrents. Trempés, les deux vinchuqueros arrivent chez Reinaldo Cayo, un paysan de San Simón, et commencent à chercher des punaises dans le poulailler, dans la cuisine, sous le toit. “Ici, il y a des œufs, mais secs. Cette maison est propre. Elle a été traitée il y a peu de temps”, assure Félix, une lampe torche à la main. S’il trouvait une punaise vivante, il l’emporterait au laboratoire dans une petite boîte. Quand Raúl et Félix ont fini leur tournée, Jesús, un Guarani de pure souche, entre en scène. Sa mission : recenser les enfants de la maison qui sont susceptibles d’être atteints de la maladie de Chagas. Reinaldo est satisfait.“Auparavant, les gens mouraient jeunes, et on ne savait pas pourquoi : on ne savait pas le mal que faisaient les vinchucas. Mais, aujourd’hui, même les enfants les écrasent, et ils les donnent aux poules.”
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Pour savoir si les enfants sont atteints, ce qui est très probable, les auxiliaires de MSF recueillent quelques gouttes de leur sang sur un papier réactif. Si le test est positif, on commence le traitement une semaine plus tard, en les soumettant à un contrôle hebdomadaire des médecins et des auxiliaires. Selon Francisco, “c’est la seule façon de s’assurer qu’ils prennent correctement leurs médicaments pendant deux mois. Et, malgré les contrôles, il en reste toujours 10 % qui ne vont pas jusqu’au bout du traitement, soit qu’ils déménagent, soit qu’ils oublient de le prendre.” MSF prendra à sa charge les coûts pendant les deux mois : l’ONG importera les médicaments d’Uruguay pour qu’ils reviennent moins cher. En Bolivie, Reinaldo Cayo devrait débourser l’équivalent de 50 euros pour traiter chacun de ses enfants, soit ce que lui rapporte son petit champ de maïs chaque mois. “Dites”, lance Griselda, la mère de deux petits malades à l’un des entomologistes de MSF, “et moi, pourquoi on me soigne pas ? Moi aussi, j’ai peut-être le Chagas-chose.” Mieux vaut qu’elle ne sache pas. “A son âge, on ne pourrait sans doute pas la guérir”, se résigne Fernando, alors qu’il ferme la consultation à Buena Vista. Rosa M. Tristan, El Mundo, Madrid
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débat
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EN ROUTE POUR UN SECOND MANDAT
Poutine sera-t-il le sauveur de toutes les Russies ? ■ Le 14 mars, le président russe est assuré d’être réélu pour quatre ans. Sa figure domine à ce point
la vie politique que personne n’envisage une alternance avant 2008. Serait-il vraiment le seul à pouvoir conduire le pays ? ■ Le quotidien Izvestia a invité deux commentateurs de renom à donner leur point de vue. Deux analyses contradictoires qui ont fait du bruit à Moscou.
Sans lui, ce serait le chaos Le président est le seul à pouvoir étancher la soif de revanche des Russes sans faire basculer le pays dans la terreur et le fascisme, assure le journaliste politique Mikhaïl Leontiev. IZVESTIA
Moscou ur quoi peuvent bien se retrouver des communistes-patriotes, des libéraux, des prooccidentaux et des défenseurs des droits de l’homme pro-Tchétchènes ? Sur le nouveau credo de l’opposition radicale, porté par un slogan unique : “Pour une Russie sans Poutine !” Un slogan un peu utopique du point de vue de ses perspectives concrètes, mais très clair, ne serait-ce que comme anti-utopie. Qu’a donc fait le président pour provoquer une telle unanimité chez les radicaux ? La première évidence est qu’il les a tous évincés de la scène politique. Pourtant, son premier mandat, qui s’achève, n’a consisté qu’à créer les conditions nécessaires à la poursuite de son objectif : redresser et moderniser la Russie. Car c’est en cela que consiste la politique russe actuelle. Au début du mandat de Poutine, ces conditions n’étaient pas réunies, et il n’y avait pas trace de cette politique. Qu’avions-nous au départ ? Des institutions en ruine, à la seule exception de la présidence, qui se trouvait dans un piètre état. Il serait toutefois absurde de considérer qu’Eltsine a été le pire des présidents. Le pays avait connu une catastrophe, conséquence de la crise du système soviétique. L’URSS avait été détruite non par les démocrates réformateurs, mais par les communistes eux-mêmes. Et sur ce cadavre sont apparus mouches, rats et tout ce qui afflue généralement dans ces cas-là. Eltsine était plus adapté que notre élite “humaniste”, en tout cas dans la vision qu’il avait de la situation. Son rôle fut d’être le “président qui précipita la chute”. Tant que le pays n’avait pas pris conscience de la catastrophe, tant qu’il continuait d’attendre les miracles humanitaroéconomiques promis par le marché libre, tant qu’il n’avait pas touché le fond, il était impossible d’espérer quoi que ce soit, de compter sur le moindre programme réel, positif.
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L’auteur
Mikhaïl Leontiev a débuté sa carrière de journaliste, au début des années 90, à la rédaction du quotidien Sevodnia, aujourd’hui disparu. A l’époque, il était un fervent partisan du libéralisme prooccidental, comme le journal qu’il avait rejoint. Il met aujourd’hui tout son talent et sa force de conviction à défendre l’idée d’une Russie forte et autoritaire. Il anime désormais chaque jour vers 20 heures, l’émission Odnako, sur la chaîne publique ORT, où il commente l’actualité. Ce qui n’empêche pas le prolifique observateur de la vie politique russe de continuer d’écrire dans diverses publications.
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Le premier mandat de Poutine a consisté en une réanimation lente, très prudente et progressive de l’Etat russe, à partir des éléments de base sans lesquels il est impossible d’avancer. Et le premier de ces éléments, je le dis, quitte à choquer, c’est la force publique. On n’en est pas encore à lui demander d’être efficace, hélas, mais simplement disciplinée. Car il ne saurait y avoir d’Etat si l’appareil répressif n’en fait qu’à sa tête, s’il est démantelé et manipulé par des clans financiers et criminels, russes aussi bien qu’étrangers. Dans un système hiérarchique, un ordre s’exécute et ne se discute pas. C’est la première étape de la restauration de l’Etat en tant qu’acteur sur la scène politique intérieure. L’étape suivante est de s’occuper des intérêts vitaux du pays, en premier lieu dans les territoires voisins. Sans l’“étranger proche”, que représente l’espace postsoviétique, la Russie n’est pas un véritable Etat souverain. Même pas économiquement. Et elle est d’autant plus vulnérable politiquement. Il s’agit donc de refaire de l’Etat russe un acteur de la politique internationale, de sauvegarder sa souveraineté. Dans le monde actuel, très peu d’Etats disposent d’une réelle souveraineté. Soit ils n’ont aucune chance d’en avoir une, soit ils la délèguent plus ou moins volontairement à un “grand frère”. Si l’on excepte les “Etats voyous”, seuls les Etats-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie jouissent d’une vraie souveraineté, ce qui n’est le cas ni de l’Allemagne, ni du Royaume-Uni, ni du Japon. Pour la Russie, conserver son statut n’est pas une simple question de civilisation ou de culture, mais de survie. La Russie n’est ni le Mexique, ni la République tchèque. Elle ne peut pas exister en tant qu’élément d’un projet intégré. Si elle perd sa souveraineté, elle sera démantelée économiquement, politiquement et physiquement par les nouveaux et les anciens joueurs de l’échiquier mondial qui sont en concurrence pour se partager son espace. Imaginer que la Russie est un pays “comme les autres” et qu’elle pourrait occuper une petite place paisible parmi des satellites libéraux en voie de développement placés sous la tutelle de grandes puissances démocratiques, relève soit de la bêtise, soit de la propagande. A l’échelle de l’Histoire, quatre années représentent moins qu’un instant, et Moscou ne s’est pas fait en un jour. Ce qui a été réalisé durant cette période est quantitativement décevant, bien inférieur à ce qu’on aurait voulu, mais du moins n’avons-nous commis aucune erreur fatale
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– nous n’avons rien perdu et nous ne nous sommes fâchés avec personne.Tout ce qui a été fait jusqu’à présent pour redresser le pays a dû être accompli de manière quasi clandestine, mais le stade de réanimation atteint aujourd’hui permet déjà d’œuvrer au grand jour dans certains domaines. Or c’est justement cela qui suscite la panique et la colère au sein de notre “élite née de la catastrophe”, celle qui s’est engraissée sur le corps d’un pays malade, à moitié détruit et qu’elle méprise par-dessus le marché. Elle s’en est nourrie, puis a vendu les restes de la dépouille. Alors comment ose-t-on lui parler de réanimation ! Puisque le docteur (de Washington) a dit qu’il était mort, c’est qu’il est mort. Premier scénario : l’anti-utopie des libéraux. C’est le scénario des anti-Poutine timides, et il s’apparente à une sorte de retour en arrière. Oublier Poutine comme on oublierait un cauchemar, comme s’il n’avait jamais existé. De prime abord, cela a un air de déjà-vu. La Russie des derniers temps d’Eltsine… Les oligarques qui entraient au Kremlin en ouvrant les portes à coups de pied… Bref, la restauration de cette oligarchie florissante qui avait soudain vu le pouvoir lui échapper. Mais il y a une grosse différence : toute l’élite des années 90, qui en a miraculeusement réchappé, aura désormais pour idée fixe : “Plus jamais ça !” Alors, comment atteindre cet objectif ? Dans le meilleur des cas, cela ressemble à un retour à 1991, avec de plus grosses réserves en devises mais sans les ressources matérielles et l’infrastructure soviétiques, sans les illusions humanistes et démocratiques, sans la légitimité qui était fondée sur ces illusions, et avec, en face, un pays rendu plus féroce par l’appauvrissement. Les derniers sondages révèlent que, si Poutine ne se représentait pas, 51 % des électeurs voteraient “contre tous”. Un gros effort d’imagination n’est pas nécessaire pour en déduire qu’ils seraient 95 % à voter contre les oligarques. La seule caution de ce “plus jamais ça !” serait l’étranger. Les oligarques reprendraient aussitôt ce qu’ils faisaient auparavant assez discrètement, progressivement et soigneusement (pour éviter de choquer l’opinion internationale), à savoir transférer tout le contenu du pays sous l’administration directe de Washington. En politique extérieure, cela signifierait un retour à la diplomatie de Sergueï Kozyrev [ministre des Suite page 50
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Dessin d’Ingram
Pinn paru dans le Financial Times, Londres.
En finir avec les hommes providentiels Pour se redresser, la Russie a besoin d’un Etat moderne et fiable et non d’un homme fort qui se substitue à la loi, rétorque la politologue Lilia Chevtsova. IZVESTIA
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Moscou es hymnes à la gloire du président Poutine et les propositions de recettes pour “redresser la grande puissance effondrée” se sont multipliés ces derniers temps. Ce qui est remarquable dans l’article de Mikhaïl Leontiev, ce n’est pas qu’il chante les louanges du président, mais qu’il reflète l’état d’esprit d’une partie du monde politique russe, qui voudrait bien donner le ton du prochain mandat de Poutine. Comme s’il savait des choses que nous ignorons, l’auteur suggère qu’après sa réélection le président n’aurait pas l’intention de mener la politique qu’il a annoncée dans son allocution-programme du 12 février. Je rappellerai que Poutine a lancé sa campagne en réaffirmant clairement son libéralisme : “Seuls des citoyens libres sont susceptibles d’assurer la croissance de l’économie, la prospérité de l’Etat. C’est l’alpha et l’oméga de la réussite économique et du développement.” La façon dont Leontiev parle du “redressement de l’Etat” montre qu’il propose une autre voie à Poutine et qu’il escompte être entendu. Son idée de “revanche civilisée” est la nouvelle version d’une politique autoritaire. La manière dont s’est déroulé le premier mandat confirme en tout cas une chose : entre le programme libéral exposé par Poutine et la réalité actuelle, le contraste est énorme. Dès lors, on se demande si ce décalage traduit les tergiver-
L’auteur
Politologue et journaliste de renom, Lilia Chevtsova enseigne à l’Institut des relations internationales de Moscou (MGIMO) et dirige une unité de recherche à l’institut Carnegie pour la paix internationale, également à Moscou. Elle est l’auteure ou la coauteure de nombreux ouvrages sur le pouvoir russe, dont Putin’s Russia (2003) et Gorbachev, Yeltsin and Putin : Political Leadership in Russia’s Transition (2001).
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sations du président ou une tentative de redresser la barre pour rassurer la minorité libérale de Russie et les Occidentaux inquiets. La présidentielle du 14 mars est beaucoup plus qu’une simple reconduction automatique de Poutine dans ses fonctions. Elle représente l’achèvement d’une étape historique, celle de l’expérience postcommuniste. Poutine, après avoir consolidé son régime, doit maintenant cimenter le système et peut encore doser son ciment de différentes manières, en variant les proportions d’Etat, de patriotisme, de populisme et de libéralisme. Que va-t-il choisir en définitive ? Un retour à la période Eltsine, avec les oligarques aux commandes, semble peu probable, je suis d’accord. Mais un remake de cette période marquée par le favoritisme et la constitution d’une nouvelle “famille politique” ne sont pas exclus. La probabilité du scénario de gauche, populiste, n’est pas vraiment envisageable à court terme, je partage là aussi l’avis de Leontiev. Même dans les milieux patriotiques proches du Kremlin, on se rend compte du caractère néfaste d’un antioccidentalisme frontal tel que le pratiquent Vladimir Jirinovski ou Dmitri Rogozine [coleader du bloc national-populiste Rodina, avec Sergueï Glaziev]. Cependant, l’hypothèse libérale se trouve elle aussi discréditée, et ceux qui l’incarnent sont trop démoralisés pour convaincre l’opinion. Dans ces conditions, il est bien difficile de croire que Poutine choisira de mettre en pratique une idée portée par des vaincus. Tout porte à croire que les milieux politiques russes sont aujourd’hui occupés à réaliser une synthèse entre autoritarisme, réformes économiques et esprit de grande puissance, qui ne doit toutefois pas faire peur à l’Occident. Un nouveau traditionalisme est ainsi en train de voir le jour, débarrassé de sa défroque communiste. Quand je dis “traditionalisme”, je veux parler de l’accent mis sur un pouvoir personnifié et illimité du président sur la scène intérieure et du recours à la force en politique extérieure. Que proposent ces nouveaux traditionalistes et à quoi s’opposent-ils ? D’après Leontiev, ils se
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réjouissent que Poutine ait évincé l’opposition radicale. En réalité, avoir éliminé toutes les forces politiques – exceptée la bureaucratie – crée un terrain propice aux radicalismes de tout poil, libéral, de gauche, voire nationaliste. Le vide politique est toujours dangereux, car il peut engendrer des réactions imprévisibles. C’est pour cela que les démocraties occidentales cultivent le pluralisme et, bien sûr, l’opposition : il s’agit d’éviter des ennuis au pouvoir lui-même. Quant au statut prépondérant de l’Etat et la vraie souveraineté à laquelle aspirent nos “champions de la patrie”, ils n’existent plus depuis belle lurette, nulle part dans le monde. Pour un Etat, le fait même d’appartenir à une organisation internationale revient à reconnaître les limites de sa propre souveraineté. Si la Russie veut devenir non pas un “Etat-voyou”, mais un pays civilisé, sa souveraineté sera forcément encadrée. Elle devra suivre les règles du jeu établies par la communauté internationale. On a en outre l’impression que les nouveaux appuis autoproclamés de Poutine considèrent la souveraineté comme un droit à employer la force sans que la justice ait son mot à dire. Cette vision des choses pourrait passer pour une réponse à la politique des néoconservateurs américains, qui placent eux aussi la force au-dessus du droit. Or l’intervention armée des Etats-Unis en Irak a non seulement provoqué la plus grave crise internationale de ces dix dernières années, scindant le monde occidental en deux camps, mais a aussi réduit le soutien que la société américaine accordait jusqu’alors au Parti républicain au pouvoir. Si la Russie empruntait cette voie, son dialogue avec la communauté occidentale serait condamné. Examinons à présent la grande thèse des néotraditionalistes. Elle est très simple : le président Poutine, au cours de son premier mandat, a commencé à restaurer la primauté de l’Etat. Au cours de son deuxième mandat, il pourra utiliser cet Etat rénové afin de moderniser la Russie et de lui assurer la place qu’elle mérite dans le monde. Effectivement, la Russie a besoin d’un Etat fort, capable de protéger les droits sociaux de ses citoyens et de leur assurer des conditions de vie normales, humaines. Nous avons aussi besoin d’une bureaucratie moderne, d’une armée respectée, de services secrets efficaces pour garantir la sécurité de la population. Mais un Etat ainsi fait ne va pas forcément à l’encontre des principes du libéralisme, comme le montrent les sociétés occidentales développées. Un projet libéral n’implique pas non plus que la Russie suive aveuglément toutes les recettes de l’Occident. Nos expériences avec le FMI et la Banque mondiale prouvent que la Russie doit se méfier des conseils venus de l’extérieur. Notre pays peut très bien avoir – et il en a – des intérêts qui ne coïncident pas avec ceux des grandes puissances. L’Occident lui-même est divisé, chaque Etat a sa propre vision du développement de la planète ; la crise irakienne l’a bien souligné. Toute la question est de savoir ce que nous entendons par Etat “fort” : un Etat doté de règles du jeu précises auxquelles se soumettent aussi bien la société que le pouvoir, ou un Etat qui obéit aux “nécessités du moment”, contrôlé par une poignée d’individus arrivés par hasard dans les coulisses du Kremlin ? Dans le premier cas, il s’agit d’un Etat où les règles du jeu sont garanties par la loi et des Suite page 51
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débat
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Poutine sera-t-il le sauveur de toutes les Russies ? Sans lui, ce serait le chaos Suite de la page 48
Affaires étrangères pro-occidental sous Eltsine]. L’équipe économique pourrait rester inchangée. Ce serait une très brève période de joyeux pillage massif et de dépeçage du pays. Résultat prévisible : une tension accrue, des conflits et l’effondrement des restes. Il n’existe aucune solution extérieure, aucun soutien qui puisse permettre à cette élite de compradors [qui bradent, les richesses nationales pour son profit personnel] de tenir le pouvoir et de maintenir l’ordre et le calme dans un pays tel que la Russie. Et il n’existe pas de force extérieure qui ait besoin de cela. Ce serait la porte ouverte au démembrement de la Russie. Si l’on met de côté les utopies abstraites et qu’on s’en tient à ce que peut réellement envisager l’opposition, on s’aperçoit que la seule carte pour faire chanceler la majorité dont dispose Poutine est celle de la déstabilisation économique et politique. Parmi tous les facteurs internes et externes, le seul qui aurait un effet rapide serait la Tchétchénie. Cela n’a rien à voir avec le séparatisme, ni avec l’islam, ni même avec les Tchétchènes, c’est juste un instrument pour conquérir le pouvoir en Russie. Tout cela donne au combat de l’opposition “démocratique” incarnée par le slogan “Pour une Russie sans Poutine !” un parfum sanglant et barbare que l’on sent d’ici. Curieusement, lorsqu’ils tentent de créer une opposition démocratique radicale à Poutine, nos libéraux se marginalisent très vite. Prenons, par exemple, le Comité pour des élections équitables en 2008, dirigé par un grand joueur d’échecs [Gari Kasparov]. On semble oublier que, malgré une incontestable habitude à échafauder des tactiques, un joueur d’échecs est avant tout un sportif, ce qui le rapproche plus du footballeur que de l’intellectuel. En tout cas, le fameux Fomenko [historien fantaisiste qui développe une “théorie de la nouvelle chronologie”, affirmant par exemple que Jésus-Christ aurait vécu il y a cinq cents ans] aura du mal à se faire passer pour le futur sauveur de la Russie. Quant à l’apparition sur ce créneau d’Ivan Rybkine en clown de foire [totalement discrédité après sa mystérieuse “disparition” en pleine campagne électorale, ce candidat libéral à la présidentielle s’est retiré de la course le 5 mars], elle pourrait arracher un sourire, n’était le sombre contexte du terrorisme tchétchène auquel cette personne est organiquement liée [par l’intermédiaire du milliardaire Boris Berezovski, éminence grise du Kremlin sous Eltsine, qui avait beaucoup d’intérêts en Tchétchénie]. Deuxième scénario : l’anti-utopie de la gauche. A première vue, elle est encore plus utopique que l’hypothèse libérale. Son idéal serait un pouvoir converti au national-communisme orthodoxe qui prendrait enfin en compte les griefs de l’opposition populaire et patriotique à l’égard de la politique de Poutine, en combattant le libéralisme économique, en tenant tête aux EtatsUnis et en renonçant à s’intégrer à l’Occident. Du national-populisme pur, par ailleurs un phénomène difficile à décrire car, par nature, imprévisible. Une chose est sûre : abandonner la politique que mène Poutine, cet équilibre sur le fil du rasoir avec nos partenaires occidentaux – américains surtout – mettrait un terme à tous nos
La Russie face à ses choix : capitalisme, communisme, nationalisme. Dessin de Zlatkovsky, Russie.
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Conjectures
Vladimir Poutine a nommé son nouveau Premier ministre le 1er mars, deux semaines avant la présidentielle. Après avoir expliqué qu’il souhaitait présenter son nouveau chef de cabinet avant le scrutin afin que les électeurs puissent se faire une idée de la ligne qu’il comptait suivre, il a tenu en haleine le pays pendant une semaine, pour finalement désigner un quasi-inconnu. Difficile en effet de se faire une idée sur Mikhaïl Fradkov, économiste “apolitique” qui a fait sa carrière au ministère du Commerce extérieur, actuel représentant de la Russie auprès de l’Union européenne, et ancien patron de la police fiscale. Perplexes, les commentateurs continuent donc de se perdre en conjectures. Une chose semble acquise, Fradkov ne sera qu’un fusible, Poutine tenant toujours seul le gouvernail. Certains, comme le quotidien libéral Vedomosti, parient qu’il amorcera bel et bien, comme annoncé, son “tournant décisif” vers plus de libéralisme… Du moins en économie.
espoirs de conserver une réelle souveraineté. Notre pays est encore très affaibli, et cela réduirait à néant ses possibilités de mener une politique indépendante qui sert ses intérêts. Si, dans le premier cas, on en revenait à Kozyrev, dans le second on n’hériterait même pas d’Evgueni Primakov [autre ministre des Affaires étrangères sous Eltsine, beaucoup moins pro-occidental que Kozyrev], mais carrément de [l’ultranationaliste] Vladimir Jirinovski. La Russie se marginaliserait, ses relations avec le reste du monde se dégraderaient à tel point qu’elle n’y survivrait pas. Ce serait pareil à l’intérieur du pays. Un tel parti est en fait celui de la revanche. Une revanche rapide et magistrale. Et, avec un tel programme, les nationaux-populistes ont une chance de gagner une certaine légitimité et le soutien de la population. En réalité, nous serions alors loin du communisme, plutôt en plein fascisme. La force publique, livrée à elle-même et agonisante, tomberait dans la vengeance et la terreur individuelles. Contrairement au communisme, le fascisme (comme le crime organisé) ne s’est jamais opposé à la propriété privée. Mais il s’oppose toujours à son inviolabilité. A la dif-
Répondre à la demande de revanche de façon civilisée férence des modèles fascistes que nous connaissons, ce système offrirait un rôle en or au monde du crime. Ce serait un déchaînement de terreur. Troisième scénario : la revanche civilisée. La Russie exprime une forte attente de renaissance, elle veut retrouver son rôle, sa puissance, sa dignité nationale. Elle a soif de revanche.Tous les sociologues l’ont noté, malgré leurs divergences d’analyse. Poutine, en tant que phénomène politique, est né de ce sentiment d’humiliation et de cette volonté de revanche. Le but de son second mandat sera de répondre à cette demande de revanche, et d’y répondre de manière civilisée, non “catastrophique”. Il s’agira de remettre le pays sur pied et de le moderniser tout en entretenant des relations normales, tactiquement et stratégiquement adaptées, avec le monde qui nous entoure, surtout avec les centres mondiaux du pouvoir. Même si la renaissance de la Russie ne leur plaît pas. Agiter comme on le fait aujourd’hui la menace national-populiste est de la démagogie conjoncturelle. On ne comprend pas que, si la demande de revanche n’est pas satisfaite de façon civilisée, si nous laissons passer cette chance, il y aura de toute façon une tentative de revanche. Mais non civilisée et de nature “catastrophique”. Ainsi, le deuxième scénario [national-communiste] pourrait se réaliser, non comme résultat d’un jeu politique, mais dans le cas d’un échec de la modernisation voulue par Poutine. Ou bien comme conséquence de la catastrophe nationale qui résulterait de la réalisation du premier scénario [libéral]. En résumé, d’abord un retour des oligarques, puis une réaction criminalo-fasciste, puis l’effondrement, la dislocation et la disparition de la Russie. Tel est l’éventail complet des perspectives qu’offre la mise en
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œuvre du slogan “Pour une Russie sans Poutine !” Préserver la Russie, c’est-à-dire redresser une puissance en ruine alors que les plus grands pays du monde n’ont pas intérêt à ce que cela marche, est extraordinairement difficile. Le président n’a pas droit à l’erreur ; c’est ce qui explique cette extrême prudence, qui pourrait sembler excessive. Mais cela a suffi à lui attirer le soutien d’une immense majorité, composée de Russes qui veulent vivre, et vivre en Russie. D’autre part, cela a aussi suffi pour cristalliser une opposition organisée quoique marginale, qui attire des masses politiquement immatures. Et il est tout à fait naturel que la formation de cette opposition disparate se déroule hors de Russie. Ce “front anti-Poutine” est né parce qu’il existait une demande très précise pour cela, et de l’argent à la clé. Malgré une incompatibilité apparente, les membres de ce “front” n’ont pas de griefs les uns envers les autres. Ils en nourrissent exclusivement à l’égard du président Poutine. En fait, la seule chose qu’ils lui reprochent est justement d’être président. Comme il est difficile de formuler un reproche aussi global, nous assistons à une “rybkinisation” rapide de l’opposition radicale. Ce “front uni” évoque, par sa composition et ses méthodes, la fameuse union de la carpe et du lapin. Tout cela serait comique si, pour arriver à ses fins, il ne récupérait pas la cause tchétchène, et s’il ne fondait pas son action sur la certitude que l’étranger volera au secours de la Russie dès que les conditions minimales seront réunies. Le spectre de la catastrophe plane encore. C’est pourquoi nous n’avons pas droit à l’erreur. La moindre erreur nous serait fatale. Mikhaïl Leontiev
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institutions indépendantes. Dans le second cas, l’Etat ne peut offrir qu’une seule chose : l’arbitraire. Durant son premier mandat, le président Poutine a bel et bien réussi à sortir la Russie du chaos. Mais l’Etat tel qu’il est aujourd’hui continue, comme sous Eltsine, à ignorer la loi. Certes, sous Eltsine, l’Etat, qui se conformait “aux nécessités du moment”, était désorganisé ; Poutine y a remis de l’ordre. Mais à quel prix ? Aujourd’hui, il est contraint de compenser en personne l’absence de lois ou l’incapacité du pouvoir à les faire appliquer. Ainsi, il rencontre les oligarques dans sa datcha et leur fixe les “règles d’équidistance” [euphémisme pour signifier que Poutine remet les oligarques à leur place, qui n’est pas le Kremlin]. Il garantit personnellement aux dirigeants et aux hommes d’affaires occidentaux la sécurité des investissements en Russie. Dans une société démocratique normale, il est impensable que le chef de l’Etat supplée la loi ; en Russie, cela ne peut fonctionner que de cette manière. Poutine doit aussi se substituer à la loi parce qu’il ne croit pas lui-même à l’existence de règles et comprend que son engagement personnel et sa caution de président sont le moyen le plus simple de faire avancer les choses. A chaque fois qu’il se substitue à la loi ou à une branche du pouvoir (autre que l’exécutif), on peut croire que ce n’est que ponctuel, que très bientôt des règles seront instaurées. Mais cela n’a pas été le cas et ne le sera pas tant que la classe politique conférera au président le rôle d’arbitre dégagé des contingences de la société. Car un arbitre peut
Evénement
Publiés le 25 février par le quotidien moscovite les Izvestia, les articles de Mikhaïl Leontiev et de Lilia Chevtsova ont déclenché un grand débat dans les médias. Dès le lendemain de leur parution, les Izvestia mettaient en ligne les réactions des lecteurs, et, toute la semaine qui a suivi, de nombreux journaux – Literatournaïa Gazeta, Argoumenty i Fakty, les Izvestia – y sont allés de leurs commentaires. Mais le moment le plus intense a été l’émission Liberté de parole, sur la chaîne nationale NTV, dimanche 29 février. Diffusée en prime time et animée par Savik Chouster (un ancien du service Russie de Radio Free Europe), elle avait pour invités Lilia Chevtsova et Mikhaïl Leontiev, qui ont défendu d’arrache-pied leur point de vue.
se tromper, et son poste n’est pas éternel. Lorsque Poutine quittera le Kremlin, rien ne garantit que son successeur restera dans ses rails. Cette pratique qui consiste à se passer de règles et de principes engendre une succession d’hommes providentiels qui passent leur temps à faire table rase du passé. Ainsi, Eltsine a supprimé Gorbatchev et l’Etat ; Poutine a effacé Eltsine et son régime. Que fera celui qui viendra après ? Sans aucun doute, il abrogera lui aussi beaucoup de choses, ne serait-ce que parce que c’est la seule façon d’asseoir son pouvoir dans un pareil contexte. Un tel Etat, sans règles et tenu par la volonté d’un seul homme, peut-il développer une économie qui marche ? Peut-il garantir le bien-être de ses citoyens et la stabilité du pays ? La réponse est clairement non. Ainsi, lorsque Leontiev affirme que la Russie dispose déjà des bases nécessaires à sa modernisation, il prend ses désirs pour des réalités. Le système actuel est un système d’autoconservation et de statu quo, mais pas de développement. Si Poutine veut vraiment, comme le dit Leontiev, renforcer ce type d’Etat, cela ne promet à la Russie dans un avenir proche qu’une seule perspective, la stagnation. Et un système bâti sur le principe de la “courroie de transmission” n’est pas adapté aux situations de crise. En cas de problème, tout s’effondrera comme un château de cartes. D’ailleurs, nous sommes nombreux à avoir déjà connu cela avec l’URSS, qui offrait pourtant un niveau de garantie bien supérieur. Mais si Poutine a malgré tout l’intention de poursuivre dans la voie libérale, quoique de manière plus régulée et systématisée, on se demande comment il compte s’y prendre, avec un Etat pareil et une classe politique qui le pousse à se substituer aux lois. Mikhaïl Leontiev s’empresse de nous proposer, ainsi qu’au président, des ennemis tout prêts : l’opposition démocratique, qui tenterait d’éliminer Poutine. Mais où sont donc ces audacieux Terminator qui menacent notre chef ? Serait-ce [le champion d’échecs] Gari Kasparov et son forum de discussion ? Soyons sérieux : ce qui menace vraiment Poutine, c’est le système né sous Eltsine et qui s’est développé sous son mandat, ainsi que ceux qui en font l’apologie. Dans le cadre du régime politique qu’il a lui-même édifié, il est plus limité et vulnérable que ne l’était Eltsine en son temps. Il existe un vieil adage qui dit : “Plus un dirigeant a de pouvoir, plus il est contraint de le partager avec son entourage, et plus il lui en cède, plus il s’affaiblit.” L’impuissance de la toute-puissance ! Poutine doit faire profiter de sa popularité quantité de parasites très encombrants logés au sein du pouvoir exécutif ou qui ont trouvé asile dans Russie unie [le parti du président] et dans de nombreuses autres organisations croupions créées par le Kremlin. Tous ces avatars émanant d’en haut n’élargissent pas la base du président mais, au contraire, l’affaiblissent en se nourrissant de sa popularité. La nature de ce pouvoir est telle que le président, malgré sa puissance théorique, n’a pas la capacité de soumettre cette machine poids lourd, qui sert d’abord ses propres intérêts au lieu d’accomplir les missions fixées par le dirigeant. On voit déjà comment le président est obligé de satisfaire les besoins de son régime au détriment de sa charge. Prenons, par exemple, l’organisation de la campagne actuelle, dans laquelle le Kremlin a exclu l’éventualité d’opposants véritables. De quoi a-t-on donc peur, en haut lieu ? D’un “phénomène Lebed” ? [Le général Lebed,
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décédé en 2002 dans un accident d’hélicoptère, fut un temps considéré comme le possible homme providentiel à poigne qui redresserait la Russie.] Mais qui tiendrait ce rôle ? Irina Khakamada, Sergueï Glaziev, Nikolaï Kharitonov [trois candidats à la présidentielle du 14 mars] ? A moins que Poutine estime humiliant de se mesurer à eux. Dans ce cas, pourquoi son équipe s’est-elle ainsi acharnée à déblayer le terrain ? En fauchant tout sur son passage, le Kremlin a dévalorisé par avance la victoire présidentielle de Poutine. On peut approuver chaleureusement les efforts du président pour redresser la Russie, mais aucune louange ne l’aidera à trouver une réponse aux défis qui se dressent déjà devant lui. Le premier, évident, est de conquérir une véritable légitimité, ayant été mis en place par son prédécesseur Eltsine. Si l’on exclut le recours à la force, il n’y a que l’élection qui puisse remplir ce rôle. Mais manipuler la procédure électorale peut saper à la fois la nouvelle présidence de Poutine et les bases mêmes de l’Etat. Deuxième défi : la responsabilisation. En Russie, personne ne répond jamais de rien. Malgré la concentration de tous les pouvoirs, le pré-
Seule perspective pour le pays : la stagnation sident n’endosse aucune responsabilité pour le développement du pays, sa politique, son gouvernement, la force publique ou l’administration. Il est hors d’atteinte de la critique. Et les autres n’ont pas assez de pouvoir pour assumerer des responsabilités. Dans ces conditions, une modernisation du pays est impossible. Troisième défi : éviter la détérioration des relations avec l’Occident. Poutine a confirmé qu’il était fondamentalement pro-occidental, mais l’intégration de la Russie dans la communauté des démocraties développées est restée un vœu pieux, et on en est aujourd’hui réduit à se demander comment ne pas retomber dans le syndrome de la guerre froide. Pourquoi notre lune de miel a-t-elle été si courte ? Principalement pour deux raisons : la Russie n’a pas réussi à se rapprocher de la démocratie libérale, ni su l’imiter de façon convaincante. Par ailleurs, la communauté occidentale, plongée dans ses problèmes internes, n’a pu intégrer la Russie dans son orbite et, pour l’instant, ne paraît pas avoir conscience que cette intégration est l’une des priorités mondiales, aussi importante que la lutte contre le terrorisme ou la non-prolifération. J’avoue ne pas être sûre que le second mandat de Poutine servira à moderniser la Russie. Son programme électoral libéral, à la lumière de ce qu’a été le pouvoir ces dernières années, ressemble plus à une sorte d’“opération spéciale” visant à apaiser les libéraux russes mécontents et les milieux occidentaux soudain inquiets du sort de la démocratie russe. Mais si le président songe sérieusement à mener, lors de son second mandat, une politique conforme au ton libéral adopté, il convient de se demander sur qui il va s’appuyer et comment une politique libérale menée par des non-libéraux pourra fonctionner. Lilia Chevtsova
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économie multimédia Kim Jong-il, dictateur et patron de presse à ses heures p. 55 ■ sciences Les Américains préparent la première greffe de visage p. 56 ■
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La Chine, un marché prometteur pour l’Europe COMMERCE L’Union ■
européenne devrait devenir l’an prochain le premier partenaire économique de Pékin. Ce qui pourrait soutenir la croissance du Vieux Continent. FAR EASTERN ECONOMIC REVIEW (extraits)
Hong Kong DE PÉKIN ET BRUXELLES
our la Chine, 2004 pourrait bien être l’année de l’Europe. L’ampleur du déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine et la croissance de l’économie chinoise ont éclipsé l’annonce d’une prévision dont les répercussions seront énormes pour les entreprises si elle se réalise : après avoir dépassé les Etats-Unis en 2004, l’Union européenne deviendra l’an prochain le premier partenaire commercial de la Chine, devant le Japon. Forte d’un taux de croissance de 9,1 % en 2003, la Chine poursuit son idylle avec l’Europe par pragmatisme économique, alors que ses relations avec le Japon sont entravées par une rivalité historique et celles avec les Etats-Unis par le rôle de protecteur de Taïwan joué par ce pays. “Nous avons noué de bonnes relations, qui sont mutuellement bénéfiques et connaissent une croissance exponentielle”, se félicite Chris Patten, commissaire européen aux Relations extérieures. M. Patten s’était attiré les foudres de Pékin à l’époque où il était le dernier gouverneur de l’ancienne colonie britannique de Hong Kong et cherchait à y consolider la démocratie, avant la rétrocession de celle-ci à la Chine, en 1997. “Des problèmes demeurent, notamment les droits de l’homme et l’immigration clandestine, dont il faut s’occuper plus vigoureusement, mais dans l’ensemble je pense que nos relations n’ont jamais été aussi bonnes depuis des années. L’Europe est aussi importante pour la Chine que la Chine l’est pour l’Europe.”
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i n t e l l i ge n c e s
Un cristal creux comme réservoir du futur p. 57 Un vaccin de synthèse cubain pour les enfants des pays pauvres p. 57
DES INDUSTRIELS EUROPÉENS DÉJÀ BIEN IMPLANTÉS
Les fonctionnaires européens relèvent un intérêt sans précédent de la Chine pour l’Europe, nourri avant tout par sa soif de marchés d’exportation, qu’elle considère comme un facteur essentiel de sa croissance économique. Selon eux, une autre raison tient au fait que Pékin se cherche de nouveaux alliés pour appuyer sa conception d’un monde multipolaire, afin d’en finir avec la domination américaine. En outre, les Chinois souhaitent renforcer leur collaboration dans les domaines scientifiques, technologiques et éducatifs avec les Européens, ceuxci rechignant moins, semble-t-il, que les Américains à partager des technologies sensibles, surtout depuis les
attentats terroristes du 11 septembre 2001. “La Chine a compris qu’il vaut mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, à savoir le marché américain, pour des raisons politiques et afin d’assurer une certaine diversité”, commente Leon Brittan, vice-président de la banque d’affaires UBS, qui, lorsqu’il était commissaire européen au Commerce, dans les années 90, a joué un rôle capital dans le resserrement des liens entre l’UE et la Chine. D’après les statistiques de l’UE, les échanges sino-européens ont atteint 115 milliards d’euros en 2002, ce qui fait de l’Union le deuxième partenaire commercial de la Chine après les EtatsUnis. Mais, si le déficit commercial de l’UE avec la Chine a dépassé 47 milliards d’euros en 2002, rares sont les Européens qui s’en inquiètent vraiment. A Bruxelles, certains notent que ce déséquilibre est compensé par des excédents avec d’autres pays. Surtout, l’UE voit plus loin, convaincue que la pression en faveur des réformes économiques et l’émergence d’une classe moyenne en Chine finiront par accroître l’appétit du pays pour les biens étrangers. Avec un déficit commercial vis-àvis de la Chine qui est moitié moindre de celui enregistré par les Etats-Unis (99,73 milliards d’euros en 2003), l’Union européenne a moins à se plaindre. Les Etats-Unis et l’UE ont chacune investi environ 4 milliards de dollars en Chine, mais les Européens y dominent plusieurs secteurs en forte croissance. Par exemple, trois grands projets de l’industrie pétrochimique – se chiffrant à des milliards de dollars chacun – devraient entrer en service dans un an ou deux.Tous trois ont été construits par des entreprises européennes (la société allemande BASF, les britanniques BP et Royal Dutch Petroleum). Les poids lourds de l’industrie européenne occupent également une place de choix dans l’énorme programme d’urbanisation et d’infrastructure. Des groupes comme l’allemand Siemens et l’helvético-suédois ABB fournissent des turbines, du matériel ferroviaire et des équipements de centrales électriques, tandis que le français Veolia et le britannique Thames Water bâtissent des usines de traitement de l’eau pour les villes. “A mesure
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Dessin de Mayk
paru dans Sydsvenska Dagbladet, Malmö.
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Touristes
A l’horizon 2020, 100 millions de Chinois passeront chaque année des vacances hors de leur pays, estime l’Organisation mondiale du tourisme. L’Union européenne compte bien en profiter. Car douze de ses membres viennent de se voir accorder par Pékin le “statut de destination autorisée”, qui facilite l’accès à ces pays des groupes de touristes. L’expérience de l’Australie, qui a signé un accord similaire en 1999, est encourageante : depuis cette date, le nombre de vacanciers chinois progresse de 20 à 25 % par an. Une aubaine pour ce pays, d’autant qu’un Chinois dépense en moyenne deux fois plus (1 200 dollars) que n’importe quel autre touriste. “Ils aiment acheter des cadeaux pour leurs proches”, explique la Far Eastern Economic Review.
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que la Chine devient le centre industriel du monde, elle a besoin de machines”, explique Joerg Wuttke, président de la chambre de commerce allemande en Chine, qui compte 800 membres. La production de voitures a augmenté de 80 % en 2003 par rapport à 2002 – ce qui en fait sans doute le secteur le plus porteur de l’économie chinoise – et les marques européennes, menées par Volkswagen, se sont adjugé quelque 40 % des nouvelles immatriculations en 2003, contre 10 % pour les constructeurs américains. L’investissement devrait encore progresser, les entreprises européennes profitant de l’euro fort. Fin janvier, Jacques Chirac a inauguré l’Année de la Chine en France. Un accueil enthousiaste a été réservé au président Hu Jintao, dont la visite était largement consacrée aux relations économiques. Une foule de ses compatriotes devraient à leur tour venir en Europe. La signature à Pékin, le 12 février, de l’accord sur le “statut de destination autorisée” (SDA) permet en effet aux groupes de touristes chinois de se rendre plus facilement dans la plupart des Etats membres de l’UE. “Nous nous préparons à une grande invasion”, commente un fonctionnaire européen. Les EtatsUnis, eux, ne prévoient de conclure aucun accord de ce type qui leur ferait profiter du développement du tourisme chinois. Bien au contraire, le renforcement des contrôles à leurs frontières pour des raisons de sécurité entraîne une baisse du nombre des visiteurs chinois, dont pâtissent les entreprises américaines. D’un autre côté, l’UE et les EtatsUnis nourrissent encore de nombreux griefs communs à l’encontre de la Chine. Le peu d’empressement de Pékin à respecter les engagements à l’égard de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en matière d’ouverture des frontières aux investisseurs étrangers, l’absence de démocratie et les atteintes aux droits de l’homme, la répression politique et religieuse au Tibet font l’objet de nombreuses critiques en Occident. A l’instar de leurs homologues américains, les industriels européens s’insurgent contre un yuan sous-évalué qui rend les exportations chinoises moins chères et les biens occidentaux plus coûteux en Chine. L’Organisation européenne du textile et de l’habillement (Euratex) met la pression sur l’UE pour qu’elle combatte les produits textiles chinois bon marché. Mais l’équipe du commissaire au Commerce, Pascal Lamy, a choisi la prudence. “Chaque plainte antidumping est traitée avec une grande ouverture d’esprit”, explique Arancha Gonzalez, la por te-parole de M. Lamy. Selon les industriels, la Commission européenne, peu désireuse de se lancer dans une querelle commerciale avec Pékin, est particulièrement indulgente. Mais il est vrai, comme le souligne un spécialiste du commerce de l’UE, que la croissance chinoise est susceptible de stimuler l’activité en Europe. David Murphy et Shada Islam
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La main-d’œuvre ne vaut pas cher sur Internet SOCIAL Pour ■
embaucher à moindre coût des intérimaires, les entreprises allemandes lancent des enchères sur Internet. C’est l’agence de travail temporaire la moins chère qui emporte le marché. WIRTSCHAFTSWOCHE (extraits)
Düsseldorf endredi matin, 10 heures. La bataille des prix débute sur Internet. MG Technologies recherche des intérimaires pour occuper des postes de secrétaires, d’assistantes de direction, d’employés de bureau, de dessinateurs techniques et d’ingénieurs du bâtiment. Pour remporter le marché, il faut baisser les prix jusqu’à ce qu’aucune entreprise concurrente ne fasse une proposition à moins cher. Tout va très vite. En permanence, l’une ou l’autre des agences de travail temporaire lance une nouvelle offre, plus intéressante que la précédente, qui vient s’afficher à l’écran. Seul MG Technologies sait d’où émanent ces propositions. Les participants aux enchères ne peuvent qu’émettre des suppositions sur le nom du concurrent qui va jusqu’à réduire de 12,17 euros son offre moyenne pour une heure de travail. La partie de poker va se terminer à 51,30 euros, soit 40 euros de moins que l’offre de lancement la plus élevée. Le recrutement par Internet
V
Dessin d’Ingram
Pinn paru dans le Financial Times, Londres.
avec enchères à la baisse est en train de mettre sérieusement sous pression les agences d’intérim. Qu’il s’agisse de MG Technologies, de Siemens ou de General Electric, les grands groupes industriels découvrent que les transactions opérées sur le Net réduisent massivement non seulement le coût des biens de consommation tels l’électricité, les matières premières ou les boulons, mais aussi celui de la plus délicate de toutes les marchandises : la main-d’œuvre. “Nous n’y voyons aucun problème”, explique le groupe Siemens, qui a passé un accord-cadre avec plusieurs agences d’intérim sélectionnées par ses soins. Selon le groupe bavarois, qui, pour certains projets, achète ainsi sa main-d’œuvre électroniquement et aux enchères, “c’est un instrument tout à fait normal de l’économie de marché”.
Le fouet de la concurrence électronique frappe les sociétés de location de main-d’œuvre à un mauvais moment. Car celles-ci sont tributaires de secteurs qui souffrent tout particulièrement de la conjoncture : au cours des trois années qui viennent de s’écouler, dès que les entreprises ont dû licencier, elles se sont généralement d’abord délestées des salariés temporaires. Conséquence : en 2002, Randstad, Adecco, Manpower et les autres grands groupes d’intérim n’ont placé que 756 000 personnes en Allemagne. Soit un recul de 4 % par rapport à 2001 et une baisse du chiffre d’affaires de la branche de 1 milliard d’euros, soit environ 15 %. Les chiffres 2003 ne sont pas encore disponibles, mais la Fédération allemande des agences de travail intérimaire (BZA), qui représente les plus gros du secteur, s’attend, au mieux, à une stagnation des affaires. A cela s’ajoutent les nouvelles dispositions qui pèsent sur les marges bénéficiaires de ces entreprises. Car les conventions collectives que la Fédération et deux grands acteurs de l’intérim ont signées en 2003 avec les syndicats viennent d’entrer en vigueur [en 2004]. Conformément à ces accords, la rémunération ne peut passer au-dessous d’un certain seuil : le salaire minimum horaire varie de 7,20 à 8,70 euros selon les syndicats [chrétiens d’un côté, membres de la puissante centrale DGB de l’autre] pour une secrétaire dans l’ouest de l’Allemagne, ce qui représente un surcoût net de 5 à 15 % d’après les estimations des professionnels. Dans ce contexte, les représentants des grandes entreprises d’intérim restent circonspects : non seulement ils craignent que les enchères électroniques ne détériorent leur situation économique, mais de surcroît ils redou-
tent que leur réputation ne se dégrade, alors qu’ils avaient mis si longtemps à la redorer. La pression sur les prix qui passent par les écrans d’ordinateur risque de provoquer des dégâts, met en garde Dieter Scheiff, directeur de la société DIS de Düsseldorf, numéro cinq du secteur, qui essaie de se démarquer de ses concurrents en se concentrant sur le marché de la main-d’œuvre hautement qualifiée. “Ce qui est en train de se passer va encore nous valoir le reproche de pratiquer une forme moderne d’esclavagisme”, regrette-t-il. De fait, le jeu de la concurrence par clic de souris réduit tout particulièrement le prix de la maind’œuvre peu qualifiée – qui est à la fois la plus abondante et celle qui rapporte le moins aux agences d’intérim. Ainsi, General Electric a récemment réussi à obtenir un rabais record de 20 % pour l’embauche d’employés de bureau, passant de 24,42 à 19,39 euros de l’heure. Mais, pour s’y retrouver financièrement, les agences d’intérim doivent passer les marchés pour un montant représentant 2,5 fois la rémunération d u t r ava i l l e u r t e m p o r a i r e . O r 19,39 euros pour un(e) employé(e) représentent un salaire horaire de 7,76 euros – soit 1 euro de moins que ce que prévoit l’accord avec le DGB. La plupart des grands groupes d’intérim restent donc sceptiques sur les effets secondaires de ces ventes aux enchères. Certains demandent à leurs collaborateurs de faire une offre, mais de ne pas participer à proprement parler aux enchères. “A s’associer à ce dumping salarial”, met en garde M. Scheiff, le directeur de DIS, “on risque fort de se mettre à dos ceux qui critiquent le travail intérimaire et d’empêcher l’instauration en Allemagne de formes de travail modernes.” Reinhold Böhmer
LA VIE EN BOÎTE
Votre patron est peut-être psychopathe
S
i vous soupçonnez votre patron d’être un maniaque du contrôle, sadique et enclin à la violence, ou si vous craignez que le chef comptable ne soit un déséquilibré qui risque de filer avec la caisse, vous n’êtes pas désarmé. Un éminent expert publiera prochainement un guide permettant d’identifier les “psychopathes en entreprise”. Le B-scan (Business scan), un questionnaire en 107 points, permet aux entreprises de détecter les cadres susceptibles de commettre des actes de violence ou une escroquerie. L’auteur du questionnaire, Robert Hare, professeur à l’université de ColombieBritannique [province de l’ouest du Canada] et consultant pour le FBI, estime à 1 % de la population d’Amérique du Nord le nombre de psychopathes. Jusqu’à présent, M. Hare s’est consacré essentiellement à l’élaboration de tests permettant d’identifier les délinquants déjà condamnés et qui présentent ce type de pathologie mentale. Mais, selon lui, grâce à leur capacité
à manipuler les autres sans remords, conjuguée à des dehors charmeurs, certaines personnalités de psychopathes peuvent également réussir brillamment dans de nombreux domaines, y compris en affaires. Aussi M. Hare et son collègue Paul Babiak ont-ils imaginé un système de détection des indésirables dans le monde des affaires. Dans le cadre du B-scan, les collègues et le supérieur hiérarchique de la personne testée remplissent un questionnaire qui évalue quatre aspects de sa personnalité : les tendances antisociales, la maturité organisationnelle, les relations interpersonnelles et le style personnel. Une série de questions vise à dévoiler certains traits de la personnalité, notamment le fait d’être peu sincère, arrogant, manipulateur, impitoyable, impatient, fantasque, peu fiable, autoritaire ou enclin à dramatiser. Quiconque présente plus d’un quart des traits en question a peutêtre un problème, tandis qu’un total supé-
rieur aux trois quarts place le sujet dans la catégorie dangereuse. Comme exemple d’homme d’affaires prospère qui aurait pu être psychopathe, le Pr Hare cite Robert Maxwell, l’ancien propriétaire du journal Daily Mirror, qui avait détourné les fonds du plan de retraite du personnel afin de renflouer son empire en difficulté, avant de se noyer en tombant de son yacht. “Les délinquants psychopathes présentent de nombreux traits de personnalité communs que l’on retrouve dans tous les milieux, explique Rober t Hare. Nous ne traquons pas nécessairement les psychopathes dans les entreprises, mais repérons les indices montrant que certains individus partagent quelques traits communs avec eux. Le but n’est pas de mettre quelqu’un à la por te. Les entreprises peuvent au contraire valoriser certains de ces traits, comme la capacité à se montrer implacable.” Jason Bennetto,
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The Independent (extraits), Londres
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LE TEST Si vous répondez oui à au moins trois questions, vous avez peut-être un patron psychopathe :
Cette personne fait-elle de superbes présentations qui sont trop belles pour être vraies ? oui ❑ non ❑ A-t-elle des objectifs de carrière ambitieux mais irréalistes ? oui ❑ non ❑ A-t-elle d’elle-même une image surfaite, presque grandiose ? oui ❑ non ❑ Est-elle assoiffée de pouvoir, d’argent et de prestige ? oui ❑ non ❑ Ne sait-elle pas vraiment ce qu’elle veut dans la vie ? oui ❑ non ❑ S’attribue-t-elle le mérite du travail des autres ? oui ❑ non ❑ Emprunte-t-elle des fournitures en promettant de les rendre sans jamais le faire ? oui ❑ non ❑ Pique-t-elle des colères, vite calmées, faisant ensuite comme si de rien n’était ? oui ❑ non ❑
Semble-t-elle aimer les sensations fortes ? oui ❑ non ❑
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emploi
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o p p o r t u n i t é s
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multimédia
i n t e l l i g e n c e s
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A l’affût des subtils messages du dictateur Kim Jong-il PROPAGANDE Faute de disposer ■
d’informations directes, les Occidentaux analysent en détail les médias officiels nord-coréens. Un bon moyen de savoir ce que pensent les dirigeants de la Corée du Nord. THE WALL STREET JOURNAL
New York DE SÉOUL n Corée du Nord, la nouvelle vient de tomber : 2003 a été une “illustre année de victoires” pour le pays dans son épreuve de force avec les Etats-Unis, et ce grâce à la sagesse de son dirigeant suprême, Kim Jong-il, et à la “puissance” de son armée. Selon d’autres articles de la presse nord-coréenne, le ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, est un “rebut de l’humanité” et un “nain politique”, tandis que “la clique de Bush nourrit toujours le dessein de déclencher à tout prix une nouvelle guerre sur la péninsule Coréenne”. Avec toutes ses références à la lutte des classes et au combat entre révolutionnaires et réactionnaires, le contenu de la presse officielle nordcoréenne n’est pas sans rappeler la propagande de la guerre froide. “Si les impérialistes américains et leurs laquais déclenchent une nouvelle guerre, notre armée et notre peuple leur infligeront une défaite écrasante”, se vantait fin 2003 l’Agence centrale de presse coréenne (KCNA). Malgré ses fanfaronnades d’un autre âge et son style fondé sur le culte de la personnalité, cette presse d’Etat constitue pour Pyongyang l’un des plus importants outils de communication avec le monde extérieur. Pour les étrangers, c’est aussi l’une des plus grandes vitrines sur la vie en Corée du Nord, pays qui compte relativement peu de missions diplomatiques outre-mer et aucun représentant officiel à Séoul, Tokyo et Washington. C’est par la presse officielle, par exemple, que Pyongyang a répondu à la proposition de garantie écrite de sécurité faite par le président Bush en contrepartie de l’abandon de son programme nucléaire. Après une première dépêche de la KCNA qualifiant l’offre américaine de “ridicule”, l’agence a cité un porte-parole du ministère des Affaires étrangères disant que la Corée du Nord allait étudier la proposition. Aux Etats-Unis et en Asie, les services de renseignements et les experts analysent méticuleusement chaque phrase des dépêches nordcoréennes. Ils recherchent des indices susceptibles de les éclairer sur un large éventail de questions, de la santé de l’économie du pays à la dynamique du pouvoir au sein de l’élite dirigeante, et ils sont toujours à l’affût de subtils messages destinés à d’autres pays. A Séoul, le ministère de la Défense et les services de
E
“C’est ça !
Prosternez-vous devant votre Grand Dirigeant !” “En fait, ils mangent de l’herbe, monsieur.” Sur le panneau : Corée du Nord. Dessin paru dans Newsweek, New York.
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Sur la Toile
La présence officielle de la Corée du Nord sur le Net se résume aujourd’hui au site , dont le serveur se trouve en Espagne. Proposé en plusieurs langues, dont le suisse (sic), cet espace virtuel se présente avant tout comme un moyen de défendre le pays face aux dangers de l’impérialisme américain. Accueilli par les visages du “grand leader” Kim Il-sung et du “cher” leader Kim Jong-il, le visiteur pourra notamment découvrir l’hymne dédié à la défense nationale en version karaoké.
renseignements suivent les médias nord-coréens vingt-quatre heures sur vingt-quatre. “La Corée du Nord ayant été et demeurant un pays extrêmement fermé, tout ce qui apparaît dans ses médias fait l’objet d’une étude rigoureuse”, explique Larry A. Niksch, analyste au service des affaires étrangères, de la défense et du commerce du département de la recherche du Congrès américain. Les nouvelles envoyées par la KCNA sont diffusées dans le monde par l’intermédiaire du Korea News Service, une organisation qui a son siège à Tokyo et qui est dirigée par des Coréens favorables au régime de Pyongyang. Cette agence reçoit les nouvelles de la KCNA par satellite puis les envoie par courriel à des médias comme CNN, Associated Press ou Bloomberg News. Elle a également mis en place un site Internet sur lequel elle publie les
dépêches de la KCNA en anglais, en coréen et en espagnol, cette dernière édition étant apparemment destinée au marché cubain. Li Yang-su, directeur commercial de l’agence, nous a reçus dans une salle de conférences miteuse, décorée de portraits de Kim Jong-il et de son père, Kim Il-sung, dans des cadres dorés, et meublée de chaises beiges protégées par des têtières blanches d’une propreté douteuse. “Notre mission”, nous a-t-il dit, “est de transmettre les opinions de la Corée du Nord avec la plus grande précision possible.” Cet homme de 62 ans, vêtu d’une veste de velours bleu marine, d’un pantalon en serge et d’une chemise bleus, avec une cravate noire, a vingt et un ans d’ancienneté dans l’agence. D’origine coréenne, il est né au Japon et se présente comme un vieil amateur des classiques du cinéma américain. Un de ses favoris
est Citizen Kane, le film d’Orson Welles sur la vie du magnat de la presse William Randolph Hearst. “Les nouvelles en provenance des pays occidentaux et du Japon sont toutes les mêmes et elles sont parfois déformées, se plaint-il. Notre objectif est de rétablir la vérité.” Interrogé sur le rôle de la KCNA dans la propagation de l’idéologie socialiste et du juche, la doctrine quasi religieuse d’autonomie de la Corée du Nord, Li Yang-su reconnaît que “la promotion du socialisme est très importante” pour la presse nord-coréenne. Mais il s’empresse d’ajouter : “Changeons de sujet. Pratiquez-vous un sport ?” Jang Hae-song, un ancien journaliste nord-coréen qui a quitté son pays pour s’installer en Corée du Sud en 1996, raconte que Kim Jongil lui-même suit de près les informations fournies par les médias officiels, émettant des directives mensuelles sur les sujets à couvrir et ordonnant aux journalistes de se faire plus ou moins critiques à l’encontre des gouvernements étrangers. La presse nord-coréenne attribue au leader suprême des pouvoirs presque surnaturels à la mesure de son statut quasi divin. Un article de 1999, intitulé “Prodiges de la nature”, indiquait que la présence de Kim Jong-il avait dissipé les nuages et ramené le soleil. Si l’on en croit des Occidentaux qui ont résidé en Corée du Nord, les journalistes locaux ont le sentiment d’agir comme leurs homologues étrangers. “De leur point de vue, tout le monde fait de la propagande”, explique Andrew Jardine, qui a travaillé pendant plus de un an comme correcteur pour Pyongyang Times, un hebdomadaire en anglais, et pour d’autres publications officielles. “Pour eux, les médias nordcoréens ne diffèrent en rien de ceux de l’Occident.” Gordon Fairclough
INTERNET
Pyongyang s’offre le haut débit ■ Il y a des gens tout en rondeur, tant sur le plan physique que moral. De doctes parleurs à la poignée de main convaincante et qui ont des relations partout, qui ne seront jamais seuls au bar et à qui n’importe quelle association confierait sa caisse. Jan Holtermann est de ceux-là. “Un homme d’affaires à demi sérieux”, comme il se dépeint lui-même. Il faut quand même bien être un peu sérieux pour aller jusqu’au bout de ce qu’il vient d’accomplir : il a contribué à connecter la Corée du Nord au réseau Internet en guise de cadeau pour l’anniversaire de son dirigeant Kim Jong-il, le 16 février dernier. Il s’agit d’un réseau pour quelques privilégiés, mais qui se met en place dans une dictature totalement coupée du monde. Un pays où radios et télévisions ne reçoivent que les chaînes d’Etat, et où les habitants doivent obtenir une autorisation of ficielle pour pouvoir téléphoner à l’étranger.
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Charmeur et obstiné, cet ancien banquier et consultant s’est souvent débrouillé pour être en contact avec les bonnes personnes. “Dans ce pays, il y a 6 000 programmeurs de talent”, explique-t-il. Et, grâce à lui, ils auront la possibilité de travailler pour l’Occident par le biais d’Internet. Son offre : les 6 000 meilleurs informaticiens du pays. Age moyen : 27 ans. Pour pas cher. Ils pourraient travailler pour de petites entreprises. “Elles ont le choix. Soit elles embauchent un développeur ici, qui coûte jusqu’à 1 000 euros par jour. Soit un Indien, pour 1 000 euros par semaine. Nous, nous proposons 1 000 euros par mois”, lâche-t-il. Holtermann est ravi de récupérer une petite par t du gâteau qu’il a lui-même mis au four. L’emplacement du centre névralgique en Corée du Nord est tenu secret. Car, pour Pyongyang, rien n’a plus de valeur que la sécurité. Elle compte
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encore plus que ce qui apparaîtra sur ses écrans. “Pour m’amuser, quand j’étais là-bas, je suis allé consulter le site de la CIA, dit Holtermann. Ça n’a déclenché que l’hilarité. En revanche, la pornographie, ça, ils n’en veulent pas.” Les Nord-Coréens ne surveillent pas tant la Toile que ses utilisateurs potentiels. Malgré tout, pour beaucoup, Internet est une bénédiction. Surtout pour les organisations étrangères, qui jusqu’à maintenant devaient payer une communication vers la Chine pour se connecter. Quand on lui demande si le fait de travailler avec une dictature ne l’empêche pas de dormir, Holtermann répond avec assurance : “Je ne connais pas d’Etat qui ne cherche pas à faire pression sur Internet. L’ennui, c’est que je ne peux pas envoyer de technicien là-bas avec sa burette d’huile au moindre petit problème.” Sven Stillich, Stern, Hambourg
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sciences
i n t e l l i g e n c e s
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Les Américains préparent la première greffe de visage CHIRURGIE Aux Etats■
Unis la première transplantation de visage est imminente . Si les problèmes éthiques sont loin d’être résolus, les médecins pensent posséder les techniques nécessaires. LOS ANGELES TIMES
Los Angeles our ce qui est de la technique chirurgicale, une greffe de la face aurait pu être réalisée il y a dix ans”, assure le Dr John Barker, directeur de recherche au sein de l’équipe de chirurgiens de Louisville [Kentucky]. “Aujourd’hui, d’après les résultats préliminaires de nos réflexions sur les questions d’éthique, nous pensons que le moment est venu.” Des médecins de l’université de Louisville espèrent bientôt sélectionner un candidat à l’opération, peut-être avant la fin de l’année. Cette même équipe a réalisé, en 1999, la première greffe de main aux EtatsUnis (la première mondiale étant française). Des chirurgiens d’autres pays cherchent aussi à effectuer des greffes de la face.Tous s’accordent à dire que la première transplantation mondiale de la face est pour bientôt.
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LA MICROCHIRURGIE DEVENUE MONNAIE COURANTE
En effet, on dispose depuis longtemps des compétences techniques nécessaires à une telle intervention. Les chirurgiens greffent couramment des organes d’un sujet à un autre, et certaines greffes de membres ont même réussi. Ces interventions, naguère remarquables, sont devenues pour ainsi dire monnaie courante. Mais, avec le visage, bien plus encore qu’avec une main, on touche à l’iden-
tité même du sujet, reconnaissent les chirurgiens de Louisville. C’est à travers notre visage que les autres nous reconnaissent et que nous n o u s p e r c e vo n s t e l s q u e n o u s sommes. La possibilité de toucher à cette identité – un procédé cher aux auteurs de science-fiction – pourrait horrifier l’opinion, privant ces opérations d’un soutien indispensable. Au Royaume-Uni, les réserves émises par le milieu médical ont retardé les projets de greffe de la face. Conscients du caractère délicat d’une telle chirurgie, les médecins du Kentucky ne tiennent pas à précipiter les choses. L’équipe passe en revue les arguments éthiques en faveur et à l’encontre de l’intervention, effectuant des enquêtes pour évaluer la réaction probable de l’opinion. Par ailleurs, les effets psychologiques d’une telle métamorphose sont imprévisibles. “Les visages”, explique un rapport établi d’après une enquête britannique, “nous aident à comprendre qui nous sommes et d’où nous venons.” Une greffe de la face ferait appel à la microchirurgie, technique consistant à suturer de très petits nerfs et vaisseaux sanguins. Au cours des premières tentatives, les praticiens prélèveraient sans doute une couche du tissu du donneur comportant la peau, des muscles, des nerfs, des tendons et des vaisseaux. Le visage du patient défiguré serait dénudé jusqu’à l’os, et les chirurgiens inséreraient le greffon sur ce suppor t osseux avant de l’y fixer. Il en résulterait un visage hybride, empruntant des traits à la fois au donneur et au receveur, au dire du Dr Barker. L’équipe a essayé d’anticiper le résultat esthétique en faisant des expériences sur des cadavres. Ils ont obtenu des visages qui ressemblent à la fois à celui du donneur et du receveur, ou peut-être à celui d’un parent de l’un ou de l’autre. “On est étonné de voir à quel point les receveurs ne ressemblent pas aux donneurs, précise le Dr Barker. Si l’on transplantait toute la structure osseuse,
Dessin de Toño
Benavides paru dans El Mundo, Madrid.
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Ethique
En France, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) s’est dit opposé aux greffes totales de la face le 2 mars dernier. Cela étant, le Pr Laurent Lantieri, chef du service de chirurgie plastique reconstructrice de l’hôpital HenriMondor de Créteil, jugeant cet avis très restrictif, a annoncé qu’il continuait à envisager une transplantation partielle du “triangle bouche-nez”.
Un hors série très people et très politique COURRIER INTERNATIONAL N ° 697
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en revanche, ils auraient exactement le même visage que le donneur.” (Ce qui n’est pas possible dans l’état actuel de la technique.) Les premiers jalons d’une greffe de la face ont été posés il y a environ cinq ans, lorsque des chirurgiens français ont transplanté une main prélevée sur un cadavre. Depuis lors, plus de vingt greffes de main ont été réalisées dans le monde. En outre, les chirurgiens ont acquis une grande habileté quant à la réimplantation de mains, de cuirs chevelus ou de grands lambeaux de visage arrachés au cours d’accidents. Dans la plupart des cas, les tissus ainsi réimplantés sont mutilés et salis, ce qui demande aux chirurgiens un travail considérable, dans un contexte d’urgence. De la même façon, les spécialistes de la chirurgie reconstructrice prélèvent couramment des tissus sur d’autres parties du corps avant de remodeler et de fixer ces greffons sur les visages d’accidentés. “Ce que font les chirurgiens qui reconstruisent un visage est sans doute plus difficile techniquement que de transplanter un visage, assure le Dr Barker. Avec une greffe intégrale, le donneur est parfaitement conservé.Tout est planifié. On prélève tout le tissu dont on a besoin sur le donneur, voire davantage. Et on peut enlever l’excédent.” Comme les gens qui se font greffer un cœur ou un autre organe, les receveurs d’une greffe de la face devront suivre un traitement jusqu’à la fin de leurs jours pour éviter que leur organisme ne regrette le greffon. Les risques à long terme de ces médicaments – outre les conséquences psychologiques imprévisibles que pourra entraîner le fait de porter le visage d’un autre – ont été évoqués par le Collège royal des chirurgiens (Royaume-Uni) pour justifier un moratoire sur de telles interventions. Un chirurgien reconstructeur, le Dr Peter Butler, du Royal Free Hospital, à Londres, avait suscité un débat national au Royaume-Uni en déclarant qu’il voulait greffer un visage. DU 11 AU 17 MARS 2004
L’idée “mérite réflexion”, conclut le Collège royal des chirurgiens dans le rapport qu’il a publié en novembre dernier sur ce thème, mais “tant qu’il n’y aura pas davantage d’études et qu’on ne pourra pas mieux prévenir les complications, il serait déraisonnable de pratiquer des greffes de visage humain.” Aux Etats-Unis, une telle instance officielle ne sera pas consultée. Les chirurgiens de Louisville doivent obtenir l’accord de la commission d’étude institutionnelle de leur hôpital pour pouvoir pratiquer cette intervention. (Ces commissions ont pour but [aux Etats-Unis] de superviser la recherche médicale dans certains établissements ou centres de recherche.) Toutefois, les chirurgiens reconstructeurs américains ont les mêmes inquiétudes que les praticiens Britanniques. “Même s’il nous arrive d’accomplir des prouesses techniques, nous devons nous demander si nous serons capables d’assurer le suivi dans d’autres domaines,comme la compatibilité des tissus, les phénomènes de rejet, les problèmes sociaux. Pouvonsnous surmonter tous les autres problèmes ?” s’interroge le Dr James Wells, un chirurgien plasticien de Long Beach [en Californie] et ancien président de la Société américaine des chirurgiens plasticiens. “Ces chirurgiens n’ont pas répondu à toutes les questions”, affirmet-il à propos de l’équipe de Louisville. QUE FAIRE EN CAS DE REJET DE LA GREFFE ?
L’utilisation des médicaments antirejet, notamment, n’est pas sans danger. Destinés à empêcher le système immunitaire du receveur de rejeter les tissus du donneur, ces médicaments peuvent, à long terme, induire une hypertension, un diabète, une toxicité rénale ou favoriser les infections. “Il est peut-être temps d’envisager les greffes de la face pour les gens affreusement défigurés. C’est sans doute ce qui produirait les meilleurs résultats d’un point de vue fonctionnel et esthétique”, reconnaît le Dr Rod Rohrich, président de la Société américaine des chirurgiens plasticiens et chirurgien au Southwestern Medical Center de l’Université du Texas à Dallas. “Ce sont surtout les médicaments qui posent un problème. Si nous pouvions le résoudre, les greffes de la face se banaliseraient. Mais à long terme ces médicaments peuvent être dangereux. Le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle”, ajoute-t-il. Par ailleurs, il est possible que le traitement soit inefficace et que l’organisme du receveur rejette le nouveau visage. Le Dr Barker précise qu’en pareil cas il faudrait tenter une deuxième transplantation. Un candidat pour une greffe de la face devrait bien mesurer les conséquences d’un échec, à en croire Eric Trump, spécialiste de l’éthique au Hastings Center, un institut de recherche sur la bioéthique installé à Garrison (Etat de New York). “Le rejet d’un visage, ce serait une véritable horreur. Il y aurait un gonflement, une décoloration… Alors qu’est-ce qu’on ferait ?” Shari Roan
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sciences
intelligences
Un cristal creux comme réservoir du futur CHIMIE Des spécialistes ■
ont créé un cristal léger et stable qui peut stocker plus de cent fois son volume en hydrogène.
La structure du cristal-réservoir La structure interne du cristal-réservoir, appelé MOF-177, contient une multitude de petites structures qui accroissent sa surface. (Les formes sont simplifiées)
THE NEW YORK TIMES
première vue, on croit avoir affaire à du diamant. Mais ce cristal incolore est la légèreté même. Un cube de 2,5 cm de côté de ce matériau pèse environ 1,5 g. A l’œil nu il apparaît compact, mais au microscope on découvre un véritable gruyère. Les molécules de ce cristal sont empilées de manière telle que 95 % du volume est constitué d’espace vide. “C’est pour cette raison que nous pensons qu’il va être très utile”, assure Omar Yaghi, professeur de chimie à l’université du Michigan. Un cristal presque vide peut servir à stocker différentes substances, et en particulier de l’hydrogène. En effet, l’un des obstacles au passage à l’“économie de l’hydrogène”, qui viendrait remplacer les carburants fossiles, tient au fait que l’hydrogène, gazeux à température ambiante, prend beaucoup de place. Résultat : pour faire tenir une quantité suffisante d’hydrogène dans un réservoir de taille normale, il faut soit le comprimer à des pressions très élevées, ce qui représente un risque en cas de choc, soit le refroidir à des températures très basses, ce qui n’est ni commode ni rentable. (Le carburant devrait être congelé y compris lorsque la voiture serait en stationnement.)
A
Dans un cristal classique, les molécules de gaz se fixent sur les faces et les arêtes, ce qui permet de n'en stocker qu'un petit nombre.
Sources : A.J. Matzger, U Michigan et NYT
New York
Les molécules de gaz se lient aux nouvelles surfaces, ce qui augmente considérablement la capacité de stockage du cristal.
Au lieu de cela, Omar Yaghi pense que les cristaux éphémères pourraient jouer le rôle d’éponges à hydrogène, stockant le gaz à température ambiante et à la pression atmosphérique, ou quasiment. Si un cube de 2,5 cm de côté pouvait être démonté et déployé, il couvrirait une surface équivalant aux deux tiers d’un terrain de football. [Il possède une surface de 4 500 mètres carrés par gramme !] L’hydrogène et les autres molécules s’agglutinent sur les surfaces. Ainsi, créer un cristal d’une plus grande superficie permet d’y loger davantage de molécules. “On peut dès lors accumuler ces molécules sans appliquer une grande pression”, explique le Dr Yaghi. Ce dernier et ses collaborateurs de l’université du Michigan et de l’université d’Etat de l’Arizona viennent de publier les résultats de leurs travaux dans la revue Nature. Ils présentent les propriétés d’un composé qui porte le nom de Metal-
Organic Framework n° 177, ou MOF-177. (Tout a commencé avec le MOF-1, qui a été amélioré jusqu’à donner le MOF-177.) Celui-ci, ou l’un de ses successeurs, pourrait devenir le réservoir de demain. DES PROPRIÉTÉS AMÉLIORÉES RÉGULIÈREMENT
Le MOF-177 ressemble à un Meccano : une molécule d’oxyde de zinc y joue le rôle d’un moyeu central à partir duquel rayonnent des tiges rigides à base de carbone. “Je cherchais à fabriquer des structures à partir de briques moléculaires”, commente le Dr Yaghi. A l’arrivée, on obtient un treillage tridimensionnel, rappelant un flocon de neige, avec beaucoup d’espace vide. Du fait que les molécules sont rigides, le cristal ne s’effondre pas comme un ballon quand on le vide de l’air qu’il contient. Dans l’article de Nature, les chercheurs expliquent qu’ils ont rempli un cris-
tal MOF-177 d’azote et de fullerènes (des molécules de carbone en forme de ballon de football). Ils sont parvenus à faire tenir 36 grammes d’azote dans 28 grammes de cristal MOF-177 [1 gramme de gaz occupe normalement un volume d’environ 1 litre ; il a donc été condensé plus de 100 fois.] “Cela n’a pas été très difficile”, assure le Dr Adam Matzger, professeur de chimie de l’université du Michigan et coauteur de l’article paru dans Nature. Les chercheurs ont également montré que de grandes molécules, telles celles utilisées comme teintures, pouvaient se glisser dans les trous et teindre le cristal en rouge, en orange et en vert. L’année dernière, dans la revue Science, les chercheurs dirigés par le Dr Yaghi avaient rapporté qu’un composé plus ancien, le MOF-5, pouvait concentrer 1 % de son poids en hydrogène à température ambiante et supporter une pression de 20 atmosphères. [Comme les gaz sont beaucoup plus légers que les solides, même si le pourcentage en masse semble faible, en fait la quantité de gaz est importante.] Le MOF177 couvre une surface 50 % moins importante, et le Dr Yaghi pense pouvoir accroître encore la surface et la capacité de ce cristal en plaçant de grosses molécules dans les vides. “Ces cristaux sont intéressants, i l s sont novateurs”, reconnaît le Dr Michael D. Ward, directeur du Materials Research Science and Engineering Center de l’université du Minnesota. “Reste à savoir s’ils s’intégreront à une économie de l’hydrogène.” Le ministère de l’Energie estime que, pour être viable économiquement, le stockage de l’hydrogène demandera des concentrations d’au moins 6,5 %. Kenneth Chang
LA SANTÉ VUE D’AILLEURS
Un vaccin de synthèse cubain pour les enfants des pays pauvres
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ne équipe de chercheurs cubains et canadiens vient de mettre au point un vaccin de synthèse contre une bactérie qui tue un demi-million d’enfants par an. L’Haemophilus influenzae de type B (HIB) fait en effet des ravages parmi les enfants de moins de 5 ans, si l’on en croit Vicente Verez, directeur du Centre des antigènes de synthèse de l’université de La Havane, une institution unique en son genre fondée il y a vingt ans. Jusqu’au milieu des années 80, il n’existait pas de remède contre cette bactérie particulièrement dangereuse, qui se loge dans la cavité buccale des moins de 5 ans, un âge où l’organisme est incapable de la détecter pour la combattre. Selon la voie qu’emprunte cet agent infectieux, il peut Dessin de Silvia Alcoba paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.
provoquer une pneumonie, une sinusite, une méningite ou une septicémie (infection généralisée du sang). L’enfant peut soit en mourir, soit garder des séquelles graves, comme une surdité ou un retard mental. Vers la fin des années 80, raconte Verez, les chercheurs ont fini par obtenir un vaccin. “Ce fut une découver te formidable”, assure Verez. On a commencé à produire les premiers vaccins de ce type en Europe et au Japon, ce qui a eu d’importantes répercussions sur les systèmes de santé de ces pays. Initialement le vaccin coûtait 30 dollars la dose, “ce qui était impensable en dehors du monde développé”. Depuis lors, les prix ont baissé, ils varient aujourd’hui entre 3 et 10 dollars, et les vaccins commencent à arriver dans d’autres pays. Pourtant, mondialement, la vaccination contre l’Haemophilus
influenzae reste très insuf fisante. Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) affirme que seulement 2 % de la population mondiale est vaccinée. Lorsque le premier vaccin est apparu, plusieurs institutions dans le monde ont pensé à une autre stratégie : synthétiser l’antigène. Au moins dix laboratoires se sont lancés dans ce projet, mais l’équipe cubaine est la seule à avoir réussi. Jusqu’à présent, aucun vaccin n’avait été préparé à par tir d’un antigène de synthèse. La technologie a été brevetée en commun par l’université de La Havane et celle d’Ottawa, qui a par ticipé aux recherches. Verez reconnaît que ce vaccin, fabriqué à Cuba et commercialisé par le laboratoire Heber-Biotec sous la marque Quimi-Hib, est encore trop cher pour se présenter comme solution pour les pays pauvres. Mais à terme, il devrait rejoindre les prix les plus bas du vaccin classique. Il rappelle aussi qu’en treize ans les grands la-
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boratoires européens et américains n’ont pas produit plus de 100 millions de doses de vaccin contre l’Haemophilus influenzae. Or, d’ici à deux ou trois ans, HeberBiotec devrait avoir produit quelque 50 millions de doses. Verez pense qu’à l’avenir la production de synthèse coexistera avec la voie classique. “C’est une technologie de plus, une autre possibilité”, assure-t-il. L’un de ses avantages tient au fait qu’elle n’utilise pas de micro-organismes, tout se fait chimiquement. Résultat : il n’y a aucun risque de retrouver un résidu toxique du virus dans le vaccin, ce qui peut arriver avec les vaccins classiques. “C’est une technologie plus propre, plus sûre”, explique-t-il. L’équipe de Verez entend maintenant passer à l’étape supérieure en produisant le vaccin contre le pneumocoque, une bactérie responsable notamment de méningites et de pneuGerardo Arreola, monies. La Jornada, Mexico
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voya ge
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LOIN DES RUINES MAYAS
A Livingston, dans le Guatemala noir C’est une cité perdue dans un monde d’eau et de mangroves. Peuplée de descendants d’esclaves mystiques, Livingston n’est accessible qu’en bateau, le long d’un fleuve au nom de rêve : le Río Dulce, le doux fleuve. LA REPUBBLICA
Rome
L
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Garifunas
Ces “Noirs Caraïbes”, que l’on retrouve aussi sur les côtes du Belize et du Honduras, sont les descendants d’esclaves africains et d’Indiens Caraïbes. Au XVIe siècle, les esclaves fuyant les plantations des Antilles se réfugièrent sur l’île de Saint-Vincent, alors territoire neutre aux mains des Indiens Caraïbes, ainsi que certains survivants des naufrages de négriers espagnols. Là, ils se métissèrent aux Indiens Caraïbes, Arawaks et Kalipunas, dont ils adoptèrent la culture, le mode de vie.
Vers Tikal
89° Ouest
Département du PETÉN
BELIZE
a musique explose dans l’air brûlant comme une onde de choc. “Mi cuerpo quiere salsa” [Mon corps veut de la salsa], hurle à la radio une voix puissante, troublant un court instant le vol des pélicans, qui planent, silencieux, dans le ciel couleur de lait de Livingston, au Guatemala. Les notes s’échappent vers le panteón voisin, le cimetière, enchevêtrement de croix et de tombes qui, jour après jour, luttent pour leur survie face aux écheveaux des racines du grand kapok. Tout le monde ici le dit : “Si cet arbre meurt, Livingston mourra !” Mais pour le moment personne ne s’inquiète, pas même les pin-up défraîchies, couleur chocolat, qui clignent de l’œil sur quelques posters attaqués par le temps, à l’ombre du Piel Canela, “Peau couleur cannelle”, sans doute celle de la jeune fille qui, dans un lointain passé, inspira le nom du café. Autour d’elles les souvenirs, les rêves et les fantasmes errent en roue libre, alimentés par les torrents de rhum qu’engloutissent des clients prêts à vous raconter leur vie pour un verre.Tel Petronillo, dit Pelé, que tout le monde appelle “El Músico” [le Musicien] et qui rêve de jouer à Cuba avant de mourir… “J’irais là-bas, même sur un radeau, jouer une note et rien de plus.” En attendant, pour une bière glacée, il vous offre les fragments d’une existence passée à se balader et à jouer à travers tout le continent, des histoires de cuites phénoménales aux Etats-Unis, transformés par sa mémoire en un mythique gringolandia, et des souvenirs épiques de cantinas [bars] perdues au fin fond de l’Amérique centrale. “La pire était celle d’El Progreso, du côté de Cuilapa, au Guatemala. Un soir, un type arrive et me prend par le col. ‘Eh, le nègre ! Si tu ne me joues pas El Rey, je te tue comme un chien’, et il commence à tirer comme un forcené. Pan, pan, pan… ! Heureusement, je connaissais la chanson, et elle m’a même permis de me trouver une fiancée.” Cela n’a pas dû être trop difficile, vu sa solide réputation de coureur de jupons impénitent, qui lui a valu cet autre surnom (très convoité) de “Unidad centroamericana”(“Unité de l’Amérique centrale”), allusion à toutes les créatures qu’il aurait, selon la rumeur publique, semées le long de l’Isthme. C’est un monde de rêves envolés que ce
Macondo noir [du nom du village improbable où se passe le célèbre roman de Gabriel García Marquez Cent Ans de solitude] perdu au beau milieu d’un univers aussi rude qu’étrange, fait d’eau et de mangroves, de villages de pêcheurs aux noms fabuleux, comme Vuelvemujer, “Femmereviens”, ou encore Monte de Oro [Mont d’or]. Des villages qui s’égrènent le long d’un fleuve au nom de rêve, le Río Dulce, qui traîne lourdement ses gros méandres où les dauphins sautent tranquillement jusqu’à une dernière paroi rocheuse, où la muraille verte de la forêt s’ouvre sur la baie d’Amatique et sur une poignée de maisons bigarrées. C’est Livingston, agrippée à deux embarcadères et habitée par les Garifunas [voir chandelle ci-contre] et où, aujourd’hui encore, on ne peut accéder qu’en bateau. “Les esprits des ancêtres sont mécontents.” Pour Greg, émigré à Manhattan et apprenti prêtre du syncrétisme garifuna, cela ne fait aucun doute. “A trois reprises, ils ont essayé de construire un pont ; à trois reprises, il s’est effondré. Il ne nous sert à rien, ce pont, nous nous portons très bien comme ça !” Et, face à mon regard perplexe, il surenchérit avec un sourire sarcastique : “Une fois, ils avaient projeté de construire un port, en utilisant même de la dynamite. Mais, après avoir tué une vingtaine de personnes, ils ont dû s’avouer vaincus. On ne blague pas avec Livingston, c’est un lieu sacré.” Il n’y a pas de quoi rire, en effet, même pas avec notre cynisme occidental : les cyclones meurtriers des Caraïbes ne sont jamais parvenus jusqu’ici, laissant pantois (et sans explications à fournir) les météorologues du monde entier. Alors, le doute vous assaille : et si tout cela était vrai, si, dans ces lieux, Chango, Oshun et Obatala, les dieux ancestraux des Garifunas, régnaient encore en maîtres, au nez et à la barbe de l’inéluctable mondialisation ? Ces dieux sont probablement arrivés ici en même temps que le fondateur de Livingston, Marcos Sánchez Díaz, un jour lointain de 1802. Ce petit paradis perdu a dû beaucoup lui plaire, car, depuis lors, afin d’y demeurer, Marcos n’a jamais cessé de se réincarner en des personnes diffé-
Tikal MEXIQUE
Dépt du HAUT VERAPAZ
Guatemala
d’ A Baie ma tiqu
Lívingston Río Dulce Lac d’Izabal
GUATE MALA
e
Puerto Barrios
HONDURAS
GUATEMALA 0
SALVADOR
16° Nord
Département d’IZABAL
HOND.
Cuilapa 0
GOLFE DU HONDURAS
BELIZE
50 km
200 km
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rentes. “Tu vois”, me susurre Luis, coupe rasta et dents en or, en me montrant une femme grassouillette aux airs d’ange, “maintenant, l’âme du fondateur s’est réincarnée en elle, c’est-à-dire en une personne respectable. Auparavant, elle avait essayé avec un jeune homme, mais il n’était pas fiable.” Néanmoins, pour se matérialiser, Marcos patiente jusqu’à la fête de San Isidro,Yurumein pour les Garifunas, lorsqu’au cours de longues processions ceux-ci promènent son portrait un peu terni à travers les rues, tout emplies du rythme infernal des grands tambours qui font trembler les murs fragiles des maisons tamales. Celles-ci, traditionnelles, sont ainsi dénommées parce qu’elles sont recouvertes de feuilles de bananiers et que la viande, c’est-à-dire les hommes, est à l’intérieur, justement comme dans les tamales [préparation de viande ou de poisson enrobée par des feuilles de bananier et cuite à la vapeur]. Mais aujourd’hui les gens sont tous dehors pour revendiquer une identité longtemps niée, en dansant sur les notes syncopées du punta rock, la musique garifuna qui ensorcelle, depuis le Belize jusqu’au Honduras. De misérables drapeaux à damiers flottent dans la pénombre d’un sentier de campagne, illuminés par un soleil couleur sang qui fend les nuages comme une lame, tandis que l’air se charge d’encens. C’est le Dugù, la plus secrète des cérémonies, quand les Garifunas se rassemblent loin des regards extérieurs pour invoquer les esprits des ancêtres. C’est un autre monde, dominé par des forces obscures dont les prêtres traditionnels profiteraient bien souvent pour exercer un contrôle occulte sur l’ensemble de la communauté. Ce sont des choses qui se murmurent mais ne se disent pas, comme tout ce qui, à Livingston, couve en coulisse derrière le spectacle du paradis tropical, donné pour la plus grande joie des touristes de passage, théâtre de l’absurde où tous jouent un rôle, qui est par ailleurs celui de leur survie physique. Il y a de la place pour tout le monde, pour les commerçants chinois, pour les silencieux Mayas Kekchi, éternellement chargés d’énormes ballots, et pour cette serveuse qui m’a cloué du regard en disant : “Emmène-moi en Italie avec toi !” Puis, consciente qu’elle exagérait peut-être un peu, elle est passée à : “Offre-moi une bière”, pour enfin se contenter d’un : “T’as 5 quetzals ?”
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carnet de route Y ALLER ■ Il n’existe pas de vols directs entre Paris et Guatemala. Il faut compter au moins une escale, en général à Miami ou à Mexico. Iberia propose un AR promotionnel avec changement à Madrid et à Miami pour 655 euros. Ensuite, il faut aller jusqu’à Puerto Barrios en bus (à 295 km de Ciudad de Guatemala, cinq heures de route) ou en avion. La route s’arrête à Puerto Barrios, et Livingston est uniquement accessible par bateau : il y a de fréquentes navettes collectives ou individuelles, les premières, plus économiques, partant une fois qu’elles sont remplies. Deux fois par jour, il existe un bateau plus grand, mais ses horaires sont assez “élastiques”. Une solution, nettement plus spectaculaire, est d’arriver par le Río Dulce. Certains bateaux partent aussi du Honduras ou du Belize.
On a essayé trois
fois de construire un pont pour relier Livingston à la terre ferme. Sans succès. Car les esprit sont mécontents…
Isabel Araña
est la dernière femme de Livingston à connaître les secrets de la médecine traditionnelle garifuna.
Enrico Mar tino
Ainsi va la vie, ainsi passent les jours à Livingston, tandis que d’astucieux rastas bonimentent de jeunes Européens alternatifs en quête du paradis ultime, qui les regardent extasiés, comme s’ils étaient le Christ réincarné. Ce doit être cette atmosphère de parfums et d’émotions qui transforme les hommes et les pousse à se raconter. A évoquer les jours de gloire, quand le consul du Kaiser attendait sur le quai le vapeur Magdalena (qui n’existe plus que sur une vieille affiche publique rongée) pour y charger le café des plantations allemandes de l’Alta Verapaz. Ou ces Caraïbes qu’a connues don Julio Lee, le président de la coopérative des pêcheurs. “Quand c’était encore une mer d’aventures, où l’on croisait des gens de toutes les races, une mer de ports et de tavernes où les bagarres finissaient rapidement et où tout le monde était de nouveau ami le lendemain, pas comme maintenant, où pour un rien on sort tout de suite les mitraillettes et les pistolets. Une mer où un jour on pêchait des requins dans les cayos du Belize, le mois d’après des langoustes géantes, et puis où on pouvait tout perdre au cours d’une tempête. Cela m’est arrivé aussi” – et, pendant qu’il parle, ses yeux se mouillent presque – “sur le récif de Quitasueño. On l’appelle comme ça,‘Chasse-sommeil’, parce que c’est une barrière de corail meurtrière, un cimetière de bateaux face à l’île colombienne de San Andrés.” Dans le golfe du Honduras, la mer est trompeuse, plate comme la main, mais capable de se déchaîner tout à coup et de soulever des murailles d’eau qui pourraient couler un paquebot trans-
atlantique. Seul quelqu’un comme Morokoy, le visage séché par le soleil et des histoires effrayantes de naufrages derrière lui, peut faire voler sa lancha [canot à moteur], en naviguant à vue, sur cette inquiétante immensité bleue dépourvue de points de repères. Quand on prononce le mot “boussole”, Morokoy se tord de rire. “A quoi ça sert ? Il y a le soleil !”, même si tout le monde dans le coin a en mémoire l’histoire de Peralta “El Loco”, le Fou, qui, à cause des nuages, s’était perdu avec un groupe de touristes pour finalement échouer, après une nuit apocalyptique, au Honduras, poussé par la tempête. Mais, aujourd’hui, le golfe est de bonne humeur, et, après deux bonnes heures de navigation, nous apercevons quelques cocotiers qui vacillent à l’horizon. Ils indiquent les cayos Sapodillos, qui, politiquement, appartiendraient à l’ex-Honduras britannique, le Belize, même si la chose ne semble pas intéresser grand monde, pas même la paire de policiers vautrés sur une petite jetée, écaillant lentement des poissons, le regard perdu dans le vide, comme ceux qui savent bien que le temps n’a pas de valeur. La chaloupe glisse parmi de petites plages de sable blanc, où l’on bute sur des coquillages roses, grands comme des pierres, et de gros coraux à fleur d’eau, dans un labyrinthe cristallin peuplé de poissons couverts de rayures, de losanges ou de cercles jaunes et violets, qui semblent tout droit sortis du rêve qui sommeille dans l’imaginaire de chacun de nous. Le soir venu, alors que le soleil s’évanouit et que les enfants dévalent à vélo, comme des fous, la seule rue qui mène au port, une lune aussi grande qu’une assiette se glisse parmi les nuages bleus poussés par le vent et illumine les petits clubs de reggae où l’on danse pieds nus sur la plage. Plus loin, hormis le clapotis des vagues, on n’entend plus que le bruit, sourd et doux à la fois, de quelques noix de coco qui tombent sur le sable. On dit aussi qu’ici, à Livingston, la seule activité est de s’asseoir par terre et d’attendre que tombe une noix de coco : si elle ne tombe pas aujourd’hui, elle tombera mañana, demain. Peutêtre est-ce vrai ou peut-être n’est-ce qu’un rêve ; mais, d’ailleurs, où les rêves sont-ils possibles, sinon à Macondo ? Enrico Martino
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Enrico Mar tino
Enrico Mar tino
SE LOGER ■ L’hôtel Tukan Dugù (tél. : 502 [0] 948-1572) est l’hôtel chic de Livingston, situé dans la verdure d’un jardin tropical. En plus du bâtiment central, il possède quelques bungalows avec une vue magnifique sur la baie d’Amatique. Les chambres doubles coûtent environ 84 dollars. A Livingston, les nuits peuvent durer jusqu’aux aurores, il suffit pour cela de faire le tour des clubs de reggae, le long de la plage. Il est difficile de dire lequel est le meilleur, tant la musique est bonne partout.
SE RESTAURER
■ La spécialité locale est le tapado, un délicieux ragoût à base de poisson, de crabe, d’écrevisse et de divers crustacés, avec des bananes et des noix de coco, le tout assaisonné de coriandre. Le restaurant le plus populaire parmi les touristes est le Bahia Azul, dans la rue principale, qui fait aussi office de véritable centre d’information, indispensable pour trouver un passage vers le Belize ou vers le Honduras, faire une “écocroisière” sur le Río Dulce ou simplement pour savoir ce qui se passe en ville. Une alternative “historique” est proposée par le Margot, spécialiste des ceviches et des écrevisses, face à l’église évangélique du Nazareño. Le long du Río Dulce, on peut faire une halte chez El Viajero (tél. : 902-7059), à vingt minutes en barque de Livingston.
SE DÉPLACER ■ Pour se rendre aux cayos Sapodillos, il faut choisir les lancheros qui donnent des garanties, car le golfe du Honduras n’est pas une plaisanterie. Morokoy est digne de confiance : tout le monde pourra vous indiquer sa maisonnette, à quelques mètres du port. Il faut compter au moins 350 ou 400 dollars pour une barque ; mais cela en vaut vraiment la peine. À NE PAS MANQUER ■ Même si vous êtes spécialement venus rêver sur cette côte Caraïbe peu connue, il est dommage de repartir du Guatemala sans avoir visité Tikal, l’un des plus beaux sites mayas de la région, situé au cœur de la jungle du Petén. Ses temples sont si hauts que Tikal a souvent été baptisé la “New York maya”. Il est facile de s’y rendre par avion ou par bus et, de toute façon, les distances sont courtes dans ce petit pays. L’ensemble des informations pratiques sur la région, enrichi de liens, peut être consulté sur le site de Courrier international :
courrierinternational.com
Publicite
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LE PÉRIPLE DE DEUX DESSINATEURS SUÉDOIS
Road-movie balkanique Un chien aplati, le maréchal Tito ressuscité, des veuves traumatisées : ce sont quelques-uns des ingrédients de Bosnian flat dog, l’album écrit à quatre mains par Max Andersson et Lars Sjunnesson. SVENSKA DAGBLADET (extraits)
Stockholm iction ou réalité ? Les deux sont intimement mêlées dans l’album de Max Andersson et Lars Sjunnesson Bosnian flat dog* [Le chien aplati de Bosnie], qui vient de paraître en Suède.Tout a commencé au printemps 1999. Les deux auteurs de bande dessinée se trouvaient dans la capitale slovéne, Ljubljana, pour une série de conférences. A la suite d’un appel téléphonique, ils se retrouvèrent embarqués dans un périple en voiture à travers l’ex-Yougoslavie, au moment où les avions de l’OTAN bombardaient la Serbie voisine [lors de la guerre du Kosovo, de mars à juin 1999]. Le sujet de l’album, c’est précisément ce voyage, dont les deux auteurs racontent les péripéties plus ou moins véridiques. Sur la route, ils croisent des marchandes de glace, des veuves traumatisées de Srebrenica, une chanteuse suédoise ayant remporté un concours de l’Eurovision et la nouvelle race de chien aplati de Bosnie, sur laquelle nous reviendrons. “J’ai honte, mais je dois avouer que j’ai eu peur,même si je n’avais aucune raison. Nous étions, en effet, en dehors des zones de guerre”, avoue Max Andersson. Lars Sjunnesson acquiesce, étouffe un rire et explique que, comme dans le livre, ils étaient partis avec quelques paquets de cigarettes pour soudoyer les paramilitaires qui risquaient de les arrêter. En fait, ça n’est jamais arrivé. Nous sommes à Berlin, dans l’appartement de Lars Sjunnesson, qui a servi de lieu de travail aux deux compères au cours des trois dernières années. Sur une chaise, dans un coin du séjour, est affalé un Tito en papier mâché, revêtu d’un uniforme couvert de vieilles médailles de la RDA. L’ancien chef de l’Etat yougoslave est l’une des figures clés de Bosnian flat dog et, selon Lars Sjunnesson, la véritable raison d’être du livre. “Tito a pris de plus
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Les auteurs
Max Andersson et Lars Sjunnesson ont en commun d’être nés en 1962, en Suède, et d’avoir élu domicile à Berlin. D’abord réalisateur de courts-métrages d’animation, Max Andersson se met à la BD à la fin des années 80. Il se fait connaître dans le monde entier grâce à son premier album, Pixy (éd. L’Association, 1997), qui est devenu un classique de la BD underground. Moins connu que son compère, Lars Sjunnesson travaille comme illustrateur. Il est l’auteur de trois albums, dont Åke Jävel et Tjocke Bo, qui n’ont pas été traduits en français.
en plus de place dans la BD. Finalement, nous avons été obligés d’en faire une marionnette. Je me demande parfois si ce n’est pas lui qui nous a fait faire l’album. Il en est définitivement la vedette.” Une douille de revolver, un journal de guerre tenu par un personnage nommé Skledar et le chien aplati de Bosnie sont autant d’éléments qui figurent dans l’album et que les auteurs ont ensuite fabriqués pour l’exposition qu’ils ont organisée autour de leur livre et qui a voyagé en 2003 dans l’ex-Yougoslavie. “C’était curieux. Nous avons découvert que les gens qui venaient voir notre exposition se posaient les mêmes questions que nous sur la guerre. Ils nous ont demandé quelles étaient les raisons de son déclenchement, ce qui est absurde. Nous n’habitons pas là-bas. Nous leur avons retourné la question”, raconte Max Andersson. Bosnian flat dog est leur premier projet en duo et leur histoire la plus clairement politique. “Certes, nous avons essayé de raconter une histoire politique. Mais, en fait, ce n’est pas l’histoire elle-même qui est politique, c’est plutôt le glossaire à la fin, qui donne l’explication de la plupart des mots de l’album, de l’hélicoptère Apache aux munitions à l’uranium. Mais nous ne voulons pas dire aux gens ce qu’il faut penser. Nous donnons des pistes, et c’est au lecteur de réfléchir.” Et le chien dans tout ça ? Eh bien, le chien aplati de Bosnie est une nouvelle race canine qui a muté et s’est adaptée à des conditions de circulation extrêmes. Le chien étant aplati dès sa naissance, il ne craint pas de se faire écraser par les lourds et larges véhicules qui se déplacent dans les zones de guerre. Le chien est apparu en rêve à Max Andersson pour la première fois en 1995 et il vivait alors dans une vitrine. Andersson dit qu’il lui rappelle son moi intime. A propos de rêve et de réalité, il y a, à la fin de l’album, deux histoires indépendantes, l’une signée Andersson, l’autre Sjunnesson. Dans cette dernière, Farbror Skledar Kräkfilmen [Le Film gerbant de l’oncle Skledar], un chat vomit brutalement sur le personnage principal. Et, juste avant que nous ne prenions congé des deux auteurs, le véritable chat de Lars, Errol, montre la même aptitude. Le monde imaginaire de Lars Sjunnesson et de Max Andersson n’est finalement pas si éloigné de la réalité. Paulina Bylén * Ed. Kartago, Stockholm, 2004. (La traduction française paraîtra au second semestre 2004 aux éditions L’Association.)
“Personnellement, j’ai eu de la chance. Mon appartement n’a pas été touché de toute la guerre. Il n’y a que la salle de bains.” “Mais c’est pas embêtant de prendre son bain à la vue de tous ?” Vignettes extraites de Bosnian flat dog. COURRIER INTERNATIONAL N ° 697
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DU 11 AU 17 MARS 2004
PORTUGAL Le vin qui a ■
attendu cinq siècles oward Abarbanel, négociant juif new-yorkais, est un homme impatient. Mais que sont quelques jours de plus lorsque lui et les siens attendent depuis cinq cent vingt et un ans ? Voilà en effet plus de cinq siècles que ses ancêtres, les Abravanel, ont quitté le Portugal, expulsés par le roi Manuel I, en 1496. Ce fut ensuite l’Espagne, Naples, la Turquie, puis la Pologne et, enfin, au XVIIIe siècle, les Etats-Unis, où leur nom a subi une légère altération pour devenir Abarbanel. De l’autre côté de l’Atlantique aussi, côté portugais, l’effervescence est de mise, car le moment est historique : dans quelques jours partiront pour New York 10 000 bouteilles de vin de Terras de Belmonte, le premier vin casher produit au Portugal depuis… cinq siècles justement. L’histoire de ce vin commence il y a quelques années à peine, à New York, lors d’une opération de séduction des autorités portugaises auprès de la communauté juive américaine. Lisbonne s’est en effet souvenu que quelquesunes des plus anciennes familles juives américaines étaient d’origine portugaise. La première synagogue new-yorkaise n’avait-elle pas été fondée par 23 juifs séfarades, tous originaires de la péninsule Ibérique ? L’idée de produire un vin por tugais casher de qualité est ensuite venue très rapidement. Howard Abarbanel s’est tout d’abord rendu au Portugal avec toute sa famille. Il a été accueilli sur place par un sonore “Cela fait cinq cents ans que nous vous attendions”. Une phrase d’autant plus émouvante qu’elle était prononcée par Duarte Nuno de Bragança, descendant de Dom Afonso [Alphonse Ier], premier duc de Bragance et protecteur de son ancêtre Abravanel. La suite n’a été qu’une formalité, mais chargée de symboles. Les deux hommes ont choisi d’abord soigneusement choisi un terroir. Les terres entourant le village de Belmonte se sont immédiatement imposées, car Belmonte, pour tous les séfarades du monde, est un véritable symbole de résistance. C’est dans ce village du nord du pays, non loin de Por to, que l’on a découver t, en plein XXe siècle, une poignée de villageois qui, depuis plus de quatre siècles, pratiquaient en secret le judaïsme. Le rabbin de la petite communauté juive de Belmonte s’est ensuite chargé de surveiller le processus, extrêmement codifié, de fabrication d’un vin casher. Première exigence : il fallait un cépage local et, surtout, une récolte issue de pieds de vigne déjà anciens. Enfin, le rabbin de Belmonte a tout vérifié : de l’impeccable propreté du pressage à la vinification, en passant par l’obturation des ouvertures des cuves avec des films plastique couverts d’inscriptions en hébreu. Au final, Howard Abarbanel a réussi son pari : celui d’“offrir à la communauté juive séfarade new-yorkaise l’occasion de noyer sa nostalgie du Portugal dans un vin du cru”. Catarina Carvalho, Expresso, Lisbonne
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Steve McCurr y/Magnum
Une vache à lait au pays des vaches sacrées
Des supermarchés pour seniors ini la bousculade et les étiquettes illisibles. Voici les premiers supermarchés spécialement conçus pour les plus de 50 ans. Chez Adeg Aktiv Markt 50 +, dans la banlieue de Salzbourg et à Vienne, les prix sont écrits en grand, la lumière ar tificielle est spécialement conçue pour réduire les reflets et des loupes sont disponibles aux rayons crémerie et épicerie. Pas besoin de se hisser sur la pointe des pieds : les produits sont aisément accessibles. Les allées sont larges et le sol est équipé d’un revêtement antidérapant. Un petit coup de pompe ? Les coins repos abondent. Certains Caddie s’accrochent aux chaises roulantes, et d’autres font également office de siège – les roues se verrouillent dès que l’on s’assied pour éviter tout problème. Un quar t de la population autrichienne et un tiers de la population allemande devraient avoir plus de 60 ans en 2015. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’Adeg, filiale du groupe allemand Edeka, chouchoute sa clientèle de seniors. Mais ces supermarchés ont beau cibler les plus de 50 ans, les rayons ne sont pas seulement bourrés de couches pour les incontinents, note l’International Herald Tribune. La formule séduit aussi les jeunes – à la grande surprise de la chaîne, ceux-ci constituent la moitié de la clientèle.
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La Kumbha Mela, le plus vaste rassemblement religieux du monde, se tient par rotation tous les trois ans dans quatre villes saintes indiennes.
es publicitaires en ont rêvé, le Madhya Pradesh l’a fait : réunir pendant plusieurs jours sur un seul et même site plus de 30 millions de consommateurs animés par un zèle mystique et très vulnérables au pouvoir de la suggestion. Ce rêve commence en effet à prendre corps par les voies les plus inattendues qui soient : en avril prochain, après l’intermède de rigueur de douze années, la ville d’Ujjain, dans le Madhya Pradesh, accueillera la fête de Simhasta, plus connue sous le nom de Kumbha Mela – un gigantesque rassemblement religieux où des millions de fidèles se mêleront aux sages drapés de toges jaune safran et aux sadhus errant dans le plus simple appareil. Audelà de sa dimension religieuse, la Kumbha Mela de cette année se distinguera de ses éditions précédentes en ceci que l’Etat du Madhya Pradesh a choisi d’en faire une grande manifestation commerciale. Qu’un gouvernement dirigé par une sadhvi [l’équivalent féminin du sadhu] à la tête rasée arborant la robe jaune entreprenne de propager la bonne parole du marketing jusque dans cette manifestation religieuse a certes de quoi surprendre, mais l’idée d’exploiter l’événement pour empocher des sommes faramineuses a visiblement été trop tentante pour que le gouvernement de Mme Uma Bharti puisse y résister. La Kumbha sera donc commercialisée auprès de fabricants de limonade et de produits de consommation courante, de chaînes de télévision, d’exposants et de quiconque a quelque chose à vendre aux 30 millions de fidèles qui promettent d’envahir Ujjain en avril. Des bassins rituels aux stands d’expo-
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sition, des ronds-points aux passages à niveau et jusqu’au ciel d’Ujjain, tous les espaces possibles et imaginables seront exploités par l’intermédiaire de la société Linterland, filiale de Lintas qui a signé un accord avec le gouvernement du Madhya Pradesh pour “promouvoir et commercialiser la Kumbha Mela”. “En 1992, la Kumbha n’a généré que quelque 3,2 millions de roupies [64 000 euros], mais cette fois-ci, avec l’aide de professionnels du marketing, nous espérons dégager au moins 105 millions de roupies [2,1 millions d’euros]”, explique Satyaprakash, directeur général de Madhya Pradesh Madhyam, l’agence de relations publiques de l’Etat qui a signé avec Linterland. L’idée de remplir les caisses de l’Etat, qui ont bien besoin d’être renflouées, est, certes, excellente, mais elle n’est pas nécessairement pour plaire aux acteurs locaux qui sont au cœur de manifestations comme la Kumbha (les sadhus, l’administration municipale et les agences de publicité concurrentes). Les sadhus n’admettent pas que l’on vende un rassemblement religieux comme un vulgaire concert de rock, et d’autres s’interrogent sur les modalités d’attribution du marché public. Au début de l’année 2003, Lintas a été choisi pour conseiller Madhyam, qui, sous la houlette de son précédent directeur du marketing, Ajita Bajpai Pandey, s’était mis en tête de commercialiser le grand rendez-vous des pèlerins. Un appel d’offres a été lancé en 2003, invitant les entreprises de publicité et de promotion culturelle à soumissionner pour les droits. Contre toute attente, le cabinet-conseil s’est porté soumissionnaire et a remporté le marché, en
promettant des recettes de 87 millions de roupies [1,6 million d’euros]. Mais une commission officielle a contesté sa participation, soulignant qu’un cabinet-conseil ne pouvait être partie prenante du projet, et somma Madhyam de lancer un nouvel appel d’offres dans une meilleure transparence. Les nouvelles conditions d’accès au marché, publiées en novembre 2003, n’ont pas changé grandchose : Linterland a de nouveau remporté le morceau, projetant cette fois-ci des revenus de 105 millions de roupies. La société a donc maintenant toute latitude pour installer des panneaux, des arches d’accueil, des calicots, des affiches, des gadgets gonflables et des parapluies estampillés à son logo sur tous les bassins rituels, ronds-points, et même passages à niveau de la ville. Elle a par ailleurs raflé des droits d’exploitation exclusifs sur quelque 310 000 mètres carrés d’espaces d’exposition à l’intérieur du complexe sur lequel se déroulera la grande fête, et sur 131 500 mètres
Er win Schuh/AFP/Getyy Images
Cette année, les pèlerins sont attendus à Ujjain, dans le Madhya Pradesh. Le marketing aussi sera au rendez-vous.
carrés d’espaces publicitaires. Pour ses services de commercialisation de la manifestation, Linterland touchera une commission de 7 %. Inutile de préciser que l’agence déploie toutes les techniques de marketing du monde et a bien l’intention de placarder jusqu’au dernier centimètre carré. “Nous sommes également en train de négocier avec une société de consigne de bagages pour faire de la publicité dans un quartier où les pèlerins laissent leurs affaires”, explique son directeur, Ashish Bhasin. Si, en théorie, il peut paraître judicieux de confier la commercialisation d’un pareil événement à des professionnels, la charge religieuse de la Kumbha s’avère en fait être à double tranchant. Au regard des
2,4 milliards de roupies [43 millions d’euros] que le gouvernement consacre à cette grand-messe, les recettes escomptées n’ont rien de faramineux. De plus, la Kumbha ne justifierait pas véritablement une stratégie de marketing dans la mesure où il ne s’agit pas d’un rendez-vous annuel. Elle n’a lieu que tous les douze ans, et en ceci le contrat avec Linterland jette une ombre sur la fête avant même qu’elle n’ait commencé. La controverse pourrait bien s’envenimer quand le projet de vendre les droits télévisés exclusifs sera mis à exécution. Pour une fois que les médias s’en mêlent, ils risquent de provoquer un scandale bien terre à terre. Neejra Mishra, India Today, New Delhi
Fumer tue : la preuve… Prenez de minuscules crustacés. Exposez-les aux 4 000 à 6 000 produits chimiques contenus dans la fumée de cigarette. Les bestioles meurent illico. Renouvelez l’expérience devant une classe d’adolescents : les voilà convaincus à jamais des effets délétères du tabac. Plusieurs écoles flamandes ont déjà expérimenté avec succès l’“anti-smoking toxkit” inventé par le toxicologue belge Guido Persoone. Le but de ce coffret pédagogique est “de confronter les jeunes de visu avec la mort de petits organismes vivants (des crustacés aquatiques) à la suite de leur exposition aux produits chimiques extraits du filtre d’une cigarette fumée”. Les films utilisés habituellement dans le cadre d’actions de prévention ont
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beau être convaincants, leur impact psychologique est limité, note le site de la société MicroBio Test, qui commercialise ce produit : regarder un accident de voiture à la télévision ou au cinéma, c’est sans commune mesure avec le fait de voir des morts ou des blessés sur le terrain. Mais quid des crustacés, qui n’ont pas demandé à participer à la lutte antitabac ? Si Brigitte Bardot monte au créneau, Guido Persoone ne devra pas s’étonner, écrit La Libre Belgique. Le toxicologue dit “comprendre les critiques émises par les organisations de défense des animaux”, mais souligne que “chaque jour des milliards de créatures vivantes sont détruites en raison des mégots qui traînent dans la nature”.
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