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www.courrierintern ational.com Supplément au
n° 809 du 4 au
10 mai 2006
Supplément foot J – 36
SPORT
Mondial J–36 SRI LANKA Racket dans Les secrets la diaspora tamoule D’taoùcvietiques nt le 4-4-2
PSYCHO L’école des orangs-outans www.courrierinternational.com
N° 809 du 4 au 10 mai 2006 - 3
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Réformer l’islam Ces musulmans qui s’élèvent contre l’islamisme (et le fondamentalisme)
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € - AUTRICHE : 3,20 € BELGIQUE : 3,20 € CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £ GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥ LUXEMBOURG : 3,20 € MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 € SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 809 - F: 3,00 E
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s o m m a i re
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SÉOUL Ne réveillons pas le nationalisme nippon ■ le mot de la semaine “dakyô”, le compromis
e n c o u ve r t u re
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Réformer l’islam Akash/Webistan
Quelques intellectuels musulmans, en Europe mais aussi au Moyen-Orient, débattent ouvertement de thèmes jadis tabous : terrorisme, violence, haine de l’autre, misogynie… Dans un monde où les appartenances religieuses et claniques empêchent l’émergence de l’individu, les voix dissidentes sont forcément rares. Pourtant, certains osent prendre la parole, quelquefois au risque de leur vie. pp. 36 à 43 Dans une madrassa au Bangladesh.
31 ■ moyen-orient I R A N Un compromis est-il toujours possible ? PA L E S T I N E Couacs au sein du Hamas I R A K Dans les clubs huppés de Bagdad, loin de la mort DÉMOCRATIE Mais où est passée la classe moyenne ?
34 ■ Afrique T C H A D Au pays des guerres enchevêtrées ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE L’avenir politique est ailleurs ZIMBABWE Pendant la débâcle, les affaires continuent
E N Q U Ê T E S E T R E P O R TA G E S
36 ■ en couverture Réformer l’islam Ici et là, quelques intellectuels musulmans appellent à un islam laïc, ouvert, tolérant. Des voix rares, qui méritent qu’on les écoute.
44 ■ enquête Etre un immigré en Inde A Bombay ou à Delhi, la vie est rude pour les immigrés originaires du Bangladesh, du Népal ou du Nigeria. La xénophobie y est très présente.
RUBRIQUES
Sur RFI Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé
6 ■ les sources de cette semaine 8 ■ l’éditorial Des Voltaire, pas de Luther,
Guillemot. Cette semaine, “Etre immigré en Inde”, avec Ingrid Therwath, de CI, et Salil Sarkar, journaliste à la rédaction en langue anglaise de RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM samedi 6 mai à 19 h 40 et dimanche 7 mai à 0 h 10, puis disponible sur
.
par Philippe Thureau-Dangin
8 ■ l’invité Claudio Mario Aliscioni, Clarín, Buenos Aires
8 8 10 10 51
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le dessin de la semaine courrier des lecteurs à l’affiche ils et elles ont dit le livre La Veuve aux pieds nus,
INTELLIGENCES
46 ■ économie MONDIALISATION L’Islande victime de la spéculation financière INDUSTRIE La production minière freinée par une pénurie… de pneus ! ■ la vie en boîte Les réunions, repaires d’ambitieux et de paresseux
de Salvatore Niffoi
Bisbilles nippo-coréennes
51 ■ épices et saveurs Ouzbékistan :
p. 30
Oh, ma saucisse bien-aimée !
52 ■ voyage Les légendes du “Tigre d’or” 54 ■ insolites
48 ■ sciences
É T H O L O G I E Des orangs-outans en formation continue E S PA C E Des bactéries terriennes à la conquête d’autres planètes
49 ■ technologie I M P L A N T Le microprocesseur qui redonne la vue
Quand mathématique rime avec poésie
50 ■ multimédia PRESSE Où est donc passé notre esprit critique ?
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
14 ■ france H I S TO I R E Les Britanniques auraient-ils
COURRIER SPORT
collaboré ? C O L L A B O R AT I O N Darquier de Pellepoix, sans regrets ni noblesse
I à XI ■ Mondial J – 36
16 ■ europe
L’ HISTOIRE
R U S S I E - U E Bras de fer gazier entre Moscou et Bruxelles V U D E G R A N D E - B R E TA G N E Méfiance et pragmatisme V U D ’ A L L E M A G N E Interdépendance B E L G I Q U E Libérons-nous de nos préjugés malsains ! POLITIQUE L’enjeu sécuritaire GRÈCE Athènes sur la piste de ses trésors volés ■ vivre à 25 U N I O N E U R O P É E N N E La corruption serait-elle de retour ? SOCIAL Nouveau : on délocalise les chômeurs G É O R G I E - R U S S I E Et maintenant la guerre du vin P O L O G N E L’honneur perdu des frères Kaczynski MER BALTIQUE Estonie-
Suède : la crise de confiance
22 ■ amériques
É TAT S - U N I S Touche pas à mes lois ! É TAT S - U N I S 10 000 dollars par an à la place de la sécu É TAT S - U N I S Bush change d’acteurs mais pas de scénario C O L O M B I E La guérilla caméra au poing P É R O U “Je suis la victime d’une campagne de dénigrement” B R É S I L L’aide gratuite aux malades du sida est menacée
26 ■ asie C H I N E Les catholiques en butte aux manœuvres de Pékin PHILIPPINES La vie politique au rythme du “cha-cha” SRI LANKA La diaspora tamoule rackettée par les Tigres S I N G A P O U R Elections sous contrôle C A M B O D G E La pagode, dernier refuge des toxicomanes C O R É E D U S U D - JAPON Le contentieux territorial ravive les tensions VU DE
Mondial : J – 36
pp. I à XI
Comment on est passé du 1-1-8 au 4-4-2 LE PORTRAIT Dommage Domenech L’ ENQUÊTE Flamengo, la fabrique de champions LE CLIN D ’ ŒIL Le ballon est rond, la Chupa Chups aussi
LA SEMAINE PROCHAINE afrique Enquête
sur les massacres du Darfour technologie Le Japon, toujours à la pointe portrait Seu Jorge, entre Rio et Hollywood
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DU 4 AU 10 MAI 2006
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l e s s o u rc e s
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CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL
WWW
Retrouvez nos sources sur
courrierinternational.com (rubrique planète presse) ABC 267 000 ex., Espagne, quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création en 1903, ABC a un aspect un peu désuet unique en son genre : une centaine de pages agrafées, avec une grande photo à la une. ANNAQED , Etats-Unis. Ce site arabe basé à Los Angeles se veut un lieu de réflexion et de défense des droits de l’homme, notamment des minorités dans le monde arabe. Laïc et anti-islamiste, “Le Critique” a été créé en 2001. HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919. “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. ASIA TIMES ONLINE , Chine. Lancée fin 1995, l’édition papier de ce journal anglophone s’est arrêtée en juillet 1997 et a donné naissance, en 1999, à un véritable journal en ligne régional. BERLINGSKE TIDENDE 152 000 ex., Danemark, quotidien. “Les Nouvelles de M. Berlin” parurent pour la première fois en 1749 ! Le journal appartient à la maison Berlingske Officin, qui publie aussi le quotidien du soir B.T. et l’hebdomadaire Weekendavisen. Berlingske Tidende se situe au centre droit. BITTER LEMONS , Israël. Le site web israélo-palestinien “Citrons amers” a été fondé en 2001, après le déclenchement de la deuxième Intifada et l’implosion du processus diplomatique entre Israël et l’OLP. Ouvre un remarquable et large espace de dialogue entre intellectuels et politiques. CAMBODGE SOIR 3 000 ex., Cambodge, quotidien. Créé en 1995, Cambodge Soir est lu par les expatriés, les fonctionnaires et les étudiants francophones. Il permet de suivre les développements du pays grâce à des reportages de qualité. CLARÍN 650 000 ex., Argentine, quotidien. Né en 1947, “Le Clairon” est le titre le plus lu d’Argentine. Il couvre l’actualité nationale et internationale. Fait rare sur le continent, Clarín est présent dans plusieurs pays d’Amérique latine grâce à son réseau de correspondants. CORRIERE DELLA SERA 715 000 ex., Italie, quotidien. Fondé en 1876, sérieux et sobre, le journal a su traverser les vicissitudes politiques en gardant son indépendance, mais sans se démarquer d’une ligne quelque peu progouvernementale. THE DAILY TELEGRAPH 897 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Atlantiste et anti-européen sur le fond, pugnace et engagé sur la forme, c’est le grand journal conservateur de référence.
ELAPH , RoyaumeUni. Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publie quotidiennement en langues arabe et anglaise des articles politiques, sociaux, culturels et économiques sur le monde arabe, ainsi qu’une revue de presse et des articles publiés dans les médias arabes ou occidentaux. ELEFTHEROTYPIA 80 000 ex., Grèce, quotidien. Créé juste après la chute de la dictature militaire en 1974, avec pour devise “Le journal des journalistes”, “Liberté de la presse” a toujours été marqué au centre gauche. Il appartient au groupe Tegopoulos SA.
MEMRI Etats-Unis.The Middle East Media and Research Institute anime un site, fondé en 1998, qui étudie et analyse les développements politiques et culturels au Moyen-Orient et particulièrement le conflit israéloarabe. MEMRI traduit régulièrement des articles de la presse arabe et israélienne. LE MESSAGER 15 000 ex., Cameroun, quotidien. Créée en 1979, cette institution de la presse d’opposition camerounaise n’hésite pas à égratigner le président Paul Biya et les dérives autoritaires de son régime. Le titre subit d’ailleurs régulièrement les intimidations des autorités.
O ESTADO DE SÃO PAULO 350 000 ex., Brésil, quotidien. Fondé en 1891, le plus traditionnel des quatre grands quotidiens brésiliens appartient à O Estado, l’un des plus importants groupes de presse du Brésil. Plutôt conservateur et austère.
THE GUARDIAN 380 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. L’indépendance, la qualité et la gauche caractérisent depuis 1821 ce titre, qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. HANDELSBLATT 147 000 ex., Allemagne, quotidien. Le principal journal économique, financier et boursier d’outre-Rhin. Indispensable aux hommes d’affaires allemands. HANKYOREH 600 000 ex., Corée du Sud, quotidien. Cinquième quotidien sudcoréen, “Un seul peuple” a été fondé en 1988 grâce aux fonds collectés auprès de 62 000 personnes. Le seul journal d’opposition jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Kim Dae-jung en 1997. THE INDEPENDENT 252 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. Créé en 1986, il reste farouchement indépendant et se démarque par son engagement proeuropéen, ses positions libertaires sur des problèmes de société et son illustration. MAINICHI SHIMBUN 3 960 000 ex. (édition du matin), 1 660 000 ex. (édition du soir au contenu très différent), Japon, quotidien. Fondé en 1872. Centriste, le “Journal de tous les jours” est le troisième quotidien national du pays par la diffusion. AL-MASRI AL-YOM Egypte, quotidien. Créé en 2003 par Hicham Kassem, ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire anglophone Cairo Times. Proche de l’opposition et très critique vis-à-vis du régime, il couvre systématiquement les manifestations du mouvement oppositionnel Kifaya (“Ça suffit !”) et se fait l’écho de ses idées.
Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à :
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), EtatsUnis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, le NewYork Times est de loin le premier quotidien du pays.
DE MORGEN 69 000 ex., Belgique, quotidien. Créé en 1978 sur le modèle français de Libération, le quotidien progressiste flamand a bousculé la presse belge par une ligne éditoriale agressive. Spécialiste du scoop, “Le Matin” se distingue également par la qualité de ses photographies. THE NATION 117 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé par des abolitionnistes en 1865, résolument à gauche, The Nation est l’un des premiers magazines d’opinion américains. NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Depuis 1869, cette revue scientifique au prestige mérité accueille – après plusieurs mois de vérifications – les comptes rendus des innovations majeures. Son âge ne l’empêche pas de rester d’un étonnant dynamisme. NÉPSZABADSÁG 180 000 ex., Hongrie, quotidien. “La Liberté du peuple” était, de 1956 à 1990, l’organe du Parti communiste. Repris par le groupe Bertelsmann, le titre s’est transformé en un journal de qualité et de référence, tout en restant proche du Parti socialiste (ex-communiste). Se définit comme “libéral de gauche”. THE NEW REPUBLIC 85 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Jadis vitrine de la gauche intellectuelle américaine, aujourd’hui plutôt journal phare des libéraux néoconservateurs, ce magazine d’opinion aime toujours prendre à revers ses lecteurs par des points de vue iconoclastes. NEW SCIENTIST 140 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Stimulant, soucieux d’écologie, bon vulgarisateur, le New Scientist est l’un des meilleurs magazines d’information scientifique du monde. Créé en 1956.
la ville de Zurich et le canton de Zoug. Il réalise le plus fort tirage parmi les quotidiens helvétiques d’information. TEHELKA 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka était à l’origine un journal en ligne connu pour son indépendance. Devenu magazine en 2004, il a bâti sa réputation grâce à ses enquêtes sur la corruption.
OUTLOOK 250 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement libérales. Edition en hindi. REFLEX 76 000 ex., République tchèque, hebdomadaire. Revue d’actualité et de tendances aux accents légèrement alternatifs, jonglant entre analyses politiques et reportages people, le titre est avant tout une référence pour la jeunesse. Il appartient au groupe suisse Ringier AG. RZECZPOSPOLITA 264 000 ex., Pologne, quotidien. Le titre a été créé juste après la loi martiale décrétée le 13 décembre 1981 par le général Jaruzelski en tant que quotidien de la nomenklatura. Après la chute du communisme, “La République” ne s’est jamais privée de critiquer les gouvernements successifs. SAN FRANCISCO CHRONICLE 519 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Charles et Michael de Young ont tout juste 17 et 19 ans, et 20 dollars en poche, lorsqu’ils publient en 1865 le premier numéro du Daily Dramatic Chronicle. Equipe de 500 journalistes. AL-SEYASSAH 30 000 ex., Koweït, quotidien. Lancé comme hebdomadaire en 1965, devenu quotidien à partir d’avril 1968, c’est un titre de tendance modérée. Il est aussi l’éditeur d’Arab Times, un quotidien koweïtien en anglais. DER SPIEGEL 1 076 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Un grand, très grand magazine d’enquêtes, lancé en 1947, agressivement indépendant et à l’origine de plusieurs scandales politiques. TAGES-ANZEIGER 235 000 ex., Suisse, quotidien. Journal indépendant, de qualité, très complet, exhaustif sur
RÉDACTION
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Chef des informations Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59), Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Suzi Vieira (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Marija Filipovic (Serbie-et-Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion GiraultRime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
TEL QUEL 20 000 ex., Maroc, hebdomadaire. Fondé en octobre 2001, ce newsmagazine francophone s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, Tel quel délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité. EL TIEMPO 250 000 ex., Colombie, quotidien. Créé en 1911, c’est le plus important des journaux de Bogotá, considéré comme un des phares de la presse latino-américaine. Libéral, informé et bien écrit, il propose aussi des cahiers supplémentaires (le dimanche) et des revues (Panorama).
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (1661) Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35),Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Julien Didelet (chef de projet)
THE WALL STREET JOURNAL 2 000 000 ex., Etats-Unis, quotidien. C’est la bible des milieux d’affaires. Mais à manier avec précaution : d’un côté, des enquêtes et reportages de grande qualité ; de l’autre, des pages éditoriales tellement partisanes qu’elles tombent trop souvent dans la mauvaise foi la plus flagrante.
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
THE WASHINGTON POST 812 500 ex. (1 100 000 le dimanche), EtatsUnis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam ou les révélations sur l’affaire du Watergate ont démontré que le Washington Post vit selon certains principes. Un grand quotidien de centre droit.
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (1684) Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures
YALE DAILY NEWS Etats-Unis, quotidien. C’est le journal du campus de la prestigieuse université américaine. Entièrement conçu par des étudiants, il aborde les grands sujets de l’actualité, tout en faisant la part belle aux préoccupations de la communauté estudiantine.
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Edwige Benoit,Aurélie Boissière, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Olivier Bras, Valérie Brunissen, Devayani Delfendahl, Valéria Dias de Abreu, Charlotte de l’Escale,Alda Engoian, Steve Gregory, Lola Gruber, Natacha Haut, Douglas Herbert, Idelson-Liu Hongyu, Aymeric Janier, Françoise Lemoine-Minaudier, Julie Marcot, Marina Niggli, Martin Pasquier, Josiane Petricca, Jean Robert, Nicolas Sauvain-Hovnanian, Sun Weixiu, Isabelle Taudière, Sandrine Tolotti, Emmanuel Tronquart, Anh Hoà Truong, Romain Vanoudheusden, Janine de Waard
YAZHOU ZHOUKAN 95 000 ex., Chine (Hong Kong), hebdomadaire. Newsmagazine du groupe Ming Pao, “Semaine d’Asie” se dit le “journal des Chinois du monde entier”. Il se focalise intensément sur l’Asie-Pacifique, avec un fort penchant pour la Chine.
ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 57 28 27 30, fax : 01 57 28 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Kristine Bergström (16 73) Diffusion Le Monde SA ,80,bd Auguste-Blanqui,75013 Paris,tél.: 01 57 28 20 00.Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Marketing : Pascale Latour (01 46 46 16 90). Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (01 57 28 33 78), fax : 01 57 28 21 40 Publicité Publicat, 17, boulevard Poissonnière, 75002 Paris, tél. : 01 40 39 13 13, courriel : . Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat (14 01). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrices de clientèle : Karine Epelde (13 46) ; Stéphanie Jordan (13 47) ; Hedwige Thaler (14 07). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97). Publicité site Internet : i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet,
❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries), au prix de 114 euros au lieu de 178 euros (prix de vente au numéro), soit près de 35 % d’économie. Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution. Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94 euros au lieu de 150 euros (prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) : 79,50 euros. (Pour l’Union européenne : 138 euros frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.) ❏
ABONNEMENTS ET RÉASSORTS Abonnements Tél. depuis la France : 0 825 000 778 ; de l’étranger : 33 (0)3 44 31 80 48.Fax : 03 44 57 56 93.Courriel : Adresse abonnements Courrier international, Service abonnements, 60646 Chantilly Cedex Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78 Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146
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64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected]
NOVAÏA GAZETA 250 000 ex., Russie, bihebdomadaire. En 1993, des journalistes claquent la porte de la Komsomolskaïa Pravda avec l’ambition de lancer un grand quotidien indépendant, influent et riche. Ce sera finalement un journal de bonne qualité dénonçant sans complaisance les failles de la société russe. THE OBSERVER 434 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Le plus ancien des journaux du dimanche (1791) est aussi l’un des fleurons de la “qualité britannique”. Il appartient au même groupe que le quotidien The Guardian et, comme lui, se situe résolument à gauche.
FERGANA.RU , Russie. Cette agence d’information en ligne, créée en 1998, est l’une des plus riches sources d’information russophones sur l’Asie centrale postsoviétique. FOKUS 22 000 ex., Suède, hebdomadaire. Créé en décembre 2005, le titre est le premier hebdomadaire d’informations générales de Suède. Créé sur le modèle de Newsweek, il mêle actualité de la semaine, analyses et reportages ambitieux sur la politique nationale et internationale, les questions de société, l’économie et la culture.
NEW STATESMAN 26 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique, aussi réputée pour le sérieux de ses analyses que pour la férocité de ses commentaires, est le forum de la gauche indépendante.
Courrier international
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président Dépôt légal : mai 2006 - Commission paritaire n° 0707C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
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DU 4 AU 10 MAI 2006
Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919. Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N. Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour la vente au numéro, un encart Dell jeté pour la totalité des abonnés et un encart Andorra jeté pour une partie des abonnés.
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ÉDITORIAL
Des Voltaire, pas de Luther
Claudio Mario Aliscioni
Benjamin Kanarek
C’est un fait, de plus en plus de voix s’élèvent pour demander une réforme de l’islam, ou du moins des changements dans les sociétés musulmanes. Au cœur du problème : les rapports entre la religion et le pouvoir, entre les hommes et les femmes, et les relations avec les autres peuples et les autres croyances. Le 21 février,Wafa Sultan, une psychologue américaine d’origine arabe, lançait en direct, sur la chaîne Al-Jazira, une diatribe contre l’islamisme et l’“arriération” des musulmans qui a marqué les esprits. Depuis quatre mois, ce morceau de bravoure tourne sur le Net, de blog en blog. Aura-t-il des effets ? Peut-être. Bien sûr, on pourra remarquer que ces critiques de l’islam viennent de l’extérieur, c’est-à-dire souvent de l’islam européen ou américain, ou de certains milieux intellectuels du Maghreb ou d’Iran, toujours soupçonnés de collusion avec l’Occident. On fera remarquer aussi que ces critiques sont, horresco referens, le fait de femmes. Pourtant, n’allez pas croire que ces voix dissidentes ne touchent qu’une élite libérale : le père de Wafa Sultan était un musulman dévot syrien, marchand de céréales. Quant à Irshad Manji, dont le livre Musulmane mais libre a fait le tour du monde, elle a suivi, comme nombre de petits musulmans, l’école coranique en même temps que l’école publique de Vancouver. La difficulté du combat vient de ce qu’il y a plusieurs adversaires à combattre en même temps : les conservateurs, peu ou prou fondamentalistes, qui ne veulent rien changer aux mœurs et aux pesanteurs de la société musulmane traditionnelle, et les islamistes “révolutionnaires” qui veulent régénérer la religion en imposant un califat et une application rigoriste de la charia. En Europe, la séparation de l’Eglise et de l’Etat a pris plusieurs siècles. Il y eut Luther, puis Voltaire (et bien d’autres). Un réformateur, puis un esprit rebelle. On voit bien des Voltaire dans le monde musulman, mais guère de Luther ni de Calvin. Mais rien n’est encore perdu, prévient l’Egyptien Gamal Al-Banna, frère cadet du fondateur des Frères musulmans qui a évolué vers des positions libérales : “L’université-mosquée d’Al-Azhar, au Caire, commence à lâcher du lest.” Or c’est Al-Azhar qui donne le ton dans le monde sunnite. Et les sunnites représentent 80 % du monde musulman. Philippe Thureau-Dangin
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Clarin, Buenos Aires
la nationalisation des entreprises pétrolières que
dant la rébellion populaire contre Gonzálo Sánchez de nous a annoncée le président bolivien Evo Morales Lozada, fin 2003, nous avons vu d’innombrables paysans se le 1er mai a surpris par son ampleur. Ce décret chauffer et cuisiner avec des bouses de guanaco [une espèce était pourtant attendu [puisque le président avait proche du lama], faute de combustible [sur l’Altiplano, le promis pendant sa campagne électorale de redonbois est rare], alors qu’ils sont littéralement assis sur la ner au pays sa souveraineté sur les ressources en deuxième réserve gazière du continent [après le Venezuela]. pétrole et en gaz]. L’annonce d’Evo Morales revêt Un simple chiffre donne la mesure de cette réalité locale une importance fondamentale pour le destin de aberrante : à peine 0,6 % de la population bolivienne a accès la Bolivie, car elle dessine sans détour la physionomie du au gaz naturel. capitalisme bolivien au cours des années à venir. Du même La nationalisation – qu’il faut comprendre comme la réapcoup, Morales a répondu au peuple, qui l’avait porté au poupropriation d’une richesse nationale jusqu’ici accaparée par voir il y a moins de cinq mois en lui confiant la mission de des sociétés étrangères et des privilégiés locaux – a constirécupérer les ressources en hydrocarbures au profit de la coltué l’axe fondamental de la campagne présidentielle de lectivité. En réalité, loin d’être Morales. Dans les jours qui une provocation, comme cerviennent, il se trouvera certaitains l’affirment, cette nationement des entreprises pour nalisation s’inscrit dans la dynaclamer leur stupéfaction et leur mique même de l’histoire de colère. Mais tout le secteur l’Altiplano [le haut plateau boliétait déjà au courant et attenvien]. Au XVIIe siècle, le minedait la mise en œuvre de cette rai d’argent de la montagne du mesure d’un moment à l’autre. Potosí avait été accaparé par les Les représentants des grandes Européens. Au début du entreprises ont même salué (en XXe siècle, la guerre du Chaco, privé) le pragmatisme du préun conflit sanglant déclenché sident bolivien, qui s’est révélé par les compagnies pétrolières, conscient des réalités du grand ■ Claudio Aliscioni, 47 ans, est le chef avait mis aux prises la Bolivie capital et en même temps des du service étranger du quotidien Clarín et le Paraguay, qui en convoibesoins de son pays en matière depuis 1996. Licencié en philosophie, il tait les richesses. Aux yeux des d’investissement et d’infraa été durant treize ans grand reporter pour étrangers comme de ses prostructures. “Il ne s’agit pas d’exl’agence de presse argentine DYN. Il a coupres citoyens, la Bolivie était proprier ni d’expulser qui que ce vert tous les grands événements de politique internationale des dix dernières devenue l’image même de la soit : nous avons besoin de parteannées en Amérique latine et en Europe. spoliation et du pillage des naires. Il ne s’agit que de renégorichesses par les entreprises cier [des contrats d’exploitation] étrangères. Depuis lors, le pays le plus pauvre d’Amérique avec ces partenaires sur des bases plus justes, a déclaré le prédu Sud n’a cessé d’être livré aux appétits des acteurs écosident Evo Morales. L’Etat bolivien doit pouvoir bénéficier nomiques – à des entreprises multinationales qui se refusent des ressources naturelles du pays.” à toute redistribution des richesses et qui restent sourdes Certes, ce n’est pas un hasard si le gouvernement a fait aux revendications des masses populaires, alors que cellesson annonce le 1er mai, en présentant la nationalisation comme le “meilleur cadeau” pour les travailleurs. A l’heure ci ont réussi, depuis 2003, à mettre deux présidents à la pouoù une grande partie de la société bolivienne réclame une belle. La nationalisation des hydrocarbures s’inscrit évimeilleure redistribution des revenus, l’ensemble du goudemment dans ce lourd contexte historique. Elle est réclamée vernement Morales a compris l’intérêt de cette mesure specpar le cœur même du pays. taculaire pour apaiser les tensions sociales. Après vingt ans Morales lui-même expliquait récemment les raisons qui l’ont d’application du modèle néolibéral, qui a multiplié le nombre poussé à prendre cette décision. “Il n’est pas possible que les de pauvres par deux et a concentré la moitié du revenu natioIndiens vivent sur des terres qui abritent d’énormes réserves de nal entre les mains de moins de 20 % de la population, il gaz et qu’ils soient privés de l’énergie dont ils ont besoin dans leur était temps de donner un signe de changement. vie quotidienne. Cela ne peut plus durer”, a-t-il commenté. Pen-
La Bolivie, aimez-la ou quittez-là !
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COURRIER DES LECTEURS
S E M A I N E
■ Accord de paix.
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Les discussions relatives à un accord de paix au Soudan étaient encore en cours au début de la semaine. Les mouvements rebelles du Darfour manifestent une grande défiance vis-à-vis de Khartoum et demandent que la communauté internationale garantisse l’accord qui sera trouvé.
Nucléaire, mon cauchemar Odile Gordon-Lennox
Dessin de Joep Bertrams paru dans Het Parool, Amsterdam. Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com
J’apprécie d’habitude Courrier international pour ses choix et sa rigueur. Mais j’ai eu un choc en lisant le dossier “Nucléaire, mon amour” (CI n° 807, du 20 avril 2006). Etes-vous subventionnés par Areva ? Dans les dix pages de cet intéressant dossier, on trouve seulement un défenseur de la sortie du nucléaire. Vous ne laissez aucune place pour les autres voies qui pourront – si on leur donne leur chance, c’est-à-dire des crédits décents pour la recherche – remplacer avantageusement l’énergie nucléaire polluante pour des siècles. Rien non plus sur le manque de démocratie qui caractérise cette énergie centralisée à outrance. Rien sur la dérive militaire… ni sur le problème des déchets et de leur surveillance. Bref, une sélection vraiment tendancieuse, à commencer par la photo de la couverture. Pourquoi ne pas réaliser un dossier sur les
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énergies renouvelables en choisissant avec autant de persévérance leurs supporters que vous en mettez pour établir le dossier sur le nucléaire ?
■ Picasso
pilleur ?
Denys Galeterne
J’ai lu avec étonnement l’article de l’hebdo sud-africain Rapport sur Picasso (CI n° 806, du 13 avril 2006). Il est aussi approprié de considérer Picasso comme un pilleur du “patrimoine culturel africain” que de dire qu’Aimé Césaire a pillé le français, que Wole Soyinka et V.S. Naipaul ont pillé l’anglais, et que Spike Lee est un immonde pilleur de l’invention des frères Lumière. Il n’est point de “lumière” dans l’esprit de ceux qui pensent que l’art appartiendrait à un groupe, une tribu, une ethnie, une nation ou un continent, alors que l’art, c’est au contraire un appel à l’universel. Même au ministère de la Culture sud-africain, terre de Mandela l’universel, on semble l’ignorer. C’est dire le travail qui reste à faire…
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D’Aix-la-Chapelle à Kaboul la rebelle
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
Afghanistan
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RANGIN DADFAR SPANTA, 52 ans, nouveau ministre des Affaires étrangères afghan. Après une jeunesse maoïste, cet adepte des joutes oratoires – et, à l’occasion, du coup de poing – a quitté son pays lors de l’occupation soviétique. Exilé en Allemagne, il y a enseigné à l’université et milité chez les Verts.
sité de Kaboul, ces maoïstes se livraient non seulement à des pugilats sanglants, mais aussi à des joutes oratoires violentes avec les étudiants islamistes menés par Gulbuddin Hekmatyar. Ils se sont également battus contre l’“impérialisme socialiste” de la Russie et contre ses hommes de main afghans. Après l’entrée des troupes soviétiques en Afghanistan, en 1980, Rangin Dadfar Spanta s’est enfui en Turquie, où il a fait partie de la direction du Faza, un groupe maoïste d’étudiants afghans à l’étranger. C’est sur les bords du Bosphore que ce jeune révolutionnaire a commencé à étu-
Retour vers le passé
dier les sciences politiques. En 1982, il s’installe en Allemagne, à Aix-la-Chapelle, où il s’inscrit en sociologie à l’Université technique. Mais le démon de la politique ne l’a pas quitté. Las d’attendre la révolution communiste, il fonde un groupe nommé modestement Conseil démocratique de l’Afghanistan et s’engage dans le Forum du tiers-monde à Aix-la-Chapelle. En 1992, il soutient sa thèse. Sujet : “L’Afghanistan : origine du sous-développement, guerre et résistance”. Visiblement, son travail a été jugé favorablement, puisqu’il devient maître de conférences à l’Institut de sciences politiques, fonction qu’il exerce pendant dix ans. Le maoïste afghan obtient la nationalité allemande et passe chez les Verts. Il se présente en 1999 aux élections municipales d’Aixla-Chapelle ; il s’en faut de peu qu’il soit élu. Hamid Karzai en avait fait son conseiller pour les affaires internationales. Ses articles dans les journaux allemands lui avaient en effet ouvert les portes du palais présidentiel il y a un an, en décembre 2005. Il se décrivait il y a quelques mois en ces termes : “Je suis un humaniste, un démocrate, un citoyen afghan musulman. Je défends la liberté, la justice et la tolérance.” A la Wolesi Jirga, la question planait : les Pachtounes barbus du sud du pays accepteraient-ils de voter pour un Tadjik au passé maoïste ? Rangin Dadfar Spanta n’a pas tourné autour du pot. “Quand j’étais communiste, j’avais 15 ans ; il y a longtemps que j’en suis guéri.” Rangin Dadfar Spanta est censé rendre son passeport allemand dans deux à trois mois, mais il restera étroitement lié à l’Allemagne. Après tout, son épouse afghane et ses deux grands enfants y vivent.
RICHARD DALEY, maire de Chicago ■ Désabusé
ROBERT ECKERT, directeur de l’entreprise de jouets Mattel ■ Bosseur
ALEXANDRE LOUKACHENKO, dictateur biélorusse ■ Militariste
GARY MCKINNON, hacker britannique ■ Esthète
“Dans cette ville, il y a des enfants qui se font tuer par les trafiquants de drogue et tout ce que nous faisons, c’est d’interdire le foie gras”, a-t-il déploré au lendemain de la décision du conseil municipal de Chicago d’interdire toute vente de foie gras en raison du traitement inhumain infligés aux canards et aux oies. (Chicago Sun Times, Chicago)
“On s’est donné du mal avec Barbie, elle va mieux mais on n’est pas encore sortis de l’auberge.” En réaction à la diminution de 8 % des ventes de l’icône des poupées au premier trimestre 2006. (Forbes, New York)
“Nous n’avons pas de meilleurs amis en Russie que ceux qui portent des épaulettes. La collaboration entre nos deux ministères de la Défense est Dessin de Balabas, par ticulièreMoscou. ment efficace.” La Russie vient de livrer à la Biélorussie des systèmes de défense antiaérienne ultramodernes, dans le cadre du projet d’intégration des forces armées des deux pays.
Accusé par la justice américaine d’avoir pénétré les systèmes informatiques du Pentagone, de la NASA et de l’armée américaine, il risque, s’il est reconnu terroriste, de finir à Guantanamo. Ce qui ne l’empêche pas de plaisanter : “Je crains que l’uniforme orange jure avec mes cheveux roux.” (Financial Times, Londres)
HENRIQUE CAPRILES, maire de Baruta (Caracas) ■ Météorologue “S’il pleut au Venezuela, c’est la faute de Bush !” Cet élu d’opposition voulait ainsi souligner l’antiaméricanisme viscéral du président Hugo Chávez. (El Nacional, Caracas)
“Je m’excuse, je me suis déjà excusé et je continuerai de m’excuser”, à propos du scandale de la libération d’un millier de prisonniers étrangers qui auraient dû être expulsés de Grande-Bretagne après avoir purgé leur peine. (The Independent on Sunday, Londres)
(Charter 97, Kiev)
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GABI PETRI
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KENNETH LAY, ancien patron d’Enron ■ Désespéré “Je suis en train de vivre le cauchemar américain”, s’est-il lamenté lors de son procès à Houston. Il est accusé entre autres de fraude, de complot et de délit d’initié. (Chicago Tribune, Chicago)
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on genre ? Passionnée. Têtue. Obstinée. Sûre de son bon droit. Et pour cause : c’est toujours avec des arguments juridiques affûtés et en s’appuyant sur le respect du droit que cette Zurichoise, qui a interrompu ses études de droit pour cause de grossesse, a réussi à modifier ou à interrompre des projets de parkings ou de centres commerciaux au nom de la préservation de l’environnement. Gabi Petri, 44 ans, est coprésidente, avec son compagnon Markus Knauss, de l’Association transport en environnement (ATE), à Zurich, dont elle a fait une machine de guerre et qui lui vaut, selon L’Hebdo, le titre de “femme la plus détestée de Suisse”. Sa tactique : faire suspendre les travaux avant d’entamer les négociations. “Pour les centres commerciaux, 80 % de nos recours ont eu une issue favorable”, souligne-t-elle. Gabi Petri s’est, dans sa jeunesse, forgé une conscience politique au POCH, une organisation communiste de la jeunesse étudiante. Et, si elle a quitté ce terrain, qu’elle juge trop enclin au compromis, elle reste une militante “qui ne mène plus bataille contre les capitalistes et les bourgeois, mais contre les automobilistes et les destructeurs de paysage”. Militante et cohérente : il y a vingt-cinq ans, elle a totalement renoncé à prendre l’avion.
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Ahmad Taheri, Tages-Anzeiger, Zurich
ILS ET ELLES ONT DIT
CHARLES CLARKE, ministre de l’Intérieur britannique ■ Grammairien
lle se prépare à juger, dans les mois qui viennent, les dirigeants khmers rouges, qui comparaîtront devant un tribunal mixte Cambodge-Nations unies. En siégeant à ce tribunal, la juge de 52 ans, diplômée de l’Ecole nationale de la magistrature de Bordeaux avec la mention “excellent”, va se retrouver confrontée à son propre passé, “à l’époque où j’étais forcée de travailler dès 3 heures du matin pour construire une digue et où on ne nous donnait que du potage où baignaient quelques grains de riz”, raconte-t-elle à Cambodge Soir. Ses lectures sur cette époque lui causent de terribles cauchemars. Quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir, elle avait 21 ans. Cette fille de professeur a été envoyée dans un camp de travail. “J’avais perdu tout espoir. J’avais l’impression que les Khmers rouges avaient anéanti mon esprit.” A la chute du régime, il fallait recréer le système judiciaire. Elle a accepté un poste de juge dans la province de Siem Reap, avant d’être envoyée en France, à l’ENM puis à Lyon-II. A son retour au pays, elle a créé une école de la magistrature sur le modèle français. Et, si elle concède que le système judiciaire cambodgien n’est pas parfait, elle fait déjà partie de ceux qui l’améliorent.
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L’Hebdo
’assemblée plénière de la Wolesi Jirga, la Chambre basse du Parlement afghan, ressemblait à un bureau de vote géant. Elle allait donner son avis sur chacun des ministres proposés par le président Hamid Karzai. Pour la première fois depuis trente ans, un Parlement allait pouvoir choisir le gouvernement. [Le 20 avril dernier, le Parlement a voté la confiance à 20 des 25 ministres proposés.] La plus grande surprise a été la confirmation du candidat au ministère des Affaires étrangères. Hamid Karzai n’avait pas retenu Abdullah Abdullah [seul responsable de l’Alliance du Nord présent dans le gouvernement], qui détenait jusqu’alors ce poste. C’est Rangin Dadfar Spanta, un Vert d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne, qui prendra sa place. Ce politologue de 52 ans, aux cheveux blancs, a en effet obtenu une solide majorité de 150 voix. Inconnu de la plupart des députés il y a encore peu de temps, il était revenu d’Allemagne deux ans plus tôt, et seuls les érudits de Kaboul le connaissaient. Il avait publié dans Anis, un magazine très connu, plusieurs articles sur la société civile, la démocratie et le pluralisme. Il était rapidement devenu un invité de choix sur les plateaux de télévision afghans et sortait chaque fois vainqueur des débats avec les islamistes. Rangin Dadfar Spanta s’est exercé aux échanges rhétoriques musclés dès sa jeunesse. Né aux environs de Herat [dans l’ouest de l’Afghanistan], fils d’un grand propriétaire foncier tadjik, il a adhéré à la fin des années 1960 au Shole-e Jawid [la Flamme éternelle], un parti maoïste. Dans les années 1970, sur le campus de l’univer-
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HISTOIRE
Les Britanniques auraient-ils collaboré ? Et si, comme les Français, les Britanniques avaient été occupés en 1940, s’interroge l’historien et journaliste Max Hastings, auraient-ils plus héroïquement résisté ? Pas sûr… THE GUARDIAN
Il est probable que leurs homologues britanniques auraient agi de même. Beaucoup de nobles britanniques ont courageusement combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, mais je ne doute pas qu’ils se seraient soumis aux Allemands sous l’occupation. “Nous haïssons les Allemands”, auraient-ils dit avec un pragmatisme certain, “mais rendons-nous à l’évidence, désormais ce sont eux les maîtres.” La plupart des nantis français ont aussi collaboré, non par enthousiasme mais parce que cela était vécu comme une nécessité. Les classes bourgeoises se sont laissées convaincre par des arguments liés à la loi et à l’ordre, impératifs encore plus séduisants en temps de guerre qu’en temps de paix. La résistance, cantonnée à une petite minorité jusqu’en 1944, était donc dominée par ce que la classe moyenne traiterait de “bataillon de canards boiteux” : enseignants et syndicalistes (dont beaucoup de gauche), jeunes têtes brûlées, militants communistes, journalistes, agriculteurs. Autrement dit, des petites gens. Je pense que tout cela aurait été également vrai dans une Grande-Bretagne occupée par les Allemands. Une autre question, plus épineuse, est de savoir si les Britanniques auraient envoyé les juifs à la mort, comme l’ont fait les Français. L’antisémitisme était très répandu dans la Grande-Bretagne de l’entre-deuxguerres. On souligne parfois que “la plus grande faveur que Hitler ait faite à la classe supérieure britannique est d’avoir
Londres uite française*, le roman d’Irène Némirovsky, triomphe en ce moment sur la liste des meilleures ventes de livres en Grande-Bretagne. Ce succès démontre qu’il y a lieu d’avoir foi dans le goût du public. Il est en effet très touchant que ce quasi-chef-d’œuvre connaisse le succès plus de soixante ans après que son auteur juif a péri à Auschwitz. Sa description de la France occupée en 1941 est d’autant plus terrifiante qu’elle est écrite avec générosité, non seulement à l’égard des Français, mais aussi des Allemands qui s’apprêtaient pourtant à l’assassiner. Nombreux sont les Britanniques qui, lorsqu’ils lisent des ouvrages sur cette époque, ont du mal à ne pas se montrer méprisants. Les Français n’ont-ils pas jeté l’éponge en 1940 tandis que la Grande-Bretagne, elle, a continué de combattre jusqu’à la victoire ? De plus, la plupart ont collaboré avec les nazis, et ce sont des policiers français qui ont arrêté Irène Némirovsky pour l’envoyer vers les camps de la mort. Suite française a redonné une actualité au débat sur le comportement d’une société sous occupation étrangère. Dans ces circonstances, les remarques d’Anthony Eden [ministre de la Guerre puis des Affaires étrangères dans le gouvernement d’unité nationale formé par Churchill en 1940] méritent d’être entendues. Dans Le Chagrin et la Pitié, le grand film de Marcel Ophuls sur la France de l’Occupation, il déclarait : “Il serait inconvenant, pour tout pays qui n’a jamais souffert de l’occupation, de juger un autre qui l’a vécue.” Voilà de sages propos. Car il est incroyablement difficile de résister à une tyrannie imposée sans merci, surtout dans un pays très peuplé où les refuges naturels sont rares. Pour pouvoir manger et nourrir sa famille, il faut gagner de l’argent et le fonctionnement du commerce et de l’industrie dépend du bon vouloir des occupants. Le propriétaire d’une entreprise comprend qu’il ne peut pas faire d’affaires, que ses employés n’auront pas de travail, à moins d’accepter les conditions des nouvelles autorités. Une famille peut tout perdre si l’un de ses membres commet des actes de résistance, ou est seulement soupçonné de les avoir soutenus. Certains peuvent se sentir assez courageux pour supporter de telles conséquences, mais les feraient-ils subir à leurs enfants ? Dans les années 1930, nombre d’aristocrates britanniques en vue, comme leurs homologues français, ont peu à peu développé un sentiment de terreur face aux communistes.
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Les nazis les effrayaient moins – car ils ne menaçaient pas leurs intérêts – que les communistes qui voulaient s’en prendre à leurs biens. C’est ce qui s’est passé avec l’aristocratie française, qui a largement choisi la collaboration. On se rappelle, bien sûr, de quelques héroïques exceptions. Mais si l’on s’en souvient, c’est précisément parce qu’elles étaient rares.
Dessin de Marshall Arismann paru dans The New York Times Book Review, Etats-Unis.
ôté toute respectabilité à l’antisémitisme”. Les sentiments antijuifs des Britanniques étaient cependant moins virulents que ceux des Français. Et de ce côté-ci de la Manche, on se plaît à croire que la simple décence aurait empêché les gens ordinaires de dénoncer leurs voisins juifs, même si un gouvernement britannique collaborateur les y avait poussés. En France, par contre, la Gestapo notait avec satisfaction que chaque matin, la boîte aux lettres de son quartier général parisien, l’hôtel Majestic, à deux pas de l’arc de Triomphe, était pleine à craquer de lettres anonymes de citoyens ordinaires s’accusant les uns les autres de marché noir ou d’activités subversives. On sait aujourd’hui que la plupart des agents britanniques faits prisonniers pendant l’Occupation ont été trahis par des Français. Les Britanniques se seraient-ils eux aussi retournés les uns contre les autres ? Nul n’est capable de répondre à une telle question mais, lorsqu’on veut juger le comportement d’une nation dans des circonstances qui ont été épargnées à la nôtre, il vaut mieux faire preuve d’une humilité comparable à celle d’Anthony Eden. Le formidable roman d’Irène Némirovsky brosse le portrait d’une société qui ne s’est pas conduite avec courage, honneur ou dignité. Mais, une fois encore, je doute que nous aurions fait mieux. Max Hastings * Suite française, d’Irène Némirovsky (Denoël, 2004, Folio/Gallimard, mars 2006).
C O L L A B O R AT I O N
Darquier de Pellepoix, sans regrets ni noblesse ■ Louis Darquier de Pellepoix a toujours été un personnage obscur. Sous le gouvernement de Vichy, il a occupé le poste de commissaire aux Questions juives de mai 1942 à février 1944, époque où les rafles et les déportations de juifs effectuées avec le concours de la police française furent les plus massives. Dans l’ouvrage fascinant* qu’elle consacre à ce personnage, Carmen Callil nous plonge dans la banalité du mal. L’auteur nous livre une foule d’informations sur la vie de Darquier, la plupart en contradiction avec ce passé que l’homme s’est plu à inventer. Louis Darquier (le nom aristocratique “de Pellepoix”, ainsi que le titre de “baron”, était une invention) est avant tout un affabulateur à monocle prêt à utiliser les combines les plus tordues pour gagner de l’argent. En 1928, il épouse Myrtle Jones (ou Lady Workman-Macnaghten), une Australienne tout aussi intrigante que lui. Au cours des quatre années qu’il passe en Angleterre, le couple s’enfonce dans des problèmes d’argent – et d’alcool. De retour en France, Darquier poursuit sa quête d’argent facile. Militant dans les rangs de l’ex-
trême droite, il est blessé lors des manifestations de février 1934. Il crée alors l’Association des blessés et victimes du 6 février 1934, la première d’une longue série d’organisations “patriotiques” mises sur pied à des fins strictement lucratives. Dès la fin des années 1930, il est connu pour son antisémitisme féroce et ses activités sont en grande partie financées par les Allemands. En 1942, les Allemands l’imposent au gouvernement de Vichy comme successeur de Xavier Vallat aux Questions juives. Les années passées par Darquier à ce poste sont marquées par l’incompétence et la vénalité. Vichy le méprise et les Allemands euxmêmes en viennent à désespérer de lui. Comme les membres de son équipe, Darquier cherche avant tout à faire main basse sur les richesses des juifs déportés. Son incapacité et sa paresse finissent par conduire les Allemands à lui préférer René Bousquet, le chef de la police de Vichy et l’efficace organisateur des grandes rafles de 1942. En février 1944, il est finalement démis de ses fonctions. A la Libération, Darquier trouve refuge dans l’Es-
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pagne franquiste, où il finira sa vie en 1980. Pendant toutes ces années, le personnage ne perd rien de sa capacité de nuisance. En 1978, il accorde à un journaliste français de L’Express une interview dans laquelle il réitère sa haine des juifs et nie l’existence de l’Holocauste. C’est dans cet entretien qu’il dénonce son ancien collègue Bousquet, devenu un homme d’affaires prospère. Dans son livre, Carmen Callil évoque avec une rare sensibilité le terrible traitement réservé aux juifs dans la France occupée. Mais plus intéressant encore est le portrait qu’elle brosse de Darquier lui-même, qu’elle décrit à juste titre comme “un charlatan et un opportuniste sans scrupule”. A travers le portrait détaillé qu’elle trace de l’un des fonctionnaires de l’empire nazi, Carmen Callil démontre brillamment comment ce système a pu servir à des êtres dépourvus de toute valeur. Richard Griffiths, New Statesman, Londres * Carmen Callil, Bad Faith – A Forgotten History of Family and Fatherland (éd. Jonathan Cape, Londres, 614 pages, 29 euros).
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RUSSIE-UNION EUROPÉENNE
Bras de fer gazier entre Moscou et Bruxelles Alors que les Européens souhaitent diversifier leurs fournisseurs en hydrocarbures, le géant russe Gazprom cherche à élargir ses parts de marché dans l’Union. Une opposition d’intérêts qui pourrait déboucher sur une crise. NOVAÏA GAZETA VU D’ALLEMAGNE
Moscou azprom est en conflit ouvert avec l’Union européenne. Lorsque la Grande-Bretagne a décidé de modifier à la hâte sa législation afin d’empêcher que le consortium russe n’achète la compagnie de distribution gazière Centrica [en fait,Tony Blair a rejeté l’hypothèse que son gouvernement modifie la loi sur les fusionsacquisitions], le géant russe a averti que, si l’Europe s’opposait à son expansion, il trouverait sans mal d’autres marchés, comme la Chine ou les EtatsUnis. En réponse, l’UE a déclaré ne plus considérer la Russie comme un partenaire fiable et a annoncé qu’elle allait chercher d’autres fournisseurs et développer la filière nucléaire. Centrica ne représente pas pour Gazprom un nouvel actif avalé en passant, mais la clé même du marché gazier européen de détail, où les prix sont dix fois plus élevés que sur le marché de gros. Si une compagnie nationale paie entre 100 et 200 dollars les 1 000 m3 de gaz, les consommateurs en bout de chaîne, eux, déboursent au minimum 1 000 dollars. On comprend que les Européens ne souhaitent pas laisser la Russie profiter de cette manne. Sur chaque vanne de gazoduc, ils verraient se profiler, à juste titre, la main de Moscou, qui peut facilement, comme l’a montré l’exemple ukrainien, fermer le robinet. Gazprom, de son côté, veut dépasser son statut de simple fournisseur de matière première. Il trouve un peu fort que les compagnies occidentales gagnent dix fois plus d’argent en commercialisant du gaz russe qu’il n’en gagne, lui, en extrayant ce gaz. Il veut être respecté, et donc réclame une part du gâteau. La menace est, à son avis, le seul moyen d’obtenir le respect auquel il estime avoir droit.
Interdépendance
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LES DEUX PARTIES VEULENT UN NOUVEL ORDRE ÉNERGÉTIQUE
Le problème n’est toutefois pas seulement commercial. La Russie et l’Europe se battent pour faire adopter une stratégie concernant l’énergie sous la forme d’une convention ou d’une charte. En bref, elles veulent établir un nouvel ordre énergétique. La position de l’Europe est la suivante : les fournisseurs en compétition sont nombreux et, si les relations avec l’un d’entre eux se dégradent, il y en aura toujours un autre pour le remplacer, la libre concurrence empêchant une trop grande escalade des prix. La Russie, de son côté, souhaite des accords intergouvernementaux à long terme, renforcés par des contrats privés qui déterminent les fournisseurs et les prix pour plusieurs décennies, et où des pertes inévitables
M. Blair a raison. Si l’on est vraiment attaché à la libéralisation des marchés européens, il n’y a pas de raison de faire une exception pour Gazprom au motif qu’il est russe. Jusqu’à présent, la GrandeBretagne a donné l’exemple au reste de l’Europe pour l’ouverture de son économie, et les consommateurs britanniques en ont bénéficié. Par ailleurs, exception faite du bref incident – hautement politisé – avec l’Ukraine, Gazprom n’a pas interrompu ses approvisionnements. Lorsqu’il peut pratiquer les prix du marché, le géant russe s’avère tout à fait fiable. Dans la mesure où nos propres réserves de gaz ont beaucoup diminué, nous allons devenir plus dépendants des autres pays. Si Gazprom prenait le contrôle de Centrica, les réalités économiques l’emporteraient sur les considérations politiques en ce qui concerne les relations fournisseur-consommateur. Il serait contraire à l’intérêt de Gazprom de défavoriser ses clients britanniques. Si Gazprom a l’argent et se montre prêt à respecter les règles, il n’y a aucune raison de céder aux sirènes du protectionnisme.
■ Gazprom n’est pas un par tenaire facile. Il est toutefois plus sensé d’accepter une interconnexion avec le géant du gaz que de le tenir à distance. Plus cette interdépendance sera importante, moins il y aura de risque qu’une des parties fasse cavalier seul. C’est pourquoi la stratégie de la direction de Gazprom [prendre pied sur les marchés de la distribution de gaz en Europe occidentale] est logique. Cer tes, en tant que simple producteur de matières premières, il est déjà possible d’engranger des profits. Mais les marges augmentent quand on se rapproche de la clientèle. En outre, Gazprom doit acquérir un nouveau savoir-faire, améliorer sa gestion et ainsi devenir une entreprise moderne. Pour l’heure, bien peu de responsables de Gazprom bénéficient d’une expérience dans les affaires internationales. Cependant, le groupe russe a déjà connu des succès avec les joint-ventures, comme dans Wingas avec BASF. [Wingas, qui distribue du gaz en Allemagne, est une filiale de BASF, dans laquelle la participation de Gazprom va passer de 35 à 50 %. De son côté, en vertu d’un accord signé le 27 avril, lors de la visite d’Angela Merkel en Russie, BASF va exploiter un gisement russe.] Mais il y a encore du chemin à parcourir avant que le monopole du gaz russe ne soit en mesure de concourir avec les géants de l’énergie comme Exxon-Mobil ou BP. Et c’est l’ambition de Gazprom. Contrairement aux groupes énergétiques nationaux, comme Saudi Aramco, le plus grand fournisseur de pétrole mondial, des investisseurs peuvent désormais acheter des parts de Gazprom. Si la direction se soucie à terme de la satisfaction de ces derniers, elle devra également veiller à ser vir leurs intérêts. Gazprom et, par conséquent, la Russie, avec ses immenses réserves d’énergie, ne disposent-ils pas là d’un puissant levier ? Non. Ces réserves en matières premières sont une bénédiction pour le pays et son industrie ; mais, pour pouvoir en profiter durablement – ce que veut le Kremlin –, il faut les exploiter et les commercialiser de façon intelligente. Car la Russie est en compétition avec d’autres pays producteurs. Si des investissements n’affluent pas librement dans une infrastructure industrielle et énergétique moderne, Moscou pourra tirer un trait sur ses projets de croissance. C’est pour cela que le pays a besoin de l’Ouest et de ses entreprises. Tout comme nous avons besoin du gaz Thomas Wiede, russe.
The Independent (extraits), Londres
Handelsblatt (extraits), Düsseldorf
Dessin de Horsch paru dans la Süddeutsche Zeitung, Munich.
et catastrophiques viendraient sanctionner la partie qui manifesterait trop d’indépendance et ne remplirait pas ses obligations. Avant même d’avoir adopté quoi que ce soit, les deux parties ont enfreint leurs postulats de départ. La GrandeBretagne et plus largement l’UE ont montré qu’elles avaient une conception sélective des principes libéraux et que ce qui était permis aux entreprises européennes était interdit aux russes. La Russie, elle, a laissé entrevoir que les accords, si fermes et définitifs fussent-ils, pouvaient être arbitrairement dénoncés à tout instant. En résumé, les deux positions semblent aujourd’hui aussi fortes et faibles l’une que l’autre. La Russie a du pétrole et du gaz, sans lesquels l’Eu-
rope se gèlerait, et l’Europe a l’argent pour les acheter, sans lequel la Russie serait réduite à la misère. Aucune des deux ne peut renoncer aux services de l’adversaire. Gazprom a beau menacer d’exporter son énergie ailleurs, il ne pourra pas le faire avant quinze ans, et l’Europe a beau vouloir se débarrasser de Gazprom, elle aura au moins besoin du même délai pour que d’autres fournisseurs et de nouvelles centrales atomiques assurent son approvisionnement. La Russie ne doit pas oublier que, de toute façon, il est impossible d’avoir une mauvaise réputation de partenaire d’affaires avec l’Europe et une bonne réputation dans les relations avec la Chine et les Etats-Unis. Alekseï Poloukhine
V U D E G R A N D E - B R E TA G N E
Méfiance et pragmatisme ■ Un rachat de Centrica, propriétaire de British Gas, par Gazprom paraît de plus en plus probable. Tony Blair estime en effet que la Grande-Bretagne doit tenir ses engagements en matière de libéralisation des marchés européens, y compris celui de l’énergie. Les arguments contre le rachat de Centrica par Gazprom ne manquent pas. Gazprom est un monopole d’Etat russe. En tant que tel, il constitue quasiment un bras armé du gouvernement russe. Quelle garantie aurait-on qu’une Centrica détenue par Gazprom ne défendrait pas les intérêts de la Russie aux dépens de ceux de ses clients britanniques ? Gazprom est-il vraiment un fournisseur fiable ? Son empressement à prendre l’Ukraine en otage sur un contentieux concernant les tarifs laisse à penser que la Russie n’hésiterait pas à utiliser son avantage économique à des fins politiques. Tout cela n’inspire pas confiance. On peut aussi s’interroger sur la stabilité du climat des affaires en Russie et sur la neutralité des tribunaux en cas de différend. Ces arguments sont tout à fait recevables, mais
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Libérons-nous de nos préjugés malsains ! Jusqu’à l’arrestation des coupables présumés, des Polonais, le pays a cru que les meurtriers d’un adolescent étaient maghrébins. La faute en revient au politiquement correct de droite, s’insurge le rédacteur en chef du Morgen. N’avons-nous pas voulu que la communauté allochtone se penche sur les problèmes engendrés par une partie de sa jeunesse ? Mais nous savons aujourd’hui que le point de départ de ces raisonnements était faux. Nous n’avions pas le moindre droit d’imputer une partie de la responsabilité de ce meurtre à une communauté qui n’a rien à voir avec lui. Qui plus est, l’individu est responsable de ses actes, pas le groupe de population auquel il appartient. Nous nous sommes rendus coupables d’une généralisation malsaine et nous avons tiré trop vite des conclusions. Après que la nationalité des auteurs du meurtre a été révélée, on a même entendu ce genre de commentaire : “C’étaient peut-être des Polonais d’origine marocaine.” Une manière de tenter de justifier un comportement fautif. En fait, nous sommes dirigés par nos cerveaux, qui ont fonctionné pendant des années dans un contexte sociétal où la généralisation est devenue jour après jour un mode de fonctionnement excluant le sens des nuances, à cause de la montée d’une pensée politiquement correcte de droite. Yves Desmet, De Morgen, Bruxelles
DE MORGEN
Bruxelles out allait bien jusqu’à ce qu’on apprenne que les auteurs du meurtre de Joe Van Holsbeeck [un lycéen de 17 ans], assassiné pour lui voler son lecteur MP3 [le 16 avril, à la gare centrale de Bruxelles], étaient finalement des Polonais. [Le meurtrier présumé, âgé de 17 ans, a été arrêté en Pologne le 27 avril ; son complice, âgé de 16 ans, l’avait été trois jours plus tôt dans la région de Bruxelles.] Car, auparavant, soyons honnêtes, nous avons tous dû subir les commentaires insensés des leaders d’opinion de droite. La bouche écumeuse d’un Jean-Marie Dedecker [sénateur libéral flamand] s’est ainsi brusquement ouverte pour s’en prendre à l’échec du relativisme culturel. Autre exemple, le papotage déconcertant d’un Paul Beliën, mari de la députée du Vlaams Belang [extrême droite flamande] Alexandra Colen, qui nous demandait de prendre les armes, au pire des sprays antiagressions, pour se rendre dans la capitale colonisée par les jeunes criminels nord-africains. Il faudrait bien donner un peu de savon à certains politiques pour qu’ils nettoient leur bouche après leurs déclarations sur le danger des “bandes de Nord-Africains”, maintenant que l’on a appris que ce sont des Polonais qui sont suspectés du meurtre de Joe Van Holsbeeck – des représentants de la “culture dominante” qu’ils voient comme l’avenir de l’Europe occidentale ; peut-être même, ainsi que la plupart des Polo-
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nais vivant à Bruxelles, comme des fidèles de l’Eglise. Mais n’avons-nous pas nousmêmes un sale goût en bouche à propos de cette affaire ? Car, à la vue des images vidéo [filmées par les caméras de surveillance de la gare], n’avonsnous pas automatiquement pensé qu’il s’agissait de Marocains ? Ce n’est pas une raison pour devenir raciste, mais nous avions bien l’impression de voir des Nord-Africains : nos yeux ne nous mentent pas, tout de même. Et nous avons donc trouvé normal que la communauté allochtone fasse entendre sa voix pour condamner cet acte odieux. Ne sommes-nous pas allés jusqu’à envisager que les imams, le vendredi, lancent un appel aux auteurs du crime pour qu’ils se rendent ?
Dessin d’Astrojumoff paru dans La Vanguardia, Barcelone.
BFM et Courrier international présentent l’émission ”GOOD MORNING WEEKEND” animée par Fabrice Lundy, rédacteur en chef de BFM, et les journalistes de la rédaction de Courrier international. Tous les samedis de 9 heures à 10 heures et les dimanches de 8 heures à 9 heures Fréquence parisienne : 96.4
POLITIQUE
L’enjeu sécuritaire ■ Le 24 avril, 80 000 personnes ont défilé dans les rues de Bruxelles en hommage à Joe Van Holsbeeck, et une pétition “pour une plus grande sécurité dans les endroits publics”, lancée par les camarades de classe de l’adolescent assassiné, a été signée par plus de 250 000 personnes : l’émotion suscitée par ce fait-divers a replacé la sécurité au cœur du débat politique belge. “Jamais, de mémoire de journaliste, le 1er mai n’avait été tant dévolu à la sécurité”, constate Le Soir. Car, comme le remarque La Libre Belgique, les responsables politiques “ont en tête, c’est évident, la déroute en 2002 du candidat socialiste à l’élection présidentielle française, après une campagne imprégnée par le thème de l’insécurité, qu’apparemment M. Jospin n’avait pas suffisamment pris en compte”. Mais “que restera-t-il de ces brassées de paroles fortes ? s’interroge Le Soir. La majorité violette [l’actuelle coalition gouvernementale] s’est engagée à durcir la répression. Il le fallait. C’était l’une des attentes de la société. Mais la pétition des amis de Joe va bien audelà. Elle demande de ‘rétablir un dialogue avec les jeunes délinquants en marge de la société’. De construire ‘une société meilleure pour tous’. Un double défi infiniment plus difficile à relever, pour la classe politique, que l’engagement à augmenter le nombre de surveillants, de policiers, de caméras, de places en centres fermés.”
GRÈCE
Athènes sur la piste de ses trésors volés La découverte de dizaines de pièces permet de mesurer l’ampleur du trafic international d’antiquités.
a découver te, le 14 avril, d’un trésor d’antiquités grecques dans une villa de l’île de Schinousses, dans l’archipel des Cyclades, n’est pas une première. Tout en mettant fin à l’un des plus impor tants réseaux internationaux de trafic d’antiquités, elle ne fait que confirmer l’inquiétude des archéologues et de la police grecque concernant le manque de protection des antiquités du pays. En octobre 2003, les autorités grecques criaient au vol après la disparition de près de 17 000 antiquités, une af faire qui a rebondi avec l’ouverture, en novembre dernier, du procès de Marion True en Italie. L’ancienne conservatrice du département des antiquités du
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musée Paul Getty de Los Angeles, accusée d’avoir acquis des pièces d’origine douteuse, a évidemment fait son marché en Grèce. Elle possède même une maison sur l’île de Paros [où plusieurs pièces ont également été saisies début avril]. Aujourd’hui, on se rend compte que de grandes salles de vente étaient complices de nombreux trafics et empêchaient de facto la chasse aux trésors disparus. Au moment où tous les regards étaient tournés vers les antiquités saisies dans la villa appartenant à Despina Papadimitriou, veuve de l’armateur Christos Michailidis, une caverne d’Ali Baba s’ouvrait hors des frontières grecques. Car le véritable trésor de l’armateur, qui comprend de nombreuses merveilles de l’art antique grec et romain et des milliers de pièces d’une valeur inestimable, se trouve à l’étranger et a, de plus, déjà changé de mains. L’armateur grec peut
être accusé à titre posthume d’être à l’origine d’un trafic d’antiquités, mais ce sont les acheteurs et les revendeurs qui sont aujourd’hui dans l’œil du cyclone. Ainsi, le vendeur principal des antiquités grecques volées est Charles Int, ancien président des marchands d’antiquités britanniques et membre du comité d’experts qui a saisi la justice britannique pour faire estimer les antiquités vendues de manière illicite par l’associé de Michailidis, l’antiquaire britannique Robin Symes, après l’accident qui a coûté la vie à l’armateur, en 1999. Ces nombreuses pièces de valeur ont circulé à travers le monde par le biais de réseaux déterminés et ont fini dans de grandes salles de vente comme Sotheby’s et Christie’s ou dans des musées. La Grèce demande à présent la restitution des antiquités volées, dont une couronne d’une valeur de 1,15 million de dollars [environ
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910 000 euros] achetée par Marion True à des pilleurs d’antiquités. Mais ce n’est pas tout, car, d’après les enquêteurs, une partie du trésor serait conservée à Genève. Le gouvernement italien a récemment donné l’exemple à la Grèce en obtenant du Metropolitan Museum de New York et du musée Getty la restitution d’œuvres d’art acquises de manière illicite. Les autorités grecques espèrent pouvoir se faire entendre à leur tour. Car, au-delà des marbres du Parthénon vendus à lord Elgin par les Ottomans [conser vés au British Museum de Londres et réclamés par la Grèce], Athènes a demandé officiellement le retour de ses antiquités obtenues de manière douteuse à travers le monde par des particuliers ou des musées [dont plusieurs pièces exposées au musée Getty]. Nicolas Zirganou, Eleftherotypia (extraits), Athènes
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Vivre à
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La corruption serait-elle de retour ? La ville de Strasbourg aurait loué et vendu des immeubles à des prix excessifs au Parlement européen. Ce scandale ne fait qu’approfondir la crise de confiance au sein de l’UE.
LE FAIT
Que faire de la Constitution ? Presque un an après les non français et néerlandais au projet de Constitution européenne, la “période de réflexion” observée par les vingt-cinq semble devoir se prolonger. Faute d’accord sur ce qu’ils peuvent faire du texte, “les dirigeants européens vont se mettre d’accord pour étendre cette période de réflexion en espérant trouver des moyens de relancer la confiance des citoyens”, croit savoir le Financial Times. Aucune discussion n’aurait lieu d’ici au second semestre 2007. Le 10 mai, la Commission doit cependant présenter ses idées sur l’avenir de l’UE. Les 27 et 28 mai, les ministres des Affaires étrangères se réuniront sur le sujet.
LA PERSONNALITÉ
Claudio Fava
John Thys/AFP
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Rappor teur de la commission créée par le Parlement européen pour enquêter sur “l’utilisation de pays européens par la CIA pour le transpor t et la détention illégale de prisonniers”, Claudio Fava accuse les pays européens de transit d’“inertie coupable”. Pour le député socialiste italien, ils ne pouvaient pas ignorer la nature de ces vols, dont “le parcours et la quantité laissent penser qu’ils ne s’arrêtaient pas seulement pour s’approvisionner en carburant”. Se basant sur les données fournies par l’organisme de sécurité aérienne Eurocontrol, Fava comptabilise “plus de mille vols secrets” opérés par la CIA sur le territoire de l’UE.
NÉPSZABADSÁG
Budapest e nom du docteur René Berthelot ne nous dit plus grand-chose. Mais demain, il nous parlera de nouveau. Ce dentiste avait jadis soigné l’ancienne commissaire européenne Edith Cresson. Puis, avec l’aide de cette dernière, il fut promu visiteur scientifique pour la recherche sur le sida auprès de la Commission européenne. C’est à cause d’eux deux que “le gouvernement de l’Europe” a démissionné collectivement voici sept ans. Pour le moment, on ne distingue que les contours du scandale immobilier du Parlement européen, une affaire qui semble durer depuis un quart de siècle. On est en train de chercher les responsables et il est encore trop tôt pour en faire le bilan. Il est cependant certain que ce nouveau scandale de corruption est arrivé au pire moment. L’an dernier, le volet politique de l’intégration des nouveaux pays a buté sur le malheureux référendum sur la Constitution européenne. Ensuite, le marchandage mesquin des pays membres sur le budget a montré clairement que les pays riches ne voulaient pas participer davantage. Pourquoi ? Parce qu’ils cèdent aux opinions de plus en plus critiques, sinon franchement hostiles à l’intégration. L’Europe traverse une crise de confiance. Il est fort probable que les premières nouvelles concernant le trucage immobilier – qui aurait permis à la ville de Strasbourg d’empocher l’argent des contribuables – ne feront que renforcer cette tendance. Déjà, dans la paisible Autriche, moins d’un tiers de la population pense que l’adhésion du pays à l’Europe, voici
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onze ans, a été bénéfique. Le fait que les Autrichiens fassent partie des contributeurs nets de l’UE n’y est sans doute pas étranger. En clair : c’est de leur argent que l’on décide à Bruxelles, cette ville de province gonflée en métropole. AUX NOUVEAUX DE RÉPARER LES ERREURS DES ANCIENS
Le budget annuel du Parlement européen s’élève à 1 milliard d’euros. Par comparaison, le Goethe Institut – qui œuvre pour la culture allemande sur cinq continents, gérant 182 établissements et employant trois mille personnes – fonctionne avec le quart de cette somme. Ce à quoi la ménagère autrichienne (hollandaise, allemande, hongroise) peut encore répondre : “Bon,d’accord ! Grande Europe = grosses sommes d’argent.” Elle peut toutefois ajouter : “Mais j’exige en échange que l’on surveille les dépenses.” La ménagère ne regarde-t-elle pas, elle aussi, à la fin du mois sur son relevé de compte combien d’argent sa banque a prélevé pour les transactions et les produits bancaires en échange desquels elle a utilisé son argent ? Il s’avère que, en
POLÉMIQUE
Bâtiments en or ■ C’est un projet de rachat qui a fait éclater le scandale. Le Parlement européen a en effet décidé de racheter à une société immobilière néerlandaise des immeubles qu’il avait auparavant loués. Mais il s’est avéré que, des 136 millions d’euros fixés par le préaccord, 29 ne finiraient pas chez le propriétaire, mais dans les caisses de la mairie de Strasbourg. De même, un quart des 10,5 millions d’euros annuels versés en loyers au propriétaire aurait été en vérité versé à la Ville. Le tabloïd allemand Bild, qui se réfère à un rapport interne de la Commission de contrôle budgétaire du PE, estime pour sa part que le PE a subi un dommage de 25 millions d’euros en raison de ces surcoûts.
Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.
vingt-cinq ans, personne n’a procédé à ce genre de vérifications au Parlement européen. Le Parlement ne peut parer à l’approfondissement de la crise de confiance qu’en clarifiant les choses, et les députés se disent résolus à établir la vérité. L’un des personnages clés de l’inspection est le président hongrois de la Commission du contrôle budgétaire, Szabolcs Fazakas. C’est donc aux nouveaux pays membres qu’il incomberait de réparer les négligences des anciens ? Un autre de nos compatriotes,Tamás Szücs, sera bientôt nommé à la tête de la nouvelle direction chargée de la stratégie de communication de la Commission. Sa tâche – populariser l’UE – sera tout sauf facile si, dans le même temps, les squelettes ne cessent de sortir du placard. La balle sera bientôt dans le camp de l’Office européen de la lutte antifraude. Cette institution a été créée précisément à la suite du scandale Cresson, en développant un département jusqu’alors insignifiant. Le dentiste hante les lieux. László Szöcs
(Corriere della Sera, Milan) SOCIAL
LE CHIFFRE
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Nouveau : on délocalise les chômeurs
■ C’est
le nombre d’anciens pays membres de l’UE dans lesquels les citoyens des huit nouveaux pays membres d’Europe centrale et orientale pourront travailler sans limitations. Le Portugal, l’Espagne, la Finlande et la Grèce ont décidé de suivre l’exemple de la GrandeBretagne, de l’Irlande et de la Suède et d’ouvrir leur marché du travail à par tir du 1 er mai. Pour le Tchèque Vladimir Spidla, commissaire européen chargé de l’Emploi, des Affaires sociales et de l’Egalité des chances, c’est “une avancée importante. Dorénavant, dixsept pays permettent la libre circulation de la main-d’œuvre et les autres pays membres ont décidé d’assouplir les restrictions”. (Bruxinfo, Budapest)
■ Un chômeur est moins bien loti aux Pays-Bas qu’en Belgique. Il n’a droit qu’à une allocation équivalant à 70 % de son dernier salaire et, s’il n’a pas retrouvé un emploi après six ou douze mois, il dépend du revenu minimum, qu’il doit solliciter auprès de sa commune de résidence. En Belgique, un chômeur a droit à 60 % du dernier salaire avec un plafond de 1 743 euros, mais, en principe, sans date limite. Dans ce contexte, la commune néerlandaise de Hulst, située à la frontière, a tout simplement décidé d’envoyer ses propres chômeurs en Belgique. Il s’agit de former des personnes depuis trop longtemps sans emploi. Selon l’adjoint au maire de la commune, Frank Van Driessche, elles ont plus de chances de trouver du travail chez les voisins, car, en “Belgique, il y a assez d’emplois”. Cette petite localité compte depuis longtemps environ 300 chômeurs qui n’arrivent pas à trouver du travail. Dans la région, à l’exception de
la société Pabo qui vend de la lingerie érotique, du fabricant de meubles Morris et du tour-opérateur Neckermann, peu de sociétés peuvent fournir des emplois. Et depuis que Pabo travaille plus souvent avec la Pologne et que Morris a taillé dans ses effectifs, les habitants de Hulst ont de plus en plus de mal à trouver du travail. Ils ont également peu de possibilités hors de leur région, car, au nord, ils se heurtent à la barrière naturelle de l’Escaut occidental [le bras principal de l’estuaire de l’Escaut qui isole la région de Hulst, située à l’extrême sudouest des Pays-Bas, du reste du pays]. Frank Van Driessche a donc décidé de faire traverser la frontière à ses chômeurs. “En Belgique, il y a assez d’emplois. Songez au port d’Anvers ou à la région autour de Gand”, explique-t-il en pensant avant tout aux postes peu qualifiés comme ceux de cariste ou de réceptionniste. “Il s’agit des chômeurs de longue durée qui sont souvent très peu qualifiés. Il y a pas mal de
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places en Belgique qu’ils peuvent occuper.” Dans un premier temps, Van Driessche va démarrer son projet avec 20 à 25 chômeurs. Les chômeurs hollandais sélectionnés seront obligés de participer au projet et, s’ils “refusent quand même de travailler en Belgique, nous examinerons les cas individuellement pour voir comment régler le problème”. Pour trouver des emplois en Belgique, la commune est à la recherche d’un chasseur de têtes belge, qui doit accompagner les chômeurs dans leur recherche d’emploi et les aider dans leurs démarches administratives. L’exécutif local a libéré une somme importante pour ce projet. Frank Van Driessche assure que les chômeurs belges ne doivent pas avoir peur que les Néerlandais viennent voler leur emploi. “Il ne s’agit que d’un projet à petite échelle, remarque-t-il. C’est assez simple. Nous avons les chômeurs, vous avez le travail.” Janine Meijer, De Morgen (extraits), Bruxelles
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Et maintenant, la guerre du vin
Estonie-Suède : la crise de confiance
En mars, Moscou a décrété un embargo total sur les importations de vin géorgien. Un nouvel épisode majeur dans la guerre larvée qui oppose les deux pays depuis trois ans. écidément, rien ne va plus entre la Russie et la Géorgie. Le 27 mars dernier, le Rospotrebnadzor, le Service fédéral russe pour la protection des droits des consommateurs, a interdit la vente des vins géorgiens (et moldaves) en Russie au motif que ces boissons contiendraient des pesticides et des métaux lourds. Certificats de qualité à l’appui et prix internationaux en main, l’Association des viticulteurs géorgiens a immédiatement démenti les résultats des analyses. Le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, a dénoncé à son tour cet embargo comme un boycott de nature strictement politique. “Les relations entre les pays évoluent. Mais il existe des valeurs fondamentales qui ne changent pas. Pour la Géorgie, le vin représente cette valeur fondamentale”, a-t-il déclaré au quotidien géorgien Resonansi. “La Géorgie est la patrie de la vigne. Depuis des siècles nous vendons notre vin en Russie. Et, au moment où nous avons réussi à faire disparaître du marché les vins géorgiens trafiqués, notre production est frappée d’interdiction”, a regretté le chef de l’Etat dans une interview accordée au quotidien moscovite Vremia Novostieï. La viticulture de ce petit pays est mise à rude épreuve. A la suite de l’embargo, la Géorgie a en effet perdu 85 % de ses débouchés et subi d’importantes pertes financières. “Sauvons notre vin !” titre le journal de Tbilissi 24 Saati, rappelant : “Depuis la nuit des temps, les envahisseurs ont coutume de détruire nos vignobles pour essayer de nous assujettir.” Voilà pourquoi c’est son ministre de
quant notre vin, les Russes espèrent se disculper de ces 50 000 morts qui décèdent en Russie chaque année à cause de la vodka trafiquée et des médicaments frelatés”, renchérit le très populaire quotidien Khvalindeli Dré. Pour le journal de Tbilissi Akhali Taoba, cet embargo témoigne d’une imbrication d’intérêts politiques et économiques. “L’évincement des vins géorgiens du marché russe est orchestré par des investisseurs russes qui possèdent des domaines viticoles au Chili et en Argentine. Ils cherchent à se faire une place en Russie en exploitant le segment de marché des bons vins peu chers, qui était jusqu’ici occupé par les producteurs géorgiens et moldaves”, a déclaré au journal Niko Lekichvili, le président de la commission parlementaire de politique économique. Le quotidien progouvernemental Sakartvelos Respoublika se rallie à la thèse politico-économique de l’embargo. Celui-ci, d’une part, permet aux concurrents, notamment aux producteurs arméniens, d’augmenter le prix de leurs vins sur le marché russe. C’est, d’autre part, une sorte d’avertissement. “Regardez où vous conduisent les mauvais choix de vos dirigeants, nous disent les Russes. La prochaine fois, votez pour un leader prorusse.” Si les conséquences immédiates de l’embargo sont “très dures” pour la Géorgie, “la Russie va aussi en pâtir à long terme, estime le titre. La Russie a de nouveau montré son côté ours, au risque de se voir isolée, car le monde ne l’acceptera pas avec ce masque. Si elle n’arrive pas à entrer dans l’OMC, c’est entre autres parce qu’elle est un partenaire commercial peu fiable.” ■
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la Défense, Irakli Okrouachvili, que le président a chargé de défendre et de promouvoir le vin géorgien à travers le monde. L’hebdomadaire géorgien Mteli Kvira soutient la version politique du “choc viticole” : “Ces mesures sont destinées à nuire économiquement à deux pays [la Géorgie et la Moldavie] pro-occidentaux et insoumis. En même temps, la Russie patronne ouvertement la contrebande et le commerce illégal aux frontières internationales [avec les républiques autoproclamées d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud et de Transdniestrie] de ces pays.” “Les problèmes sanitaires ne concernent que les boissons alcoolisées trafiquées. Or ce sont les vins de bonne qualité qui sont lésés par ces mesures”, conclut le titre. “En atta-
Dessin d’Igor Smirnov, Moscou.
POLOGNE
L’honneur perdu des frères Kaczynski Sept mois après les législatives, les populistes et l’extrême droite catholique font leur entrée dans le gouvernement conservateur. Pour le grand quotidien de centre droit Rzeczpospolita, c’est une catastrophe.
e 27 avril, les dirigeants de Droit et justice [la formation de droite au pouvoir depuis septembre 2005] ont annoncé triomphalement l’entrée au gouvernement de membres du parti populiste Autodéfense et de dissidents la Ligue des familles polonaises [droite ultracatholique]. Le leader d’Autodéfense, Andrzej Lepper – un homme condamné par la justice à plusieurs reprises, un populiste et un démagogue dont le seul véritable programme est l’accession au pouvoir –, notamment sera ainsi élevé au rang de vice-Premier ministre. C’est une triste journée pour la démocratie polonaise. Le
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succès de Lepper est une défaite cuisante pour l’éthique politique issue de Solidarnosc, une éthique qui existe toujours, même si elle est parfois incarnée par des sensibilités politiques variées. C’est la défaite d’une tradition qui veut qu’il existe cer taines valeurs sur lesquelles on ne transige pas. Au fil des années, le président de Droit et justice Jaroslaw Kaczynski s’était forgé une image de stratège exceptionnel œuvrant pour réaliser sa vision d’une Pologne différente et mieux gouvernée, ce qu’il a appelé la IVe République. Tout, dans son parcours, parlait en sa faveur. Dans la Pologne libre, il a fait preuve d’un refus absolu du compromis, par fois même à l’égard de politiciens issus du même milieu que le sien, celui de l’ancienne opposition anticommuniste. Aujourd’hui, face à Andrzej Lepper, on ne voit même plus l’ombre de cette intransigeance.
Voici donc le prix de cette IVe République que Kaczynski nous avait annoncée dans ses discours visionnaires comme un Etat qui serait fondé sur des valeurs éthiques. Les déclarations publiques sont une chose et ce que répètent les proches des frères Kaczynski [Jaroslaw et son frère Lech, président de la République] en est une autre : le moment n’est plus à distribuer des cer tificats de bonne conduite, il faut désormais passer au réalisme politique, disent-ils. Nous allons tous payer le prix d’une telle philosophie. D’autant que cette coalition, qui reste minoritaire, risque de ne pas durer longtemps et de ne pas être efficace. On peut donc douter du génie politique du chef de Droit et justice. Droit et justice va devoir payer pour son réalisme politique et pour cette alliance. Car on ne perd sa virginité qu’une seule fois.
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Grzegorz Gauden, Rzeczpospolita, Varsovie
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Le naufrage de l’Estonia reste un sujet de contentieux. ériodiquement, depuis plus de dix ans, les rumeurs les plus folles sur le naufrage de l’Estonia agitent le golfe de Finlande [le ferry qui reliait Tallinn à Stockholm a coulé au large de la Finlande le 28 septembre 1994, causant la mort de 852 personnes]. L’année dernière, cependant, elles se sont ancrées plus profondément dans les ports suédois et estoniens. Lorsque la Suède a confirmé que son armée transportait bel et bien du matériel militaire dans les cales de l’Estonia, la réaction de l’Estonie ne s’est pas fait attendre [cet aveu a renforcé la thèse d’une explosion criminelle visant à dissimuler l’existence d’un trafic de matériel de l’ancienne Union soviétique]. Deux commissions indépendantes ont aussitôt été formées pour faire toute la lumière sur l’affaire. Début avril, le procureur estonien Margus Kurm a présenté un rapport qui remet violemment en question les conclusions de la commission d’enquête internationale [menée conjointement par l’Estonie, la Suède et la Finlande], en particulier l’affirmation selon laquelle une faiblesse de l’étrave mobile serait à l’origine du naufrage. Le ministre estonien de la Justice, Rein Lang, a annoncé que le gouvernement estonien allait proposer la formation d’une nouvelle commission d’enquête internationale. Il n’exclut même pas le renflouement de l’Estonia, pourtant protégé par la législation sur les sépultures maritimes. Le rapport Kurm a replongé les Estoniens dans la tragédie de l’Estonia. Deux récents sondages d’opinion nous apprennent que 70 % des personnes interrogées souhaitent renvoyer des plongeurs sur place pour examiner l’épave. Et la moitié d’entre elles estiment qu’il est nécessaire de former une nouvelle commission d’enquête afin de déterminer les causes exactes du naufrage. Pour beaucoup d’Estoniens, la Suède s’est comportée de manière exemplaire dans cette affaire, puisqu’elle a été la première à reconnaître officiellement la présence de matériel militaire à bord du ferry. Mais, aujourd’hui, l’Estonie commence à se demander si les Suédois souhaitent véritablement avoir le fin mot de l’histoire. En effet, le gouvernement suédois n’a pas appuyé la proposition de l’Estonie de former une nouvelle commission d’enquête. Et la ministre de l’Aménagement du territoire, Mona Sahlin, a montré peu d’empressement à déclarer officiellement que la Suède ne s’opposait pas à la poursuite de l’enquête par l’Estonie. Résultat : les Estoniens sont aujourd’hui nombreux à penser que la Suède n’a, au fond, pas très envie de connaître la vérité sur le naufrage de l’Estonia. Sigrid Laev, Fokus, Stockholm
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Touche pas à mes lois !
10 000 dollars par an à la place de la sécu
Mariage gay, avortement, darwinisme, écologie... Les Etats de l’Union multiplient les initiatives législatives sur les sujets idéologiquement les plus sensibles. Une façon de contrer un Etat fédéral jugé trop puissant. THE NEW YORK TIMES
New York epuis que le Massachusetts est devenu le premier Etat américain à se doter d’une couverture médicale quasi universelle [voir CI n° 808], le président du Sénat de l’Etat se laisse aller à quelques forfanteries : “Ce système, comme beaucoup d’autres, représente un modèle pour le reste du pays, se vante Robert Travaglini, nous avons montré la voie pour le mariage homosexuel ; nous l’avons fait aussi pour la recherche sur les cellules souches. Le Massachusetts est sur la crête de la vague.” C’est une façon de voir les choses. Mais, pour les Etats comme le Dakota du Sud, par exemple, qui vient d’adopter une loi interdisant l’avortement, le Massachusetts semble au contraire complètement à côté de la plaque. Tels sont les extrêmes – politiques et idéologiques – qui cohabitent ces temps-ci entre les différents Etats du pays. Les Parlements locaux discutent de tout, depuis le remplacement dans les écoles de la théorie de l’évolution de Darwin par celle du “dessein intelligent” jusqu’au financement de la recherche sur les cellules souches. Ces débats soulèvent un certain nombre de questions. Le pays est-il voué à se morceler et à devenir un patchwork de politiques diamétralement opposées ? Comment va-t-on pouvoir concilier une telle diversité ? Est-ce d’ailleurs nécessaire ? Ce n’est pas la première fois dans l’histoire des Etats-Unis que des Etats se dotent de législations radicalement différentes, rappellent les historiens en citant les lois Jim Crow sur la ségrégation des Noirs dans le Sud. Mais, à en croire John D. Donahue, professeur à la Kennedy School of Government de Harvard, “nous vivons l’une des époques où les Etats américains sont le plus divisés”. La Californie, par exemple, pourrait devenir le premier Etat du pays à limiter les émissions de gaz à effet de serre si le projet de loi soumis au Parlement local en avril est adopté. Cet Etat a également subventionné la recherche sur les cellules souches, à l’instar du New Jersey, du Maryland et du Connecticut. De son côté, Rhode Island a voté cette année une loi autorisant l’usage thérapeutique de la marijuana, alors même que la Cour suprême avait décrété en juin 2005 que tout usage de cannabis à cet effet ferait l’objet de poursuites, y compris dans les Etats où il est autorisé. A l’autre extrémité de l’éventail politique, l’Idaho, la Géorgie et dix-sept autres Etats ont adopté des amendements constitutionnels en vue d’interdire le mariage homosexuel. Quant à la Flo-
Dessin paru dans
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The Economist, Londres.
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ride, au Mississippi et à l’Utah, ils ont interdit la possibilité pour les couples homosexuels d’adopter des enfants. Bien qu’à certains égards la ligne de fracture se situe entre Etats conservateurs et Etats progressistes, les clivages ne se limitent pas à des questions de société sensibles, mais s’étendent à d’autres domaines comme la réforme du système de santé ou la limitation des pénalités dans les procès contre les entreprises. On risque donc de voir des habitants quitter leur Etat pour des raisons politiques. Des gens vont-ils aller s’installer au Kansas, par exemple, pour permettre à leurs enfants de fréquenter des écoles remettant en question la théorie évolutionniste ? Des couples homosexuels ne se sont-ils pas établis au Massachusetts parce que c’était le seul Etat du pays qui les autorisait à se marier ? LES PARTIS CHERCHENT À EXACERBER LES ANTAGONISMES
Ces prises de position des Etats sur des questions de société, comme le mariage homosexuel ou l’avortement, reflètent dans une certaine mesure les visées stratégiques des partis politiques. Selon M. Donahue, ces derniers “ont vu les avantages qu’ils pouvaient tirer des questions conflictuelles et ils cherchent à exacerber les antagonismes. Nous n’avons pas connu de crise économique majeure depuis un certain temps, et, en l’absence de graves problèmes économiques, les politiciens tendent à faire des questions d’importance secondaire leur cheval de bataille”. La position du gouvernement fédéral sur certaines questions pousse également les Etats à passer à l’action. Selon John Kincaid, professeur d’administration publique au Lafayette
College, en Pennsylvanie, les autorités fédérales, sous le gouvernement Bush comme sous les gouvernements précédents, ont eu tendance à promulguer des lois et des réglementations de grande portée. “Au cours des deux dernières décennies, il y a eu une quantité considérable de cas de préemption fédérale sur des lois d’Etat”, ditil, citant les lois fédérales sur la consommation, l’étiquetage des produits alimentaires, ou encore le programme éducatif fédéral No Child Left Behind (Pas d’enfants à la traîne). “Les Etats sont en train de réagir, poursuit-il. Je pense que nous sommes passés d’une ère de fédéralisme coopératif à une époque de fédéralisme coercitif, où le gouvernement fédéral tend à imposer sa volonté aux Etats. D’où la mobilisation de ces derniers pour tenter de lui tenir tête.” Un certain nombre d’autres Etats semblent au contraire considérer que les autorités fédérales n’en font pas assez. “Regardez tout ce que font les Etats contre le réchauffement planétaire”, souligne Alan Ehrenhalt, rédacteur en chef du magazine politique Governing. “Pour la recherche sur les cellules souches, c’est la même chose : les Etats interviennent parce que l’administration Bush ne se montre guère active.” “Dans certains domaines, la diversité de positions des Etats est une excellente chose, souligne M. Donahue. Quand on se penche sur l’histoire des Etats-Unis, on observe une alternance d’époques où les Etats sont plus autonomes et d’autres où le gouvernement fédéral est plus fort. Dans une dizaine d’années, on peut donc s’attendre à entrer dans une nouvelle ère de centralisation, avec une plus grande convergence entre les différents Etats sur bon nombre de questions.” Pam Belluck
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Hymne
“On connaissait l’hymne américain version psychédélique de Jimi Hendrix, il va falloir s’habituer à entendre la bannière étoilée chantée en espagnol”, observe The Washington Post. Mais cette nouvelle adaptation destinée à servir de bande-son lors des prochaines manifestations d’immigrés n’est pas du goût de tout le monde. “Outre le titre, transformé en Nuestro Hymno (‘Notre hymne’), des couplets entiers ont été modifiés pour mieux coller à l’actualité”, rapporte le quotidien, “au grand dam des conservateurs, qui n’ont pas tardé à taxer ce nouveau chant d’être un ‘hymne des clandestins’”.
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harles Murray a une idée de génie à peu près tous les dix ans, et ses idées sont chaque fois plus ambitieuses. Il s’était rendu célèbre en 1984 avec Losing Ground, une charge farfelue mais pas totalement dénuée de fondements contre l’Etat-providence. Dix ans plus tard, il a sorti The Bell Curve, un manifeste quasi eugéniste dont le but était de prouver que les Blancs sont plus intelligents que les Noirs et de proposer une interprétation de la société moderne en plaçant le QI au centre de son propos [voir CI n° 494]. Il révèle aujourd’hui sa dernière et plus grande idée. Dans son nouveau livre In Our Hands [C’est en nos mains], il expose le “Plan”, une théorie jubilatoire et grandiose. Il propose de remplacer quasiment tous les programmes d’aide sociale aux Etats-Unis par une subvention annuelle de 10 000 dollars [7 900 euros] qui serait versée à chaque citoyen américain. Avec ce plan extravagant, Charles Murray ne souhaite rien de moins que balayer la bureaucratie fédérale. “Il n’y a que les gouvernements pour dépenser autant d’argent aussi inefficacement”, écrit Murray. Le problème est que la bureaucratie fédérale ne coûte pas si cher que ça. Nos grands programmes sociaux sont des modèles de rentabilité : la Social Security consacre moins de 1 % de son budget à son administration quand certaines assurances-maladie privées laissent filer jusqu’à 14 %. Charles Murray répond que les coûts des programmes sociaux ne peuvent qu’ augmenter alors que ce n’est pas le cas de son plan. Ce dernier mettra donc fin à l’inflation des soins médicaux en mettant le consommateur face à des choix. “Quand les patients choisiront les soins médicaux de la même manière que tout le reste – c’est-à-dire en se demandant d’abord : Est-ce que ça en vaut la peine ? –, le secteur de la santé devra lui aussi se plier aux lois du marché en proposant de meilleurs produits à moindre prix”, poursuit-il. Mais il oublie que le système de santé des Etats-Unis est déjà le plus libéral de tous les pays développés, que c’est le plus coûteux de tous et qu’il est de plus en plus onéreux. Philosophe, Charles Murray avance aussi que, “si l’Etat-providence est pernicieux, c’est parce qu’il prend trop de vie à la vie”. Il explique que les programmes de Sécurité sociale ont engendré une crise existentielle. Selon lui, nos vies auraient plus de sens si nous passions plus de temps à marchander avec les petits comptables des assurances-maladie plutôt que de laisser les bureaucrates de l’Etat le faire à notre place. Ezra Klein, The New Republic, Washington
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Bush change d’acteurs mais pas de scénario THE SAN FRANCISCO CHRONICLE
San Francisco a Maison-Blanche compte désormais un nouveau secrétaire général [Josh Bolton], un nouveau directeur du budget [Rob Portman] et un nouveau porte-parole [Tony Snow]. Les orientations, elles, restent apparemment les mêmes. Mais les changements effectués ces dernières semaines dans le cercle des proches de George W. Bush sont les plus importants qui aient été enregistrés depuis son arrivée
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SANG NEUF
Tony Snow ■ De tous les changements à la MaisonBlanche, c’est la nomination de Tony Snow au poste de porte-parole qui a fait couler le plus d’encre. Si The Washington Post y voit “le signe d’une MaisonBlanche moins insulaire et plus disposée à communiquer ouvertement avec les médias”, rappelant que Tony Snow s’est souvent permis de critiquer le président Bush, le Los Angeles Times insiste sur la carrière du nouveau venu, notamment sur son rôle de chroniqueur vedette de la très conservatrice Fox News. “Tony Snow, comme tous les employés de Fox News, était déjà le porte-parole implicite de la Maison-Blanche. A quoi cela sertil de le nommer à Washington et de le payer sur le budget du gouvernement ?”
à la présidence. Ils ont lieu à un moment où sa popularité est au creux de la vague et où les républicains les plus fidèles font eux-mêmes part de leurs inquiétudes à l’approche des élections de novembre. Ces remaniements qui, semblet-il, sont loin d’être terminés ne devraient pas suffire à inverser la tendance à la dégringolade de Bush. A en croire la plupart des observateurs, ce ne sont ni la présentation ni la mise en œuvre de sa politique qui en sont la cause, mais le fond de cette politique. Le sort de Bush paraît intrinsèquement lié à la guerre en Irak qui, comme il le reconnaît, est au cœur de sa présidence. Or Bush a clairement expliqué qu’il n’a guère l’intention de changer de cap en ce qui concerne l’Irak et les autres questions de sécurité nationale. S’il a admis le départ de Scott McClellan, le porte-parole de la Maison-Blanche, il a systématiquement rejeté les appels à la démission du ministre de la Défense, Donald Rumsfeld. “Je ne m’attends pas à ce que tout le monde accepte ma décision d’être présent en Irak, mais je veux que les gens comprennent – que le peuple américain comprenne – qu’un échec en Irak n’est pas envisageable”, a martelé Bush quelques instants avant d’annoncer publiquement que McClellan démissionnait et que Karl Rove, son principal conseiller, déléguerait certaines de ses responsabilités concernant la gestion au jour le jour du gouvernement. Dans les cercles politiques, ces bouleversements ont été considérés comme un
Cagle Cartoons
Depuis quelques semaines, nominations et changements de postes se multiplient à la Maison-Blanche. Sans doute le président espère-t-il donner une impression de renouveau à l’approche des élections d’automne.
séisme. Selon la rumeur, Scott McClellan aurait été accusé de manquer de conviction dans sa défense de la politique présidentielle. Et il serait essentiel que Rove s’attelle à la préparation des législatives de novembre si les républicains veulent espérer conserver leur majorité au Congrès. Mais rares sont ceux qui pensent que, sans une amélioration de la situation, un porte-parole plus brillant ou même un magicien de la politique puissent suffire à faire remonter Bush dans les sondages.Tant que des Américains se font tuer chaque jour en Irak, il importe probablement peu de savoir qui, chaque après-midi, défend la politique du gouvernement devant la presse. Peut-être ce réajustement dans l’aile ouest de la MaisonBlanche permettra-t-il à Bush d’atteindre ses objectifs. Il n’en reste pas moins que, si ces remaniements font les gros titres de la presse, ils sont davantage le reflet de la continuité que
“Là, Joshua Bolten, là, McClellan, là, Karl Rove... ” Dessin de Bob Englehart paru dans The Hartford Courant, Etats-Unis.
du changement. La plupart de ceux qui viennent d’occuper de nouveaux postes sont des vétérans de l’équipe Bush. Le président, pour sa part, est confronté au taux de satisfaction le plus bas depuis Richard Nixon, les derniers sondages situant son soutien par l’opinion publique à moins de 40 % au niveau national. En Californie, il ne remporterait plus que 32 % des suffrages. “Quand votre popularité est en chute libre, surtout quand elle frise les 30 points, c’est qu’en gros vous avez un problème de communication”, commente Martha Joynt Kumar, une enseignante de la Towson State University qui a travaillé sur la communication de l’exécutif. “Il vous faut donc le résoudre, et l’un des moyens d’y parvenir est de procéder sans tarder à des changements de personnel.” Dans le camp démocrate, les détracteurs ont été prompts à dénoncer cette réorganisation comme insuffisante et ont appelé à des bouleversements plus substantiels comme un renvoi de Rumsfeld, le ministre de la Défense. “Si les nouveaux venus peuvent accoucher d’une Maison-Blanche plus ouverte et plus rassembleuse, alors, tant mieux. Mais cela ne change pas la politique de la Maison-Blanche”, dénonce Dianne Feinstein, sénatrice démocrate de Californie. “Rumsfeld incarne tout ce qui va mal, il est le symbole même de l’entêtement. Pour moi, tout ça est purement cosmétique. Mais si cela devait aboutir à davantage d’ouverture, ce serait un pas dans la bonne direction.” Marc Sandalow
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La guérilla caméra au poing Pour diffuser leur idéologie localement et internationalement, les FARC ont équipé les combattants de caméras. Et produisent des vidéos sur leurs faits d’armes.
uand la lumière s’est éteinte dans la petite salle de ciné-club de Bogotá, les spectateurs ont vu défiler à l’écran des enfants qui allaient à l’école pieds nus et en haillons, par des sentiers boueux. Le film, La Niñez postergada [L’enfance volée], un drame militant dénonçant la démission de l’Etat, avait été tourné en 1995 dans des villages des provinces de Caquetá, Putumayo, Tolima et Huila. Ce n’est qu’à la fin que les invités se sont rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’un film comme les autres : au générique, la réalisation et la production étaient signées des FARC, les Forces armées révolutionnaires de Colombie [la guérilla marxiste la plus puissante du pays]. Quand la lumière s’est rallumée, plusieurs personnages encagoulés se sont levés dans le public. Ils ont expliqué que cette projection visait à sensibiliser le public à “l’autre face des FARC”.
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C’était il y a dix ans. Par cette action, la guérilla cherchait à étendre son offensive sur le terrain de la propagande médiatique. Aujourd’hui, la tactique est parfaitement rodée. Sur chaque front où les FARC sont présentes, certains guérilleros ne se déplacent plus que fusil à l’épaule et caméra au poing. Ils se sont improvisés réalisateurs et producteurs de leurs propres vidéos et documentaires. Leur but : faire connaître le quotidien de leurs camps et leurs faits d’armes, sans occulter les images les plus sanglantes de la guerre. Leurs productions sont estampillées FARC Films et circulent en Colombie et dans plusieurs pays du monde. Selon un repenti de la guérilla, le groupe a soutenu ou financé le tournage d’au moins sept courts et longs métrages (dont certains ont été réalisés par des professionnels européens) et de plus d’une vingtaine de vidéos. Il utilise par ailleurs son réseau de distribution clandestin pour diffuser des films produits par d’autres réalisateurs. Les FARC ont en outre adopté les technologies les plus modernes et les plus populaires pour inonder leurs fronts et les
villages sous leur influence de dessins animés en 3D et autres CD, DVD et CD-ROM interactifs. Elles préparent actuellement un dessin animé en 3D et un jeu vidéo, et envisageraient de faire appel aux services d’une société de production étasunienne spécialisée dans ce domaine. L’ambition de ces films est de donner une meilleure image des FARC, mais également de soutenir le moral des troupes. “Le secrétariat [des FARC] a ordonné d’équiper tous les fronts de caméras numériques, de créer un manuel de tournage et de filmer toute action armée ayant 90 % de chances de réussite”, explique l’ancien chef de la guérilla. Un film présentant des faits d’armes de la guérilla a ainsi été sous-titré en quatorze langues et distribué dans plusieurs pays d’Amérique latine et d’Europe par la commission internationale des FARC. Toutes les grandes offensives de la fin des années 1990 et du début des années 2000 ont été immortalisées sur pellicule. Sur certains fronts du sud du pays, où elles jouissent d’une grande influence, les FARC réalisent des dessins animés en 3D pour
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propager leur idéologie dans des écoles. Des combattants doués d’un bon coup de crayon ont récemment créé un “superguérillero” censé séduire les enfants et les adolescents. L’idée est née après que des militants d’un camp de la province de Tolima ont acheté une marionnette du sous-commandant Marcos, chef de la guérilla mexicaine (EZLN). Une institutrice de campagne, sympathisante des FARC, aurait repris la marionnette pour en faire un flip-book [livret dont les dessins ou images successifs donnent l’illusion du mouvement]. Ces premiers croquis ont par la suite inspiré un nouveau personnage, un combattant noir de 17 ans, arrivé dans une région rurale pour enseigner dans des écoles pauvres. Ce héros tout en muscles porte un uniforme de camouflage, un béret rouge et l’insigne des FARC-EP. Deux stars de la lutte armée, Yesenia et Moïse, les animateurs de l’émission clandestine des FARC, ont prêté leurs voix pour sonoriser cette séquence de quelques minutes. Des sources militaires indiquent que l’armée s’efforce de mettre un terme à cette El Tiempo (extraits), Bogotá propagande.
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“Je suis la victime d’une campagne de dénigrement” Ollanta Humala affrontera Alan García au second tour de la présidentielle, sous la bannière du nationalisme de gauche. Personnage controversé, il modère son discours, comme le montre cette interview accordée à ABC. ABC (extraits)
Madrid Quelle est votre conception du nationalisme ? OLLANTA HUMALA J’ai pour ambition de mettre les ressources du Pérou au ser vice du pays. Mais comprenez-moi bien, il n’est pas question d’exproprier les entreprises ni de les nationaliser ; ces méthodes sont dépassées. Notre objectif est que l’Etat péruvien soit un partenaire privilégié des entreprises. Votre candidature effraie tout de même un peu… J’ai rencontré des hommes d’affaires espagnols : ils n’avaient pas l’air inquiets. Ils ne m’ont pas dit non plus que leurs entreprises allaient quitter le pays. Selon nous, les investissements étrangers doivent être sains. Ce qui signifie que les entreprises doivent payer leurs impôts et abandonner au pays les bénéfices correspondants. Je voudrais consacrer ces revenus au développement social. Notre gouvernement imposera son autorité sans être pour autant autoritariste. Pensez-vous que votre projet nationaliste va faire des émules dans la région ? Avec Evo Morales en Bolivie, Hugo Chávez au Venezuela, Lula au Brésil et Néstor Kirchner en Argentine, nous pourrions former une grande famille. J’ai eu l’occasion de les rencontrer et j’ai bon espoir que Michelle Bachelet [Chili],Tabaré Vázquez [Uruguay] et les autres nouveaux dirigeants se rallient à ce projet qui permettrait de reconstruire l’Amérique latine. Ces forces de gauche ont pour dénominateur commun la quête d’une alternative au modèle économique néolibéral. Dans certaines sphères, et en particulier pour l’archevêque de Lima,
Mar tin Mejia/AP/Sipa
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Mgr Juan Luis Cipriani, vous êtes perçu comme une espèce d’incarnation du mal. Comment expliquez-vous cela ? Il faudrait le demander au cardinal. Quant aux sphères dont vous parlez, il s’agit surtout de l’oligarchie. Ils ont peur de perdre les privilèges qu’ils ont acquis grâce au système politique traditionnel. Mais ceux qui croient à la justice sociale, au respect de la vie, aux institutions et aux libertés fondamentales des personnes et de la démocratie nous suivent dans notre projet. Puisque vous mentionnez ces valeurs, que pensez-vous des déclarations de membres de votre famille qui proposent de fusiller les homosexuels ? Je ne suis pas du tout d’accord avec ces déclarations. Je ne suis ni homophobe ni partisan des exécutions sommaires. Par ailleurs, ma famille n’appartient pas à mon parti. Je vous rappelle que je suis majeur et vacciné. J’ai 43 ans, je suis marié, j’ai deux filles... Je ne suis pas responsable de leurs propos. Mais vous avez pourtant débuté ensemble en politique ? Non, c’est faux. J’ai fait mon entrée en politique en janvier 2005, à ma sortie
Ollanta Humala, avec son épouse Nadine, lors d’un meeting le 9 avril dernier à Lima.
■ Sur la une, le 27 avril dernier, du quotidien péruvien Pérú 21, les deux candidats du second tour de la présidentielle, Ollanta Humala et Alan García. En titre : “Ils s’accusent [de corruption]”. En sous-titre : “La campagne du second tour s’emballe.”
de l’armée. En avril, j’ai fondé le Parti nationaliste péruvien, qui n’a rien à voir avec l’“ethnocacerisme” [courant xénophobe du général Abelino Cáceres] que prônent mes frères. Je ne partage pas leurs opinions. Je me suis construit tout seul, et aujourd’hui c’est moi et mon parti que le peuple soutient, et non eux. Grâce à ce soutien, en seulement huit mois, ce qu’on appelle le “phénomène Ollanta” a explosé pour devenir la première force politique du pays. Mais les déclarations de vos frères ou de vos parents vous portent tout de même préjudice ? C’est sans intérêt, je ne m’arrête pas à ces broutilles. On m’accuse de mépriser les droits de l’homme [Humala est accusé d’avoir commis des exactions contre la population civile lors de la répression par l’armée de la guérilla terroriste du Sentier lumineux], d’être antisémite, raciste. C’est n’importe quoi. Ces accusations relèvent d’une campagne nauséabonde de dénigrement. On veut réduire le débat politique à une alternative entre la peur et la continuité, une lutte de la démocratie contre la dictature. Comment expliquez-vous cette situation ? Au Pérou, nous sommes sous la dictature du pouvoir économique de la droite, une poignée de nantis. Il faut absolument construire une véritable démocratie. Etes-vous partisan de l’éradication de la culture de la coca ? Je suis contre la destruction systématique des cultures de coca. La solution serait de pratiquer une éradication raisonnée, en mettant en place des cultures de substitution. L’Etat doit assumer ses responsabilités : l’abandon d’un secteur productif important comme l’a été l’agriculture a provoqué
l’exode de nombreux paysans vers la ville et le développement de la culture de la coca. Il y a 300 000 familles qui cultivent la coca, c’est un vrai problème social, et pas simplement une question de narcotrafic. Il faut redonner sa chance au paysan qui est tout en bas de l’échelle. Pensez-vous qu’il faut gracier le chef du Sentier lumineux, Abimael Guzmán ? Et qu’allezvous faire des derniers combattants de la guérilla terroriste ? [Le père de Humala est favorable à l’amnistie.] Non, on ne peut pas l’amnistier. C’est une idée insensée. Mais nous croyons qu’une réconciliation entre Péruviens est possible, tout comme la paix. Il faut commencer par indemniser toutes les victimes du terrorisme [côté civil et côté militaire]. Notre Union pour le Pérou (UPP) est la seule qui ait intégré dans son programme les recommandations de la Commission vérité et réconciliation. Quant à ce qu’il reste des partisans du Sentier lumineux, ils ne menacent pas la sûreté de l’Etat. Comment expliquez-vous votre ascension fulgurante ? Autant me demander comment je fais mon ají de gallina (un plat traditionnel péruvien) ! Je peux vous donner les ingrédients, mais, pour le savoirfaire ou l’assaisonnement, c’est tout un art. Je suis proche du peuple, c’est ce qui compte, je crois. Carmen de Carlos
WEB+
Plus d’infos sur le site Tout sur Alan García, le challenger
d’Humala, et sur les enjeux de la présidentielle
BRÉSIL
L’aide gratuite aux malades du sida est menacée n quittant la direction du Programme national contre le sida (DST-Aids), Pedro Chequer a lancé un cri d’alarme : si le Brésil ne parvient pas à devenir autonome concernant la production des médicaments, le programme risque de disparaître. Chequer nie avoir démissionné en raison de l’échec de sa bataille contre les laboratoires pour réduire le coût des traitements ; il souhaitait lever l’exclusivité des brevets des antirétroviraux composant le cocktail antisida distribué gratuitement par le gouvernement. Contrairement aux déclarations des ex-ministres de la Santé Humberto Costa et Saraiva Felipe, Chequer affirme que l’industrie nationale a la capacité technique de produire les médicaments, une fois la question du brevet résolue. “Inutile de se trouver des excuses en soutenant que l’industrie n’en a pas les
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moyens. Nous sommes bien capables d’exporter des médicaments pour le traitement de certaines maladies, pourquoi ne le serionsnous pas pour le sida ?” affirme-t-il. Pour Chequer, le Brésil a manqué l’année dernière une chance inouïe de demander l’annulation des brevets. Selon lui, la crise politique [le parti du président a été accusé de verser des pots-de-vin aux députés de l’opposition] a enterré le projet. “Nous avions pourtant le soutien d’organismes internationaux, des ONG et de l’opposition”, rappelle-t-il. Le programme brésilien, considéré comme un modèle du genre à l’échelle mondiale, subira dans deux ou trois ans d’importantes restrictions. “L’accès universel aux soins ne disparaîtra pas. Mais on court le risque qu’il n’intègre pas les nouvelles thérapies”, explique-t-il. Chequer déplore qu’il
existe aujourd’hui des courants d’opinion qui accusent le Programme contre le sida de monopoliser des ressources financières importantes au détriment d’autres priorités. La demande mondiale croissante de médicaments antisida plus abordables a entraîné des difficultés d’approvisionnement de la matière première indispensable à la production des génériques au Brésil. A deux reprises, la production nationale a eu du mal à répondre à la demande. “Nous pourrions éviter cette situation en produisant la matière première”, assure le technicien. D’autant que les restrictions vont certainement s’intensifier au cours des deux années à venir. En raison des élections, et en 2007 aussi, car le nouveau gouvernement aura du mal à prendre une décision tranchée. L’année passée, après de laborieuses négociations, le gouverne-
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ment avait décrété d’utilité publique le médicament Kaletra, fabriqué par Abbott. Ce devait être la première étape d’une stratégie de levée des brevets, mais l’affaire n’a pas abouti. “Cette déclaration n’était qu’une manœuvre pour gagner du temps”, affirme Chequer. En février, au moment de la pénurie d’approvisionnement en médicaments antirétroviraux, le gouvernement s’est justifié en affirmant qu’il y avait un retard d’approvisionnement des matières premières de la part des fournisseurs internationaux. On a découvert plus tard que c’était faux. Un avis de risque de pénurie d’approvisionnement avait été négligé quelques mois plus tôt. La raison première en était un retard de paiement des laboratoires nationaux par le minisLigia Formenti, tère de la Santé. O Estado de São Paulo (extraits), São Paulo
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CHINE
Les catholiques en butte aux manœuvres de Pékin Connu comme démocrate, l’évêque de Hong Kong, Mgr Zen Ze-kiun, a fait des déclarations optimistes quant à l’amélioration des relations entre la Chine et le Saint-Siège. Mais Pékin n’est manifestement pas pressé. YAZHOU ZHOUKAN
sera plus clandestine. D’après ce que je sais, les discussions sont toujours en cours entre les deux parties.
Hong Kong YAZHOU ZHOUKAN Qu’est-ce qui explique, à votre avis, la longue histoire de persécution des catholiques par le gouvernement chinois ? La situation s’est-elle améliorée ? Mgr ZEN ZE-KIUN Parmi les nombreuses religions qui coexistent en Chine, le catholicisme est la plus inquiétante pour les autorités de Pékin, ce qui est compréhensible. En effet, à la fin de la dynastie des Qing, certains catholiques ont apporté de l’aide aux Occidentaux qui envahissaient la Chine ; plus tard, après l’avènement des communistes en 1949, le Vatican s’est opposé ouvertement à la guerre de Corée menée par la Chine. Ces dernières années, les pressions de la part du gouvernement chinois subies par les congrégations catholiques souterraines ne semblent pas s’être amplifiées. Il y a même certains indices d’amélioration ; dans le passé, les évêques et les prêtres arrêtés étaient souvent envoyés en camp de travail alors que, de nos jours, ils ne sont généralement placés qu’en centre de détention. Il y a cependant quelques exceptions, notamment avec la disparition de deux évêques pendant plusieurs années à Baoding, et la disparition d’un prêtre à Shijiazhuang pendant quelques mois. D’un autre côté, malheureusement, le gouvernement ne relâche toujours pas la surveillance sur l’église officielle, dite “patriotique”, et contrôle à travers elle toutes les associations catholiques. Il s’agit d’un grand manque de respect. Le gouvernement devrait reconnaître et accepter l’autonomie religieuse dans la nomination des cardinaux et per-
Mgr Joseph Zen Ze-kiun, nommé cardinal par Benoît XVI en mars 2006.
Affront Le Vatican doit suspendre jusqu’à nouvel ordre ses pourparlers avec Pékin, a finalement affirmé le cardinal Zen Ze-kiun le 1er mai, dans une autre interview (plus récente) au quotidien hongkongais South China Morning Post. Cette déclaration catégorique fait suite à la nomination d’un évêque par Pékin sans approbation du Vatican. Une seconde nomination du même type serait en préparation. Pour le cardinal Zen, ces initiatives proviennent de l’Association catholique patriotique de Chine, qui chercherait à “saboter” les efforts de rapprochement entre Pékin et le Vatican.
Maurizio Brambatti/EPA/SIPA
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mettre aux catholiques chinois de vivre normalement leur chrétienté. Le Vatican reconnaît-il les évêques nommés par Pékin ? Les catholiques accordent une place considérable et solennelle à la nomination des évêques.Toute nomination non reconnue par le pape ne sera pas acceptée par les autres membres du clergé, c’est pourquoi les évêques nommés par le gouvernement de Pékin ont tous recherché clandestinement la reconnaissance du Vatican. Cette procédure de double validation a perduré jusqu’à présent. Les aspirants évêques chinois n’acceptent aujourd’hui la nomination des autorités de Pékin qu’après avoir obtenu au préalable l’autorisation du Vatican. Cela dénote une certaine tolérance de la part du gouvernement visà-vis des prérogatives des autorités religieuses [mais cela vient d’être démenti par la nomination unilatérale de deux évêques par Pékin, voir ci-contre]. J’espère que Pékin et le Vatican arriverront bientôt à un accord concernant la reconnaissance mutuelle et que désormais la nomination religieuse ne
Quelles sont les autres principales difficultés pour l’établissement des relations diplomatiques entre Pékin et le Vatican ? Des pourparlers dans ce sens sont menés actuellement entre le ministère chinois des Affaires étrangères et la commission des Affaires d’Etat du Vatican. Mais le Vatican attend vraisemblablement, par le biais de ma nomination, mes propositions pour cette cause. Né à Shanghai, j’ai enseigné entre 1989 et 1996 en divers endroits de Chine. Fort de mes expériences dans les congrégations catholiques chinoises et de ma connaissance de la culture chinoise, je crois pouvoir aider le Vatican à mieux connaître la Chine. D’un autre côté, j’espère pouvoir expliquer au gouvernement chinois l’évolution du catholicisme d’aujourd’hui. Mais je ne suis pas sûr que je serai le bienvenu. Si le Vatican et Pékin établissaient des relations diplomatiques, les congrégations catholiques de Taïwan seraient-elles d’accord ? Le cardinal secrétaire d’Etat Sodano a un jour dit au passage que l’ambassade du Vatican en Chine se situait à l’origine à Pékin, et que si la république populaire de Chine se décidait à établir des relations diplomatiques avec l’Eglise catholique, le siège de notre ambassade y retournerait. Cela reflète bien la détermination du Vatican à établir des relations diplomatiques avec la Chine et à les développer dans le futur. Mais l’attachement des Taïwanais au Vatican reste crucial. J’espère qu’ils
comprennent que notre seul souci dans cette recherche de relations bilatérales est celui de notre mission pastorale. La liberté religieuse est reconnue à Taïwan ; les catholiques taïwanais ne risquent pas de perdre le droit de pratiquer leur croyance du fait de la rupture des relations diplomatiques entre Taïwan et le Vatican, tandis que plus de 10 millions de Chinois attendent l’établissement des relations diplomatiques entre Pékin et le Vatican pour pouvoir jouir de la liberté de croyance. Le clergé de Taïwan comprend les enjeux de cette ouverture diplomatique, et a commencé à les expliquer aux chrétiens pour les y préparer psychologiquement. Je crois que, le moment venu, le Vatican enverra également ses émissaires pour donner ses explications et demander le pardon. Certains croyants taïwanais s’y opposent effectivement, mais pas mal d’autres s’y sont déjà préparés psychologiquement. Vous avez présenté au pape deux personnalités hongkongaises plutôt mal vues par Pékin, le député et ancien président du Parti démocrate Martin Lee Chu-ming, ainsi que Jimmy Lai, le fondateur du journal Apple Daily. Est-ce bon pour les relations entre Pékin et le Vatican ? J’ai organisé cette entrevue dans un cadre religieux, sans aucune intention d’ordre politique. Je ne ferai pas de concession dans mon soutien à la démocratie à cause de la question des relations diplomatiques entre la Chine et le Vatican. Et j’espère que mes interlocuteurs connaissent ma personnalité et qu’ils comprennent que mon amour pour la Chine et pour Hong Kong est à l’origine de mes efforts pour la démocratie. ■
PHILIPPINES
La vie politique au rythme du “cha-cha” es Philippins aiment contracter les mots et inventer des sigles. Celui qui en ce moment trône en bonne place dans la presse de l’archipel est “cha-cha”, contraction évidente de charter change, c’est-à-dire changement constitutionnel. L’oppor tunité de modifier la charte fondamentale et de faire passer le pays d’un régime présidentiel de type américain à un régime parlementaire est au centre des débats. Opposition et gouvernement sont d’accord sur la nécessité d’une telle évolution, mais les motivations et les moyens d’y arriver diffèrent. “Une pétition circule en ce moment et les promoteurs du projet, des proches de la présidente Arroyo, assurent pouvoir recueillir plus des six millions de signatures néces-
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saires à la tenue d’un référendum national sur le sujet”, explique le webzine Asia Times Online. “Récolter des millions de signatures qui ne peuvent être identifiées est un exercice inutile, une perte de temps et d’argent. La Cour suprême, dans une décision de 1997, a déclaré qu’une pétition d’initiative populaire ne pouvait être utilisée pour réformer la Constitution”, rappelle Syke Garcia, l’éditorialiste du quotidien The Manila Times. Une partie des sénateurs de l’opposition mène campagne contre cette initiative du pouvoir et appelle les citoyens à se mobiliser pour demander le départ de la présidente Gloria Arroyo. Car c’est au cœur du débat sur les modifications constitutionnelles que réside la pérennité du gouvernement Arroyo.
Ebranlée depuis sa réélection en 2004 par des suspicions de fraude électorale, la présidente espère, selon l’opposition, prolonger la survie de son gouvernement au-delà de son mandat – qui normalement s’achève en 2010 – par l’introduction de cette réforme constitutionnelle. Le Philippine Daily Inquirer rappelle la position de la conférence épiscopale, hostile à tout changement de la Constitution de 1987 par initiative populaire. La Conférence des évêques philippins accuse la campagne des proches de la présidente d’“être dangereuse par manque de clarté et d’ouvrir la porte aux manipulations par les groupes d’intérêts”. Un “coup fatal”, selon le quotidien, au plan gouvernemental. Le frère Mariano Velarde,
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chef spirituel du mouvement charismatique El Shaddai, qui revendique cinq millions de membres, vient lui aussi d’appeler ses fidèles à ne pas signer la pétition. “Initiative populaire signifie en provenance du peuple, et non pas des gens du gouvernement”, explique Velarde au Philippine Daily Inquirer, auquel il annonce son intention de continuer la lutte si un référendum est organisé. Antonio Abaya, président de la Fondation pour la transparence et la responsabilité publiques, explique à Asia Times Online : “En temps normal, je serais favorable à l’introduction d’un système parlementaire, mais c’est le mauvais moment pour changer la Constitution. Ce gouvernement est trop mauvais pour se réformer lui-même.”
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asie SRI LANKA
La diaspora tamoule rackettée par les Tigres Partout dans le monde, les insurgés disposent d’organisations locales qui exigent des émigrés le paiement d’un lourd “impôt” partisan. Enquête sur un système de financement occulte. OUTLOOK
New Delhi u Sri Lanka, une paix très relative a tenu pendant quatre ans [de février 2002 à mars 2006]. Tout au long de cette période, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul [LTTE, insurrection armée] ont poursuivi leur campagne d’assassinats, visant entre autres de hauts responsables politiques, et ils ont continué à recruter et à entraîner des cadres, à enlever et à enrôler de force des enfants, et à enrichir leur arsenal – toutes sortes d’activités manifestement incompatibles avec l’idée de paix. Mais le soulagement de ne plus avoir à affronter des combats de grande ampleur au grand jour, du moins jusqu’au début de l’année, a poussé le gouvernement sri-lankais et la “communauté internationale” à fermer les yeux. On a tout au plus entendu des protestations officielles, alors même que les LTTE continuent de renforcer leurs moyens militaires et leur pouvoir politique dans les régions qu’ils contrôlent [dans le nord et l’est de l’île].
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L’EXODE DES TAMOULS, BONNE AFFAIRE POUR LES INSURGÉS
Depuis longtemps déjà, la diaspora constitue pour les Tigres une source de financement aisément accessible. Pendant les premières années de l’insurrection [à la fin des années 1970], et en particulier après les émeutes antitamoules de 1983, l’exode d’un certain nombre de Tamouls du nord du pays et de Colombo, la capitale, a été considéré comme un revers pour le recrutement du mouvement. Mais, avec le temps, ce phénomène s’est révélé positif : la diaspora s’est organisée et il est devenu plus facile de la solliciter afin qu’elle réponde aux besoins financiers des rebelles. Les estimations divergent, mais le nombre de Tamouls sri-lankais émigrés est estimé à 200 000 ou 250 000 au Canada, à environ 110 000 au
Royaume-Uni, à 50 000 en Allemagne, et à peu près à 30 000 en Suisse, en France et en Australie. On ne dispose d’aucun recensement officiel pour les Etats-Unis, mais les chiffres varient de 50 000 à 300 000. Ces dernières années, cette source de financement s’est trouvée amoindrie aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, car ces trois pays ont décidé d’interdire toute activité au mouvement rebelle. Mais les organisations-écrans n’ont pas tardé à se trouver de nouvelles identités et à reprendre leurs activités. En Europe, les groupes de la diaspora ont constamment pu continuer à récolter leurs fonds sans subir de véritable entrave. La collecte et l’acheminement des fonds reposent sur une organisation transfrontalière efficace et solidement ancrée. Toutes les activités des émigrés sont régies par le “secrétariat international” des insurgés, qui opère depuis Kilinochchi, leur quartier général, au nord du Sri Lanka. Celuici désigne des “représentants par pays” qui exercent une influence coercitive sur toutes les activités des expatriés tamouls, quel que soit le pays où ils se trouvent, par le biais des Comités tamouls de coordination (TCC). Pour faciliter le transfert des contributions de la diaspora, plusieurs organisations distinctes ont été créées dans chaque pays. Mais c’est l’Organisation tamoule de réhabilitation (TRO) qui joue un rôle central. Fondée en 1985, elle dispose d’un réseau étendu avec des branches actives dans au moins treize pays. Selon certaines sources, la TRO détient des comptes bancaires à la Barclays Bank de Paris, à la Caisse d’épargne de Mönchen-Gladbach, en Allemagne, à la BG Bank, au Danemark, et à la TD Canada Trust Bank, au Canada. Après le tsunami du 26 décembre 2004, la TRO a récolté d’énormes quantités de dons versés par les expatriés. Entre le 1 er janvier et le 15 août 2005, ces sommes auraient atteint environ 7,8 millions d’euros. Selon des rapports des renseignements, depuis le cessez-le-feu [décrété le 23 février 2002], les Tigres ont perçu près de 8,3 millions d’euros par an en provenance du seul Canada. Là-bas, ils exigent de la communauté une contribution immédiate en liquide de quelque 2 000 euros par foyer. Ceux qui refusent sont menacés d’une interdiction de se rendre dans les régions sous contrôle tamoul lors de leurs voyages au Sri Lanka. Une menace bien réelle, car les comités disposent d’un fichier sur les émigrés. Une fois la somme payée, l’expatrié obtient un “numéro de carte d’identité de l’Eelam tamoul” qui servira dans tous ses rapports ultérieurs avec les LTTE, ainsi que lors des voyages dans les territoires sous contrôle des Tigres. Au Sri Lanka
même, les rebelles ont mis en place un système dit “Nandavanan” [littéralement “jardin de fleurs”] pour rassembler des informations sur toute personne d’origine tamoule résidant à l’étranger. Chaque membre de la diaspora fait ensuite l’objet d’une surveillance dès qu’il pénètre dans une région contrôlée par les LTTE. Ceux qui se trouvent dans cette situation sont repérés par les gardesfrontières des Tigres, qui réclament la preuve qu’ils se sont bien acquittés de “taxes” mensuelles ou annuelles dans leur pays de résidence. Ces “taxes”, ou “gages”, sont généralement plus élevées si la personne est propriétaire d’une entreprise (des rapports font état de sommes allant de 20 000 à 80 000 euros par an). Si l’officier chargé d’appliquer le Nandavanan considère que ces personnes n’ont pas versé suffisamment pour la cause, ces dernières ont ordre de payer le montant dû immédiatement, ou de rédiger une promesse par laquelle ils s’engagent à payer dès leur retour. Puis toutes les informations sont communiquées par l’officier du Nandavanan au TCC du pays concerné, exigeant que le comité obtienne la différence due aux insurgés par l’individu à son retour. INTERDIRE LES ORGANISATIONS REBELLES EST INEFFICACE
Dans les pays où le mouvement est interdit, les Tigres continuent à collecter des fonds par le biais d’organisations sociales et culturelles sympathisantes. Si le département d’Etat américain a identifié la World Tamil Association, le World Tamil Movement, la Fédération des associations des Tamouls canadiens, la Ellalan Force et la Sangilian Force comme
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Dessin de Wolfgang Sischke paru dans Die Zeit, Hambourg.
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Violences
Depuis l’assassinat d’un sympathisant des LTTE, le 7 avril, les violences entre les insurgés et les forces gouvernementales ont repris. Ces dernières ont même procédé fin avril à des frappes aériennes après deux attentats suicides perpétrés dans la capitale. Selon un diplomate norvégien faisant office de médiateur, les Tigres et le gouvernement ont toutefois accepté de se rencontrer pour des pourparlers de paix à Genève, mais aucune date n’a été fixée.
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des organisations prête-noms des LTTE, la TRO ne figure pas sur cette liste. En Australie, le ministre des Affaires étrangères, Alexander Downer, a déclaré en janvier 2005 au Parlement fédéral que le gouvernement avait établi que la TRO était une entité associée aux LTTE. Du fait de ce lien, le gouvernement australien a refusé de financer le programme de développement de la TRO. Quoi qu’il en soit, les rebelles poursuivent leurs activités en Australie, où les Tigres sont interdits, comme l’a prouvé la descente effectuée par la police fédérale le 23 novembre dernier au domicile d’agents du mouvement à Melbourne. Quinze personnes ont été interpellées et interrogées, dont Thillai Jeyakumar, chef des opérations des LTTE en Australie, et Jeyarajan Maheswaran, son “conseiller économique”. Les forces de l’ordre ont également saisi des ordinateurs, des passeports, de l’argent liquide, des carnets, des relevés de banque et des chéquiers. De plus, le journal The Australian a signalé que la TRO avait collecté près de 900 000 euros de dons en Australie après le tsunami. L’Union européenne, quant à elle, brandit toujours la menace d’une interdiction. Le 27 septembre dernier, menaçant d’inscrire le mouvement sur la liste des organisations terroristes, l’UE a déclaré que ses Etats membres ne recevraient plus les délégations rebelles à cause des violences incessantes déclenchées par les Tigres au Sri Lanka. Or ces menaces sont loin d’être suffisantes pour dissuader les rebelles de continuer à consolider leurs positions, sur un plan aussi bien financier que politique. Ainsi, le 15 mars 2006, Arul Thilainadarasa, un Tamoul sri-lankais, membre socialdémocrate du conseil municipal de la ville de Herning, au Danemark, a été expulsé de son parti quand ses liens avec les LTTE ont été révélés. Le politicien tamoul était en fait l’ancien président du TCC au Danemark, lequel aurait géré 28 écoles “de langue natale” dans tout le pays et aurait touché des fonds versés par les conseils municipaux. Les LTTE parviennent encore à exploiter les failles de divers gouvernements, qui, à cause de leur manque de coordination, ne parviennent pas à lutter contre les mécanismes de collecte et d’extorsion de fonds du mouvement. La période d’accalmie de ces dernières années leur a également permis de mieux asseoir leur influence auprès de l’opinion publique occidentale. Dans le même temps, la crainte d’une reprise imminente des hostilités leur a donné la possibilité d’arracher davantage de dons à la population tamoule expatriée, laquelle ne souhaite pas abandonner le mouvement en temps de guerre. Saji Cherian
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asie SINGAPOUR
Elections étroitement contrôlées Le parti au pouvoir va probablement remporter le scrutin du 6 mai. Mais les limites imposées à la campagne politique sur Internet font ressortir les difficultés que rencontrent les autorités à séduire les jeunes électeurs. ASIA TIMES ONLINE
Bangkok et Hong Kong Singapour, lors des élections démocratiques, le Parti d’action populaire (PAP) – au pouvoir depuis 1959 – s’est toujours présenté sous son plus mauvais jour. A maintes reprises, il a menacé de réduire les subventions destinées aux logements sociaux dans les circonscriptions qui voteraient pour des candidats d’opposition. Cette année, avec les méthodes populistes qui le caractérisent, il a versé de l’argent à des électeurs à faibles et moyens revenus, quelques semaines seulement avant d’annoncer la tenue du scrutin anticipé. Historiquement, ces tactiques du PAP ont produit l’effet escompté, à savoir des victoires électorales écrasantes. Il a remporté 82 des 84 sièges au Parlement en 2001, et beaucoup estiment qu’il devrait encore l’emporter largement cette année. Pourtant, les autorités ont cru bon, cette fois, d’interdire la propagande électorale et le débat politique sur Internet pendant les dix jours précédant le vote. Autant dire que le PAP est de plus en plus coupé de la nouvelle génération d’électeurs, favorables à davantage de démocratie et à une moindre intervention du gouvernement dans leur vie quotidienne. Internet aidant, le débat politique connaît à Singapour une mutation profonde. La discussion en ligne a augmenté considérablement en période préélectorale, et le trafic sur le web a atteint des niveaux sans précédent à la veille de l’échéance. Dans le même temps, le PAP n’hésite pas à déconnecter les commentateurs en ligne jugés trop critiques envers le pouvoir. Sintercom, un site d’information qui a couvert les élections en 1997, en
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est un bon exemple. Prenant souvent de vitesse les médias officiels contrôlés par le PAP, il mettait en ligne des cartes, des résultats d’élections antérieures et des extraits du programme de plusieurs partis. A la veille du scrutin de 2001, le gouvernement a modifié la loi électorale, pour réduire la “publicité” des partis politiques sur Internet et empêcher des acteurs non politiques d’informer et de débattre sur le scrutin. Le propriétaire de Sintercom a fermé le site pour protester, privant Singapour de sa seule source d’information impartiale. Les sites de discussion en ont profité pour s’engouffrer dans la brèche, et on voit désormais les électeurs débattre en ligne de la législation qui a toujours bénéficié au PAP. Mais la nouvelle disposition relative aux communications électroniques à contenu politique revient à interdire toute forme de journalisme citoyen dans le contexte des élections actuelles. Sont ainsi interdits le podcasting, le podcasting vidéo et les blogs à caractère politique, voire l’affichage en ligne de photos prises pendant des rassemblements d’opposition. EMPÊCHER L’OPPOSITION DE PRÉSENTER SES CANDIDATS
Fait révélateur, ces interdictions qui pèsent sur les nouveaux médias sont en contradiction flagrante avec le discours du PAP et son action sur le terrain. En effet, de récentes initiatives visaient à favoriser la liberté d’expression et la créativité dans une société extrêmement répressive. Mais cette volonté ne s’est pas traduite par de plus grandes libertés politiques et sociales. Actuellement, le gouvernement oblige les propriétaires de blogs à révéler leur identité, ce qui les expose à d’éventuelles poursuites en diffamation pour avoir écrit des articles
il dispose de son propre blog et d’un site d’information en ligne. “Le PAP a toujours essayé de contrôler tous les contenus politiques, et il essaie maintenant d’étendre ce contrôle aux nouveaux médias”, assure-t-il. Et d’ajouter, en évoquant l’interdiction des sites Internet et le nouveau manifeste du PAP : “C’est dire s’il est à court d’idées.” DES RÉFORMES POLITIQUES RETARDÉES DEPUIS LONGTEMPS
jugés répréhensibles par les autorités. En 2005, deux blogueurs ont été mis en examen pour leurs écrits dans le cadre de la loi antisédition. Depuis les années 1980, le système électoral de Singapour est conçu de façon à empêcher les petits partis d’opposition de présenter des candidats. Aux élections du 6 mai, ces formations devraient se disputer moins de la moitié des 84 sièges au Parlement. Pourtant, la récente vague de répression sur Internet laisse à penser que le PAP se sent plus vulnérable que ne le pensent la plupart des politologues. Les candidats d’opposition courtisent activement la nouvelle génération d’électeurs, dont le PAP se coupe de plus en plus par ses mesures liberticides. C’est le cas notamment de James Gomez, qui se présente pour la première fois au nom du Parti des travailleurs. Censé être le candidat de la génération Internet,
Dessin de Krauze paru dans The Guardian, Londres.
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Parlement
Monocaméral, le Parlement compte 93 membres. 83 députés sont élus pour cinq ans. Quant aux 10 derniers sièges, l’un est attribué au candidat de l’opposition qui a obtenu le meilleur score, les 9 autres, à des personnalités de la société civile.
Le parti au pouvoir a profité d’une embellie économique pour procéder tactiquement à cette élection anticipée. Mais des économistes de Singapour assurent que, pour l’essentiel, les problèmes de compétitivité qui ont aggravé la récente récession dans la cité-Etat sont loin d’être réglés. En outre, les tentatives du PAP de promouvoir la liberté d’expression n’ont produit tout au plus que des résultats mitigés. Des candidats d’opposition font valoir que la récente décision d’ouvrir un gigantesque complexe de casinos témoigne de la tendance d’une équipe dirigeante vieillissante à se contenter de solutions économiques à courte vue au lieu d’entreprendre des réformes politiques retardées depuis trop longtemps. Malgré ses grandes déclarations sur la nécessité de construire une société plus ouverte, le PAP ne tolère pas les critiques, même indirectes. Cependant, une nouvelle génération d’électeurs rompus au Net commence à s’affirmer et ne se contente plus d’errer sans but dans les centres commerciaux pendant que le PAP s’occupe de tous les autres aspects de la vie de Singapour. Le fait est que le PAP pourrait remporter les élections. Mais, en débranchant Internet à des fins politiques intéressées, le parti au pouvoir se condamne à plus ou moins long terme. Shawn W. Crispin
CAMBODGE
La pagode, dernier refuge des toxicomanes e vénérable Tep Vong, à la tête de l’ordre Mohannikay [le principal ordre religieux bouddhiste], n’apprécie guère le tour que prennent les choses en matière de religion. La tradition veut que tout Cambodgien prenne le froc au moins une fois dans sa vie, le plus souvent avant qu’il ne se marie, pour témoigner de sa gratitude envers ses parents et recevoir les enseignements bouddhiques. Aujourd’hui, il n’est pas rare que ceux qui se pressent aux por tes des pagodes, en général encouragés par leurs parents, soient des jeunes désorientés, se donnant une chance de décrocher de leur toxicomanie. Un profil qui déplaît au chef des bonzes de l’ordre Mohannikay, ce qu’il n’a pas hésité faire savoir à l’occasion
L
d’une cérémonie d’ordination de 352 personnes. “Il ne faut pas forcer des jeunes encore en pleine santé et énergiques à prendre le froc alors qu’ils sont occupés à aider leurs parents. S’interrompre deux semaines pour por ter la robe de bonze, c’est tout de même long. Les parents devraient plutôt penser au gouvernement, pauvre, et a grandement besoin de ressources humaines”, a-t-il recommandé, créant la surprise. Pendant deux semaines, les quelque 300 enfants ordonnés vont partager la vie des bonzes et des nonnes. Mais l’objectif de cette cérémonie, tel qu’affiché par l’Organisation des jeunes bonzes du Cambodge, est d’aider les jeunes à décrocher
de la drogue et de leur inculquer les principes fondamentaux du savoir-vivre. “Notre organisation a décidé de recourir aux préceptes enseignés par le Bouddha pour remettre sur le droit chemin les âmes égarées”, explique Nget Touch, le bonze de 25 ans chargé de la communication. La nonne Nov Chan Chamnann, membre du comité de l’Organisation des jeunes bonzes au Cambodge, invite ainsi les élèves, les enfants des rues ou encore les jeunes qui traînent leur ennui à venir prendre le froc. Convaincue de sa mission, elle explique que les parents comme l’école ont échoué dans leur rôle d’éducateurs, et que, dès lors, seul le bouddhisme peut corriger les mauvais comportements des jeunes.
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“Rien que le fait de por ter la toge monacale rend leurs idées plus claires. Même s’ils restent avec nous peu de temps, ils sor tent en sachant au moins faire la différence entre les bonnes actions et les mauvaises selon la règle bouddhique”, veut croire Nov Chan Chamnann. Le jeune Soeun Sopeak a été orienté sur cette pagode par sa mère. Elle ne savait plus à quel esprit se vouer pour le décourager de se droguer. Aujourd’hui, il admet avoir causé beaucoup de soucis à sa mère et ne plus pense plus qu’à se racheter. “Je veux croire, comme on me le dit, que, par mon séjour à la pagode, je peux assurer le salut de ma mère.” Chheang Bopha, Cambodge Soir, Phnom Penh
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asie LE MOT DE LA SEMAINE
“DAKYÔ” LE COMPROMIS
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Le contentieux territorial ravive les tensions Si la diplomatie a permis à Séoul et Tokyo de renouer le dialogue, les propos du président Roh Moo-hyun pourraient ruiner les efforts consentis depuis des années. MAINICHI SHIMBUN (EXTRAITS)
Tokyo ans son allocution au sujet des relations nippocoréennes du 25 avril 2006, le président sudcoréen Roh Moo-hyun a vivement critiqué le Japon quant à sa souveraineté territoriale sur l’archipel des Takeshima (Tokdo, en coréen). Dans la mesure où les deux pays venaient d’éviter une confrontation en raison d’une expédition scientifique que Tokyo envisageait d’effectuer autour de ces îles en vue de donner une dénomination à ces fonds marins, on peut regretter que M. Roh ait décidé de faire une déclaration de nature à attiser les tensions. “Il est impossible de gérer la crise calmement, a-t-il déclaré. Nous réagirons avec vigueur à toute provocation physique.” Le point essentiel de son discours était qu’“en revendiquant Tokdo, le Japon réaffirmait sa souveraineté territoriale de l’époque coloniale”. “Tant que ce pays embellira son histoire et se fondera sur cette vision erronée pour revendiquer son droit, il sera impossible d’établir une amitié nippo-coréenne”, a-t-il conclu. Cette position est trop intransigeante. Se fondant sur des documents historiques, Tokyo fait valoir que “le Japon a établi sa souveraineté territoriale [sur les Takeshima] par une domination réelle au plus tard au milieu du XVIIe siècle”. Pour le gouvernement japonais, l’intégration des Takeshima à la préfecture de Shimane, en 1905, n’a fait que réaffirmer cette souveraineté. De son côté, la Corée du Sud affirme que ce territoire lui appartient depuis l’époque de la dynastie Shilla, au VIe siècle. Elle soutient que son intégration au territoire japonais est
D
e nouveau, les choses se gâtent entre la Corée du Sud et le Japon. On se souvient qu’en février 2005 de violents mouvements anti-nippons avaient été déclenchés dans la péninsule après que la préfecture japonaise de Shimane eut institué une “Journée Takeshima”, du nom du minuscule îlot (Tokdo, en coréen) dont SudCoréens et Japonais se disputent la souveraineté. Cette année, la cérémonie organisée par la préfecture le 22 février, date de ladite journée, n’avait suscité que des réactions convenues de la par t du gouvernement sud-coréen. Ouf, allions-nous dire, mais c’était sans compter avec la première édition du World Baseball Classic organisée aux Etats-Unis, au cours de laquelle les équipes nationales japonaise et sud-coréenne se sont affrontées à couteaux tirés. Il faut noter que les propos tenus par la star japonaise du base-ball Ichirô – “J’aimerais les battre à plate couture, au point que les Coréens se disent qu’ils ne pourront plus nous vaincre pendant au moins trente ans” – avaient jeté de l’huile sur le feu. La victoire des Japonais sur les Coréens a été vécue dans l’archipel comme un véritable moment de catharsis. Ce qui n’a pas été le cas, loin s’en faut, de l’autre côté du détroit de Tsushima (autre île de discorde). La sempiternelle querelle autour de Takeshima/Tokdo et de la zone économique exclusive, dont le plus récent épisode – bataille tout à la fois minable et symbolique portant sur la désignation des fonds marins – s’est conclu le 22 avril par un compromis, a donc été relancée par le président sud-coréen, Roh Moo-hyun. Celui-ci a déroulé un discours archiconnu, mais qui a le don d’exaspérer les Japonais : l’attachement de ces derniers à l’îlot ne serait que l’expression d’un colonialisme larvé – que dis-je, explicite. Bref, le feuilleton continue.
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Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori
A gauche : le président sud-coréen Roh Moo-hyun ; à droite : le Premier ministre japonais Junichiro Koizumi. Dessin de No-rio, Aomori.
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Tokyo
Séoul
CORÉE DU SUD
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invalidée par le fait que le traité de protectorat du Japon (1905) a privé la Corée de ses droits diplomatiques et que “la souveraineté sud-coréenne est irréversible du fait de la domination réelle”. Or, du point de vue du Japon, s’il y a eu “domination réelle”, c’est parce qu’en 1952 le président Syngman Rhee a proclamé unilatéralement la souveraineté maritime de Séoul sur les Takeshima. Compte tenu de la complexité du contexte historique, il est normal que les questions de souveraineté territoriale suscitent des positions antagonistes, et c’est pourquoi les dirigeants doivent faire preuve de sang-froid. En l’occurrence, il convient de traiter le problème de l’expédition japonaise comme une question purement scientifique et de ne pas y mêler des questions de souveraineté et de zone économique exclusive. La proposition du sous-secrétaire des Affaires étrangères, Shotaro Yachi, de mener des recherches océanographiques conjointes et d’adopter des appellations communes est tout à fait judicieuse à cet égard.
Bien que la Corée du Sud ne reconnaisse pas officiellement l’existence d’un litige territorial avec le Japon, le fait que son président a prononcé une telle allocution est bel et bien la preuve qu’il en existe un. M. Roh a proclamé que Tokyo avait tort sur tous les points opposant les deux pays. S’il en est ainsi, pourquoi n’accepte-t-il pas d’aller devant la Cour internationale de justice pour qu’elle tranche le litige ? Sinon, on ne peut s’empêcher de voir dans son attitude une prise de position politicienne destinée à empêcher l’opinion sudcoréenne de l’accuser d’être trop timoré sur le problème de la dénomination des fonds marins. M. Roh a également déclaré qu’il continuerait à dénoncer l’attitude de Tokyo auprès de l’opinion internationale et du peuple japonais. Il n’y a rien de mal à exprimer une position urbi et orbi, mais une déclaration unilatérale a peu de chances d’être soutenue. ■ CONTEXTE
Litige maritime ■ Après plusieurs jours de discussions tendues, Tokyo et Séoul sont enfin parvenus, le 22 avril, à un accord sur le différend territorial qui les oppose au sujet de l’archipel dénommé Tokdo par les Coréens, les Takeshima par les Japonais. Quelques jours auparavant, quand le Japon avait annoncé l’envoi de bateaux pour des recherches océanographiques près de ce lieu, la Corée du Sud avait affirmé son intention de les empêcher par la force. Les eaux en question sont riches en ressources halieutiques et, peut-être, en gaz.
VU DE SÉOUL
Ne réveillons pas le nationalisme nippon ■ Dans son allocution portant sur l’actuelle crise nippo-coréenne, le président sud-coréen Roh Moo-hyun a annoncé que son gouvernement allait désormais abandonner la “diplomatie discrète” qu’il avait adoptée jusque-là. Ce changement d’attitude est dû au fait que les Japonais seraient allés au-delà de simples déclarations d’intention en s’aventurant dans la zone contestée sous le prétexte d’un programme scientifique. Celui-ci a finalement été interrompu suite aux discussions entre les diplomates des deux pays. Le président a voulu réagir à la tendance que montre Tokyo à considérer la position de Séoul comme une simple stratégie de politique intérieure destinée à flatter les Coréens, qui rapprochent la question de Tokdo et la domination coloniale japonaise [1910-1945] sur la Corée. C’est aussi la raison pour laquelle M. Roh a insisté sur l’histoire de ces îlots. Il semble avoir estimé qu’il fallait faire comprendre à la
population japonaise le point de vue coréen sur ces îlots en réponse à l’attitude des autorités nippones qui cherchent depuis quelque temps à sensibiliser leur opinion par le biais des manuels scolaires et de ce programme scientifique de recherche océanographique. Des mesures pourraient être envisagées pour renforcer la présence sud-coréenne dans cette zone : les effectifs des forces qui la surveillent pourraient être augmentés. Par ailleurs, lors des prochaines négociations entre les deux pays sur la délimitation de leurs zones économiques exclusives (ZEE) respectives, Séoul pourrait prendre Tokdo comme référence et imposer comme frontière la limite des eaux territoriales entre Tokdo et l’archipel Oki, situé près de la côte nippone. La création d’une fondation Tokdo pourrait être mise à l’étude dans le but de mieux préparer les arguments coréens en cas d’éventuel recours à un arbitrage international.
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Cependant, certains craignent que le gouvernement se laisse entraîner dans une manœuvre de Tokyo visant à faire de Tokdo une zone litigieuse. Le 18 avril, il a remis à l’ONU une déclaration dans laquelle il exclut tout recours à la procédure de résolution des litiges prévue par les règlements internationaux. Les Coréens pensent en effet que, occupant de facto ce lieu, ils ont tout intérêt à s’abstenir d’attirer l’attention de l’opinion internationale sur la question. La fermeté du chef de l’Etat risque par ailleurs de réduire la marge de manœuvre diplomatique coréenne dans les négociations avec Tokyo à propos de leurs ZEE. “Contrairement aux Coréens, les Japonais ne s’intéressent guère à la question de Tokdo”, estime Yi Wondok, professeur a l’université Kukmin. “Dans ce contexte, un message d’avertissement d’une telle force venant directement du président risque de réveiller le nationalisme nippon.” Cho Chun-hyong, Hankyoreh (extraits), Séoul
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IRAN
Un compromis est-il toujours possible ? Si la menace militaire américaine semble difficile à mettre en œuvre, estime le site israélo-palestinien Bitter Lemons, elle a l’avantage de pousser les uns et les autres à rechercher activement des solutions diplomatiques. BITTER LEMONS (extraits)
Jérusalem ’Iran a suspendu les pourparlers avec les Européens, rompu la plupart des protocoles d’inspection négociés avec l’AIEA et annoncé qu’il était en mesure de produire de l’uranium enrichi sans appui extérieur, preuve s’il en est que la nucléarisation de l’arsenal iranien n’est plus qu’une question de temps. Dans ces conditions, une attaque militaire américaine contre les installations nucléaires iraniennes est-elle devenue inévitable ? Pas nécessairement. L’administration Bush accorde encore la priorité à l’option diplomatique, même s’il est évident que la seule pression diplomatique ne parviendra jamais à stopper les activés nucléaires iraniennes. Il va donc falloir également définir une série de sanctions économiques étendues et significatives. Or, sur ce dernier point, il n’y a aucun consensus au Conseil de sécurité, la Russie et la Chine refusant de voter des sanctions. Plusieurs facteurs devraient peser positivement ou négativement sur l’éventuel choix de l’option militaire par l’administration Bush. Premièrement : un Iran nucléarisé ne peut que nuire aux intérêts les plus importants de Washington au Moyen-Orient. Doté d’un arsenal nucléaire, l’Iran risque de menacer les alliés des Américains dans la région (à commencer par Israël et les Etats
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du Golfe), mais aussi de doper le radicalisme musulman, de suspendre une épée de Damoclès sur la circulation du pétrole, de renforcer l’influence de l’Iran en Irak et, enfin, de déstabiliser toute la région. Deuxièmement : si les Américains choisissent l’option militaire, il est important qu’ils définissent leurs objectifs.Vu l’imbroglio irakien, l’administration ne devrait probablement
Dessin de El Roto paru dans El País, Madrid.
pas opter pour une vaste opération terrestre. En revanche, les Américains ont la capacité opérationnelle de mener une attaque ciblée sur les installations nucléaires iraniennes, même s’il ne faut pas en sous-estimer l’extrême complexité. Une opération aérienne limitée ne devrait pas nécessiter de présence américaine au sol. Si elle ne force pas l’Iran à renoncer à son programme nucléaire, une telle opération renverra toutefois celui-ci aux calendes grecques. Troisièmement : de toute évidence, les Etats-Unis ne disposent d’aucune capacité subversive leur permettant de provoquer un renversement du régime en Iran. S’il devait y avoir un changement de régime, cela ne pourra qu’être le résultat de processus internes, pas d’une intervention étrangère [voir CI n° 794, du 19 janvier 2006]. Quatrièmement : il est important pour les Etats-Unis d’obtenir un appui international à une éventuelle opération militaire. Or, pour l’instant, les gouvernements européens se prononcent pour des sanctions économiques mais absolument pas pour celle d’une attaque. Mais, vu l’arrogance avec laquelle Téhéran balaie la médiation européenne, on ne peut exclure que l’UE finisse par se faire à un scénario militaire américain. Certes, en cas d’attaques américaines contre ses installations, l’Iran serait en mesure d’exercer des représailles en organisant des attentats contre les troupes stationnées dans la
région, en sabotant les initiatives américaines en Irak, en attaquant les alliés des Etats-Unis (y compris Israël) et en menaçant des cibles civiles américaines au Moyen-Orient. UNE ONDE DE CHOC SUR LE MARCHÉ PÉTROLIER
La réaction iranienne devrait cependant être mesurée, afin d’éviter toute escalade militaire. De même, l’Iran pourrait être tenté d’interrompre les flux de pétrole du Golfe, mais sans doute pas pour longtemps, car ce serait le casus belli idéal pour les Américains. Enfin, les Etats-Unis ne peuvent perdre de vue que l’option militaire ne peut que générer une onde de choc sur le marché pétrolier. En définitive, la simple existence de l’option militaire est en elle-même riche en issues diplomatiques. Elle peut convaincre la Russie de se ranger à l’idée de sanctions, ne serait-ce que pour prévenir toute escalade militaire. L’existence de cette option peut également forcer l’Iran à accepter le gel de ses activités d’enrichissement d’uranium en arguant devant son opinion publique qu’un affrontement armé avec les Américains comporte trop de risques. Bref, il est possible que la combinaison entre pressions diplomatiques accrues et gesticulations militaires facilite paradoxalement un compromis politique. Ephraïm Kam* * Directeur adjoint du Centre Jaffee d’études stratégiques à l’université de Tel-Aviv.
PALESTINE
Couacs au sein du Hamas Le Hamas va-t-il imploser ? Car rien ne va plus entre les hommes politiques de Gaza, qui sont enclins à plus de réalisme, et les exilés de Damas, qui subissent les influences radicales irano-syriennes.
smaïl Haniyeh, le Premier ministre de l’Autorité palestinienne (AP), a explosé de colère lorsqu’il a appris la teneur du discours prononcé par Khaled Mechaal, le chef du Bureau politique du Hamas, lors d’un meeting monstre au camp de réfugiés [palestiniens] de Yarmouk, à Damas. Ce 21 avril, alors que des affrontements opposaient diverses milices palestiniennes, Mechaal avait carrément accusé le président de l’AP et ses collègues de trahison. En Israël, on était déjà prêt à se frotter les mains : le Hamas s’effondre. Sauf que le Hamas ne s’est pas compor té comme prévu : Haniyeh a déclaré officiellement que, si Mechaal ne se rétractait pas, le gouvernement autonome palestinien présenterait sa démission. Mechaal a dû s’exé-
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cuter, ce qui a ramené un semblant de calme dans les rues de Gaza. Ce même 21 avril, la Jordanie annonçait avoir intercepté des stocks d’armes en provenance de Syrie et destinées au Hamas, révélation aussitôt suivie de l’annulation de la rencontre avec le ministre des Affaires étrangères palestinien, Mahmoud Zahar [un radical du Hamas]. Bref, Haniyeh est désormais face à un terrible défi : l’aile exilée du Hamas fait tout pour saboter ses effor ts pour établir des relations vitales avec un Etat clé [Israël], celui qui contrôle le poumon ar tificiel entre la Palestine et les Etats arabes. Le conflit entre Hamas intérieur et Hamas extérieur n’a rien de neuf, mais est devenu crucial car il conditionne la possibilité pour ce mouvement idéologique radical (et jusqu’il y a peu terroriste) de se transformer en un par ti de gouvernement bénéficiant d’un minimum de légitimité. C’est ce même processus qui amène un Zahar à envisager publiquement des négociations avec
Israël et une coopération entre le président de l’AP, Mahmoud Abbas [chef du Fatah], et le Premier ministre Haniyeh. Sans le Hamas, Abbas ne peut offrir la sécurité promise aux Israéliens. Sans Abbas et les fonds que lui seul peut mobiliser, le Hamas ne peut tenir ses promesses électorales. Bref, le Hamas est en train de vivre le dilemme vécu jadis par l’OLP et vécu ailleurs par des organisations déchirées entre deux types de légitimité : l’une fournie par la lutte armée et le sacrifice, l’autre fournie par l’exercice des responsabilités et la gestion des contraintes. Ce dilemme, on s’en doute, n’émeut pas les décideurs israéliens, lesquels sont envoûtés par les charmes de la “convergence” [retrait unilatéral] et craignent comme leur ombre l’émergence d’un partenaire palestinien. Si le Hamas se met à parler différemment, ce n’est pas pour le bien d’Israël, mais pour le sien et celui de son électorat. De plus en plus d’éditorialistes arabes critiquent l’Iran, qu’ils considèrent comme une me-
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nace. L’attentat contre Dahab [site touristique du Sinaï] a été unanimement condamné, et quiconque y voit la main d’Israël passe désormais pour un excentrique. Si la politique américaine en Irak est dénoncée, le terrorisme est tout autant condamné. Non seulement les Frères musulmans égyptiens ne sont pas par venus à convaincre la confrérie syrienne de soutenir Assad, mais les Frères syriens appellent désormais à des réformes politiques, tandis que le Bloc islamique de Jordanie veille à ne pas couper les ponts avec la monarchie hachémite. La vie n’est pas par faite, et les courants fanatiques sont encore soutenus par de larges secteurs des opinions arabes. Mais voilà que ces Arabes, dont le compor tement était prétendument prévisible et automatique, se mettent à cultiver la nuance et à distinguer entre terrorisme et lutte nationale, idéologie religieuse et contingence politique… Tzvi Barel, Ha’Aretz, Tel-Aviv
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Dans les clubs huppés de Bagdad, loin de la mort Au cœur de la ville à feu et à sang, les clubs demeurent des enclaves de luxe et de calme pour l’élite irakienne. Un projet de loi islamique risque cependant de faire disparaître ces lieux d’exception. THE NEW YORK TIMES
New York DE BAGDAD
ans la douceur de l’aprèsmidi, Hassanain Muala referme derrière lui la porte de son bureau de président du club de chasse de Bagdad pour aller accueillir ses invités à une garden-party. Pour l’occasion, il a enfilé un blazer beige et porte une élégante cravate bleu et or. Ses pas résonnent sur le sol de marbre du couloir et il pousse les imposantes portes de bois du pub réservé aux membres de son club. Les serveurs débordés, arborant tous une veste noire sur une chemise blanche, s’inclinent sur son passage. Derrière les murs du club, les rues de Bagdad, morne paysage de maisons et de minarets fondus dans un camaïeu de bruns grisâtres, sont pratiquement désertes. Au cours de la semaine précédente, plus de 200 personnes y ont trouvé la mort, la plupart dans des attentats kamikazes. Les rares silhouettes humaines que l’on aperçoit dehors pressent le pas ; les femmes sont voilées ou enveloppées des pieds à la tête dans leur abaya noire. Il ne saurait y avoir de contraste plus saisissant entre cet univers et la scène qui se déploie sur la vaste pelouse devant laquelle vient d’arriver Muala. Quelques centaines de personnes élégamment vêtues bavardent tranquillement, debout ou autour d’une table, en sirotant un whisky ou une bière. Des adolescentes flânent par petits groupes, tête découverte, moulées dans un jean ou une tenue léopard. Au fond du jardin, sur une scène en plein air, un orchestre joue et une troupe de danseurs professionnels assure le spectacle. Au loin, on entend les coups sourds et réguliers des balles de tennis ; des gamins arborant des kimonos d’un blanc immaculé prennent leur leçon de taekwondo. Quelques messieurs d’un certain âge sortent du complexe sportif dressé sur deux étages, avec piscine, bains turcs, jacuzzis et salles de billard. “C’est mon royaume.Ici,personne ne sera dérangé par les extrémistes”, explique le très mondain Muala. Ces clubs sont pratiquement les seuls endroits de Bagdad – en dehors de la zone verte internationale [quadrillée par la force multinationale] – où hommes et femmes peuvent se réunir en toute quiétude et se montrer habillés à l’occidentale. Les bars, bien approvisionnés, n’ont plus beaucoup de concurrents depuis que les islamistes ont liquidé la plupart des marchands d’alcool de la ville et contraint les autres à passer dans la clandestinité. Ces clubs offrent également un aperçu exceptionnel de ce qu’a été et est encore aujourd’hui la fragile élite urbaine irakienne. Pendant des années, ils ont été le refuge où se retrouvaient les classes privilégiées du pays. Ils ont survécu aux vicissitudes du pou-
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Dessin de Habib Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.
voir, aux officiers de l’armée, aux baasistes et à la famille de Saddam Hussein, dont le fils psychotique, Oudaï, terrorisait les clients lors de ses passages réguliers. Même dans les années 1990, à l’époque où les médecins, ingénieurs, hommes d’affaires et autres fidèles adhérents ont commencé à fuir le pays, les clubs ont continué à tenir leur rôle central dans la vie sociale de Bagdad. LES SOIRÉES SE TERMINENT MAINTENANT AU CRÉPUSCULE
En un sens, lorsqu’ils ont envahi le pays en 2003, les Américains comptaient sur les membres de ces clubs – le dernier carré de professionnels instruits, relativement laïques et occidentalisés – pour reprendre le flambeau du pouvoir. Ils étaient convaincus que ces gens, qui ne s’identifiaient ni aux sunnites ni aux chiites, reviendraient sur le devant de la scène pour former le noyau dur de la nouvelle société civile irakienne, propulseraient le pays vers la démocratie et l’éloigneraient de l’extrémisme religieux. Or, depuis trois ans, c’est pratiquement tout le contraire
qui se passe. Ces clubs sont les témoins de la lente désagrégation de la classe laïque irakienne. Au lendemain de la chute de la police d’Etat de Saddam, ils ont connu un regain de vigueur et en ont profité pour exclure leurs adhérents baasistes, faisant ainsi revenir les vieilles familles aristocratiques de Bagdad, jadis leurs principaux clients. Mais, depuis que les religieux ont multiplié leurs offensives, les soirées qui autrefois se prolongeaient jusqu’à l’aube se terminent maintenant au crépuscule. Depuis peu, certains membres bravent même le règlement, refusant de laisser leur arme au vestiaire. Ils sont par ailleurs de plus en plus nombreux à fuir le pays pour les horizons plus sûrs de la Jordanie, des Etats du Golfe ou de l’Europe. Ceux qui restent regrettent l’époque où ces clubs étaient le creuset de la culture cosmopolite dont Bagdad était si fière, et déplorent de les voir aujourd’hui envahis par une nouvelle génération de parvenus qui ne doivent leur fortune qu’à la guerre. Parallèlement, les dirigeants islamistes font peser une nouvelle menace sur ces havres de paix, qu’ils considè-
rent comme des foyers de décadence et qu’ils voudraient soumettre au strict contrôle des autorités. “J’essaie de faire en sorte que tout reste comme avant – avant Saddam Hussein, j’entends”, explique Muala. Dans la salle de jeux trône un vieux billard délabré, offert dans les années 1920 au roi Fayçal Ier par la Couronne britannique. Mais les tapis sont élimés et tachés, et les fauteuils de velours s’effilochent. Dans le jardin intérieur, la pelouse a cédé à la gadoue. Pour ses membres, le club est un refuge unique en son genre, une forteresse protégée par vingt-deux gardes armés en plein cœur de Mansour, le quartier le plus chic de la capitale irakienne. Pour mieux isoler l’endroit du climat de violence qui règne à l’extérieur, Muala a imposé une règle d’or : “Ici, on ne parle ni de politique ni de religion.” Pourtant, certains adhérents se demandent si ces clubs continueront d’être tolérés, dans un Irak où le pouvoir est plus que jamais aux mains des partis religieux et de leurs milices. Début avril, le ministre irakien des Affaires de la société civile, Ala Habib Al-Safi, a soumis un projet de loi prévoyant de placer les clubs privés sous le contrôle de l’Etat. Islamiste convaincu et partisan du chef religieux chiite Moqtada Al-Sadr, Al-Safi souhaite mettre fin aux nombreuses activités “non islamiques” qui se déroulent dans l’ombre de ces clubs, où l’on sert de l’alcool et où hommes et femmes se baignent dans les mêmes piscines. Les membres du comité dirigé par Al-Safi soupçonnent ces institutions d’être financées par l’étranger et d’offrir une couverture à des missions chrétiennes – reprenant ainsi deux des arguments invoqués par les baasistes dans les années 1970 pour mettre la main sur les clubs. “C’est une menace très grave”, assure un membre du conseil d’administration de l’un de ces clubs, qui a lu le projet de loi. “A mon avis, c’est encore pire que les lois qui avaient été adoptées sous Saddam pour contrôler les clubs.” Robert F. Worth
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Mais où est passée la classe moyenne ? ■ Dans un ar ticle publié dans l’International Herald Tribune, le sociologue irakien exilé à Londres Sami Zubaida souligne que l’une des raisons majeures du marasme irakien actuel réside dans l’absence d’une classe moyenne indépendante du pouvoir. Depuis 2003, 182 professeurs d’université ont été assassinés et un grand nombre de médecins et d’hommes d’affaires ont quitté le pays. La privatisation de l’écono-
mie, juste après l’invasion américaine en 2003, a largement ouvert les portes aux multinationales, provoquant l’effondrement du petit commerce et de l’économie locale. Zubaida rappelle qu’au cours de l’histoire de l’Irak contemporain, la classe moyenne a été décimée par deux fois, puis, à la fin des années 1970, sous la pression du régime de Saddam Hussein, elle a fini par perdre son indépendance. Dans les années
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1950, à la suite de la formation de l’Etat d’Israël, le départ de plus de 100 000 Juifs irakiens bien présents dans l’administration, dans les professions libérales et artistiques et dans le monde économique priva pour la première fois le pays de sa classe moyenne. La laborieuse reconstitution de cette classe a de nouveau été stoppée dans les années 1970 par l’expulsion de milliers de commerçants chiites, accusés par Sad-
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dam Hussein d’être des Iraniens. Puis le régime a forcé ce qu’il restait des forces vives de la société civile à adhérer au parti Baas pour pouvoir bénéficier de contrats et d’opportunités de travailler. Avec ce vide laissé dans la société, la vie politique s’est réduite aux conflits entre seigneurs de guerre et chefs religieux. “Reconstruire une classe moyenne est capital pour la démocratie”, conclut Sami Zubaida.
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TCHAD
Au pays des guerres enchevêtrées Une confusion totale règne toujours dans les régions frontalières du Soudan, où paysans et réfugiés subissent les affres de conflits complexes qui se nourrissent mutuellement. THE WASHINGTON POST (extraits)
Washington o ukou Angarana. La région, désertique, battue par les vents de sable, est à 80 kilomètres à peine de la frontière soudanaise. Alors, ici, les habitants sont pris dans la tourmente d’un conflit si déroutant qu’ils ne sauraient bien dire qui fait la guerre à qui. Et encore moins pourquoi. Il y a là les troupes gouvernementales, qui occupent des postes stratégiques le long de la frontière pour endiguer ce qu’elles présentent comme la révolte de rebelles manœuvrant depuis le Soudan. Les soldats portent des brassards rouges pour se distinguer des insurgés habillés des mêmes uniformes [beaucoup d’anciens officiers de l’armée ont gagné les rangs de la guérilla]. Il y a là les rebelles, une bonne douzaine de groupes rassemblés en différentes coalitions. Parmi eux, pour obscurcir encore la situation, des membres de la parentèle désunie du président Déby, à commencer par deux de ses neveux – par ailleurs jumeaux [Timan et Tom Erdimi]. Le Tchad accuse le Soudan de soutenir l’insurrection. “Des mercenaires soudanais, voilà ce qu’ils sont”, tempête le président, qui nous reçoit dans son QG de campagne.“Il n’y a pas de rébellion au Tchad. C’est une invasion venue du Soudan.” Ce que les autorités de Khartoum démentent formellement. Mais une enquête de l’Union africaine (UA) révélait la semaine dernière que de nombreux rebelles capturés lors de la bataille de N’Djamena, le 13 avril dernier, possédaient des papiers d’identité soudanais ou centrafricains. Et déclaraient avoir été enrôlés par le Soudan. Certains ont révélé que l’un des principaux chefs rebelles tchadiens, Mahamat Nour, ancien capitaine de l’armée de terre, recrutait de jeunes garçons dans les camps de réfugiés du Darfour et en République centrafricaine.
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LE DARFOUR EST DEVENU TERRE D’EXPORTATION DE VIOLENCE
De son côté, Khartoum accuse le Tchad de soutenir les rebelles du Darfour [une région de l’ouest du pays, où un mouvement de guérilla est apparu en février 2003], dont certains ont des bureaux et des villas à N’Djamena. Cette situation contagieuse est courante en Afrique, où les conflits franchissent volontiers les frontières, déstabilisant des régions entières. Pendant près de dix ans, la guerre civile qui a ravagé la république démocratique du Congo a impliqué parfois plus d’une douzaine de groupes armés appuyés par les pays voisins. Le Soudan a soutenu les rebelles de l’Armée de résistance du Seigneur, actifs au nord de
4 morts et 6 blessés] par ce qu’ils pensent être des janjawid, les milices soutenues par le gouvernement soudanais [contre la rébellion au Darfour].
Idriss Déby et son psy. Dessin de Glez paru dans le Journal du Jeudi, Ouagadougou.
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LES REBELLES FONT LEUR RÉVOLUTION NUMÉRIQUE
Pétrole
La Banque mondiale et le Tchad ont trouvé un accord sur la question pétrolière. L’aide, à hauteur de 100 millions d’euros, va reprendre. En janvier, l’Institution avait bloqué une partie des recettes deposées à Londres, la Banque reprochant au gouvernement de ne pas respecter l’engagement pris d’affecter les revenus du pétrole aux dépenses de développement.
WEB+ Plus d’infos sur
courrierinternational.com
La guerre du Tchad et les querelles de la famille Déby.
l’Ouganda : la réponse du berger à la bergère pour le soutien de Kampala à la guérilla indépendantiste du SudSoudan [des accords de paix ont été signés en 2004]. Dans les années 1990, la guerre en Sierra Leone s’est répercutée au Liberia et à la Côte-d’Ivoire. De la même manière, “le Darfour est devenu une terre d’exportation de la guerre”, résume Olivier Bercault, chercheur pour l’ONG Human Rights Watch, en visite à N’Djamena. Il y a environ trois semaines, les rebelles traversaient donc le désert qui mène à la capitale tchadienne. Et, le 13 avril,
un avion militaire français adressait des tirs de semonce aux troupes insurgées marchant sur N’Djamena, où l’armée déjouait la tentative de coup d’Etat. A la fin de la journée, on comptait plus de 350 morts. En chemin, les rebelles avaient fait étape à Koukou Angarana, tuant, selon les témoins, un officier de police et en blessant deux autres. Ce raid a profondément secoué les habitants de cette bourgade marchande, déjà attaquée à plusieurs reprises ces derniers mois [une nouvelle incursion a eu lieu à l’aube du 1er mai, faisant
“Il y avait aussi un Libyen, sans doute un mercenaire “, précise Philomena Santoro, qui travaille pour l’association humanitaire italienne INTERSOS. “Mais certains d’entre eux étaient peutêtre tout simplement des bandits. Nous en avons beaucoup dans cette région, où ne règne plus aucune loi.” La violence au Darfour a fait des dizaines de milliers de morts et déplacé plus de 2 millions de civils. Près de 250 000 d’entre eux se sont réfugiés au Tchad, accueillis par des paysans qui doivent aujourd’hui à leur tour quitter leurs terres. Soixante mille Tchadiens sont déplacés. Alors, les Soudanais dont les villages ont brûlé se demandent où ils pourront bien aller demain. Pendant que les populations civiles languissent dans une profonde détresse, la guerre fait sa révolution numérique. Les rebelles accordent des interviews téléphoniques par satellite et leurs communiqués sont disponibles sur un site web en français. Les commandants rebelles donnent leurs ordres par téléphone satellite depuis le Soudan, tandis que les leaders envoient des courriels quotidiens depuis leurs repaires parisiens. L’un des neveux d’Idriss Déby,Tom Erdimi, dirige pour sa part un mouvement rebelle depuis sa résidence. Au Texas. Emily Wax
ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
L’avenir politique est ailleurs ■ A Diguel, quartier périphérique de N’Djamena, le Mouvement patriotique du salut (MPS), au pouvoir, tient meeting. Nous sommes à la veille de la présidentielle du 3 mai. Le poing levé en signe de victoire annoncée, une centaine de militants crient des slogans favorables à Idriss Déby Itno, le président tchadien candidat à sa propre succession. “A bas les mercenaires soudanais ! Victoire au premier tour !” Des militants en liesse saisissent au vol les billets de banque lancés en l’air. Sur les murs alentour, les impacts de balles rappellent les violents affrontements qui ont opposé, il y a seulement une quinzaine de jours, les rebelles du Front uni pour le changement (FUC) aux soldats gouvernementaux. Ces événements ont retardé le début de la campagne électorale. Les délégations du camp présidentiel, les seules à sortir de N’Djamena, ont attendu que la situation sécuritaire s’éclaircisse avant de gagner les provinces. Des bureaux de soutien aux candidats sont installés dans les différents quartiers de la capitale. Les militants s’y retrouvent et discutent
en buvant du thé. Et en écoutant les chansons composées en l’honneur de leurs candidats, dif fusées en boucle. La majorité de ces bureaux ont été créés par les parents et proches de Déby. Le président est également le seul à avoir créé un site Internet. Beaucoup d’effor ts pour une élection sans enjeu, estiment cer tains. Y compris… dans le camp présidentiel. “La campagne me laisse un arrière-goût amer, commente Gamar Assilek, chargé de la communication au bureau national d’Idriss Déby. Nous aurions aimé avoir en face de nous des adversaires plus coriaces pour mesurer nos capacités de persuasion.” Idriss Déby n’est opposé qu’à quatre candidats sans poids et sans programmes politiques alternatifs, dont deux ministres en fonction : Pahimi Padacké Alber t, ministre de l’Agriculture, et Mahamat Abdoulaye, ministre de la Décentralisation. Les deux autres sont Kassiré Coumakoye, ancien Premier ministre, et Ibrahim Koullamalah, du Mouvement socialiste africain rénové. Leur campagne est des plus ternes. “Je ne peux pas me battre pour une élection
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dont les résultats sont connus d’avance”, lâche un Tchadien. La Coordination des partis politiques pour la défense de la Constitution (CPDC), qui regroupe les principaux partis de l’opposition, et la Fédération action pour la République (FAR) de Ngarlejy Yorongar, arrivé en deuxième position lors de la présidentielle de 2001, ont boycotté le scrutin. L’incertitude porte donc moins sur la reconduction attendue d’Idriss Déby que sur le taux de participation. Lors du référendum constitutionnel du 6 juin 2005, également boycotté par l’opposition, qui avait permis au président de briguer un troisième mandat, le taux de participation avait été officiellement de 30 %. Plutôt optimiste, Mahamat Hissène, directeur de campagne du candidat Déby, estime que le boycott est “un phénomène des villes ; en campagne, l’électorat n’est pas aussi difficile”. A la veille du scrutin, le régime restait sourd aux demandes de report. Mais très peu de Tchadiens ont la tête à l’élection. Ici, personne n’a oublié que les insurgés ont promis de revenir. Madjiasra Nako, Le Messager, Douala
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Pendant la débâcle, les affaires continuent Bienvenue à Harare, sa Bourse florissante, son boom immobilier, ses bars de luxe… Au cœur d’un pays dévasté par la crise, une poignée de proches du pouvoir font fortune. En se partageant les dépouilles de la splendeur passée. THE GUARDIAN
Londres DE HARARE
un bout de la pièce, quelqu’un inscrit au feutre bleu des chiffres sur le tableau blanc ; en face, les courtiers tapent des sommes sur d’énormes calculatrices. L’achat et la vente des titres se font à la criée, les transactions sont consignées sur de grands livres de comptes entrelardés de feuilles de carbone. Dans un coin, seule présence informatique alentour, un homme enregistre la séance sur un ordinateur portable. La scène a un parfum suranné, mais elle se déroule sur l’une des places financières les plus performantes de la planète : la Bourse d’Harare, qui a vu sa capitalisation doubler au cours du seul mois de janvier. Bienvenue dans l’univers surréaliste de l’économie du Zimbabwe. Ici, au quatrième étage de l’immeuble le moins délabré de l’avenue Nkwame Nkrumah, ce ne sont que profits vertigineux ; dehors, ce ne sont que faillites. Le Zimbabwe est le seul pays en paix à connaître un effondrement d’une telle ampleur : le PNB a diminué de moitié depuis 2000, le taux de chômage flirte avec les 80 % et l’inflation vient d’atteindre les 1 000 %. C’est donc au milieu d’un champ de ruines que s’enrichit une petite minorité composée d’authentiques investisseurs… et d’escrocs. “La crise des uns est l’aubaine des autres”, résume l’économiste Jonathan Waters. Curieux aréopage que ces gagnants de la crise : courtiers, agents de change, intermédiaires immobiliers, petits entrepreneurs et proches du pouvoir. D’un régime que beaucoup tiennent pour responsable du naufrage de cette économie qui fut parmi les plus développées d’Afrique. Même s’il reconnaît l’existence de délits d’initiés, Emmanuel Munyukwi, le directeur de la Bourse, estime pourtant que la plupart des transactions sont légales. “Les premiers ar r ivés sont les premiers ser vis”, explique-t-il. A ses yeux, l’inflation et les taux d’intérêt négatifs sont les principaux ressorts de la ruée des investisseurs sur les actifs et de la flambée des cours. “Les fonds de pension et autres investisseurs institutionnels ont réussi des coups fabuleux”, ajoutet-il. Mais ce dynamisme financier est sans rapport avec la réalité économique du pays, rappelle un diplomate occidental : “C’est de l’argent gagné de manière improductive. Le pays est littéralement dépecé.” Aux yeux du président Mugabe, qui gouverne l’ancienne colonie britannique depuis l’indépendance, en 1980, la crise est due à des sécheresses successives et à la volonté des
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Dessin de El Roto paru dans El País, Madrid.
puissances occidentales de “punir” le Zimbabwe pour l’expropriation des fermiers blancs. [Depuis 2000, la plupart des fermes commerciales aux mains d’Européens ont été envahies par de prétendus “anciens combattants” avec l’appui des autorités.] Aux yeux des opposants, elle tient à la politique du gouvernement, qui a distribué les terres à des copains n’ayant d’autre but que la prédation, effarouché les investisseurs, puis fait marcher la planche à billets pour renflouer les caisses de l’Etat – entraînant une inflation que certains évaluent à 2 000 %, le double du taux officiel. Les répercussions sur le niveau de vie ont été catastrophiques. Environ 4,6 millions de personnes dépendent aujourd’hui de l’aide alimentaire ; les enfants ne vont plus à l’école, parce que leurs parents ne peuvent pas payer les frais et les hôpitaux manquent des équipements et des médicaments les plus élémentaires dans un pays ravagé par le sida.
Uni à soutenir ce pays et je crois être aussi le seul gros investisseur.” Les entreprises chinoises et indiennes se sont elles aussi jetées sur les mines et les terres vendues à des prix défiant toute concurrence, comblant le vide laissé par les investisseurs occidentaux, apeurés par le climat politique. Certains Zimbabwéens voient ces investissements comme
ON SE JETTE SUR LES TERRES ET LES MINES À PRIX BRADÉS
Pourtant, pour quelques privilégiés, ce sont là des temps bénis. “Les prix de l’immobilier n’arrêtent pas de grimper”, se réjouit Justin Machibaya, le directeur de Homelux, une agence immobilière de Harare. Les investisseurs institutionnels et des particuliers venus d’Afrique du Sud ou du Royaume-Uni parient sur l’immobilier, persuadés que les prix s’envoleront le jour où Mugabe se retirera et que la confiance reviendra. “Tout le monde attend et tire des plans sur la comète”, explique Justin Machibaya. Mais certains n’ont pas attendu pour fondre sur leur proie. C’est notamment le cas du magnat britannique Nicholas Van Hoogstraten, qui a massivement investi dans l’immobilier et les mines. S’il nie avoir donné 10 millions de dollars au président Mugabe, il ne fait pas mystère de son engagement financier : “Je suis probablement la seule personne au RoyaumeCOURRIER INTERNATIONAL N° 809
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une bouée de sauvetage, d’autres les condamnent comme une exploitation éhontée du désespoir du pays. Les principaux gagnants sont sans doute les hauts responsables de la Zanu-PF, le parti au pouvoir, qui se sont adjugé les meilleures fermes et les biens les plus juteux. Trois ministres, Joseph Made, Christopher Mushowe et Didymus Mutasa, ont ainsi été accusés du pillage de la ferme Kondozi, une exploitation maraîchère autrefois prospère du Manicaland, aujourd’hui en ruine. Le maire de la capitale, nommé par l’Etat, Sekesai Makwavarara, est soupçonné d’avoir acheté à la municipalité une maison somptueuse pour 5 % seulement de sa valeur. Et le gouverneur de la Banque centrale, Gideon Gono, serait en train de se faire construire une propriété luxueuse. Certains membres de cette élite font volontiers étalage de leur richesse. Au Big Mug, un bar de la capitale, hauts gradés et membres du gouvernement descendent des doubles rations de Chivas Regal, ingurgitant ainsi en une heure à peine plusieurs centaines de dollars américains. Rory Caroll
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Akash/Webistan
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Dans une madrassa au Bangladesh.
Réformer l’islam ■ “Mais que s’est-il passé ?” Cette question sur l’état actuel du monde musulman n’est pas posée par les seuls chercheurs occidentaux. ■ Quelques intellectuels musulmans, en Europe mais aussi au Moyen-Orient, débattent ouvertement de thèmes jadis tabous : terrorisme, violence, haine de l’autre, misogynie… ■ Dans un monde où les appartenances religieuses et claniques empêchent l’émergence de l’individu, les voix dissidentes sont forcément rares. ■ Certains osent pourtant prendre la parole, quelquefois au risque de leur vie.
Pour une culture de la coexistence Faire partie du village planétaire, c’est apprendre à tolérer les autres cultures, rappelle un intellectuel de Bahreïn. Faute d’accomplir cet effort, les musulmans resteront à l’écart. ANNAQED
Los Angeles lus que les fidèles de toutes les autres religions, les musulmans sont aujourd’hui confrontés au défi de se réconcilier avec la modernité. Le fond du problème, c’est la réforme religieuse. Jamais ce problème n’avait été posé avec une telle acuité, jamais il n’avait été aussi urgent d’y répondre. Car le monde est devenu un village planétaire dans lequel les religions et les cultures doivent cohabiter. Afin de pouvoir vivre sereinement et en bonne intelligence, les hommes ont besoin de règles. La première est le respect
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Dessin d’Astromujoff paru dans La Vanguardia, Barcelone.
Le monde musulman
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mutuel, fondé sur la croyance en l’égalité et en la justice. Beaucoup de pays ont développé une culture de la coexistence à partir de leurs expériences historiques et en se fondant sur les chartes internationales des droits de l’homme. Mais pas le monde arabe, la seule partie du monde qui reste à l’écart du cours de l’Histoire et de la modernité. La discrimination entre les hommes y est la règle, l’égalité l’exception. Les gens ne se traitent pas en égaux, mais en fonction de leurs appartenances religieuses et ethniques. Et l’islam encourage ces discriminations puisqu’il ne connaît pas l’homme en tant que tel, mais seulement le croyant. De même, il traite les adeptes des autres religions, chrétiens, juifs ou sabéens, en êtres inférieurs. Quant aux bouddhistes, aux hindouistes ou aux yézidis, il ne leur accorde aucun droit puisqu’ils n’appartiennent pas aux religions monothéistes et ne bénéficient donc pas de la protection d’un prétendu Dieu unique. L’islam considère que seuls les musulmans connaissent la vraie religion et que tous les autres sont soit des égarés, soit des polythéistes [mécréants], soit simplement une quantité négligeable. Naturellement, classifier ainsi les hommes est incompatible avec la vie en commun dans notre village planétaire et en contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les deux autres [grandes] religions [mono-
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théistes] que sont le christianisme et le judaïsme ont trouvé, au cours de leur histoire, des réformateurs qui ont réussi à extirper de leur essence la discrimination et l’oppression. Or l’islam n’a pas eu son Martin Luther pour procéder à une telle réforme. Par conséquent, l’islam ressemble à une survivance, à un dinosaure, qui ploie sous le poids des siècles. Comme il est incapable de trouver sa place dans notre village planétaire, il voudrait le détruire. Au lieu de se conformer à la modernité, l’islam voudrait ramener le monde entier vers l’obscurantisme moyenâgeux. Mieux vaut réformer l’islam que détruire le monde. L’être humain constitue la valeur suprême sur terre. Les religions, idéologies ou doctrines ne sont que des outils au service de l’homme et, par conséquent, aucun être humain ne peut être sacrifié en leur nom. Bien que les hommes tuent et détruisent quotidiennement, comme c’est le cas en Irak, il est évident que c’est le discours religieux et la culture de la haine, avec leurs mythes de vierges et leurs rêves de paradis, qui créent le terroriste. Nous devons en finir avec ces mythes afin d’en finir avec le terrorisme. La réforme de la religion est désormais une question de vie ou de mort. Plus vite nous la réussirons, moins le sang coulera, le sang des musulmans comme celui des autres. Omran Salman
L I B É R AT I O N
Ote ce voile, ma sœur Océan Pa c i f i q u e
Océan
Océan Indien
Atlantique
Pourcentage de musulmans (dans la population totale) plus de 80 %
de 50 à 79 %
de 20 à 49 %
Régime appliquant intégralement ou partiellement la charia
moins de 20 % Courrier international, d’après Y. Thoraval et G. Ulubeyan, “Le Monde musulman” (Larousse, 2003).
■ Elham Manea, une universitaire yéménite qui enseigne à Zurich, lance un appel aux femmes musulmanes. Dans plusieurs articles publiés sur des sites arabes, elle leur enjoint d’ôter le voile. Elle souligne que le retour actuel au voile n’a rien à voir avec la tradition. Il s’est opéré dans le monde musulman avec la victoire de la révolution islamique en Iran en 1979 et l’élimination, par les religieux, de la classe moyenne et des par tis de gauche iraniens. “Le voile réduit la femme à être un récipient sexuel et l’homme un animal impulsif qu’il faut éviter.” Pour elle, le voile est purement politique, même si les religieux ont essayé de le présenter comme relevant de la morale et de la reli-
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gion. Dans un vibrant appel aux femmes, Manea écrit : “Je ne te demande pas d’arrêter de prier, je ne te demande pas d’arrêter de jeûner ou de cesser de croire en Dieu, mais je te demande d’enlever le voile. Car ta chevelure, tout comme la mienne, n’est pas un symbole sexuel qui nous fait honte. Car ton corps, tout comme le mien, n’est pas le théâtre de fantasmes érotiques... Toi comme moi, nous pouvons être vertueuses dans nos rappor ts humains, sans besoin de voile qui nous couvre. Nous serons jugées sur notre conduite, pas sur un bout de tissu. Sois ce que tu veux être, je respecterai ton choix. Mais sois une femme, pas un objet infâme.”
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Rober t Huber/Lookat
Compétition de récitation du Coran, à Istanbul, août 2005.
Nous sortirions perdants d’une guerre des religions Il faut reconnaître les religions qui ont précédé l’islam et accepter le principe du choix de sa religion, ainsi que le droit de ne pas en avoir, affirme l’intellectuel tunisien Afif Lakhdar. ELAPH
Londres ’idéologie du djihad (la guerre sainte) constitue une menace sérieuse pour la stabilité dans le monde. Elle est aussi dangereuse que l’a été le fascisme dans les années 1930 et pourrait aboutir à des bouleversements catastrophiques de nos valeurs, érigeant la violence en moyen normal de règlement des problèmes. Le Hamas palestinien ne professe-t-il pas que “l’ennemi ne comprend que le langage de la violence” ? Le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, ne proclamet-il pas que “la fin du monde est pour dans deux ans” et qu’afin d’accélérer le retour de l’Imam caché* “la République islamique devra détruire Israël” ? Assurément, nous sortirons tous perdants d’une guerre des religions, et les musulmans encore plus sûrement que les autres. Comment briser l’engrenage ? Tout d’abord, les musulmans doivent reconnaître les religions qui ont préexisté à l’islam : le judaïsme, le christianisme, le zoroastrisme, la religion sabéenne. Ces religions sont reconnues par le Coran, comme l’indique le verset 69 de la sourate “La Table” : “Ceux qui croient [les musulmans], les juifs, les sabéens, les chrétiens qui croient en Dieu et au jour dernier,et qui auront pratiqué la vertu, seront exempts de toute crainte et ne seront pas affligés.” Le verset 62 de la sourate “Le Pèlerinage” ajoute le zoroastrisme à cette liste et le verset 62 de la sourate “La Génisse” affirme la même chose. Ce
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sont les jurisconsultes du Moyen Age en proie au narcissisme religieux qui ont considéré que ces versets étaient abrogés par les versets 19 et 85 de la sourate “La Famille d’Al-Imran” : “La religion de Dieu est l’islam.” Et : “Quiconque désire un autre culte que l’islam […] sera dans l’autre monde parmi les malheureux.” Or ces deux versets sont sujets à débat, puisqu’ils datent de la période des conflits entre la communauté musulmane naissante d’un côté, les juifs et les chrétiens de l’autre.
Le dialogue interreligieux signifie-t-il convertir le pape à l’islam ? Il n’est pas de l’intérêt des musulmans d’aujourd’hui de les privilégier par rapport à ceux que nous avons cités plus haut et qui, eux, sont conformes aux nécessités de notre temps. Les extrémistes persistent à refuser un dialogue fécond entre les religions. L’ancien président de la commission des jurisconsultes d’AlAzhar [mosquée-université du Caire et autorité religieuse de l’islam sunnite] a déclaré que le dialogue interreligieux “ne [voulait] rien dire, si ce n’est d’appeler le pape de Rome à se convertir à l’islam”. Cette vision des choses correspond à des textes du Moyen Age, toujours enseignés aux élèves et aux étudiants dans la plupart des pays musulmans. L’élite musulmane doit également reconnaître les religions qui sont apparues après l’is-
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En France
Psychanalyste tunisien vivant en France, Fehti Benslama est sans doute, parmi les penseurs qui s’interrogent sur l’islam et son malaise, l’un des plus originaux. En publiant en 2002 une Psychanalyse à l’épreuve de l’islam (éd. Flammarion), ce lacanien ouvrait un chantier de réflexion inédit : à ses yeux, l’islamisme est le produit des refoulements de la société musulmane. Dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005), il poursuit de manière plus politique son combat pour la construction d’un espace laïc en terre d’islam.
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lam et cesser de les considérer comme une forme d’apostasie dont les adeptes méritent la peine de mort, et les prophètes injures et malédiction. De même, il faut reconnaître la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’aucun pays n’a le droit de violer. Par là seraient également reconnus ces deux principes non négociables que sont la liberté religieuse et la liberté de conscience, en conformité avec l’interprétation rationnelle développée par Mohammad Abdou [penseur musulman, 1849-1905] du verset : “Que celui qui veut croire croie et que celui qui ne veut pas croire ne croie pas !” Au Moyen Age, les jurisconsultes considéraient que celui qui prenait une telle liberté était un apostat et méritait la peine de mort. Aujourd’hui, cette même liberté est violée par une loi promulguée en Algérie interdisant les activités des missionnaires chrétiens, compte tenu de la récente propagation du christianisme dans ce pays. Et il en va de même au Maroc. Ce sont là des violations flagrantes du principe sacré qu’est la liberté religieuse. En revanche, il faut se féliciter qu’aujourd’hui, en Turquie, la commission des Affaires intérieures du Parlement, dominé pourtant par le parti islamique AKP, ait fait une proposition de loi garantissant la liberté des citoyens turcs de choisir librement leur religion. L’autre principe sacré est celui de la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté d’embrasser la religion que l’on souhaite sans perdre ses droits de citoyen. Taha Hussein [intellectuel et romancier égyptien, 1889-1973] a été, à ma connaissance, le premier à appeler à la reconnaissance de ce droit. Depuis que l’Europe a inventé les armes à feu, la guerre sainte n’est plus un moyen efficace de défense ou d’offensive. Au contraire, elle mène presque toujours à la défaite : celle d’Abdelkader en Algérie [contre l’envahisseur français, en 1847], celle d’Orabi Pacha en Egypte [contre l’envahisseur britannique, en 1882], celles des années 1980 et 1990 du siècle passé et jusqu’à celle de la deuxième Intifada des Palestiniens [en 2000]. Pourtant, la guerre sainte continue d’être l’inévitable slogan des islamistes. Elle obsède les foules, telle une drogue dont on n’arrive pas à se défaire malgré ses effets pervers. Ainsi, après l’“offensive” d’Al-Qaida sur New York et le Pentagone,Youssef Qaradaoui, célèbre prédicateur de la chaîne Al-Jazira, a déclaré que le terrorisme pouvait être louable, en vertu du verset 60 de la sourate “Le Butin” : “Mettez donc sur pied toutes les forces dont vous disposez et de forts escadrons, pour en intimider les ennemis de Dieu !” Ce verset a ensuite été récupéré et réutilisé à maintes reprises par Oussama Ben Laden. Afin que les musulmans se réconcilient avec le monde dans lequel ils vivent, ils doivent abandonner l’idée de la guerre sainte et se tourner vers l’action politique, cesser le monologue et s’ouvrir au dialogue, faire leur deuil de la loi divine et adopter la loi positive, abandonner l’idée de restaurer le califat et établir des Etats de droit, cesser d’excommunier la modernité pour réfléchir aux questions qu’elle soulève. Pour se réconcilier avec le monde extérieur, le monde musulman doit d’abord se réconcilier avec lui-même. Afif Lakhdar * Dans le chiisme, l’“Imam caché” est un guide spirituel qui viendra, tel le Messie, délivrer le monde de l’injustice.
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Pour une laïcité musulmane L’histoire de l’islam est riche en exemples de séparation du religieux et du politique, affirme l’écrivain jordanien Shaker Al-Naboulsi. AL-SEYASSAH (extraits)
Koweït eaucoup de lecteurs sourcilleront en lisant ce titre, car l’opinion publique musulmane est convaincue que la religion et la laïcité sont incompatibles. De nombreux hommes de religion ont accrédité cette idée, à l’instar de Youssef Al-Qaradawi [prédicateur vedette sur Al-Jazira]. Selon ce dernier, “la laïcité, c’est de l’athéisme”. D’autres dénigrent la laïcité en la présentant comme un concept importé d’Occident, tel Rached Ghannouchi [figure tutélaire des islamistes tunisiens, en exil], selon lequel “la laïcité traduit l’influence du modèle occidental en général, et français et communiste en particulier”. Si le concept de laïcité islamique soulève des protestations, c’est que, de manière générale, les musulmans n’ont pas compris l’expression du deuxième calife Omar disant que le Coran était un “hammâl awjah”, c’est-à-dire un texte porteur de multiples sens. Cela signifie que l’on est libre de choisir la lecture que l’on préfère. Dans leur ensemble, les musulmans continuent de s’insurger contre tous ceux qui lisent le Coran autrement que les autorités religieuses de tel ou tel pays, ce qui est d’autant plus absurde que les
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Le principe de la liberté de conscience est contenu dans le texte coranique lectures “officielles” du Coran ont été fort diverses, même à l’époque contemporaine. Par ailleurs, le Coran est un texte historique et, en tant que tel, on peut lui appliquer des méthodes objectives et neutres qui ne sont destinées ni à l’attaquer, ni à lui faire dire telle ou telle chose. Il ne s’agit donc pas d’une lecture littérale, adoptée par les salafistes et par beaucoup d’athées qui s’en tiennent strictement au sens des mots sans connaître les spécificités de la langue coranique. Une telle lecture ne peut qu’aboutir au terrorisme que nous connaissons aujourd’hui. Le terme de laïcité islamique que nous proposons ici est un moyen efficace de répondre à ces accusations d’athéisme et d’inauthenticité. Car la réalité qu’il recouvre est ancienne. Dès les premiers siècles de l’histoire musulmane, en effet, nous pouvons constater que le politique a souvent primé sur le religieux. Sous le premier calife, Abou Bakr [632-634], successeur direct de Mahomet, les convertis de Médine lui dirent que tous les musulmans devaient pouvoir accéder aux postes dirigeants. Abou Bakr leur répondit que les postes de commandement étaient réservés aux musulmans de la première heure, ajoutant que le prince des croyants devait appartenir à la tribu des Qoraïchis [tribu de Mahomet] puisque c’était la seule à laquelle obéissaient les Arabes. C’était là un raisonnement politique, et non religieux. Ensuite, sous le troisième calife,
Dessin de Graff, Norvège.
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Enfin libre
Le chercheur de l’université islamique d’AlAzhar, Ali Metwali, vient d’être libéré, après trois ans passés en prison en vertu de la loi d’urgence instaurée en Egypte depuis 1981, rapporte Asharq al Awsat. Motif de son incarcération : l’accord qu’il a donné à un mariage d’une musulmane avec un chrétien ou un juif. Un thème repris et défendu récemment par le controversé leader soudanais, Hassan Al-Tourabi.
Othman, la gestion des finances publiques a été dissociée du religieux. Othman avait en effet attribué la part du lion du trésor public et des hauts postes de l’Etat à son propre clan. Il avait également suivi une logique purement politique visà-vis de ses opposants, allant jusqu’à chasser dans le désert une personne qui l’avait exhorté à se conformer à la morale religieuse. Quant au premier calife omeyyade [Mu’awiya, qui transféra le centre du pouvoir de La Mecque à Damas en 657], il a totalement dissocié le religieux du politique. Il était arrivé au pouvoir en faisant la guerre à l’homme de religion qu’était le quatrième calife, Ali. Ainsi, tous les califes ont séparé le religieux du politique. Et l’Empire ottoman a encore accentué cette séparation. Cela était tellement vrai que Kemal Atatürk ne trouva rien de très consistant en face de lui quand il abolit le califat, en 1924. Les mesures les plus polémiques qu’il ait prises furent quelques interdictions comme celle du pèlerinage durant quelques années, de certains vêtements traditionnels, la transformation de certaines mosquées en
musées, etc. Ces excès, qui font dire à l’intellectuel Mohammed Arkoun que le kémalisme relève de l’autoritarisme communiste et non de la laïcité, expliquent en grand partie les échecs de la laïcité dans le monde arabe. La laïcité doit être développée de l’intérieur de l’islam, et non être importée de l’extérieur. La seule manière possible de la développer est donc de s’appuyer sur l’héritage musulman. Mu’awiya, puis les califes suivants, ont d’ailleurs cessé de prier avec la population et ont nommé des imams pour qu’ils le fassent à leur place. Ce partage entre celui qui se charge des affaires de l’Etat et celui qui guide la prière était un autre élément d’une laïcité en gestation. La laïcité dans le monde arabe doit se développer à partir d’un héritage propre. C’est pour n’avoir pas compris cela, et pour avoir cherché un modèle exogène de laïcité, que de nombreux nationalistes, marxistes, communistes et même islamistes ont échoué. Leurs efforts depuis quasiment un siècle ont été vains. Or, aujourd’hui, une nouvelle génération d’intellectuels, tel l’homme des Lumières Gamal Al-Banna [voir p. 43], tiennent tête aux religieux fanatiques et affirment que “la religion la plus proche de la laïcité est l’islam”. L’islam est-il donc porteur d’une forme de laïcité qui pourrait nous réconcilier avec notre époque et enlever les strates de sédiments accumulées depuis mille quatre cents ans ? En tout cas, on peut affirmer que le Coran, contrairement aux jurisconsultes, laisse une place à la liberté de conscience. Certes, il appelle à croire, mais il ne l’impose pas. “L’élément premier est la volonté de l’homme, alors que Dieu n’intervient qu’après pour bénir” (sourate “Mahomet”, 17). De nombreux athées citeront d’autres versets dont la lecture littérale semblera contredire notre argumentation. Il n’en reste pas moins que le principe général de la liberté de conscience est contenu dans le texte coranique. Et ce ne sont pas les guerres contre les apostats [contre les tribus qui étaient revenues sur leur conversion à l’islam] qui prouvent le contraire, puisqu’elles ont été menées pour des impôts impayés, et non pour des raisons religieuses. Shaker Al-Naboulsi
HISTORIQUE
Origine, pratiques, extension de l’islam ■ L’origine L’islam remonte à Mahomet, né en 570 à La Mecque, ville polythéiste mais soumise à l’influence des monothéismes juif et chrétien. Après s’être déclaré prophète, Mahomet devient le chef de la communauté musulmane, qu’il établit dans la ville voisine de Médine en 622, début de l’ère musulmane. A sa mor t, en 632, une grande partie de la péninsule est conquise. La conquête s’accélérera par la suite pour atteindre en un siècle l’Espagne et l’Inde. ■ Les principes Islam veut dire “soumission à Dieu”, selon la révélation transmise par Dieu à Mahomet et fixée ensuite dans le Coran (ou “récitation”). Le cœur du
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dogme réside dans l’affirmation de l’unicité divine. La pratique consiste à faire cinq prières par jour, le pèlerinage à La Mecque, le jeûne durant le mois de ramadan et l’aumône. La loi divine (charia) n’est pas un corpus figé, mais l’œuvre d’interprétation des jurisconsultes à partir de certains préceptes du Coran, de l’exemple donné par Mahomet ou de la jurisprudence. La branche sunnite rejette toute forme d’intercession par les saints et ne connaît pas de clergé. Le chiisme, en revanche, reconnaît les saints et possède un clergé très structuré. ■ La situation actuelle L’islam revendique plus de 1 milliard de fidèles dans le
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monde. Les Arabes n’en constituent qu’un quart environ. Les pays qui comptent le plus de musulmans sont situés en Asie. L’islam est divisé en deux grandes branches, le sunnisme (environ 85 % des adeptes) et le chiisme (moins de 15 %). Ce dernier est surtout présent en Iran, ainsi qu’en Irak (60 % de la population), au Liban (environ 37 %) et dans plusieurs pays du Golfe (jusqu’à 60 % à Bahreïn). Depuis la guerre en Irak, l’affrontement entre ces deux branches s’est envenimé. Le salafisme, courant de pensée fondamentaliste du sunnisme, souhaite renouer avec la pureté des origines, dépouillant la religion de l’histoire des siècles.
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RÉFORMER L’ISLAM ● Wafa Sultan
J. Emilio Flores/The New York Times
dans sa maison à Los Angeles.
L’itinéraire d’une dissidente Wafa Sultan, psychologue syrienne exilée aux EtatsUnis a critiqué la religion musulmane sur Al-Jazira. Cela lui a valu des menaces et des articles injurieux. ANNAQED (extraits)
Los Angeles ’ai hésité plusieurs jours avant de me décider à répondre à l’article que le présentateur d’Al-Jazira Fayçal Al-Qassem m’a consacré sous le titre : “Insultez les Arabes et les musulmans, vous deviendrez célèbre aux Etats-Unis”. Ceux qui ont lu cet article et les échos qu’il a suscités dans la presse arabe ont compris qu’il s’agissait d’un lynchage, produit du terrorisme intellectuel d’Al-Jazira, cette chaîne arabe satellitaire financée par le Qatar. Je consacre ma vie à l’écriture. C’est pour cela que j’ai dû m’exiler. Sur le seuil de l’ambassade des Etats-Unis à Damas, après avoir fait la queue toute la nuit pour obtenir un visa, je me suis dit : “Ciel, que j’obtienne ma liberté et je défendrai celle des autres !” Et, depuis que j’ai mis les pieds sur le sol américain, j’écris. Depuis dix-sept ans que je vis à Los Angeles, j’ai essayé tant bien que mal de publier mes articles dans les journaux arabes locaux. Mais l’un était financé par Saddam Hussein, l’autre par les Saoudiens, le troisième par les Syriens. Voilà où j’en étais quand mon ami Bassam Darwish a créé le site Annaqed [www.annaqed.com]. C’est lui qui m’a permis de déployer mes ailes et de prendre mon envol. Puis, en juillet 2005, Fayçal Al-Qassem m’a appelée pour me demander de participer à son émission. Je ne suis pas une grande adepte de la télévision en général. Je ne connaissais donc pas à ce momentlà Fayçal Al-Qassem. Le sujet de l’émission était : “Le rapport entre l’islam et le terrorisme”. Déjà, mon intervention dans cette émission avait déchaîné des tempêtes et avait fait connaître mon nom dans le monde arabe grâce à l’énorme audience dont dispose cette chaîne. J’ai été surprise quand il m’a rappelée, quelques mois plus tard, pour m’inviter, pour parler cette fois du “choc des civilisations”. J’ai accepté l’invitation. Mais ma vie a pris une tournure dangereuse avec cette deuxième expérience [menaces de mort]. Pourtant, je suis la femme la plus heureuse du monde, ici, à Los Angeles. Je vis dans une
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■ Protestants de l’islam turc
L’événement a défrayé la chronique en Turquie. Un groupe de musulmans, hommes et femmes, ces dernières non voilées, prient ensemble dans une petite mosquée d’Istanbul. Ce groupe de prière mixte – alors qu’en principe à la mosquée la séparation des sexes est de mise – a d’autant plus fait parler de lui que l’épouse d’un proche conseiller du Premier ministre Erdogan en faisait partie. Plutôt issus de la classe moyenne, ces pratiquants sont-ils les “protestants de l’islam” ? s’interroge Yeni Aktüel. S’agit-il d’une tendance réalisant une sorte de synthèse entre le kémalisme et la pratique de l’islam ? Ce groupe s’inspirerait des enseignements “libéraux” d’Ahmet Hulusi, dont l’enseignement mêle le soufisme aux sciences modernes et est plutôt mal vu par les courants islamiques traditionnels turcs.
maison qui est plus belle que tous les palais des rois du pétrole. Car je l’ai payée à la sueur de mon front et méritée par un travail honnête, et non par des richesses volées. Le bonheur que je vis ici, avec mes modestes moyens, me suffit largement. Je ne l’échangerais pas contre tout l’or du Qatar et de ses pays voisins. Cher monsieur Al-Qassem, l’insulte n’est pas dans mes habitudes et mon but n’est pas d’insulter l’islam. Mon but est de le démasquer. Cette religion opprime les femmes de mon pays et leur dénie leur humanité. “La prière d’un homme musulman n’est pas valide si passe devant lui un chien, un âne ou une femme.” Je n’insulte pas l’islam, mais je me défends contre l’insulte qu’il me fait. Je vais vous dire quelque chose, monsieur AlQassem : l’Amérique peut acheter le pétrole et ses maîtres, mais pas les idées et ceux qui réfléchissent. Si l’Amérique avait voulu acheter quelqu’un pour insulter l’islam, elle l’aurait cherché parmi les populations misérables des pays musulmans où les gens doivent chercher leur pain quotidien dans les bennes à ordures. Eux n’auraient pas hésité un instant à monnayer des insultes contre l’islam auprès des Américains. Tout ce qui intéresse l’Amérique, c’est votre pétrole.Vos coutumes, votre doctrine et vos bassesses, elle vous les laisse volontiers. Monsieur Al-Qassem, en tant qu’homme de médias, vous exercez une influence sur les téléspectateurs. Soyez à la hauteur de ce rôle, par respect pour les jeunes et les générations futures. L’un de ces jeunes a écrit sur un site Internet syrien, probablement après avoir lu votre article : “Cette p… de Wafa”. Il a écrit en toutes lettres ce que vous, son maître à penser, aviez écrit entre les lignes. Jusqu’alors, mon voisin à Los Angeles ne me connaissait pas. Puis, un beau matin, comme tout le peuple américain, il a ouvert son jour-
nal et a lu : “Le Voltaire des musulmans est arrivé. C’est Wafa Sultan.” Merci à Fayçal Al-Qassem de m’avoir présentée, nolens volens, à mon voisin. Depuis ce jour, mon téléphone n’arrête pas de sonner, mon adresse électronique est submergée de messages et mon facteur me sourit tous les matins en déposant des piles de courrier. Le Parlement suédois voudrait que je participe à un débat sur les relations suédo-musulmanes, le Parlement néerlandais m’invite, des organisations pacifistes de Suisse m’attendent pour décembre prochain, des universités italiennes me proposent de donner des conférences… Merci, Fayçal Al-Qassem, de m’avoir fait connaître dans le monde entier. J’ai lu une fois un livre d’un écrivain juif dont j’ai oublié le nom, où il dit ceci : “J’étais dans ma cellule quand on m’a appelé pour m’amener vers la chambre à gaz. Sur mon chemin vers la mort, je me suis dit que, si le sort devait me sauver de là, je saisirais la première occasion pour décrire mon expérience.” Lors de ma deuxième participation à votre émission, je crois que j’ai ressenti quelque chose de semblable. J’ai ressenti la terreur de quatorze siècles d’histoire [de l’islam]. Chaque fois que l’autre invité de l’émission prononçait le nom de Mahomet, vous marmonniez : “Que la prière et le salut de Dieu soient sur lui !” [formule rituelle]. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’écrire un livre sur la terreur intellectuelle. Croyez-vous vraiment que Dieu accorde Son salut à Mahomet et que Sa prière soit sur lui chaque fois que vous prononcez son nom ? Ou ne le faites-vous que parce que vous vous croyez obligé de le faire ? Tout comme vous vous croyez obligé d’écrire cet article sur moi pour prouver à vos maîtres que vous les défendez contre ceux qui “insultent l’islam”. Je ne suis plus une inconnue aux Etats-Unis, mais le “Voltaire des musulmans”. Wafa Sultan
V E R B AT I M
“Avez-vous vu un juif se faire exploser dans un restaurant allemand ?” FAYCAL AL QASSEM (sur Al-Jazira le 21 février, extraits) Qui a inventé le concept de choc des civilisations ? N’était-ce pas Samuel Huntington ? Ce n’était pas Ben Laden… WAFA SULTAN Ce sont les musulmans qui ont déclenché le choc des civilisations, en divisant la population entre musulmans et non-musulmans, et en appelant à combattre les autres. Les ouvrages islamiques regorgent d’appels au combat contre les infidèles. Mon collègue a déclaré qu’il n’offense jamais autrui dans ses croyances. Quelle civilisation au monde l’autorise à donner aux autres des appellations qu’ils ne se sont pas choisies eux-mêmes ? Une fois, il les appelle [les chrétiens et les juifs] ahl al-dhimma, une autre fois le “peuple du Livre” ; une autre fois encore, il les compare à des singes et des porcs. Qui vous a dit qu’ils sont le “peuple du Livre” ? Ils ne sont pas le peuple du Livre ; ils sont le peuple de nombreux livres. Tous les ouvrages scientifiques utiles que vous possédez aujourd’hui sont le fruit de leur libre-pensée et
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de leur créativité. Qui vous donne le droit de les appeler “ceux qui éveillent la colère d’Allah”, pour venir ensuite raconter que votre religion vous défend d’offenser les croyances d’autrui ? […] Les Juifs ont derrière eux la tragédie de l’Holocauste et ont [néanmoins] obligé le monde à les respecter au moyen de leur savoir, non de leur terreur ; [ils ont forcé le respect du monde] par leur travail. Nous n’avons pas vu un seul juif se faire exploser dans un restaurant allemand. Nous n’avons pas vu un seul juif protester en commettant des meurtres. Les musulmans ont transformé en décombres trois statues de Bouddha. Nous n’avons pas vu un seul bouddhiste incendier une ambassade. Seuls les musulmans défendent leurs croyances en brûlant des églises, en tuant, en détruisant des ambassades. Les musulmans doivent se demander ce qu’ils peuvent faire pour l’humanité avant d’exiger que l’humanité les respecte. In MEMRI TV , Washington (http://memri.org/bin/ french/articles.cgi?Page=archives&Area=fd&ID=FD5206)
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“Accepter que le Coran soit œuvre humaine” Der Spiegel l’a surnommée la “Voltaire noire”. D’origine somalienne et musulmane, aujourd’hui députée néerlandaise, Ayaan Hirsi Ali ne cesse de dénoncer l’islamisme et la condition des femmes en terre d’islam. DER SPIEGEL (extraits)
Hambourg Ayaan Hirsi Ali, vous avez dépeint le prophète Mahomet comme un tyran et un pervers. Theo Van Gogh, réalisateur de Soumission, film dans lequel vous dénoncez l’islam, a été assassiné par un islamiste [le 2 novembre 2004]. Vous bénéficiez vousmême de la protection de la police. Pourquoi les protestations [contre les caricatures de Mahomet] ont-elles pris de telles proportions ? AYAAN HIRSI ALI Dans les pays arabes où les manifestations et l’outrage public ont été mis en scène, il n’existe aucune liberté d’expression. Beaucoup de gens fuient ces pays et se réfugient en Europe, précisément pour avoir critiqué la religion, la politique et la société. Les régimes islamiques totalitaires traversent une crise grave. La mondialisation leur impose de profonds bouleversements, ils craignent les forces réformatrices qui se développent parmi les émigrés installés en Occident. Ils utilisent donc les comportements menaçants vis-à-vis de l’Ouest, et le succès qu’ils en retirent, pour intimider ces gens.
■ Profil
Née en Somalie en 1969, Ayaan Hirsi Ali a grandi en Arabie Saoudite, en Ethiopie et au Kenya. Excisée à 5 ans, elle a obtenu l’asile politique aux Pays-Bas à 20 ans pour ne pas être mariée de force. Députée du Parti libéral depuis 2003, elle condamne les violences faites aux femmes et se définit comme une “dissidente de l’islam”.
Comme toutes les autres communautés religieuses, les musulmans sont en droit de se protéger de la diffamation et de l’injure. Ici, comme là-bas, il ne se passe pas une journée sans que les imams radicaux prêchent la haine dans leurs mosquées. Pour eux, juifs et chrétiens sont inférieurs, et nous tolérons cette attitude au nom de la liberté d’expression. Quand les Européens reconnaîtront-ils que les islamistes n’accordent pas ce droit à ceux qui les critiquent ? Quand l’Occident se sera mis à genoux, ils diront avec une joie malsaine qu’Allah a privé de courage les infidèles. On vous reproche vos critiques mordantes vis-à-vis de l’islam. Comment aborder les problèmes si l’on ne peut pas les nommer clairement ? Par exemple, le fait que les femmes musulmanes vivent emprisonnées chez elles, qu’elles sont violentées, mariées de force, et ce dans une nation où nos intellectuels, bien trop passifs, sont si fiers de leur liberté ! Vous travaillez actuellement sur la suite de Soumission. Restez-vous fidèle à votre ligne intransigeante ? Bien sûr. Nous voulons poursuivre le débat sur la prétention du Coran à l’absolu, sur l’infaillibilité du Prophète et sur la morale sexuelle. Dans le premier film, nous montrions une femme qui parlait à son Dieu : elle se plaignait d’avoir respecté toutes les règles, de s’être montrée soumise et d’avoir, malgré tout, été maltraitée par son oncle. Dans le deuxième film, nous traitons du dilemme auquel la foi musul-
mane confronte quatre hommes différents. L’un hait les juifs, l’autre est homosexuel, le troisième est un jouisseur qui s’efforce de suivre les préceptes de l’islam mais ne cesse de succomber aux tentations de la vie, et le quatrième est un martyr.Tous se sentent abandonnés par leur Dieu et renoncent à leur foi. Les récents événements liés aux caricatures de Mahomet risquent-ils de compliquer la sortie du film ? Les conditions pourraient difficilement être pires. Nous avons dû le produire dans un anonymat total. Il ne faut pas que les participants, des acteurs aux techniciens, puissent être identifiés. Mais tous sont fermement décidés à mener le projet à bien. Le réalisateur actuel ne trouvait pas Van Gogh particulièrement sympathique, mais il considère qu’il faut tourner la suite, au nom de ma liberté d’expression. Je suis optimiste, je pense que nous pourrons quand même le sortir cette année. La prétention à l’absolu du Coran, telle que vous la critiquez dans Soumission, est-elle le principal obstacle à une réforme de l’islam ? Il faut modifier la doctrine voulant que le Coran ait été dicté par Dieu et que l’on doive donc avoir en lui une foi inaltérable. Les musulmans doivent en venir à la conviction que ce sont des hommes qui ont rédigé les saintes écritures. La plupart des chrétiens ne croient plus à l’enfer, aux anges et à la création du monde en sept jours. Ils y voient un récit symbolique, ce qui ne les empêche pas de rester fidèles à leur foi. ■
C A N D I D AT S
Vivre avec des mécréants coptes ? Non merci Avec beaucoup d’humour, l’éditorialiste égyptien Mohammed Salmawy explique pourquoi la politique islamiste du gouvernement ne pouvait que déboucher sur des attentats anti-Coptes.
n dit bien que les victimes l’ont toujours un peu cherché. Le dernier attentat contre des églises à Alexandrie [voir CI n° 808, du 27 avril 2006] ne vient que confirmer cette responsabilité des victimes dans les crimes qu’on commet à leur encontre. Parce que tout de même : pourquoi tant de Coptes se réunissent-ils pour prier de cette manière, au même moment et dans plusieurs endroits, si ce n’est précisément pour provoquer les musulmans jaloux de leur religion ? Un bon et brave musulman en a vu prier publiquement, dans une église. N’est-il pas naturel que son sentiment national se soit enflammé et qu’il ait fait ce qu’il avait à faire ? Il s’est ensuite rendu dans une autre église, à l’autre bout de la ville, et qu’a-t-il découvert ? Qu’ils priaient là-bas aussi ! Et, dans une troisième église, il a assisté au même spectacle ! Alors, franchement, comment lui reprocher son acte ?
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l’administration. Oui, l’Etat se défausse de Nous l’avons nourri de nos discours religieux, ses responsabilités. Il est normal, dès lors, nous lui avons inculqué dans nos médias, qu’un honnête citoyen décide de prendre tout au long des dernières années, que l’affaire à bras-le-corps et suive les préceptes l’Egypte était un Etat musulman. Après tout, de sa religion, qui stipule qu’un croyant se le président Sadate a estimé en 1971 que doit de mettre un terme à une abomination, ce n’était pas dit assez clairement dans la dans son cœur, par la parole et, s’il le faut, Constitution et il a fait ajouter un paragraphe par la force. Les rapports de l’Eglise, à parstipulant que la charia islamique était la sourtir des registres de baptême, affirment qu’il ce principale de la législation dans ce pays. y aurait 12 millions de Coptes en Egypte. Et puis, n’est-il pas vrai que toute personne Mais notre gouvernequi professe une reliment, qui essaie tougion autre que l’islam Aux dires de l’Eglise, jours de dissimuler et n’est qu’un mécréant, il y aurait 12 millions de minimiser les faits, comme le répètent les affirme qu’ils ne sont imams de nos mos- de Coptes en Egypte pas plus de 5 millions. quées nuit et jour ? La question que nous devons nous poser, Alors, quelle faute pourrait bien avoir comen toute franchise, est la suivante : tous ces mise ce citoyen musulman jaloux de sa foi Coptes, peu importe leur nombre, que fontet fier de sa patrie ? ils chez nous ? Est-ce qu’il suffit vraiment Il a fait ce que l’Etat aurait dû se charger de que leurs ancêtres aient bâti quelques pyrafaire. Purifier le pays de tous les non-musulmides et quelques temples dans le sud du mans, au lieu de se contenter de leur compays pour qu’ils aient le droit de vivre parmi pliquer discrètement la vie et de leur placer nous sur la terre sacrée d’Egypte ? Le pays des obstacles entre les jambes dès qu’ils n’a plus de place pour ces gens-là. Ils ont veulent construire une église ou en rénover disposé de beaucoup de temps pour émiune, ou quand ils se présentent à un poste grer sains et saufs, en tout bien tout honun peu sensible (ou pas, d’ailleurs) dans
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neur. Certains l’ont fait et sont parvenus à des situations haut placées au Canada, en Australie, aux Etats-Unis et dans certains pays européens. On les désigne avec respect comme des Egyptiens, là-bas. Cela ne nous gêne aucunement. Mais pourquoi au juste les autres Coptes ne font-ils pas la même chose pour nous débarrasser de ces problèmes récurrents ? La disparition des Coptes en Egypte libérerait beaucoup de postes dont nous avons désespérément besoin. Rien que les logements ! Nous pourrions faire comme les Israéliens en Palestine, par exemple… Au moins, en Israël, personne ne peut accuser le gouvernement de ne pas faire tous les efforts nécessaires pour expulser les éléments hétérogènes. Alors que, chez nous, on se contente bêtement de persécuter ces intrus, au lieu de les expulser, de les mettre en détention ou de les assassiner quotidiennement… Notre gouvernement n’a vraiment pas le droit de s’opposer à ce que d’honnêtes citoyens se chargent de la sale besogne et il n’a surtout pas le droit de les qualifier de déséquilibrés quand ils passent à l’action. Mohamed Salmawy, Al-Masri Al-Yom, Le Caire
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RÉFORMER L’ISLAM ●
L’islam serait-il antisémite ? Le Hamas, comme les autres organisations islamistes, affiche des théories racistes, qui viennent tout droit des mouvements nationalistes arabes. AN NAHAR (extraits)
Beyrouth es Irakiens résidant à Londres viennent de faire leurs adieux à deux grandes figures : le lettré Mir Basri, dernier président de la communauté juive irakienne, et Saül Sasson, dont le père, ancien président du Consistoire de Bagdad, fut contraint à l’exil au temps de Saddam Hussein. Le poète Rachid Khioun a écrit pour lui un émouvant éloge funèbre, qui m’incite à réfléchir à l’état actuel de l’antisémitisme dans le monde arabe. Les formules toutes faites que nous répétons sur la nécessité de distinguer entre judaïsme et sionisme ne sont plus que langue de bois. Observons la charte du Hamas : comment ne pas être frappé par la contradiction entre un discours politique qui affirme que l’ennemi est le sionisme qui viole la Palestine – mais qui ne doit pas être confondu avec la religion juive, religion céleste révélée – et des formulations on ne peut plus claires qualifiant les juifs de singes et de pourceaux, appelant à les combattre jusqu’au jour du jugement, tout en convoquant à la rescousse des citations coraniques et des propos du Prophète ? Quant au Hezbollah, s’il invite des rabbins orthodoxes à des tables rondes à Beyrouth, sachant fort bien que les Iraniens n’éprouvent aucune gêne à participer à des colloques où se rendent des Israéliens, il n’en diffuse pas moins des feuilletons antisémites sur sa télévision. Ce qu’il faut saisir, c’est que cet antisémitisme qui
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gouverne nos consciences n’est pas un produit de l’islam mais une conséquence d’une idéologie nationaliste arabe creuse et de son racisme multiforme. Lors de la conférence organisée l’année dernière par le Hezbollah en soutien au droit au retour des Palestiniens, des membres de l’organisation orthodoxe juive Netourei Karta [“les Gardiens de la Ville”], qui ne reconnaît pas l’Etat hébreu et considère que le sionisme est un nationalisme politique illégitime, étaient invités à participer aux discussions. Le Parti national syrien [parti libanais allié à Damas] a alors fait paraître un communiqué annonçant son retrait, en raison de la participation de “juifs” à cette conférence. Un troisième événement donne toute l’ampleur de la confusion mentale, idéologico-
Dessin de Peter Schrank paru dans The Independent, Londres.
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Au Maroc,
des femmes prédicatrices.
religieuse, chez les islamistes contemporains et montre à quel point cette attitude emprunte essentiellement au legs du nationalisme arabe le plus chauvin. Lors d’un symposium que nous avons organisé à Beyrouth, consacré aux fondamentalismes dans les religions, j’ai évoqué ces islamistes qui adoptent la mentalité étriquée du nationalisme et finissent par voir un héros en Saddam Hussein, refusent de considérer les revendications des Kurdes ou des Berbères, ou négligent les minorités religieuses, les percevant comme des non-Arabes ou non-musulmans, et par là même instruments de l’étranger. Je m’aidais des essais de Hassan Al-Banna [fondateur des Frères musulmans] et des premiers Frères musulmans, dans les années 1930. Au début de leur expérience politique, ils avaient la volonté de représenter la communauté nationale égyptienne dans toutes ses composantes, musulmans, Coptes et même juifs. J’ai montré qu’il y avait quantité de candidats chrétiens sur les listes électorales des Frères musulmans et que même les juifs égyptiens donnaient leur écot aux campagnes des Frères. Eh bien, les plus grands représentants du mouvement en Egypte se sont écriés que mes propos étaient une insulte contre AlBanna, contre les Frères musulmans et contre l’islam lui-même, et me demandèrent de m’excuser, comme si j’avais commis un crime ! C’est un colloque de la mouvance islamiste libanaise à Beyrouth qui a fourni l’occasion d’un débat sincère : j’ai demandé aux présents, tous imams ou étudiants en sciences islamiques, quelles étaient les justifications théologiques pour employer l’expression “descendants des singes et des pourceaux”, retirant ainsi toute humanité à l’individu juif. Dans le débat est apparue la volonté consciente de la pensée islamique contemporaine d’ignorer l’autre, de crainte de se voir reprocher par les nationalistes un manque de fermeté ou un retrait devant la pression occidentale, sourcilleuse en matière d’antisémitisme. Saoud al-Mawla
IRAN
Téhéran n’aime pas beaucoup la philosophie Le philosophe iranien Ramin Jahanbegloo a été arrêté fin avril à Téhéran, alors qu’il s’apprêtait à prendre un vol pour Bruxelles, rapporte El País. Coïncidence troublante, le quotidien espagnol avait publié quelques jours plus tôt un article décapant de ce penseur. Voici des extraits de ce texte, disponible sur le site .
es quinze dernières années, les intellectuels ont énormément contribué à apporter de l’air frais à la société civile iranienne. Ceux qu’on appelle les “intellectuels religieux” des années 1990 ont tenté de repenser le vieil antagonisme entre modernité et tradition : ils sont aujourd’hui divisés en deux groupes, les réformistes et les néoconservateurs. Les réformistes, parmi lesquels Abdol-
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karim Soroosh et Mojtahed Shabestari, ont en commun de défendre la réforme de la pensée islamique, la démocratie, la société civile et le pluralisme religieux, et d’être opposés à la suprématie absolue du faqih (le guide suprême). Mojtahed Shabestari est parmi les rares intellectuels religieux qui remettent en question la vision moniste de l’islam. Selon lui, le discours islamique officiel a provoqué une double crise. La première découle de la conviction que l’islam englobe un système politique et économique offrant des réponses adéquates à toutes les périodes de l’Histoire ; la seconde vient de la conviction que l’Etat doit appliquer la loi islamique en tant que telle… Mais les intellectuels réformistes et conservateurs n’occupent pas toute la
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scène. Il existe une nouvelle génération d’intellectuels qui ne tentent pas de défendre une quelconque idéologie, mais remettent en cause les principaux concepts de l’ordre établi. Cette génération est constituée d’intellectuels laïcs postrévolutionnaires, que l’on peut qualifier d’“intellectuels dialogiques”. La “culture du dialogue” qu’ils prônent a pour objectif de cesser d’envisager l’autre comme un “ennemi”, mais de le reconnaître comme sujet. Ce dialogue vise aussi à constituer un nouvel espace intellectuel proprement iranien, où se déploie un certain pluralisme. Il ne s’agit donc pas d’imiter ou de rejeter la modernité incarnée par l’Occident, mais de considérer la modernité comme un processus nous permettant d’affirmer notre propre identité.
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“La rénovation est peut-être en cours” Il faut retrouver la culture du débat, que l’islam a perdue depuis le XIIe siècle. Tel est le credo de l’universitaire Irshad Manji. YALE DAILY NEWS
New Haven ne “escarmouche des cultures”, voilà ce que pense Irshad Manji des convulsions qui ont ébranlé le monde musulman à la suite des fâcheuses caricatures danoises. Comme en témoigne cette interprétation du “choc des civilisations” de Samuel Huntington, Irshad Manji porte sur les relations entre l’Occident et l’islam un regard optimiste. Son optimisme se nourrit d’une vision progressiste d’un islam réformé, qu’elle souhaiterait propager auprès des quelque 1,1 milliard de musulmans de la planète. Entre conférences internationales, articles de presse et nombreux passages à la radio et à la télévision, Irshad Manji est aussi professeur invitée à Yale, qu’elle considère comme sa seconde maison. Elle travaille ici sur une suite de son best-seller, The Trouble with Islam Today [Musulmane mais libre, Grasset, 2004], charge cinglante sur la façon dont les musulmans ont trahi leur tradition de libre-pensée. Elle marque son aversion pour l’“orientalisme” théorisé par Edward Saïd, mais n’hésite pas à comparer l’Irak de l’après-Saddam à McDonald’s : “Il n’y a pas plus de satisfaction à attendre du fast-food que de la fast-démocratie.” Bref, Irshad Manji, l’une des dissidentes les plus prometteuses du monde musulman, espère transformer cette religion “intellectuellement atrophiée et moralement diminuée”. Brillante et spirituelle, elle déborde de passion, sans arrogance ni pédantisme. Régulièrement menacée de mort pour sa critique intransigeante de l’islam contemporain, elle sait mieux que quiconque ce que c’est que d’être la cible des adversaires de la liberté d’expression.
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■ Refuznik
Née en Ouganda en 1968, elle a 4 ans quand sa famille, chassée du pays, s’établit au Canada, près de Vancouver. C’est là que cette musulmane, dont le père est d’origine indienne, va faire ses études puis travailler comme journaliste. Après le succès de son livre, Irshad Manji est invitée comme chercheuse à l’université Yale (Etats-Unis). On peut consulter son site .
A tel point qu’il lui a fallu une escorte policière 24 heures sur 24 pendant des mois après la sortie de son livre. Aujourd’hui encore, elle doit régulièrement “pointer” auprès d’officiers de police. Ce qui met en rage ses détracteurs, c’est qu’Irshad Manji ne s’en prend pas seulement aux sbires de Ben Laden et d’Al-Zawahiri, le bras droit du Saoudien : elle fait aussi le procès du musulman lambda, prétendument modéré, “que la passivité rend complice” de cette branche de l’islam gangrenée par l’antisémitisme, la misogynie, l’intolérance et une volonté trop simpliste de défendre des tyrans et des terroristes qui n’ont de musulman que le nom. Le fait qu’elle soit une femme et, de surcroît, une homosexuelle assumée, ajoute encore à l’affront ressenti par ses adversaires. Sur son site Internet, , Irshad Manji tourne en dérision l’accusation qui fait d’elle un agent de la “conspiration sioniste”, affirmant être actuellement “en congé sans solde du Mossad”.
Permettre aux croyants d’interroger leur foi “sans être contraints” Outre son sens de l’humour, elle se distingue des incendiaires de consulats par l’autocritique et un pragmatisme modeste. Pour preuve, elle a modifié le titre anglais de son ouvrage, qui devait être The Trouble with Islam [Le problème de l’islam], pour le nuancer d’un Today [Le problème de l’islam d’aujourd’hui] et prendre en considération ceux qui remarquaient, avec raison, que c’est une interprétation récente de l’islam qui est responsable des fléaux du terrorisme et de la répression dans le monde musulman, et non l’islam tel que le voulait le prophète Mahomet. Pour elle, le tournant date d’ailleurs du XIIe siècle, quand l’empire musulman a écrasé la pratique islamique de libre réflexion qu’était l’ijtihad.
Changer les caractéristiques dominantes de l’islam actuel, abattre des tabous sociaux profondément ancrés... La jeune femme sait que la tâche est colossale. La célébrité qui a fait d’elle la coqueluche des médias audiovisuels et des pages débats chaque fois que le fameux “choc des civilisations” pointe le bout de son nez ne semble pas lui avoir donné la grosse tête. Selon elle, son rôle est de participer à une évolution progressive de l’islam aux côtés d’autres musulmans réformateurs et ouverts d’esprit, auxquels elle a d’ailleurs dédié Musulmane mais libre. Son but est simple : permettre aux croyants d’interroger leur foi comme le Coran lui-même les y encourage, “sans être contraints” de suivre une ligne imposée. Sa fondation, baptisée Operation Ijtihad, finance des programmes œuvrant dans le monde entier pour la libre-pensée dans l’islam. Car Irshad Manji est convaincue que, si on leur permet de pratiquer ce qu’elle appelle la “liberté de conscience”, les musulmans pourront trouver un islam, voire des islams, bien différents de celui que professent les mollahs. Des fidèles du monde entier, du Pakistan au Canada, son pays d’adoption, inondent sa messagerie d’e-mails pour lui demander quoi faire. Le bâillonnement de la liberté d’expression dans les capitales arabes et musulmanes semble susciter une contre-offensive de la part de jeunes qui sollicitent l’aide d’Irshad Manji. “Il est possible que la rénovation et l’ouverture de l’islam se déroulent en ce moment même sous nos yeux, sur un mode douloureux et hésitant”, prophétise-t-elle. Seule l’histoire dira si Irshad Manji et ses compagnons “ijtihadistes” peuvent redonner vie à ce qu’ils estiment être la véritable nature, riche et tolérante, de l’islam, ou si l’Occident est condamné au conflit violent avec un islam définitivement incompatible. En attendant, réjouissons-nous qu’Irshad Manji fasse tout son possible pour éviter cette terrible issue – et qu’elle le fasse chez nous, à Yale. Keith Urbahn
A N A LY S E
Kazan, capitale du renouveau islamique russe ■ C’est dans la république musulmane du Tatarstan qu’ont lieu les débats les plus actifs sur la modernisation de l’islam en Russie [la Fédération de Russie compte environ 20 millions de musulmans, rassemblés notamment dans deux zones, la zone VolgaOural (Tatarstan, Bachkortostan) et le nord du Caucase (Daghestan, Ingouchie, Tchétchénie…)]. Les mots-clés des débats sont : djadidism (renouveau), euro-islam et ijtihad (exégèse novatrice). Le héraut de la modernisation n’est autre que Raphaël Khakimov, conseiller influent du président du Tatarstan, république qui bénéficie du statut le plus décentralisé de la Fédération. Le renouveau islamique revêt donc une importance politique dans la région. Le “djadidisme” (de l’arabe jadid, “nouveau”) est un courant de pensée tatar, dont les ori-
gines remontent à la seconde moitié du siècle et qui n’était pas proprement religieux : sur fond de renaissance nationale (l’identité tatare tentait de s’affirmer face à la russité), il s’agissait plutôt d’un mouvement d’idées réformatrices englobant la culture, l’éducation, les sciences, etc. La bourgeoisie tatare ressentait le besoin de désenclaver le “savoir” traditionnel, fondé sur le Coran et la langue arabe, pour l’ouvrir aux sciences profanes et à la langue russe. Un tournant vers l’Europe, en quelque sorte. En 1884 fut fondée la première madrassa (école) djadidiste à Bakhtchissaraï (en Crimée, où est implantée une vaste communauté tatare). A partir des années 1890, le djadidisme connut une expansion importante vers l’Azerbaïdjan et l’Asie centrale. Mais, après la révolution de 1917, le pouvoir soviéXIXe
tique taxa le djadidisme d’idéologie nationaliste bourgeoise. Dans les années 1920 l’alphabet arabe, utilisé depuis mille ans au Tatarstan, fut remplacé par l’alphabet latin, puis par le cyrillique. Au cours de la répression stalinienne, le peuple tatar perdit la fleur de son intelligentsia. Depuis l’effondrement du communisme, on assiste à la renaissance de l’islam mais aussi à celle du djadidisme. Une grande partie de l’intelligentsia tatare appelle à “ranimer les idéaux du djadidisme et à créer une culture de haut niveau”. Raphaël Khakimov puise aux sources de la pensée modernisatrice tatare, le djadidisme, pour justifier la nécessité de pratiquer cette exégèse novatrice nommée en arabe ijtihad. “Il faut ouvrir grand les portes de l’ijtihad”, dit-il. Comme sa démarche vise aussi à moderniser la
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société dans une perspective économique, ses opposants lui reprochent de manier le concept de l’ijtihad à des fins utilitaires. Or “l’islam ne peut être réduit à un moyen, c’est un but en soi, le sens suprême de la vie”, rétorquent-ils. Quant à l’euro-islam, auquel Khakimov est tenté d’apparenter le djadidisme, ils estiment que cette notion ne peut être appliquée à la Russie. Et de rappeler les spécificités des musulmans de Russie, dont la plus importante tient au fait qu’ils constituent une communauté autochtone et non immigrée, eurasienne et non pas européenne. Les opposants au “libéralisme théologique” de Kazan craignent donc que, de djadidisme en ijtihad, on finisse par supprimer l’islam tel qu’on le pratique. D’après NG Religuii, supplément “Religions” de la Nezavissimaïa Gazeta, Moscou, et
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RÉFORMER L’ISLAM ●
INTERVIEW
L’homme compte plus que le texte sacré L’Egyptien Gamal Al-Banna, 86 ans, est le cadet de Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans. Il a occupé diverses fonctions au sein de la confrérie avant d’évoluer vers des positions libérales. Tel quel l’a interviewé. Extraits
Député de l’opposition, Naser Khader est l’une des personnalités politiques danoises les plus en vue. Il appelle à adapter l’islam à la modernité européenne. BERLINGSKE TIDENDE
Copenhague
L
Dessin de Dusan Petricic paru dans The New York Times Book Review, Etats-Unis.
WEB+ Plus d’infos sur courrierinternational.com
Pop et provoc,
un portrait de la chanteuse d’origine pakistanaise Deeyah.
DR
’autre jour, lors d’un débat télévisé sur les caricatures de Mahomet, j’ai cité le verset 16, 74 du Coran : “N’attribuez donc pas à Allah des semblables. Car Allah sait, tandis que vous ne savez pas.” J’ai par la suite reçu un courrier électronique introduit par un “Cher frère Naser” et signé “ta sœur en islam”. Il provenait d’une personne que je ne connais pas. Dans son message, “ma sœur musulmane” me met en garde contre toute tentative d’interpréter l’islam en présence de quelqu’un qui connaît le texte sacré mieux que moi, car je risque de nuire aux musulmans. Comme elle l’écrit : “Nous, musulmans, qui n’avons pas de grandes connaissances sur l’islam, nous devons faire attention à ce que nous disons sur l’islam. Nous ne sommes pas des spécialistes, et c’est haram (interdit) d’interpréter le Coran comme bon nous semble. Ou bien de l’interpréter d’une manière qui plaise aux non-musulmans.” Voilà une attitude élitiste. Seuls quelques individus hautement qualifiés – les “exégètes” – auraient le droit de se prononcer sur l’islam. Cette conception est malheureusement assez répandue. Or elle ne favorise ni la tolérance religieuse
ni le dialogue. Et elle pose une question décisive : pourquoi l’individu musulman ne devraitil pas penser par lui-même ? Les musulmans ne sont-ils que des robots qui doivent laisser aux imams le soin de penser à leur place, même lorsque leurs interprétations peuvent s’avérer étroites et réactionnaires ? L’islam est-il trop difficile à comprendre pour un musulman ? “J’espère que mon courrier vous aura fait réfléchir et, inch’Allah, que vous serez désormais plus vigilant lorsque vous parlerez de l’islam.” Quand je lis ou entends ce discours, une lassitude me gagne. J’en ai assez de cet Allah “policier”. J’en ai assez de l’absence de critique et d’autocritique. J’en ai assez de ce néopuritanisme qui caractérise aujourd’hui l’islam en Occident. Beaucoup de ces interdictions – ne pas dessiner Mahomet, ne pas écouter de musique, ne pas faire de vélo quand on est musulmane – traduisent une conception démodée de l’islam, que je n’ai pas connue dans ma jeunesse. L’islam aurait besoin d’un peu de théologie protestante ! Il devrait s’adapter à l’évolution de la société moderne et accepter la liberté individuelle, la pensée critique et le pluralisme. Seules les idéologies totalitaires ne supportent pas la critique. Et c’est cette faiblesse qui les condamne souvent à mort. Alors, chère “sœur musulmane”, chers consœurs et confrères : réveillez-vous, pensez par vousmêmes, cessez de jouer au sacrifice. Allah dit dans le Coran que l’homme a un cerveau pour distinguer le bien et le mal. Servez-vous-en. Naser Khader
V E R B AT I M
Aux Pays-Bas, deux voix singulières ■ Aux Pays-Bas, où la question de l’intégration est omniprésente dans le débat politique, des musulmans appellent leurs coreligionnaires à faire évoluer leur vision de l’islam. Ahmed Aboutaleb est l’une de ces voix. Elu du PVDA, le Parti social-démocrate, à Amsterdam, cet ancien journaliste né au Maroc en 1961 s’en prend à la jeunesse d’origine marocaine qui exige du respect. “Comment peut-on revendiquer le respect si l’on n’est pas prêt à respecter les autres ?” s’interroge-t-il dans un entretien donné au Volkskrant. Aboutaleb évoque une discussion avec des jeunes dans un café : “Tu ne veux pas que l’on crache sur ton père quand il va à la mos-
quée en djellaba, mais tu n’as rien contre le fait de s’emparer de la kippa d’un juif.” “Je n’ai pas eu de réponse. […] Dans le Coran il y a des passages sévères sur des choses que l’on ne peut pas faire, explique Ahmed Aboutaleb. Mais si on continue à lire, on voit dans une petite phrase plus loin que Dieu est également charitable.” Afshin Ellian veut lui aussi faire bouger les musulmans des Pays-Bas. Né en Iran en 1966, aujourd’hui professeur à l’université de Leyde, Afshin Ellian est également poète. Dans une de ses chroniques du NRC Handelsblad, il décrit l’affaire des caricatures de Mahomet comme un “conflit entre l’is-
lam politique et le principe de liberté. Le problème est vieux comme l’islam luimême. Et les fondamentalistes saisiront chaque occasion de justifier leur combat contre le principe de liberté.” Pour l’universitaire, “les caricatures correspondent à l’image que se fait l’islam politique du Prophète : un homme violent, sans merci. C’est pour cela que les fondamentalistes se sont sentis blessés. Mais s’ils veulent une autre image de leur Prophète, c’est à eux de faire en sorte qu’elle soit plus emplie de compassion et d’amour. Ce sont les imams, pas le monde libre, qui doivent choisir entre Mahomet le terroriste et Mahomet le mystique.”
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Imitons donc les protestants !
Comment se porte l’islam ? GAMAL AL-BANNA Il est entre les mains de régimes et de conseils religieux paresseux. Ces gens exploitent la gloire et les réalisations du passé, c’est-à-dire des faits qui remontent à mille ans et plus. C’est devenu presque un monopole, un fonds de commerce. Cette attitude paresseuse est dangereuse. On en voit aujourd’hui le résultat dans les manifestations de haine contre l’islam. C’est terrible. Une voie de sortie ? Elle ne peut se faire que par un retour aux sources de l’islam, du Coran. Tout doit repartir de là. Le Coran, contrairement à ce que prétendent nombre de ses promoteurs officiels, est un outil qui appelle à l’effort, à l’ijtihad (interprétation, exégèse novatrice) et à la réflexion. Il ne peut reposer sur la seule transmission aveugle de père en fils. C’est cette dernière approche qui est privilégiée aujourd’hui, et c’est de là que vient le danger. Retourner aux sources de l’islam signifie, aux yeux de l’opinion publique, bifurquer vers le salafisme, observer la charia à la lettre, etc. Cela n’a rien à voir. Le salafisme signifie une lecture conser vatrice, passéiste de l’islam. Le retour aux sources de l’islam signifie autre chose : comprendre le contexte social, et même économico-historique, qui a enfanté le Coran. Aucune comparaison n’est possible entre ces deux approches. Quant à la charia, rien ne dit que c’est un texte sacré. La charia est une base de travail, il faut en garder les lois compatibles avec notre époque, et changer, voire éliminer les lois qui ne sont pas, ou ne sont plus, justes. Le retour aux sources n’est pas un retour au salafisme, mais à la raison, à la sagesse de l’esprit. Parce que l’essence même de l’islam, et je dirais même de toute religion, ce n’est pas le texte sacré mais le cer veau humain. C’est l’homme qui prime. Et l’homme, c’est l’esprit, c’est la réflexion, c’est le renouvellement. En privilégiant l’approche inverse, figée, on perpétue les khorafat (les fables). Cela ne mène nulle part. Les idées d’un islam différent que vous prônez ne sont pas très répandues. Pourquoi ? Parce que les officiels politiques et religieux verrouillent l’espace dévolu à l’expression. Aujourd’hui, quand je me déplace, je suis rarement sollicité par les télévisions arabes. Forcément, cela réduit l’impact de nos idées, mais nous autres réformateurs continuons d’exister à travers nos réseaux. Nous luttons ainsi depuis plus de quarante ans. Al-Azhar [mosquée-université du Caire considérée comme la plus grande autorité de l’islam sunnite] commence à lâcher du lest, mais c’est toujours le conservatisme figé qui l’emporte. Propos recueillis par Karim Boukhari, Tel quel, Casablanca
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enquête
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SCÈNES DE XÉNOPHOBIE ORDINAIRE
Etre un immigré en Inde
TEHELKA
New Delhi Bombay, dans le grenier du 20 Dhobi Street, onze Africains se serrent autour de trois tables pour partager un repas de riz, de poulet et de bœuf. Des vagues d’air chaud s’engouffrent par la fenêtre. Les hommes mangent en silence. Un bijoutier nigérian, les doigts tachés d’or, s’allume une cigarette ; son commensal se lave nonchalamment les mains dans une cuvette d’eau. Près de Mohammed Ali Road, le restaurant Puku donne aux 400 hommes d’affaires et étudiants nigérians que compte la ville l’illusion d’être rentrés au pays. Ils font partie de l’une des nombreuses communautés qui composent la très cosmopolite capitale économique indienne, mais on ignore presque tout d’eux. Les feuilles de chou locales publient de temps à autre des photos d’un Nigérian à la mine patibulaire, accompagnées de la légende “délin- Des travailleurs quant” ou “trafiquant de drogue”. Et bangladais dans comme, malheureusement, les le quartier Indiens fréquentent très peu les des blanchisseurs Nigérians, les médias peuvent conti- à Bombay. nuer à diffuser ces stéréotypes et attiser la haine à l’égard des communautés étrangères. Ces clichés ne concernent pas uniquement les Nigérians : les Népalais sont tous des voleurs, les Bangladais tous des crève-la-faim et les Russes font commerce de leur corps. Les immigrés ont toujours été victimes de stéréotypes et du harcèlement éhonté des médias, de l’Etat et de ses citoyens. La majorité d’entre eux ont quitté leur pays pour des raisons économiques ou politiques. Mais comment peuvent-ils s’intégrer à la société indienne dans ces conditions ? L’Inde rechigne en effet à les accueillir. La plupart du temps, les immigrés sont manipulés à des fins politiques ou odieusement exploit é s. L e s B a n g l a d a i s e n s o n t l’exemple le plus tragique. En 1971, lors de la guerre qui déboucha sur la partition du Pakistan, on assista à un afflux de Bengalis musulmans en provenance des régions orientales qui allaient former le Bangladesh. Ces centaines de milliers de réfugiés qui se sont
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installés en Inde continuent à être accusés de tous les maux par le Shiv Sena [parti régionaliste chauvin] à Bombay et par le BJP [parti national-hindouiste, au pouvoir de 1998 à 2004] à Delhi. Ces attaques se traduisent d’ailleurs régulièrement par des expulsions vers le Bangladesh. L’enquête réalisée par Shama Dalwai et Irfan Engineer pour EKTA, une ONG de Bombay, explique pourtant que “présenter ces groupes marginalisés comme une menace pour la sécurité nationale est une fiction de la droite populiste mais également un jeu dangereux qui ne pourrait que pervertir davantage la politique d’accueil des communautés”. Hameeda Sheikh, 38 ans, vit dans un baraquement sur Reay Road. Son pied gauche est rongé jusqu’à l’os. Elle travaillait dans une usine sidérurgique pour 50 roupies par jour [environ 1 euro]. Un jour, un container d’acier brûlant lui est tombé sur le pied. Comme elle n’avait pas de papiers, son employeur n’a eu aucun scrupule à la congédier sur-le-champ. Actuellement, seul un membre de sa famille travaille : il coud des perles sur des chemisiers pour 1,50 roupie par jour [environ 3 centimes d’euro]. Ils n’ont ni l’eau, ni l’électricité et louent un poêle pour 350 roupies par mois [6,60 euros environ]. Hameeda ne vit même pas en marge de la société, elle bataille pour ne serait-ce qu’appartenir aux marginaux. Quant aux Népalais, majoritairement sans papiers, ils forment une importante communauté de 100 000 à 200 000 personnes qui vivent dans la banlieue de Bombay. La plupart sont des réfugiés politiques qui fuient le chaos de leur pays. Ils sont en butte, en particulier lorsqu’ils sont très typés, à des persécutions et à une rhétorique xénophobe et raciste remontant à la tradition coloniale. Sushma Joshi, qui tient une chronique pour le nouveau journal népalais en ligne , s’est rendu dans la capitale éco-
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nomique du pays pour écrire un papier sur ses compatriotes en exil. “La réussite des Népalais à Bombay dépend de leur façon d’affronter les discriminations. Difficile d’échapper aux stéréotypes, aussi certaines personnes changent-elles de caste dès leur arrivée pour ne pas être stigmatisées”, écrit-elle. Bien sûr, il y a des exceptions. On pense par exemple à Binod Pradhan, le directeur de la photo du succès bollywoodien Mission Kashmir, à Manisha Koirala, une grande star de cinéma, et à Udit Narayan Jha, compositeur de musique de films. Manjil Tulasi a décidé de suivre leur exemple. Ce jeune homme de 22 ans est venu de la région de Syangja, au Népal, il y a un an et demi. Il a travaillé comme assistant du réalisateur de la série télévisée Guns and Roses, sur la chaîne câblée Star One, et vient de terminer le pilote d’un documentaire pour la télé, Mumbai Mein Nepali Tara [Une étoile népalaise à Bombay], qui s’intéresse aux héros népalais de Bollywood. “Dans l’industrie cinématographique, on trouve des membres de cette communauté à tous les niveaux, explique Tulasi. Du type qui sert le thé jusqu’au réalisateur, environ la moitié des gens qui travaillent pour la société Balaji Telefilms, par exemple, sont népalais.” Dilli Bahadur Rawt, 29 ans, diplômé en sciences politiques de l’université Tribhuvan à Katmandou, est arrivé dans la capitale économique indienne il y a deux ans et demi. “Je voulais devenir réalisateur à Bollywood”, raconte le jeune homme. Il a rapidement déchanté et il est alors devenu pigiste pour des journaux népalais de Bombay, comme le Nepali Times. ll travaille désormais pour Saathi, un programme de prévention et de lutte contre le sida. Même s’il a réussi, il ne peut en dire autant des gens qu’il connaît. C’est en travaillant pour Saathi qu’il s’est aperçu de la vulnérabilité de ses concitoyens. “La plupart des Népalais laissent leur famille derrière eux quand ils viennent ici, explique-t-il. Ils vont donc voir des pros-
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Pas facile de vivre dans les grandes métropoles comme Bombay ou Delhi quand on est d’origine bangladaise, népalaise, iranienne ou nigériane !
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tituées et courent alors le risque d’attraper le sida. Et puis, ils sont illettrés. Ils savent qu’il y a des violences au Népal mais ils ne comprennent pas pourquoi. Le fait qu’ils soient seuls et incultes les rend plus vulnérables.” Les Népalais de la ville travaillent en grande majorité dans l’hôtellerie et la sécurité. Selon Rawt, l’immigré lambda gagne en moyenne 900 roupies [17 euros environ] par mois pour des journées de douze heures, et ce six jours sur sept. Rawt et d’autres Népalais se rencontrent tous les mois lors des activités culturelles organisées par des associations, comme le Nepal Jana-kalyan Samiti [Association népalaise d’entraide]. Avec six journaux et 21 associations sur place, “ils se sentent un peu comme chez eux à Bombay”, dit Joshi. Comme l’Etat se désintéresse d’eux, les immigrés qui viennent d’arriver et ceux qui sont là depuis plus longtemps doivent créer leur propre réseau d’entraide. La première étape consiste à installer la communauté dans des quartiers qui lui sont réservés et à mettre en place une vie socioculturelle. Pour l’anthropologue Sanjay Srivastava, cette approche pose problème.“Ces communautés ont tendance à se couper des autres : par exemple, par le biais de sociétés immobilières qui ne travaillent que pour elles.A long terme, cette mentalité va renforcer le communautarisme dans la ville.” Pour les immigrés, vivre, travailler et avoir une vie sociale dans un environnement familier est une nécessité culturelle et linguistique qui facilite la transition puis l’intégration. Les plus petites communautés sont généralement moins ostracisées par les partis politiques, mais elles rencontrent d’autres types de problèmes. Elles risquent en effet de perdre leur identité et ont du mal à faire entendre leur voix dans une société prompte à les exclure. Les Iraniens de Bombay, par exemple, sont depuis longtemps associés à la restauration et aux bun-muska [tartines beurrées, une de leurs spécialités], mais ont décidé d’en finir avec ce stéréotype ou de le tourner à leur avantage. Les parents du professeur Husaini, par exemple, ont quitté Téhéran pour venir à Poona, dans le Maharashtra, en 1910, lors de la grande famine qui frappait leur pays d’origine. Un voyant de la communauté parsie [également originaire d’Iran mais de confession zoroastrienne] leur a révélé que Poona leur porterait malheur et ils ont donc déménagé à Bombay. “Un jour que mon père rentrait à Madanpura, un quartier iranien, il est passé devant un restaurant qui portait un écriteau ‘A louer’, se souvient Husaini. Il s’est immédiatement installé pour 25 roupies par mois [50 centimes d’euros].” C’est aujour-
d’hui l’un des plus célèbres établissements de la ville, mais cette entreprise familiale a du mal à le rester. “Les jeunes générations ont honte du restaurant familial.” Plus au sud, à Bangalore, Sufi est l’un des rares restaurants iraniens qui résistent à cette désaffection. M. K. Karimi, son propriétaire, explique qu’il voulait faire découvrir l’Iran aux Indiens. “Ils ignorent tout de l’art et de la littérature iraniennes”, explique-t-il. Le restaurant possède une bibliothèque et une galerie d’art qui vend des bibelots, des tapis et des tableaux venus d’Iran. “Trois familles indiennes sont déjà parties en vacances en
A l’arrivée dans des villes souvent hostiles, le choc est terrible Iran après être venues ici, dit-il avec fierté. Elles ont trouvé le pays magnifique.” Il y a 3 000 Iraniens musulmans à Bombay, 2 000 à Poona et 1 500 à Bangalore. Selon le consulat iranien à Hyderabad, la majorité d’entre eux sont des étudiants de l’Association islamique des étudiants iraniens. Ce groupe est bien implanté et se renouvelle constamment. Doori Noori, une mère célibataire qui s’est installée à Bangalore l’année dernière, est ravie : “Les gens sont très serviables et très gentils, dit-elle. Je me sens en sécurité et je n’ai aucun problème pour me déplacer.” La vie en Inde n’est pas toujours rose non plus pour les Russes. Galina Atrey appartient à cette communauté. Elle est l’une des 70 femmes russes qui vivent à Delhi. Quand on entre dans son quartier très chic, on s’aperçoit qu’elle a laissé derrière elle ses racines. Galina a quitté Saint-Pétersbourg en 1981, après avoir épousé un Indien. “Je croyais que j’allais retrouver l’Inde des films. Mais le choc a été terrible, se souvient-elle. Rien à voir avec les paillettes et le glamour de Bollywood. J’ai été choquée par l’omniprésence de la pauvreté. Même si j’avais de très bons amis ici, j’ai été très surprise de voir que les communautés et les grandes familles vivaient repliées sur elles-mêmes. Ce sont des concepts tellement étrangers en Occident”, explique Galina. Séparée de son mari depuis dix ans, elle enseigne le yoga, se décrit comme une “Russe locale” et affirme avoir appris l’hindi avant l’anglais. Mais sa situation de femme seule lui pose des problèmes.“C’est une ville très hostile. Même dans ce quartier
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résidentiel et huppé, les hommes se comportent comme des goujats. Ils ne peuvent s’empêcher de faire des commentaires et ils ont la main baladeuse.” Passons maintenant aux Tibétains. Les parents de Tenzin Choedon, 27 ans, se sont installés à Bombay dans les années 1950. Quand il a obtenu son diplôme, il a commencé à travailler pour un centre d’appels en banlieue. “La plupart des jeunes que j’ai rencontrés ici s’investissent beaucoup dans la cause indépendantiste tibétaine. Nous organisons des manifestations en ville dès qu’un représentant du gouvernement chinois vient ici. C’est grâce à une poignée de leaders, notamment Tenzin Tsundue [écrivain et militant anti-Pékin basé à Delhi], que les jeunes ont autant confiance en eux.” Tsundue est devenu célèbre Des nationalces dernières années pour ses hindouistes prises de position contre la Chine. se réjouissent d’une Selon lui, tous les Tibétains qui décision judiciaire sont venus en Inde après 1959 facilitant l’expulsion sont des réfugiés politiques. de travailleurs “Quand le dalaï-lama s’est installé étrangers illégaux, à Dharamsala, les Tibétains ont créé en 2005. leurs propres institutions éducatives et culturelles ici. C’est littéralement un dharam shala [une maison du devoir]”, explique Tsundue. Quant aux communautés sri-lankaises, coréennes et israéliennes, elles sont également en plein essor en Inde. Il y a environ 150 Coréens en Inde, et un peu moins de Sri-Lankais et d’Israéliens installés de façon permanente. On trouve les Israéliens toute l’année dans les lieux de villégiatures de l’Himachal Pradesh. Ils passent pour être de grands amateurs de drogues et de raves et sont censés avoir un comportement étrange.Yuval Rosnovsky, qui est venu en Inde avec sa sœur Laura, une créatrice d’accessoires, il y a trois ans et demi, reconnaît que ce stéréotype est fondé. “Ces dix dernières années, avec l’ouverture du marché et l’allégement des restrictions, l’Inde est devenue un terreau fertile pour les investissements étrangers. Les artisans indiens ont tellement de talent… Impossible de trouver mieux en Occident. Mais, pour réussir ici, il faut tenir compte des mentalités locales. Les gens sont très sensibles. Le professionnalisme cher aux Américains n’a pas cours et j’ai dû changer ma façon de faire. Les réunions sonixées à 16 h 30 et ils appellent à 16 h 40 pour dire qu’ils seront en retard.” La coréenne Moon Ja Hur, 45 ans, est du même avis. Chef de cuisine, elle fête ses dix ans à Bombay dans un très chic bar-restaurant de la ville. Elle s’est installée ici avec son mari, qui travaille dans le recrutement. “L’Inde n’a rien à voir avec la Corée et, au début, ce fut vraiment un choc. Mais parfois le changement a du bon. Ralentir, surtout, est une bonne chose pour l’âme.” Pendant ce temps, la roue de la fortune de l’immigration continue de tourner. Elle rejette les uns et accepte les autres sans la moindre pitié. Le temps nous dira si les interactions qu’elle engendre permettent de construire une véritable société cosmopolite et multiculturelle. L’Etat doit créer des lois qui répondent aux besoins de ces communautés. La société d’accueil doit se poser la question de l’autre, et les nouveaux arrivants doivent faire de leur mieux pour s’adapter à leur nouvel environnement . C’est seulement alors que l’Inde pourra devenir un véritable melting-pot. Sonia Faleiro
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L’Islande victime de la spéculation financière MONDIALISATION L’île connaît une ■
crise financière comparable à celle qui a frappé l’Asie dans les années 1990. Voilà qui devrait inquiéter les pays développés, au premier rang desquels les Etats-Unis. Des bactéries terriennes projetées sur d’autres planères ? p. 48 ■ technologie La puce qui redonne la vue p. 49 ■ multimédia Où est donc passé notre esprit critique ? p. 50
THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
New York ’Islande, qui tente actuellement de conjurer une catastrophe financière, symbolise parfaitement les mutations en cours sur les marchés financiers de toute la planète. Ces dernières semaines, la Bourse de Reykjavík a plongé de près de 20 %, la couronne islandaise s’est affaiblie, et les banques de l’île ont fait savoir que certains Américains refusaient de poursuivre leurs prêts à court terme en raison de l’incertitude ambiante. Peuplé de moins de 300 000 habitants, avec la pêche pour principale activité économique, ce petit pays n’a rien d’un acteur majeur de la finance internationale. Pourtant, ses problèmes résultent de la versatilité des flux financiers planétaires observée depuis quelques années, les investisseurs internationaux cherchant de nouvelles sources de profits pour compenser la stagnation du cours des actions et le faible niveau historique des taux d’intérêt.
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Dessin d’Andrzej Jacyszyn paru dans Rzeczpospolita, Varsovie.
i n t e l l i ge n c e s
LES ÉCONOMIES DÉVELOPPÉES SONT DEVENUES INSTABLES
En Islande et dans quelques autres pays – notamment en NouvelleZélande, en Turquie et en Australie –, les investisseurs ont trouvé un moyen rentable de profiter de la faiblesse des taux : ils ont emprunté des sommes considérables à des pays comme le Japon, où les taux d’intérêt sont proches de 0 %, pour les investir dans d’autres, comme l’Islande, où ils atteignent 11,5 %. Cette manœuvre, connue sous le nom de carry trade [opération de portage qui permet à un négociant d’obligations d’emprunter des fonds à court terme pour les investir dans des obligations à long terme], est l’une des stratégies les plus utilisées par les fonds spéculatifs ces dernières années. Mais elle peut destabiliser une économie si l’argent des spéculateurs repart brusquement. Ainsi, le 6 avril, l’action d’EasyJet a perdu 9 % après qu’un investisseur islandais, FL Group, a revendu les 17 % qu’il détenait dans le transporteur aérien britannique. On le voit, les ennuis de l’Islande peuvent bel et bien se répercuter sur d’autres marchés. Reste à savoir s’il s’agit là seulement d’un incident de parcours. Il y a quelques jours, l’agence de notation Moody’s a confirmé le triple A [la meilleure note possible] accordé à l’Islande pour son endettement en monnaie nationale, estimant que l’état des finances publiques permettrait au sys-
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Dégringolade
La Bourse de Reykjavík a été sérieusement secouée la semaine dernière. Le 25 avril, l’indice ICEX 15 a reculé de 4,65 %, sa plus forte chute depuis treize ans, perdant en une journée l’équivalent de 965 millions d’euros. Le lendemain, la couronne islandaise, dont la valeur a baissé de 20 % depuis janvier, tombait à 89,89 couronnes pour 1 euro, son plus bas niveau depuis décembre 2003, avant de remonter un peu.
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tème bancaire de surmonter les difficultés. “Nous sommes convaincus que les récentes inquiétudes étaient exagérées”, note Joan Feldbaum-Vidra, auteur du rapport de Moody’s. Pourtant, certains économistes sont d’avis que les difficultés de l’Islande constituent un signal d’avertissement pour d’autres pays – peut-être même pour les Etats-Unis – qui présentent des problèmes du même ordre, notamment un important déficit budgétaire, une forte dépendance vis-à-vis de la volonté des étrangers d’acheter ou non leurs actions, ainsi qu’une expansion des prêts ayant provoqué une flambée de l’immobilier. L’Islande en témoigne : les zones de turbulences de l’économie mondiale ne se limitent plus nécessairement au monde en développement. A la fin des années 1990, des pays plus pauvres, comme la Thaïlande, la Russie et le Brésil, étaient en grande
difficulté. Mais leurs déficits commerciaux se sont aujourd’hui mués en excédents, et ils se sont constitué des réserves de devises, ce qui protège leur monnaie et leur économie. “Voilà une nouvelle caractéristique de l’économie mondiale”, commente Nouriel Roubini, professeur d’économie à la Stern School of Business (université de New York). “A peu d’exceptions près, ce sont les économies avancées qui connaissent les plus gros déséquilibres.” Concernant l’économie américaine, Nouriel Roubini pointe le déficit budgétaire et la dépendance vis-à-vis des banques centrales étrangères pour le financement de sa dette, ce qui rend le pays vulnérable à d’éventuels chocs financiers. Les retombées des déficits et autres déséquilibres du même type peuvent différer sensiblement d’un pays à un
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autre. De ce point de vue, la NouvelleZélande est un cas d’école. A l’instar de l’Islande, il s’agit d’une petite économie qui a connu un essor important ces dernières années, notamment parce que ses forts taux d’intérêt en faisaient un paradis pour le carry trade. Mais l’économie néo-zélandaise semble mieux s’en sortir : son inflation est mieux maîtrisée et la hausse des prix de l’immobilier s’est ralentie. La croissance a décroché et la Banque centrale devrait prochainement faire baisser les taux d’intérêt. Avec des taux moindres à l’horizon, ainsi qu’une monnaie plus faible, rendant les exportations néozélandaises plus compétitives, les cours de la Bourse en Nouvelle-Zélande ont connu une hausse de 13 % en 2006. LE JAPON A INDIRECTEMENT DÉCLENCHÉ LA CRISE
A l’inverse, en Islande, l’afflux de devises étrangères a mis l’économie en ébullition. Les prix de l’immobilier ont explosé, faisant repartir la consommation à la hausse et attisant l’inflation. En 2004, la croissance économique atteignait 8,2 %, un taux digne de pays en développement, tels l’Inde ou la Chine. Le pays regorgeait de liquidités, si bien que les entreprises islandaises s’en sont donné à cœur joie, prenant d’importantes participations dans des sociétés étrangères, que ce soit EasyJet ou de grands noms britanniques de la distribution comme Woolworth ou French Connection. Mais avec l’effondrement des opérations en carry trade, les investisseurs islandais doivent désormais trouver une nouvelle source de trésorerie, et certains estiment qu’ils vont devoir, à terme, revendre certaines de leurs participations dans des sociétés étrangères. L’Islande était particulièrement vulnérable du fait de la petitesse de son économie. Quand l’argent a commencé à affluer, elle s’est retrouvée prise dans un cercle vicieux : les autorités ont dû augmenter les taux plus vite que n’auraient dû le faire de plus grands pays, afin d’empêcher la surchauffe de l’économie. Ces taux plus élevés ont alors attiré davantage d’argent étranger, ce qui a entraîné de nouvelles hausses des taux. La crise financière s’est amorcée il y a quelques semaines, lorsque la Banque centrale du Japon a indiqué son intention d’augmenter ses taux d’intérêt. La perspective de taux plus élevés à la fois sur l’archipel, aux EtatsUnis et en Europe a déclenché une réaction en chaîne qui a amené de nombreux investisseurs à retirer leurs fonds d’Islande. A l’heure actuelle, le déficit de la balance des paiements courants représente environ 16 % du PIB – plus du double de ce qu’il est aux Etats-Unis. Le taux d’inflation a grimpé à 4,5 %, soit le triple de son niveau d’il y a trois ans. Selon la Danske Bank, la plus grande banque du Danemark, “cet accroissement spectaculaire de l’endettement, de l’effet de levier et de la prise de risques est sans précédent dans le monde”. Craig Karmin
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La production minière freinée par une pénurie… de pneus ! INDUSTRIE C’est l’un des effets ■
du boom des matières premières : confrontés à une demande croissante, les fabricants de pneus d’engins de chantier n’arrivent plus à satisfaire leurs clients. THE NEW YORK TIMES (extraits)
Etats-Unis ’avidité mondiale pour tout ce que renferme le sous-sol de notre planète – cuivre, charbon, or, pétrole, etc. – fait flamber les cours de presque toutes les matières premières. Mais il y a un autre produit que l’on s’arrache actuellement dans l’industrie minière : les pneus. Qu’elles exploitent les gisements de sables bitumineux au Canada ou les mines de charbon à ciel ouvert aux Etats-Unis et en Chine, les entreprises se plaignent de ne pas trouver de pneus géants pour équiper leurs gigantesques camions-bennes et autres monstres de chantier. Ces derniers temps, ces pneus, dont le diamètre peut dépasser 3,50 mètres, sont devenus presque aussi précieux que l’or ou l’argent : le prix de certains modèles a quadruplé l’an dernier, pour dépasser 40 000 dollars pièce. Plusieurs facteurs expliquent cette pénurie. Il y a d’abord la forte demande militaire, due aux guerres d’Irak et d’Afghanistan, et les besoins des entreprises chargées de réparer les ravages provoqués par les ouragans dans le golfe du Mexique. Mais il y a surtout l’industrialisation rapide de la Chine, de l’Inde et d’autres pays en voie de développement, qui nécessitent de plus en plus de matières premières.
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Dessin de Wolfgang Sischke paru dans Die Zeit, Hambourg.
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Pas de pot
Les vols de pots catalytiques se multiplient aux Etats-Unis, car ils contiennent un peu de platine, de rhodium et de palladium, métaux dont les cours ont explosé. Selon le Contra Costa Times, les malfrats ont un net penchant pour les Toyota des années 1990, dont les pots sont facilement accessibles. Chaque vol rapporte environ 30 dollars à son auteur, mais coûte 185 à 1 200 dollars à sa victime.
Ces pneus gigantesques étant des produits très spécialisés, la capacité de production n’a jamais été très importante. Le processus de fabrication nécessite de laisser refroidir le pneu dans un moule pendant près de 24 heures pour le faire durcir. Normalement, une usine n’en produit que deux à trois par jour. Et comme les chaînes de production existantes tournent déjà à plein régime, la situation des clients n’est pas près de s’améliorer. Les usines de Michelin sont “saturées”, explique Prashant Prabhu, président de la branche génie civil du groupe français, l’un des quatre principaux acteurs de ce marché, avec l’américain Goodyear
et les japonais Bridgestone et Yokohama. “Nos clients sont très mécontents. Nous n’arrivons pas à honorer leurs commandes aussi rapidement qu’ils le souhaiteraient.” LE PRIX DU CAOUTCHOUC A LUI AUSSI GRIMPÉ
Si la pénurie de pneus résulte de la flambée des prix des matières premières, elle contribue aussi à l’entretenir. Cette année, le cours du cuivre a augmenté de 45 %, le nickel a progressé de 27 %, l’or de 23 % et le zinc de 65 %. Pour profiter de l’aubaine, les compagnies minières ont rouvert d’anciennes mines et développé leur activité dans les sites en cours d’ex-
ploitation. Mais l’absence de pneus pour leurs engins freine leur expansion. Ainsi, ces derniers mois, l’un des plus gros producteurs de charbon du Canada, Fording, a prévenu à plusieurs reprises qu’il risquait d’être obligé de réduire ses livraisons. Alors qu’il peut normalement extraire 28 millions de tonnes par an de ses mines de Colombie-Britannique et d’Alberta, ce volume pourrait passer cette année sous la barre des 25 millions. Parallèlement, sur le marché florissant de l’occasion, les entreprises qui rechapent les pneus peinent à satisfaire la demande. Et il n’est pas rare que le prix des pneus usés dépasse celui des neufs. De son côté, Michelin a investi 85 millions de dollars dans l’agrandissement son usine de Lexington, en Caroline du Sud, ce qui devrait lui permettre d’augmenter sa production locale de 50 %. Le groupe construit également une nouvelle unité au Brésil, pour un coût de 550 millions de dollars. Malgré les efforts déployés par les industriels, la pénurie ne devrait pas s’atténuer avant la fin 2008. Les fabricants de pneus, qui affirment ne pas avoir profité de la situation pour augmenter leurs prix – ce qui leur aurait attiré les foudres de leurs vieux clients –, se plaignent d’être eux aussi touchés par la flambée des matières premières : depuis 2002, le prix du caoutchouc a été multiplié pratiquement par six, à 2 dollars la livre. Grand consommateur de pétrole, le secteur souffre aussi de la hausse des cours du brut et du gaz naturel. “Plus le pneu est gros, plus il est difficile de s’en procurer”, commente Shawn Rasey, directeur des ventes chez Bridgestone Amérique du Nord. “D’après moi, l’onde de choc provoquée par l’augmentation de la demande ne diminuera pas avant 2009 ou 2010.” Simon Romero
la vie en boîte
Les réunions, repaires d’ambitieux et de paresseux a plupar t des gens qui travaillent dans des bureaux proclament haut et fort qu’ils détestent les réunions et la politicaillerie qui va avec. Inversement, combien déclareraient ouvertement aimer les réunions et la politique ? Mais ce n’est pas parce qu’on le dit qu’on le pense. Particulièrement dans les grandes entreprises, où l’absence de franchise et la dissimulation ont infiltré le tissu même de la culture du travail. D’abord, les réunions. Le Journal of Applied Psychology publie dans son édition du mois de mars une étude qui proclame être la première à l’échelle internationale ayant pour sujet l’effet des réunions sur le bien-être des salariés. Après avoir interrogé 980 personnes, les chercheurs ont constaté que les gens ai-
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maient davantage les réunions et longues. En d’autres termes, structurer leurs journées, de se qu’ils voulaient bien l’avouer. “Les les gens consciencieux n’aiment constituer un réseau ou de voir salariés prétendent détester les pas beaucoup assister aux réunions des gens”, précise Rogelberg. réunions mais c’est bien autre parce qu’ils préfèrent avancer dans Celles qui n’aiment pas tellement chose qui ressort des enquêtes”, leur travail. Les personnes ayant faire le travail qu’elles sont censées explique Steven Rogelberg, le psyun faible désir de réalisation voient faire aiment les réunions parce chologue du travail qui a dirigé les les réunions d’un œil positif. qu’elles leur permettent de faire une travaux. “Au fond d’eux-mêmes, “C’est pour elles un moyen de petite pause avec leurs collègues. ils sont bien plus positifs. Le fait est que, pour beauCela explique en par tie coup de gens, les réunions pourquoi il y a autant de réont pour but de perdre du unions.” temps, de ne pas travailler. L’intérêt qu’un individu porD’après une autre étude, te aux réunions dépend granle temps passé en réunion dement de son niveau de a augmenté au cours des “désir de réalisation”. Les décennies précédentes, personnes qui veulent accomme d’ailleurs le nombre complir quelque chose sont d’heures passées au bureau. concentrées sur le but à atSi les gens aimaient davanteindre et ont des objectifs tage leur travail, ils n’éprouquotidiens. Elles voient les veraient pas le besoin de Dessin d’Ivan Steiger paru dans réunions d’un œil négatif surchercher à y échapper. Pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Allemagne. tout si elles sont fréquentes trouver un équilibre entre le
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travail et la vie privée, il ne faut peut-être pas réduire la charge de travail mais accroître la motivation des salariés. Autre facteur qui génère des réunions inutiles, la politique. Pour nombre d’emplois de bureau, les résultats sont difficiles à mesurer, même si le supérieur hiérarchique s’y intéresse de près, ce qui est rarement le cas. Quand les performances sont difficiles à mesurer, l’image et la perception prennent une place prépondérante. Rester tard le soir pour montrer qu’on est consciencieux, mentionner ostensiblement certains noms ou afficher sa connaissance du marché pendant les réunions, c’est ainsi qu’un ambitieux sert sa carrière. David Bolchover, The Daily Telegraph (extraits), Londres
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sciences
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Des orangs-outans en formation continue ■
d’une forêt de Sumatra apprennent de leurs semblables des techniques et des comportements évolués. THE OBSERVER
THAÏLANDE
Mer de Chine méridionale
Banda Atjeh Marais de Kluet
MALAISIE I l Medan e SING. Eq.
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Suaq Balimbing
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Dessin de Robert Grossman paru dans The New York Times Book Review, Etats-Unis.
300 km
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uaq Balimbing, dans les marais de Kluet, est l’une des destinations les moins attrayantes de Sumatra : boue, insectes piqueurs à profusion, chaleur écrasante. Mais, pour les orangs-outans sauvages de l’île, Suaq est l’équivalent simien d’Oxbridge [Oxford et Cambridge], un lieu où l’on obtient une éducation privilégiée. Ici, les singes apprennent à leurs semblables comment fabriquer des outils, faire des cabrioles pour s’amuser ou s’envoyer des baisers le soir venu. Un séjour à Suaq et l’on devient un animal pas comme les autres. A en croire certains chercheurs, l’existence d’un tel lieu, en pleine nature, où des singes reçoivent un apprentissage social approfondi, pourrait avoir des implications essentielles pour nous autres êtres humains. En effet, cela laisse à penser que l’acquisition de l’intelligence a suivi chez l’homme un chemin comparable, nous permettant de passer progressivement de l’état d’hommes-singes primitifs à celui d’Homo sapiens. “Nos travaux sur les orangs-outans indiquent que, dans des populations données, la culture – en tant qu’apprentissage social de certaines compétences – non seulement favorise l’intelligence, mais assure aussi le développement de cette dernière au fil du temps”, assure Carel van Schaik, directeur de l’Institut anthropologique de l’université
leur première découverte. Ces orangsoutans utilisent toutes sortes d’outils, façonnant soigneusement bâtons et brindilles pour ouvrir des noix ou des fruits, pour attraper des insectes ou pour collecter du miel. On a observé des comportements analogues chez des chimpanzés, mais c’était la première fois qu’on voyait des orangs-outans en liberté fabriquer et utiliser des outils. Autres particularités, les orangs-outans de Suaq souhaitent bonne nuit à leur famille en émettant un fort bruit avec les lèvres et ils se servent de feuilles comme de gants ou de serviettes. Toutes ces habitudes, les orangsoutans les ont apprises d’autres congénères, et les avantages qu’ils en tirent les ont manifestement incités à se
de
Londres
de Zurich. En d’autres termes, à l’instar des orangs-outans, les hommessinges auraient acquis leur gros cerveau en acquérant des compétences sociales, en vivant en groupe et en apprenant à utiliser des outils. A mesure que les générations se succédaient, ceux qui avaient le plus gros cerveau ont de mieux en mieux réussi dans ces groupes – le résultat final étant Homo sapiens. Schaik et ses collaborateurs ont commencé à observer les orangsoutans dans leur milieu naturel il y a plusieurs années. Le marais de Suaq offre d’importantes sources de nourriture aux dizaines d’orangs-outans, qui le visitent régulièrement. C’est là que les scientifiques, stupéfaits, ont fait
OCÉAN INDIEN
INDONÉSIE 100° E
regrouper, malgré leur tendance naturelle à vivre en solitaires. Les compétences qu’ils acquièrent à Suaq constituent un atout pour leur survie. “Si un orang-outan de Suaq connaît plus d’astuces que ses cousins moins chanceux habitant d’autres sites, c’est parce qu’il aura suivi tout au long de sa vie un meilleur apprentissage social, ajoute Schaik. Autrement dit, l’apprentissage social peut tirer vers le haut les performances intellectuelles d’un animal.” Cela équivaut à fréquenter une bonne école. De la même manière, nos ancêtres ont pris l’habitude de passer par un apprentissage social, et leurs cerveaux se sont progressivement développés en conséquence.Toutefois, cela n’explique pas pourquoi les ancêtres de l’humanité, seuls parmi les autres grands singes, ont acquis une intelligence supérieure. Mais le comportement remarquable des orangs-outans dans un milieu culturel privilégié comme Suaq réduit le fossé supposé qui réside entre nous et les grands singes, affirme Schaik. “La culture stimule l’intelligence, tout simplement”, assure-t-il. Robin McKie
Des bactéries terriennes à la conquête d’autres planètes ESPACE Des impacts de météorites ■
auraient pu projeter dans l’espace des roches porteuses de microbes. NATURE
Londres ’après certains scientifiques, des bactéries provenant de la Terre pourraient s’être retrouvées sur d’autres planètes, après avoir été projetées dans l’espace à la suite de l’impact d’une grosse météorite. Cette idée va à l’encontre de la théorie de la panspermie, selon laquelle la vie sur Terre aurait été déposée par des comètes ou météorites, porteuses de microbes. Mais ces deux théories s’accordent sur le fait que la vie se propagerait dans le système solaire aussi facilement que des germes au sein d’une salle de classe bondée, résume Jeff Moore, spécialiste des planètes au Centre de recherches Ames à Moffett Field, en Californie. “Une fois que la vie apparaît sur une planète, elle peut très bien se répandre sur toutes les autres.”
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On sait que certains impacts sur Mars et sur la Lune projettent des fragments rocheux dans l’espace et que ces derniers finissent parfois par atteindre la Terre sous forme de petites météorites. Mais, du fait de la force de gravité du Soleil, il semble bien moins probable que des fragments rocheux puissent être éjectés de notre planète vers les frontières du système solaire. Pour savoir combien de fragments rocheux pourraient atteindre la limite du système solaire, une équipe de scientifiques a simulé sur ordinateur un impact massif, similaire à celui responsable du cratère de Chicxulub, vieux de 65 millions d’années [date de la disparition des dinosaures]. De tels impacts se sont produits à plusieurs reprises dans l’histoire du globe terrestre. Les chercheurs cherchaient ainsi à dénombrer la quantité de fragments terrestres qui pourraient avoir atteint des astres dont l’environnement est considéré comme adapté à la vie, à l’instar de Titan, la lune de Saturne, ou d’Europe, celle de Jupiter. “Je pensais qu’il y en aurait vraiment très peu”, confie Brett Gladman, spécialiste des COURRIER INTERNATIONAL N° 809
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planètes à l’université de ColombieBritannique à Vancouver (Canada) et directeur de ces recherches. Il a présenté les résultats de son étude le 16 mars dernier à la Conférence sur la science lunaire et planétaire, à League City, au Texas : à sa grande surprise, ces études ont permis de conclure qu’environ 100 fragments auraient touché Europe et que près de 30 autres auraient atteint Titan. Mais les bactéries sont-elles capables de survivre à la chaleur et à la vitesse extrêmes d’une telle projection dans l’espace ? C’est ce que suggèrent certains chercheurs.Wayne Nicholson, microbiologiste à l’université de Floride à Gainesville, a testé cette hypothèse à l’aide d’un canon de la taille d’une maison au Centre de recherches d’Ames (NASA). Afin de simuler l’impact d’une météorite, lui et ses collègues ont tiré une boulette, grosse comme une bille, à une vitesse de 5 kilomètres par seconde sur une assiette contenant des spores de bactéries en solution aqueuse. Les éclaboussures étaient collectées par des feuilles en mousse. Les chercheurs ont DU 4 AU 10 MAI 2006
estimé qu’environ une bactérie sur 10 000 avait survécu. De nombreux astrobiologistes sont convaincus que des bactéries voyageant dans l’espace peuvent survivre aux radiations cosmiques. Ils craignent en revanche que l’atterrissage en catastrophe sur Europe n’ait stérilisé les quelques fragments rocheux qui seraient arrivés jusque-là. “Mais sur Titan, c’est une autre histoire”, explique Gladman. De la même manière que l’atmosphère terrestre, l’atmosphère épaisse de Titan fragmenterait d’abord la météorite avant de ralentir la chute des morceaux. De plus, la chaleur de l’impact pourrait même faire fondre la glace à la surface du satellite et former ainsi une sorte de piscine éphémère dans laquelle baigneraient les fragments, ajoute-t-il. La question de savoir si les bactéries terrestres pourraient réellement se développer dans le climat glacial de Titan (jusqu’à – 170 °C) a été posée à Gladman au cours de la conférence. “C’est à vous de continuer les recherches. Moi, je ne fais que livrer l’information”, a-t-il répondu. Mark Peplow
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ÉTHOLOGIE Les grands singes
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technologie
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Le microprocesseur qui redonne la vue IMPLANT Pour soigner ■
certains types de cécité, un ingénieur de Chicago propose d’implanter sur la rétine une puce capable de stimuler artificiellement les cellules nerveuses de l’œil. NEW SCIENTIST
Londres n implant qui envoie des substances chimiques dans la face interne de l’œil, voilà qui semble peu ragoûtant. Pourtant, c’est en vaporisant des neurotransmetteurs qu’un microprocesseur fonctionnant à l’énergie solaire est capable de stimuler les cellules rétiniennes. Contrairement à d’autres implants en cours de développement, qui appliquent une décharge électrique directement sur la rétine, ce dispositif ne fait pas chauffer les cellules de l’œil. Autre avantage, il n’utilise que très peu d’électricité, si bien qu’il n’a pas besoin de piles externes. La rétine est un tissu qui tapisse le fond du globe oculaire [en bleu sur le schéma ci-contre]. Elle contient des cellules photoréceptrices qui, sous l’effet de la lumière, libèrent des molécules, les neurotransmetteurs. Ceux-ci passent dans les cellules nerveuses situées au-dessus des photorécepteurs, puis les signaux sont transmis au cerveau via une série
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Ephémère Grâce à un nouveau type d’encre, les tatouages vont devenir bien plus faciles à effacer. Le principe, développé par la société Freedom-2 de Philadelphie, est d’encapsuler des pigments biorésorbables dans des microbilles qui composent l’encre de tatouage. Dès le premier traitement au laser, les billes sont fendues et les pigments digérés par les cellules de la peau, relate le magazine professionnel Laser Focus World.
complexe de réactions électriques et chimiques. Chez les sujets atteints de maladies de la rétine, comme la dégénérescence maculaire, liée au vieillissement, ou la rétinite pigmentaire, les photorécepteurs présentent des lésions, ce qui finit par entraîner la cécité. L’ingénieur Laxman Saggere, de l’université de l’Illinois à Chicago, a dévoilé l’année dernière un projet d’implant qui remplacerait ces photorécepteurs endommagés par un ensemble de pompes électroniques à neurotransmetteurs réagissant à la lumière [voir schéma]. Saggere vient de mettre au point un élément essentiel du système : un activateur à énergie solaire qui se courbe sous l’effet d’une lumière de très faible intensité. Des activateurs multiples disposés sur une seule puce peuvent ainsi capter les détails de l’image focalisée sur la rétine. Certains de ces “pixels” seront ensuite transmis au cerveau. En réalité, le prototype d’activateur se compose d’un disque souple de silicium, mesurant 1,5 millimètre de diamètre et 15 micromètres d’épaisseur. Lorsque la lumière captée par l’œil frappe une cellule solaire près du disque, cela produit un courant. La cellule solaire est connectée à une couche de matériau piézoélectrique (qui change de forme sous l’effet du courant), du titanate zirconate de plomb, qui va exercer une pression sur le disque de silicium. Plus tard, au-dessous de ce disque sera placé un réservoir à neurotransmetteurs qui, sous la pression subie, libérera son contenu sur les cellules rétiniennes. Celeste Biever
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EN BREF
■ Pour améliorer le rendement des panneaux solaires, la société Prism Solar Technologies of Stone Ridge (New York) a mis au point un système alternant des couches de cellules photovoltaïques et des lames d’hologrammes transparents. Cette installation multiplie par 10 la quantité de lumière reçue, et pourrait réduire de 75 % le prix d’un panneau solaire. Mais, selon la Technology Review, ces modules, plus esthétiques que les concentrateurs de lumière à base de jeux de lentilles, sont aussi dix fois moins performants.
Ecran Le New Scientist annonce le futur moniteur LCD d’Apple, avec lequel vous pourrez voir et être vu. Ce sont des milliers de microscopiques capteurs vidéo, intégrés au sein même des cellules à cristaux liquides de l’écran, qui vont vous filmer. Au-delà d’une utilisation pour des vidéoconférences, le système pourrait équiper des téléphones portables ● et des organiseurs électroniques.
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multimédia
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Où est donc passé notre esprit critique ? PRESSE La journaliste ■
Helen Thomas s’étonne du manque de professionnalisme et de la servilité dont ont fait preuve les quotidiens américains vis-à-vis de la MaisonBlanche à l’approche de la guerre d’Irak. THE NATION
New York e toutes les tendances fâcheuses que j’observe dans la presse américaine – virage à droite des chaînes de télévision, baisse constante du tirage des quotidiens, emprisonnement de journalistes, pratique constante du spin [manipulation de l’information] –, rien ne me semble plus troublant que la servilité de la presse dans la période qui a précédé l’invasion de l’Irak. Les journalistes ont gobé tout ce que le Pentagone et la Maison-Blanche pouvaient inventer, sans jamais poser la moindre question embarrassante. Journalistes et directeurs de presse aiment à se voir en chiens de garde du bien public. Pourtant, ces dernières années, ni les reporters ni la direction des organes de presse – sans cesse plus livrée aux grands groupes – ne se sont montrés à la hauteur de cette ambition. Comme l’analyse Ted Stannard, universitaire et ancien correspondant de l’agence United Press International, “quand les chiens de garde, chiens de chasse et chiens d’arrêt deviennent chiens d’appartement, toutous et chienchiens, le pays est en mauvaise posture.” La complicité candide de notre presse avec le gouvernement n’a jamais été plus forte que dans le prélude des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak : les médias se sont transformés en simple chambre d’enregistrement des déclarations de la MaisonBlanche. Pour preuve, rappelons seulement la conférence de presse du 6 mars 2003, dans laquelle George W. Bush annonçait sans ambiguïté l’entrée en guerre imminente des Etats-Unis : une journaliste ne trouva rien de mieux que de demander à notre président “born again” [chrétien “re-né” à la religion] s’il priait au sujet de la guerre. Le ton était donné. Après tout, deux des plus prestigieux quotidiens du pays, le NewYork Times et le Washington Post, faisaient déjà campagne pour qu’une guerre soit lancée contre l’Irak afin de destituer le dictateur Saddam Hussein. Ils ont accepté presque sans broncher les preuves bidon sur les armes de destruction massive et tout le raisonnement spécieux de la Maison-Blanche, qui s’est, depuis, révélé si coûteux en vies humaines, sans parler de l’aspect financier de la question. Le Washington Post était plus va-t-en-guerre que
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Dessin d’Igor Smirnov, Moscou.
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Biographie
Helen Thomas, journaliste pour le groupe Hearst, est la doyenne des correspondants à la Maison-Blanche. Cet article est un résumé de son prochain ouvrage à paraître, Watchdogs of the Democracy ? The Waning Washington Press Corps and How It Has Failed the Public (Les chiens de garde de la démocratie ? la léthargie des journalistes politiques de Washington et comment ils ont manqué à leur mission).
son concurrent, publiant nombre d’éditoriaux exhortant à l’offensive contre le dictateur irakien, mais les deux grands quotidiens jouaient pareillement le jeu du gouvernement. Après l’exposé “sensationnel” de 90 minutes fait le 5 février 2003 par Colin Powell sur l’arsenal chimique de Saddam Hussein devant les Nations unies, le Times déclarait ainsi que le secrétaire d’Etat laissait “peu de doute sur le fait que M. Hussein s’était efforcé de dissimuler” des preuves prétendument irréfutables et des armes de destruction massive. Lorsque deux équipes américaines d’inspection en armement sont revenues bredouilles de leurs recherches d’armes de destruction massive en Irak, pensez-vous que l’administration Bush ait présenté des excuses ? Bien sûr que non. Elle s’est contentée de changer de prétexte, et à de multiples reprises. De leur côté, les médias ne se sont pas appesantis non plus sur ces recherches infructueuses. DES MÉDIAS LÉTHARGIQUES MALGRÉ LES MENSONGES AVÉRÉS
Je m’interroge sur une telle crédulité de la part de nos médias. Pensaientils vraiment que tout serait si facile, que l’invasion d’un pays du tiersmonde par une superpuissance serait “du gâteau” ? Pourquoi l’ensemble de la presse de Washington a-t-il renoncé à son traditionnel esprit critique ? Pourquoi les journalistes se sont-ils transformés en zélateurs d’un gouvernement menteur ? Serait-ce qu’aucun d’eux n’a osé se démarquer du troupeau unanime de la presse washingtonienne ? Dans le San Francisco Chronicle, Robert Koehler, rédacteur en chef pour l’agence Tribune Media Services, a bien résumé la situation dans son éditorial du 20 août 2003. “Les grands meneurs de notre presse écrite, le New York Times et, il y a peu, le Washington Post, ont fait leur examen de conscience sur le traitement trompeur de l’avant-guerre dont ils ont abreuvé le
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pays l’année dernière, aboutissant à un pseudo-mea culpa tout à fait reaganien : ‘Des erreurs ont été commises.’” Mais la presse écrite est loin d’être la seule coupable. La correspondante de guerre de CNN, Christiane Amanpour, a critiqué sa propre chaîne pour n’avoir pas posé assez de questions sur les armes de destruction massive, manquement qu’elle impute à la course à l’audience avec Fox TV, qui bénéficie de contacts haut placés. Si la presse classique a présenté ses excuses pour son manque de vigilance et d’esprit critique à l’égard des prétendues armes de destruction massive et des liens avec le terrorisme au début de la guerre, cela ne l’a pas empêchée de se fourvoyer à nouveau en faisant la sourde oreille pendant plusieurs jours après la publication, le 1er mai 2005, d’une enquête accablante par le Times de Londres. Le journal britannique révélait ce que l’on appelle depuis le “mémo de Downing Street”, les minutes d’une réunion confidentielle entre le Premier ministre Tony Blair et ses plus hauts conseillers et consacrée au projet d’invasion de l’Irak de George Bush. Lors de cette rencontre secrète, Richard Dearlove, l’ancien directeur des renseignements britanniques, avait déclaré à Tony Blair que Bush “[voulait] démettre Saddam Hussein par une action militaire en la justifiant par des arguments mêlant terrorisme et armes de destruction massive. Etant entendu que les éléments de renseignement à présenter seraient fournis en fonction des besoins.” Si le mémo de Downing Street a fait l’effet d’une bombe dans les blogs, la presse traditionnelle s’est évertuée à l’ignorer tant que son silence n’était pas trop embarrassant. Puis le Washington Post a minimisé son contenu sous prétexte qu’il n’avait rien de nouveau, renvoyant ses lecteurs à des articles sur les préparatifs de guerre publiés des mois auparavant, tandis que l’éditorialiste du Los Angeles Times, Michael Kinsley, décrétait que les minutes confidentielles de cette réunion n’avaient rien de preuves irréfutables. Le New York Times, de son côté, a évoqué le mémo quelques jours avant les élections britanniques, mais seulement dans le dixième paragraphe de son article. Tout cela m’a rappelé les jours qui suivirent la révélation du scandale du Watergate. Les journalistes de la Maison-Blanche avaient alors pris conscience de leur léthargie. Comprenant qu’ils étaient passés à côté d’une foule d’indices sur le Watergate, ils prirent la résolution de faire preuve d’un plus grand esprit critique vis-à-vis des informations qu’on leur servait dans les briefings. Ce qu’ils firent : la salle de presse de la Maison-Blanche devint par la suite l’antre du lion. La Maison-Blanche ayant perdu toute crédibilité en essayant de justifier son attaque préventive de l’Irak, les correspondants de presse à Washington sont eux aussi sortis de leur torpeur. Mais sans pour autant oser contester les représentants du DU 4 AU 10 MAI 2006
gouvernement, qui s’évertuent à faire bonne figure dans cette piètre situation. Cet échange que j’ai eu avec le porte-parole de la Maison-Blanche Scott McClellan en mai 2005 montre bien la différence entre les deux attitudes et illustre ce que je pense être l’esprit critique qu’avait réveillé le Watergate. HELEN THOMAS Cette semaine, vous avez vous-même déclaré que les Etats-Unis sont en Afghanistan et en Irak sur invitation. Souhaitez-vous revenir sur cette incroyable déformation de l’histoire américaine ? SCOTT MCCLELLAN Non. Nous sommes… c’est là que nous sommes à l’heure actuelle. Au vu de votre crédibilité, déjà sérieusement entamée, qu’est-ce qui vous permet d’affirmer une telle chose ? Helen, je crois que tout le monde ici sait que vous sortez mes propos de leur contexte. Il y a bien en Irak et en Afghanistan deux gouvernements démocratiquement élus. Avons-nous été invités en Irak ? Il y a actuellement en Irak et en Afghanistan deux gouvernements démocratiquement élus, et nous sommes présents là-bas sur leur invitation. Ce sont des gouvernements souverains, mais nous sommes actuellement présents sur leur territoire. Vous voulez dire que, s’ils nous demandaient de nous retirer, nous partirions ? Non, Helen, je parle du présent. Nous sommes là-bas sur leur invitation. Ce sont des gouvernements souverains. Je parle également du présent. Nous faisons tout notre possible pour entraîner et équiper leurs forces de sécurité afin qu’ils puissent assurer eux-mêmes leur sécurité et se forger un avenir libre et démocratique. Avons-nous envahi ces pays ? … (A cet instant, Scott McClellan donna la parole à un autre journaliste.) Les jours comme celui-là, je regrette que le grand Sam Donaldson d’ABC ne soit plus là pour soutenir mes questions comme il le faisait jadis, service que je lui rendais d’ailleurs, ainsi qu’aux autres audacieux. Le fait est qu’ils ne sont plus là, ces bons vieux pros, les journalistes que j’ai connus par le passé, en activité pour la plupart pendant la Seconde Guerre mondiale puis pendant celle du Vietnam, capables d’observer l’hypocrisie et la bêtise gouvernementales dans une perspective historique. Je crois sincèrement que, si des journalistes avaient mis l’accent sur les lacunes des politiques de guerre du gouvernement Bush, ils auraient pu épargner à notre pays cette douleur et la perte de tant de vies américaines et irakiennes. Il est grand temps que la presse oublie la ligne du parti et ose poser les questions difficiles, quelles qu’en soient les conséquences. Helen Thomas
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épices & saveurs ●
ODE À UN MONDE ENGLOUTI
La veuve aux pieds nus Dans un village de Sardaigne, une femme entreprend de venger son mari. Le nouveau roman de Salvatore Niffoi est à la fois un polar et une tragédie grecque.
OUZBÉKISTAN Oh ma ■
saucisse bien-aimée
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CORRIERE DELLA SERA (extraits) Basso Cannarsa/Opale
Milan es épreuves du nouveau roman de Salvatore Niffoi, La Vedova Scalza* [La veuve aux pieds nus], viennent d’arriver à la rédaction. Je les attendais avec impatience : ce livre sera-t-il aussi beau que son précédent, La Leggenda di Redenta Tiria ? Je commence à lire. Quelques lignes et je m’interromps. Je prends, dans un tiroir, le carnet où je recopie les premières phrases qui me plaisent le plus. Je cherche une page blanche et transcris l’incipit de La Vedova Scalza : “On me l’amena à la maison un matin de juin, dépouillé et dépecé à coups de hache comme un cochon. Il ne lui restait pas même une goutte de sang.” Mon appréhension se dissipe. Niffoi est parti du bon pied. Je reprends ma lecture. Je m’arrête à la fin de la première page pour recopier cette scène de pur théâtre élisabéthain. Mintonia, le personnage principal, la veuve aux pieds nus, la femme qui a reçu le cadavre de son mari Micheddu en morceaux, lave le cœur de son bien-aimé : “Son cœur, je le rinçai à part, dans de l’eau et du vinaigre, puis je l’enveloppai dans du papier huilé et le plaçai sous le coussin du cercueil.” Je me remets à lire, gagné à présent par cette atmosphère de tragédie. Et, comme dans une tragédie grecque justement, après avoir pris soin des restes de Micheddu, Mintonia commence à mettre au point sa vengeance, en contemplant la lune, la nuit, ou en marchant pendant des mois, en silence, parmi les champs d’orge et d’avoine. L’histoire se passe en Sardaigne pendant le fascisme (et dans les années 1980). Mintonia a 10 ans lorsqu’elle tombe amoureuse, au premier regard, de Micheddu. Lui est un jeune gaillard qui sait se faire respecter, un balente, comme on dit dans la région de la Barbagia, la terre de Niffoi et de ses histoires. Mintonia aussi sait se fait respecter. Une fois, elle a arraché d’un coup de dent “le lobe de l’oreille avec sa boucle de baptême” d’une cousine qui avait insinué des choses à son sujet. Elle a aussi menacé avec une baïonnette Don Zippula, un prêtre qui la harcelait. Mintonia et Micheddu se donnent leur premier rendez-vous un après-midi de juillet. Il lui offre “un cornet de châtaignes sèches” et lui fait “tirer deux fois sur une cigarette sans filtre qu’il avait volée au comptoir du marchand de tabac”. Puis il l’embrasse. “Ce fut plus doux que de sucer d’un trait le nectar de mille pervenches.” Un peu plus tard, il y a eu cette journée à la mer, qui devient le plus beau jour de leur vie. “Ce fut là que Micheddu me
ême aux pires moments de pénurie, juste avant l’ef fondrement de l’Union soviétique, il y avait une variété de saucisson que l’on arrivait toujours à trouver en Ouzbékistan. Elle était cer tes assez par ticulière, et ne se vendait pas en magasin mais uniquement au marché. C’était le kazy, à base de viande de cheval. Le kazy n’est pas un saucisson ordinaire, c’est un produit de fête, qui se doit de figurer au menu de tout toï (un banquet ouzbek ou kazakh) digne de ce nom. Le kazy est ajouté au plov [riz pilaf], ou simplement coupé en rondelles et ser vi comme amuse-gueule. D’un goût excellent, riche en calories, il est réputé for tifiant. S’il reste rare en magasin, il est en vedette sur tous les marchés de Tachkent. Le long des grandes routes, on trouve également des stands qui en font commerce. Protégé du soleil sous un tissu, il est vendu par filets entiers aux automobilistes. Ces stands s’appellent des kazy-bazary. L’un d’eux fait le coin des rues Sofia et Novomoskovskaïa, à Tachkent. Une dizaine de vendeurs y exposent de la marchandise toute fraîche, qui ressemble à des boyaux qu’on pourrait croire banalement remplis de tripes ou de viande crue. C’est d’ailleurs par fois le cas : le kazy se vend aussi bien cru que cuit, bouilli. S’il est cru, vous devrez le pocher vousmême, pendant environ deux heures, ce qui réduira son poids d’un tiers. Les hommes qui sont là maîtrisent tout le processus de fabrication, de l’achat de la viande de cheval au produit fini. D’après eux, pour faire un bon saucisson, bien tendre, le cheval doit être jeune et avoir été bien nourri : “Le kazy n’est pas répandu dans toute l’Asie centrale. Il n’y a que les Ouzbeks et les Kazakhs, les deux anciens peuples nomades, qui en font. Les Turkmènes et les Tadjiks iraniens ne mangent pas de cheval. Chez les Kazakhs, le kazy est aromatisé à l’ail. Nous, les Ouzbeks, n’ajoutons que du sel”, disent-ils. Ce produit se vend bien. Il est à la fois bon et sain, à la dif férence du saucisson ordinaire dont regorgent les magasins. Ce n’est pas que les producteurs ouzbeks soient malhonnêtes. Le problème est le trop faible pouvoir d’achat de la population. Si un kilo de viande permet de faire une soupe et de nourrir une famille de plusieurs personnes, un saucisson est, lui, tout de suite avalé. Ainsi, pour séduire une large clientèle, il est souvent fabriqué avec un ersatz de viande de cheval, qui permet d’abaisser son coût. On y ajoute ensuite des exhausteurs de goût, des conser vateurs, des colorants, et il acquiert un aspect commercialisable. Mais nous ne vous conseillons pas d’y goûter. Le kazy, c’est autre chose. Son image festive et sa recette simple mais éprouvée en garantissent la qualité. Alexeï Volossevitch, Fergana.ru (extraits), Moscou
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Biographie
Salvatore Niffoi est né en 1950 en Barbagia, une région montagneuse et reculée du centre de la Sardaigne, où survit l’esprit le plus authentique de l’île. C’est dans cette tradition – incarnée par le passé par le Prix Nobel de littérature Grazia Deledda – que Niffoi puise l’inspiration de ses récits. Après avoir fait des études de littérature à Rome, il est retourné dans son village natal d’Orani, où il est professeur de collège. Auteur prolifique, Niffoi a écrit 35 romans, dont certains seulement ont été publiés. Ses deux derniers, La Leggenda di Redenta Tiria et La Vedova Scalza, parus chez le grand éditeur Adelphi, sont de grands succès en Italie. Le Facteur de Pirakerfa (Zulma, 2004) est le seul de ses livres traduit en français.
prit pour la première fois. Je sentis en moi un trouble silencieux et, sur la peau, plein de petites épines qui me piquaient.” Il s’éloigne pour “s’arranger” et revient avec un bouquet d’églantines et de tiges de jonc qu’il dispose dans ses cheveux et lui donne un baiser “long comme un train”. C’est un grand amour, mais un amour marqué par le sort. Micheddu s’est mis à dos les fascistes et les carabiniers. A cause de son caractère, mais aussi à cause d’une femme, une étrangère. Elle s’appelle Ruffina et c’est la femme du brigadier Centini, qui commande la gendarmerie locale. Micheddu “disait que la chair de femme de flic est toujours meilleure que les autres”. Et c’est là que les mésaventures commencent. Micheddu prendra le maquis… J’arrive à la scène capitale, celle où Mintonia s’habille avant d’accomplir sa vengeance. Elle va séduire l’homme qui a décrété la mort de son mari. Elle se teint les lèvres “d’un rouge sombre de la couleur des baies noires du sureau”. Dans un premier temps, elle va se donner à lui. Dernières retouches, quelques gouttes de parfum Tempête et ses bas de deuil roulés “jusqu’au-dessus du genou”. Puis vient la grande scène finale, que je ne vous raconte pas. La Vedova Scalza est une tragédie grecque, un western, un roman noir, un livre d’horreur, comme lorsque Mintonia rêve de son époux mort : “Tout à coup, son visage devint noir et il se mit à parler d’une voix rauque, comme s’il avait mâché des feuilles d’ortie. Il raclait les mots dans sa gorge en les accompagnant de sons primitifs : crò crò crò, mì mì mì, tò tò tò. Sa voix semblait venir de l’au-delà.” C’est mieux que Kill Bill de Quentin Tarantino, plus austère. J’ai fini. Le livre est beau, comme La Leggenda. J’appelle Niffoi, je lui dis que son écriture est une bénédiction qui fait oublier la malédiction de la vie. Il me répond qu’il écrit pour rappeler comment étaient les Sardes. “Un tsunami anthropologique a dévasté l’île, comme ce qui se passe actuellement en Chine, à Pékin. On ne peut pas passer, en une génération, des brebis aux portables.” C’est aussi pour cela qu’il emploie autant de mots sardes dans son roman. Antonio D’Orrico * Ed. Adelphi, Milan, 2006. Pas encore traduit en français.
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UNE SOIRÉE DANS LA BRASSERIE CULTE DE PRAGUE
Les légendes du “Tigre d’or” La Pilsen coule à flots dans ce lieu convivial où serveurs et clients n’ont pas changé depuis des lustres. Et où l’écrivain Bohumil Hrabal aimait se saouler en compagnie de ses amis. REFLEX
Prague 14 h 50, dix minutes avant l’ouverture, nous sommes cinq à attendre devant la porte. Cinq minutes plus tard, nous sommes déjà douze. Et, quand la porte du petit couloir derrière la grille s’ouvre, nous sommes trente à nous ruer sur les chaises. “Ça fait vraiment voyage organisé”, plaisante un des clients. L’intérieur chaleureux nous accueille dans un bruit de chaises et de chopes de bière. D’ici un quart d’heure, on ne trouvera plus à s’asseoir. La brasserie U zlateho tygra [Au Tigre d’or] n’est pas un endroit comme les autres : ses habitués se comptent par centaines, voire par milliers, et elle a survécu à tous les régimes. Elle a encore une autre particularité. Karel Hulata, qui y travaille comme serveur depuis 1976, explique : “Ici, on ne sert pas d’alcool fort. Cela détruirait l’ambiance, la communication, la bonne humeur… Cela attirerait un autre genre de clientèle, et la brasserie deviendrait une taverne. Ce qui ferait partir beaucoup de nos habitués.” Puis il ajoute : “L’eau-de-vie, même sous le régime communiste, la direction n’a pas réussi à nous l’imposer, tellement les habitués avaient de l’autorité déjà à l’époque. Ici, on vient chercher la bonne humeur, tailler une bavette ou être tranquille tout simplement ; personne ne sème la pagaille.” Et, puisqu’on parle de curiosités, il faut souligner que le chroniqueur Kosmas évoquait déjà, en 1091, la rue où se trouve la brasserie. Cette rue, qui est sans doute l’une des plus anciennes de Prague, s’appelait à l’époque Vysehradska cesta [le chemin de Vysehrad], car elle reliait le château de Prague au palais de Vysehrad. Plus tard, elle fut rebaptisée rue sv. Jilji [Saint-Gilles] d’après l’église qui s’y trouve toujours, puis s’appela un temps Dominikanska [rue des Dominicains], avant de recevoir, en 1848, son nom actuel, Husova [rue Jan Hus]. Située au numéro 17, la maison qui abrite la brasserie était à l’origine de style gothique et possède des caves romanes. Il en est fait pour la première fois mention en 1422, quand elle portait l’enseigne “Kraf” qui signifie “crochet”, “ancre” ou “pioche”. L’écrivain Bohumil Hrabal [19141997], l’un des plus célèbres habitués de la brasserie, avait d’ailleurs l’habitude de dire qu’il allait “au Crochet”. La maison abritait en effet au XVe siècle un florissant atelier de coutellerie. En 1523, le nouveau propriétaire, Jakub Mracek, la rebaptisa Au Lion noir. Mais, une autre maison à Prague portant déjà ce nom, elle devint, en 1786, Au Tigre d’or. Dans les années 1830, la brasserie devient un café où se réunit l’élite du réveil national tchèque, les Palacky, Celakovsky, Tyl, Mácha et Sabina.
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Célébrités
Le Tigre d’or peut se vanter d’avoir reçu la visite de beaucoup de clients célèbres. Parmi ceux-ci, un certain Bill Clinton est venu le 11 janvier 1994 en compagnie du président tchèque Václav Havel et de Bohumil Hrabal. Il a avalé trois bières et mangé une escalope panée – et le lendemain, à en croire la presse, il a sauté son jogging habituel.
■ Photos de Tomas Tesar
L’entrée de l’établissement sous la protection du tigre.
C’était une salle de lecture de la presse tchèque et étrangère, un lieu de débats passionnés et de divertissement intellectuel. On ne sait pas exactement quand le café est redevenu une brasserie. Ce qui est certain, en revanche, c’est que, dès le début, c’est de la Pilsen qui coulait des robinets. La brasserie doit beaucoup de sa renommée et de son atmosphère à Frantisek Skorepa, qui en prit les rênes en 1935. Il ne cachait pas qu’il préférait que les femmes ne viennent pas chez lui : en présence de femmes, disait-il, les hommes ont tendance à faire les intéressants et à délaisser la conversation, ce qui n’est pas bon pour le commerce. M. Skorepa suggérait donc aux dames qui entraient d’aller plutôt faire un tour au cinéma Metro tout proche, et proposait même de leur offrir un billet pour la séance. C’est aussi ce qu’il fit avec une certaine Helena Prymkova, le 6 avril 1946. Ce jourlà se tenait une fête d’anniversaire en l’honneur de l’acteur Rudolf Deyl, et Helena et son mari,Václav Prymek, pilote de la Royal Air Force britannique pendant la Seconde Guerre mondiale et excellent conteur, y étaient conviés. Non seulement la jeune femme préféra passer toute la soirée à la brasserie mais, en partant, elle eut droit à un compliment exceptionnel de la part de M. Skorepa. Les 44 traits figurant sur la note des époux faisaient état d’autant de bières bues à parts égales. Une fois la note encaissée, M. Skorepa s’agenouilla aux pieds de la jeune femme et, otant son couvre-chef, il proclama solennellement que la place à côté de la caisse où elle était assise lui serait à jamais réservée. Et que cette consigne, il la transmettrait à ceux qui prendraient sa suite, pour qu’eux-mêmes la transmettent à leur tour à leurs successeurs. Ce qui fut fait. Mme Helena vient toujours, chaque mardi. Elle a fêté en avril ses soixante ans de Tigre d’or. A la table B, Mme Helena a survécu à toutes les étapes de l’édification du socialisme. “Au départ, on était très vigilants, on avait peur qu’un indic ne vienne s’asseoir à notre table. Mais après, cela nous était égal et, au contraire, si l’on avait l’occasion de se moquer de quelqu’un de cette engeance, on était contents.” Peu de gens savent que ce sont les époux Prymek qui ont emmené Bohumil Hrabal au Tigre
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d’or pour la première fois. “On avait l’habitude d’aller au théâtre dans le quartier de Liben, où l’on avait des amis parmi les acteurs.Un soir,alors qu’on se retrouvait avec les amis après le spectacle, quelqu’un a parlé d’un machiniste du théâtre qui, en fait, était juriste de formation, et qui avait tout le temps des problèmes et voulait devenir écrivain. Puis, nous l’avons rencontré et invité au Tigre. C’était au début des années 1950.” Mme Prymek est une grande amatrice de théâtre mais aussi de football, depuis qu’à l’âge de 10 ans elle fut emmenée par son père voir l’équipe tchécoslovaque disputer la finale de la Coupe du monde en Italie. Elle tutoyait Planicka, Chovanec, Siegel et d’autres légendes du football tchèque. Un jour, vous la croisez à la première d’une pièce de théâtre, le lendemain à la tribune de son club adoré, le Sparta. Quand une controverse au sujet du football oppose les habitués du Tigre, c’est elle qui fait l’arbitre. Lorsqu’elle a perdu son mari, Hrabal l’a invitée à sa table. A cette époque, il l’appelait déjà depuis longtemps “The First Beer Lady”. “C’est que ma place à côté de la caisse me rappelait trop mon colonel de mari et, chaque fois que je m’y installais, je me mettais à pleurer. Je suis restée cinq ans à la table de Hrabal et de ses amis.” On pourrait écrire un livre entier sur le romancier Hrabal, Bogan pour les intimes, et la brasserie Au Tigre d’or. C’est ce qu’a d’ailleurs fait récemment Tomás Mazal, photographe attitré de Hrabal et lui aussi habitué du Tigre. Depuis peu, un buste complète la collection de portraits et de photos de Hrabal sur les murs. Il est situé juste en face de l’entrée, exposé au regard des touristes. Pour être juste, il devrait être situé dans la pièce du fond, près des grands et petits trophées de chasse sous lesquels le grand “palabreur” avait l’habitude de s’asseoir. Un lieu d’histoires légendaires. Ainsi, un après-midi, une de ses lectrices est venue le voir avec un sac plein de livres : “Maître, voulez-vous bien me les dédicacer ?”“Est-ce que je suis un maître, moi ? Planicka ou Zatopek [footballeurs légendaires] ça, c’était des maîtres ! Et puis madame, on ne dérange pas un écrivain quand il n’est pas encore saoul !” La dame est repartie bredouille mais est réapparue quelques jours plus tard dans la soirée. Cette fois, elle reçut comme réponse : “Madame, on ne dérange pas un écrivain quand il est saoul.” Autrement, à en croire Tomás Mazal, le maître signait n’importe quoi à n’importe qui. Karel Hulata se souvient d’une autre vieille histoire : la brasserie, comme tous les établissements de sa catégorie, n’avait pas le droit de prendre de réservations. Alors, pour bloquer une table pour les habitués, on posait les chaises renversées sur cette table. Un jour, quelqu’un s’est plaint auprès de l’administration, qui a dépêché un inspecteur sur les lieux. Une fois sur place, il s’est mis à descendre toutes les chaises des tables jusqu’à ce qu’il arrive sous les cornes. C’est là qu’il s’est heurté à un certain M. Liska, qui l’a entrepris de telle façon que le bonhomme est parti en pleurant ! Depuis, personne n’est jamais venu remettre en question la méthode habituelle de réservation. Au début des années 1980, beaucoup de cafés et de brasseries traditionnels ont disparu à jamais, et le Tigre d’or a bien failli connaître le même sort.
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carnet de route Y ALLER ■ Les compagnies nationales CSA et Air France assurent la liaison vers Prague. La compagnie à bas coût SkyEurope (http://www.skyeurope.com) propose des prix imbattables, à par tir de 39 euros l’aller, au départ de Paris et de Nice. Pour les amateurs de bus, s’adresser à Eurolines (http://www.eurolines.fr), billet aller à partir de 38 euros. SE RENSEIGNER ■ Auprès de l’Office national du tourisme tchèque (tél. : 01 53 73 00 32, http://www.czechtourism.com).
À BOIRE, À VOIR ■ Les brasseries font partie du
“On ne dérange pas un écrivain s’il n’est pas encore saoul” qui est sorti le lendemain. Et puis, d’autres articles sont parus dans les autres quotidiens. La nation défendait sa brasserie, son monument national.” Une fois le danger passé, les journalistes étaient fiers d’avoir contribué à sauver le Tigre. C’était vrai en partie, mais le plus important a résidé dans la volonté des propriétaires. “Une fois les restitutions [des biens confisqués sous le communisme] réglées, la nouvelle propriétaire, la petite-nièce de Frantisek Skorepa, a dit clairement que la dernière volonté de son grand-oncle était que la brasserie continue. C’est ce qui a été le plus important”, explique M. Hulata. Ici, un client n’est pas juste un client, ni un garçon, juste un membre du personnel. Au fil des années, les deux catégories se sont tellement liées d’amitié qu’elles vont ensemble aux matchs de football ou aux champignons. La brasserie a aussi son équipe de foot. Pas étonnant non plus que les barmans et les garçons soient les mêmes depuis des années. Ils vivent avec le Tigre, comme les habi-
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La grande salle de la brasserie avec, au fond, le portrait du romancier Bohumil Hrabal. La fidède des fidèles : Helena Prymkova, qui fréquente ce lieu depuis soixante ans.
A lire
Pour pénétrer dans l’univers du Tigre d’or, le meilleur moyen est de passer par l’œuvre de son client le plus célèbre, l’écrivain Bohumil Hrabal (1914-1997). Parmi ses livres traduits en français, on peut lire chez Gallimard Trains étroitement surveillés (2004) et La Chevelure sacrifiée (2003) ; aux éditions du Seuil, Une trop bruyante solitude (1997), Lettres à Doubenka (1994) et Les Noces dans la maison (1990). Son dernier titre paru est Jarmilka suivi de La Machine atomique Perko et Interview sur le barrage de l’Eternité (L’Esprit des péninsules, 2004). Pour en savoir plus sur l’auteur : Bohumil Hrabal, palabres et existence suivi de Caïn, récit existentiel (Presses universitaires ParisSorbonne, 2003).
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Château de Prague 2 Malá Strana (Petit Côté) Parc de Petrín
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Hradcany ■
5 Quartier Juif Place de la Vieille-Ville Pont Charle Husova s U zlateho tygra (Au Tigre d’or) Staré Mesto (Vieille Ville) 1
3 Nové Mesto (Nouvelle Ville)
Principales brasseries de Prague
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tués. En plus, dans le métier, il est prestigieux de travailler à la brasserie du Tigre d’or.Tout cela crée une atmosphère de convivialité et de solidarité. Pendant les grandes inondations de Prague, en 2002, l’eau a envahi les caves de la brasserie, qui est restée fermée pendant trois semaines. Les caves ont été remises en état en grande partie grâce aux clients. Ils avaient téléphoné à M. Hulata pour dire qu’ils arrivaient. Au nombre des habitués figure Zdena Spanek, une Praguoise résidant depuis longtemps à New York. Elle fait souvent l’aller-retour juste pour le week-end et vient à la brasserie directement de l’aéroport. Un autre habitué, Rober Sip, un fonctionnaire qui a bu sa première bière ici en 1955. Parmi les clients du Tigre, il y avait un Japonais qui est venu pendant des années. Un garçon sympathique qui étudiait le tchèque et traduisait Hrabal. De retour à Tokyo, il a raconté à ses professeurs qu’il avait bu la meilleure bière du monde au Tigre. Ceux-ci ne le croyant pas – il paraît que les Japonais sont très fiers de leur bière –, ils ont décidé d’aller vérifier sur place. Le jeune homme est revenu flanqué de deux professeurs octogénaires. Arrivés un après-midi à l’aéroport, ils sont venus directement au Tigre, ont bu une bière, puis une autre, puis une troisième, et ils ont dit “Tu avais raison, Yuki” et ont repris l’avion le soir même. Avant, les cercles d’habitués se réunissaient plus régulièrement qu’aujourd’hui, où la vie a pris un rythme plus accéléré. De plus, les habitants du centre-ville ayant été chassés des rues avoisinantes, vous ne verrez plus les habitués de la rue Maisel ou de la rue Charles, qui représentaient jusqu’il n’y a pas très longtemps un pan de la tradition locale. Il y a toutefois des clients qui viennent des banlieues de Prague, mais aussi de villes plus lointaines comme Usti ou Strakonice. Pour savoir quel cercle d’habitués vient et à quelle heure, il suffit de regarder dans le grand registre usé qui trône sur le comptoir : les alpinistes, les hrabaliens, les journalistes de la télé, les acteurs, les marionnettistes, les professeurs, les jardiniers, les sportifs olympiques, les hockeyeurs, les footballeurs et bien d’autres. Les cercles, groupes, groupuscules ou individus prennent place aux tables A ou B, derrière le rideau, sous les petits ou les grands trophées de chasse ou dans le jardin d’hiver. La magie des lieux tient aussi à la patine et à l’odeur qui se sont déposées au fil des années dans un décor qui n’a pas changé. Les tables de chêne datent des années 1950 et les lambris ont à peu près le même âge. Après tout, il suffit de venir voir. Au pire, vous boirez les premières bières debout. Pavel Kovar
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“Des bruits couraient que la brasserie allait fermer et qu’à la place il y aurait un salon de thé, un bar ou peutêtre une boutique d’orfèvrerie… On connaissait même la date : le 30 juin 1992”, raconte M. Hulata. Le monde des habitués s’écroulait. Des pétitions circulèrent, signées par des footballeurs, des artistes et bien sûr par Bohumil Hrabal, mais aussi par le président Václav Havel. Frantisek Steiner, journaliste du quotidien aujourd’hui disparu Lidova democracie, se souvient : “Un jour, une pétition circulait à la brasserie.Tout le monde la signait.Alors, j’ai couru jusqu’au journal pour écrire un article sur le sujet,
très riche patrimoine praguois depuis des siècles. Voici quelques-unes des meilleures adresses de la ville. Une façon originale de faire connaissance avec la capitale tchèque et ses habitants. U Fleku, Kremencova 9-11, Prague 1. Ouvert tous les jours de 9 heures à 23 heures. Brasserie artisanale traditionnelle où l’on fait de la bière depuis plus de cinq cents ans. Un grand classique devenu, malheureusement, très touristique. Visite du musée de la Bière ou de la brasserie historique avec dégustation (http://www.ufleku.cz). Baracnicka Rychta, Trzsite 23, Prague 1. Ouvert tous les jours de 11 heures à 23 heures. Ambiance authentique de hospoda (auberge) tchèque. Restaurant et salle de danse avec un programme régulier. Lieu de rencontre de l’Association des habitants de Mala Strana. Ne pas hésiter à s’asseoir en bout d’une table occupée, c’est tout à fait admis et souvent le seul moyen de trouver une place (http://www.baracnickarychta.cz).
Novomestsky Pivovar, Vodickova 20, Prague 1. Ouver t du lundi au samedi de 11 h 30 à 23 h 30, le dimanche de midi à 22 heures. Excellente bière locale et plats typiques de qualité. Minibrasserie artisanale avec les machines à brasser à la vue des clients et une multitude de salles et une terrasse d’été (http://www.npivovar.cz). Pivovarsky Dum, Lipova 5, Prague 2, Ouvert tous les jours de 11 heures à 23 h 30. Une mini-brasserie-restaurant proposant sept sortes de bières de son propre cru et des spécialités comme la bière au café, au kirsch ou au froment, ou encore un mousseux à base de bière appelé “champe”. Tout cela accompagné de plats tchèques traditionnels (http://www.gastroinfo.cz/pivodum/Pindex.htm). Pivovarsky Klub, Krizikova 17, Prague 8 (à proximité de la gare routière Florenc). Ouvert tous les jours de 11 heures à 23 h 30. La plus petite brasserie artisanale de Prague, sinon du monde entier, propose aux clients de faire leur propre bière et aspire à devenir une adresse de référence pour tous les amateurs et dégustateurs de mousse. La “biérothèque” propose plus de 100 variétés venant des quatre coins du pays et organise des cours de dégustation et de brassage (http://www.gastroinfo.cz/pivoklub).
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insolites
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Quand mathématique rime avec poésie Pas besoin d’être Einstein pour comprendre priori, les mathématiques et la poéla règle du jeu : le nombre de syllabes de sie n’ont pas grand-chose à voir. De chaque vers est la somme des syllabes des plus en plus d’aspirants poètes relèdeux vers précédents. Le premier vers doit vent pourtant un défi improbable : donc comporter une syllabe, le deuxième, rédiger six vers obéissant aux règles de zéro plus un – soit une la suite de Fibonacci. syllabe, le troisième Ce n’est pas encore Fib deux syllabes, etc. un raz-de-marée, mais Fad La seule exigence de on n’en est pas loin, Must stop M. Pincus, c’est que le s’il faut en croire Gre- Verses breed poème s’arrête après le gory Pincus, à l’ori- Like Easter bunnies sixième vers, qui congine de cette mode. Internet will crash, my brain too. tient donc huit sylDébut avril, ce scénalabes. C’est peut-être riste de Los Angeles (Fib de la poésie pour mainvitait les lecteurs de Cette manie theux, mais l’obligason blog, , à com- Les vers se multiplient mots justes en restant poser ce qu’il a appellé Comme des lapins de Pâques des “Fibs” de six vers. Internet va planter, mon cerveau aussi) dans ce cadre strict inspire toutes sortes de D’autres blogs et sites personnes – acteurs, écrivains, écoliers et Internet ont relayé le défi. Résultat, une avocats. On trouve même un lien pour le avalanche de Fibs : plus de mille en quinze défi de M. Pincus sur un site d’actuariat jours. Tous ont en commun d’obéir aux et sur un site de musique électronique. règles de la suite de Fibonacci – élaboLe “fibbing”, si on peut appeler ça comme rée au XIIIe siècle par le mathématicien ça, est le moyen idéal de passer tranquilleLeonardo Fibonacci – et qui dicte le ment un long week-end… ou de devenir nombre de syllabes que doit comporter dingue, c’est selon. Et une fois qu’on a chaque vers. Les lecteurs de DaVinci Code commencé, on court toujours le risque de se souviennent peut-être que cette suite devenir accro, comme pour les mots croiétait la clé de l’un des premiers indices sés et le sudoku. dans l’enquête menée par les deux héros David Usborne, The Independent, Londres du roman.
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ABC
En odeur de ciné
Magique
On connaissait le cinérama, voici l’odorama : les salles de cinéma japonaises peuvent désormais agrémenter leurs projections d’ambiances olfactives inspirées par l’action du film. Pour la sortie du dernier film de Terrence Malick, Le Nouveau Monde, quelques heureux cinéphiles nippons ont
Elle pesait 105 000 kilos – et elle a disparu comme par enchantement. La majestueuse
ainsi eu droit à une scène d’amour déchirante, pimentée d’un subtil mélange d’huiles essentielles
structure métallique qui recouvrait le stade de tennis le plus grand du monde s’est
à la menthe poivrée et au romarin. En fait, le procédé utilisé n’est guère qu’un diffuseur d’arômes
volatilisée. Un mois de travail avait été nécessaire pour démonter la couverture du stade
high-tech, mais l’opérateur de télécoms japonais NTT a su doper son offre en proposant sur Inter-
sévillan de La Cartuja, qui accueillit la coupe Davis en 2004. Il a suffi d’une heure aux
net un catalogue de “séquences aromatiques” à télécharger, concoctées spécialement pour
voleurs pour faire main basse sur les 3 180 poutrelles métalliques.
(ABC, Madrid)
les grands succès du box-office. Idéal pour les histoires à l’eau de rose – version odoriférante. (Mainichi Daily News, Tokyo)
Mohamed Ali relève le gant
Pixels
Une image, ça peut rapporter gros, surtout celle d’un triple champion du monde de boxe, catégorie poids lourds. Un quart de siècle après être descendu du ring, Mohamed Ali entre dans l’arène du marketing. Pour 50 millions de dollars, il vient de céder les droits d’exploitation de son nom et de son image à la société new-yorkaise CKX. A 64 ans, bien qu’il soit atteint de la maladie de Parkinson, l’ancien boxeur n’a rien perdu de son aura – la vente de produits liés à son nom a rapporté jusqu’à 7 millions de dollars par an ces cinq dernières années –, ni de ses réflexes : il conserve 20 % du produit de ses droits, qu’il gérera grâce à sa propre société, baptisée GOAT, acronyme de “Greatest Of All Times” (“le plus grand de tous les temps”, modeste sobriquet qu’il s’était attribué à son heure de gloire). (Bloomberg.com)
Faust Winfried/Sipa,
La maman de Sylvester Stallone a des dons de divination. Elle lit les lignes – des fesses. Sous ses yeux experts, les replis et crevasses de votre postérieur révèlent “votre personnalité, votre avenir et votre chance en amour”. L’Inde antique et Babylone pratiquaient déjà cet art exigeant, indique le site Internet de Jackie Stallone. Inutile de se déculotter devant l’octogénaire. L’ancienne trapéziste se contente d’une photo (800 pixels minimum). Prix de la consultation : 125 dollars.
(Prediction, Croydon)
Sur le tard Nintendo fait dans le troisième âge. Le groupe de jeux vidéo lancera prochainement en Europe et aux EtatsUnis un “jeu d’entraînement cérébral” censé prévenir pertes de mémoire et autres troubles neurologiques. Au menu : sudoku, lecture et questions simples. Le joueur peut conserver les scores de ses précédentes parties, pour contrôler l’évolution de ses capacités cérébrales. Au Japon, Brain Age s’est vendu à DR
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3,9 millions d’exemplaires depuis mai 2005.
COURRIER INTERNATIONAL N° 809
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DU 4 AU 10 MAI 2006
(La Libre Belgique, Bruxelles)