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DE LA LITTÉRATURE AU CINÉMA
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genèse d'une écriture
par
Marie.Claire Ropars,Wuilleumier Maître-Assistant à l'Université de Vincennes
AVANT·PROPOS
Cet ouvrage est publié sous la direction Professeur à la Sorbonne.
©
LIBRAIRIE
ARMAND COLIN,
PARIS,
de
RENÉ PINTARD,
1970.
Parler littérature, lorsqu'il s'agit de cmema, ne relève pas nécessairement d'une rhétorique sur les arts comparés ni d'un artifice pour conférer au septième art l'auréole de la culture. Certes le cinéma, pour exister, n'a pas besoin de la littérature, et bien souvent il se fourvoie à l'imiter. Mais, pour le définir, la référence à l'expression littéraire peut constituer un utile repère, que les premiers cinéastes, par rapprochement ou confrontation avec elle aussi bien que par opposition, ne se sont pas fait faute d'emprunter. C'est que le cinéma, art jeune, connaît toutes les équivoques qu'une genèse récente peut infliger à une réalité esthétique définie comme nouvelle. Bien loin d'être lié, comme tous les autres arts, à une manifestation spontanée et individuelle de l'activité humaine, il ne doit son existence qu'à la convergence d'un certain nombre de techniques, rendues possibles par des découvertes scientifiques, et dont la complexité ne cesse de croître. Non que ce langage soit le seul à dépendre de techniques et à évoluer avec elles; mais, à la différence de tout autre forme d'expression, il ne se conçoit pas en dehors de celles-ci, qui interposent autant d'écrans entre l'œuvre et sa conception. Entre le peintre et sa toile, l'écrivain et le papier, nulle distance autre que celle de la main, du regard, de la pensée. Et, pour devenir tableau, s'il faut à la vision de l'artiste une surface, des couleurs, un pinceau, il n'est rien là qu'il ne puisse fabriquer soi-même ou trouver autour de lui: les matériaux préexistent aux techniques qui les font évoluer. Quant à l'œuvre, une fois achevée, elle peut être immédiatement reçue par qui veut la regarder. Dépouillement parfait, dont la littérature a constitué dans les origines le cas extrême: car, avant les plumes et le papier, il y a la voix, le geste, dont naissent poèmes ou spectacles, directement recueillis par le public. Dépendant au contraire, pour sa fabrication, d'une production industrielle, soumis dans sa distribution, à des
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ce qu'il révèle de nostalgie des origines - nostalgie qui persiste jusque dans la volonté affirmée depuis 1968 de transformer ce pouvoir de divertissement en instrument de combat politique. La confrontation renvoie ainsi, inévitablement, au problème de la spécificité. Il ne s'agit pas, bien au contraire, de l'éviter ici. Mais il paraît trop souvent résolu de façon arbitraire, et dans ,la méconnaissance réciproque, soit que les écrivains, pour l'imiter ou pour le rejeter, enferment le cin(rpa dans la seule «civilisation de l'image}), soit que la critique cinématographique, pour reprendre à la littérature son bien, ignore en cette dernière les puissances du style et se hâte d'y constater la faillite des mots s'efforçant en vain de faire naître l'image: Proust ne serait ainsi qu'un écrivain raté, un cinéaste en puissance à qui manqua seulement le cinéma. Pour éviter de semblables contresens, il paraît nécessaire, avant ,toute autre étude, de dégager les éléments constitutifs de chaque forme d'expression. Avec cette réserve - essentielle - que le cinéma est en devenir, se cherchant comme art à travers des techniques et des œuvres aussi bien qu'à travers d'autres arts, alors que la littérature, au stade où elle est parvenue, cherche sa propre contestation dans le récit qu'elle fait de soi. Aussi une définition de l'esthétique cinématographique ne peut intervenir, éventuellement, qu'au terme d'une analyse historique: entre les données immédiates du cinéma et la réalisation des œuvres cinématographiques, s'étend tout le champ de l'expérience et de la recherche. Trop de malentendus sont nés de ce que le cinéma se présente à la fois comme une technique nouvelle de communication et un moyen possible d'expression: au fur et à mesure que cette communication s'enracine dans les habitudes mentales d'un siècle, un champ plus vaste s'ouvre aux possibilités expressives. C'est ce développement que nous nous proposons de suivre ici, en analysant le rôle qu'y joua la confrontation avec l'expression littéraire. Dans cette étude, il faut le reconnaître, un certain parti pris a sa place. Le meilleur moyen d'en éliminer l'arbitraire est de donner à ce choix subjectif sa place, et cette place seulement. De la ligne qui confronte, tout au cours de
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l'histoire du septième art, littérature et cinéma, l'existence et l'importance ne peuvent être mises en doute. Qu'il se soit développé simultanément un tout autre cinéma expressionniste, onirique ou dramatique - dont l'authenticité ne doit rien à une rencontre avec l'esthétique littéraire n'est pas moins évident. Mais c'est là que se situent les données du choix. Si l'art cinématographique est en voie de constitution, un pari sur son avenir est à faire; nous parions pour un cinéma littéraire, conscients d'ailleurs des équivoques de ce terme, et désireux de le débarrasser de ses scories. Un film peut être littéraire par son sujet, son public, son réalisateur, ce qui a une signification plus sociologique que proprement esthétique; il peut l'être aussi par ses emprunts à des romans ou à des pièces - éter· nelles trahîsons dont il est grand temps de lever l'hypothèque; il peut l'être enfin par l'injection forcée de procédés littéraires dans les composantes de l'expression parole, ou même image. Mais si «littéraire}) signifie alors, à juste titre, anticinématographique, il ne s'ensuit pas nécessairement que la réciproque soit vraie, et que le cinéma soit voué éternellement à «être du cinéma}). Ironisant sur le «tape-à-l'œil du symbolisme}) dans les films d'OphüIs, un critique, d'ailleurs terroriste, s'exclamait: «Jamais un escalier monumental ne remplacera un roulement de hanches ... }) Dilemme quelque peu sommaire, qu'il s'agit de réfuter en situant à leur véritable niveau les possibilités littéraires de l'expression cinématographique. Le seul critère acceptable est celui de l'effet et de la portée d'une œuvre. Rien n'interdit que dans l'appproche qu'il fait de l'homme et du monde, le cinéma puisse, sans rien trahir des techniques qui lui sont propres, rivaliser avec l'expression littéraire, et atteindre la même puissance et la même complexité de parole, sans se limiter aux seules apparences que proposent les données immédiates de l'image, fussent-elles ineffables. Au risque de paraître iconoclastes, nous avouons nettement que notre intérêt va moins à la tradition du cinéma muet ou du cinéma américain qu'aux essais qui tentent d'arracher le cinéma au déterminisme de ses origines purement visuelles pour promouvoir en lui l'ordre de l'écriture. Etant bien entendu,
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contraintes commerciales, ne pouvant même être perçu sans intermédiaire pratique, l'objet hybride qu'est un film n'Qffre pas, au niveau de la réalisation, de plus sûres ga· rantitis d'unicité: entre la prise de vues, la prise de son, le montage, le scénario, la direction d'acteurs ou la mise en scène, le point d'impact de l'opération créatrice reste à délimiter; au point qu'on a parfois opposé à la notion d'auteur celle d'une réalisation collective; au point également qu'entre la production utilitaire et l'élaboration d'une œuvre, les barrières sont à la fois plus incertaines et plus fragiles: où finit la simple mise en œuvre des techniques, où commence la création cinématographique? Tout art distingue ses matériaux et ses techniques, mais ces dernières n'existent que par le langage qui les organise, et ce langage à travers l'écriture qui le fonde. Le propre du cinéma est de ne pouvoir séparer ses matériaux des techniques qui les fabriquent, et de rendre par là même très difficile la délimitation de son pouvoir d'expression. Inven· tion avant d'être création, il garde de son origine technologique à la fois la rigueur et la vacuité: s'il n'est rien sans les techniques, il peut être, par elles seules, autre chose qu'un art. Paradoxalement, cette différence de nature entre le cinéma et les autres formes d'expression appelle une perspective comparative. Si l'œuvre cinématographique ne relève pas toujours d'une création, il n'en devient que plus nécessaire de chercher en dehors du cinéma les critères d'une manifestation esthétique: en confrontant ce langage nouveau aux expressions ancestrales, ce sont ses aptitudes aussi bien que son originalité créatrice qu'il s'agit de cerner. Encore faut-il qu'un point commun rende la comparaison possible: un même objet relie la littérature et le cinéma, les opposant à tout autre langage; car si la peinture et la musique sont, pour reprendre le langage sartrien, du côté des choses, et la littérature du côté des signes, il semble bien que le cinéma ait penché, dès sa naissance, vers les signes. Loin de travailler avec des matériaux purs, ou purifiables, tels que le son ou la couleur, littérature et cinéma utilisent une matière chargée de sens - mots ou images, certes, mais traitant des hommes et du
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monde; et, de l'aventure humaine, ils peuvent modeler à leur gré les formes ou les rêves; d'où, entre eux, maints échanges ou rencontres, maintes influences également. C'est pourquoi la confrontation de la littérature et du cinéma remonte presqÙe aux origines de ce dernier. Toutefois elle a souvent constitué pour lui un handicap: jugé par rapport à une expression littéraire en pleine mutation, le cinéma s'est vu reléguer au rang de parent pauvre, héritier du mélodrame ou du roman-feuilleton, délégué à la distraction populaire, et permettant ainsi à la littérature de poursuivre son entreprise de purification. Et alors même que le cinéma avait affirmé son originalité, la référence à la littérature continuait encore à l'enfermer dans des limites qui consacraient son infériorité: «Le roman, écrit Nathalie Sarraute en 1950, laisse à d'autres arts ce qui ne lui appartient pas en propre... Le cinéma recueille et perfectionne ce que lui abandonne le roman}); car plus précisément: «Le lecteur, au lieu de demander au roman ce que tout bon roman lui a le plus souvent refusé, d'être un délassement facile, peut satisfaire au cinéma, sans effort et sans perte de temps inutile, son goût de personnages « vivants}) et des histoires.» Inversement, certains défenseurs du cinéma se sont contentés, pour fonder leur argumentation, de retourner l'infériorité en supériorité: de cette présence des personnages, de cette facilité à raconter des histoires, ils tirent un plaisir second, et exclusif, qui se nourrit de la mise en question de toute littérature, et cherche à préserver dans le cinéma le refus de l'intellectualité. Ainsi Queneau interdit au cinéma tout rapprochement avec la littérature: «Depuis L'Assassinat du duc de Guise, le cinéma s'efforce de devenir un art. Nul doute qu'il n'en soit un. Mais il a aussi peu de rapports (ou tout autant) avec la littérature que la sculpture avec la musique. Le cinéma est né en dehors des milieux «intellectuels })... Les appels qu'il fait à la littérature font penser à un flûtiste qui demanderait l'aide d'un architecte pour perfectionner son instrument. Il ne faut pas oublier que cet art est né dans les kermesses, a vécu dans les faubourgs, et s'est épanoui sans l'aide des gens cultivés.}) Le texte date, il est vrai, de 1945; mais il est encore d'actualité par tout
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d'ailleurs, que cette résistance à soi-même apparaît, fragmentairement, dès les premiers temps de son histoire et au sein même du cinéma traditionnel. Ainsi se dessine la perspective de cet ouvrage: on n'y trouvera ni un inventaire de films, ni une histoire exhaustive du langage cinématographique, ni même un historique complet des rapports entre la littérature et le cinéma; resteront dans l'ombre, par exemple, les transformations de l'expression audio-visuelle par la télévision, ou l'influence des techniques cinématographiques sur l'écriture théâtrale: les modifications de la littérature au contact du cinéma ne seront analysées que dans la mesure où elles ont rejailli sur les œuvres cinématographiques eUes-mêmes. L'enquête historique restera donc orientée par une recherche d'inspiration esthétique; et cette dernière sera centrée sur les rencontres que le cinéma a faites de la littéture et qui lui ont permis de développer son propre lan· gage. De ce langage, une terminologie linguistique ne pour· rait cerner que les composantes, et non le pouvoir final; c'est ce pouvoir dont nous voulions aussi rendre compte, dans les détails de sa genèse comme dans la complexité de ses effets; d'où le rejet d'un vocabulaire spécifiquement linguistique, malgré les risques de tâtonnement. Une teUe évolution ne s'est pas faite non plus sans méandres ou retours; aussi sa reconnaissance entraîne-t-eUe quelques ruptures dans la chronologie, soit par ellipses, soit par appels et reprises: si certains films seront abordés à leur place historique, d'autres apparaîtront en anticipation ou rejet, suivant qu'ils prolongent un courant, ou amorcent une nouveUe étape; d'autres enfin, à cause de leur importance, se trouveront répartis sur plusieurs niveaux: ainsi d'Octobre ou d'Hiroshima mon amour, que nous considérons comme des films de rupture. Il ne saurait être question enfin de donner à chaque analyse une place égale: dans certains cas, seules des indications bibliographiques ou des orientations de recherche pourront être proposées. La mise en évidence d'une ligne dynamique implique d'ailleurs de recourir à des approches différentes suivant qu'elle se dessine avec plus ou moins d'acuité: si les tendances générales du cinéma muet pourront être évoquées
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avec un certain recul, une étude systématique des théories d'auteurs s'impose lorsqu'elles se veulent, comme au temps de la caméra-stylo, particulièrement novatrices; tandis que seule une analyse détaillée de certaines œuvres proches comme celles de Resnais pourra justifier la place qui leur sera donnée dans cette quête du cinéma par lui-même. Car il s'agit moins ici de définir ce qu'est le cinéma que de découvrir ce qu'il peut. Si cet ouvrage, en posant la question, apporte une réponse, peut-être les termes de la question et ceux de la réponse auront-ils été suffisamment délimités pour permettre au lecteur, s'il le désire, de fonder d'autres choix.
CHAPITRE
1
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PRÉALABLES ET PERSPECTIVES POUR UNE COMPARAISON
De quelques confusions Pour comparer deux modes d'expression sans méconnaître leur originalité respective, il convient deIll~~!lrer l'étendue de leurs différences et de situer leniveall méthodo1ogIque ou cbnJJllericent les possibilités de corÏfiOlrtation. Vérité de La Palice certes, mais sa reconnaissance évitera quelques malentendus. Car si le cinéma a pu acquérir les mêmes pouvoirs que l'expression littéraire, rien, dans ses données initiales, ne l'y prédestinait absolument. L'analyse de quelques rapprochements arbitraires peut être, sur ce point, fort éclairante: il est encore des critiques capables de s'étonner en découvrant, dans la littérature des temps passés, certaines techniques de description qu'ils qualifient aussitôt de spécifiquement cinématographiques, ce qui leur permet d'ériger du même coup leurs auteurs en précurseurs révolutionnaires du septième art: ainsi Homère et Proust, Virgile et Racine compteraient parmi les ancêtres les plus prestigieux du cinéma. Cet effort pour inventer des cinéastes en puissance chez les romanciers et les poètes tente de se justifier par l'utilisation analogique de termes qui servent à définir, au cinéma, la nature ou l'enchaînement des images, la position ou le mouvement de la ,caméra: gr~s plan, montage alterné, fondu-enchaîné, plongee, panoramIque ou travelling-arrière - ces procédés existent effectivement dans tous les auteurs cités;
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mais la même découverte pourrait se faire chez la plupart des romanciers du XIX" siècle et des poètes épiques ou lyriques. A qui s'exclame sur les déplacements de caméra dans les descriptions proustiennes, il serait aisé de propos-er, et d'opposer, la mise en place des scènes balzaciennes, où le passage du plan d'ensemble au gros plan, l'évocation alternée des visages en champ-contrechamp intensifient les effets dramatiques; le recours à la technique des «restrictions de champ» a permis d'éclairer la nature du roman stendhalien; et si Agrippa d'Aubigné, dans certains passages des Tragiques, rythme sa vision en centrant de plus en plus le regard sur quelques détails dont l'horreur devient symbolique, une attitude parallèle et inverse se trouve dans le fragment d'Adonis où La Fontaine, en décrivant les amants endormis, prend sur eux une vue de plus en plus plongeante, comme s'il s'en éloignait progressivement. L'abondance de ces rencontres doit faire réfléchir, leur localisation également. Il en est peu au théâtre, et uniquement dans les passages narratifs. C'est que, pour celui qui veut raconter, le problème est avant tout de faire voir, afin de mieux convaincre auditeur ou lecteur de sa véracité. Au fur et à mesure que les romanciers prétendront davantage observer la réalité, ils feront appel à l'enracinement ou à l'alternance des points de vue, seuls capables à leurs yeux de rendre plus authentiques leurs récits; et au fur et à mesure que la poésie s'éloignera davantage de ses origines épiques - donc narratives -, au fur et à mesure qu'elle tendra à constituer le poème en objet absolu, ignorant le temps et habitant un espace mythique, l'image y apparaîtra de moins en moins située, de plus en plus absorbée dans le nom, la forme ou la couleur de chaque chose prise en elle-même. C'est donc le genrenuaxratif en lui-même qui appelle ces mises en situation du regard prétendues spécifiques du cinéma. Aussi ne peut-il être question d'employer un vocabulaire cinématographique à leur propos que pour mieux dégager la spécificité de chacune d'entre elles: les glissements de caméra dans les longues phrases de Proust émanent d'un autre observateur que le montage alterné et omniscient de Balzac ou le
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point de vue volontairement restreint de Stendhal; et chacune de ces approches renvoie à un univers romanesque différent, à une façon différente de faire naître le monde par la parole et d'inventer sa vérité au travers d'un mensonge. La référence à l'art cinématographique, directement visuel, n'est qu'un intermédiaire commode, qui suggère simplement la présence de structures mentales communes à qui tente de raconter en montrant, ce qui est le propre d'une tendance romanesque et d'une direction poétique comme d'un aspect du cinéma. Encore faut-il bien remarquer que certains de ces procédés, comme la mobilité du regard ou le changement de point de vue, ne sont pas impliqués par les premières techniques cinématographiques; aux origines du cinéma, la caméra restait fixe et le montage n'existait pas; et si des modifications de points de vue apparaissent dans un des premiers films de Lumière comme L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat, ils tiennent aux déplacements des personnages ou des machines dans le champ, non à ceux de la caméra; quant à Méliès, il n'offre au spectateur que le point de vue «du monsieur de l'orchestre»: les tableaux changent, mais le regard qui les perçoit reste le même, immobilisé dans une seule position par rapport à la scène montrée. Et il fallut attendre Griffith pour que s'impose dans le montage d'un même film une succession de points de vue différents, allant souvent, pour une séquence, de la perspective la plus éloignée au gros plan le plus rapproché; attitude qu'il expliquait, selon G. Sadoul, en affirmant qu'il ne faisait là qu'imiter les procédés de certains romanciers du XIX· siècle: «Dickens écrivait de la façon dont je procède actuellement; cette histoire est en images, et c'est la seule différence 1 ». Déclaration éclairante, et qui conduit à un retournement de perspective: en fait, ce n'est pas le roman qui préfigure le cinéma, c'est le cinéma qui s'inscrit peu à peu dans une tradition, sinon romanesque, du moins narrative commune à tous les montreurs d'histoires. Tout au plu~ 1. Cité par 1963, p. 121.
Georges
SADOUL,
Histoire
du cinéma
mondial,
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peut-on affirmer que la présence et la diffusion des techniques cinématographiques, plus aisément repérables que les techniques littéraires, ont sensibilisé écrivains et critiques aux composantes organiques de la narrativité 1 ; mais, pour que ces techniques deviennent perceptibles, il fallait que leur insertion dans des récits en aient révélé l'existence et les possibilités; et c'est tout naturellement dans les formes narratives offertes par les récits littéraires que les premiers cinéastes ont trouvé un modèle pour l'agencement des histoires qu'ils allaient désormais raconter au cinéma.
Une grammaire cinématographique? Une égale possibilité narrative ne suffit pas à fonder la parenté du cinéma et de la littérature; encore faut-il étudier comment cette possibilité se réalise au cinéma. « Cette histoire est en images, et c'est la seule différence", disait donc Griffith: la différence est fondamentale, et interditLentre le cinéma et la littérature, tout rapprochement d'ordre linguistique. Pas plus qu'on ne peut considérer les techniques de cadrage ou de déplacement du point de vue comme propres au seul langage cinématographique, pas davantage en revanche on ne peut attribuer à chacun des plans formés par ces techniques un sens certain et unique. L'ambiguïté se manifeste à plusieurs niveaux. Elle apparaît tout d'abord dans l'évidence d'une distinction de nature entre le contenu du mot et celui de l'image _ évidêhce- qui mit toutefois quelque cinquante ans à être reconnue clairement, car elle contredisait tous les rêves tendant à faire du cinéma le véhicule d'une pensée traduite en images, qui allierait donc la certitude du sens à l'efficacité des choses visuelles. C'est sans doute dans une interprétation hâtive des théories élaborées à l'époque du
Flammarion, 1. Nous
reviendrons
sur
ce point
dans
le chapitre
VI.
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muet, et singulièrement par les cinéastes soviétiques, que se trouve la Source de l'assimilation traditionnellement opérée entre le cinéma et une langue. Les recherches de Dziga Vertov en particulier 1, parce qu'elles fondaient l'invention d'un discours cinématographique sur l'exploration de toutes les possibilités créatrices du montage, ont été utilisées pour faire de chaque plan l'équivalent d'un mot, de chaque séquence celui d'une phrase: alors que ses théories impliquent en réalité la reconnaissance du cinéma comme langage autonome, fondé sur l'organisation rythmique des matériaux visuels et sonores que lui procure l'enregistrement du réel, elles ont été souvent réduites aux formules les plus spectaculaires sur la «ciné-langue", les « ciné-phrases" et les «mots-thèmes,,; et c'est en méconnaissant la fonction proprement créatrice qu'y tient le montage, et en le réduisant à un mécanisme d'enchaînement que se sont constitués les traités de grammaire cinématographique, longtemps perpétués dans des Ouvrages de vulgarisation, et dont les travaux récents de Christian Metz ont montré l'impossibilité au niveau proprement linguistique. Si une langue est «un système de signes destiné à l'intercommunication 2", si elle suppose «un code fortement organisé 3", alors le cinéma ne peut être une langue, car l'image, à la différence du mot, n'est pas le support d'un concept dans lequel elle s'absorberait et qui serait universellement reconnu, à l'intérieur tout au m()ins d'un cadre historique et géographique délimité. A supposer que le cinéaste procède comme Dziga Vertov et enreprincipe du Kil1og1az (ou Ciné-œil), défini par Vertov, et les (documentaristes), repose Sur des montages de fragments vécus saisis à l'improviste, et anime en parti culer la réalisation des Kino-Pravdd (ou journaux cinématographiques d'actualités). Dans son manifeste de 1921, Dziga Vertov décrit ainsi le Ciné-œil: "Le Cinéma-œil _ Cinéma_ je-vois (je vois à travers l'appareil) le Cinéma-j'écris (j'écris sur la pellicule) - le Cinéma-j'organise (je monte un film) ... " Ciné-œil" _ pein_ ture de faits - mouvement pour le film sans jeu dramatique ... » Le point extrême de ses recherches Sur le montage apparaît dans L'Homme à la caméra (1929), film " cent pour cent en langage cinématographique ". 2. Christian METZ, "Le cinéma: langue ou langage? », in Communi_ cations, Le Seuil, 1964, nO 4, p. 81. 3. Ibid., p. 58, note 4.
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gistre d'abord des fragments de réalité pour les monter ensuite suivant les nécessités du sens qu'il veut transmettre, aucune image, si indifférenciée soit-elle, ne pourrait se réduire à l'abstraction d'un seul mot; même si un réalisateur se contente de filmer une chaise, l'éclairage du plan ainsi constitué, son cadrage, le fond sur lequel l'objet se détache et l'apparence même de cet objet ajouteront toutes sortes de connotations à la pure notion de chaise à moins de réduire cette dernière à ses seules lignes géométriques, et d'abandonner alors le cinéma pour le dessin: car un plan isolé et immobilisé n'appartient plus au langage cinématographique; et à partir du moment où il s'insérerait dans un ensemble mouvant, formé par le montage de plusieurs plans animés, la présence d'un unique élément graphique offrirait un caractère suffisamment insolite pour qu'il devienne, à son tour, porteur d'un sens proprement narratif, qui dépendrait entièrement des autres éléments avec lesquels il entrerait en relation. Quant à la fameuse expérience de Koulechov 1, utilisée souvent pour démontrer l'authenticité d'une ciné-langue, elle peut se retourner en fait contre cela même qu'on prétendait lui faire prouver: si le même visage impassible de l'acteur Mosjoukine, selon qu'il précédait le plan d'un revolver, d'une femme demi-nue ou d'une assiette fumante, parut exprimer tour à tour, aux yeux des mêmes spectateurs, la peur, le désir ou la faim, la perception de ces messages ne suppose pas nécessairement l'existence préalable d'un code fixe. Metz souligne au contraire, en déve-
1. Le
Kinoki
1. Sur le contenu exact de cette expenence, et en particulier des plans qui la composaient, les auteurs qui la rapportent ne concordent pas toujours: on parle tantôt de cercueil, tantôt de cadavre ou de revolver. Koulechov lui-même n'en donne pas une description très précise lorsqu'il l'évoque, près de cinquante ans après qu'elle ait eu lieu, dans une déclaration enregistrée à Moscou en 1965. Cf. Le Cinéma soviétique par ceux qui l'ont fait, Editeurs français réunis, 1966, pp. 63-71. L'essentiel de cette expérience ne concerne d'ailleurs pas le contenu des plans, mais leur montage: «l'effet Koulechov» tient à la possibilité qu'un même plan _ un visage parfaitement inexpressif, - tiré à plusieurs exemplaires et monté avec des objets différents, puisse recevoir des interprétations psychologiques opposées, dépendant précisément des relations qui le lient à ces objets divers.
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loppant des remarques de Béla Balazs et de Jean Mitry 1, que «l'effet Koulechov» révèle d'abord la présence d'une logique d'implication qui conduit natureIIement le spectateur à lire en termes de récit la succession de deux plans. Mais il en tire, comme le fait également Mitry 2, l'infirmation des pouvoirs créateurs conférés au montage par les théoriciens soviétiques. Et c'est pourtant sur ce pouvoir de création que Koulechov lui-même, près de cinquante ans après ses expériences, insiste avant tout: «Grâce au montage, l'on peut créer, pour ainsi dire, une nouveIIe géographie, un nouveau lieu de l'action, l'on peut créer ainsi de nouveaux rapports entre les objets, la nature, les personnages et les péripéties du film 3». Une distinction s'impose ici: la réaction, justifiée, contre les abus linguistiques entraînés par la notion de ciné-langue entraîne trop souvent une réaction injustifiée contre les théories sur la Souveraineté du montage; il s'agit, en fait, de deux niveaux différents - celui de la communication et celui de l'expression; et comme le prouvent par exemple les premières œuvres d'Eisenstein, et particulièrement Octobre, le montage peut être tout puissant, mais Sur le plan du langage et non sur celui d'une éventueIIe langue. C'est donc en réservant la question du montage qu'il faut en finir avec ceIIe de la langue. L'analyse des composantes de l'expérience Koulechov leur retire effectivement toute portée grammaticale: puisque plusieurs concepts différents peuvent être supportés par un seul signe - en l'occurrence le plan, unique, d'un visage -, c'est que ce visage en lui-même ne peut constituer, comme le ferait un mot, un signe unique. Dans l'ordre de la langue, en effet, quelles que soient les transformations apportées par l'écriture, il ne peut être question de donner à un mot un sens contraire à celui qu'il possède. Mais si un plan est susceptible de recevoir des significations opposées, c'est que ce plan n'a pas, par
1.
c.
METZ, op. cit., pp. 63-64.
2. Voir en particulier la page 284, in Esthétique et psychologie du cinéma t. l, Editions Universitaires, 1963. ' 3. KOULECHOV, op. cit., p. 64.
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lui-même, de signification propre déterminée par sa morphologie. II ne s'agit d'ailleurs là que d'une expérience limite, et qui relève de la filmologie beaucoup plus que de la création cinématographique; car sa réalisation se limite à l'assemblage de quelques plans particulièrement neutres en un bref fragment dépourvu de tout contexte. Le cinéma dispose, comme langage, d'un ensemble de moyens expressifs beaucoup plus complexes. Mais la réduction linguistique du cinéma s'est souvent appuyée également sur la codification de ces procédés: l'existence de fondus enchaînés, de fondus au noir, du volet ou de l'iris - tous artifices par lesquels le cinéma muet facilitait au spectateur la transition entre deux scènes ou deux plans - fut assimilée à une ponctuation permettant le découpage du film en phrases, paragraphes ou chapitres. Leur disparition presque totale dans le cinéma moderne suffit à leur ôter toute nécessité: si le passage du souvenir à l'actualité dans Hiroshima mon amour peut être compris sans recours aucun au flou ou à la surimpression, c'est que ce ne sont pas là des signes universels indispensables à la transmission du sens. Et il faudrait noter que le développement de l'écriture a impliqué, depuis le début des temps modernes, l'apparition de la ponctuation, alors que le cinéma a suivi l'évolution inverse; seule la littérature contemporaine tente aujourd'hui d'échapper aux contraintes syntaxiques en supprimant cette ponctuation, sans pouvoir toutefois l'abolir entièrement: le cinéma, lui - preuve supplémentaire, s'il en était besoin, que le récit y invente sa syntaxe, et non l'inverse -, peut s'en passer complètement. De plus grande importance, et de plus longue durée, ont été les tentatives de classification psycho-linguistique des cadrages et des mouvements d'appareil: dire a priori qu'un gros plan est pathétique, qu'une contre-plongée suggère l'écrasement et que les différents déplacements de la caméra peuvent recevoir des interprétations psychologiques différentes, déterminées par la nature et la direction du mouvement, c'est rétablir dans l'expression cinématographique un code, d'ordre sémiologique cette fois, où le cinéaste pourrait puiser infailliblement des signes
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objectifs pour ses messages. Mais il serait aisé de trouver mille exemples d'un même procédé recevant, suivant le contexte de chaque œuvre, des valeurs fort différentes: la multiplication des gros plans, dans la Jeanne d'Arc de Dreyer, estompe le caractère agressif qu'un gros plan isolé, celui de la mère à l'enfant, possède dans Le Cuirassé Potemkine .. et cette permanence visueUe substitue au pathétique d'Eisenstein le tragique propre à l'univers de Dreyer. Dans une même œuvre de Welles, Mister Arkadin, une contre-plongée évoque l'écrasement, le rêve ou la domination suivant le point de vue adopté à ce moment du récit. L'ouverture du champ, par un recul de la caméra, suggère à la fin de L'Intendant Sansho le détachement vis-à-vis d'une histoire qui s'achève et que Mizoguchi renonce à interroger plus longtemps; alors qu'un éloignement analogue à la fin de Au hasard Balthazar, parce qu'il donne à voir, pour la première fois, le monde dans son ensemble et propose donc une perception nouvelle de l'espace, signifie en même temps la promesse d'une vision élargie, et l'issue d'une marche menée jusque-là dans l'obscurité du sens. Enfin l'œuvre de Godard, en développant des mouvements d'appareils extrêmement libres, dégage les travellings et les panoramiques classiques de toute interprétation préalable et invite plus fermement encore à lire ces déplacements dans leurs relations réciproques à l'intérieur d'une œuvre, et de cette œuvre seulement: ainsi dans Week-end une série de travellings coupés à angle droit changera le monde naturel en une figure géométrique propre à faire passer le récit sur le plan du mythe. Ces analyses appellent plusieurs conclusions: la première, essentielle, et que Christian Metz a définitivement formulée, c'est qu'un plan, quel qu'il soit, contient trop d'éléments significatifs pour pouvoir se réduire à une unité morphologique: la plus petite unité filmique n'est donc pas l'équivalent d'un mot, mais d'une phrase; c'est un élément déjà syntaxique et qui situe le cinéma du côté de la parole, volonté d'expression, et non ~as de la ~angue, moyen de communication. Il ne peut alors etre questron d'y manier les images comme des mots ~t d'y enchaîn~r les plans suivant les règles de la grammaIre. Car «le cméma
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commence où le langage ordinaire finit: à la phrase, unité minimum du cinéaste, et plus haute unité organisée du langage 1». C'est situer d'emblée le cinéma du côté de la littérature, entendue ici comme organisation de la parole dans l'écriture, donc du côté de la création. Mais cela comme une possibilité seulement: car, et c'est sur ce point que nous nous séparerions des thèses de Christian Metz, l'existence de ce langage n'est pas donnée en soi, et son émergence implique un projet du réalisateur et une organisation globale des matériaux en vue de l'œuvre. De ce que l'image comporte en eUe une pluralité de sens - du sens à la différence du son et de la couleur, et non pas un sens, à la différence du mot -, il ne s'ensuit pas nécessairement que ce sens s'accomplisse en soi-même, quelle que soit la nature de l'intervention du réalisateur. Il faut plutôt la concevoir comme une éventualité complexe de signification, dont la détermination ou l'achèvement dépend avant tout de son engagement dans un ensemble et de la forme même de cet engagement. Le cinéma, dit Jean Mitry2, n'est pas génétiquement un langage, il le devient dans la mesure où il se constitue comme un art. Encore que ce dernier mot appeUe des éclaircissements, les termes du débat apparaissent nettement: si d'un côté un linguiste comme Christian Metz affirme que le cinéma est devenu en soi-même, hors toute intention créatrice, un langage, c'est qu'il considère que chaque élément cinématographique, même le plus médiocre, comporte toujours un effet expressif immédiatement transmis à travers la suite des plans, et directement perçu par le spectateur: un pur enregistrement de la réalité reste, en effet, une utopie; mais si un esthéticien comme Mitry soutient que seule l'intervention stylistique librement menée peut conduire le cinéma au langage, c'est qu'il donne au mot « langage» une valeur plus intellectuelle qu'expressive, y voyant «un moyen d'expression susceptible d'organiser, de construire et de communiquer des pensées 3». Oy~m~1" J' q..,'y t (J/. 1. C. METZ, op. cit., p. 84. 2. J. MITRY, op. cit., p. 147. 3. J. MITRY, ibid., p. 47.
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certes contester cette définition trop strictement abstraite dans la mesure où elle conduirait à voir l'accomplissement de l'art cinématographique dans la simple transmission des idées; mais il reste important toutefois de souligner dès maintenant le rôle déterminant que joue l'organisation de l'écriture dans l'élaboration du sens. Certes chaque image offre en elle-même la présence immédiate des hommes et des choses, des visages et des lieux, chargés naturellement d'expression. Mais la signification de cette expression peut varier profondément d'une œuvre à l'autre: alors qu'un film véhiculaire se contentera d'agencer ces éléments dans le sens de leur expressivité naturelle, le récit peut se constituer dans une résistance aux données immédiates, qui se trouveront transformées, œfusées ou intégrées dans un contexte différent. Entre le paysage de Capri offert par un quelconque documentaire, qui se bornerait, au niveau du commentaire, à en paraphraser la beauté, et le sens de dérision que lui donne Godard dans Le Mépris lorsqu'en l'insérant en contrepoint d'une histoire sordide il en fait le signe d'une splendeur désormais inaccessible à l'homme, il y a toute la distance qui sépare la reproduction du réel et sa transformation significative: une organisation narrative différente donnera à des plans apparemment équivalents des valeurs de sens opposées, dont la première se contentera de renforcer ,l'apparence formelle des matériaux, dont l'autre, au contraire, fera dépendre toute interprétation de ces matériaux des rapports qu'ils entretiennent avec le reste de l'œuvre. On retrouve ici, à propos du récit, les conclusions qu'apportait déjà l'expérience de Koulechov.
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à l'impossibilité d'analyser ces éléments sans tenir compte de leur enchaînement à d'autres éléments. C'est ce que souligne Christian Metz, puisque c'est au niveau de ces enchaînements, donc de la syntaxe, qu'il se propose de rétablir une classification: alors qu'il existe un nombre infini de plans, puisque le plan ressemble à un énoncé' complexe plus qu'à un mot, il n'existerait, en revanche, ) selon lui, qu'un nombre limité de types d'agencement entre les plans, repérables au niveau de la dénotation, c'est-à-dire du sens littéral du film. Mais cette thèse implique en fait un postulat - c'est que les films véhiculaires et les films narratifs sont faits de la même manière, toujours situés, il est vrai, du côté du langage, mais d'un langage donné en soi, et traité selon les cas avec plus ou moins de génie: «Un film de Fellini diffère d'un film de la marine américaine (destiné à enseigner aux recrues l'art de faire des nœuds), par le talent et par le but, non par ce qu'il y a de plus intime dans son mécanisme sémiologique 1.» En partant de ce postulat, Metz est amené à repérer dans l'ensemble des films narratifs un certain nombre de syntagmes communs: «Alors qu'une image ne ressemble jamais à une autre image, la grande majorité des films narratifs se ressemblent quant à leurs principales figures de syntagmes 2.» Le dénombrement de ces syntagmes est sujet d'ailleurs à des variations provoquées par le développement progressif d'une recherche encore embryonnaire: six, puis huit segments autonomes, définis comme des «agencements codifiés et signifiants au niveau des grandes unités du film et abstraction faite de l'élément sonore et parlé 3 », ont été successivement délimités par Metz et constituent pour lui la base syntaxique de toute expression cinématographique. Certes ces variations res-
Récit et syntaxe C'est en effet au niveau de la structure narrative que peut le mieux se débattre la façon dont le cinéma accède au langage. Car toute tentative pour en réduire les éléments minimum, dans. leur contenu .ou dans leur forme, à des signes linguistIques se heurte Immédiatement
1. c. METZ, op. cU., pp. 84-85. 2. C, METZ, «Quelques points de sémiologie du cmema », in Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, 1968, p. 104. Cet ouvrage rassemblant les principaux articles publiés par Metz, c'est à lui que nous nous référerons désormais. 3. C. METZ, « Problèmes de dénotation dans le film de fiction », op. cit., p. 122.
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tent ouvertes, et elles l'ont conduit à assouplir la fixité de son premier système; mais si le chiffre peut être amené à varier encore, ainsi que les oppositions qui règlent la classification, le principe de cette classification n'est pas remis en cause; et de la même manière que l'écriture dispose d'un nombre limité de propositions dont l'enchaînement donne à la phrase sa structure et son sens, de la même manière il serait possible, dans un état donné de développement du cinéma, de recenser un certain nombre de propositions cinématographiques, de pertinence narrative certes, puisqu'il s'agit de grandes unités, mais dont le repérage permettrait de définir une syntaxe stable, à partir de laquelle création et critique pourraient s'exercer. Ainsi un défilé rapide d'images changeantes, reliées entre elles par des fondus enchaînés ou des surimpressions, représenterait obligatoirement un montage fréquentatif correspondant à l'imparfait d'habitude ou de répétition et dont Sartre signala un exemple célèbre dans Citizen Kane, où O. Welles évoque par ce procédé la carrière théâtrale de Suzan, la femme de Kane: c'est, dit Sartre, «comme si le narrateur racontait: il l'obligeait à chanter partout, elle en était excédée; une fois elle essaya de lui dire ... 1". Un tel type de montage ne permettrait d'évoquer que l'idée fréquentative, utilisée avec plus ou moins de génie par les réalisateurs, dont l'originalité créatrice ne pourrait au fond s'exercer qu'au niveau du choix des images et de leur traitement à l'intérieur du montage, comme de l'insertion de ce montage dans une composition générale. La méthode proposée par Metz vise, encore une fois, une grammaire cinématographique; mais alors que les premiers théoriciens en établissaient une au prix d'une réduction abusive de l'image au mot, «la grande syntagmatique du film narratif 2", telle que la définit Metz, offre ceci de nouveau qu'elle respecte dans l'image la pluralité \ des signes et ne cherche un code qu'au niveau de la syn-
taxe du récit. C'est dire l'importance qu'elle revêt pour une appréhension objective de l'œuvre cinématographique, puisque pour la première fois se trouve proposée une grille critique qui ne méconnaîtrait pas la nature particulière de l'image, mais demanderait à la sémiologie du récit les fondements d'une approche linguistique du cinéma.
1. L'Ecran français, 1" août 1945. 2. Dans un article du mên1c titre, ln COlnm.w1icatiolls, nO 8, 1966' t article est repris ct fondu avec d'autres a~tic1es dans les « Problèm~ c~ dénotation dans le fîlrrl de fiction », op. clf. s e
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De la linguistique à la stylistique II semble toutefois que l'existence d'un tel code, comprenant un nombre limité d'agencements perceptibles comme tels, ne puisse être systématiquement vérifiée. L'exemple que nous avons choisi plus haut pour illustrer la définition du montage fréquentatif appelle en effet un certain nombre de remarques: tout d'abord Citizen Kane parut en 1941,donc une quarantaine d'années après la naissance du cinéma; or l'usage du montage fréquentatif dans ce film fut salué comme une nouveauté, ce qui implique déjà que le code syntaxique, si code il y a, bien loin de préexister à l'œuvre, se présente au contraire comme le fruit d'une invention stylistique, qui eut sans doute des précurseurs, mais dont Welles, par le caractère accompli de Citizen Kane, consacra l'existence. Noël Burch, dans sa Praxis du cinéma, signale d'ailleurs qu'à l'époque du muet l'enchaînement dont se sert ce type de montage était utilisé de façon très diverse, et qu'il fallut attendre longtemps après les débuts du parlant pour que s'établisse la convention qui fait du fondu - enchaîné le signe du passage du temps 1. Mais on constate en outre qu'après Citizen Kane la reprise du procédé, même si elle se fait avec d'autres images et dans une construction renouvelée, ne peut plus être sentie que comme «procédé", et non comme élément d'un code indifférencié: ce que Welles rendait nécessaire et significatif dans un récit tout entier orienté par la 1. N. BURCH,
Praxis du cinéma,
Gallimard,
1969, pp. 66-67.
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recherche du temps perdu s'appauvrit une fois transplanté hors de ce contexte, et devient, dans un film néo-réaliste comme Umberto D, l'instrument d'une introduction ou d'une transition remplissant un vide dans l'attente de l'événement. Et si au contraire l'apparition de flashes rapides, d'ailleurs débarrassés de tout fondu, crée dans la partie centrale de Muriel cette obscurité allusive qui donne au film son ampleur et sa profondeur, on s'aperçoit alors que bien loin d'évoquer une idée fréquentative ce montage, pourtant semblable à celui de Citizen Kane, apporte une valeur temporelle tout à fait nouvelle au cinéma, celle qui en alliant le passé simple de l'événement et l'imparfait de l'habitude ferait naître le doute sur le présent luimême. Aucun des incidents suggérés dans ce montage ne pourrait être répété, puisque le récit les présente comme des actions uniques et différentes - bribes de conversa(tions, rencontres, regards; et ce que leur apporte alors 1 la brièveté du montage, c'est un caractère elliptique, une \ fragmentation, une hésitation, ouvrant au cœur du film \ l'incertitude, le désordre et l'angoisse. Ainsi, et contrairement à ce qui se passe dans la syntaxe véritable, les éléments linguistiques de l'expression cinématographique n'ont pu se développer que peu à peu, et par l'intervention d'une recherche stylistique; mais il semble même que le sort de cette linguistique soit d'être éphémère, et de n'exister, dans l'ordre de la création, que pour une œuvre: à peine le code est-il acquis qu'il devient caduc; ou bien alors il est perçu comme convention, acceptée dans la mesure où le film qui l'utilise ne prétend qu'à être documentaire ou informatif. Si au contraire le procédé s'insère dans un film de fiction, il devient, suivant le degré d'élaboration de l'œuvre, cliché ou création, rendant le sens arbitraire, ou au contraire en imposant un autre. Qu'on situe donc l'analyse au niveau du plan ou de l'agencement des plans, une même conclusion s'impose, qui mette en lumière le caractère nécessairement évolutif, donc instable, de toute interprétation linguistique du cinéma: entre l'invention stylistique et le code linguistique il existe une dialectique permanente, par laquelle vit,
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et meurt, l'art cinématographique; l'invention stylistique fait naître des éléments crus linguistiques, mais qui, s'ils sont utilisés comme tels, étouffent toute possibilité stylistique. Lorsque Griffith découpa le finale de Naissance d'une nation en des plans qui se rapprochaient peu à peu des personnages et des objets, il créa, pour ce film, un agencement narratif original; devenu classique, et codifié en syntagme descriptif, ce procédé a imposé quarante ans de conventions narratives, acceptables seulement, dans l'ordre de la fiction, lorsqu'elles se reconnaissaient comme telles, et jouaient d'elles-mêmes pour le seul plaisir de la convention.
Ecriture et récit L'assimilation de nature établie par Metz entre un film véhiculaire et un film narratif se trouve ainsi remise en cause. La notion de récit demande en fait à être précisée, ce qui permettra en même temps d'éviter les termes trop vagues comme celui d'œuvre, ou trop ambigus comme celui d'art; non que le récit épuise toutes les formes de la création cinématographique - et les premiers cinéastes soviétiques, comme Eisenstein, avaient ouvert une voie nouvelle sur laquelle il nous faudra revenir, dans la mesure où elle visait un discours idéologique entièrement fondé sur l'invention d'une écriture cinématographique; mais précisément parce que le discours s'appuyait sur la recherche d'une écriture, il s'écartait des conventions véhiculaires qui supposent le sens donné dans le plan, et le message créé par la succession logique ou chronologique de ces plans. Et une définition plus précise du récit, vers lequel s'est largement orienté le cinéma, conduira à mieux cerner les composantes de cette écriture, et ses possibilités au-delà de tout récit. En effet la simple relation de causalité qui s'établit spontanément dans l'esprit du spectateur lorsque plusieurs plans se succèdent devant lui ne suffit pas à définir le récit, car tout énoncé quelque peu développé dans le temps s'y trouverait alors assimilé.
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Dans un article postérieur à son étude sur « Langue ou langage", Christian Metz lui-même, sans en tirer toutes les conclusions possibles, propose une définition faisant intervenir, outre la présence implicite d'un narrateur, l'existence d'événements fictifs et leur clôture entre un commencement et une fin: le Narratif serait un «discours olos venant irréaliser une séquence temporelle d'événements ,,1. Cette notion de clôture, qui est en effet fondamentale, entraîne des conséquences importantes, et singulièrement l'interrelation complexe des éléments situés à l'intérieur de la clôture, jusqu'à ce que le sens de ces éléments dépende uniquement de ces relations; et cette possibilité structurale doit être retenue non seulement au niveau des données visuelles, mais aussi dans les rapports qui relient les données visuelles et les données sonores _ d'où, au passage, la difficulté qu'il y aurait, en ce qui concerne un film sonore, à analyser la bande image en faisant abstraction de la bande son, puisque ces deux systèmes interfèrent, et ne peuvent donc être définis isolément. A cause de cette clôture, l'organisation du récit ne peut se limiter à la succession mise en œuvre dans les films véhiculaires. Mais ce n'est là qu'une possibilité, largement vérifiée dans les œuvres littéraires, mais dont la réalisation n'est pas immédiate au cinéma, où divers degrés de récits se sont manifestés: il y a des histoires dont la diégèse est directement repérable à travers les actions montrées, et permet par là même une assimilation de l'intrigue et du sens, donc une classification des agencements, qu'on peut délimiter nettement par rapport au déroulement de cette intrigue; dans ces cas la clôture intervient peu, le film narratif ne se distingue pas absolument du film de communication directe. Mais il y a des récits, particulièrement dans le cinéma moderne, où l'événement en tant que tel n'est plus directement repérable, et où, par là même, l'enchaînement n'est plus codifiable en soi; car cette codification suppose une distinc-
tion radicale entre les segments narratifs et les segments descriptifs, distinction qui s'effondre à partir du moment où l'aventure naît de l'écriture autant que des actions, et où il faut avoir mesuré le mécanisme entier de cette écriture pour situer la portée narrative de plans apparemment indifférenciés. Certes on serait tenté d'établir alors une séparation entre le cinéma d'autrefois et celui d'aujourd'hui, la fragilité d'une référence à la grammaire, même fondée sur des bases syntaxiques, se révélant particulièrement dans l'analyse d'œuvres récentes, dont l'agencement peut se libérer totalement de préalables dramaturgiques. C'est vers cette opposition que semble s'orienter Metz, lorsqu'il reconnaît, dans les films de Godard par exemple, des séquences échappant à toute classification 1. Il est vrai que l'histoire du cinéma a vu s'accroître l'écart entre œuvres de communication et œuvres de création, retrouvant en cela la rupture mallarméenne: c'est que plus le langage cinématographique se diffuse et sa compréhension se vulgarise, plus l'écriture y opère par elle-même, exerçant ses pouvoirs complexes de signification sans que le handicap du sens à transmettre pèse sur elle et paralyse son invention. Non qu'il s'agisse, bien évidemment, d'opposer le sens et l'écriture, puisqu'au contraire le sens ne s'accomplit au cinéma que par une intervention créatrice. Mais de ce que la réalisation du sens implique une opération concertée du réalisateur, il ne s'ensuit pas nécessairement que cette volonté expressive du réalisateur ait pour seule finalité de faire émerger immédiatement, de la complexité de chaque plan, la ligne d'une signification unique - ce qui reviendrait à organiser dans l'œuvre des agencements sémiologiquement repérables. Et dans les œuvres à l'agencement libre, interprétable seulement au niveau d'un ensemble, le langage cinématographique accède précisément à la même autonomie que le langage littéraire, ouvrant ainsi la possibilité d'une confrontation entre littérature et cinéma - avec cette différence, toutefois, que
1. C. METZ, « Remarques p.35.
pour une phénoménologie
du Narratif
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", op. cit., 1. C. METZ,
«
Le cinéma
moderne
et la narrativité",
op. cit., p. 185.
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la création littéraire s'opère à partir d'une langue, et souvent contre elle, alors que l'écriture cinématographique suscite une langue en même temps qu'elle la refuse. Lier ce rapprochement à la seule évolution du cinéma moderne ne paraît pas toutefois suffisant. Les inventeurs d'une écriture en liberté apparaissent dès le temps du muet, et précisément chez les cinéastes soviétiques, qui l'ont expérimentée dans le récit comme dans le discours. On trouve ainsi, dans un film comme Le Cuirassé Potemkine, où la dramaturgie est pourtant fortement codifiée, une séquence - celle des brouillards sur le port d'Odessa - parfaitement incodifiable: déjà difficile à délimiter, parce qu'elle ne se dégage que très progressivement de l'action, elle repose en outre sur un montage de vues apparemment descriptives, mais dont la lecture rigoureuse et la mise en relations réciproques conduit à la découverte d'un récit second, entièrement centré sur l'interprétation dialectique de la mort de Vakoulintchouk 1; et c'est sur cette écriture seule, en dehors de tout récit, que se fondera, dans Octobre, la transmission d'une vision marxiste de la révolution, dans la mesure où la représentation des événements y éclate, et cède la place à une réorganisation abstraite du sens de ces événements à travers le montage. L'exemple d'Octobre sera traité dans toutes ses composantes. Il permet cependant, dès maintenant, de préciser quelques hypothèses de recherche. Si les Soviétiques et particulièrement Eisenstein apparaissent comme des précurseurs, aujourd'hui redécouverts, de l'écriture moderne, c'est qu'ils établissent entre la représentation et la signification un écart, rendant inopérants les critères diégétiques qui ont présidé à la classification syntagmatique: pour la séquence des brouillards, où le descriptif devient narratif, la grille proposée par Metz permet seulement de constater l'écart, non de le réduire. Deux conséquences en découlent: d'abord que cet écart n'est pas simplement
le fruit d'une évolution, et l'on pourrait en relever d'autres exemples, moins évidents, dès l'époque du muet; et, d'autre part, qu'il faut alors s'interroger sur la validité de systèmes d'analyse qui supposent en fait que l'essence du cinéma reste toujours immuable et que, même dans le récit, elle tient à la communication d'une représentation directement significative; interrogation qui conduit finalement à remettre en question la qualification de «récit» attribuée à des histoires où, comme dans les films véhiculaires, le sens adhérerait immédiatement, et uniquement, au découpage des événements représentés. Le cinéma, disions-nous au début de ce chapitre, s'est inscrit tout naturellement dans la tradition narrative que lui proposait l'exemple de la littérature; mais si le propre du récit littéraire est de fonder son existence sur la structuration des éléments qui le composent, les œuvres cinématographiques où le sens se constitue par l'addition de reproductions du réel se trouvent par là même fort éloignées du véritable récit. Inversement, les films cités comme parfaits exemples de la narrativité cinématographique impliquent que d'une manière ou d'une autre l'histoire qu'ils racontent ait été prise en charge dans la structuration d'ensemble caractéristique du récit, et qui donne la raison de leur pérennité: ainsi de M le Maudit, ce drame par excellence, où chaque séquence peut être nettement délimitée et codifiée, parce qu'elle s'insère directement dans le déroulement d'une action; et pourtant aucun des segments ainsi repérés ne peut trouver sa fonction diégétique avant qu'ait été mise en lumière la composition de l'ensemble de l'œuvre, qui part de scènes fragmentées et montées parallèlement pour s'achever dans la continuité de la longue séquence finale, où l'espace s'élargit et le temps s'allonge afin de donner ses assises et sa complexité au tribunal des gueux. Le récit a donc sécrété ici un système autonome, qui le fonde précisément comme récit, mais le soustrait à toute classification syntagmatique; et c'est justement par l'écart qui s'établit entre l'agencement primitivement repéré et la lecture finale que pourrait finalement se mesurer, pour chaque œuvre, son unicité.
1. Cf. notre analyse de cette séquence dans une communication présentée au Troisième Symposium international d'Urbino sur l'étude des structures narratives, septembre 1969 (à paraître prochainement).
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Deux propositions se dégagent alors, qui orienteront l'ensemble de notre démarche. D'une part le récit est une conquête, non une donnée de l'expression cinématographique: un film peut bien raconter une histoire, il n'est pas pour autant un récit. Ensuite, et comme corollaire, l'acquisition de structures narratives, organisant l'œuvre cinématographique en une totalité organique semblable à celle qui se constitue dans le récit littéraire, implique que l'écriture fasse de la succession des plans autre chose que l'addition de représentations.
port construit entre les sensations et les souvenirs, celle dont la reconstitution relève donc du seul langage littéraire 1. Dans la création littéraire en effet, l'écriture lutte avec la langue tout en l'utilisant; l'organisation des mots appelle des images pour suggérer une vision d'autant plus nécessaire qu'elle ne sera jamais totalement incarnée, mais restera toujours suspendue à la marche du discours et à sa visée d'une structure semblable au «creux toujours futur» dont parle Valéry. Ainsi se constitue, à mi-chemin de l'image et du mot, cette perception à la fois sensible et absente où naissent les lieux imaginaires qui sous-tendent, dans un récit littéraire, la mise en place de la signification. Si le cinéma se définit comme un art de l'image réelle, s'il donne immédiatement ce vers quoi la littérature s'efforce sans jamais l'atteindre, quelle peut être alors sa procédure de signification? Admettre, comme le fait Jean Mitry 2, que le propre du cinéma est d'aller de la sensation à l'idée, alors que la création littéraire irait de l'idée à la sensation, c'est limiter le cinéma à ce pouvoir de communication directe, aussitôt disparue que perçue, qu'infirment maints exemples évoqués dans ce chapitre. Dans tous ces films, on a pu relever des effets de sens, à la fois sensibles et seconds, irréductibles à une simple interprétation intellectuelle des éléments visuels. Reste toutefois à en expliquer l'existence, donc à trouver au niveau de la perception les éléments qui rendent possible une telle transformation de ces données visibles. En fait, la portée de l'impression de réalité au cinéma demande à être délimitée très strictement: si elle est indéniable au niveau de l'image, c'est par une extrapolation abusive qu'on en fait la loi de l'enchaînement des images, où commence précisément le cinéma. Dans les écrits de Mitry, comme dans ceux de Metz, et par-delà leurs divergences sur la constitution du langage cinématographique, se trouve impliquée finalement une même thèse: c'est que l'enchaînement des plans ne peut que confirmer le contenu
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Les limites de l'illusion de réalité au cinéma Le problème de l'image se trouve de nouveau posé; il ne peut être résolu qu'au niveau de la perception. Car toutes les théories qui visent à définir les mécanismes du langage cinématographique reposent en fait sur une certaine interprétation de l'illusion de réalité proposée par la vision cinématographique. De fait, si l'image plate diffusée par l'écran diffère d'une image réelle à trois dimensions, il est vrai, en revanche, que la réalité du mouvement qu'elle donne à percevoir la rapproche de la vision réelle. Or le propre de la réalité perçue dans la vie quotidienne est d'être aussi éphémère qu'immédiatement saisie, parce que soumise à une interprétation purement utilitaire. Et la représentation apparente de la réalité, bien qu'elle soit le matériau premier de l'expression cinématographique, constitue alors un handicap aussi bien qu'un apport. Car si l'on associe, pour le cinéma, l'accès au sens et le développement de cette illusion de réalité, on voue la signification à être aussi éphémère que dans la réalité. Alors s'opposent irréductiblement, entre la littérature et le cinéma, un art du «dire» et un art du «montrer », une expression proprement intérieure et une représentation de la réalité extérieure, dans la confrontation desquels le cinéma sort nécessairement vaincu. Proust exclut ainsi le cinéma de tout accès à la véritable réalité, celle qui se définit à ses yeux par un rap-
1. Cf. Le Temps p. 889.
2. J.
MITRY,
retrouvé, Gallimard,
op. cit., p. 147.
Bibliothèque
de
la Pléiade,
1956,
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du plan, dans la mesure où le contenu de ce plan, par l'illusion de réalité qu'il provoque, est supposé porter déjà en lui-même son orientation significative; c'est pourquoi d'aiIIeurs il n'est pas possible d'étudier la théorie des agencements syntagmatiques sans faire intervenir le problème de la représentation et de ses rapports avec la signification. «L'image est toujours d'abord une image, écrit Metz, elle reproduit dans sa littéralité perceptive le spectacle signifié dont elle est le signifiant: par-là elle est suffisamment ce qu'elle montre pour ne pas avoir à le signifier, si l'on entend ce terme au sens de «signum facere», fabriquer un signe 1». Principe dont Mitry, de son côté, fait la loi de l'esthétique cinématographique: «Le cinéma ne vaut que dans la mesure où les images contribuent au développement d'une réalité concrète. Après quoi, à partir de cette réalité, il convient d'élever les images à la hauteur d'un signe; mais à condition que ce signe ne perde point contact avec la réalité d'où il est parti, qu'il la transcende en la signifiant au lieu de signifier en dehors d'elle 2.» Or cette thèse ne parviendrait à se fonder, en dernière instance, qu'en attribuant à la réalité perçue une signification qui lui serait intrinsèquement liée et que le cinéma devrait simplement dévoiler. A quoi l'on peut opposer, tout aussi valablement, que la réalité en soi ne signifie rien, que tout sens est le résultat d'une analyse et d'une construction, et que par là même la signification au cinéma n'est pas nécessairement liée à la reproduction du réel ce que confirme la prise en considération de l'élément constitutif du langage cinématographique, c'est-à-dire le montage: car enfin si le cinéma commence à l'enchaînement des images, c'est de cet enchaînement qu'il faut partir pour découvrir le processus de création, et non pas de l'image elle-même. Or cet enchaînement n'offre rien qui relève de la représentation: il vient d'un choix, et il est perçu comme un mouvement; mouvement qu'appellent, et que prolongent, deux autres types de mouvement,
c.
1. p. 79.
METz, «A propos de l'impression de réalité au cinéma", op. cit.,
2. J. MITRY, op. cit., p. 384.
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celui de l'image, certes, animée comme dans le monde réel, mais grâce à une reconstruction, celui surtout qui ·parcourt l'image, quand s'y déplace la caméra. Il faut donc revenir entièrement sur la conception traditionnellement établie, qui fait du cinéma un art figuratif: au niveau de la perception, le cinéma se présente autant, sinon plus, comme un art du mouvement que comme un art de l'image. Et s'il s'est orienté aussi spontanément vers le récit, c'est que la forme de son expression l'y conviait particulièrement. Encore fallait-il, pour que le récit existe et s'organise en une totalité, que cette forme de l'expression ne s'efface pas devant celle du contenu. On peut certes concevoir un langage cinématographique qui estompe le mouvement du montage, en le calquant sur une imitation conventionnelle de la perception réelle, ou en le soumettant au schéma d'une histoire dont il ne serait plus que le véhicule logique: l'effet de sens tiendrait alors à la fascination que crée chez le spectateur la perception d'une réalité dégagée de sa pesanteur et dont les apparences s'identifient immédiatement à leur signification. Mais il existe aussi une forme d'expression qui en accentuant sans cesse, par des déplacements de caméra ou des ruptures de montage, les différents types de mobilité offerts par l'expression cinématographique, rend le mouvement sensible en lui-même, et lui soumet le caractère représentatif de l'image; non qu'il soit par-là question de détruire les éléments figuratifs qui sont en fait les matériaux originels du cinéma; mais il s'agit de refuser de lier ces matériaux à une interprétation immédiate, ce qui conduit à creuser autour d'eux l'incertitude du sens, qui leur laisse en réalité leur plénitude sensible. Si donc il ne paraît pas possible d'établir une comparaison d'ordre linguistique entre littérature et cinéma, puisqu'ils ne disposent pas de matériaux comparables, la comparaison peut en revanche s'exercer à partir du moment où ces matériaux se trouvent organisés dans un récit. L'analyse de quelques composantes de la perception cinématographique a permis en effet de fonder l'authenticité de ce rapprochement, dans la mesure où, au cinéma, De la littérature au cinéma. - 2.
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une écriture du mouvement apparaît comme possible théoriquement, et s'est d'ailleurs historiquement manifestée. Or cette esthétique dynamique conduit à accentuer, dans l'expression cinématographique, la relation de l'espace avec le temps aux dépens de la seule représentation visuelle, donc à rapprocher les structures cinématographiques des structures littéraires, et plus particulièrement de celles du roman, où se fait le récit. C'est à cette condition seulement que le récit peut s'accomplir, dans sa totalité, au cinéma. Mais il ne s'agit là, encore une fois, que d'une possibilité, que confirment toutefois le développement des techniques cinématographiques et le rôle de plus en plus important joué par les éléments sonores. Cependant les techniques ne sont rien sans leur prise en charge dans une écriture; et le rapprochement entre la littérature et le cinéma, s'il oriente l'évolution de ce dernier, ne se fit pas sans vicissitudes. Pour les mesurer, il faut remonter aux origines du cinéma, quand ce langage, tout en racontant déjà des histoires comme le roman, n'avait pas encore acquis la maîtrise du récit. Quant à la fécondité de cette progressive rencontre entre la littérature et le cinéma, seule l'étude de ses modalités, et de ses conséquences, permettra d'en juger.
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ŒAWUE2 LE CINÉMA ET LES GENRES LITTÉRAIRES Réflexions sur les premières orientations du langage cinématographique
L'espace - temps Par le mouvement, la perception des images se trouve donc engagée dans une évolution qui les efface, les prolonge ou les modifie: le mouvement représente en effet le point de rencontre de l'espace et du temps, puisque, pour reprendre les termes de Marx, «son essence, c'est être l'unité immédiate de l'espace et du temps, et le temps réellement persistant à travers l'espace ou l'espace qui est seulement rendu distinct à travers le temps [o..J, et c'est seulement dans les mouvements que l'espace et le temps sont réels» 1. Ainsi l'espace cinématographique, caractérisé par le mouvement, n'existe que dans un rapport au temps, qui seul en permet la constitution - soit que la caméra parcoure lentement les lieux représentés pour les révéler progressivement, soit qu'au contraire le montage recompose, ou détruise, la continuité de la représen-
1. Cité
par
internationale
Henri
WALLON,
"L'acte
perceptif et le cinéma », 1953, pp. 106-107.
de Filmologie, n° 13, avril-juin
Revue
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tation. Et cette impossibilité de définir l'espace cinématographique sans faire appel au temps interdit tout rapprochement entre le cinéma et la peinture, dont l'esthétique relève de l'espace seul, alors qu'eUe favorise une confrontation avec la littérature, où c'est au cours du temps que les mots inventent la phrase, et les phrases l'œuvre tout entière, l'horizon de cette œuvre se créant dans une tension incessante vers un arrêt impossible: car, dit Georges Blin, «le langage est une analyse, c'est-à-dire le contraire d'un tableau", et la «séparation d'une écriture" est «cinématographique", «faite de séquences dont chacune est le début de Œadernière 1 ". La mise au jour de cette relation spatio-temporeUe, qui donne à la comparaison du cinéma et de la littérature son point d'impact, conduit en même temps à introduire une distinction entre les différents genres littéraires et à préciser leur position par rapport au récit. Le terme de «littérature" implique souvent une orientation narrative, et particulièrement romanesque, mais il s'applique aussi à toute œuvre de langage considérée dans l'acte par lequel elle s'écrit et dans celui où elle est lue. Et si la distinction paraît inutile à faire lorsqu'on traite de l'opposition entre l'image et la parole, eUe s'impose lorsqu'on fait entrer en jeu l'insertion de cette image ou de cette parole dans l'espace et dans le temps. La pièce de théâtre et le roman peuvent bien relever également de l'écriture, la première est représentée et le second présenté; au théâtre, l'acteur, à chaque représentation, prête sa voix au personnage; le roman, une fois pour toutes, est donné dans le récit du romancier, que recrée la seuIe lecture du lecteur. Les perceptions du spectateur et du lecteur s'opposent donc; et le théâtre se définit par son caractère spectaculaire, le roman par sa nature narrative - distinctions qui tiennent à un traitement différent de l'espace et du temps, d'où naît un usage différent du langage. Le personnage théâtral en effet, actualisé dans la parole de l'acteur, se meut dans un espace présent et réel, encore 1. Georges BLIN, « Critique et mouvement », N.R.F., nO 174, 1« juin pp. 1163-1164; article repris dans La Cribleuse de blé, Corti, 1968.
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que conventionneUement clos et fixé; espace sans grande mobilité: à supposer qu'on multiplie les changements de lieux, chacun des lieux en lui-même est saisissable d'un seul regard; et cet espace fait naître un verbe poétique, qui émane de l'être et qui crée l'action. Phèdre est, elle se dit, eUe nomme, et chacune de ses paroles est un acte. Ainsi la présence de l'espace et ceUe du personnage, données directement, suscitent un temps abstrait, qui sert de cadre à la révélation de l'être dans son langage; le personnage ne vit que par sa propre parole - les récits des intermédiaires, dans le théâtre classique, ayant surtout pour fonction de retarder, donc d'exalter, l'apparition du héros; à moins, bien sûr, que tel Godot il ne vienne jamais, et dans ce cas ceux qui l'attendent, clowns dérisoires, se trouvent renvoyés à leur seul discours. Le personnage romanesque au contraire - et ceci jusque dans sa disparition - dépend d'un intermédiaire qui le fait exister progressivement dans la conscience du lecteur; que le narrateur prétende s'effacer comme chez Flaubert, qu'il se fasse omniscient comme dans Balzac, ou qu'au contraire, tel Robbe-Grillet, iJ souligne la relativité de son point de vue en l'identifiant au regard d'un homme situé hic et nunc, il n'en reste pas moins que sa présence s'affirme dans son pouvoir de description, relais indispensable pour suggérer ce qu'il ne peut montrer, et dire ce qu'il ne veut faire dire: car l'espace est absent au départ du roman; et le personnage n'accède à l'existence qu'au cours du temps, et par la constitution d'un lieu imaginaire, autant, sinon plus, que d'un caractère: sans les paysages et les tours de La Chartreuse de Parme, le roman de Fabrice n'existerait pas, ni celui de La Princesse de Clèves sans les tableaux, portraits ou récits secondaires qui viennent s'y emboîter. Aussi le temps romanesque offre-t-il toute l'extension d'une durée subjective qu'organise lentement le récit, cette parole dans la parole, et qui s'oppose à la temporalité objective créée dans le seul langage du personnage théâtral. Il suffit d'ailleurs que l'espace s'absente pour que l'optique puisse changer: une pièce de théâtre lue pourrait devenir alors un roman, où le dialogue alterné des personnages, loin de représenter une
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convention autorisée par la présence des acteurs, renverrait le lecteur à une interrogation sur l'espace incertain et sur le narrateur inconnu; encore faudrait-il pour cela oublier le grossissement du langage inhérent à la parole théâtrale, qui toujours signifie immédiatement, tandis que la parole romanesque ne se charge de sens qu'avec le temps. Il est en effet des romans composés uniquement de dialogues, comme ceux d'Ivy Compton-Burnett, ou comme Le Square de Marguerite Duras; mais ces dialogues sont faits pour être lus et non pas dits, sauf peutêtre en émission radiophonique; ils n'auront jamais le caractère formulaire que donne à la parole le poids d'une présence théâtrale; plus proches de la conversation que du dialogue, «continuation au dehors de mouvements souterrains 1 », ils dessinent peu à peu la matière d'un temps vécu et non pensé, temps proprement romanesque. Et si inversement une pièce de Beckett se réduit, comme dans Oh! les beaux jours, à un interminable bavardage semblable au flux du monologue intérieur que le roman s'efforce, depuis Joyce, d'approcher au plus près, l'organisation du discours, calquée sur la fixité de l'espace et sur la présence de l'être, en fait l'image symbolique du destin, et d'un temps métaphysique bien différent des temps incertains et brouiIIés coulant dans la conscience de Molloy. Ainsi le temps dans le roman se calque sur la durée des êtres, qui, de plus en plus, touche à l'informulable; il se fige au théâtre dans la formulation extérieure des personnages. Le personnage théâtral ne peut échapper à sa présence, donc au présent: le temps au théâtre est implicite, comme la parole est immédiate; absent par définition, l'univers romanesque cherche sa présence dans la médiation d'une parole seconde et dans le déroulement explicite d'une durée, qui deviendra de moins en moins le moyen, de plus en plus la matière même du roman. La confrontation de ces deux univers renvoie d'abord le cinéma à son indétermination originelle: par ses structures initiales, il ne s'apparente en effet ni au théâtre, 1. Nathalie
SARRAUTE,
L'Ere du soupçon, Gallimard, 1956, p. 104.
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ni au roman. C'est une vue toute superficielle qui rapprocherait l'essence du cinéma de celle du théâtre sous prétexte qu'elles sont toutes deux visuelles; car à l'espace réel, clos et fixe, du théâtre s'oppose l'image cinématographique, plate et large, pour laquelle, selon la formule d'André Bazin, l'écran n'est qu'un «cache» et non un «cadre» 1; image iIIusoire donc, mais ouverte sur le monde, qui se prolonge de chaque côté de l'écran et que le montage explore au cours du temps. Et alors que la présence réelle d'un espace fixe sert de décor à une parole qui sera «l'équivalent verbal d'une attitude humaine 2 » et sans laquelle le théâtre n'existerait pas, le cinéma a vécu trente ans dans le silence et a mis vingt ans à apprendre l'usage de la parole et à l'adapter à l'ouverture dynamique de l'espace cinématographique comme à la perception des comportements et des choses tels que les restitue l'image dans son mouvement. Si en revanche la reproduction directe du monde et des hommes paraît opposer le cinéma à ce langage du non-visible qu'est le roman, il suffit qu'à travers le défilement des lieux se constitue progressivement un espace imaginaire, dont seul le temps apporte à la fois l'approche et l'absence, pour que les possibilités narratives de l'expression cinématographique s'accomplissent pleinement: le roman, dit Jean Mitry, est un récit qui s'organise en monde, le film un monde qui s'organise en récit 3; certes: mais cette organisation du monde en un récit peut faire naître un univers second, d'essence tout allusive, et semblable à cet espace intérieur dans lequel se construit la durée du roman. Les grands récits filmiques se reconnaissent précisément à cet horizon absent que crée progressivement la rupture de leur propre décor. 1. André BAZIN, «Théâtre et cinéma", Esprit, juin et juillet-août 1951; article repris dans Qu'est·ce que le cinéma? T. II, Le Cerf, 1959: voir en particulier page 100. 2. Albert LAFFAY, «Les personnages du cinéma., Temps modernes, novembre 1948; article repris dans Logique du cinéma, Paris, Masson et Cie, 1964,chapitre VI (<< Personnages »). 3. Jean MITRY,Esthétique et psychologie du cinéma, op. cit., t. II, p.354.
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Car c'est l'accentuation du temps aux dépens de l'es( pace qui a conduit le cinéma à se rapprocher du roman, , par une série de révolutions techniques et esthétiques 1 qui restent à parcourir. Mais pour faire son apprentissage 1 du temps, il lui faIIut d'abord passer par celui de l'espace, 1 et connaître tous les inconvénients de la représentation 1 dramatique avant d'accéder à la présentation narrative. \ Car l'évolution générale de l'art cinématographique s'ins\ crit, très schématiquement, dans le passage d'une esthé( tique dramatique à une esthétique narrative. Et si, à l'ori:\ .gin~0~!Ll1~V(}1l~i!dP:éc~s~
Cinéma et théâtre C'est pourtant dans cette direction que s'orientent les premières «œuvres» cinématographiques, dans la direction de ces spectacles que Méliès, le premier, composa pour que la caméra les recueiIIe. II est d'usage admis d'opposer, aux origines du cinéma, et pour s'en tenir à la France, le côté de Méliès et le côté de Lumière; mais il serait hâtif de vouloir incarner et confronter par ces deux créateurs le courant dramatique et le courant narratif qui se partageront l'histoire du cinéma. S'il est, peutêtre, un point commun entre l'inventeur du cinématographe que fut Lumière et le réalisateur de spectacles cinématographiques que fut Méliès, c'est leur égaie référence, dans la conception de leurs vues cinématographi_ ques, aux arts plastiques: lorsqu'il filmait quelques scènes en plein air, Louis Lumière cadrait et éclairait ses images comme un peintre; tous les spectacles de Méliès furent d'abord composés et dessinés sur maquette, tels de véritables tableaux. Ce qui les oppose en revanche, et totalement, c'est l'usage qu'ils entendaient faire de l'outil cinématographique. Pour les frères Lumière, le cinéma fut avant tout une invention scientifique permettant de capter
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la réalité quotidienne: La Sortie des usines Lumière à Lyon, L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat, Bébé mange sa soupe, toutes ces scènes prises sur le vif devaient avant tout démontrer, dans l'esprit des réalisateurs, la perfection des possibilités d'enregistrement de la vie offertes par une caméra; les quelques saynètes comiques comme L'Arroseur arrosé, qu'on trouve dans les premiers programmes présentés par Louis Lumière en 1895, ont même disparu de ses programmes de 1897. Mais à côté des vues d'actualités, arrivées ou départs enregistrés par une caméra fixe, ont pris plaoe les documentaires «panoramiques» qu'une caméra en mouvement peut prélever sur des monuments ou des villes immobiles 1. A cette époque, le cinématographe est devenu, dit Georges Sadoul, un «Miroir du monde» et non pas un «Théâtre universeP». Et certes le goût du plein air et le sens du mouvement qui caractérisent les bandes Lumière contribueront à développer un espace cinématographique ouvert et changeant, matériau nouveau pour une nouvelle forme d'expression. Encore faudrait-il, toutefois, que ce souci d'organiser un langage soit pleinement assumé: en fait, c'est à laSill2acité d'enregistr~l!!~~_t __p!ll~ _q_~a~p(}~~ sibilités .d'expression que ..s'est .'intéressé .Louis Lumière." Bieri~sfiiIf ya aans-:t'Arriv~è-li'un train en gare de La Ciotat, tous les changements de points de vue qui feront peu à peu du cinéma un langage narratif, depuis le plan d'ensemble captant dans le lointain le train jusqu'à un gros plan de la locomotive fonçant vers la caméra; mais ces modifications du champ visuel s'opèrent implicitement à l'intérieur d'un plan unique enregistré par une caméra qui reste fixe; et à cette technique du «plan - séquence» réinventée quarante ans plus tard par Orson Welles, il manque, pour devenir significative de s'opposer au montage, cette construction de matériaux choisis, par quoi
1. L'histoire du premier «travelling» est racontée par Georges dans son ouvrage sur Louis Lumière, Seghers, 1964, p. 69. 2. G. SADOUL, ibid., p. 72.
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commence le langage cinématographique: il est symptomatique que Vertov, en décidant, à partir de 1917,de rejeter tout héritage artistique et de prendre la vie sur le vif, ait soumis ce retour aux actualités à des recherches de plus en plus élaborées sur le pouvoir du montage comme instrument de parole et de rythme 1. Parallèlement, l'invention des «panoramas", ces ancêtres des travellings, fut d'abord méconnue parce qu'elle ne s'insérait pas dans l'organisation d'ensemble d'une histoire ou d'un simple essai. Lumière apportait des techniques plus qu'un langage. S'il revient à Méliès d'avoir été le premier à les utiliser pour créer des œuvres autonomes et fictives, le caractère encore embryonnaire de ces techniques comme la vocation de Méliès lui-même devaient rattacher ces œuvres à l'esthétique du spectacle. Lorsque Méliès assista, en décembre 1895, à la séance publique où Lumière présenta pour la première fois à Paris son appareil et ses prises de vues, c'était en tant que directeur du théâtre Robert-Houdin qu'il y avait été convié; et l'enthousiasme qui le poussa à vouloir acheter immédiatement l'appareil, puis, sur le refus de Lumière, à en faire construire personnellement un autre, tenait à ce qu'il découvrait soudain tout l'enrichissement que cette technique pouvait apporter au monde de l'illusion, du truquage et des automates propre à Robert Houdin. C'est donc pour perfectionner "des spectacles fantastiques, -et-en particulier pour rendre plus immédiats et plus efficaces les changements à_.J[Ue._quiles caractérisent, que Méliès s'engagea dans la ..réalisation de films totalement composés à l'avance, et s'opposant par .Jà même aux instantanés de rue tournés par Louis Lumière. En utilisant des décors, des costumes, des acteurs, en organisant une suite de scènes pour illustrer un scénario préalablement établi, Méliès soumettait ces matériaux à l'artifice d'une recherche créatrice, base de tout langage expressif; mais c'est dans la voie de la mise en scène qu'il orientait cette recherche. Et les six 1. C'est comme monteur que Vertov amorça ses théories cinématographiques, en travaillant sur des actualités prises au front par des opérateurs et en cherchant, par le montage, à leur donner unité et sens.
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premiers «longs» métrages qu'il tourna sont en réalité des adaptations de spectacles de théâtre, en particulier, telle Cendrillon, de ces féeries si goûtées à l'époque dans les foires comme au Châtelet. De cette alliance que Méliès établit entre les premières œuvres cinématographiques et le théâtre, il importe toutefois de délimiter strictement la nature: par théâtre, il faut entendre tout d'abord une Qptique théâtrale; c'est-àdire que le rôle de la caméra, chez Méliès, se borne à l'enregistrement de spectacles qui sont tous saisis, sans aucune variation, suivant l'angle de vue que peut avoir un spectateur de l'orchestre, immobile et placé à distance moyenne dans la salle. Le montage au sens strict du mot, c'est-à-dire le changement de point de vue qui permet de porter sur une scène des regards successifs et orientés différemment, cette forme de montage, par quoi la totalité d'un événement ou d'un fait se trouve décomposée suivant un rythme temporel, n'existe pas chez Méliès. Chaque scène se situe dans un espace clos et fixe semblable à celui du théâtre; et la succession des scènes est simplement reliée par des fondus enchaînés analogues aux changements de décor que connaît la représentation théâtrale. En revanche, par des arrêts de caméra, forme embryonnaire de montage, et par des truquages, dont Méliès poussa à l'extrême l'ingéniosité technique, un lieu ou un personnage peuvent se changer instantanément en un autre, et permettre ainsi toutes les métamorphoses et toutes les surprises, que facilite également l'absence de profondeur propre à l'image cinématographique. U y a donc dans les films de Méliès une plus grande souplesse du temps et de l'espace que dans les spectacles de théâtre; et cette fluidité amorce une esthétique du changement et de la fantaisie, qui trouvera certes son enracinement dans les films d'animation, mais qui inspirera aussi, quelque soixante ans plus tard, le combat mené par Godard contre les conventions psychologiques et réalistes dans lesquelles s'enlisa le cinéma français. C'est qu'avec des structures apparentées à celles du théâtre, Méliès ne produit aucun effet théâtral: les scènes qu'enregistre sa caméra ignorent toute prétention à la psy-
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chologie, et toute tentative pour trouver l'équivalent de la parole: ce sont des tableaux animés, des pantomimes, non des pièces dramatiques; et si chaque vision, dans sa composition plastique, est recueillie pour elIe-même, l'effet recherché, d'ordre poétique, tient au passage d'une vision à une autre, comme le suggère la simple lecture des scénarios qui résument chacun de ces petits films. Bien plus, lorsqu'en 1902Méliès chercha, pour son Voyage dans la lune, une inspiration littéraire et non plus spectaculaire, le choix de ses auteurs, Jules Verne et H.G. WelIs, confirma sa première orientation du côté de l'irréel. Ainsi Méliès apporte au cinéma, et dès ses origines, le sens de la fiction. Pour en comprendre la fécondité il faut avoir fait l'épreuve du réalisme, et découvert que le réel ne peut se signifier lui-même. En 1967,parlant de Méliès dans La Chinoise, Godard en fait, contre Lumière, le véritable témoin de l'actualité, d'une actualité inventée et retrouvée à la fois par la science-fiction; et le regard théâtral de Méliès pourra resurgir et jouer comme élément de distanciation à l'égard d'une réalité que l'acquisition de techniques narrati:ves n'a pas toujours suffi à rendre significative au même titre que les grandes œuvres romanesques.
Du théâtre au drame Car la disparition de l'optique théâtrale n'entraîne pas pour autant l'absence de tout effet de théâtre. Très vite, certes, le cinéma paraît se rapprocher du langage romanesque en développant le montage qui, parce qu'il décompose les éléments d'un spectacle en suivant le rythme d'un ou de plusieurs regards, permet d'introduire une perspective descriptive dans la représentation des événements: depuis les premiers essais de Smith et surtout de Porter autour de 1900l, jusqu'aux épopées tournées par Griffith 1. Sur criptions
les premiers films de Smith et sur ceux de Porter, voir les des,. données par Jean MITRY, Esthétique et psychologie du cinéma,
op. cit., t. l, pp. 272-276.
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à partir de 1915,l'alternance des gros plans, des plans d'ensemble et des plans américains ainsi que les changements d'axe dans les prises de vues vont conduire à exposer progressivement les détails d'une action, en les confrontant à d'autres points de vue ou à d'autres actions avec une richesse et une complexité croissantes; et cette orchestra,tion prendra d'autant plus d'ampleur que la durée des films pourra s'allonger considérablement grâce à l'amélio· ration technique des vues qu'un scintillement rendait à l'origine éblouissantes et difficilement supportables: une bande de Louis Lumière dure une minute, Le 11oyage dans la lune de Méliès propose vingt tableaux en seize minutes, Naissance d'une nation, de Griffith, comprend 1500 plans dont la projection dure environ trois heures. Un tel allongement n'est pas une garantie en soi que le film échappe au théâtre filmé: la durée et la continuité du déroulement estompent toutefois la division originelle en tableaux ou en scènes; et lorsque Griffith, dans Intolérance, brasse quatre épisodes de l'histoire de l'humanité, traités simultanément par un montage alterné et se rassemblant progressivement dans un finale au rythme de plus en plus accéléré, la multiplicité des temps, des lieux et des actions bouscule sensiblement les structures plus unitaires propres au théâtre. L'apparition des sous-titres enfin, devenus habituels vers 1910,permet aux acteurs de réduire leur gesticulation, tandis que le développement du gros plan, ce «théâtre de la peau", suivant la belle expression de Jean Epstein l, substitue la découverte des visages à la perception globale de l'acteur. Pour que ces structures narratives prennent effet, encore faut-il qu'elles s'exercent dans l'espace ouvert et changeant qu'appelle l'écran. Les vingt premières années de l'histoire du cinéma voient s'opposer, dans la conception de l'espace, les deux directions qu'avaient ouvertes à sa naissance Lumière et Méliès. Même une fois rompue l'immobilité de la caméra, et le montage affirmé, la présence du
1. Jean EpSTEIN, La Poésie d'aujourd'hui, p. 171 ; c;té par Marcel MARTIN, Le Langage cinématographique, Le Cerf, 1955, p. 47.
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théâtre se maintient, et s'accentue encore, dans l'élaboration de décors enfermant un espace clos où se joueront des drames historiques, voire des pièces: ainsi L'Assassinat du duc de Guise, cette tentative du Film d'Art pour imposer en France des réalisations à sujets nobles, produit un effet d'autant plus théâtral que les auteurs et acteurs prétendent à la formulation d'un personnage, rendue impossible pourtant par l'absence de la parole: la sobriété toute relative du jeu de Le Bargy ne peut être que grandiloquence aux yeux d'un public moderne; et par le Film d'Art, avant même le parlant, vont se multiplier en France des enregistrements des pièces du répertoire, où le montage sert à remplacer la parole. Hors du théâtre, mais non du théâtral, le développement en Italie des films à péplum entraîne la prolifération de grands spectacles historiques aux mises en scène fabuleuses, dans lesquels les décors, qu'ils soient naturels ou de studio, servent surtout de cadre à l'action. A un autre niveau enfin, l'école expressionniste qui apparaît en Allemagne dans les années 1920 s'éloigne certes du théâtre par sa volonté de transcrire une vision subjective au lieu de représenter un drame; mais elle s'appuie, dans sa recherche du fantastique ou de l'épouvante, sur une conception toute picturale de l'espaoe: dans Le Cabinet du docteur Caligari, les décors sont peints, figés en lignes géométriques, et déformés à l'image du narrateur fou - conception plastique qui impose des maquillages voyants, un jeu stylisé en même temps qu'exacerbé, et une grande passivité de la caméra qui se contente le plus souvent d'enregistrer les tableaux en Y ajoutant quelques gros plans; et si dans Les Trois Lumières, de Fritz Lang, les décors sont construits et non plus peints, l'espace s'y ferme également pour constituer une scène et se prêter au jeu symbolique des ombres et des lumières, qui incarne la vision subjective recherchée. Seul le cérémonial fantastique pleinement développé pourra libérer les meilleures réussites expressionnistes de la théâtralité, c'est-à-dire de cette allure de faux théâtre que donne au cinéma le décalage entre la nature ouve.rte et plate de l'image cinématographique et une conceptIOn abusivement spectaculaire de l'espace et du jeu qui y prennent place.
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Contre cet univers artificiel, et dans la direction du plein air esquissée par Lumière, s'est imposé un espace naturel, progressivement découvert par la caméra, et susceptible ainsi d'acquérir une signification temporelle; car à la différence de l'espace scénique le monde réel dont s'empare la caméra est toujours incomplet, et ne peut donc se constituer que dans le temps. Dès 1900-1902,les réalisateurs anglais de l'Ecole de Brighton introduisirent dans leurs films d'aventure des vues extérieures et des scènes de poursuite dans lesquelles la mobilité de la caméra donnait au spectateur l'illusion de participer réellement à la course. A cet espace ouvert, l'Ecole suédoise - et Sjèistrom en particulier - apporteront l'immensité de paysages brumeux comme ceux des Proscrits; tandis qu'en Amérique le genre du western et les films de Ince imposaient les plaines et les chevauchées du Far-West. Parallèlement à l'ouverture sur la réalité, une volonté de réalisme était apparue, ici et là, dans le choix des sujets puis dans leur traitement. Déjà en France, avant la réaction opérée par le Film d'Art, avaient été tournés des drames sociaux, et des ciné-romans ou histoires sentimentales; Capellani, en 1909,adapta L'Assommoir, et Les Misérables en 1912; Feuillade, dans une série dramatique, voulut importer au cinéma les «tranches de vie» et tourner «la vie telle qu'elle est », écho des «scènes de la vie réelle» réalisées aux U.S.A. par Stuart Blackton, directeur de la Vitagraph; Antoine enfin, passant au cinéma après 1916 et adaptant des romans de Sandeau, Zola, Hugo ou Daudet, transporta ses théories théâtrales dans ses recherches cinématographiques et contribua à libérer celuici du Film d'Art en choisissant des décors naturels et des acteurs non professionnels: ainsi le théâtre rendait au cinéma ce qu'il lui avait ôté. Malgré les hypothèques conventionnelles du réalisme, et l'équivoque de cette notion, le développement d'une thématique plus quotidienne allait dans le même sens que l'organisation d'un espace ouvert et la constitution d'un montage complexe: leur conjonction pouvait donner naissance à un cinéma narratif, dont les pouvoirs se rapprocheraient d'autant plus de ceux du roman qu'ils viseraient également
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à exprimer la durée intérieure des êtres. Griffith, adaptant dans Le Lys brisé un sujet du romancier Thomas Burke, compose une atmosphère psychologique en créant, dans le montage, de subtils rapports entre l'espace et les personnages dont il veut suggérer les sentiments. Mais c'est sans doute chez Murnau que l'alliance d'une volonté subjective et de la mobilité des techniques est au plus près de faire naître un espace intérieur, moins représenté par le décor qu'inventé dans le temps. Déjà Nosferatu le Vampire, pourtant marqué d'expressionnisme, se signale par la profondeur de certains plans, longuement redessinés dans le mouvement des personnages qui viennent de loin et les traversent lentement. Avec Le Dernier des hommes, où Murnau rompt partiellement avec l'expressionnisme, c'est la caméra elle-même qui devient mobile, tandis que le dépouillement du sujet concentre toute l'attention sur les réactions d'un portier d'hôtel, situé dans son environnement quotidien, et dont le film raconte la déchéance telle qu'il la vit en lui-même: les mouvements de la caméra métamorphosent alors l'espace pour en faire l'équivalent de cette vision subjective dont ils voudraient évoquer l'intériorité et la temporalité. Cette ouverture de l'espace et cette mobilité de la caméra sont étrangères à l'optique théâtrale; que le film produise cependant un effet dramatique marque, à cette époque, les limites de l'autonomie du cinéma dans la voie littéraire qu'il tente d'emprunter: car, par dramatique, il faut entendre que l'influence du théâtre pénètre non plus la mise en scène, mais bien le déroulement et l'organisation de l'histoire; si le film reste dramatique alors que l'optique théâtrale a disparu, c'est que chaque moment du récit constitue une scène, c'est-à-dire une action significative en elle-même et immédiatement codifiable, que seul le fil abstrait d'une intrigue relie à la scène précédente et à la suivante 1. 1. Jean MITRY (op. cit., t. II, p. 317) distingue ainsi la dramaturgie du film et sa mise en scène - distinction qui correspond à peu près à celle établie par Hjelmslev entre la forme du contenu et celle de l'expression; voir aussi l'analyse que fait Christian METZ du livre de Jean Mitry dans la Revue d'esthétique, 1967, nO 2-3, p. 203 pour le problème soulevé ici.
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A cette fixation schématique des événements et des passions contribue sans doute le jeu forcé de Jannings, dont l'expressionnisme est souligné dans un certain nombre de gros plans; de même la concentration des lieux, la simplification tragique du sujet relèvent encore d'une dramaturgie théâtrale, quoique dépouillée, et qui apparaît bien dans le nom de Kammerspiel (théâtre en chambre) donné à la tendance que représente Le Dernier des hommes. Mais, avec L'Aurore, une dramatisation analogue marque le déroulement du récit, alors que le film fut tourné à Hollywood, joué par des acteurs américains étrangers à l'expressionnisme, et adapté d'un roman. Certes le film s'ouvre plus largement sur le monde, cheminant à travers la nature et la ville, épousant le mouvement des trains ou des voitures, accompagnant le glissement d'une barque sur l'eau, la marche nocturne d'un homme dans la campagne, et tentant par-là d'insérer une évolution psychologique dans les variations d'un paysage; mais le récit est construit en trois parties, dessinant les trois actes d'un drame; le paysage, si composé soit-il, et par cette composition même, prend valeur de symbole, jusqu'à l'aurore finale éclairant la renaissance de l'amour; une tentative pour évoquer un souvenir - le plan d'un bonheur perdu reste soigneusement expliquée par la répétition d'un même sous-titre de chaque côté du plan; et malgré la diversité des sentiments vécus par le héros, volonté de meurtre, remords, joie, amour, angoisse, désespoir, rachat, un seul de ces sentiments est toujours exprimé dans une scène, souvent assez longue, et dans laquelle tout l'art du réalisateur, composition de l'image, cadrage, direction d'acteurs et modification de points de vue, a pour fonction l'explication et la communication affective de cet unique sentiment. L'histoire se déroule ainsi par simple addition de représentations significatives, si élaborées soient-elles, dans lesquelles c'est toujours un acte, si minime soit-il, qui évoquera Il n'est pas sûr toutefois que cette distinction puisse se maintenir absolument; car la forme dramatique du contenu peut être imposée par le montage, forme d'expression, s'il respecte l'unité spatiale de l'événement, comme c'est le cas dans les films traités ici.
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immédiatement un thème. Et toute l'ordonnance du montage concourt à la seule réalisation d'une action, traitée il est vrai dans ses résonances affectives, mais sans qu'aucune de ces résonances se prolonge à travers le temps, au-delà de l'événement qui la supporte. Une telle dramatisation de la psychologie pourrait provenir aussi du roman qui inspira le scénario. Toutefois les tentatives de l'école impressionniste française, qui se développèrent parallèlement à l'expressionnisme allemand, connaissent des limites semblables, alors que le propos de réalisateurs comme Louis Delluc ou Germaine Dulac est de s'attacher à l'expression de la vie intérieure, saisie dans son seul rythme temporel, et sans référence aucune à des sentiments définis: ainsi Louis Delluc essaie de transcrire, dans Le Silence, un monologue intérieur, dans La Femme de nulle part des évocations d'un passé revécu; rêves et pensées, métaphoriquement suggérés, constituent la matière de La Souriante Madame Beudet de Germaine Dulac; la recherche de visions subjectives nouvelles marque les images des films de Marcel L'Herbier, le montage tournoyant de ceux d'Abel Gance. Mais la volonté de capter le seul mouvement de l'esprit et d'en chercher l'équivalent cinégraphique conduit ria plupart de ces réalisateurs à une indifférence profonde à l'égard du sujet, le plus souvent inspiré du mélodrame, suivant le sous-titre même que Marcel L'Herbier donna volontairement à Eldorado .. et cette séparation entre un «fond» méprisé et une « forme» travaillée ôte à ces recherches expressives la signification temporelle qu'elles voulaient avoir: perçues comme des effets techniques, elles restent de simples signes visuels, repérables comme tels, et finalement codifiés par le scénario et les personnages schématiques qui leur préexistent. D'où l'échec pratique de théories, par ailleurs nouvelles, que leurs auteurs formulèrent sur le cinéma pur. Ainsi, que les réalisateurs s'inspirent de scénarios littéraires, comme le fait par exemple Murnau, ou qu'au contraire ils prétendent, comme l'avant-garde française, à une pure création, dégagée de toute imitation et de toute adaptation, c'est à un cinéma d'essence dramatique qu'ils
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finissent également par aboutir, quoique par des chemins opposés et à des degrés variables: dans l'un et l'autre cas tout se ramène à l'image, ou à la perception d'une apparence, aussitôt envahie, et fixée dans une idée, par les éléments de l'histoire. Certes, il faut distinguer parmi les diverses formes utilisées ou créées par les réalisateurs: si l'usage du flou, de la surimpression et des truquages, par quoi souvent s'exprime la subjectivité des personnages, constitue des signes trop aisément codifiables, que leur caractère conventionnel condamnera vite à disparaître, il y a dans la mobilité de la caméra, réinventée par Murnau, dans l'importance attribuée au mouvement par Germaine Dulac, dans la définition rythmique du montage donnée par Jean Epstein ou par Abel Gance, et même dans la substitution de la notion de photogénie à celle de beauté photographique opérée par Louis Delluc 1 tous les éléments constitutifs d'un langage narratif qui inscrivait sa vision dans le passage des images et non dans leur présence; encore faudrait-il, pour y réussir, faire naître un récit de ce langage: en fait, la forme ici ne pénètre pas l'organisation de l'histoire, elle reste perçue en elle-même ou soumise à l'anecdote. D'ailleurs ces possibilités narratives sont également paralysées par les insuffisances techniques de l'expression cinématographique au temps du muet: si les films de cette époque restent de nature visuelle, et finalement spectaculaire, c'est sans doute que la médiocre qualité des pellicules et de la projection conduisent les réalisateurs à insister sur l'amélioration et la clarification de la vision, dans l'élaboration des décors comme dans l'arrangement des éclairages; d'où une tendance picturale dans J'.expressionnisme comme dans les films de Marcel L'Herbier, qui cherche à réaliser des compositions en monochromies variables. Et ce n'est peut-être pas un paradoxe d'affirmer que plus l'image filmique reste incertaine dans ses contours, plus le spectateur s'efforce de la préci1. Louis DELLUC,Photogénie, Paris, de Brunhoff, 1920. Des extraits de cet ouvrage sont cités dans le livre de Marcel TARIOL sur Louis Dellllc (Seghers, 1965), pp. 94-96: la photogénie, qualité proprement cinématographique, s'oppose, pour Louis Delluc, à la beauté photographique.
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ser, et donc de la fixer; pour se faire oublier et pouvoir se combiner à d'autres, eUe doit avoir un certain degré de netteté qui lui permette d'être immédiatement identifiée. Aussi était-il nécessaire que l'art du cinéma, pour devenir moins visuel, apprenne d'abord à être plus visible; et cela d'autant plus que l'absence de la parole obligeait à confier aux seuls éléments imagés toute la transmission du sens. C'est pourquoi la persistance d'un effet dramatique, une fois abolies les structures théâtrales, est particulièrement sensible dans les films qui s'inscrivent, comme la plupart de ceux que nous venons d'analyser, dans une inspiration d'ordre littéraire: pour le Film d'Art, ce furent des écrivains célèbres comme Anatole France ou Edmond Rostand qui firent fonction de scénariste; bien que les «impressionnistes» refusent toute référence aux œuvres passées, certains d'entre eux appartiennent à l'avant-garde littéraire ou artistique, dont l'influence se retrouvera finalement dans leurs théories les plus rigoureuses sur le cinéma pur; Murnau enfin adapte le plus souvent des romans. La conséquence de cette inspiration littéraire est d'orienter le cinéma dans une direction psychOlogique et subjective, alors qu'il ne possède pas encore les moyens qui lui en permettraient l'expression: aussi le cinéma reste-t-il paralysé par la nécessité d'expliquer et de représenter ce qu'il ne peut décrire ou dire comme le fait l'écriture romanesque. Le développement d'un espace ouvert sur la réalité, la libération du montage et de la caméra ne suffisent pas à le dégager des effets propres au théâtre; sa référence prématurée à une thématique littéraire le conduit au contraire à utiliser ces moyens comme autant d'instruments permettant de signifier des sentiments en les immobilisant dans une organisation symbolique de la vision: ainsi le gros plan, cette victoire du cinéma sur le théâtre, contribue le plus souvent à la dramatisation du récit par la codification d'une expression sur un visage. Et dans cet usage théâtral du montage, chaque plan, chaque modification de points de vue renvoient à l'espace d'un drame, où certes la scène s'émiette en fragments, mais chacun de ces fragments représente un événement localisable aussitôt. De l'héritage littéraire n'émergent alors qu'une série
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d'actes ou de schémas simplifiés sans rapport avec la trame temporelle qui les sous-tend. En fait le cinéma a pu acquérir des techniques narratives sans atteindre à l'expression romanesque: ce qui manque à ces histoires pour devenir des récits, c'est l'expression du temps dans sa nature subjective; plus la présence de l'image se fait insistante, plus elle se fixe dans un présent intemporel, étranger à la durée du roman. Et cette insistance de l'image tient à la nécessité d'extérioriser, pour le faire comprendre, ce qui relève de la vie intérieure: le cinéma peut bien avoir acquis la maîtrise de l'espace, cet espace s'abstrait sous le poids d'une signification trop lourde pour lui; et l'écoulement du temps, dans son flux insaisissable, se fige en des formes ponctueUes, isolément perçues et démesurément grossies. Si dans Les Rapaces, adaptation d'un roman de Frank Norris, Stroheim organise son histoire autour de la dégradation monstrueuse que le temps fait subir à des êtres, le passage du temps n'est repérable qu'à travers la confrontation d'étapes différentes, et nettement localisées; et il reste saisi comme une succession, qui en exprime l'idée, non comme une durée, qui en restituerait la réalité.
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L'impuissance à suggérer la durée vécue oriente les récits d'inspiration psychologique dans une perspective dramatique alors qu'ils ne relèvent pas de l'esthétique théâtraIe; car le dramatique est ce qui reste du théâtre lorsque la scène a disparu, avec le verbe qu'elle supporte; et cette substance théâtrale maintenue en l'absence du langage qui la fonderait, ce grossissement du jeu et cette clôture de l'événement persistant hors la distance qui au théâtre les rendrait signifiants marquent les limites des possibilités littéraires du cinéma muet, et ne permettent pas, malgré quelques exceptions, l'épanouissement d'un art autonome. Aussi une vigoureuse réaction s'est-elle rapidement dessinée contre cette imprégnation littéraire: par
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des voies différentes, qui parfois se rencontrèrent, les surréalist,es d'une part, les tenants du cinéma pur d'autre part, tentèrent d'engager le cinéma dans une voie onirique et poétique, originellement étrangère à tout héritage littéraire. Dans la révolte surréaliste contre l'art et la culture, le cinéma constitua très vite un instrument de combat privilégié: ce langage nouveau, vierge de toute tradition esthétique, semblait coïncider merveilleusement avec la manifestation de la vraie vie et de l'aiIIeurs, où tend la recherche des surréalistes. De fait, si tout un courant cinématographique avait demandé à la littérature ou aux arts plastiques des lettres de noblesse, c'était en réaction contre les spectacles forains dans lesquels le cinéma, parmi d'autres attractions et dans sa seule magie technique, contribuait à la distraction populaire. Dès 1912, parlant des spectacles cinématographiques des foires, Roger LaIIi écrivait: «Ces spectacles ne sont pas des spectacles d'art, sans aucun doute, mais ils sont des représentations extraordinairement exactes de la vie, et c'est pourquoi je les aime 1.» En 1918, Philippe Soupault, se référant à la tradition foraine, appelait à mettre une telle puissance de vie au service de l'imagination et de l'inconscient en la libérant de l'impasse où l'avaient acculée ceux qui en firent «le miroir incolore et !l'écho muet du théâtre 2 ». Chirico dénonçait «l'horreur des photographies artistiques 3». Bunuel s'élevait à son tour contre les cinédrames «saturés de germes mélOdramatiques, entièrement infestés de typhus sentimental, mélangés de baciIIes romantiques et naturalistes», et contre l'Ecole de Jannings, «école européenne: sentimentalisme, préjugé d'art et de tradition, etc.4». 1. La Flora, 15 mai 1912; cité par Michel D~CAUDIN, «Les poètes découvrent le cinéma », in Etudes ciné1natographiques nO 38-39, 1er trimestre 1965, Surréalisme et Cinéma, t. l, p. 76. 1
2. Philippe SOUPAULT, SIC, D~CAUDIN, op. cit., p. 79. 3. Cité par Jean-Marie cinématographiques, n° p.59. 4. Cité par
«note
1 sur
le
cinéma,,;
cité
par
Seghers,
1962, pp,
89-93.
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Sauver le cinéma de la littérature et de sa logique... C'est que par son pouvoir de réalisation de l'irréel le spectacle cinématographique représentait, aux yeux des surréalistes, le lieu par excellence où les antinomies de l'esprit s'abolissent et où l'activité du songe et du délire. s'épanouit librement: «Sa puissance est formidable, dit encore Philippe Soupault, puisqu'il renverse toutes les lois naturelles: il ignore l'espace, le temps, bouleverse la pesanteur, la balistique, la biologie 1». Aussi permet-iJ, par le rapprochement soudain des réalités les plus éloignées, de constituer ces analogies dans lesquelles s'accomplit poétiquement la surréalité. Mais c'est par un malentendu profond que les surréalistes ont pu attribuer au cinéma cette fonction onirique. L'activité cinématographique nécessaire à la réalisation d'un film est une activité consciente et concertée, à l'opposé de l'automatisme psychique défini par Breton. Certes, c'est dans les films les moins élaborés que les poètes ont trouvé la visualisation de leurs rêves; mais l'évocation même qu'ils en donnent après coup révèle bien qu'ils en furent eux-mêmes les artisans: «baisers des cavalières au milieu des savanes, apparition de l'épaule d'une danseuse, cou proconsulaire d'un aventurier, main blanche étroite et longue, se glissant vers une lettre ou un revolver, yeux surtout plus beaux dans la lumière mystérieure du cinéma 2», ces fragments d'images ont été arrachés par Desnos à un film qui peut-être les ignorait. Seul le spectateur peut exercer au cinéma une authentique activité surréaliste - et c'est pourquoi les poètes ont couru les salles, y cherchant le germe du rêve. Les poèmes nés de l'écran sont de pures créations, dont la beauté n'a rien à voir avec les films qui les inspirèrent. Et bien des scénarios écrits par les surréalistes et qui ne furent jamais réalisés constituent des œuvres poétiques achevées,
Michel
MABIRE, «Bunuel et le surréalisme", in Etudes 20-21, 1~ trimestre 1962, Luis Buiïuel, t. l,
Ana KYROU, Luis Bufiuel,
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1. Philippe 2. Robert
SOUPAULT,cité
par
Michel
D~CAUDIN, op.
cit., p. 79.
DESNOS, Paris - Journal, 20 avril 1923; cité par Marguerite BONNET, « L'aube du surréalisme et le cinéma », in Surréalisme et Cinéma, op. cit., t. l, p. 90.
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bien plus puissantes incarnées.
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que les images qui les auraient
Car il y eut peu de films réalisés par les surréalistes ou reconnus par eux - ceux de Bufiuel, Un Chien andalou et L'Age d'or, restant parmi les plus connus. La force de ces films, de L'Age d'or surtout, tient à ce que la violence, la cruauté ou l'érotisme des associations d'images font exploser les tabous et les ordres de la société. Mais les pouvoirs proprement suggestifs des images sont bloqués par une volonté surréaliste qui les fige dans la représentation de symboles oniriques ou psychanalytiques. L'absence de récit, la libre divagation des plans accentue le côté statique de la mise en scène de Bufiuel, qui travaille toujours au niveau du plan et de son contenu. En fait, c'est dans les grands récits de Bufiuel, qui reviendra avec le parlant au cinéma narratif, dans Viridiana par exemple, que les images surgissant au détour d'une histoire _ bestiaire ou cène sacrilège - retrouvent leur puissance de choc, et une valeur onirique d'autant plus grande que le mouvement du récit en estompe le caractère symbolique. Les recherches de Bufiuel, comme celles des surréa
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cien visuel 1 »; ce sont les choses, la nature, la pâte même du monde que l'écran révèle et que le montage permet de brasser. Ralentis ou accélérés révéleront, selon Epstein, l'âme d'une vague ou de nuages 2. Et pour Germaine Dulac, qui poussa le plus loin la comparaison du cinéma et de la musique, les variations de durée d'une image lui '" donneront une valeur purement émotionnelle, les thèmes " visuels créant alors des sensations musicales ou, plus exactement, poétiques, puisqu'il s'agit finalement d'images et non de sons. Par-delà les faiblesses qu'entraînèrent dans certaines œuvres de ces réalisateurs le mépris du scénario joint à la nécessité commerciale de l'accepter, c'est sur la nature de leurs théories qu'il convient d'examiner leur fécondité: définir le cinéma comme rythme et non comme spectacle, c'est reconnaître et affirmer l'originalité profonde des matériaux qui le constituent. Mais en réalité ce rythme reste conçu - dans sa définition même comme un élément visuel, agissant directement sur l'œil: déjà Louis Delluc pariait de «visualisme 3 »; et Germaine Dulac, à son tour, voulut «cl:I~!:ch~r l'émotion dans le sens optique pur 4 ». Aussi le"'l:ji:hme a-t-il simplement pour mildiOù de modifier l'apparence de l'image afin d'en faire la seule vibration du monde, alors qu'elle en est aussi la reproduction. Ici gît sans doute la contradiction: l'image cinématographique a trop de réalité, de présence concrète pour pouvoir se changer directement en un matériau pur, ouvert à toutes les combinaisons rythmiques; elle met en œuvre, dans la perception qu'elle suscite, l'homme et le monde, historiquement situés; elle a du sens, et pour être transformé, ce sens immédiat appelle d'abord à être accepté. A moins que cette image ne se fasse signe gra-
1. Louis
DELLUC, Cinéa, 9 décembre
1921, extrait
cité
par
Marcel
TARIOL,
op. cÎt., p, 96. 2. Jean EpSTEIN, «La féerie réelle », Spectateur, janvier 1947; cité par Pierre LEPROHON, Jean Epstein, Seghers, 1964, pp. 131-132. 3. Cf. Henri AGEL, Esthétique du cinéma, P.U.F., 1966, p. la. 4. Germaine DULAC, Le Rouge et le Noir, numéro de juillet 1928; cité par AGEL, op. cit., pp. 12-13.
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phique, et que l'abstraction retrouvée permette alors de livrer au mouvement lignes et couleurs libérées de toute valeur représentative: c'est dans des courts métrages d'animation abstraite que s'amorce l'art cinétique cherché par Germaine Dulac. Si l'image reste figurative, l'envie est grande de parler alors de poésie, cette forme de littérature qui approche au plus près les arts plastiques et musicaux. Dans l'activité cinématographique des surréalistes comme dans les recherches de l'avant-garde apparaît la même référence implicite aux structures poétiques, soit que les surréalistes traduisent leurs rêves en images, soit que l'avantgarde tente de constituer les images de la réalité en visions de rêve. Dans l'un et l'autre cas, que l'image cinématographique soit considérée en eUe-même ou prise dans un traitement rythmique, c'est en méconnaissant les mécanismes de l'imagination et de la perception qu'on l'assimilerait à l'image poétique. En effet si la poésie, comme le cinéma, mobilise les images, c'est pour les projeter dans l'imagination du lecteur en qui, dit Bachelard, elles se fixent et prennent racine 1. En poésie le mot donne l'image à imaginer; et cette image est un produit direct de l'imagination, non un substitut de la réalité sensible. Substituer cette réalité sensible à l'image imaginaire ne peut qu'appauvrir cette dernière. Et l'on comprend alors qu'Artaud n'ait pas reconnu son scénario de La Coquille et le Clergyman dans la réalisation qu'en fit Germaine Dulac. Quant à Breton, ce qu'il voyait finalement au cinéma, c'était, ditil, la possibilité de franchir «une de ces portes qui donnent sur le noir 2 ", c'est-à-dire un cinéma sans film, sans écran autre que la paupière. A supposer même que l'image cinématographique s'insère dans un rythme analogue à celui par lequel le poète conduit son langage et libère ses mots, et qu'ainsi la perception s'estompe pour laisser place à l'imagination, il restera toujours une différence de nature entre le mouve-
1. Gaston BACHELARD, La Poétique de l'espace, P.U.F., 1967, p. 2. 2. André BRETON, L'Age du cinéma, no 4-5, août-novembre 1951.
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ment poétique et le mouvement cinématographique. Dans la limite extrême de sa forme achevée, le poème tend à l'immobilité, s'opposant au temps de la syntaxe prosaïque pour s'organiser en une structure close, qui figure un espace mythique. La poésie nie le temps: «Le poète, dit Bachelard, ne me confère pas le passé de son image 1 " ; et les résonances de cette image tiennent à ce que le langage du poète l'a constituée pour rassembler en eUe la totalité des visions, jusqu'à ne plus donner que l'essence objective de toute vision - l'absence de tout bouquet. Ainsi le poème, dans son mouvement, lutte contre le temps, alors que le film, on l'a vu, s'enracine dans le temps, comme il se fait par lui: la mobilité réaliste de l'image cinématographique, sa subjectivité diffuse, sont des signes trop profonds de temporalité humaine pour appeler à autre chose, finalement, qu'à une organisation discursive, cherchant le sens de ces signes humains, et dans laquelle la poésie, comme dans le roman, ne naîtrait que par surcroît, et de son oubli même. Voulue pour ellemême, la poésie cinématographique n'en est que la caricature: soit l'image se fixe en symbole et s'appauvrit d'être perçue, soit eUe se dilue dans la brume, brouillard des sentiments et non pas nuit du rêve. Les pouvoirs de suggestion de l'image cinématographique seront d'autant plus profonds qu'ils seront soumis à un récit qui prenne en charge leur fonction de constat. «Le rêve, dit Franju, la poésie, l'insolite doivent émerger de la réalité même 2 ". Racontant avoir voulu réaliser avec André Breton une séance de cinéma insolite, il explique qu'ils finirent par la composer uniquement avec des fragments de films mineurs; et il ajoute: «Malgré la volonté des réalisateurs, la poésie cinématographique surnage et tend à revenir à la surface" - il n'y a pas de plus belle définition de la poésie cinématographique 3 ». 1. G. BACHELARD, op. cit., p. 2. 2. Cité par Georges SADOUL, Dictiolll!aire des cinéastes, Le Seuil, 1965, p. 95. 3. « Franjudex », entretien avec Georges Franju et Jacques Champreux, Positif, nO 56, novembre 1963, p. 10.
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Rythme épique ou rythme dynamique
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Développant en effet cet éclatement de la vision individuelle qu'a provoqué l'avènement d'un régime communiste en Russie, Eisenstein a fondé le dynamisme propre au langage cinématographique. Les recherches rythmiques évoquées plus haut restaient paralysées par des ambitions psychologiques que le cinéma muet ne pouvait assurer, ou par une volonté de pureté poétique étrangère à la nature de la perception cinématographique. Voulant retracer la préparation de la révolution dans La Grève, Le Cuirassé Potemkine et Octobre, et en exalter les perspectives futures dans La Ligne générale, Eisenstein fait du montage l'élément par excellence de sa pédagogie. Non seulement il oriente la succession des images suivant les variations d'un rythme destiné à produire chez le spectateur les émotions nécessaires à l'efficacité du récit ou du discours, mais surtout, et c'est là le génie particulier d'Eisenstein, qui le distingue des autres théoriciens soviétiques du montage, il ne cherche plus l'effet significatif dans l'addition des plans, mais bien dans leur choc, ou plus exactement dans leur produit. «La juxtaposition de deux fragments de film ressemble plus à leur produit qu'à leur somme 1 » : c'est dans une telle phrase que le cinéma se crée comme art autonome. Et elle prend une importance d'autant plus grande qu'Eisenstein la réaffirme en 1938, c'est-à-dire à un moment où, devant faire son autocritique, il était conduit à prêter plus d'attention au contenu figuratif, et réaliste, de chaque plan, et à chercher dans la structure d'ensemble de l'œuvre le point d'impact essentiel du montage 2. Il maintenait néanmoins, et avec force, son refus
Définition que confirme indirectement l'examen des œuvres les plus accomplies du cinéma muet, qui trouva dans l'épopée, cet autre versant du roman, le genre d'expression correspondant le mieux (avec le genre comique) à ses possibilités comme à ses limites. Dans l'épopée, où se combinent la poésie et l'histoire, le drame s'agrandit aux dimensions d'une communauté: le héros épique n'est jamais un individu, dans la mesure où, pour reprendre l'analyse de Lukacs, il relève d'un monde intérieurement homogène, tandis que le héros de roman est lié à l'altérité du monde extérieur 1 ; car «le roman est l'épopée d'un temps où la totalité extensive de la vie n'est plus donnée de manière immédiate, d'un temps pour lequel l'immanence du sens à la vie est devenu problème, mais qui néanmoins n'a pas cessé de viser à la totalité 2». Par son ouverture sur l'espace et la fusion qu'il établit entre le paysage et l'homme, le cinéma muet pouvait parfaitement rendre compte de cette adéquation du sens et du monde qui caractérise l'épopée proprement dite; tandis que le développement de ses structures narratives lui permettait de multiplier la diversité des points de vue et des actions suivant les exigences d'une vision de masse. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait su, au moment où l'histoire s'y prêtait, mettre en œuvre des aventures humaines dans lesquelles l'existence des individus, loin d'être saisie de l'intérieur suivant une ligne unique, se confondrait en réalité avec le destin d'une collectivité: à ce moment son impuissance à exprimer la temporalité individuelle s'est résolue en puissance d'expression du temps de l'histoire. Griffith, dans le passé de l'Amérique, Eisenstein, Poudovkine ou Dovjenko dans l'avenir de l'U.R.S.S. ont trouvé la matière qui permit au cinéma de réaliser l'épopée du xX" siècle; réalisation qui s'accompagna, chez Eisenstein, d'une formulation théorique particulièrement révolutionnaire. 1. Georges LUKÂcs, La Théorie du roman, Gonthier, 2. Ibid., p. 49.
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1. EISENSTEIN, «Montage en 1938 », extrait de The Film Sense publié dans Réflexions d'un cinéaste, Editions de Moscou, 1958, pp. 72-117; voir particulièrement p. 75. 2. Evoquée dans «Montage en 1938 », cette théorie sera particulièrement développée dans La non indifférente nature, somme inachevée d'écrits divers d'Eisenstein, dont les Cahiers du Cinéma et Change ont publié plusieurs passages. Voir d'abord: les Cahiers, nO 211, avril 1969, pp. 13-16, «De la structure des choses ». L'article, qui date de 1939, contient une analyse de la notion de structure dans les œuvres littéraires; il sert d'introduction à une étude de « l'unité organique et le pathétique dans la composition du Cuirassé Potemkine », publiée en français dans Réflexions d'un cinéaste, op. cit., pp. 61-72; il est prolongé dans une nouvelle réflexion sur « La Nature des choses », qui date de 1940, et dont
1963, p. 60.
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d'identifier l'effet significatif à la représentation du réel, et sa volonté de faire participer activement le spectateur, par le montage, à l'élaboration du sens. La théorie d'Eisenstein s'inscrit dans une réflexion générale sur l'art et sur sa fonction idéologique; elle naît en même temps d'une réaction contre la prétendue objectivité du naturalisme, et vise à constituer un système esthétique d'ensemble fondé sur le montage. Mais elle est, pour le cinéma, d'une portée essentielle: chercher le sens dans le conflit d'images ou d'éléments indépendants, et non plus dans leur enchaînement, c'est en effet construire un langage de la mobilité, et non plus de la représentation, et c'est ouvrir ainsi, au cinéma, des possibilités expressives nouvelles. Certes, Le Cuirassé Potemkine, réalisé en 1925, relève encore, dans le déroulement de l'action, d'une dramaturgie classique, où les étapes d'un événement se succèdent logiquement, en s'opposant toutefois dialectiquement. Mais cette démarche par antithèse ne pénètre pas seulement la composition d'ensemble. Déjà s'élabore une idée fondamentale d'Eisenstein, qui voit dans le montage l'incarnation parfaite du processus dialectique 1. Si l'unité on trouve des extraits dans les Cahiers, nO 213, juin 1969, pp. 37-42, et nO 214, juillet-août 1969, pp. 15-20. En 1945 enfin, toujours pour La non indifférente nature, Eisenstein développe une réflexion sur «La musique du paysage et le devenir du contrepoint du montage» où la notion de montage structural est de nouveau approfondie: voir Sur ce point les Cahiers, nO216, octobre 1969,pp. 17-22(étude de la séquence des brouillards dans Le Cuirassé Potemkine) et nO 217, novembre 1969,pp. 15-22(étude du montage dans Ivan le Terrible); d'autres extraits de cet article, concernant notamment le montage dans la peinture chinoise, ont été publiés par Change, n° 1, Le Seuil, 1968, « Le montage ", pp. 1"7-41. Le lien entre cette fonction structurale attribuée au montage et les travaux des formalistes reste à étudier. 1. Idée développée dans un passage de Film form, Jay Leyda, 1949, sur «la forme filmique envisagée dans une perspective dialectique»; voir aussi l'article cité par Barthélémy AMENGUAL dans Premier Plan, no 25, octobre 1962,S.M. Eisel1stein, pp. 11-15(u 1929/ Les prinCipes de la forme filmique»). Un aspect particulier de cette notion de conflit est étudié par Eisenstein dans la postface qu'il écrivit en 1929 pour le livre de N. KAuFMAN sur le cinéma japonais (et qui sera reprise, sous une forme différente, dans le passage de Film form déjà cité): c'est le conflit entre le cadre et le montage; cf. les Cahiers, nO 215, septembre 1969, pp. 21-26: «Hors cadre ».
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spatiale de l'événement n'est pas encore brisée, son découpage en revanche se morcelle en une multiplicité de points de vue différents qui, au lieu de se succéder, s'enchevêtrent et se confrontent avec une force qu'accroît la brièveté des plans: ainsi la scène de la bâche, où sont mises en place, par de continuelles ruptures et reprises de perspectives, les diverses forces en présence, dont l'opposition conditionne le développement et l'explosion de la révolte. Même un geste ou un acte unique est rarement retracé dans son simple déroulement: des inserts, des représentations cadrées inversement, ou des faux raccords en détruisent l'apparence réelle pour en intensifier l'idée. L'événement ne 'se trouve plus alors représenté dans sa continuité; il est saisi dans son attente, ses oppositions, son résultat: l'analyse et la synthèse progressent simultanément; et c'est bien en ces termes qu'Eisenstein devait finalement expliquer la puissance du montage, lorsqu'en 1945il chercha à la lier au mécanisme de la pensée, et à l'étape ultime de son développement: «L'univers dissocié par l'analyse se fond à nouveau en un tout, s'anime de tous les liens et rapports réciproques des particularités isolées, et offre à la conscience émerveillée la plénitude d'un monde synthétiquement perçu 1. » Avec Octobre, en 1927, Eisenstein franchit une nouvelle étape, en décidant de rompre avec toute dramaturgie et de ne plus évoquer que les concepts nécessaires à l'expression de la Révolution: face au principe épique, dont les structures narratives sont finalement rejetées, subsista le seul principe dynamique, où triomphe le discours 2. Car «le langage hiéroglyphique» du cinéma est «capable d'exprimer tout concept, toute idée de classe, tout slogan poli1. Cahiers du Cinéma, nO217, art. cité, p. 17. A comparer avec le passage de «Montage en 1938», art. cité, où il associe le processus de création des images par le montage au processus réel de formation des images dans la mémoire: voir pp. 80-83des Réflexions d'un cinéaste, op. cil. 2. Cf. Premier Plal1, n° 25, op. cil., pp. 13-14: « Selon ma manière de voir (prÙzcipe dynamique) le montage n'est pas une idée exprimée ou développée au travers d'éléments qui se succèdent (principe épique de Koulechov et Poudovkine), mais une idée qui se manifeste comme le résultat du choc de deux éléments indépendants l'un de l'autre.»
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tique ou tactique sans recourir à l'aide d'un passé dramatique et psychologique passablement suspect 1". Aussi le film ne raconte-t-iI pas la révolution: il n'y a plus de scènes, plus aucune unité spatiale. Bien qu'il se déroule sous le gouvernement provisoire de Kerensky, depuis son installation en février 1917jusqu'à sa chute en octobre, il ne retrace plus l'organisation chronologique de ces événements, mais cherche seulement à en dégager les composantes significatives en implantant leur trace dans l'esprit du spectateur par la répétition discontinue et contrapunctique de thèmes visuels liés, concrètement ou abstraitement, à cette période. Sa recherche se développe en effet sur deux plans. Au niveau documentaire, exprimer la totalité d'un épisode dans sa substance émotive ou idéologique; ainsi lorsque le gouvernement Kerensky, après la fusiIIade sur la perspective Nievski, décide de fermer les ponts pour couper les quartiers ouvriers du centre, ces ponts ne cesseront de se lever en un mouvement indéfiniment prolongé, tandis que, dans l'intervalle de plans représentant leur soubassement métallique, Se développent tous les détails - chevelure d'une jeune fiIIe glissant interminablement sur le pont, visages hilares de bourgeois ou vues d'un cheval mort - dont la répétition et l'entrecroisement créeront le sens de cette fermeture. Et, sur un plan proprement métaphorique, c'est le même processus de montage qui tend à exprimer des notions abstraites, avec cette seule différence que des objets à fonction symbolique ont pris la place des plans documentaires. Non que ces objets constituent en eux-mêmes le symbole: à aucun moment une image unique ne s'immobilise dans l'expression d'une idée; lorsqu'il s'agit d'évoquer, dans le fragment appelé « la polonaise des dieux", un concept comme celui de religion, les dieux ou fétiches qui serviront à cette transcription sont sans cesse répétés, changés, entrecroisés, confrontés entre eux ou mêlés à des vues réalistes appartenant à d'autres épisodes du film. Ainsi leur réalité s'impose peu à peu dans l'esprit du spectateur, en
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même temps que les idées qui doivent naître de leur collision; et les critiques portées par Jean Mitry contre l'arbitraire de ces images et leur abstraction 1 ne résistent pas à l'examen de leur mise en œuvre: la répétition en crée l'authenticité, la fugacité en préserve la valeur concrète. Les images, qu'elles appartiennent au contexte de l'histoire, ou qu'elles constituent un apport personnel de l'auteur, sont également soumises au montage pour faire naître l'idée à partir de leur confrontation fragmentée et de leur évolution simultanée, non par Jeur seule présence : l'insistance dans la répétition d'une seule image la rend finalement plus fugitive. Aucun plan n'offre alors en luimême de signification dramatique ou psychologique: l'extrême rapidité du montage, encore accrue par rapport au Cuirassé Potemkine, ramène chaque élément à sa fonction de matériau - Eisenstein oppose ainsi au réalisme le travail sur la matière, seul capable de retrouver la réalité2• Et ce sont les variations synthétiques de ces différentes perceptions qui prépareront la genèse de l'idée sans pour autant effacer la présence des choses. On voit l'importance de cette œuvre expérimentale pour le propos qui nous intéresse ici: l'image cinématographique n'y est plus conçue comme la traduction d'un événement, d'un sentiment ou d'un concept. Bien au contraire la dynamique abstraite de plusieurs images devra réinventer ces notions: à l'image, élément de reproduction du réel, se substitue le montage, facteur de production du sens de ce réel. Et si cette opération s'effectue dans une parfaite indépendance à l'égard de toute continuité dramatique comme de toute vraisemblance réaliste, il ne s'agit pas pour autant de viser à une pureté utopique: c'est
1. Jean MITRY, Esthétique et psychologie du cmema, op. cit., t. II, p. 284. Les critiques de Mitry reposent sur le postulat, déjà signalé, suivant lequel le propre du cinéma serait d'aller du concret à l'abstrait. 2. « Moi je prends des photographies de la réalité et je les monte de façon à produire des émotions. Je ne suis pas un réaliste. Je suis un matérialiste. Je crois que les choses matérielles, la matière nous donnent la base de nos sensations. Je m'éloigne du réalisme pour aller à la réalité. » Cité par Mary SETON,Eisenstein, Seuil, 1957, p. 141. De la littérature au cinéma. -
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dans la ligne de l'histoire humaine que travaiIIe le réalisateur. Simplement la parole ne viendra plus de l'alignement apparemment objectif des plans, mais de leur discontinuité subjective qui les libère de la dramaturgie et les transforme en une méditation révolutionnaire. Octobre, en qui Eisenstein voyait un essai pour tourner un jour Le Capital, est une œuvre de précurseur dans la mesure où on peut ,le considérer comme le premier film réalisé suivant une démarche parallèle à celle de l'écriture, et qui loin d'user des images comme de mots s'alignant dans une phrase tenterait à la fois de retrouver les mots par le choc des images, et de réinventer les images en constituant, sous l'impulsion de l'idée, un espace imaginaire où elles surgiraient librement. L'acte créateur par excellence n'est-il pas, selon Eisenstein, ce saut constant du quantitatif au qualitatif, par lequel le spectateur est associé, dans tout art, au processus même de la création 1 ? II est symptomatique que ce soit en rompant avec la thématique littéraire qu'Eisenstein ait implanté, au cinéma, des structures spatio-temporelles analogues à celles qu'utilise la littérature. Qu'il n'ait cherché, ce faisant, qu'à affirmer l'autonomie du cinéma, confirme la parenté profonde qui existe, au niveau des possibilités esthétiques, entre le langage littéraire et le langage cinématographique. Eisenstein devait d'ailleurs, beaucoup plus tard, songer à prolonger sa conception du montage dans une transcription cinématographique de l'Ulysse de Joyce, œuvre où s'achève, selon lui, la recherche romanesque et où la création cinématographique peut prendre la relève de tous les autres arts, à partir du moment où son essence rythmique l'emporte sur la nature visuelle de ses matériaux 2. Ulysse ne fut jamais tourné, par Eisenstein tout au moins, et Octobre fut attaqué ou méconnu pendant quarante ans,
1. Cf. Change, no 1, art. cité, « Structure, montage, passage », Pp. 17-41; voir ici p. 18. 2. Ibid., p. 40: «Le cinéma commence là où « en arrivent» les autres formes d'art, au prix d'une destruction et d'une d~composition radicales, lorsqu'ils s'efforcent de s'emparer de domames qUi ne sont précisément accessibles qu'au cinéma: ainsi du futurisme, du surréalisme, de Joyce. »
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comme les théories de son auteur, aujourd'hui seulement redécouvertes. C'est que leur fécondité ne devait apparaître que lorsque le cinéma, disposant de techniques complémentaires et ayant fait l'épreuve d'un certain nombre d'errements, se tournerait vers la littérature non plus pour s'en inspirer ou pour l'imiter, mais bien pour rivaliser avec elle.
CHAPITRE
3
AU TEMPS DU CINÉMA PARLANT
Rôle et limites de l'adaptation
La double face de la parole Avec la parole naît un langage nouveau, ou tout au moins un langage dont les possibilités expressives s'accroissent de par la seule présence d'une technique supplémentaire: face à un film parlant, le spectateur cesse d'être le réceptacle d'une vision pour devenir le carrefour de plusieurs perceptions; et le réalisateur, disposant ainsi de matériaux différents, peut jouer de leur diversité pour organiser l'œuvre sur leur confrontation. Une telle conception toutefois, qui fait de la parole un élément sensoriel parmi d'autres, et du cinéma leur combinaison, mit quelque vingt ans à s'affirmer, si grande était la tentation d'opposer, à la naissance du parlant, l'ontologie de l'image et celle du discours, pour tout miser sur la seconde, ou sur la première, dans tous les cas sur l'une à l'exclusion de l'autre. Citizen Kane, en 1940, est sans doute le premier film qui sache parler sans que la parole y double l'image 1; et cette œuvre de précurseur, premier récit dont la démarche temporelle s'apparente à ceIIe de l'écri-
Barthélemy AMENGUALdans Citizen Kane, Etudes nO 24-25, été 1963, pp. 51-69; voir en particulier les pages 66-67: «Aujourd'hui, sous le texte dit, l'image donne à la parole la polyvalence, les mille facettes d'un texte lu. » 1. Cf.
l'analyse
cinématographiques,
de
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ture romanesque, ne connut de postérité qu'à partir du moment où sa diffusion en Europe vint ébranler les bases du réalisme qui jusque-là y triomphait. C'est qu'en acquérant des instruments analogues à ceux qu'utilise la littérature, le cinéma devait apprendre à les intégrer: n'étant pas la matrice originelle de l'œuvre cinématographique, la parole ne peut, à elle seule, en constituer l'élément scripturaire. Ce que confirme d'abord la prise en considération de sa nature spécifique: malgré son contenu sémantique, la parole cinématographique s'éloigne du langage romanesque dans la mesure où elle est perçue, et non pas lue; si, en revanche, les dialogues actualisent davantage les personnages, l'espace de cinéma ne peut en supporter une formulation analogue à celle du théâtre. La polémique retarda l'apprentissage, l'insuffisance technique également. Un échantillonnage des réactions entre 1928 et 1933 permet de délimiter les problèmes, et aussi d'en mesurer l'évolution. C'est au nom de la «beauté du silence» et de la «poésie du geste )}que Chaplin refuse violemment les talkies; car «c'est la beauté qui compte le plus au cinéma. L'écran est pictural. Images. Aimables jeunes filles, beaux jeunes hommes dans des scènes adéquates 1». En cet hommage rendu à la grâce silencieuse de la pantomime se glisse un ton que les surréalistes ne désavoueraient pas. Artaud lui-même se détourne du cinéma parlant dans des termes semblables à ceux de Chaplin: «Depuis le parlant, les élucidations de la parole arrêtent la poésie inconsciente et spontanée des images 2. » Rencontre qui n'offre rien de surprenant: l'un et l'autre se réfèrent à un art de l'iLlusion, de la surprise et du merveilleux, cet art rêvé par les surréalistes, pratiqué par les comiques, et qui semble mourir avec la parole porteuse d'explication.
1. Extrait
d'une
interview
citée
cinéma, Paris, La nouvelle édition, 2. Antonin
par Marcel LAPIERRE, Anthologie 1946, pp. 225-228.
ARTAUD, «La vieillesse précoce Gallimard, 1961, p. 98.
Œuvres complètes,
du
cinéma
»,
tome
III
du des
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L'hostilité, ici, ne relève pas seulement de l'autodéfense ou d'une mythologie du rêve. Dans les critiques portées par Chaplin en particulier apparaissent nettement des arguments techniques, que l'on retrouve dans d'autres jugements, d'aWeurs plus nuancés: les nécessités de la prise de son, immobilisant la caméra dans une cabine insonorisée, ralentissent le rythme du récit; et quinze ans de recherches, qui firent du cinéma un art du mouvement, semblent brusquement anéantis: on comprend alors le refus de Chaplin, dont toute l'efficacité comique repose sur la rapidité rigoureuse du geste et du montage. Carné, analysant en 1929 le rôle créateur de Murnau, puis de Gance, qui firent de la caméra, en l'animant, un personnage du drame, insiste sur la nécessité de retrouver cette mobilité: ce que vont permettre d'abord l'amélioration technique de la prise de son et la possibilité de la disjoindre de la prise de vues, ou, à la limite, de la mobiliser comme elle. « Oui, il y eut un temps, écrit Jean Epstein en 1930,où l'appareil de prise de vues, avec un enregistrement de son simultané, n'était pas mobilisable, était encagé, empaqueté, paralysé. Cette difficulté était facilement surmontable: elle est surmontée. Non seulement l'appareil de prise de vues peut recouvrer sa mobilité quand et autant qu'on voudra, mais encore le micro, capteur de sons, peut se déplacer soit en suivant l'appareil-vues, soit en parcourant un trajet indépendant. On peut donc inscrire simultanément un mouvement des formes et un autre mouvement des sons, dont le synchronisme n'a pas d'existence aiIIeurs que dans l'intention de l'auteur ... " 1. Texte important dans la mesure où, associant étroitement l'évolution technique et l'élaboration esthétique, il annonce la constitution d'une forme rythmique nouveIIe, celle qui parcourra les «champs sonores du vaste monde» et organisera leurs relations avec les champs visuels: la «phonogénie", qualité expressive du son, devra compléter la photogénie, cette qualité expressive de l'image
1. Jean EpSTEIN, «Le cinématographe continue », Cinéa-Ciné, no de novembre 1930; article cité par Marcel LAPIERRE, op. cit., Pp. 236-242. 1. Manifeste
cité
par
Léon
MOUSSINAC,Eisenstein,
op. cit., pp.
100-103.
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mais aux mots, qui se faisaient souvent bons mots. En 1933,Marcel Pagnol donne la mesure de cette conception du cinéma en devenant le champion du théâtre filmé, c'est-à-dire d'un cinéma mis au service du rayonnement théâtral pour multiplier son efficacité: «Le film muet, écrit-il, était l'art d'imprimer, de fixer et de diffuser la pantomime... Le film parlant est l'art d'imprimer, de fixer et de diffuser le théâtre Et, en ramenant la technique du muet à un simple succédané de la parole, Pagnol n'a aucune peine à proclamer la supériorité du parlant qui réalise enfin ce que le muet tentait en vain d'atteindre. De tels propos, où se lit une méconnaissance absolue de la nature propre du cinéma, ne furent pourtant pas inutiles, non plus que les réalisations qu'ils cautionnèrent: si les Jean de la Lune, les Marius, Fanny et autres trilogies ne sont en fait que des spectacles, ils contribuèrent cependant à libérer le langage cinématographique en faisant une place officieIIe à une théâtralisation restée jusquelà honteuse; constituant comme genre le théâtre cinématographique, ils en codifièrent le langage et absorbèrent la dramaturgie, qui furent ainsi nettement délimités; et dans l'abus même qu'ils en firent, ils apprirent au cinéma à se servir de la parole, que, par peur précisément du théâtre et par réaction contre des tirades littéraires, certains réalisateurs tentaient de remplacer, toutes les fois qu'ils le pouvaient, par un équivalent visuel ou sonore, inventant ainsi, dit encore Pagnol, «le film parlant sans paroles, le film réticent, le film orné de bruits de portes ou de tintements de cuiIIères, le film gémissant, criant, riant, soupirant, sanglotant, mais jamais pariant 2 ». Hésitant donc entre le trop ou le trop peu, le cinéma apprit peu à peu à s'adapter à la parole tout en l'adaptant à ses mécanismes. A regarder les choses avec recul. il ne paraît pas douteux qu'après avoir rapproché le cinéma du théâtre elle ait contribué à l'en délivrer, en lui pero
'.»
1. Marcel 15 décembre page 293.
PAGNOL, «La cinématurgie de Paris », Les Cahiers du Film, 1933; cf. Marcel LAPIERRE, op. Cil., pp. 285-294: voir la
2. Ibid., p. 289,
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mettant de développer des possibilités semblables à celle du roman; non qu'elle constitue en elle-même un moyen privilégié pour créer l'horizon subjectif que développe la parole du romancier: cet espace intérieur relève du récit et non pas du dialogue, de récriture temporelle et non pas du discours immobilisé dans sa formulation; mais précisément la présence de la parole, si elle est correctement intégrée, permet d'abord de laisser parler davantage le récit qui se crée dans la relation des images: car elle peut prendre en charge les fonctions explicatives assurées jusque-là par des sous-titres, par le jeu des acteurs ou par la pesanteur du montage, tous éléments qui, à des titres divers, ralentissaient ou figeaient la marche du récit. Malgré quelques essais de sous-titres plus visuels que conceptuels - dans Octobre par exemple, où Eisenstein les utilise moins pour exprimer une idée que pour relancer des images - leur maniement ne fut jamais parfaitement maîtrisé par le cinéma muet; et si Murnau les supprima entièrement dans Le Dernier des hommes, ce fut au prix d'un expressionnisme accru dans le jeu de Jannings. Avec la parole au contraire, une fois levés les handicaps techniques, le cinéma peut acquérir une plus grande liberté de rythme, donc une plus grande mobilité narrative, en même temps que l'acteur, déchargé du soin de manifester ses sentiments par sa mimique, retrouve sa disponibilité de matériau humain, dont la présence subjective sera d'autant plus grande qu'elle sera moins immédiatement significative; à condition toutefois, on l'a vu, que l'expressionnisme cesse de se reporter de l'image sur le discours, et que la parole ne double pas la démarche visuelle en la ralentissant. En fait, c'est lorsqu'on disposa d'un instrument commode d'explication qu'on découvrit peu à peu que cette explication était superflue, et que la parole, par sa présence, devait simplement suggérer le minimum d'éléments nécessaires à la compréhension ou à l'enracinement des seuls comportements; car, plus les mots prononcés deviennent anodins, plus s'accroissent les signes d'une existence saisie dans sa temporalité psychologique et non dans sa finalité dramatique, la voix constituant alors, au même titre que la musique ou les
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bruits, un élément expressif par sa sonorité autant, sinon plus, que par les significations ou les indices de réalité qu'elle transmet. Ce n'est pas un des moindres paradoxes de la parole que d'avoir appris au cinéma, par un très long détour, à devenir véritablement muet, soit que Jes personnages se taisent presque complètement, comme dans ces longues séquences où Antonioni, par des répliques insignifiantes, rend l'image à son incertitude première et y situe des êtres dans leur complexité non déchiffrée, soit qu'au contraire leur monologue rejoigne la poésie, cette autre forme de silence, tel ce chant par lequel Resnais fait exploser, derrière les vues d'Hiroshima, un murmure qui les nie. C'est en précisant sa fonction que la parole cinématographique apprit à découvrir sa nature. Mais si son rôle ultime semble bien être aujourd'hui de ramener le silence en se situant très en deçà ou très au-delà de la littérature, s'il apparaît finalement qu'elle a permis de rendre aux éléments visuels leur pouvoir allusif dont le cinéma muet avait pressenti la résonance intérieure, mais alourdi et extériorisé la diffusion 1, il importe de mesurer exactement les étapes intermédiaires qui permirent au cinéma d'acquérir la maîtrise de cette esthétique nouveIIe.Avant de s'affirmer comme un des éléments constitutifs d'une structure narrative, la parole fut d'abord un instrument qui modifia considérablement la matière des récits. Dès la naissance du pariant, King Vidor notait que le western lui-même devrait changer, dans la mesure où la parole s'opposait à la simplicité de personnages et d'histoires qui confiaient tout à' l'action. Et quoique cette volonté d'enrichissement ait fait renaître les pires facilités du cinéma littéraire, elle 1. Il faudrait citer tout au long le texte d'ARTAUD intitulé «sorcellerie et cinéma". Nous en extrayons ces fragments particulièrement prophétiques: «L'esprit s'émeut hors de toute représentation. Cette sorte de puissance virtuelle des images va chercher dans le fond de l'esprit des possibilités à ce jour inutilisées. Le cinéma est essentiellement révélateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met directement en relation... [II] me semble surtout fait pour exprimer les choses de la pensée, l'intérieur de la conscience, et pas tellement par le jeu des images que par quelque chose de plus impondérable qui nous les restitue
tions.
»
avec leur matière
directe,
sans
interpositions,
Œuvres complètes, op. cit., pp. 80-81.
sans
représenta-
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permit aussi, pour la première fois, d'affronter véritablement le problème des rapports entre la littérature et le cinéma, et de mettre au jour leurs pouvoirs respectifs. C'est seulement lorsque le cinéma devient parlant que l'adaptation d'un roman ou d'une pièce de théâtre peut être envisagée dans la perspective d'une confrontation entre deux systèmes expressifs; jusque-là les œuvres littéraires avaient surtout fourni des aventures et des héros que le cinéma se chargeait simplement d'incarner ou d'ilIustrer; et les meilleures adaptations du temps du muet vinrent surtout de romans naturalistes dont la volonté de représentation visuelle semblait pouvoir s'accommoder de l'expressionnisme cinématographique, et même donner naissance, dans les meilleurs des cas, à un univers d'inspiration visionnaire - telle la fin des Rapaces, où le grossissement constant des traits psychologiques trouve enfin ses racines dans le désert où vient mourir Mc Teagne. Mais avec la parole, considérée comme signe psychologique, c'est la matière subjective du roman qui peut être soumise à une recherche d'équivalence cinématographique; et désormais Stendhal, Flaubert ou Maupassant vont subir, au même titre que Hugo ou Zola, l'épreuve d'une adaptation. L'importance historique de ce phénomène ne doit pas être négligée. Certes le problème paraît aujourd'hui dépassé: une adaptation n'offre d'intérêt que si elle restitue l'esprit et non la lettre de l'œuvre adaptée; et cette fidélité elle-même semble désormais insuffisante pour justifier une tentative dont on attend une création plus qu'une imitation. Rares sont les films qui ajoutent à la lecture d'une œuvre, et sans trahir cette œuvre; et si Thomas l'imposteur, en 1965, ouvrit des échappées nouvelles sur le roman de Cocteau, la Mouchette de Robert Bresson, en 1967, n'apporta rien à celle de Bernanos, pas plus sans doute que Le Journal d'un curé de campagne n'ajoutait, en 1951,à l'histoire de ce prêtre. Mais ce dernier exemple permet précisément de mesurer une évolution: en 1951le Journal marqua l'histoire du cinéma par sa fidélité à l'écriture de Bernanos au moins autant qu'à la matière du récit; car cette forme d'adaptation appelait un cinéma nouveau, qui inventerait par sa seule écriture la matière originale
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Son inspiration proprement littéraire reste d'ailleurs un phénomène assez isolé dans le cinéma américain; et nous examinerons dans un autre chapitre, et sous une autre perspective, le rôle très particulier que jouèrent les films noirs dans les rapports de la littérature américaine et du nouveau roman français 1. Quant à Guerre et Paix, oU Anna Karénine, sans cesse adaptés, il n'en a subsisté que des aventures, ouvertes à tous les remakes, qu'ils soient américains ou russes. En revanche, lorsque Antonioni s'inspira, pour Le Amiche, d'une nouvelle de Pavese (Tre donne sole), cette source littéraire marquait une rupture par rapport à la conception établie dans le néo-réalisme italien, rupture accentuée, d'ailleurs, par les références avouées d'Antonioni à la littérature française, et singulièrement à l'écriture de Flaubert. Mais c'est en France que la tradition romanesque du XIX' et du début du XX' siècle avait le plus fortement, et le plus anciennement, orienté les réalisations des cinéastes: ainsi Renoir adapta tour à tour Zola (Nana, La Bête humaine), Flaubert (Madame Bovary), Mérimée (Le Carrosse d'or), Octave Mirbeau (Le Journal d'une femme de chambre) et Maupassant (Une Partie de campagne). Et si son œuvre la plus accomplie, La Règle du jeu, est une libre création, elle représente en même temps la somme de ces influences convergeant vers un film où l'analyse psychologique se mêle à la dénonciation satirique d'un système social. Carné tantôt adapta Zola ou Pierre Mac Orlan et tantôt collabora avec Prévert. Les films d'Astruc viennent de Maupassant, Flaubert et Barbey d'Aurevilly. Franju s'est inspiré tour à tour d'Hervé Bazin, de François Mauriac et de Cocteau. L'œuvre de Bresson enfin, après un crochet du côté de Diderot, s'est constituée dans un dialogue si vivace avec celle de Bernanos que son film le plus bernanosien, Au hasard Balthazar, est en même temps son œuvre la plus personnelle. Aussi l'apport de Resnais paraît-il révolutionnaire, dans la mesure où il fit passer le cinéma du stade de l'adaptation directe d'un roman à celui de la collaboration dialectique avec des romanciers; mais cette révolution vint au terme d'une lon-
Shanghaï.
de son récit. En se familiarisant avec des matériaux et une esthétique littéraires, le cinéma éprouvait et développait ses propres possibilités: c'est vers 1950 que le débat autour de l'adaptation atteint sa plus grande acuité, mais c'est aussi à cette époque que s'opère la mutation qui éloigne le cinéma du spectacle et le rapproche du roman. En plaidant pour un cinéma «impur", pour un cinéma dont les scénarios cherchent dans la littérature leur source d'inspiration, André Bazin misait sur l'impossibilité de séparer complètement, là comme ailleurs, le signifié du signifiant: dialectiquement, des matériaux puisés dans la littérature appellent un langage cinématographique qui se transforme pour les recevoir, et les métamorphose par cet accueil même. A partir du moment où le cinéma disposa de moyens d'expression suffisamment complexes pour affronter directement la littérature, l'influence de cette dernière devint féconde, dans la mesure où la modification des scénarios et des personnages atteignit l'organisation narrative elle-même, et fit découvrir au cinéma la dimension temporelle de ses structures spatiales: seule cette exploration du temps pouvait lui ouvrir la voie spé· cifique du récit, envisagé comme écriture et non plus comme histoire.
De «La Chartreuse de Parme» à «Thomas l'imposteur» L'étude de quelques exemples aura donc une fonction toute relative: mettre en lumière le rôle de relais que joua l'adaptation dans le développement général du langage cinématographique et singulièrement du récit. La relativité s'impose d'autant plus que le phénomène, dans son ampleur, fut essentiellement français. Certes toute une partie du cinéma américain s'inspira de romans, surtout policiers; mais ceux-ci fonctionnent souvent comme l'équivalent de scénarios bien structurés, exigeant de l'adaptateur un minimum de transposition tout en lui laissant, éventuellement, la plus grande liberté d'invention: ainsi Orson Welles fit d'une série noire inconnue La Dame de
1. Voir chapitre
VI.
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gue familiarité entretenue pendant près de trente ans entre le cinéma français et la littérature. Des œuvres fort diverses, où jouent tous les niveaux possibles de l'adaptation, ont apporté la matière d'une réflexion théorique sur cette forme de réalisation et sur ses chances de réussite. Tant que le roman n'est pas reconstitué dans sa durée propre, l'adaptation cinématographique n'en peut offrir, malgré la parole, qu'une schématisation finalement dérisoire. Ainsi La Chartreuse de Parme devient, avec Christian-Jaque, un roman de cape et d'épée, où les enfances disparaissent, le grand parcours de Wa. terloo se résume en une réplique de Fabrice _ «je ne sais pas si j'ai vu une bataille» -, tandis que la longue quête du bonheur menant à trois ans de silence heureux se transforme en une nuit sentimentale; en revanche, bien des incidents, secondaires dans le roman, se trouvent développés pour leurs possibilités spectaculaires _ duels, poursuites ou évasion; l'ensemble aboutit à une objectivation dramatique de la substance du contenu, et à une réduction du romanesque à l'événement: car la marche de l'écriture stendhalienne, dans la brièveté de l'analyse ou le déroulement du monologue intérieur, s'immobilise avec le film en dialogues ou en gestes tout explicatifs; et les paysages italiens eux-mêmes perdent de leur allégresse subjective parce qu'ils sont représentés au lieu d'être cherchés. Reste, au niveau le plus impondérable, le charme ironique des acteurs et la désinvolture de l'enchaînement, échos très lointains du regard que Stendhal portait Sur Fabrice. Plus originale dans son principe, parce que représentant déjà une lecture du roman, la transposition que Clouzot fit de Manon en 1949 est construite avant tout sur un déplacement d'époque. En cherchant la Régence dans la Libération, le réalisateur fit porter tout son effort créateur sur la découverte de situations historiques et SOciOlogiqueséquivalant à ceUes que décrit l'abbé Prévost. Aussi bien la Régence devait permettre de lire la Libération, et surtout l'immédiat après-guerre: Manon devient ainsi une fiUe risquant d'être tondue, et se mirant dans un bénitier; le monde louche dans lequel évolue son frère
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trouve son correspondant parmi les anciens collaborateurs et les trafiquants de surplus américains ou de pénicilline; le départ des prostituées vers le Nouveau Monde se transforme en retour des Juifs vers la Palestine, et c'est de la main des Arabes que meurent Manon et sans doute des Grieux. En fait l'apport de ces «trouvailles» ne va guère plus loin que le rajeunissement des épisodes; leur déroulement en revanche relève d'une mise en scène conventionnelle, qui les traite de l'extérieur sans en chercher la reconstitution interne. Le contexte d'une époque est retrouvé, non la démarche par laquelle des Grieux raconte sa vie en se la remémorant à distance; et le mystère de Manon, créé par le regard qu'il portait sur elle, s'efface dans une égale objectivation des deux personnages. Avec Madame Bovary, l'adaptation atteint des couches plus profondes du roman, encore que cette œuvre soit de quinze ans antérieure aux précédentes. Mais seuIe la maladresse des répliques date le film des premiers temps du parlant; en revanche la mobilité de la caméra et le découpage en profondeur de champ - techniques dont la modernité triomphera avec Welles - permettent à Renoir d'évoquer par moments l'espace bovaryen, dans son décor provincial comme dans sa monotonie répétée, tels ces travelling-arrières sur une route de campagne rythmant les voyages à Rouen de Madame Bovary, ou ces longs plans dans lesquels le déplacement des personnages se mêle en profondeur à la décoration d'un salon bourgeois. Le refus du montage permet ici de rompre avec le découpage analytique, qui, en décomposant une scène suivant des points de vue utiles, accentue davantage le caractère dramatique de leur succession. En outre la discontinuité que Renoir établit volontairement entre les séquences donne chaque scène comme un fragment, chaque coupure comme une rupture, suggérant ainsi que les épisodes dévoilés ne sont que des prélèvements sur une masse antérieure à laquelle ils renvoient indirectement. Toutefois le film de Renoir n'échappe pas pour autant à la théâtralité. D'une part, parce que l'unité spatiale de la scène reste préservée et que les acteurs de théâtre auxquels Renoir a recouru y déclament un dialogue souvent gro-
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tesque, mais surtout, et c'est sans doute la raison de ce recours, parce que Renoir ne retient du roman de Flaubert que la démarche par laquelle il parodie les rêves d'Emma, sans voir que ce romantisme est aussi une tentation, et que la parodie représente d'abord un exorcisme: ainsi disparaissent entièrement ces longs passages où le style indirect libre permet à Flaubert d'évoquer dans leur durée les rêveries bovaryennes sans pour autant paraître les prendre à son compte; en les faisant passer du récit au dialogue, de l'indirect au direct, Renoir supprime la perspective ambiguë donnée par le point de vue; la dérision se change en caricature et la peinture du bovarysme en drame naturaliste. Se perd également, et c'est là qu'éclate l'impossibilité de l'adaptation, cette composition en doublets dont Jean Rousset a montré qu'eIIe constituait la structure même du récit flaubertien, qui, en répétant chaque scène dans une sorte d'écho, vide chacune d'entre eIIes de sa substance significative pour en faire le signe même d'une perte de substance frappant les personnages 1: à l'inverse dans le film de Renoir chaque scène reste isolée, et par .Jà même reçoit son sens de ses composantes immédiates, non de sa relation à un ensemble. La disparition de cette structure ne tient pas nécessairement à un défaut de lecture chez Renoir: le film initial, qui durait trois heures, fut coupé par les distributeurs; et c'est sur la seule version diffusée commercialement qu'il est possible d'analyser la transposition opérée par le réalisateur. Mais précisément la longueur inhabitueIIe de la version primitive révèle bien la difficulté qu'on rencontre à passer d'un système littéraire à un système cinématographique, et plus exactement à transplanter le rythme de l'écriture et de la lecture dans le temps de la perception sensorieIIe. L'abondance des événements, caractéristique de Madame Bovary, comme aussi bien de La Chartreuse de Parme ou des romans balzaciens, se
1. Jean ROUSSET, «Les réalités formelles de l'œuvre., in Les Chemins actuels de la critique, Union générale d'édition, 1958, pp. 59-70.
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trouve répartie, et finalement diluée dans la masse plus grande encore que tisse l'ensemble du récit: ces œuvres longues, sinon lentes, et en tout cas pouvant être lues lentement, s'écoulent comme un fleuve, et avec tous les méandres, détours, répétitions, stagnations, accélérations, bonds ou ellipses qu'impose la vision de l'écrivain, ou que peut créer le choix du lecteur lorsqu'il décide de s'arrêter, de revenir en arrière, ou d'avancer plus vite. Ainsi Flaubert lui-même explique que, pour Madame Bovary, il consacra les 260 premières pages à des préliminaires descriptifs, et les 60 dernières à la seule mort d'Emma: « Restent donc, pour le corps même de l'action, cent vingt pages tout au plus ", conclut-il l, ce qui suggère, certes, une relative condensation de l'intrigue prise en eIIe-même, mais aussi une importance secondaire accordée à ceIIe-ci par rapport à la totalité du roman. Par ce système de répartition proportionnelle l'action s'insère dans un courant rythmique qui efface d'autant plus sa nature dramatique que l'imparfait vient souvent ralentir le passé simple, et soumettre la présentation des événements à la durée d'une existence. Or au cinéma l'habitude, sans doute conventionnelle, du spectateur ne lui permet guère de soutenir son attention au-delà de deux heures; surtout, les conditions mêmes de la projection lui interdisent de couper de son propre rythme le rythme de l'œuvre qui lui est présentée. Tenter d'adapter un de ces «grands" romans, c'est alors se heurter de manière à peu près insoluble au problème des proportions internes. La tentation devient grande d'éliminer les doublets, de placer les éléments descriptifs en arrière-plan simultané des images événementielles, et de faire ainsi du roman un condensé d'événements et de scènes. Le piège joue particulièrement pour les romans de Balzac, apparemment les plus faciles à adapter, et dont il n'existe pas d'adaptation acceptable: car la dramaturgie y est à la fois la plus dense et la plus soumise à une architecture souterraine, dont le tracé 1. Gustave FLAUBERT, fragment de la Correspondance de 1853, cité par Paul Vemière, Introduction à Madame Bovary, A. Colin, collection « Cluny», 1938, p. XXIX.
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s'efface au cinéma 1. Mais Renoir, dans sa recherche de Flaubert, n'échappe pas non plus à ce danger, malgré la discontinuité des séquences et la longueur inhabitueIIe du film: les fragments morcelés par le découpage restent égaux entre eux; et parce que rien n'est sacrifié des grands éléments de l'intrigue, le relief même de l'œuvre s'estompe en même temps que sa structure. Aussi n'est-ce pas un hasard si les adaptations les plus réussies proviennent de romans courts ou surtout de nouveIIes, le peu de matière initiale laissant libre champ au cinéaste pour en retrouver la disposition dans le temps. Maupassant se prête mieux à l'adaptation que Flaubert 2, et c'est avec trois de ses nouveIIes (Le Masque, La Maison Tellier, La Femme de Paul) qu'OphüIs réalisa, en 1951, Le Plaisir, où le réalisateur est au plus près parfois de retrouver la temporalité du récit initial: ainsi la longue séquence nocturne, où la caméra accompagne de ses travellings ou attend en profondeur de champ l'arrivée de chacun des habitués de la maison Tellier, donne une bonne équivalence de tout ce qu'implique de quotidien et de répété la seule première phrase de la nouvelle _ «On aIIait là chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.» C'est qu'il faut du temps, au cinéma, pour recréer un imparfait ou un rythme brisé, avec la monotonie qu'ils suggèrent, l'étalement de l'action qu'ils imposent. La relative richesse sémantique du plan cinématographique constitue, en fait, un handicap: le caractère instantané de sa transmission efface souvent la complexité de l'énoncé, et s'oppose en tout cas à la démarche temporeIIe que crée, dans la phrase, la succession des mots; seule la répétition modifiée de ce plan, ou son étalement dans le temps, peuvent en faire émerger la durée: ce que réussit souvent OphüIs. En revanche, le dynamisme tournoyant des mouvements d'appareil, dans la cérémonie à 1. On trouvera un essai de filmographie balzacienne dans l'article de Guy GAUTHIER,«Balzac au cinéma », in Europe, no 429-430, janvierfévrier 1965, Colloque Balzac, pp. 339-348.
2. Cf. Guy ALLAMBERT, Maupassant à l'écran, Bruxelles, Club du livre de cinéma.
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l'église ou dans la fête finale, relève d'une esthétique baroque sans rapport avec l'énorme dérision qu'appellent les descriptions de Maupassant: Ophüls utilise ses contes pour en faire la matière de sa propre réflexion sur le plaisir et le monde. Si bien que l'adaptation glisse vers une création originale, qui suscita, parce qu'elle ne représentait pas une relance de l'œuvre initiale, l'incompréhension et le refus de la plupart des critiques français. L'œuvre de Maupassant, trop connue, paraissait trahie par un Viennois, alors même que le réalisateur montrait sa capacité, lorsqu'il le voulait, à en retrouver la durée, s'il en refusait le point de vue. Avec Ophüls, une étape est franchie: alors que Renoir ne restituait que le décor du long roman de Flaubert, Ophüls retrouve le temps des nouvelles de Maupassant. La méconnaissance de cet apport tient souvent à un réflexe de défense culturelle. Mais il peut y avoir à ce refus une autre raison, qui met en cause l'adaptation dans son principe: un certain décalage subsiste entre le style du réalisateur et la matière même des contes, trop liée au regard de l'écrivain, et par là même trop marquée, pour qu'on puisse accepter sans malaise de la voir prise en charge par une vision fort différente; aussi l'intégration ne se fait-elle pas absolument entre la substance du contenu, héritée de Maupassant, et la forme de l'expression proposée par Ophüls, qui s'ajoute à cette substance sans être liée à elle. De l'œuvre de Maupassant, OphüIs transcrit une des dimensions temporelles, celle qui tient à l'architecture, et aux proportions particulières d'un ensemble; mais il refuse la temporalité propre au point de vue de l'écrivain, c'est-à-dire cette perspective intérieure que manifeste l'écriture à chaque moment de son passage, cette façon qu'a le récit, dans son déroulement, de naître d'un regard pour marcher vers une vision toujours promise et toujours absente. Sans la restitution de cet horizon spécifique de chaque écriture, l'adaptation d'un roman reste illusoire ou inutile, car elle ne propose que des images, et non pas leur approche ou leur trace. Mais de cette intériorisation nécessaire de la vision, des indices apparaissent, autour de 1950,dans des tentatives convergentes pour intégrer au
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récit filmique la parole de l'écrivain, et par eIIe sa visée de l'espace à travers le temps. Absente de Madame Bovary et de La Chartreuse de Parme, cette parole cherche déjà à naître dans Manon, ou même dans Le Diable au corps, qui lui est antérieur de deux ans. C'est que la structure même des romans adaptés, qui sont des récits écrits à la première personne et présentés sous l'angle du souvenir, sinon de la remémoration, appeIIe nécessairement à la transcription du rôle narratif confié au personnage principal. Mais l'utilisation conventionneIIe du flash-back limite la portée de cette voix narrative à ceIIe d'une simple transition, qui disparaît une fois mise en place la substance du souvenir. Celui-ci se développe alors dans une série de scènes coupées de leur origine mémorative, organisées au présent, et que rien ne distingue plus d'une représentation objective, si ce n'est quelques retours artificiels au moment du récit dans Manon, à l'instant du souvenir dans Le Diable au corps. Aussi la dimension subjective créée par l'angle de vue reste-t-eIIe peu perceptible dans ces deux films: la conscience de son destin disparaît chez des Grieux, d'autant plus que le flash-back s'achève avant la fin du film, dont l'épilogue projette les deux amants dans une mort presque fantastique. Inversement la signification du Diable au corps paraît trahie par l'insertion de tout le film dans le flash-back 1. En effet le roman est entièrement construit sur la dialectique du passé et du présent, qu'impliquent l'analyse rétrospective menée par François et le décalage qu'eIIe suggère entre le souvenant et le SOuvenu. D'où la tentative maladroite des adaptateurs, Aurenche et Bost, pour situer toute l'histoire comme un souvenir revécu pendant l'enterrement de Marthe: clôture qui touche à la trahison, car eIIe contredit la liberté aventureuse du récit en l'enfermant dans la mort de Marthe, et transforme ainsi l'écriture autobiographique en un drame aux composantes plus sociologiques que psychologiques. Mais, par les 1. Cf. l'analyse de Philippe LEFRANC,«Radiguet et Stendhal à l'écran », in CÙléma et roman, Revue des Lettres modernes, no 36-38, été 1958, pp. 298-303.
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réactions mêmes qu'il suscita, cet échec permit de mesurer davantage les exigences d'une adaptation, et la nécessité qui s'imposait au cinéma de modifier l'organisation dramatique de sa démarche pour retrouver l'intériorité de la parole romanesque. Plus féconde, parce qu'elle intériorise la structure même du récit tout en fondant l'adaptation, une autre transcription de cette vision propre à l'écriture ,s'affirme également vers 1950: c'est celle qui, à la transposition proprement visuelle du roman, mêle des fragments du texte littéraire originel, prononcés, en arrière de l'image, par la voix off d'un narrateur absent. Ainsi, dans Le Plaisir, il subsiste malgré tout une trace de ce point de vue de l'écrivain qui viendrait dialoguer avec le réalisateur. La parole d'un conteur invisible, puisée dans des textes de Maupassant, introduit et conclut chacun des trois contes avec lesquels Ophüls a construit son film; et cette tentative paraît d'autant plus significative qu'elle correspond à la structure même des contes de Maupassant, dans lesquels Sartre a souligné la présence ordonnatrice, et la fonction idéologique, d'un conteur «tout connaissant» et dominant à l'avance son récit 1. Mais parce que cette parole reste à l'extérieur du film et ne s'insère pas dans l'histoire proprement dite, le dialogue du réalisateur et de l'auteur avorte à peine amorcé, et le texte littéraire, s'il conduit à l'image, ne parvient pas pour autant à y inscrire un autre regard qui répondrait dialectiquement à celui qu'Ophüls manifeste par sa caméra. Dans Les Enfants terribles en revanche - adaptation que Jean-Pierre Melville réalisa en 1950avec la collaboration de Cocteau lui-même - des pans entiers du roman se greffent en arrière-plan fragmentaire des scènes de la chambre, et la voix de Cocteau en souligne la solennité initiatique. Mais un phénomène de surcharge littéraire se produit alors, dans la mesure où la forme close du décor, les plongées ou les gros plans qui
1. J,-P. SARTRE, Qu'est-ce que la littérature? L'analyse des nouvelles de Maupassant se trouve au chapitre III, pp, 172 sqq. de l'édition Gallimard (collection « Idées »).
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en mènent l'approche, traduisent littéralement déjà, et souvent pesamment, l'univers magique créé par les adolescents, les obsessions et les rêves qui s'y nouent, les pièges qu'y tisse l'au-delà. Loin de créer une distance et de ramener à l'invisible, le commentaire double le visible et l'appauvrit par ses explications. L'erreur ici ne tient pas à l'insertion du texte, mais à l'absence d'un contrepoint entre le texte et l'image: en fait le récit visuel se présente comme une iIlustration littérale et réaliste des moindres détails du roman, si bien qu'aucune absence, aucune rupture ne s'y trouve ménagée, où la parole s'implanterait pour relancer la vision. «Je te donne Thomas, dit Cocteau à Franju peu avant sa mort. C'est par toi que je veux être trahi.» Ainsi mandaté, Franju fit Thomas l'imposteur, et des détours de la trahison une fidélité ouverte. S'il utilise, lui aussi, des fragments du récit romanesque qui reportent à l'envers du film la parole du poète accompagnant l'imposteur dans ses rêves, c'est que cette fois le film se présente comme l'envers du roman, et n'en décalque, fidèle en cela à l'esprit de Cocteau, que la partie immergée. Ainsi les images lointaines, pâlies, ou briIlant des feux d'un décor que tout signale comme décor, se gardent bien de donner à l'aventure vécue une épaisseur réelle ou une apparence poétique; ainsi également le personnage de Thomas n'offre tout au long du film qu'une silhouette frêle, presque inexistante, où l'on ne pénètre jamais, à l'inverse de ce qui se passe dans le roman; ainsi enfin la guerre reste un théâtre, mais où parfois éclatent le feu et le sang. Alors est retrouvé cet univers de Cocteau, où derrière le dernier rideau un dernier décor apparaît toujours _ l'invisible ne se laissant aborder que par ses coulisses. Et si Thomas reste toujours vu de l'extérieur, c'est que le film transcrit, indirectement, aBusivement, la substance de sa vision; mais parce que l'illusion réaliste est refusée, le cinéma fonctionne ici comme détecteur de mensonge, dénonçant d'autant plus cette vision que l'ombre de la guerre surgit parfois derrière le théâtre des armées. Quant à la magie poétique du mensonge - «Je suis, dit le poète, un mensonge qui dit toujours la vérité» -, Franju laisse aux
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fragments du texte de Cocteau le soin d'en indiquer par instants le pouvoir: au poète la voix de l'imposteur, au cinéaste le point de vue de l'imposture. Mais ce dernier ménage dans la démarche du récit suffisamment de ruptures pour que la parole intérieure puisse s'y inscrire, et faire du film la trace en filigrane du roman, dont il exige la lecture, parce qu'il se présente, précisément, comme allusion à sa lecture. Inversement une relecture du roman de Cocteau fait à son tour, de celui-ci, une lecture poétique du film de Franju. Si bien que par l'adaptation s'instaure finalement un dialogue posthume entre Cocteau et Franju, chacune des œuvres prenant place dans les intervalles de l'autre. Thomas l'imposteur date de 1965.Par ce bond en avant, on tient ainsi, aux deux bouts d'une chaîne, le chemin parcouru en vingt ans, des raccourcis dramatiques de La Chartreuse de Parme aux évocations allusives de Thomas l'imposteur. Le film de Christian-Jaque est un résumé des événements racontés par Stendhal, celui de Franju une méditation dialectique sur le roman de Cocteau, et qui renvoie à l'œuvre littéraire de manière que celle-ci, à son tour, ramène au film. Que ce roman représente déjà un rêve poétique sur La Chartreuse de Parme n'est peut-être pas étranger non plus à l'efficacité de ce rêve second qu'en a tiré Franju. De La Chartreuse à Thomas se tissent ainsi, par une série de relais cachés, des liens indirects qui contribuent à charger l'œuvre terminale - le film - de multiples indications, d'autant plus riches qu'elles pourront être plus brèves, la trame s'étant, au cours de ces échanges, réduite à sa substance la plus lointaine. Le charme, s'il est secret, ne reste pas inexplicable. Entre le film de Ohristian-Jaque et celui de Franju, la rupture tient au développement de structures narratives. L'espace, cessant d'être le cadre d'une série d'actions, est devenu le reflet subjectif d'une vision; de ces actions elles-mêmes, le montage n'apporte plus que des fragments, étirant au contraire longuement le temps de l'inaction, dans la promenade au front par exemple, à l'inverse de ce qui se passait dans le film de Christian-Jaque, où les
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temps morts étaient escamotés, et les temps pleins développés; et la parole enfin s'est constituée en un récit second, dont la texture littéraire dessine l'horizon de la narration filmique. Ces données nouveIIes ont triomphé dans un cinéma de libre création. Mais parce que la confrontation avec les œuvres littéraires favorisa leur développement, il importait d'en suggérer l'accomplissement dans une adaptation, qui apparaît à la fois comme une transcription de l'écriture même du roman et comme une méditation qui le métamorphose. Deux jalons toutefois ont été omis, où se marque nettement le passage d'une recherche de l'adaptation à une théorie de la création: les films shakespeariens de WeIIes, les transpositions romanesques de Bresson sont des intermédiaires décisifs dans l'évolution cinématographique du spectacle vers l'écriture, en même temps que des relais dans l'œuvre d'auteurs en quête d'une invention dégagée des Sources littéraires.
Orson Welles et Shakespeare, ou le théâtre libérateur Toute tentative pour transporter une pièce de la scène à l'écran se heurte nécessairement à la confrontation de ces deux espaces - l'un, statique et profond, étant conçu pour la répercussion d'un texte, alors que l'autre, iIIusoire et dynamique, se construit d'abord dans le renouveIIement constant de ses apparences et n'y accueiIIe la parole qu'à un stade ultérieur. Dans l'article qu'il publia sur ce sujet en 1951, André Bazin a bien montré que l'hérésie majeure du théâtre filmé consiste précisément à utiliser le cinéma pour ouvrir l'espace théâtral et donner au décor l'ampleur et la variété que la scène ne peut lui apporter. TeUe illustration scolaire du Médecin malgré lui, exemple ancien, qui reste néanmoins révélateur dans son aspect caricatural, multipliera donc les vues natureUes et les transitions réalistes, en même temps qu'eUe soulignera, par de nombreux gros plans ou par des alternances monotones de
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points de vue, les répliques des différents personnages. Par peur de «faire théâtre», le réalisateur fait « du cinéma» ; si bien qu'il dissout la tension de la parole théâtrale, à qui la concentration et la convention de l'espace peuvent seules procurer les supports nécessaires, tandis qu'il propose une interprétation littérale et psychologique du détail des dialogues, non une vue d'ensemble de la pièce. Pour réussir une adaptation, il convient donc, dit justement Bazin, de ne pas cacher le caractère théâtral de l'œuvre, mais au contraire de partir du texte pour le transporter d'un système dramatique dans un autre, en lui conservant cependant son efficacité; avec cette difficulté toutefois qu'un respect littéral du décor théâtral et du point de vue du spectateur ramène à ce théâtre en conserve préconisé par Pagnol et dont l'intérêt relève au plus de la documentation d'archives: la création cinématographique implique la constitution d'un espace spécifique, et l'invention d'un décor qui respecte le «réalisme naturel» propre au cinéma sans perdre malgré tout « l'opacité dramatique» du théâtre 1. Si l'analyse théorique de Bazin paraît pertinente, elle ramène cependant à la contradiction initiale des deux univers, et laisse incertain sur la nature de cet espace proprement cinématographique et sur ses modes de réalisation; et dans les nombreux exemples qu'il propose, son étude porte beaucoup plus sur les formes et l'utilisation du décor que sur la mise en œuvre des structures spatiales. C'est ainsi qu'il fait des Parents terribles de Cocteau, réalisé en 1949,un chef-d'œuvre au même titre que le Macbeth et l'Othello de Welles. Et certes Cocteau explique lui-même comment il a tenu, dans sa version cinématographique de la pièce, à concentrer davantage le drame au lieu de l'étaler dans des lieux divers; de plus, comme le cinéma est pour lui le moyen privilégié de «mettre son œil au trou de la serrure» et de se promener parmi ses personnages au 1. André BAZIN, «Théâtre et cinéma », in Qu'est-ce que le cinéma?, op. cit., t. II, passim. Sans faire nôtres toutes les conclusions de l'auteur, nous utilisons plusieurs de ses analyses portant sur des pièces particulières.
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lieu de les regarder à distance, cette vision de l'intérieur l'oblige à ramasser le rythme de chaque événement, et à Couper en particulier tous les effets propres au théâtre, «c'est-à-dire les ah! et les oh!, les tics et les rajouts des artistes 1». Ainsi l'univers de la pièce se ferme davantage au cinéma, d'autant plus que Cocteau, conservant Je décor de la «roulotte )},en souligne la clôture par le seul cheminement de sa caméra: «Tout en me promenant à travers des chambres, je conservais l'atmosphère enfermée de la pièce. Je montrais ces couloirs d'orage qui ont hanté ma famiHe et qui sont les rues des familles qui ne sortent jamais de chez eUes2». Evitant enfin les pièges du champcontre-champ, Cocteau cadre toujours ses personnages ensemble, laissant à la seule position de la caméra, plongée ou gros plan, le soin d'interpréter leurs relations respectives et le sens de leur dialogue. Mais c'est ici précisément qu'apparaissent les limites d'une teIIe adaptation qui, respectant l'intégralité du texte et la condensation de la perception théâtrale, se contente seulement d'en modifier la perspective. A peine plus mobile, le rapport spatio-temporel propre au théâtre se maintient dans le film et y maintient donc l'univers de la représentation: agissant comme instrument de mise en scène, le cinéma s'ajoute simplement au théâtre pour souligner la perspective intimiste de l'œuvre et accompagner, de l'œil de la caméra, le regard des personnages. Et sans rien révéler de la mythologie personneHe de Cocteau, enfouie dans le texte, cette surcharge expressive accentue si bien l'aIIure de drame bourgeois propre à la pièce que ceIIe-ci a semblé, aux yeux d'une partie de la critique, se réaliser davantage au cinéma qu'au théâtre. Mais si l'œuvre théâtrale parut gagner à cette adaptation cinématographique, le cinéma y perdit tout son pouvoir latent de mener vers l'invisible, et le texte de Cocteau toutes ses chances poétiques. Et dans l'engouement de Bazin pour ce film s'affirme encore une conception du cinéma comme art de la 1. Jean
COCTEAU,Entretiens Bonne, 1951, p. 95. 2. Ibid., p. 96.
autour
du Cinématographe,
Paris,
André
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mise en scène, où le montage reste «interdit» 1, et où l'écriture doit naître de la mise en signification d'une réalité supposée «être là», d'abord et après. Certes le grossissement propre au théâtre et la fixité du point de vue ont disparu de ce langage, mais il exerce sa mobilité et découpe son propre univers à l'intérieur d'un espace demeuré théâtral malgré la suppression de son aspect conventionnel. La structure de l'espace théâtral subsiste dans Macbeth, mais Orson Welles accentue le caractère irréel de ses formes afin de donner plus libre champ au texte shakespearien. Et certes un tel texte est le support de la réussite. Encore faut-il le laisser parler, et refuser toutes les facilités qu'il offre au cinéma pour l'illustration réaliste des batailles ou l'analyse psychologique des héros 2. Enfermée, à l'exception d'une scène 3, dans un décor également fantastique, murmurée, surtout par Orson Welles, et souvent intériorisée, perçue de loin grâce à une mise en place qui ne saisit pas le personnage en lui-même, dans sa fonction expressive, mais le révèle avant tout dans son rapport avec l'espace qui l'entoure, la parole de Macbeth connaît enfin sa dimension cosmique: entre cet univers souterrain, de cavernes et de peaux de bêtes, et ce ciel sans lumière et sans vie se joue le combat de forces primitives dont le sens échappe à l'homme, pauvre idiot livré à sa fureur. Et certes le décor d'un théâtre pouvait, tout aussi bien que le film de Welles, esquisser cet espace nocturne, pris entre ciel et terre: la forme du château de Macbeth, semblable à une grotte gigantesque, les lignes
1. Cf. l'article du même nom, in Qu'est-ce que le cinéma?, op. cit., t. l, pp. 117-129. André Bazin y refuse le montage lorsqu'il rompt l'unité de l'espace, qui peut seule garantir à ses yeux la présence, et le sens, de la réalité. Ici se marquent les limites d'une analyse, qui a posé pourtant des bases essentielles pour l'étude des structures expressives du cinéma. 2. Cf. la lecture psychanalytique que Laurence Olivier fait de Hamlet dans le film du même nom; dans Henry V, le recours aux miniatures médiévales apporte une distance nouvelle, que détruit cependant la mise en scène de la bataille. 3. La première.
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des boucliers triangulaires, et des couronnes aux pointes barbares, le caractère figé du paysage, l'agitation des ombres et les jeux de la lumière relèvent d'ailleurs d'une stylisation toute théâtrale. Mais seul le cinéma pouvait rendre perceptible le caractère naturel de cet univers d'avant la nature: avec les bruits du vent, une branche morte, le suintement de l'eau sur les rochers, le bouillonnement grumeleux du liquide des sorcières, c'est la sensation même d'une matière en gestation qu'il transmet au spectateur, en même temps que le décor suggère partout l'absence de vie, qui se trouve authentifiée par la présence même de la vie - « sur la moitié de ce monde, la nature semble morte", dit Macbeth. De même l'abondance des plans d'ensemble et des scènes en profondeur de champ rappelle la perspective théâtrale. Mais à l'intérieur du champ théâtral, Orson WeIIes utilise de constants changements de cadrage pour mettre en relief, dans des contreplongées insolites, non plus les sentiments des hommes, mais bien la présence menaçante du décor - ombres du ciel, pesanteur des murailles, extension d'une esplanade, contre quoi le personnage se détache ou s'épingle; et en faisant varier le champ de vision, il souligne l'écrasement de ,l'homme par cet espace inhumain qu'il tente de dominer à l'infini et qui finit par l'encercler. Par le cinéma s'opère ainsi un déplacement de perspective, qui, sans rien perdre de la clôture tragique, met l'accent sur la configuration du monde plus que sur la présence de l'homme, et permet de retracer, dans la vision cinématographique, non tant 'l'apparence des lieux, des personnes et des événements, que le dessin secret d'un univers tracé dans le langage verbal et où réside le sens de la pièce. Avec Othello, comme avec Macbeth, c'est une transcription de l'horizon imaginaire de l'œuvre qu'a tentée, et réussie, Orson Welles '. Mais alors que dans Macbeth Ja démarche cinématographique s'exerce dans une texture 1. Sur Othello, voir dans Etudes cinématographiques, (n0 24-25, été 1963), les notes d'André BAZIN (pp. 3-7) et d'Alain MARIE (pp. 90-99). Voir aussi le petit ouvrage de Jean COCTEAUet André BAZIN sur Orsan Welles, Chavane, 1950.
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théâtrale qui reste inchangée, et ne reçoit du cinéma qu'un surcroît de théâtralité nécessaire à son efficacité, la recherche du style d'Othello conduit Orson Welles à une plus grande invention expressive, qui touche à l'organisation de l'espace autant qu'à l'élaboration du décor. Certes les passages voûtés de la cité, les plafonds couverts de la grande salle, les toits du marché, les hauts murs des remparts qui ne laissent voir que le ciel constituent un monde clos, analogue au lieu théâtral. Mais, plutôt que de souligner, comme dans Macbeth, leur allure de décor, Orson Welles a choisi des lieux naturels que le seul artifice du style métamorphose en un univers non réel. Refusant les plans d'ensemble largement utilisés dans Macbeth, multipliant les prises de vues aux perspectives toujours tronquées et aux lignes toujours décentrées, accompagnant les personnages dans de longues déambulations à travers des labyrinthes de canaux, de rues et de colonnes, Orson Welles construit un espace incertain d'eau, de pierre et de ciel, où les reflets se mêlent et les reliefs se perdent, à l'image de cet univers raffiné de ruse, d'ambiguïté et de trahison qui enferme OtheIIo et Desdémone, jusqu'à ce qu'une dernière vue plongeante les montre de très loin, tous deux étendus morts sur un immense lit à baldaquin. «Je ne suis pas ce que je suis", dit Iago: dans ce montage morcelé, aux plans très nombreux et très courts, la représentation apportée par l'image s'efface devant les lignes esquissées par le mouvement de la caméra, les croisements d'obliques dans un plan ou l'alternance en V des angles de prises de vues, qui disparaissent à peine perçues. Alors n'apparaît plus que l'espace intérieur de Iago, ce «filet qui les capturera tous,,; et cet horizon invisible, loin d'être conquis, comme dans Macbeth, au sein de l'espace statique du théâtre, se trouve, dans Othello, totalement inventé par le dynamisme du montage ou la mobilité des travellings: ici l'espace naît du temps et se construit progressivement avec lui, selon les données mêmes de l'expression cinématographique. Et cette acquisition d'un espace proprement imaginaire ne nuit pas à la condensation tragique du langage, dans la mesure où elle s'opère non par une augmentation dissolvante du lieu
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théâtral, mais bien par une fragmentation et une reconstruction abstraite de sa clôture. Dans Othello, plus encore que dans Macbeth, l'adaptation touche à la création: c'est qu'une rencontre unique s'est produite entre la vision de Shakespeare et celle de WeIIes, dont la méditation se développe depuis la volonté de puissance de Citizen Kane jusqu'à la soif du mal que manifeste Touch of evil. La rencontre avec Shakespeare constitue dans ce parcours une étape privilégiée, qui retrace en miniature le même itinéraire 1. Et alors que dans Macbeth l'adaptation reste très fidèle au déroulement dramatique de la pièce, Welles a opéré maintes coupures dans Othello, ne prenant parfois, dans une suite de scènes, que des fragments discontinus, montés sans transition et dont seul le style assure la continuité. Aussi Ile film évoque-t-il, plus qu'une adaptation, un récit de la pièce, ou un souvenir vécu par un narrateur inconnu. C'est ainsi qu'un long passage, antérieur au générique, met en place en même temps que les données stylistiques de l'œuvre son issue: le long des murs du rempart défile le cortège funèbre d'Othello et Desdémone, dessinant une ligne horizontale, coupée ensuite par l'ascension verticale de Iago enfermé dans une cage, tandis que les ombres des spectateurs s'étendent en oblique; en cette toile d'araignée s'inscrivent à la fois le début et la fin du film, qui s'achèvera sur un retour à cette scène; et ce cercle bouclé, s'il correspond à la signification tragique de la pièce, représente en même temps l'insertion d'une structure narrative dans la tragédie: seul le roman, où parle un romancier, autorise de tels flash-backs; si bien que l'œuvre n'est plus représentée, mais semble bien près, par moments, d'être racontée; et l'écriture manifeste à l'évidence l'intervention d'un intermédiaire, qui voit la pièce pour la donner à voir. C'est là que réside sans doute le caractère le plus exemplaire d'Othello, et son apport le plus essentiel à la date
où il fut réalisé, entre 1949 et 1952. C'est par une adaptation théâtrale, dont la perspective tragique est entièrement retracée à travers Je langage du réalisateur, que s'opère le passage d'un art du spectacle à un art de l'écriture. Certes le théâtre ne disparaît pas, bien au contraire: ce qu'il apporte au cinéma, avec Macbeth comme avec Othello, c'est l'accueil de ;J'artifice, la stylisation de l'espace, le refus du réalisme direct. Mais si Macbeth se situe dans la voie d'un retour à l'optique théâtrale, qui permet de libérer le cinéma des montages explicatifs et des effets dramatiques, Othello ouvre un nouveau chemin par la redécouverte d'un montage de création qui, loin d'illustrer les paroles ou les visages, retrace la vision du réalisateur et l'écriture du dramaturge. Aussi ce dernier film engaget-il plus profondément encore le cinéma dans la direction du récit que Citizen Kane avait explorée en 1940; et en le faisant par le biais du théâtre, il libère davantage le cinéma de ,la hantise théâtrale. Dans Othello comme dans Macbeth, la parole trouve enfin sa place, parce que l'image, cessant de la doubler, lui rend sa nécessité. Pour toute l'œuvre de Welles, elle a d'aiUeurs constitué la matière première du récit: «Je commence toujours par le dialogue, dit-il dans une interview en 1965. Et je ne comprends pas comment on ose écrire l'action avant le dialogue. C'est une conception très étrange. Je sais qu'en théorie la parole est secondaire au cinéma, mais le secret de mon travail, c'est que tout est fondé sur la parole. Je ne fais pas de cinéma muet.» Mais il ajoute: «Ce qui arrive, c'est qu'après le tournage des composantes, les paroles s'obscurcissent 1.» La parole joue donc comme élément générateur, mais sans avoir de finalité significative. Avec Macbeth et Othello elle ose devenir poétique, et acquiert un pouvoir d'autant plus musical qu'elle se dépouille de toute déclamation théâtrale et se transforme parfois en un murmure - les formes expressives se dé-
1. Mais le retour à l'adaptation avec Falstaff, en 1966, marque pour Welles, comme il le marquera pour Bresson, l'épuisement de cette source, et l'impossibilité de reprendre un itinéraire qui s'achevait dans l'œuvre personnelle.
1. Cahiers du Cinéma, nO 165, avril 1965, p. 13. Citons également cette réflexion de Resnais: «A mon sens, la nouveauté de l'écriture cinématographique d'Orson Welles lui est venue de ce qu'il était à l'origine un homme de radio. » (<< Constances du cinéma français », Le Point, 1962.)
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plaçant de la voix vers les cadrages et le montage. Ainsi Welles contribue à faire de la parole une technique parmi d'autres techniques; autonome et porteuse de lyrisme, mais, de par son lyrisme même, appelant à une confrontation avec les autres matériaux constitutifs du cinéma.
L'apport de Bresson: la parole dans la parole Une évolution parallèle à celle de Welles conduit Robert Bresson à accentuer de plus en plus le rôle du montage dans son œuvre, en même temps qu'il définit de plus en plus nettement son travail de cinéaste comme celui d'un écrivain, devenant par-là, ce que ne fut d'ailleurs pas Welles, un des théoriciens de la caméra-stylo. Il est significatif, ici encore, que cette conception nouvelle de l'expression cinématographique ait été précédée d'une confrontation du cinéma avec les problèmes posés par la transcription d'œuvres littéraires, romanesques cette fois; mais plus Bresson s'est orienté vers un cinéma dont l'écriture se réclame des structures littéraires, plus son œuvre s'est dépouillée, dans ses meilleurs moments, de tout emprunt à la littérature. Tandis que son deuxième film 1, Les Dames du Bois de Boulogne, est l'adaptation d'une nouvelle racontée dans Jacques le Fataliste, Un Condamné à mort s'est échappé, le quatrième, ne s'inspire plus que de la substance d'une aventure authentique vécue par le commandant Devigny. De même Cocteau, qui fit le dialogue des Dames, conserve au langage de Diderot un caractère littéraire; mais la parole du Condamné devient au contraire anodine et brève, ne devant son efficacité qu'à sa rareté et son intériorité. Car Les Dames du Bois de Boulogne, relevant encore d'une esthétique de la mise en scène, proposent un récit perçu de l'extérieur et apparemment dépourvu de toute perspective subjective, tandis
1. Le premier, Les Anges du littéraire de Giraudoux.
péché, reste
paralysé
par
le texte
trop
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que l'histoire du condamné est entièrement organisée autour d'un montage dont la subjectivité renvoie à celle du héros, qui raconte les événements au moins autant qu'il les vit, et accompagne ainsi chaque événement de sa méditation en voix off. Si bien que plus Bresson s'éloigne de la littérature, plus son œuvre semble en emprunter les voies et la portée, comme si ses tentatives d'adaptation romanesque lui avaient simplement servi de l'Clais dans l'intériorisation progressive de sa vision. Ce que confirmera 'l'examen du Pickpocket et de Au hasard Balthazar, œuvres entièrement originales, tandis que le retour à l'adaptation, avec Mouchette et Une Femme douce, marque curieusement l'essoufflement de cette écritul'C. Dans l'évolution de Bresson vers un langage dont ,les structures et non plus l'origine seraient littéraires, l'adaptation du Journal d'un curé de campagne semble avoir joué un rôle décisif. Il ne s'agissait plus, cette fois, de transposer une nouvelle, mieux adaptée, on l'a vu, aux proportions cinématographiques, et en même temps plus proche d'un scénario, mais bien un long récit, écrit à la première personne. Et c'est précisément cette présence narrative du prêtre que Bresson s'est attaché avant tout à transmettre. Tout d'abord par de constantes évocations, en voix off déjà, de fragments du Journal; surtout, plus qu'au contenu de la parole littéraire, c'est à la matérialité de l'écriture qu'il s'est intéressé: des vues du journal lui-même, et du prêtre en train de l'écrire, viennent rompre la suite des événements et rythmer le récit jusqu'à son achèvement, marqué par le vide de l'écran devenu blanc 1; comme si seule la mise en évidence de ces matériaux abstraits et de leur progressive élaboration dans l'acte d'écrire pouvait, en se substituant à la représentation concrète, rendre perceptible la recherche intérieure qui anime cette histoire et celui qui écrit. Si bien qu'à partir du Condamné à mort, et singulièrement dans Pickpocket 1. Cf. A. BAZIN, « Le "Journal d'un curé de campagne" et la stylistique de Robert Bresson », in Qu'est-ce que le cinéma 1, op. cit., t. II, pp. 33-53 : voir ici page 50. Cet article. écrit en 1951, ouvrit la voie du rapprochement entre le cinéma et la littérature.
De la littérature au cinéma. -
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et Au hasard Balthazar, la parole et l'image vont s'effacer dans un montage de plus en plus rapide et aIIusif, les matériaux expressifs s'éclipsant devant leur organisation narrative et fondant ainsi une écriture seule capable de suggérer, entre deux plans, la présence d'une pensée de plus en plus silencieuse. «C'est l'intérieur qui commande ... Seuls les nœuds qui se nouent et se dénouent à l'intérieur des personnages donnent au film son mouvement» 1: c'est à propos des Dames du Bois de Boulogne que Bresson définit ce principe, qui oriente en effet toute son esthétique. Dès sa première adaptation, il cherche donc à saisir l'essentiel de l'écriture romanesque, puisqu'il associe étroitement la démarche temporelle de l'œuvre à la manifestation de la vie intérieure des êtres qu'il décrit: ainsi le roman, par le regard du romancier ou du narrateur, étale dans le temps la durée de ses héros; et c'est ce regard que Bresson va retrouver au cinéma. Certes la nouvelle de Diderot relève encore d'une psychologie classique, aux sentiments nettement codifiés: d'où le choix fait par Bresson d'une mise en scène que de longs plans d'ensemble apparentent à la représentation. Dans l'œuvre de Bernanos en revanche, l'aventure intérieure s'inscrit au revers de la psychologie traditionnelle: elle exige, pour être transcrite, l'invention d'une vision en creux; et il est intéressant de noter que c'est à partir du moment où Bresson se livre à sa propre inspiration que la subjectivité de ses personnages devient de plus en plus complexe, comme si le cinéma, enfin maître de ses instruments, venait prendre le relais d'une littérature tentant en vain de formuler l'informulable. Dès les Dames cependant, malgré le caractère très schématiquement dessiné des personnages évoqués dans le récit de Jacques le Fataliste, Bresson a perçu tout ce que l'apparente indifférence du narrateur comportait de force de suggestion: au lieu de développer, ou même de répéter ce qui n'était qu'indiqué, c'est en accentuant cette sécheresse exemplaire, en supprimant les pré-
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liminaires, en coupant les transitions et les explications, en présentant comme action ce qui était inscrit comme notation psychologique ou événement significatif, qu'il réussit à retrouver les brèves indications que Jacques le Fataliste donnait sur les sentiments des divers personnages: ainsi déjà le drame s'intériorise de n'être pas explicité; et malgré l'absence d'un point de vue subjectif, la présence de ce rythme elliptique permet de déplacer le regard de l'événement sur le personnage et de suggérer des mouvements plus subtils encore que dans la nouveIIe de Diderot. En accentuant la structure du récit littéraire, Bresson réussit ainsi à éviter le caractère dramatique que pourrait lui conférer sa représentation par le cinéma. Ce sens des proportions le guide également dans son adaptation du Journal d'un curé de campagne: «Ce qui montre le mieux l'auteur, et le montre au fond, dit-il à propos de Bernanos, plus encore que ses pensées ou expériences intimes de toute sorte, c'est la manière particulière, sa manière à lui de les réunir et de les coordonner, ou bien, si vous voulez, ce sont les réponses qu'il a faites (souvent inconsciemment) à tous les problèmes que ne manque pas de soulever, chemin faisant, tout travail de composition 1. » On ne saurait mieux définir l'importance de la durée dans la création romanesque, donc la nécessité de conserver avant tout, dans une adaptation, la structure temporelle de l'histoire, et l'équilibre qui régit les rapports entre les différents noyaux d'événements. Mais la longueur du Journal pose des problèmes analogues à ceux qui firent échouer les précédents adaptateurs des grandes œuvres romanesques. Aussi Bresson choisit-il une tout autre solution que celle de ses prédécesseurs. Loin de chercher à transposer la totalité du roman, et par là même de n'en donner qu'un résumé, il n'hésite pas à trancher profondément dans la matière de l'œuvre, et à organiser son récit sui-
1. Supplément 1. L'Ecran français, 17 novembre
1946.
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cité par 1962.
Michel
Lettres et Arts à Recherches et Débats, nO 15, mars 1951 ; ESTÈVE dans son ouvrage sur Robert Bresson, Seghers,
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vant une seule ligne directrice dont il suivra tous les méandres: autour des vues du journal, signe d'une ascèse quotidiennement vécue, il regroupe la plupart des scènes où le prêtre affronte Chantal ou la comtesse; mais de ces scènes, souvent répétées, il ne conserve plus que des fragments, parfois même leur issue seulement; et là où Bernanos faisait naître le mystère par le foisonnement de longues conversations entrecoupées de silences obscurs, il suggère le même mystère par leur dépouillement, et l'incertitude qui en résulte: allant, là encore, dans le sens du récit bernanosien, car bien souvent le prêtre ne parle d'abord des événements que par allusions ou rémémoration tronquée, avant d'en donner ensuite un compte rendu plus complet. Et c'est cette perspective du narrateur que maintient et qu'accentue Bernanos contre les facilités du drame; car, ce qu'il veut d'abord transcrire, ce ne sont pas les événements en eux-mêmes, mais la vision qu'en eut le prêtre, vision d'angoisse, où s'inscrit le sens de son destin: aussi se garde-t-il bien de toujours mettre en scène ce qui est raconté 1; et après avoir évoqué, en action, la fin d'une scène, il confie à la parole intérieure, ou à une page du journal, le soin d'en évoquer la genèse et la substance. A la disparition du drame, l'effacement de l'image contribue également: André Bazin note avec justesse que Bresson évite de souligner la nature très charnelle de l'univers bernanosien 2. Certes ce dépouillement répond aux exigences d'une véritable adaptation, qui ne peut montrer ce qui était seulement suggéré, et doit garder caché ce que la parole ne pouvait faire voir, la fonction des images étant d'abord de rendre perceptible la structure interne de l'œuvre, en l'occurrence la présence dominante du journal, et son horizon intérieur: d'où la grisaille des plans,
1. Andé BAZIN (op. cit.) souligne que Bresson accepte rarement d'actualiser en dialogue ce qui est rapporté comme une conversation passée; et que le respect de la réalité du texte impliquait le maintien de sa structure littéraire. C'est par ce biais que Bazin tente de soutenir sa défense du cinéma « impur» tout en restant fidèle à sa théorie de la réalité. 2. Ibid.
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menant au blanc final de l'écran. Toutefois, dès Les Dames du Bois de Boulogne, cherchant à dépayser le spectateur pour maintenir le caractère «étrange" de la nouvelle sans tomber dans le pittoresque d'une reconstitution historique, Bresson recourt au décor d'un appartement presque vide, que lui imposaient sans doute les nécessités économiques de cet immédiat après-guerre, mais à partir duquel il élabora un élément essentiel de son esthétique future: car les murs blancs et nus dans lesquels vivent les dames se retrouvent dans la prison du condamné ou de Jeanne d'Arc. Dans ce décor effacé, les visages des acteurs, leurs gestes, leurs voix devront apprendre à se vider eux aussi de toute expression psychologique, de toute présence, de toute vie qui leur soit propre; non pour être inhumains ou glacés, mais simplement pour recevoir leur signification du récit, et non de leur jeu. Ainsi délivré de ses éléments spectaculaires, l'espace devient disponible pour suggérer non plus le contenu d'une vision, mais bien la temporalité d'un regard. C'est sans doute cette manifestation d'un regard intérieur qui constitue un des apports essentiels de Bresson au développement de l'expression cinématographique. S'il en retrouve la perspective bernanosienne dans le Journal, c'est en sacrifiant plusieurs nœuds dramatiques, pour mieux préserver les proportions de celui qu'il conserve; d'où les limites de l'adaptation. Avec Un Condamné à mort s'est échappé, œuvre originale, ce regard se développe librement, et l'écriture narrative s'affirme davantage. Tandis que le lieutenant Fontaine raconte lui-même son histoire, l'évocation du sens de cette aventure est confiée non pas au contenu de sa parole, mais à la seule structure du récit; et de ce qui pouvait être un drame d'autant plus poignant que l'époque en était plus proche, et les souvenirs plus vivaces, Bresson a fait une méditation silencieuse sur un destin et les raisons d'une victoire: «Le vent souffle où il veut", dit le sous-titre du film. Certes, dans cet univers de murs clos et de visages fermés, il faut d'abord voir l'aboutissement de ses précédentes recherches pour styliser l'espace et détruire le drame: jamais le dépouillement du décor ne fut plus grand, puisque seules
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la première et la dernière vue se situent en dehors de la prison; jamais non plus l'ellipse de l'événement n'avait atteint cette intensité, puisque aucune scène violente n'est visible dans son déroulement, et que toute cette histoire d'évasion est construite sur un refus du suspense et le lent étalement de mêmes gestes quotidiens sans cesse repris - il s'agit avant tout de démonter une porte avec une cuillère. Mais pour que ce dépouillement de la réalité devienne le signe d'une aventure intérieure, il faut qu'il s'inscrive dans la perspective d'une narration personnelle: les fragments du monologue intérieur, qui accompagnent le récit comme pour en donner l'origine, ne s'appuient plus sur la fiction d'un journal, ni sur le relais visuel de l'écriture; ils existent en eux-mêmes, très brefs, insignifiants, en retrait de l'image, comme une parole narrative émergeant par moment du silence et dont la fonction est avant tout de changer le spectacle en méditation, et de suggérer, par la distance creusée dans l'image, la présence d'un esprit et d'une volonté qui veillent - « il fallait que cette porte s'ouvre, je n'avais rien prévu pour après». Ainsi la parole n'explique rien, elle signale un arrière-plan de l'image, comme si tout le récit était dit en soi-même par le héros. Cette image elle-même, toujours cadrée de manière subjective, ne montrant de la prison que ce qu'en peut voir le prisonnier, reçoit son sens dans sa disparition seulement, ou dans sa répétition: le découpage traditionnel fait place à la représentation fragmentée de détails; par la reprise de leitmotive visuels - descente de l'escalier, promenade dans la cour, vigilance dans la cellule _, se crée peu à peu le temps de l'épreuve, de la patience, de l'attente; plus le montage s'accélère et devient allusif, plus s'estompe l'espace et s'organise la durée, dans un lyrisme à la fois tragique et triomphant, dont le Requiem de Mozart donne par moments la trace. Un Condamné à mort s'est échappé n'est pas le premier film à la première personne 1; mais c'est le plus achevé, 1. Sur le développement des films à la première personne, voir en particulier l'article de Jean-Pierre CHARTIER: « Les films à la 1« personne et l'illusion de réalité au cinéma ", La Revue du Cinéma, n° 4, janvier 1947,
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et celui où se dessine le mieux tout ce que l'auteur a retiré de ses confrontations précédentes avec les structures littéraires. L'abolition presque totale des dialogues et des éléments spectaculaires, la perspective narrative soulignée par la parole off et le point de vue subjectif apporté par le cadrage et développé dans le montage constituent un système analogue à celui d'un roman, dans lequel l'élaboration progressive d'un espace intérieur se substitue à la représentation continue du lieu d'une action - fût-il apparemment réel. Ainsi triomphe en 1956 une écriture cinématographique, dont il faut chercher les fondements théoriques dans la doctrine de la caméra-stylo, mais dont il est indéniable que l'adaptation d'œuvres littéraires constitue une des sources. Qu'il s'agisse de pièces de théâtre, avec Welles, ou de romans avec Bresson, plus le réalisateur s'est attaché à transcrire la tonalité sensible de l'œuvre, plus il fut conduit à détruire le drame, éliminer les scènes, déveiopper un point de vue intérieur, et par là même atteindre au récit. C'est qu'une véritable adaptation ne peut se contenter de traduire en images et en paroles le contenu des mots, qu'il s'agisse des événements, des dialogues ou même des descriptions; l'essentiel est d'abord de refaire avec des images et des paroles ce qui fut fait avec des mots, et donc de retrouver, en même temps que la temporalité de l'écriture, le regard propre à chaque écrivain. Que l'apport ait été finalement du même ordre lorsqu'il s'agissait d'une pièce et lorsqu'il s'agissait d'un roman n'est pas si surprenant qu'il y paraît d'abord: ce qui, dans la structure théâtrale, est transmis à travers le dialogue, ne peut évidemment, dans le contexte cinématographique, être confié à la seule parole, dont la perception se transforme en passant de la scène à l'écran; d'où la nécessité, profondément ressentie par Welles, de récrire pp. 32-41.La formulation même du titre marque toutefois les limites de cette étude qui exclut que se manifeste, dans un film, un point de vue subjectif qui ne puisse être mis au compte d'un personnage, Or le cinéma moderne a développé au contraire la libre expression d'une caméra qui, en disant « je», renvoie à la seule vision de l'auteur.
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le dialogue en même temps que de le dire, et sans toutefois le traduire par ce récit, qui n'en retrace que la perspective indirecte, non la substance immédiate. Aussi les œuvres de Welles (Othello surtout) comme celles de Bresson sensibiliseront-elles l'expression cinématographique au problème du point de vue et de la durée. Parallèlement enfin, elles contribuèrent également, quoique par des voies opposées, à faire de la parole un élément nouveau de l'expression cinématographique: leur contact avec la littérature conduit les deux réalisateurs soit à redécouvrir le silence, ou à rompre les dialogues, soit surtout à intérioriser le discours dans des monologues prononcés en voix off. Un des éléments caractéristiques de la perception théâtrale disparaît alors: l'acteur n'est plus saisi dans l'acte de parler, tandis que la parole entendue par le spectateur semble émaner d'une méditation intérieure, et évoquer le cours d'une pensée, dont la formulation n'est pas nécessairement perçue dans sa totalité. Qu'elle se situe au-delà de l'image, chez WeIIes, ou qu'au contraire, avec Bresson, elle s'installe en deçà, cette parole constitue une seconde piste plus narrative que significative, dont la fonction ne se définit plus par la valeur sémantique ou même stylistique du discours, mais par le décalage qu'elle introduit entre la perception sonore et la vision. On voit que si le développement de la parole permit au cinéma de chercher à adapter des œuvres littéraires, ces adaptations permirent à leur tour de définir le véritable pouvoir de cette parole, et donc de développer une écriture cinématographique qui devait conduire à des réalisations autonomes.
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CHAPITRE
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LE CINÉMA COMME ÉCRITURE THÉORIE ET PRATIQQE
La caméra-stylo Au sens strict du terme, la notion de caméra-stylo apparaît pour la première fois en 1948 dans un article d'Alexandre Astruc publié par L'Ecran français sous le titre «Naissance d'une nouvelle avant-garde: la camérastylo». Elle recouvre toute une théorie de l'écriture cinématographique qu'Astruc reprit dans des articles postérieurs et qui s'exprime également, de manière moins systématique, dans les interviews de Bresson, les essais de Leenhardt et de Bazin, Les Entretiens autour du Cinématographe de Cocteau. C'est dire que cette nouvelle avantgarde fut essentieIIement française dans sa formulation théorique, même si les œuvres dont elle s'inspira ou qu'elle inspira proviennent aussi bien de réalisateurs étrangers; au premier article d'Astruc revient le mérite d'avoir cristallisé, dans une formule, les ambitions de ce nouveau cinéma. C'est en effet d'une nouveIIe ambition qu'il s'agit d'abord; pour la première fois dans son histoire depuis Eisenstein oublié, le cinéma se dit l'égal de la littérature, non seulement parce qu'il est, comme elle, un langage, mais surtout parce que ce langage prétend désormais avoir les mêmes possibilités expressives que l'écriture littéraire. «Le cinéma, écrit Astruc,... devient peu à peu un
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LE CINÉMA
LE CINÉMA
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langage. Un langage, c'est-à-dire une forme dans laqueIIe et par laqueIIe un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est aujourd'hui de l'essai ou du roman. C'est pourquoi j'appelle ce nouvel âge celui de la caméra-stylo 1». De la même manière, Bresson lie le pouvoir d'écrire à celui que possède l'auteur de s'exprimer sur l'écran: «L'auteur écrit sur l'écran, s'exprime au moyen de plans photographiques de durées variables, d'angles de prises de vues variables 2.» Par"là se trouvent étroitement associées, dans la définition de la caméra-stylo comme dans l'expression littéraire, la transcription d'une réalité abstraite et la manifestation inteIIectueIIe ou affective d'un individu. Et Cocteau pousse à sa limite cette revendication de l'auteur cinématographique en insistant sur la nécessité, pour tout écrivain qui se voudrait également cinéaste, de réinventer au cinéma son propre style, seul indice authentique de sa présence: «Pour que l'art cinématographique devienne digne d'un écrivain, il importe que cet écrivain devienne digne de cet art, je veux dire ne laisse pas interpréter une œuvre écrite de la main gauche, mais s'acharne des deux mains sur cette œuvre et construise un objet dont ,le style devienne équivalent à son style de plume 3.» Précepte qu'il appliqua rigoureusement, dans la mesure où il ne se contenta pas d'adapter lui-même ses propres écrits, mais voulut aussi transcrire directement au cinéma sa mythologie familière, et poursuivit ainsi, à travers tous les genres et tous les langages, une même quête de sa parole. Cette ambition créatrice trouve d'abord sa source dans une série de refus: refus de «l'histoire racontée en images» dont s'est nourrie toute une tradition cinématographique du divertissement; refus aussi d'une spécificité au nom de laquelle le cinéma s'est protégé jalousement de
1. Alexandre ASTRuc, « Naissance d'une stylo », L'Ecran français, nO 144, 30 mars
2. Cité par Henri 3. Jean
AGEL, in Bresson,
COCTEAU,Entretiens
nouvelle 1948.
collection
avant-garde:
encyclopédique
autour du Cinématographe,
la caméra-
du cinéma. op. cit., p. 20.
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toutes les autres formes d'art, y compris la littérature; bref, refus du spectacle, à quoi s'oppose d'abord l'écriture: «Cette image, dit Astruc parlant de la caméra-stylo, a un sens bien précis. Elle veut dire que le cinéma s'arrachera peu à peu à cette tyrannie du visuel, de l'image pour l'image, de l'anecdote immédiate, du concret, pour devenir un moyen d'écriture aussi souple et aussi subtil que celui du langage écrit 1.» Par un paradoxe qui n'est qu'apparent, le rejet des données immédiates de l'image conduit Astruc à exalter «la pâte du monde» avec laquelle le cinéaste écrit ses films: «Le metteur en scène..., écrit-B, touche à tout: il brasse les lumières, torture le vocabulaire, mitraille les visages, dompte les forêts pour en faire des transparences, met l'art photographique à la question, vole au ciel ses nuages... »; et, au terme d'une longue énumération lyrique, il conclut: «bref, son magasin d'accessoires est la création tout entière 2.» Tandis que Bresson, plus sobrement, déclare: «Je prends du réel, des morceaux de réel, qu'ensuite je mets ensemble dans un certain ordre 3.» Loin de vouloir éliminer l'univers sensible, ces cinéastes cherchent au contraire à en étendre au maximum le domaine pour l'organiser dans une totalité significative; car si le cinéma peut acquérir des possibilités expressives égales à celles de la littérature, c'est parce qu'il dispose d'une richesse incomparable de matériaux pouvant tous devenir signifiants, pour peu que celui qui écrit - le réalisateur - organise leurs rapports, relie les êtres et les objets, les paroles et les gestes, la musique et le décor. L'itinéraire traditionnel s'inverse donc: il ne s'agit plus de partir d'une histoire pour la mettre en images, mais de partir d'apparences sensibles pour en faire les signes d'une pensée. Ainsi s'accroît en même temps le champ d'action du cinéaste qui, au lieu de limiter son intervention à la mise en scène d'un scénario préalablement élaboré, doit prendre en charge tous les matériaux de son écriture,
1. L'Ecran français, op. cit. 2. Ciné-digest, n° 2, juin 1949. 3. L'Express, 23 décembre 1959.
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jusqu'à l'écriture littéraire elle-même. Dans les Entretiens autour du Cinématographe s'esquisse l'image de l'auteur complet tel que l'incarna Cocteau, aménageant un texte trop poétique, préparant avec Bérard les décors d'Orphée - la zone surtout, qu'il voulait «sans lyrisme et antidantesque 1 » -, ou utilisant de manière désynchronisée la musique d'Auric, qui lui paraissait exagérément calquée sur les séquences du film: «Ma grande découverte, dit-il, c'est que le cinématographe est le refuge de l'artisanat 2. » Et sa vigilance le conduit à dénoncer bien des conventions ou des clichés d'un prétendu code cinématographique: «Ne pas regarder dans l'appareil (faux; sans aucune importance). La direction des regards (faux; sans aucune importance). Quand on sort d'un côté, il faut entrer d'un autre (faux; sans aucune importance) 3.». Dans de tels propos qui annoncent Godard et sa destruction du raccord, s'affirme déjà la liberté d'un regard disposant seul du sens et se sachant capable de le créer seul, sans avoir à respecter une logique préalablement établie dans la réalité et que le récit se devrait de confirmer. Parallèlement, quand Astruc finit par refuser, et cela dans les Cahiers du Cinéma, toute une mystification tenant au cinéma conçu comme art de la mise en scène, c'est pour lui opposer l'initiative que donne au récit l'intervention personnelle du réalisateur: «II n'est pas besoin d'avoir fait beaucoup de films pour se rendre compte que la mise en scène n'existe pas, que les acteurs se dirigent très bien tout seuls, que n'importe quel chef opérateur sait où placer l'appareil pour obtenir un cadrage convenable, que les plans raccordent bien tout seuls, etc. Mizoguchi et Ophüls ont dû comprendre ça très vite, puis sont passés à ce qui les intéressait. A regarder les gens agir? Pas exactement. A les présenter, à les regarder à la fois agir et en même temps êtœ agis 4. »
1. Jean COCTEAU, 2. Ibid., p. 64.
Entretiens
autour du Cinématographe, op. cit., p. 83.
3. Ibid., p. 150. 4. Cahiers du Cinéma, nO 100, 1959, p. 13.
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Si le personnage est agi au moins autant qu'il agit, c'est qu'un intermédiaire est apparu, qui s'interpose entre ses actes et lui. On voit le lien qui s'établit ainsi entre la liberté créatrice de l'auteur et l'expression qu'il donne de soi: ses pouvoirs de démiurge signalent de plus en plus sa présence; non qu'il dise déjà je, et je seulement, comme le fera parfois Godard, mettant sa caméra en liberté; mais la configuration psychologique des personnages qui lui servent de relais se manifeste moins dans leurs actes ou dans leurs paroles que dans le regard que l'auteur porte sur eux ou qu'il leur communique. C'est alors que doit disparaître toute expression directe qui s'incarnerait dans l'univers visible de l'anecdote ou du drame, tandis que les éléments du monde réel, organisés suivant la loi d'une perception imaginaire, deviendront les matériaux d'un système de signification indirecte analogue à celui qui caractérise l'expression littéraire. En quoi la caméra-stylo prépare une époque nouvelle. Certes il n'est pas nouveau de reconnaître au réalisateur le pouvoir créateur de l'auteur, pas plus qu'il n'est révolutionnaire d'affirmer que le cinéma est une écriture: Eisenstein surtout avait déjà réussi à faire du langage cinématographique un moyen d'expression intellectuel, en rompant avec toute dramaturgie ou en organisant son discours dans un contrepoint audio-visuel. D'une certaine manière, la formulation théorique d'Astruc peut même marquer un recul par l'assimilation qu'il fait d'une expression abstraite à l'expression de soi. Eisenstein allait plus loin, en visant directement au discours politique autant que poétique. Mais la pratique eisensteinienne échappe à la littérature en s'exerçant uniquement sur des matériaux prélevés dans l'histoire, dont le travail du réalisateur reconstruira le sens; tandis que la démarche amorcée par la caméra-stylo, bien qu'elle se situe en retrait des théories d'Eisenstein qu'elle ignore et dont elle retrouvera parfois certains aspects, agit à l'intérieur d'une tradition littéraire depuis longtemps implantée dans le cinéma, et qu'elle va contribuer à faire éclater en déplaçant le problème du niveau de la thématique à celui de l'écriture: une fois affirmé le primat de l'écriture, une libre création devient possible, entièrement
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dégagée de toute référence à des significations préalables; alors le sens peut être à faire, et non plus reflété ou même refait. Dans cet itinéraire, les principes formulés autour de la caméra-stylo marquent une étape par l'accent qu'ils mettent sur la personne d'un narrateur, qu'il s'agisse, comme c'est le cas chez Astruc, d'un auteur se révélant lui-même en présentant ses personnages, ou que le personnage prenne en charge sa propre histoire comme il le fait chez Bresson - les deux formules n'étant d'ailleurs pas absolument équivalentes puisque, pour Bresson, c'est le style qui marque l'auteur, dont se distingue, dans ses films, la voix off du personnage-narrateur. Et, par le rejet d'un code figé, par l'affirmation d'un regard dont le point de vue sur les événements devient plus significatif que les événements eux-mêmes, une expression subjective, ou celle d'une subjectivité, devra désormais se substituer à la représentation prétendue objective de la réalité, et qui n'est, en fait, que le reflet d'un sens préalablement enfoui dans cette réalité. Seule cette subjectivité affirmée peut garantir la recherche d'un langage abstrait de tout retour à un naturalisme déguisé: dans la reconstruction qu'il opérait sur l'histoire avec Octobre, Eisenstein rendait visible, par la mise en évidence de son écriture, tout le processus d'élaboration du sens qu'il voulait communiquer, détruisant ainsi radicalement l'illusion d'une réalité qui serait significative par elle-même seulement. La caméra-stylo ne peut échapper à cette nécessité, qui reste à préciser dans le cadre particulier qu'elle s'est choisi d'une rivalité avec la littérature personnelle et fictive: outre la revendication d'abstraction, il lui faut définir les modalités techniques qui donneront à l'écriture cinématographique les formes subjectives capables d'assurer sa rupture avec le réel. Ce qui implique une double exigence touchant essentiellement à l'organisation temporelle du récit, sur laquelle se joue, en réalité, la réussite de ces ambitions. C'est le déroulement dans le temps, la visée d'une perspective finale, qui permettent en effet d'abstraire la représentation, et de construire, avec une suite d'éléments visibles, un univers non visible, dont la totalité, une fois perçue, rendra
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significatifs les différents matériaux sensibles. Mais cette opération d'abstraction, pour recevoir les formes littéraires appelées par la caméra-stylo, doit mettre en œuvre la temporalité propre au roman, en évoquant le temps dans sa durée vécue, et non dans son déroulement dramatique. Seule cette durée peut maintenir le rayonnement sensible de matériaux qu'il s'agit à la fois d'abstraire et de préserver. Car le temps est la matière autant que l'instrument du récit romanesque; et cette matière temporelle où se meut l'existence ne peut s'élaborer qu'à travers le regard d'un narrateur dessinant progressivement l'espace intérieur de son récit. On a vu 1 à quel point ce pouvoir de description subjective distinguait le romancier du dramaturge; c'est lui qui manquait aux tentatives littéraires du cinéma muet, et que les adaptations du parlant ont peu à peu appris à retrouver dans l'intériorisation de la parole, et la manifestation d'un point de vue qui seul pouvait faire passer l'événement du plan de «l'agi,. à celui du «vécu». Or l'apport des théoriciens de la caméra-stylo tient à ce qu'ils tentèrent de construire leur système sur ce double aspect du temps, matière psychologique du récit aussi bien qu'instrument d'abstraction; et c'est dans la conciliation de ces deux perspectives que réside le critère de leur réussite ou de leur échec. «L'événement fondamental de ces dernières années, écrit Astruc dans l'article inaugural de la caméra-stylo, c'est la prise de conscience qui est en train de se faire du caractère dynamique, c'est-à-dire significatif, de l'image cinématographique. Tout film, parce qu'il est d'abord un film en mouvement, c'est-à-dire se déroulant dans le temps, est un théorème. Il est le lieu de passage d'une logique implacable, qui va d'un bout à l'autre d'elle-même, ou mieux encore d'une dialecÜque 2.» Texte essentiel dans la mesure où, retrouvant les principes d'Eisenstein, il lie les possibilités d'abstraction dans l'expression cinématographique à la mise en évidence du mouvement plus que de la représentation: seul ce dynamisme, qui soumet les matériaux 1. Cf. chapitre
Il, p. 38.
2. L'Ecran français, op. cil.
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visuels au passage du temps, permettra la manifestation de la pensée. Mais c'est dans une perspective tout à fait contraire à celle d'Eisenstein qu'Astruc oriente l'orchestration technique de cette mobilité: alors que le discours d'Eisenstein repose sur un montage, dont le mouvement à la fois prolonge et contredit celui de l'image, le récit d'Astruc s'organise à l'intérieur du plan et utilise les gestes des personnages et les mouvements d'appareil, en refusant d'établir des ruptures ou des chocs entre les images: «Cette idée, poursuit-il, ces significations que le cinéma muet essayait de faire naître par une association symbolique, nous avons compris qu'elles existent dans l'image elle-même, dans le déroulement du film, dans chaque geste des personnages, dans chacune de leur parole, dans ces mouvements d'appareil qui lient entre eux des objets et des personnages aux objets» 1. C'est qu'il s'agit aux yeux d'Astruc, comme aussi bien de Cocteau ou de Bazin, de réagir contre la dramatisation du récit que provoque une utilisation intensive du montage lorsque ce dernier s'exerce à l'intérieur d'un espace continu où il isole des détails et souligne des actes. Si l'on veut lutter contre l'anecdote, cesser de faire de toute image un instant toujours présent dans un enchaînement de scènes, il faut que chaque plan prenne son temps et révèle ce temps dans sa durée réelle: au montage s'opposera donc, avec une certaine impropriété de langage, le découpage; à la succession imposée des plans, la libre perception, à l'intérieur d'un plan-séquence, des éléments significatifs reconnus par le spectateur; bref, à la juxtaposition d'éléments dramatiques, la continuité d'ensemble d'une vision progressivement élaborée. Et dans ces plans longs, organisés en profondeur, mobilisés par les personnages et parcourus par le regard de la caméra, s'exprimera l'univers de l'auteur, la façon qu'il a d'appréhender le temps en parcourant l'espace.
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Le retour au plan: équivoques et détours du réalisme L'usage du plan-séquence remonte à Renoir; il fut systématisé par Welles, dont la découverte, en France, coïncida avec le développement de la caméra-stylo, et orchestré par Bazin, qui, dans sa lecture des œuvres de Welles, méconnaît souvent le rôle essentiel qu'y joue le montage. Mais dans leur retour au plan, qui implique un retour au monde, les théoriciens de la caméra-stylo avouent en même temps l'influence du mouvement néo-réaliste qui marqua l'Italie, et par elle l'Europe, d'après la guerre. Par-delà des attitudes idéologiques diverses, s'il est un point commun à toutes les œuvres du néo-réalisme, c'est bien la volonté de proposer une vision globale de la réalité au lieu de l'analyser et de la recomposer suivant les normes politiques, morales ou psychologiques propres à la tradition du récit réaliste; libérée des conventions narratives, la réalité doit devenir perceptible dans sa durée autant que dans sa matérialité: «Le montage, dit Zavattini dans une interview menée par André Bazin, fausse le temps. Il jongle avec la durée, en opère une synthèse nouveHeavec l'événement. L'histoire de quatre-vingt-dix minutes de la vie d'un homme dont le récit serait nécessairement d'une traite, sans montage. Car le respect de la réalité, c'est aussi celui de la durée réelle. Nous devons toujours approfondir, analyser davantage le contenu de l'instant présent. Il y a tout un univers dans une minute réelle de la souffrance d'un homme» 1. Henri Agel, citant ce propos, y voit la preuve que le néo-réalisme est une écriture; disons en tout cas une étape dans la recherche de l'écriture, puisqu'il s'agit de retrouver le temps de l'existence; et que ce propos ait été adressé à André Bazin confirme les liens qui unissent le néo-réalisme et la camérastylo. L'appréhension du monde, perçu dans sa totalité, et restitué en largeur, par l'ouverture de l'écran, en
1. Ibid. 1. Revue du Cinéma, nO 85; cité par op. cit., p. 50.
Henri
AGEL, L'Esthétique
du cinéma,
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durée, par la longueur du plan, comme en profondeur, par l'apparent étagement de l'espace, doit permettre l'évocation de situations plus authentiques et plus complexes à la fois, parce que mieux insérées dans la temporalité quotidienne. Mais si des critiques comme André Bazin ou Amédée Ayfre ont particulièrement mis en évidence, dans leurs études sur le néo-réalisme, la «description globale de la réalité par une conscience globale 1", ou la volonté de «décrire concrètement le réel dans sa globalité afin d'en révéler les divers plans de signification 2 ", ce n'est pas sans une arrière-pensée philosophique qu'ils ont si étroitement associé le refus du montage et la mise en évidence du sens: dire, avec Rossellini, «les choses sont là - pourquoi les manipuler?", c'est aussi parier sur une vérité inhérente au monde lui-même, et qu'il s'agit seulement de faire apparaître; alors que le montage, tel que le définissait Eisenstein, constitue aux yeux de Bazin, en même temps que le résultat d'une impuissance technique propre au cinéma muet 3, une falsification de la réalité et une tentative de persuasion abusive, qui retire au spectateur la liberté du choix. A quoi l'on peut aussi bien opposer la fascination qu'appeIIe clandestinement la représentation du réel 10rsqu'eIIe se veut la révélation du sens. En défendant le découpage contre le montage, c'est une position métaphysique, et finalement religieuse, que prenait Bazin; d'où la complexité et parfois la confusion de la quereIIe qui opposa les partisans du montage et ceux du découpage. Jugé à la lumière des œuvres, et avec recul, le débat s'éclaire davantage. II est certain que l'écriture en plan long peut apporter une vision plus exacte de la réalité,
1. André BAZIN, Qu'est·ce que le cinéma?, op. cit., t. IV. 2. Amédée AYFRE, «Un réalisme humain: essai de définition esthétique du néo-réalisme italien », Revue internationale de Filmologie, nO 18-19, juillet-décembre 1954. 3. « Le montage, dans lequel on a voulu voir à tort l'essence du cinéma, est en effet relatif à l'exiguïté de l'image classique, condamnant le metteur en scène au morcellement de la réalité. » Cahiers du Cinéma, nO 27; cité par Henri AGEL, op. cit., p. 113.
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parce que plus proche de l'intuition synthétique qu'en donne l'expérience; mais lorsque cette phénoménologie, pour reprendre l'expression d'Amédée Ayfre parlant de réalisme phénoménologique, devient en fait une ontologie, et que la totalité du sens est supposée se révéler immédiatement et implicitement, l'indicible se confond parfois singulièrement avec l'inexistant: l'être-là, lorsqu'il se prétend l'être, frôle le néant; et cette ambiguïté se manifeste particulièrement dans les œuvres de Rossellini qui, en opposant le monde au récit, rendit au cinéma, dans Païsa par exemple, la perception libre de l'espace et le sens de la durée, mais ne parvint pas toujours à situer cette perception dans un itinéraire dont le sens puisse être reconnu par qui ne partage pas cette mythologie de l'indicible. L'équivoque du néo-réalisme tient à ce qu'il cherche le réel à travers les matériaux utilisés - événements, lieux, temps, personnes -, non par l'écriture qui les utilise; d'où le maintien du réalisme, et de toutes ses connotations affectives ou idéologiques, jusque dans les films d'inspiration marxiste, où la réalité est là aussi supposée parler à eIIe seule, le rôle du réalisateur étant seulement de savoir la regarder et la recueillir. Face à l'apport, et aux limites, du néo-réalisme, la oaméra-stylo représente sans doute la première tentative pour réintégrer cette perception nouvelle du monde dans le mouvement inteIIectuel d'un récit. Mais par souci dè"" lutter contre l'implantation immédiate, et dramatique, de" la logique narrative, certains cinéastes furent amenés à insister bien davantage, on l'a vu, sur les possibilités de signification au niveau du plan; si bien que dans les films de Cocteau ou d'Astruc les détails de l'image se chargent souvent d'une complexité d'intentions qui, pour être perceptibles, exigent un grand ralentissement du mouvement de l'ensemble. Dans les Entretiens autour du Cinématographe, Cocteau explique comment il veut faire naître le' sens des matériaux, et non de l'événement; mais il déplore aussi l'incompréhension d'un public qui, parce qu'il attend du film une histoire ou un message, refuse de s'ar- / rêter au détour de chaque signe: «II ne se trouve pas dans Orphée une seule phrase, un seul geste qui ne jouent
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un rôle et ne méritent qu'on s'y attarde. Mais comment s'attarder? On parle à sa voisine et on mange des glaces 1 ». Or la faute n'en est pas seulement, comme le prétend Cocteau, à l'absence d'éducation d'un public déformé par les romans policiers; une trop grande charge significative au niveau du détail et une durée trop prolongée du plan finissent par s'opposer à la dynamique générale qui seule, selon Astruc, devait accomplir le sens et opérer l'abstraction. Si bien que l'abstraction se réalise finalement par le visible et non pas contre lui: le spectateur se trouve ramené à l'image, qu'il s'agissait initialement de dépasser; simplement cette image se veut désormais signe, et signe seulement. Une telle contradiction se manifeste souvent dans les films d'Astruc lui-même, où le symbolisme qu'il critiquait dans le montage du muet réapparaît au niveau du découpage dans le plan. Et alors que le cinéaste doit, selon ses propos, travailler à la fois avec l'image, «par où il guette", et avec le temps, «par où il conclut", souvent l'image se fige sous la pensée du guetteur tandis que la conclusion se perd dans la disparition du rythme. Bien loin de réintroduire la durée dans son aspect vécu, la longueur du plan contribue à fixer davantage les signes; et le spectateur ressent alors un décalage néfaste entre le caractère réaliste de la perception continue, et l'allure irréaliste des éléments perçus, à la fois trop visibles et trop abstraits. Le refus du montage conduit en fait à un échec de l'écriture: l'espace, immobilisé par l'idée, ne révèle plus le temps; et le sens ne naît plus de la marche de l'ensemble, mais d'une représentation trop instantanée pour être acceptée, même si le déchiffrement n'en est pas aussi aisé qu'au temps du muet, dans la mesure où il relève moins désormais de la psychologie que de la philosophie. Ce refus peut constituer pourtant une étape nécessaire dans le développement d'une écriture cinématographique: revenir au réel dans le cadrage comme dans la durée du plan, c'est le seul moyen de détruire l'enchaînement dra1. Entretiens
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autour du Cinématographe, op. cit., p. 148.
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matique, et d'ouvrir la voie au temps du récit. Depuis que le cinéma raconte des histoires, la suite rapide de scènes différentes s'y est organisée spontanément en une logique narrative, d'autant plus aisément reçue par le spec· tateur qu'elle correspond à celle du rêve, où la succession se lit en termes de causalité. En ralentissant ce déroulement, en rompant l'enchaînement, c'est cette logique immédiate qu'on brise, et le sens préalable qu'elle suppose. Ainsi se trouve préparée l'implantation de significations secondes, d'autant plus difficiles à transmettre qu'un sens premier passerait plus facilement. Toute l'histoire du langage cinématographique se construit précisément sur cette résistance à sa pente. Par l'attention au détail, la rigueur et la précision qu'implique une organisation continue à l'intérieur d'un plan, le réalisateur impose en même temps au spectateur une école de patience et de distance: il l'habitue à la recherche du sens, à l'attente, à la difficulté; car il n'est plus possible de tricher grâce à un usage facile du montage, ou de compter sur le flou pour faire naître le rêve. C'est avec des matériaux et un temps se référant au réel qu'il s'agit d'écrire, même si l'écriture doit ensuite recomposer ces éléments. Et l'apport d'un homme comme Cocteau réside dans cette prise de conscience du réel, et cela dans l'ordre où il serait le plus tentant de le fuir, celui de la poésie: rejetant l'évasion, «qui n'a que faire avec la poésie véritable", il cherche l'invasion, «c'est-àdire que l'âme soit envahie par des termes ou par des objets qui, ne présentant pas un aspect ailé, l'obligent à s'enfoncer en elle-même 1 ,,; ce qui l'oblige à «vaincre les facilités que donne le cinématographe dans l'ordre du merveilleux direct 2". Refusant ainsi les bnlmes et les brouillages du réalisme poétique, il situe la poésie dans un travail sur la réalité, qui laisse non visible ce qui relève de l'imaginaire; avec cette limite toutefois que, par peur précisément «que les images ne coulent", il tend à les « encastrer", voire les immobiliser, retombant alors dans,'
1. Ibid., p. 75. 2. Ibid., p. 122.
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les pièges de la représentation. Apport, et limites, que Godard résumera plus tard en une formule éclairante: «Dans tous ses films, et dans Orphée en particulier, Jean Cocteau nous prouve inlassablement que pour savoir faire du cinéma il nous faut retrouver Méliès, et que pour ça pas mal d'années Lumière sont encore nécessaires» 1. La marche vers l'artifice ne peut se faire qu'en pleine possession des matériaux réels. Le principe vaut aussi bien s'il s'agit d'abandonner l'univers du spectacle pour entrer dans celui de l'écriture: le passage par la réalité constitue une conquête, une étape, une limite. Une limite, parce que tout art se construit dans la distance qu'il prend par rapport au réel. Le cinéma n'échappe pas à cette exigence, malgré les tendances réalistes qu'y suscite l'illusion de réalité; c'est en fait par la résistance à cette apparence qu'il a peu à peu développé ses possibilités expressives: ainsi la stylisation de l'espace, la diminution des dialogues, l'intériorisation de la parole _ tous éléments contraires à la perception extérieure des choses - ont permis à Welles et à Bresson de retrouver au cinéma l'univers de certains écdvains. II serait loisible d'étudier, de Bresson à Godard ou de Resnais à Rocha, la façon dont la voix off s'est de plus en plus libérée de tout enracinement plausible, jusqu'à faire disparaître de l'écran le personnage émetteur, comme dans Hiroshima mon amour, jusqu'à laisser l'incertitude sur l'existence même d'un personnage à qui attribuer cette voix, comme cela se produit chez Godard et parfois chez Rocha. L'acquisition de la couleur, dont on crut longtemps qu'elle apporterait une illusion supplémentaire de réalité, s'est révélée au contraire, une fois maîtrisée, un facteur nouveau d'abstraction: car loin de voir en couleurs, l'homme quotidien accommode sa perception en gris suivant les nécessités immédiates de la vie pratique, dans laquelle un objet est moins vu pour lui-même que pour l'usage qu'il permet; montrer à cet homme les couleurs, c'est en fait lui ôter l'impression de réalité: ainsi Le Désert rouge ou Muriel 1. Cahiers du Cinéma, nO 152, p. 12.
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témoignent bien, par leur netteté colorée, d'un monde où le retour à la réalité de l'objet signale en fait l'absence de prise sur le réel. Ce principe de développement, qui conduit le cinéma à faire de ses techniques les plus réalistes les signes les plus abstraits, se vérifie également dans l'organisation interne de l'image: les précurseurs et les initiateurs du plan-séquence ou de la profondeur de champ avaient déjà utilisé ces structures dans le sens d'une plus grande stylisation, non d'un plus grand réalisme: en donnant systématiquement à percevoir l'espace dans sa continuité et dans sa profondeur, Welles le charge du décor le plus baroque (La Splendeur des Ambersons) ou le plus irréel (Macbeth); et déjà Renoir suggérait que la véritable efficacité de cette forme de plan tenait à la possibilité qu'elle offrait d'insérer le théâtre dans le cinéma _ un spectacle dans ce qui deviendrait alors un spectacle second. A la limite extrême de cette évolution, on trouverait sans doute telle séquence de la Gertrud de Dreyer, tel long plan interminablement immobilisé sur un visage dans Les Communiants de Bergman - œuvres où le plan long se trouve si démesurément allongé qu'il renvoie finalement à une perception d'ordre théâtral dans un espace qui ne l'est pas; et cette perception se fait d'autant plus insistante qu'un mur vient souvent barrer, derrière le visage, toute perspective. Ce qui constitue une tentative ultime pour faire de la réalité, par l'insistance avec laquelle on la fixe, le signe d'elle-même et non plus sa représentation; avec tous les dangers que cela comporte, bien entendu, de transformer abusivement l'œuvre cinématographique en spectacle théâtral, alors qu'il s'agissait d'utiliser les structures théâtrales pour introduire une distance dans l'univers cinématographique.
L'écriture comme montage Aussi n'est-il pas possible de construire tout un langage sur le plan perçu en continuité; et la réussite d'une écriture implique finalement que le cinéaste sache aussi prendre ses distances vis-à-vis des structures prétendues
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réalistes de la perception, et qu'au lieu de miser seulement sur la stylisation ou l'abstraction des formes de l'image, il accepte de trancher dans la durée du plan, de rompre l'illusion d'un champ perceptif continu, et, par le montage ainsi pratiqué, de faire jouer les plans les uns contre les autres au lieu de les aligner: ainsi la parole naîtra d'une tension dynamique, et non d'une fixation symbolique. Ce n'est pas un hasard si le seul cinéaste qui ait lié sa pratique de la caméra-stylo à une théorie du montage soit aussi celui dont les œuvres ont le plus profondément contribué au développement d'une écriture cinématographique. Dans bien des propos de Bresson on trouve en effet affirmé que le pouvoir d'abstraction ou d'intériorisation propre à l'écriture dépend avant tout d'un rapport organisé entre les images et non d'une signification cachée dans les éléments constitutifs de l'image: «Le cinéma, dit-il,... doit s'exprimer non par des images, mais par des rapports d'images, ce qui n'est pas du tout la même chose. Un peintre ne s'exprime pas par des couleurs, mais par des rapports de couleurs 1.» Encore que la comparaison suggère ici des références beaucoup plus plastiques que dynamiques, Bresson cerne parfois de très près la nature rythmique de ce montage: «Ce que je cherche, ce n'est pas tant l'expression par les gestes, la parole, la mimique, mais l'expression par le rythme et la combinaison des images, par la position, la relation et le nombre 2.» C'est ici que s'éclaire toute la différence qui sépare l'œuvre d'Astruc et celle de Bresson. Alors qu'Astruc cherche à s'exprimer en faisant de chaque matériau le signe d'une idée, Bresson parie sur le mouvement pour abstraire l'image; non pas le mouvement dans le plan ou celui de la caméra, dont l'origine peut toujours être mise au compte d'un personnage et par là même identifiée directement à un sentiment ou à un concept, mais bien le mouvement qui projette un plan vers un autre plan: pour peu que ce mouvement organise des durées variables dans 1. Cahiers du Cinéma, no 75.
2. Supplément Lettres et Arts à Recherches et Débats, nO 15, mars
1951.
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chaque plan et rompe la continuité spatiale ou logique de l'enchaînement, cette rupture deviendra sensible, ainsi que le rythme qui guide les combinaisons; et le spectateur percevra moins les images que leurs rapports, moins le visible que son attente ou sa trace. C'est pourquoi les films de Bresson sont finalement beaucoup plus intégrés dans la réalité que ceux d'Astruc: car Bresson peut se permettre d'enraciner concrètement ses matériaux, puisque le montage viendra leur ôter cette présence concrète et détruire en particulier leur continuité réaliste. Déjà dans Les Dames ou dans Le Journal la stylisation de l'image tenait moins à l'absence d'éléments sensibles qu'à la suppression volontaire de leur charge expressive; et l'importance des bruits dans Le Condamné suggérait la présence d'une réalité historique dont l'image ne conservait que la signification réfléchie dans une conscience. Avec Au hasard Balthazar en revanche le monde charnel s'épanouit dans l'œil velouté des bêtes, le crépi des murs, ou l'herbe des champs, au point même que des critiques évoquèrent BufiueI à son propos; mais si l'univers de Bresson semble ainsi se charger de plus en plus de matière, c'est que parallèlement le montage devient de plus en plus aigu, ne laissant parfois subsister d'une scène, dans Balthazar, qu'un plan bref, aussitôt suivi d'un second plan bref, trace d'une autre scène également disparue; ce qui différencie profondément le film de Bresson, tout en creux, d'une œuvre de Bufiuel, qui travaille toujours dans la plénitude de séquences continues. Par ce type de montage, Bresson atteint en fait l'essence de l'écriture littéraire. De même que le roman suggère l'espace sans jamais pouvoir le représenter, de même Bresson inverse ici le rapport habituellement établi au cinéma entre le visible et le non-visible: au lieu que l'image tende vers le signe, elle en paraît au contraire l'émanation longuement cherchée dans les intervalles que creuse entre deux plans la disparition de toute évidence logique; ainsi les dix premières minutes d'Au hasard Balthazar retracent l'approche rapide des lieux divers et des moments incertains d'une enfance, aussi vite évanouis qu'aperçus; comme si la vision de la réalité constituait plus qu'une recherche,
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qu'une donnée, et que le monde extérieur n'existait plus qu'en fonction du regal'd qui le suscite de l'intérieur. Car la réalité ne peut être inventée, par le cinéaste comme par le romancier proustien, que dans les relations qu'il établit entre les perceptions sensorielles, et non dans ces perceptions elles-mêmes: les fragments du monde émergeant des ténèbres de Balthazar ne trouvent leur sens qu'au terme du film, une fois tout le réseau noué; et ce sens s'instaure à l'envers des apparences offertes par chaque plan, dont l'épanouissement charnel ne renvoie finalement qu'au non-sens et à l'impossibilité de comprendre, symbolisés par le regard de l'âne et manifestés dans les ellipses du montage et l'opacité du cadrage _ le champ de vision, toujours rétréci dans chaque plan, ne s'ouvrant sur une perception étendue de l'espace qu'avec le plan final, au moment de la mort. Dans Au hasard Balthazar s'accomplit en fait une double opération littéraire: devenu repérable, le mouvement du montage, qui situe le plan à mi-chemin du signe et de l'image, retrouve celui de l'écriture, qui change les signes en approches d'images; en même temps l'organisation totale du film serre au plus près les structures narratives propres au roman, puisque aucun lieu continu n'y est directement saisissable, et que le véritable espace de l'œuvre se constitue au cours du temps, et dans l'imaginaire seulement. En inversant ainsi les données habituelles de la perception cinématographique, Bresson abstrait son langage sans pour autant le rendre conceptuel; et faisant naître le visible du temps, il accède du même coup au nonvisible. Aussi cette incursion vers les années 66 était-elle nécessaire pour éclairer, par un exemple extrême, les possibilités créatrices du montage et le rôle qu'il joua en réalité dans le développement d'une écriture cinématographique. Certes, lorsqu'il était utilisé dans des structures dramatiques demeurées intactes, il empêcha longtemps la transmission de cette temporalité subjective que l'écriture romanesque prend en charge à travers le regard du narrateur; et l'on a vu l'importance d'un retour au plan continu pour rendre sensible le temps vécu. Mais la querelle du montage et du découpage repose sur des bases
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incertaines, car il n'est pas possible d'apprécier isolément la valeur expressive de ces deux systèmes. En fait, toute œuvre cinématographique repose sur l'usage du montage, car toute invention implique une manipulation; Jean Mitry a bien noté que le simple agencement des séquences représente déjà une opération de montage; mais il ajoute que les recadrages à l'intérieur d'un plan continu équivalent aux changements de plan par lesquels le montage réalise autrement ces modifications de point de vue 1 : thèse contestable, dans la mesure où elle ne considère que le montage s'exerçant dans une représentation continue de l'espace et de l'événement, et ignore de surcroît la différence qui peut exister, au niveau de la perception, entre l'effet produit par le déplacement de la caméra, qui n'introduit aucune rupture dans la représentation, et celui produit par une succession de prises différentes, qui provoquent, à chaque fois, une saute dans la vision. C'est que la valeur expressive de cette interruption variera infiniment suivant que l'opération sera plus ou moins perceptible pour le spectateur, d'où les théories les plus opposées, et finalement les plus d1verses, car les différences dans l'efficacité tiennent avant tout au rapport que le montage peut entretenir avec la structure du récit. Pendant longtemps, la discussion sur le montage n'a pas suffisamment distingué les fonctions opposées qu'il peut recevoir suivant qu'il préserve la logique d'un drame et la stabilité du monde représenté, ou qu'au contraire il les détruit. Dans un cas, il reste à peine discernable, la continuité de l'événement qui lui préexiste l'emportant sur les brèves sautes de la vision - et l'on comprend que Mitry juge minime la différence avec un recadrage, que finalement il préfère. Mais dans l'autre cas, il devient pleinement perceptible par la discontinuité qu'il introduit dans l'espace et dans l'action; et il reçoit alors un pouvoir autonome dans l'invention du récit. La première forme, que l'on pourrait appeler analytique, isole successivement les éléments 1. Jean MITRY, pp. 354 sqq.
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et psychulogie du cinéma, op. cit., t. l,
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significatifs d'une scène, et les enchaîne suivant les exigences logiques d'une histoire, dont le sens n'est pas à inventer, mais à expliquer, et devant laquelle il s'efface; ce type de montage se signale à la fois par son efficacité dramatique et son impuissance littéraire: liant le sens aux éléments immédiatement représentés, il n'use du temps que comme d'un cadre, et interdit d'exprimer d'autre valeur temporelle que celle d'un éternel présent, dont bien des théories voulurent faire l'essence même de l'image cinématographique. On a vu à quel point cette forme de construction maintenait des effets dramatiques lorsqu'elle intervenait dans des récits d'inspiration littéraire; et ce sont ces effets qu'élimine le plan continu, dont Bazin souligne bien le progrès qu'il représente par rapport au montage analytique. En revanche, le montageeIIiptique pratiqué par Bresson se garde bien d'établir une continuité directe dans le récit: au lieu de s'effacer devant l'histoire et ses références à un sens préétabli, il se rend perceptible en lui-même, parce qu'il tranche dans l'événement et n'en conserve que des fragments qui ne sont pas immédiatement lisibles - les images doivent se changer au contact les unes des autres, et les séquences, s'il en existe encore, s'insérer dans une structure d'ensemble qui seule les rendra significatives. Art de la rupture, et non pas du raccord, c'est ce montage qui permet l'écriture, car il estompe l'espace et met en évidence le temps, creusant la représentation d'un regard ou d'un manque. Inventeur de signes, et non pas traducteur de faits, c'est lui qui apparaît déjà dans les théories d'Eisenstein, cherchant un langage capable de restituer ,la pensée dans sa genèse, et sans jamais la fixer, c'est lui également qui donne à l'Othello de Welles sa texture imaginaire; et dans toute l'œuvre de Bresson son rôle n'a cessé de croître jusqu'à la forme accomplie à l'extrême qu'en propose Balthazar. Par-delà de semblables fonctions d'allusion et d'élision, une différence apparaît toutefois entre le rôle que lui attribue Eisenstein et celui qu'il joue chez Bresson: facteur de production scIon Eisenstein, il juxtapose, dans Octobre surtout, des éléments totalement contigus, dont la confrontation dialectique fera naître l'idée; chez Bresson, en
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revanche, le dynamisme joue sur la discontinuité plus que sur la contiguïté, dans la mesure où la trame du récit fictif n'est pas éliminée, mais doit se soumettre au mouvement d'une aventure intérieure ou d'une méditation, plus proche de la vision subjective que du discours abstrait. Cette opposition s'explique certes par des différences idéologiques évidentes; mais ce qui sépare aussi ces deux cinéastes, c'est toute l'expérience du temps acquise à partir du néo-réalisme et du travail en découpage, dont quelques exemples, choisis dans sa postérité, permettront de situer l'apport exact au développement de l'écriture cinématographique. Plus le plan s'élargit et s'allonge, plus le monde perçu peut révéler l'ambivalence temporelle de la réalité: ainsi les longs plans-séquences du Cri, donnant aux personnages antonioniens l'espace nécessaire pour qu'ils le parcourent de leur regard ou de leur marche, ont dévoilé dans les plaines et les fleuves d'Italie les valeurs temporelles que possédaient implicitement leurs horizons bas, largement étendus: un certain type d'espace s'est fait ainsi créateur de durée, pour peu qu'un mouvement le redessine longuement. Mais cette mobilité n'est devenue perceptible en elle-même, et donc temporellement significative, que par une double métamorphose des formes du récit, dont la révolution néo-réaliste n'a constitué que la première étape: au-delà de la rupture opérée dans la dramaturgie, une fois la pâte des choses restituée et libérée de toute finalité dramatique, il fallait encore aboutir au récit, dont la structure interdirait de faire coïncider directement le sens d'une séquence et la réalité qu'elle montrait. Si les longues marches d'Aldo semblent évoquer la substance même du temps quotidien, c'est certes parce que l'aventure a disparu, et que l'être est rendu à une existence dont les «temps morts" de l'histoire racontée évoquent la seule durée; mais ces temps morts n'ont une telle puissance significative que parce qu'ils s'insèrent entre deux événements, la rupture dont ils viennent, la mort à laquelle ils conduisent; situés ainsi «entre les actes", ils deviennent l'action, mais intériorisée. S'il ne se passe rien dans Le Cri, c'est cela même qui se passe; et cette absence d'actes
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signale une autre aventure, non pas arbitrairement fixée, mais imposée par le récit: ainsi toutes les rencontres que fait Aldo au cours de sa longue marche ont pour fonction de dessiner, à l'envers de son chemin, le courant de la vie qu'il remonte vers sa mort 1. Qu'il s'agisse des fous ou des grévistes, aucune de ces séquences ne peut trouver tout Son sens dans l'anecdote indiquée; c'est par leur accumulation, et leurs correspondances, qu'elles tissent un monde négatif, marquant de son signe l'itinéraire du personnage et le temps qui lui reste à vivre. La 2distance est grande entre ce type de récit, qui date de 1958 , et l'univers néo-réaliste qu'un film comme Le Voleur de bicyclette pouvait évoquer en 1945. La réalité sociale dont veut témoigner de Sica se présente comme directement communicable; chaque séquence prétend porter son sens en elle-même,un sens d'ailleurs fort ambigu; et, malgré la rareté des événements, la multiplication d'incidents pitoyables ou attendris retrace à chaque fois un drame en miniature, qui donne de la réalité une image affective, finalement fort éloignée de la lecture documentaire initialement voulue. A chercher la réalité brute en dehors du travail de l'écriture, le film la fausse jusque dans sa temporalité. Avec Antonioni, c'est un déplacement, non une disparition du récit, qui s'opère: «Le néo-réalisme d'aprèsguerre, explique-t-il, lorsque la réalité était si cuisante et immédiate, attirait l'attention sur le rapport existant entre le personnage et la réalité. C'est ce rapport justement qui était important et qui créait un cinéma de situation. Maintenant au contraire que la réalité s'est normalisée tant bien que mal, il me semble plus intéressant d'examiner ce qu'il est resté dans les personnages de leurs expériences passées 3.» Ainsi s'instaure, dans la génération qui suit celle du néo-réalisme, un cinéma de cicatrices, qui cherche
1. Cf. l'article de Gérard GOZLAN, «Le Cri ou la faillite de nos sentiments », in Positif, no 35, juillet-août 1960, pp. 12-21. 2. Le Cri n'est pas le premier film d'Antonioni, mais nous le retenons ici comme film de rupture. . 3. « Colloque », trad. Cinéma 58, septembre-octobre LEPROHON, Antonioni, Seghers, p. 103.
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à saisir non plus la situation, mais sa trace, non plus le monde extérieur, mais sa réflection interne. Et cette recherche de l'intériorité exige l'invention d'un récit qui, au sein même des structures perceptives léguées par la vision néo-réaliste, établisse une continuité indirecte, tissée de gestes et de silences que l'étirement de l'action fera passer au premier plan de l'attention; car le temps perçu s'intériorise de n'être plus soumis à la marche d'un drame, et la description ainsi préservée peut recevoir alors une fonction proprement narrative: «Quand tout a été dit, explique encore Antonioni, quand la scène majeure semble terminée, il y a ce qui vient après, et il me semble important de faire voir ce personnage justement à ce moment-là, de dos et de face, un geste et une attitude qui éclairent tout ce qui est arrivé et ce qu'H en est resté 1 ». Alors renaît un récit, entièrement centré sur l'insertion de l'homme dans le temps; et quelle que soit la raréfaction progressive des événements, dont l'importance n'a cessé de diminuer chez Antonioni à travers l'incertitude et le morcellement de L'Avventura, puis le vide de L'Eclipse, l'organisation des séquences s'est développée autour d'une structure de plus en plus rigoureuse, qui change chaque unité en signe temporel sans pour autant en abstraire la réalité spatiale. Une telle ambivalence apparaît particulièrement dans L'Eclipse, où la netteté des cadrages, le découpage s'trict des séquences enferment les personnages dans des plans de plus en plus lointains au fond desquels leur mouvement se fige peu à peu, tandis que les objets et l'inertie du monde envahissent l'écran, jusqu'à n'y plus rester qu'eux seuls - tel le gros plan d'une ampoule qui clôt le film: mais cette immobilisation progressive de l'existence constitue précisément le sujet du récit, qui raconte la naissance mouvementée de l'arrêt du mouvement, réification au bord de laquelle s'arrête l'histoire; et loin que le monde encadré dans chaque plan, Bourse, terrain vague ou d'aviation, témoigne du sens de la réalité, la succession discontinue des épisodes fait de ce sens une ques-
1958; cité par Pierre 1. Ibid. ; cité par LEPROHON, p. 110.
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tion, et de l'immobilité un manque, lentement découverts par Vittoria. Si bien que l'espace largement perçu dans les plans-séquences signale la mort du temps intérieur, d'autant plus douloureusement vécue que la réalité charnelle de la jeune fille la contredit plus fortement. Ainsi s'achève un circuit qui, après avoir retracé, avec Aldo, l'intensité aliénante d'un temps vécu totalement à l'intérieur de l'être, finit par évoquer l'absence non moins aliénante de toute existence intériorisée. L'œuvre d'Antonioni représente un des plus parfaits exemples d'une écriture cinématographique fondée sur le découpage et le cadrage, donc sur la mise en place d'éléments figuratifs. Mais c'est que cette œuvre opère en même temps une révolution dramaturgique particulièrement accomplie, qui dégage les images de toute signification liée à la représentation: le montage des séquences, conduit de manière à détruire la ligne dramatique, crée en même temps une forme narrative nouvelle, qui puise précisément sa matière dans cette destruction de l'action. Soumis à l'avenir du récit, le sens de chaque séquence devient plus indépendant de la réalité montrée, qu'il n'est donc plus nécessaire de figer pour l'abstraire. En termes inverses, l'œuvre de Bufiuel ou ceHe de Bergman permet une vérification analogue: si le découpage des plans en séquences accuse souvent leur richesse figurative, le récit accentue ce foisonnement au lieu de l'intégrer dans une direction unique, et il en fait à chaque instant le signe d'une ambiguïté sur laquelle s'exerce la réflexion du cinéaste; ainsi du Visage ou de Viridiana, dont la plénitude visuelle devient doute sur l'exactitude de la vision ou ironie corrosive à l'égard du réel. Du point de vue de l'écriture, de tels exemples conduiraient à estomper les différences entre le montage et le découpage, pour peu que ce dernier s'insère dans une autre sorte de montage, également perceptible, qui opère des ruptures analogues au niveau des séquences et non plus des plans. Dans l'un et l'autre cas, l'écriture s'accomplit par la soumission du fait au regard, de la vision au mouvement, que ce soit celui du récit pris dans son en-
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semble ou celui qui ordonne la succession des plans: à l'addition d'instants ou de scènes, se substitue la corrélation d'éléments dont la détermination originelle peut être remise en cause par l'achèvement du film. Ce qui permet, dans les deux cas, de substituer définitivement le récit au drame - soit qu'Antonioni, par le découpage, étire l'aventure au-delà de l'action, entre les actes, à travers la durée, soit qu'au contraire le montage de Bresson vienne trancher dans l'événement, briser l'enchaînement visuel, et suggérer allusivement des fragments que relie une continuité tout indirecte, et découverte au terme du récit seulement. La différence d'écriture renvoie évidemment à une pensée fort différente; et la fonction elliptique du montage est d'autant plus nécessaire à Bresson que son histoire se situe toujours avant les actes, parfois même pendant, alors que tout l'univers d'Antonioni suppose cette sorte d'action définitivement achevée, et l'homme pris dans la seule aventure du temps. Mais ce qui relie avant tout ces deux formes d'écriture, c'est précisément qu'elles relèvent toutes deux de l'écriture, c'est-àdire que loin de transmettre le sens par le référent des images ou, comme chez Astruc, par la fixation abstraite de leurs formes, elles Iirvrent également les puissances visuelles à l'avènement du temps, et glissent toujours au cœur de la représentation les ruptures et les manques qui feront de toute la vision l'émanation fugitive d'un regard qui reste à percevoir. Sans doute l'écriture en découpage est-elle d'une réussite plus périlleuse: la maîtrise dont fait preuve Antonioni reste un cas isolé, qui tient peut-être au caractère déjà très elliptique, donc allusif, de ses autres matériaux - parole, musique, ou structure de 'l'image; et l'œuvre de Bufiuel, celle de Bergman aussi parfois, n'évitent pas toujours une expression spectaculaire, qui en faisant coïncider immédiatement perception et signification, rend singulièrement éphémère et fragile cette dernière 1. 1. Notons à ce propos le passage Bergman à partir du Silence. De la littérature au cinéma. - S.
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Chez Bresson et Antonioni, le travail subjectif du montage, celui des plans ou celui des séquences, modifie la représentation de la réalité objective sans en nier toutes les assises: les ruptures dans l'événement ou la prolongation de l'inaction peuvent bien la mutiler ou l'étirer, ils ne l'abolissent pas. Hiroshima mon amour, en 1959,introduit une coupure plus radicale. Certes il s'y trouve encore de longs plans-séquences, telle cette marche nocturne où l'heure passe interminablement tandis que la Française et le Japonais errent au hasard dans les rues. Mais l'originalité profonde de Resnais, et sa vocation de cinéaste-écrivain, s'affirment dès ce premier 'long métrage par l'invention d'un montage qui transforme les matériaux réels en signes de l'imaginaire, dans la mesure où aucun regard, fût-il intériorisé, ne pourrait en fonder la liaison: dès l'ouverture du film, retrouvant la contiguïté pratiquée par Eisenstein, le montage unit les amants et la ville, le musée et les corps, sans se référer à aucune autre réalité que celle de l'écriture même, qui pose ainsi sa propre loi; même les mouvements d'appareil, qui d'ordinaire parcourent un espace homogène, se trouvent métamorphosés par l'intrusion de ce montage qui établit entre les rues et les ponts de la ville une impossible continuité, plongeant au cœur d'une ville devenue irréelle. En quoi Resnais, bien avant Balthazar, va au-delà même de celui-ci, ouvrant ainsi une autre voie; car Bresson ne détruit pas la succession chronologique, il tranche seulement dans sa continuité, jusqu'à la rendre opaque; alors que si Hiroshima offre une unité lyrique immédiatement perceptible, la construction du récit soumet l'ordonnance des plans à l'ordre secret d'une durée menta'le, dont le lyrisme retraoe le point de vue, mais que n'embarrasse plus aucun lien se référant à une logique externe. Dans cette liberté enfin conquise, l'association des moments et des lieux ne dépend plus que de l'esprit qui les unit par le souvenir ou la sensibilité; le montage, cet instrument privilégié de dégagement à l'égard du réel, triomphe enfin comme « art de jouer avec le temps» 1 1. Cf. « Jouer avec le temps ", entretien avec Alain Resnais par Bemard Pingaud, L'Arc, nO 31, pp. 93-102.
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dans un univers qui puise ses sources à celles de la mémoire et de l'inconscient.
Le temps perdu ou le récit retrouvé Un dernier palier se dégage; par-delà les notions d'auteur, de style, d'expression abstraite ou de formulation subjective, par lesquelles la caméra-stylo tentait d'approfondir les schémas narratifs, à travers l'opposition du montage et du découpage qui trouvent aujourd'hui leur synthèse, le véritable critère de l'écriture s'est confirmé dans la capacité du cinéaste à rendre sensible la dimension temporelle du récit. Aussi n'est-il pas étonnant que tous les cinéastes-écrivains, depuis le Welles de Citizen Kane jusqu'au Resnais d'Hiroshima, aient inventé leur langage au cours d'une réflexion sur le temps, considéré comme sujet autant que comme matière de l'œuvre. Dans cette perspective les théories de la caméra-stylo n'ont fait que cristalliser et systématiser des recherches antérieures, qui s'étaient réalisées de manière plus empirique, mais avec une vue plus juste des structures spatio-temporelles caractéristiques de l'écriture, et dont la postérité devait s'affirmer, au-delà de la caméra-stylo, dans le nouveau cinéma qui naquit avec Resnais. De cette réflexion sur le temps, Bresson et Antonioni ont apporté les traces au niveau du présent: c'est dans leur œuvre essentiellement qu'à la psychologie typée des personnages s'est substituée leur manière de vivre la durée, et qu'une continuité subjective, créée par la parole off ou l'intériorisation du regard, prend la place de la succession dramatique que provoque une histoire construite sur des événements ou des sentiments. Aux yeux du spectateur, le temps est perçu comme vécu dans la mesure où la représentation cesse d'être le support d'une action immédiatement interprétable: alors apparaissent, à travers la révélation des choses en train de se faire, par les actes qui se prolongent en situations ou les mouvements intérieurs qui ne débouchent pas sur des actes, les diverses manières
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qu'a le temps de passer sur les êtres suivant les diverses manières qu'ont les êtres de passer dans le temps. On pourrait ainsi, à travers toute l'œuvre d'Antonioni, suivre l'évolution d'une réflexion sur le sens et la valeur du présent, depuis l'impossibilité de changer qui paralyse Aldo, puis la découverte douloureuse du changement dans L'Avventura, pour aboutir à la vacuité où se meut Vittoria dans L'Eclipse. De même l'œuvre de Bresson chemine de la plénitude cachée connue par le Curé de campagne jusqu'à l'obscurcissement absurde de chaque instant dont témoigne Balthazar. Mais c'est dans le travail d'un précurseur que cette prise de conscience du temps trouve son origine et ses possibilités de développement les plus profondes: avec Citizen Kane le temps devient pour la première fois le sujet du récit, c'est-à-dire que loin de se limiter aux seules manifestations du présent, Welles entreprend d'aborder la temporalité dans toutes ses dimensions, et plus particulièrement dans cette dimension primordiale que représente le passé. De ce point de vue, la composition du film établit plusieurs niveaux de recul par rapport à la représentation du présent. Tout d'abord, exception faite des premiers plans, aucun événement n'est vécu de l'intérieur par le personnage central, dont la mort ouvre le récit et dont la vie, qu'il s'agit de retracer, ne pourra être évoquée que par l'intermédiaire d'un certain nombre de témoins, restant toujours à l'extérieur du personnage, donc à distance de ce qui s'est passé. Mais au lieu de chercher à combler ce manque, la structure du récit, à un deuxième niveau, accentue l'extériorité du point de vue en soulignant son insuffisance: le regard des témoins fait apparaître l'homme public, son décor et sa volonté de puissance qui finit par l'écraser lui-même; mais bien loin que l'enchaînement des différents témoignages permette de restituer la ligne intérieure de cette existence qui s'éclairerait au fur et à mesure de son déroulement, le propre des différents points de vue proposés sur Kane est de ne pouvoir se succéder chronologiquement, mais au contraire de se recouper sans pour autant s'emboîter, en revenant constamment, par des approches et des tons opposés, sur les
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mêmes événements, considérés comme des morceaux d'un puzzle qui restera puzzle parce que la pièce manquante, la conscience subjective, en sera toujours refusée. Ainsi les actualités, les interviews, les flashes, les récits ou les scènes pourront reprendre sans cesse les mêmes étapes marquantes de la vie de Kane, à l'Enquirer, dans sa vie privée, dans la carrière de cantatrice qu'il impose à sa seconde femme, ou à Xanadu, ils se borneront à tour~er sans cesse autour des mots, des gestes ou des décors pour éclairer les différentes facettes d'une énigme sans arriver jusqu'à la clé. L'enquête n'aboutit pas, elle devient à ellemême son propre sujet, creusant autour d'elle son abîme. Et cette composition circulaire, dans laquelle la rupture de la continuité dramatique et l'éclatement de la chronologie marquent la déroute du récit linéaire, conduit à faire d'une approche donnée comme impossible la seule possibilité d'une véritable approche. Parce que rien dans le film ne peut être vécu au présent par un être, ce présent se constitue comme une absence: absence dans la mesure où toute image de Kane est présentée comme passée; mais absence aussi, et surtout, parce que toutes ces images passées s'inscrivent dans une recherche vaine du passé: l'enquête, menée par un journaliste, est partie d'un mot Rosebud - prononcé par Kane mourant, et d'un objet une cloche neigeuse - lâché par sa main au moment où il meurt; mais que ce mot et cet objet trouvent leur source dans l'enfance, au-delà de tous les événements évoqués, montre bien que cette recherche du passé devrait simplement faire découvrir la dimension temporelle d'un homme. C'est cette dimension que l'inorganisation de la durée rend inaccessible, tandis que sa recherche infructueuse en impose la nécessité. Et c'est elle qui sera finalement suggérée en dehors de l'enquête, et pour le spectateur seulement, par la correspondance qui s'établit, à un troisième niveau de composition embrassant tous les autres, entre les premiers et les derniers plans du film, les seuls à ne pas être donnés du point de vue de l'enquêteur et des témoins: les premiers plans sont en effet présentés comme vécus par Kane, juste avant sa mort, mais à un moment où le spectateur ne le connaît pas, et ne peut donc comprendre la
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perspective intérieure de ces fragments; le dernier plan révèle, par un regard extérieur qui ne peut être que celui de Welles, la clé de l'énigme, l'origine du mot et de ses associations neigeuses: dans l'amas des objets que laisse Kane après lui, apparaît le nom du traîneau avec lequel Kane enfant jouait dans la neige avant que la fortune s'empare de lui, scène qui fut évoquée par un témoin loin en arrière dans le cours du film. Mais la clé est à peine indiquée, et tout éclairage subjectif reste refusé: «No trespassing », disent les grilles de Xanadu, qui ouvrent le récit et qui se ferment sur le mot fin; l'enfance, où git le secret de l'être, reste inaccessible à partir du moment où elle se trouve dévoilée comme le lieu du secret. Ainsi l'étagement de la composition et les ruptures de la chronologie ont détruit la marche de l'histoire et imposé la démarche d'un récit, dont le propos reste toutefois d'abolir le présent sans pénétrer dans le passé. Citizen Kane, ce labyrinthe du temps perdu, devait conduire un jour au film du temps retrouvé. Dans Huit et demi, que son titre place sous le signe des clowns de Picasso l, l'enfance progressivement découverte ouvre les portes que les rêves et les fantasmes dressaient devant le héros - ce réalisateur en mal de film, image de Fellini en proie à sa propre création; à travers des incidents revécus et d'autres imaginés par le réalisateur pour son film, la descente aux sources du passé se poursuit à travers le présent, jusqu'à la ronde finale, cette parade de cirque où tous les personnages, souvenus, réels ou fictifs, vont danser, réconciliés, au son du fifre dont joue l'enfant déguisé, image du réalisateur lui-même tel qu'il s'est enfin redécouvert. Et si tout au cours du film les souvenirs, les rêves et la réalité, présentés avec la même évidence, se sont sans cesse confondus dans l'esprit du réalisateur comme aux yeux du spectateur, c'est cette confusion même qui constitue la matière de la création et le lieu de sa genèse: le souvenir n'existe que parce qu'il est vécu au
1. Nous ne pouvons ici qu'évoquer un souvenir sans le tableau de Picasso, représentant des clowns, et intitulé 8 1/,.
situer,
un
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même titre que le présent, et c'est la mémoire, faisant émerger le passé dans le présent, qui donne au créateur la maîtrise du temps, et l'unité de l'art. Comme dans La Recherche, le héros découvre à la fin du récit que cela même qu'il n'a cessé de chercher est ce qu'il avait déjà acquis, et que l'œuvre à faire est celle qui se dresse derrière lui, l'œuvre accomplie de la recherche impossible. Ce qui donne à Huit et demi les structures proustiennes absentes de Citizen Kane, c'est que le passé s'y offre comme véritablement souvenu, c'est-à-dire revécu subjectivement dans sa réalité présente: le mécanisme de la mémoire s'y trouve intégré, alors qu'il restait refusé dans Citizen Kane. Huit et demi, qui date de 1963, n'aurait sans doute pas été réalisé sans la révolution qu'apporta Hiroshima en 1959. Certes le film de Resnais s'éloigne de Proust, dans la mesure où l'enfance y reste ignorée, la mémoire s'y présente comme destructrice de l'existence au moins autant que créatrice de ludicité, et le souvenir y apparaît parfois comme aussi insaisissable qu'il fut à d'autres moments obsédant ou nécessaire. Ainsi la rencontre avec le Japonais fait renaître chez la Française l'évocation irrésistible d'un amour passé, l'amour allemand, dont la remémoration entraînera finalement la disparition, en même temps qu'elle conduira la jeune femme à refuser toute autre aventure: «Quand je t'aurai oublié, je me souviendrai de toi comme de l'oubli de l'amour même », dit-elle au Japonais. Dans cette contradiction se dessine l'autre versant d'Hiroshima, cet oubli, envers de la mémoire, et qui finalement, à l'inverse de ce qui se passe chez Proust, l'emporte sur le souvenir; de même qu'à Hiroshima, malgré les musées, malgré les reconstitutions, malgré les films et les manifestations, la réalité de l'événement passé reste inaccessible - « Tu n'as rien vu à Hiroshima, rien", murmure le prologue. Mais si le passé ne peut être maîtrisé dans sa durée, il ne peut non plus rester ignoré dans l'invasion qu'il fait parfois de la conscience. Et Hiroshima, la ville de la désintégration, devient le lieu privilégié de l'homme désintégré, qui ne peut ni oublier ni dominer son passé: le film relève en effet de cet univers des traces qui marqua l'après-guerre,
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et dont, dès 1955,Resnais, avec Cayrol, donna dans Nuit et brouillard la source concentrationnaire. C'est cette conscience tragique du temps, devenu objet de réflexion et saisi comme facteur de contradiction, qui conduisit à l'écriture révolutionnaire du film: dans la mesure où le passé envahit le présent, il ne peut être évoqué dans sa continuité; à l'instar des évocations d'Hiroshima, les souvenirs de l'amour allemand se présenteront comme des images qui jaillissent brusquement dans la réalité présente, sans transition, sans explication, sans durée: le plan de l'Allemand mort, né d'un regard sur le Japonais endormi, rythmera ainsi le dialogue des deux amants; et si ces traces revécues conduisent finalement à un récit du passé, ce récit se fait en plusieurs temps, sans ordre chronologique, par images subjectives de plus en plus développées et organisées, mais qui restent toujours étroitement imbriquées aux images de la réalité présente. Seule la voix off de la narratrice assure encore un repère, et permet de départager les temps. Et c'est cette voix off que Fellini supprime complètement dans le récit de Huit et demi, afin d'assurer la fusion complète de tous les niveaux de ce récit. Pour comprendre l'originalité de l'évocation du passé dans Hiroshima, il faut situer le film dans la tradition du flash-back avec laquelle il rompt. Car la volonté d'exprimer le passé n'est pas nouvelle au cinéma 1. Dès 1939,Le Jour se lève constitue l'exemple achevé d'un film construit sur un retour en arrière assez élaboré, puisque le héros, assiégé, et enfermé dans sa chambre, revit par étapes successives les événements qui l'ont conduit à cette situation; plus complexe, La Comtesse aux pieds nus, en 1954, raconte une histoire par la succession de plusieurs points 1. La première tentative de flash-back apparaît dans Les Frères corses, film réalisé par Antoine en 1915; cf. Philippe ESNAuLT,Cinéma 57 et Cinéma 58, nO' 18 et 25. La seule autre tentative notable avant 1939 est celIe de W. K. Howard dans Thomas Carner; cf. l'analyse de Paul DAVAY dans «L'expression du souvenir et le contrepoint sono-visuel », Tu n'as rien vu à Hiroshima, Editions de l'Institut de Sociologie de BruxelIes, 1962,pp. 183-204,et particulièrement pp. 185-186pour le problème évoqué ici.
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de vue mémoratifs, qui tous viennent prendre appui dans le cimetière où l'enterrement de l'héroïne apporte, dès le début du film, l'issue du récit; et dans Les Fraises sauvages, de Bergman, le passé se trouve, pour la première fois, matérialisé dans son épaisseur subjective: le vieux professeur, dormant, rêvant ou se souvenant, erre en effet, sous sa forme actuelle, dans des paysages ou des scènes de son enfance. Mais dans ces différents films, le retour en arrière relève encore, à des degrés divers, du procédé narratif ou de la convention onirique, qui, restant extérieurs au récit, n'en font pas éclater la structure: il permet d'enfermer une histoire dans sa fin tragique, ou d'incarner l'espace du rêve et les obsessions de l'enfance; mais dans tous les cas, le passé se présente comme une suite de scènes organisées à l'instar des scènes du présent, avec la même continuité, la même logique parfois, fût-elle, comme chez Bergman, d'ordre psychanalytique, et finalement la même présence: ainsi, dans Le Jour se lève, les différents flash-backs évoquent chronologiquement l'action antérieure, tandis que de longs fondus enchaînés signalent à l'attention du spectateur le passage au souvenir, faisant de ce dernier un concept plus qu'une réalité revécue. Dans La Comtesse aux pieds nus, les différents narrateurs restent aussi repérables, et chacun reprend l'histoire où le précédent l'avait laissée; et ce n'est qu'à de rares moments, lorsque la voix off d'un narrateur accompagne au présent les images du passé que la dimension intérieure de la mémoration apparaît, comme déjà chez Bresson: le récit à la première personne restitue en effet, par la durée qu'il crée, le cours subjectif de la mémoire. Quant aux Fraises sauvages, la disparition de la ohronologie, l'apparition des paysages intérieurs y annoncent Hiroshima; mais si les vues du passé n'y constituent plus le support d'une action, si elles conservent longtemps leur vacuité mystérieuse, elles restent cependant présentées comme des moments continus dont la réalité sera finalement perçue sur le même plan objectif que les images du présent. C'est sur ce dernier point qu'Hiroshima apporte la rupture. Le caractère fugitif des premiers plans de l'Allemand mort interdit leur identification par le spectateur;
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rien ne les signale, comme passés, rien non plus ne permet de repérer qui les perçoit; ce sont des images obscures, que le montage projette brusquement sur l'écran, pour les faire disparaître aussitôt; sans continuité, sans interprétation, elles émanent directement de l'esprit où elles se meuvent et dont elles sont la trace: images mentales donc, vues totalement subjectives, dans lesquelles le paysage devient peu à peu le signe des différents moments de la vie intérieure; ainsi le récit s'organisera peu à peu autour de contrastes entre les vues d'Hiroshima, présentes et modernes, et celles de Nevers, lointaines et passées, jusqu'à ce qu'un montage lyrique confronte et mêle ces deux paysages au moment où le passé, définitivement raconté, a rejoint le présent, l'Allemand mort s'est confondu avec le Japonais, et le temps de l'esprit s'est substitué au déroulement de l'événement. Si donc le passé apparaît comme véritablement SOuvenu dans Hiroshima, c'est qu'il ne se présente plus comme une suite d'événements, chronologiquement repérables et logiquement explicables de l'extérieur, mais qu'il s'impose par bribes brusquement revécues de l'intérieur, et se mêlant étroitement aux séquences du présent. En fait il relève, au même titre que les montages subjectifs sur Hiroshima détruite et reconstruite, d'un espace mental, dans lequel la représentation prend en charge le mouvement de l'esprit, à travers ses ruptures, ses surprises, ses brusques émergences d'images: dans le film de Resnais comme dans l'univers de Proust, le passé n'existe que dans la mesure où il se trouve de nouveau vécu au présent par la conscience, de manière soudaine et involontaire. On voit la distance qui sépare ces instants vivants et revécus par fragments de ce présent éternel, et intemporel, qui caractérisa si longtemps l'expression cinématographique jusque dans ses retours en arrière: les souvenirs dans Hiroshima sont bien au présent, mais dans une présence temporalisée, guidée par les flux et reflux de la vie intérieure, et perçue comme trace du passé. Et ce qui permet d'apprécier leur valeur temporelle, c'est la brièveté de leur passage, le caractère éphémère que leur donne la tension créée par le montage: plus ces images sont fragmentées et
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fugitives, plus leur degré de réalité s'estompe, et plus aisément elles peuvent être imputées à un univers subjectif, donc exprimer le temps dans sa forme subjective. Tant que le passé ou le rêve furent évoqués en séquences continues, reliées par des transitions à des séquences réelles, on put à juste titre parler du cinéma comme s'il était voué à exprimer toujours le présent: rien du point de vue de la perception ne distinguait les différents niveaux de réalité. Et les tentatives du muet pour traduire par le flou ou la surimpression les images mentales furent un échec dans la mesure où l'artifice portait sur les composantes de l'image au lieu de s'exercer sur leur agencement: la déformation des éléments visuels symbolisait l'idée en détruisant la réalité des matériaux, dans un processus contraire à la constitution de l'expression cinématographique, qui joue à la fois sur la figuration du réel et sur sa contestation par le mouvement. Chez Resnais au contraire le sens subjectif n'est pas créé par une représentation symbolique, donc statique, mais par la tension dynamique que le montage instaure entre divers fragments de la réalité: à partir du moment où l'usage libre du montage vient bouleverser la vraisemblance réaliste et la succession chronologique, c'est par la durée variable attribuée à chaque plan, les ruptures opérées dans la continuité de l'espace perçu que le réalisateur rend sensibles les différents aspects du présent, objectif ou subjectif, et les différentes valeurs temporelles que les images mentales peuvent recevoir. Car rien ne qualifie particulièrement ces vues pour être saisies comme passées: les mêmes tensions et ruptures exprimeront tour à tour chez Resnais le passé d'Hiroshima, l'imaginaire de Marienbad, le présent incertain de Muriel, le futur de La Guerre est finie, où pour la première fois toutes les visions intérieures du héros sont tournées vers l'avenir, et représentent des anticipations de ses actes; seule leur insertion dans un contexte dramaturgique différent permet d'identifier ces régions du temps; mais ce que leur apportent le rythme et la structure du récit fondés par le montage, c'est précisément de pouvoir être perçues comme du temps s'écoulant dans une conscience, c'est-à-dire
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comme un élément de la vie subjective et non un support de la représentation objective. Aussi Hiroshima répond-il, près de vingt ans après Citizen Kane, à la recherche qu'inaugurait et refusait à la fois Orson Welles: faire exprimer au cinéma, cet art de l'extérieur, ce qui se passe à l'intérieur des êtres, et par là même acquérir les structures temporelles caractéristiques de l'écriture littéraire, qui peut, en se plaçant du point de vue d'un personnage ou par le seul point de vue de la narration, restituer la conscience du temps dans ce qu'elle offre parfois de plus soudain et de plus informulable. Ce que Welles approchait par une composition à répétition, dans laquelle l'accumulation des informations objectives signalait davantage encore l'absence de toute vision subjective, et cernait celle-ci dans son manque, Resnais le réalise, mais dans une présence suffisamment éphémère pour lui conserver son intériorité; à l'impossibilité d'atteindre une expression subjective dans Citizen Kane, répond, dans Hiroshima, l'expression directe de la subjectivité; mais si l'espace intérieur des êtres est alors abordé, il ne peut être qu'entrevu, conquis à travers le temps. Certes entre Kane et Hiroshima s'étend une partie de l'œuvre de Bresson et d'Antonioni, plus largement encore les recherches menées par les théoriciens de la caméra-stylo, sur qui la découverte de Citizen Kane, en 1946, lors de sa première présentation en France, exerça une influence déterminante. C'est à partir de Citizen Kane que commencent les tentatives pour intérioriser la vision cinématographique et créer, par la suggestion d'un regard ou d'une parole off, la manifestation d'un point de vue subjectif qui rende sensible le passage du temps et introduise l'écoulement de l'imparfait dans l'événement du passé simple ou du présent 1. Mais chez Bresson ou Antonioni, l'espace de la vision représente une seule ligne temporelle; même stylisé, il reste toujours l'espace où se déroule une action, qu'il soit rompu par le montage ou étalé
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dans un découpage dédramatisé. Dans Hiroshima mon amour en revanche, l'espace se démultiplie comme le temps, et ce n'est pas seulement la durée qui se trouve évoquée, c'est aussi toute l'étendue de la temporalité, qui ne peut se concevoir que lorsqu'elle est vécue de l'intérieur d'une conscience envahie par le passé ou se projetant dans l'avenir: aux lieux de l'action s'opposent donc ceux de l'esprit, non pas simplement intériorisés, mais véritablement conçus comme des émanations d'une vision intérieure, qui vient s'actualiser, mais dans un autre espace que celui de l'événement. «Si l'on ouvrait les gens, dit Agnès Varda dont Resnais monta La Pointe courte, on y trouverait des paysages.» Mais dans La Pointe courte, c'est encore le paysage de l'action qui supporte le paysage mental. Le monologue intérieur de Cléo, dans Cléo de 5 à 7, celui de Monica Vitti, dans La Natte, restent suggérés par l'espace que parcourt leur regard, les objets et les rues qu'elles rencontrent lors de leurs longues marches. Avec Hiroshima, différents niveaux se constituent dans la vision elle-même, et c'est par la succession et l'opposition des plans, et des espaces auxquels ils renvoient, que s'instaurent les écarts permettant d'en mesurer le sens respectif. Ainsi triomphe une écriture fondée sur la mobilité: la tension du montage y fait naître l'évaluation du temps; les supports réalistes de la perception cinématographique, définis par la continuité et par la cohérence extérieure, se trouvent totalement éliminés; se développent alors comme moteurs du récit, à côté des changements de points de vue à l'intérieur d'un lieu ou des changements de lieux à l'intérieur d'une séquence, des modifications de lieux d'un plan à un autre, dans une succession rapide qui abolit toute valeur représentative.
La structure dédoublée 1. Claude-Edmonde
MAGNYsignale, dès 1947, l'abondance des films à la première personne: voir le chapitre intitulé « Roman et cinéma ", in L'Age du roman américain, Le Seuil, 1948. Cf. aussi l'article de Jean-Pierre CHARTIER, déjà cité au chapitre III.
Ici apparaît un dédoublement de construction, dont il est remarquable qu'il se trouve toujours à l'origine de l'écriture cinématographique. Encore faut-il, pour le
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comprendre, distinguer soigneusement l'écriture et le style: tout cinéaste affirmant sa vision signale son style, c'est-à-dire sa façon d'appréhender immédiatement l'espace et de mettre en forme chaque élément de sa perception. En revanche, ce qui caractérise en dernier recours l'écriture dans ses structures littéraires et singulièrement narratives, c'est sa prise sur le temps, son organisation de la durée, sa production du sens dans l'écoulement de la conscience. Barthes oppose ainsi, dans un autre contexte il est vrai, la verticalité du style à l'horizontalité de l'écriture. Et l'on a vu à quel point cette maîtrise du temps était nécessaire pour exprimer la subjectivité romanesque dans toute son extension. Or, au niveau du récit, seule une rupture dans la continuité directe de l'action, et à la limite dans sa chronologie, peut rendre perceptible, au cinéma, cet écoulement du temps qui transforme le sens en chose à faire et non pas faite: dans tous les films précédemment évoqués, c'est la discontinuité de la ligne dramatique, les trous qu'y creuse le montage ou l'étalement imposé au découpage, qui permettent de réaliser le décalage nécessaire entre la représentation et la signification; si bien que l'événement n'apparaît plus comme montré au spectateur, mais comme déjà perçu par quelqu'un, et que le sens, pour être restitué dans sa continuité, exige que le spectateur opère la reconnaissance de celui qui perçoit, la compréhension de son regard, le déchiffrement de sa vision, et rétablisse ainsi, à un second niveau, la temporalité intérieure. Ainsi la réussite des adaptations littéraires de Welles ou de Bresson tenait déjà à la mise en évidence d'une fonction narrative assumée par l'auteur ou par un personnage, dont la parole off ou le regard introduisaient, à côté des événements narrés, la distance que crée la narration. La beauté de Vivre, en 1952, tient à sa construction en deux parties, dont la seconde revient sur les événements racontés dans la première, pour s'interroger sur eux, une fois le héros de l'histoire disparu. Mais ce qu'inaugurent Citizen Kane et la plupart des films de Welles, ce qui s'épanouit avec Hiroshima, et se prolonge dans Huit et demi, c'est une véritable démultiplication de la structure narrative, par laquelle l'enquête se creuse
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de sa propre interrogation, le récit se constitue à travers la genèse douloureuse d'un autre récit, le film s'élabore dans la recherche du film. Etroitement enchevêtrées, ces différentes lignes se confrontent et se contestent, de manière à faire naître le flux temporel d'une parole dont l'intériorité échappe à toute formulation. Et certes cette marche de l'esprit vers sa seule possession, c'est bien celle qu'a entamée, depuis Proust, la littérature, pour qui la fonction du récit n'est plus désormais de raconter une histoire, ou même de faire parler un narrateur, mais bien de constituer, par une architecture en abyme, la déroute de toute histoire: car l'histoire organise conventionnellement la réalité, en se référant à des significations préalablement établies, alors qu'il s'agit de restituer cette réalité dans ce qu'elle a de plus innommable lorsqu'elle est saisie à l'état brut par l'esprit qui la perçoit - ainsi de Joyce, de Beckett, de Butor ou de Claude Simon, dont les compositions à reflets ou échos abolissent l'ordonnance chronologique et l'ordre qu'elle supporte pour laisser la place à la seule parole d'un être à l'identité incertaine. Et il n'est pas douteux que le langage cinématographique, dans son développement narratif, ait suivi l'évolution de l'écriture littéraire, mais en l'accélérant: au cinéma conteur des histoires que la littérature lui abandonnait pour se consacrer à sa seule réflection a succédé, comme dans les récits du XIX" siècle, le cinéma du narrateur, né, chez Bresson, de recherches sur l'adaptation; la volonté d'exprimer le temps, revendiquée par Antonioni, relève chez lui d'une référence explicite à la durée flaubertienne 1; et de même que Flaubert ouvrait, de façon très lointaine, la substitution de la description narrative à la narration descrip1. • Cette graduelle et imperceptible langueur qui mine silencieusement la vie sans même produire le bouleversement des grandes catastrophes est, comme le confirme Thibaudet dans son Flaubert, l'expérience sur laquelle repose L'Education sentimentale, et on peut dire tout le roman moderne.» Cette déclaration d'Antonioni est citée par G. ARISTARCO, in Cinema Nuovo, janvier-février 1961; cf. P. LEPROHON, op. cit., p. 181. Elle explique son choix, pour L'Avventura, d'un récit « où le protagoniste est le temps, tant comme élément qui détermine et anime les personnages, que comme principe qui les consume, les anéantit, les engloutit •.
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tive, de même au narrateur qui accompagnait le récit de sa méditation s'est substituée la seule histoire de cette méditation: méditation maîtrisée, comme chez Proust, dans Hiroshima ou Huit et demi, et qui s'ouvrira, avec Godard à la ,liberté des associations joyciennes, avec Marienbad à la structure du doute que met en œuvre, plus encore que Robbe-Grillet, le Claude Simon de La Route des Flandres. Mais si le roman, quelle qu'ait été sa forme, a toujours relevé de l'écriture, il n'en est pas de même pour le cinéma: et c'est seulement à partir du moment où l'univers de la représentation se double d'un récit ou se dédouble en plusieurs récits que la démarche de l'écriture investit le cinéma, et que, l'espace immédiat s'effaçant devant la médiation du temps, le langage cinématographique a pu entreprendre de rivaliser avec la littérature sans se borner à l'adapter.
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CHAPITRE
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ALAIN RESNAIS DE L'ÉCRITURE A LA LECTURE
Le système expressif d' « Hiroshima mon amour» «Ce que j'ai voulu: réaliser l'équivalent d'une lecture, laisser au spectateur autant de liberté, d'imagination qu'en a un lecteur de roman. Qu'autour de l'image, derrière l'image, et même à l'intérieur de l'image, il puisse laisser aller son imagination, tout en subissant la fascination de l'écran 1 ». Ce commentaire de Resnais sur Hiroshima mon amour donne la dimension exacte de la révolution opérée par son film: certes, par sa maîtrise de l'expression temporelle, il achève une recherche ancienne étroitement liée au développement d'une écriture cinématographique; mais en même temps, par le rapport nouveau qu'il inaugure avec le spectateur, il ouvre la dernière étape d'un rapprochement entre le cinéma et la littérature, puisque c'est au niveau de la perception même du spectateur que Resnais vient rompre les données immédiates et univoques de la communication filmique, pour susciter la liberté, et finalement l'activité créatrice, qui caractérise l'attitude du lecteur. Bien qu'il se réfère encore à la fascination de l'image qu'il rejettera avec les couleurs délibérément provoquantes de Muriel, il cherche déjà, dès 1. Esprit, juin 1960, voir p. 936.
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Un cinéaste stoïcien: interview d'Alain Resnais.;
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son premier long métrage, à ouvrir dans la vision des « effets latéraux» 1 afin de rendre à l'imagination les droits que le cinéma risque de lui ôter en réalisant trop directement ses rêves; et dans la distance qui s'établit ainsi entre l'écran et le regard, le spectateur approche déjà cette fonction d'auteur que lui confieront explicitement Resnais et Robbe-Grillet dans L'Année dernière à Marienbad, où ils lui laisseront le soin d'achever, à son gré, le sens de l'œuvre. Dans Hiroshima mon amour, la contradiction du passé et du présent, de la mémoire et de l'oubli, ne représente en effet qu'une des voies suggérées par le récit; au niveau de la structure narrative elle-même, des pistes complexes unissent ou affrontent la ville d'Hiroshima, son histoire, et l'amour, de même que Nevers, tout en s'opposant à Hiroshima, connaît aussi les contradictions de la guerre, du bonheur et de la folie. Or aucun de ces thèmes ne peut être repéré dans une expression unique; non seulement parce que le montage subjectif ou les travellings imaginaires en font jouer, au niveau de la représentation visuelle, les confrontations ou les reflets, mais aussi, et surtout, parce que Resnais utilise de manière autonome chacune des techniques expressives du cinéma, pour les charger tour à tour, dans des modulations diverses, de chacune de ces évocations: ainsi, dans la parole actualisée, passeront à tour de rôle les dialogues elliptiques du temps présent d'Hiroshima, et le récit lointain du passé de Nevers. Et lorsque cette parole disparaîtra derrière l'écran pour devenir, off, un poème, ce sera aussi bien celui d'une explosion érotique - « tu me tues, tu me fais du bien» _ que d'une mélopée dialoguée sur l'horreur: «tu n'as rien vu à Hiroshima - J'ai tout vu, tout ». A l'intérieur du phénomène sonore saisi dans son ensemble, la musique se dissocie de la parole: suivant les thèmes visuels ou parlés auxquels chacun des récitatifs musicaux aura été lié lors de sa première apparition, le retour de ces récitatifs permettra de faire alterner, au cours du film, les chants des 1. Selon une formule de Valéry à propos
de Rembrandt.
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corps, des musées, de Nevers ou de l'oubli; par cette conception wagnérienne de l'orchestration, chaque récitatif portera avec soi un de ces thèmes, même si ce dernier est absent de l'image ou de la parole qu'accompagne à cet instant la musique; et il pourra, à la limite, ajouter à cette image ou à cette parole une signification qui leur est à l'origine étrangère. Ainsi la manifestation sensible de chacun des thèmes peut s'opérer par des voies diverses, en même temps que chaque piste sensible peut drainer avec elle, à chaque instant du film, toutes les significations dont elle s'est progressivement chargée dans le cours du récit. Si la vue de corps enlacés propose, au début du film, l'intégration de l'amour, il s'y ajoute aussi l'horreur de la désintégration, puisque ces corps font suite à la vue d'épidermes recouverts de cendre atomique - «passage de la peau source d'extrême douleur à la peau source d'extrême plaisir », dit Resnais; mais le thème musical de l'oubli, mis en place au plan 1, puis associé pendant six secondes à ces corps (qui constituent ,le plan n° 13), leur confère ainsi une troisième dimension significative, vers laquelle progresse l'ensemble du récit; et lorsque le thème visuel du plaisir passe dans la parole off, et qu'un travelling imaginaire plonge longuement au cœur d'Hiroshima, cette ville elle-même, à son tour, reçoit les signes de l'amour, alors qu'elle était restée Hée, jusque-là, au thème musical du musée, et elle les gardera dans la mémoire du spectateur même lorsque cet amour aura cessé de s'exprimer. Ainsi chaque thème circule d'un registre à un autre, et la véritable narrativité de 'l'écriture s'exerce à travers ces passages, dans le réseau subtil qu'ils établissent de substitutions, d'échos et de contrepoints. Placé au cœur de cette structure polyphonique, le spectateur se voit refuser la facilité de suivre passivement une histoire pour laqueNe toutes les données sensibles se fondraient en une voix unique; tous ses sens sollicités, mais vers des chemins divers, et certains dans plusieurs directions à la fois, il devient le carrefour d'appels multiples et contradictoires, auxquels il doit répondre pour comprendre l'organisation et le sens du récit. A aucun moment le film ne l'installe dans le repos d'une mé-
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lodie. Si le lyrisme de la voix off envoûte, la cruauté sans concession des actualités d'Hiroshima appelle en même temps à la distance; inversement les images douces de Nevers accompagnent la violence d'une histoire de la guerre; un instant de bonheur dans une Hiroshima moderne est traversé brutalement du plan de ,J'Allemand mort; tandis que dans les régions lointaines de la conscience, la présence ou l'absence de la musique, des intonations étrangères et des bruits ouvre de nouvelles pistes dans le labyrinthe des thèmes enchevêtrés.
Situation de la littérature Une telle complexité dans la signification tient d'abord à la complexité de l'élaboration, dans laquelle interviennent diverses forces de création; et en particulier, si le spectateur se change en lecteur, c'est d'abord parce que la littérature prend place à part entière dans la genèse de l'œuvre. Avec Hiroshima mon amour commence en effet une forme de collaboration entièrement nouvelle entre le cinéma et le roman: loin de chercher dans une œuvre achevée le scénario d'une adaptation qui s'efforcerait de retrouver, le plus souvent en vain, sa source initiale, Resnais demanda à Marguerite Duras, comme il le fit ensuite avec Alain Robbe-Grillet, Jean Cayrol, Jorge Semprun et Jacques Sternberg, d'écrire pour le cinéma un texte original, qui fut d'ailleurs publié, à chaque fois, comme un roman. Mais les travaux de Duras et des autres écrivains qui collaborèrent avec Resnais offrent ceci de particulier qu'ils ne relèvent ni du scénario traditionnel, dont ils débordent largement le synopsis, mais sans avoir la précision du découpage, ni du roman proprement dit, dont ils ignorent les formes narratives et le temps du passé; entièrement tournés vers le futur, ils se présentent comme une description dialoguée d'un film à venir, qui, une fois terminée, fut remise au cinéaste pour qu'il l'incarne librement. Sur ce dernier point, deux faits surtout sont à noter: mis à part L'Année dernière à Marienbad, que Robbe-
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Grillet écrivit à peu près seul et dont il imagina le déroulement plan par plan, en décrivant à chaque fois la position ou les mouvements de la caméra, les attitudes des personnages, le dialogue et la musique, le texte rédigé par chacun des écrivains constitue déjà le fruit d'une collaboration étroite avec Resnais, qui intervint jour après jour, par de multiples suggestions et discussions, dans la genèse de l'histoire et de son écriture, et qui fit même ajouter ce que Marguerite Duras appelle «une continuité souterraine» l, contenant l'analyse des caractères et l'explication des événements, toutes informations dont il ne garde, dans les films, que quelques traces, ou même qu'il supprime entièrement. En revanche, lors du tournage de chaque film, Resnais travailla seul, aucun des écrivains, y compris Robbe-Grillet, ne se trouvant présent sur le plateau. Ainsi s'affirme le rôle initiateur du cinéaste, qui, au moment même où il semble se conformer au système traditionnel de réalisation dans une équipe aux tâches strictement départagées, bouleverse en fait la pratique de cette conception. De même qu'il intervint directement dans l'élaboration du récit initial, de même le travail des musiciens, des décorateurs ou des acteurs s'élabora sous son contrôle et selon sa demande - lui seul se réservant le moment essentiel non seulement de tournage, mais surtout de montage: car c'est après le tournage des plans que Resnais décide de leur ordonnance et de 'leur durée, par là même de ,leur sens. Cette forme de création par personnes et techniques interposées est particulièrement sensible dans la place nouvelle qui se trouve assignée à la littérature: désormais l'écrivain se soumet au cinéaste, qui garde l'initiative de cette écriture comme il en réalise l'attente; la littérature devient un des matériaux, ou une des étapes de l'expression cinématographique, son point de départ, et non plus sa rivale ou son but; et l'expression littéraire elle-même 1. Cf. L'Avant-Scène du Cinéma, Spécial Resnais, nO 61-62, juilletseptembre 1966, p. 8: «Resnais travaille comme un romancier •. Cette note de Marguerite Duras est corroborée par les témoignages des autres romanciers rassemblés dans L'Arc, Resnais, nO 31, art. cité, passim.
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se trouve transformée d'avoir été confrontée aux techniques de l'écran 1. On peut se demander quel est le rôle exact que joue, dans l'œuvre de Resnais, cet appel à l'écriture littéraire. Le plus immédiat tient à l'apparition du lyrisme que la parole ajoute à l'image, comme dans le prologue d'Hiroshima, ou lorsque juste avant l'épilogue la voix d'Emmanuelle Riva murmure le récitatif de l'oubli. Cette adjonction de la littérature au cinéma comporte des risques évidents lorsque ce sont les personnages eux-mêmes que le spectateur voit, au mépris de toute illusion de réalité, proférer des textes littéraires: ainsi des Amants, qui en prononçant les dialogues de Louise de Vilmorin, se placent dans un univers dont l'artifice ne peut coexister avec la réalité quotidienne dans laquelle ils sont censés s'exprimer; en revanche lorsque la personne qui parle n'apparaît pas sur l'écran, ou tout au moins n'y actualise pas sa parole, l'artifice s'accepte parce que la voix se trouve ainsi renvoyée à un discours intérieur dont elle serait l'émanation transposée 2; et la tonalité lyrique peut alors pénétrer jusqu'à certains dialogues d'Hiroshima, récités en dehors de l'écran, et projetés vers une modulation poétique, qui, parce qu'elle reste soustraite aux apparences extérieures de la réalité, ne provoque chez le spectateur aucune impression de littérature. Libérée par la voix off, la parole devient chant et accompagne l'image, mais ne l'explique pas; coupée de ses racines psychologiques ou de sa fonction dramatique, elle se transforme en une incantation, qui situe le récit à son nIveau tragique en même temps qu'elle ouvre autour de la vision les multiples écarts de la méditation. Dans la récitation lyrique, le personnage, comme au théâtre, se détache de lui-même et se regarde; et l'acquisition d'une langue poétique que seule la scène autorisait jusque-là libère davantage encore le
1. L'étude reste à faire des descriptions des films publiés par les romanciers collaborateurs de Resnais, et singulièrement du genre nouveau (renouant avec une mode passée) du «ciné-roman» que définit RobbeGrillet dans son préambule à L'Immortelle (livre). 2. Cf. MITRY, Esthétique et psychologie du cinéma, op. cit., t. II, p. 109.
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cinéma de ses attaches avec l'héritage abâtardi d'un théâtre dit psychologique 1. De ce caractère poétique accordé à la parole off, on trouverait maints échos dans le cinéma des dix dernières années. La complainte ironique de Robinson dans Moi, un noir, les commentaires de Chris Marker, à la limite les citations de Godard qui construisit plusieurs de ses films sur la découverte ou 'la perte d'un poème, relèvent d'un langage où la littérature s'ajoute au cinéma, mais pour y introduire, par la poésie, la distance et le chant. Et dans la postérité d'Hiroshima il faudrait particulièrement retenir l'exemple de Terre en transe où l'analyse dialectique d'une situation politique s'accompagne de l'oratorio désespéré que clame le héros en récitant, absent, les poèmes écrits par le cinéaste lui-même; Glauber Rocha assimile d'ailleurs la structure de son film à celle des Chants du Maldoror; et il trouva dans ce qu'il appelle le «vomissement» des poèmes 2 un des éléments qui lui permirent, avec l'éclatement de la chronologie et la fonction répétitive du montage, de détruire la nature dramatique de cette histoire enracinée dans celle de l'Amérique latine pour n'en conserver que la portée mythique, et la signification. Cependant l'intrusion du lyrisme ne peut se soutenir tout au long d'un récit; c'est précisément cette fonction d'intrusion qui lui donne son efficacité, et elle reste suspendue au support d'un montage également lyrique, dont Hiroshima offre les exemples les plus accomplis. Or il faut noter que si Resnais lui-même utilisa dans tous ses films la parole off, ce fut en la dépouillant peu à peu de sa charge littéraire. Encore sensible dans Marienbad, où la voix étrangère et monotone du narrateur revient sans cesse, avec de légères variantes, à «cet hôtel immense, iuxueux, baroque, - lugubre 3 ", elle disparaît presque complètement dans Muriel où seule l'intonation chantante 1. Cf. les déclarations de Resnais dans Cinéma 59, juillet. 2. Positif, nO 91, janvier 1968, «Entretien avec Glauber Piero Arlorio et Michel Ciment », pp. 28-30 surtout. 3. Alain ROBBE-GRILLET, L'Année dernière à Marienbad, nuit, 1961, p. 26.
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Editions
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de Delphine Seyrig et les brèves échappées de la musique de Henze rappellent le lyrisme d'Hiroshima: deux longs passages en off, le récit de Bernard et parfois celui d'Ernest, n'ont plus, précisément, qu'une fonction narrative; tandis que le retour du monologue intérieur dans La Guerre est finie s'accompagne du recul supplémentaire que provoque l'emploi de la deuxième personne du singulier: par le « tu » qu'il s'adresse à soi-même, le militant Diego s'interdit toute complaisance personnelle au moment même où il installe le spectateur au cœur de sa personne. Si la poésie disparaît ainsi, c'est que l'appel à la littérature pénètre, dans l'œuvre de Resnais, bien d'autres régions que celles figuré
p. 215; voir aussi L'Arc, art. cité, p. 7.
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l'événement d'Hiroshima comme celui de Nevers ne sont plus repérables que par le souvenir éclaté que les personnages en ont conservé, de même que l'histoire de la Française et du Japonais se nourrit en réalité de l'aventure avec l'Allemand, de même aussi l'incertitude plane sur ce qui s'est passé ou non à Marienbad, puisque l'imaginaire s'y confond avec les souvenirs, eux-mêmes mal discernables d'une éventuelle réalité, ou d'une fiction complète - ce théâtre sur lequel s'ouvrit le film. Quant au passé des personnages de Muriel, réduit à des photos figées ou à des cartes postales, il reste insaisissable pour ceux-là même qui l'évoquent le plus; et juste au centre du film, le montage accéléré de fragments de scènes saisis comme des instantanés privés de sens soumet parfois au doute jusqu'à la réalité du présent, ni vraiment imaginaire ni tout à fait réel, et qui rejoint, dans ces instants, l'authenticité des personnages cayroliens, fondant leur existence sur le mensonge.
L'inversion des fonctions Mais si Resnais retrouve ainsi la discontinuité de ces univers où le temps rompu s'avère impossible à vivre dans sa cohérence et sa finalité, et où la seule parole du narrateur, son seul regard lorsqu'il s'exprime au présent, subsistent dans le naufrage des actes, il faut remarquer, paradoxe curieux, qu'il parvient à ce résultat en demandant aux écrivains une démarche souvent inverse de celles qu'ils suivent habituellement dans leurs romans: dans les «continuités souterraines» qu'il fait ajouter au scénario proprement dit, on retrouve précisément ce que les nouveaux romanciers éliminent de leurs récits - la certitude sur les événements passés, la restitution de la ohronologie, la psychologie organisée en un portrait complet, physique et moral, de tous les personnages, ou même, comme dans les appendices que Marguerite Duras dut ajouter à Hiroshima, l'explication de certaines vues essentielles imaginées par le romancier: «Faites comme
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si vous commentiez les images d'un film fait, m'a dit Resnais 1.» Mais de la substance de ces commentaires, qui relèvent en fait de la tradition balzacienne, Resnais ne garde, dans le film, que quelques fragments, qui par leur caractère elliptique viennent rendre plus obscur encore le passé des personnages et plus incertaine l'histoire racontée, parce qu'ils n'y renvoient qu'à travers des allusions tronquées. Ainsi, dans Muriel, Hélène évoque en une phrase Angèle et Antoine, et elle passe quelques instants auprès d'eux après la fuite de Bernard, son beau-fils; ils représentent, suivant Cayrol, «le tendre et sensible passé d'Hélène. Quand brusquement éclate le drame, Hélène va se réfugier chez eux, ils sont les dépositaires de son enfance, de ses espoirs, de ses querelles. Ils habitent la vieille ville de Boulogne préservée par le temps. Peutêtre est-ce de cet «ancien nid douillet» qu'Hélène pourra repartir, guérie, sinon sauvée 2 ». Mais rien ne les situe comme tels aux yeux du spectateur, puisque rien, dans le film, n'explique leurs relations avec Hélène, dans la vie de laquelle ils introduisent une faille supplémentaire; aperçus à l'occasion de quelques répliques, ils demeurent aussi énigmatiques que Simone, la femme d'Alphonse, survenant au dernier plan, ou les trafics louches de Roland de Smoke, pourtant longuement expliqués dans le «bref récit sur les personnages» écrit par Cayrol. Pour comprendre la ténébreuse affaire qui se déroula avant la guerre, il faut en lire le détail chez Cayrol. Resnais n'en conserve que ,Jes contrecoups actuels, et n'en décrit jamais la genèse. Si bien que la seule utilité de ces continuités est en réalité, selon l'expression de Resnais, de «donner une mémoire aux comédiens et à l'équipe 3 »; le film reçoit son allure incertaine et rompue d'être le souvenir d'un drame antérieur qu'on ne verra jamais et qui n'eut peut-être pas lieu; et tout se passe comme si un transfert s'opérait de l'écrivain au cinéaste, probablement aussi du cinéaste à 1. Marguerite DURAS, Hiroshima mon amour, note. 2. Jean CAYROL, Muriel, Le Seuil, 1963, p. 23. 3. L'Arc, art. cité, p. 100.
Gallimard,
1960, p. 107,
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l'écrivain, et que Resnais, avec Muriel, reconstituait l'univers cayrolien, mais en se faisant raconter par Cayrol une histoire étrangère à ce romancier, et très proche en fait d'un drame balzacien; le cinéaste se chargeant seul de faire naître, au niveau des interprètes, l'intermédiaire de la mémoire, qui permettra, comme dans les romans de Cayrol, d'authentifier l'histoire tout en rejetant dans l'ombre ses données originelles. Une véritable osmose s'établit alors entre le romancier et le cinéaste: le film devient livre, parce que le livre s'est fait film; et il est remarquable qu'une attitude existentielle serve de relais dans cet échange de fonctions: il s'agit d'imprégner la voix, le geste, la conscience des acteurs et du cinéaste avec un livre qui n'existera pas, pour réaliser, dans le film, le livre qu'il fallait faire, et qui est presque le contraire de l'autre. Ainsi la lecture qui s'offre au spectateur provient d'abord de celle qu'ont menée les créateurs, et dont le film porte les marques. Par ce processus complexe, Resnais ne se borne pas à retrouver les structures narratives de Duras ou de Cayrol, il transforme subtilement, et cela dans le film achevé, les éléments du mécanisme. Le caractère lyrique que la parole off donne à Hiroshima ou à Marienbad s'oppose en effet aux principes stylistiques de Duras et de RobbeGrilIet: alors que le langage de Marguerite Duras se caractérise, dans ses romans, par la sobriété, l'allusion, et le recul à l'égard de ses personnages, toujours décrits dans leurs seules perceptions externes et construits en une mosaïque de notations discontinues, les modulations off proposent au contraire la continuité d'une parole qui se place à l'intérieur d'un être et lui donne à méditer sa condition: le «il» de l'objectivité behaviouriste devient un «je» enraciné subjectivement. Cette première personne apparaît parfois à Marienbad dans les monologues rythmés du narrateur - «Une fois de plus -, je m'avance, une fois de plus, le long de ces couloirs, à travers ces salons, ces galeries, dans cette construction d'un autre siècle» 1; et elle oriente indirectement les descriptions les 1. L'Année
dernière à Marienbad, op. cit., p. 24.
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plus géométriques ou les tentatives de persuasion les plus imaginaires avec les inflexions tragiques d'une voix ou d'un adjectif. Inversement, si le lyrisme s'absente dans Muriel, laissant la place, par des dialogues courts, à un « il» dont l'approche subjective est refusée, c'est en contradiction avec la structure des romans de Cayrol, menés par un «je» anonyme dont la parole ne peut cesser. Et dans le «tu» de La Guerre est finie, évocateur d'un roman de Butor, la modification s'attaque aux « nous », caractéristique de l'engagement, et qui survivra seul, sans aucun contrepoint, dans le scénario que Semprun écrira ensuite pour Z, film de Costa-Gavras et non de Resnais. Cette inversion dans 'l'usage des pronoms personnels mérite réflexion. Certes une ligne générale s'en dégage, symptomatique, on l'a vu, de l'évolution personnelle de Resnais, qui rejette de plus en plus la fascination du lyrisme, après y avoir cherché un élément d'intériorisation et de mise à distance du récit: d'Hiroshima à La Guerre est finie, l'itinéraire de Resnais le mène, à travers un long circuit, du «je» au «tu» 1. Mais dans le rapport qui se noue, à chaque fois, avec l'écrivain concerné, les métamorphoses de l'écriture originelle ont pour fonction de permettre une meilleure intégration, et finalement une soumission, du système romanesque au système plus complexe, parce que plus complet, du cinéaste. Si la discontinuité propre à l'écriture de Marguerite Duras se retrouve dans Hiroshima mon amour, c'est dans les relations entre les images et, plus encore, dans la relation de la parole à l'image qu'elle se manifeste, puisque le montage du film confronte à chaque instant les divers temps du récit, et oppose la réalité du monde représenté - Hiroshima détruite ou reconstruite - à la vision subjective qu'en propose la parole; et c'est par le contrepoint de l'image et du son, par
1. Rappelons
ici les dates et l'ordre des longs métrages de Resnais, chapitre voudrait étudier l'itinéraire autant que le système: Hiroshima mon amour (1959); L'Année dernière à Marienbad (1961); Muriel (1963); La Guerre est finie (1966); Je t'aime, je t'aime (1968). dont
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l'imbrication des thèmes enchevêtrés dans les diverses pistes sensibles que s'exprime au mieux la désarticulation d'un univers où les êtres ne peuvent plus que se regarder vivre en regardant le monde. Plus accentué encore, le même phénomène joue dans L'Année dernière à Marienbad, où c'est par un véritable combat de la parole et de l'image que se constitue l'ambiguïté d'un récit dans lequel s'affrontent plusieurs visions d'un même événement, d'ailleurs hypothétique. Le recours au lyrisme s'explique dans la mesure où il ne représente plus qu'une piste parmi d'autres, et finalement une direction supplémentaire, dont la perception n'est jamais proposée sans être soumise, au même moment, à sa contradiction; et si la voix persuasive, le discours incantatoire de X tente d'implanter la réalité d'un souvenir par sa seule description - «Souvenez-vous. C'était dans les jardins de Frederiksbad ... Vous étiez seule, à l'écart. Vous vous teniez un peu de biais, contre une balustrade de pierre ... 1» - l'image représente au même moment une posture différente de la jeune femme, qu'elle modifiera progressivement selon les indications de la voix; et peu à peu, au cours du récit, elle finira par précéder, et même contredire, ses suggestions, rejetant ainsi le parleur vers l'impuissance - «je ne me souviens plus» - ou le refus désespéré des images « Non! non! La porte était close ... Ecoutez-moi2.» Parallèlement, la disparition, dans Muriel, de ce parleur cayrolien à la voix de qui reste suspendu tout le passé qu'il s'invente, tient à ce que l'ensemble du système filmiqu~ prend en charge la manifestation de la « rature 3 », par q1701 s'exprime l'angoisse du narrateur en quête de souve~11r~ racontables et sans cesse débusqué de son mensonge; amSl, tout au cours du film, la parole apparaît toujours a.vecun léger retard sur les images qu'elle complète: une scene est déjà commencée que les dialogues de la précédente se font encore entendre; et dans ce décalage de la conscience par 1. L'Année dernière à Marienbad, op. cil., p. 69. 2. Ibid., p. 135.
3. Selon le titre de l'étude de Roland Barthes, placé en postface l'édition 10/18 des Corps étrangers (Union générale d'éditions).
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rapport à l'événement s'incarne à la fois le malaise d'un être en face du réel et la nécessaire découverte de la réalité.
La dialectique d'Alain Resnais Ainsi s'accomplit, dans la structure des films de Resnais, une des recherches dominantes du nouveau roman: par le contrepoint de la bande sonore et du montage visuel, le spectateur perçoit simultanément des significations diverses qui peuvent s'opposer ou même se contredire; et l'écriture polyphonique que Resnais n'a cessé de développer depuis Hiroshima répond à l'ambition polysémique dont Robbe-Grillet a donné à la fois l'exemple, et la formulation, lorsqu'il explique que la déroute du récit, dans le roman contemporain, ne tient pas à l'absence d'une action significative, mais au contraire à la prolifération de cette action dans des directions qui s'annulent: «Chez Beckett lui-même, il ne manque pas d'événements, mais qui sont sans cesse en train de se contester, de se mettre en doute, de se détruire, si bien que la même phrase peut contenir une constatation et sa négation immédiate. En somme, ce n'est pas l'anecdote qui fait défaut, c'est seulement son caractère de certitude, sa tranquillité, son innocence 1 ». Pour débouter les mensonges du réalisme, pour retrouver la réalité dans sa vacuité originelle, il n'est, selon RobbeGrillet, qu'à multiplier tous les points de vue possibles sur cette réalité, tout en les enfermant dans une composition de type circulaire; car seule une structure spatialisée peut abolir le temps, et le sens qu'il véhicule, en rassemblant dans une image qui cherche à s'immobiliser toutes les images soumises au devenir. Et si un lien unit des œuvres aussi diverses que celles de Beckett, de Cayrol, de
1. Alain ROBBE-GRILLET, «Sur quelques notions périmées », 1957; article repris dans Pour un nouveau roman, Editions de Minuit, 1963; voir p. 38 dans la collection « Idées» (N.R.F.).
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Butor, de Robbe-Grillet ou de Claude Simon, c'est bien la recherche - vaine - d'un trajet qui se nie au fur et à mesure qu'il se fait, pour ne plus laisser subsister que quelques objets où viendraient se fondre tous les chemins: ainsi des indices à partir desquels le parleur enfermé des Corps étrangers ne cesse de réinventer sa vie, tandis que celui de Molloy ne cesse de la faire régresser; ainsi des tableaux - oc portrait multiforme oÙ quatre générations de La Route des Flandres viennent se confondre dans un délire syntaxique, ou cette gravure d'auberge d'où sortirent sans doute toutes les histoires que ne raconte pas Le Labyrinthe 1; ainsi même de La Modification, où la confrontation incessante de divers voyages entre Paris et Rome vise à l'abolition des t,emps et des distances qui séparent ces deux villes, et à leur fusion dans une figure mythique. Il n'est jusqu'à Marguerite Duras dont la démarche en spirale n'évoque ce besoin de clore un chemin, à peine est-il ouvert. Mais ce que le romancier ne peut approcher que dans la succession des mots et des phrases, condamné qu'il est à suivre la nature temporelle de l'écriture au moment même où il tente d'anéantir le temps, le langage de Resnais, calqué sur celui de l'opéra, en permet la réalisation instantanée, parce que simultanée: à la limite, Marienbad peut être lu comme une suite de variations contrapunctiques sur quelques thèmes auditifs et visuels, dont les diverses interprétations s'affrontent à chaque instant du film, avant de se rassembler dans un jardin à la française, ou le tableau qui l'enserre, ou la scène qui le reflète. Et dans Muriel même, l'apparition de la couleur permet à Resnais, par l'usage autonome qu'il en fait, d'accroître ses possibilités polyphoniques: si bien que le cinéaste peut jouer en outre du sens des objets face à leur forme, comme il jouait déjà du silence des êtres et de la musique, du montage des images en même temps que des rapports entre la vue et l'ouïe. Malgré ces correspondances, Resnais échappe à l'univers du nouveau roman. Les modifications qu'il fait appor1. Signalons aussi, pour mémoire, selon Robbe-Grillet, ses romans.
les figures géométriques
dont naissent,
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ter à l'écriture des romanciers ne visent pas seulement à en permettre l'intégration par le cinéma, elles en provoquent aussi l'éclatement, par une opération contradictoire que seule la complexité du système filmique autorise. Et ce n'est pas impunément que le lyrisme s'introduit dans Hiroshima ou la laideur du monde dans les couleurs de Muriel. Car dans le contrepoint des perceptions, Resnais ne cherche pas tant l'annulation des significations que leur dialectique. Par l'usage autonome qu'il fait des différents matériaux expressifs dont il dispose, il construit son propre univers sur la confrontation d'une vision subjective et de la réalité objective, dont l'affrontement progresse de film en film. Mis à part Marienbad, l'histoire reste toujours présente à l'arrière-plan des films de Resnais, dans les traces de la bombe à Hiroshima, les souvenirs de la guerre d'Algérie, la hantise du fascisme en Espagne. Et loin de tenter d'abolir le temps en l'enfermant dans l'espace, c'est en réalité un moyen de l'exprimer, puis de le vivre, qu'il va chercher dans les structures à détente multiple des romanciers contemporains. Placé entre Hiroshima et Muriel, Marienbad lui-même prend un sens proprement resnaisien: si l'imbrication des deux récits, dans Hiroshima, permet de rendre sensible le passé, la fonction de Marienbad est de le rejeter dans le doute, tandis que Muriel en apporte l'oubli; en même temps qu'à partir de ce dernier film commencent la redécouverte du monde, dont la couleur rend sensible le caractère aliénant, et l'apprentissage douloureux du présent, devant déboucher, avec La Guerre est finie, sur l'organisation de l'avenir. Ainsi se dessine un itinéraire, qui, parti du souvenir des grands traumatismes historiques, aboutit à la recherche d'une prise sur l'histoire. Et alors que Resnais demandait à Marguerite Duras, pour Hiroshima, des personnages-témoins, c'est un militant qu'il exige de Semprun, et c'est la reprise d'un engagement qu'il raconte dans La Guerre est finie; mais au moment même où il retrouve ainsi l'action, et le drame, il cherche, dans un écho de Butor, un élément supplémentaire de recul, qui projette le monologue intérieur à distance du personnage,
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et introduit le doute dans ce qui représentait déjà un doute par rapport à l'action - rêve et révolution ne commencent-ils pas, en effet, par le même mot? Tandis que de l'Espagne, pays absent où convergent les regards, seule la parole évoque l'existence, comme une hypothèse qui reste entièrement à réaliser. A cette démarche dynamique, Je t'aime, je t'aime semble apporter une exception, dans la mesure où il refuse au temps toute dimension vécue; et la sphère où s'enferme le héros pour revivre une minute de son existence matérialise sur l'écran les formes circulaires qui traduiront cette conception du temps réduit à une structure. Mais le film fut conçu avec Jacques Sternberg, romancier de science-fiction; ordonnateur d'un avenir imaginaire, il prend place par là même dans la suite du temps parcouru par Resnais, et s'achève dans une négation de l'Histoire, qui en est peut-être aussi l'anticirpation. Et bien que la composition en abyme et le retour au point initial rappellent les structures closes du nouveau roman, Resnais a tenté de maintenir un récit par le déroulement de l'expérience scientifique, dont l'échec signifiera seulement la mort du héros 1. Si Resnais s'inspire du nouveau roman, c'est en réalité pour rendre son sens au romanesque. Par les ruptures qu'il introduit dans la continuité de l'événement, par la distance qu'il suscite par rapport à la représentation du présent, le langage du contrepoint rend de nouveau possible l'action, dans la mesure précisément où il en propose la problématique plus que l'accomplissement. Ce qui est vrai de l'ensemble d'une démarche, qui s'oriente de plus en plus vers l'avenir tout en se fiant de plus en plus au montage comme instrument de recul autant que de recherche, se vérifie aussi dans l'itinéraire singulier de chaque œuvre: il n'est pas un film de Resnais qui ne raconte une histoire, si ouverte qu'en reste l'issue, et où la confrontation des souvenirs et des faits, des rêves et du 1. Nous avons développé ces analyses des films de Resnais série d'articles: voir L'Ecran de la mémoire, Le Seuil, 1970.
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réel, ne s'achève en une prise de conscience critique, étape vers une décision, qui prend d'ailleurs, souvent, la forme d'un départ - celui de Bernard dans MurieZ, de Juan puis de sa femme dans La Guerre est finie, ou même, à la limite, de A. et de X. dans Marienbad: car quelque imaginaires qu'aient pu être les événements de «l'année dernière », Marienbad décrit, selon Resnais, «les hésitations, les affolements, les angoisses et aussi les grands moments de bonheur qui accompagnent toute passion» 1. Dans l'alternance des temps morts et des reprises s'organise une aventure, libérée certes de l'anecdote, mais projetée vers l'avenir, si multiple qu'en soit la signification. Une dramaturgie redevient possible, puisque le récit en propose en même temps les contradictions, les incertitudes et l'éloignement poétique. Et l'avènement d'une lecture au cinéma conduit à une synthèse du récit, de la poésie, et du drame, par laquelle seule pouvait renaître un cinéma «raconteur d'histoires ». Or c'est bien là ce qu'a trouvé Resnais dans la littérature, et singulièrement dans celle qui construit sa démarche sur la dénégation de son propre mouvement: un instrument de contestation du cinéma, qui en permette l'accomplissement. Exerçant une fonction dialectique par rapport aux matériaux proprement cinématographiques, la littérature ne s'ajoute pas au cinéma dans l'œuvre de Resnais, elle en pénètre les structures narratives et en modifie la perception, parce qu'elle démultiplie les points d'impact du récit. Mais si le langage de Resnais dépasse ainsi les limites traditionnelles du cinéma, il répond en même temps à l'impasse où aboutit le roman: parce qu'il n'existe que dans le temps et ne construit le monde qu'à travers la parole du romancier ou le regard du personnage, le récit romanesque est voué à n'exprimer jamais l'espace que dans son approche subjective; lorsque, pour libérer la vision, il décide de détruire le temps, c'est à sa propre destruction qu'il se condamne, sans atteindre pour autant à une représentation spatiale; survivant donc, 1. L'Arc,
art. cité, p. 96.
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comme l'a noté Georges Blin l, par son échec même. Pour exprimer le temps, le cinéma a dû apprendre à effacer l'espace. Mais avec Resnais, et au terme d'une longue recherche, le langage cinématographique se constitue à la fois comme temps et comme espace, parce que sa structure se définit dans la pluralité de composantes, développées tant de manière autonome que contrapunctique; la réalité objective de l'image et sa diffusion sensible persistent contradictoirement à travers le montage qui les estompe, la parole qui les conteste, ou le lyrisme qui les emporte. Et de même que son langage s'est constitué sur une dialectique de la littérature et du cinéma, de même aussi sa réflexion s'est orientée sur une opposition dialectique de l'homme et du monde: loin de constituer le monde, le regard de l'homme se trouve confronté à lui au moment même où il se constitue par lui; non qu'à l'un des systèmes expressifs - littérature ou cinéma - corresponde rigoureusement et exclusivement l'un des deux termes de la réflexion, puisque aussi bien ces deux systèmes se trouvent étroitement imbriqués: et c'est tour à tour la parole ou l'image, le montage ou la récitation qui prendront en charge l'expression subjective ou la manifestation objective; étant bien établi qu'aucune de ces deux données n'apparaît jamais qu'en contrepoint simultané de l'autre. Tenant ainsi le monde et l'homme à distance l'un de l'autre, Resnais peut en raconter l'affrontement, sans que jamais l'un s'absorbe en l'autre. Et si le montage, ce jeu avec le temps, permet, selon Resnais, le «passage de la réalité à l'imaginaire 2 », et l'accession de l'être à la conscience du temps, et de soi, cette prise de conscience reste inséparable d'une actualité que l'évidence de l'image laisse partout présente. Ainsi se noue la contradiction du personnage et du pays, de l'individu et de l'histoire, dont le dénouement ne peut être amené que par le spectateur, à qui le cinéaste laisse, en dernier recours, le soin d'assurer, dans sa lecture, le terme ultime du conflit.
1. Cf. La Cribleuse de blé, op. cit., pp. 50 sqq. 2. L'Arc, art. cité, p. 97.
CHAPITRE
6
NOUVEAU ROMAN ET CINÉMA INFLUENCES ET CONVERGENCES
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ROMAN ET CINÉMA
Le mythe du cinéma chez Alain Robbe-Grillet Car la chose n'alla pas sans force malentendus, et sans une confusion profonde, mais à long terme féconde, entre les désirs et les faits. De l'apport du cinéma au nouveau roman, on fut ainsi tentecre tfQuvêrla-rais6rl dânsT"ap'pel du nouveau roman au cinéma: dès 1956, en effet, le premier manifeste de Robbe-Grillet, «Une voie pour le roman futur », mêlait aQ.Q!:ld
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Si l'appel qu'adressa Resnais à la littérature fut entendu, si la collaboration entre le cinéaste et les romanciers déclenohamême chez ces derniers une vocation de réalisateur 1, c'est que depuis quelques années la littérature jeta.it un regard nouveau sur le cinéma, et découvraii: en lui des puissances insoupçonnées de :régenération ; et La Musica, puis DetruirecUi=eZlê de Marguerite Duras sans Alain Resnais, Le Coup de grâce de Jean Cayrol avec Philippe Durand, comme surtout les trois films que Robbe-Grillet réalisa seul après L'Année dernière à Marienbad représentent ainsi les derniers efforts du nouveau roman pour se survivre en .s~métamorphosant, et imposer en même temps au cinéma l'image mythique qu'il s'est faite de lui; les fruits de cette tentative apparaissant moins, finalement dans les romans de ces écrivains, ou même dans leurs films, que dans les œuvres nouvelles qu'elle suscita chez des cinéastes plus anciens. n
1. Notons toutefois que, selon Robbe-Grillet, son projet de tourner L'Immortelle existait déjà lorsque Resnais lui demanda de collaborer à L'Année dernière à Marienbad. Cf. Magazine littéraire, nO 6, avril 1967, « Entretien avec J.-J. Brochier », p. 13.
profondeur 2.". SI.'.s..on. refU.s des significations, dont l'écri~j'. ture romanesque s'était chargée depuis des siècles, tenait \ à l'idée que le monde n'est «ni signifiant, ni absurde »,\ qu'il «est, tout simplement 3 », cette révélation semblait . lui avoir -été. apportée -par le cinéma, seul capable de, donner à voir" les objets en eux·iriêmes, et d'offrir par-là~:: un aperçu de la réalité brute 4 », dépourvue de tous sens, où «l'être-là» des choses et des gestes survive à toute tentative pour en faire «quelque chose)}; perspective qui inspirait deLL'(ans plus tard les théories développées dans «Nature, humanisme et tragédie », où il assignait désormais comme tâche au romande comtituerl /; _ l'extériorité et l'indépendance de ces cnoses, d'en déli- ( miter les contoHFs, d'en fixel-gêOrïi.ètriquement les distances,'dernaiilère à eliminér toute recuperatlOn tragique de Iaâîsrnrrce-êi sépare l'hOmme eDe.}.nQuëie,Qµ__ J:Qµte ohentatioh anlllr6pomorphique de leur description. Le cara.ctère révoluti6rinairë elffaca.ssaiiCûe-œs propos favorisa le développement accéléré de quelques mythes. Tout d'abord maints critiques s'efforcèrent de lire les 1
ül
1. Alain ROBBE·GRILLET, «Une voie pour le roman futur» (1956); article repris dans Pour un nouveau roman, op. cit.; voir ici p. 27 dans l'édition de poche (collection « Idées », N.R.F.). C'est à cette édition que nous nous référerons désormais pour les citations qui vont suivre. 2. Ibid., p. 26. 3. Ibid., p. 21. 4. Ibid., pp. 22-23.
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nouveauxrolllans à la lumière du cinéma ainsi défini, et d'attribuer à son influence directe une èominune volonté (f'objectalité, de présence déshumanisée et de résent non ernJi9ia I~~ !L_Ç,9J!l.P_~_toutes ces œuvres r§fu;wesqueLet.!!!i!nl.t~.~~t:!l!e!lLc9..n1rajJ;:S!_l! ...l~sité ; ce qui entraîna en même temps un renforcement des thèses traditionnellement élaborées sur le langage' cint:matographique, dont on souligna plus que jamais l'objectivité immédiate et la temporalité limitée au seul présent. Ainsi,le «présent de l'indicatif ", caractéristîque, selon Jean Bloch-Michel, de l'écriture des nouveaux romanciers, ne serait « rien d'autre que le temps grammatical de la narration.cinématQ~aphiqlIel:';~_l:UP
1963, p. 72. cette affiret l'auteur; structurale
mation repose en outre sur une confusion entre le narrateur cf. sur ce point Roland BARTHES, «Introduction à l'analyse des récits », in Communications, op. cit., no 8, pp. 19-20. 3. Bernard PINGAUD, «La technique de la description dans le jeune roman d'aujourd'hui., Cahiers de l'Asociation internationale des Etudes françaises, édition des Belles-Lettres, no 14, mars 1962; voir p. 172. 4. Ibid., p. 177.
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le Condamné de Bresson ou l'œuvre entière de Resnais, tendait à la mise en évidence, à travers la vision cinématographique, d'un n:gardqtii la traverse et auquel, finalement, elle renvoie; ainsi de la voix off et du montage syncopé, qui' déva.ient aboutir à ces mouvements d'appareil totalement libres par lesquels Godard, disant «je », parcourt l'espace de ses films. Une telle évolution conduisait en même ~E1,J2,Ls;inéasteset théoriciens ,J!l,L~jpé.Ip.a à décollvrif"lé caractère spontanémeut S!lbjeçtif de la càméla, et à IévE!Ier, ou mettre en évidence, tout cequ'il yactéjà d'implicitement orienté dans un cadrage, un éclairage, ou un panoramique. Conclure alors à un simple échange de techniques entre le cinéma, guiempnmte à la littérature ses structures expressives, et cette li érature e_~_ herc eraIt ans e cméma une ré onse à sa hantis .ectivité araIt msu Isant, dans la meS1J[e ru,! la "bOlwéra p~r~!~evse!l semble bIen avoir ~ é WU! invention de Robh&GrÛkt,. Aussi bien une lecture attentive de son article de 1956 permet-elle de saisir l'origine de la confusion: ce ne sont pas les films que RobbeGrillet regarde, et il signale même, avec mépris, les orientations psychologiques ou naturalistes des récits cinématographiques, ignorant par là même les signes précurseurs d'un cinéma nouveau, et semblant d'ailleurs se référer esser!tidI~~des ~c!.~.!~tion~~es d'œllvx:eLlli.: tér_
1. « Une voie pour p. 22.
le roman
futur
»,
Pour un nouveau roman, op. cit.,
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réalistes, retire du film quelques images à la lumière desquelles il interprète le cinéma. Cette réduction de l'expression cinématographique à l'un de ses matériaux explique le caractère élémentaire que prend souvent, à l'origine, sa vision du cinéma: ignorant en ce langage l~ mouvement, et lemonta!W~~ar se constItue le n~~it, il méconnaît en mêm.e e s 1 iic;Iie.â§.e "'sémanti ue de chacunLdes images, qui se distingue'bien plus par a pluralité -des sens possibles que par leur absence; et lui échappe en même temps ce phénomène si particulier au cinéma qui peut, en un même plan, unir l'objet et le sujet, en faisant de la représentation d'un être non seulement le signe de sa présence, mais aussi la trace de son regard, l'une et l'autre étant également saisies par le point de vue que la caméra prête au cinéaste. Aussi n'est-il pas étonnant que quelques années plus tard Robbe-Grillet ait été amené .à ... Dl~r radicalement sa lèëfûré !:lu 'cinéma et, par voie de conséquence, son interp'rétation d~ sa plopre écriture: en 1961,dans l'article intitulé «Nouveau roman, homm·e nouveau ", il met en évidence, pour la première fois avec cette force, le caractère subjectif, voire délirant, des visions proposées dans ses romans. Certes il avait déjà évoqué, en 1958, la position d'observateur dévolue à ses personnages descripteurs; et ses remarques sur la nécessaire localisation du point de vue dans la réalisation cinématographique, écrites à la ,même époque, n'étaient certainement pas étrangères à ce déplacement .de pêrspedTv~, qui fait passer au premier plan non'plus 1'c.ibfèfaéèl'if, mais bien celui qui le décrit 1. Ce qui apparaît toutefois comme nouveau, dans l'article de 1961,c'est que la minutie des descriptions est mise au compte d'une obsession qui relève, désormais, d'un individu situé, isolé, engagé, un homme d'ici et de maintenant, dont l'observation n'a plus rien d'objectif: «Non seulement c'est un homme qui, dans mes romans par exemple, décrit toutes choses, mais c'est le moins neutre, le moins
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*UOl
1
1. Cf. Alain ROBBE,GRILLET, "Notes sur la localisation et les déplacements du point de vue dans la description romanesque », Revue des Lettres modernes (Cinéma et roman), no 36-38, été 1958, pp. 256-258.
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impartial des hommes: engagé au contraire toujours dans une aventure passionnelle des plus obsédantes, au point de déformer souvent sa vision et de produire chez lui des imaginations proches du délire 1." Et lorsqu'en 1963 il revient sur le problème de la description, c'est pour souligner que l'intérêt en réside moins dans le contenu, même imaginaire, que dans le mouvement, qui fait de la matière décrite le lieu d'un perpétuel changement, où l'objet se détruit au moment même où il s'élabore - «I)mage...§.St mise en doute au fur et à mesure u' 't 2. " 0ï:l"peu mesurer e chemin parcouru alors qu'(m 1956 toutes les preocc,gpa IOns u romanCIer S vers la recherche d'une éCrIture SP~~I~~ J'~~'~IP ~e 1963,jgti.!.!llé«Temps et deSCrIptIOn" bl.ccellt sur un nouvel usa~e deïa leroporal!re. ur a cnaque bout dê1a- cfiaÏne s'éta lissent deux interprétations opposées du cinéma; et si en 1963 Robbe-Grillet ne parle plus que de subjectivité .>Leie changement, c'est qu'il les a découverts. entre-temps dans le cinéma: le même article renif"eÎifiii· -a--Tfmage'dnéffiâtogï:àphique prise isolément sa fonction balzacienne, et lui. g§nie..1.Q1lJ rapport...aweses proprès·reëTiërclies; en revanche, ce gu'il retient maintenariCâespèiSsi6iIités offertes par -lë--Cinlrriâ: -Ciest diabord la manifestation évidente d'un déroulement temporel, c'est surtout l'existence d'une struc ure qUI, aJoutant" ,,,,,,o-P une bande sonore,~happeàîoufCteI1tative d'imiliili de ta part de la littérature; et ce qu 11cherchera désormaIS au cméma, c'est un instrument privilégié pour inscrire sur deux pistes sensoriel'Ies, et par ,là même authen- , tifier, tous les méandres d'une rêverie imaginaire: «cel n'est pas l'objectivité de la caméra qui ... passionne [les nouveaux romanciers], mais ses possibilités dans le domaine du subjectif, de l'imaginaire ..., dans l'image comme dans le son, la possibilité de présenter avec toute l'apparence de l'objectivité la moins contestable ce qui n'est,.-J
1)1;1 ?Ji,o;;n;;;;
,
1. Alain ROBBE-GRIIJ..ET, «Nouveau roman, homme nouveau », Pour un nouveau roman, op. cit., p. 149. 2. Alain
jourd'hui
ROBBE-GRILLET, »,
«Temps
et
description
dans
Pour un nouveau roman, op. cit., p. 160.
le
récit
d'au-
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aussi bien, que rêve ou souvenir, en un mot ce qui n'est qu'imagination 1. » Il est évident qu'une modification aussi radicale s'explique par l'~érience nouvelle que fit Robbe-Grillet 1 de s ectate de cinéma il devmt cinéaste, puis auteur. La date de sortie de L'Année dernzere a urienbad coïncide d'ailleurs avec celle de l'article de 1961, où s'amorce le plus nettement une interprétation nouvelle de ses romans; tandis que L'Immortelle, son premier film, précède d'un an le retournement de ses positions sur le cinéma. C'est que toute création cinématographique i'!pplique une prise de-CQnSC1encedes ïechm ues qui en éon 1tionnen realisation. Mais si obbe-Gri et e désormais la subjectÏvitêdu point de vue propre au cinéaste, s'il voit enfin dans un film le ({mouvement des images et des sons 2» qui le constitue, un postulat demeure inchangé dans sa conception du cinéma: lél ~tra.duction de la morphologie des matériaux en termes
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plus de faire croire à la réalité d'une histoire, mais de se contester, et par-là de se justifier, en donnant de l'imaginaire une vision si réelle qu'elle interdit toute distinction entre le vrai et le faux, et ne connaît d'autre authenticité que celle de sa propre existence, fondée sur sa seule écriture. Aussi ne retient-il finalement de s()lll'!xpérie!l~-.~,_sipéma ~l.;.eëe~qürpourra, s'.§Sérëi-~·~4m}.s--œtte proposItion; et qUOIqu'il ne parFpIüS d'images isolées, mais a'Un' ensemble construit, c'est toujours à partir de l'image qu'il élabore un récit, dont la structure se fondera plus sur la succession contradictoire des différentes visions que sur leur tension dialectique. Si bien que,..,l!Q.Ur renforcer la subjectivité u'il a découve an ,. e, e er contre son évidence out en l'utilisant, ce n'est pâs-au lyttîme du montage qu'Il recourt, mais âîà'ToTIne même -de cette iIïiage, que 1 artIÎiéë:cIâns le jeu des acteurs ou la surcharge d'un décor transformeront en ~é, etrendr9nLpaLlà.~me..Ji.oµle~_car « l'image ainsi traitée ... empêche de croire en même temps qu'elle affirme, comme la description empêohait de voir ce qu'elle montrait 1 ».
Images et films Aussi l''!lJPort du cinéma à l'œuvre de Robbe-Grillet reste-t-il finalement assez limité. Certes son expérience de la création cmématographiqUe le conduit à proposer une lecture nouvelle de ses œuvres précédentes, et même à chercher, pour les suivantes, un style fortement marqué, où les clichés, par leur abondance, se dénoncent comme tels: ainsi de La Maison de rendez-vous, dont l'érotisme stéréotypé se souvient de L'Immortelle et prépare TransEurop-Express. Mais, inversement, §5:.S..~ recherches antérieures continuent à influencer sa conce tIon r-, - a, ~ reste ma ~~ e ermm ~~e hant~~ li1. Ibid., p. 163.
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mites qu'il rencontre dans la littérature. Que la VISIOnse préSente chez lUI comme obJechve ou subjective, son éla, .floration est toujours guidéÇ)pax .une volonté rl'pnfermer ,'JI\ l'écoulernep! tpmp?rel danti une stsfture qui lui ' rëfî"f'etoute direction sIgnf catIve. il semb e redécouvrir e temps avec le mouv·ement qui caractérise l'expression Cinématographique, ce~a marqué du même doute p!ecl~ns le rQill,an: «Dans Ie récit moderne on dirait que ,e temps se trouve coupé de sa temporalité. Il ne coule PIUS. Il n'accomplit plus rien. Et c'est sans doute ce qui / explique cette déception qui suit la lecture d'un livre f aujourd'hui, ou la représentation d'un film 1.» Simplement " le cinéma permettra d'accentuer la présence de toutes les visions, et de les maintenir dans l'équivalence du présent, barrant ainsi la route à la constitution d'un passé, donc d'une histoire de type balzacien; car l'éternel présent qui, s,elon h!L carac~kuilléma, ré.Dondra..lL~s..2..n e~eIlce p.rimordiak «gJ!n~...lù.s~_Silll._~~ passerait tout le temps à J lllans; mais ils ne produisent pas les mêmes- effets~car ' ils sont vus, et non pas lus: pour donner aux perceptions sensorieUe§..LeiU!lême§"'J2.Q~~ibilités qu'aux SIgnes1ittermres il împc)if~~ÜLq~)~.s. prendrecraris"Lme-Olganisation tlyna. , mique ; ce dont ne ~se's"i}ucië fias~àT50e:Grmët;-aosOrbé '-....commeiITest parsorf'ûêsÎr de trouver au cinéma l'aboutissement de ses recherches littéraires. C'est pourquoi des structures narratives analogues connaissent, lorsqu'il les réalise au cinéma et non plus dans un roman, une singulière réduction: L'Immortelle, Trans-Europ-Express et surtout L'Homme qui ment offrent cette construction en forme de puzzle circulaire qui caractérise la plupart des romans de Robbe-Grillet, puisqu'il s'a~it po!:!~)!&...9.ê.,. Jair~.yiQ~ devant une histoire P~que se Qroi~ans ce~illlillIeà~toires possIbles; mais ayant 'déè(}uvert que l'image immédiate-
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1. Ibid., p. 168. 2. L'Express, 10 novembre
1960.
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173
ment donnée risquait d'orienter cette attente dans une direction subjective unique, R~~c;.!ill.e_Lsurç,~~~tte image d'éléments. parodiçU;les,fantastiques -urr-lnythiqlles, qUI' en' signalenf le' caractère imaginaire; ainsi mis en évidence, celui-ci perd sa force persuasive, tandis que le déroulement du film conduit ,le spectateur, à une lecture directe-,u~où Ja, l'
Il 1
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le spectateur se trouve spontanément entraîné vers une lec:fii1'e-réalisLeet call1tfiue;Qont la forcê--Üentpeut-être ausouverÙr' au' rêve, sÜccession signifie causalité; mais il semble bien que seule la dialectique du montage, et non son refus, puisse briser cette causahte: la contestation de la signification par la succession de significations contradictoires se heurte en effet à la puissance de récupération narrative du spectateur de cinéma. Par rapport à L'Année dernière à Marienbad, les films de Robbe-Grillet sou~ d'1,llle_trop_~ande cohérence, née de son reJét même; et _alors que dans ses romans l'orgamsàÛolï- du récit autol!!:-A.É!l_-~~::œntrili, irn~ductible à toute succession logique, ouvre la porte de l'imagination, la même structure, appliquée directement au cinéma, se remplit aussitôt, et empêche la réalisation de l'imaginaire parce qu'elle conduit à présenter le réel comme une imagination, que l'absence de toute confrontation avec la réalité rend réfrac:.!a.:i]J;! __à.une .appréhension critique. Ce ri~i.sLçl.~ncpas_dans les films de Robbe-Grillet '.on' .trouve r-âbouti~seT~nt es recher~ es d~._~~~3a.:!U·2..n.:;ilE:~.J et les contrepoInts sImultanes mIs en œuvre dans les reclts de Resnais répondent bien davantage, on l'a vu, à ce refus des significations uniques qui explique, chez RobbeGrillet, la destruction de l'histoire. Mais c'est sans doute parce que cette ambition aboutissait à l!nej~.:f~a. nesque-qlle .Roube-Gr iHet a êfiëicil"e"àu-ëinéI!!Sl~ie d't.t.~ nouYflIe cfêatiQfi. d'~!!!:.~~~frê~i?().ll.r:y.r~~r \ une o~ti.vité dont le caractere ytlÙqüe lui~~UE.(!"§_.YJt~) apparu, puis surtout pour detIÛ"îï'e11'âmfft"fage la ..t~rnPorâIite-cttrrëëIT;-en-it:rtl)'jJposaIirTilîstân:tâIlélté de l'image; par quoi il espérait peut-être échapper à ces tentatives de reconstitution d'une chronologie extérieure que suscita, dans bien des cas, la structure mathématique de ses romans. Mais le primat de l'écriture est l?1!1..~_.gifficj]e il préserver au 6iîéma_..illl·en~l!t~.:r:ê~:çFr:::JIL11roenœ....de l'image âppelle, pour être contestée, ~n ..e!1z~~.m~!!L.daIJ.s le rg~nonËàS}2nr.~gr~îfalI~pk;e,t,c~ qui ~an,que à Robbe-Grillet c"l"estla conSClence de 1ecnture cmematographique, et 'du rapport spatio-temporel qui la constitue.
ou
rn
1. Dès 1958, donc avant toute expérience cinématographique de RobbeGrillet, Colette Audry avait signalé tout ce que les romans de RobbeGrillet ont d'étranger à l'expression filmique, et la résistance qu'ils offriraient à une adaptation cinématographique: «Si Le Voyeur était porté à l'écran, ou bien il deviendrait une tragédie et ne serait plus Le Voyeur, ou bien il donnerait un film à la fois mortellement ennuyeux et incompréhensible»; car disparaîtrait «ce vide qui donne son caractère au roman, et que le cinéma se verrait obligé de combler d'une façon ou d'une autre ». En quoi elle annonçait l'échec des films de Robbe-Grillet qui, en réalité, ne fonctionnent pas autrement que comme des adaptations de ses romans. Cf. Colette AUDRY, «La caméra d'Alain Robbe-Grillet », Cinéma et roman, Revue des Lettres modernes, op. cit., pp. 259-269.
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Le stylo-caméra de quelques romanciers Une confrontation s'impose ici avec d'autres écrivains; l'analyse des rapports entre la structure du roman contemporain et celle de l'expression cinématographique ne peut s'inspirer des seules. thèses de Robbe-Grillet. trop oiTeiitees par une interprétatioii-ôDsëSsionn~if~ l'l'mage; @_doit" pàr contre-épreuve; procedeia--un examen des foriiies' d'écriture mises en œuvre par la plupart des romanciers qui se rattachent au nouveau roman. Plus qu'au refus de toute coloration affective dans le style, plus qu'à la destruction de la signification dans l'enchaînement, qui représentent, chez Robb -' 'antarde spectaculaire dTu-adition balzacienne, c est a une vision du monde désarticulée que se reconnaissent l'ensemble de ces écrivains: la mise en abyme du récit et la configuration SQâ1iale de la COmiJOsrti6n,déjà évoquées dans les précédents chapitres, relèvent d'un univers dont la stabilité a disparu, et où la causalité se trouve suspendue, parce qu'enrayée dans son fonctionnement: à la cohérence perdue d'une aventure qui s'enchaînerait logiquement s'oppose désormais la coexistence de fragments, traces, piSTes v.I:il~ fauss~s"";:tm9içJ!.sd'jtiXléra~s, disp~ cours du récit, et qu'il faut confronter et assembler pour les lire, qu'ils se répètent, se modifient réciproquement, ou simplement s'annulent. On voit tollt ce que la discontin1!ÜLd.'une...t.elle....éq:Ugre p~ d~SLnematO&1lj)lliq!le 1; tandis que la représentation de ce monde à travers les objets perçus, directement transcrits, et non plus préalablement expliquésJgp: pellerait l'origine même Jies....mAtêrim!~ dont ~µ~ma - ces signesa-aéchiffrer que sont i:ràbord les images: ainsi Bruce Morrissette peut parler d'une « penséeimage 2» pour définir cette écriture du constat, qu'elle
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soit objective ou subjective; et Maurice Nadeau évoque un «~lo-caJ:néra 1 »l?()~~~a!,actériser la phrase de Clélude Simon;-'iù la discàntip.!!ité 10gTqiiëëles'er~ ~iggi..5.gnts s'~nsèr!:.-dansJa.cQ.p.iiini~:Nilji~mr(furif syntaxe. qui, pax le pélrticipe présent, imitation· du ..~n sjbénÜÙ6graphique, peut juxtaposer à l'infini des visions sans relations chronologiques. Non continu, non formulé, c'est bien ainsi qu'à l'origine apparaissait le cinéma. Et c'est' bien dans le vieux cinéma - ces films de poursuite, saccadés ef-sauiiTIâîits; aux rmages désuètes, comme figées par moments dans leur apparence de mouvement - qu'un écrivain comme CLaJlge Simon va chercher des comparaisons explicites pour représenter l'univers de La Route des Plandres, où s'inscrit la description fragmentaire d'un désastre: «soldats dépenaillés qui avaient l'air de figurants de cinéma 2» «comme à l'opéra ou dans les films comiques les gens lancés dans ces poursuites parodiques et burlesques 3» « les choses par conséquent se passant un peu comme dans un film privé de sa bande-son 4» - «comme un de ces vieux films d'actualité mal tirés et surexposés et où, dans une lumière corrodante, des fantômes sanglés et bottés gesticulaient d'une façon saccadée 5 » -, ces quelques notations renvoient au monde irréel des débuts du cinéma ~et, où~~ç1:miQ.ùë pais~@te n'L chercli~..J?~~~"§~()re. à~~.t:~~~.atioD-d'lIne c1lfilTiiiîitLré.~~J~_~t psychologIque: le montage s'y avoue comme tel, et le truquage~reste péfEêptlbte comme truquage; ët c'est bien dans cette illusion qui se dénonce elle-même, dans ce mouvement qui n'est en réalité qu'une suite rapide d'immobilisations que Claude Simon trouve la substance de sa propre vision, où sur «l'écran d'une mémoire 6» se bous-
1. L'Express, 22 septembre 1960. SIMON, La Route des Flandres,
1. Cf. Sur ce point l'article déjà cité de Roland BARTHES, « La rature ». 2. Bruce MORRISSETTE,« De Stendhal à Robbe-Grillet: modalités du point de VUe », Cahiers de ['Association internationale des Etudes françaises, op. cit., n° 14, p. 162.
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2. Claude p.215.
Editions
de
3. Ibid., p. 209. 4. Ibid., p. 159. 5. Ibid., p. 69. 6. Claude
SIMON, L'Herbe, Editions
de Minuit,
1958, p. 125.
Minuit,
1960,
178
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culent des instantanés d'époques différentes, privés de direction, d'ordre, de finalité, et soumis seulement à la marche apocalyptique d'un temps sans commencement ni fin - «tandis que les quatre cavaliers avançaient toujours (ou plutôt semblaient se tenir immobiles comme dans ces truquages de cinéma où l'on ne voit que la partie supérieure des personnages, en réalité toujours à la même distance de la caméra, tandis que devant eux la longue rue tournante - un côté au soleil, l'autre à l'ombre _ paraît venir se déployer à leur rencontre comme un de ces décors que l'on peut faire repasser indéfiniment... 1 ». Une référence analogue au truquage cinématographique inspire l'univers de Raymond Queneau, dont le rôle de précurseUf reste trop souvent-méconnu: dans sa théorie des «structures potentielles 2 », qui enferment l'infinité des variations possibles sur quelques images, apparaît déjà la recherche de cette composition circulaire qui marque, danslè - nouveau roman, la transformation.du temps en un espace non orienté; or le retour du récit à son point de depart en même temps que l'ouverture d'une spirale sans fin sont obtenus, chez Queneau, par un constant glissement dans les apparences, une métamorphose incessante des formes, qui changent et s'échangent à travers une série de reflets dont rien, finalement, ne permet plus de saisir l'origine. Un roman comme Loin de Rueil illustre l'influence du cinsmâ sur cette COr!iliOSl: tlQ!l en «pelure P'QÎgnon3 l!; non seulement le récit est écrit comme on décrit un film, à travers une suite d'imag~ et discontinues... mais aussi -le_~ma y j~ù.n r~;~Lcf~~~inat'I fondé sur la fréquentati0I:!2:.Sifdue que 0 pec ac es'~ principaux personnages de l'histoire: le monde de l'écran et celui de la salle échangent peu à peu leurs héros, et, à la
1. La Route des Flandres, op. cit., pp. 72-73. 2. Voir à ce propos le groupe de recherches qu'animent François Le Lionnais et Raymond Queneau, sous le nom d'Ouvroir de littérature potentielle; cf. l'article de Jacques BENS, «Littérature potentielle », L'Arc (Queneau), no 28, 1966, pp. 43-51. 3. Cité par Jacques BENS, ibid., p. 44.
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fin du roman, tout le récit s'avère n'avoir été qU'tlIl film, qui à la fois répète, eL Illodifiê-, lë fihii ÎÙlèfrrtênientprojeté devant un enfant spectateur - ce dernier devenant le grand acteur adulte du film après avoir engendré un autre enfant spectateur. Ce mécanisme semblabl(! à c(!luid.l,Lxêve est favorisé par l'absence d'épaisseûr d\in-style,' olt l'imitati~ parodique de l'image à deux dimensions pe!m~L.!.Qus les glissements et tûusles "empruiïrsrc"'ësfui1é sorte de mOiifagtÇau'sênsleéIiiiiqiièaù-terme, qu'opère alors Queneau, qui multiplie sans avertissement les fondus enchaînés ou les flash-backs, et suscite toutes les confusions entre des tetnpS"-e't1!êsmodes différents; et c'est au monde du western, dont les héros ressuscitent sans cesse pour de nouvelles métamorphoses, qu'il emprunte à la fois sa composition à répétitions, ses ellipses sans vraisemblance, et ses «effets spéciaux»: une philosophie du réel considéré comme illusoire puise ainsi aux sources d'un art fondé sur l'illusion de réalité; et dans les échanges constants qui s'établissent entre le monde de l'écran et celui de la vie, le rêve et la réalité deviennent indiscernables parce qu'également truqués, également dénués de fondement. Une ~e~rnièreréfér~lJcepeut éclairer cette remontée aux sources: lorsque Michel Leiris,_da.ns L'Age d'homme, part à la recherche de son identité, pour rassembler sa vie en «un seul bloc solide », c'.esLlarn.égation.d'.un ...roman" qu'il ~e propose de. r~qliserrdans la..mesure_où_il.refme dè- d~crir~" 6.ILS!JrÏ1aginer l'é~9}ution de son exist_~.Qce, mais chërclle_seul§..rjiëi1fTên« conaèÏiséi';; Tès farrset les images en .... ]due... SQrfê.:de:.:ZCctiïrSlëlliiTIOn » qui ignore la chronologie ou le vieillissement 1. Ainsi sculptée, enfermée, immobilisée, sa vie affrontera la mort; et pour opérer la cristallisation de ses souvenirs en quelques images mythiques qui se superposeront et s'éclaireront, il en appelle à la technique qui lui paraît la plus
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1. Cf. De la littérature considérée comme une tauromachie, texte écrit par Michel LEIRIS en 1945-1946 comme préface à une réédition de L'Age d'homme (Gallimard, 1946), qui parut en 1939. Le terme de «constellation» se trouve dans L'Age d'homme, p. 218 de "édition Gallimard .
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propre à. faire_~c au _IQlllan, celle du photo-montage: «QUânërj"'êus l'idée de cet-ô~-uèr~·-tronvent confrontés souvenirs d'enfance, récits d'événements réels, rêves et impressions effectivement éprouvées, en une sorte de collage surréaliste, ou plutôt de photo-montage... »1, c'est en ces termes que quelques années plus tard il évoque son entreprise. Ainsi se,~x::é'?.!,~~J'i!llage. ,que yoieO! .ces é,Çr.Ly~j!2s lorsqu'ils p~rll!IlLde gnéma.:.. ..uneimage figée, truquée, parmis emportée dans un mouvementirréet"ffparfois ~ttiFé~ l'iJ.nmobilité photographique; une' image qurènerclië ans le m()ntage m()ins la prolongation que la négation de sa durée implicite. Image fort différente dans ..sa forme.de celle qu'entrevoit Robbe-Grillet, puisque aussi pieR c'est dans un inéma d'autrefois, une ~tUI~ d~llfaI1Ëe quj~ s'ènracine; mais qui a cepen ant, comme ans la lecture f~ Robbe-Grillet fait du cinéma, la propriété d'ignorer la continuité du temps, et de prêter sa structure spatiale à tous les assemblages. Par-delà l'objectivité ou la subjectivité du point de vue, l'apparence réelle ou imaginaire des matériaux, c'est .pell-t,être.., Qans cette techlJique d~J.a_juxtaposition .immédiate .qu'ilf;Ùidi:àft· 'év~ntuellement chercher l'influence. dUèinéma. mr.1esllQuvelles fQ[ines-du:.X9man;. technique particulièrement. vis~ ..Q~p.s leëilléma muet, pour peu qu'on ignore ses efforts ,p_ou.r atteindre une continuité dramatique; technique qui constitue l'instrument parfait du combat ouvert par les écrivains contre la métaphysique que véhicule implicitement, dans l'écriture romanesque, la logique du récit.
cQntinuité du récitJe retoU!:.permalleDt de.qJ1elqµesvisions non-èxpHquées, la constitution d'un univers marqué par la répétition '- !Qu.s ces' éléments. trouvent aussi dans le r~an policiil!:, une source avouée: Robbë-Grillet, -aes 1956, décrit sa «voie pour le roman futur» en s'aidant d'une comparaison avec les pièces à conviction du drame policier. Pour concevoir la présence immédiate.deLç,hoses existant en deçà et au-:aclade. toute" explication, iLsuffit de se rappeler la façon dont les. indices...d'un meurtre, « objet abandonné sur les lieux du crime, mouvement fixé sur une photographie, phrase entendue par un témoin », sont susceptibles de recevoir les interprétations les plus contradictoires, qui s'annulent au fur et à mesure que l'histoire se déroule. «Et toujours, conclut Robbe-Grillet, il faut en revenir aux indices en~trés: la position exacte-d'fifiriieUbré~'ia "forme 'etia fréquence d'une empreinte, le mot inscrit dans un message 1.» C'est dans ce perpétuel retour vers l'arrière que s'établiraient l'équivalence des t,emps et l'abolition de tout passé. Reste à savoir si son origine est cinématographique ou romanesque. Certes une telle comparaison s'ajoute, dans l'article de Robbe-Grillet, à une évocation explicite de l'univers du cinéma; et l'on n'oublie pas que le cinéma américain des années 1940-1950 marqua l'Europe-de-sesfITms.:-noirs, qui relevaient souvent du genre. policier. Mais rI faut aussi se rappeler que la plupart de ces films sont des adaptations de romans - séries noires ou non -, et que, dans cette perspective, ce sont d'abord les techniques d'écriture et de composition mises en œuvre dans le roman américain d'entre les deux guerres qui peuvent avoir influencé les recherches du nouveau roman français, même si le cinéma servit de relais entre ces deux courants. Un JUOl_ÇQ.IDmeLa Femme à abattre, commencé par B.Windust, puis achevé par Raoul Walsh en 1951, semble corresp-ondre exactement à la description des structures policières dont procède Robbe-Grillet: construit sur une succession de flash-backs disposés de manière non chrono-
L.
Aux sources de l'enquête: le cinéma comme relais entre le roman américain et le nouveau roman PI~ ...9.ued'il1.fl!1em:e, mieux vaudrait toutefois parler de d'a~.tr.esnt:::.~. ~in:RDaraissent. qui ne re-mon pas nécessai.!~.._ . -~ 'ma. Par exemple la dis-
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1. De la littérature ..., op. cit., p. 17.
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1. Pour un nouveau roman, op. cît., pp. 24-25.
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logique, il remonte à l'origin.(!_.l!:.l1_11 __ ~!,ipleJ)ar l'examen répété de quelques traces' (noms, photos, témoigiiagés~--enregistremeritssur baIldéfuagnétique), auxquelles on revient sans cesse pour trouver la vérité - avec cette différence que dans le film on la découvre, alors que la seule vérité concevable pour Robbe-Grillet réside dans l'enquête ellemême. Or le film de Walsh est une adaptation d'un roman de série _n()Î.re-.-écrIf-par James .-E""s.twood:1'aÏ'a:IIèIement l'univers- obsessionnel de The Big Sleep, réalisé par Howard Hawks en 1946, où l'aventure se circonscrit autour de quelques lieux inquiétants, rappelle celui de Faulkner, l'auteur du scénario, qui cependant s'inspire d'une série noire de Raymond Chandler. Et l'on comprend alors que Jean Rousset, dans une communication sur le nouveau roman 1, puisse, à juste titre, déceler une parenté entre l'enquête policière et ces trois «romans de la mémoire» que sont Le Palace, L'Inquisitoire et L'Emploi du temps - Faulkner, écrivain de la mémoire rompue, mais aussi scénariste de films noirs, faisant précisément la jonction entre ces deux directions. Comme dernier exemple, il faudrait enfin analyser l'influence - reconnue par Orson Welles - qu'exercèrent les romans de Dos Passos sur l'écriture de Citizen Kane, où les mêmes faits sont interrogés plusieurs fois avec des points de vue différents, et qui se veulent simultanés; car si l'enquête menée par le journaliste peut annoncer celle de films policiers classiques comme Laura, la démultiplication de cette enquête, son éclatement, et la superposition d'approches opposées relèvent d'une structure romanesque dont les implications dépassent largement la recherche des faits, et mettent en cause une interrogation - sans réponse - sur un homme: Borgès évoque à propos du film non seulement Dos Passos, mais aussi Kafka et Conrad; et il parle d'un sujet «métaphysique et policier à la fois 2 ». On voit, par cet exemple, l'ampleur des résonances que connut le film. Or sa composition circu1. Jean ROUSSET, «Trois romans de la mémoire », Cahiers internationaux du symbolisme (Formalisme et signification), nO' 9-10, 1%5-1966,pp. 75-84. 2. Cf. Positif, n° 58, février 1964, p. 17: "Citizen Kane vu par J.-L. Borgès ».
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laire et discontinue, directement inspirée de la trilogie U.S.A., parut une innovation révolutionnaire lorsque le film sortit en France en 1947; et son audience auprès des cinéastes et romanciers français contribua sans doute à diffuser davantage les techniques du roman américain, même si elles furent riiiSes;'danscértains cas, au compte de l'expression cinématographique elle-même. C'est cettè dernière hypothèse qu'enVisage ClaudeEdmonde Magny, dont l'essai sur L'Age du roman américain précipita les rencontres entre le cinéma et l~I()p1i1,!Lmpd'erne; maIS st. M _r~Uïat~etg !I!!!!lysedes' procécl.gLb..
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1. Les Confessions, livre VI, début.
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une influence directe qui serait historiquement repérable; et lt) œcours au langage et à la tecI!Diqup...çipématQgTaphiques permet sllrtout,'ases yeux, üne lecture éclairante des!êîrines~noùvenes du -rtm'ran-en même temps que la mIse àîi---:ïO-ür' '-cTu'caractère" mlrraTIf'ï':l1'O'pî e au ~iiieIÎla comme au roman: ........ -, A travers des approches différentes, une même conclusion s'impose: les romanciers américains, comme plus ',tard Robbe-Grillet et les nouveaux. romanciers français, sembl~.ntlivoirvu le cinéffi-a-'à-la lumière de leurs proijres 1 recherches, ~ent tort dIvergenteS', mais...9.,.u-:-animait ~galement une reIIexion sur les structuresau roma,p et ies rapï:iOrrs"-a~-r.:r-rêlnitê;~dCCufies'pâ""I·~·ÜÎÎê conception ni5îlVeIIë"'àëëêffitreaÎit:é, dont le réalisme représentait à 'Jeurs yeux la falsification humaniste et qu'il convenait de faire jouer désormais en rapport avec l'illusion, ils ont retenu d'abord, dans l'expœssion cinématographique, la présence de techniques d'enregistrement, qu'elles soient réelIesou-iifiÏsoires;-"alors que' foute une tendance-du cinéma pour se développer comme langage impliquait l'effacement de ces techniques, ou plutôrTeÜrs6uirifSsion à l'organisation d'un discours: ainsi le cinéma, lorsqu'il chexchait_.à..Ji.t:E,,J>es _l!!~!Î~ux dans l!!!e slgI!ifiç;ltiOn continue, allait parfois à l'encon1re- des, possibilités de :~ c1~9ÇS" ,~'"'7tll1~~:~H~l1~§ ..~~~~ers avaientdécouv'ertes dalls son~~J§t~IlÇ~.]mlte; et sa course vers1è'(fid5Tè, I6rscrii'elle était inspirée par une imit(ltioll de la, tradition littéraire désormais rejetée parla littérature elle-même 1, rencontrait une facilité qui pouvait devenfr'néfaste, on l'a vu, dans la mesure où elle transforma~s-'p~uvoirs de suggestion. infOrmulée eI!_l.l!}e ~IQriliul~tiontrop exp1icite;--NefaITùt-iI pas près-ôe quarante ans, et un parlanteiJ.1iii maîtrisé, pour redécouvrir et accepter l'autonomie du montage dans Octobre, qui ne connut aucune compréhension au moment de sa première diffusion? Car cet exemple unique d'une écriture discontinue, 1. André BAZIN(Revue des Lettres modernes, Cinéma et ronUln, op. cil., • Pour un cinéma impur., p. 197) note avec justesse que le cinéma, à son époque, est du côté de Bourget plus que du roman américain.
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où la parole naissait de la dialectique des images, non de leur explication, s'opposait au courant naturaliste qui domina le cinéma à la naissance du parlant. Le cinéma américain lui-même n'échappe pas toujours à cette réduction du montrer au dire; et c'est une curieuse expérience que de confronter Le Faucon maltais, réalisé par John Huston en 1942, au roman de Dashiell Hammett, en qui Cl.-Edm. Magny relevait le modèle du behaviourisme pur: l'ambiguïté des notations extérieures et discontinues, qui créent, chez Hammett, l'incertitude sur le héros, et par ,là même sa profondeur, disparaît au cinéma devant la continuité psychologique que la présence des acteurs, Bogart compris, et le style personnalisé de Huston rétablissent directement. Et ce nouvel exemple de l'appauvrissement que le cinéma peut faire subir au roman, même lorsque ce-:::dernier se veut d'inspiration cinématographique, confirme une dernière conclusion: si l'extériorité du point devue 01.1 là discontinuité du récit constituent des qualités inhérentes à l'expression cinématographique, ce ne sont là que des possibilités implicites qui demandent, pour être réalisées, tout un apprentissage.
L'espace redécouvert, ou la littérature comme relais entre le cinéma et lui-même
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Dans cet a prentissage ue le cinéma dl)J Jair.ede ses pro e e __ ' o. a. Itté~u:..AQt.u~,.,e.!1cor.e.llne fD:is, u,n, ro e etermmant, qu"i'r reste a exammer. Entre l'mflileiiêê""àû'""'C'n'1tn1!i sur la littérature, et celle de la littérature sur le cinéma, la balance penche en effet toujours du second côté. Cer:tes le cinéma a précipité l'évolution des tech~~~ romaE¤~.,
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peut s'expliquer I>::\rla _~ __ ~ la caJ;péra, on trouverait dans telle page de Sartre, écrite vingt ans plus tôt, les bases proprement existentialistes de cette nouvelle conscience romanesque, qui, en rej{!~élIl!J~<:>!l1niscieIlç~ d'!Qlromancier divin, cherche à mettre en situation ~s. ~Y~nements et les persorinages 1. De la même manière, les structures c~cul~ke.~_dû' nouveau roman ont ..Q1!....!rouvér leur Soup:e d~ns des~~1TI~!!pati9ues· gui leur sont antirtt;!:U:~~~: on connaît l'origine scientifique aes compositions en spirale de Queneau, ou l'influence des incertitudes d'Heisenberg sur la conception - plastique aussi bien que poétique - d'une œuvre ouverte à l'infini. Et si même un roman der comme Claude Mauriac formule explicitement ses emprunts aux collages cinématographiques de Godard, ceux-ci ne viennent-ils pas, comme en témoigne la beauté convulsive de Made in U.S.A., d'une inspiration pr0I>r_t)~nt surréaliste? Ce dernier exemple -illustre encore une fois l'influence prépondérante. de la littérature sur l~ <;i~~;:~!L!:clalraJlf::i~irâjSôûs: slIe"Tomart-a , pu -trouver, dans la mèdiation du cinéma, le renouvellei ment de ses-!..echniques,L.1tL..f~u'avait gW faire q. . de 1.a .littérature, PUisqU'~iS\.. d'une. l·mit.a.ti.on.-.·-œ .... c.1ïni'ue p®rt:t!.:~~t~3tom.êJ~irùÎi"':arSI;Wiâl~~s beaucoup pl!!s. PIeç.~~·,:el.9~~; en revanche, c'es.t _aux st~es lit~.raires .~u'iJ.. qfmand~ ,!~:'"~IJ~ d~_,~ns, .e!_;e!!_,:, mIse en œuvre irans une ecnture; et le montage IllI-meme, chrrts- M spêèil'iêiïe~1:'~~pouvait recevoir des orientations foit différentes suivant le type de discours auqûel il se référait: ainsi Eisenstein, qui refuse pourtant une inspiration littéraire, confirme par l'analyse de la littérature au moins autant que de la musiqueou de la peintUre--ëhifioise-Ië protes'sus deréfléXiQii~déJ,Çiiiii.tltCsa prafiqÜ,ë-dl1-montage. Tout au -long de cet ouvrage sont apParues--Ië-séta'Pe~ Qu.çléveloppement narratif qu'a connu le cinéma. au..-contait de la IffLénmrre-;---et-miiintes traces ont été déjà relevées, qüT""s1inalent l'influence du roman 1. Voir Sur ce point non seulement l'article fameux de SARTRE sur François Mauriac (Situations 1), mais aussi des passages de Qu'est.ce que la littérature?, op. cil., en particulier pp. 273 et 349 (collection « Idées »).
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contemporain, et plus particulièrement de ses structures, sur cette mutation : la démultiplication du récit, l'évocation du monologue intérieÜr oll...l'gpparilion de films qüi prennent pOUl objer'leûr' propre démarche, et retracent la genèse du film dans le film lui-même. Plus profondément, cette imitation structurel~ dl!...[91lliUl..JL.entraîné, pour le. cinéma;unereëIèc6Uverte de ses propres tec1nilques; ~1e relQµi--:aÙ~riiontâge- doit être compris comme uneêons~'lµ~!1cedu triivailentrepris par la littératttre;·C"on:teDIpor~~l1:~,.p_o.l1~ )ubstituer ~ l'ench_aînement chronologique des _éyéIl5!II!~!1t§lajuxtaposition d'éléments, dont la discontinl1ite prétendait s'inspiret,ptédsément, du montage cinématographique. Une boude se ferme donc; et dans ces rapports complexes qu'ont entretenus, depuis les origines, 'la littérature et le cinéma, ce n'est pas un des moindres paradoxes que la. littérature ait affirmé définitivement son 1! influence sur- lê -Cii-iéilla en-lui ..faisant .. réalis.er=rhnage qll'efie"-s'étail~f~1fe-~Jy}.. Certe's- la .m{se- ëü' évidence du moritage;d~ms Hiroshima mon amour, vise d'abord à l'expression du temps dans sa continuité vécue ou dans sa durée perdue, non dans la conception théorique que s'en fait le nouveau roman: ce film de la mémoire est d'abord un film prOUStlen:--Mais la confusion des différents niveaux de temps, qui se succèdent parfois d'un plan à l'autre sans repère logique, rappelle aussi, au-delà de Proust, l'univers de Joyce et surtout de Claude Simon, dont le sixième roman, La Route des Flandres, parut précisément quelques mois après Hiroshima: car pour ces écrivains, comme pour Resnais, il s'ag;itci'îrîventer µn langàge~
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et c'est finalement du côté de Claude Simon ~u moins autant que de Robbè=Gri1Ierqrn;se-'siftiè-rAniile E..e.~nière à Mafîènoàd, Oiila.dprisé--èiïdia.rge d'une vision subjective et d'une aventure personnelle s'ajoute à la seule exploration de la subjectivité voulue par Robbe-Grillet 1. La complexité de ces rencontres, où se mêlent influences et convergences, n'efface pas cependant le rôle qu'a pu jouer la littérature dans cette déçouverte du cinéma par lui"mên.ie':·lui rf:n~yant ~mQlicitf:lJlent.-Wll_.imà.gê; par l'firiilâtion qu'elle fait de ses "Possibilitéstechniquesi-1a littérature a conduit le cinéma à mettre en évidence le po"tlvolr-ae ces· techniques, grâce à .desstri.tç1.iJiis __ .nauvelles dirèctement inflÜencées par les nouveaux r()mans. Ainsi· lé Cinéma qui naît vers 1959 représente d'abord un refl~t _cinématographique d'un reflet littéraire du cinéma - la littérature servant au cinéma à'pr~I)qre conscience de ses possibilités, Un dernier pas restait à franchir, ou la: Iittérature,-pol.lr avoir formulé une théorie explicite du cinéma, conduirait ce dernier à la réaliser: en concevant, ves 1956, un cinéma de l'objet et de l'instant, Robbe-Grillet se livrait à une interprétation mythique, tout inspirée de ses propres préoccupations; mais l'audience de cette conception initiale ne s'est pas limitée à ses seuls romans; et alors que Robbe-Grillet abandonnait peu à peu cette interprétati()neICfonction de sa -propre expérfence cinématographique, le cinéma contemporain, lui, après avoir longuement exploré la voie proustienne de la recherche du. temps, a fini par déboucher sur une écriture proprement grillettienne, désormais désavouée par le romancier, et qui rend l'espace à lui-même et à sa seule présence. Ce n'est pas, on l'a vu, dans les films de Robbe-Grillet que se réalise-ceue dernleréCtape, riI mémea"bsôlurn.ent dans ceùXctë-Resnals:qui,- toui en répondant à certaines ambitions romanesques de simultanéité et de polysémie,
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1. Dans la postérité de Marienbad, il faudrait citer Les Diamants de la nuit, où le cinéaste tchèque Nemec greffe sur le récit d'un événement situé dans l'histoire l'exploration des racines les plus élémentaires de la conscience.
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en refuse la clôture, et cherche dialectiquement un cheminement et l'ouverture d'une issue. Mais des films récents, comme Blow-up, Weele-end, La Voie lactée ou Porcherie, proposent désormais un autre regard: l'image - _en couleur --:-.s'y présente conÙne Îînagepltis=-el1ëüre què-corÎilllê<'"Signe, -l'objet apparaît d'abord indéterminé, letèinps se-UefaÜle dans une égale indifférence des instants, et le silence s'installe, soit par l'absence de la parole, soit par son brouillage ou sa dérision. Seule une modification structurale du récit peut composer ces univers de gestes et de choses, dont le sens fait question non plus aux yeux d'un personnage, comme dans L'Eclipse, mais bien pour le spectateur, directement confronté à cette réalité. Il fa1l4nÜLs doute chercher .le~ J2rerrljer~signes d'une telle. métamorphose dims Le Bonheur, d'Agnès..Varda, où la nature du bonheur est analysée non plus dans sa dimension vécue, mais dans sa conception théorique 1 : pour rendre le caractère non humain de ce sentiment, lorsqu'il est pensé à l'état pur, le récit s'organise à travers la succession de saisons dont l'homme épouse spontanément les variations, en s'adaptant, quels que soient les événements, aux cycles naturels. Ainsi s'élabore un univers déjà mythique, puisque la réalité concrète, dans son déroulement, propose l'incarnation d'une idée abstraite. Et ce sont de véritables mythes que présentent Week-end, La Voie lactée et Porcherie, dans la mesure où l'organisation des événements rompt avec l'enracinement réaliste et la localisation historique pour retracer seulement, avec la rigueur d'une démonstration géométrique, les moments d'une fable dont la clé est à déchiffrer. Or ce qui caractérise ces mythes, c'est un usage nouveau du temps: ni système causal, ni durée personnelle, mais bien structure, le temps établit entre les événements un ensemble de relations dont il faut avoir décelé. toutes les composantes - correspondances, répétitions, ou oppositions - pour que le sens apparaisse. Au-delà d'une satire 1. Le film, à sa date (1964), provoqua force malentendus, dans la mesure où il fut jugé suivant une grille psychologique et réaliste qui lui était tout à fait étrangère.
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évidente, l'indétermination de La Voie .lactée tient ainsi à la multiplicitldëSdoubleis- et--aesTaux- échos qui se font jqur diiilslës différents épisodes, et qui maintiennent le film, jusqu'à son terme, dans une incertitude illustrant parfaitement le véritable propos du réalisateur: La Voie lactée incarne en fait la nature profonde de tout mystère, dont la difficulté originelle est que précisément son existence reste toujours douteuse; l'interprétation du film ne peut donc s'opérer. à . travers. son-(féroûTemenr.----mre--foîs le film acheVé,-etconstituéën ob]ëCÙne lecture rétrospective s'impose, qui rende compte de l'impossibilité de l'interprétation. De la même manière, la division de Porcherie en deux récits, dont les rapports relèvent seulement du symbole, implique que le sens du film ne peut être trouvé que lorsque ces rapports auront été éclaircis. Tant que cette clé n'est pas déchiffrée - tant que la structure n'est pas mise au jour - le sens du récit reste suspendu, et chaque élément - plan ou séquence - ne peut être perçu que dans sa vacuité. Une telle évolution s'amorçait déjà dans les montages sé'l.l,l:cntiels·-rrAntonioniou de Bergman. Mais le sens y paraissait plus contesté, mis en question ou perdu, que radicalement absent. Absence affirmée dans ces films nouveaux par le passage à l'ordre du mythe, qui supprime tout contact avec la vraisemblance historique ou la continuité géographique: face au m.ont~gesl,lbjectifc;,:t_h'rique, réinventé vers 1959. et qui substituait à la logique d'un drame la ligne intérieure d'uIl regard, éclaté _désormais un montage structural qui permet de dépouiller les matériaux cinématographiques de leur subjectivité implicite ou seconde aussi bien que de leur signification immédiate; par la radicalisation du récit, qui revient à ses formes primitives, celles de la parabole ou de la fable, l'objectivité paraît enfin conquise: les choses sont là, parce qu'elles ont été manipulées, et leur sens fait défaut. Au cigéma qui disait «je» o.llvertement, ont succécl~_desfiIiTIs où le langage refuse la. personne; et près de quinze après que Robbe-Grillet ait cru l'avoir découvert dans les techniques cinématographiques et l'ait imité dans ses premiers romans, le cinéma connaît cet effacement du regard qu'est
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en réalité la représentation des choses à travers le seul regard « d'un homme qui marche dans la ville» (Barthes) : l'espace, loin de refléter le monde ou de suggérer le temps, s'exprime enfin lui-même dans son indétermination mythique. Il serait difficile de découvrir dans ces œuvres la trace d'une fnfrÜence directe de Robbe-Grillet. L'évolution propre cTû cinéma en tant que récit, et le développement général d'une pensée structuraliste qui retourne aux sources du récit pour trouver le champ d'application de sa méthode, le conduisaient naturellement vers cette recherche dans1a'l.u<;rtle-Ta--llfterafure--ravait- précédé en croyant l'imiter.' Plus probante en iévaricneserait rânalyse dü-B1Ôw~up d'Alltonioni, chez qui les références littérairesont toYié>ursété explicitement fOnIlulées depuis ~"---'-----'--' qu'il mdiquait en Flaubert l'origine de ses premiers essais sur durée. n'est pas étonnant qu'un itinéraire qui commença sous le signe de Flaubert s'achève sous celui de Robbe-Grillet: déjà L'Eclipse montrait, de manière encore subjective, la perte du sens; et l'on peut voir dans Blow-up le premier récit proprement grillettien, où, sous le déguisement d'une aventure policière, se fait le constat de la disparition des significations. Ce n'est pas par un recours au mythe qu'Alltonioni opère cette rupture avec une réalité si longtemps considérée comme significative en elle-même; Blow-up est un récit dont la logique interne n'exclut pas la continuité extérieure, malgré l'absence de toute transition entre les épisodes ou de toute explication sur les détails ou incidents évoqués. Mais c'est par un dédoublement du regard, que se réalise ce dépouillement objectif, qui rend les choses à leur seule présence: parce que le héros du film est un photographe, qui ne regarde que par appareil interposé, la réalité ne sera plus perçue qu'à travers ce filtre qui la neutralise; tandis que la construction de l'aventure autour de deux lieux opposés organise dans le récit des rapports de répétition autant que d'évolution: ainsi s'affrontent l'espace du parc, où l'événement, un meurtre, est perçu sans être vu, puis disparaît quand il a été repéré, laissant alors le monde extérieur à sa vacuité, et l'espace tout intérieur du studio, ,,--
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où la recherche sur les traces photographiques du crime et la découv·erte de son existence s'opèrent une fois aboli l'événement lui-même. Il faut noter toutefois que la déroute du sens n'entraîne pas ici la suppression du récit; la cohérence ne dépend pas de la seule écriture, elle relie aussi rigoureusement les événements, depuis la découverte du cadavre jusqu'à sa disparition, à travers l'enquête que mène le photographe pour retrouver la signification des faits. Et Blow-up indique en quoi le cinéma pourrait réaliser l'ambition du nouveau roman, sans renoncer pour autant à son existence narrative; car c'est encore par ses pouvoirs d'expression simultanée qu'il peut proposer, comme le fait Antonioni dans ce film, à la fois la recherche du sens à travers le récit et son absence dans chaque élément constitutif de ce récit.
Jean-Luc Godard ou la destruction du cinéma par lui-même Toutefois le point de rupture qu'a connu le roman en refusant le récit, le cmem-a,-lulaussi, semble l'atteindre. Car cet itinéraire parallèle que suivent littérature et cinéma aboutit à la même nécessité d'autodestruction, par laquelle l'œuvre ne parlerait plus que d'elle-même; et il faut faire ioi une place à part à l'œuvre de Godard, dont le rôle a été déterminant aussi bien danslagenè'se d'un nouveau récit que dans l'abolition de toute forme narrative. Son apport essentiel au cinéma tient en effet dans son rei
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dans la disparition de l'histoire, et la seule présence d'un sujet, librement inventé par une écriture que ne guide plus auc~._l'ègle spécifiquement cinématographique. Car le rejet de tous les codes s'accompagne, chez Godard, d'un mélange systématique de toutes les formes d'expression. Mû par yn amour absolu du cinéma, il a très vite affirmé que cet art n'existe pas en tant que tel, mais qu'il est fait de tous les arts, de tous .les genres, de tous les tons: ainsi s'est constituée une œuvre où, si la littérature tient une place essentielle, c'est parce qu'elle apporte, au même titre que la peinture ou la musique, certains des matériaux sonores ou visuels dont le brassage - mixage ou montage 1 - fera le cinéma. Pour trouver le langage de notre temps - tâche que s'assigne le cinéaste -, il faut recueillir tous les langages, tous les signes, toutes les formes par le seul art qui puisse précisément les assembler tous: dans le complexe poétique, politique et policier, où se nouent les films de Godard, Céline, Pavese, Poe, Lautréamont, Apollinaire, Dostoïevsky, Vélasquez, Nicolas de Staël, Racine, Purcell, David Goodis, MerleauPonty, Rimbaud, Eluard, Queneau et Mao Tsé toung s'ajoutent ainsi à la couleur, aux affiches, aux bruits, et aux films dans les films (ceux de Lang, de Fuller ou de Dreyer), pour rendre compte de l'existence, de l'instant, dans ce qu'ils ont d'inexprimable ou d'innommable - ce «comment c'est» dont parle aussi, avec Beckett, le roman; le brassage des formes a pour fonction de manifester le présent, perçu non plus dans son intemporalité, mais dans son caractère instantané; et c'est sans doute un des apports essentiels de Godard que d'avoir su rendre sensible, comme le roman contemporain, la dimension tem-
1. C'est sur une redécouverte progressive du montage que s'est construit l'itinéraire de Godard, montage qui prend chez lui deux aspects: d'abord un montage séquentiel, où se lit la trace de ses théories sur la mise en scène; ensuite un montage court, où il brasse les matériaux visuels et sonores. Voir à ce propos deux articles où s'amorce cette évolution: «Défense et illustration du découpage classique» (Cahiers du Cinéma, nO 15, septembre 1952) et « Montage mon beau souci» (Cahiers du Cinéma, no 6.". décembre 1956). Ces articles se trouvent dans le recueil intitulé Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, éditions Pierre Belfond, 1968.
De la littérature au cinéma. -
7.
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porelle du présent. Il se révèle alors qu'on peut tout dire au cinéma,et tOut mettre dans un film, pour peu iI~on filme comme on écrit, en rejetant ces cadres paralysants que sont les conventions, les scénarios, les histoires, et en se laissant guider par son seul regard 1. Et dans cette confusion volontaire de toutes les formes traditionnellement définies naît une forme nouvelle, très proche au fond d'un essai, où parlerait quelqu'un, mais en mêlant toutes les paroles d'autrui, dans une œuvre qui se refléterait elle-même par la mise en évidence qui s'y fait du mécanisme de son élaboration. La formule littéraire ne se veut jamais, chez Godard, citatiori-pnsèau compte du cinéaste, mais bien seulement matériau, à confronter, par le montage, avec d'autres matériaux, également constitutifs du moment dont on veut rendre compte dans sa totalité: ainsi Une Femme mariée, Alphaville ou Made in U.S.A., racontent, par des voies différentes, l'histoire de cette quête d'une parole, où se lit la nostalgie de la poésie. Mais les limites de cette recherche apparaissent précisément lorsque, en refusant entièrement le récit, et son montage, Godard est ramené au discours direct et à la communication littéraire qu'il peut véhiculer, comme dans Deux ou trois choses que je sais d'elle. C'est pourquoi avec One + one, et sans pour autant revenir à une quelconque forme d'histoire, il franchit un pas supplémentaire dans l'élimination de tout code, en traitant chaque parole en dérision: ne restent alors que des plans fixes, où à force de regarder seulement les êtres et leurs gestes - Rolling Stones réels ou fictifs mack Panthers l'auteur scmble hésiter entre la fascination du vide et le retour aux illusions anciennes d'une réalité qui porterait son sens en elle-même; aussi bien l'amour de Godard pour le cinéma s'est-il nourri d'abord de Rossellini et du néo-réalisme. En fait le rejet radical du récit mène logiquement au néant, qu'il soit 1. Voir à ce propos deux entretiens avec Godard, ibid., pp. 284-323 (Cahiers du Cinéma, nO 138, décembre 1962: «Entretien avec J.-L. G0dard), et pp. 353-384 (Cahiers du Cinéma, nO 171, octobre 1965: «Parlons de Pierrot»).
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l'émanation du nihilisme ou celle de l'insignifiance; et la transmission cinématographique d'une parole implique sa mise en forme dans le temps, comme en témoignait Week-end, où Godard ouvrait une voie nouvelle au récit, en le projetant, un des premiers, sur le plan du mythe: il n'est pas douteux que l'écriture géométrique mise en place à travers le jeu des mouvements d'appareil soit à l'origine de La Voie lactée ou de Porcherie. Mais cette voie eUe-même, Godard refuse de la prolonger; et son itinéraire cinématographique le conduit à une mise en question plus radicale encore que celle sur laquelle a buté le roman; impasse dont il cherche l'Ïssue dans le passage, ou le retour, du cinéma à un discours politique, pour lequel des fondements linguistiques restent toutefois à inventer 1. L'exemple de Godard, par laufusion .. qu'il fait de la littérature et du cinéma pour leur égale destruction, achève toute étude de leurs rapports. Mais cette étape ultime n'abolit pas entièrement les frontières qui les séparent: si le cinéma semble aller plus loin encore que la littérature dans ,J'autodestruction, c'est qu'H supporte moins encore que la littérature l'abolition du récit; car le cinéma est montage, et sans montage il n'est précisément plus rien, et pas même l'expression du rien. Tandis que l'écriture romanesque peut trouver dans la poésie l'issue de sa propre contestation 2.
1. En créant le Cercle Dziga Vertov, Godard a clairement indiqué la direction que prennent désormais ses recherches; et trois films ont amorcé ce discours politique en même temps qu'ils consacraient la rupture du cinéaste avec le système capitaliste de production et de distribution: Un Film comme les autres, British Sounds et Pravda n'ont en effet connu aucune exploitation commerciale. 2. Dans Méditerranée, film maudit de Jean-Daniel Pollet et Philippe Sollers, une démarche purement poétique, au sens mallarméen du terme, tente de se constituer: hors récit, hors histoire, par la seule récurrence et les seules variations de quelques thèmes visuels puisés dans les cultures méditerranéennes, mais que ne relie aucune signification externe, voudrait naître un objet qui ne puiserait son sens que dans son mécanisme, et dont le propos serait de détruire tout autre sens venu de l'extérieur et imposé, précisément, par la culture occidentale: voir sur ce point le texte de Philippe SOLLERS dans Cinéthique, nO 5, septembre-octobre 1969, pp. 33-
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De cette force constitutive du montage, l'étude des rapports entre le nouveau roillan et le cinéma a aÎllslapporté une dànièr~pr:el!\Te;fllasuite d.es théories dé -RobbeGrillet,lê -cinéma semble enfin correspondre à ce qu'on avait cnl~ êtr:_~._~91l._QQUyo.Ü:LPhis riï1irle(H~f=·1a-transmi§siQpdela réalité !trute; mais s'il est désormais capable d'exprÎmerla'vâcuiTé silencieuse du monde, ce n'est pas pour l'avoir ,.enregistrée: un tel enre~trement reste toujours char~é s~·d'affectlvlre,. SOIt d'!l.ne~ce, qui représèniè -li'· forme-affëë1:ive'-de l'absence de signification, et par-là même réintroduit le sens; c'est au contraire par un travail complexe de constitution puis de dépouillement du récit, qu'il parvient à rendre perceptibles les choses et les hommes dans leur seule existence concrète. Et s'il sern.Qk_aujqurd'hui exprimer l'espace, c'est pour avoir élPpris et_rnai~rii"~·Te:J.éX!i~:-:Amslsê-trOuve confirméë- là --ijèè~ssrté--d'un- ..récitt-mêmecons.troit . sa propre mise en question; hors ce récit, le cinéma n'est plus qu'un ensemble de techniques visuelles et sonores. Mais par récit il faut entendre ici non seulement la genèse et l'achèvement d'une action, mais bien surtout l'aventure d'une écrituœ dont le sens dépend de sa propre invention.
sur.
35. Toutefois la présence des images, que ne conteste pas assez le montage, leur beauté formelle, et les sources plastiques ou psychanalytiques de leurs associations proposent au spectateur trop de pistes subjectives pour que puisse s'opérer l'éclatement du sujet voulu par Sollers. Bien au contraire les pièges de l'image fascinante continuent à agir, et risquent de reconstituer, à un second niveau, l'unité et le sens de cette culture occidentale qu'il s'agissait de détruire.
AU TERME D'UNE COMPARAISON LE CINÉMA FACE A LUI-MÊME
Si le cinéma n'est rien, initialement, qu'une technique ou qu'un ensemble de techniques, son histoire révèle la multitude de ses possibilités expressives; mais expression n'équivaut pas à création; et parmi ces multiples possibilités, c'est la direction littéraire que cet ouvrage a voulu explorer, dans la mesure, précisément, où une analyse préalable avait permis d'en fonder l'authenticité aussi bien que la fécondité dans l'ordre d'une recherche sur les pouvoirs créateurs du cinéma. Une fois étudiées les modalités qui ont conduit ce rapprochement entre la littérature et le cinéma, il reste à en situer l'apport, en tentant de situer le cinéma dans son rapport à lui-même. L'influence de la littérature sur le développement du langage cinématographique semble bien avoir été constitutive de ce dernier, en fait comme en droit: dans les structures narratives qu'il mit en œuvre, le cinéma a connu en effet une évolution parallèle à celle du roman, allant, comme lui, du simple déroulement d'une histoire à un récit fondé sur sa propre recherche ou sa propre contestation; et le décalage temporel entre ces deux évolutions confirme l'influence de la première - celle du roman - sur la seconde, qui se contenta d'en accélérer le processus tout en l'imitant. C'est qu'aussi bien le cinéma, dès ses origines, chercha dans une matière littéraire sa source d'inspiration; et, s'il se fourvoya tant qu'il voulut y puiser des thèmes psychologiques ou philosophiques dont il ne pouvait assurer la résonance intérieure par une expression autonome, ces errements lui permirent toute-
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fois de faire l'épreuve de cette expression, en demandant à la littérature les formes d'une écriture dont le modèle était nécessaire à la découverte de sa propre démarche. Après avoir longtemps fondé son discours sur les pouvoirs immédiats de l'image, il apprit ainsi, au contact de la littérature, à exprimer le temps et interroger l'espace, donnant par-là pouvoir et sens au rapport spatio-temporel, qui, au sein même de l'image comme dans l'enchaînement des images, représente l'élément primordial de ce langage. Négative tant qu'elle se limitait aux thèmes, l'influence de la littérature devint donc positive quand elle conduisit le cinéma à retrouver la structure du récit, sans se borner à utiliser des techniques narratives: car c'est précisément au sein de cette structure que le temps, exploré dans toute son extension, finit par inventer
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incertaines: ce que refusait Eisenstein, c'était surtout des thèmes, une dramaturgie, une psychologie renvoyant à une vision individualiste; mais sa théorie de l'écriture cinématographique se développait en liaison avec une analyse des structures générales de la création artistique, qu'elle fût littéraire ou picturale. En fait, qui dit récit dit d'abord mouvement vers une structure; le montage n'est rien sans cet horizon structurant où l'œuvre trouve, avec la loi organique de sa constitution, l'origine de sa parole. Aussi bien l'écriture d'Octobre, dans sa reconstruction de l'histoire, s'exerce au sein d'une clôture analogue à celle du récit, et que simplement elle invente par elle seule, la rendant ainsi moins visible: et le montage à la fois détruit l'image pour y construire le sens, et à la fois détruit ce sens pour implanter, par leur répétition, quelques images qui l'enferment. Avec Bresson, Resnais ou parfois Godard, le récit fut un instrument pour revenir à cette écriture depuis longtemps effacée par les illusions du réalisme; car ce qu'ils cherchaient désormais dans le récit, ce n'était plus une histoire ou des thèmes, mais bien la mise au jour de cette totalité organique qui informe l'œuvre et dont le roman moderne dessine de plus en plus nettement l'ossature, en se dépouillant de plus en plus de tout élément étranger à lui-même. Certes la notion de montage, entendu comme interrelation des éléments constitutifs d'un ensemble, n'offre rien de spécifiquement cinématographique, puisqu'elle se trouve à la base de toute approche structurale d'un objet. Mais elle rencontre un écho particulier dans le montage entendu comme suite d'images, et qui est, lui, spécifique du cinéma; car de cette technique peuvent naître des types d'enchaînement fort différents suivant la visée qui les inspire: en respectant la continuité réaliste du champ perceptif et en procédant à l'addition d'éléments imagés, dont le sens dépend alors de la reproduction du réel, le montage mise sur la signification préalable de chacun de ces éléments, et refuse leurs modifications réciproques; mais en les établissant, par ellipses et ruptures, dans la discontinuité, ou même la contiguïté absolue, il cherche leur sens dans une confrontation, qui ne peut
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provenir que de leur disposition. Seule cette seconde démarche permet l'invention d'une écriture dans l'organisation d'un langage producteur de sens; mais c'est la rencontre avec
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son contraire que l'on peut éventuellement définir sa nature. Ainsi la linguistique et la filmologie opposent le cinéma à la littérature, mais butent sur sa réalité esthétique. Et c'est après avoir reconnu dans le cinéma un pouvoir d'écriture qu'il est possible de délimiter ce qui sépare, finalement, le cinéma de la littérature. Si le cinéma peut le plus lorsqu'il montre le moins et cherche dans l'organisation du discours la mise en question du sens de la vision, sa spécificité tient sans doute, en dernière instance, .à ce qu'il montre aussi: mais ce pouvoir visuel ne peut s'intégrer à une perception esthétique qu'une fois élaboré le processus de l'écriture qui, en contestant les données sémantiques de la réalité, permet d'en extraire la seule présence concrète, et de lui restituer sa disponibilité polysémique - aux antipodes de la symbolisation schématique à laquelle aboutissent, au cinéma, toutes les tentatives littéraires fondées sur une interprétation de l'image. La plénitude informulée de la vision, où s'efforce la littérature, qui cherche désormais son dire dans le refus du dicible, n'est pas un produit spontané du langage cinématographique, que sa pente naturelle réduit trop aisément au formulable. Aussi le cinéma ne prend-il pas la relève de la littérature parce qu'il substitue l'image au mot, mais parce qu'il peut ajouter, au terme de sa métamorphose littéraire, la représentation à l'écriture; équilibre d'ailleurs périlleux, et d'une réussite rare: car il s'agit de détruire la représentation pour engendrer l'écriture, tout en faisant naître de l'écriture une représentation nouvelle, infiniment distante de toute signification. Et le pouvoir spécifique du cinéma devrait alors se chercher dans sa capacité d'expression simultanée: non seulement parce qu'il permet, à chaque instant de sa démarche, de confronter les apports du son et ceux de la vision, mais aussi parce qu'il peut, au moment même où il mise sur le temps, rendre à l'espace sa place. C'est, encore une fois, en revenir au montage, mais appréhendé dans sa complexité synchronique aussi bien que dans son étendue diachronique. Sans doute la différence cinématographique s'éprouvet-elle dans l'exercice de ce contrepoint, dont la lecture est
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d'ailleurs aussi périlleuse que la réalisation: car lui non plus ne se fait pas dans l'addition d'éléments isolables, et analysables comme tels, mais dans leur confrontation dialectique, dont naît un terme unique, et instantané, repérable seulement dans une perception globale; d'où la nécessité de promouvoir une critique qui parte de cet effet dernier, et non de ses seules composantes. Car, ,si plusieurs codes sont en action dans le cinéma, le propre de l'œuvre cinématographique, dans son existence spécifique, tient à ce que leur conjonction abolit la spécificité de chacun d'entre eux. Fait apparemment de plusieurs langages, pouvant, tel l'opéra, intégrer la musique et le spectacle au récit, le cinéma ne relève de lui-même que s'il n'en parle aucun, mais cherche dans l'image la genèse d'une parole, et dans la parole l'exaltation d'une image. Ce qui est vrai de l'espace s'accroît par le travail du temps, qui l'invente et le nie. Même si une structure semble s'établir dans l'instant du montage synchronique, qui distingue le cinéma de la littérature, elle se défait au COUl'S du montage diachronique, qui les rapproche; tandis que ce dernier fonde sur le mouvement de l'écriture la recherche d'une autre structure, aussitôt évanouie qu'aperçue. La complexité du cinéma tient à cette double démarche structurale, qui rend impossible toute tentative de décomposition structuraliste: le cinéma relève d'une perception à la fois globale et dynamique; l'œuvre se présente comme une totalité en devenir, et dont le devenir à la fois la détruit et la prépare; et ce que le mouvement apporte aux composantes sensorielles, ce n'est pas un « plus », c'est un «autre ». Avec cet autre commence le cinéma, dont la théorie ne peut naître qu'une fois reconnue sa frontière.
ANNEXES La nature du problème traité ici et la nécessaire relativité de l'approche n'appellent pas l'établissement d'une bibliographie systématique. Le lecteur se reportera donc aux notes des différents chapitres pour trouver les références des choix bibliographiques opérés. En revanche, nous avons rassemblé un certain nombre de textes provenant de films ou de romans. Leurs divers regroupements veulent éclairer la genèse de l'écriture au cinéma, les possibilités d'insertion de la littérature dans un système filmique et l'impossibilité de ramener un film à sa description, fût-eHe littéraire. Il nous a paru utile également de situer avec précision les films cités. Les indications données dans l'index ont été, pour les films antérieurs à 1967, empruntées au Dictionnaire des cinéastes de Georges Sadoul (Paris, Le Seuil, 1965) et à son Dictionnaire des films (Paris, Le Seuil, 1967).
ANNEXES
Documents 1. Vers le montage Les trois textes groupés ici illustrent quelques étapes dans l'invention du montage au temps du muet: le scénario du Voyage dans la lune de Méliès se présente comme une suite de tableaux, dont la lecture évoque parfois l'idée d'un poème; cette forme poétique apparaît plus nettement encore dans le projet jamais réalisé de Robert Desnos. En revanche, l'extrait de la liste-montage du Cuirassé Potemkine révèle une technique nouvelle qui, par la fragmentation, la collision et la répétition contrapunctique de thèmes différents se développant simultanément, devient l'instrument d'une expression dialectique.
TEXTE 1: LE VOYAGE DANS LA LUNE Liste des tableaux,' 1. Le congrès scientifique du Club des Astronomes. 2. Le plan du voyage expliqué aux savants. La désignation des explorateurs et de leurs assistants. Enthousiasme général. Au revoir. 3. L'usine monstre. La construction du projectile. 4. Les fonderies, les hauts fourneaux, fonte du canon géant. 5. Les astronomes s'embarquant dans l'obus. 6. Le chargement du canon. 7. Le canon monstre. Défilé des grenadiers. Salut au drapeau. 8. La course dans l'espace. La lune approche. 9. En plein dans l'œil. 10. Chute de l'obus dans la lune. Le clair de terre, l'aspect de la terre vue de la lune. 11. La plaine des cratères. Eruption volcanique. 12. Le rêve (les bolides, la Grande Ourse, Phœbé, J'étoile double, Saturne, etc.). 13. La tempête de neige. 14. Quarante degrés au-dessous de zéro. Descente dans un cratère lunaire. 15. A l'intérieur de la lune, la grotte aux champignons géants. 16. Rencontre des Sélénites. Combat héroïque. 17. Prisonniers. 18. Le Roi de la lune, l'armée sélénite.
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19. Evasion. 20. Poursuite endiablée. 21. Les astronomes retrouvent l'obus. Départ de la lune. 22. Chute verticale dans le vide. 23. L'obus tombe dans l'océan. 24. Dans les profondeurs maritimes. 25. Sauvetage. Retour au port. 26. Grande fête. Marche triomphale. 27. Couronnement et décoration des héros du voyage. 28. Grand défilé des marins et des pompiers. 29. Inauguration de la statue commémorative par le maire et les conseillers municipaux. 30. Grandes réjouissances publiques. Le Sélénite amené prisonnier de la lune est exhibé en public comme un phénomène. Georges
MÉLIÈS, Le Voyage dans la lune, nO' 399-411(1902). Extrait de Georges SADOUL, Méliès, Paris, Seghers, 1962, pp. 123-124.
TEXTE 2: LEs MYSTÈRES DUMÉTROPOLITAIN Scénario de film sonore et en couleurs. 1. Panorama d'une calme campagne. Des collines, des champs, des moulins, des fermes, une rivière, des haleurs tirant une péniche, un train, un passage à niveau, un pont métallique ... 2. Au milieu d'un champ de blé une jeune et jolie femme, habillée à la mode Second Empire (crinoline, petit chapeau sur l'œil avec «suivez-moi, jeune homme »), cueille des bluets. 3. Dans une rue de Paris, une station de métro modern style. 4. Une foule énorme s'engouffre dans l'escalier de la station. On remarque un vieux général, un encaisseur de banque, une grosse femme portant un panier, un cuirassier, un sergent de ville, un mendiant, un pêcheur à la ligne avec ses instruments, un vieux beau, trois petites filles, une multitude d'hommes et de femmes dont les quatre cinquièmes sont ridicules comme dans la réalité: bigles, boiteux, borgnes, bossus, nez trop longs, nez trop courts, nez de travers, chauves, chevelus, bouches ouvertes, oreilles horribles, ventres flasques et volumineux, pieds trop' grands, parapluie sous le bras, chapeaux grotesques, manières affectées, fausse élégance, etc. 5. La buraliste de la station. Sur un coin de son guichet, elle écrit un interminable poème. Des masses de feuillets s'empilent à sa droite. 6. La foule attend devant le guichet, et grossit de minute en minute. La rue est «noire de monde ».
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ANNEXES
7. Les rues avoisinantes s'encombrent
ANNEXES à leur tour.
8. La buraliste écrit toujours et compte les pieds des alexan-
drins sur ses doigts. 9. Le quai désert dans le souterrain. 10. Le poinçonneur dort. 11. Le chef de gare fait des réussites. 12. Des rames de métro passent, désertes. 13. Les affiches des murs s'animent. La Hollandaise du cacao Blooker s'avance, énorme. Un ours blanc la suit. Le Pierrot de la ouate thermogène s'enfonce, lumineux, dans les ténèbres du souterrain. A peine a-t-il disparu que les lettres de Dubonnet jaillissent l'une après l'autre des ténèbres et tombent sur le sol où elles se cassent. Les bouteilles de l'eau de Javel «La Croix" se brisent. Le lion noir surgit à son tour suivi des deux oies du pâté de foie «Marie ». La salamandre étincelle de tous ses feux. Les bonshommes du réglisse Florent passent sur la voie, poussant une énorme boîte de réglisse. La lune des pâtes voltige dans l'air et des multitudes de peintres du « Ripolin" se jettent de la peinture blanche au visage. L'éléphant du Nil (et sa pancarte) emporte le bébé Cadum sur son dos... etc. 14. Les rues avoisinant la station. Les agents ne peuvent contenir la foule. 15. Les gardes municipaux qui chargent. 16. Des blessés que l'on transporte dans une pharmacie. 17. Une maison qui flambe. 18. Les pompiers qui arrivent. 19. Une barricade: un arbre déraciné sur un boulevard, une automobile renversée; une voiture à bras, une roue cassée, gît sur le côté. 20. C'est une émeute! Robert DESNOS, Cinéma, Paris, Gallimard, 1966,pp. 40-41; extrait d'un scénario publié dans Variétés, IS avril 1930.
TEXTE 3:
L'ESCALIER
D'ODESSA
1. P. G. Noir. Escalier, ils regardent. 2. P. M. ils regardent. 3. De dos. G. P. Ils regardent. 4. Deux ouvriers regardent. 5. Dame. 6. Mutilé. 7. Montrent aux enfants. 8. Vieillard s'éponge. Vieille. 9. Etudiantes agitent. 10. Deux bonnes femmes.
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11. Lèvent des enfants dans l'image. 12. Vieillard regarde. 13. G. P. Enfant crie. 14. Mutilé file entre les pieds. 15. Se jettent de côté. 16 a. Mutilé en plus grand. 17. Jambes se replient. 18. Les jambes se placent à genoux. 19. Course vers la barrière (du dehors). 20. Un homme tombe dans l'image. 21. Pieds des soldats. 22. Salve de dos par en haut. 23. Courent de dos par l'escalier. 24. P. G. Escalier dans la panique. 25. P. M. Fleurs. Escalier dans la panique (à travers des corbeilles). 26. Un groupe est poussé vers le mur. 27. Des gens courent à travers les fleurs (à travers une lyre). 28. Pas. 29. A genoux. 30. Les fleurs tombent (corbeilles). 31. Fusillade. 32. Des gens tombent dans les fleurs (une corbeille tombe). 32 a. Un manche de parasol se brise. Parasol dressé sur l'appareil. 33. Absence dans les feuilles de vigne. 33 a. Id. 34. Chute dans les fleurs. 35. Pas. 36. Salve. 37. Chute avec les feuilles de vigne (G. P.). 37 a. Id. Moyen. 38. Des pieds courent de côté. Mère et enfants vers l'appareil. 39. En mouvement sur la descente. Mère avec ses deux enfants. 40. Fusillade. 41. Un jeune garçon tombe. 42. G. P. Le jeune garçon crie. 43. La mère s'est retournée, mise à crier. 44. Des pieds courent sur le garçon. 44 a. Mère (en plus gros qu'à l'image 43). 45. Ils sont poussés vers le mur. Dans les pieds s'emmêlent des enfants. 46. Des têtes de vieillards dans la panique. 46 a. Vargatch G.P. 46 b. «Porteur de Victoire» G.P. 46 c. Vieux Juifs. G. P. 47. Pas.
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48. Salve. 49. Un groupe tombe près du mur. 50. Une mère se lève dans l'image. 51. Des gens descendent. 52. La mère va vers le haut. De loin ils viennent en tirant. 53. P. M. La mère traîne un enfant (vers l'appareil). 54. Appel frénétique de la mère. 55. Du groupe des demi-fusillés se lève Poltavtseva. 56. G. P. Poltavtseva. 57. La mère va vers l'appareil. 58. Le groupe de Poltavtseva bouge. 59. Pas. 60. Salve. 61. Chute de la mère. 62. Chute de la mère. S.M. EISENSTEIN:liste-montage du Cuirassé Potemkine. Extrait de : L. MOUSSINAC, Eisenstein, Paris, Seghers, 1964,pp. 132-134.
2.
Problèmes de transcription
Comment décrire un film? A propos de deux films d'Eisenstein, d'ailleurs divergents, s'opposent ici deux lectures: celle de Georges Sadoul pour Le Cuirassé Potemkine réduit l'efficacité du montage en faisant de l'action un récit tout imprégné de conventions narratives (alternance du passé simple et de l'imparfait, transitions, explications, etc.); tandis que l'esquisse du découpage après montage et des cartons d'Octobre respecte davantage la discontinuité qui caractérise la séquence de l'ouverture des ponts comme l'ensemble du film, d'où toute trame narrative et tout héritage dramaturgique ont disparu.
TEXTE 4: L'ESCALIER D'ODESSA Sur l'escalier l'enthousiasme de la foule montait. Toutes les couches de la population étaient là. Une vieille femme à lorgnon, son chapeau noir retenu par une écharpe blanche nouée sous le cou, une institutrice sans doute, montra en souriant à la jeune fille qui l'accompagnait le Potemkine et son drapeau rouge. Une dame à chapeau emplumé releva sa voilette et ajusta son face à main pour mieux voir le cuirassé. Une autre dame ouvrit son parasol de dentelles noires et salua le Potemkine de sa main gantée.
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A côté d'elles, au ras des marches, un cul-de-jatte qui se déplaçait en posant ses poings sur le sol, leva, du même geste, son bras pour saluer. Il agitait un béret marin dépenaillé. Une ménagère aux épais cheveux noirs, de type tzigane, arriva en haut des escaliers. Son petit garçon, qui avait sept ou huit ans, tenait un panier au bras. La mère s'accroupit près de son enfant pour lui montrer le drapeau rouge qui flottait sur le Potemkine. Tous deux le saluèrent de la main. Près d'eux un petit garçon et une petite fille levaient les bras et riaient pour saluer le drapeau rouge. Des mains se levaient, portant haut les roses de juin. Et soudain Soudain, sur l'escalier parut un rang de soldats en képi et tunique blanche qui tenaient leurs baïonnettes en avant. Ils commencèrent à descendre les marches d'un pas régulier et mécanique, avec leurs culottes de drap sombre, leurs hautes bottes trop bien cirées, avec leurs tuniques blanches portant en bandoulière une couverture sombre roulée. Sans sommation leurs fusils tirèrent une salve, à balles ... Une femme tourna la tête et tomba en avant. La panique saisit la foule. Le cul-de-jatte descendait les marches. Suivie d'un groupe affolé, la femme à l'ombrelle s'embarrassait en courant dans ses longues jupes. Le cul-de-jatte sautait de marche en marche, appuyé sur ses poignets. Les gens couraient en désordre, descendant vers le port. En haut de l'escalier, devant la statue de Richelieu, drapée à la grecque, les tireurs continuaient d'avancer sur les gens qui fuyaient. Les bottes bien cirées descendaient les marches. Les jambes d'un homme mortellement frappé se plièrent. Partout sur le grand escalier monumental c'était la panique. Les gens couraient çà et là. Près de l'homme mort, le petit garçon pleurait. Les gens, désarmés et affolés, fuyaient. Les soldats continuaient de descendre, de tirer, de tuer. Leurs bottes enjambaient des cadavres. Le Cuirassé Potemkine, raconté par Georges SADOUL, d'après son montage et ses sous-titres, L'Avant.Scène du Cinéma, nO 11, pp. 22-23.
TEXTE 5: L'OUVERTURE DESPONTS A PÉTROGRAD Un des bureaux ministériels du Gouvernement provisoire: un des ministres (Lvov probablement, le comédien l'incarnant lui ressemblant étrangement) décroche le téléphone d'un geste nerveux (il est en plan américain, assis à son bureau). De la littérature au cinéma. -
8.
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Les vainqueurs jettent à l'eau la «Pravda » bolchevique.
Le Gouvernement a ordonné ... d'ouvrir les ponts. Coupez les quartiers ouvriers du centre Le ministre raccroche d'un geste brutal. Plans rapprochés des poutrelles d'acier soutenant le pont; elles glissent doucement. Caméra au sol sur le tablier du pont qui bouge lentement, les cadavres semblent «frémir", le cheval blanc glisse de quelques centimètres. Plongée générale sur le pont qui «bouge". Fuite de bolcheviks, apeurés, vers l'autre rive de la Néva. Plongée en plan moyen sur le cadavre d'une jeune personne à la longue chevelure; son corps repose au centre du pont, là où les deux plateaux se sectionnent pour s'élever. Flash sur la foule qui fuit. Flash sur quelques bourgeois qui, de l'autre rive, s'amusent du spectacle. Retour sur la jeune femme morte: les deux plateaux se détachent, ses mains glissent, ses longs cheveux restent un moment sur la paroi qui s'élève. Gros plan des poutrelles qui bougent; des gens fuient, des gens tombent. Un des plateaux qui s'élève entraîne dans le vide le corps du cheval blanc soutenu (en balancier) par la charrette qui est de l'autre côté du plateau. Le pont s'écarte et se lève lentement. Divers plans généraux et semi-généraux sur les plateaux qui se lèvent, sur la charrette, sur le cheval pendant dans le vide, sur les cadavres du pont qui glissent vers le bas du quai. Sur le quai, tels des fourmis, des gens courant en tous sens en se sauvant. Très grande vue d'ensemble (un.e statue en amorce) sur le pont qui s'ouvre inexorablement. Des gens qui fuient d'une rive; de l'autre des femmes, en chapeaux fleurs, qui rient et gloussent. Plan semi-général du cheval qui s'élève; de la charrette; du cheval que l'on suit en panoramique ascendant. Très gros plan du visage mongol d'une statue de pierre... et plan semi-général d'une passerelle côté rive du centre de la ville: des bourgeoises viennent se pencher près de l'eau pour «juger» du spectacle. Un officier les rejoint tenant un gros paquet de tracts bolcheviks (il y a aussi des exemplaires de la «Pravda" où Lénine écrivait ses éditoriaux revendicateurs): tous jettent les papiers, un par un, vers l'eau. Vol des papiers jusqu'au fleuve... (suivi par la caméra); les papiers surnagent un instant.
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Bourgeois, bourgeoises amusés jettent les papiers à l'eau. Plan rapproché d'un exemplaire de la « Pravda» flottant. Retour Sur des bourgeoises et des officiers qui continuent leur jeu avec satisfaction. Raccord: très nombreux plans sur les journaux ou tracts flottant, sur les bourgeoises et officiers les jetant, sur les plateaux du pont se dressant à la verticale, sur la charrette, sur le cheval s'élevant dans le vide, sur les rouages et les poutrelles bougeant. Une bourgeoise, les bras chargés de journaux, les tend à ses compagnes qui la pillent pour jeter les papiers vers l'eau. Rire d'un petit vieux à chapeau mou. Chute de banderolles et bannières bolcheviques dans le fleuve. Le cheval mort dans le vide termine son ascension (suivie en panoramique) lorsque ses liens, le retenant à la charrette, cassent. Chute du cheval dans le fleuve (panoramique inverse rapide) et contre-champ sur le plateau: la charrette roule vers le bas et s'écrase près des cadavres. Divers plans rapprochés sur d'autres cadavres, sur un étendard déchiqueté dans l'eau, des tracts surnagent, des bourgeois qui rient, des «Pravda» qui ne coulent pas dans le fleuve. Octobre (extrait du découpage après montage), L'Avant-Scène du Cinéma, no 74, pp. 22-23.
3.
De la littérature au cinéma
Des notations juxtaposées de Moderato cantabile au lyrisme d'Hiroshima mon amour, une métamorphose s'est opérée dans l'écriture de Marguerite Duras; métamorphose qu'exigeait le passage au système expressif d'Hiroshima, dans lequel la littérature, à l'étape ultime où s'achève le film, n'apparaît plus que comme un matériau intervenant en contrepoint de la musique et du montage.
TEXTE 6: La plainte d'Anne Desbaresdes reprit, se fit plus forte. Elle posa de nouveau sa main sur la table. Il suivit son geste des yeux et péniblement il comprit, souleva la sienne qui était de plomb et la posa sur la sienne à elle. Leurs mains étaient si froides qu'elles se touchèrent illusoirement dans l'intention seulement, afin que ce fût fait, dans la seule intention que ce le fût,
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plus autrement, ce n'était pas possible. Leurs mains restèrent ainsi, figées dans leur pose mortuaire. Pourtant la plainte d'Anne Desbaresdes cessa. - Une dernière fois, supplia-t-elle, dites-moi. Chauvin hésita, les yeux toujours ailleurs, sur le mur du fond, puis il se décida à le dire comme d'un souvenir. - Jamais auparavant, avant de la rencontrer, il n'aurait pensé que l'envie aurait pu lui en venir un jour. - Son consentement à elle était entier? - Emerveillé. Anne Desbaresdes leva vers Chauvin un regard absent. Sa voix se fit mince, presque enfantine. - Je voudrais comprendre un peu pourquoi était si merveilleuse son envie qu'il y arrive un jour. Chauvin ne la regarda toujours pas. Sa voix était posée, sans timbre, une voix de sourd. - Ce n'est pas la peine d'essayer de comprendre. On ne peut pas comprendre à ce point. - II y a des choses comme celle-là qu'il faut laisser de côté? - Je crois. Le visage d'Anne Desbaresdes prit une expression terne, presque imbécile. Ses lèvres étaient grises à force de pâleur et elles tremblaient comme avant les pleurs. - Elle ne tente rien pour l'en empêcher, dit-elle tout bas. - Non. Buvons encore un peu de vin. Elle but, toujours à petites gorgées, il but à son tour. Ses lèvres à lui tremblaient aussi sur le verre. - Le temps, dit-il. - II faut beaucoup, beaucoup de temps? - Je crois, beaucoup. Mais je ne sais rien. II ajouta tout bas: « Je ne sais rien, comme vous. Rien ». Anne Desbaresdes n'arriva pas jusqu'aux larmes. Elle reprit une voix raisonnable, un instant réveillée. - Elle ne parlera plus jamais, dit-elle. - Mais si. Un jour, un beau matin, tout à coup, elle rencontrera quelqu'un qu'elle reconnaîtra, elle ne pourra pas faire autrement que de dire bonjour. Ou bien elle entendra chanter un enfant, il fera beau, elle dira il fait beau. Ça recommencera. - Non. - C'est comme vous désirez le croire, ça n'a pas d'importance. La sirène retentit, énorme, qui s'entendit allègrement de tous les coins de la ville et même de plus loin, des faubourgs, de certaines communes environnantes, portée par le vent de la mer. Le couchant se vautra, plus fauve encore sur les murs de la salle. Comme souvent au crépuscule, le ciel s'immobilisa, relativement, dans un calme gonflement de nuages, le soleil ne
fut plus recouvert et brilla librement de ses derniers feux. La sirène, ce soir-là, fut interminable. Mais elle cessa cependant, comme les autres soirs. - J'ai peur, murmura Anne Desbaresdes. Chauvin s'approcha de la table, la rechercha, la recherchant, puis y renonça. - Je ne peux pas. Elle fit alors ce qu'il n'avait pas pu faire. Elle s'avança vers lui d'assez près pour que leurs lèvres puissent s'atteindre. Leurs lèvres restèrent l'une sur l'autre, posées, afin que ce fût fait et suivant le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et tremblantes. Ce fut fait.
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Marguerite DURAS,Moderato Cantabile, Paris, Editions de Minuit, 1958, pp. 149-153.
TEXTE 7: Apparaissent, peu à peu, deux épaules nues. On ne voit que ces deux épaules, elles sont coupées du corps à la hauteur de la tête et des hanches. Ces deux épaules s'étreignent et elles sont comme trempées de cendres, de pluie, de rosée ou de sueur, comme on veut. Le principal c'est qu'on ait le sentiment que cette rosée, cette transpiration, a été déposée par [le «champignon» de Bikini], à mesure de son éloignement, à mesure de son évaporation. Il devrait en résulter un sentiment très violent, très contradictoire, de fraîcheur et de désir. Les deux épaules étreintes sont de différente couleur, l'une est sombre et l'autre est claire. La musique de Fusco accompagne cette étreinte presque choquante. La différenciation des deux mains respectives devrait être très marquée. La musique de Fusco s'éloigne. Une main de femme reste posée sur l'épaule jaune, posée est une façon de parler, agriffée conviendrait mieux. Une voix d'homme, mate et calme, récitative, annonce: LUI. - Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. A utiliser à volonté. Une voix de femme, très voilée, mate également, une voix de lecture récitative, sans ponctuation, répond: ELLE.- J'ai tout vu. Tout. La musique de Fusco reprend, juste le temps que la main de femme se resserre encore sur l'épaule, qu'elle la lâche, qu'elle la caresse, et qu'il reste sur cette épaule jaune la marque des ongles de la main blanche.
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Comme si la griffure pouvait donner l'illusion d'être une sanction du: «Non, tu n'as rien vu à Hiroshima. » Puis la voix de femme reprend, calme, également récitative et terne: ELLE. Ainsi l'hôpital, je l'ai vu. J'en suis sûre. L'hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir? L'hôpital, couloirs, escaliers, malades dans le dédain suprême de la caméra. (On ne la voit jamais en train de voir.) On revient à la main maintenant agriffée sans relâche sur l'épaule de couleur jaune. LUI. - Tu n'as pas vu d'hôpital à Hiroshima. Tu n'as rien vu à Hiroshima. Ensuite la voix de la femme se fait plus, plus impersonnelle. Faisant un sort (abstrait) à chaque mot. Voici le musée qui défile. De même que sur l'hôpital lumière aveuglante, laide. Panneaux documentaires. Pièces à conviction du bombardement. Maquettes. Fers ravagés. Peaux, chevelures brûlées, en cire. Etc. ELLE. Quatre fois au musée ... LUI. - Quel musée à Hiroshima? ELLE. Quatre fois au musée à Hiroshima. J'ai vu les gens se promener. Les gens se promènent, pensifs, à travers les photographies, les reconstitutions, faute d'autre chose, à travers les photographies, les photographies, les reconstitutions, faute d'autre chose, les explications, faute d'autre chose. Quatre fois au musée à Hiroshima. J'ai regardé les gens. J'ai regardé moi-même pensivement, le fer. Le fer brûlé. Le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair. J'ai vu des capsules en bouquet: qui y aurait pensé? Des peaux humaines flottantes, survivantes, encore dans la fraîcheur de leurs souffrances. Des pierres. Des pierres brûlées. Des pierres éclatées. Des chevelures anonymes que les femmes de Hiroshima retrouvaient tout entières tombées le matin, au réveil. J'ai eu chaud place de la Paix. Dix mille degrés sur la place de la Paix. Je le sais. La température du soleil sur la place de la Paix. Comment l'ignorer ? .. L'herbe, c'est bien simple ... LUI. - Tu n'as rien vu à Hiroshima, rien. Marguerite
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DURAS,Hiroshima mon amour, (scénario et dialogues'), Paris, Gallimard, 1960, pp. 15-19.
TEXTE 8: Musique ayant pour thème «l'oubli» sur écran noir, puis sur des empreintes fossilisées alors que se déroule un générique très sobre. Montée au noir, puis gros plan de corps enlacés recouverts de cendres atomiques. Début du thème musical «corps », soit piano seul, puis orchestre, qui dure toute la scène. Fondu enchaîné lent sur un nouveau gros plan de l'étreinte; la cendre atomique étant devenue pailletée. Fondu enchaîné lent. Chambre d'hôtel - Hiroshima Gros plan identique, mais «réaliste» de l'étreinte mouvante. Nouveau fondu enchaîné pour découvrir le même gros plan légèrement plus clair. Les deux corps enlacés sont de couleurs différentes, l'un est plus clair que l'autre. La main blanche et fine de la femme reste un instant posée sur l'épaule foncée. LUI, off. Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. ELLE, off. J'ai tout vu... Tout. Hiroshima - extérieur jour Plan moyen en contreplongée des bâtiments et de la tour modernes de l'hôpital d'Hiroshima qui se découpent dans un grand morceau de ciel très clair (lumière brutale). Court thème musical «hôpital» (alto et contrebasse), puis reprise du thème «corps ». ELLE, off. Ainsi l'hôpital, je l'ai vu... J'en suis sûre. ................
1
Couloir de l'hôpital: plan général de l'enfilade d'un couloir et travelling avant. Nous croisons, sur le passage, deux ou trois malades qui s'écartent non pas pour laisser passer la caméra, mais pour éviter, semble-t-il, cet œil trop curieux. ELLE, off. L'hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir? Une salle de l'hôpital: plan général orienté vers la porte de la salle que nous franchissons en travelling avant. Sur le seuil, 1. Tous les changements indiqués par des pointillés.
des plans
courts
dans
une même
séquence
sont
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une malade appuyée à la porte, Suite du travelling dans la salle. gée d'une malade couchée; elle puis, aussitôt, se détourne. Plan d'une autre malade qui détourne
le regard figé vers la caméra. Plan moyen fixe en légère plontourne la tête vers la caméra, moyen large en légère plongée également la tête.
Autre salle d'hôpital: un homme loureux, se détourne vivement.
malade,
assis, le visage dou-
Nouveau travelling avant dans un autre couloir en enfilade. LUI, off. Tu n'as pas vu d'hôpital à Hiroshima. Tu n'as rien vu à Hiroshima. Fin du thème musical
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«corps».
Fondu au noir et ouverture sur un gros plan de la main féminine caressant le dos de l'homme. Thème musical «oubli». Musée d'Hiroshima Plan général du musée vu de l'extérieur, bâtisse moderne aux lignes géométriques dures; on le voit d'abord dans toute sa longueur, puis en plan un peu plus serré dans toute sa largeur. Musique thème «musée». ELLE, off. Quatre fois au musée ... LUI, off. Quel musée à Hiroshima ?... Série de quatre plans courts sur l'enfilade de la longueur du bâtiment, puis sur les escaliers extérieurs. Intérieur du musée: plongée générale vers de larges escaliers; nouvelle plongée des escaliers à un palier supérieur; contreplongée générale des escaliers vus d'un autre palier. Plan moyen d'une sphère entourée d'ellipses clignotantes. Les salles du musée: plan moyen d'une grande reproduction photographique accrochée à un mur et montrant le «champignon» atomique. Thème musical «blessés» plus rapide, inquiétant, contrastant avec la lenteur des promeneurs. ELLE, off. Quatre fois au musée à Hiroshima ... Plan général (caméra au sol) et travelling puis panoramique pour suivre les jambes des visiteurs que l'on aperçoit derrière les panneaux exposés.
EllE, off. J'ai vu les gens se promener. Les gens se promènent pensifs, à travers les photographies, les reconstitutions ..., faute d'autre chose ... Travelling rapide en plan semi-général le long des panneaux photographiques présentant des pièces à conviction du bombardement atomique. ELLE, off .... les photographies ..., les photographies ..., les reconstitutions, faute d'autre chose ... Travelling tournant autour de la maquette de la bombe vue en plan général. ELLE, off .... les explications, faute d'autre chose. Plongee générale sur une grande maquette de la ville et de nombreux visiteurs se penchant autour d'elle pour mieux voir. EllE, off. Quatre fois au musée à Hiroshima. J'ai regardé les gens. J'ai regardé, moi-même ..., pensivement, le fer ... Travelling arrière découvrant une poutrelle de fer tordue par le feu, puis travelling tournant autour d'une bicyclette calcinée, puis plongée sur des capsules rongées par le feu. La voix continue sur un travelling arrière découvrant des bocaux dans lesquels flottent des lambeaux de peau; suite du travelling sur des pierres éclatées pour finir sur un parchemin au bas duquel (panoramique descendant) se trouve collée une grosse touffe de cheveux. ELLE, off. ... le fer brûlé, le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair ... (Un temps.) J'ai vu des capsules en bouquets. Qui y aurait pensé ?... Des peaux humaines, flottantes, survivantes encore dans la fraîcheur de leurs souffrances. Des pierres. Des pierres brûlées. Des pierres éclatées. Des chevelures anonymes que les femmes de Hiroshima retrouvaient tout entières tombées le matin, au réveil. Travelling latéral sur une enfilade de photographies prises en plan moyen. Arrêt sur la photo d'un homme dos nu: son dos est rongé par les radiations atomiques. Gros plan, puis panoramique vers le haut découvrant le crâne brûlé et pelé. EllE, off. J'ai eu chaud place de la Paix. Plan général de la place de la Paix que le soleil illumine d'une lumière brutale. En premier plan, un travelling latéral découvre les colonnes extérieures du musée. ELLE, off. Dix mille degrés sur la place de la Paix. Je le sais. La température du soleil sur la place de la Paix. Comment l'ignorer ?... L'herbe ..., c'est bien simple ... LUI, off. Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. lliroshima mon amour, (extrait
du découpage
après montage),
L'Avant-Scène du Cinéma, nO' 61-62, pp. 10-11.
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4.
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Variations autour de Robbe-Grillet
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même, un peu à l'écart, le carré qui occupe le coin gauche de la table, vers l'arrière, correspond au pied d'une lampe en cuivre placée maintenant dans le coin droit: un socle carré, haut d'environ deux centimètres, surmonté d'un disque de même épaisseur portant en son centre une colonne cannelée. L'abat-jour projette au plafond un cercle de lumière. Mais ce cercle n'est pas entier: un de ses bords se trouve coupé, à la limite du plafond, par la paroi verticale, celle qui est située derrière la table. Cette paroi, au lieu du papier peint qui recouvre entièrement les trois autres, est dissimulée du haut en bas, et sur la plus grande partie de sa largeur, par d'épais rideaux rouges, faits d'un tissu lourd, velouté. Dehors il neige.
Dans l'itinéraire de Robbe-Grillet, la rencontre avec Resnais fut une étape, mais aussi un détour: Marienbad est la seule des trois œuvres citées ici qui laisse se développer, à côté des descriptions minutieuses du décor, le pouvoir incantatoire de la parole off, tandis que Dans le labyrinthe, qui la précède, et L'Immortelle, qui la suit, retiennent le regard à la surface des choses. En revanche, dans L'Immortelle, film autant que livre, la référence cinématographique, qui donne toute image comme une image, permet de faire place aux aspects subjectifs de la représentation comme aux perceptions auditives qui les accompagnent indépendamment; en quoi L'Immortelle diffère du Labyrinthe et annonce La Maison de rendez-vous.
TEXTE 9:
Alain ROBBE-GRILLET, Dans le labyrinthe (roman), Paris, Editions de Minuit, 1959, pp. 9-11.
Je suis seul ici, maintenant, bien à l'abri. Dehors il pleut, dehors on marche sous la pluie en courbant la tête, s'abritant les yeux d'une main tout en regardant quand même devant soi, à quelques mètres devant soi, quelques mètres d'asphalte mouillé; dehors il fait froid, le vent souffle entre les branches noires dénudées; le vent souffle dans les feuilles, entraînant les rameaux entiers dans un balancement, dans un balancement, balancement, qui projette son ombre sur le crépi blanc des murs. Dehors il y a du soleil, il n'y a pas un arbre, ni un arbuste, pour donner de l'ombre, et l'on marche en plein soleil, s'abritant les yeux d'une main tout en regardant devant soi, à quelques mètres seulement devant soi, quelques mètres d'asphalte poussiéreux où le vent dessine des parallèles, des fourches, des spirales. Ici le soleil n'entre pas, ni le vent, ni la pluie, ni la poussière. La fine poussière qui ternit le brillant des surfaces horizontales, le bois verni de la table, le plancher ciré, le marbre de la cheminée, celui de la commode, le marbre fêlé de la commode, la seule poussière provient de la chambre elle-même: des raies du plancher peut-être, ou bien du lit, ou des rideaux, ou des cendres dans la cheminée. Sur le bois verni de la table, la poussière a marqué l'emplacement occupé pendant quelque temps - pendant quelques heures, quelques jours, minutes, semaines - par de menus objets, déplacés depuis, dont la base s'inscrit avec netteté pour quelque temps encore, un rond, un carré, un rectangle, d'autres formes moins simples, certaines se chevauchant en partie, estompées déjà, ou à demi effacées comme par un coup de chiffon. Lorsque le contour est assez précis pour permettre d'identifier la forme avec certitude, il est aisé de retrouver l'objet original, non loin de là. Ainsi la trace circulaire a-t-elle été visiblement laissée par un cendrier de verre, qui est posé juste à côté. De
TEXTE 10: Le mouvement de caméra, amorcé sur la fin du générique, se poursuit, lent, rectiligne, uniforme, le long d'une sorte de galerie, dont on voit un seul côté, assez sombre, éclairée seulement par des fenêtres régulièrement espacées, placées de l'autre côté. Il n'y a pas de soleil, peut-être même est-ce la tombée du jour. Mais les lumières électriques ne sont pas allumées; à intervalles constants, une zone plus claire, en face de chaque fenêtre invisible, montre avec plus de netteté les ornements qui couvrent la paroi. Le champ de l'image comprend tout le mur, de haut en bas, avec une bande peu étendue de plancher ou de plafond, ou les deux à la fois. La photographie n'est pas prise face au mur, mais légèrement de biais (vers la direction dans laquelle avance l'appareil). La paroi ainsi découverte, explorée régulièrement mètre par mètre, est la même que celle aperçue déjà entre les deux derniers tableaux du générique: c'est-à-dire une surface ornée d'une profusion de baguettes, cimaises, frises, corniches, appliques et ouvrages en stuc de toutes sortes. Les panneaux sont en outre occupés par des tableaux encadrés, situés tous à hauteur de regard. On y rencontre principalement: des gravures de genre ancien représentant un jardin à la française avec pelouses géométriques, arbustes taillés en cônes, pyramides, etc., allées de gravier, balustrades de pierre, statues avec socles cubiques massifs et poses figées, légèrement emphatiques. Des photographies de l'hôtel lui-même et en particulier du couloirgalerie où l'on se trouve (montrant par exemple la perspective fuyante des deux parois). Enfin une affiche de spectacle (encadrée
J
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également) pour une pièce de théâtre portant un titre étranger, sans signification, et le reste étant illisible, sauf peut-être un en-tête en plus gros caractères: Ce soir, unique représentation de ...
même dans les parties assez sombres, donnant comme un aspect vernis à toute chose.
Le couloir-galerie pourra comporter des portes latérales (fermées), des colonnes et fausses colonnes, des ouvertures sur de longs couloirs transversaux, ou même sur des halls et salles de réception. Tout ce décor est vide de personnages. Seuls, peut-être, çà et là à l'angle d'une salle ou dans le fond d'un corridor transversal, un domestique immobile, figé, très habillé, ou bien une statue (mais sans socle). Si un trajet rectiligne aussi long est impossible, il sera remplacé par une succession labyrinthique de couloirs et de salons, donnant la même impression de parcours lent et continu, comme irrépressible. Pendant tout ce temps, la même voix neutre et monotone continue à dire son texte. Les paroles, dès la fin du générique, sont devenues normalement compréhensibles. VOIX DE X: ... où les pas de celui qui s'avance sont absorbés par des tapis si lourds, si épais, qu'aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille, comme si l'oreille elle-même de celui qui s'avance, une fois de plus, le long de ces couloirs, - à travers ces salons, ces galeries, dans cette construction d'un autre siècle, cet hôtel immense, luxueux, baroque - lugubre, où des couloirs interminables succèdent aux couloirs, - silencieux, déserts, surchargés d'un décor sombre et froid de boiseries, de stuc, de panneaux moulurés, - marbres, glaces noires, tableaux aux teintes noires, colonnes, lourdes tentures, encadrements sculptés des portes, enfilades de portes, de galeries, de couloirs transversaux, - qui débouchent à leur tour sur des salons déserts, des salons surchargés d'une ornementation d'un autre siècle, - des salles silencieuses où les pas de celui qui s'avance sont absorbés par des tapis si lourds, si épais, qu'aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille, - comme si l'oreille ellemême était très loin, très loin du sol, des tapis, très loin de ce décor lourd et vide, très loin de cette frise compliquée qui court sous le plafond, avec ses rameaux et ses guirlandes, comme des feuillages anciens, comme si le sol était encore de sable ou de graviers ...
Les images qui accompagnent ce texte ne présentent pas d'analogie absolue avec les éléments de décor auxquels il fait allusion. Mais la photographie doit avoir un caractère constant, qui se retrouve d'ailleurs durant tout le film: image nette et brillante,
Alain
ROBBE·GRILLET,
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L'Année dernière à Marienbad, (Ciné-roman), Paris, Editions de Minuit, 1961, pp. 25-27.
TEXTE 11: 1. Les anciennes murailles de Constantinople, vues d'une voiture (non présente sur l'image) se déplaçant à une vitesse régulière, assez rapide, sur le boulevard extérieur. Pendant tout le plan, la caméra reste fixe sur la voiture: dirigée dans le sens de la marche mais tournée obliquement vers les murailles. Succession ininterrompue de remparts en ruine et d'énormes tours plus ou moins écroulées, qui défilent (en se rapprochant l'une après l'autre) de gauche à droite. On ne voit rien de la route elle-même. On entend pendant tout ce temps une mélodie chantée par une voix de femme, profonde et sensuelle, belle voix aux accents déchirants comme il en existe souvent dans la chanson populaire moderne de Turquie. Ce chant-ci, comme tous ceux que l'on entendra dans le film, est d'ailleurs du type dit «alla turca» qui, par la radio, les disques et les refrains fredonnés dans la rue, imprègne toute la vie quotidienne à Istamboul. Tout à coup un bruit strident de freins qui crissent couvre le chant et la musique, suivi aussitôt par un hurlement de femme, coupé net par le choc d'une voiture en pleine vitesse contre un obstacle. C'est sur ce choc que le plan change. 2. La nouvelle image est d'abord sombre et floue. Elle ne devient nette que très lentement, tandis que son intensité lumineuse augmente. C'est un visage de jeune femme, belle et lointaine, celui de l'héroïne, qui sera désignée dans toute la suite par la lettre L. Elle est immobile, tournée de trois quarts mais regardant vers la caméra, de ses grands yeux très ouverts, au regard vide. Après quelques secondes de silence total, on entend la même voix de femme qui reprend, mais à un niveau assez bas, pour s'enfler ensuite peu à peu tandis que l'image se précise. Le chant n'est plus le même - moins violent, plus nostalgique - que celui qui a été interrompu par le bruit de l'accident, mais il semble pourtant faire suite à celui-ci, comme une reprise apaisée. Sur la première note de ce chant apparaissent les premiers noms du générique, en lettres blanches sur le fond de visage encore flou et sombre. Cinq ou six cartons se succèdent ainsi (titre du film, production, acteurs, réalisation, etc.) apparaissant et disparaissant en des fondus très rapides.
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Ensuite le visage de la jeune femme demeure seul sur l'écran. Il a alors atteint son maximum de netteté et d'intensité lumineuse. L'éclairage est assez doux, mais l'image est brillante, bien contrastée, vernie comme une photo de magazine. L est vue d'en haut, allongée sur le dos au creux de quelque divan (dont on n'aperçoit pas grand-chose, le cou et la tête occupant presque tout l'écran); ses cheveux s'étalent en mèches souples sur un coussin de velours sombre. Les traits du visage sont parfaitement immobiles et n'expriment rien, si ce n'est un lointain sourire, un peu tendre, un peu dangereux. Après un imperceptible battement de paupières, la lumière décroît progressivement et l'écran devient noir. En même temps le chant s'éloigne. 3. Dès que l'écran est tout à fait noir, la nouvelle image apparaît d'un seul coup, nette et brillante. Alain ROBBE-GRILLET, L'Immortelle (Ciné-roman), Paris, Editions de Minuit, 1963, pp. 13-15.
5. Temps et rature Les deux extraits rassemblés ici, tous deux écrits par Cayrol, sugg;'rent la même béance du temps. Mais de la première œuvre (romanesque) à la deuxième (cinématographique), la personne du narrateur s'est effacée devant celle de la caméra, à qui est désormais dévolu d'exercer, à travers le montage, le travail de rupture.
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nable ! Les heures ne sont jamais convenables pour moi. Ce sera l'aube dans deux heures. Alors, je partirai comme je suis venu, sans tambour ni trompette. Au revoir, la compagnie. Ce n'est plus la peine de me retenir; non, ne faites pas d'efforts pour me retenir. Je ne reprendrai plus de vos plats glacés; ça m'a coupé l'appétit. J'ai besoin de manger chaud, de vivre chaud. La lutte n'est plus inégale. Qu'est-ce que j'ai dit, qu'est-ce que je dis? Qui a parlé? Ce n'est pas moi; je m'en garderais bien. Je ne suis pas doué, moi. Je parle à tort et à travers: ce serait si simple de se taire mais je n'y ai pas droit. Après, je me tairai comme jamais personne ne s'est tu. Ce serait merveilleux de tout dire sans y penser. Et il n'y a plus une goutte de cognac dans la bouteille. C'est gai. Je vais me faire avoir avec le jour qui vient. Qu'il s'en aille au diable, ce sale jour! C'est si bon, le noir, c'est chaud et frais, ça a bon goût sur les lèvres, ça ne demande rien à personne, ça reste dans un coin à se pourlécher les babines comme un chat... C'est caillou, c'est pou, c'est hibou, c'est... Reprenons, on verra bien. Jean CAYROL, Les Corps étrangers, Paris, Le Seuil, 1959, pp. 131-132(10/18).
TEXTE 13: ENTRÉE DEL'IMMEUBLE De Smoke sort des meubles de sa camionnette et les donne à Françoise qui rit. RUE Hélène marche dans la rue, puis tourne et entre dans un couloir. Sur la porte refermée, une branche de marronnier en fonte. AIR IV
TEXTE 12: Je ne tiens à personne, je ne tiens à rien, je ne tiens qu'à un fil; je ne tiens que si je ne suis pas bousculé. Je me contiens depuis si longtemps. Ah! si j'étais cheval ou assiette, je saurais à quoi je sers, mais on se sert de moi, d'une certaine façon. Si j'étais ce que je ne suis pas? Si je m'étais trompé depuis le début? Non, je n'ai pas de regrets, je ne regrette rien puisque je n'ai pas choisi: on m'a choisi. Quelqu'un m'a désigné du doigt: «Oui, lui! » Qui était-ce? Moi, j'ai suivi, tête basse, mes proches, mes premières amours, mes patrons civils ou militaires, mes petites affaires, Claudette et les autres... J'aurais dû me douter qu'ils n'étaient pas seuls à me mener. J'ai cru que ma vie était une bonne affaire, à ne pas rater. Et Claudette n'a pas compris, n'a jamais compris que j'agissais pour croire, pour avoir confiance, me faire confiance. C'est bête, tout de même, de se laisser aller à trois heures du matin. Est-ce une heure conve-
SAllEDESÉJOUR RUE RUE
... A ne pas mettre un souvenir dehors; le temps se déchire comme une lettre qu'on n'ose plus relire. Alphonse quitte doucement en pyjama la chambre d'Hélène. Hélène et de Smoke passent près du casino. Alphonse et Hélène sortent d'un magasin. Un homme passe et salue Alphonse qui a plusieurs paquets à la main. ALPHONSE: Bonsoir Monsieur. HÉLÈNE:Mais vous connaissez tout Boulogne.
224
ANNEXES
ANNEXES
ALPHONSE:Eh ... Bernard monte par un raccourci vers la maison qui glisse; tout en haut on aperçoit la silhouette de plusieurs jeunes gens. Bernard paraît hésiter, iC continue à monter.
RUE
RUE
Une voiture passe lentement au milieu de la grand'rue avec un haut-parleur. De la vitre s'échappent des tracts multicolores.
INTÉRIEURCAFÉ
AUTRECAFÉ RUE
REMPARTS
HAUT-PARLEUR: N'attendez pas demain. Participez dès aujourd'hui à notre grand concours L'avenir est à nous! Alphonse au comptoir montre des photos à une jeune femme. ALPHONSE:Tenez, voilà où j'habitais. De Smoke regarde Hélène. DE SMOKE:Vous me manquez Hélène! Robert à sa fenêtre avec deux amis, Bernard en bas. ROBERT: On t'apportera des oranges! (Rires.) Françoise franchit la porte poterne. Jean CAYROL, Muriel (scénario et dialogues», Paris, Le Seuil, 1963, pp. 116-117.
6. L'expression du futur Ce texte marque le terme d'une recherche: d'Hiroshima (texte 8) à Marienbad (texte 10); et de Marienbad à Muriel (texte 13), Resnais a parcouru le champ du temps et exploré le langage de la personne. Dans La Guerre est finie, issue de sa collaboration avec Jorge Semprun, le regard intérieur se tourne vers l'avenir d'une révolution, dont la distance du personnage à soi-même prépare l'avènement.
TEXTE
14:
Mardi, 11 heures 25, à Ivry Diego, son sac de voyage à la main, entre dans l'ascenseur cet immeuble d'Ivry où la réunion a eu lieu, hier.
de
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Hier? C'était hier? Son visage est fermé, lisse, presque inexpressif. Il sort de l'ascenseur, il marche dans le couloir. Il sonne, comme Roberto hier, à la même porte, de la même façon: deux coups brefs, un coup long. Il attend devant la porte, qui s'ouvre brusquement. C'est Roberto qui l'a ouverte. Il est agité, en colère. Il fait entrer Diego. ROBERTO:Oué te ha pasado ? Roberto demande ce qui lui est arrivé. Il referme la porte. DIEGO: Nada, ahora te explico. Il dit qu'il n'est rien arrivé, qu'il va lui expliquer. Roberto tape sur le poignet où il porte sa montre. ROBERTO:Veinte minutos de retraso! Vingt minutes de retard: Roberto trouve cela inadmissible. DIEGO: Bueno, bueno, aqui estoy ... Diego n'explique rien, ne donne aucune excuse. Il dit simplement que ça va, que ça suffit, qu'il est là. Ils entrent dans la salle de séjour. Manolo est près de la fenêtre, regardant dehors. Il se retourne, il a l'air triste. Sur la table dégagée, des papiers, le plan d'une ville - Barcelone - largement déployé. Manolo regarde entrer Diego, l'air absent. VOIX DU NARRATEUR:Tu ne savais pas que Ramon était mort, on va te l'annoncer dans un instant. Mort dans la nuit de dimanche à lundi, quelques heures après que tu l'aies vu. Le cœur a flanché, comme on dit. Ramon voulait aller à Barcelone, pour se changer de cette routine. Les voitures truquées, les valises à double fond: tout cet obscur travail depuis quinze ans. Et maintenant, tu vas partir, tu vas prendre sa place, parce que le travail continue, parce qu'aucune mort ne peut l'interrompre. Debout, autour de la table, Manolo et Roberto racontent à Diego la mort de Ramon. Leurs visages à tous trois sont fermés, blessés. Diego n'a pas encore lâché son sac de voyage. Ils sont assis autour de la table. Manolo montre à Diego l'emplacement d'une rue, sur le plan de Barcelone. MANOLO:Aribau, 45, tercero derecha. DIEGO: La contrasefia ? On lui dit l'adresse de la maison où il va trouver Juan et il demande quel est le mot de passe. MANOLO:El sol se levanta por Benidorm. Diego note tout cela sur un bout de papier qu'il va déchirer tout à l'heure, en tout petits morceaux, avant de les brûler dans un cendrier. C'est juste pour bien graver tous les détails dans sa mémoire. DIEGo: Cuando es el entierro ?
226
ANNEXES
Il demande brusquement quand c'est, l'enterrement de Ramon. Ils sont autour de la table, autour du plan de Barcelone, déployé, en train de parler des questions de ce voyage. Mais Diego, par son imagination, s'évade de ce décor réel et mortel. Il est au cimetière Montparnasse, derrière le cercueil de Ramon, à côté de la tosse ouverte. La femme de Ramon passe et jette des fleurs sur la tombe ouverte. MANOLO: Esta maiïana hemos tenido carta de Madrid. Las casas no son tan graves coma pareda. Manolo lui dit qu'ils ont reçu des nouvelles de Madrid et que les choses ne sont pas aussi graves qu'elles en avaient l'air. ROBERTO:También en Madrid habra huelga, el 30 de abril! y el Primera de Maya, a la Gran Via! Roberto dit qu'il y aura aussi la grève à Madrid, le 30 avril. Et le jer mai, des manifestations sur la Gran Via. Diego se revoit, ce matin, défendant devant les jeunes amis de Nadine cette grève à laquelle il ne croit pas. VOIXDU NARRATEUR: Il n'avait jamais vu l'Espagne, Ramon, le pays de ses parents. Tu vas regarder les arbres du mail, à Gerona, les vignes sur les coteaux, tout le long de la route, avec les yeux de Ramon. Tu vas éprouver les joies de Ramon, durant tout le voyage. Maintenant, dans la vision mentale de Diego, ils sont devant le pavillon de Ramon, à Issy-les-Moulineaux. Il y a là Manolo, Roberto, la femme de Ramon, Diego lui-même, Carmen aussi, un petit groupe d'hommes et de femmes. Les employés des Pompes funèbres sont en train de sortir le cercueil de Ramon et lui font franchir la petite grille. VOIXDUNARRATEUR: Tu ne savais pas que Ramon était mort. Il y avait de l'ombre, des arbres, du soleil, et Ramon était mort. La mort fait entrer du soleil dans votre vie: on t'a dit ça tout à l'heure. Tu as ri et tu aurais dû crier, lui dire de se taire, car Ramon était mort, et c'est l'ombre de Ramon qui est entrée dans ta vie. L'ombre de la mort, qui était sur toi, depuis le premier jour de ta vie. Il est avec Manolo, avec Roberto, ils discutent. En même temps, dans sa vision mentale, ils sont autour de la tombe fraîchement ouverte d'un cimetière de banlieue. Un homme déroule un drapeau, qu'il avait jusque-là porté roulé autour de sa hampe. Les couleurs délavées de la République espagnole se déploient dans le cimetière. VOIXDUNARRATEUR: Tu penses qu'il n'y aura pas de grève à Madrid, le 30 avril. Mais tu es repris par la fraternité des longs combats, par l'allégresse obstinée de l'action. Derrière le drapeau de la République espagnole, déployé, une petite foule s'est mise en marche.
ANNEXES
227
Mais ce n'est plus le même cimetière. Il y a des cyprès, la mer au fond. Et ce n'est pas une marche endeuillée. On dirait maintenant qu'ils marchent vers une fête, vers une victoire, derrière le drapeau déployé. VOIXDU NARRATEUR: Tu vas retrouver Juan, tu vas l'accompagner à Madrid. Une dernière fois, tu vas frapper à des portes, des inconnus t'ouvriront, tu diras n'importe quoi, que le soleil se lève sur Benidorm, ou que les amandiers sont en fleur, dans le jardin d'Antonio, et ils te feront entrer, et vous serez ensemble, car ce sont les mots de passe. Tu vas tout regarder avec les yeux de Ramon, et le ciel, et les vignes et le visage des inconnus. Tu vas avoir toutes les joies de Ramon, comme si c'était ton premier voyage, comme si la lutte commençait aujourd'hui. Jorge SEMPRUN, La Guerre est finie, (scénario du film d'Alain Resnais), Paris, Gallimard, 1966, pp. 167-170.
7. Voix intérieures Très en deçà (Une Femme mariée) ou très au-delà (Terre en transe) de la littérature, la voix off fait éclater la cohérence réaliste de la représentation. Ainsi le monologue joycien de la femme mariée contredit le prosaïsme de ses propos directs et transforme Paris en lieu d'une enquête; tandis que les poèmes clamés par le héros mourant de Terre en transe, télescopant le temps et détruisant l'espace, suspendent sa mort et la font basculer, interminablement, du côté du dictateur triomphant.
TEXTE 15:
,
Extérieur Paris L'entrée d'un grand immeuble: Charlotte et Robert sortent chacun de leur côté. Charlotte épie à droite et à gauche, alors que Robert court chercher sa voiture. Il reparaît au volant d'un cabriolet 403 décapoté. Charlotte fonce dans la voiture et se tasse pour ne pas être vue. La voiture ne redémarre pas. Robert se lève, la pousse quelques mètres. La voiture démarre. Panoramique vertical et gros plan de lettres de néon: «AUJOURD'HUI ET DEMAIN". Durant tout ce jeu, une voix off dit: COMMENTAIRE. Au milieu du corridor. L'esnoir ... L'image d'une jeune fille. Qui ·suis-je? Je ne l'ai jamais su exactement. Le verbe suivre, d'autres raisons.
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ANNEXES J'étais autrefois. Pas ici, il y a un an. Une seule fois, n'est-ce pas? C'est de sa faute. Toujours le rêve et la réalité. Une satisfaction amère. Je reviendrai demain. Vendredi ou samedi. Il avait peur de moi. Je sais qu'il m'aime. C'est difficile. Je suis en vacances. A mesure que les jours passent. On s'est croisé par hasard. Le bonheur, je ne sais pas.
Caméra placée à l'arrière de la voiture: plan moyen des deux vus de dos; lui, conduit; elle, toujours tassée sur le siège voisin, les genoux appuyés contre le tableau de bord, feuillette «FranceSoir ». La voiture circule le long des quais de la Seine. ROBERT.- T'as honte de te faire voir avec moi? CHARLOTTE. - Non. Pourquoi, Robert? ROBERT.- Alors, redresse-toi. CHARLOITE.- J'suis très bien comme ça. Et puis, c'est la position idéale du spectateur de cinéma. ROBERT.- Alors, qu'est-ce que tu fais, c'soir? CHARLOTTE. - Ce soir ... ? Ben, j'vais faire la vaisselle, et puis, faut qu'je range mes placards. Et puis, une fois que le petit Nicolas sera couché, j'sais pas... J'regarderai la télévision... On a un poste formidable!... «La technique du froid au service de l'aviation ... TéléAvia ... » Tout en conduisant, Robert passe sa main droite sur les genoux de Charlotte. ROBERT.- J'te téléphone, si tu veux? CHARLOTTE. - Non ..., tu te mets toujours à pleurer au téléphone. J'veux pas! Divers plans rapprochés sur les statues des Tuileries (les femmes nues de Maillol) tandis que le commentaire reprend. COMMENTAIRE. Paris pleure après qu'il a plu. Mais plaira-t-il encore autant qu'il a plu? Retour sur eux, face à nous, et vus à travers le pare-brise (reflet arbres sur la vitre). Ils roulent toujours dans Paris. CHARLOTTE. - Par où tu passes ?
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ANNEXES ROBERT.- Par la Nation. CHARLOTTE.- Ah! ben ..., c'est « Printemps ».
très
bien!
Tu me mets
au
Jean-Luc GoDARD, Une Femme mariée, (extrait du découpage après montage), L'Avant-Scène du Cinéma, n° 46, p. 10.
TEXTE 16: VIEIRA (off). Exécutez mes ordres!. .. Dispersez les résistants!. .. Mêmes scènes de plans qu'au commencement du film et cut sur Paulo au volant, qui se crispe, touché par l'arme à feu. Palais Diaz: escalier d'honneur vu en contre-plongée cadrant Diaz en grand apparat montant cérémonieusement suivi par Fuentès, Silvia et de nombreux amis, tous en grande tenue. Flash sur Paulo qui lâche le volant de la voiture et coups de feu off. PAULO(voix intérieure). « Fêtes de médailles! ». Flash sur Diaz arrivant sur le palier de l'escalier d'honneur tout est prêt pour le couronner. Flash gros plan de la tête de Paulo tombant Sara, dans la voiture. PAULO(voix intérieure). « Appareils de gloire !
où
sur l'épaule de
Légère contreplongée sur le palier de l'escalier d'honneur de Diaz qu'on s'apprête à couronner. Musique symphonique. Un prélat lève un calice en direction de Diaz. PAULO(voix intérieure). « Ce n'est plus possible! Ni cette espérance dorée sur la montagne, Ni cette foire aux drapeaux, Où guerre et Christ vont ensemble ». Travelling avant vers Diaz qu'on s'apprête toujours à couronner. Gros plan de la couronne. PAULO(voix intérieure). « Ce n'est plus possible! (Plan rapproché de Fuentès près de Diaz.)
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ANNEXES
« Ni la foi impuissante, Ni la foi ingénue! (Gros plan de Fuentès, dans la cérémonie, très fier.) « Et nous devenons éternellement Prométhée déchiré Eternellement enfants des ténèbres De l'Inquisition et de la Convention Eternellement enfants de la peur. Apparaît Silvia, en costume d'apparat, près de Diaz.
Plan américain de Paulo, chemise ouverte, fatigué, rompu, fusil mitrailleur en main et prêt à pointer sur quelqu'un. Il se glisse sur le dos et peine. PAULO, (voix intérieure, suite). « Devant les corps sanglants de nos frères Nous n'assumons pas notre violence ni nos idées avec la haine des barbares que nous sommes Nous n'assumons pas notre passé rachitique. Plan semi-général, en contreplongée, orienté vers le perron fastueux de l'escalier où on s'apprête toujours à couronner Diaz. Instant solennel. PAULO, (voix intérieure, suite). Dans le paysage de soleil sur des âmes indolentes ...Indolentes de servitudes devant Dieu et les Seigneurs La faiblesse passive des indolents ». Fastes du couronnement (même plan contreplongée). Travelling avant pour cadrer Diaz, sublime et mystique, la couronne prête à être déposée sur sa tête. PAULO (voix intérieure). « Il n'est pas possible de croire que c'est vrai Combien de temps supporterons-nous Combien de temps au-delà de la foi... Plan rapproché de Paulo dans la foule: près de lui, un paysan brandit le bras en avant. PAULO (voix intérieure). « Combien de temps au-delà de la patience et de l'amour Combien de temps au-delà de l'inconscience et de la peur Combien de temps au-delà de notre enfance Combien de temps?
ANNEXES Ces deux dernières phrases sont couvertes de Villa-Lobos et des coups de feu.
231 par la symphonie
Panoramique filé pour cadrer Diaz, toujours couvert de sa cape d'hermine, qui vacille sur les coups de mitraillettes. VOIX (off). Combien de temps? Glauber ROCHA,Terre en transe, (extrait du découpage après montage), L'Avant-Scène du Cinéma, nO 77, p.39.
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Table des matières AVANT-PROPOS
3
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1. Préalables et perspectives pour une comparaison .
CHAPITRE
10
De quelques confusions, 10. - Une grammaire cinématographique ? 13. - Récit et syntaxe, 20. - De la linguistique à la stylistique, 23. - Ecriture et récit, 25. - Les limites de l'illusion de réalité au cinéma, 30.
2. Le cinéma et les genres littéraires: réflexions sur les premières orientations du langage cinématographique .
CHAPITRE
35
L'espace-temps, 35. - Cinéma et théâtre, 40. - Du théâtre au drame, 44. - Cinéma et poésie, 53. Rythme épique ou rythme dynamique, 60.
3. Au temps du cinéma parlant: limites de l'adaptation
CHAPITRE
rôle et 68
La double face de la parole, 68. - De La Chartreuse de Parme à Thomas l'imposteur, 76. - Orson Welles et Shakespeare, ou le théâtre libérateur, 88. L'apport de Bresson: la parole dans la parole, 96.
4. Le cinéma comme écriture: pratique
CHAPITRE
théorie et . 105
La caméra-stylo, 105. - Le retour au plan: équivoques et détours du réalisme, 113. - L'écriture comme montage, 119.- Le temps perdu ou le récit retrouvé, 131.- La structure dédoublée, 141.
240
TABLE
CHAPITRE
fi
DES MATIÈRES
5. Alain Resnais: de l'écriture à la lecture..
145
Le système expressif d'Hiroshima mon amour, 145. - Situation de la littérature, 148.- L'inversion des fonctions, 153. - La dialectique d'Alain Resnais, 158.
6. Nouveau roman et cinéma: influences et convergences
CHAPITRE
164
Le mythe du cinéma chez Alain Robbe-Grillet, 165.Images et films, 171.- Le stylo-caméra de quelques romanciers, 176. - Aux sources de l'enquête: le cinéma comme relais entre le roman américain et le nouveau roman, 180. - L'espace redécouvert, ou la littérature comme relais entre le cinéma et luimême, 185. - Jean-Luc Godard, ou la destruction du cinéma par lui-même, 192.
Au tenne d'une comparaison: même
1lAVAL
DATE D'EXPI,.RATION DU PRET
UNIVERSITÉ
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Bibliothènue
1
29 JMt
le cinéma face à lui197
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...
9
~ 2 FEV.1999
10
3
11
4
12
5
13
6
14
ANNEXES
Documents Index des films cités
Achevé d'imprimer sur les presses de
204 232
,
L'IMPRIMERIE CHIRAT 42 - Saint-Just-la-Pendue Dépôt
légal
en octobre 1970 3' trimestre 1970. No 821
N° A. Colin: 5 358
7 ! ! 1
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8
15
16 BI·117 (08/97) ..,-1111
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