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Etats-Unis Le culte des tueurs de Columbine p. 46 HAÏTI La main de l’étranger p. 20 SLOVAQUIE Les Roms se rebiffent p. 15 ARABIE Djeddah, paradis gay p. 30 www.courrierinternational.com
N° 696 du 4 au 10 mars 2004 - 3
€
De la Chine à la Caspienne
Sur la Route de la soie
M 03183 - 696 - F: 3,00 E
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AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € - AUTRICHE : 3,20 € BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € E-U : 4,25 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 € - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU
Publicite
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s o m m a i re
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28 ■ moyen-orient S Y R I E Les mensonges de
e n c o u ve r t u re
l’idéologie militaire CONTREPOINT Un vent d’américanophilie souf fle sur Damas I R A K Du danger de mélanger loi islamique et Constitution D E U X I È M E S E X E Au bonheur des dames A R A B I E S A O U D I T E Bienvenue à Djeddah, nouveau paradis gay RÉPRESSION Puritanisme
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De la Chine à la Caspienne
Sur la Route de la soie
31 ■ afrique
M A R O C Les trois jours qui ont fait trembler le royaume O R D R E Une colère spontanée et légitime
S. P. Gillette/Corbis
Où en est aujourd’hui l’Asie centrale ? Dans cette immense zone continentale se rencontrent depuis toujours les mondes chinois, turc et persan. Mais les intérêts géopolitiques pèsent désormais plus lourd que les traditions ancestrales le long de la mythique route des caravanes. Et les marchandises chinoises laminent partout la concurrence. Un grand reportage du Brésilien Pepe Escobar, l’un des meilleurs connaisseurs de l’Asie. pp. 32 à 43
E N Q U Ê T E S E T R E P O R TA G E S
32 ■ en couverture Sur la Route de la soie Des confins occidentaux de la Chine jusqu’aux rives de la Caspienne, le voyage d’un grand reporter brésilien. Culture, paysages et géopolitique.
Dans la vallée du Fergana, qui s’étend sur les territoires du Kirghizistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan.
44 ■ reportage En attendant les frises du Parthénon Dans l’espoir de voir revenir les célèbres marbres emportés par les Britanniques il y a près de deux siècles, les Grecs ont préparé un musée écrin. Polémique.
RUBRIQUES
4 ■ les sources de cette semaine 6 ■ l’éditorial Sous des airs d’héritiers comblés,
Sur RFI Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine : “En attendant les frises du Parthénon”, avec Alexia Kefalas, de CI, et Michel Schulman, producteur de l’émission Boulevard du patrimoine sur RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM le dimanche 7 mars à 14 h 10, puis disponible sur
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par Philippe Thureau-Dangin
6 ■ l’invité Kenneth L. Woodward, The New York Times
6 6 10 56 58 58
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46 ■ enquête Les tueurs sont devenus des héros Cinq ans après la tuerie de Columbine, Eric Harris et Dylan Klebold, qui ont tué 13 personnes de leur lycée du Colorado avant de se suicider, sont l’objet d’un culte morbide sur Internet.
le dessin de la semaine courrier des lecteurs à l’affiche voyage Que vive Belfast-la-Neuve ! le livre Landnahme, de Christoph Hein épices et saveurs
Art de la glace en Laponie
Bolivie : Comme une pierre sur la soupe
p. 48
48 ■ culture L’une est en glace, l’autre en neige Les villes lapones de Kemi et de Rovaniemi accueillent le Snow Show, une exposition d’œuvres de neige et de glace mêlant architecture et art conceptuel.
59 ■ insolites Et voici les cyberbonnes, reines de l’aspirateur et de l’ordinateur
INTELLIGENCES
49 ■ économie CONSOMMATION L’irrésistible attraction du marché chinois R E S T R U C T U R AT I O N Des consultants privés pour dégraisser les mammouths publics ■ la vie en boîte Vous êtes viré ? Ça se fête !
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
12 ■ france
P O L I T I Q U E Avec Le Pen, c’est le coup médiatique permanent S Y M B O L E Ingrid Betancourt, une nouvelle Jeanne d’Arc pour les Français
14 ■ europe ROYAUME - UNI La malédiction irakienne de Tony Blair PORTRAIT Clare Short, la Furie de Birmingham M A C É D O I N E La mor t du président S L OVA Q U I E La révolte des Roms contre la pauvreté ALLEMAGNE Le maire de Hambourg peut dire merci à la presse Springer ■ vivre à 25 I TA L I E Des faux euros, en veux-tu, en voilà G R È C E Même les bébés votent ! RUSSIE De bonnes surprises à attendre de Vladimir Poutine P O RT R A I T “Un condensé d’économiste, de diplomate et de flic” 20 ■ amériques dossier haïti Questions
52 ■ multimédia
24 ■ asie I N D E - PA K I S TA N Diplomatie de l’ombre au Cachemire N U C L É A I R E Séoul déçu par Pyongyang et par Washington JAPON L’assiette des Nippons moins bien garnie B E S O I N S Faible autosuffisance ■ le mot de la semaine shoku, le manger C H I N E Un demi-million d’enfants sans abri TAÏWAN Une immense chaîne humaine contre Pékin
Roustavi-2, la télé
53 ■ écologie SOCIÉTÉ Plan vert pour les chômeurs de longue durée
Géorgie : révolution via la télé
p. 52
sur une révolution Le premier chapitre d’une nouvelle crise • Ne pas tomber dans le piège de Washington • La coupable inaction de l’Amérique latine ÉTATS - UNIS Mariage gay : la Constitution ne sera pas amendée PRÉSIDENTIELLE Un mauvais coup pour les démocrates ÉTATS - UNIS Nader, candidat sans influence ÉTATS - UNIS L’immigration, pomme de discorde chez les écolos C A N A D A Après Mars, les Américains découvriront-ils le Canada ?
TÉLÉVISION
qui a déboulonné Chevardnadze
54 ■ sciences B I O L O G I E Le clonage humain, une activité très zen E T H O L O G I E Des rats de laboratoire qui crèvent l’écran ■ la santé vue d’ailleurs Une peau transgénique pour les grands brûlés
W W W.
■ multimédia
■ analyse
Le web, ennemi numéro un de l’éducation
Les Roms, un défi pour Bruxelles
Des enseignants américains se plaignent : nombre d’étudiants ne font plus leurs travaux personnels. Moyennant quelques clics et dollars, ils se les procurent “clés en main” sur Internet. Par Eric Glover
Le 1er mai 2004, les pays d’Europe centrale rejoignent l’Union européenne. Que faire des millions de Roms qui vivent dans une extrême précarité ? Par Miklós Matyassy
COURRIER INTERNATIONAL N ° 696
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■ femmes
d’ailleurs Multiplication des mariages forcés Au Royaume-Uni, le mariage de jeunes filles de moins de 16 ans est totalement illégal, mais prend de l’ampleur dans les familles originaires d’Asie et du Proche-Orient. Par Anne Collet
DU 4 AU 10 MARS 2004
■ et toujours La revue de presse quotidienne, les dossiers d’actualité, le kiosque en ligne, les repères pays, la galerie des meilleurs dessins de presse, etc.
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l e s s o u rc e s
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CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL ASIA TIMES ONLINE .
HANKOOK ILBO 1 900 000 ex., Corée du Sud,
Lancé début 1999 de Hong Kong et de Bangkok, ce journal en ligne dispose de correspondants dans toutes les capitales de la région. L’édition papier de l’Asia Times éditée à Bangkok s’est arrêtée en juillet 1997.
quotidien. Fondé en 1954, “Le Quotidien de Corée du Sud”, est l’un des principaux journaux du pays par le tirage. Il est apprécié pour sa ligne éditoriale “neutre” en matière de politique intérieure.
AUJOURD’HUI, LE MAROC 20 000 ex., Maroc, quotidien. L’un des derniers nés de la presse quotidienne, fondé fin 2001 autour d’un noyau d’anciens rédacteurs du secteur, dont une partie vient de Maroc Hebdo. Lu essentiellement par l’élite marocaine, il aborde aussi des sujets plus populaires.
THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR 125 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Publié à Boston mais lu “from coast to coast”, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales et le sérieux de ses informations nationales.
THE DAILY TELEGRAPH 933 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. Fondé en 1855, c’est le grand journal conservateur de référence. Sa maquette est un peu poussiéreuse, son nom s’étale en lettres gothiques, et il a un style très “vieille Angleterre”. Mais c’est ce charme un peu désuet qui fait son originalité et son succès. Sa version dominicale The Sunday Telegraph (886 300 ex.), créée en 1961, partage la même rédaction.
DIARIO DELLA SETTIMANA 30 000 ex., Italie, hebdomadaire. Créé comme supplément de L’Unità, le quotidien des Démocrates de gauche (ex-PCI), ce titre mène une carrière solo depuis 1995. Il privilégie les enquêtes, les reportages et la culture, avec une attention particulière pour la société et les mœurs. Résolument à gauche, il n’hésite pas à publier des éditions spéciales consacrées à l’histoire ou à la politique. ELAPH , Royaume-Uni. Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publie quotidiennement en langues arabe et anglaise des articles politiques, sociaux, culturels et économiques sur le monde arabe, ainsi qu’une revue de presse et des articles publiés dans les médias arabes ou occidentaux.
AL HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public. HELSINGIN SANOMAT 436 000 ex., Finlande, quotidien. Fondée en 1889, la “Gazette d’Helsinki” est le premier quotidien finlandais et nordique en termes de diffusion. La première page du journal est consacrée à la publicité. Il reste le seul quotidien national en langue finnoise depuis la faillite de son concurrent conservateur Uusi Suomi (“Nouvelle Finlande”), en 1991.
THE INDEPENDENT 225 500 ex., RoyaumeUni, quotidien. Créé en 1986, ce journal s’est fait une place respectée, puis fut racheté, en 1998, par le patron de presse irlandais Tony O’Reilly. Il reste farouchement indépendant et se démarque par son engagement pro-européen, ses positions libertaires sur les problèmes de société et son excellente illustration photographique.
I KATHIMERINI 30 000 ex., Grèce, quotidien. Fondé en 1919, ce titre conservateur est considéré comme l’un des journaux les plus sérieux du pays. Le propriétaire actuel du “Quotidien”, l’armateur Aristides Alafouzos, lui a donné un prestige international en lançant une édition en anglais distribuée en Grèce comme supplément de l’International Herald Tribune. KOMMERSANT-VLAST 73 000 ex., Russie, heb-
ESTIA 20 000 ex., Grèce, quotidien. Ce journal conservateur a été créé le 6 mars 1904. Ce qui fait d’Estia le plus ancien quotiden du pays encore en circulation.
FAR EASTERN ECONOMIC REVIEW , 101 000 ex., Chine (Hong Kong), hebdomadaire. Ce magazine, fondé en 1946 et propriété du groupe américain Dow Jones, a été l’observateur privilégié des mutations de l’Asie. Ses correspondants, présents dans une douzaine de pays de la région, proposent des analyses et des reportages sur l’ensemble du continent – avec une préférence pour la Chine et l’Asie du Sud-Est.
domadaire. Vlast, “Le Pouvoir”, lancé en 1997, est l’hebdomadaire phare du groupe Kommersant. Ce magazine vise un public de “décideurs” – chefs d’entreprise, “nouveaux Russes”… – avec des informations et des analyses spécifiques, mais publie aussi de bons reportages sur divers sujets et offre de nombreuses photos de grande qualité.
LOS ANGELES TIMES 1 000 000 ex., Etats-Unis, quotidien. 500 g par jour, 2 kg le dimanche, une vingtaine de prix Pulitzer : le géant international de la côte Ouest. Créé en 1881, il dispose d’une solide réputation de sérieux et de qualité lui assurant une audience nationale. Le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays.
MOSKOVSKI KOMSOMOLETS 1 160 000 ex., Russie, quotidien. Moskovski Komsomolets, un des plus gros tirages du pays, fleuron de la presse populaire, fait souvent dans le sensationnel. Outre les sujets légers ou scabreux, on y trouve parfois des informations pertinentes.
FINANCIAL TIMES 483 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City. Et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. Autre particularité : depuis 1999, le FT est le premier journal britannique à être dirigé par un français, Olivier Fleurot.
AN NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise.
Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à :
NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Depuis 1869, cette revue scientifique au prestige mérité accueille – après plusieurs mois de vérifications – les comptes-rendus des innovations majeures. Son âge ne l’empêche pas de rester d’un étonnant dynamisme. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, le NewYork Times est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée).
Courrier international n°
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président, directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : René Gabriel, président ; Edwy Plenel, vice-président ; Stéphane Corre ; Eric Pialloux ; Sylvia Zappi Dépôt légal : mars 2004 - Commission paritaire n° 0707C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
Les grandes interviews sans complaisance font le reste. Un tantinet francophobe par ailleurs… Depuis octobre 1994 paraît également un mensuel, Spiegel Spezial, consacré chaque fois à un seul sujet.
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 400 000 ex., Allemagne, quotidien. Sur la Bavière, peu réputée pour son progressisme, règne pourtant “le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand”.Tolérant, vigilant, éclairant, indépendant : l’autre grand quotidien de référence du pays.
RÉDACTION 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Téléphone 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected]
TAIPEI TIMES 50 000 ex.,Taïwan, quotidien. Lancé courant 1999, le Taipei Times est le troisième journal anglophone du pays après le China Post et le Taiwan News. A la différence de ses confrères, jugés plutôt mous, le quotidien de Taipei se distingue par un ton volontiers provocateur, inspiré par son directeur Antonio Chiang, un vétéran du combat pour la liberté de la presse.
NIHON KEIZAI SHIMBUN 3 000 000 ex. (édition du matin) et 1 665 000 ex. (édition du soir), Japon, quotidien. Par la diffusion, le “Journal économique du Japon” est sans conteste le plus important quotidien économique du monde. Par la qualité de l’information, il fait partie, avec le Wall Street Journal et Financial Times, du cercle fermé des grands titres internationaux.
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Sophie Gherardi (16 24), Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (édition, 16 54) Chef des informations Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Anthony Bellanger (chef de service, Royaume-Uni, Portugal, 16 59), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Isabelle Lauze (Espagne, 16 54), Danièle Renon (chef de rubrique, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Léa de Chalvron (Finlande), Guy de Faramond (Suède), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Nathalie Pade (Danemark, Norvège), Cyrus Pâques (Belgique), Judith Sinnige (Pays-Bas) France Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47), Eric Maurice (16 03) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Ilda Mara (Albanie, Kosovo, 16 07), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, ex-URSS, 16 36), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Sasa Sirovec (Serbie-et-Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Iouri Tkatchev (Russie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Etats-Unis, Canada, 16 32), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine), Eric Maurice (Etats-Unis, Canada, 16 03), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Martin Gauthier (Canada), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan), Christine Chaumeau (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Hongyu Idelson (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Claude Leblanc (Japon, Asie de l’Est, 16 43), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Anaïs CharlesDominique (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Catherine André (chef de service) et Pascale Boyen (16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (16 74)
TELQUEL 10 000 ex., Maroc, hebdomadaire. Fondé en octobre 2001, ce newsmagazine francophone s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, TelQuel délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité.
NUEVA MAYORÍA , Argentine. Se présentant comme un outil indispensable pour comprendre la réalité latino-américaine, ce portail issu d’un “think tank” argentin est dirigé par Arturo Valenzuela, ancien conseiller de Bill Clinton pour l’Amérique latine. Il s’adresse surtout aux responsables politiques et aux entrepreneurs et leur propose des services de sondages d’opinion et d’évaluations de risque politique.
TYDEN 100 000 ex., République tchèque, hebdomadaire. Fondé en 1994, “La Semaine” se définit comme “un magazine pour la famille moderne”. Newsmagazine généraliste d’une qualité d’impression remarquable composé d’articles très courts, d’une infographie abondante et de nombreuses photos couleur, Tyden fait partie de cette nouvelle génération de “presse prémâchée”, comme Focus en Allemagne, News en Autriche et Facts en Suisse.
EL PAÍS 434 000 ex. (777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution en Espagne. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Il appartient au groupe de communication PRISA.
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82)
USA TODAY 1 800 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Seul titre véritablement national, USA Today est le journal le plus vendu aux Etats-Unis. Centriste, grand public, il est souvent en avance par rapport à ses confrères sur les sujets qu’il traite. Il propose également une importante rubrique sportive.
EL PERIÓDICO DE CATALUNYA 166 600 ex., Espagne, quotidien. “Le Journal de Catalogne” est né en 1978. Populaire et sérieux, il est le plus lu à Barcelone. Initialement rédigé en castillan, il s’est enrichi depuis la fin de 1997 d’une version en catalan. Il appartient au grand groupe de presse barcelonais Zeta.
LA RAZÓN 25 000 ex., Bolivie, quotidien. Fondé en 1990, La Razón est l’un des titres importants de Bolivie. Ce quotidien libéral et proche du milieu des affaires aborde un maximum de sujets pour tenter de séduire un large public. Les cahiers supplémentaires sont centrés sur le sport, le “people” et la culture.
SEMANA 187 000 ex., Colombie, hebdomadaire. Propriété d’une riche famille libérale, “La Semaine” apparaît comme un des meilleurs hebdomadaires d’Amérique latine, par son indépendance, sa modernité et son excellente information.
DER SPIEGEL 1 000 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Un grand, très grand magazine d’enquêtes, supérieurement documenté et agressivement indépendant.
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Daniel Guerrier (chef de service, 16 42), Elisabeth Berthou, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
THE WALL STREET JOURNAL EUROPE 220 000 ex., Belgique, quotidien. Créée en 1976, remaniée en avril 2002, la version européenne de la “bible des milieux d’affaires” propose commentaires et analyses permettant de décoder l’économie européenne et mondiale, les marchés financiers et les nouvelles technologies.
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lise Higham, Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70), Daniel Guerrier Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Michiyo Yamamoto Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation, service lecteurs Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures
Pour en savoir plus
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77 183 Croissy Beaubourg
LE GUIDE MONDIAL DE LA PRESSE EN LIGNE
Ont participé à ce numéro Violaine Ballivy, Inès Bel Aïba, Gilles Berton, Valérie Brunissen, Alexandre Cheuret, Valeria Dias de Abreu, Jean-Luc Favreau, Marc Fernandez, Sandra Grangeray, Samir Labib, Frédéric Lagrange, Ariane Langlois, Françoise Liffran, Hamdam Mostafavi, Jean-Christophe Pascal, Isabelle Taudière, Emmanuel Tronquart
Retrouvez une présentation détaillée des 500 principaux journaux de la planète et de leurs sites Internet. Outil obligé pour quiconque s’intéresse à la presse internationale et pratique grâce à son CD-ROM, vous pouvez vous le procurer auprès d’Estelle Didier au 01 46 46 16 93 (de 11 h 30 à 14 h 30) au prix de 6,50 euros.
ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Nolwenn Hrymyszyn-Paris (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 42 17 27 30, fax : 01 42 17 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée d’Edwina Diard (16 73) Diffusion Le Monde SA ,21 bis, rue Claude-Bernard,75005 Paris,tél.: 01 42 17 20 00. Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Abonnements : Fabienne Hubert. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Franck-Olivier Torro (38 58), fax : 01 42 17 21 40 Publicité Le Monde Publicité SA, 17, boulevard Poissonnière 75002 Paris, tél. : 01 73 02 69 30, courriel : . Directeur général : Stéphane Corre. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat, tél. : 01 40 39 14 01. Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella, tél. : 01 73 02 69 31. Direction de la clientèle : Asma OuledMoussa, tél. : 01 73 02 69 32. Chefs de publicité : Hedwige Thaler, tél. : 01 73 02 69 33 ; Stéphanie Jordan, tél. : 01 73 02 69 34. Exécution : Géraldine Doyotte, tél. : 01 40 39 13 40. Publicité internationale : Renaud Presse, tél. : 01 42 17 38 75. Etudes : Audrey Linton (chargée d’études), tél. : 01 40 39 13 42 Publicité site Internet : i-Régie, 16-18 quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet,
❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries), au prix de 106 € au lieu de 176 € (prix de vente au numéro), soit près de 40 % d’économie. Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution. ❏ Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94,50 € au lieu de 150 € (prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) : 79,50 €.
SERVICES Accueil (16 00) Adresse abonnements Courrier international Service abonnements, 60646 Chantilly Cedex Abonnements et relations clientèle Téléphone depuis la France : 0 825 000 778 ; de l’étranger : 33 (0)3 44 62 52 36. Fax 03 44 57 56 93. Courriel : Changement d’adresse et suspension d’abonnement 0 825 022 021 Commande d’anciens numéros Estelle Didier, Courrier international, tél. : 01 46 46 16 93, tous les jours de 11 h 30 à 14 h 30 Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0 805 05 0147, province, banlieue 0 805 05 0146
(Pour l'Union européenne : 138 € frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.)
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Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919. Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N. Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart “Salon mondial du tourisme” jeté pour une partie des abonnés (Paris, IdF, 27, 28, 45, 51, 60, 76, 80 et 89).
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ÉDITORIAL
Sous des airs d’héritiers comblés
Kenneth L. Woodward
Philippe Thureau-Dangin
D E S S I N
D E
L A
The New York Times, New York
n regardant La Passion du Christ, le dernier film le public évangélique sera choqué par ce qu’il va découvrir de Mel Gibson, je n’ai cessé de me dire ce qui sur les écrans. Et, comme Gibson l’a dit et répété, il a l’insuit : ce sont les chrétiens, et non les juifs, qui tention de choquer. Les catholiques se retrouveront en terdevraient être scandalisés par ce film. Les images rain connu : eux, au moins, ont conservé le rituel des prières crues de Gibson envahissent notre sphère de sur le chemin de croix, pratique du temps de carême, qui, confort religieux, d’où sont depuis longtemps comme le film de Gibson, se concentre sur les douze derbannis les aspects les plus rudes des Evangiles. nières heures de la vie de Jésus. Pour leur part, les baptistes La plupart des Américains prient dans des églises du Sud et la plupart des autres fondamentalistes protesornées de croix d’où est absent le corps ensanglanté de Jésus. tants ne respectent pas le carême. Ou bien il y est stylisé de façon si abstraite que plus rien De fait, le film de Gibson fait abstraction de la plupart des ne suggère la souffrance. Dans les sermons aussi, l’accent éléments de l’histoire de Jésus auxquels la chrétienté est trop souvent mis sur le côté lisse et thérapeutique : contemporaine accorde la prééminence. Son Jésus n’exige qu’est-ce que Jésus peut faire pour moi ? Il y a plus pas que l’on ait connu une expérience de “renaissance à la de soixante ans, H. Richard foi”, comme presque tous les Neibuhr résumait : “Un Dieu évangéliques, pour pouvoir sans courroux a mené des hommes être sauvé. Il ne soigne pas les sans péchés dans un royaume sans malades ni n’exorcise les jugement grâce aux efforts d’un démons, comme l’aiment tant Christ sans croix.” En dépit de les pentecôtistes. Il ne défend ses excès musculaires, le film pas les causes sociales, comme de Gibson, chargé de symboles, le font les congrégations de fait fort heureusement voler gauche. Il ne fait certainement tout cela en éclats. pas croisade contre la discriResponsable de la rubrique religion à News■ La Passion du Christ est viomination sexuelle, comme le week depuis plus de trente ans, Kenneth L.Woodlent, incontestablement. Bien croient certaines féministes, ward est l’auteur de plusieurs livres, dont le derqu’en tant que croyant Mel pas plus qu’il n’enseigne que nier est consacré à la signification des miracles Gibson s’identifie à un mounous avons tous en nous une dans les grandes religions : The Book of Miracles, vement traditionaliste qui a divinité intérieure, comme le éd. Simon & Schuster, 2001, New York. rejeté le Concile Vatican II, en pensent les gnostiques motant qu’artiste, il affiche ici une sensibilité catholique, sendernes. On imagine mal ce Jésus-là participant à une messe sibilité qui, depuis le Moyen Age, a toujours souligné l’imde Pâques New Age au lever du soleil sur une falaise domiportance de Jésus en tant que sauveur martyr couronné nant le Pacifique. d’épines. Mais c’est là que se situe une curieuse petite anoComme Jérémie, Jésus est un prophète juif rejeté par les malie. Lors des projections privées, Gibson a essentielledirigeants de son propre peuple, abandonné par ses disment invité des représentants du clergé protestant conserciples triés sur le volet. Outre un monstrueux passage à vateur, lesquels ont réagi en réservant en bloc des tickets tabac, il est poussé vers la cruelle tentation du désespoir par pour leurs ouailles. Si bien qu’aujourd’hui, dans tout le pays, un Satan en qui des millions de chrétiens pratiquants ne les cinémas se transforment momentanément en églises. croient plus, et il meurt au service d’un Père céleste qui, Contrairement au film de Gibson, le protestantisme évanà l’aune de nos mœurs modernes, serait accusé de mauvais gélique est intrinsèquement abstrait. Descendants spiritraitement à enfant. En bref, ce Jésus porte une croix que tuels de l’aile gauche de la Réforme, les évangéliques sont bien peu de chrétiens accepteraient de partager avec lui. les héritiers d’une tradition iconoclaste qui a débouché sur Si nous étions une nation de lecteurs de la Bible, et pas le “dépouillement des autels” – pour reprendre la jolie forseulement de propriétaires de bibles, je ne crois pas qu’un mule de l’historien Eamon Duffy. Encore aujourd’hui, film comme celui-ci ferait tant de bruit. Je ne crois pas non les lieux de culte évangéliques peuvent être repérés à leur plus que La Passion du Christ soit antisémite, mais je suis manque de stimulation visuelle. Pour les protestants, les en revanche convaincu qu’il offre aux chrétiens une leçon. symboles sont contenus dans les sermons et les chants. Une leçon qui tient plus aux fondements oubliés du chrisC’est une tout autre sensibilité. Pour cette raison, je pense, tianisme qu’au fait de savoir qui a tué Jésus.
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Un Jésus bien peu américain
DR
“Alors, Courrier international publie un hors-série sur les princes et les princesses ? — Pas seulement, il y a aussi les monarques républicains. En fait, nous cherchons plutôt à comprendre ce qu’est le pouvoir, et pourquoi il se transmet si souvent de père en fils ou en fille. — D’accord, mais, sur 116 pages, on voit quand même les héritières Hilton, le prince William, on lit les histoires de la jolie reine de Jordanie, sans oublier les prouesses des délicieuses filles de Ravi Shankar… Vous avez voulu faire du people, non ? — Pourquoi pas ? Le phénomène people existe sur les cinq continents. Les peuples vivent aussi de mythes et parfois de vénération dynastique. — Par exemple, au Moyen-Orient et en Asie ? — Oui, en Indonésie, lors de la prochaine élection présidentielle, on verra trois sœurs, Megawati (qui est en poste), Sukmawati et Rachmawati, s’affronter. Et elles sont toutes filles de Sukarno, le père de l’indépendance. Contre elles trois se présentera aussi la fille de l’ancien dictateur Suharto… Il y aura de la bagarre d’ici le 5 juillet… Mais, vous savez, on se moque peut-être un peu vite de ces Républiques arabes qui s’héritent, comme la Syrie et peut-être demain l’Egypte. On aurait tort aussi de critiquer les Etasuniens qui se passionnent pour les familles Bush ou Kennedy… Parce que, nous, Européens, avons eu plus de mille ans de dynasties en tout genre et trois cents ans pour penser la res publica sans népotisme. Comme le dit Nietzsche, nous sommes des “conquérants sous des airs d’héritiers comblés”. — D’ailleurs les Européens adorent leurs monarchies. — Oui, nous publions, à la fin du hors-série, une petite encyclopédie des familles régnantes, avec leur pedigree, l’étendue de leur pouvoir, etc. Eh bien, il existe encore dix monarchies sur le Vieux Continent, si l’on prend en compte les Grimaldi de Monaco. — En somme, Courrier international défend le népotisme et le dynastique ? — Pas du tout. Simplement, pour comprendre le monde, il faut saisir la force des “liens du sang”. Cela est valable dans les mafias comme en politique. Ensuite, on peut imaginer autre chose.”
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COURRIER DES LECTEURS
S E M A I N E ■ Ce
que lisent les autres
Olivier Merveille
J’ai trouvé particulièrement intéressant de lire le dossier “Plaidoyer pour Bush” (n° 693, du 12 février 2004), avec ses articles puisés dans la presse de droite. Merci de nous donner à lire ce que lit le conservateur américain, le gauchiste vénézuélien, l’apparatchik nord-coréen, que saisje, l’étranger en un mot. Cela fait partie, à mon avis, de la mission que vous vous êtes fixée, et c’est tout à votre honneur. Ne changez rien !
■ Rectificatifs
■ Lundi 1er mars, au premier jour d’un procès qui devrait durer trois mois, l’accusé Marc Dutroux a refusé de se faire photographier. Il a passé la première journée d’audience la tête baissée, comme s’il dormait. Dessin de Kroll paru dans Le Soir, Bruxelles. Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com
Najam Sethi, rédacteur en chef de l’hebdomadaire pakistanais The Friday Times, et éditorialiste invité du n° 692 (du 5 février 2004), souhaite apporter des précisions sur sa biographie. “En 1999, avions-nous indiqué, le gouvernement de Nawaf Sharif l’a emprisonné pendant plusieurs semaines en l’accusant d’évasion fiscale.” En fait, nous écrit Najam Sethi, “j’ai été initialement accusé de trahison. Mais comme la Cour
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suprême a ordonné ma libération, le gouvernement a fait pleuvoir sur moi 55 accusations de fraude à l’impôt sur le revenu. Des accusations qui se sont toutes révélées infondées par la suite.” Cesare Martinetti, de La Stampa, nous signale que la rédaction de CI s’est fourvoyée en voulant apporter une précision dans le fil de son article consacré à l’affaire Battisti (n° 695, du 26 février 2004). A la phrase “en 1991, la justice française a rejeté la demande d’extradition italienne”, nous avions ajouté : [parce que la loi italienne ne permet pas un nouveau procès pour les condamnés par contumace]. “Or la demande n’a pas été rejetée pour cette raison, explique l’auteur, mais pour vice de forme. A savoir qu’elle a été formulée pour un prévenu alors que M. Battisti avait déjà été jugé et condamné en Italie. Cela signifie que la justice française ne s’est jamais prononcée sur le fond de l’affaire et que le procès qui se tiendra bientôt à Paris sera le premier à aborder le sujet.”
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Etats-Unis
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Le neveu se rebiffe…
avez-vous que j’ai servi de modèle pour Dingo ?” demande-t-il en tirant sur ses deux oreilles et en laissant pendouiller sa langue. A 74 ans, Roy E. Disney, est capable d’assumer avec autodérision le surnom de “neveu idiot de Walt” dont on l’affuble depuis un demi-siècle au sein de l’entreprise familiale. Mais, aujourd’hui, le neveu se rebiffe et a juré de faire tomber Michael Eisner, le patron de Disney. Tout a commencé en novembre dernier, lorsque Eisner a annoncé à Roy qu’il ne serait pas reconduit au conseil d’administration de l’entreprise. En retour, Roy Disney lui a écrit une lettre qu’il a rendue publique, dans laquelle il lui reproche la perte d’énergie créatrice de l’entreprise et le fait que Disney soit désormais perçu comme un “rapace sans âme”.“Je crois sincèrement que c’est vous, et non pas moi, qui devriez partir”, conclut-il. Et c’est ce qu’il s’emploie à obtenir, avec l’aide de plus de 25 000 sympathisants, en grande partie des actionnaires, inscrits sur le site . Chez Disney, Roy est essentiellement considéré comme un empêcheur de tourner en rond. On rappelle qu’il ne doit sa place qu’à son hérédité et qu’il résiste à toute innovation en recyclant le passé. Son dernier projet a été Fantasia 2000, un remake du chef-d’œuvre de 1940 apprécié par la critique, mais qui a été l’un des plus gros échecs de l’histoire de Disney. Bref, Roy serait une plaie quand il est là et un problème encore plus grand quand il n’est pas là. “Si Roy était à la tête de
Armando Arorizo/EPA/AP-Sipa
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ROY DISNEY, 74 ans, est le dernier membre
de la famille impliqué dans la vie du studio créé par son oncle Walt. Ecarté de tout poste exécutif, il mène campagne pour faire tomber le patron de Disney, Michael Eisner. l’entreprise, Disney serait aujourd’hui une bibliothèque en sous-effectif perdue dans un coin d’une université”, persifle un dirigeant de l’entreprise. Dans une certaine mesure, le neveu de Walt est un homme ordinaire qui a toujours été entouré de personnalités bouillonnantes. Son oncle, bien sûr, qui l’envoya filmer des écureuils pendant un an dans l’Utah et le Wyoming, pour Les Aventures de Perri. Sa mère, également, qui l’attendit un jour à l’aéroport en compagnie de la fille des voisins : “Embrasse-la, Roy !” Presque cinquante ans plus tard, Roy et Patty sont toujours mariés, et parents d’un fils, Roy P. Disney, communément appelé Patrick.
La carrière de Roy au sein de Disney a été assez chaotique. Après le tournage des Aventures de Perri, Walt Disney l’assigne aux histoires vraies, c’est-à-dire les films animaliers. Mais, après la mort de l’oncle Walt, en 1966, Roy est marginalisé. “Je proposais des sujets dont je pensais qu’ils pouvaient faire de bons films, et ils étaient refusés”, se souvient-il. En 1977, il démissionne, mais conserve son siège au conseil d’administration. “Je ne savais pas quoi faire de ma vie”, dit-il aujourd’hui. Il consulte un psychiatre, tourne un film sur les courses de voiliers, puis décide d’abandonner la création et de se consacrer aux investissements financiers. C’est à ce titre qu’il intrigue en 1984 pour installer un certain Michael Eisner à la tête de Disney, qui a perdu beaucoup de son lustre. En retour, Eisner lui offre la direction du département animation. Dans les années 80 et 90, La Petite Sirène, Le Roi Lion, Pocahontas permettent à Disney de reconquérir son statut de grand studio créatif. Mais le marketing des produits dérivés qui accompagne cette réussite déplaît à Roy Disney. “C’était du mauvais goût, un désastre”, déplore-t-il. Aujourd’hui, lâché par le studio d’animation numérique Pixar et menacé de rachat par le numéro un du câble américain, Comcast, Disney traverse une nouvelle passe difficile. Mais Roy Disney n’a pas délaissé ses voiliers, sa Ferrari rouge, son Boeing personnel et son château en Irlande pour abandonner avant qu’Eisner n’ait cédé devant sa volonté de s’affirmer enfin.
PERSONNALITÉS DE DEMAIN LUISA DOGO
Jeune première
MISHAL HUSAIN
Miss Monde, la modestie en sus
(D’après The New York Times Magazine, New York)
DR Car toonists & Writers Syndicate
“Nous allons élire un président, pas un prêtre.” Celle dont les faveurs avaient failli Dessin de Boligan, Mexico. coûter la présidence à Bill Clinton estime que les électeurs ne devraient pas tenir compte de la vie privée des candidats. (US News & World Report, Washington)
PATRICK GUERRIERO, représentant du lobby gay républicain Agacé “Le président ferait mieux de s’attaquer aux fléaux de l’adultère et du divorce plutôt qu’aux familles gay et lesbiennes.” L’élu républicain du Massachusetts commentait la proposition de George W. Bush d’amender la Constitution pour interdire le mariage entre homosexuels. (USA Today, New York)
FIDEL CASTRO, dictateur cubain Paranoïaque “Ave Caesar, ceux qui vont mourir te saluent”, ne cesse de déclarer le líder máximo, en faisant référence à une supposée invasion imminente de l’île par les Etats-Unis. Cette citation ponctue tous ses discours depuis deux semaines. (El País, Madrid)
AYMAN AL-ZAWAHIRI, terroriste et bras droit d’Oussama Ben Laden Enervé “En France, vous êtes libre de vous dénuder, mais pas de vous habiller modestement.” Il condamne la loi qui interdit le foulard islamique à l’école. (International Herald Tribune, Paris)
FARAH PAHLAVI, ex-impératrice d’Iran Débutante “Je garde la photo du chèque, car c’est la première somme que j’aie jamais gagné.” Elle vient de recevoir 150 000 dollars de son éditeur américain comme avance sur les droits
d’auteur de ses mémoires. Elle reconnaît toutefois avoir emporté “quelques bijoux” au moment de la révolution islamique, dont la vente l’a aidée à survivre en exil. (The New York Times, New York)
AN MIN, vice-ministre du Commerce chinois Précis “De nombreux habitants de Hong Kong semblent oublier qu’ils sont Chinois… ‘Un pays, deux systèmes’ ne signifie pas ‘Un pays, deux cœurs’.” Le qualificatif “patriote” utilisé par le Parti communiste chinois (PCC) pour définir les hommes qu’il estime seuls capables de gouverner la Région autonome spéciale soulève l’indignation du camp démocrate, qui milite pour l’instauration du suffrage universel direct lors de l’élection du prochain gouverneur de Hong Kong. (The Standard, Hong Kong)
JÖRG HAIDER, gouverneur de la Carinthie (Autriche)
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et figure emblématique du parti populiste de droite FPÖ Confiant “Ce sera juste, mais nous serons en tête.” Au coude à coude dans les sondages avec le candidat social-démocrate Peter Ambrozy (SPÖ), le tribun populiste espère gagner les élections du 7 mars dans le Land de Carinthie et garder les rênes du pouvoir régional. (Profil, Vienne)
DESMOND TUTU, Archevêque Désespéré “Que ce serait magnifique si les politiciens pouvaient Dessin admettre qu’ils ne de Glez, sont que des créa- Ouagadougou. tures faillibles, pas des dieux, et qu’ils sont donc sujets à l’erreur !” s’est-il lamenté en demandant à George W. Bush et à Tony Blair de reconnaître que l’invasion de l’Irak a été une erreur. (South African Times, Londres)
DU 26 FÉVRIER AU 3 MARS 2004
lle est connue de 256 millions de personnes. Cette jeune femme “posée, aux allures de gazelle, qui semble sortir des pages de Vogue”, selon les termes de Newsline, présente depuis deux ans les journaux du matin sur BBC World, le programme international de la chaîne britannique. Le mensuel pakistanais ne cache pas son admiration pour cette journaliste de 30 ans “étonnamment modeste pour une présentatrice si connue”. La famille de Mishal Husain est originaire du Pakistan : à 18 ans, la jeune fille a fait ses débuts dans le métier au quotidien d’Islamabad The News. Elle est née au Royaume-Uni, a grandi à Abou Dhabi, où son père, médecin, avait emmené sa famille, a fréquenté un collège en Angleterre à partir de 12 ans, a étudié le droit à Cambridge, a rédigé un mémoire à l’Université européenne de Florence sur les réfugiés bosniaques, puis enseigné l’anglais durant six mois à Moscou. Sa carrière télévisuelle a commencé chez Bloomberg TV, à Londres ; elle travaille à la BBC depuis 1988. De l’année qu’elle a passée aux EtatsUnis, en 2002-2003, elle garde un souvenir mitigé : des questions fréquentes sur son nom – “Vous êtes apparentée à Saddam Hussein ?” –, un sentiment parfois pesant, lié à son patronyme musulman et à ses origines pakistanaises, mais aussi une certitude qui pourrait faire bondir. “Par bien des côtés, la presse pakistanaise est plus libre et plus critique que la presse américaine.”
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ILS ET ELLES ONT DIT MONICA LEWINSKY, ex-stagiaire à la Maison-Blanche Discrète
45 ans, Luisa Diogo devient la première femme Premier ministre dans l’histoire du Mozambique. Elle prend la suite de Pascoal Mocumbi, une figure du Front de libération du Mozambique (FRELIMO), au pouvoir depuis l’indépendance du pays, en 1975. Si la fonction de Premier ministre reste largement honorifique au Mozambique, le quotidien sud-africain The Star estime que cette nomination révèle un changement de mentalités. L’ancien Premier ministre “a participé à la fondation du FRELIMO en 1962 et à la guerre qui a libéré le pays des colons portugais. Luisa Diogo avait 4 ans quand le FRELIMO a été fondé et 17 ans au moment de l’indépendance du Mozambique. Jusqu’ici, pour atteindre les hautes sphères du pouvoir, il fallait à tout prix être un vétéran de la guerre de libération.” Originaire du centre du pays, Luisa Diogo, énergique mère de trois enfants, occupe déjà le poste de ministre des Finances depuis trois ans. Après avoir obtenu un mastère d’économie à Londres, Luisa Diogo s’est spécialisée dans le domaine de la gestion des finances publiques.
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Amandio Vilanculo/Lusa
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Avec Le Pen, c’est le coup médiatique permanent L’affaire du rejet de sa candidature aux élections régionales le démontre une fois de plus : on ne parle du chef du FN que lorsqu’il crée l’événement. Au détriment d’une vraie réflexion sur ce qu’il représente. EL PERIÓDICO DE CATALUNYA
Barcelone ors de l’élection présidentielle de 1981, qui vit la victoire de Mitterrand sur Giscard, une modification de la loi électorale obligea pour la première fois les candidats à recueillir 500 signatures d’élus pour pouvoir se présenter. Parmi ceux qui ne réussirent pas à rassembler le nombre de parrainages nécessaires, il y avait JeanMarie Le Pen, qui dirigeait alors une petite formation d’extrême droite, le Front national (FN), fondée en 1972 avec les restes des différents naufrages survenus dans la mouvance nationaliste radicale. Dans l’un de ces gestes qui montrent la fascination du personnage pour le théâtre, Le Pen avait appelé ses rares sympathisants d’alors à voter pour Jeanne d’Arc. A l’époque, les médias n’accordèrent pas beaucoup d’attention à un homme qui disposait d’une si maigre audience et n’avait guère plus qu’une succession d’échecs politiques à son actif. Personne ou presque ne pouvait prévoir qu’à peine deux ans plus tard l’homme en question ferait un score appréciable aux municipales et amorcerait une ascension qui devait le conduire à la gloire des européennes de 1984, des législatives de 1986 et de la présidentielle de 1988. Et qui aurait pu imaginer que le candidat malchanceux de 1981 serait choisi un certain 21 avril 2002 par 5 millions d’électeurs pour participer au second
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Dessin de
Veenenbos paru dans Der Standard, Vienne.
Intelligence “Cela ne pouvait pas durer”, estime The New York Times. La convergence de vues “entre l’intelligentsia de gauche et le gouvernement de droite” au sujet de la guerre en Irak débouche aujourd’hui sur l’accusation de “guerre à l’intelligence” lancée contre l’équipe Raffarin. Mais une fois les élections passées, quand le gouvernement et l’opposition auront mesuré leurs forces, “le gouvernement et ses nouveaux adversaires vont probablement négocier une trêve, car ils vont continuer d’avoir besoin l’un de l’autre”, avance le quotidien.
tour de la présidentielle, ce qui allait le propulser au sommet de sa carrière et mettre par la même occasion en évidence les failles de la culture démocratique française ? Entre Jean-Marie Le Pen et les médias français, c’est une étrange relation de fascination-répulsion qui s’est instaurée. A l’époque de ses premiers succès électoraux, les professionnels de la télévision avouaient qu’il leur était impossible de rester neutres face au dirigeant d’extrême droite. Ce dernier en a profité pour transformer chacune de ses apparitions en un événement exceptionnel, se faisant une place dans les médias en raison justement de ce qui semblait être le contraire de la rou-
tine : un côté spectaculaire et différent de celui des autres dirigeants politiques. La répugnance des médias à son égard lui permettait d’affirmer son image d’outsider et de passer auprès du public pour un homme ordinaire, étranger aux vices de la caste gouvernante. Par ailleurs, les journalistes sont tombés les uns après les autres dans le piège consistant à considérer Le Pen comme un phénomène uniquement intéressant dans la mesure où il fait l’événement, et non du fait de son implantation durable dans le paysage politique français. Ainsi, les apparitions du dirigeant du FN prennent la forme de manifestations subites d’un extrémisme politique invariablement
imputable à des facteurs conjoncturels et invariablement réduit à la dimension d’une option marginale, incapable de contaminer d’autres forces politiques. Il suffit à cet égard de voir la facilité avec laquelle, deux mois après le 21 avril, on a oublié sa présence au second tour sous prétexte que le score obtenu par le FN aux législatives était bien en deçà de ce que l’on pouvait attendre après le succès inattendu de la présidentielle. Il faudra donc attendre la prochaine “frayeur” – par exemple que les voix du FN soient indispensables pour former une majorité gouvernementale – pour que la presse daigne évoquer la place qu’occupe ce courant dans le système politique de la Ve République agonisante. Aujourd’hui, Le Pen provoque à nouveau les médias, après avoir échoué dans sa tentative d’être tête de liste dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Le rejet de sa candidature par le tribunal administratif [parce qu’il ne dispose pas de domiciliation fiscale en PACA] risque de l’ériger en victime, mais les autorités judiciaires ne se seraient certainement pas donné autant de mal si les voix du FN ne représentaient pas un danger transversal, qui menace aussi bien le score des socialistes que celui de l’UMP. Malheureusement, Le Pen fait de nouveau l’événement, alors qu’il devrait être un sujet de préoccupation durable. Ferran Gallego* * Professeur d’histoire du fascisme à l’Université autonome de Barcelone.
SYMBOLE
Ingrid Betancourt, une nouvelle Jeanne d’Arc pour les Français Intrigué par le phénomène, un magazine colombien tente de comprendre pourquoi la France se mobilise comme un seul homme en faveur de la prisonnière des FARC.
I
ngrid Betancourt n’est un être de chair et de sang que pour les guérilleros des Forces armées révolutionnaires de colombie (FARC) qui la surveillent jour et nuit dans un coin inconnu du territoire colombien. Pour le reste du pays, c’est un fantôme. Et, pour une partie de la communauté internationale, surtout pour la France, Ingrid est un symbole, une étoile au firmament. L’ancienne candidate à l’élection présidentielle a été enlevée il y a deux ans. Depuis, elle a été nommée citoyenne d’honneur de 1 066 villages et villes de la planète, et 28 autres ont prévu de lui accorder cette distinction. Bruxelles a décidé de lui ériger une statue. En Colombie, le phénomène Ingrid Betancourt rencontre l’incompréhension.
Beaucoup sont même gênés par la campagne internationale pour sa libération que mènent sa mère et son ex-mari, car ils estiment qu’elle donne une mauvaise image de leur pays. Comment une femme politique qui n’a séduit que 50 000 électeurs a-t-elle pu se transformer en symbole international ? En 2001, Ingrid Betancourt était perçue en Colombie comme une politicienne plus pressée de se donner en spectacle que d’obtenir des résultats ou comme la “mousquetaire” qui accusait le président de l’époque, Ernesto Samper, d’avoir accepté l’argent de la mafia pour financer sa campagne. Elle a écrit un livre sur le sujet, Sí, sabía [Oui, il savait], qui ne s’est vendu qu’à 5 000 exemplaires. A ce moment, elle voulait déjà écrire son autobiographie, mais aucun éditeur n’a été séduit. C’est ce qui l’a poussée à publier La Rage au cœur [éd. Xo] en France, en février 2001. Dominique de Villepin, qui l’avait connue sur les bancs de Sciences-Po et était
devenu l’un de ses meilleurs amis, s’est chargé de la mettre en contact avec des personnalités remarquées de la presse française. Il était alors secrétaire général de l’Elysée, une fonction qu’il a quittée pour le poste de ministre des Af faires étrangères, qu’il occupe actuellement. Les recommandations de Villepin et d’autres contacts de haut niveau ont permis à Ingrid d’être invitée à l’émission de télévision Des racines et des ailes, dans laquelle elle a montré les meilleurs aspects de sa personnalité et conquis le public français. Sa par faite maîtrise de la langue, qu’elle parle sans aucune trace d’accent, et le récit convaincant de sa lutte solitaire contre ce monstre à mille têtes qu’est la corruption l’ont catapultée en haut du firmament médiatique. Ingrid était l’incarnation parfaite de l’archétype français de l’héroïne, Jeanne d’Arc : c’était une femme, elle était jeune, jolie et intelligente, et elle se lançait dans une croisade solitaire contre un sys-
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tème politique corrompu, injuste et, qui plus est, machiste. Selon les propres mots d’une Française, elle était devenue la Rigoberta Menchú des riches [Indienne du Guatemala, R. Menchú a été lauréate du prix Nobel de la paix en 1992]. “Elle nous parlait d’une cause qui nous inspirait sans nous faire pleurer. On ne voyait pas un petit Africain sous-alimenté, mais une femme courageuse qui, en plus, avait un nom français”, précise-t-elle avec une certaine ironie. Aujourd’hui, 500 000 exemplaires de son livre ont été vendus dans le monde, dont la moitié dans l’Hexagone. Le 23 février 2002, jour où Ingrid a été enlevée par les FARC, l’opinion française était encore en pleine lune de miel avec son livre et avec l’image d’héroïne qu’elle donnait d’elle-même. Son succès l’a élevée au rang de martyre. La rapidité avec laquelle certains Français se sont mobilisés pour demander sa libération n’a donc rien d’étonnant. Semana (extraits), Bogotá
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RÉPONSE LE 11 MARS AVEC LE PROCHAIN NUMÉRO
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● MACÉDOINE
La mort d’un président
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La malédiction irakienne de Tony Blair Le Premier ministre britannique ne parvient pas à se dégager de l’embrouillamini irakien. L’affaire des écoutes onusiennes ne fait que souligner son impuissance. THE INDEPENDENT
Londres écidément, Tony Blair n’échappera pas aux conséquences de son engagement en Irak. Il a beau tenter de détourner l’attention des médias et du public vers un autre terrain politique, il ne cesse d’être ramené à ce conflit. Les événements de ces derniers jours en sont une preuve supplémentaire. La controverse sur la question irakienne avait un temps disparu des premières pages, et le Premier ministre semblait en mesure de reprendre son souffle. Puis, brutalement, dans une émission de la BBC du 26 février, son ancienne ministre Clare Short, qui avait démissionné du gouvernement précisément pour cause de guerre en Irak, lançait une bombe en expliquant que les services de renseignements britanniques avaient mis sur écoute le bureau onusien de Kofi Annan. De nouveau, Tony Blair se retrouvait sur la défensive. Si ce qu’affirme Clare Short est avéré, le climat d’hystérie dans lequel vivaient Blair et son équipe avant l’intervention en Irak était bien plus prononcé qu’on ne l’imaginait. Car, comme le suggère l’ancien ministre des Affaires étrangères Robin Cook dans les colonnes du quotidien The Independent, espionner les locaux des Nations unies était une opération bien inutile. N’importe quel observateur, même néophyte, de la diplomatie internationale savait qu’une seconde résolution de l’ONU avait peu de chances d’être votée. Mais, plus que la polémique elle-même, c’est la façon dont l’affaire a éclaté qui est révélatrice. Elle souligne l’importance prise par l’Irak dans le second
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Le scandale
des écoutes américaines aux Nations unies. Dessin d’Abib Haddad paru dans Al Hayat, Londres.
mandat de Tony Blair. A-t-il présenté les informations sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein de façon délibérément alarmiste ? Où sont ces armes ? Et, maintenant, at-il ou non autorisé la pose de mouchards aux Nations unies ? Enfin, la guerre était-elle ou non légale ? TONY BLAIR A PERDU LA CONFIANCE DE SON ÉLECTORAT
Au début de son premier mandat, Blair disposait de deux avantages écrasants. Pour commencer, il était en mesure – ce qui était exceptionnel – de dicter l’ordre du jour politique. Il suffisait qu’il visite des logements sociaux pour que les médias parlent de la révolution sociale enclenchée par le gouvernement. S’il faisait une apparition dans une école, les journaux saluaient son réformisme en matière d’éducation. Aujourd’hui, même lorsqu’il fait des déclarations importantes, il est privé de une. Lors de sa conférence de presse du 26 février, il a tenu
à détailler la création d’une nouvelle commission pour l’Afrique, entreprise ambitieuse et digne d’éloge. Or on ne lui a posé que deux petites questions sur l’Afrique. Le lendemain, son discours sur les services publics n’a pas eu droit à la couverture médiatique qu’il méritait. La guerre en Irak ne cesse de dominer son agenda, ce qui a sapé son deuxième grand atout électoral : être en prise directe avec l’électorat. A en juger par les sondages, les électeurs ne lui font plus confiance. Il lui est donc d’autant plus difficile de maîtriser l’ordre du jour politique. Peut-être Clare Short a-t-elle mal interprété les activités d’espionnage dont elle dit avoir été témoin. Mais, aussi longtemps que tant de questions sur la guerre resteront sans réponse, Tony Blair n’aura plus droit au bénéfice du doute. A moins qu’il ne réponde plus ouvertement et plus complètement à ces questions, il ne pourra plus espérer aller de l’avant et convaincre.
PORTRAIT
Clare Short, la Furie de Birmingham ■ Clare Short ne semble plus n’avoir qu’un seul but : faire la une des journaux pour mieux briser Tony Blair. Interviewée le 26 février par la BBC dans le cadre de l’émission matinale Today, l’ancienne ministre du Développement international a affirmé que le Royaume-Uni espionnait Kofi Annan. A l’autre bout de la capitale, en entendant ces déclarations, un ministre a “pratiquement explosé” en plein petit déjeuner. “C’est une trahison délibérée”, a-t-il fulminé. Pour ses anciens collègues ministres, Mme Short est une paria. Depuis sa démission, en mai dernier, un mois après la fin de la guerre, elle ne s’est jamais privée de clamer combien M. Blair était coupable d’avoir trompé à la fois son parti et son pays en jetant le Royaume-Uni dans une guerre contre l’Irak. Née à Birmingham dans une famille d’Irlandais catholiques, Clare Short,
58 ans, est depuis 1983 députée travailliste de l’une des circonscriptions de sa ville natale, dans le centre de l’Angleterre. Célèbre pour son caractère passionné, elle a toujours été considérée par ceux qui la connaissent comme une croisée du mouvement travailliste. Contrairement à Blair, elle aime s’attarder lors des congrès travaillistes dans des hôtels enfumés avec les fidèles du parti. Elle a été l’une des premières personnalités du parti à dénoncer les “hommes de l’ombre” du Premier ministre et l’influence démesurée qu’ils exerçaient sur la politique du pays. Clare Short est depuis toujours une proche de Gordon Brown, le charismatique ministre des Finances. Mais sa dernière attaque a mis fin à tout espoir de la voir revenir à de hautes responsabilités, dans l’hypothèse où M. Brown succéderait à M. Blair à
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l’issue des élections de 2005. Jeudi dernier, Tony Blair était pâle, les yeux rougis, lors de la conférence de presse qu’il donnait le jour même. Il semblait mal préparé aux questions sur Clare Short, voulant recentrer le débat sur l’annonce d’une nouvelle initiative sur l’Afrique. M. Blair a jugé “profondément irresponsables” les propos de Mme Short, puis a essayé de changer de sujet, sans y par venir. Une chose est sûre, Tony Blair peut être reconnaissant à Clare Shor t d’avoir détourné l’attention de l’autre affaire du moment : celle impliquant Katharine Gun, cette traductrice des services secrets britanniques qui avait, la première, éventé l’affaire des écoutes britanniques à l’ONU et contre laquelle aucune charge n’a été retenue Colin Brown et Melissa Kite, par la justice. The Daily Telegraph, Londres
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r istes et en colère”, titrait Dnevnik, le quotidien macédonien le plus lu, au lendemain de la mort accidentelle du président macédonien, Boris Trajkovski. Raison de l’ire du journal : le bimoteur Super King Air qui transportait le président et qui s’est écrasé le 26 février dernier non loin de Mostar affichait vingt-cinq années de vol et, selon plusieurs sources, était en mauvais état technique. Mais le quotidien en veut également à la SFOR, la Force de stabilisation de l’OTAN en Bosnie-Herzegovine, qui aurait entravé les opérations de recherche après la chute de l’avion. Utrinski Vesnik rappelle que, “pendant les moments dramatiques de 2001 [lors du conflit entre albanophones et macédonophones],Trajkovski était le seul homme d’Etat macédonien à préserver un lien constructif et salvateur avec l’UE et les Etats-Unis, alors que le Premier ministre d’alors, Ljubco Georgievski, avait coupé tous les ponts avec l’Europe et le monde. Le président était le seul à faire face au défi des accords d’Ohrid et des changements constitutionnels [accordant davantage de droits à la minorité albanophone] et à la frustration de l’opinion publique macédonienne ainsi engendrée. D’autant plus qu’il avait le soutien inconditionnel des chefs d’Etat de la communauté internationale.” Et le quotidien du matin de prévenir contre les dangers qui guettent le pays. D’un côté, le fatalisme qui s’empare des Macédoniens face à la gravité des événements de ces dix dernières années : l’attentat manqué et non élucidé contre le président Kiro Gligorov, en 1995, les conflits interethniques de 2001 et la mort accidentelle de Boris Trajkovski. Par ailleurs, “cette disparition tragique confortera les forces déstabilisatrices de la Macédoine, pour lesquelles sa présence sur la carte des Balkans est un problème, et non une solution”. L’ironie du sort a voulu que l’accident se produise le jour même où une délégation macédonienne, à Dublin, devait officiellement soumettre sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne. Avec la disparition de ce protestant méthodiste et Européen convaincu, la Macédoine perd également un lobbyiste auprès des décideurs de l’OTAN, dont elle veut devenir membre. Confrontés à ces réalités, poursuit le journal, les Macédoniens de tous bords devront plus que jamais montrer leur maturité démocratique et élire un nouveau président de la stature de Trajkovski pour préserver l’unité du pays face aux ultras albanophones de l’AKSH, groupe extrémiste issu de l’ancienne UCK. “La nouvelle élection présidentielle doit prouver que la Macédoine est en grande partie attachée à la nouvelle politique proeuropéenne fondée sur les accords d’Ohrid, et que les opposants à cette politique sont une catégorie marginale, incapable de nous empêcher de poursuivre notre chemin vers l’Europe.” ■
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La révolte des Roms contre la pauvreté Magasins pillés, mobilisation des forces de l’ordre, canons à eau. Pour protester contre la baisse de leurs allocations, les Roms ont opté pour la violence. La riposte du gouvernement n’en est pas moins agressive. Reportage. TYDEN (extraits)
Prague e suis pas une merde pour mendier du travail. Allez-vous faire foutre !” crie un jeune homme devant le centre communautaire Tvoj Spis, situé à la frontière du quartier rom et de celui des “Blancs”, à Levoca. Le centre recueille les inscriptions des candidats aux travaux d’utilité publique. La ville propose 160 emplois pour le moment. Les intéressés sont nombreux. Dans la queue, devant le centre, on se bouscule, on crie, des impatients doublent. La réforme du gouvernement slovaque vient de priver les Roms d’une grande partie de leurs allocations sociales, principale source de revenus de la communauté. “Si vous voulez vivre mieux, vous devez travailler.” Le message du gouvernement est adressé aux Roms, mais s’adresse aussi aux autres Slovaques, Hongrois et membres de minorités ethniques qui survivaient jusqu’alors grâce à la générosité de l’Etat. Une partie des Roms n’a pas accepté le message. Les régions de la Slovaquie centrale et orientale – qui en comptent le plus – se sont embrasées la semaine dernière. Les premiers magasins ont été pillés à Levoca, puis la révolte s’est étendue à Trebisov et Caklova, près de Vranov-nad-Toplou. Mardi soir, Trebisov, la cité rom. Une descente musclée de la police, à
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la suite du pillage d’un magasin de la rue Svermova. Quand la police vient arrêter les meneurs, la communauté refuse de les livrer ; les policiers essuient une rafale de bouteilles et de pierres avant de sortir leurs matraques et d’utiliser un canon à eau. La police ne met vraiment pas de gants. Plus tard dans la soirée, la ville replonge dans la tranquillité, rompue seulement par les sirènes de voitures escortant le Premier ministre, Mikulas Dzurinda, venu remercier la police pour l’efficacité de son intervention. Le quartier rom est maintenant bouclé. Les rues avoisinantes sont occupées par des hommes en uniforme. Des boucliers plastique lancent des reflets dans le faible éclai-
rage. A l’école élémentaire du ghetto se tient une réunion du comité de crise. Le lendemain matin, des groupes de Roms affluent vers le centre-ville. La plupart se rendent chez le médecin, pour faire examiner leurs blessures. “Regardez comment on m’a battu !” Koloman Balogh montre un hématome sur son visage et une plaie sur le nez. Puis, en remontant sa chemise : “Ici, regardez les coups que j’ai reçus !” Son dos arbore d’anciennes cicatrices. La panique se répand vite dans la cité. On entend dire que la police a tiré. Que les policiers ont battu les enfants. Les femmes roms prennent peur. La Slovaquie orientale, avec la ville de Spis, est la région la plus pauvre du
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Causes
Les responsables des violences de ces derniers jours ? Les leaders roms, qui n’arrivent pas à se mettre d’accord entre eux ; les politiques, qui ont sous-estimé le problème ; les organismes internationaux, qui ont financé différents projets sans contrôle ; et, finalement, les révoltés, qui ont transgressé la loi. (Új Szó, Bratislava)
“On va dire qu’on fera grève ! Mardi, on ira au travail, et les enfants iront à l’école !” Dessin de Martin Sutovec paru dans SME, Bratislava.
ALLEMAGNE
Le maire de Hambourg peut dire merci à la presse Springer La réélection triomphale du maire chrétien-démocrate Ole von Beust n’est pas tombée du ciel. Les médias y sont pour beaucoup.
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ambourg et l’Italie se distinguent essentiellement sur trois points : premièrement, l’Italie est plus ensoleillée ; deuxièmement, elle est plus grande ; et, troisièmement, elle présente un paysage médiatique très particulier, bon nombre de médias se trouvant entre les mains du chef du gouvernement, Silvio Berlusconi. Sur ce dernier point, Hambourg est en train de s’italianiser. Certes, tous les quotidiens hanséatiques ne sont pas aux mains de la CDU locale. Mais leur engagement en faveur du maire sortant, Ole von Beust, a été sans précédent. La plupart des quotidiens ont mis en scène sa campagne électorale. Et ils l’ont fait avec un tel professionnalisme que l’on comprend l’amertume des perdants. Ils auraient aimé, eux aussi, disposer d’un tel forum. Voilà pourquoi les sociaux-démocrates (SPD) et les Ver ts dénoncent la par tialité de la presse locale – en l’occurrence, à Hambourg, celle du groupe Springer, car c’est lui qui
domine le marché des quotidiens. Et il a usé de sa situation de quasi-monopole comme aucun groupe de presse n’avait osé le faire jusqu’ici dans quelque région d’Allemagne que ce soit. La presse Springer a fait sienne la campagne – et la victoire – d’Ole von Beust. Elle a construit son image, caché ses faiblesses, passé ses erreurs sous silence, présenté son bilan à son avantage et laissé dans l’ombre ses concurrents. Mais quelle absurdité de dénoncer le groupe Springer pour entorse à la liber té de la presse ! La liberté de la presse, c’est aussi la liberté de prendre parti. On peut, bien sûr, regretter que le journalisme délaisse son rôle d’observateur critique pour devenir lui-même acteur. On peut aussi douter de sa crédibilité lorsqu’il se fait agence de communication pour un homme politique. Mais les lecteurs gardent (au moins en théorie) la liberté d’acheter ou non des journaux trop partiaux. En réalité, il en va de la liberté de la presse comme de la liber té d’opinion : ni l’une ni l’autre ne doit conduire à une “position neutre” ou à une “opinion moyenne”. Libre donc à la presse de pactiser avec un homme politique comme elle l’entend, y compris de
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s’en faire le QG de campagne. Il y a deux ans, la presse de Hambourg n’avait pas agi autrement envers [le populiste] Ronald Schill : elle l’avait proclamé sauveur du monde politique et l’avait encensé – comme elle l’a ignoré cette fois-ci. Car, si Schill était le bienvenu pour mettre fin à la majorité de gauche qui dirigeait la ville, aujourd’hui il ferait obstacle à une majorité absolue pour la CDU. Ce n’est pas la liberté de la presse qui est en danger à Hambourg. Ce qui pointe le nez, ce sont les dangers des grands monopoles. Car la liberté de la presse implique la diversité du paysage médiatique. Le SPD vient de pâtir de la concentration des médias : il devrait en tirer la leçon. En assouplissant la loi sur les cartels, comme le fait le gouvernement, il y aura de plus en plus de situations de type hambourgeois dans d’autres grandes villes. Il se peut que le SPD espère en tirer par ti en d’autres temps et en d’autres lieux. Mais le but de la liber té de la presse n’est pas que certains partis en tirent profit. Ce bénéfice-là doit revenir aux lecteurs… et à la démocratie. Heribert Prantl, Süddeutsche Zeitung (extraits), Munich
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pays. Après la chute du régime communiste, en 1989, et la scission de la Fédération tchécoslovaque, en 1993, le travail vint à manquer. Un taux de chômage supérieur à 20 % est monnaie courante par ici : dans les villages roms, il est souvent de 100 %. Les villes de Zamutov ou de Vranov-nad-Toplou ne font pas exception. “Auparavant, sous le régime communiste, les Roms travaillaient dans les exploitations forestières, dans le nettoyage,dans le bâtiment.Quand les entreprises ont fait faillite, tous sont restés sans emploi”, explique Jan Tancos, fonctionnaire de la municipalité. L’entrepreneur local, Tomas Stefan, dénonce la discrimination raciale. “Quand je négocie les commandes au téléphone, il n’y a aucun problème. Mais, dès que je viens me présenter, j’apprends toujours que quelqu’un d’autre a décroché la commande entre-temps.” Depuis, il a pris l’habitude d’envoyer sa femme, qui a l’air d’être une “Blanche”. Une grande partie des Slovaques n’ont en effet que mépris pour les Roms. Mais les problèmes sont aussi du côté de ces derniers. La formation, pour eux, n’est pas une priorité. Sous le régime communiste, les ouvriers pouvaient gagner davantage que des diplômés de troisième cycle. Les conséquences de cette politique sont visibles encore aujourd’hui. Dans toute la ville de Trebisov, il n’y a que six femmes roms qui possèdent un CAP. Beaucoup de Roms ont pris goût aux allocations en abandonnant les habitudes de travail. La culture rom traditionnelle, assez rigide, repose sur des relations économiques entièrement différentes de celles qui régissent la société majoritaire. La faïta, la grande famille rom, empêche l’enrichissement individuel. Les individus n’ont pas de motivation pour élever leur niveau de vie sachant que, au final, il faudra toujours partager avec la faïta. La tradition ne donne pas de chances aux individualités fortes : si quelqu’un parvient à échapper à la misère, son entourage le considère comme un dissident, un gadjo, et il devient l’objet de moqueries. C’est également l’une des raisons pour lesquelles les Roms slovaques n’ont pas de représentant au Parlement, la politique ne leur inspirant d’ailleurs aucune confiance. De plus, les différends entre les clans et les sousgroupes ethniques empêchent toute démarche commune. Les manifestations annoncées pour mercredi dernier, très peu suivies, attestent de l’incohérence du groupe ethnique. Mais les choses vont peut-être changer. Selon nos informations, Rudko Kawczynski, chef du Congrès national rom [mouvement de défense des Roms du monde entier] se dirigerait vers la Slovaquie. Cet homme, très radical, est comparé aux représentants des Panthères noires. Des blocus d’autoroutes et de postes-frontières seraient prévus pour bientôt. Karel Vrana
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e u ro p e Des faux euros, en veux-tu, en voilà Réputés infalsifiables, les euros sont au centre d’un juteux trafic de faux billets dans les environs de Naples. Plongée dans l’univers de la contrefaçon avec Carmine, “distributeur” de fausse monnaie. DIARIO DELLA SETTIMANA
utilisée dans la confection, pour la fabrication des fermetures à scratch. La différence avec le vrai papier-monnaie devient alors imperceptible. 5) Le mode d’impression recto verso, uniquement visible à contre-jour, utilise le même procédé que celui du filigrane, à ceci près qu’il ne suffit pas d’apposer un timbre plongé dans une solution acide : il faut le presser une nuit entière sous un poids, de manière à reproduire le dessin mais aussi l’impression en relief. Pour imprimer et perfectionner l’aspect d’un millier de coupures, il faut compter de cinq à sept jours. 6) Enfin, sur les billets de 10 et de 20 euros, les faussaires reproduisent la bande dorée en se servant d’un tampon à encre dorée indélébile.
Milan
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25 LA NOUVEAUTÉ
L’Allemagne recrache le noyau dur ■ “Le discours que j’ai tenu en 2000 à l’université Humboldt, je le tiendrais différemment aujourd’hui”, confie Joschka Fischer au quotidien berlinois Berliner Zeitung. Ainsi le ministre des Affaires étrangères allemand se démarque-t-il de son ancienne idée de “noyau dur européen” pour prôner “une grande Europe intégrée” qui englobe la Turquie. “Je suis plus convaincu que jamais que l’Europe doit renforcer ses institutions et la Constitution va l’y aider, assure Fischer. Mais, à l’heure de la mondialisation et du terrorisme, il faut penser à l’échelle du continent. Je ne partage plus la vision d’une Union de format réduit. Il y manque la dimension stratégique.”
À L’AFFICHE LA POLICE DÉCONTENANCÉE PAR LA QUALITÉ DES BILLETS
mander sur Internet. C’est celui qu’utilisent les meilleures imprimeries pour l’impression du papier millimétré dont se servent les architectes.Pour distinguer un vrai billet d’un faux, il faut examiner cinq éléments fondamentaux : 1) le filigrane ; 2) la bande, ou plaque holographique ; 3) le fil de sécurité ;4) l’impression en relief du numéro et de la figure ; 5) le mode d’impression recto verso ;6) la bande dorée sur le verso du billet.” PETIT PRÉCIS DE FAUSSE MONNAIE EN SIX POINTS
Passons-les donc en revue. 1) Le filigrane, sur la partie gauche du billet, est reproduit au moyen d’un timbre de couleur grisâtre, humidifié avec une solution acide. “On obtient ainsi un filigrane parfaitement dessiné, bien plus facile à réaliser qu’avec les anciennes lires”, explique Carmine. 2) La bande, ou plaque holographique, a été abondamment vantée en tant qu’élément de sécurité difficile à falsifier. Sur une bande d’aluminium ordinaire, très fine et bien pressée, le faussaire imprime le dessin, puis colle la bande en la faisant soigneusement adhérer au papiermonnaie. L’effet d’arc-en-ciel en contre-jour est identique à celui d’un billet authentique. 3) Le fil de sécurité, quant à lui, est un problème récurrent. Pour les faux euros, il est reproduit avec un papier extrêmement fin dont la nature est identique à celle du papier utilisé pour la bande. En revanche, la valeur et le mot “euro” sont directement imprimés sur le papier-monnaie. “C’est un travail très difficile que de faire passer le fil argenté dans le papier. Mais on le fait faire à des ouvriers chinois du textile. Ils sont très précis et très rapides et font tout à la main avec des pincettes”, raconte Carmine. 4) Le relief du numéro et de la figure est ce qu’il y a de plus difficile à reproduire. Mais les faussaires ont trouvé la solution : une microfibre souvent
Dessin d’Ingram
Pinn, Royaume-Uni.
L’euro face au dollar ■
Le chancelier Gerhard Schröder, à l’unisson avec le Premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, a exhorté la Banque centrale européenne à baisser ses taux d’intérêt afin de faire chuter l’euro face au dollar. “Les politiques peuvent dire ce qu’ils veulent, commente le quotidien de Munich Süddeutsche Zeitung, tout le monde sait que la BCE est jalouse de son indépendance. Au mieux, elle ne réagira pas ; au pire, elle fera le contraire de ce qu’il faut. Mais foncièrement le problème est ailleurs – dans la réalité de l’économie américaine, dans le déficit de sa balance commerciale. Et là, la BCE n’y peut rien.”
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Les billets de banque ainsi réalisés ont toutefois une date de péremption, explique Carmine. “Au bout de quelques mois, le relief et la couleur commencent à s’estomper.” Mais distinguer, au premier coup d’œil, un faux billet en euros fraîchement imprimé d’un vrai est l’affaire de fins connaisseurs. Les faux euros sont parfaits et, si ce qu’affirme Carmine est vrai, il faut attendre qu’ils aient changé de main d’innombrables fois avant qu’ils ne se détériorent, ce qui rend pratiquement impossible l’identification de leur origine. “L’avantage des euros est qu’ils viennent tout juste d’entrer en circulation, explique Carmine. Il ne vient à l’idée de personne qu’un billet bien repassé, brillant,puisse être un faux.Par contre,avec la lire, il suffisait que le billet soit un peu plus brillant pour être aussitôt suspect.” Il est en effet impératif, pour le circuit des faussaires, que l’origine des billets ne soit pas décelable. Et, depuis l’introduction de l’euro, les forces de l’ordre ont du mal à suivre les réseaux. Des réseaux qui, pour le moment, se sont développés avec l’aval, mais de façon relativement indépendante, de la mafia locale, explique Carmine. “Si la Camorra se met à investir dans les faux euros, je vais devenir plus riche que Berlusconi !” s’exclame-t-il en riant. De nos jours, un distributeur comme lui gagne jusqu’à 15 % sur les ventes de faux euros, le reste allant aux ateliers de fabrication. Pour le moment, il semble qu’il y ait peu de personnes impliquées dans ce marché ; même les distributeurs sont encore peu nombreux, ajoute Carmine, “pas plus d’une dizaine dans toute l’Italie”. Je le persuade finalement de me donner un faux billet de 20 euros, que j’apporte ensuite à un ami banquier en lui demandant de me dire s’il est vrai ou faux. Il le scrute, le hume, le regarde à contre-jour, le froisse entre ses doigts, puis affirme péremptoire : “C’est un vrai !” Quand je lui explique que c’est une contrefaçon, il reste bouche bée. Roberto Saviano DU 4 AU 10 MARS 2004
John Bruton ■ Si tout va bien, il sera l’incarnation de l’Union européenne aux Etats-Unis. Né à Dublin en 1947, John Bruton a été Premier ministre d’Irlande entre 1994 et 1997 et membre de la Convention européenne. Mais, surtout, c’est un politique habile, qui a conservé de très bonnes relations outre-Atlantique, où la communauté irlando-américaine est très influente. En le nommant d’ici à la fin de l’année à ce poste d’ambassadeur hautement stratégique, l’UE veut dans le même temps rompre avec une tradition communautaire. Le temps où le poste d’ambassadeur, fût-il à Washington, était considéré comme une préretraite lucrative pour les hauts fonctionnaires de Bruxelles est révolu, assure le quotidien de Dublin, The Irish Times.
Ellis Richard/Corbis Sygma
l se présente sous le nom de Carmine, dit avoir 33 ans, porte un costume impeccable et exerce le métier insolite et encore peu connu de “distributeur” – ou, mieux, de “vendeur” – de faux euros. “Je ne suis pas un banal faussaire ni un quelconque escroc, dit-il, je vais chez des gens qui me connaissent et qui me contactent pour acheter une liasse de faux euros. En fait, je vends beaucoup de faux billets pour quelques vrais euros.” Carmine travaille entre Naples et Rome. Il vend des faux euros à des propriétaires de boutiques, de supermarchés, mais surtout à des agences de paris et à des PMU. D’entrée de jeu, il balaie l’idée reçue selon laquelle les commerçants seraient les premières victimes des faux billets de banque : “Nombre d’entre eux sont à l’origine de la mise en circulation des faux euros. Bien sûr, quand ils se font avoir, ils s’en plaignent, mais tous mes clients sont commerçants.Je le dis tranquillement : 5 à 6 % des bénéfices des commerces que je fournis sont dus aux faux euros.” Le mécanisme est simple : les commerçants achètent des faux billets et les introduisent dans le circuit en rendant la monnaie à leurs clients ou en payant leurs grossistes. Ce n’est pas difficile de glisser, dans 20 euros de monnaie, un faux billet de 10 ou de 5 euros. Les commerçants achètent au distributeur des liasses de billets de valeur différente, le tout pour un tarif avantageux : dix faux billets de 10 euros pour 20 vrais euros. Et le prix peut descendre jusqu’à 15 vrais euros pour deux faux billets de 50. S’il est difficile de faire dire à Carmine quoi que ce soit sur le réseau de distribution qu’il gère, il s’étend volontiers et fièrement sur la perfection du processus de fabrication. “Le papier s’achète en Allemagne, on peut le com-
Vivre à
Mayk
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LE CHIFFRE
51 ■ Le ton monte entre Berne et Bruxelles. L’enjeu ? La fiscalité de l’épargne. Le problème ? La Suisse attend toujours de l’UE une “déclaration interprétative de l’article 51 du traité de Schengen”, garantissant que l’entraide judiciaire ne nuira pas à son secret bancaire. A défaut, elle se refuse à signer un accord pourtant conclu il y a un an. Cet accord étant le préalable indispensable à l’adoption d’une directive sur la fiscalité de l’épargne qui doit entrer en vigueur en janvier 2005, l’ECOFIN cherche une issue rapide. Avant le 1er mai. La solution se trouve peut-être au Luxembourg, suggère le quotidien helvétique Le Temps : le grand-duché a bien réussi à concilier l’adhésion à Schengen et son secret bancaire.
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GRÈCE
Même les bébés votent ! ans 25 des 56 circonscriptions électorales du pays, le nombre d’électeurs inscrits dépasse la population enregistrée par le dernier recensement de 2001. Dans la région de Florina, par exemple, dans le nord de la Grèce, le recensement de 2001 relevait 58 998 personnes de tout âge. Or les listes électorales font apparaître 85 203 votants ! Rappelons qu’en l’an 2000 les mêmes listes ne recensaient “que” 58 691 électeurs. En quelques années, leur nombre aurait donc augmenté de près de 45 %. Etonnante Florina ! Mais ce qui est vrai à Florina l’est encore plus sur l’ensemble du pays. En effet, toujours selon le recensement de 2001, la population grecque s’élevait à 10 205 148 personnes, tous âges confondus. En toute logique, les registres électoraux auraient dû comptabiliser un maximum de 8 millions d’adultes en âge d’accomplir leur devoir électoral. Il faut savoir en effet que la loi grecque inscrit automatiquement ses citoyens sur les listes électorales dès qu’ils atteignent l’âge de la majorité. Or, à en croire les listes électorales, ce sont quelque 9 794 594 personnes qui sont appelées à voter le 7 mars. Qui sont ces 1,8 million d’électeurs de trop ? Les nourrissons ? Les morts ? Les immigrés albanais ? Après les élections de 2000, la Nouvelle Démocratie – qui avait perdu de peu – avait déjà soulevé le problème. La droite reprochait aux socialistes du PASOK d’avoir naturalisé à la hâte des dizaines de milliers d’immigrés et de les avoir inscrits sur les listes électorales afin de faire pencher la balance électorale en leur faveur. Un jugement avait alors innocenté le PASOK. Il s’est avéré que les immigrés naturalisés pendant la période contestée avaient un lien de filiation réel avec la Grèce. Cela dit, ces naturalisations ne représentent pas 1,8 million d’électeurs. Et même en ajoutant les Grecs de l’étranger, le compte n’y est toujours pas. Les partis politiques assurent avoir conscience de ces “curieuses” anomalies. Ils disent connaître le problème et évoquent simplement une “exception grecque”. Pour sa part, le ministère de l’Intérieur avance une autre explication. En effet, explique-il, un Grec est automatiquement inscrit à sa majorité sur les listes électorales de son lieu de naissance. Mais, si cette même personne vit et travaille dans une autre région, elle sera également inscrite sur les listes de son lieu de résidence, sans qu’aucune démarche soit jamais entreprise pour corriger les inévitables doublons. CQFD, conclut le ministère, avec satisfaction et un certain soulagement… Cette explication demeure cependant un peu courte. En tout état de cause, l’ampleur du phénomène mériterait, une fois les élections achevées, un examen plus rigoureux. Peut-être découvrirait-on alors une réalité moins… statistique. Estia, Athènes
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De bonnes surprises à attendre de Vladimir Poutine Depuis que le président a limogé son Premier ministre, la presse russe se perd en conjectures sur le sens de ce geste. Pour Moskovski Komsomolets, contrairement aux craintes, il annoncerait un dégel politique. MOSKOVSKI KOMSOMOLETS
Moscou e limogeage du Premier ministre Mikhaïl Kassianov [le 24 février] n’était que la première surprise d’une série que nous prépare Poutine. Ces quatre dernières années, nous nous sommes habitués à un certain style de sa part : stabilité, absence de vagues en économie comme en politique. Mais son second mandat pourrait se révéler très différent du premier. La plupart des dirigeants des grandes puissances nourrissent une obsession : la place qu’ils occuperont un jour dans l’Histoire. Boris Eltsine, par exemple, a passé son temps à rêver de sortir Lénine de son mausolée et de le faire enterrer, de façon à devenir le “fossoyeur du communisme” au sens propre comme au figuré. Il était très peiné quand on lui disait qu’expulser un défunt était trop mesquin pour un président. Bill Clinton avait un autre genre de souci : il se demandait pourquoi aucun événement majeur ne survenait pendant ses mandats afin de lui donner une occasion d’acquérir l’envergure d’un grand homme d’Etat. Poutine ne connaît pas ce genre de problème. La démarche qui lui permettrait d’occuper une digne place dans notre histoire est évidente : ce serait de replacer la Russie parmi les pays les plus puissants et les plus développés. A peine avait-il accédé à la présidence qu’on l’accusait déjà de ne rien faire, disant que toutes les réformes qu’il avait initiées ne revenaient qu’à consolider la “verticale du pouvoir”, ou n’étaient que virtuelles. Ces reproches sont en partie justifiés, mais il n’était pas non plus très honnête d’attendre qu’il mène des actions décisives au cours de son premier mandat. Les vraies réformes ne se font jamais du jour au lendemain. Et Vladimir Poutine est arrivé au Kremlin sans être vraiment préparé à exercer les fonctions de président. Aujourd’hui, tout a changé. Les conditions pour un grand bond en avant sont meilleures que jamais. Poutine peut désormais se prévaloir de quatre années d’expérience du poste suprême. Les prix du pétrole ne cessent de grimper. Il n’a aucun adversaire sur la scène politique russe. Le Parlement est prêt à soutenir n’importe quelle proposition de l’exécutif. Une conjoncture aussi favorable ne se rencontre qu’une fois par décennie, au mieux. On peut donc imaginer que relancer l’intérêt pour la présidentielle n’ait été qu’une des raisons de l’éviction avant terme de Mikhaïl Kassianov. Il est fort possible que Poutine ait aussi voulu de cette façon préparer le terrain pour engager des réformes au lendemain de sa victoire. En quoi pourraient consister ces réformes ? On voit bien l’effort titanesque à accomplir dans le domaine
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Dessin d’Hachfeld
paru dans Neues Deutschland, Allemagne.
Elections A deux semaines du scrutin présidentiel, fixé au 14 mars, Vladimir Poutine était toujours crédité de 70 % des intentions de vote, selon la fondation “Opinion publique”. Face à lui, les candidats se réclamant de l’“opposition radicale”, le communiste Nikolaï Kharitonov, la libérale Irina Khakamada et le pseudo-libéral Ivan Rybkine, ne rassembleraient pas plus de 7 % des voix à eux trois. Sergueï Mironov, le président du Conseil de la Fédération, et le jirinovskien Oleg Malychkine, ne sont que des “doublures” de Poutine, selon l’expression de Lilia Chevtsova dans les Izvestia. Reste Sergueï Glaziev, vedette des législatives de décembre avec son parti nationalpopuliste Rodina, qui vise les 10 %, mais dilapide ses forces dans une bataille fratricide avec le coleader de Rodina, D. Rogozine.
économique : libérer la Russie de sa dépendance pétrolière et récréer enfin une industrie concurrentielle sur le marché mondial. En revanche, ce qu’on ne voit pas, c’est comment réaliser cela. On sait seulement que le projet d’Igor Chouvalov, le vice-responsable de l’administration présidentielle, prévoit de transformer la politique sociale, aujourd’hui source de dépenses, en “locomotive de la croissance”. ÉVITER UNE DÉGRADATION DE NOS RELATIONS AVEC L’UE
On peut aussi imaginer qu’outre les réformes économiques nous pourrions bien être les témoins, lors de ce second mandat, d’un certain dégel politique. Cette idée peut sembler paradoxale aux observateurs. En effet, ces derniers mois, le Kremlin a suivi la direction opposée, il n’est qu’à se souvenir de l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski [patron de la première compagnie pétrolière russe, Ioukos, jeté en prison pour fraude fiscale, mais aussi, selon certains, victime d’un plan poutinien de dépossession des grands oligarques].
Mais la logique du processus politique montre qu’un certain changement de cap est envisageable. La Russie actuelle dépend énormément de l’Occident. Si nos relations avec les Etats-Unis et l’Europe venaient à se dég rader for tement, nous devrions en payer un prix élevé. Or, en Occident, l’arrestation de Khodorkovski a beaucoup terni l’image de la Russie et de son président. Si des mesures ne sont pas bientôt prises pour arranger les choses, nous courons tout droit à une aggravation de la confrontation avec l’Occident. Le monde des affaires russe l’a d’ailleurs déjà compris. La plupart des grosses sociétés qui travaillent avec l’Occident font désormais tout pour prouver leur attachement aux valeurs démocratiques universelles. En témoigne l’apparition, dans la liste des membres du Comité pour des élections équitables en 2008 [fondé par le champion d’échecs Gary Kasparov], du nom d’Oleg Syssouïev, haut responsable de la plus grande banque russe. Après la présidentielle, les pouvoirs publics devraient s’inspirer de cet exemple.
Mais ce n’est pas la seule nécessité politique à court terme qui pousse le Kremlin à entreprendre des réformes politiques. Pour tous les observateurs indépendants, il est clair que la “soviétisation” de la politique russe ne mène nulle part. Il semblerait que le Kremlin s’en soit lui aussi rendu compte. “Russie unie [le parti du pouvoir] est un ramassis de vauriens ! Dans son état actuel, ce parti ressemble au PCUS de 1984 !” Cette phrase n’a pas été prononcée par Boris Nemtsov ou Nikolaï Rybkine [opposants libéraux], mais par un des fonctionnaires les plus influents du Kremlin. Cet habitué des coulisses du pouvoir a ensuite longuement expliqué que Russie unie allait être “rééduqué” et “civilisé”. Il a ensuite expliqué la nécessité de changements démocratiques de façon tout aussi étonnante : “On ne peut pas gouverner un pays en mettant les gens en prison. Personne ne peut espérer rester éternellement au pouvoir. Si nous continuons à agir de la sorte, dans dix ou vingt ans, c’est nous qui nous retrouverons derrière les barreaux, nous ou nos enfants !” Bien sûr, les réformes radicales présentent de grands risques. De nombreuses mesures économiques proposées à ce jour seront forcément impopulaires. Il sera encore plus dur de procéder à des réformes politiques. Poutine devra lutter contre lui-même, détruire certains éléments du système constitué durant son premier mandat. Et ces éléments vont sans doute résister de toutes leurs forces. Ainsi, la “rééducation” démocratique de Russie unie ne sera pas facile. Ce parti est plutôt habitué à rééduquer les autres. La médiocratie des fonctionnaires sait broyer sans tarder les personnalités qui pensent autrement. Mais le prix de l’inaction est infiniment plus élevé que celui du risque. Si son second mandat ressemble au premier, il est peu probable que Poutine marque l’histoire russe de son empreinte. Qui ne risque rien n’a rien. Mikhaïl Rostovki
PORTRAIT
“Un condensé d’économiste, de diplomate et de flic” ■ En nommant au poste de Premier ministre Mikhaïl Fradkov, actuel représentant plénipotentiaire de la Russie chargé des relations avec l’UE, Vladimir Poutine a pris tous les observateurs à contre-pied. Qui aurait pu songer à ce technocrate discret en poste depuis un an à Bruxelles ? Le président a souligné ses principales qualités : “Un homme honnête”, “bon administrateur”, “fort d’une certaine expérience de la lutte contre la corruption”, autant d’atouts, d’après lui, pour réaliser le “tournant décisif” annoncé dans son programme électoral et dont la réforme administrative consti-
tue la pierre de touche. “Un condensé d’économiste distingué, de diplomate raffiné et de flic”, c’est ainsi que les Izvestia résument la personnalité de Mikhaïl Efimovitch Fradkov, né en 1952 dans la région de Samara, diplômé de l’Institut de construction de machines-outils, et qui a effectué l’essentiel de sa carrière d’apparatchik au ministère du Commerce extérieur de l’URSS, puis de la Russie. En 1992, il devient vice-ministre du Commerce extérieur et en 1997 ministre. Entre 1998 et 2000, il est ministre du Commerce, puis est nommé premier vice-secrétaire au Conseil de sécurité.
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Entre 2001 et 2002, il dirige le service fédéral de la police fiscale. Si l’ensemble de la presse rappelle ses liens “tacites” avec le KGB, elle précise qu’il est toujours resté un civil. Elle souligne également qu’il est “moscovite” et non issu du cercle des “Pétersbourgeois” proche de Poutine et met en avant son image avenante pour l’Occident et le rôle qu’il devra jouer dans le réchauf fement des relations avec l’Union européenne. Mais, surtout, les observateurs notent l’“apolitisme” et l’absence d’ambition de cet homme d’appareil, qui laissera Poutine gouverner.
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DOSSIER
HAÏTI Questions sur une révolution ■ Après le départ du président Aristide, le 29 février, largement salué en Occident, certaines questions demeurent. ■ Notamment sur les circonstances de sa démission et sur le rôle joué par Washington. ■ Aujourd’hui plus que jamais, la communauté internationale doit aider Haïti.
Le premier chapitre d’une nouvelle crise
Dessin de
Chappatte paru dans Le Temps, Genève.
* Editeur et rédacteur en chef du Haitian Times, hebdomadaire publié à New York.
L’avenir d’Haïti ? La France a un rôle à y jouer, plaide Garry Pierre-Pierre, rédacteur en chef de l’hebdomadaire des Haïtiens exilés aux Etats-Unis. THE WALL STREET JOURNAL EUROPE
Bruxelles près des semaines de violence et à l’issue d’une révolte s’élargissant au fil du tourbillon étourdissant des jours, Jean-Bertrand Aristide a fui le pays. D’où cette question, exprimée avec autant de résignation que de crainte : que va-t-il advenir maintenant d’Haïti ? Pour les Haïtiens, la vie avant Aristide était catastrophique. Durant son mandat, ils n’ont connu aucune amélioration. La vie après lui sera-t-elle seulement moins difficile ? Durant les journées qui ont précédé sa chute, on a entendu parler de l’Armée cannibale, puis de bandes violentes qui se faisaient appeler les “chimères”, ou encore d’un Front pour la libération de l’Artibonite, dont le nom fait référence non pas à quelque culte obscur, mais à une vallée située dans le centre du pays. Derrière ces images – que l’on croirait sorties d’un livre d’Evelyn Waugh ou de Graham Greene – se dissimulait une brutale réalité : Haïti, une fois encore, était en guerre contre lui-même. De bien des façons, les événements du week-end sont les échos du passé douloureux du pays. Un groupe d’esclaves en guenilles avait eu l’audace de battre l’armée française avant de proclamer l’avènement d’une république indépendante en 1804. Ce passé a toujours échappé aux Haïtiens modernes, si fiers de savoir leur nation plus ancienne que l’Italie, mais qui vivent sans espoir d’amélioration matérielle dans le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. Du début du XIXe siècle jusqu’à la dernière décennie du XXe, ce ne fut qu’une succession ininterrompue d’autocrates à la tête du pays. Tous avaient deux caractéristiques en commun : le refus d’accorder des libertés au peuple et la volonté, jamais démentie, de favoriser les intérêts
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adversaires ne sont pas seulement issus de la base traditionnelle de la petite élite à la peau claire. Parmi ses détracteurs, on trouve aussi la gauche intellectuelle, qui a joué un rôle clé dans la formation du mouvement populaire Lavalas, qui l’a porté au pouvoir il y a quatorze ans, ainsi que des groupes de femmes, de religieux, et des syndicats qui, une fois rassemblés, prouvent bien que de toutes parts sa base d’origine s’est retournée contre lui. Il suffit d’y ajouter les groupes qui n’ont jamais été pour lui, comme les chambres de commerce, et l’on se retrouve avec le portrait d’un dirigeant isolé (et paranoïaque) qui savait qu’il n’en avait plus pour longtemps.
Louverture [héros de l’indépendance] avant sa déportation en France. Il avait alors affirmé que le pays devait assurer sa liberté en atteignant la stabilité économique, ce qui devait coïncider avec une période de transition menant de la liberté à l’indépendance. Pourtant, après son départ, Haïti s’est précipitée vers son indépendance officielle, sans avoir tout d’abord consolidé sa liberté. Voilà pourquoi, aujourd’hui, au lendemain du départ d’Aristide, nous devrions envisager de consacrer une période de un à trois ans à la mise en place d’une base administrative et économique, ainsi qu’à celle des institutions de la société civile. Seulement alors, nous serons en mesure de proposer de véritables élections et une véritable démocratie. Bien sûr, cette période de consolidation ne se produira pas par magie : les Nations unies, travaillant avec les deux pays qui ont le plus d’influence en Haïti, les Etats-Unis et la France, doivent imposer une présence policière massive dans la République. Les gendarmes français semblent être la solution la plus évidente, et ce pas uniquement parce que les Américains sont déjà très engagés en Irak, d’où une pénurie d’effectifs. Pour des raisons linguistiques et culturelles, les Français sont mieux adaptés pour cette mission ; politiquement, ils ont beaucoup à gagner de cette occasion de rétablir leur aura internationale, et ce ne serait après tout que justice historique, servant de réparation pour les dommages infligés à Haïti par le blocus français au XIXe siècle. Pour qu’enfin le pays puisse tourner cette page, plusieurs forces doivent intervenir. La communauté internationale doit ramener la classe moyenne haïtienne non seulement à la table des négociations, mais en Haïti même. Cette classe moyenne a préféré s’installer aux Etats-Unis, où elle a pu prospérer au cours des trente dernières années. C’est à cette diaspora, formée dans les meilleures écoles américaines et canadiennes, que nous devrions demander d’aider à sortir le pays de son cercle infernal de violence et de misère. Le gouvernement Bush, qui veut rapidement trouver une réponse idoine au départ d’Aristide, pourrait commencer par consulter les Haïtiens d’Amérique. Garry Pierre-Pierre*
“Ne te brûle pas !” Dessin de Kal paru dans The Economist, Londres.
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“Coup d’Etat”
“Des militaires entouraient l’aéroport, le palais, la résidence. Il y avait de nombreux militaires américains”, a affirmé Jean-Bertrand Aristide à la chaîne américaine CNN, au lendemain de son départ. “J’appelle cela un coup d’Etat”, a-t-il poursuivi. De Bangui, la capitale de la République centrafricaine, l’ex-président a affirmé par téléphone qu’il avait “passé vingt heures dans un avion américain avec des militaires”, sans savoir où il se rendait. “Heureusement, cinq ministres [centrafricains] nous ont accueillis chaleureusement”, a-t-il conclu.
d’une élite à la peau claire. En 1986, Haïti s’ouvrit à l’expérience démocratique, quand Jean-Claude Duvalier s’enfuit pour Paris. Son départ donna aux Haïtiens l’occasion de découvrir véritablement Jean-Bertrand Aristide, un homme du peuple à la peau sombre. J’ai pour la première fois entendu parler de lui en 1985. Le courage dont il avait fait preuve en osant dénoncer les excès de Duvalier m’impressionnait. Quiconque s’attaquait au régime était généralement contraint de s’exiler pour ne pas être assassiné. Mais les désillusions sont venues par la suite, lorsque j’ai appris qu’il se présentait aux élections de 1990. Pour moi, il était la conscience du pays ; son domaine, c’était la contestation, non la reconstruction. J’avais en outre de sérieux doutes quant à la présence d’un prêtre à la présidence. Beaucoup se demandent pourquoi il n’est pas parti plus tôt. Après tout, il ne contrôlait plus rien et ne bénéficiait apparemment d’aucun soutien. La réponse est directement liée à la composition de l’opposition, dirigée en grande partie par des Haïtiens à la peau claire, ce qui a permis à Aristide de prétendre de façon rhétorique qu’en tant qu’Haïtien à la peau sombre il éprouverait des difficultés à transmettre le pouvoir à une personne à la peau claire et à rendre ainsi le pays aux “forces” mêmes qui ont appauvri son peuple tout au long de son histoire. Mais, si Aristide n’est pas parvenu à faire basculer l’opinion en sa faveur, c’est d’une part du fait de son maigre bilan et d’autre part parce que ses
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LA CLASSE MOYENNE HAÏTIENNE DOIT REVENIR
La question fondamentale reste posée : comment résoudre les problèmes structurels profonds du pays, le départ d’Aristide n’étant que le premier chapitre d’une nouvelle crise ? En 1994 comme en 1915, les EtatsUnis ont cru que la solution passait par l’intervention militaire. Le président Bush a annoncé qu’une force multinationale serait rapidement déployée afin de rétablir l’ordre. Dans le pays, beaucoup souhaiteraient que des élections soient organisées immédiatement. Il faut néanmoins se demander si les gens sont prêts pour la démocratie. Ils sont sous le choc, en pleine confusion. En fait, le moment est venu pour Haïti de considérer son histoire et de se souvenir des paroles de Toussaint
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DOSSIER
Ne pas tomber dans le piège de Washington
La coupable inaction de l’Amérique latine
Bush a tout fait pour renverser Aristide, qu’il considérait comme un nouveau Castro, estime l’économiste américain Jeffrey Sachs. FINANCIAL TIMES
Londres a crise haïtienne est un nouvel exemple de manipulation cynique d’un petit pays pauvre par les EtatsUnis, les journalistes s’abstenant quant à eux de s’intéresser à la vérité. Dans le discours médiatique presque universel au sujet de la révolte en Haïti, le président Jean-Bertrand Aristide a été présenté comme un autocrate ayant trahi les espoirs démocratiques du pays et par conséquent perdu le soutien de ses anciens partisans. Coupable d’avoir “détourné” le résultat des urnes, il aurait refusé avec intransigeance de répondre aux inquiétudes de l’opposition. Ce qui l’a contraint finalement à abandonner sa charge, sur l’insistance des Etats-Unis et de la France. Malheureusement, cette version des événements est extrêmement biaisée. L’équipe de politique étrangère du président George W. Bush est arrivée aux commandes avec l’intention de renverser M. Aristide, depuis longtemps objet du mépris de puissants conservateurs américains tels que l’ancien sénateur Jesse Helms, qui, de façon presque obsessionnelle, voyait en lui le deuxième Fidel Castro des Caraïbes. Ces détracteurs ont fulminé quand le président Bill Clinton a permis à M. Aristide de revenir au pouvoir, en 1994, et ils ont réussi à imposer rapidement le retrait des troupes américaines, bien avant que le pays ait pu être stabilisé. Pour ce qui est de l’aide à la reconstruction, les marines ont laissé derrière eux une douzaine de kilomètres de voies carrossables, et c’est à peu près tout. Dans le même temps, la prétendue “opposition”, coterie de riches Haïtiens liés à l’ancien régime Duvalier et d’anciens agents de la CIA (peut-être encore en activité, d’ailleurs), s’agitait à Washington pour que la Maison-Blanche fasse pression sur Aristide. En 2000, Haïti organisait des élections législatives puis une présidentielle, d’une portée sans précédent. Les législatives ont abouti à une victoire sans ambiguïté du parti de M. Aristide, la Fanmi Lavalas [Famille l’Avalanche, en créole], bien que certains candidats, qui auraient dû f aire f ace à un deuxième tour, se soient vu attribuer des sièges. Des observateurs objectifs ont déclaré qu’elles avaient dans l’ensemble été une réussite, en dépit de
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certaines irrégularités. Plus tard dans l’année, M. Aristide remportait la présidentielle au cours d’une campagne qui, affirment aujourd’hui les médias américains, avait été “boycottée par l’opposition”. En Haïti, les ennemis d’Aristide ont entretenu des liens étroits avec la future équipe Bush, qui avait prévenu le président haïtien qu’elle gèlerait toute aide à moins, entre autres, qu’il ne s’entende avec l’opposition pour organiser de nouvelles élections portant sur les sièges sénatoriaux contestés. Le bras de fer qui s’ensuivit a déclenché le gel de 500 millions de dollars d’aide humanitaire d’urgence de la part des Etats-Unis, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et du Fonds monétaire international. QUEL A ÉTÉ LE RÔLE DE LA CIA DANS LE COUP D’ÉTAT ?
Ce qu’il y a de désolant, pour ne pas dire de comique, c’est que M. Aristide a accepté un compromis, que l’opposition a tout simplement refusé. Le moment n’était jamais idéal pour organiser des élections du fait, disaitelle, de problèmes de “sécurité”. Quel que soit le prétexte, les Etats-Unis continuaient de bloquer l’aide et l’opposition maintenait son veto à un appel à l’aide internationale. Coupée des sources de financement bilatéral et multilatéral, l’économie haïtienne est partie en vrille. Nous venons d’assister à une énième répétition de ce scénario. Le mois dernier, tandis que le pays sombrait dans le chaos, les dirigeants des Etats des Caraïbes invitaient à un compromis et à un partage des pouvoirs entre Aristide et l’opposition. Une fois encore, le président a accepté, mais l’opposition s’est contentée d’exiger
sa démission. Elle aurait même rejeté les appels au compromis du secrétaire d’Etat américain, Colin Powell. Mais, plutôt que de défendre M. Aristide et de dénoncer l’intransigeance de l’opposition, la Maison-Blanche a déclaré que le président avait effectivement intérêt à démissionner. La facilité avec laquelle les EtatsUnis viennent ainsi de faire tomber une démocratie latino-américaine de plus est suffocante. Quel a été le rôle de la CIA dans les rangs des rebelles opposés à Aristide ? Quelles sommes les institutions et agences gouvernementales américaines ont-elles versées pour contribuer à fomenter le soulèvement ? Pourquoi la MaisonBlanche a-t-elle abandonné la proposition de compromis des dirigeants régionaux qu’elle approuvait encore quelques jours auparavant ? Autant de questions que personne ne pose. Il est peu probable que la situation évolue désormais comme elle le devrait. Les Nations unies devraient aider au retour de M. Aristide au pouvoir pour qu’il effectue les deux ans de mandat qui lui restent, en déclarant sans ambages que les événements récents ne sont qu’un coup d’Etat illégal. Ensuite, les Etats-Unis devraient appeler l’opposition, pour l’essentiel f abr iquée de toutes pièces par Washington, à mettre un terme aux violences immédiatement et sans conditions. Enfin, le versement des 500 millions de dollars d’aide, longtemps promis et toujours bloqués, devrait aussitôt commencer. Ces mesures permettraient de sauver une démocratie mourante et d’éviter un éventuel bain de sang. Jeffrey Sachs* *Directeur de The Earth Institute de l’université Columbia et conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU.
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■ Par son histoire, sa culture et ses indicateurs socio-économiques, Haïti ressemble davantage à un pays africain qu’à un pays latino-américain. La crise dans laquelle est plongé cet Etat s’apparente davantage à des conflits comme celui qui, au Liberia, l’an dernier, a entraîné l’intervention d’une force de paix conduite par le Nigeria, avec le soutien des Etats-Unis, qu’aux situations d’ingouvernabilité sud-américaines, où la “rue” se soulève contre ses dirigeants. De ce point de vue, les pays d’Amérique latine paraissent observer le conflit haïtien comme s’il avait lieu en dehors du continent, et qu’il ne les concerne en aucune façon. Il faut pourtant se rappeler qu’Haïti fut le premier pays d’Amérique latine à conquérir son indépendance, il y a exactement deux cents ans. En outre, si les vingt pays qui composent l’Amérique latine ont adopté cette dénomination, ils le doivent en fait à Haïti. Si cela ne tenait qu’aux dix-huit pays d’origine espagnole, on parlerait d’Amérique hispanique. En y ajoutant le Brésil, fondé par les Portugais, on devrait appeler ce continent l’Amérique ibérique. En réalité, c’est l’existence du seul pays d’origine française, à savoir Haïti, qui justifie l’appellation d’Amérique latine. Le fait que le plan de paix présenté le 26 janvier dernier soit né d’une volonté commune des Etats-Unis, du Canada et de la France montre l’incapacité de l’Amérique latine à participer au règlement du conflit. L’Organisation des Etats américains [OEA] n’a pas non plus joué de rôle effectif, pas plus que le CARICOM, qui réunit les treize pays des Caraïbes. Une fois de plus, l’inaction de l’Amérique latine laisse les EtatsUnis seuls maîtres du jeu. En octobre 2003, le président de la Bolivie, Sánchez de Lozada, a été renversé. L’Amérique latine a critiqué le fait que le gouvernement Bush n’ait pas alloué un crédit de 150 millions de dollars – la Bolivie est le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud – alors qu’une telle somme aurait parfaitement pu être déboursée par des pays comme le Brésil, l’Argentine, le Chili et la Colombie. En réalité, Haïti fait partie de l’Amérique latine par son histoire, sa géographie et sa culture, et ce qui se passe dans ce pays a bel et bien lieu sur notre continent, et non en Afrique. En quatre ans, nous avons vu le président équatorien Mahuad contraint à la démission, incapable qu’il était d’enrayer la contestation des mouvements indiens soutenus par certaines composantes de l’armée ; ensuite, le président argentin Fernando De la Rúa a démissionné sur fond de pillages, de concerts de casseroles et de répression violente ; en octobre dernier, ce fut le tour de la Bolivie, où le président Sánchez de Lozada a cédé devant les manifestations des Indiens, des “cocaleros” et des syndicalistes, qui se sont soldées par des dizaines de morts ; aujourd’hui, c’est au tour du président Aristide de quitter un pays livré à l’anarchie, au bord de la guerre civile. Haïti est le pays le plus pauvre d’Amérique latine : son revenu par habitant est douze fois moindre que celui du Mexique et huit fois moindre que celui du MERCOSUR. Dans ce contexte, les pays d’Amérique latine devraient s’impliquer davantage dans le règlement des crises, surtout à un moment où la région passe relativement au second plan pour les Etats-Unis. Rosendo Fraga, Nueva Mayoría, Buenos Aires
Dessin de Haddad paru dans Al Hayat, Londres.
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É TAT S - U N I S
Mariage gay : la Constitution ne sera pas amendée
Nader, candidat sans influence
Les homosexuels américains peuvent se rassurer : l’Histoire montre qu’une interdiction du mariage gay est très improbable. La manœuvre de George Bush est purement électorale. Los Angeles andis que le duel entre John Kerry et John Edwards pour décrocher l’investiture du Parti démocrate fait les gros titres des journaux et motive les électeurs anti-Bush, le président se déclare partisan d’une interdiction par la Constitution des mariages homosexuels – une position qui se justifie peut-être politiquement, mais certainement pas moralement ou au regard de l’Histoire. Depuis deux cent dix-sept ans, les Américains ont proposé des milliers d’amendements à leur Constitution, certains ridicules ou malveillants, d’autres inspirés par de nobles intentions. Depuis le Bill of Rights [les dix premiers amendements, garantissant notamment la liberté d’expression, de religion et de réunion], seuls dix-sept projets ont été examinés par le Congrès et les Etats. Et aucune des mesures adoptées – même l’insensé 18e amendement, qui imposa la prohibition et fut rapidement annulé – n’a introduit la discrimination et l’exclusion dans la Constitution.
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ON VERRA APRÈS LES ÉLECTIONS DE NOVEMBRE
Pourtant, c’est ce que ferait un amendement interdisant le mariage gay. Nonobstant les vociférations en faveur de cette interdiction, le projet aurait du mal à remporter la majorité des deux tiers requise dans les deux Chambres – première étape vers une ratification. Les chances d’obtenir le feu vert de 38 Etats sur 50 sont elles aussi extrêmement minces. Si la plupart des Américains se prononcent contre une légalisation des mariages homosexuels, les derniers sondages montrent qu’ils sont également hostiles à ce qu’une interdiction soit mise sur le même plan que le Bill of Rights. Dans ces conditions, la déclaration de Bush ne peut que constituer une réponse politique aux quelque 3 000 couples homosexuels qui ont sauté sur l’occasion de se marier à San Francisco lorsque le maire de cette ville a défié la législation californienne. Le président doit encore approuver un quelconque avant-projet d’amendement. Et les chefs de la majorité au Sénat comme à la Chambre des représentants, respectivement Bill Frist, du Tennessee, et Tom DeLay, du Texas, tous deux républicains, se sont empressés de dire que l’amendement était si important qu’ils prendraient tout leur temps. Traduction : on en reparlera après novembre. Lors de la précédente campagne présidentielle – lorsque Bush faisait les yeux doux aux modérés et aux électeurs indécis –, le message était bien différent. Interrogé à l’époque, le candidat à la vice-présidence Dick Cheney, dont la fille est
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What ? Not sticking Around for the Reception ?
“Ben alors, les démocrates, vous restez pas pour la réception ?” Dessin de Jeff Danziger, Etats-Unis.
Car toonists & Writers Syndicate
LOS ANGELES TIMES (éditorial)
Rébellion “Les militants gays qui ont apporté 1 million de voix à George W. Bush en l’an 2000 sont tellement en colère qu’ils mettent sur pied des organisations et projettent une campagne de communication contre un amendement interdisant le mariage des homosexuels, ce qui pourrait affaiblir la campagne du président”, rapporte The Chicago Tribune.
lesbienne, assurait qu’il valait mieux laisser aux Etats le soin de régler cette question. Sa réponse s’inscrivait dans le droit fil de la philosophie de son parti en matière de droits des Etats. Elle était également logique. La loi pompeusement intitulée “loi de défense du mariage”, signée en 1996 par le président Clinton, interdit déjà la reconnaissance au niveau fédéral des mariages entre personnes de même sexe et permet aux Etats de considérer comme nulles les unions de ce type célébrées dans d’autres Etats. Mais la loi laisse sans réponse la question du champ de compétence des Etats à l’intérieur de leurs frontières. Les tribunaux ne se sont pas encore penchés sur la constitutionnalité des lois des Etats,
comme celle de la Californie, qui définissent le mariage comme l’union entre un homme et une femme. Notre système fédéral considère les Etats comme des laboratoires pour des sujets qui, comme le mariage, ont toujours été de leur ressort. Le Massachusetts devrait bientôt autoriser le mariage homosexuel, et l’Ohio l’interdire. Mais Bush a agité ses épouvantails habituels – les “juges militants” et les fonctionnaires dévoyés – pour créer une crise constitutionnelle que les Américains, d’après lui, ne pourront résoudre que par un amendement à la Constitution. Mais il n’y a pas de crise, seulement un président enclin à diviser un pays autrement plus préoccupé par la guerre et le chômage. ■
PRÉSIDENTIELLE
Un mauvais coup pour les démocrates
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’appel du président Bush à une interdiction constitutionnelle du mariage gay oblige les candidats démocrates à affronter l’un des sujets les plus explosifs des dernières années. En soulevant une question qui touche aux convictions profondes des électeurs, le président joue sur l’opposition aux mariages entre homosexuels de la même manière qu’en 1968 Nixon avait usé de sa “stratégie sudiste”, laquelle consistait à apaiser l’agitation que le mouvement pour les droits des Noirs avait suscitée chez les Blancs. Si l’on en juge par l’avalanche de louanges qu’il a reçues de conservateurs influents, son action a eu un effet immédiat. “En approuvant un amendement bannissant le mariage gay au niveau fédéral, le président Bush joue un rôle crucial pour la defense du mariage aux Etats-Unis”, a ainsi déclaré James Dobson,
le fondateur de Focus on the Family [Priorité à la famille, un mouvement de la droite chrétienne]. De l’avis des stratèges démocrates, l’appel de Bush est judicieux à court terme compte tenu de l’opposition du public à une légalisation des mariages entre homosexuels, mais il n’est pas sans risque pour un candidat qui se targue d’être un “conservateur compatissant” doté d’un grand pouvoir de cohésion. Cependant, les premiers à pâtir de son action seront les démocrates et le candidat qu’ils s’apprêtent à choisir, John Kerry. Sénateur d’un Etat qui se trouve au cœur même de la lutte pour les mariages gays, le Massachusetts, Kerry risque en effet d’être présenté comme “encore un de ces libéraux de gauche de la côte Est” ! Alors que Bush est en train de soulever une question qui pourrait lui rapporter un grand
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nombre de voix modérées, Kerry doit se montrer suffisamment habile pour rallier ces mêmes voix sans perdre une base qui comprend des millions d’électeurs favorables à la légalisation des mariages entre homosexuels. Figurant parmi les 14 sénateurs [sur 100] qui ont voté contre la loi de défense du mariage adoptée sous Clinton, Kerry marche sur des œufs quand il réitère son opposition au mariage gay tout en accusant le président de “chercher à semer la discorde en touchant à la Constitution des Etats-Unis à des fins politiques”. Le problème majeur pour les démocrates sera de maintenir l’économie et la guerre au centre du débat, et de ne pas laisser Bush transformer la campagne en une bataille sur une question de société où toutes les chances seraient contre eux. Peter Wallsten,
The Miami Herald, Miami
DU 4 AU 10 MARS 2004
force d’apparaître comme celui qui compromet les chances des démocrates de battre George W. Bush, Ralph Nader pourrait être une force politique moins importante qu’en l’an 2000. L’annonce de sa candidature a mis la gauche en émoi. De nombreux démocrates lui imputent la défaite d’Al Gore il y a quatre ans. “Il serait dommage qu’on retienne surtout de lui qu’il nous a coûté huit années de présidence Bush”, a lancé Terry McAuliffe, le président du comité national démocrate. En 2000, Nader se battait sous les couleurs des Verts, et il remporta moins de 3 % des suffrages. Mais ses partisans, plus à gauche que l’ensemble des électeurs, auraient pu faire la différence dans deux Etats qu’Al Gore a perdus d’un souffle, la Floride et le New Hampshire, qui ont apporté 29 grands électeurs à Bush. Selon les politologues, Nader va rencontrer plusieurs difficultés cette année… Alors que, pour de nombreux détracteurs de Bush, la priorité est de battre le président sortant, Stuart Rothenberg, l’éditeur du Rothenberg Political Report, ne pense pas “qu’un seul d’entre eux voudrait gaspiller son bulletin de vote”. De plus, selon un sondage réalisé auprès d’électeurs, en 2000, de nombreux votants de gauche mécontents des prises de position de Gore ont soutenu Nader. Or, cette année, les deux grands partis ont bien marqué leurs différences sur des questions qui vont de la politique étrangère à la fiscalité, en passant par l’environnement. “Le discours démocrate se situe nettement plus à gauche”, constate Charles Cook, éditeur du Cook Political Report. “Je ne pense pas qu’avec le message des démocrates Nader ait encore grand-chose à dire.” Enfin, contrairement au scrutin de 2000, Nader n’a pas reçu l’investiture des Verts, qui lui aurait permis de se présenter dans 23 Etats. Pour valider sa candidature à l’échelle nationale, ses partisans vont devoir réunir plus de 1 million de signatures – et se heurter à d’inévitables obstacles juridiques. Il fut un temps où la gauche avait fait de Ralph Nader son héros parce qu’il était le champion des droits des consommateurs, de la protection de l’environnement et de la réforme du financement des campagnes électorales. “Sa haute opinion de lui-même a encore une fois primé sur toute autre considération”, déplore Deb Calallhan, de la League of Conservation Voters. Pourtant, la rédaction de la revue de gauche The Nation avait appelé Nader à ne pas se présenter. “L’écrasante majorité des électeurs qui ont des valeurs progressistes… s’est fixé un seul objectif : battre Bush”, écrivait The Nation fin janvier. “Toute candidature qui risque de détourner de cet objectif sera condamnée.” Kathy Kiely, USA Today, New York
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amériques É TAT S - U N I S
L’immigration, pomme de discorde chez les écolos Le Sierra Club, l’organisation écologiste la plus influente du pays, fait l’objet d’une étrange OPA : militants anti-immigrants et défenseurs des droits des animaux tentent d’en prendre le contrôle. Explications. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR
Boston e Sierra Club – la première organisation écologiste américaine, avec 750 000 membres – est la cible d’une OPA hostile. Une nébuleuse de défenseurs des droits des animaux et de groupes anti-immigrants cherche à prendre le contrôle de cette organisation et à en changer la philosophie et l’orientation. Sa méthode : faire élire ses propres candidats au conseil d’administration de l’association. Ils occupent déjà plusieurs sièges et entendent en rafler plusieurs autres. Le débat concerne deux questions fondamentales aux yeux des militants écologistes. Premièrement, il s’agit de savoir si la croissance démographique (laquelle, aux Etats-Unis, passe essentiellement par l’immigration) est un facteur important de la dégradation de l’environnement, car qui dit surcroît de population dit pollution accrue et plus grande consommation de ressources naturelles. Certains affirment que la généreuse politique d’immigration américaine fonctionne comme une soupape de sécurité pour les pays à forte population, incitant ces derniers à négliger leurs problèmes d’environnement et ne faisant qu’ajouter aux problèmes des Etats-Unis. Pour de nombreux militants écologistes, cependant, le Sierra Club n’a pas intérêt à prendre position contre l’immigration, notamment parce que cela risquerait de dissuader d’autres progressistes d’adhérer au mouvement ou de le financer. Et beaucoup estiment que les organisations écologistes
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Dessin de Mike Peters paru dans le Dayton Daily News, Etats-Unis.
sont devenues trop élitistes et qu’elles sont coupées des plus démunis, dont beaucoup sont des immigrés. En second lieu, il s’agit de savoir si les droits des animaux – sauvages ou domestiqués – sont aussi importants que la préservation de la nature. Répondre à cette question par l’affirmative reviendrait à s’aliéner les associations de pêcheurs et de chasseurs, souvent alliées aux écologistes sur des thèmes comme la préservation des forêts et des marais. Le débat le plus explosif est de loin celui sur l’immigration, et il s’étend au-delà d’un cercle d’idéalistes bien intentionnés. Les leaders du courant anti-immigration sont principalement des figures de l’establishment – un ancien gouverneur du Colorado, l’ex-directeur de la Fondation Black Caucus, le groupe de représentants noirs au Congrès et
des professeurs d’université venus de tout le pays. Paul Watson, cofondateur de Greenpeace, président de la Sea Shepherd Conservation Society [Association de lutte contre la pêche à la baleine] et partisan d’une croissance démographique zéro, a obtenu suffisamment d’appuis au sein du Sierra Club pour être élu l’année dernière au conseil d’administration. Deux autres malthusiens ont suivi. Mais des extrémistes de la cause anti-immigration, y compris des formations connues pour leurs philosophies racistes, sont entrées dans la danse, appelant leurs partisans à envoyer des chèques de 25 dollars afin de devenir adhérents et donc de pouvoir voter pour les candidats antiimmigration. Pour Morris Dees, avocat des droits civiques, on assiste à une “écologisation de la haine”. Dans une lettre adressée à l’actuel conseil d’administration du Sier ra Club, 13 anciens présidents de cette organisation se sont dits “très préoccupés par l’avenir et la viabilité du club”. Si l’on tient compte à la fois de la natalité et de l’immigration, les EtatsUnis ont le plus fort taux de croissance démographique de tous les pays développés. Chaque année, les Etats-Unis accueillent 1 million d’immigrants légaux, auxquels viennent s’ajouter quelque 700 000 immigrants illégaux. A ce rythme, selon l’US Census Bureau [équivalent de l’INSEE], la population américaine pourrait doubler d’ici à la fin du siècle – et près de 70 % de cette croissance seraient imputables aux immigrants. Certains membres du Sierra Club ont poussé l’organisation à prendre position sur
l’immigration ; d’autres estiment qu’elle devrait rester neutre. Depuis sa fondation, en 1892, le Sierra Club s’est caractérisé par sa structure démocratique à tous les échelons. Ce qui peut se traduire par une efficacité dans les prises de décision, mais peut également aboutir à des querelles internes sur la politique à suivre. A l’heure actuelle, les membres se sont scindés sur la question de l’immigration. Que ce soit sur des sites web spécifiques, dans des articles, dans le courrier des lecteurs de certains journaux ou encore dans les e-mails envoyés aux membres, les deux parties s’accusent mutuellement de manipuler le vote du conseil au mépris de l’éthique, voire de la légalité – lequel vote doit avoir lieu tout au long du mois de mars et jusqu’à la mi-avril. Récemment, trois “candidats indépendants à sensibilité réformiste”, comme ils se désignent eux-mêmes, ont attaqué en justice le président du Sierra Club, Larry Fahn, son directeur, Carl Pope, et d’autres membres de la “vieille garde” directoriale, les accusant d’abus de pouvoir pour avoir influencé l’élection. “Je n’exagère pas en vous disant que leurs tentatives de diaboliser certains directeurs et candidats me rappellent le maccarthysme”, confie pour sa part Ben Zuckerman, physicien de UCLA [l’Université de Californie à Los Angeles] et membre de longue date du Sierra Club. Partisan de mesures antiimmigration, Zuckerman a été élu au conseil il y a deux ans. Il n’a échappé à aucun des deux camps que John Muir, le fondateur du Sierra Club, était lui-même un immigrant d’origine écossaise. Brad Knickerbocker
A M É R I QU E D U N O R D
Après Mars, les Américains découvriront-ils le Canada ? Même dans les universités, le voisin du Nord ne suscite plus guère d’intérêt. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR
Boston etit test : comment s’appelle le Premier ministre du Canada ? quelle est la taille de la population de ce pays par rapport à celle des Etats-Unis ? qui consomme le plus de doughnuts, les Canadiens ou les Américains ? Si vous avez répondu dans l’ordre : Paul Martin, dix fois moins importante, et les Canadiens, félicitations, vous avez gagné. Mais la plupart des Américains ne feraient probablement pas aussi bien. Ils en savent en général plus sur le Royaume-Uni et l’Europe en général que sur leur voisin du Nord, qui est pourtant le plus grand partenaire commercial des Etats-Unis, son plus grand fournisseur de pétrole et son plus féroce rival en hockey sur glace.
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Depuis les années 70, certaines universités proposent des cours d’“études canadiennes” qui éclairent les étudiants sur le système politique du pays, son histoire, son économie, sa société, etc. Ces cours ont un peu amélioré la situation. Mais une crise menace aujourd’hui : les professeurs recrutés à l’époque partent à la retraite et ne sont pas remplacés. Nous risquons donc bien de continuer à tout ignorer de cet Etat avec lequel nous avons une frontière. Deux professeurs prévoyants s’efforcent d’éviter la disparition de leur spécialité. André Senecal, directeur du département de civilisation canadienne de l’Université du Vermont (UVM), et Christopher Kirkey, directeur du Center for the Study of Canada de l’université d’Etat de Plattsburgh [tout au nord de l’Etat de New York, à une COURRIER INTERNATIONAL N ° 696
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heure de Montréal], ont mis sur pied le “Project Connect” dans le but de garantir l’enseignement de la civilisation canadienne dans les établissements d’enseignement supérieur. Dans un monde parfait, disent-ils, ces cours seraient aussi étoffés dans toutes les universités américaines qu’ils le sont à l’UVM ou à Plattsburgh. Mais, dans la mesure où, selon M. Kirkey, seuls 55 établissements proposent actuellement ces cours et 10 d’entre eux seulement en font une matière principale ou secondaire (ce n’est qu’une option ailleurs), ce n’est pas pour aujourd’hui. “Les cours de civilisation étrangère connaissent un regain depuis les attentats du 11 septembre 2001, mais le Canada n’est pas aussi prestigieux que la Chine ou la Russie, explique M. Senecal. De plus, les Américains sont élevés dans l’idée que le Canada, c’est quelque part en haut, DU 4 AU 10 MARS 2004
mais qu’on n’a pas à y penser et certainement pas besoin de l’étudier.” Les étudiants qui assistent à ces cours sont parfois surpris par ce qu’ils apprennent. Pour commencer, nombre d’entre eux doivent se faire à l’idée que le Canada n’est pas “simplement une prolongation des Etats-Unis mais un pays étranger possédant des valeurs culturelles différentes des nôtres”, explique Raymond Pelletier, directeur associé du centre américano-canadien de l’université du Maine. Julianne McGuire, étudiante de première année à l’université d’Etat de Bridgewater, a été frappée par les différences qu’elle a découvertes : “Je ne savais pas du tout que leur système politique était aussi différent du nôtre, et que le Québec tentait de se séparer du reste du pays. Je ne peux pas imaginer que ce genre de chose puisse arriver aux Etats-Unis.” Jennifer Wolcott
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asie
● NUCLÉAIRE
I N D E – PA K I S TA N
Diplomatie de l’ombre au Cachemire Le récent rapprochement entre Islamabad et New Delhi doit beaucoup aux efforts en coulisse de Washington et à sa seconde voie diplomatique.
a deuxième réunion à six sur le programme nucléaire de la Corée du Nord [qui s’est tenue du 25 au 28 février dernier à Pékin et à laquelle participaient les deux Corées, la Chine, les Etats-Unis, le Japon et la Russie] n’a pas réussi plus que la précédente à rapprocher les deux principaux protagonistes, Pyongyang et Washington. Toutefois, les pays participants se sont donné la mutuelle assurance de poursuivre les négociations. Le fait qu’ils sont convenus de se retrouver d’ici en juin prochain et de mettre en place un groupe de travail préparatoire est en effet encourageant, d’autant que la première réunion [en août 2003] s’était terminée sans aucune promesse de ce type. Les interlocuteurs ont sans aucun doute voulu afficher leur volonté de mettre fin à l’actuelle crise. Néanmoins, les difficultés demeurent. Les points les plus sensibles, comme le programme sur l’uranium hautement enrichi (HEU) ou les compensations au gel du programme nucléaire, n’ont pas suscité d’accord, contrairement à ce qu’avait laissé espérer, le premier jour de la réunion, l’attitude plus souple des représentants nord-coréens et américains. Le programme sur le HEU a constitué jusqu’à la fin le prétexte à une virulente polémique. La Corée du Nord, soulevant le problème du champ d’application du gel ou du démantèlement, prétendait qu’un programme nucléaire civil ne pouvait pas faire l’objet d’un démantèlement. “Le résultat le plus positif a été que les deux pays ont constaté l’importance de leurs divergences.” Telle a été la conclusion paradoxale de Kim Kye-gwan, le chef de la délégation nord-coréenne. Confrontés à de telles divergences, les efforts de Séoul et de Pékin se sont révélés inefficaces. Pour sauver les négociations sur la question de l’uranium, les deux gouvernements ont proposé à Pyongyang “une aide énergétique en échange d’une déclaration sur le gel de tout le nucléaire”, aide à laquelle la Russie participerait. Mais cette proposition s’est heurtée à la double opposition de Pyongyang et de Washington. Avant la réunion, l’objectif du gouvernement sud-coréen était d’arriver à un premier accord : la déclaration du gel du nucléaire en Corée du Nord en échange d’une garantie sur sa sécurité formulée par les pays participants. Il avait donc de bonnes raisons d’être déçu par l’absence de résultat concret à l’issue de la rencontre. Les six participants doivent préparer les prochains pourparlers à travers un groupe de travail qui devra discuter de mesures concrètes concernant la sécurité, les sanctions économiques et la politique américaine vis-à-vis de la Corée du Nord. Kim Jong-gon, Hankook Ilbo, Séoul
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ASIA TIMES ONLINE
Hong Kong DE KARACHI
es négociations entre le Pakistan et l’Inde, qui se sont déroulées à Islamabad du 16 au 18 février dernier, cachent sous bien des aspects le travail en amont qu’effectue Washington depuis des années. Les Etats-Unis, de plus en plus actifs dans le sous-continent, ont exercé des pressions considérables sur les gouvernements de New Delhi et d’Islamabad. Leur rôle a été particulièrement sensible à deux reprises, lors de des affrontements de Kargil, en 1999, et après l’attentat de terroristes pakistanais contre le Parlement indien, en décembre 2001. Dans les deux cas, c’est une intervention sans détour de la Maison-Blanche qui a empêché les deux pays d’entrer en guerre après avoir massé près de un million d’hommes de part et d’autre de leur frontière commune. Cette diplomatie américaine de l’ombre, également appelée “seconde voie”, a contribué à désamorcer plusieurs crises jusqu’à aujourd’hui. Le gouvernement américain et ses think tanks, comme le Kashmir Study Group, cherchent avant tout, avec cette politique, à stabiliser les zones où sévissent les militants islamiques, qu’ils considèrent justement comme la menace la plus immédiate au Cachemire. Par ailleurs, cette ingérence s’explique par la crainte de voir un mouvement antiaméricain s’installer comme les talibans en Afghanistan. Favoriser une évolution de la situation au Cachemire, point le plus sensible de la région, est également dans l’intérêt stratégique immédiat des Etats-Unis, car ils pourraient alors influencer l’échiquier politique local, dominé par l’Inde, le Pakistan et la Chine. Dans une large mesure, les Américains persévèrent avec cette stratégie et ont réussi à faire asseoir New Delhi et Islamabad à la table des négociations avant que ne commence le grand marchandage pour aboutir à une solution. Cette seconde voie diplomatique a démarré vers le milieu des années 90, lors du second mandat du Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif [renversé par l’actuel dirigeant, Pervez Musharraf, le 12 octobre 1999]. A l’époque, des spécialistes américains s’étaient rendus dans la région et avaient rencontré des représentants des deux pays. Parmi eux, ils avaient sélectionné 125 Indiens et 75 Pakistanais, et leur avaient demandé de soumettre des suggestions, qui avaient ensuite servi à l’élaboration d’un document intitulé Sur les voies de la paix. Très largement diffusé, ce texte avait été amendé, puis republié sous le titre La Voie à suivre, et présenté au Premier
Séoul déçu par Pyongyang et Washington
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Dessin d’Arcadio,
Costa Rica.
Initiative Le Kashmir Study Group est l’un des groupes d’études américain qui a le plus d’influence sur la politique étrangère des Etats-Unis. Fondé par Mohammad Farooq Kathwari, un immigré pakistanais et cachemiri, il est à l’origine de la plupart des avancées actuelles dans la région. C’est à la suite de l’assassinat de son fils dans son pays natal, au début des années 90, que Kathwari a décidé de chercher une solution au conflit en suivant trois principes clés : l’égalité de traitement entre les protagonistes, l’écoute de l’autre et le dialogue. Selon lui, “si l’on veut résoudre la question du Cachemire, il faudra absolument trouver une solution aux problèmes économiques de la région”.
ministre de l’époque, Nawaz Sharif, et à son homologue indien, Atal Bihari Vajpayee, encore au pouvoir aujourd’hui. A partir de cette date, les deux pays ont pris conscience de l’importance de cette nouvelle forme de diplomatie et ont adopté une attitude plus ouverte au niveau officiel. Ainsi Anwar Zahid, secrétaire principal de Nawaz Sharif, et R. K. Mishra [un journaliste discret proche du pouvoir], pour la partie indienne, ont-ils alors été désignés pour lancer plusieurs propositions et hypothèses en vue d’une solution au Cachemire. UNE FORMULE POUR UNE NOUVELLE PARTITION
Niaz A. Naik, ancien ministre des Affaires étrangères du Pakistan, qui a remplacé Zahid à la mort de celuici [en 1999], a souvent cité l’exemple de l’Europe, où les rivières et les montagnes peuvent servir de démarcation frontalière dans les cas litigieux, et a proposé la même solution pour le Cachemire. Pour aller à l’encontre de cette idée, certaines personnes ont élaboré la “formule Chenab” [très contestée par l’Inde], qui verrait la région morcelée en fonction de l’appartenance religieuse de la population. Solution qui, apparemment, a la faveur du président pakistanais, le général Musharraf, mais pas du Premier ministre indien, Vajpayee. La rivière Chenab, qui sépare la vallée du Cachemire, majoritairement musulmane, des montagnes du Jammu, zone principalement hindoue, servirait de frontière entre les deux voisins. La région, actuellement sous administration indienne et pakistanaise, serait partagée : les zones à majorité musulmane pourraient intégrer le Pakistan, tandis que les zones à majorité hindoue et bouddhiste resteraient sous contrôle indien. Si ce plan était mis en œuvre, le Pakistan, outre les districts qu’il domine déjà, obtiendrait la mainmise sur l’essentiel du Cachemire, dont la capitale Srinagar. Quant à l’Inde, elle conserverait la majeure partie de la
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région du Jammu, ainsi que le Ladakh et des régions adjacentes. Pour l’heure, l’Inde détient 45 % de la zone litigieuse, le Pakistan 33 %, le reste appartenant à la Chine. Dans un rapport récent, “Nouvelles priorités en Asie du Sud : la politique américaine vis-à-vis de l’Inde, du Pakistan et de l’Afghanistan”, des consultants américains ont livré leurs conseils sur l’attitude à suivre par Washington. Publié à la fin de 2003, ce document est le fruit de deux ans de travail sous le patronage du Conseil des relations internationales et de l’Asia Society de New York. “Compte tenu des dangers inhérents à la rivalité indo-pakistanaise latente, les Etats-Unis devraient se montrer plus actifs dans la recherche d’une solution pour permettre à ces deux puissances nucléaires ennemies de gérer leur différend,y compris sur la question du Cachemire”, peut-on y lire. “De plus, en prenant en considération les risques de prolifération nucléaire en Asie du Sud, l’exécutif devrait s’efforcer de trouver un moyen d’intégrer les Etats nucléaires que sont l’Inde et le Pakistan dans le cadre international de la non-prolifération. Dans le même temps, il devrait veiller à garantir un meilleur contrôle des fuites éventuelles de technologie et de matériel nucléaire sensible”, continue le rapport. Naik et Mishra sont toujours aux commandes et défendent la seconde voie élaborée par la puissance américaine. La proposition de Naik de calquer les lignes de démarcation sur les montagnes et les rivières est encore à l’étude, mais on s’oriente davantage vers une séparation sur une base purement géographique. Les discussions se sont depuis peu concentrées sur une formule envisageant un transfert de population dans l’éventualité d’une division géographique. Alors que les négociations de février à Islamabad sont closes, les discussions se poursuivent encore, et c’est d’elles que viendra tout véritable progrès, à l’abri des caméras et de l’attention des médias du monde entier. Syed Saleem Shahzad DU 4 AU 10 MARS 2004
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asie JAPON
L’assiette des Nippons moins bien garnie Vache folle, grippe aviaire… La sécurité alimentaire préoccupe les Japonais. Du fait de l’interdiction de produits suspects, les habitudes culinaires changent.
LE MOT DE LA SEMAINE
“SHOKU” LE MANGER
NIHON KEIZAI SHIMBUN
Tokyo ’alimentation des Japonais est mise en péril. Face à l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) et à la grippe aviaire, les entreprises sont contraintes de supporter de lourdes charges afin de garantir la sécurité alimentaire. De leur côté, les consommateurs comme le gouvernement ne savent plus quels sont les bons critères pour garantir cette sécurité. L’interdiction successive des importations des viandes de bœuf [américain] et de poulet [américain et sudest asiatique] a mis à nouveau en évidence les problèmes de la mondialisation de notre alimentation. Le 10 février à l’aube, un camion chargé de viande bovine destinée à la préparation de gyudon [bol de riz avec des tranches de bœuf] effectuait sa dernière livraison à l’un des restaurants de la chaîne Yoshinoya, à Tokyo. Le lendemain, ce plat bon marché [2,50 euros] et populaire allait disparaître de la carte. Un mois et demi après l’arrêt des importations de bœuf américain, les stocks de viande de la chaîne, qui reposaient principalement sur la production américaine, étaient épuisés sans qu’aucune solution de remplacement n’ait été trouvée. Pendant la journée du 10, une quinzaine de succursales de province, assaillies par les clients, se sont vite retrouvées à court de marchandises. Les quelque 980 établissements de la chaîne Yoshinoya fonctionnent désormais avec de nouveaux plats, auxquels leur clientèle n’est pas du tout habituée.
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ENTRE SÉCURITÉ ET BÉNÉFICES, LE TÂTONNEMENT CONTINUE
“Nous n’envisageons plus de reprendre les importations de bœuf américain”, affirme le PDG, Shuji Abe, catégorique. Grâce à une gestion efficace fondée sur un plat unique, le gyudon, préparé uniquement avec de la viande américaine bon marché,Yoshinoya a réalisé depuis longtemps un taux de bénéfice d’exploitation supérieur à 16 % chaque année. Mais, désormais, le “modèle Yoshinoya” n’a plus cours. L’achat de nouveaux appareils pour la cuisine, le désarroi des magasins franchisés, etc. : les dommages sont considérables. Toutefois,Yoshinoya, qui menait une telle politique risquée, représente en réalité un cas particulier. Depuis la découverte du premier cas d’ESB au Japon, en septembre 2001, la plupart des fabricants de produits agroalimentaires et des distributeurs se sont engagés dans la diversification des fournisseurs en vue d’avoir de multiples “soupapes de sécurité” et de mettre en place un processus de traçabilité. La chaîne de supermarchés Aeon vend ainsi de la viande bovine de quatre provenances différentes : japonaise, américaine, australienne et du bœuf por-
“Il nous dit de faire attention à notre santé jusqu’à l’abattage.” Dessin de No-río, Aomori.
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Sondage 76 % des Japonais se disent inquiets pour leur sécurité alimentaire et seulement 4 % d’entre eux n’éprouvent aucun souci à ce sujet. C’est ce qu’établit un sondage réalisé à la fin du mois de février par l’Asahi Shimbun. D’après la même enquête, 80 % des personnes interrogées se déclarent favorables à l’attitude du gouvernement, qui exige des Américains la mise en place d’un système de contrôle aussi strict que celui du Japon pour la filière bovine.
tant son propre label “Tasmania Beef”, élevé dans sa propre fer me en Tasmanie. La production de cette viande, certifiée par un organisme indépendant suisse qui garantit sa qualité, est en perpétuelle augmentation depuis quelques années. Dernièrement, la chaîne en a importé 100 tonnes en urgence pour remplacer la viande bovine américaine retirée des étalages. Le problème est de savoir dans quelle mesure les entreprises peuvent supporter le coût de la sécurité alimentaire dans un contexte de guerre des prix. En septembre 2003 [avant la découverte du premier cas américain de “vache folle”], Ito Ham a introduit un système de traçabilité, semblable à celui de ses produits fabriqués au Japon, portant sur environ 10 % de la viande de bœuf qu’il importe de ses fermes australiennes et néo-zélandaises. L’interdiction frappant les importations de viande bovine des Etats-Unis est donc une bonne occa-
BESOINS
Faible autosuffisance ■ “Trente pour cent de nos besoins en viande bovine et 20 % de nos besoins en volaille ne peuvent être satisfaits à cause des interdictions d’impor tation. Cette situation extraordinaire perdure et nous rappelle une nouvelle fois la fragilité de notre pays, qui dépend des importations pour de nombreux produits alimentaires”, écrit l’Asahi Shimbun. Le quotidien souligne que le taux de l’autosuffisance alimentaire du Japon n’est plus que de 40 % en termes de calories (contre 80 %, à la fin des années 70), l’un des plus bas des pays industrialisés. Les Etats-Unis continuent à exercer leur pression sur Tokyo – qui a interdit les importations de la viande de bœuf à la suite de la découverte, fin 2003, du premier cas américain d’ESB – pour que le gouvernement japonais revienne sur sa décision, tout en maintenant leurs frontières fermées à la viande bovine nippone depuis le début de la crise de la vache folle, en septembre 2001. En ce qui concerne la grippe aviaire, après la découverte du second foyer sur l’île méridionale de Kyushu, le 17 février dernier, un troisième foyer a été détecté samedi dernier près de Kyoto, où l’on a dénombré 28 000 volailles atteintes par le virus.
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sion de mesurer les effets de la répartition des risques, mais Ito Ham hésite encore à élargir le système. Car, si jamais l’embargo sur les importations américaines est rapidement levé, ces nouveaux investissements évalués à 1 milliard de yens ne serviront à rien et risquent de peser sur les bénéfices. Au lieu de se lancer dans des dépenses supplémentaires, Ito Ham a plaidé à la fin de l’an dernier pour une levée rapide de l’embargo. “Le contrôle centralisé des poissons et des animaux, de la naissance à la fin de l’élevage, y compris leur nourriture, garantit la sécurité et, par conséquent, renforce la compétitivité”, affirme le PDG de Nippon Suisan, Naoya Kakizoe. Aussi bien pour l’élevage qu’il possède au Japon que pour ceux de l’étranger, Nippon Suisan met au point et produit lui-même de la nourriture qui a notamment pour effet de réduire le nombre de morts par maladie parasitaire. Les poissons qui sont élevés par la société sont très appréciés sur le marché et illustrent bien le fait que les investissements visant à garantir la sécurité peuvent devenir une valeur ajoutée et contribuer aux bénéfices. Toutefois, même Nippon Suisan a été mis en difficulté de manière inattendue par l’épidémie de grippe aviaire qui s’est propagée en Asie. La mise en service de sa nouvelle usine de Thaïlande prévue pour le mois de mars a dû être ajournée, et les importations en provenance des usines chinoises, sur lesquelles l’entreprise a compté pour compenser le manque, ont finalement dû être arrêtées quelques jours plus tard [en raison du développement de la maladie en Chine]. “Tous les risques sont difficiles à prévoir. Il revient aux dirigeants le soin d’évaluer la part de dépenses réservées à la gestion de ceux-ci”, commente Naoyoshi Tamura, consultant chez InterRisk Research Institute & Consulting. Entre sécurité et bénéfices, le tâtonnement continue. DU 4 AU 10 MARS 2004
ien sûr, il y a l’envoi des soldats japonais en Irak. Les négociations avec la Corée du Nord. La privatisation, dès avril, de toutes les universités publiques. Il y a tout cela et bien d’autres événements encore, graves ou futiles, qui ponctuent la vie quotidienne des Nippons. Il en est un pourtant qui chagrine tout par ticulièrement votre chroniqueur. C’est la disparition du gyûdon du menu des 986 établissements que compte la chaîne de restauration Yoshinoya, qui avait élevé ce simple bol de riz – sur lequel sont disposées de fines lamelles de viande de bœuf cuites à la sauce de soja – au niveau d’un plat national. Ce n’est, certes, pas de la grande cuisine et rien ne distingue ces restaurants d’une simple cantine. Pourtant, quel est l’étudiant fauché, le salarié pressé, qui n’y a pas calmé sa faim, tout heureux de pouvoir profiter d’un bol bien chaud à toute heure du jour et de la nuit ? Mais, voilà, la viande était importée des Etats-Unis, pays qui vient d’enregistrer, on le sait, les premiers cas d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). A moins d’une reprise des importations – ce à quoi s’oppose pour le moment le gouvernement Koizumi –, les Japonais se voient contraints de tirer un trait sur ce mets paradoxalement trop simple pour qu’ils le préparent chez eux. Peuvent-ils pour autant se rabattre sur les yakitori, ces brochettes de poulet tout aussi populaires et bon marché, alors que la grippe aviaire débarque sur l’archipel ? La crise actuelle du manger, dont la disparition du gyûdon ne constitue que la par tie visible de l’iceberg, alimente une sourde et légitime angoisse : et si un jour le tofu, la délicate pâte de suc de soja, principale source de protéine végétale, était à son tour décrété inconsommable ? Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Michiyo Yamamoto
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Un demi-million d’enfants sans abri On voit partout, dans les villes chinoises, un grand nombre d’enfants qui errent à la recherche d’un abri et qui font des petits trafics pour survivre. Un problème dont les autorités commencent tout juste à prendre conscience. FAR EASTERN ECONOMIC REVIEW
Hong Kong DE SHIJIAZHUANG (province du Hebei)
iao Yong est un petit dur. Ce minuscule garçon de 13 ans, qui n’a pas froid aux yeux, a quitté sa province rurale du Guangxi [proche du Vietnam] à l’âge de 10 ans pour les villes en plein essor du sud de la Chine. Là, le gamin s’est vite métamorphosé en petit filou. Pendant un temps, il a travaillé pour une bande de faussaires. Armé d’un sourire effronté et d’un feutre marqueur, il gribouillait des messages publicitaires sur les murs et dans les cabines téléphoniques pour proposer aux passants des faux documents, diplômes scolaires ou certificats médicaux. Pour chaque message écrit, il se faisait payer 0,2 yuan [environ 2 centimes d’euro]. Tout ce qu’il avait à faire était d’écrire vite, puis de filer. Par la suite, caché dans un autocar, il est parvenu à pénétrer clandestinement à Hong Kong. “Hong Kong était formidable, racontet-il. Je n’avais qu’à me présenter dans une boutique et on me donnait à manger gratis.” Mais le bon temps n’a duré qu’une semaine : la police l’a arrêté et envoyé dans un centre de détention situé à Shenzhen, de l’autre côté de la frontière. Xiao Yong s’est alors dirigé vers le nord, en suivant le chemin de fer jusqu’à Shijiazhuang, capitale poussiéreuse de la province du Hebei et important centre ferroviaire. Il y côtoie désormais des dizaines d’autres jeunes dans le dortoir et les salles de classe d’un foyer modèle pour enfants sansabri. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. D’après le ministère des Affaires civiles, cité par l’agence officielle Xinhua et par l’UNICEF, l’agence des Nations unies pour l’enfance, le nombre des enfants qui vivent dans la rue en Chine est passé en dix ans de 100 000 à 150 000. Mais, selon des travailleurs sociaux non gouvernementaux sur le terrain, la réalité se situerait plutôt entre 400 000 et 600 000 jeunes SDF, et le chiffre ne cesserait d’augmenter. Alors que le pays abandonne progressivement le communisme pour le capitalisme sauvage, ces enfants représentent un segment de la société qui, comme tant d’autres, est laissé sur le bas-côté.
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Dessin de Fermín
paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.
Dans un contexte de boom économique, des millions de fonctionnaires perdent leur emploi et des millions de paysans, leurs terres. Les systèmes de santé et éducatif – dans la mesure où ils s’adressent aux plus démunis – sont en crise. Dans les régions rurales, la fermeture d’écoles dans les zones reculées et le coût croissant pour aller dans celles qui restent ouvertes entraînent une hausse du taux d’abandon des études. LA PAUVRETÉ, DÉNOMINATEUR COMMUN DES ENFANTS DES RUES
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La société chinoise, en pleine évolution, n’est pas prête à affronter une telle situation. Pour les autorités, les enfants des rues ne sont rien d’autre qu’un problème d’ordre public. “Aux yeux des responsables de la sécurité, ces enfants forment un formidable gisement de criminalité”, notait récemment l’agence officielle Xinhua. Mais, pour Tong Lihua, un avocat pékinois spécialisé dans la protection infantile, s’occuper de ces enfants et assurer la stabilité sociale sont les deux faces d’un même problème : “Il faut garantir les droits de ces enfants pour s’assurer qu’ils ne deviennent pas des criminels.” Les camarades de classe de Xia Yong racontent tous une histoire différente pour expliquer leur présence dans le Centre de protection et d’éducation des jeunes et des enfants de Shijiazhuang. Certains, comme Li Fu, 12 ans, originaire de la localité côtière
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de Qinhuangdao, étaient battus par leur père ; d’autres, comme Wang Xin, qui a 12 ou 13 ans, affirment qu’ils ont oublié d’où ils viennent. Peut-être le garçon dit-il la vérité ou peut-être a-t-il peur d’être renvoyé chez lui. Et puis il y a ceux qui n’ont tout simplement pas de chance. Au printemps dernier, Kelimu, qui n’avait que 6 ans à l’époque, rentrait à pied de l’école, dans la ville de Khotan, à l’extrême ouest du pays, lorsqu’il fut enlevé par deux adultes. Il fut emmené à Pékin, où on l’obligea à vendre des brochettes d’agneau, le plat typique des Ouïgours musulmans. Chaque fois qu’il faisait une bêtise, on lui criait dessus et on le rouait de coups. Il a finalement pu s’enfuir et monter dans un train. A Shijiazhuang, la police des chemins de fer l’a trouvé et emmené au foyer. Il s’y trouve en sécurité, mais bien loin de chez lui. Personne ne comprend sa langue, et les autres enfants se moquent de son chinois hésitant. Au nouvel an lunaire, Kelimu a dit que ce qu’il désirait le plus au monde était un coup de téléphone de sa mère. Les enfants sont jetés à la rue pour de nombreuses raisons, mais le dénominateur commun est la pauvreté, explique M. Tong, un avocat âgé de 33 ans qui a lui-même grandi dans une région pauvre du Hebei. “Les violences familiales, l’incapacité des parents à payer les études des enfants ou à assumer leurs responsabilités sont toujours liées à la misère.” Par de nombreux aspects, les pensionnaires du centre de Shijiazhuang ont de la chance. La plupart des enfants des rues doivent survivre par leurs propres moyens ou bien sont obligés de travailler ou de mendier pour des bandes organisées : en échange, ils obtiennent de la nourriture et une sorte de protection. Après des décennies de régime communiste, il n’existe guère d’organisations charitables ou religieuses pour s’occuper d’eux. L’Etat, quant à lui, rechigne à cautionner des initiatives qui échappent au contrôle du Parti communiste chinois. Dans le passé, il incombait aux organisations communistes de base de traiter les problèmes de la famille, mais, de nos jours, celles-ci jouent un rôle beaucoup plus limité. “Il y a dix ans, la situation n’était pas aussi grave, les unités de travail parvenaient à traiter ces questions, mais plus maintenant”, constate M. Tong. Il semble que les autorités locales et nationales commencent à réaliser la nécessité de prendre des mesures. “Plus nous construirons de centres d’accueil aujourd’hui, moins nous aurons de prison à construire dans l’avenir”, a déclaré récemment le maire de Shijiazhuang, Zhang Shengye. Selon Xinhua, on compterait, dans tout le pays, 128 centres pour les enfants des rues, mais le ministère des Affaires sociales, en charge de ce dossier, a refusé de DU 4 AU 10 MARS 2004
fournir des données officielles pour la rédaction de cet article. Le centre de Shijiazhuang, qui a ouvert ses portes en mars 2002 et qui a déjà coûté 6 millions de yuan [environ 725 000 euros] aux autorités locales, est l’un des plus modernes qui existent. Il a un côté Potemkine que le personnel n’essaie pas de cacher. “C’est une unité de travail modèle”, assure le directeur adjoint, M. Guo. Ses 55 pensionnaires dorment dans des dortoirs chauffés de six lits ; ils disposent de l’eau chaude vingt quatre heures sur vingt quatre heures ; et ils mangent de la viande tous les jours. L’école attenante possède une bibliothèque, un atelier d’art, un laboratoire de chimie et un autre pour les langues. Outre qu’il aide les enfants, le centre a un autre avantage : la délinquance juvénile, selon la police, a diminué de moitié dans la ville depuis son ouverture. VICTIMES DE RAFLES PÉRIODIQUES DE LA POLICE
La Chine prend lentement conscience des droits des enfants. A la suite des changements apportés au règlement municipal de Pékin, le 1er janvier dernier, la ville doit créer des institutions pour les mineurs victimes d’abus ou d’autres problèmes familiaux. En outre, les organismes municipaux doivent séparer les jeunes sans-abri des vagabonds adultes. C’est une évolution importante du dispositif légal, estime M.Tong. “C’est la première fois que les droits des jeunes SDF sont traités par des articles distincts dans une réglementation.” Cependant, ajoute-t-il, il faudra encore cinq ans pour que l’Assemblée nationale populaire [le Parlement chinois] débatte et vote une réforme en profondeur de la législation nationale. Par ailleurs, les changements introduits jusqu’ici ont eu des résultats mitigés. En août, une nouvelle réglementation est entrée en vigueur, stipulant qu’il est de la responsabilité des parents ou des autorités locales du lieu de domicile de l’enfant de payer pour retirer celui-ci d’un foyer. Le but est d’humaniser l’ancien système, où les sans-abri – y compris les jeunes – sont sujets aux rafles périodiques de la police et à une expulsion vers leur province d’origine. Malheureusement, de nombreux parents n’ont pas les moyens de payer. Au centre de Shijiazhuang, le directeur adjoint, M. Guo, a finalement réussi à prendre contact avec les parents de Kelimu. Mais les autorités supplient le foyer de partager le coût du voyage de retour. “C’est impossible, s’exclame M. Guo. Notre bureau des affaires civiles ne dispose pas d’un budget pour ça.” La Ligue de la jeunesse communiste de la province du Hebei est finalement intervenue et s’est dite prête à payer le billet d’avion de Kelimu – réussissant ainsi à attirer l’attention de toute la presse, écrite et audiovisuelle. David Murphy
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Une immense chaîne humaine contre Pékin Le 28 février 1947, les forces du Kouomintang massacrèrent nombre de Taïwanais de souche. La commémoration de cet événement a permis de galvaniser le camp des démocrates. THE TAIPEI TIMES
Taipei ette année, la commémoration de l’incident du 28 février 1947* a été inoubliable. La scène la plus touchante a été la chaîne humaine formée d’un bout à l’autre de l’île par des Taïwanais qui se sont tous donné la main à 2 h 28 précises. Plus qu’un sentiment de haine et de vengeance, le message que le peuple a voulu transmettre au reste du monde est son amour et sa foi dans son pays et son désir de paix. Et cela en dépit des tragiques massacres perpétrés il y a cinquante-sept ans par le gouvernement totalitaire du Parti nationaliste chinois [le Kouomintang de Tchang Kaï-chek], qui ont servi de prélude à des décennies de terreur et de loi martiale. La vice-présidente, Annette Lu, a parfaitement exprimé ce sentiment à la télévision en disant que “les tragédies de l’Histoire peuvent être pardonnées mais non pas oubliées”. S’il faut s’en souvenir, c’est pour pouvoir en tirer les enseignements. L’expérience du 28 février nous a appris l’importance de la démocratie et de la liberté, et la dureté d’un régime totalitaire. Le peuple taïwanais ne renoncera jamais aux bénéfices de la démocratie pour adhérer à la dictature de Pékin. Il doit préserver la souveraineté du pays. Cette tragédie nous a également fait découvrir les conséquences d’une agression incontrôlée ; c’est pourquoi nous devons lancer un appel en faveur de la paix et dire non aux missiles chinois. Les organisateurs et les participants de la chaîne humaine souhaitaient également informer la Chine et le monde entier des précieuses leçons qu’ils avaient tirées des événements, de manière que Pékin ne puisse plus tromper la communauté internationale sur la volonté du peuple taïwanais. Les enseignements de l’incident du 28 février ont profondément marqué les Taïwanais et font désormais partie de leurs valeurs essentielles. La participation écrasante et enthousiaste au rassemblement du 28 février en témoigne. Alors que le
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nombre de participants nécessaires pour former cette chaîne humaine avait été estimé à 500 000, ce sont quelque 2,2 millions de Taïwanais qui s’y sont joints, si l’on en croit le responsable du rassemblement, Huang Chao-tung [1,2 million selon les agences de presse, pour une population de 22 millions d’habitants]. Par endroits, la foule était si dense que les gens devaient se tenir sur trois ou quatre rangées. Des milliers de Taïwanais d’outre-mer étaient même rentrés au pays pour prendre part à l’événement. METTRE EN ÉVIDENCE L’HARMONIE ETHNIQUE
Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’aucuns – partisans du “camp bleu” [alliance du KMT et du Parti pour le peuple] pour la plupart – ont décrit le rassemblement comme une manifestation visant à attiser et à exploiter les rivalités ethniques et la haine. Le jour même de la commémoration, le QG de campagne de Lien Chan, candidat du “camp bleu” à la prochaine élection présidentielle [le 20 mars] et président du KMT, et de James Soong, dirigeant du PFP, a voulu adresser une lettre de protestation au président Chen Shui-bian et à son prédécesseur, Lee Teng-hui, qui devaient se joindre à la chaîne humaine. Si, dans le passé, de nombreux Taïwanais ont considéré l’incident du 28 février comme un massacre de la population locale par le régime chinois au pouvoir, aujourd’hui, le peuple – toutes ethnies confondues – a conscience que cette interprétation des événements était trop simpliste. Tous les habitants de l’île sont taïwanais. Comme l’ont montré la large participation ethnique et l’invitation d’élus des cinq grandes ethnies taïwanaises aux côtés de MM. Chen et Lee, les organiseurs avaient en fait l’intention, à travers ce rassemblement, de mettre en évidence l’union et l’harmonie qui règnent entre les différents groupes ethniques. L’incident du 28 février ne doit plus être perçu comme un sujet tabou ou top secret, ainsi qu’on le faisait avant que l’ex-président Lee ne présente des excuses officielles [en 1995]. * L’armée nationaliste du Kouomintang avait écrasé une révolte des natifs de Taïwan, qui réclamaient des réformes politiques. En une semaine, plus de 20 000 personnes furent tuées dans les combats. Cet incident a cristallisé la division entre les Taïwanais de souche, originaires de l’île ou installés depuis deux ou trois siècles, et ceux venus plus tardivement du continent, qui étaient du côté des troupes nationalistes.
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SYRIE
Les mensonges de l’idéologie militaire Damas s’avoue incapable d’affronter militairement Israël. Pourtant, le ton belliqueux de la Syrie persiste. Et au nom de ce “combat”, le régime continue à étouffer les libertés. AL HAYAT
Londres out débat sensé sur le dossier de la défense nationale syrienne comporte trois points incontournables : 1. La Syrie n’a pas la capacité de l’emporter dans une confrontation militaire avec Israël, ni aujourd’hui ni dans un avenir envisageable. 2. Elle ne peut pas non plus abandonner les territoires occupés par Israël [le plateau du Golan]. 3. En conséquence, Damas doit recouvrer ses droits par d’autres moyens que la guerre. Le premier point résulte de l’engagement américain à assurer la supériorité militaire israélienne sur l’ensemble du camp arabe, au plan qualitatif ; non moins important, le fait qu’Israël possède des armes nucléaires à même de détruire toutes les capitales arabes et de faire des millions de victimes. La perception de cette inégalité militaire est telle qu’elle a récemment été reconnue publiquement par des officiels syriens. Le deuxième point est une évidence qui n’a guère besoin d’être prouvée, tant elle découle de notre existence même, en tant que communauté nationale. Aucune politique, si pragmatique qu’elle soit, ne saurait renoncer à la revendication sur le Golan. Paradoxe : le premier point découle d’une observation
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Dessin paru dans
The New Yorker, Etats-Unis.
Pour rassurer Pourquoi la Syrie demeure-t-elle au Liban ? se demande malicieusement An Nahar. Est-ce pour des raisons idéologiques, économiques, voire stratégiques ? Le quotidien libanais opte pour les raisons psychologiques : à l’heure où Damas se sent abandonné par tous, seule la servilité rassurante des leaders libanais continue à lui montrer que rien ne change.
rationnelle visant à séparer le militaire de l’idéologique, et voici la dimension idéologique du nationalisme qui rentre par la fenêtre. Ce qui nous mène donc au troisième point : nous devons nous tourner vers d’autres modes de confrontation avec l’occupant israélien. Mais quels sont ces autres modes de confrontation ? Peut-être faudrait-il d’abord exhiber publiquement la dimension militaire de notre confrontation avec Israël, sachant que cet Etat a une supériorité absolue en ce domaine. A force de vociférer, nous finissons par ressembler à un gringalet exténué qui s’entêterait à vouloir monter sur le ring pour défier un champion. La guerre est le plus sûr chemin vers la défaite en l’état actuel des choses. Mais, plus profondément, ce n’est pas simplement l’idéologie militaire mais la logique même de confrontation qu’il faudrait exhiber.
C’est avec nous-mêmes que nous devrions nous confronter.Vaste chantier, qui exigerait des changements radicaux sur le plan de la politique et des idées. Cela demanderait assurément des changements de régime et de nouvelles perceptions, aussi bien géographiques que culturelles. Si nous ne cherchons pas à prendre part à cette vaste opération entreprise par les Américains [de démocratisation forcée du MoyenOrient], elle se déroulera malgré nous et à nos frais. Car le nationalisme arabe est lié à plusieurs causes : la confrontation avec Israël, la cause palestinienne ou l’aspiration à l’unité arabe. Il n’est donc pas étonnant que la critique du nationalisme arabe ou son refus placent ses auteurs dans un courant de pensée favorable à l’Etat hébreu, proaméricain ou opposé à l’union arabe. Cela fait quarante ans que notre système politico-social est axé sur la guerre contre Israël. Le débat natio-
nal, en tant qu’institution, a été supprimé au nom de l’imminence de la confrontation militaire. Maintenant que la guerre est officiellement impossible, pour des raisons convaincantes pour tous, cette impossibilité impose un réexamen radical de notre système politique. Notre pacte national était guerrier par essence (abandonnons notre droit à la différence pour que réussisse la mobilisation contre Israël), il ne peut qu’être rendu caduc par l’impossibilité de la guerre. Et, si ce pacte devenu caduc n’était pas remplacé par un nouveau pacte national garantissant le droit à la différence, alors, c’est tout notre système qui deviendrait caduc. L’idéologie officielle syrienne, toute militaire, est en crise. Elle ne nous fournit pas les outils nécessaires pour concevoir une politique de défense raisonnable et, en même temps, elle ne cesse de nourrir l’opinion publique de positions belliqueuses.Toute cette agitation démagog ique, cette obsession de la confrontation avec l’ennemi, de l’état de guerre permanente, assure au pouvoir un certain degré de mobilisation sociale autour de lui ou, plus exactement, rend la dissension coûteuse et facile à réprimer. Mais l’essence même de la crise de l’idéologie officielle est qu’elle ne peut fonctionner qu’en se forçant à ignorer la réalité, celle de la guerre impossible. Yassine al-Hajj Saleh
CONTREPOINT
Un vent d’américanophilie souffle sur Damas Depuis les années 60, les Syriens considèrent les Etats-Unis comme leur grand ennemi. Mais ils les regardent d’un autre œil depuis leur intervention en Irak. D’autant que le régime Assad semble incapable de se réformer.
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es derniers temps, à Damas, un net changement est perceptible. Il suffit pour s’en rendre compte de s’asseoir dans l’un de ces cafés que fréquentent les intellectuels, d’assister à une réunion privée entre opposants ou même d’écouter ce que murmurent les chômeurs. Ce changement concerne un Etat qui, il n’y a pas si longtemps, portait pour la plupart des Syriens l’étiquette “ennemi” ; un Etat que les Syriens ne distinguent même plus d’Israël, l’ennemi historique : les Etats-Unis. S’il est bien difficile de repérer une telle évolution dans le discours des partis syriens historiquement considérés comme “progressistes” et “nationalistes”, on n’a aucune peine à l’entendre à la base et chez l’homme de la rue. Depuis peu, les Etats-Unis et leur politique
sont devenus un vrai sujet de débat. Après des décennies d’idées préconçues, d’extrémisme et de suspicion systématique à l’égard de tout ce qui en émane, l’Amérique est soudainement devenue une option envisageable. Comme si une nouvelle Amérique était parvenue à s’infiltrer, pour la première fois depuis les années 60, à la table des discussions dans les milieux syriens, en dépit de ses positions dans le conflit israélo-arabe. Désormais, certains appellent à l’écouter, d’autres la croient, voire se disent prêts à miser sur elle : c’est là un tournant historique. On pourrait croire que l’action des Etats-Unis en Irak, libérant la population de la dictature de Saddam Hussein et du parti Baas [le parti également au pouvoir en Syrie], est la seule cause de cette évolution. En fait, ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Récemment, dans l’un de ces cafés intellos, un journaliste employé pourtant dans un journal gouvernemental levait son verre à la santé de l’Amérique tout en évoquant ses difficultés dans l’exercice de son métier et la
dureté des conditions de vie. L’un de ses collègues se félicitait quant à lui de l’inauguration de la chaîne de télévision par satellite Al Hurra [Free TV, nouvelle chaîne américaine arabophone destinée au monde arabe (voir CI n° 695, du 26 février 2004)]. Il assurait que rien ne serait plus comme avant. Dans les réunions privées entre membres de l’opposition, ou dans cette voix étouffée des déçus du système et des chômeurs, on découvre l’arrière-plan qui a nourri cette métamorphose. La majorité des Syriens pense que l’Etat et le gouvernement sont incapables de combattre la corruption. Et, quand on recherche les causes de cette crise de confiance, la réponse arrive toute prête, sans appel : “Qui pourrait combattre la corruption, ils sont tous pourris ! Le jeune Untel est le proche d’Untel, qui tire les ficelles de l’économie dans le pays, qui pourrait lui faire face ?” Qu’il s’agisse de la justice, de l’arriération des médias, de la mainmise de certains groupes sur le pays, de la mauvaise répartition des richesses, du chômage, de la bureaucratie étouffante,
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de la cherté de la vie, de l’absence de liberté d’expression, dans tous ces domaines, on peut mesurer la profondeur du désespoir. A un autre niveau, et particulièrement chez ceux qui s’intéressent aux bouleversements de la donne politique au Moyen-Orient, on tend à établir des liens entre la politique extérieure de Damas, ce qui s’est passé en Irak, les intentions américaines pour la région et les soucis dus à la situation intérieure de la Syrie. Est-ce là la conséquence du tremblement de terre en Irak ? Ou d’une situation intérieure désespérément bloquée ? En tout cas, il se trouve des Syriens pour croire à une autre face du discours américain, celle qui chatouille leurs espoirs secrets. Le pouvoir, les partis alliés au Baas ont-ils perçu cette nouvelle attirance pour l’Amérique ? Et, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, de la gauche aux islamistes – aussi endormis les uns que les autres –, ces partis ont-ils des réponses convaincantes à apporter aux Syriens et à leur besoin croissant de changement ? Chaaban Abboud, An Nahar, Beyrouth
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Du danger de mélanger loi islamique et Constitution ELAPH
Londres e projet de loi établissant les principes de gouvernance de l’Etat irakien affirme, dans l’article 6, que “l’islam est la religion officielle de l’Etat et représente une source principale de la législation”. Il ne fait aucun doute que l’islam est la religion de la majorité du peuple irakien ; c’est une vérité que nul ne peut nier ni contredire. De même, on ne trouvera aucun inconvénient à ce que l’islam soit l’UNE des sources d’inspiration du législateur. Quant à être la source essentielle des lois qui régentent l’Irak, cela ne peut que susciter de nombreuses appréhensions et interrogations. Les démocrates irakiens se sont toujours battus pour que leur pays devienne la patrie de tous les Irakiens, sans aucune discrimination fondée sur des critères d’appartenance ethnique, religieuse, confessionnelle ou sexuelle, ni sur des différences de convictions politiques ou philosophiques.
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LE CORAN EST UN TEXTE À MULTIPLES FACETTES
C’est pourquoi nous pensons avoir le droit d’exprimer certaines craintes lorsque l’on décide de considérer “l’islam comme principale source de la législation”.Le risque est grand que les islamistes s’emparent de ce principe afin d’obtenir que la future Constitution permanente de l’Irak soit promulguée dans l’esprit de lois édictées il y a près de quinze siècles. Lorsque Paul Bremer, l’administrateur civil américain en Irak, a confirmé qu’“il n’accepterait pas une Constitution qui fasse de l’islam LA source principale de la législation en Irak, comme l’exigent certains membres du Conseil de gouvernement”, les réactions des islamistes ont été fort violentes. Sadr Eddine el-Qabanji, représentant le Haut Conseil de la révolution islamique irakienne, pour la ville de Nadjaf, a déclaré : “Aujourd’hui, le pouvoir est au peuple, ce qui signifie que nous n’avons pas à tenir compte de concepts forgés à l’étranger, à des milliers de kilomètres de notre pays.”
Cela veut dire que, pour les intégristes musulmans, la démocratie et l’adoption des chartes internationales qui affirment le principe des droits de l’homme, prohibent l’esclavage et définissent les droits des femmes et de bien d’autres catégories encore sont des concepts importés de l’étranger dont l’application en Irak ne pourra que conduire à un péril majeur ! C’est ce qui nous incite à penser que nos craintes sont justifiées et qu’il est de notre devoir d’avertir les Irakiens. Maintenant que le pays s’est libéré du fascisme baasiste, il faut qu’ils sachent ce que leur préparent en cachette les islamistes, concernant la conduite de l’Irak nouveau d’après les préceptes de la charia. Nous avons déjà reçu un avant-goût du “déluge” de régression qui s’abattra sur nous, puisque les fondamentalistes ont essayé d’abroger la loi 188 de 1959 sur le statut personnel, une loi qui accordait à la femme irakienne de nombreux droits et à laquelle même le régime de Saddam Hussein n’avait osé s’attaquer. [Le Conseil de gouvernement irakien vient de retirer le projet d’abroger cette loi.] Les mesures arbitraires que l’on nous prépare n’aboutiront qu’à confisquer les droits démocratiques et à gouverner les citoyens avec des lois du passé, incapables de se mettre au diapason des exigences de notre époque. Les textes religieux de l’islam sont sujets à des interprétations et explications fort divergentes. C’est ce qui explique que les musulmans se soient divisés en 73 obédiences. L’imam Ali [quatrième calife, vers 656] avait d’ailleurs averti les musulmans, dès les premiers temps de l’islam, en déclarant que le Coran était un texte à multiples facettes. Quelle version et quelle interprétation de la charia les islamistes veulent-ils donc appliquer à la conduite de l’Etat ? La version des talibans ou bien celle qui avait été jusqu’à récemment appliquée au Soudan, ou encore la version iranienne du “primat du religieux” dans l’Etat ? Appliquer les préceptes de la charia reviendrait en fait à abolir le Code pénal irakien ainsi que toutes les autres dispositions du droit positif (qui régit la société à l’époque
Cagle Car toons, El Universal, Mexico City
Le site arabe Elaph a publié la semaine dernière un violent pamphlet pour récuser l’idée de faire de la charia la principale source du droit. Le Conseil national irakien a finalement renoncé à son projet initial.
Dessin d’Angel
Boligan, Mexique.
DEUXIÈME SEXE
Au bonheur des dames ■ A la fin du mois de février, sous la pression aussi bien des organisations féminines irakiennes que de l’opinion internationale, le Conseil de gouvernement transitoire irakien a renoncé à abroger le Code de la famille de 1959 qui accordait aux femmes irakiennes des droits importants. Profitant de l’absence de plusieurs membres du Conseil, les islamistes irakiens avaient réussi, fin décembre 2003, à faire voter à la sauvette une loi abrogeant ce Code. Une autre victoire attendait cette semaine les Irakiennes. Le quotidien de Bag-
dad Az Zaman révèle qu’un compromis a été conclu avec les islamistes du Conseil de gouvernement pour accorder aux femmes 25 % des sièges du prochain Parlement, alors que les Irakiennes représentées dans le Conseil réclamaient 40 % des sièges. Un autre compromis stipule que l’islam n’est qu’une référence parmi d’autres dans la nouvelle Constitution irakienne. Par ailleurs, Al Quds al-Arabi, nous apprend que Raghad, la fille de l’ancien dictateur irakien Saddam Hussein, n’a pas réussi à obtenir l’asile politique en Suisse.
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actuelle). Si l’islam est déclaré LA source principale du droit dans l’Irak nouveau, quelles en seraient les conséquences concrètes ? La liste qui suit n’est pas exhaustive : 1. Abolition de la loi civile sur le statut personnel. 2. Les femmes, qui représentent la majorité (60 %) de la population irakienne, seront traitées comme des citoyennes de seconde classe et pis encore, puisqu’elles sont considérées, du point de vue islamiste, comme “manquant d’intelligence et de religion” ! 3. Le témoignage d’une femme devant les tribunaux équivaudra à la moitié du témoignage d’un homme, et ce, bien sûr, sans prendre en considération ni ses capacités intellectuelles, ni son niveau de science et de connaissance, ni même ses diplômes universitaires. 4. Interdiction sera faite aux femmes de travailler à l’extérieur du domicile et, dans le meilleur des cas, des contraintes et des conditions très strictes seront imposées à leur éducation scolaire et à leur activité professionnelle. 5. Le mariage sera imposé aux jeunes filles et c’est leur tuteur légal (père, frère…) qui choisira leur futur compagnon de vie. 6. Il sera permis à l’époux de frapper son épouse. 7. Le port du voile deviendra obligatoire pour les femmes qui seront alors traitées comme des infirmes qu’il faut soustraire aux regards et comme des êtres souillés auxquels on ne doit même pas serrer la main. Preuve à l’appui : par la presse, nous avons appris récemment que le ministre (islaDU 4 AU 10 MARS 2004
miste) de l’Enseignement supérieur avait refusé, lors d’une rencontre avec une délégation de professeurs de l’université de Bagdad, de serrer la main aux femmes qui en faisaient partie ! 8. Le mariage des filles sera autorisé dès l’âge de 9 ans. 9. La polygamie sera permise de manière absolue. 10. En contravention avec toutes les lois internationales, il sera à nouveau permis d’avoir des esclaves, et les prisonniers de guerre seront traités en véritables esclaves, puisque l’islam n’a jamais prohibé la traite des êtres humains. 11. La main droite du voleur sera coupée, puis la main gauche en cas de récidive. 12. On appliquera aux crimes d’adultère les peines de flagellation et de lapidation, comme cela se fait encore dans certains pays islamiques tels que l’Iran, l’Arabie Saoudite et le Soudan. 13. Les intérêts sur les capitaux déposés dans les banques seront interdits, intérêts que l’on considérera désormais comme de l’usure, une faute grave selon l’islam. Or ceci aura pour conséquence la destruction de l’économie nationale et la fuite des capitaux. 14. Les programmes et manuels scolaires seront changés pour se concentrer avant tout sur les études islamiques, en conformité avec l’idéologie globalisante. Or c’est exactement ce qui s’était passé durant le régime baasiste de Saddam Hussein, sauf qu’au lieu de l’idéologie nationaliste on aura désormais affaire à une idéologie religieuse. 15. Etudier la philosophie et la plupart des sciences sociales sera interdit, ainsi que la biologie, matières qui entrent en contradiction avec la charia et devront donc être prohibées. 16. Les dissections seront dorénavant complètement interdites dans les laboratoires et les écoles de médecine, comme cela a eu lieu dès l’avènement de la république islamique d’Iran, les islamistes considérant la dissection de cadavres comme équivalente aux mutilations infligées par les criminels aux corps de leurs victimes. 17. Les Irakiens de confession chrétienne, juive, yézidi ou sabéenne et autres non-musulmans seront considérés comme des dhimmis [croyants des religions du Livre, protégés par l’Etat] et donc comme des citoyens de catégorie inférieure, n’ayant pas le droit d’accéder aux postes de pouvoir, ni aux échelons supérieurs de l’administration. Ils devront s’acquitter d’une jizya [impôt spécial], afin de s’assurer de la protection de l’Etat. 18. La laïcité, la démocratie, le libéralisme et la modernité, ces concepts importés de l’étranger, devront être interdits et considérés comme de l’impiété et de l’incroyance. Abdel-Khaleq Hussein
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m oye n - o r i e n t ARABIE SAOUDITE
Bienvenue à Djeddah, nouveau paradis gay L’homosexualité est officiellement réprimée dans le royaume wahabite. Dans les faits, elle est tolérée, d’autant que le régime cherche à se donner une autre image depuis les attentats du 11 septembre 2001. THE INDEPENDENT
Londres ans les centres commerciaux de verre et de marbre de Djeddah, une ville saoudienne cosmopolite et relativement décontractée en bordure de la mer Rouge, les jeunes Saoudiens profitent de l’apparition d’établissements gays de mieux en mieux tolérés. Certains centres sont réputés pour être des lieux de drague et on y trouve même des cafés gays. Au nord de la ville, une villa privée fait office de discothèque gay une fois par semaine. Les jeunes clients – dont beaucoup sont rentrés des Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 – disent se rencontrer par le biais d’Internet. C’est là tout le paradoxe de l’Arabie Saoudite : alors que la sodomie est passible d’exécution, dans la pratique, l’homosexualité est tolérée. “Je ne me sens pas du tout opprimé”, raconte un jeune homme de 23 ans qui se trouve dans l’un de ces cafés en compagnie d’amis saoudiens ouvertement gays, habillés à l’occidentale et parlant couramment l’anglais. “J’ai entendu dire qu’après le 11 septembre, un étudiant saoudien qui allait être expulsé pour des raisons de visa a demandé l’asile politique en invoquant son homosexualité”, poursuit-il, déclenchant le rire de ses amis. “Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Ici, nous avons plus de liberté que les couples hétéros. Contrairement à nous, ils ne peuvent pas s’embrasser en public, ni marcher dans la rue en se tenant la main.” Les propositions de réforme saoudiennes, alliées à la volonté du royaume
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de se défaire de sa réputation de régime encourageant l’extrémisme et l’intolérance, ont peut-être bénéficié à la communauté gay de cette société profondément islamique. Peu après les attentats du 11 septembre, dont les auteurs étaient pour la plupart des ressortissants saoudiens, un diplomate de Riyad en poste à Washington a démenti les allégations selon lesquelles les homosexuels étaient décapités dans le royaume, tout en admettant ouvertement qu’en Arabie Saoudite la sodomie était pratiquée “quotidiennement” par des hommes consentants. Même le chef de la police religieuse a reconnu ultérieurement l’existence d’une communauté gay dans le pays. UNE CULTURE GAY SE DÉVELOPPE CHEZ LES JEUNES
Le traitement réservé aux homosexuels a attiré l’attention internationale en janvier 2002, quand un rapport du ministère de l’Intérieur révéla que trois hommes de la ville d’Abha, dans le sud du pays, avaient été “décapités en raison de leur homosexualité”. Le rapport provoqua un tollé en Occident et a été dénoncé par les associations gays et les mouvements de défense des droits de l’homme.Tariq Allegany, porte-parole de l’ambassade d’Arabie Saoudite à Washington, a aussitôt démenti cette version des faits en déclarant que les individus en question avaient été décapités pour des actes de pédophilie. “Je pense que la sodomie est pratiquée quotidiennement en Arabie Saoudite, mais elle n’est pas toujours punie par des exécutions.” Un diplomate occidental en poste à Riyad, informé des détails de l’affaire,
a confirmé que les trois hommes avaient été décapités pour viol. “Ils ont séduit de très jeunes garçons, puis se sont filmés en train de les violer. Ensuite, ils les ont menacés de montrer les cassettes pour les forcer à leur présenter des amis”, a-til indiqué. Si l’homosexualité est illégale en Arabie Saoudite, il n’est pas toujours vrai qu’elle soit sanctionnée. Bien que des étrangers homosexuels aient été expulsés dans les années 90, “aucun Saoudien n’a jamais été poursuivi pour son homosexualité. En fait, cette notion n’existe pas”, souligne le diplomate occidental. Depuis le tumulte suscité par l’affaire des décapitations, l’unité des services Internet du royaume, chargée de bloquer les sites jugés anti-islamiques ou politiquement dangereux, a laissé les surfeurs saoudiens accéder à la page d’accueil du site GayMiddleEast.com, après avoir été bombardée de courriels de protestation en provenance des Etats-Unis. Selon A. S. Getenio, directeur du site, l’Arabie Saoudite craignait sans doute la mauvaise publicité que lui aurait value le blocage de l’accès à son site “à une époque où elle menait une campagne publicitaire de plusieurs millions de dollars aux Etats-Unis pour améliorer son image”. Ibrahim ibn-Abdullah ibn-Ghaith, chef de la police religieuse (le Comité pour la prévention du vice et la promotion de la vertu), a reconnu, dans des termes exceptionnellement mesurés, qu’il y avait des homosexuels en Arabie Saoudite, tout en soulignant la nécessité d’“instruire les jeunes” sur ce “vice”. Dans un dossier sans précédent de deux pages, le quotidien Okaz révélait que l’homosexualité était “endémique” chez les lycéennes. Il justifiait la parution de l’article par une phrase de l’épouse de Mahomet selon laquelle
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Dessin
d’E. Ampudia paru dans El Mundo, Madrid.
“il ne devrait pas y avoir de timidité en religion”. Le journal évoquait les relations homosexuelles dans les toilettes des établissements scolaires, les brimades subies par les adolescentes qui refusaient les avances de leurs camarades et le désarroi des professeurs devant le refus des élèves de changer de comportement. M. Ghaith a rejeté l’idée d’envoyer ses agents enquêter sur place. Armés de bâtons, ceux-ci traquent systématiquement les hommes et les femmes qui se montrent ensemble en public et qu’ils soupçonnent de ne pas avoir de liens de parenté. “Cette perversion est présente dans tous les pays”, a-t-il expliqué au journal. “Ici, ils [les homosexuels] sont peu nombreux.” Sa version est réfutée par les professeurs et les élèves qui soutiennent que, en l’absence d’autres exutoires, une culture gay s’est fatalement développée chez les jeunes. “Un garçon particulièrement beau obtient invariablement d’excellentes notes aux examens, car il est toujours le favori de l’un ou l’autre de ses professeurs”, explique Mohammed, professeur d’anglais dans un lycée d’Etat de Riyad. “Je connais aussi beaucoup de garçons qui ratent délibérément leurs examens de sortie pour pouvoir rester avec leurs petits amis plus jeunes.” Ahmed, 19 ans, étudiant dans une université privée de Djeddah, affirme que le fait d’avoir un petit ami au lycée ne l’a jamais gêné. Même s’il rejette catégoriquement l’étiquette de gay, il admet avoir aussi un “ami très cher” à la faculté. “Ce sont ceux qui n’ont pas d’ami qui sont gênés de l’avouer. Lorsqu’on présente son ami aux copains, on emploie la formule ‘al walad hagi’[le garçon qui m’appartient]. Au début du trimestre,on passe en revue tous les nouveaux pour repérer les plus helou [mignons] et on cherche le moyen de faire leur connaissance.” John R Bradley
RÉPRESSION
Puritanisme ■ L’arrestation en 2001 d’une cinquantaine d’Egyptiens accusés d’homosexualité sur une péniche du Caire, dite Queen Boat, et le scandaleux procès qui s’ensuivit a encouragé d’autres Etats arabes à suivre cette voie pour prouver à leurs opinions leurs capacités à préserver la “morale” dans leur pays. C’est ainsi que l’Etat libanais s’est livré la semaine dernière à une rafle d’homosexuels à Beyrouth. L’information a été rappor tée par le quotidien libanais pour tant libéral An Nahar dans des termes dignes d’un autre âge : la police a arrêté des hommes “atteints de déviation sexuelle”, qui avaient des “pratiques déviantes” et donc sont considérés comme des “délinquants sexuels”. Les hétéros ne sont pas mieux lotis. A Bahreïn, une manifestation a entraîné l’arrêt de la diffusion sur la chaîne panarabe MBC du Raïs, une Loft Story arabe qui se tournait à Manama, avec des filles et des garçons, pourtant dans deux ailes séparées d’un appartement qui comprenait une salle de prière. De vaines précautions qui n’ont pas suffi à apaiser l’ire des manifestants réticents à toute promiscuité entre les deux sexes.
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afrique
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MAROC
Les trois jours qui ont fait trembler le royaume Le drame d’Al Hoceima a fait près de 600 morts. Sur place, on estime que des vies auraient pu être sauvées si l’organisation des secours n’avait pas failli. Le récit de la catastrophe par un témoin oculaire. Casablanca MARDI 24 FÉVRIER, 2 H 27
a terre tremble. En quelques secondes, des centaines d’habitations cèdent aux secousses d’une magnitude de 6,3 sur l’échelle de Richter. Réveillés en plein sommeil, les habitants mettront du temps avant de réaliser la gravité de la situation. L’électricité est coupée, les premiers secours s’improvisent dans le noir. Les sinistrés seront leurs propres secouristes, ils ne compteront que sur eux-mêmes. Les premiers corps sont extraits, les blessés sont transportés à bord de véhicules personnels. Au lever du jour, le spectacle est désolant. Des ruines partout, une population épuisée et une hantise des répliques, qui auront lieu, plus tard, dans la journée.
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IMZOUREN, IL EST 16 H 30
L’ambiance est lourde, le ciel bas et couvert.Vers le centre, une fillette de 8 ans a été sortie de sous les décombres. Ses parents n’ont pas eu la même chance et son petit frère de 5 ans est toujours bloqué à l’intérieur. Ses jambes, frêles et bleuâtres, sont visibles. On mettra plus de trois heures avant de le sortir de là… mort. “Nous sommes obligés de tout déblayer à la main pour éviter les bulldozers. A ce rythme, nous n’arriverons pas au centre des décombres avant une semaine”, explique un secouriste. “D’habitude, on ne fait appel aux bulldozers qu’après avoir perdu tout espoir de retrouver des survivants” , explique un pompier qui a déjà apporté son aide
lors de tremblements de terre en Iran et en Turquie. Imzouren, présenté comme un village, est en fait une ville presque aussi grande qu’Al Hoceima. Ici, pas de réseau d’assainissement, ni de routes goudronnées. Quand la nuit tombe, il ne reste plus personne à Imzouren, qui ressemble désormais à une ville fantôme. Ce soir, tout le monde passe la nuit dehors. MARDI, 22 HEURES, AL HOCEIMA
En cette soirée plutôt tiède (c’est toujours comme ça après un séisme, nous a-t-on expliqué), la ville ressemble à un énorme camping. Certains dormiront à même le sol, d’autres sur des tapis ou dans des draps. La scène qui se répète est désolante. Sous une pluie fine, des files d’hommes, de femmes et d’enfants traînent des pieds au bord des routes, couvertures et chutes de plastique à la main. Dans les rues d’Imzouren, les recherches se sont arrêtées. Un calme macabre règne sur les ruelles sombres, humides et étroites. Plus personne ne s’aventure ici. Les pas résonnent plus fort. Rien qu’en marchant on a l’impression de faire trembler les maisons désertes et fissurées. Les pompiers ont allumé des feux de camp. Ils soufflent. L’occasion aussi d’évaluer ce qu’il reste à faire. C’est-à-dire tout. MERCREDI, 6 HEURES, AL HOCEIMA
Des jeunes rangent leurs draps, un peu comme on fait son lit avant de sortir de chez soi. Et, comme à la maison, les mères sont les premières debout. Les cafés sont ouverts et la principale question de la journée sera : y aura-t-il du
Abdelhak Senna/AFP
TELQUEL (extraits)
Imzourène,
l’une des localités les plus touchées.
Rif
Le séisme a rasé Ajdir, village natal d’Abdelkrim, qui, à la tête des Berbères du Rif, avait défait l’occupant espagnol en 1920. A l’indépendance, des révoltes seront réprimées et c’est à Al Hoceima qu’en 2001 les autorités interdisent un colloque sur les conséquences de l’utilisation par l’armée espagnole de gaz moutarde selon Maroc-Hebdo.
pain aujourd’hui ? Les premières aides sont arrivées. Dans la confusion, on demande aux populations le livret de famille, etc. “Faites votre travail et allez le chercher sous les décombres”, se voient répondre les quelques officiers sur place. Le ton monte. On apprend que la visite du roi est reportée. “Nous sommes restés calmes hier parce qu’on se disait que l’urgence était de sauver les vies qui pouvaient encore l’être, mais aujourd’hui nous demandons des solutions concrètes”, lance un citoyen en colère. “Nous croyions qu’Arabes et Rifains étaient pareils. Mais là, nous laisser sans vivres pendant deux jours,c’est de la ségrégation.” Et un autre de renchérir : “Cette région a toujours été oubliée. Si nous avions des routes valables,les secours n’auraient pas mis autant de temps à arriver.” 10 HEURES, AÏT KAMRA
Epicentre du tremblement de terre. En fait, plutôt qu’un village, il s’agit
ORDRE
Une colère spontanée et légitime Le maintien de l’ordre fait aussi partie du système d’aide à mettre en place, rappelle le journal marocain Aujourd’hui.
A
près la colère de la terre vient la colère des hommes. Sans toits, déshérités, hagards sous les morsures du malheur, du froid et de la faim, les sinistrés déversent leur révolte confuse sur tout ce qui a, de près ou de loin, un rapport avec les officiels. Les lendemains de tremblement de terre se ressemblent partout dans le tiers-monde. Le séisme emporte des vies, mais rarement la misère qui leur ser vait de cadre. Bien au contraire, il l’aggrave en la noyant dans la douleur, celle immense et solitaire de la perte d’êtres chers. Les sinistrés ont besoin dans l’urgence qu’on leur restitue un peu de leur dignité perdue par des secours soutenus – une tente, une couverture, un toit de fortune. Ils ont aussi besoin d’une aide alimentaire consistante et distribuée d’une manière ordonnée et efficace. Le séis-
me d’Al Hoceima a frappé une région pauvre, enclavée et où les nerfs des habitants sont à fleur de peau, convaincus qu’ils sont que le sort est injuste et que le destin qui les frappe est cruel. La colère spontanée et légitime répond à la colère de la terre qui s’est dérobée sous leurs pieds. Pillage, anarchie et fronde dans une situation de crise humanitaire n’ont jamais permis à des secours de s’organiser et ne permettent pas, non plus, à la solidarité de s’exprimer d’une manière optimale. L’aide nationale et internationale est là en abondance. Les sinistrés le savent. Mais ce qu’ils ne comprennent pas toujours, et leur impatience est aussi compréhensible que légitime, ce sont les problèmes difficiles de logistique qu’il faut résoudre pour que ces aides puissent leur parvenir dans de bonnes conditions. Etat des routes, météo, faible capacité de l’aéroport, enclavement… Bref, des problèmes malheureusement connus dans cette région, que le drame n’a fait que polariser. La population
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d’Al Hoceima a doublé. Tous ceux qui sont dehors ne sont pas tous sinistrés. Mais ils ont tous peur – et cela se comprend – des répliques et refusent de rejoindre leurs habitations. De fait, et objectivement, ils deviennent tous éligibles à une aide d’urgence dont la mise en place est obérée à la fois par des difficultés réelles, mais également par l’impatience d’une population qui n’hésite pas, tout à son malheur, à détourner, par la violence, une aide de sa destination ou à piller, dans l’anarchie, des camions. Dans une région sinistrée, les impératifs du maintien de l’ordre font par tie du système d’aide d’urgence à mettre en place. Or les forces de l’ordre sont confrontées à la colère d’une population meurtrie, qui peut facilement sombrer dans l’anarchie et réduire, par cette attitude, les soutiens dont elle peut bénéficier. C’est cette équation qui est en train d’être résolue sur le terrain. Khalil Hachimi Idriss, Aujourd’hui, Casablanca
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d’un ensemble très dispersé de maisonnettes en pisé. La plupart ont été détruites. Mohamed Hatmi, un jeune agriculteur, a perdu ses parents, sa sœur et son jeune frère. Pour la énième fois, il retourne pleurer les siens sur les ruines de la maison familiale. A la différence du béton, les constructions en pisé tombent d’un coup, ne laissant aucun espace pour permettre une éventuelle aération. “La plupart sont donc morts par asphyxie”, expliquera le médecin chef de l’hôpital d’Al Hoceima. 11 H 20, ROUTE D’AL HOCEIMA
Les habitants bloquent l’unique route qui relie Al Hoceima aux bourgs voisins. Les slogans sont répétés en chœur, et en rifain [berbère]. Le président de la commune promet aux populations l’arrivée des aides dans les trois prochaines heures. La route est libérée sans que pour autant les manifestants se dispersent. “On a laissé attendre une population politiquement sensible trop longtemps. Il est normal que ça dégénère au bout d’un moment”, analyse un observateur sur place. 14 H 45, DANS LA COMMUNE D’AÏT YOUSSEF OU ALI
Deux camions pleins de tentes attendent à l’entrée du siège de la commune. Les habitants attendent aussi. Dans le bureau du président de la commune, on discute de la meilleure manière de distribuer les tentes. On parle de commission, de PV, de contrôle. Il est 15 heures. L’ultimatum a expiré. Dehors, des jeunes escaladent les camions. Sous une pluie battante, un camion sera déchargé en vingt minutes. Dépassé, un responsable militaire lancera : “Les populations ont finalement récupéré ce qui leur était destiné. Je ne vois rien d’anormal là-dedans.” Le roi arrive le lendemain : à l’hôtel MohammedV, les premiers gardes du corps sont déjà là. JEUDI, 9 HEURES
Le ras-le-bol est maintenant général. Des manifestations populaires dénoncent la lenteur des secours. “Ce qui nous met hors de nous, c’est d’entendre nos responsables affirmer à toutes les télés du monde que nous ne manquons de rien alors que pas un gramme de riz ne nous est parvenu”, s’insurge ce manifestant. Le ras-le-bol ne concerne pas uniquement la lenteur des secours mais aussi la question des infrastructures et de “la sensibilité politique du Rif, sur l’autel de laquelle toute la région a été sacrifiée”, pour reprendre les mots d’un militant. Le tremblement de terre sera-t-il le déclencheur d’un grand mouvement de protestation dans le “Maroc inutile” ? De quoi faire trembler le reste du royaume. Driss Bennani
S. P. Gillette/Corbis
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Dans la vallée du Fergana, à cheval
entre le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
Du Xinjiang à la Caspienne
Sur la Route de la soie ASIA TIMES ONLINE
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Hong Kong
Echanges
neuses sont couvertes d’amoncellements de tapis de Hotan [ville de la région autonome ouïgoure du Xinjiang (qui signifie “les nouvelles marches frontalières”), ancien Turkestan oriental], de montagnes d’épices, de boîtes à dot laquées, de différentes espèces d’animaux morts, de poulets et de canards bien vivants, de couteaux de Yengisar [petite ville du bassin du Tarin], de chapeaux aux formes et aux couleurs variées, de pots et de casseroles, de fruits, de légumes, de bottes de cheval, de postes de radio d’un autre âge, de bas en soie pakistanais, de toutes sortes d’outils agricoles de bois ou d’acier fabriqués à la main, et du bric-à-brac propre à tout souk qui se respecte. Et la nourriture qu’on déguste dans les échoppes du bazar est délicieuse : du pain saupoudré de graines de pavot ou de sésame, du lahgman [une soupe de nouilles servie avec du mouton et des légumes], des brochettes de foie ou encore des bagels ouïgours. Quelque 100 000 nomades et villageois convergent chaque semaine vers ce rêve d’ethnologue qu’est le marché dominical de Kachgar. Des barbiers munis de longs rasoirs aiguisés travaillent avec solennité en pleine rue. La foule se presse devant les écrans de karaoké. Avec leur longue barbe en pointe, leur chapeau richement orné, leur grande cape sombre et leurs bottes noires, les Ouïgours imposent leur marque. Ce groupe ethnique est issu du grand peuple turc [ou türük, issu des monts Altaï], qui a dominé
Attirés par des gains importants, un nombre croissant de paysans du Xinjiang partent travailler au Kazakhstan, au Kirghizistan et en Afghanistan, trois pays voisins de la région autonome ouïgoure du nord-ouest de la Chine. Selon Le Quotidien du peuple, l’organe officiel du Parti communiste chinois, les autorités locales du district autonome kazakh d’Ili, près de Xining, au Xinjiang, viennent de signer un accord avec une région du Kazakhstan pour l’envoi de 3 000 travailleurs, qui devraient cultiver 7 000 hectares de terres pendant trois ans.
DE KACHGAR (XINJIANG, CHINE)
es Chinois ont ouvert la Route de la soie au IIe siècle av. J.-C., en partie pour répondre aux besoins de l’Empire romain. A cette époque, la soie était un plus qui flattait la vanité des sénateurs et des dames voluptueuses de la cour d’Auguste. La Chine en profita donc pour exporter de la porcelaine, des laques, de la poudre à canon, des plantes et du papier, et pour importer, entre autres choses, de la laine et du verre de Rome, du lapis-lazuli d’Asie centrale et du vin de Perse. Kachgar, comme Samarcande, plus à l’ouest [aujourd’hui en Ouzbékistan], était une oasis privilégiée où convergeaient deux branches de la Route de la soie [quand on venait de Chine]. Dans cette ville, la “mère de tous les bazars”, l’atmosphère rappelle encore aujourd’hui les récits de voyage de Marco Polo. Un énorme embouteillage de charrettes tirées par des ânes serpente le long des rives boueuses de la rivière Tuman, à côté de chevaux, de chameaux de Bactriane [appellation antique de la région correspondant au bassin supérieur de l’Oxus, aujourd’hui l’Amou-Daria, ancien Oxus], de troupeaux de moutons mélancoliques et de bergers brandissant des faucilles et essayant des fers à cheval, des selles et des cravaches. Les allées sablon-
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Achgabat Samarcande Hamadhan (ex-Ecbatane)
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Vers Damas, Alep, Antioche, et la mer Méditerranée
Douchanbé TADJIK.
Téhéran
(ex-Bactres)
Désert
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Hami Kouldja Tourfan Loulan
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■ Qui n’a jamais rêvé de suivre les traces de Marco Polo sur la fameuse Route de la soie ? Le grand reporter Pepe Escobar vient de parcourir une partie de cet itinéraire magique, entre le désert du Xinjiang, dans l’extrême ouest de la Chine, jusqu’aux rives de la Caspienne, au Turkménistan. ■ Etape après étape, il décrit un patrimoine culturel glorieux sur fond de paysages splendides. Mais il nous fait aussi découvrir les réalités d’aujourd’hui, avec la poussée des nationalismes, le bouillonnement des sociétés secrètes islamistes et les promesses d’un sous-sol gorgé d’hydrocarbures. Une région instable qui peut s’embraser à tout moment.
Aksou
de Gobi
Dunhuang
Vers Lop Nor Région autonome Lanzhou et ouïgoure du XINJIANG Xi’ an (ancienne Kachgar Désert CHINE capitale du Taklamakan Qiemo de la Chine) (ex-Cherchen)
PAKISTAN
Hotan P L AT E AU D U T I B E T
AFGHANISTAN
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Kaboul
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Islamabad INDE
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David McLain/Aurora/Cosmos
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la Mongolie aux VIIIe et IXe siècles. La plupart des femmes portent des écharpes multicolores, mais certaines ont la tête recouverte d’un tchador ou d’un épais foulard de couleur marron. La majorité des habitants de la région sont musulmans, mais ils n’ont découvert l’islam qu’aux Xe et XIe siècles, non pas par l’intermédiaire des Arabes, mais par une dynastie turcoperse établie à Boukhara [aujourd’hui en Ouzbékistan]. Au XIIIe siècle, Gengis Khan prit Kachgar, avant que Timur le Boiteux (également appelé Tamerlan) ne règne sur la ville, au XIVe siècle. Les Européens n’y ont mis les pieds que cinq siècles plus tard. A la fin du XIXe siècle – époque qui marque l’apogée du Grand Jeu colonial entre l’Empire russe et l’Empire britannique –, les explorateurs anglais disaient qu’il existait peu de régions habitées aussi reculées et aussi inaccessibles que le Sin-kiang [Turkestan oriental, aujourd’hui région autonome ouïgoure du Xinjiang, en Chine]. Cette affirmation reste toujours vraie, la région étant séparée de la Chine par le désert de Gobi. Aujourd’hui encore, les Hans [ethnie majoritaire en Chine] ne comprennent pas qu’un étranger veuille aller au-delà des “limites acceptables”, à l’ouest de l’extrémité de la Grande Muraille. En effet, Kachgar est situé aux confins de la Chine. Nous sommes à plus de 4 000 kilomètres de Pékin et nous avons deux heures de décalage horaire par rapport à la capitale chinoise. Bien que l’heure de Pékin soit censée s’appliquer à l’ensemble du territoire chinois, tout le monde, ici, vit à celle du Xinjiang. On n’aperçoit pas un seul Han dans le bazar. A
l’ouest et au sud de la ville, on ne rencontre que désert et steppes. Dans les montagnes qui bordent l’autoroute de Karakorum, on rencontre quelques nomades tadjiks et kirghizes vivant dans des yourtes. On n’est pas loin, non plus, du col de Khunjerab [à 4 934 mètres d’altitude], qui marque la frontière avec le Pakistan, la ligne de démarcation entre le monde chinois et le sous-continent indien, entre la Chine et l’Occident, et par où passait l’une des variantes de la légendaire Route de la soie. Un tel attroupement, chaque semaine, sur le marché de Kachgar est un vrai cauchemar pour le régime de Pékin, surtout depuis que le mouvement indépendantiste ouïgour a été déclaré ennemi numéro un par l’Etat chinois – un ennemi plus dangereux encore que les Tibétains sécessionnistes et les partisans du gouvernement en exil du dalaï-lama, établi à Dharamsala, en Inde. Ce peuple turcophone n’a jamais été influencé par les raffinements de la culture méditerranéenne ou de celle de Byzance. Et, pour aggraver les choses, sa culture a été dévastée par la politique de la table rase du président Mao. Pour tous les Ouïgours, les principaux ennemis – à l’intérieur du pays comme à l’extérieur – restent les Hans. Mais ils sont incapables de se définir comme une nation et pensent en termes de région de naissance et non d’Etat. D’ailleurs, quand on leur demande d’où ils viennent, ils répondent par des formules comme : “Je suis un kachgarlik” [littéralement, un “dur du désert”]. En fait, Kachgar, ville médiévale imprégnée d’histoire et de légendes et dernier bastion de la culture ouïgoure, n’attend rien de la Chine.
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Bazar grouillant
de Hotan, situé au sud-est de Kachgar. La région autonome ouïgoure du Xinjiang, une des plus pauvres de la Chine, connaît aujourd’hui un taux de croissance supérieur à 10 %.
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Xinjiang signifie littéralement “nouveau dominion”, Pékin étant en l’occurrence le dominateur et les Ouïgours les dominés. Avant l’arrivée du communisme, la région était connue comme le Turkestan oriental. Il y a deux mille ans, la dynastie des Hans, redoutant les nomades turcs, y avait déjà établi une garnison militaire. Mais ce n’est qu’en 1759 que la région a été annexée à la Chine par les Mandchous. Pour Pékin, l’objectif stratégique a toujours été le même : isoler cette partie de l’Asie centrale des “Turcs” [ou Türüks, originaires de l’Altaï], les ennemis historiques des Chinois. Cependant, une certaine insubordination n’a pu être évitée : les Ouïgours se sont révoltés contre les Hans à plus de quatre cents reprises. La région a même été indépendante pendant de courtes périodes, mais Mao a fini par utiliser la manière forte en envoyant des légions de Hans “civiliser” le Turkestan oriental [devenu le “Turkestan chinois”]. En 1949, les dominateurs ne représentaient même pas 10 % de la population locale, aujourd’hui ils excèdent les 50 % et leur proportion ne cesse d’augmenter. Chargé du sable du désert, de la poussière des vieux tapis et de la fumée des feux de charbon, l’air que l’on respire donne l’impression de se trouver dans une autre réalité, celle d’une vieille photo pâlie du XIXe siècle. La ville vit encore au temps des vieilles charrettes à ânes, des chiches-kebabs bien gras, du lait de jument fermenté et des prières quotidiennes à la mosquée Id Kah, aux sculptures si suggestives, la plus grande de Chine occidentale et l’une des plus importantes d’Asie centrale. Ici, la schizo-
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ville ouïgoure (kadimi shahr) et la ville han (yangi shahr). Si la vie des Ouïgours est rythmée par la mosquée Id Kah, le lieu de rencontre favori des Hans reste l’incontournable place du Peuple, où l’une des plus grandes statues de Mao jamais édifiées évoque la gloire éternelle des masses. Ce Mao géant est le symbole orwellien du conquérant appartenant à une civilisation plus organisée et plus avancée sur le plan technologique. La place grouille de soldats chinois promenant leurs belles dans leurs vêtements années 70, qui, comparés aux tenues du marché ouïgour, ont un aspect résolument postmoderne. On ne peut s’empêcher, non sans une certaine mélancolie, d’établir un parallèle avec Lhassa, la capitale sacrée du Tibet, où une affreuse place du Peuple a été également aménagée en face de l’imposant Potala. Dans le Xinjiang comme dans la région autonome tibétaine du Xizang, le fossé culturel, linguistique, religieux, architectural et même gastronomique est infranchissable. Communiquer avec les Ouïgours est un cauchemar. Ils refusent de parler le mandarin, la langue de la puissance colonisatrice, et ne s’expriment que dans leur propre langue, chose tout à fait légitime. D’autant que cette langue est celle que l’on utilisait jadis à la cour des empereurs mongols. Il est presque miraculeux de trouver à Kachgar quelqu’un comme Ali, un Ouïgour d’une trentaine d’années qui a fait ses études à Pékin, dirige une compagnie minière et ne parle pas trop mal l’anglais. Après quelques tasses de thé, il finit par nous expliquer pourquoi une révolte contre ses bienfaiteurs oppresseurs lui paraît inévitable : “Vous, les journalistes et les touristes, vous croyez toujours les mensonges de la Chine. Il n’y a pas d’investissements au Xinjiang, où vit une majorité d’entre nous. Il y en a seulement dans les zones où les Hans sont majoritaires. Le Xinjiang est pourtant la plus riche province de Chine. Nous possédons beaucoup de pétrole : il y a plus de 80 milliards de barils de réserves dans le désert du Taklamakan. Nous avons aussi du gaz et de l’uranium. Mais les Ouïgours n’en profitent pas. Les Chinois prennent tout.Avezvous vu des hommes d’affaires occidentaux à Kachgar ? Bien sûr que non, il n’y a que des randonneurs, des gens qui n’ont pas d’argent à dépenser. Dans toute la Chine, on parle de développement. Ici, il n’y a que du chômage. Un jour, les gens finiront par dire : ‘Ça suffit !’ C’est cette exaspération que Pékin taxe de ‘sécessionnisme’ ou, pis encore, de ‘terrorisme’.”
On considère communément que la Route de la soie avec ses différentes variantes a été “ouverte” au IIe siècle avant notre ère par le général chinois Zhang Qian. L’appellation “Route de la soie” n’est toutefois apparue qu’au XIXe siècle sous la plume d’un géographe allemand, le baron Ferdinand von Richthofen. En 1988, l’UNESCO a décidé de préserver et de mettre en valeur le patrimoine que constituent ces itinéraires en lançant un vaste projet, intitulé “Routes de dialogue”. Dans ce cadre, des spécialistes de nombreux pays ont participé à plusieurs expéditions permettant de revivre l’aventure de ces caravanes légendaires. Le projet, achevé en 1998, a donné naissance à cinq instituts de recherche, dont l’Institut international d’études sur l’Asie centrale, à Samarcande (Ouzbékistan), et l’Institut international d’études des civilisations nomades, à Oulan-Bator (Mongolie).
Patrimoine
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Région autonome ouïgoure du
500 km
XINJIANG
Différents itinéraires de la Route de la soie
Les résistants ouïgours n’ont pas de dalaïlama pour faire la une des journaux, mais ils ne se laissent pas intimider : ils font exploser des bombes, commettent des attentats, et leur mouvement est très actif à Istanbul et en Allemagne. La diaspora ouïgoure établie dans les anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale – une source de financement potentielle pour ce que l’on qualifie souvent de futur “Ouïgouristan” – compte plus de 400 000 personnes. Au début des années 90, le Kazakhstan a autorisé deux mouvements séparatistes à s’établir à Almaty, la capitale de l’époque [aujourd’hui déplacée à Astana, dans le nord du pays], mais la Chine de Jiang Zemin a lancé une forte offensive diplomatique auprès du Kazakhstan et du Kirghizistan. Les deux gouvernements se sont montrés très complaisants et ont réprimé les bureaux des deux organisations en question, arrêté ceux qui critiquaient Pékin et laissé leurs frontières ouvertes au commerce mais pas aux transferts de fonds, d’armes et d’instruments de propagande destinés aux Ouïgours vivant sur le territoire chinois.
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D’OUROUMTSI (XINJIANG, CHINE)
apitale de la région la plus occidentale de la Chine, aux confins de la civilisation selon Pékin, Ouroumtsi [ou Ürümqi] offre un spectacle surréaliste. Située à 3 000 kilomètres de la capitale chinoise, cette ville est littéralement au centre de nulle part – c’est-à-dire au sud des montagnes couronnées de neige de la chaîne du Tian Shan et au nord de l’hostile désert du Taklamakan, dont le nom signifie en ouïgour : “On y entre, mais on n’en sort pas”. Ouroumtsi est une métropole artificiellement créée, importée du littoral oriental chinois, abritant plus de 1 million d’habitants, dont 90 % de Hans transplantés de force par le régime communiste et 10 % de volontaires ouïgours rêvant de s’enrichir très rapidement. Dans les rues, les panneaux de signalisation sont à la fois rédigés en idéogrammes et en caractères arabes. Contrairement à ce qui se fait dans le reste de l’Asie centrale, les chauffeurs de taxi d’Ouroumtsi utilisent vraiment leur compteur. La monnaie – le yuan chinois – est extrêmement stable et la principale agence de la Banque de Chine est impeccable. Si Kachgar vit encore à l’ère de l’encre et du papier, Ouroumtsi est déjà dans celle du numérique et présente tous les signes de la colonisation culturelle chinoise : des grands magasins qui vendent des articles industriels bon marché, des gratte-ciel qui poussent comme des champignons, des grues, des chantiers et une pollution infernale. Bien évidemment, tout est réglé sur l’heure de Pékin, y compris le soleil, qui se lève officiellement à 8 heures. Partout, l’impressionnant pouvoir de l’Etat central est palpable. On ne voit aucun Ouïgour dans le centreville, si ce n’est des mendiants ou des vendeurs de poupées de mauvais goût proposées comme souvenirs. En fait, la plupart d’entre eux ont été chassés vers la banlieue, en bordure du désert, mais les mosquées sont pleines à craquer. Pourtant, les Ouïgours, qui sont des nomades, ne sont pas particulièrement religieux, mais l’islam leur permet d’exprimer leur détresse. De la même manière qu’ils ne parlent que leur
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phrénie culturelle est la norme. Il y a la vieille
propre langue, ils ne prennent pas de taxis conduits par des Hans et ne mangent que de la viande halal. Les jeunes n’écoutent pas la musique pop chinoise et lui préfèrent la guitare corrosive d’Akbar Kahriman. Au marché d’Erdaoqao, des centaines d’étals vendent les mêmes articles que ceux exposés à Kachgar. Le quartier est un modèle réduit et aseptisé de Kachgar construit par les Hans, avec une mosquée, une rangée de statues de chameaux (plus un en chair et en os pour les photos des touristes), de la musique d’ambiance (Natalie Imbruglia ou de la pop chinoise, mais surtout pas d’airs ouïgours) et une “place de la Joie” de 5 000 mètres carrés. On ne peut pourtant pas dire que l’endroit soit très joyeux. Plus que de la colère, c’est un profond sentiment de tristesse qui est gravé sur le visage des vieux Ouïgours, affligés par la disparition de leur culture et incapables de ramasser ne serait-ce que les miettes du “grand banquet matérialiste han”. Pékin a supprimé toute aide à ce qu’il est convenu d’appeler les “minorités ethniques”. Le seul Xinjiang en compte 12 : en dehors des Ouïgours, qui représentent 42 % de la population, il y a notamment les Huis (ou Dounganes, musulmans chinois), les Mandchous, les Mongols, les Kazakhs, les Kirghizes, les Tadjiks, les Ouzbeks et les Tatars. Quand on est ouïgour et que, par miracle, on a décroché un emploi dans une entreprise chinoise, on ne peut fréquenter les mosquées. Sur nombre d’entre elles, des inscriptions en arabe en inter-
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disent l’accès aux adolescents, un règlement tout à fait absurde qui n’a rien à voir avec la loi islamique. Toute manifestation publique est interdite aux membres de cette communauté. Selon un négociant en couteaux de Yengisar, ceux qui s’aventurent à parler d’indépendance à Ouroumtsi sont arrêtés sur-le-champ. En fait, Pékin ne s’intéresse qu’à la promotion d’un Xinjiang “mystérieux” à des fins touristiques, et la région doit se contenter d’un statut de parc à thème. En mars 2000, le régime chinois a officiellement adopté un plan ambitieux de “développement à grande échelle de l’Ouest”. Le principal objet de cette campagne massive est de réimplanter des millions de Hans supplémentaires dans la région. Les autorités ne seraient pas trop mécontentes si, à long terme, cette politique poussait une grande partie des 7,5 millions d’Ouïgours et des 1,3 million de Kazakhs vers les pâturages plus instables des exRépubliques soviétiques d’Asie centrale. Mao parlait souvent du risque de voir un jour un “terrible chaos” régner en Chine et on peut dire que Pékin est aujourd’hui animé du même esprit, car le Politburo sait bien que les Ouïgours et les autres “minorités” représentent moins de 6 % de la population du pays (1,3 milliard d’habitants), mais occupent plus de la moitié du territoire national. La plus grande peur de Pékin est que, dans un futur pour le moment lointain, de nouvelles alliances entre les responsables locaux et les milieux d’affaires redessinent la carte économique de la Chine, comme cela s’est déjà
produit à plusieurs reprises dans le passé. Depuis l’implosion de l’Union soviétique et la naissance des nouvelles Républiques d’Asie centrale, le Xinjiang, presque aussi grand que l’Europe de l’Ouest, a accueilli un flux constant d’immigrés en provenance du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan et du Kirghizistan. Ce faisant, les deux moitiés du Turkestan historique [occidental, “russe”, et oriental, “chinois”] ont commencé à s’unifier, évolution vue d’un mauvais œil par Pékin, qui tient à des frontières bien délimitées et surveillées par des patrouilles militaires. Mais, au milieu de ces immenses régions montagneuses, il est impossible de parler de frontières précises.
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Voyage éprouvant
d’Ouroumtsi à Kachgar, dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang. Aujourd’hui, sur la Route de la soie, les échanges commerciaux ont lieu dans un sens unique : les produits chinois inondent les anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale.
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D’ASTANA (KAZAKHSTAN)
e Kazakhstan est une République immense et, pour l’essentiel, vide (il ne compte que 14,8 millions d’habitants), mais son soussol recèle au moins 100 milliards de barils de pétrole et 2,5 milliers de milliards de mètres cubes de gaz. Le pays attire aujourd’hui plus de 70 % des investissements étrangers directs en Asie centrale. Presque quatre siècles après que les tribus nomades kazakhes, sous la férule de leur légendaire fondateur, Alach Khan, ont quitté le sud de la Sibérie [région du lac Balkhach] pour les vastes steppes du Kazakhstan actuel, Nour-
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soultan Nazarbaev, paysan descendant de la Grande Horde [confédération venant du Sémiretchié, au sud du lac Balkhach], ancien lutteur, ancien apparatchik, ex-premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan, est le premier et unique président du Kazakhstan depuis 1991. Il rêve de faire de son fief le centre de l’Eurasie, dont le joyau serait sa capitale, Astana, créée par décret [en janvier 1998]. “Kazakh”, veut dire “écumeur des steppes” [et aussi “homme libre”, d’où vient également le mot russe “cosaque”], et Noursoultan Nazarbaev est le roi incontesté des steppes. Astana, qui s’est d’abord appelée Tselinograd, puis Akmola, était à l’origine une forteresse cosaque fondée en 1830, un village endormi situé près des régions nord du pays, qui sont peuplées de colons russes. Après les vagues de colons et de masses prolétaires, ce fut au tour des bureaucrates de déferler, jusqu’à ce que la ville abrite 900 000 habitants. Mais ils ne l’aiment pas : ils préféreraient résider à Almaty ([ex-Alma-Ata], l’ancienne capitale du pays et la cité la plus cosmopolite d’Asie centrale. Almaty est située dans une agréable oasis surplombée par l’impressionnante chaîne des Tian Shan, près de la frontière chinoise. Les diplomates non plus n’aiment guère la nouvelle capitale : dix ambassades seulement ont quitté Almaty. La ville d’Astana, elle, est considérée comme une véritable désolation, avec ses étés torrides, ses hivers terribles, à la merci des vents furieux qui retransformaient régulièrement en steppe les champs de blé nés de la volonté de Nikita Khrouchtchev. Mais Nazarbaev n’en a cure. Le budget annuel consacré à l’embellissement de la ville est aussi important que celui de la défense. Partout, des affiches de style soviétique proclament que “la renaissance d’Astana est celle du Kazakhstan”. Les fonctionnaires, eux, noient leur tristesse dans la bière tout en continuant de rêver d’Almaty. Le nouveau centre administratif est un perpétuel chantier. En son cœur se dresse une énorme sphère de verre dorée, posée sur d’imposantes colonnes métalliques : symbole de la yourte kazakhe traditionnelle, abandonnée depuis longtemps par la majorité de la population largement urbanisée, mais toujours un abri essentiel pour les paysans collectivisés et semi-nomades qui se fondent dans la nature avec leurs troupeaux. A l’intérieur de la sphère se tient une sorte d’autel de marbre au-dessus duquel trône une plaque d’or et de platine marquée de l’empreinte d’une main. Celle de Nazarbaev, bien sûr. Un guide nous invite à “placer nos mains sur celles du grand homme”. Aussitôt retentit un hymne patriotique, composé par… vous savez qui. La possibilité qu’il y ait un autre président et, par conséquent, une autre main à sculpter et un autre hymne à écrire échappe totalement à notre guide solennel et glacial : “Nous n’avons qu’un seul président.” Le seul et unique président et son ministère des Affaires étrangères ne se privent d’ailleurs jamais de rappeler qu’ils se livrent à un ballet sans équivalent, plus connu dans le jargon diplomatique local sous le nom de “politique multivectorielle” pour plaire à la fois aux grandes puissances russe, chinoise et américaine. Le président contrebalance avec sagesse sa coopération militaire avec l’allié traditionnel russe (dans le cadre d’un pacte de sécurité collective incluant également l’Arménie, la Biélorussie, le Kirghizistan et le Tadjikistan) par un accord de coopération militaire de cinq ans avec
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e n c o u ve r t u re les Etats-Unis. Le Kazakhstan continue à
développer ses propres forces armées, ainsi qu’une flotte pour patrouiller sur la mer Caspienne, qui, d’après le ministère de la Défense, grouille “d’armes, de drogues et d’immigrés clandestins”. Car la nouvelle Route de la soie est, entre autres choses, la principale voie d’acheminement des drogues asiatiques vers la Russie et l’Europe occidentale.
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DE TASH RABAT (KIRGHIZISTAN)
es millions de personnes de par le monde rêvent de voir une telle merveille : un caravansérail isolé et fortifié datant du XVe siècle (et restauré au début des années 80) qui se dresse à 3 500 mètres d’altitude dans une petite vallée à l’écart de la route principale qui mène au col de Torugart [3 752 m]. La frontière chinoise n’est qu’à 100 kilomètres de là. Tash Rabat est sans doute le caravansérail historique le mieux préservé entre Xi’an [au centre de la Chine] et Petra [au Liban]. Pendant l’hiver, il est enfoui sous la neige. Nasrya, une lycéenne de 17 ans, en est la gardienne solitaire. Elle vit dans une petite ferme avec ses trois chiens, au milieu de ses “amis” : des bouquetins, des moutons Marco Polo, des aigles et des loups. Ici, on peut facilement voyager dans le temps et s’imaginer à l’âge d’or de la Route de la soie [de 1000 av. J.-C. à 1500 apr. J.-C.], avec la vallée piquetée des yourtes des nomades en été, sillonnée par des caravanes de chameaux transportant de la soie, de la porcelaine, du papier, du thé, des ustensiles en laque, des herbes médicinales, du parfum, des pierres précieuses, de l’or, de l’argent, de l’ivoire, du jade, de la laine, du verre coloré des rives de la Méditerranée, du vin, des épices et bien d’autres choses. La nouvelle Route de la soie se révèle à tout juste une quinzaine de kilomètres de là. A la fin du XXe siècle, le président kirghize Askar Akaev s’est beaucoup remué pour vendre à l’Europe l’idée d’une nouvelle Route de la soie qui ferait potentiellement du Kirghizistan une étape clé entre la Chine, la Russie et l’Europe. Le problème, c’est qu’à cette époque Akaev s’intéressait avant tout à la coopération économique, alors que l’Union européenne (UE) était plus préoccupée par les violations des droits de l’homme, le pouvoir des mafias locales, l’augmentation du trafic d’héroïne au Kirghizistan et le fondamentalisme islamique dans la vallée du Fergana, partagée entre le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. A présent, l’UE et les Etats-Unis sont totalement impliqués dans la lutte contre les mafias des trafiquants de drogue et le fondamentalisme islamique. Aujourd’hui, plus personne ne parle des droits de l’homme. Et le potentiel commercial de la nouvelle Route de la soie demeure inexploité. Elle ressemble plus à une rue à sens unique par laquelle la Chine exporte vers l’Asie centrale toutes sortes de biens manufacturés à des prix défiant toute concurrence. Dans la capitale kirghize, Bichkek, on trouve un immense marché chinois. Les commerçants franchissent le col de Torugart chargés de dollars et reviennent avec des monceaux de marchandises chinoises bon marché. Les bandits le savent très bien : en mars dernier, ils ont attaqué et dévalisé un bus rempli de commerçants
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Au cœur des montagnes du Tian Shan, à plus de 2 000 mètres d’altitude, les seminomades kirghizes s’installent sous leurs yourtes durant les mois d’été pour faire paître leurs troupeaux.
chinois pleins aux as. En fait, la plupart des Kirghizes pratiquent encore l’“économie grise”, plus connue sous le nom de marché noir. Leur pays a besoin d’investissements étrangers pour exploiter ses importantes ressources en or, en charbon et en uranium. Mais, pour cette “Suisse de l’Asie centrale” sans équivalent dans toute la région, la source la plus réaliste de devises étrangères passe par le tourisme, malgré les touropérateurs russes qui arnaquent les touristes étrangers en les considérant comme de simples tiroirs-caisses ambulants.
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DE NARYN (KIRGHIZISTAN)
aut perché dans la chaîne des montagnes Alatau, qui constitue la branche nord des Tian Shan [chaîne de montagnes qui sépare la Chine et le Kirghizistan], le “lac tiède” d’Issyk-Koul, entourée d’une oasis depuis des siècles, est connu pour sa température très douce, qu’il doit à une importante activité thermale, à sa légère salinité et à son extrême profondeur (plus de 800 mètres). La rive nord est parsemée de plusieurs sanatoriums, dont l’Aurora, un délicieux monstre de l’époque soviétique. Il doit son nom au légendaire croiseur qui tira, en 1917, les premiers coups de canon de la révolution d’Octobre à Saint-Pétersbourg. Grâce aux établissements de ce type, on peut aller à la plage alors qu’on est à des milliers de kilomètres de l’océan. Non loin de là, près de la ville de Karakol, se trouvent la tombe et un musée dédié
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à la mémoire de Nikolaï Prjevalski, le légendaire explorateur russe qui, de 1871 à 1884, se rendit dans les coins les plus reculés de la Mongolie, du Tibet, des Tian Shan, du lac Lob Nor [dans le bassin du Tarim] et du désert du Taklamakan [dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang, ancien Turkestan chinois]. La vallée de Karkara [à l’est du lac d’Issyk-Koul] est l’ancienne résidence d’été du grand conquérant Tamerlan [ou Timur Lang, qui régna sur la région de 1395 jusqu’à sa mort, en 1405]. Durant l’été, on peut entreprendre la plus spectaculaire excursion en hélicoptère qui se puisse faire sur cette planète, en survolant la partie centrale des Tian Shan jusqu’au pic Khan Tengri [6 695 m], près de la frontière chinoise. La ville de Naryn est l’un des carrefours clés de la nouvelle Route de la soie. Autour d’un thé et d’un bol de laghman – nouilles accompagnées de viande et de légumes –, le chef de la police locale nous raconte qu’il ne se fait pas de soucis au sujet du fondamentalisme islamique, mais qu’il est plutôt préoccupé par le trafic d’héroïne en provenance de l’Afghanistan et du Tadjikistan voisin. Malgré le style tape-à-l’œil de la mosquée locale, financée par les wahhabites saoudiens, il n’y a pas trace d’islam radical dans les parages. A l’extérieur de Naryn, l’éblouissant paysage est le territoire des nomades, parsemé de quelques cavaliers qui chevauchent librement en s’occupant de leurs troupeaux devant un spectaculaire panorama de montagnes couronnées de neige. Le désert de l’Arizona paraît bien fade en comparaison, et ce spectacle aurait rendu John Ford fou. Les fameux guerriers scythes qui résistèrent
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Loulan
Il y a deux mille ans, la ville de Loulan (voir carte p. 34), située sur la rive ouest du lac Lop Nor – s’étendant alors sur 12 000 km2 contre 500 au XXe siècle –, dans le bassin du Tarim, était la capitale d’un riche royaume éponyme qui tirait sa prospérité des échanges commerciaux estouest. Le royaume a soudainement et mystérieusement disparu vers le VIIe siècle. En février 2003, une équipe d’archéologues chinois a découvert des tombes pillées et endommagées. Ils y ont trouvé de magnifiques peintures murales représentant des hommes et des chameaux, ces derniers symbolisant la puissance marchande du royaume de Loulan.
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n éternel sourire narquois flotte sur ses lèvres. Arborant une barbe naissante, vêtu de son épais manteau noir traditionnel ouzbek, d’une paire de bottes noires et d’un bonnet blanc, Alisher (c’est un pseudonyme) semble soit déprimé, soit doté d’une extrême assurance, à moins que ce ne soit les deux. Ce jeune homme d’environ 25 ans ne sort pas d’une fruste madrasa de campagne : il a suivi une formation universitaire et n’a aucun besoin de fréquenter une école religieuse. Pourtant, il est sans emploi. Par bien des côtés, et en raison du seul pouvoir de sa foi, il est plus dangereux qu’un candidat à l’attentat suicide. Alisher fait partie du mouvement islamique Hizb ut-Tahir [HUT, Parti de la libération islamique]. Aux yeux d’un régime d’Asie centrale aussi répressif que l’est celui de l’Ouzbékistan, c’est un terroriste. Si c’est le cas, il représente le modèle du terroriste du futur. Après de tortueuses négociations menées par l’intermédiaire d’un interprète kirghize, Alisher a accepté de nous parler du HUT dans une chaykhana [salon de thé] située au cœur du Jayma, le bazar légendaire d’Och, où une foule de Kirghizes, d’Ouzbeks et de Tadjiks achètent et vendent toutes les marchandises imaginables.
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KAZAKHSTAN
giles seraient exposés à de nouveaux cycles de dégradation. Les rares habitants qui resteraient dans les montagnes deviendraient des recrues idéales pour les trafiquants de drogue, les extrémistes religieux ou des seigneurs de guerre de la même espèce que ceux qui ont détruit l’Afghanistan et le Tadjikistan depuis quelques décennies.” L’UCA est une institution privée, indépendante, laïque et qui adhère aux critères internationaux. Les admissions se font en fonction du mérite, et les frais de scolarité varient en fonction des revenus de leur famille. En fait, cette initiative ambitieuse surclasse tous les projets alambiqués de la Banque mondiale. Le principal campus de l’UCA est installé à Khorog, perché dans les montagnes du Pamir dans la région autonome du Haut-Badakhchan, dans l’est du Tadjikistan. Les deux autres se trouvent à Naryn, au Kirghizistan, près des Tian Shan, et à Tekeli [petite ville du sud-est du Kazakhstan]. Les présidents du Kirghizistan, Askar Akaev, du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaev, et du Tadjikistan, Emomali Rakhmonov, ont tous signé avec l’Agha Khan un traité international ratifié par leurs Parlements respectifs au sujet de l’établissement de ces universités. L’Agha Khan a fait un don de 15 millions de dollars, mais d’autres investissements s’avèrent nécessaires. La Banque mondiale ainsi que la Banque asiatique de développement, l’Agence américaine pour le développement international et l’Union européenne devraient également s’impliquer. John Herring, un Américain qui est le doyen du campus de Tekeli, s’est engagé avec enthousiasme pour une durée de trois ans. Au cours d’une visite à Naryn, il a déclaré qu’il s’agissait “soit du projet le plus visionnaire de toute l’Asie, soit d’une folie totale”. Dans ce projet, on voit l’islam dans ce qu’il a de meilleur et de plus créatif et on s’attaque à la racine de tous les problèmes – le manque d’éducation – au lieu de s’en prendre à ses inévitables conséquences : le trafic de drogue et le terrorisme.
D’OCH (KIRGHIZISTAN)
Vers Tekeli, Ouroumtsi
250 km
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vaillamment à la marche d’Alexandre le Grand en Asie centrale, au IVe siècle avant notre ère, étaient les premiers habitants du Kirghizistan. De nombreux tertres funéraires scythes se trouvent autour du lac d’Issyk-Koul, où les archéologues découvrent fréquemment d’extraordinaires trésors d’or et de bronze. C’est au Xe siècle, puis au XIIIe siècle lors de l’expansion de l’empire de Gengis Khan, que les ancêtres des Kirghizes ont quitté la Sibérie pour s’établir dans les Tian Shan. Le Kirghizistan faisait d’ailleurs partie de l’héritage de Djaghataï [1227-1242], le deuxième fils de Gengis Khan [1167-1227]. Aujourd’hui encore, malgré l’urbanisation progressive, on peut observer, au cours des cérémonies traditionnelles, l’inimitable chic kirghize : les invités et les bureaucrates du gouvernement en costumes traditionnels et coiffés de l’ak kalpak – un couvre-chef en feutre blanc – vont à un moment donné se mettre en selle et partir chasser avec un aigle doré ou un faucon blanc perchés sur leurs épaules. La traditionnelle yourte nomade (bosuy en kirghize), chaude en hiver, fraîche en été, légère et transportable, demeure le nec plus ultra des prouesses de la technologie nomade. Contrairement aux Kazakhs, urbanisés, qui ont oublié leur yourte, les Kirghizes, chaque fois qu’ils le peuvent, particulièrement en été, se précipitent vers les jiloos (pâturages d’été) et y montent leur yourte. Il faut trois mois à un maître artisan de Naryn pour confectionner une “miniyourte”, qui est la réplique exacte de son modèle grandeur nature, et il faut un an à une famille de cinq membres pour fabriquer tous les éléments d’une yourte démontable. Des experts peuvent la monter en deux heures.
On peut aisément avoir une vision romantique et exaltée du pays, mais la vie des nomades kirghizes a toujours été extrêmement dure. Après tout, 94 % de la superficie du pays est couverte de montagnes (dont 41 % au-dessus de 3 000 mètres). Autre particularité, les habitants sont moins de 5 millions, tandis que leurs troupeaux de chevaux, de bœufs et de moutons sont cinq fois plus nombreux.Tout comme les Kazakhs, les Kirghizes furent progressivement repoussés par les colons russes vers des zones montagneuses reculées, et la plupart des nomades résistèrent aux Soviétiques jusqu’en 1929. Ils furent finalement forcés de se sédentariser au cours de la campagne de collectivisation radicale des années 30. Les pogroms de Joseph Staline décimèrent les élites locales et très peu de nomades adhérèrent ensuite au Parti communiste (PCUS). Le Kirghizistan n’est pas un pays tourné vers le passé. Si la nouvelle Route de la soie commerciale tarde à se matérialiser, la “Route de la soie de l’éducation” est en train de devenir rapidement un postulat viable, grâce à l’Université de l’Asie centrale (UCA), qui se proclame “la première institution privée d’enseignement supérieur à être internationalement agréée”. L’idée est venue de Karim Agha Khan IV – chef suprême d’une partie des ismaéliens [musulmans chiites fidèles à Ismaël, fils du sixième imam, écarté, à tort selon eux, de la succession du Prophète ; ils croient à l’avènement final d’un septième imam caché] – et de son Réseau de l’Agha Khan pour le développement [fondé en 1967], qui promeut depuis Genève “la conscience sociale de l’islam au travers d’actions institutionnelles”. Le but affirmé de l’UCA est le “développement durable de l’économie et des sociétés dans les régions montagneuses”. Elle œuvre pour éviter le scénario catastrophe qui s’est déjà produit partout ailleurs en Asie centrale, avec ses capitales victimes de l’explosion démographique, où se retrouvent des millions d’immigrants involontaires, pour la plupart des jeunes hommes, sans qualification, sans emploi, paupérisés, désorientés et sujets à la violence. Les dirigeants de l’UCA insistent sur le fait que “les dommages pour les régions montagneuses seraient également tragiques. Des communautés anciennes qui ont maintenu de précieuses traditions depuis un millénaire en mourraient. De riches corpus de savoir pratique et philosophique seraient détruits. Les régions montagneuses, dont des pays entiers dépendent pour l’eau et pour d’autres ressources, perdraient leurs protecteurs naturels et leur éminent savoir. Des environnements fra-
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Un haut-parleur débite d’une voix mono-
corde les résultats de la loterie et égrène les horaires de départ à destination des villages environnants – ralliés par des minibus bringuebalants qui comportent 18 places, mais où peuvent s’entasser jusqu’à 40 personnes avec leurs marchandises. A l’étal d’un vendeur de cassettes, les accords de guitare de Cholbolday Alibaev évoquent un lien direct entre Gengis Khan et le blues du delta du Mississippi. Selon les légendes, la ville d’Och aurait été fondée par Salomon ou par Alexandre le Grand. De l’avis de tous ceux que vous pourrez interroger dans le bazar du Jayma, elle est de toute manière “plus ancienne que Rome”. Le gouvernement kirghize d’Askar Akaev a décidé en l’an 2000 qu’Och allait célébrer son trois millième anniversaire, mais cela n’empêche pas qu’à l’approche de l’hiver, sous les chutes de neige et un crachin glacial presque quotidien, la ville présente un visage bien peu engageant. Il n’y a pas que des marchands qui se rassemblent au bazar ; on y rencontre aussi des groupes de personnes à bout d’espoir vendant le lot habituel de poupées cassées et de chaussettes élimées – des paysans venus à la ville en s’attendant à trouver le paradis. Les rues sont plongées dans une obscurité totale dès la nuit venue, les trottoirs sont défoncés, la vie économique semble se résumer aux étals du marché, et l’on cherche en vain les signes de la présence d’un Etat central. Environ la moitié des habitants d’Och sont ouzbeks, mais cette population n’a pas la moindre représentation politique dans la capitale du Kirghizistan, Bichkek.Tous les regards sont tournés vers l’Ouzbékistan et la fertile vallée voisine du Fergana. Or il se trouve qu’Och a été coupée de cette vallée par la géographie démente de Joseph Staline ; et cette frontière absurde, qui court à moins d’une demi-heure de la ville, a été rendue plus hermétique encore par le régime ouzbek intransigeant du président Islam Karimov. La plupart des membres du HUT, comme Alisher, appartiennent à l’ethnie ouzbèke, mais vivent dispersés entre l’Ouzbékistan et les Républiques voisines. Karimov ne tolère tout simplement pas ce qu’il considère comme de l’islamisme radical. Il mène une guerre impitoyable contre le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) – qui s’était allié aux talibans afghans –, qui fait preuve de la même férocité. Quant aux militants du HUT, des milliers d’entre eux (plus de 100 000 d’après ses porte-parole) croupissent aujourd’hui dans les geôles ouzbèkes ou dans d’autres prisons d’Asie centrale. Le HUT n’est pourtant pas le MIO [qui semble aujourd’hui très affaibli]. Les partisans du MIO sont essentiellement des paysans appauvris vivant dans la vallée ouzbèke du Fergana, une zone densément peuplée qui comprend les villes de Namangan, Andijan, Kokand et Fergana. Le HUT attire plutôt ce qui tient lieu d’intelligentsia urbaine d’Asie centrale : des étudiants qui ont terminé leurs études et se trouvent dans l’impossibilité d’obtenir un travail décent. Le HUT – dont le quartier général clandestin est aujourd’hui probablement installé en Jordanie – s’est lui-même défini, dans un communiqué publié sur son site Internet, comme “un parti politique qui s’abstient de lancer des actions matérielles”. Il est considéré, partout en Asie centrale, comme un mouvement islamique illégal. Tel que nous le décrit Alisher, il s’agirait avant tout d’une énorme machine prosélyte qui – en
tout cas jusqu’à présent – n’a jamais eu recours à la guérilla. Au Kirghizistan, on a accusé le mouvement d’être l’auteur de deux attentats récents, l’un sur un marché de Bichkek, l’autre dans un bureau de change d’Och, mais sans que la moindre preuve soit présentée. A la base, le HUT est une société secrète panislamique, fondée en 1953 en Arabie Saoudite et en Jordanie par un Palestinien, le cheikh Taqiuddin an-Nabhani, qui a étudié à la célèbre université cairote d’Al Azhar. Les écrits du cheikh An Nabhani ont conservé une influence prépondérante : pour le HUT, elles constituent la lettre de la loi. Le cheikh déteste les “démocraties dépravées” que l’Occident impose aux pays musulmans et défend le principe d’“un seul Etat rassemblant l’ensemble du monde musulman” [le califat]. Non sans habileté, il trace un lien entre la grande expansion que l’islam a connue au VIIe siècle grâce au djihad et la possibilité d’une nouvelle poussée islamique au XXIe siècle, qui voit les musulmans “soumis à la torture, à la propagande et aux sanctions aussi bien internes qu’externes” – ce qui décrit assez bien la situation en Asie centrale. Il identifie clairement l’islam à une révolution mondiale permanente : rencontre de Léon Trotski et du saint Coran. “Il s’agira d’une révolution pacifique qui fera s’écrouler les régimes d’Asie centrale”, souligne Alisher. Imaginez un monde dans lequel les “sectes païennes” telles que le bouddhisme et l’hindouisme seraient interdites, au même titre que les “sectes islamiques” comme le chiisme ou l’ismaélisme. Un monde dans lequel seuls les musulmans, les juifs et les chrétiens – les “peuples du Livre” – seraient autorisés à pratiquer leur foi. Un monde dans lequel toutes les questions religieuses seraient réglementées par la charia, selon l’interprétation du hanafisme [l’une des quatre écoles juridiques sunnites]. Un monde dans lequel les pays non islamiques seraient confrontés à un choix implacable : rejoindre le califat mondial ou acquitter une taxe. Et subir l’attaque militaire du califat en cas de non-paiement de cette taxe. Voilà le monde tel que l’envisage le HUT. Oubliez la démocratie – tout autant que le capitalisme, le socialisme ou le nationalisme, qui sont autant de “notions occidentales dépravées”. La démocratie telle qu’elle est pratiquée dans l’Union européenne est considérée comme une “farce”. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et Israël sont “l’œuvre du diable” – même si on leur offrait la possibilité d’intégrer le califat. A la trappe le cinéma, la musique, l’art moderne, les vidéos de rap, le fast-food et les chats sur Internet. Quant aux juifs, ils seraient invités à déguerpir car “ils n’ont pas leur place en Asie centrale”. L’inconscient collectif de l’Asie centrale pourrait sans doute envisager sans hostilité ce nouvel ordre politique où le calife, élu par une choura (conseil islamique), serait une sorte de Gengis Khan contrôlant l’ensemble du système politique, l’armée, l’économie et la politique étrangère. Seul problème : la langue officielle serait l’arabe. Or presque personne ne parle arabe en Asie centrale. L’émir du djihad – équivalent d’un ministre de la Défense – se chargerait de mener la guerre sainte contre les récalcitrants du monde infidèle. Dans ce paradis version charia, les femmes devraient toujours être voilées hors de chez elles ; et juifs et chrétiens n’auraient le droit de boire de l’alcool “qu’au sein de leurs communautés respectives”. Au fond, la vision du monde qu’a le HUT n’est pas si éloignée de celle véhiculée par Al
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Gueorgui Pinkhassov/Magnum
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Dans un salon
de thé à Boukhara. Ici, Oussama Ben Laden n’est pas très populaire.
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Samarcande
Le seul nom de Samarcande évoque les splendeurs de l’Asie centrale. Quand Alexandre le Grand y est arrivé en 329 av. J.-C., il a confié à ses proches qu’elle était encore plus belle que dans son imagination. Largement détruite par les hordes de Gengis Khan, en 1220, la ville a été rapidement reconstruite, devenant la capitale de l’Empire du grand conquérant Tamerlan. Longtemps considérée comme le centre de l’univers, la ville a ébloui tous les voyageurs, à commencer par Marco Polo. Le Registan, ensemble de trois madrasas recouvertes de tuiles turquoise, reste le plus beau symbole de la ville ouzbèke.
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Qaida. Pourtant, le HUT jouit d’une immense popularité, non seulement en Asie centrale, mais également en Turquie, en Egypte, au Pakistan et dans le Maghreb. Aujourd’hui, le HUT est actif dans une bonne quarantaine de pays [dont les Etats-Unis et le Royaume-Uni]. Alisher prend soin de préciser que le HUT est également opposé aux chiites. Comme les juifs, tous les chiites d’Asie centrale – qui forment d’assez grosses communautés dans le sud de l’Ouzbékistan et l’est du Tadjikistan – se verraient eux aussi contraints de partir. Boukhara et Samarcande, les cités mythiques de la Route de la soie, possèdent d’importantes minorités chiites. Cette idée défendue par le HUT heurte de plein fouet la tradition de tolérance qu’a toujours professée le soufisme, en quelque sorte l’islam de l’Asie centrale. Ce mysticisme islamique tolérant est né en Asie centrale et en Perse à la suite des invasions arabes. Le trône de Salomon, la “Tour de pierre” qui domine Och et qui a de tout temps accueilli les voyageurs sur la Route de la soie, est le deuxième site de pèlerinage d’Asie centrale, car il est possible que le prophète Mahomet y ait prié. Le principal site est la tombe du mystique et saint soufi Bahauddin Naqshbandi, située à proximité de Boukhara. L’intolérance du HUT est la preuve que son idéologie est une importation arabe qui ne prend même pas la peine de relier le MoyenOrient aux véritables problèmes qui se posent en Asie centrale. N’importe quelle conversation au bazar Jayma d’Och révèle que les vraies questions ne tournent pas autour des chiites ou des sunnites, mais qu’elles concernent le chômage, l’inflation et le manque d’éducation. Alisher explique que le HUT est généralement organisé en daira (cellules) clandestines de cinq hommes, opérant en Ouzbékistan, au
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Kirghizistan et au Tadjikistan. Si elle a arrêté des centaines de militants, la police secrète ouzbèke n’a toutefois pas réussi jusqu’ici à mettre la main sur un seul de ses responsables. La direction du HUT est restée jusqu’à présent invisible : aucune photo, aucune archive, aucune adresse, seulement une avalanche de livres, de pamphlets et de tracts traduits de l’arabe en kirghize, en ouzbek, en dari [forme du persan] et en russe, reproduits par impression informatique et diffusés par un réseau clandestin couvrant toute l’Asie centrale. Il y a aussi des affiches et des shabnamas [“lettres nocturnes”] glissées discrètement sous les portes à la faveur de l’obscurité. Bien que le HUT n’ait commencé à infiltrer l’Ouzbékistan qu’au milieu des années 90 grâce à un Jordanien établi à Tachkent, Alisher assure que ses idées se sont propagées comme un feu de broussailles (ou comme un virus) dans les parties kirghizes et tadjiks de la vallée du Fergana. A lui seul, l’Ouzbékistan pourrait abriter plusieurs centaines de milliers de sympathisants. Alisher attribue la popularité du HUT au Kirghizistan au mélange de pauvreté et de corruption officielle, et au fait que le gouvernement de Bichkek ignore totalement les problèmes de la région. Comme Al Qaida, le HUT recourt massivement à Internet et aux technologies numériques pour propager sa propre version de la mondialisation : non pas celle du néolibéralisme, mais celle d’un système mondial unique fondé sur la charia. Les Ouzbeks urbanisés vivant dans la capitale, Tachkent, affirment que le modèle pourrait être celui de l’Empire ottoman – modèle que les Ouzbeks panturcs peuvent facilement imaginer dans la mesure où la plupart d’entre eux suivent avec attention ce qui se passe à
Ankara et à Istanbul. Mais Alisher reste dans le vague lorsqu’il s’agit de préciser les politiques sociale et économique que mettrait en œuvre ce califat mondial. Alisher nie avec véhémence que le HUT soit lié d’une manière quelconque à Al Qaida, aux talibans ou au MIO. Oussama Ben Laden est cependant un personnage extrêmement populaire dans la vallée du Fergana, car “il soutient tous les mouvements islamiques d’Asie centrale”. Alisher fait là écho à ce qui pourrait être la position officielle du HUT : reprocher à Ben Laden d’avoir lancé le djihad contre l’Occident de façon prématurée, exposant ainsi les militants de toutes tendances à l’impitoyable répression occidentale.
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Sécurité
celles d’Och et de Jalalabad au Kirghizistan – est extrêmement conservateur. Et, pour couronner le tout, Andijan est le centre de la production pétrolière ouzbèke. Karimov fait tout ce qu’il peut pour compliquer la vie de la vallée : Och n’est qu’à deux heures de route de Fergana, mais les deux villes sont séparées par une frontière difficile à franchir, et aucune ligne d’autocar directe ne les relie. Les innombrables propositions, dont celle du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ou celle de la Fondation Soros, en vue du développement de la vallée du Fergana ont toutes insisté sur le même point : il s’agit d’une région intégrée, d’une unique vallée où vivent plus de 10 millions de personnes, et non d’un agrégat de trois régions dépendant de trois Etats différents. Il sera impossible de moderniser l’ensemble de l’infrastructure agricole et industrielle de la vallée tant qu’y prédominera une mentalité d’assiégé. Et la paralysie actuelle est imputable à Karimov. L’ONU, la Fondation Soros, la Fondation Agha Khan, l’organisation non gouvernementale Acted, toutes ont été empêchées par les autorités de Tachkent [la capitale de l’Ouzbékistan] d’investir dans des projets qui auraient bénéficié à l’ensemble de la vallée. Elles ont la possibilité de mettre en œuvre des projets spécifiques au Kirghizistan ou au Tadjikistan, mais pas en Ouzbékistan : la position de Karimov est que la vallée du Fergana ne connaît aucun problème économique. Les fidèles du HUT ne sont pas des candidats à l’attentat kamikaze. Ce sont, à l’instar d’Alisher, des idéalistes souriants. Dans leur djihad pacifique, une guerre de conversion tendant vers un monde idéalisé exempt de tous les problèmes ordinaires, ils sont prêts à patienter mille ans avant d’annexer l’Occident à leur califat. Pourtant, des tracts récemment saisis au Tadjikistan révèlent d’ores et déjà un changement de ton : s’ils dénoncent toujours les Etats-Unis comme une menace globale qui ne pourra être neutralisée que par l’instauration du califat, ils sont désormais plus viscéralement antiaméricains et appellent à la guerre sainte contre l’Occident. Il n’existe pas à proprement parler de vie politique en Asie centrale et, pour l’immense majorité des habitants, l’avenir économique se présente sous un jour très sombre. Les militants du HUT savent que le temps travaille pour eux. Comme le font les néoconservateurs de Washington, ce serait prendre ses désirs pour des réalités que de penser qu’il suffit de
Soucieux de minimiser les risques terroristes et séparatistes, des pays de la région (la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan) se sont engagés depuis 1996 dans un effort de coopération. Après avoir créé une structure informelle baptisée Groupe de Shanghai – dont l’objectif affiché était de régler les problèmes frontaliers et sécuritaires en vue de favoriser les échanges économiques –, les six gouvernements ont décidé à l’occasion d’un sommet, à Shanghai, en juin 2001, de prolonger l’expérience en mettant sur pied l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui est dotée depuis le 15 janvier dernier d’un secrétariat permanent installé à Pékin. Devenue une véritable institution politicomilitaire régionale, l’OCS exerce une certaine influence sur les pays voisins. L’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Mongolie pourraient la rejoindre prochainement.
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DE LA VALLÉE DU FERGANA (OUZBÉKISTAN, KIRGHIZISTAN ET TADJIKISTAN)
a clé de l’avenir réside dans ce qui va se passer dans la vallée du Fergana, laquelle est en fait une gigantesque oasis, longue d’un peu moins de 300 kilomètres, et dotée, comme le savaient déjà les Grecs et les Perses d’il y a deux mille ans, des meilleures terres et du meilleur climat d’Asie centrale. L’endroit est le principal centre de production de soie en Asie centrale. La racine du problème actuel provient de ce que l’ex-Union soviétique y a imposé la monoculture du coton : aujourd’hui encore, la vallée présente un chapelet ininterrompu de champs de coton entourés de mûriers et ponctués de vergers et de villages isolés. Le collectivisme agro-industriel reste la norme. Le flanc oriental de la vallée – c’est-à-dire les régions de Namangan et d’Andijan en Ouzbékistan et
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Fergana
Och
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e n c o u ve r t u re conditionner l’aide militaire aux régimes
d’Asie centrale à une plus grande transparence, à une diminution de la corruption et à l’instauration d’un Etat de droit pour rendre ces régimes plus malléables. Si la répression continue de sévir aussi durement, les djihadistes, pour l’instant pacifiques, pourraient tôt ou tard troquer leurs tracts contre des bombes.
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DE BOUKHARA (OUZBÉKISTAN)
n dicton dit que trois voyages à Boukhoroi-Charif (Boukhara la Noble), ce “pilier de l’islam”, valent un pèlerinage à La Mecque. Marco Polo a écrit qu’il s’agissait de “la meilleure ville d’Asie”. Quant à lord Curzon, vétéran du Grand Jeu [qui a opposé pendant près d’un siècle la Grande-Bretagne à la Russie pour le contrôle de la région], il la considérait comme “la ville la plus intéressante du monde”. Dans ce foyer culturel et religieux de l’Asie centrale, Oussama Ben Laden n’est pas très populaire. “Tuer des innocents, c’est une violation des principes de l’islam, m’a déclaré un imam local. Pourquoi n’ordonne-t-il pas à sa propre armée de combattre les infidèles ?” Ben Laden est un Arabe wahhabite d’Arabie Saoudite. Les habitants de Boukhara sont des Tadjiks, qui parlent le tadjik, même s’ils se disent ouzbeks [en fait, ils sont aujourd’hui citoyens de l’Ouzbékistan]. Culturellement, cela signifie qu’ils sont orientés vers la Perse. Boukhara ainsi que la ville, plus grande, de Samarcande ne font pas partie du Tadjikistan moderne à cause de Joseph Staline et de sa tendance malsaine à redessiner les cartes. Depuis les IXe et Xe siècles, en tant que capitale de l’Empire samanide, Boukhara a été annexée au fabuleux héritage artistique perse. Et, depuis le XIVe siècle, elle est le domaine de prédilection du soufisme, doctrine mystique de l’islam. Islam Karimov, actuel dirigeant de l’Ouzbékistan, n’est pas très aimé non plus, à en croire les grandes familles commerçantes locales. Mais cela n’a rien à voir avec la religion. La corruption et l’incompétence du gouvernement sont en cause. A la fin du mois de novembre 2003, Karimov et son entourage se sont rendus en grand équipage à Boukhara, pour la réouverture du lieu de naissance et de la tombe, méticuleusement restaurés, du saint soufi du XIVe siècle Bahauddin Naqshbandi, fondateur de la tariqa (confrérie) soufie la plus importante d’Asie centrale. A l’occasion de la visite présidentielle, le complexe a été fermé aux pèlerins pendant deux jours. La télévision d’Etat a abondamment rediffusé le discours de Karimov vantant les vertus de tolérance de Naqshbandi. “Il n’a même pas eu à payer”, se moque l’héritier d’une famille de marchands. “La restauration a été financée par trois cheikhs, dont un qui vit en Amérique.” Abritant deux antiques mosquées, un délicat minaret qui penche, une cour ornée d’un bassin de pierre où un jeune mollah dit des prières selon les requêtes des pèlerins et le tronc mort d’un très vieux mûrier qui remonterait, dit-on, jusqu’à Naqshbandi en personne, le complexe est l’un des plus sacrés, des plus sereins et des plus auréolés de ferveur du monde islamique. Le soufisme trouverait son origine chez les peuples animistes de Sibérie. Des chamans se rendirent jusqu’en Turquie, l’un des plus anciens centres de développement du soufisme, ou jus-
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qu’en Afghanistan, où ils finirent par s’installer dans des temples dans les montagnes de l’Hindou Kouch. Le mot “soufisme” tel que nous le connaissons vient du latin sufismus et nous a été transmis par un universitaire allemand du XIXe siècle. L’initiation au soufisme se fait avec l’aide d’un pir (maître) au sein d’une tariqa. La confrérie la plus importante est celle de Naqshbandi, fondée en 1317. Naqshbandi veut dire “peindre”, au sens de “celui qui fait des peintures comparables à la science divine”. Aux yeux des docteurs de la foi musulmans, Naqshbandi est une tariqa du Turkestan, avec des ramifications significatives au Turkestan occidental même (les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale), en Chine, à Kazan (au Tatarstan, en Russie), en Turquie, en Inde et sur l’île de Java, en Indonésie. Elle serait également très active dans d’autres régions de Russie. Il s’agit de la seule confrérie soufie qui fasse remonter les racines de sa connaissance au tout premier gouverneur musulman, Abou Bakr, ce qui signifie qu’elle est directement liée au prophète Mahomet et à l’imam Ali [gendre du Prophète]. Le soufisme – les Boukharans ne se lassent pas de le répéter – incarne l’essence panthéiste de la religion et de la philosophie islamiques. Il a absorbé des influences telles que le néoplatonicisme, le judaïsme, le christianisme, le zoroastrisme et le bouddhisme. Mysticisme ascétique d’une extrême pureté intellectuelle, son enseignement, pour tenter de le résumer en une phrase, pourrait être quelque chose comme : “Eclairer en nos cœurs la mémoire du nom de Dieu.” Le défunt maître soufi Idris Shah y voyait une association de l’idéologie, de la science, de l’art et de méthodes de développement humain. Il nécessite une rigoureuse autodiscipline et une grande liberté d’esprit. Le soufisme a envisagé le conditionnement humain des siècles avant Sigmund Freud et Carl Jung. L’analyse sexuelle freudienne a été précédée de neuf cents ans par le maître soufi Al Ghazali dans L’Alchimie du bonheur. La théorie des archétypes jungiens a quant à elle été exposée par le maître Ibn al-Arabi. Le derviche soufi
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Retournements
De 1992 à 1997, le Tadjikistan a été déchiré par une guerre civile qui a fait près de 150 000 morts. Aux termes d’un accord, les principaux chefs de la rébellion avaient été amnistiés et occupaient des postes à responsabilité dans l’administration du pays. Une partie de ces ex-rebelles ayant décidé, il y a un mois, de former une “coalition politique d’opposition” contre le président Emomali Rakhmonov, ils ont été brusquement démis de leurs fonctions et ont immédiatement fait l’objet de poursuites. C’est notamment le cas de Gaffor Mirzoïev, qui dirigeait la garde présidentielle. Celui-ci vient toutefois, nouveau coup de théâtre, d’être nommé à la tête de l’Agence tadjike de lutte antidrogue. Ce retournement de situation illustre l’instabilité de la vie politique locale.
LE NOUVEAU GRAND JEU
Après la soie, les hydrocarbures ■ Les gigantesques réserves pétrolières et gazières de l’Asie centrale ne laissent personne indifférent. Les Etats-Unis et la Russie mènent de grandes manœuvres géostratégiques pour essayer de se réser ver la meilleure part de ces ressources mais bien d’autres acteurs poussent aussi leurs pions : l’Union européenne, la Chine, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, etc. Pour asseoir leur emprise sur cette zone, les Etats-Unis ont poussé cinq des anciennes Républiques soviétiques à former une association indépendante de la Russie, le GUUAM (Géorgie, Ukraine, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Moldavie), et ont ouvert des bases militaires dans la région (en Ouzbékistan et au Kirghizistan). Mais l’opération a vite trouvé ses limites, notamment avec le retrait de l’Ouzbékistan. La Russie, de son côté, a su retisser des liens avec le Kazakhstan et proposer de vastes plans de coopération économique à la Chine. La bataille entre les deux parties se joue autour de la construction de gigantesques réseaux d’oléoducs et de gazoducs tournés les uns vers la Méditerranée, les autres vers l’océan Indien ou vers le Pacifique Les grandes entreprises pétrolières sont aussi à la manœuvre. Les groupes ENI et Royal Dutch/Shell viennent ainsi de signer, fin février, un contrat décisif avec le gouvernement kazakh pour exploiter les ressources de Kachagan, le plus grand gisement de pétrole au monde avec ses 38 milliards de barils de réserves. Cet accord comble à la fois Shell, dont les réserves faiblissent, et le Kazakhstan, qui entend tripler sa production d’ici à 2015 pour atteindre un seuil de 3,2 millions de barils par jour.
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Hujwiri parlait en termes techniques de l’identité entre le temps et l’espace près de mille ans avant Albert Einstein. Et les soufis ont formulé les principes d’une science de l’évolution plus de six cents ans avant Charles Darwin. La vieille ville de Boukhara, qui date de la fin du XVIe siècle, et donc d’avant les Russes, évoque le souvenir de la Route de la soie. L’ancienne cité était essentiellement un gigantesque marché, avec des dizaines de bazars et d’auberges, plus d’une centaine de madrasas et plus de 300 mosquées. Sous le règne postsoviétique de Karimov, il en reste un enchevêtrement encore impressionnant de bâtiments, dont certains font l’objet d’ambitieux travaux de restauration. Mais les madrasas, elles, sont fermées, ou transformées en inoffensives auberges à touristes qui ne risquent pas de faire du prosélytisme. Alexandre le Grand est venu, a vu et a vaincu. Il a même détruit Boukhara. Les Arabes sont arrivés au VIIIe siècle, puis les Samanides [perses], au IXe. A l’âge d’or, à l’apogée des lettrés musulmans, le plus représentatif a sans doute été Abu Ali ibn-Sina, ou Avicenne, dont le canon médical fit autorité en Europe jusqu’au XVIIe siècle. Succombant à la rage destructrice de Gengis Khan, Boukhara fut rasée en 1220. Avec Tamerlan (qui domina l’Asie centrale de l’après-Gengis et dont l’Ouzbékistan a fait un héros national), la ville connut une certaine renaissance aux XIVe et XVe siècles. Au XIXe, Boukhara devint une pièce maîtresse du Grand Jeu entre les Empires russe et britannique. Paradoxe fascinant, ce sanctuaire islamique, perpétuellement plein à craquer de doctes religieux, a régulièrement été sous la coupe de tyrans sanguinaires. Au XIXe siècle, la région était la plus violente d’Asie centrale. Des émirs comme Nasroullah Khan, surnommé “le Boucher”, manifestaient un grand intérêt pour les têtes tranchées, dont les plus célèbres ont peut-être été celles de deux agents britanniques du Grand Jeu [qui étaient venus lui proposer une alliance] exécutés au pied de l’Ark, la forteresse de Nasroullah Khan, en 1842. Aujourd’hui, le Registan, qui s’étend devant la forteresse et où les émirs successifs exhibaient leurs atrocités, n’est plus qu’une place paisible que traversent des sages barbus dans leurs manteaux ouzbeks molletonnés, en route pour le marché aux tapis. L’ouzbek est la langue officielle, mais la plupart des habitants parlent le tadjik. Ils refusent souvent de parler russe, la langue du négoce. Les marchands les plus entreprenants rêvent de parler japonais pour pouvoir mieux s’attaquer aux plus dispendieux des touristes. Le cinéma est une source intarissable de devises. Les Boukharans adorent voir leur ville en arrière-plan d’un film russe à la James Bond, succès du box-office. Et une équipe américaine est venue il y a peu tourner des scènes de nuit à l’intérieur de l’époustouflante mosquée de Kalon, datant du XVIe siècle, pour The Keeper, inspiré de la vie du poète persan Omar Khayyam [v. 1050-v. 1123]. Le mysticisme tolérant de Naqshbandi ne plaît guère aux wahhabites, qui, s’ils le pouvaient, condamneraient les jeunes filles de la ville à pourrir en enfer. Ces dernières, chiites tadjikophones, ne cessent d’affirmer que, si elles avaient de l’argent, la première chose qu’elles feraient serait d’entreprendre un pèlerinage à La Mecque. Mais elles n’écoutent pas les muezzins qui les appellent du haut des minarets. Elles leur préfèrent Andy, superstar de la pop iranienne qui vit à Los Angeles. Elles ne portent
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Bruno Barbey/Magnum
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Porte de la ville
jamais le hidjab, seulement des écharpes colorées et des vêtements occidentaux. Elles rêvent d’aller en Europe. Elles n’apprécient même pas les légendaires dessins des tapis de Boukhara. Ce qu’elles aiment, ce sont les dessins “européens”. Malgré tout, la vie sociale reste régentée. Les filles ne peuvent pas sortir seules en boîte, sous peine d’être considérées comme étant de mauvaise vie. Une fille de Boukhara est censée se marier tôt, vivre chez elle et avoir beaucoup d’enfants. Dans un mariage traditionnel, l’homme achète la maison, une belle demeure dans le centre de la vieille ville ne coûtera que l’équivalent de quelque 12 000 euros, mais la femme doit apporter tout ce qui constitue le ménage, des meubles aux bijoux. Nous sommes quand même bien loin du
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Différents itinéraires de la Route de la soie
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D’ACHGABAT (TURKMÉNISTAN)
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Samarcande
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Région du Khorezm
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Désert du Kyzylkoum
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C A S P I E N N E
temps où le seul soupçon d’indécence pouvait entraîner la mort de la coupable, précipitée du haut du minaret de la mosquée de Kalon, le plus grand d’Asie centrale, édifié en 1127 et si remarquable que Gengis Khan lui-même s’abstint de le détruire. A Boukhara, la légende raconte que la seule personne à avoir échappé à ce trépas fut l’épouse d’un riche marchand. Avant d’être jetée dans le vide, elle demanda au bourreau que sa servante lui apporte les robes que son mari lui avait offertes en cadeau. La servante vint avec les quarante robes et les empila sur la place. L’épouse monta au sommet du minaret, sauta sur les vêtements et survécut. Impressionné, l’émir lui laissa la vie sauve. Ainsi la tradition veut-elle que chaque homme, par simple précaution, fasse présent de quarante robes à sa femme le jour du mariage. Il n’est donc pas étonnant que personne – dans les bazars psychédéliques de la soie, à Boukhara et dans les environs – ne connaisse le mot chômage.
fortifiée de Boukhara. La vieille ville, datant du XVIe siècle, évoque le souvenir de la Route de la soie. L’ancienne cité était essentiellement un gigantesque marché, avec des dizaines de bazars et plus de 300 mosquées.
ci, avec 1 dollar, on n’achète pas une bouteille d’eau minérale, mais 25 litres d’essence : c’est l’incarnation des rêves les plus fous de la “junte Bush-Cheney”, pour reprendre l’expression de Gore Vidal. Sur les marchés du Turkménistan, on peut se procurer 1 kilo de caviar bélouga tout frais sorti de la Caspienne pour 100 dollars. Un chameau se vend 200 dollars et une épouse entre 2 000 et 5 000 dollars. Cette oasis qui s’étend sur de fabuleuses ressources naturelles, fait l’objet de la plus jalouse des surveillances de la part d’un Big Brother un peu déjanté, ou plutôt d’un
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Big Father, le “président à vie” Saparmourad Niazov, avatar asiatique absolu du Roi-Soleil. Et, grâce à son président, la capitale, Achgabat, ou du moins son centre, est moderne et aseptisée. Le climat frais et désertique rappelle l’Arizona ou le Nevada. On se croirait dans une sorte de Las Vegas d’Asie centrale, comme sur le Berzengi, boulevard flanqué d’hôtels postmodernes clinquants, en réalité des résidences d’Etat, toutes vides. La nuit, Achgabat, littéralement la “cité de l’amour”, donne l’impression d’avoir surgi d’un délire hallucinogène. Les secteurs de l’eau, de l’électricité, du gaz et du sel sont subventionnés. Le salaire moyen correspond à peu près à 40 euros par mois. Le prix d’un appartement de style soviétique nouveau ne dépasse pas les 4 000 euros, soit autant qu’un magnifique cheval de la race akhal-teke. Mais passer un appel téléphonique à l’étranger coûte une fortune, et Internet est désespérément lent. Niazov aime à se présenter comme le turkmenbachi, le “père de tous les Turkmènes”. Gengis Khan et Louis XIV n’auraient rien trouvé à redire à sa méthode : il n’y a pas d’opposition, ni laïque, ni islamique, pas de partis politiques. De plus, les médias sont totalement contrôlés et tous les rassemblements, quels qu’ils soient, sont interdits. Dans les prisons, l’usage de la torture est courant, et la dissidence est passible de mort. Cette présidence autoritaire, héritée de l’Union soviétique, se caractérise par un culte de la personnalité qui rendrait vert de jalousie n’importe quel spécialiste de la communication de Hollywood ou de Washington. Le turkmenbachi, qui ressemble un peu à une star enrobée de telenovela mexicaine, est omniprésent. Statues, portraits, plaques, affiches et manuels scolaires, il est toujours là, souriant, jamais menaçant, comme Saddam Hussein autrefois. Il adore
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e n c o u ve r t u re A la sortie de la ville, le caravansérail de Tolkouchka s’étend à perte de vue. Dans ce qui est probablement le plus grand de tous les bazars d’Asie centrale, les conteneurs remplacent les yourtes et l’atmosphère est saturée de pop russe. Beaucoup d’étrangers viennent ici à la recherche d’un tapis turkmène parfait et arrivent parfois à le trouver, vendu par une jolie représentante d’une tribu turkmène. Ces jeunes filles, emmitouflées dans des écharpes colorées, sont parées de leurs lourds bijoux. Depuis des générations, elles ornent leur visage et leurs mains des mêmes dessins fabuleux que ceux figurant sur leur précieuse marchandise. Mais les plus belles pièces d’artisanat ne se trouvent généralement pas là. Dans son petit bureau au fond du musée du Tapis, la responsable des permis d’exportation a interdiction d’accorder la moindre autorisation de sortie concernant une pièce ayant plus de trente ans sous peine d’être pendue par le turkmenbachi en personne. Sur le ton de la plaisanterie, les Russes du pays vous diront que trois denrées sont extrêmement difficiles à exporter : les chevaux akhal-teke (mais avec de l’argent arabe on finit toujours par se débrouiller), les tapis anciens (mais les diplomates peuvent les passer en contrebande par la valise diplomatique) et les filles turkmènes (“Mais en donnant 50 000 dollars à qui il faut, c’est possible”, nous assure-t-on). A Achgabat, les hommes d’affaires russes racontent aussi que le turkmenbachi “était rouge, puis est devenu vert”, référence à sa transformation, digne d’un caméléon, de secrétaire du Parti communiste du Turkménistan métamorphosé en pieux musulman. Il a construit une grande mosquée dans son village natal et a déclaré qu’elle abritait la Kaaba turkmène. Il fait maintenant édifier ce qui devrait être la plus grande mosquée du monde. En fait, celle-ci ressemble plutôt à une centrale nucléaire. A quelques heures de la capitale, de l’autre côté des montagnes du Kopet Dag qui dominent Achgabat sous le ciel du désert, se trouve Mechhed, ville sacrée de l’Iran chiite qui accueille les pèlerins venus de toute l’Asie centrale pour se recueillir sur la tombe de l’imam Reza, huitième successeur d’Ali, le gendre du Prophète. Selon les Russes, le turkmenbachi et ses ministres devraient plutôt refaire les routes catastrophiques qui relient la frontière ouzbèke, située à l’est, à la Caspienne, dans l’ouest du pays, et lutter contre la corruption endémique qui paralyse la police plutôt que d’ériger des palais de marbre. L’absence frappante de personnel qualifié dans le pays est en grande partie due au tremblement de terre qui ravagea le pays en 1948. Si impensable que cela puisse paraître, cet événement est passé inaperçu alors qu’il a réduit la ville en poussière et causé la mort de 110 000 habitants. Joseph Staline a d’ailleurs proclamé qu’il n’y avait pas eu de séisme.Toujours est-il que la majorité de la classe moyenne turkmène a disparu à cette occasion. Niazov lui-même en a subi les conséquences, puisqu’il a grandi dans un orphelinat soviétique. Aujourd’hui encore, le Turkménistan dépend dans une large mesure de la puissance intellectuelle russe. Plus de 75 % de l’étendue de la République est désertique. Pour s’en convaincre, il suffit de grimper à bord d’un Antonov russe branlant datant des années 50, dont la cabine est ornée de l’incontournable portrait du turkmenbachi, et de survoler le Karakoum, le “désert de sable noir”, aussi impitoyable que le Taklamakan,
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L’auteur
Brésilien d’origine, le grand reporter Pepe Escobar parcourt le Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’Asie du Sud en tous sens depuis de nombreuses années, publiant depuis 1999 ses enquêtes sur le site Asia Times Online , de Hong Kong. Il était par exemple en Afghanistan en août 2001 pour s’entretenir avec le commandant Massoud, le dirigeant de l’opposition anti-talibans, quinze jours avant que ce dernier ne soit assassiné. Il a été parmi les premiers journalistes à entrer dans Kaboul après le retrait des talibans, en novembre 2001. Il a également couvert l’intervention américaine en Irak.
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Jamshid/Webistan
le jour du Soleil, le jour des Bijoux, le jour du Tapis, le jour du Melon, et ainsi de suite. Signé du turkmenbachi, le Roukhnama – sous-titré Réflexions sur les valeurs spirituelles des Turkmènes – n’est pas un ouvrage religieux, mais plutôt “une vision du monde systématique, essence de tous mes objectifs politiques, économiques et personnels, empreinte de sens civique, et qui peut être utilisée dans différents secteurs de la société”, à en croire la traduction anglaise certifiée produite par les services des publications de l’Etat. Selon les autorités, seul cet ouvrage peut faire le lien entre le passé et le présent turkmènes. Passant tour à tour de l’exégèse historique à l’exaltation romantique, son auteur nous éclaire sur bien des points. Il nous apprend que, selon la volonté de Dieu, “turk signifie ‘essence’ et que iman signifie ‘lumière’. Par conséquent, Turkiman, autrement dit ‘Turkmène’, veut dire ‘fait de lumière, dont l’essence est lumière’.” Il ajoute que les Turkmènes sont des descendants du prophète Noé. Leur origine “se trouve dans le khanat oghouze [aux alentours de la mer d’Aral]. Quarante clans répartis en vingt-quatre tribus sont à l’origine de la nation turkmène.” Une nation “dont l’héritage est aussi beau que celui de la Grande-Bretagne, de la grande nation indienne et de la grande nation chinoise”. Le Roukhnama est donc la “parole révélée” pour les 5,7 millions de descendants de ce peuple de cavaliers nomades qui dominèrent les sables du désert pendant des siècles, attaquant les caravanes de la Route de la soie, faisant des incursions en Perse, en Afghanistan et en Russie en quête d’esclaves. Ils étaient, pour les généraux russes qui furent amenés à les combattre pendant le Grand Jeu [au XIXe siècle], la meilleure cavalerie légère du monde. Ce qui n’a rien d’étonnant : Alexandre le Grand lui-même chevauchait un pur-sang akhal-teke. Les Turkmènes sont peut-être répartis en vingt-quatre tribus, mais la direction politique du pays a été monopolisée par les deux plus importantes, les Teke et les Yomout. Après l’effondrement de l’URSS et l’indépendance, en 1991, le turkmenbachi a juré qu’il ferait du Turkménistan “un nouveau Koweït”. On en est loin. D’après un homme d’affaires local, l’élite, riche et peu nombreuse, se compose “d’Arabes, de gens du pétrole et du gaz, et de représentants des autorités”. Environ 70 % de la population vit avec à peu près 1 dollar par jour. Pourtant les mariages sont toujours fêtés en grande pompe, et les mœurs nomades se sont simplement adaptées à la vie urbaine. Deux yourtes dressées près d’une rangée de grils à chachliks [brochettes de mouton] devant un immense restaurant, le Gouloustan, illustrent cette combinaison de tradition et de modernité. Les femmes, couvertes de bijoux par kilos, sont assises à l’écart des hommes et dansent dans leur coin. Pendant ce temps, dans les deux hôtels cinq étoiles de la capitale, des tentatrices turkmènes et russes, adeptes de la liberté d’entreprise, s’attaquent à une poignée d’hommes d’affaires étrangers, histoire d’améliorer la balance extérieure du pays… Plus sérieusement, le savoirfaire européen est très apprécié dans le pays. Bouygues, le géant français du bâtiment, est justement en train de construire un nouveau complexe ministériel, tandis que les Italiens, eux, vendent des machines-outils pour l’industrie textile ainsi que leurs compétences gastronomiques : le cuisinier présidentiel, qui est également chef dans un des hôtels cinq étoiles, a été tout spécialement recruté dans la péninsule.
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les fêtes. Il a donc institué le jour du Cheval,
dans le Xinjiang chinois. Contrairement à Samarcande et aux autres villes qui jalonnent la Route de la soie, Achgabat n’a été bâtie qu’en 1881, après la soumission des Turkmènes par les Russes. Mais, même dans la ville moderne, on ne peut ignorer la présence de l’Histoire. Nisa, forteresse du puissant Empire parthe, qui régna sur l’Iran, l’Irak et la Turquie pendant six siècles [à partir de 247 avant notre ère], n’est qu’à 15 kilomètres de là. Les ruines de Merv, capitale du fabuleux Empire achéménide [de 549 à 330 av. J.-C.], elles, sont situées à 360 kilomètres à l’est, près de la morne ville soviétisée de Mary. Le zoroastrisme, la religion officielle de l’Empire sassanide jusqu’à la conquête musulmane, au VIIIe siècle, est peut-être né dans le Khorezm, cette région du Turkménistan qui a donné l’algèbre au monde, ou à Merv. Les Chinois, qui découvrirent les enseignements de Zarathoustra en voyageant le long de la Route de la soie, y voyaient un “culte de la Roue de feu céleste”. Visiter les ruines de Merv, c’est voir l’Histoire en marche : une strate grecque du IIIe siècle av. J.-C., une strate sassanide, puis turque, du IIIe au VIIe siècle, une strate arabe dès le VIIIe siècle, et enfin une strate seldjoukide [période de domination turque allant de 1071 à 1299] à partir du XIIe siècle. D’ailleurs, le turkmenbachi sait parfaitement que son pays doit uniquement à son emplacement stratégique d’avoir pu résister à Alexandre le Grand, à Gengis Khan, à Tamerlan, aux émirs sanguinaires de Boukhara, au protectorat russe et enfin au stalinisme. Vers le sud, la frontière afghano-iranienne n’est qu’à huit heures de route en Lada. Huit heures, c’est également le temps qu’il faut pour
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rallier les rives de la mer Caspienne. Avec ses millions de milliards de mètres cubes de gaz naturel, le Turkménistan est le troisième plus grand producteur et le deuxième exportateur de gaz naturel du monde. C’est donc à juste titre que le “père de tous les Turkmènes” est fier de sa République gazière. Mais il est également conscient qu’il est obligé de se tourner vers le sud – et vers Téhéran – s’il veut sortir le pays de son isolement continental et l’arracher à sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Dans le cadre d’un accord de troc, Achgabat exporte du gaz vers le nord-est de l’Iran, qui à son tour vend du gaz extrait dans le golfe Persique pour le compte du Turkménistan. Ce n’est donc pas un hasard si les marchés turkmènes regorgent de marchandises iraniennes, qu’il s’agisse de bas de soie ou de sodas. L’élite turkmène adore d’ailleurs faire du shopping et fait toujours une halte atten-
due à Dubaï, dans les Emirats arabes unis. Mais la Russie ne relâche jamais la pression. Moscou soutient que le gaz turkmène doit être exporté vers les autres pays de la Communauté d’Etats indépendants [CEI, regroupant les anciennes Républiques soviétiques sauf les Etats baltes], et enfin vers l’Europe, par le biais du système de gazoducs russes, le tout pour une misère. La plupart des Etats de la CEI sont dans une situation économique catastrophique et, comme ils ne paient jamais leurs factures, Achgabat est régulièrement obligé de couper le robinet. En fait, la politique étrangère du turkmenbachi est loin d’être aussi délirante que le laisseraient présumer les facéties du personnage. L’Arche de neutralité, structure de marbre de 75 mètres de haut qui se dresse en plein centre de la capitale, symbolise le principe central de la position turkmène. Surmontée d’une sta-
Préparation
de la parade militaire à l’occasion de la fête de l’indépendance du Turkménistan, dans la capitale Achgabat, le 10 octobre sous le regard de Saparmourad Niazov, le turmenbachi, ou “le père des Turkmènes”, président à vie.
INTERNET
Voyages culturels virtuels ■ La Route de la soie a joué un rôle majeur dans les échanges commerciaux et culturels entre l’Asie et l’Europe. Il existe désormais de nombreux espaces qui lui sont consacrés sur lnternet. Le site de la Silkroad Foundation est de ceux-là. Il offre une présentation historique de cet axe, avec notamment des cartes et une chronologie très complètes. Le magnifique site chinois Dunhuang Shiku pré-
sente pour sa part la cité de Dunhuang, au Xinjiang, qui fut l’un des centres culturels et religieux les plus actifs pendant cette période. Il permet d’admirer les magnifiques fresques bouddhiques des grottes de Mogao (ou “grottes des mille bouddhas”), proches de Dunhuang, achevées au XIVe siècle, grâce à des présentations et à des animations de très haute qualité. Une autre exposition vir tuelle , due à l’Uni-
versité de Washington, étend le champ d’observation à l’ensemble des régions traversées par cette route, soulignant ainsi son impor tance pour l’ensemble des cultures concernées. C’est d’ailleurs pour retrouver cette dynamique que le violoncelliste de renommée internationale Yo-Yo Ma a lancé, en 1998, le Silk Road Project , dans le but de favoriser les échanges entre les artistes venus de cette partie du monde.
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tue dorée du turkmenbachi, saluant les bras ouverts les montagnes et son peuple, elle repose sur trois pieds, pour rappeler la solidité du tripode utilisé traditionnellement pour faire la cuisine. En théorie, cette politique de neutralité préserve le Turkménistan des interférences russes et des ingérences des pays voisins. Quand les talibans étaient au pouvoir en Afghanistan, le turkmenbachi entretenait des relations à la fois avec les étudiants en religion soutenus par le Pakistan et avec l’Alliance du Nord, qui avait le soutien de Moscou et de Téhéran. Les dissidents politiques et les partisans turkmènes d’un islam radical ne pouvaient donc pas se replier sur l’Afghanistan et, aujourd’hui encore, on ne signale aucune activité clandestine islamiste au Turkménistan. Quant à l’opposition politique, elle est en exil à Moscou. Le chef de l’Etat n’a donc pas trop à s’angoisser. Cette stabilité nous amène naturellement à la question du libre-échange. Sur la nouvelle Route de la soie, il serait logique que la frontière ouzbèke soit la plus importante stratégiquement, puisque c’est de là que les biens venant de Turquie et d’Iran sont ensuite redistribués vers la plupart des Etats de la région. Mais ce n’est pas tout à fait le cas. D’un point de vue administratif et politique, l’ex-URSS concevait l’Asie centrale comme un ensemble de quatre Républiques, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, délimitées par la Sogdiane perse, devenue la Transoxiane (le “pays au-delà de l’Oxus”) après l’arrivée des Turcs, c’est-à-dire la région située entre l’Amou-Daria [l’antique Oxus, qui prend sa source dans le Pamir, en Afghanistan, et se jette dans la mer d’Aral] et le Syr-Daria [ancien Iaxarte, fleuve qui prend sa source au Kirghizistan, sous le nom de Naryn, pour aller se jeter lui aussi dans la mer d’Aral]. A ces quatre Républiques le destin politique a ajouté le Kazakhstan. Dans un sens plus général, l’Asie centrale s’inscrit dans la civilisation turco-iranienne, matrice de cultures et de langues allant d’Istanbul à Delhi et d’Ispahan à Boukhara. D’un dialecte à l’autre, d’un mode musical à telle ou telle variation plus lente, du bleu sombre au turquoise de telle ou telle céramique, il n’y avait jamais eu de frontières clairement définies jusqu’à ce que ces jeunes Etats fassent de leurs petites différences des principes d’exclusion, à la fin du XXe siècle. D’ailleurs, jusqu’en 1994, la limite entre l’Ouzbékistan et le Turkménistan était faiblement matérialisée : tout juste une chaise et une table sur le bord de la route, plantées en plein désert. Maintenant, c’est une véritable frontière, gardée par des douaniers soupçonneux qui pratiquent des contrôles interminables et qui contraignent tout le monde, même les résidents du coin, à franchir à pied le no man’s land de 2 kilomètres qui sépare désormais les deux pays. A Achgabat, tout le monde y pense mais personne n’ose se poser la question : y aura-til une vie après le turkmenbachi ? Les hommes d’affaires pensent qu’il est peu probable que son fils lui succède. Quant aux Russes qui ont des passeports turkmènes, ils craignent d’être chassés par l’ultranationalisme ambiant. Le chef du pays ne détient assurément pas le feu divin, mais son règne ne serait peut-être pas le pire des régimes pour sa jeune République gazière s’il apprenait à distribuer les fruits de sa nouvelle richesse. Quoi qu’il en soit, quand tout va mal au Turkménistan, on peut toujours trouver la paix en lisant le Roukhnama. Pepe Escobar
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re p o r t a ge
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À ATHÈNES, AU PIED DE L’ACROPOLE
En attendant les frises du Parthénon New York a Grèce a un nouveau projet pour mettre un terme à près de deux cents ans de frustrations : profiter des Jeux olympiques d’été de 2004, qui se dérouleront à Athènes, pour contraindre le Royaume-Uni à lui restituer les fameux marbres d’Elgin. L’histoire des frises qui ornaient jadis le Parthénon est bien connue. En 1806, Thomas Bruce, septième comte d’Elgin, les rachetait aux Turcs pour les ramener à Londres. Aujourd’hui exposées au British Museum, les sculptures sont depuis inlassablement réclamées par la Grèce. L’une des raisons avancées par les autorités britanniques pour ne pas céder est que la Grèce ne dispose pas d’un espace digne de conserver les vénérables sculptures. La pollution atmosphérique est telle à Athènes qu’il est de toute façon hors de question de replacer les marbres sur le Parthénon proprement dit. En réponse, le gouvernement grec a donc lancé un concours international pour construire un nouveau musée au pied de l’Acropole, et sélectionné le projet de Bernard Tschumi. Le célèbre architecte suisse, en collaboration avec l’architecte grec Michael Photiadis, l’a remporté grâce à un projet baigné de lumière, au modernisme discret, qui a été préféré aux formes triangulaires de Daniel Libeskind et à la structure ovoïde du japonais Arata Isozaki. Certes, le musée accueillera des centaines d’œuvres de l’Antiquité, mais sa véritable raison d’être, c’est la galerie vitrée du dernier étage, qui doit servir d’écrin aux marbres. Décalée selon un angle de 23° par rapport à l’axe des niveaux inférieurs, la galerie sera très précisément alignée sur le Parthénon, que l’on apercevra trois cents mètres plus haut. Les sculptures, disposées sur toute la largeur d’un rectangle de 21 x 58 m, seront agencées exactement comme elles l’étaient il y a deux mille cinq cents ans, au fronton du temple – qui, de l’avis de M. Tschumi, “a eu plus d’influence sur la civilisation occiden- Les fameux tale que tout autre bâtiment”. Cela dit, marbres d’Elgin, le retour des fameux marbres, sculp- réclamés par la Grèce tés il y a plus de deux millénaires, et exposés au British est loin d’être acquis, même si le Museum de Londres. dossier constitué par la Grèce contre le British Museum ne manque pas d’arguments. De nombreux historiens de l’art se sont, par exemple, élevés contre la présentation londonienne des frises, qui ne respecte pas l’ordre des séquences sculptées. Les juristes se sont joints au chœur des critiques, contestant la légitimité de l’acquisition de lord Elgin. Des diplomates ont pour leur part souligné que ces statues incarnaient “l’essence de la Grèce” – pour reprendre l’expression de l’ancienne ministre de la Culture grecque Melina Mercouri –, qu’elles constituent donc un cas particulier, radicalement différent de tous les autres débats sur l’art et la propriété artistique. Le nouveau musée devait donc être la meilleure solution possible. Mais, ironie du sort, la structure conçue pour mettre un terme à cette longue controverse est elle-même devenue objet de polémique. Sur les choix esthétiques du nouveau bâtiment, par exemple, les avis sont partagés. Certains Athéniens auraient préféré voir un monument de style classique. Une solution que Bernard Tschumi a refusé d’envisager car, ditil, “il aurait été vain de vouloir rivaliser avec une
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Depuis deux siècles, les Grecs réclament aux Britanniques les marbres d’Elgin. Pour forcer le destin, ils ont commandé à l’architecte Bernard Tschumi un magnifique écrin de verre. Un projet qui suscite à son tour la polémique. construction qui a atteint un tel degré de perfection”. Avec ses sols réalisés dans le même marbre que celui du Parthénon et ses colonnes de béton élancées rappelant les solides chapiteaux doriques du grand temple antique, son projet évoque le patrimoine grec sans pour autant l’imiter servilement. “Il s’agissait de montrer que l’on peut renouer avec le passé tout en restant résolument contemporain et en échappant à tout sentimentalisme, expliquet-il. Il y avait une précision mathématique dans l’ouvrage des anciens Grecs. Je me suis efforcé d’atteindre une précision équivalente.” Le projet s’est ensuite heurté à l’opposition plus véhémente d’un certain nombre d’archéologues. Le site du musée recouvre en effet les ruines d’un village du VIIe siècle avant J.-C. dont la fouille, selon l’archéologue en chef de l’Acropole, “pourrait jeter un éclairage nouveau sur la haute antiquité athénienne”. Prévenant ces critiques, Bernard Tschumi a d’ailleurs prévu de poser le premier niveau de son musée sur des pilotis, au-dessus du site archéologique. Une astuce architecturale qui permettra aux archéologues de poursuivre leurs fouilles. De plus, la plus grande par-
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tie de ce niveau d’accès sera vitrée, afin que les visiteurs puissent admirer le site de fouilles sous leurs pieds. L’idée de bâtir ainsi “devrait plaire aux archéologues”, pense l’architecte. “Aucun vestige au monde n’aura mieux été mis en valeur”, assure-t-il, précisant que la faction hostile à son musée “n’est pas représentative de la communauté des archéologues grecs”. L’an dernier, un groupe de chercheurs grecs a pourtant réussi à convaincre le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction du pays, d’interrompre les travaux dans la partie la plus sensible du site, baptisée “zone rouge”. Le projet a également suscité une levée de boucliers parmi les riverains. Le site se trouve en effet au cœur du quartier de Makryianni, hérissé depuis les années 70 de sordides barres d’habitation. Or les habitants n’avaient aucune envie de voir apparaître sous leurs fenêtres un complexe de 18 500 m2, craignant que, “pour le prix d’un billet d’entrée au musée, les visiteurs [n’]aient une vue plongeante sur leurs salons”. Mais l’ancien doyen de l’école d’architecture de l’université Columbia est un homme accommodant. M. Tschumi sait ce que signifie affronter les politiques. Sa première réalisation majeure fut le parc de la Villette à Paris, l’un des “grands projets” de François Mitterrand. Il lui a fallu quinze ans et cinq Premiers ministres pour l’achever. “Ce que j’ai appris, c’est qu’il faut donner du temps au temps”, dit-il – maxime qui, comme il le souligne, est particulièrement savoureuse en français. En mars 2003, Bernard Tschumi a ainsi passé trois jours dans la capitale hellène à arpenter le site choisi en compagnie des archéologues, inquiets, et à “négocier l’emplacement de chaque colonne”. De grandes canalisations en béton ont été dressées à l’endroit où seront érigées ces colonnes et le champ de fouilles a été comblé avec du sable. Lorsque le musée sera achevé, il suffira de retirer le sable pour que les archéologues retrouvent leur site exactement dans l’état où ils l’ont laissé.
British Museum, London, UK/Bridgeman Ar t Librar y
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Entre-temps, alors que les Jeux approchent à grands pas, le gouvernement grec s’emploie activement à faire avancer le projet. En décembre dernier, il a fait adopter en urgence une loi accordant le permis de construire au musée – une initiative inédite, et un rien expéditive, visant à court-circuiter les autorités locales et les juges tatillons. En juillet 2003, la police avait reçu l’ordre de faire évacuer les appartements condamnés du quartier de Makryianni afin de faire place à la nouvelle structure. A en croire la presse locale, les habitants ont tout juste eu le temps de réunir leurs affaires personnelles. L’une des figures de proue de l’opposition au nouveau musée, Eleni Gika, aurait même été expulsée manu militari pour avoir refusé de quitter son appartement. M. Tschumi rappelle toutefois que les résidents expulsés ont été “généreusement dédommagés”, et ajoute : “La roue de l’Histoire continue de tourner. L’Acropole a ellemême été bâtie sur le site d’un temple plus petit.Toutes les
villes sont le résultat de superpositions historiques et architecturales. S’il en était autrement, New York serait encore aujourd’hui un village indien.” Mais la grande affaire de ce nouveau musée reste les marbres du Parthénon et l’intransigeance du British Museum. Pour faire fléchir les Britanniques, Athènes a même été jusqu’à proposer d’autres objets antiques en échange, et même de faire du nouveau musée de l’Acropole une annexe de l’institution londonienne : peine perdue. Dans sa dernière déclaration, le directeur du British Museum, M. MacGregor, n’hésitait pas à rappeler que “seul notre musée est à même de rendre pleinement justice à l’importance mondiale des sculptures du Parthénon". En clair, la construction du musée d’Athènes n’est pas près de faire changer d’avis le sourcilleux directeur londonien. Bernard Tschumi, lui, se veut résolument optimiste. “Je suis intimement convaincu que, le jour où le musée sera achevé, les marbres reviendront.”
Mais, pour que le nouveau musée Vue virtuelle de l’Acropole puisse faire évoluer du futur musée de la situation, encore faudrait-il qu’il l’Acropole, construit soit construit. Certains, dans la pour accueillir, à terme, les frises capitale grecque, assurent que les du Parthénon. travaux commenceront sérieusement dans les prochains jours. Autant dire qu’il est d’ores et déjà irréaliste d’espérer boucler le projet avant la date butoir des Jeux olympiques. Comme un athlète qui se serait entraîné toute une vie pour se fouler la cheville à la veille de la compétition, le nouveau musée de l’Acropole a donc déjà laissé passer une occasion unique de faire sensation. Le 13 août prochain, quand la flamme olympique sera ravivée, le nouveau musée ne devrait être qu’un gigantesque trou béant. Pour l’heure, seule une grue témoigne d’un semblant d’activité sur la partie la moins problématique du site. Fred A. Bernstein
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Shakespeare et les coqs grecs Le retour des marbres du Parthénon est une cause sacrée, c’est entendu. Mais, pour y parvenir, il faut une véritable volonté politique, s’emporte I Kathimerini.
eaucoup de bruit pour rien". Paraphraser Shakespeare est ce qui convient encore le mieux à l’af faire du retour des marbres du Parthénon, qui fait subitement la une des journaux britanniques et du New York Times [voir ci-contre]. Paradoxalement, tout Grec qui a suivi l’affaire et s’est battu pour la cause sacrée du rapatriement des frises du Par thénon ne peut qu’être d’accord avec… le directeur du British Museum.
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M. Nil Mac Gregor, en effet, a raison de s’en prendre, dans les pages du Sunday Telegraph, à cette “luxueuse et coûteuse campagne de relations publiques” qui tente de convaincre le public britannique de l’opportunité de rendre les fameuses sculptures. Mais le citoyen grec ne peut, en revanche, suivre le conservateur lorsqu’il ajoute que “le British Museum demeure le bon cadre pour exposer les marbres ; puisque l’art grec appartient au patrimoine mondial”. Il faut savoir se mobiliser pour défendre certains intérêts majeurs, et celui-ci en est un. Le retour des marbres à Athènes afin qu’ils puissent rejoindre l’ensemble architectural
du Parthénon par le biais de la salle du nouveau musée de l’Acropole est une évidence et une juste cause. Malheureusement, toutes les campagnes de soutien et tous les commentaires des médias étrangers n’y changeront rien. L’opinion publique grecque n’y prête d’ailleurs plus grand intérêt. Il suffirait que les marbres soient “prêtés” à la Grèce pendant l’olympiade pour que la planète entière se rende compte de la beauté du monument enfin reconstitué et pour que leur retour définitif devienne inéluctable. En réalité, plus qu’une énième campagne de presse, il faut une volonté politique authentique, voire une volonté d’affrontement avec
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les autorités britanniques. Or, en cette période préélectorale, la question du retour des marbres du Par thénon n’est évoquée par aucun dirigeant politique, de droite comme de gauche. Et cela va très certainement durer jusqu’aux élections du 7 mars. Les candidats ont d’autres priorités que d’arracher les marbres du Par thénon, si froidement surveillés par des geôliers profanes, à leur solitude et à leur lointain emprisonnement. La campagne de presse actuelle n’aura été, une fois de plus, que “beaucoup de bruit pour rien". Comme le dit le proverbe grec : “Là où trop de coqs font cocorico, l’aube tarde à se lever “! Eleni Bitsika, I Kathimerini, Athènes
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enquête
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CINQ ANS APRÈS LA FUSILLADE DE COLUMBINE
Les tueurs sont devenus des héros Eric Harris et Dylan Klebold, qui ont tué 13 personnes dans leur lycée, sont l’objet d’un culte morbide sur Internet. Pour les ados américains victimes de brimades à l’école, ils sont désormais des personnages emblématiques . THE INDEPENDENT
Londres e matin-là, quand le lycée de Columbine fut secoué par des tirs et des explosions provoqués par deux de ses élèves, deux cultes naquirent. L’un est lié à Cassie Bernall, rêve incarné de l’Amérique profonde : belle, blonde et fervente chrétienne. Le 20 avril 1999, Eric Harris s’est frayé un chemin à coups de carabine dans la bibliothèque, a collé le canon de son arme sur le front de Cassie, puis, avec un sourire, lui a lâché : “Tu crois toujours en Dieu, maintenant ?” D’une voix ferme, elle lui a répondu que oui, et il a pressé la détente. Quelques jours plus tard, des autels votifs faisaient leur apparition dans tout le pays, dédiés à “Cassie la martyre”. Ses parents ont écrit un best-seller, She Said Yes [Elle a dit oui], qui la compare aux martyrs des premiers temps de l’ère chrétienne, morts pour leur foi. On recense aujourd’hui plus de 7000 sites Internet qui lui sont consacrés, et plusieurs églises portent son nom. Mais le drame de Columbine a accouché d’un autre culte, tout aussi puissant aux yeux de ses fidèles. Celui-là prospère dans une autre Amérique, parmi les exclus, les égarés, les rejetés qui en conçoivent de la haine. Là, Eric Harris et Dylan Klebold ne sont plus des meurtriers, mais des vengeurs héroïques. Des milliers d’adolescents les considèrent comme des exemples, pour des raisons que résume parfaitement Melissa Andersen, une jeune fille de 17 ans qui gère depuis l’Iowa un “site de fans” d’Eric et Dylan. “Si je trouve qu’Eric et Dylan ont été cool de faire ce qu’ils ont fait, c’est parce qu’ils se sont révoltés, m’explique-t-elle. Ils étaient constamment harcelés et, même s’ils en ont régulièrement parlé autour d’eux, ils savaient que personne ne ferait rien, à moins de prendre l’affaire en main.Après le 20 avril, les élèves les plus populaires des écoles américaines ont laissé tranquilles ceux qui ne l’étaient pas. Ils ont eu peur qu’une de leurs victimes ne déclenche un autre massacre dans leur école.” En tant qu’antihéros, la “Mafia des trench-coats”, comme les surnommait la bande des sportifs du lycée, a autant d’impact que le personnage d’Alex DeLarge dans Orange mécanique. Et ils ont l’avantage d’avoir existé. Des forums de discussion intitulés “I love Eric and Dylan” comptent des milliers de participants. Des sites comme “En mémoire d’Eric et Dylan” – l’un d’entre eux allant même jusqu’à encourager les adolescents à arborer des rubans en “signe de soutien” si “vous souhaitez ne pas oublier leurs gestes” – reçoivent la visite de centaines de milliers d’internautes.
Rick Maiman/Corbis Sygma
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Dylan Klebold
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Eric Harris.
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Eric et Dylan semblent désormais appartenir à cette période floue, entre la fin de la guerre froide et les attentats du 11 septembre 2001, quand les pires menaces pour la sécurité des Etats-Unis venaient de l’intérieur. Le néonazi Timothy McVeigh posait une bombe à Oklahoma City [tuant 168 personnes, le 19 avril 1995] et des adolescents dérangés commettaient sept massacres dans des établissements scolaires. Lorsqu’on revient aujourd’hui sur les articles de la presse de l’époque, il est frappant de constater à quel point les questions que l’on se posait alors étaient les mêmes que celles suscitées par les attentats de Manhattan et de Washington : comment cela at-il pu arriver ici ? Pourquoi nous haïssent-ils ? Cinq ans plus tard, tout débat sur Columbine se heurte aux cultes. Les causes de la tragédie y sont noyées. Elephant, le film de Gus Van Sant inspiré du drame, est hypnotique, la caméra s’attarde sur le jeu naturaliste des acteurs longuement, lentement, sans juger, ce qui magnifie l’horrible absurdité des meurtres. Mais c’est également un film d’une rare vacuité, qui décrit un massacre dans un lycée sans chercher à l’expliquer. Les personnages d’Eric et Dylan sont grossièrement ébauchés. On devine qu’ils sont intelligents, ils jouent du Beethoven et regardent de longs documentaires, mais on ne les voit jamais en contact avec leurs camarades, ni avec leurs familles. Sur le plan moral, les
tueurs sont neutres, tout comme leurs victimes. On sort du cinéma aussi perplexe quant aux motivations des protagonistes qu’avant d’avoir vu le film. Pourtant, un court moment, dans les jours qui ont suivi le massacre, il a été possible d’entr’apercevoir des éléments de réponse, qui nous permettent de comprendre le culte morbide dont Eric et Dylan font l’objet. L’image du lycée de Columbine en tant qu’établissement idéal peuplé de saints et pris pour cible par des démons s’est délitée alors que, dans la ruée médiatique provoquée par le carnage, des récits filtraient décrivant la vie d’Eric et Dylan dans l’établissement. Un de leurs amis, Brooks Brown, expliquait alors : “La vérité, c’est que notre lycée n’était pas cet endroit merveilleux dont tout le monde parle. Beaucoup de gens y viennent avec un sentiment de peur… On passe son temps à se demander si quelqu’un ne va pas venir vous cogner.” Comme l’assurait un autre de leurs amis : “Ils étaient haïs, donc, ils ont haï en retour.” La rumeur prétendait que les deux garçons étaient homosexuels, ce que Van Sant indique clairement dans son film. Evan Todd, joueur de football et héros local, a ainsi déclaré aux journalistes que “Columbine, c’est un bon établissement, correct. Ici, la plupart des gosses rejetaient ces rebuts qui touchaient à la sorcellerie et aux poupées vaudous. Bien sûr qu’on se moquait d’eux. Mais à quoi on s’expose quand on vient à l’école avec des coupes de cheveux bizarres ? Il n'y a pas que les sportifs, c’est toute l’école qu’ils dégoûtaient. C’étaient des homos qui se tripotaient. Quand on veut se débarrasser de quelqu’un, en général, on se moque de lui.” Les témoignages de cet ordre ont très vite disparu de la couverture médiatique, en partie par respect pour les familles des victimes. On a craint, semble-t-il, que certains en concluent que les victimes (prises apparemment au hasard) auraient d’une façon ou d’une autre mérité d’être tuées. Aussi violent soit-il, aucun harcèlement, physique ou verbal, ne peut servir de justification à un massacre. Pourtant, confrontés à un choix entre le fondamentalisme conformiste de Cassie et la
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rage persécutée d’Eric et Dylan, il est terriblement facile de comprendre pourquoi trop de gens finissent par éprouver de la sympathie pour ces derniers. Dans Vernon God Little [Le Bouc hémisphère, éd. du Seuil], DBC Pierre imagine un certain Jesus qui n’est pas sans rappeler Harris et est présenté comme une personnalité vaguement messianique, qui pense trouver la rédemption dans ses meurtres. Comme d’autres, DBC Pierre suggère qu’il ne faut pas voir dans Eric et Dylan des monstres démoniaques mais des éléments d’une culture plus vaste qui, dans sa quête d’une impitoyable imposition de la conformité, s’exprime par la violence et le harcèlement endémiques. “Le système des lycées américains est incroyablement cruel”, constate Alice James, une consultante de 23 ans qui a fait sa scolarité aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France. “C’est vrai, tous les adolescents ont tendance à se regrouper en bandes, et ils peuvent se montrer méchants. Mais le système américain est différent pour deux raisons. Premièrement, il est extrêmement hiérarchisé. Dans les établissements britanniques, il y a des groupes différents qui se méprisent les uns les autres, mais il n’y a pas de logique de hiérarchie. Les fans de hip-hop peuvent haïr les amateurs de pop, mais ni les uns ni les autres ne sont universellement considérés comme ‘meilleurs’ ou plus haut dans l’échelle sociale. Dans les lycées américains,ça ressemble à un système de castes. Ce sont les sportifs qui dominent, et tout le monde le sait. Ils sont incontestablement au sommet, tandis que les ‘tarés’ – à savoir n’importe qui d’un peu différent,comme Eric et Dylan – sont mis au bas de l’échelle.”“La deuxième grande différence, poursuit Alice James, c’est que la hiérarchie que se créent les adolescents est renforcée par les parents et par la direction de l’établissement, qui décernent des récompenses à la ‘reine de la promo’ et à l’équipe de football. Si la plupart des parents français considèrent les relations sociales de leurs adolescents comme un peu insignifiantes, voire légèrement comiques, les parents américains prennent ça incroyablement au sérieux. Ils éduquent leurs gamins pour qu’ils deviennent pom-pom girls ou athlètes, et ils sont clairement déçus quand leur progéniture n’y parvient pas. Les 'tarés' n’ont donc pas seulement l’impression d’échouer aux yeux de leurs camarades, mais pour toute leur vie.” C’est par des films d’une sous-catégorie que l’on pourrait appeler l’“humour ado” que la nature brutale des lycées américains et la raison de la sanglante révolte d’Eric et Dylan sont le mieux expliquées. Cette vague a commencé en 1988 avec Fatal Games (Heathers), où Winona Ryder et Christian Slater incarnent des exclus qui tissent des liens avec une jeune fille obèse et par conséquent persécutée, assassinent les blondes évaporées et concluent le film en faisant exploser le lycée et tous ses occupants. Les films d’humour ado suivent souvent le même schéma : on nous montre l’exclusion totale de quelqu’un qui est considéré comme un “loser”, puis le scénario s’inverse (généralement par la violence). On retrouve ce thème dans de nombreux films, de Belles à mourir (Drop Dead Gorgeous) à But I’m a Cheerleader. Ils représentent la vengeance de ces gamins, intellos boutonneux que tout le monde évitait et qui ont fini par devenir scénaristes à Los Angeles, laissant les vedettes de leur lycée devenir garagistes et femmes au foyer dans un bled perdu quelque part en Arizona. Eric et Dylan ne se sont pas laissé cette chance, et cette possible façon de se venger n’est même pas envisagée par les membres de leur culte officieux. Plusieurs survivants du massacre ont rapporté que les deux tueurs répétaient sans cesse : “Alors, enfoiré de minable,ce soir,c’est un beau soir pour mourir.” Judith Alpert, qui enseigne la psychologie appliquée à l’Université de New York, explique qu'“en traitant leurs victimes de 'minables', une insulte qui semble avoir été utilisée à leur encontre, ils plaçaient les victimes dans les rôles que leurs pairs les avaient contraints d’endosser. Ils prenaient ainsi l’ascendant sur eux. Plutôt que de leur sentiment d’abandon, d’isolement et de faiblesse, c’est probablement davantage de leur force terrifiante que l’on se souviendra.” Johann Hari
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du site de la “Mafia des trench-coats”, un groupe raciste, adepte des jeux de guerre et d’Internet. Eric et Dylan en étaient très proches, sans en faire formellement partie.
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Drame
Le 20 avril 1999, à Littleton, dans l’Etat du Colorado, Eric Harris, 18 ans (à gauche), et Dylan Klebold, 17 ans, font irruption dans leur lycée armés de fusils, d’armes automatiques et de bombes artisanales. Tirant au hasard, ils tuent 12 élèves et 1 professeur, et blessent 23 personnes avant de se donner la mort. Cette tuerie a entraîné un grand débat sur les armes à feu aux Etats-Unis, qui a culminé avec la marche de plus de 200 000 mères de famille à Washington, en mai 2000, et qui est à l’origine du film de Michael Moore Bowling for Columbine. Mais le débat est largement retombé après les élections de novembre 2000, où de nombreux partisans du contrôle des armes à feu ont été battus.
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DE L’ART CONTEMPORAIN PRÈS DU CERCLE POLAIRE
L’une est en glace, l’autre en neige Pour quelques semaines encore, la Finlande accueille le Snow-Show, une exposition réalisée en neige et en glace, mêlant architecture et art conceptuel. Récit d’une réussite doublée d’une prouesse technique. HELSINGIN SANOMAT
Helsinki es manches de ma doudoune bruissent contre l’immense mur de glace alors que j’essaie de me frayer un passage dans l’étroit couloir. Partout je bute sur des voies sans issue qui m’obligent à revenir sur mes pas. Les murs droits, gelés et glissants augmentent mon sentiment d’impuissance et d’emprisonnement. Non, je ne suis pas au beau milieu d’un cauchemar : je me promène dans Penal Colony [Colonie pénitentiaire], l’œuvre conjointe de Yoko Ono et de l’architecte japonais Arata Isozaki. Nous sommes à Rovaniemi, capitale de la Laponie finlandaise, dans le Grand Nord finlandais. Le labyrinthe de glace et de neige imaginé par l’artiste conceptuelle et l’architecte de renom est au nombre de la quinzaine d’œuvres présentées jusqu’au 31 mars dans le cadre d’une exposition aussi originale qu’éphémère : le Snow-Show. A priori, rien de novateur dans cette Lanterns of Ursa démonstration magistrale d’infra- Minor, de Hollmén, structures glacées présentées sur Reuter, Sandman, avec Robert Barry. deux sites : à Rovaniemi, donc, près Penal Colony, du cercle polaire, mais aussi à Kemi, d’Arata Isozaki, à une centaine de kilomètres plus avec Yoko Ono. au sud, au fond du golfe de Botnie. Les expositions de ce genre, d’un Red Solid, goût souvent douteux, sont fré- de Future Systems, quentes partout où les conditions avec Anish Kapoor. climatiques le permettent. Mais, à la différence du kitsch habituel de ■ Projet A l’avenir, le Snowces manifestations, le Snow-Show Show devrait avoir se veut une véritable manifestation lieu tous les ans d’art contemporain. Et, quelques dans des pays et sur jours après l’inauguration, la dé- des sites différents. monstration semble faite. Pour 2005, la ville L’œuvre d’Ono et d’Isozaki est d’accueil n’est pas sans aucun doute celle qui m’a le encore choisie, mais, plus marqué, mais celle de Kiki en 2006, l'exposition Smith et Lebbeus Woods nous s’installera à Turin, plonge dans un univers pictural fa- à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver. buleux. L’artiste et l’architecte ont Le Snow-Show a son imaginé une sorte de patinoire et site Internet : ont placé sous la glace un câble de . lumière dorée qui serpente sur plusieurs niveaux. Le long du parcours lumineux se découpent en transparence des figures de sylphides, des silhouettes de sorcières et quelques astres esseulés. Dans la nuit polaire, l’œuvre est d’autant plus captiCOURRIER INTERNATIONAL N ° 696
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vante. A l’inverse, les Lanterns of Ursa Minor [Lanternes de la Petite Ourse], réalisées par Saija Hollmén, Jenni Reuter et Helena Sandman, en collaboration avec l’artiste conceptuel Robert Barry, gagnent à être découvertes en plein jour, en transparence. Debout à l’intérieur de ces cylindres de glace translucides, on commence par étudier les textes gravés par Robert Barry, puis, immanquablement, on en vient à contempler la glace ellemême : ses rugosités changeantes et les bulles d’air emprisonnées par le gel. Par temps nuageux, l’intimité protectrice de ces cylindres est encore renforcée. “La nature éphémère de l’exposition apporte un caractère unique à ces œuvres d’art. Pour les visiteurs et les artistes, il ne restera de ces instants que des photographies et des souvenirs”, explique l’artiste Saija Hollmén.“Nous étions entièrement libres dans la mesure où l’œuvre n’était pas vouée à être permanente. Ne serait-ce que parce qu’aucune paperasserie n’était nécessaire, comme c’est la règle dans l’art public ou l’architecture.” “Comme tout allait se perdre, ajoute Kiki Smith, nous n’avions rien à perdre et nous sommes allés très loin dans l’expérimentation.” Pour une bonne partie des artistes, la neige et la glace étaient des matériaux inédits. Pour certains la maîtrise de ces surfaces glacées a d’ailleurs pris une place primordiale. C’est le cas pour Top Changtrakul et Lot-ek, à Kemi, qui ont cherché à colorer les parois de leur projet. Selon le bâtisseur en chef de l’événement, Seppo Mäkinen, l’œuvre la plus difficile à réaliser a été celle de Zaha Hadid et Cai Guo-Quiang. Un objet gigantesque, tout en courbes, évoquant un canyon et composé de deux structures dont les formes vertigineuses se répondent l’une l’autre. L’une est en neige, l’autre en glace. Les couples artiste-architecte, principe même de l’exposition, se sont parfois constitués d’eux-mêmes, alors que d’autres ont été suscités par le commissaire principal de l’exposition, Lance Fung. L’architecte finlandais Juhani Pallasmaa a ainsi travaillé en collaboration avec la Britannique Rachel Whiteread. Pallasmaa a conçu une simple construction rectangulaire en neige. Pour découper l’espace intérieur de cette sorte d’abri tiré au cordeau, Rachel Whiteread s’est, pour sa part, inspirée de l’architecture des cages d’escalier de l’Est londonien. “J’ai toujours été persuadé que les architectes peuvent apprendre des artistes à affiner certaines parties plus émotionnelles de leur travail. D’un certain point de vue, l’architecture s’est normalisée, explique Pallasmaa, et les artistes peuvent nous aider à corriger cette tendance.” Il ne reste que quelques semaines pour visiter le Snow-Show de Kemi et Rovaniemi. A moins qu’un temps trop clément n’oblige à fermer l’exposition plus tôt que prévu. Hannu Pöppönen
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économie Consultants privés pour mammouths publics p. 50 Vous êtes viré ? Ça se fête ! p. 50
sciences Des rats de laboratoire qui crèvent l’écran p. 55 Une peau transgénique pour les grands brûlés p. 55
multimédia Roustavi-2, la télé qui a déboulonné Chevardnadze p. 52 ■ écologie Plan vert pour chômeurs p. 53
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L’irrésistible attraction du marché chinois Chine de garder ces emplois, même si les salaires locaux finissent par atteindre les niveaux américains. “L’idée selon laquelle Dieu voulait que les Américains soient destinés à être plus riches que le reste de l’humanité pour l’éternité est de moins en moins crédible au fur et à mesure que le temps passe”, note Robert M. Solow, Prix Nobel d’économie. Cette prétention américaine à la richesse et à la puissance suprêmes remonte à Theodore Roosevelt et à Woodrow Wilson. Or voilà qu’aujourd’hui la Chine vient compromettre l’influence singulière que les Etats-Unis ont exercée jusqu’à présent sur le monde. Pékin peut de plus en plus se permettre de faire la sourde oreille aux exigences américaines, et les représailles économiques l’inquiètent de moins en moins. Peu à peu, la Chine supplante les EtatsUnis en tant que principal partenaire commercial de plusieurs pays d’Asie, dont la Corée du Sud. Cette évolution porte atteinte non seulement au pouvoir économique de l’Amérique dans la région, mais aussi à son pouvoir militaire.
CONSOMMATION La Chine ■
est en passe de devenir le premier marché de masse de la planète. Ce qui va immanquablement accélérer les relocalisations industrielles au détriment des Etats-Unis. THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York es Etats-Unis ont longtemps été le seul grand marché de consommation de masse du monde. Pour atteindre tous ces consommateur s, les industr ies étaient contraintes d’exercer leurs activités à l’intérieur du pays. Et elles pouvaient le faire de façon très rentable parce qu’elles réalisaient des économies d’échelle, c’est-à-dire que chacun des articles qui sortait d’une chaîne de montage était moins cher à produire que le précédent. La richesse générée – qui s’est traduite par une augmentation des bénéfices et des salaires – a fait des Etats-Unis la nation la plus puissante de la planète pendant près d’un siècle. Aucun pays n’avait réussi à les rattraper jusqu’à présent. Mais, aujourd’hui, le monde assiste à l’émergence d’un marché concurrent, en Chine, dont le 1,2 milliard d’habitants offre des perspectives de consommation à une échelle bien plus énorme qu’aux Etats-Unis. De l’avis des économistes, il faudra cependant attendre une ou deux générations avant que ce potentiel ne soit réalisé, en supposant qu’aucune perturbation politique ou économique ne vienne torpiller le processus. Quoi qu’il en soit, une classe de consommateurs se développe rapidement dans le pays : de plus en plus de Chinois achètent des téléphones portables, des réfrigérateurs, des ordinateurs, des voitures, des jouets, des meubles, des postes de télévision, des avions de ligne et des vêtements de grands couturiers. Et plus ce marché prend de l’envergure, plus la Chine devient un problème pour les Etats-Unis. Non seulement parce que son développement aura pour conséquence l’exode de dizaines de milliers d’emplois américains, mais parce que la possibilité de faire des économies d’échelle permettra à la
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LE CHANTAGE COMMERCIAL DE WASHINGTON VA S’AFFAIBLIR
Dessin de Caty
Bartholomew paru dans Business Week, New York.
L’ascendant de la Chine va très certainement augmenter avec le développement de son marché intérieur, et elle va petit à petit remplacer les Etats-Unis dans leur rôle d’acheteur en dernier ressort – celui qui est capable de soutenir l’économie d’autres pays en absorbant massivement leurs biens et ser-
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vices. Pendant soixante ans, ce pouvoir d’achat a procuré à Washington une position dominante dans les négociations commerciales et dans le jeu politique. Mais son emprise commence à s’effriter. Pour conserver leur influence – ainsi que leur pouvoir militaire –, les Etats-Unis ont traditionnellement menacé d’instaurer des quotas d’importation et des droits de douane afin d’empêcher l’extérieur d’avoir accès à la poule aux œufs d’or qu’est le consommateur américain. Mais, avec l’affirmation de la Chine en tant que marché de substitution, les restrictions américaines sur les importations d’acier européen ou d’agrumes brésiliens, par exemple, n’ont plus le même impact. Pourquoi s’inquiéter d’une exclusion éventuelle du marché américain si la Chine fournit un nombre amplement suffisant d’acheteurs ? La consommation de masse a joué un rôle capital dans l’image que l’Amérique a d’elle-même. Comme l’a souligné l’historien de l’économie Alfred Chandler, Microsoft et Intel s’enrichissent aujourd’hui grâce aux économies d’échelle, comme l’avait fait Ford il y a un siècle grâce au travail à la chaîne. Les chaînes fabriquent un millier de copies du logiciel Microsoft Word ou des puces Intel en à peine peu plus de temps que les cent premières, n’ajoutant que quelques centimes au coût de la production initiale. La conception et la mise au point des produits sont déjà payées, ainsi que la plus grande partie de la main-d’œuvre. Il devient alors extrêmement important d’écouler cette production. Si les ventes augmentent de 20 % par an sur le marché chinois et de 5 % seulement sur le marché américain – plus mature, voire saturé –, alors, la tentation sera de plus en plus grande pour Microsoft et Intel de faire de la Chine un véritable centre de production à partir duquel ils exporteront aux Etats-Unis, devenus un marché secondaire. Dans cette nouvelle donne, le marché de masse américain survivra et se développera, mais celui de la Chine grandira encore plus DU 4 AU 10 MARS 2004
vite, ce qui incitera Microsoft et Intel à rester dans ce pays, même si les salaires grimpent au niveau américain. Car la productivité résultant des économies d’échelle (c’est-à-dire l’augmentation du rendement par ouvrier) génère un chiffre d’affaire qui permet largement de mieux rétribuer les ouvriers tout en faisant grossir les bénéfices, une excellente raison pour rester sur place plutôt que de partir pour des contrées où les salaires sont plus bas. LE XXI e SIÈCLE NE SERA PAS AMÉRICAIN
Il sera également de plus en plus tentant pour les entreprises américaines de transférer leurs départements de recherche et de marketing en Chine. “Plus les Chinois deviendront riches et plus leurs goûts se rapprocheront de ceux des habitants des pays du premier monde, plus les entreprises qui installent leurs usines en Chine (essentiellement dans le but d’exporter à partir de là-bas) seront amenées à produire pour le marché local”, précise Richard Nelson, économiste à l’université Columbia. “C’est ce qui commence à se passer.” La part de la Chine dans la production mondiale de biens et de services a presque doublé depuis 1991. Selon le Fonds monétaire international (FMI), elle atteint aujourd’hui 12,7 %, rattrapant les 15,7 % de l’Union européenne et s’approchant des 21 % des Etats-Unis. Cette évolution a beau être spectaculaire, le point de bascule est encore bien loin, nuance Stephen S. Roach, économiste en chef de la banque d’affaires Morgan Stanley. “Aujourd’hui les Chinois sont des producteurs. Ils ont encore beaucoup de chemin à faire avant de devenir des consommateurs de masse, commentet-il. Leur revenu n’est pas suffisant. Ils licencient encore 8 à 9 millions de travailleurs par an dans le cadre de la réforme des entreprises publiques, et ceuxci n’ont pas de filet de protection.” Et encore moins de pouvoir d’achat. Même ainsi, estime Rober t M. Solow, les Etats-Unis ne pourront pas retrouver l’accès privilégié aux bénéfices et aux revenus qui leur a été donné par leur vaste marché interne. L’Amérique va devoir faire comme tout le monde et s’habituer à perdre autant qu’à gagner au jeu de l’économie mondiale. Finalement, le XXIe siècle a peu de chances d’être le “siècle américain”. Louis Uchitelle
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Des consultants privés pour dégraisser les mammouths publics RESTRUCTURATION En Allemagne, ■
les cabinets de conseil ont trouvé la poule aux œufs d’or : le secteur public, qui est en pleine réorganisation. Cette tendance inquiète certains contribuables. SÜDDEUTSCHE ZEITUNG
Munich our Roland Berger, c’est en 1994 que les affaires avec l’Etat ont vraiment démarré. A l’époque, ce consultant en entreprise munichois s’était vu attribuer par son ami le ministre-président SPD du Land de Basse-Saxe, un certain Gerhard Schröder, le contrat portant sur le développement d’un concept permettant de sauver l’usine aéronautique de Lemwerder, que le groupe Daimler avait l’intention de fermer. Berger publia un document établissant que, malgré ses 1 200 emplois, l’usine était condamnée. Depuis, impossible d’envisager le monde politique sans Berger. Que le chancelier, le gouvernement, la Bundeswehr ou l’Office (récemment rebaptisée Agence) fédéral pour l’emploi aient besoin d’aide, et le consultant le plus connu d’Allemagne répond présent. Berger réalise désormais 6 % de son chiffre d’affaires grâce aux fonds publics. Même le cabinet multinational McKinsey, qui domine le marché allemand, fait de plus en plus souvent des affaires avec l’Etat. “Le secteur se développe”, déclare Jürgen Kluge, responsable de la société pour l’Allemagne. Ainsi, sur les quelque 1 000 consultants allemands que compte McKinsey, 40 à 50 travaillent constamment avec le service public. “Le conseil auprès de l’administration
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Dessin de Glück
paru dans Die Zeit, Hambourg.
affiche une nette progression”, confirme Klaus Reiners, de la Fédération des consultants en entreprise. Chaque année, cette croissance se situerait aux alentours de 6 ou 7 %. Le volume de ces commandes représenterait environ 1,4 milliard d’euros, soit 9 % du chiffre d’affaires du secteur. DES CONTRATS ATTRIBUÉS SANS APPEL D’OFFRES
Car l’Etat fédéral, les Länder et les municipalités sont confrontés à un problème général : comment réduire les coûts de l’administration ? C’est là qu’interviennent les petits génies du conseil. “Les autorités recherchent le savoir-faire qui permet d’obtenir de meilleurs résultats avec des appareils pléthoriques”, explique Jobst Fiedler, responsable chez Roland Berger des contrats passés avec l’Etat. “Nous pouvons leur apporter notre expérience du privé.”“Pour surmonter la crise financière, il faudra un Etat allégé”, ajoute Fiedler, qui, pendant six ans, a été directeur des services de l’administration municipale de Hanovre. Si
l’administration était soumise à une réorganisation aussi méticuleuse qu’exhaustive, les caisses de l’Etat pourraient, à partir de 2010, économiser 25 milliards d’euros par an. Les affaires avec le secteur public sont donc florissantes. Ce qui tombe bien, car les consultants sont à la recherche de nouvelles sources de revenus, les contrats avec le privé étant en recul. En outre, alors que les contrats avec l’industrie accusent des fluctuations sensibles, le secteur public, lui, représente un marché de croissance stable. Pour se vendre, les consultants mettent dans la balance leur expérience des relations avec les grandes entreprises d’Etat. Les concurrents de McKinsey concèdent ainsi que, si la Deutsche Post, avec ses 380 000 salariés, est aujourd’hui une société efficace, c’est grâce au rôle décisif qu’a joué ce cabinet. Pour l’Association des contribuables, cependant, le penchant de l’Etat pour les consultants va trop loin. “Il y a tout ce qu’il faut comme spécialistes dans les ministères”, se plaint un
représentant de l’association. A Berlin, l’opposition aussi s’insurge. D’autant que ces contrats sont régulièrement attribués sans appels d’offres à l’échelle européenne, ce qui est pourtant prescrit à partir d’un montant de 200 000 euros. A en croire une étude réalisée par Booz Allen Hamilton, en l’an 2000, les deux tiers des contrats publics ont été attribués à des sociétés de conseil sans appels d’offres. Le secteur se défend. “Je tiens à mettre en garde contre l’hystérie collective qui tend à se manifester dès que l’on prononce l’expression ‘contrat d’audit’”, déclare Rémi Redley, président de l’Association fédérale des consultants en entreprise. Pour lui, le débat ne “manque pas d’hypocrisie”, le dégraissage de mammouths comme l’Agence fédérale pour l’emploi étant “irréalisable sans expertise externe”. Quoi qu’il en soit, il faut souligner que Roland Berger occupe dans ce domaine une position particulière. Personne n’a autant de succès que le Munichois, qui, s’il est proche du chancelier, n’hésite pas non plus à donner des conseils à Edmund Stoiber, ministre-président du Land de Bavière. “On constate que Berger obtient un grand nombre de contrats publics”, rappelle un représentant de l’Association des contribuables. “Berger a les bonnes connexions”, renchérit l’un de ses concurrents chez McKinsey. Discrètement, tranquillement, diton dans le milieu, Berger aurait tissé un réseau de contacts dans les municipalités, les Länder et les ministères, siégeant dans de nombreuses commissions ; il aurait su convertir ce travail systématique en contrats lucratifs. Il ne faut donc pas s’étonner si l’un de ses concurrents se laisse aller à cette réflexion mordante : “Berger, il fait plus dans le relationnel que dans le conseil.” Karl-Heinz Büschemann
LA VIE EN BOÎTE
Vous êtes viré ? Ça se fête ! DE VERONA (NEW JERSEY) hristoph Grieder rayonne au milieu des 45 invités – amis, parents, anciens collègues – qui lui por tent un toast. Un accordéoniste joue un air enlevé. Les enfants courent un peu partout dans le joli pavillon, au bord de l’eau. Tout ce monde fête-t-il une promotion ? Pas du tout. On est en pleine “cérémonie de compression d’effectifs”, un nouveau rituel étonnant qui apparaît aux Etats-Unis. Au cours de cet événement qui va bien plus loin qu’un pot d’adieu, un “célébrant” fait prononcer à la personne licenciée des vœux relatifs au traumatisme qu’elle vient de subir. “Acceptez-vous cette expérience et voulez-vous vous en souvenir consciemment comme faisant par tie intégrante de votre vie ?” demande solennellement Charlotte Eulette. “Oui”, répond sur le même ton M. Grieder. Alors que près de un chômeur sur quatre aux Etats-Unis est à la recherche d’un emploi depuis plus de six mois (la plus forte
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proportion depuis 1983), mois, il a souffert d’innombreux sont ceux qui somnie. Après 26 encherchent un nouveau tretiens d’embauche, il moyen de soigner leur a fini par décrocher un amour-propre mis à mal. poste dans un autre Ressasser sa rancœur hôpital, en août dernier. après la perte d’un em“Tout ce que l’on perd ploi entame les chances – même un emploi – est d’en trouver un autre, une petite mor t, expuis de le garder. C’est plique-t-il. J’ai ressenti ainsi qu’est née l’idée de de la colère, je me suis cérémonies destinées à senti nié, je suis tombé aider les victimes d’un dans la déprime.” Mais, Dessin de Gallardo paru dans licenciement à s’en regrâce à la cérémonie, il La Vanguardia, Barcelone. mettre plus rapidement. peut “tourner la page”. M. Grieder, musicothérapeute, a organisé “C’est ça qui est formidable avec les êtres son rite de transition afin de saluer ses humains. Ils se secouent et repartent de propres réalisations professionnelles et l’avant”, se félicite Mme Eulette. L’inventrice de ces cérémonies dirige la Celebrant sa capacité à surmonter l’épreuve d’un liUSA Foundation, branche américaine d’un cenciement sur venu en février 2003. mouvement australien. Une dizaine d’ofAprès avoir travaillé près de six ans dans ficiants formés par cette fondation ont déjà un centre médical, ce père de deux encélébré des centaines de rites personnafants avait peur du chômage. Pendant des
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lisés marquant la guérison d’un cancer, une adoption, un divorce ou d’autres événements marquants. Certains spécialistes de la gestion de carrière doutent de l’ef ficacité de cette méthode pour aider les chômeurs. Ses partisans sont “des gens qui disposent d’un peu trop de temps et d’argent”, ironise Richard Pinola, PDG d’un cabinet de reclassement. “Si vous voulez donner une fête, pourquoi pas ! Mais profitez-en pour étoffer votre carnet d’adresses et inviter des personnes dont vous avez envie de faire la connaissance. Au lieu de vous contenter d’écouter vos proches répéter que vous êtes quelqu’un de bien.” Il n’empêche, M. Grieder pense que sa fête – facturée 322 euros et payée par un ami – a renforcé sa capacité à gérer à nouveau sa situation de chômeur. “La prochaine fois, promet-il, je ne me laisserai pas chuter dans Joann S. Lublin, la dépression.” The Wall Street Journal Europe (extraits), Bruxelles
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multimédia
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Roustavi-2, la télé qui a déboulonné Chevardnadze TÉLÉVISION Sans l’impulsion ■
et la participation active de la chaine, la “révolution des roses” n’aurait sans doute pas eu lieu. Aujourd’hui, plus prudente, elle perd peu à peu sa crédibité dans la population. KOMMERSANT-VLAST
Moscou
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uelques jours avant le renversement d’Edouard Chevardnadze [le 23 novembre 2003], Roustavi-2, la chaîne de télévision la plus regardée de Géorgie, avait diffusé un documentaire de quatrevingt-dix minutes sur la chute du régime Milosevic dans son émission Courrier de nuit. Ce film retraçait l’action de l’opposition yougoslave, mécontente des élections qui venaient d’avoir lieu. On y entendait des discours enflammés d’opposants, on y voyait des rassemblements, des marches de protestation, des drapeaux avec un poing serré sur fond blanc, des gens qui scandaient : “Dosta e !” [Ça suffit !]. Ce soir-là, les plus grands commentateurs géorgiens étaient invités sur le plateau de l’émission avec des chefs de l’opposition, pour commenter le film et comparer les événements relatés avec l’actualité géorgienne. Le lendemain, place Roustaveli, où se rassemblaient depuis plusieurs jours les adversaires du président Chevardnadze, on vit apparaître à peu près les mêmes drapeaux que dans le documentaire, un poing serré sur fond orange. Ce symbole gagna vite les blousons des jeunes, et le soir la majeure partie de la foule répétait en chœur : “Kmara !” [Ça suffit !], en levant le poing. Le mouvement de jeunes radicaux Kmara était une copie du mouvement de jeunes serbes Otpor, et il avait été créé dès le printemps 2003. Mais c’est bel et bien le film diffusé par la chaîne Roustavi-2 qui a montré à la Géorgie comment il fallait s’y prendre pour faire chavirer le pouvoir. UNE RADICALISATION APPRÉCIÉE DES GÉORGIENS
Suivant à la lettre le scénario yougoslave, des manifestants venant de tous les coins du pays ont alors conflué vers Tbilissi. Les marches de protestation, que les journalistes de Roustavi-2 couvraient depuis divers endroits de Géorgie, étaient censées montrer qu’il était impossible de reculer, que l’action devait aller jusqu’à son dénouement. C’est effectivement ce qui s’est passé. Quelques jours plus tard, l’opposition investissait le Parlement, et tout le pays, qui suivait les événements en direct sur Roustavi-2, pouvait voir les gardes du corps d’Edouard Chevardnadze, paniqués, évacuer le président de la tribune. Enfin, c’est cette
Dessin de Tiounine
paru dans Kommersant, Moscou.
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Initiative
Le 13 mars auront lieu les Assises de la presse écrite et de la jeunesse, à l’initiative de Graines de citoyens. Il s’agit d’inciter les jeunes à trouver des repères de citoyenneté dans la lecture de la presse écrite. La manifestation aura lieu au Palais des congrès de Bordeaux. Inscription gratuite : .
chaîne qui a lancé l’expression “révolution des roses” pour désigner les événements géorgiens. Le départ si peu glorieux du vieux président, on le voit, a essentiellement été l’œuvre de Roustavi-2. Cette chaîne privée est née le 1er juin 1994 dans la ville de Roustavi, avant d’être fermée, au bout de un an, privée d’autorisation d’émettre. Douze mois plus tard, elle récupérait sa licence. Elle s’installait alors à Tbilissi en prenant le nom de Roustavi-2. Elle ne tarda pas à faire l’objet de nouvelles tracasseries, les autorités affirmant une fois de plus que l’entreprise n’était officiellement qu’une agence d’information et de publicité, ce qui ne lui donnait pas le droit de gérer une chaîne de télévision. Ses prises de position radicales la rendirent vite très populaire. En 1997, malgré l’opposition du “parti prorusse”, un groupe de jeunes politiciens pro-occidentaux dirigé par Mikhaïl Saakachvili fit passer une loi obligeant les grandes chaînes russes qui émettaient en Géorgie à payer des impôts sur leurs recettes publicitaires. Cela eut pour effet de chasser du pays les chaînes russes ORT, NTV et RTR. Depuis, on ne peut plus les voir que sur le câble. Pour Roustavi-2, ce fut le début de l’âge d’or : il ne restait plus que la chaîne d’Etat pour lui disputer l’ensemble du marché publicitaire du pays, qui représente aujourd’hui une manne de 2 à 3 millions de dollars [de 1,6 à 2,4 millions d’euros] par an. A l’échelle géorgienne, ce sont des sommes importantes, surtout si on considère que Roustavi-2 emploie moins de 50 personnes. La chaîne n’a pas tardé à recevoir une aide de 500 000 dollars, octroyée par les Etats-Unis, qui lui a permis d’améliorer sa qualité de transmission et de couvrir une large part de la surface du pays. Des professionnels américains sont arrivés à la rédaction pour enseigner le journalisme et le mana-
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gement à l’occidentale. Roustavi-2 est devenue la première télévision géorgienne à émettre par satellite, à pouvoir être captée en Europe et au Proche-Orient. Cette chaîne, qui critiquait violemment le pouvoir, ne cessait de gagner en popularité. Lorsqu’elle se mit à diffuser des séries animées satiriques du genre Dardoubala, qui raillaient le président Chevardnadze, le mécontentement des autorités fut porté à son comble, mais il était trop tard pour entreprendre quoi que ce soit contre celle qui avait échappé à leur contrôle. Depuis 1998, Roustavi-2 était devenue la chaîne la plus regardée du pays. L’HEURE EST À LA RECONQUÊTE DE L’OPINION
Cela n’avait pas empêché quelques tentatives d’intimidation. Le présentateur le plus célèbre de la chaîne, Guéorgui Sanaïa, fut assassiné dans son appartement pendant l’été 2001. Arrêté quelques mois plus tard, le meurtrier se révéla être un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. A l’automne de la même année, le ministère de la Sécurité d’Etat géorgien tenta de saisir les documents comptables de la chaîne, accusant de fraude Erossi Kitsmarichvili, son directeur général et copropriétaire. Roustavi-2 sut exploiter cette histoire sans retenue, en diffusant la perquisition en direct. Plusieurs milliers de personnes descendirent dans la rue pour défendre leur télévision, essentiellement des étudiants qui réclamaient le départ de Chevardnadze. Cela aboutit à une démission en bloc du gouvernement. A partir de ce jour, les relations entre le pouvoir et la chaîne dégénérèrent en une véritable guerre, qui s’est achevée par le retrait du président géorgien. En Géorgie, la plupart des gens sont persuadés que sans Roustavi-2, qui a fait de Chevardnadze l’homme à abattre, la dernière crise politique se serait terminée, comme les précéDU 4 AU 10 MARS 2004
dentes, par un arrangement. De nombreux commentateurs géorgiens affirment aujourd’hui que, même après la falsification avérée du résultat des législatives de novembre 2003, les chefs de l’opposition étaient prêts à un compromis. Mikhaïl Saakachvili, Nino Bourdjanadze et Zourab Jvania avaient rencontré Edouard Chevardnadze à plusieurs reprises afin de trouver un terrain d’entente. Mais la chaîne n’était pas d’accord. Après chaque rencontre entre les chefs de l’opposition et les dirigeants en place, les journalistes menaçaient presque ouvertement de ruiner la carrière politique de ces opposants s’ils abusaient de la “confiance naïve et sincère du peuple pour s’entendre avec le régime criminel de Chevardnadze”. La chaîne appelait à la révolution, et en novembre les adversaires de Chevardnadze affirmaient finalement : “Nous ne céderons pas.” A ce moment-là, Roustavi-2 était à peu près la seule chaîne à prendre parti pour une révolution. Les journalistes avouaient sans complexe utiliser leur influence médiatique pour préparer l’opinion à la nécessité d’un coup d’Etat et à l’avènement d’une nouvelle ère. “Je ne serai pas objective”, avait déclaré Eki Khoperia, présentatrice de Courrier de nuit et chef du service information de la chaîne. “Comment être objective alors que des milliers de personnes stationnent dans le froid et sous la pluie pour réclamer une chance d’avenir et la réalisation de leur dernier espoir : envoyer aux oubliettes un pouvoir honni ?” Mais aujourd’hui l’euphorie des premières journées postrévolutionnaires commence à retomber. Les sondages montrent que le crédit de confiance accordé à la chaîne a nettement chuté au cours des trois derniers mois. Les spectateurs ont pu remarquer que, depuis les événements de novembre, Roustavi-2 s’est faite prudente, et que les reportages sensationnels sur la vie des dirigeants sur fond de Géorgie dépérissant de misère ne sont plus à l’ordre du jour. Erossi Kitsmarichvili reconnaît sa défaite sur le plan professionnel. Il sait que la participation de Roustavi-2 au changement de pouvoir s’est traduite par une perte de confiance des téléspectateurs, mais il promet de redresser la barre. “Nous avons présenté les événements de Tbilissi de façon partisane, mais nous allons tenter de reconquérir la confiance du public en critiquant le nouveau gouvernement”, explique-t-il. Evidemment, la rédaction va vouloir regagner les positions perdues, et le nouveau pouvoir va sans doute, dans un premier temps, lui offrir son aide. Le président sera obligé de le faire, pour ne pas risquer d’être comparé à son prédécesseur. Mais il est peu probable que la chaîne critique le nouveau gouvernement avec autant d’ardeur que l’ancien, puisque c’est elle qui l’a porté au pouvoir. Elle ne retrouvera donc vraisemblablement pas sa popularité, et devra accepter de payer le prix de sa victoire politique. Olga Allenova, Mamouka Revazichvili
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écologie
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Plan vert pour les chômeurs de longue durée
EN BREF
Corail L’Australie s’inquiète de la fin prochaine du corail de la Grande Barrière, conséquence du réchauffement climatique (les coraux sont extrêmement sensibles à la température de l’eau). L’industrie du tourisme craint en particulier la chute de la fréquentation des côtes, qui se traduirait par la perte de 12 000 emplois, explique The Sydney Morning Herald. Cela n’empêche pas l’Australie de refuser de signer le traité de Kyoto.
SOCIÉTÉ En Afrique ■
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du Sud, un programme d’éradication des plantes invasives est l’occasion d’insérer socialement les chômeurs, les handicapés et les anciens détenus. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR
Boston DE FRANSCHOEK (AFRIQUE DU SUD)
ne nouvelle recrue manie une tronçonneuse à la base d’un pin, entaillant le tronc prudemment. Une dizaine d’hommes et une femme le regardent faire à distance. Debout derrière lui, son formateur, Sakhumzi Sidukwana, donne le signal. Tout le monde se recule et, au dernier coup de tronçonneuse, l’arbre de douze mètres de haut s’abat sur le sol. M. Sidukwana regarde d’un air satisfait le spécimen abattu, couché à côté d’une pile d’autres arbres. “Ce nouveau groupe fait des progrès”, lance-t-il. Il y a quelques semaines, tous ces stagiaires étaient encore au chômage. Aujourd’hui embauchés dans le cadre du programme Working for Water, financé par le gouvernement, ils vont être payés pour faire la guerre aux pins et aux autres plantes invasives qui menacent la biodiversité et les ressources en eau de la région. Ce programme emploie des chômeurs de longue durée pour éliminer les plantes destructrices qui colonisent les coteaux et les berges des cours d’eau ; pour la première fois, on tente systématiquement de venir à bout des organismes connus sous le nom d’espèces invasives [elles viennent d’un autre écosystème et prolifèrent au détriment des espèces autochtones]. En effet, chaque année, des plantes et des animaux (notamment des insectes) voyagent en grand nombre d’un continent à l’autre, ce qui a souvent des conséquences désastreuses. Certaines espèces sont introduites en tant qu’animaux domestiques ou plantes ornementales, tandis que d’autres, comme la fourmi d’Argentine et le crabe chinois, vont d’un continent à l’autre en accompagnant les produits d’importation ou traversent les océans dans les cales des cargos. Les plantes invasives coûtent à l’économie américaine environ 7 milliards de dollars par an. En Afrique du Sud, des arbres comme le pin d’Amérique et l’acacia d’Australie comptent parmi les plantes les plus destructrices, notamment dans le sud-ouest du pays, région d’une extraordinaire biodiversité dominée par le fynbos, un arbuste propre à cette région. Le fynbos recouvrait autrefois les coteaux de cette pittoresque vallée viticole, mais les arbres étrangers – importés à l’origine pour l’exploitation forestière commerciale – ont colo-
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nisé de vastes étendues, menaçant à la fois la biodiversité et les ressources en eau. Les espèces invasives occupent aujourd’hui environ 8 % des terres sud-africaines. Des envahisseurs assoiffés, comme le gommier bleu australien, qui consomment bien plus d’eau que les plantes autochtones de cette région sujette à la sécheresse, assèchent les rivières et les ruisseaux dans certaines zones. Leur présence accroît ainsi les risques d’incendie et a été à l’origine de feux dévastateurs sur les pentes de la montagne de la Table (proche du Cap) en 2000. “C’est sans doute un problème d’une échelle comparable au réchauffement de la planète”, assure Guy Preston, responsable du programme Working for Water et également président du Global Invasive Species Project (GISP), un partenariat international créé en 1997, ayant son siège au Cap.
Dessin de Nico,
Suisse.
21 000 EMPLOIS CRÉÉS, LA MOITIÉ POUR DES FEMMES
Fondé en 1995, Working for Water a été conçu à la fois comme une action contre des espèces destructrices et comme un programme social du type New Deal. C’est désormais le plus grand projet de création d’emplois du gouvernement et il fait travailler plus de 21 000 personnes, y compris des handicapés et d’anciens détenus. Plus de la moitié des participants sont des femmes, comme l’exige le gouvernement. Des programmes comme celui-ci proposent un nouveau modèle de lutte contre les espèces invasives dans le monde, note Guy Preston, et grâce à un nouveau projet financé par la Banque mondiale, le GISP va commencer ce mois-ci à coordonner la lutte contre ce problème à l’échelle mondiale. Cependant, les salaires proposés dans le cadre du programme Working for Water sont peu élevés, et le travail difficile, voire dangereux, précise M. Preston. Dans certains cas, des équipes sont déposées en hélicoptère au sommet de montagnes pour éliminer les plantes indésirables. D’autres descendent en rappel le long de falaises pour attaquer les poches de végétation les plus inaccessibles. Ici, à Franschoek [province du Cap-Occidental], les stagiaires vont déboiser une grande zone autour de la rivière Groot Berg, où
un barrage sera construit pour alimenter la ville du Cap en eau. Les stagiaires, lorsqu’ils débutent, touchent l’équivalent d’environ 5 dollars par jour. En moyenne, les participants gagnent 150 dollars par mois, soit à peine de quoi nourrir une famille. “Certes, les gens devraient gagner plus, mais, d’un autre côté, s’ils étaient mieux payés, nous ne pourrions pas avoir autant de participants”, commente M. Preston. M. Sidukwana, le formateur qui dirige les nouvelles recrues, explique qu’il aime son travail. Il aide les gens à acquérir des compétences qui leur permettent de subvenir à leurs besoins, et il en tire une grande satisfaction. Florah Manundu a été embauchée il y a trois ans, après avoir été au chômage pendant un an et demi. Aujourd’hui, elle est à la tête d’une équipe de onze personnes. Au départ, elle était contente d’avoir trouvé du travail, mais elle ne comprenait pas pourquoi on l’avait recrutée pour abattre des arbres à la tronçonneuse. “Aujourd’hui, je me dis que je sauve le monde”, dit-elle avec un sourire. “J’essaie d’empêcher les espèces étrangères de boire toute l’eau.” Jusqu’à présent, en Afrique du Sud, plus de 1 million d’hectares ont été débarrassés des plantes invasives. Mais ce n’est encore qu’une faible part des terres occupées par la végétation étrangère. “Nous avons bien avancé, mais les arbres poussent plus vite qu’on ne les coupe”, reconnaît M. Preston. Megan Lindow
Un hors série très people et très politique
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■ Le Pentagone vient de remettre au Congrès américain un rapport selon lequel le réchauffement climatique pourrait représenter “un danger plus grand encore que le terrorisme”, avec sécheresses catastrophiques, famines récurrentes et émeutes associées. Pourtant, nous apprend le magazine Grist, la MaisonBlanche reste sourde. Sa porteparole, Dana Perino, déclare : “Je n’ai pas vu [ce rapport], je ne l’ai pas lu, et je ne veux faire aucun commentaire. Ce que j’en ai compris, c’est qu’il s’agit d’un scénario, et non d’un diagnostic ; d’une prophétie, et non d’une base solide pour une nouvelle politique.”
Vautours Alors que les populations de vautours ont chuté de plus de 95 % en Inde et dans d’autres pays du Sud-Est asiatique (voir CI n° 643, du 27 février 2003), les chercheurs proposent enfin une explication : il semblerait qu’un médicament antiinflammatoire, le diclofénac, cause la mort des rapaces. En Occident, ce médicament est utilisé contre les rhumatismes et les douleurs chez l’homme, mais n’est pas donné aux animaux. En Asie, il est donné au bétail parce qu’il n’est pas cher. Il contamine donc les charognards, signale The New York Times, en causant une insuffisance rénale fatale ● chez ces oiseaux.
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sciences
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Le clonage humain, une activité très zen nos travaux. A l’issue de nos présentations, certaines ont tenu à nous rencontrer pour discuter en détail de ce qu’impliquait une donation d’ovules. Nous les avons soumises à des examens physiques et psychologiques. Nous leur avons demandé si elles comprenaient ce que nous nous efforcions de faire. Et nous leur avons laissé la possibilité de changer d’avis.
BIOLOGIE Les deux Sud-Coréens ■
qui ont récemment réussi à cloner un embryon humain et à en extraire une lignée de cellules souches commentent leurs travaux avec une certaine fantaisie. THE NEW YORK TIMES
New York
Leon R. Kass, conseiller du président Bush pour les questions de bioéthique, a dit qu’il souhaitait que les recherches comme celles que vous pratiquez soient interdites. Quelle est votre réaction ? WOO SUK HWANG Nous n’avons jamais eu l’intention de créer des bébés humains clonés, mais de trouver les causes de maladies incurables et d’offrir de nouvelles solutions pour développer des remèdes. SHIN YONG MOON Le Pr Hwang et moi avons appelé à une interdiction du clonage reproductif. Nous ne souhaitons pas que des gens utilisent nos techniques pour produire des êtres humains. Nous invitions tous les pays du monde à préparer dès que possible une loi interdisant le clonage humain. En tant que scientifique, je pense qu’il faut interdire le clonage reproductif. Que pensez-vous qu’il adviendrait des sciences aux Etats-Unis si le clonage était interdit sous toutes ses formes ? MOON Si tous les types de clonage humain étaient interdits ici, cela poserait un problème à la science américaine. La recherche sur les cellules souches [que facilite le clonage] est très importante pour comprendre les mécanismes fondamentaux du développement humain. Elle joue également un grand rôle dans l’évaluation de nouveaux médicaments. Cela aurait pour conséquence de freiner et d’empêcher le développement biotechnologique aux Etats-Unis, du moins en partie. Rencontrez-vous des difficultés avec votre propre gouvernement vis-à-vis de vos travaux ? HWANG Si la Corée interdisait la recherche sur le clonage thérapeu-
Ferguson paru dans le Financial Times, Londres.
ShinYong Moon.
Woo Suk Hwang.
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Travailler
Les 40 chercheurs de l’équipe de Woo Suk Hwang et Shin Yong Moon travaillent au coude à coude dans un petit laboratoire de 10 mètres sur 10, au sixième étage d’un bâtiment discret de Séoul. De nombreux concurrents trouveraient ridicule leur budget (moins de 2 millions de dollars par an), mais pour Hwang “l’abnégation dans la pauvreté est parfois plus efficace que la paresse dans l’abondance”. Interviewé par Newsweek, il poursuit : “Il n’y a aucun secret à notre succès. Notre philosophie est simple : pas de samedi, pas de dimanche, pas de vacances. Seulement travailler.”
Barr y Sweet/EPA/Sipa
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Dessin de
Barr y Sweet/EPA/Sipa
our des savants qui viennent de jeter un gigantesque pavé éthique dans la mare des sciences, les professeurs Woo Suk Hwang et Shin Yong Moon ont l’air bien détendu. Hwang, âgé de 51 ans, et Moon, son aîné de cinq ans, tous deux membres de l’Université nationale de Séoul, en Corée du Sud, viennent d’annoncer qu’ils ont réussi à cloner un embryon humain et à en extraire une lignée de cellules souches. Ils sirotent un Coca et prennent des photos des journalistes qui les interviewent. “C’est un moment formidable”, lance Hwang, le directeur du projet. “Si j’avais su que l’on m’interviewerait aussi souvent, j’aurais un peu plus révisé mon anglais”, ajoute Moon.
tique, nous serions obligés de nous installer dans d’autres pays où elle est autorisée : à Singapour, en république populaire de Chine, peut-être en Grande-Bretagne. Mais j’espère que le gouvernement coréen nous donnera l’autorisation de poursuivre ce type de recherche. Pour l’instant, nous marquons une pause de courte durée pour réfléchir à ce que nous allons faire par la suite. Nous aimerions en discuter avec notre gouvernement. Ensuite, nous reprendrons nos travaux.Vous savez, près de la moitié de notre équipe est composée de chrétiens, à commencer par le Dr Moon, qui est méthodiste. Au labo, nous avons débattu des raisons de nos travaux. Nous nous sommes posé une question : y a-t-il un moyen de développer des traitements pour certaines maladies incurables sans le clonage thérapeutique ? Notre réponse : il est de la responsabilité d’un scientifique d’effectuer ces recherches, car c’est pour une bonne cause. Quelle est votre tradition religieuse, Pr Hwang ? HWANG Je suis bouddhiste, et je n’ai aucun problème philosophique avec le clonage. Et, comme vous le savez, la base du bouddhisme veut que la vie soit recyclée par la réincarnation. Sous certains aspects, je pense, le clonage thérapeutique recommence le cycle de la vie. Etes-vous issus de familles aisées ? HWANG Non, nous étions très pauvres. Ma ville natale se trouve dans une région rurale très isolée. Mon père est mort quand j’avais 5 ans. C’était pendant la guerre de Corée. Ma mère a dû s’occuper toute seule de ses six enfants. Dans les années qui ont suivi la guerre, les conditions de vie de l’ensemble de la population rurale étaient très, très dures. MOON Permettez-moi de vous en dire plus, puisque le Pr Hwang et moi avons le même âge, bien que je vienne de la classe moyenne. Juste après la guerre de Corée, nous n’avions rien à boire ni à manger. Les premiers mots d’anglais que j’aie jamais prononcés étaient : “Hello, give me a chocolate !” [Bonjour, donnez-moi du chocolat !]. C’était ce qu’on disait aux
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GI. Tout le monde souffrait de la faim. Nous n’avions rien. La seule solution pour réussir dans la vie, c’était d’étudier avec acharnement. Donc, le Pr Hwang a reçu une excellente formation parce que c’était un jeune homme très travailleur. Il se levait tous les matins à 4 h 30 et travaillait jusqu’à minuit. D’ailleurs, il le fait toujours. Pr Hwang, votre intérêt pour le clonage peut-il en partie s’expliquer par vos origines paysannes ? HWANG Oui. Je me suis occupé des vaches dès mon plus jeune âge. Encore aujourd’hui, je suis capable de communiquer avec elles, juste en les regardant dans les yeux. C’est pour cela, entre autres raisons, que je me suis intéressé au clonage animal : je vois comment il permet de résoudre beaucoup de problèmes pour les paysans. Certaines vaches sont destinées à la production de lait, d’autres de viande. En 1999, grâce au clonage, notre labo a réussi à créer une vache bonne pour les deux productions, une sorte de supervache. Puis, en 2002, nous avons réussi à cloner des porcs miniatures stériles, dont les organes peuvent servir à des xénogreffes sur les humains. Nous avons récupéré les cellules somatiques des porcs et nous y avons inséré certains des gènes immunitaires humains. Forts de ces succès, nous avons pensé que le moment était venu de tenter le clonage thérapeutique pour soigner des maladies humaines incurables comme la maladie de Parkinson et les blessures affectant la moelle épinière. Pour créer cet embryon cloné qui a servi à développer une nouvelle lignée de cellules souches, 16 Coréennes ont fait don de 242 ovules. Comment avez-vous trouvé ces remarquables volontaires ? HWANG En Corée comme partout ailleurs, on trouve des jeunes femmes qui s’intéressent au clonage thérapeutique. Quelques-unes avaient entendu parler de nous et nous ont contactés par e-mail. De plus, il nous est arrivé de faire des conférences sur DU 4 AU 10 MARS 2004
Vous n’êtes pas les premiers biologistes à tenter ces expériences de clonage humain. Qu’avez-vous fait de différent ? HWANG Nous avons eu recours à une méthode de compression pour extraire le noyau de l’ovocyte. Et ce en endommageant le moins possible l’ovule, ce qui n’était pas facile car les ovules sont très, très collants. Ensuite, nous avons utilisé un délai d’activation différent pour reproduire la fécondation, ainsi qu’un milieu de culture spécial pour la croissance de l’ovule reconstitué. MOON En fait, il y a quelque chose de particulier dans le laboratoire du Dr Hwang. C’est lié à notre culture coréenne. La micromanipulation que nous avons effectuée est un travail très fastidieux. Mais dans cette partie du monde les gens sont très patients, ce qui nous a aidés. Nos chercheurs avaient un sens presque zen de la concentration. Ils étaient capables de rester dix heures au même endroit pour manipuler précautionneusement les ovules. Presque comme de la méditation. HWANG Je pense aussi, et je suis très sérieux, que l’habileté de nos doigts de Coréens a joué un rôle. Nous mangeons avec des baguettes en métal, qui sont très glissantes. Dès le plus jeune âge, nous sommes habitués à nous en servir. Quelles seront les répercussions économiques de vos travaux ? Allez-vous gagner de l’argent ? HWANG Nous avons déposé une demande internationale de brevet (PCT) pour la technique que nous avons développée et pour les cellules souches de l’embryon humain cloné. L’université détiendra 60 % du brevet. Les 40 % restants iront aux autres collaborateurs. Le Dr Moon et moi n’y participeront pas parce que nous sommes professeurs. Refusez-vous l’argent afin que l’on ne puisse jamais mettre en doute vos motivations ? MOON Oui. En Corée, le respect qui entoure le professorat est un peu différent de celui qui existe à l’Ouest. Le Pr Hwang récolte les honneurs, pas l’argent. Pensez-vous obtenir le pr ix Nobel ? HWANG Pas maintenant. Selon moi, si la jeune génération accomplit sa mission et utilise ce que nous avons fait pour elle, alors, peut-être. Nos travaux ne sont qu’un commencement. Claudia Dreifus
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sciences
intelligences
Des rats de laboratoire qui crèvent l’écran ÉTHOLOGIE Un film documentaire ■
remarqué montre comment des rongeurs domestiqués depuis deux cents générations retrouvent leur comportement sauvage dès qu’ils sont lâchés dans la nature. NATURE
Londres n film plusieurs fois primé a créé des stars inattendues : des rats de laboratoire. Il s’agit d’un documentaire qui montre comment se comportent 75 rats de laboratoire lâchés dans une cour de ferme de l’Oxfordshire. A la grande surprise des chercheurs biomédicaux, ces rongeurs retrouvent très rapidement le savoir-faire de la vie sauvage. Au départ, Manuel Berdoy, un spécialiste du comportement animal de l’université d’Oxford, n’avait pas l’intention de faire un documentaire. Il était simplement curieux de savoir si les rats de laboratoire conservaient certains de leurs instincts sauvages. Il a donc pris 75 rats dociles qui ont passé leur vie en laboratoire et les a lâchés dans la nature. Berdoy s’attendait certes à ce que les rats s’adaptent à leur nouvel environnement, mais il a été très surpris de la rapidité avec laquelle ils l’ont fait. Presque aussitôt, les rongeurs ont trouvé de l’eau, de la nourriture et des trous pour se cacher. En quelques jours, ils ont créé des hiérarchies s o c i a l e s. A u b o u t d e q u e l q u e s semaines, ils avaient tracé tout un
U
Dessin
de Meritxell Duran paru dans La Vanguardia, Barcelone.
réseau de chemins à travers la colonie. Les femelles se sont aussitôt préparées pour leur gestation en cherchant de la nourriture et en la stockant, alors qu’elles avaient toujours été nourries avec des boulettes. “Dans leurs cages, les rats de laboratoire ne font que trottiner ; là, en très peu de temps, ils se sont mis à bondir comme des rats sauvages”, note Paul Flecknell, un chercheur vétérinaire de l’université de Newcastle, qui a vu le film. Ces résultats ne vont pas surprendre les éthologues, admet Flecknell, mais de nombreux chercheurs
biomédicaux ont été stupéfiés par le film. La plupart d’entre eux partent du principe qu’un animal qui vit en laboratoire depuis deux cents générations est incapable de se débrouiller seul dans la nature. “On a beau extraire l’animal de la nature, il la garde en lui”, assure Berdoy. Ce dernier a filmé l’expérience pour apporter un petit plus lorsqu’il a présenté son travail. Ses images ont tant plu qu’il a décidé de les monter pour en faire un film documentaire, qu’il a intitulé : Le Rat de laboratoire, une histoire naturelle.
Le documentaire a conquis une partie du monde du cinéma, décrochant des prix au Jackson Hole Wildlife Film Festival (Etats-Unis) – souvent considéré comme l’équivalent du Festival de Cannes pour les films de nature – et au festival Living Europe (Suède). “Je ne m’attendais pas à un tel succès”, reconnaît Berdoy. A en croire Flecknell, ces observations laissent à penser que les rats auraient de meilleures conditions de vie en laboratoire si leur environnement était plus proche de l’état sauvage. “Les chercheurs ne tiennent pas compte du côté sauvage de ces animaux, et leur bien-être s’en ressent”, estime Flecknell. On pourrait concevoir des cages ressemblant davantage à des champs en y disposant des bâtons à ronger et des tunnels à traverser. Toutefois, un tel enrichissement de l’environnement nuirait, semble-t-il, au bon déroulement des expériences. Une cage complexe tend à produire davantage d’animaux individualisés, offrant une palette de comportements plus large, commente Flecknell. Résultat : il est plus difficile de distinguer entre groupes témoins et groupes expérimentaux, ou de discerner des tendances en matière de comportement. Pour éviter de tels écueils, les chercheurs devraient utiliser un plus grand nombre d’animaux, reprend Flecknell. Il en résulte d’ailleurs le dilemme moral suivant : vaut-il mieux mettre en cage moins de rats dans de mauvaises conditions ou bien davantage de rats dans un meilleur environnement ? Personne n’a encore la réponse à cette question, conclut le chercheur. Mark Peplow
LA SANTÉ VUE D’AILLEURS
Une peau transgénique pour les grands brûlés
L
e corps humain est recouvert d’environ deux mètres carrés de peau. Ce tissu multicouche sert d’enveloppe, de protection et de voie de communication entre le corps et l’extérieur. Sans lui, après une brûlure notamment, l’organisme serait exposé à la déshydratation et aux infections. Lorsque la surface détruite est supérieure à 60 %, les lésions sont mortelles à moyen terme. Jusqu’à présent, le traitement des brûlures consistait à greffer des morceaux de peau saine prélevés sur le corps du patient. Mais ce système n’est pas applicable lorsqu’une grande partie de la peau a été détruite. Une équipe de chercheurs espagnols a cependant mis au point une nouvelle technique “permettant de régénérer toute l’enveloppe cutanée à partir d’un petit échantillon de peau prélevé sur le patient”, affirme José Luis Jorcano, directeur du laboratoire de recherche sur la peau du CIEMAT (Centre de recherches énergétiques, environnementales et technologiques), à Madrid. Le procédé consiste à extraire deux types de cellules, les kératinocytes, formant la partie superficielle de la peau, qui est aussi la plus dure, et les fibroblastes,
servant à régénérer le derme, c’est-à-dire plus tôt à l’autotransplantation, qui est la la couche profonde, à partir d’un morceau seule solution permettant à la victime de de tissu cutané de deux centimètres carretrouver une vie normale. “Etant donné rés seulement. que tous les éléments utilisés proviennent Le milieu dans lequel les cellules sont du patient, on évite le risque de rejet dû mises en culture est également fourni par à l’introduction de substances étranle patient : il s’agit de son propre gères telles que le collaplasma, la partie liquide du gène de bovin, qui sang, qui ne contient ni est utilisé à l’heuglobules rouges, ni re actuelle”, préleucocytes, ni placise Marcela del quettes. On y culRío, pharmacientive des fibrone au CIEMAT. blastes afin d’obAu dire de Jorcano, tenir de la fibrine, il ne s’agit que d’une l’un des éléments de première étape. “On base de la cicatrisation. peut affiner le procédé en efCette méthode permet fectuant des manipulations d’accélérer le processus de répagénétiques lorsque les celration de la peau : d’après les lules sont en culture, expliquerésultats présentés dans la revue t-il. Ainsi, nous cherchons acTransplantation par les chertuellement le moyen d’incorpocheurs, la sur face de peau rer des facteurs favorisant la régénérée est dans les meilleurs vascularisation du der me.” des cas multipliée par L’idée est d’introduire dans les 10 000 en vingt-cinq jours [pour Dessin de Tyto Alba cellules en culture des gènes imatteindre deux mètres carrés]. paru dans El Periódico pliqués dans l’angiogenèse (forIl est ainsi possible de procéder de Catalunya, Barcelone. mation de vaisseaux sanguins).
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Le nombre de cellules cultivées étant très petit, ces gènes se reproduiraient à chaque division, facilitant l’appor t d’éléments nutritifs aux couches profondes de la nouvelle peau. Cette possibilité représenterait un véritable progrès car elle favoriserait la reconstruction du derme, la partie la plus complexe de la peau. Selon Jorcano, on peut également envisager de cultiver de la peau et de la manipuler génétiquement pour qu’elle pr oduise d’autres substances, comme des antibiotiques, ce qui constituerait une nouvelle méthode d’administration de médicaments, similaire aux patchs cutanés. La technique élaborée par le CIEMAT présente en outre des avantages esthétiques. A l’heure actuelle, la méthode utilisée dans le traitement des brûlures est la greffe en filet, qui consiste à prélever des bandes de peau et à les étirer. La peau obtenue est non seulement plus fine et plus fragile, mais elle ressemble à une mosaïque. Le résultat obtenu grâce au nouveau procédé est plus uniforme. Quarante patients en ont déjà bénéficié, et Jorcano a déposé une demande de Emilio de Benito, El País, Madrid brevet.
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LENDEMAINS DE GUERRE
Que vive Belfast-la-Neuve ! les gouvernements britanniques successifs se sont employés à injecter année après année dans les rouages économiques locaux. Londres a toujours été, en effet, persuadé qu’il n’y avait d’autre choix que de maintenir même artificiellement une économie dévastée par la violence. Ces subventions ont alimenté la neutralité bienveillante de nombreux protestants des quartiers est, qui sont peu à peu devenus les citadins les moins politisés. Ils sont, par exemple, des milliers à n’avoir jamais mis les pieds dans l’ouest de Belfast, dans les quartiers catholiques. De plus, la manne venue de Londres a quelque peu atténué les effets de la disparition de ce qui a toujours fait l’orgueil de “Belfast-Est” : les gigantesques chantiers navals, où ne planent plus aujourd’hui que les fantômes du passé. Le dock dans lequel a été construit le Titanic est aujourd’hui un méchant terrain vague, envahi par les mauvaises herbes, les flaques d’eau et les cabanes à outils rongées par la rouille. Par une journée pluvieuse et froide, je n’y ai croisé qu’une seule âme qui vive : une femme qui fumait sa cigarette à l’entrée de l’un des rares bâtiments encore occupés. L’industrie navale, qui à la grande époque employait des dizaines de milliers d’ouvriers, ne rassemble guère aujourd’hui plus de 200 personnes. C’est pourtant dans ces chantiers que les protestants d’ici se sont forgé leur image de traQuartier de
BELFAST LOUGH
Antrim Road
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COMTÉ D’ANTRIM
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Queen’s University
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ans l’esprit de la plupart d’entre nous, la ville de Belfast est encore marquée par les décennies de conflit entre catholiques et protestants et les images de désolation qui ont accompagné ces années de plomb. Qui se douterait, par exemple, que les couches les plus aisées de la population ont un goût immodéré pour les champagnes les plus chers ? Dans une boutique de vins et spiritueux du sud de Belfast, la bouteille de dom-pérignon ne coûte pas moins de 75 livres [105 euros]. “Je n’arrive plus à satisfaire la demande”, fait mine de se plaindre le gérant. “Les étagères sont littéralement dévalisées.” Certains ont visiblement bien réussi malgré les “troubles”, voire, dans certains cas, grâce à eux. Du côté du comté du Down, les rives sud du Belfast Lough sont émaillées de terrains de golf et de yacht-clubs. L’opulence est telle que ce quartier, à l’embouchure du fleuve Lagan, a été rebaptisé la Gold Coast, la rive dorée. Ici comme dans les plus beaux quartiers de Belfast, les maisons les plus cossues se négocient à près de 1 million de livres [1,5 million d’euros] et les BMW et les Mercedes sont monnaie courante. Dans l’enceinte même de la capitale, l’élégance du sud de Belfast a transformé Lisburn Road en terrain de jeu pour les femmes riches du quartier voisin de Malone. Bordée de belles boutiques de luxe, l’avenue a ostensiblement été colonisée par la haute bourgeoisie. Au déjeuner, ces dames sirotent des expressos, pignochent des paninis et taquinent des salades allégées. Les grandes marques sont de rigueur. “Ce qui frappe, ici, c’est la classe”, fait remarquer un visiteur de passage. Nombre de ces élégantes rentrent tout juste d’une escapade en Afrique du Sud, et s’émerveillent encore de la modicité des prix de l’immobilier en ces terres australes, où elles envisagent d’ailleurs d’acquérir une maison. D’autres ne font que faire escale dans leur bonne ville de Belfast, entre deux séjours au soleil. L’autre bout de l’avenue, tout près du centreville, est investi par les étudiants. Contrairement à leurs aînés, qui dans les années 60 avaient traversé une brève phase contestataire, les étudiants d’aujourd’hui se sont détournés de la politique pour se concentrer sur leurs études et les loisirs. De jour, ils courent d’une salle de classe à une autre, et le soir, comme les résidents de la verte Malone, ils se retrouvent dans des petits coins du sud de Belfast, bien loin des foyers conflictuels de la capitale. Une préoccupation que semblent partager presque toutes les couches de la population. Il y a par exemple ce qu’on appelle ici le “syndrome de Belfast-Est”, expression qui désigne le mode de vie des quartiers protestants, dans l’est de la ville. Sans être particulièrement aisés, ces habitants vivent à distance respectable – géographiquement et psychologiquement – des quartiers “à problèmes”. Comme beaucoup de leurs compatriotes d’Irlande du Nord, ils parviennent également à échapper aux répercussions économiques des événements. Cette relative prospérité, ils la doivent en bonne partie aux milliards de livres que
Après des années de conflit sanglant, la capitale nord-irlandaise reprend des couleurs. Des cafés s’installent dans d’anciennes zones de guerre, des quartiers entiers se métamorphosent et la prospérité est au rendez-vous.
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Londres
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THE INDEPENDENT
COMTÉ DU DOWN
Quartier de
Malone
IRLANDE DU NORD (R-U)
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Vers la prison de Maze Sources : “The Independent”,
Quartiers à majorité... protestante Quartiers mixtes catholique
IRLANDE
Espaces verts
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100 km
Dublin
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vailleurs acharnés et farouchement indépendants. Mais, depuis des années, la conscience protestante et unioniste s’étiole irrémédiablement, et cette communauté a eu bien du mal à retrouver ses marques après avoir perdu une grande partie de son pouvoir économique et politique. Samson et Goliath, le nom de baptême des deux gigantesques grues jaunes qui jadis dominaient ces chantiers navals prospères, se dressent désormais au beau milieu d’un champ de ruines. Elles continueront toutefois de faire partie intégrante du paysage urbain, car les autorités locales veulent les préserver et en faire les monuments symboliques de la grande époque industrielle. Les édiles espèrent faire de ce site un lieu aussi important pour l’avenir de la ville qu’il l’a été pour son histoire, et ont mis en place un important programme de modernisation de ce “quartier du Titanic” – car Belfast reste étrangement fière d’avoir construit le paquebot au sinistre destin. Aménager ces quelques hectares à l’abandon pour en faire une ville moderne promet certes d’être une tâche titanesque, précisément, mais le long du fleuve les promoteurs ont d’ores et déjà construit des immeubles futuristes sur d’autres lotissements, où certains appartements s’arrachent à près de 250 000 livres [348 000 euros]. Deux grands centres de loisirs ont déjà été bâtis : le Waterfront Hall et l’Odyssey Centre, où l’équipe locale de hockey sur glace, les Belfast Giants, attire la foule. Belfast-la-Neuve côtoie la vieille ville. Le Waterfront Hall, tout de verre et de métal étincelant, se trouve juste en face du palais de justice, encore aujourd’hui protégé par une enceinte ingénieusement conçue pour atténuer le souffle des bombes. Cette merveille technique n’a pas servi depuis des années, mais quelques incidents isolés viennent parfois rappeler aux habitants du quartier de sombres souvenirs. De l’autre côté du fleuve s’étire Short Strand, une enclave impénétrable qui fut en 2002 le théâtre de violents affrontements religieux. En 2003, des artistes ont profité d’un été d’accalmie pour monter une exposition sur cette frontière : les portraits de 40 écoliers de la ville, gravés sur une grande plaque métallique, ont été agencés pour former le mot “hope” [espoir]. Au même moment, des couvreurs installaient des tuiles ignifugées sur les maisons de la ligne de démarcation, au cas où les espoirs des enfants ne seraient pas réalisés. Belfast étant ce qu’elle est, les idéalistes cohabitent donc toujours avec des esprits plus circonspects. La plupart des enfants de Belfast fréquentent encore des écoles séparées, mais ils sont tout de même 5 % à être scolarisés dans des établissements mixtes, dont certains ont pris racine dans les quartiers les plus difficiles. D’autres initiatives intercommunautaires fleurissent dans toute la ville, mais passent largement inaperçues. Quelques signes, mineurs mais significatifs, témoignent d’une évolution des mentalités : on a ainsi vu récemment deux agents de police patrouiller devant l’Europa, qui fut jadis l’hôtel le plus bombardé d’Europe. Ce qui rendait ce spectacle exceptionnel était le moyen de locomotion de ladite patrouille : le vélo. Une décontraction que l’on n’avait plus vue au sein des forces de
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carnet de route
centre culturel Waterfront Hall, sur les bords de la Lagan.
Richard Cummins/Corbis
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Les patrouilles à vélo ont remplacé les fourgons blindés police depuis des dizaines d’années. Il y a peu encore, la police ne se déplaçait qu’en fourgon blindé, à l’épreuve des balles et des bombes. Nos deux hirondelles portaient, certes, un revolver à la ceinture – l’idéalisme étant une fois de plus sagement mâtinée de circonspection –, mais, conformément à la nouvelle politique de détente, le gilet pare-balles avait disparu. Dans les années 60, l’hôtel Europa était en pleine zone de guerre. Aujourd’hui, il abrite un restaurant chic et est entouré d’immeubles de bureaux modernes et chatoyants. Quelques routards s’aventurent parfois jusqu’ici pour s’entre-photographier devant l’entrée de l’hôtel. Sans doute doivent-ils scruter la façade à la recherche de la moindre trace d’éclat d’obus. Peine perdue. Mais d’autres quartiers de la ville demeurent moins avenants. Il y a dans la partie nord de Belfast de nombreux îlots miteux, qui sont secoués pratiquement au quotidien par d’âpres affrontements religieux. Autour de la ville de banlieue de Carnmoney, les loyalistes, qui refusent de voir s’installer de plus en plus de catholiques, ont récemment incendié l’église catholique locale. Ils sont, de plus, responsables de dizaines d’attaques contre des maisons particulières et même de quelques assassinats. Du côté d’Antrim Road, qui rejoint le centreville, les autorités se demandent comment sauver
le quartier délabré de Shankill, bastion de la ligne dure du loyalisme. Les chiffres révèlent sans complaisance l’ampleur du problème créé par le double fléau de la misère et des organisations paramilitaires. Près de 80 % des chefs de famille et 60 % des jeunes de moins de vingt-quatre ans n’ont aucun diplôme. Ici, on ne boit pas de dompérignon et nombreux sont ceux qui se droguent. Ce quartier n’a touché aucun dividende de la paix – au contraire, en fait, puisque depuis quelques années les chefs des organisations paramilitaires se sont rabattus sur ces fiefs, où ils se livrent au trafic de drogue, s’entre-tuent et contraignent des centaines de familles à quitter leur foyer. A la morosité du Shankill protestant fait vite place l’énergie bouillonnante du quartier catholique de Falls, résolument tourné vers l’avenir. Cela transparaît dans les fresques murales, qui offrent un aperçu de l’état d’esprit prévalant ici. “Les fresques républicaines ont radicalement évolué”, explique Bill Roston, journaliste qui connaît bien l’Irlande du Nord. “Les fusils s’y font plus rares, sauf lorsqu’elles sont réalisées à la mémoire des morts républicains. Mais, comme chacun le sait, on dresse toujours des monuments aux morts lorsqu’une guerre est finie.” Les républicains ont laissé les “troubles” derrière eux pour s’engager dans de nouvelles activités, à commencer par la politique. L’exemple de Paul Butler est éloquent : ce candidat du Sinn Féin aux élections provinciales du 26 novembre dernier se bat pour reconvertir en musée la prison désaffectée de Maze [près de Lisburn], où lui-même a passé quinze ans derrière les barreaux, pour le meurtre d’un policier. “Je veux que mes enfants puissent la visiter et tirer la leçon des erreurs du passé. C’est une autre façon de tourner la page sur tout ce conflit”, estime-t-il. COURRIER INTERNATIONAL N ° 696
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A voir
Disons-le d’emblée, Belfast est une vieille ville industrielle. Toute son histoire est relatée au musée de l’Ulster, à deux pas du magnifique campus de la Queen’s University. Le Belfast des “troubles” se visite aussi grâce aux Black Taxis, ces taxis londoniens qui, aux pires heures des affrontements dans les quartiers catholiques de l’ouest et du nord de Belfast, ont remplacé les transports en commun. Pour s’informer sur les autres lieux à visiter, le plus simple est de se connecter sur le site Internet de l’office de tourisme de Belfast, .
SE LOGER ■ A Belfast, il y en a vraiment pour tous les budgets. La capitale nord-irlandaise compte plusieurs auberges de jeunesse, qui vous accueilleront pour une dizaine d’euros par jour et par personne. Proche du centre-ville, The Linen House propose des chambres installées dans une ancienne fabrique de lin. Pour un budget d’une cinquantaine d’euros la nuit, les Bed & Breakfast du quartier de l’université, comme le Botanic Lodge Guesthouse, sont aussi une bonne option. En revanche, les hôtels sont franchement chers. Il faut compter au minimum 100 euros pour des hôtels sans véritable cachet. Exception à la règle : l’hôtel McCauslands, deux anciens entrepôts réunis ; cet hôtel luxueux coûte un minimum de 225 euros la nuit, mais il les vaut largement. MANGER ■ On ne vient généralement pas à Belfast pour la gastronomie. Reste quelques incontournables britanniques, le fish and chips ou le shepherd’s pie, arrosés du symbole irlandais par excellence, la bière. Un seul restaurant nord-irlandais retient l’attention : Michael
H&D Zielske/LAIF-REA
Le tout nouveau
Y ALLER ■ Aucune compagnie ne dessert Belfast directement à partir de Paris. Il faut généralement changer à Londres ou à Manchester, que ce soit par Air France , British Airways ou British Midlands . Le prix minimum est de 220 euros aller-retour, mais peut grimper jusqu’à 500 euros. La solution la plus économique reste tout de même de se rendre à Dublin par Aer Lingus , la compagnie nationale irlandaise, ou Ryanair , la compagnie à bas coût, pour une somme minimum de 60 euros allerretour, et de prendre un autocar de la compagnie Bus Eireann , qui relie Dublin à la capitale de l’Irlande du Nord toutes les deux heures. Le trajet coûte moins de 20 euros et prend deux petites heures.
Comme toute ville
britannique qui se respecte, Belfast compte quelques pubs incroyables comme le Crown Liquor Saloon.
DU 4 AU 10 MARS 2004
Deane’s, en plein centre-ville, l’unique restaurant trois étoiles Michelin de la province. Le guide français recommande tout particulièrement un menu d’une simplicité exquise : coquilles Saint-Jacques sautées, petites asperges et ail nouveau ; agneau local aux carottes, au foie gras et à la cannelle ; en dessert, une roulade de chocolat, vanille et cerises.
SORTIR ■ Si les Nord-Irlandais ne sont pas de fins gourmets, ils font en revanche honneur à leur réputation de fêtards. Belfast compte quelques pubs fabuleux, dont le Crown Liquor Saloon, en face de l’opéra. Son intérieur de style victorien est simplement magnifique. Plus pittoresque, le Kelly’s Cellars est un lieu historique de rendez-vous estudiantin. Il a ouvert en… 1720. Belfast regorge aussi de bars et de clubs tendance, comme Irene and Nan, le Bar red, Milk ou The Fly.
L’ensemble des informations pratiques sur la région, enrichi de liens, peut être consulté sur le site de Courrier international :
courrierinternational.com
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l e l i v re
épices & saveurs ●
CHRISTOPH HEIN AU SUMMUM DE SON ART
Le destin d’un enfant d’expulsé
Hambourg hristoph Hein sillonne actuellement les terres germanophones pour présenter son nouveau roman, Landnahme*[littéralement prise de territoire], en compagnie des personnalités les plus prestigieuses. C’est Ulrich Wickert [présentateur vedette du journal télévisé de la chaîne publique ARD] qui l’accompagnait récemment à Hambourg, et d’autres s’apprêtent à faire de même. Cette tournée littéraire devrait être un jeu d’enfant pour Christoph Hein, car c’est un remarquable roman qu’il présente, le meilleur qu’il ait jamais écrit. Il s’agit d’une fresque grandiose retraçant un demi-siècle de vie dans une petite ville de province est-allemande. Un chef-d’œuvre de simulation d’oral history, autant dire un mélange de peinture historique vue d’en bas et de transmission orale du passé, par le truchement de cinq narrateurs qui récapitulent leur vécu. Avec Landnahme, le romancier revient à ses origines, tant sur le plan formel que thématique, historique et biographique. Son domaine de prédilection, c’est la prose prêtée à un personnage dans la peau duquel il se glisse – ce qu’il avait si bien su faire dans son récit L’Ami étranger paru en 1982 [Métailié, 2001, pour la traduction française], qui connut l’année suivante un succès considérable à l’Ouest. Déjà, le récit, apparemment détaché, d’une femme médecin d’une quarantaine d’années, avait parfaitement pointé les traits les plus sensibles de la vie quotidienne sous le régime du socialisme réel. Mais c’est du roman La Fin de Horn, paru en 1985 [Métailié, 1999, pour la traduction française] que Landnahme se rapproche le plus. Déjà, on y trouvait les monologues de cinq personnages qui en évoquaient un sixième, retrouvé pendu dans une forêt. L’action se déroulait au milieu des années 50 à Guldenberg, un lieu fictif situé en RDA, que l’on retrouve dans Landnahme, de même que l’un des cinq protagonistes. De nouveau, les personnages esquissent le portrait, sous des angles différents, d’une sixième personne, sans voix celle-là. Ces cinq personnages ne perdent jamais de vue leur propre histoire : deux femmes ont eu une relation (purement sexuelle peut-être) avec Bernhard Haber, le héros de Landnahme, et trois hommes ont croisé son chemin pour des raisons soit professionnelles, soit amicales, soit fortuites.
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Biographie
Né en 1944, en Silésie, Christoph Hein a grandi dans une petite ville de Saxe, dans l’Allemagne de l’Est. La RDA ne permettant pas à ce fils de pasteur de faire des études secondaires, il fréquente un lycée de Berlin-Ouest jusqu’à la construction du Mur, en 1961. Il rejoint alors sa famille, installée à Berlin-Est, où il exerce divers métiers (ouvrier, libraire, assistant à la mise en scène), tout en faisant des études de philosophie. Au départ dramaturge, Christoph Hein se tourne à partir de 1980 vers la nouvelle avec son recueil Invitation au lever bourgeois (Alinéa, 1989), puis vers le roman. Considéré comme l’un des plus grands écrivains allemands contemporains, Christoph Hein a reçu de multiples distinctions, dont le prestigieux prix Heinrich Mann, de l’Académie des sciences, en 1982.
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pierre sur la soupe Cibylle Bergemann/Ostkreuz/Rapho
Le grand écrivain allemand fait son retour avec le magistral Landnahme. Des années 50 à l’après-chute du Mur, il retrace un demi-siècle de vie provinciale en RDA, vue à travers l’histoire d’un rapatrié de Silésie. DER SPIEGEL (extraits)
BOLIVIE Comme une
Haber est un être peu loquace, et cela se remarque dès l’école. Il est arrivé à Guldenberg à l’âge de 10 ans, après que ses parents ont dû quitter Breslau [aujourd’hui Wroclaw, en Pologne], et il est aussi peu aimé que tous les autres expulsés [des anciens territoires allemands perdus à l’issue de la Seconde Guerre mondiale]. La RDA ne les considérait pas officiellement comme tels, mais comme des “personnes ayant changé de lieu de résidence”. Ils n’en tirèrent guère profit, car les populations locales ne voyaient dans ces réfugiés de l’Est que de misérables Polacks. On a rarement vu, dans la littérature allemande, une telle précision dans la description des souffrances ressenties par ceux qui avaient perdu leur Heimat, leur patrie, par suite de la guerre. Christoph Hein sait de quoi il parle : il est luimême arrivé à l’âge de 6 ans de Silésie (en tant qu’“enfant ayant changé de résidence”) dans la petite ville de Bad Düben, en Saxe, qui sert de modèle à Guldenberg. Il a raconté tout cela en détail dans son roman autobiographique paru en 1997, Dès le tout début [Métailié, 2003, pour la traduction française]. Mais, cette fois, il élargit l’horizon pour brosser une peinture de la société qui s’étend du milieu à la fin du XXe siècle, de 1950 à l’après-chute du Mur. Christoph Hein n’accorde pas plus d’importance à cet événement majeur qu’aux grands moments historiques précédents : l’insurrection de juin 1953 (un blindé au village) et la construction du Mur, en août 1961 (l’occasion pour Haber de faire quelques bonnes affaires dans le business des départs à l’Ouest), ne font guère impression sur cette population majoritairement paysanne. Le lecteur arpente allégrement toutes ces décennies grâce aux cinq narrateurs. D’ailleurs, jamais Christoph Hein n’a autant glissé d’anecdotes comiques et de petits épisodes de la vie quotidienne au fil des pages. A Hambourg, il a enthousiasmé le public en lisant le passage où Haber, dépassant finalement sa rancœur contre la société provinciale puisqu’il a réussi à se faire une place au soleil, est séduit par la sœur de sa future épouse. L’épisode est raconté du point de vue de la jeune fille. C’est le rôle que l’auteur sait le mieux jouer : raconter une histoire en se glissant dans la tête d’une femme. Christoph Hein est un maître de la simulation. Volker Hage * Ed. Suhrkamp, Francfort, 2004 (à paraître courant 2005 aux éditions Métailié).
COURRIER INTERNATIONAL N ° 696
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DU 4 AU 10 MARS 2004
uand tu iras à Potosí, il faut que tu goûtes la soupe de kalapurka”, avait-on dit à Alex Severich. Quand il est arrivé dans la ville impériale, il n’a pas pu résister à la tentation, et s’est rendu chez Mme Eugenia pour goûter la soupe à la pierre brûlante qu’on lui avait conseillée à Cochabamba. A 9 heures du matin, l’établissement est encore fermé. Une heure plus tard, la porte s’ouvre et les gens commencent à envahir la salle. Peu après, on sert des boissons fraîches et du maïs. Mais le plat principal se fait attendre. Dans la cuisine, doña Eugenia Rodríguez a l’air de se battre avec les marmites. Elle distribue le travail à ses collaborateurs et surveille le feu des pierres. Elle se sent bien. Elle est la reine de son monde bouillant. Eliseo, son mari, s’occupe des clients. Derrière le comptoir, il écoute les plaintes : “Bon, ça y est, doña Eugenia ? Ça fait une demi-heure qu’on attend. Vous avez qu’à mettre la pierre dans la soupe, et c’est prêt.” Les plaisanteries engendrent l’inquiétude. Jesús, le fils aîné de doña Eugenia, fait enfin son entrée. Poussant la porte des coudes, il s’avance vers les tables. Sur le plateau chargé de quatre assiettes encore bouillantes, il appor te la fameuse kalapurka. A 57 ans, doña Eugenia perpétue la tradition que lui ont léguée sa mère et sa grand-mère. Cela fait quinze ans qu’elle a ouver t son restaurant, au coin de la rue Hermanos Ortega et de l’avenue Santa Cruz. Trouver la recette de la kalapurka est une mission impossible, même si doña Eugenia laisse échapper quelques mots. “Les pierres, il faut les chauffer à feu vif. C’est avec ces pierres qu’on cuit la kalapurka. Quand c’est fini, on mélange les autres ingrédients.” Le palais ne trompe pas. On reconnaît le goût du maïs, de la fève, du petit pois, de la pomme de terre, du piment. Mais ce n’est pas tout. Le goût piquant de la soupe annonce un élément secret, indéchiffrable. Mario Peñaranda, l’un des habitués, explique que la pierre de la soupe est unique en son genre. Il s’agit d’une roche grise, dure et difficile à effriter. Ses amis le confirment, avant de préciser qu’on ne la trouve que dans le lit du Mikulpaya (province de Potosí). Doña Eugenia est prudente. “On la choisit. Ce n’est pas n’importe quelle pierre. Elle est idéale pour le feu.” La cuisinière sait que le succès de son commerce dépend du secret. “Les gens viennent du monde entier, du Mexique, du Brésil, des Etats-Unis”, assure-t-elle Alex a un for t appétit. Bon, il faut dire qu’il est de Cochabamba. Quand il a terminé sa kalapurka, il ne reste que la pierre dans l’assiette en terre cuite. “Quand je serai rentré, conclutil, je conseillerai à tout le monde de venir goûter la soupe à la pierre de doña Eugenia.” La Razón, La Paz
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insolites
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es cyberbonnes attaquent : ces chasseuses de virus, plumeau en main, sont aussi r edoutables avec une souris qu’avec une serpillière. Sur le marché des travaux à domicile de Hong Kong, pour faire face à la concurrence, une nouvelle vague de femmes de ménage débarquent. Douées en informatique, elles peuvent non seulement nettoyer les appar tements, mais, en outre, elles savent que Power Point n’est pas une marque d’aspirateur. A en croire cer taines, la mention “capacités en informatique” est en train de très vite devenir un élément indispensable du curriculum vitæ d’un demandeur d’emploi, tout autant que l’efficacité aux fourneaux ou un balai à la main. Pour satisfaire la demande, les formations en informatique se multiplient. Tous les élèves d’un cours, par exemple, sont des employés de maison, essentiellement originaires des Philippines, mais aussi d’Indonésie. Certains employeurs financent ces formations afin que leur personnel puisse participer aux travaux informatiques à domicile, mais ils en parlent rarement car les contrats stipulent que ces employés ne sont à Hong Kong que pour ef fectuer des travaux ménagers. Les plus habiles représentants de la profession, aussi à l’aise quand il s’agit de préparer un dîner pour douze personnes, de nettoyer la maison ou de résoudre un problème d’entrée d’une disquette dans l’ordinateur, pourraient gagner jusqu’à quatre fois le salaire mensuel moyen à Hong Kong, soit 3 270 dollars [380 euros]. La demande en personnel capable à la fois de dégivrer le réfrigérateur et de faire un back-up du disque dur a augmenté parallèlement au nombre d’utilisateurs d’ordinateurs et à celui des enfants qui font désormais leurs devoirs sur écran. Les habitants de Hong Kong sont
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Humanisme Il est indien et s’appelle Voltaire. Ou plus exactement Biswanath Ramachandra Champa Swapnaji Taslima Voltaire. Voilà un an, il a fondé le Par ti des amoureux (Lover’s Party), qui vient d’entrer en lice pour les législatives dans l’Etat de l’Orissa. Les candidats devront “affirmer solennellement, et par écrit, leur attachement à un ordre sociopolitique sans caste, sans prêtres, sans religion, fondé sur l’humanisme et une vision globale de l’écologie”. La préférence sera donnée aux militants mariés ou s’apprêtant à convoler. Ancien professeur de sciences politiques, aujourd’hui à la retraite, M. Voltaire milite depuis des lustres pour les mariages d’amour, par le biais de son organisation anticaste. (The Asian Age, New Delhi)
parmi les plus informatisés du monde : les deux tiers des foyers sont équipés. Souvent, les deux parents ont des journées très chargées, et de nombreuses familles de la classe moyenne ont recours à du personnel de maison pour participer à l’éducation des enfants. “Je connais des gens à qui on a dit qu’ils devaient s’y connaître en informatique”, déclare Florencia, femme de ménage de 36 ans, originaire des Philippines. “Ils n’y connaissaient rien, donc ils étaient inutiles.” Quand les enfants de la maison où elle travaille, âgés de 11 et 8 ans, ont un problème avec l’ordinateur, c’est Florencia qui accour t. Elle crée et imprime des af fiches pour la famille chinoise. D’autres domestiques se sont vu demander de gérer des tableurs, de remplir des formulaires en ligne et de traquer les nouveaux virus. “Ils peuvent récupérer de nouvelles recettes sur Internet, aider les enfants à faire leurs devoirs, préparer des envois pour le bureau”, explique Moira Macpherson, qui donne des cours au personnel de maison à la YMCA de Hong Kong et qui en a vu défiler des milliers dans sa salle de classe depuis le début de son activité, en 1994. Pour beaucoup, ces capacités ser vent de tremplin pour trouver un meilleur emploi aux Etats-Unis et au Canada. Après les bouleversements liés à l’épidémie de SRAS et le fléchissement de la situation économique, les gens de maison ont été les premiers à être licenciés. Certains des habitants les plus riches de la ville ont réduit leur personnel de moitié, et la concurrence pour les postes est sans pitié entre les quelque 140 000 employés philippins qui travaillent dans le secteur à Hong Kong. Certains sont déjà d’un bon niveau d’éducation et ont suivi des cours dans un centre informatique local, qui est en relation avec l’uni-
versité de Manille. De l’autre côté de la frontière, à Shenzhen, en République populaire proprement dite, les employés de maison qui s’y connaissent en informatique peuvent gagner environ 205 euros par mois, soit presque autant que ce que peuvent espérer toucher de jeunes diplômés en tant que cadres. Mais quelques-uns se sont rebellés contre cette mutation de leur profession. “Il y a trop de pression”, constate Sally Yip, une Philippine de 47 ans qui vit à Hong Kong depuis quinze ans et qui s’est forgé une réputation d’efficacité tant pour les travaux ménagers qu’en informatique. “Je rentrais chez moi avec un mal de crâne, je me disputais avec mon mari. On m’a proposé un poste dans un cabinet d’avocats internationaux, mais j’ai refusé. Ça n’avait rien à voir avec leur offre”, conclut-elle. “J’aime m’occuper des bébés et faire le repassage.” Paul Peachey, The Independent, Londres
Sexe humanitaire Financer la contraception des pauvres en assouvissant la libido des riches : tel est le credo du président d’Adam & Eve, le plus gros vendeur de produits pornographiques en VPC au monde. En achetant un vibromasseur, de la lingerie fine ou une vidéo X, les quelque 4 millions de clients de Philip D. Harvey ne se doutent pas qu’ils participent à la promotion du planning familial et à la lutte contre le sida dans le tiers-monde. Harvey réinvestit la majeure partie de ses profits dans DKT, l’ONG qu’il préside et qui fournit des contraceptifs à un prix modique en Asie, en Afrique et en Amérique latine. (La Presse, Montréal)
Baby blues Les Roumaines avortent plus qu’elles n’accouchent. Fin septembre, le pays avait enregistré 161 958 naissances, contre 169 900 IVG.
(La Libre Belgique, Bruxelles)
Détour Pour connaître les horaires des trains Londres-Bristol, téléphonez en Inde. Quelque 150 000 personnes appellent les services de renseignements
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Et voici les cyberbonnes, reines de l’aspirateur et de l’ordinateur
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On s’arrache cette eau de Cologne dans les par fumeries de Lahore, au Pakistan.
Ronflement Le Parlement norvégien s’attaque au problème du ronflement – sur les plates-formes pétrolières. Karin Andersen, députée de la gauche socialiste, réclame des cabines individuelles pour le personnel des exploitations offshore en mer du Nord. Certains employés sont tellement gênés par le ronflement de leurs collègues qu’ils manquent cruellement de sommeil, ce qui met en péril la sécurité des installations, proteste la parle(Aftenposten, Oslo) mentaire.
La turlute tue Si la masturbation aide à prévenir le cancer de la prostate, la fellation et le cunnilingus peuvent causer des cancers de la bouche. Telle est la triste conclusion d’une équipe de l’université américaine Johns Hopkins. Les chercheurs, qui ont comparé 1 670 patients ayant un cancer de la bouche avec 1 732 volontaires sains, estiment que certains cas de cancers buccaux pourraient être causés par le virus du papillome humain, responsable d’une infection sexuellement transmissible. Ils ne préconisent toutefois pas de changement de comportement. Ce type de tumeur, en effet, est rarissime. Une personne sur dix mille seulement est touchée chaque année, et la majorité des cas sont probablement liés à d’autres plaisirs que les rapports oraux – le tabac et (New Scientist, Londres) l’alcool, notamment.
Le coup du chapeau Les parents de James Hayter, avantcentre de troisième division, sont partis dix minutes avant la fin du match Bournemouth-Wrexham. Dommage pour eux : leur rejeton, entré sur le terrain à la 84e minute, a marqué 3 buts en 104 secondes. Richard et Mary Hayter voulaient éviter les embouteillages.
“Love and peace” Ramil Safarow a tué son camarade de classe Gurgan Makarian à coups de hache. Le lieutenant azerbaïdjanais et sa victime, un officier arménien, suivaient une formation dispensée en Hongrie par l’OTAN – dans le cadre du partenariat pour la paix. (Rzeczpospolita, Varsovie)
(The Daily Telegraph, Londres)
Noir, c’est noir Ils étaient six à bord. Les deux médecins, le technicien hospitalier et les trois pilotes ne sont jamais arrivés à destination. Le Cessna a percuté une montagne avant d’arriver à l’hôpital sarde de Cagliari. Son précieux chargement – un cœur de femme – a été retrouvé. En vain. L’organe était trop endommagé par le choc pour pouvoir être transplanté. (La Repubblica, Rome)
des chemins de fer britanniques chaque année. A partir du mois d’avril, la moitié de ces communications seront traitées dans des centres d’appel
Civisme
indiens, à Bangalore pour British Rail et à Bombay pour Ventura. Ces
Dénoncer les clandestins, c’est simple et gratuit, grâce au numéro vert (1 800 009 623) mis en place par le gouvernement australien. “Les citoyens australiens apportent une immense contribution à la protection de nos frontières et au respect de la loi. Ces dernières années, nous avons trouvé 6 000 personnes grâce à des informations émanant de la population”, s’est félicitée la ministre de l’Immigration (The Age, Melbourne) australienne, Amanda Vanstone.
deux compagnies sont les derniers grands groupes à délocaliser leurs services de renseignements, après les banques comme HSBC et Abbey et la compagnie d’assurances AXA. Selon les syndicats, ces changements ont coûté 50 000 emplois au Royaume-Uni.
(The Times of India, New Delhi) COURRIER INTERNATIONAL N ° 696
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