ISBN 2- 8S893-036- 8
© Acéphale, Jean-Michel PLACE, 1980.
RELIGION
SOCIOlOGIE
·
PHilOSOPHIE
1936 1939
(Df 1 J1
i/J EDITIONS J EAN MICHEL PLACE 12, rue Pierre et Marie Curie-PARIS
--
L' ACEPHALITE --
oulaRELIGION de la MORT « Comment
avons-nous pu donner si longtemps dans le panneau mysti
G.B.
à feu Pierre Delpiroux, Georges Bataille le dira lui-même en juillet 1938 dans L'Apprenti sor cier: la «société secrète » Acéphale (les guillemets de cette expression
romanesque sont de lui) n'a rien à voir avec une quelconque « société de com plot» contre la sûreté de l'Etat; elle n'est secrète que par opposition à publi que; elle ne se ferme sur l'extérieur que pour mieux s'ouvrir à l'expérience intérieure. D'autant qu'au sens mystique l'extase est forcément aussi « secrète» qu'elle l'est au sens érotique du mot. Dans un cas comme dans l'autre, l'exprimer c'est la dénaturer. Et si ce secret avait été autre que la négativité sacrée de l'homme, Georges Bataille n'eût pas manqué d'y faire allusion, de 1939 à 1943, dans Le Coupable. Au cœur de la fulguration qui l'aveugle et, le bouleversant, le renverse, il découvre dans l'angoisse que la vérité est du côté de la mort. Si secret de l'homme il y a, il a tout à voir avec la mort. L'homme est autre chose que l'homme; c'en est même le contraire, dit-il, c'est«la mise en ques tion sans finir de ce que désigne son nom». Au fond cet homme sans fond se sent coupable de s'identifier à Georges Bataille: coupable d'être moi, souligne-t-iL coupable de ne pas mourir. L'homme ne peut se délivrer de l'homme. Paradoxalement il n'y a que la mort qui puisse délivrer l'homme de l'homme. Ceux qui vécurent avec Georges Bataille l'aventure cardiaque d'Acéphale, c e qu'il appelle dans le n° 5 de la revue La pratique de la joie devant la mort, texte sacrificiel où la lumière extrême de l'esprit se nie elle-même dans la splendeur nocturne de l'indéterminé, ceux-là, ne serait-ce que par haine des mots, se sont rus et s'obstinent à se taire. Seul Patrick Wald berg en condamna après coup« la folie à l'intérieur de la folie». Méditations mortifères ou mes orgiaques, qu'importe ce qui eO.t lieu dans la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche. Il suf firait que la curiosité profane s'en empare pour qu'aussitôt soit profané le carac tère subversif du sacré que Georges Bataille avait tenté mais en vain de don ner à son impossible dessein: refaire l'homme en le déréalisant dans l'ac complissement de son propre néant. Des fragments d'une notice
biographique font état du sentiment de son échec. Il parlera ailleurs avec quel que amertume de l'insignifiance de sa tentative. Les autres conjurés hési tent à le suivre dans ses désirs de« communication convulsive». La guerre de 1940 mettra fin à la Conjuration sacrée: elle n'aura pas fait long feu. La déconvenue de Georges Bataille sera brève. Il va tirer parti de son échec pour se rapprocher davantage de l'objet de sa recherche: l'essentiel pour lui n'est il pas de méditer sur sa propre mort? Dans Vers un nouveau mythe, Patrick Waldberg en 1943 démystifie l'expérience mystique de BataHle, une escro q uerie à ses yeux. En jouant Breton contre Bataille, même s'il ne s'agit pas d'un jeu, Waldberg joue la vie contre la mort, i1 veut garder sa tête. On devine à la lecture des notes de Georges Bataille que le fiasco de la«société secrète» tient avant tout à l'imperméabilité des autres conjurés. On peut dire de Bataille ce que Jean Carteret dit du poète: qu'il esc l'homme le lus troué p du monde. Reste qu'en 1936, le jeu«farouchement religieux>> dAcéphale rappelle étrangement un autre jeu initiatique: celui du Grand ]eu entre 1929 et 1932. Dans le chaos des illusions du Front Populaire, le n° 1 de la revue Acéphale intervient comme une sorte de«Casse-Dogme » insoutenable. Cité avec Sade et Nietzsche en épigraphe de «La Conjuration sacrée», Kierke gaard annonce la couleur: il y a secrètement du «religieux» sous le politi que. Ce que Georges Bataille un peu trop seul entreprend est une guerre. Une guerre intellectuellement sans merci mais pratiquement sans espoir contre toutes les idéologies politiques de gauche et de droite. Nous n'en connaissons que la partie lisible. Tout le reste est illisible. Ceux qui, comme Isabelle Waldberg, Georges Ambrosino, Patrick Waldberg, participèrent avec Georges Bataille à l'élaboration du mythe de l'acéphalité dans la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche en un lieu de«rencontre» où l'homme fait face à ce qui infiniment le traverse et le dépasse, du moins esc-ce ainsi que nous imagi nons l'esprit du lieu, ceux-là n'écrivaient pas dans la revue. D'un autre côté, les conjurés qui collaborèrent à la revue ne firent pas nécessairement partie du groupe des initiés. Tout le monde ne pouvait pas comme Georges Bataille se supplicier dans l'écriture jusqu'à se sentir acéphale ... Présent par ses dessins dans les cinq numéros, André Masson s'est tou jours tenu à l'écart des activités silencieuses de la secte. Rog er Caillois lui non plus n'entendit pas se plier à robservance des épreuves déréalisantes imagi nées par Bataille; il le dira dans«L'esprit des sectes», texte repris dans Ins tincts et Sociétés. Pierre Klossowski et Michel Leiris s'aventurent à l'aveu glette dans le no man's land indéterminable qui sépare quelque part la sublimation de la consumation, bref le Collège de Sociologie de la société secrète. Au fond cette société plus ou moins mystique plus ou moins gnosti que (mais débarrassée, dans sa gnose du non-savou, de toute infection confessionnelle), ça n'a jamais été
Il
présence de la more. Et la joie devant la mort veut l'éternité. Tel arbre fou droyé en est le signe. La pierre tombale de Laure« honorée » par Bataille et ses vestales en sera un autre en 1938. Reste l'énigmatique projet d'un sacri fice humain, question qui, désormais privée du témoignage de son instiga teur, restera à jamais, sinon tout à fait obscure, du moins incertaine. « Le croira-t-on ? écrira Roger Caillois, il fut plus facile de trouver une viccime volontaire qu'un sacrificateur bénévole ». Rien en cout cas ne prouve que Laure, qui se laissera mourir peu après, fut cette vietime consentante. Cette folie de vouloir fonder une religion sur un meurtre rituel ou sur son phan tasme, Georges Bataille en verra plus tard l'aberration. Avec quelque recul, il en verra le côté« comique», il e n avouera l'origine et dans sa leeture un peu trop exaltée de l'Histoire des religions et dans l'atmosphère quasi religieuse ou même magique du surréalisme, enfin pourquoi �s dans son désir ina vouable d'aller beaucou p plus loin que le pa_pe de l'eglise surréaliste. Après tout n'est-il pas plus poetique et plus révolunonnaire d'imaginer une relig ion acéphale que de tenter comme Breton de correspondre avec Guénon. Néan moins, Georges Bataille prendra vite conscience de la folie de son entre prise: «Et pour stupéfiante qu'une telle lubie puisse paraître, je la pris sérieusement». Comment sa passion politique a viré moins à l'apolitisme que par quelque biais«religieux» à la c ontre-politique la plus virulente, il ne le dit pas. A nous de retracer sa trajectoire dans la leeture de son œuvre. Revenons en arrière. Va-t-on éternellement tourner aucour des prisons sans chercher à les renverser? Telle est en substance la question métaphori que (et non pas politique) que Georges Bataille se pose en 1929 devant«la grande impuissance poétique» des intellectuels. Dans Documents (n° 7), il s'interroge sur notre pouvoir: que pouvons-nous faire? Faut-il hurler - comme Sade à la Bastille - qu'on assassine les prisonniers? Georges Bataille pose la
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que irréductible. En criant son mépris de la démocratie et sa haine du fas cisme, il rêve de porter ailleurs (sans savoir encore où, mais il le saura en 1936 en créant Acéphale) l'action révolutionnaire. D'ici là il se cherche. En 1935, sa réflexion politique le conduit à s'imposer com�e chef de file du groupe Contre-Attaque. Dans son manifeste,cette«Union de lutte des intel lectuels révolutionnaires» n'hésite pas à dénoncer les méfaits de la société capita_lisce � n mêt?e temps que la vanité du progr amme du Front Populaire. Parrru les s_1gnata1r�s les plus connus aujourd'h�: out �rges Bataille, il y � a Roger Bltn, Andre Breton, Paul Eluard, Maunce Heule P1erre Klossowski Benjamin Perec.Les tracts des situationnistes de mai 68 so ' ne enfantins à côté de ceux,ultra-gauchistes et _virulents,_ que Bataille rédig�a lui-même à l'épo que �e Contre-Attaque. Son mtervenuon«Front popula1re dans la rue» qu'il publiera dans le seul et unique n° 1 des Cahiers de Contre-Attaque ne provo quera malgré sa clairvoyance que des malentendus. André Breton en dénonce le « surfascisme» souvarinien. Rupture que Georges Bataille avait si bien prévue qu'avant même la parution de ce n° 1 en mai 1936 il avait déjà écrit chez André Masson à Tossa en Espagne son introduction au n° 1 d'Acéphale. La page de Contre-Attaque est tournée, elle est même détournée de son sens avant d'être publiée . Avri_l 1_ 936. A T �ssa,retirés du monde, coupés des vertiges et des sorti l es poh uques, Bataille et �asson essemblent à ces saints «qui vivent de . . d �uder l . ho�me en eux-memes et � d exalter cette nudtté»,à ces sames« dis t�alts des pr� occupations pesantes de la masse» (Cf. Le Coupable).Le no 1 �Acéphale n est-ce pas une sorte de défi aristocratique à l'esprit populis te de l époque? En t�ut cas,c'�st bien � n défi de la p oésie à l'égard de la politiqu e. . a omse _ ! C esc Le !D?n_de a�� mse ? Eh b1en ! qu _11 dans cet esprit que Bataille � écnv1c a KoJeve en 1937: «L ht�to.tre est achevée, au dénouement près». , Comm�nt �n Leon Blum pourratt-11, ne fût-ce que soupçonner, «l'inanité d . une fm uct.le» ! A� Y,eux d� Bataille, _le pouvoir e st nécessairement aveugle . et sourd Son absurd ite est a proportion de son mcomm ensurable surdité Alors que la philosophie elle-�êm� se �li tise ec s'historialise le plus naïve� . me �c du m ?n�e, �orges �ata�ll� ,t magt e C:t va Jusqu'à prophétiser qu'avec la fm . de 1 H1sto1re, l� negauvtce de 1?actto se révèle « négativité sans ? . em�lo1».Le: non-devemr,quel verttge, quel ab1me!Lui-même Bataille en là : il _est déJà cette «né�ativité sans emploi », une négativité labyrint esc hique sa� 1ssue, sans �ucre 1s��e ,q�e la m�rt. �a rec�erche• Georges Bataille .l onente . désorma1s vers 1 mteneur de l tnténeur: 1 expénence contradictoi rement d�mes �rée et li�itée d1;1 sacré,�·�xcase du non-savoir inséparable du n?n-savo�r de 1 extase, l 1 m poss1ble sacnftce de la conscience de soi,la théolo gte négattve, la communication _de l'angoisse,_l'énigme ou l'imposture de mort.. Il y a de 1 . a�s?lu che� B�tatlle dans sa_hame d� la �liti> au cœur de 1 homme sans nom. Peut-on jamais sortir de la prison du moi sans sortir de la prison du langage ? Avec l'homm e acéphale la blessure du sens est ouverte . . . D� ns la t?. uri?e�te �ui boulever�c: l a pâte humaine d l'Europe, Bataille e: _ r�vendiq� e � l 1ntegr�cé d une volonc� maccesstble à la pamque».L a conjura tion sacree c esc auss1 _ ce�a.: la vo!onte d� ne pas, se _laisser emporter par le raz . de marée de l . htstotre vtst�le. D �n cote,deux ec�1vains ec un peintre incon nus en 1936: Georges Bataille, Pterre Klossowskt, André Masson. De l'autre des phénomènes collectifs irréversibles: la guerre, la lutte des classes, le�
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iv
changements de pouvoir. Encre ceux-ci et ceux-là, il n'y a pas de commune mesure, le rapport est démesuré, il est même incommensurable. Reste que dans l'aveuglement des passions les yeux des solitaires sont ouverts. Après avoir renvoyé dos à dos Hitler et Sarraut, Thorez etLa �ocque, la_ dém�nce infantile du nationalisme allemand et la démence sénde du nauonaltsme français, Georges Bataille s'en prend violemment à la bonne conscience que se donnent à eux-mêmes les pouvoirs et de gauche et de droite en vue d'abou tir à une société homogène, de quoi justifier le pire : prisons politiques, répressions, camp s de concentration ou d'extermination. L'idéal de l'unité pue le cadavre. Pour ne prendre qu'un exemple: quand en 1936 Georges Bataille ose proclamer que l'agitation antifasciste n'est qu'une négation agi tée, comment pourrait-tl être compris? Il es( bien trop en avance sur son temps. On le prend pour un rêveur décidément intempestif. C'est vrai qu'il rêve ec que son rêve est révolutionnaire: il imagine une société polycéphale où le libre jeu des contradictions laisserait circuler les énergies créatrices. De là au vieux rêve d'une société acéphale il n'y a qu'un saut imaginaire à fran chir. Une légende aujourd'hui oubliée raconte qu'au nord des pays _hyperbo réens vivaient nag uère des peuples sans chefs: les Acéphales. Mats comme les Numantins affamés par Scipion, une communauté de cœur, une commu nauté sans tête ne peut s'ouvrir qu'à la more ...
Hormis Georges Bataille, quel homme de gauche ellt osé publier en France en 1937 une « Réparation à Nietzsche» ? Certainement pas les sur réalistes. A l'époque,Mussolini se nourrit de Nietzsche. Depuis la rencontre en 1933 d'Adolf Hitler et d'Elisabeth Foerster, l'œuvre de Nietzsche est tra hie, récupérée par le national-socialiste Alfred Rosenberg, accommodée en France à toutes les sauces niet.zschéistes de gauche et de droite. Après «Nietzsche et les fascistes» (n° 2), Georges Bataille poursuit, dans le numéro double 3-4 sa vision de l'acéphalité de l'homme restitué à la nudité de lui-même. Nietzsche-Dionysos-Acéphale: autant de mythes générateurs d'énigmes qu'il interroge jusqu'au vertige. Il cherche moins à nous convain cre qu'à nous troubler. Il ne démontre pas. Il témoigne que l'acéphalité est la vérité mythique de l'homme. L'intensité muette et pour ainsi dire non humaine qui traverse l'émotion de l'homme extasié le rend à l'instant même acéphale. Nietzsche perdant la tête à Turin, qu'en est-il de l'homme et où est le surhomme? Le foudroiement du choc en retour, l'éclatement des limites humaines, la folie menant vite à la mort,la vérité de tout cela nous échappe. L'ultime secret de la vérité ? «La vérité est la mort» répond justement Georges Bataille. Reste que, debout, l'Acéphale n'a vraiment pas l'air d'un cadavre; il est rayonnant de vie. A partir du signe quelque peu illisible d'un dieu sans tête gravé dans la pierre outremer d'un lapis-lazuli, Georges Bataille élabore peu à peu un mythe foncièrement troublant: celui d'un déca pité vivant à qui il nous est impossible de nous identifier: «La poussière intellectuelle ne le connaît que mort» écrit-il à l'intention des non-poètes dans L'apprenti sorcier. Il faut voir que l'absence de tête n'est pas absence de signe m même absence de vie. C'est la puissance du «vide» qui appelle le signe : celui du sacrifice de la tête.La blessure de la décapitation est ouverte à la perte absolue du« moi».L'Acéphale, dit Bataille, n'esc pas moi; il est plus moi que moi.Le secret de l'Acéphale est là : c'esc moins la présence mons trueuse du a privatif qui importe que la positivité cachée de l'acéphalité. Mieux vaut penser par le corps dirait Daumal (par le cœur dirait Maitre Eckhart) que par la tête. Georges Bataille écrit pour l'émotion. v
Avec la mort de Dieu, écrit Pierre Klossowski, l'homme perd son iden tité éternelle:« Le moi meurt avec Dieu>>. Cette incroyable circoncision de la conscience n'est pas seulement nég ative. En n'ayant lus d'autre référent .P. qu'elle-même, la conscience se voit du même coup et delivrée du moi et déli vrée de Dieu. La conscience sans identité est comme un corps sans tête. Avec le meurtre du«père», elle se décapite de son nom. Chez Bataille, l'acéphalité remonte à la fin de L'Histoire de l'Œil, où, dans «Réminiscences», éclate une aversion sans bornes pour son père aveugle. N'est-ce pas la haine de ses origines qui le pousse à se tourner vers la mort?«La mort, écrit-il dans Acé phale, est l'élément émotionnel qui donne une valeur obsédante à l'existence humaine ». Après tout la tête n'est jamais q u'une des extrémités du corps. Le centre est ailleurs. Chez Bataille, la vision du corps acéphale évoque le corps de l'initié re-centré sur la mort. D'où cette tête de mort dessinée par André Masson à l a place du sexe. Là où est le sexe, mortis et vitae locus, la mort est aussi abstraite que la naissance. Bataille va plus loin en disant que l'acéphale «réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort». On retrouve id la dialectique du Grand ]eu, celle de l'identité des contraires. André Masson lui aussi s'est identifié au corps acéphale. Tossa, en 1936, un petit village de pêcheurs, une petite maisGn froide. C'est là dans un état d'ébullition qu'il a réalisé ses dessins à partir de quelques indications de Bataille: l'arme de fer ou du sacrifice, la grenade ou le cœur enflammé, le dédale du ventre. Pour le reste, Masson s'est fié à l'automa tisme de sa main, à ses propres thèmes, à ses phantasmes. Que de symboles chauffés à blanc dans chacun de ses dessins. Mieux vaut obscurément les per cevoir dans notre subconsdence que de prétendre leur donner tel ou tel sens. Pour ne prendre qu'un exemple, le volcan qui jaillit du cou du supplicié n' ap pelle pas une lecture univoque. Son pouvoir d'évocation nous trouble par son md étermination. Du coup, c'est notre conscience elle-même qui s'entrouvre l'éclair d'un instant à l'indétermination de son p ropre néant. Un volcan à la place de la tête q ui serait une exaltation du neant, c'est di.re que l'intensité acéphale est un état de grâce ... Enfin, Acéphale c'est avant tout la revue de Bataille. C'est lui qui en donne le ton, le sens subversif, l'orientation. Sa réédition fac-similée nous restitue la sensibilité de sa typograp hie, celle de son format, les boulever sants dessins d'André Masson sans lesquels le mythe du corps acéphale per drait beaucoup de sa puissance d'évocation, les textes des amis de Georges Bataille, les siens prenant dans leur mise en page originale un sens plus explosif que dans la réédition de ses Premiers Ecri ts où ils sont perdus dans le labyrinthe d'autres articles. Ainsi nous est rendu le signe obsédant de l'homme sans tête. Ce «signe de vide» est nôtre. Plus nous l'interrogeons, mieux nous prenons conscience du pire. L'acéphale nous regarde: il n'y a personne en nous. Georges Bataille merci, la religion de la mort est vivante. Michel CAMUS
vi
RELIGION
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SOCIOLOGIE
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PHILOSOPHIE - REVUE PARAISSANT 4 FOIS PAR AN
1e année LA CONJURATION SACRËE 1
PAR
GEORGES BATAILLE
PIERRE KLOSSOWSKI
ET
214913ln
ANOR� MASSON
LA
CONJURATION
SACREE
Une nation déjû viei!le et corrompue, qui, courageu
sement secouera. Le joug de son gouvernement monar chique poul' en adopter un républicain, ne se main tiendra que par beaucoup de crimes; car elle est déjà d.ans le crime, el si elle vou/aiL passer du crime à la vertu, c'est-à-dire d'un étal violent dans un état dou:t, elle tomberait dans une inerLie dont sa ruine certaine serait �ierrtôt le résultat.
SADE.
Cc qui avait visa(Je de politique et s' imaginait être politiljue, se démasljUcl"a un jour comme mouvem�nt religieux. KIERKEGAARD.
Aujourd'hui solitain•s, vous qui vivez séparés, vous serez un jour un peuple. Ceux qui se sont désignés euz-mêmes form eront un jour un peuple désigné et c'est de ce pettple que naîtra l'existence qui dépasse l'homme.
NmTzscuE.
Ce que nous avons entrepris ne doit être confondu avec rien d'autre, ne peut pas être limité à l'exprnsion d'une pensée et encore moins à ce qui est justement considéré comme art. Il nt nécessaire de produire et de man1er : beaucoup de choses sont néce� uires qui ne sont encore rien et il en est é1alement ainsi de l'a1itation politique. Qui son1e avant d'avoir lutté jusqu'au bout à laisser la place à des hommes qu'il est impossible de re1arder sans éprouver le besoin de les détruire? Mais si rien ne pouvait être trouvé au delà de l'activité politique, l'avidité humaine ne rencontrerait que le vide. NOUS SOMMES FAROUCHEMENT RELIGIEUX et, dans la mesure où notre existence est la condamnation de tout ce qui est reconnu aujour d'hui, une exi1ence intérieure veut que nous soyons é1alement impérieux. Ce que nous entreprenons est une 1uerre.
1
li est temps
d'abandonner
des civilisés et sa lumière. tard pour tenir
le Il
monde est trop
à être raisonnable et
;�.-
---
mourir - de
la
même
façon qu'un
homme aime une femme - représente seulement l'intérêt
et
l'obligation· au
instruit - ce qui a mené à u ne vie sans
travail. S'il est comparé avec les mon
attrait. Secrètement ou non, il est né
des disparus, il
est hideux et apparaît
cessaire de dev�nir tout autres ou de
comme le plus manqué de tous.
cesser d'être.
Dans les mondes disparus, il a été pos
Le monde auquel nous avons appartenu
sible de se perdre dans l'extase, ce qui
chaque
garité instruite.
ne propose rien à aimer en dehors de insuffisance
individuelle :
son
existence se borne à sa commodité. Un
monde qui ne peut pas être aimé à en
est impossible dans le monde de la vul Les avantages
de
la
civilisation sont compensés par la façon dont les hommes en profitent: les hom-
mes actuels en profitent pour devenir les plus dégradants de tous les êtres qui ont existé. La vie a tot1jours lieu dans un tumulte
cette raison, dans la mesure où elle de vient nécessaire à l'univers, elle accepte un servage. Si elle n'est pas libre, l' exis tence devient vide ou neutre et, si elle
sans cohésion apparente, mais elle ne trouve sa grandeur et sa réalité que dans l'extase et dans l'amour extatique.
est libre, elle est un jeu. La Terre, tant qu'elle n'engendrait que des cataclys
Celui qui tient à ignorer ou à mécon naître l'extase. est un être incomplet dont la pensée est réduite à l'analyse. L'existence n'est pas seulement un vide agité, elle est une danse qui force à dan !ôer avec fanatisme. La pensée qui n'a pas comme objet un fragment mort, existe intérieurement de la même façon
mes, des arbres ou des oiseaux, était un univers libre : la fascination de la liberté s'est ternie quand la Terre a produit un être qui exige la nécessité comme une loi au-dessus de l'univers. L'homme est cependant demeuré libre de ne plus ré pondre à aucune nécessité : il e.st libre de ressembler à tout ce qui n'est pas lui dans l'univers. Il peut écarter la pensée
que des flammes. 11 faut devenir assez ferme et inébranlé pour que l'existence du monde de la civilisation apparaisse enfin incertaine. Il est inutile de répondre à ceux qui
que c'est lui ou Dieu qui empêche 1� reste des choses d'être absurde.
peuvent croire à l'existence de ce mon de et s'autoriser de lui : s'ils parlent, il est possible de les regarder sans les en
11 a trouvé au delà de lui-même non Dieu qui est la prohibition d u crime, mais un être qui ignore la prohibition. Au delà de ce que je suis, je rencontre
tendre et, alors même qu'on les regar de, de ne « voir » que ce qui existe loin derrière eux. Il faut refuser l'ennui et vi�re seulement de ce qui fascine. Sur ce chemin, il serait vain de s'agiter et de chercher à attirer ceux qui ont des velléités, telles que passer le temps, rire ou devenir individuellement bizar res. Il faut s'avancer sans regarder en arrière et sans tenir compte de ceux qui n'ont pas la force d'oublier la réalité immédiate. La vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l'univers. Dans la
L'homme a échappé à sa tête comme le condamné à la prison.
un être qui me fait rire parce qu'il est sans tête, qui m'emplit d'angoisse parce qu'il est fait d'innocence et de crime : il tient une arme de fer dans sa main gauche, des flammes semblables à un sacré-cœur dans sa main droite. Il réu nit dans une même éruption la Nais sance et la Mort. Il n'est pas un homme.
et
n n'est pas non plus un dieu. Il n'est pas moi mais il est plus moi que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s'est égaré lui-même, m'égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c'est-à-dire monstre.
Ce que je pense et que je représente, je ne l'ai pas pensé ni représenté seul. J'écris dans une petite maison froide
d'un village de pêcheurs, un chien vient d'aboyer dans la nuit. Ma chambre est voisine de la cuisine où André Masson
mesure
où elle devient cette tête
s'agite heureu-;ement et chante : au mo
ment même où j'écris ainsi, il vient de mettre su1· un phonographe le disque de l'ouverture de « Don Juan »: plus que toute autre chose, l'ouverture de (( Don Juan » lie ce qui m'est échu d'existence à un défi qui m'ouvre au ravissement hors de soi. A cet instant même, je regarde cet être acéphale, l'intrus que deux obsessions également emportées composent, devenir le« Tom beau de Don Juan ». Lorsqu'il y a quel ques jours, j'étais avec Masson dans cette cuisine, assis, un verre de vin dans la main, alors que lui, se représentant tout à coup sa propre mort et la mort
Le
des siens, les yeux fixes, souffrant, criait presque qu'il fallait que la mort de vienne une mort affectueuse et passion née, criant sa haine pour un monde qui fait peser jusque sur la mort sa patte d'employé, je ne pouvais déjà plus dou ter que le sort et le tumulte infini de la vie humaine ne soient ouverts à ceux qui ne pouvaient plus exister comme des yeux crevés mais comme des voyants emportés par un rêve boulever sant qui ne peut pas leur appartenir. Tossa, 29 avril 1936. Ge01·ges BATAILLE.
glaWe, c'ut la paSBerelle
LE
MONSTRE
...Nous 11ous a-vançiimes dans la petite plaine sèche et brûlée où s'aPerçoit ce Plténotnêne. Le terrait� qui l'en-vironne est sablonneux, inculte et remPli de pierres: 4 mesure que l1on a-vance> on éProuve une chaleur excessi-ve et l'on re.çpire l'odeur de cui-vre et de charbon de terre que le -volcan e t:ltale : nous aperçilmes enfin la
flamme qu'une légère pluie, fartui
tement sur-venue, rendit Plu,s ardente : ce foyer Pe"t avoir trente ou quarante Pieds dl tour : si l'on creuse la terre dans les en-virons, le /e11 s'allm"e aussitôt sous t•instrument qui la déchire ... SADE (Juliette).
Il sera envo:ré 1m exPrès a1L sieur Lenormand, marcha11d de bois ... pour le Prier de venir lui-même, sui-vi d'une cha.rrette, chercher m o n corj>s Pour être transPorté... a1t bois de 1na terre de la Malmaison ... où je -veux qu>il soit Placé, sans attcune cérémonie, dans le Pre mier taillis fourré qui se trouve à droite dans le dit bois ... Ma josse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier. de la \1almaison, sous l'insPection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corPs qu!après l'avoir placé dans ladite fosse ... La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite josse se trou-vant regarni et le taillis 'se trouvant fourré comtne il t>étaiL au.paravant, les traces de ma tombe disPa
raissent de dessu�· la. surface de la terre, comme l1esPrit des lrommes.
Les différtuts modes de l'attente destruc trice du présent se traduisent chez Sade, dans les opérations mentales qui président à différentes pratiques de débauche '' expé rimentale n. Le bonheur consistant non pas dans la j ou issa n,:e, mais dans le désir de briser les j1•eins qui s'opposent au désir, ce n'est pas dans la Présence, mais dans l'at tente des objets abse•�ts que l' 011 jouira de ces objets -- c'est-à-dire qu'on jouira de ces objets en détruisant leur présence réelle -(meurtres de débauches) - ou s'ils
déçoivent - et paraissent se refuser à la présence (dans leur résistance à ce qu'on voudrait leur faire subir) on les maltrai tera pour les rendre
à la fois présents et
(ce qui dans le sadisme moral s'exprime par exemple dans le sacrilège à l'adresse du Dieu absent). Chez certains personnages de Sade, la déception dans l'attente finit par deverlÎr une fiction éro gène : l'objet ne déçoit pas, mais on le traite comme s'il déctwait. Ceendant un de ces personnages trop favorisé avoue que n'ayant qu'à souhaiter p()ur avoir, sa jouis sance n'a jamais été motivée par le� objets détruits
je me flatte
qtte ma mémoire s'effacera de
TESTAMENT DU MARQUIS DE SADE.
ttui l'ent-ourent, " mais par ceux qui n'y sont pas u. « Est-il possible de commettre des crimes comme on le conçoit et comme ,·ous le dites là, pour moi j'avoue que mon imagination a toujours été sur cela au delà de mes moyens, j'ai toujours mille fois plus cnnçu que je n'ai fait et je me suis tou jours Plaint de la nature qui me domzant le désir de L'outrtrgcr, m' en 6tait toujours les moyens. u
lei encore la Nature est vécue comme une présence provocatrice de l'uttente, une présence qui se déroberait à l'attente agressive : la conscience sadiste se voit en face de sa propre éternité qu'elle a reniée et qtl'elle ne peut plus reconnaître sous les traits de l'astucieuse Nature : d'une part maintenue dans les fonctions organiques de l'individu, elle fait l'expérience des li mites de son agressivité; d'autre part, dans les mouvements de l'imagination, elle a la sensation de l'infini; mais au lieu d'y re trouver sa condition éternelle et de s'éprou ver dans l'unité universelle, elle n'y aper çoit comme dans un miroir q]le l'infini reflet des diverses et multiples possibilités
tùr à la condition a-temporelle où la pos sessi on de tout le possible excluait la pos sibilité de l'expérience de la perte. Par la bouche de ses personnages, Sade lui-même confesse : '' J'inventais des horreurs, et je les exécutais de sang-froid : en état de ue me rien refuser, quelques dispendieux que pussent être mes projets de déba:1che, je les entreprenais à l'instant. u En effet, le solitaire, le prisonnier Sade privé de tout moyen d'action, dispose en fin de compte èe la même puissanœ que le héros omni potent dont il rêve : la puissance incondi tionnée qui ne connatt plus de résistance, qui ne connatt plus d'obstacles ni en de hors, ni à l'intérieur de soi-même, qui n'a plus que la sensation de son écoulement aveugle. '' Je les entreprenais à l'instant >>. Hâte qui ne parvient pourtant guère à épuiser le mouvement de '' cette sorte d'in constance, fléau de l'âme et trop funeste apanage de notre triste humanit6 >>. Ainsi l'âme, aspirant à la délivrance, est en proie à une espérance contradictoire; elle espère échapper à la douloureuse expé rience de la perte en rerusant à l'objet sa présence, alors que dans le même instant elle meurt du désir de voir l'objet, rêinté gré dans le présent, briser en elle le mou vement du temps destructeur.
perdues de son indiVidu. L'outrage à infli ger à la Nature, ce serait de cesser d'être individu, pour totaliser immédiatement et simultanément tout ce que contient la Na ture : ce serait parvenir à une pseudo-éter nité, à une existence temporelle, celle de la polymorphie perverse. Ayant renié l'im mortalité de l'âme, les personnages de Sade, en retour, posent leur candidature à la monstruosité intégrale, niant ainsi l'éla boration temporelle de leur propre moi, leur attente les replace paradoxalement dans l'état de possession de toutes les pos sibilités de déveop[:>ement en puissance, qui se traduit par leur sentiment de puis sauce inconditionnée. L'imagination éroti que qui se développe à mesure que l'indi vidu se forme, en contrebalançant tantôt une perversion, tantôt 1'instinct de propa gation et qui choisit les moments de soli tude et d'attente de l'individu - moments où le monde et les êtres sont absents pour envahir son moi, correspondrait ainsi à une tentative inconsciente de récupérer tout le possible devenu impossible du fait rle la prise de conscience du moi -- cette formation ayant permis la réalisation de l'autre moi-donc à une activité de l'agres sivité, au détriment de la réalité exté rieure, ayant pour but de retrouver son intégrité originale. Si bien que chez l'in dividu vivant dans l'attente permanente, l'imagination semble encore un effort pour �chapper à l'objet qu'il attend, pour reve-
L
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... un sentiment de l'unité communielle. Ce sentiment est celui qu'éprouve un grou pement humain lorsqu'il s'apparatt à lui même comme une force intacte et complète; il surgit et s'exalte dans les fêtes et les assemblées : un haut désir de cohésion l'emporte alors sur les oppositions, les iso lements, les concurrences de la vie journa lière et profane u. VEL' D'HIV',
7
JUIN 1936. -Alors que
Pierre
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KLOSSOWSKI.
M
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ia foule se porte vers le lieu où on l'assem ble avec le bmit immense de la marée '' avec un bruit de règne >> - les voix qui se font entendre au-dessus d'elle sont fê lées : ce ne sont pas les discours qu'elle entend qui font d'elle un miracle et qui iont secrètement pleurer, c'est sa propre attente. Parce qu'elle n'exige pas seu1e ment le pain, parce que son avidité hu maine est aussi claire, aussi illimitée, aussi terrible que celle des flammes - exigeant tout d'abord qu'elle SURGISSE, qu'elle soit. -
ACEPHALE ,
TERRE
EST LA LA TERRE
SOUS LAC.ROUTE DU
' L HOMME
SOL
EST FEU INCANDESCKNT
QUI SB REPRÉSENTE SOUS
LES
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L'INCANDESCENCE DE LA TERRE
S'EMBRASE
UN INCENDU EXTATIQUE
QUAND LE
DÉTRUIRA LES PATRIES
CŒUR HUMAIN
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NIETZSCHE
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Un cahier de r6 pages: 3f. Abonnement d'un an (64 pages): France et Belgique: 1of; Etranger , U.P. : rzf; autr�s pays: 1 st Le prix de l'abonnement de soutien, donnant droit (en j an vier 3 7) à une gravure représentant ACEPHALE est double.
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NIETZSCHE
Il NIETZSCHE ET
LES FASCISTES
3
3 Elizabeth )udCl$-Foerster . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . . . . . . . . . . . Le second Judas du « Nietzsche-Archiv » , ,. . .. . 3 Ne pCl$ tuer : réduire en servitude . . , . . . . . . . . . . . . . . . 4 Gauche et droite nietzschéennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 5 « Remarque pour les ânes » . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . . Mwwlini nietzschéen . . Alfred Rosenberg . Une « religion hygiénique et pédagogique • : le néopaganisme allemand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 9 Plus professoral... (Alfred Baeumler) . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le « pays de mes en/anu » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 c Now autres �ans patrie :o . . . . .. . . . .. H .
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Frédéric NtETZSCBI! : HERACUTE (texte inédit en français). 14 Georges BAT.lll.LE : PROPOSITIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . t7 1. - Propositions sur le fascisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , 17 II. - Propositions sur la mort de Dieu . . . . . . . . . . . . . . 20 .
Jean WAHL: NIETZSCHE ET LA MORT DE DIEU (note sur le Nietzsche de )C1$pers) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2l Jean
RotuN : REALISATION DE L'HOMME
Pierre KLOSSOWSKI : CREATION DU MONDE
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... ...
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24
, . . . . , 25
DEUX INTERPRETATJONS RECENTES DE NIETZSCHE
28
oAs VBRSTRABNDNIS (G. B.) , , . , . . , . . . , , , , , , . , . . . . 28
Karl Jaspers : NœTZS<:HE, EtNFÜHRUNG tN WBINES PutLISOPHIERBNS
Karl Lœwith
:
NtETZSCHES PutLOSOPHIE DER EWIGEN WtDER·
ltuNPT DES GLEtCHEN
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DESSINS D'ANDRE MASSON
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1,
' 29
15,
19
Il JANVIER
1 9 3 7
NUMÉRO
DO UBLE
N I E T Z S C H E ET
LES
FASC ISTES
ELISABETH JUDAS-FOERSTER
en donnant lecture d'un texte de Bernard Foerster.
Le Juil Judas a trahi Jésus pour une petite somme d'argent : après quoi il s'est pendu. La trahison des proches de Nietzsche n'a pas la conséquence brutale de celle de Judas
Avant -de quitter Weimar pour se rendre 4 Essen, rapporte le Temps du 4 novembre 1933, le cluzncelier Hitler est allé rendre visite 4 Mme Elisabeth Foerster-Nietzsche, sœur du célèbre phi/.Qsophe. La vieille dame lui a fait don d'une canne à épée qui a appartenu à son frêre. Elle lui a fait visiter les archtvet Nietzsche. M. Hitler a entendu 14 lecture d'un .méTMir� adressé en 1879 41 Bismarck par le docteur Foerster, agitateur antisémite, qui prote1taU « contre l'lnva�ion de l'esprit juif en Alle magne "· Tenant en main la canne de NtetucM, M. Hitler a traversé la foule au milieu der
mais elle résume et achève de rendre into lérable l'ensemble de trahisons qui défor ment l'enseignement de Nietzsche (qui le mettent à la mesure des visées les plus courtes de la fièvre actuelle) . Les falsifica tions antisémites de Mme Foerster, sœur, et de M. Richard Oehler, cousin de Nietzsche, ont d'ailleurs quelque chose de plus vulgaire que le marché de Judas : au delà de toute mesure, elles donnent la valeur d'un coup de cravache à la maxime dans laquelle s'est exprimée l'horreur de Nietzsche pour l'antisémitisme : NE FREQUENTER PERSONNE QUI SOIT IMPLIQUE DANS CETTE FU MISTERIE EFFRONttE DES RA· CES! (1)
Le nom d'Elisabeth Foerster-Nietzsche (2), qui vient d'achever, le 8 novembre 1935, une vie consacrée à une forme très étroite et dégradante de culte familial, n'est pas encore devenu objet d'aversion ... Elisabeth Foerster-Niet.t.sche n'avait pas oublié, le 2 novembre 1933, les difficultés qui s'étaient introduites entre elle et son frère du fait de son mariage, en 1885, avec l'antisémite Bernard Foerster . Une lettre dans laquelle Nietzsche lui rappelle sa 11 répulsion '' 11 aussi Prononcée que Possible 11 - pour le parti de son mari - celui-ci désigné nom mément avec rancœur - a été publiée par ses propres soins (3). Le 2 novembre 1933, devant Adolf Hitler reçu par elle à Weimar au Nietzsche-A re hi-v, Elisabeth Foerster témoignait de l'antisémitisme de Nietzsche 3
acclamations et est remonté dans ron automo bile pour se rendre à Erfurt et de !4 à E81en.
Nietzsche, adressant en 1887 une lettre méprisante à l'antisémite Théodor Fritsch (4), la terminait sur ces mots : MAIS ENFIN, QUE CROYEZ-VOUS QUE J'EPROUVE LORSQUE LE NOM DE ZARATHOUSTRA SORT DE LA BOUCHE DES ANTISEMITES 1
LE SECOND JUDAS DU u NJETZSCHE-ARCI-DV " Adolf Hitler, à Weimar, s'est fait photo graphier devant le buste de Nietzsche. M. Richard Oehler, cousin de Nietzsche et collaborateur d'Elisabeth Foerster à l'Ar chiv, a fait reproduire la photographie en frontispice de son livre, Nietzsc11e et l'a-ve nir de l'Allemagne (5). Dans cet ouvrage, il a cherché à montrer l'accord profond de l'enseignement de Nietzsche et de Mein
Kampf. ll reconnatt, il est vrai, l'existence de passages de Nietzsche qui ne seraient pas hostiles aux juifs, mais il conclut : ...Ce qui importe le plus pour nous est cette mise en garde : « Pas un Juif de plus 1 Fer
mons-leur nos portes, surtout du c6té de •... cc .. .que l'Allemagne a largement son l'Est ! , compte de juifs, que l'estomac et le sang alle mands devront peiner longtemps encore avant d'avoir assimilé cette dose de « juif "• que nous n'avons pas la digestion aussi active q,ue . les Italiens, les Français, les Anglais, qui en 1ont venus à bout d'une maniêre bien plus ezpéditive : et notez que c'est là l'expression d'un sentiment três général, qui exige qu'on l'entende et qu'on agisse. « Pas un juif de plus J Fermons-leur nos portes, surtout du c6té de l'Est (y compris l'Autriche) J , VoiLà ce que réclame l'instinct d'un· peuple dont le caractère tft encore si faible et si peu marqué q,u'il cour rait le risque d'i!tre aboli par I.e mélange d'une l'(l(e plus énergique.
Il ne s'agit pas seulement ici de (( fumis terie éhontée )) mais d'un faux grossière ment et consciemment fabriqué. Ce texte figure en effet dans Par delà le bien et le mal (§ 25I). mais l'opinion qu'il exprime n'est pas celle de Nietzsche; c'est celle des antisémites reprise par Nietzsche en ma nière de persiflage 1 Jf n'ai pas encore rencontré d'allemand, écrit if, qui veuille du bien aux juifs; les sages et !.es politiques ont beau condamner tous sans réser ve l'antisémitisme, ce que réprouvent leur
sagesse et leur politique c'est, ne vous y trom pe:r: pas, non pas le sentiment lui-même, mais uniquement ses redoutables déchaînements, et les malséantes et honteuses manifestations que provoque ce sentiment une fois déchatné. On
NE PAS TUER :
RÉDUJRE EN SERVITUDE EST-CE QUE MA VIE REND VRAI SEMBLABLE QUE J'AIE PU ME LAIS SER (( COUPER LES AILES )) PAR QUI QUE CE SOIT? (6)
Le ton avec lequel Nietzsche répondait de son vivant aux antisémites importuns, ex clut toute possibilité de traiter la question légèrement, de considérer la trahison des Judas de Weimar comme vénielle : il y va des (( ailes coupées >>.
Les proches de Nietzsche n'ont rien entre pris de moins bas que de réduire à un ser vage avilissant celui qui prétendait ruiner la morale servile. Est-il possible qu'il n'y ait pas des grincements de dents dans le monde et que cela ne devienne pas une évi dence qui, dans la désorientation grandis s�nte, rende silencieux et violent? Com ment, sous le coup de la colère cela ne serait-il pas une clarté aveuglan e quand to�te l'humanité se rue à la servitu e, qu'il eXIS te quelque chose qui ne doit pas être asservi, qui ne peut pas être asservi?
t
d
LA DOCTRINE DE NIETZSCHE NE PEUT PAS ETRE ASSERVIE.
Elle peut seulement être suivie. La placer
à la suite, au service de quoi
que
ce soit
dit tout net que l'Allemagne a largement, etc.
d'autre est une trahison qui relève du mé pris des loups pour les chiens.
Suit le texte porté par le fasciste faussaire au compte de Nietzsche 1 Un peu plus loin une conclusion pratique est d'ailleurs don née à ces considérations : <( On pourra,it jort
EST-CE QUE LA VIE DE NIETZSCHE REND VRAISEMBLABLE QU'IL PUIS SE AVOIR << LES AILES COUPEES )) PAR QUI QUE CE SOIT ?
che par le en son nom. L'ensemble de l'aphorisme parle dans le sens de l'assi milation des juifs par les Allemands.
Que �e soit l' �n isémi�isme, le fascisme, que ce sott le soc1ahsme, 11 n'y a qu'utilisation. . 1etzsche s'adressait à des esPrits libres, mcapables de se laisser utiliser.
bien co·mmencer Par jeter à la porte les braillards antisémites... )) Cette fois Nietzs
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GAUCHE ET DROITE
NIETZSCHÉENNES Le mouvement même de la pensée de Nietzsche implique une débâcle des diffé rents fondements possibles de la politique actuelle. Les droites fondent leur action sur l'attachement affectif au passé. Les gauches sur des principes rationnels. Or attachement au passé et principes rationnels (justice, éga lité sociales) sont également rejetés par Nietzsche. n devrait donc être impossible d'utiliser son enseignement dans un sens quelconque. Mais cet enseignement représente une force de séduction incomparable, en conséquence une (( force Il tout court, que les politiciens devaient être tentés d'asservir ou tout au moins de se concilier au profit de leurs en treprises. L'enseignement de Nietzsche la volonté et les instincts <( mobilise l> agressifs : il était inévitable que les actions existantes cherchent à entratuer dans leur mouvement ces volontés et ces instincts devenus mobiles et restés inemployés. L'absence de
toute possibilité d'adapta
tion à l'une des directions de la politique
n'a eu dans ces conditions qu'un seul résultat. L'exaltation nietzschéenne n'étant sollicitée qu'en raison d'une méconnais sance de sa nature, elle a pu l'être dans les deux directions à la fois. Dans une certaine mesure, il s'est formé une droite et une gauche niet1.schéenne, de la même façon qu'il s'était formé autrefois une droite et une gauche hégélienne (7). Mais Hegel s'était situé de lui-même sur le plan poli tique et ses conceptions dialectiques expli quent la formation de deux tendances opposées dans le développement posthume de sa doctrine. Il s'agit dans un cas de dé veloppements logiques et conséquents, dans l'autre d'inconséquence, de lég�reté ou de trahison. Dans l'ensemble, l'exigence ex primée par Nietzsche, loin d'être entendue a été traitée comme toute chose dans un monde où l 'attitude servile et la 'Valeu, d'utilité apparaissent seules admissibles. A la mesure de ce monde, le renversement des
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valeurs, même s'il a été l'objet d'efforts réels de compréhension, est demeuré si généralement inintelligible que les trahi sons et les platitudes d'interprétation dont il est l'objet passent à peu près inaper çues.·
" REMARQUES POUR LES ANES ., Nietzsche a dit lui-même qu'il n'avait que répugnance pour les partis politiques de son temps, mais une équivoque existe au sujet du fascisme qui ne s'est développé que longtemps après sa mort et qui de plus est le seul mouvement politique qui ait cons ciemment et systématiquement utilisé la critique nietzschéenne. Selon le Hongrois Georg Lukacs (l'un des rares, semble-t-il, parmi les théoriciens marxistes actuels qui aient eu de l'essence du marxisme une conscience profonde; depuis qu'il a dO. se réfugier à Moscou, il a été, il est vrai, mo ralement brisé, il n'est plus que l'ombre de lui-même), selon Lukacs <( la différence très nette de niveau idéologique entre Nietzsche et ses ::.uccesseurs fascistes ne parvient pas à cacher le fait historique fon damental, qui fait de Nietzsche l'un des principaux ancêtres du fascisme l> (Littéra ture intern ationale, 1935. n° 9. p. 79). L'analyse sur laquelle Lukacs fonde cette conclusion est peut-être parfois raffinée et habile mais elle n'est qu'une analyse qui se passe de la considération de la totalité, c'est-à -dire de ce qui seul est << existence )) . Fascisme et nietzschéisme s'exduent, s'ex cluent même avec violence, dès que l'un et l'autre sont considérés dans leur totalité : d'un côté la vie s'enchatne et se stabilise dans une servitude sans fin, de l'autre souf fle non seulement l'air libre mais un vent de bourrasque; d'un côté le charme de la culture humaiue est brisé pour laisser la place à la force vulgaire, de l'autre la force et la violence sont vouées tragiquement à ce charme. Comment est-il possible de ne pas apercevoir l'abtme qui sépare un César Bor gia, un Malatesta, d'un Mussolini? Les uns
insolents contempteurs des traditions et de toute morale, tirant parti d'événements sanglants et complexes au profit d'une avi· dité de vivre qui les dépasse : l'autre asservi lentement par tout ce qu'il ne met en mou vement qu'en paralysant peu à peu son impulsion primitive. Déjà aux yeux de Nietzsche, Napoléon apparaissait << corrom pu par les moyens qu'il avait été contraint d'employer )); Napoléon << avait Perdu la noblesse de caractère >> (8}. Une contrainte infiniment plus pesante s'exerce sans aucun doute sur les dictateurs modernes réduits à trouver leur force en s'identifiant à toutes les impulsions qué Nietzsche méprisait dans les masses, en particulier « à cette admira tion mensongère de soi-même que prati quent les races >> (9}. Il y a une dérision corrosive dans le fait d'imaginer un accord possible entre l'exigence nietzschéenne et une organisaion t politique qui appauvrit l'existence au sommet, qui emprisonne, exile ou tue tout ce qui pourrait constituer une aristocratie (ro} d' « esprits libres )). Comme s'il n'était pas aveuglant que Nietzsche, lorsqu'il demande un amour à la mesure du sacrifice de la vie, c'est pour la cc foi >> qu'il communique, pour les 11a.leurs que sa propre existence rend réelles, évidemment pas pour une patrie... Remarque pour les ânes » , écrivait déjà Nietzsche lui-même, craignant une confu sion du même ordre, tout aussi miséra ble (u). cc
MUSSOLINI NIETZSCHÉEN Dans la mesure où le fascisme tient à une source philosophique, ce n'est pas à Nietz sche, mais à Hegel qu'il se rattache (12). Qu'on se reporte à l'article que Mussolini lui-même a consacré dans l'E"cicloPedi4 Italia.na. au mouvement qu'il a créé (r3) : le vocabulaire et, plus encore que le voca bulaire, l'esprit en sont hégéliens, non nietzschéens, Mussolini peut y employer par deux fois l'expression de << volonté de puis sance >> : mais ce n'est pas un hasard si
cette volonté n'est qu'un attribut de l'idée qui unifie la multitude . . (14) .
L'agitateur rouge a subi l'influence de Nietzsche : le dictateur unitariste s'est tenu à l'écart. Le régime lui-même s'est exprimé sur la question. Dans un article de Fa.s cismo de juillet 1933, Cimmino nie toute filiation idéologique entre Nietzsche et Mussolini. Seule la volonté de puissance constituerait un lien entre leurs doctrines. Mais la volonté de puissance de Mussolini « n'est pas égoïste ll1 elle est prêchée à tous les Italiens dont le duce « veut faire des surhommes >>. Car, affirme l'auteur, u quand bien même nous serions tous des surhom mes, nous ne serions encore que des hom mes... Que, par ailleurs, Nietzsche plaise à Mussolini, rien de plus naturel: Nietzsche appartiendra toujours à tous les hommes d'action et de volonté. . La différence pro fonde entre Nietzsche et Mussolini est dans le fait que la puissance en tant que volonté, la force, l'action sont les produits de l'ins tinct, je dirai presque de la nature physi· que. Elles peuvent appartenir aux person• nes les plus opposées, on peut les mettre au service des buts les plus divers. Au con· traire, l'idéologie est UQ facteur spirituel, c'est elle qui unit vraiment les hommes .. >> n n'est pas utile d'insister sur l'idéalisme ouvert de ce texte qui a le mérite de l'hon nêteté s'il faut le comparer aux textes alle· mands. Il est plus remarquable de voir le duce lavé d'une accusation possible d'égoïs me nietzschéen. Les sphères dirigeantes du fascisme semblent en être restées à l'inter prétation stimérienne de Nietzsche expri mée aux environs de 1908 par Mussolini lui-même (rs). .
.
Pour Stirner, pour Nietzsche, écrivait alors le révolutionnaire, et pour tous ceux que, dans son Geniale Mensch, Turk nomme les anti sophes de l'égotsme, l'Etat est oppression orga· nisée au détriment de l'individu. Bt cependant, m�me pour les ani17WU% de proie, il e:�:Lste un principe de solidarité... L'instinct de socia bilité, selon Darwin, est inhérent 4 la nature meme de l'homme. Il est impossible de se représenter un üre humain vivant hors de la chatne infinie de ses semblables. Nietzsche a senti profondément la << fatalité '' de ceLte loi
6
de solidarité universelle. Le surhomme nietzs chéen tente d'échapper d '14 contradiction: il dé chatne et dirige contre la masse extérieure sa volonté de puissance et la tragiq,ue grandeur de ses entreprises fournit au poète - pour peu de temps encor e - une matière digne d'�tre chan tée...
On s'explique ainsi que Mussolini rele vant les n i fluences non italiennes qui se sont exercées sur le fascisme naissant parle de Sorel, de Péguy, de Lagardelle et non de Nietzsche. Le fascisme officiel a pu uti liser en les disposant sur les murs des maxi mes nietzschéennes toniques : ses simpli fications brutales ne lui en paraissent pas moins devoir être tenues à. l'écart du monde nietzschéen, trop libre, trop complexe, trop déchirant. Cette prudence semble reposer, il est vrai, sur une interprétation surannée de l'attitude de Nietzsche : mais cette interprétation a été possible et elle l'a été parce que le mouvement de la pensée de Nietzsche constitue en dernier ressort un dédale, c'est-à-dire tout le contraire des directives que les systèmes politiques ac tuels demandent à leurs inspirateurs.
ALFRED ROSENBERG Cependant à la prudence du fascisme ita lien s'oppose l'affirmation hitlérienne. Nietzsche, dans le panthéon raciste, n'oc cupe pas, il est vrai, une place officielle. Chamberlain, Paul de Lagarde o u Wagner donnent des satisfactions plus solides à la profonde « admiration de soi-même >> que pratique l'Allemagne du Troisième Reich. Mais quels que soient les dangers de l'opé ration, cette nouvelle Allemagne a dO. recon nattre Nietzsche et l'utiliser. Il représen tait trop d'instincts mobilisés, disponibles pour n'importe quelle, à peu près n'importe quelle action violente; et la falsification était encore trop facile. La première idéo logie développée du national-socialisme, telle qu'elle est sortie du cerveau d'Alfred Rosenberg, accommode Nietzsche. 7
Avant toute chose les chauvins allemands devaient se débarrasser de l'interprétation stirnérienne, individualiste. Alfred Rosen berg faisant justice du nietzschéisme de gauche semble avoir à cœur avec rage d'ar racher Nietzsche aux griffes du jeune Mus solini ou de ses semblables : Frédéric Nietzsche, dit-i·l dans son Mythe du xx• siècle (16), représente le cri désespéré de millions d'opprimés. Sa sauvage prédicatio.n du surhomme était une amplification puissan te de la vie individuelle, subjuguée, anéantie ptu la pression matérielle de l'époque... Mais une époque ba.illonnée depuis des générations ne saisit, par t.mpuissance, que le c6té sub jectif de la gr(JJ'lde volonté et de l'expérience vitale de Nietzsche. Nietzsche exigeait avec passion une personnalit'é forte: son exigence fal sifiée devint un appel un déchatnement de tous les instincts. Autour de sa bannière se rallièrent les bataitlons rouges .�t les prophè tes nomades du manisme, une sorte d'hom. mes dont la doctrine insensée n'a jamais éte dénoncée plus ironiq,uement que pàr Nietz sche. En son nom, la contamination de la race par les nègres et les Syriens progressa, alors que lui-m�me se pliait durement à la disci pline caractéristique de notre race. Nietzsche était tombé dans les rêves de gigolos en cha leur, ce qui est pire que de tomber dans les mains d'une bande de brigands. Le peuple allemand n'entendit plus ptuler que de sup pression des contraintes, de subjectivisme, de << personnalité ll, mais il n'était plus question de discipline et de construction intérieure. La plus belle parole de Nietzsche << De l'avenir s'approchent des vents avec d'étranges coups d'ailes et 4 ses oreilles retentit la bonne nou velle '' n'était plus qu'une intuition nostalgi que au milieu d'un monde insane où il était, aux c"tés de Lagtude et de Wagner, presque le seul clairvoyant. « Si vous saviez combien j'ai ri au prin temps passé en lisant les ouvrages de cet entêté sentimental et vaniteux qui s'appelle Paul de Lagarde >> : c'est ainsi que Nietz. sche s'exprimait parlant du célèbre panger maniste (17). Le rire de Nietzsche pourrait évidemment s'étendre de Lagarde à Rosen berg, le rire d'un homme qu'on également écœuré les social-démocrates et les racistes. L'attitude d'un Rosenberg ne doit d'ail-
leurs pas être simplement tenue pour un nietzscbéisme vulgaire (comme on l'admet parfois, comme l'admet Edmond Vermeil). Le disciple n'est pas seulement vulgaire mais prudent : le seul fait qu'un Rosenberg parle de Nietzsche suffisait à << couper les ailes n, mais il semble à un homme de cette espèce que des ailes ne sont jamais assez rognées. Tout ce qui n'est pas nordique doit être, selon lui, rigoureusement retran ché. Or seuls les dieux du ciel sont nordi ques ! Alors que les dieux grecs, écrit-iL
(18), étaient
les héros de La lumière et du ciel, Les dieux de l'Asie Mineure non arvenne assumaient tous les caractères de la Terre ... Dionysos (du .moins par son côté non-a,.yen) est Le dieu de L'extase, de la Luxure, de la bacchanale déchalnée... Pen dant deux siècles, s'est pours'uivie L'interpré tation de /.a Grèce. De Winckelmann à Voss en passant par les classiques aUemands, on insista sur la Lumière, le regard tourné vers le monde, l'tnt'etligible... L'autre courant - ro
mantiq,ue - se nourrit des afllux secondaires indiqués à la fin de L'Illiade par la fête des morts ou dans Eschyle par l'action des Bryn nies. Il se vilJifla dans les contre-dieux chto· niens du Zeus olympien. Partant de la mort e t de ses énigmes, i l vénèr� les déesses-mères, De.meter en Ute, et finalement s'épanouit dans le dieu des morts : Dionysos. C'est dans ce sens que Welcker, Rohde et Nietzsche firent de la Terre-mère une génitrice, eUe-même informe, dt la vie qui, perpétuelLement, retourne par la mort en son sein. Le grand romantisme at. lemand tressamit des frémissements de l'ado ration et comme d.e toujours plus sombres votle1 étaient tirés devant la face rayonnante des dieux du ciel, il s'enjonça toujours plus proforldément dans l'instinctif, l'informe, le démoniaque, le sexuel, L'extatique, le chtonien, dans le culte de la Mère.
Il y a lieu de rappeler ici tout d'abord que Rosenberg n'est pas le penseur officiel du Troisième Reich, que bien entendu son antichristianisme n'a reçn aucune consé· cration. Mais lorsqu'il exprime sa répul sion pour les dieux de la Terre et pour les tendances romantiQues qui n'ont pas pour objet immédiat une composition de force, sans l'ombre d'un doute, il exprime la ré pulsion du national-socialisme lui-même.
Le national-socialisme est moins romantique et plus maurassien qu'on l'imagine parfois et il ne faut pas oublier que Rosenberg en est l'expression idéologique la plus proche de Nietzsche : le juriste Carl Schmidt qui ne l'incarne pas moins réellement que Ro senberg touche de près à Maurras et, d'ori gine catholique, a toujours été étranger à l'influence de Nietzsche.
UNE " RELIGION HYGIÉNIQUE ET PÉDAGOGIQUE " : LE NÉO· PAGANISME ALLEMAND C'est le << néo-paganisme 11 allemand (19) qui a introduit la légende d'un national socialisme poétique. C'est dans la mesure seulement où le racisme aboutit à cette forme religieuse excentrique, qu'il exprime un certain courant vitaliste et antichrétien de la pensée allemande. Il est exact qu'une croyance quelque peu chaotique mais organisée représente au jourd'hui librement en Allemagne ce cou rant mystique qui, à partir de la grande époque romantique, s'est exprimé dans des écrits tels que ceux de Bachofen, de Nietz sche et plus récemment de Klages (20). Un tel courant n'a jamais eu la moindre unité mais il se distingue par la valorisation de la vie contre la raison et par l'opposition de formes religieuses primitives au chris tianisme. A l'intérieur du national-socia lisme, Rosenberg en représente aujourd'hui la tendance la plus modérée. Des théori ciens-prophètes beaucoup plus aventureux (Hauer, Bergmann) se chargent, à la suite du comte Reventlow, de tenter une organi· sation culturelle analogue àcelle des églises. Cette tentative n'est pas nouvelle en Alle magne où une << communauté de la Foi germanique 11 existait dès 1908 et où le maréchal Ludendorf lui-même voulut se faire, après 1923, le chef d'une église alle mande. Après la prise du pouvoir hitlé rienne, les diverses organisations existantes ont reconnu en congrès la communauté de 8
leurs buts et se sont \.mies pour former le u Mouvement de la foi allemande 11 . Mais s'il est un fait que les prosélytes de la nouvelle religion n'opposent pas à l'exal tation romantique les limites étroites et toutes militaires de Rosenberg, ils n'en sont pas moins d'accord sur ce point que, l'antichristianisme étant proclamé, la vie étant divinisée, leur seule religion est la race, c'est-à-dire l'Allemagne. L'ancien missionnaire protestant Hauer s'écrie : << Il n'y a qu'une vertu : être Allemand ! 11 Et l'extravagant Bergmann, féru de psycha nalyse. et de << religion hygiénique n affirme que << Jésus de Nazareth, médecin et bien faiteur du peuple, s'il revet1ait aujourd'hui, descendrait de la croix à laquelle le cloue encore une fausse compréhension; il revi vrait comme médecin du peuple, comme doctrinaire de l'hygiène de la race. 11 Le national-socialisme n'échappe à l'étroi· tesse traditionnelle et piétiste que pour mieux assurer sa pauvreté mentale ! Le fait que des adeptes de la nouvelle foi pra tiquent des cérémonies au cours desquelles sont lus des passages de Zarathoustra achève de situer cette comédie bien loin de l'exigence nietzschéenne, dans la plus vul· gaire phraséologie des bateleurs qui s'im posent partout à la fatigue. Il est enfin nécessaire d'ajouter que les dirigeants du Reich paraissent peu enclins, de moins en moins enclins, à soutenir ce mouvement hétéroclite : le tableau de la part faite dans l'Allemagne de Hitler à un enthousiasme libre, antichrétien, se don nant une apparence nietzschéenne, s'achè· ve donc honteusement.
PLUS PROFESSORAL ... Reste, - peut-être le plus sérieux - la tentative conséquente de M. Alfred Bae umler, utilisant des connaissances réelles et une certaine rigueur théorique à la cons truction d'un nietzschéisme politique. Le petit livre de Baeumler, Nietzsche, le phi losoPhe et le Politicien (2 1), tiré par les éditions Reclam à de très nombreux exem9
plaires, fait sortir du dédale des contradic tions nietzschéennes la doctrine d'un peu ple uni par une commune volonté de puis sance. Un tel travail est en effet possible et il était fatal qu'il soit fait. Il dégage dans son ensemble une figure précise, nouvelle, remarquablement artificielle et logique. Que l'on suppose Nietzsche une fois se de mandant : << A quoi ce que j'ai éprouvé, ce que j'ai aperçu, pourra·t·il être utile? n C'est en effet ce que M. Baeumler n'aurait pas manqué de se demander à sa place. Et comme il est impossible d'être utile à ce qui n'existe pas, M. Baeumler se reporte nécessairement à l'existence qui s'impose à lui, qui aurait dft s'imposer à Nietzsche, celle de la communauté à laquelle l'un et l'autre ont été voués par la naissance. De telles considérations seraient correctes à la condition que l'hypothèse formulée ait pu recevoir un sens dans l'esprit de Nietzsche. Une autre supposition reste possible : ce que Nietzsche a éprouvé, ce qu'il a aperçu, ne pouvait pas être reconnu par lui comme une utilité mais comme une fin. De même que Hegel a attendu que l'Etat prussien réalise l'Esprit, Nietzsche aurait pu, après l'avoir vitupérée, attendre obscurément de l'Allemagne qu'elle donne un corps et une voix réelle à Zarathoustra ... Mais il semble que l'intelligence de M. Baeumler, plus exigeante que celle d'un Bergmann, d'un Oehler, élimine des représentations trop comiques. n lui a paru expédient de négli ger tout ce qui de façon trop incontestable avait été éprouvé par Nietzsche comme fin non comme moyen et il l'a négligé ouver tement par des remarques positives. Nietzsche parlant de la mort de Dieu em ployait un langage bouleversé, témoignant de l'expérience intérieure la plus excé dente. Baeumler écrit : Pour comprendre exactement l'attitude de Nietzsche à l'égard du christianisme, il ne faut jamais perdre de IJUe que la phrase décisive, Dieu est mort, a le sens d'une constatation historique.
Décrivant ce qu'il avait éprouvé la pre mière fois que la vision du retour éternel s'était présentée à lui, Nietzsche écrivait : << L'intensité de mes sentiments me faisait
à la fois trembler e� rire... ce n'étaient pas des larmes d'attendrissement, c'étaient des larmes de jubilation. . . ll En réalité, ajfir(Tie Baeumler, l'idée de retour éternel est sans importance du point de vue du systême Nietzsche. Nous devons la considé rer comme l'expression d'une expérience hau tement personnelle. Elle est sans rapport au cun avec la pensée jondament.ale de !:a volonté de puissance et �me, prise au sérieux, cette idée briserait la cohérence de la volonté de puissance.
De toutes les représentations dramatiques qui ont donné à la vie de Nietzsche le ca ractère d'un déchirement et d'un combat haletant de l'existence humaine, l'idée de retour éternel est certainement la plus nac i cessible. Mais de l'incapacité d'accéder à la résolution de ne pas prendre au sérieux, le pas franchi est le pas du trattre. Musso lini reconnaissait autrefois que la doctrine de Nietzsche ne pouvait pas être réduite à l'idée de volonté de puissance. A sa façon M. Baeumler acculé à la trahison et fran chissant le pas le reconnatt avec un éclat incomparable : émasculant au grand jour ...
LE
"
PAYS DE MES ENFANTS "
La mise en service de Nietzsche exige tout d'abord que toute son expérience pathéti que soit opposée au système et fasse place au système. Mais son exigence s'étend plus loin. Baeumler oppose à la compréhension de la Révolution la compréhension du mythe : la première serait liée selon lui à la cons cience du jutuf', la seconde à un sentiment aigu du passé (22). Il va de soi que le natio nalisme implique l'asservissement au passé. Dans un article d'EsPrit (1.,. nov. 1934, pp. 199-208), Levinas a donné sur ce point une expression philosophique du racisme en particulier, plus profonde que celle de ses partisans. Si nous en citons ici l'essen-
tiel, l'opposition profonde entre l'enseigne ment de Nietzsche et son enchalnement ressortira cette fois peut-être avec une bru· talité assez grande : L'importance, écrit Levinas, accordée à ce sentiment du corps dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à !:a base d'une nouvelle conception biologique de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fa talité devient plus qu'un objet de la vie spiri tuelle, il en devient le cœur. l-es m;ystér·ieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auzquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes sou mta à la solution d'un Moi souverainement libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que les inconnues memes de ce problème. Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, .rnals dans une espèce d'enchatnement. . . D b lors, toute structure sociale q u i annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison... Une so ciété à base consanguine découle immédiate ment de cett'3 concrétisation de l'esprit... Tou milation rationnelle ou communion te assi. mystique entre esprits qui ne s'appuie pas sur une communauté de sang est suspecte. Et toutefois le nouveau type de vérité ne saurait renoncer à la nature formelle de la vérité et cesser d'étre universel. La vérité a beau ltre ma vérité a u plus fort sens de ce possessif - elle doit tendre cl la création d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descend de sa monta gne et apporte un évangile. Comment l'uni· versalité est-elle compatible avec le racisme? IL ;y aura là une modification fondamentale de l'idée meme de l'universalité. Elle doit faire place à l'idée d'expansion, car l'expansion d'une force présente une toute autre structure que la propagation d'une idée... La volonté de puissance de Nietzsche que l'Allemagne mo derne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en meme temps sa forme propre d'universalisa tion : la guerre, la conquel,e.
Levinas, qui introduit sans s'occuper de la justifier, l'identification de l'attitude nietz schéenne à l'attitude raciste, en fait, se borne à donner sans l'avoir cherché une éclatante évidence à leur incompatibilité et même à leur caractère de contraires. La communauté sanguine (23) et l'enchal10
1
•
ment au passé sont dans leur connexton aussi éloignés qu'il est possible, hors de la vue d'un homme qui revendiquait avec beaucoup d'orgueil le nom de u sans-pa trie J) . Et la compréhension de Nietzsche doit être tenue pour fermée à ceux qui ne font pas toute la part au profond paradoxe d'un autre nom qui n'était pas revendiqué avec moins d'orgueil, celui d'ENFANT DR L'AVENIR (24) . A la compréhension du mythe liée par Baeumler au sentiment aigu du passé répond le mythe nietzschéen de l'a'll enir (25). L'avenir, le merveilleux in connu de l'avenir, est le seul objet de la fête nietzschéenne (26). « L'humanité, dans la pensée de Nietzsche, a encore beaucoup plus de temps en avant qu'en arrière, comment, d'une manière générale, l'idéal pourrait-il être pris dans le passé? J) (27). C'est le don agressif et gratuit de soi à l'avenir, en opposition à l'avarice chau vine, enchatnée au pa$Sé, qui seul peut fixer une image assez grande de Niétzsche en la personne de Zarathoustra exigeant d'être renié. Les « sans-patrie ll, les déchatnés du passé qui vivent aujourd'hui, comment peuvent-ils en repos voir enchatner à la misère patriotique celui d'entre eux que la haine de cette misère vouait au PAvs Dit SES ENFANTS? Zarathoustra, quand les re gards des autres sont rivés aux pays de leurs pères, à leur patrie, Zarathoustra 'VOyait le PAYS Dit SES ENFAN'fS (28). En face de ce monde couvert de passé, couvert de patries comme un homme est couvert de plaies, il n'existe pas d'expression plus paradoxale, ni plus passionnée, ni plus grande.
.. NOUS AUTRES SANS-PATRIE...
"
Il y a quelque chose de tragique dans le simple fait que l'erreur de Levinas est pos sible (car il s'agit sans doute dans ce cas d'une erreur, non d'un parti-pris ). Les contradictions dont les hommes meurent apparaissent tout à coup étrangement inso lubles. Car si les partis opposés adoptant Il
des solutions opposées, ont résolu en appa rence ces contradictions, il ne s'agit que de simplifications grossières : et ces appa rences de solution ne font qu'éloigner les possibilités d'échapper à la mort. Les dé chatnés du passé sont les encbatnés à la raison; ceux que n'enchatne pas la raison sont les esclaves du passé. Le jen de la politique exige pour se produire des posi tions aussi fausses : et il n'apparatt pas possible qu'elles soient changées. Trans gresser avec la vie les lois de la raison, répondre aux exigences de la vie même contre la raison, c'est en politique, prati quement, se donner pieds et poings liés au passé. Et cependant la vie n'exige pas moins d'être délivré2 du passé que d'un système de mensurations rationnelles, ad ministratives. Le mouvement passionné et tumultueux qui forme la vie, qui répond à ce qu'elle exige d'étrange, de nouveau, de perdu, apparatt parfois porté par l'action politi que : il ne s'agit que d'une courte illusion 1 Le mouvement de la vie ne se confond avec les mouvements limités des formations politiques que dans des conditions défi nies (:09); dans d'autres conditions, il se poursuit loin au delà, là où précisément se perdait le regard de Nietzsche. Loin au delà, là où les simplifications adoptées pour un temps et pour un but très courts perdent leur sens, là où l'exis· tence, là où l'univers qui l'apporte appa raissent de nouveau comme un dédale . . . Vers ce dédale qui seul enferme les possi bilités nombreuses de la vie, non vers des pauvretés immédiates, la pensée contradic toire de Nietzsche se dirige au gré d'une liberté ombrageuse (30). Elle semble même échapper seule, dans le monde qui est maintenant, aux soucis pressants qui nous font refuser d'ouvrir les yeux assez loin. Ceux qui aperçoivent déjà le vide dans les solutions proposées par les partis, qui ne voient même plus dans l'espoir suscité par ces partis qu'une occasion de guerres dé pourvues d'une autre odeur que celle de la mort, cherchent une foi à la mesure des convulsions qu'ils subissent : la possibilité pour l'homme de retrouver non plus un i sue au devant drapeau et les tueries sans s
desquelles va ce drapeau, mais tout ce qui dans l'univers peut être objet de rire, de ravissement ou de sacrifice... 11
Nos ancêtres, écrivait Nietzsche, étaient
des chrétiens d'une loyauté sans égale qui, pour leur foi, auraien t sacrifié leur bien et leur sang,
leur état et leur patrie. Nous -
trous faisons de même. Mais pourquoi doncf
Par irréligion universellef Non, vous savez cela beau couP mieux, mes amis ! Le OUI caché en
Par irrélig·ion Personnellef
vous est plus fort que tous les NON et tous les PEUT-ETRE dont votts êtes ma· fades avec votre époque : et s'il faut que 'VOUS
a lliez sur la mer, v ous autres émi
grants, évertuez-vous trouver - u11e foi..:.
en
>>
vous-mêmes
à
(31).
L'enseignement de Nietzsche élabore la foi de la secte ou de l' (( ordre •> dont la volonté dominatrice fera la destinée hu maine libre, l'arrachant à l'asservissement rationnel de la production comme à l'asser au passé. Que les i vissement rrationnel valeurs renversées ne puissent pas être ré duites à la valeur d'utilité, c'est là un principe d'une importance vitale si brft lante qu'il soulève avec lui tout ce que la vie apporte de volonté orageuse à vaincre. En dehors de cette résolution définie, cet enseignement ne donne lieu qu'aux incon· séquences ou aux trahisons de ceux qui prétendent en tenir compte. L'asservisse ment tend à englober l'existence humaine toute entière et c'est la destinée de cette existence libre qui est en cause.
!'\OTES. - (1) Œuvres posth umes, trad. Bolle, Ed. du Mercure de France, 1934o, § 858, p. 309.
(6) Dans la première des deux letlres à Th. Fritsch : d. plus haut, n. 4.
(2) Sur E. Foerster-Nietz;sche, voir 1'art. nécro logique de W. F. Otto dans Kantstudien, 1935,
(7)
4, p. V (deux portraits); mais mieux, E. Podach, L'ef/ondrement de Nietzsche (tr. fr.), N.R.F., 1931; Podach donne une réalité aux ex pressions de Nietzsche sur sa sœur (des gens ° n
comme ma 1œur sont inévitabLement des ad versaires irréconciliables de ma maniêre de (Jilttser et de ma philosophie, cité par Podah,
68) : disparitions de documents, omissions honteuses du Nietzsche-Archiv étaient déjà à mettre au compte de ce singulier « adver saire ''·
p.
(3) Lettre du 21 mai 1887 pub!. en fr. dans Lettres choisies, Stock, 1931. (4) La seconde des deux lettres à Th. Fritsch,
publ. en (r. par M. P. Nicolas (De Hitler à Nietzsche, Fasquellc, 1936, p. 131-4). Nous de vons signaler ici l'intérêt de l'ouvrage de Ni colas dont l'intention est, dans 1 'ensemble, analogue à la nOtre et qui apporte des docu •nents importants. Mais il faut regretter que 1 'au leur ail été préoccupé a'•ant tout de mon trer à M. Benda qu'il ne devrait pas être hostile à Nietzsche... et souhaiter que M. Benda de •neure fidèle à lui-même. (5) Friedrich Nietzsche und die deutsche Zu kunft, Leip7.ig, 1935. R. Oehler appartient à la famille de ln mèro do Nietzsche.
« N'y a-t-il pas eu un hégélianisme de droite et de gauche ? Il peut y avoir un nieuschéisme
de droite et de gauche. Et il me semble que déjà la Moscou de Staline et Rome, celle-ci con sciente et celle-là inconsciente, posent ces deux nietzschéismes (Drieu La Rochelle, Socia lisme fasciste, N.R.F., 1934, p. 71). Dans l'ar ticle où figurent ces lignes (intitulé << Nietzsche contre Marx n) M. Drieu, tout en reconnaissant que « ce ne sera jamais qu'un résidu de sa pen sée qui aura été livré à la brutale exploitation des gens de mains u, réduit Nietzsche à la vo lonté d'initiative et à la négation de l'opti misme de progrès... En !ail, si non en droit, la distinction de deux nietzschéismes opposés n'en est pas moins justifiée dans l'ensemble. Dès 1902, dans un feuilleton intitulé Nietzsche socialiste malgré lui (« Journal des Déhale >>, 2 septembre 1902), Bourdeau parlait ironiquement des nietz schéens de dro'ite et de gauche. Jaurès (qui dans une conférence à Genève identifiait surhomme el prolétariat), Bracke (traducteur d'Humatn trop humatn), Georges Sorel, Félicien Challaye peuvent être cités en France parmi les hommes de gauche qui se sont intéressés à Nietzsche. Il est regrettable que la conférence de Jaurès soit perdue.
Il est important de notbr encore que le princi pal ouvrage sur Nietzsche est dO. à Charles Andler, éditeur sympathisant du Manifeste
communiste. (8) Volonté de puissance, § 1026 (Œuvres com plêtes, Leipzig, 1911, t. XVI, p. 376). (9) Gai savoir, § 377.
parle d'aristocratie, il parle même d'esclavage, mais s'il s'exprime au sujet de " nouveaux maitres "• il parle de " leur nouvelle sainteté ll, do " leur capacité de re noncement ,,, «
(10) Nietzsche
(11) Volonté de puissance, § 942 (Œuvres com plUes, 1911, t. XVI, p. 329). (12) On sail que le hégélianisme, représenté
par Gentile, est pratiquement la philosophie officielle de l'Italie fasciste. (13) Sub verbo « Fascismo ll. L'art. a été tra duit en tête do : D. Mussolini, Le Fascisme, Denoël et Steele, 1933. (14) Mussolini écrit à propos du peuple : << Il ne s!agil ni de race ni de région géographique déterminée, mais d'un groupement qui se per pétue historiquement, d'une multitude unifiée par une idée qui est une volonté d'existence et de puissance. . . ,, (Ed. Denoël et Steele, p. 22). (16) Dans un article publié alors par un jour nal de la Romagne, et reproduit par Marguerite G. Sarfatti (Mussolini, trad. fr., Albin Michel, 1927-, p. 117-21). (16) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, Munich, 1932, p. 523. (17) Premi�re lettre à Th. Fritsch, citée plus haut, n. 4 et 6. (18) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, p. 55. Cette hostilité du fascisme aux dieux chtoniens aux dieux de la Terre, est sans doute ce qu le situe le plus exactement dans Je monde psy chologique ou mythologique.
i
(19) Sur le néo-paganisme allemand, voir l'ar ticle de A. Béguin dans Rev. des Deux-Mon des, 15 mai 1935.
(20) Nous devons noter qu'à propos de l'écri·
vain contemporain Ludwig Klages, célèbre sur tout par ses travaux de caractérologie le baron Sellière (De la déesse nature d la dées�e vie, Al can, 1931, p. 133) emploie l'expression d'acé phale ... tKlages est d'ailleurs l'auteur d'un des livres les plus importants qui aient été consa crés à Nietzsche, Die psychologischen Errum gensschaften Nietzsches, 20 éd., Leipzig 1930
w· éd.: 1923).
•
(21) Nietzsche, der Philosoph und Politiker, 13
Leipzig, 1981; les deux passages cités, p. 98 et BO.
(22) Cf. Sellière, op. cit., p. 37. (2-3) Nietzsche s'intéresse généralement à la beauté du corps et à la race sans que cet inté rêt détermine en lui l'élection d'une commu nauté sanguine limitée (fictive ou non). Le lien de la communauté qu'il envisage est sans au cun doute le lien mystique, il s'agit d'une " foi ll, non d'une patrie. (24) Gai savoir, § 377, sous le titre Nous au
tres, sans patrie. (25) Den Mythu s der Zukunjt dicllten / écrit
Nietzsche dans des notes pour Zarathoustra (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. Xli, p. 400). (26) Die Zukunft feiern nicht die Vergangen heitl (même passage que la citation précé dente) ; !ch liebe die Unwlssenheit um die Zukunft (Gai savoir, § 287).
(27) Œuvres posthumes (Œuvres c omp lètes , complêtes, Leipzig, 1903, t. XIIT, p. 362). (28) Ainsi parlait Zarathousll·a, 2• partie, Le pays de la civilisation. « Je suis chassé des
patries et des terres natales. Je n'aime donc plus que le pays de mes enfants ... Je veux me racheter auprès de mes enfants d'avoir été Je fils de mes pères. ,, (29) Une ré\'olution telle que la révolution russe en donne peut�tre la mesure. La mise en cause de toute réalité humaine dans un renversement des conditions matérielles de l'existence apparaît tout à coup en réponse à une exigence sans pitié, mais il n'est pas pos sible d'en prévoir la portée : les révolulions dé j uent toute prévision intelligente des résul o tats. Le mouvement de la vie a sans doute peu de choses à voir avec les suites plus ou moins dépressives d'un traumatisme. Il se trouve dans des déterminations obscures, lentement actives et créatrices dont les masses n'ont pas con science tout d'abord. Il est surtout misérable de le confondre avec les réajustements exigés par des masses conscientes et opérés sur le plan politique par des spécialistes plus ou moins parlementaires. (30) Cette interprétation de la « pensée polili· que >> de Nietzsche, la seule posible, a été re marquablement exprimée par Jaspers. Nous renvoyons (plus bas, p. 28) à la longue citation que nous donnons dans le compte rendu de l'ouvrage de Jaspers. (31) C'est la conclusion du § 377 du Gai savoir' M au tres, sans patrie. Ce paragraphe canous ractérise plus précisément qu'aucun autre 1'at titude de Nietzsche en face de la réalité poli tique contemporaine.
H É R A C L I T E TEXTE
DE NŒT�CHE
Ce portrait d'Héraclite est extrait de « La philosophie à l'époqtU tragique de la Grèce .,., l'un des premiers ouvrages de Nietzsche, écrit en t873, mais publié après sa mort (il n'a pa.s été traduit en français}. Parce qu'Héraclite a vu la loi dans le combat de.s éléments multiples, dc:m.s le feu le jeu innocent de l'univers, il devait apparaître à Nietuche comme son double, comme un être dont il a été lui-même une ombre. Si Héraclite « a levé le rideau sur. le f'lus grand de tous les spectacles » - le jeu du temps des· tructeur - il s'agit du spectacle même qui est devenu la contem platiun et la passion de Nietr.sche, au cours duquel devait lui apparaître la vi.sion chargée d'effroi de l'éte.rnel retuur. « Chaque instant n'existe que dans la mesure où il a exterminé l'instant présent, son père. :o. « L'inconstance totale de tuut réel est une représentation terrible et bouleversante : son action est analogue à l'impresson i de celui qui dans un tremblement de terre perd confiance en la terre ferme "- Le plus grand de tous les .specta cles, la plus grande de toutes les /êtes est la mort de Dieu. « Est-ce que nous ne tombons pas sans cesse? en arrière? de côté, en avant, de tous les côtés? » Ainsi criera plus tard Nietzsche quand il épruuvera le ravissement qu'il a appelé la « mort de Dieu .. (Gai Savoir, § 125). Loin au delà des caserne.ç fascistes ...
Héraclite était fier : et quand un philo sophe en arrive à la fierté, c'est une grande fierté. Son action ne le porte ja mais à rechercher un « public », l'ap plaudissement des masses ou le chœur adulateur des contemporains. S'en aller solitaire par les rues appartient à la na ture du philosophe. Ses dons sont des plus rares, et dans un sens, contre-na ture, exclusifs et hostiles même à l'égard des dons semblables. Le mur de la sa tisfaction de soi-même doit être de dia mant, pour ne pas rompre ni se briser, car tout est en mouvement contre lui. Son voyage vers l'immortalité est plus semé d'obstacles et d'entraves qu'aucun autre; et pourtant nul ne peut croire
plus silrement que le philosophe qu'il arrivera au but par cette voie - il ne saurait où se tenir sinon sur les ai l es déployées de tous les temps; la non-con sidération des choses présentes et ins tantanées composant l'essence de la grande nature philosophique. Lui a la vérité : libre à la roue du temps de tour ner dans l'un ou l'autre sens : jamais elle n'échappera à la vérité. Il importe d'apprendre que de pareils hommes ont vécu une fois. Jamais l'on n'oserait ima giner la fierté d'Héraclite comme une possibilité oiseuse. Tout effort vers la connaissance paraît, de par sa nature, éternellement insatisfait et insatisfaisant. Aussi nul ne voudra croire s'il n'est ren14
Les choses elles-mêmes à la solidité et à la fixité desquelles croit la tête étroite de l'homme ou de l'animal n'ont aucune existence propre. Ce sont les éclats et les éclairs des épées brandies te scin tillement de la victoire dans le combat des qualités contraires... La consumation totale da le feu est satiété... La satiété engendre le crime (l'hybris}... Toute l'histoire du monde .serait-elle le châtiment de l'hybri.s? Le multiple, le résultat d'un crime?... Le feu... joue. .. , se transformant en eau et en terre..., il construit comme un enfant des cluiteaux de sable ..., il les édijie, les détruit et... recom mence le jeu à son début. Un instant de satiété. Ensuite, le besoin le saisit de nouveau... Ce n'est pas i l'instinct du crime, c'est le goîd du jeu, tuujuurs à nuuveau éveillé, qui appelle à la ve de nouPeaux
'n.s
lftOf'lde.s...
NIETZSCHE, LA PHILOSOPHIE A L'âPOQUI! TRAGIQUE Dl! LA CRÈCI (PASSIM).
seign6 par l'histoire, à la réalité d'une opinion de soi aussi royale que celle que confère la conviction d'être l'unique et heureux prétendant de la Vérité. De pa reils hommes vivent dans leur propre système solaire : c'est là qu'il faut aller les trouver. Un Pythagore, un Empédo cle, traitaient leur propre personne avec une surhumaine estime, avec une crainte quasi religieuse; mais le lien de la com passion noué à la grande conviction de la migration des âmes et de l'unité de tout ce qui est vivant, les ramenait aux autres hommes, pour le salut de ces der niers. Quant au sentiment de solitucl.e dont était pénétré. l'ermite éphésien du temple d'Artemis, on n'en saurait éprou ver quelque chose qu'au milieu des sites alpestres les plus désolés. Nul sentiment de toute puissante pitié, nul désir de venir en aide, de guérir ou de sauver n'émane de lui. C'est un astre sans at mosphère. Son œil, dont l'ardeur est toute dirigée vers l'intérieur, n'a qu'un regard éteint et glacial, et comme de pure apparence, pour le dehors. Tout autour de lui les vagues de la folie et de la perversité battent la forteresse de sa fierté : il s'en détourne avec dégoût. Mais de leur côté les hommes au cœur sensible évitent une pareille larve com me coulée de bronze; dans un sanc tuaire reculé, parmi les images des dieux, à l'ombre d'une architecture froide, calme et ineffable, l'existence d'un pareil être se conçoit encore. Par mi les hommes, Héraclite, en tant qu'homme, était inconcevable; et s'il est vrai qu'on a pu le voir observant atten tivement le jeu d'enfants bruyants, il est vrai aussi que ce faisant il a songé à quelque chose à quoi nul homme ne songe en pareil cas : au jeu du grand enfant universel, Zeus. Il n'avait point besoin des autres hommes, pas même pour ses connaissances; il ne tenait
point à leur poser toutes les questions que l'on peut leur poser, ni celles que les sages s'étaient efforcés de poser avant lui. Il parlait avec mépris de ces hom mes interrogateurs, accumulateurs, bref, de ces hommes « historiques ». « C'est moi-même que je cherchais et explo rais », disait-il en se servant d'un terme qui définit l'approfondissement d'un oracle : tout comme s'il eût été le véritable et l'unique exécuteur de la sentence delphique : « Connais-toi toi même! » Quant à ce qu'il percevait dans cet ora cle, il le tenait pour la sagesse immor telle et éternellement digne d'interpré tation, d'un effet illimité dans le lointain avenir, à l'exemple des discours prophé tiques de la Sibylle. Il y en a suffisam ment pour l'humanité la plus tard ve nue : pourvu qu'elle veuille seulement interpréter comme une sentence d'ora cle ce que lui a: n'exprime ni ne cache » tel le dieu delphique. Et encore qu'il l'annonce « sans sourire, sans orne ment n i parfum » mais bien plutôt avec « une bouche écumante », il faut que cela parvienne jusqu'aux millénaires de l'avenir. Car le monde a éternellement besoin de la vérité, il a donc éternelle ment besoin d'Héraclite : quoiqu'Héra clite n'en ait point besoin lui-même. Que lui importe sa gloire? La gloire chez « les mortels qui sans cesse s'écoulent! » s'est-il écrié avec ironie . Sa gloire intéresse sans doute les humains, elle ne l'intéresse pas lui même; l'immortalité des humains a be soin de lui, et non pas lui-même de l'im mortalité de l'homme Héraclite. Ce qu'il a vu, la doctrine de la loi dans le devenir et du jeu dans la nécessité, doit dès maintenant être vu éternellement : il a levé le rideau sur le plus grand de tous les spectacles. 16
PROPOSITIONS Lorsque Nietzsche
espérait
2tre
compris
joie par ce
qui arri-ve de Plus dégradant,
après ci1tquante ans, il ne pou-vait pas l'en
de telles étrangetés Placent ce qui se passe
tendre seulement au sens intellectuel. Ce pour quoi il a -vécu et s'est exalté exige que
d'l,uma.in à la surface de la Ter-re dans les conditions d'un combat mortel : elles Pla
la -vie, la joie et la mort soient mises en jeu
cent dans la nécessité de briser Pour
et non l'attention fatiguée de l'intelligence.
ter
Ceci doit être énoncé simPlement
>>
«
exis
l'enchaînement de la -vérité reconnue.
et a-vec
Mais il est -vain et excédent de s'adresser
la conscience de s'engager. Ce qui se Passe
à ceux qui ne disPosent que d'une atten
Profondément dans
tion feinte : le combat a toujours été une
le
ren-venement des
-valeurs, d'une façon décisi-ve, c'est la tra
entreprise plus exigeante que les autres.
gédie elle-�me : il ne reste Pas beaucoup
C'est dans ce sens qu'il de-vient imPossible
repos. Que l'essentiel
de reculer de-vant une comPréhension con
pour la -vie humaine soit exactement l'ob
de
Place
Pour
le
séquente de l'enseignement de Nietzsche.
jet des
Ceci -vers un
horreurs soudaines, que cette -vie
soit Portée dans
le
rire au c�mble de la
dé-veloppement lent où rien
ne Peut être laissé dans l'ombre.
1 - PROPOSITIONS SUR LE FASCISME x . cc
La plus parfaite organisation de l'Uni
vers peut s'appeler Dieu n (1). Le fascisme qui recompose la société à par tir d'éléments existants est la forme la plus fermée de l'organisation, c'est-à- dire l'existence humaine la plus proche du Dieu éternel. Dans la révolution sociale (mais non dans le stalinisme actuel), la décomposition at teint au contraire son point extrême. L'existence se situe constamment à l'op posé de deux possibilités également illu soires : elle est << ewige Vergottung und Entgottung » , « une éternelle intégration qui divinise (qui rend Dieu) et une éter nelle désintégration qui anéantit Dieu en elle-même >>. La structure sociale détruite se recompose en développant lentement en elle une aver sion pour la décomposition initiale. La structure sociale recomposée - que ce 17
soit à la suite d'un fascisme ou d'une révo lution négatrice - paralyse le mouvement de l'existence, qui exige une désintégra tion constante. Les grandes constructions unitaristes ne sont que les prodromes d'un déchaînement religieux qui entraînera le mouvement de la vie au delà de la néces sité servile. Le charme, au sens toxique du mot, l'exaltation nietzschéenne vient de qu'elle désintègre la vie en la portant comble de la volonté de puissance et
de ce au de
l'ironie. 2. Le caractère succédané de l'individu par rapport à la communauté est l'une des rares évidences qui ressortent des investi gations historiques. C'est à la communauté unitaire que la personne emprunte sa forme et son être. Les crises les plus op posées ont abouti sous nos yeux à la for mation de communautés unitaires sembla-
bles : il n'y avait donc là ni maladie sociale, ni régression; les sociétés retrou vaient leur mode d'existence fondamental, leur structure de tous les temps, telle qu'elle s'est formée ou reformée dans les circonstances économiques ou historiques les plus diverses. La protestation des êtres humains contre une loi fondamentale de leur existence ne peut évidemment avoir qu'une signification limitée. La démocratie qui repose sur un équilibre précaire entre les classes n'est peut-être qu'une forme transitoire; elle n'apporte ,pas seulement avec elle les grandeurs mais aussi les petitesses de la décomposition. La protestation contre l'unitarisme n'a pas lieu nécessairement dans un sens démocra tique. Elle n'est pas nécessairement faite au nom d'un en-deça : les possibilités de l'existence humaine peuvent dès mainte nant être situées au-dela de la formation des sociétés monocéphales. 3. Reconnaltre le peu de portée de l a co lère démocratique (en grande partie privée de sens du fait que les staliniens la parta gent) ne signifie en aucune mesure l'accep tation de la communauté unitaire. Stabilité relative et conformité à la loi naturelle ne confèrent en aucun cas à une forme politi que la possibilité d'arrêter le mouvement de ruine et de création de l'histoire, encore moins de satisfaire en une fois les exigen ces de la vie. Tout au contraire, l'existence sociale fermée et étouffée est condamnée à la condensation de forces d'explosion déci sives, ce qui n'est pas réalisable à l'inté rieur d'une société démocratique. Mais ce serait une erreur grossière d'imaginer qu'une poussée explosive ait pour but exclusif et même simplement pour but nécessaire la destruction de la tête et de la structure unitaire d'une société. La for mation d'une structure nouvelle, d'un « ordre 11 se développant et sévissant à tra vers la terre entière, est le seul acte liM-
ratoire réel et le seul possible - la destruc tion révolutionnaire étant régulièrement suivie de la reconstitution de la structure sociale et de sa tête. 4. La démocratie repose sur une neutrali sation d'antagonismes relativement faibles et libres; elle exclut toute condensation explosive. La société monocéphale résulte du jeu libre des lois naturelles de l'homme, mais chaque fois qu'elle est formation se condaire, elle représente une atrophie et une stérilité de l'existence accablantes. La seule société pleine de vie et de force, la seu1e société libre est la société bi ou PolycéPkaJe qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explo sive constante mais limitée aux formes les plus riches. La dualité ou la multiplicitê des têtes tend ! réaliser dans un même mouvement le caractère acéphale de l'existence, car le principe même de la tête est réduction à l'unité, riductio" du monde à Dieu. s. << La matière inorganique est le sein maternel. Ette délivré de la vie, c'est rede venir -vrai: c'est se parachever. Celui qui comprendrait cela considérerait comme une fête de retourner à la poussière insensi ble '' (2). « Accorder la perception également au monde inorganique; une perception abso lument précise là règne la « vérité 11 ! L'incertitude et l'illusion commencent ave<: le monde organique » (3). « Perte dans toute spécialisation : la natur� synthHique est la nature supérieure. Or, toute vie organique est déjà une spéciali sation. Le monde inorganique qui se trouve derrière elle représente la plus grande synthèse de forces; pour cette rai son, il apparatt digne du plus grand res pect. Là l'erreur, la limitation perspective n'existent point )) {4). Ces trois textes, le premier résumant Nietzsche, les deux autres faisant partie -
-
11
de ses écrits posthumes, révèlent en même temps les conditions de splendeurs et de misère de l'existence. Etre libre signifie n'être pas fonction. Se laisser enfermer dans une fonction, c'est laisser la vie s'émasculer.
ou
La
tête, autorité consciente
Dieu, représente
celle
des fonctions
serviles qui se donne et se prend elle-même
2
6.
-
la souveraineté vou�e à la destruction, la mort de Dieu, et en cela l'identification à l'homme sans tête se compose et se confond avec l'identification au surhumain qui EST tout entier << mort de Dieu JJ. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 · Surhomme et acéPhale sont liés avec un
éclat égal à la position du temps comme objet impératif et liberté explosive de la vie. Dans l'un et dans l'autre cas, le temps devient objet d'extase et il importe en se cond lieu qu'il apparaisse comme « retour >>
dans la vision de Surlej ou comme
« catastrophen
(Sacrifices) ou encore comme
<< temps-explosion
)J
: il est alors aussi dif
férent du temps des philosophes (ou même du temps heiddegerien) que le christ des saintes érotiques l'est du Dieu des philoso phes grecs. Le mouvement dirigé vers le temps
entre d'un
coup dans l'existence
concrète alors que le mouvement vers Dieu s'en détournait pendant
la
première pé
riode.
8. Le temps extatique ne peut se trouver que dans la vision des choses que le hasard puéril
fait brusquement survenir :
vres, nudités, explosions,
sang
cada
répandu,
abtmes, éclat du soleil et du tonnerre. 9· La guerre, dans la mesure où elle est
volonté d'assurer
la
être l'objet de l'aversion
la
plus vivace.
C'est limiter la portée de cette aversion que la donner comme le principe de la luttè contre les systèmes politiques unitaires : mais il s'agit d'un principe en dehors duquel une telle lutte n'est qu'une contradiction intérieure.
PROPOSITIONS SUR LA MORT DE DIEU
L'acéphale exprime mythologiquement
éternel
pour une fin, en conséquence celle qui doit
pérennité d'une na
tion, la nation qui est souveraineté et exi gence d'inaltérabilité, l'autorité
de droit
divin et Dieu lui-même représentent l'obs-
tination désespérée de l'homme à s'opposer à la puissance exubérante du temps et à trouver la sécurité dans une érection immo bile
et
proche
du sommeil. L'existence
nationale et militaire sont présentes au monde pour tenter de nier la mort en la réduisant
à
une composante d'une gloire
sans angoisse. La nation et l'armée sépa rent profondément l'homme d'un livré à la dépense perdue et
univers
à l'explosion
inconditionnelle de ses parties : profondé ment, au moins dans la mesure où les pré caires victoires de l'avarice humaine sont possibles. ro.
La Révolution ne doit pas être consi
dérée seulement dans ses tenants et abou tissants ouvertement connus et couscients mais dans son apparence brute,
qu'elle
soit le fait des puritains, des encyclopédis tes, des marxistes ou
des anarchistes. La
Révolution dans son
existence historique
significative, qui domine encore la civili sation actuelle, se manifeste aux yeux d'un monde muet de peur comme l'explosion soudaine d'émeutes sans limites. L'autorité divine, du fait de la Révolution, cesse de fonder le pouvoir : l'autorité n'appartient plus à Dieu mais au temps dont l'exubé rance libre met les rois à mort, au temps incarné aujourd'hui dans le tumulte explo sif des peuples. Dans le fascisme lui-même, l'autorité a été réduite à se fonder sur une révolution prétendue, hommage hypocrite et contraint à la seule autorité imposante, celle du changement catastrophique. 20
1 II. Dieu, les rois et leur séquelle se sont
prodiguent et ne se libèrent sans mesure
interposés entre les hommes et la Terre -
que pour détruire. La guerre atone, telle que
de la même façon que le père devant le fils est un obstacle au viol et à la possession de
l'a ordonnée l'économie moderne, enseigne aussi le sens de la Terre, mais elle l'enseigne
la Mère. L'histoire économique des temps
à des renégats dont la tête est pleine de cal
modernes
culs et de considérations
est
dominée
par
la
tentative
courtes,
c'est
épique mais décevante des hommes achar
pourquoi elle l'enseigne avec une absence
nés à arracher sa richesse à la Terre. La
de cœur et une rage déprimante. Dans le
été éventrée, mais de l'intérieur
caractère démesuré et déchirant de la catas
de son ve.ntre, ce que les hommes ont
trophe sans but qu'est la guerre actuelle,
Terre
a
extrait, c'est avant tout le fer et le feu, avec
il nous est cependant
lesquels ils
ne cessent plus de s'éventrer
nattre l'immensité explosive du temps : la
possible de recon
entre eux.
L'incandescence intérieure
de
Terre-mère est demeurée la vieille divinité
la Terre n'explose pas seulement dans le
chtonienne, mais avec le!; multitudes hu
cratère des volcans : elle rougeoie et crache
maines, elle fait aussi s'écrouler le dieu
la mort avec ses fumées dans la métallurgie
du ciel dans un vacarme sans fin.
de tous les pays.
rs.
La recherche de Dieu, de l'absence de
r:.. La réalité incandescente du ventre ma
mouvement, de la tranquillité, est la peur
ternel de la Terre ne peut pas être touchée
qui a fait sombrer toute tentative de com
et possédée par ceux qui la mé-connaissent.
munauté universelle. Le cœur de l'homme
C'est la méconnaissance de la Terre, l'ou
n'est pas inquiet seulement jusqu'au mo
bli de l'astre sur lequel ils vivent, l'igno
ment où il se repose en Dieu : l'universalité
rance de la nature des richesses, c'est-à-dire
de Dieu demeure encore pour lui une source
de l'incandescence qui est close dans cet
d'inquiétude et l'apaisement ne se produit
astre, qui a fait de l'homme une existence
que si Dieu se laisse enfermer dans l'isole
à la merci des marchandises qu'il produit,
ment et dans la permanence profondément
dont la partie la plus importante est consa
immobi le
crée à la mort. Tant que les hommes oublie
groupe. Car l'existence universelle est illi
ront la véritable nature de la vie terrestre, qui exige l'ivresse extatique et l'éclat, cette nature ne pourra se rappeler à l'attention
de
l'existence
militaire
d'un
mitée et par là sans repos : elle ne referme
pas la vie sur elle-même mais l'ouvre et la
rejette dans l'inquiétude de l'infini. L'exis
des comptables et des économistes de tout
tence universelle, éternellement inachevée,
parti qu'en les abandonnant aux résultats
acéphale, un monde semblable à une bles
les plus achevés de leur comptabilité et de
sure qui saigne, créant et détruisant sans
leur économie.
arrêt les êtres particuliers finis : c'est dans
r 3 . Les hommes ne savent pas jouir libre
ce sens que l'universalité vraie est mort de
ment et avec prodigalité de la Terre et de
Dieu.
ses produits : la Terre et ses produits ne se
Georges BATAILLE
NOTES. - (1) Volonté de puissance, § 712 (Œu vres complètes, Leipzig, 1908, t. :XVI, p. 170). (2) Cf. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, t. VI, N.R.F., 1981, p. 807 et Œuvres posthu mes, Epoque du '' Gai savoir "• 1881-2, § 497 et 498 (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. XII, p. 228).
(3) Œuvres posthumes, 1883-8 (Œuvres com
ll
plètes, Leipzig, 1903, t. XUI, p. 228); tr. fr. dans Œuvres posthumes, Mercure, 1934, p. 140,
§ 332.
(4) Id., même page; tr. fr., § 338.
N I E T Z S C H E E T LA M O R T D E D I E U
NOTE A PROPOS DU
"
NIETZSCHE
I
IMMANENCE ET VOLONTÉ D'IMMANENCE Comme d'autres ont philosophé en pré sence de la divinité, Nietzsche a philo sophé, si on peut dire, en présence de l'absence de la divinité, et c'est sans doute plus terrible. Kierkegaard est « devant Dieu », Nietzsche est devant le cadavre décomposé de Dieu. Bien plus, tandis que Kierkegaard pense que Dieu veut ma mort, Nietzsche pense que l'homme doit vouloir sans cesse à nou veau la mort de Dieu. Cette mort n'est pas seulement un fait, elle est l'action d'une volonté. Pour que l'homme soit vraiment grand, véridique, créateur, il faut que Dieu soit mort, que Dieu soit tué, qu'il soit absent. En le privant de Dieu, j'apporte à l'homme l'immense don qu'est la parfaite solitude, en même temps que la possibilité de la grandeur et de la création. L'angoisse devant la mort disparaît. 1c Cela me rend heureu.x, dit Nietzsche, de voir que les hommes ne peuvent pas penser jusqu'au bout la pensée de la mort. » cc Notre unique certitude, la cer-
,
DE JASPERS ( 1)
nitude et de valeur, plus nous soyons sur nous », et c'est bien ainsi. Et il est bien aussi que « plus notre vie a de plé nitude et de valeur, plus nous soyons prêts à la donner pour une seule sensa tion agréable » . L'homme s'inclinera vers la mort sans la craindre, chacun vers la mort qui est la sienne. Bien plus, l'idée de fête est liée souvent par Nietzsche à l'idée de mort. Faisons fête à la mort, faisons de la mort une fête, ce sera encore la meilleure façon de nous venger de la trahison de la vie.
II
VOLONTÉ D'IMMANENCE ET VOLONTE DE TRANSCENDANCE La philosophie de Nietz.sche, c'est essen tiellement, nous dit Jaspers, J'affirmation du monde comme pure immanence. C'est ce monde-ci qui est l'être. Mais de même que la croyance de .Kierkegaard est une croyance qui doute, de même la 22
et les croyances des prophètes. » L'im moralité de Nietzsche est négation de le fausse morale; de même, nous dit Jas pers, sa négation de Dieu est liaison authentique avec l'être, affirmation du oui, volonté de substance. Le non quand l i est radical peut, par sa propre force, par sa frénésie, se transformer en oui, et le nihilisme, nihilisme des forts et non plus nihilisme des faibles, en philoso phie positive. Dans ce nihilisme qui se transcende, qui se nie, l'être se révèle. Par la blessure même qu'il sent en lui, par sa douleur de dieu déchiré, Nietzsche atteint le fond de l'être, le temps. li a l'œil fixé à la fois sur la roue de l'éternel retour et sur la ligne, finie-infinie, du plus lointain horizon, du surhumain. Il unit en lui Ixion et Prométhée. Si la nécessité et la volonté, le passé et l'avenir viennent se fondre, si le plus haut fatalisme vient, selon l'expression même de Nietzsche, s'identifier avec le hasard et avec la création, avec l'activité la plus haute, si le monde absurde et in complet de l'insatisfaction perpétuelle, recevant le sceau et la bénédiction de l'éternité, devient le monde complet de l'éternelle satisfaction, n'est-ce pas parce que l'identité des opposés est l'expres sion transcendante de l'être en tant qu'il ne peut être saisi dans aucune catégo rie? Et ne savons-nous pas que les cer cles et les antinomies ne sont que des moyens pour toucher de biais et dans l'ombre ce qui dépasse toute loi, toute parole, toute forme?
négation de Nietzsc'he. L'absence de Dieu n'est ni erreur ni vérité. Et c'est pourquoi la pensée de l'absence de Dieu est passion, est volonté, de même que chez Kierkegaard la pensée de Dieu est passion et volonté. Nietzsche vit cette réalité de la mort de Dieu en la voulant comme nous l'avons vu; et en même temps sans la vouloir. Il veut Dieu en même temps qu'il veut la mort de Dieu. Et la pensée de J'absence de Dieu ne supprime pas en lui l'instinct créateur de Dieu. Telle est l' « existenzielle Gottlosigkeit » dont parle Jaspers.
m TRANSCENDANCE Nietzsche est ébranlé, puis transpercé par l'idée de cette transcendance qu'il nie. Et le sérieux de cet abandon de soi, tel que Nietzsche l'a accompli, n'est-il pas, se demande Jaspers, comme l'image de la perte et du sacrifice de soi sous l'inftuence de la transcendance? cr Par opposition au positivisme, au na turalisme, au matérialisme, il y a chez lui une négativité universelle, une insa tisfaction sans limite devant tout aspect de l'être. Et cette poussée de l'insatis faction et de la négation se fait avec une telle passion, avec une telle volonté de sacrifice, qu'elle semble venir de la mê me profondeur que les grandes religions
Jean WAHI.
• (1) Karl Jaspers, Nietzsche, Einführung in das Verstaendni.s seines Philosophierens, Berlin, 1936. Sur cet ouvrage, on trouvera un compte
23
rendu plus général p.
28.
DE
R É A L I S A TI O N
L ' H O MM E
Dans un monde en décomposiion, t qui se
d'interprétation,
fige progressivement
contemplation.
dans la
seule con
templation et prescience de sa fin - dont
ni d'explication, ni
de
se pro
La question que Pose Nietzsche a11ec une insistance accrue est celle de la réa,lisation de l'homme.
duire - la voix de Nietzsche s'élève, inci
Vivre, c'est inventer ! L'existence donnée,
les actes tuent tout ce qu'ils avaient extrait de vivable, lorsqu'ils viennent
à
tante et provocatrice, chargée de toute la
pris e dès la naissance dans le jeu des for
douleur comme de toute la joie que Zara
ces qui font, défont et refont le monde à
thoustra porte en lui. Tout ce qui pour
chaque instant du temps, n'est ni une ré
nous est
demption, ni une humanisation, mais par
condamné
à
périr d'une mort
misérable, notre civilisation, nous semble
rapport au monde qui la conditionne
alors offrir des possibilités nouvelles - la
dans la seule mesure où elle s'oppose à lui,
vague humaine et cosmique qui nous char
un enfantement douloureux, une création.
rie se retire, comme la mer, pour revenir.
La vie que l'on s'efforce en vain d'enfer
et
La présence de Nietzsche suffit à changer
mer
cette disparition difficile en aurore d'une
lyser en doctrines, éclate, et c'est au cen
en formules explicatives ou
à para
nouvelle naissance.
tre
En déroulant un à un les langes de la blessure dont il souffrait dans son être jus
incohérent que l'on doit se placer pour en
qu'à la folie, Nietzsche arrache
à l'exis
de son bouillonnement continuel
et
extraire la puissance et ne plus avoir à
croire ni à espérer.
tence le masque qui la rendait indigne.
Seuls, Marx avant lui et Freud après lui,
« Notre plus grand grief contre
ont aidé, par d'autres moyens, cet accom
misme nécessaire trouve
mettre de conclure à son inéluctabilité, jus
l'existence, c'était l'ex-istence de Dieu 11 . Le pessi verte l'issue.
en cette décou
n se change en affirmation
tragique de la vie. La mort de Dieu n'est pas chez Nietzsche une découverte de l'esprit mais une révé lation et une affirmation de la vie qui se dénude, du monde chaotique, glaciaire et exaspéré avec lequel il entre en contact. Si les conséquences en sont extrêmes, elles le sont pour l'homme, lieu
des métamor
phoses du monde en devenir. Le cercle est enfin brisé
dont
Dieu était
l'expression
parfaite. Il ne s'agit plus de chercher les raisons pour lesquelles ce cercle était fermé inéluctablement sur l'existence. peut
s'agir
d'adéquation
d'adéquation utile
11.
<<
parfaite
Il
ne
mais
D ne s'agit plus
plissement de l'homme qui, sans nous per tifie les gestations monstrueuses du monde qui nous entoure - accomplissement qui va de la douleur et l'angoisse et par la
douleur et l'angoisse, à la joie joie
du
u
elle la joie de l'anéantissement jamais aucune voix humaine parlé
<<
l'éternelle
devenir, cette joie qui porte en
d'aussi près
l>
l>
ne
-
mais
nous a
que celle de Nietzs
che. Comme en la vision, l'objet se précise et s'affirme jusqu'à son intégration et sa perte totales, le surhomme nous rapproche de nous-mêmes et de notre disparition . Le vide
de
l'existence n'est
pas comblé -
mais la possibilité du geste qui la tue et la crée tout ensemble nous est offerte. Jean ROLLIN 24
CRÉATION DU MONDE Etre un grand seigneur qui porte l'épée; culbuter filles, dames et demoiselles; faire l'aumône aux pauvres à condition qu'ils renient Dieu, dépouiller la veuve et l'orphelin, ne compter ni rentes, ni dettes; entretenir des poètes à condi tion qu'ils chantent le délire des sens, des peintres capables de retenir les mou
d'Epicure ou de l'être; s'entourer d'une cour de savants et de poètes, d'artistes et d'acteurs, de bourreaux et de sujets propres à tous les caprices du moment. Car le moment est tout plein d'exigen ces, car le moment est insurmontable.
vements de la volupté, des ingénieurs pour les plaisirs d'un tremblement de terre sur commande, des chimistes pour essayer des poisons lents et foqdroyants; fonder quelques maisons d'éducation pour y recruter un sérail d'icoglans et d'odalisques, chasser l'enfant nu, à pied ou à cheval; offrir des banquets à la populace sur un tréteau pourvu de trap pes qui l'engloutissent au dessert; mais si tout n'est pas possible, faire jouer des spectacles étranges, faire célébrer la messe pour profaner l'hostie, afin de faire venir le diable, et si tout cela est trop ennuyeux à la longue, si l'on s'éton
Etre ce grand seigneur-là, est une chose. C'en est déjà une autre que d'être ce grand seigneur dans un cachot, de n'avoir plus que des intentions de grand seigneur et de savoir que c'est précisé ment pour avoir eu ces intentions-là que l'on se trouve à présent entre quatre murs. En effet, ce sont restées des inten tions : songeait-on seulement à les réali ser? C'est à peine si l'on a tenté le cin quième de cet admirable programme. Mais à elles seules ces intentions étaient d'un poids écrasant et voici qu'entre ces murs, elles livrent leur insupportable secret. En liberté, on avait jugé spirituel de se nommer « roué » : et pourtant, c'était aux Damiens, aux Mandrin, aux Cartouche que le bourreau rompait les os. En cellule, noblesse oblige encore : si nous avons, nous, de la race des forts, transgressé les lois pour la protection du faible, n'était-ce pas en retournant ainsi notre propre force contre nous-mêmes pour en faire l'ultime expérience que nous avons échoué? Au feu de nos pas sions qui soulevèrent contre nous la volonté générale, allumons le flambeau de la philosophie, délectons-nous à en incendier le monde : ne sommes-nous pas nous-mêmes déjà plus qu'un brasier ardent? Derrière ces murs, une révolu-
ne qu'aucun avertissement visible et clair ne vienne vous arrêter, essayer de se faire peur par un autre moyen, se faire rouer de coups par ses valets. Mais si le monde étonné vous demande des raisons de tout ceci, affirmer que Dieu n'existe pas, mais que par contre Tibère et Néron ont existé, que l'un fit crucifier le Fils de Dieu, que l'autre jeta aux lions ses disciples et que l'immortalité de l'âme étant un leurre, il s'agit de s'im mortaliser dans le monde par des cri mes plutôt que par des bienfaits, la reconnaissance étant passagère et le ressentiment éternel. Bref, accepter en souriant de passer pour un pourceau
tion gronde : les affamés d'hier seront les maîtres aujourd'hu� car il faut que chacun ait son tour : mais connaissent ils seulement la faim qui nous dévore dans notre satiété, nous les rassasiés d'hier : en vérité, nous aurons à souffrir des nouveaux repus, nous autres affa més d'une nouvelle sorte! Libre, nous nous considérions comme une force de la Nature, comme l'agent de ses n i ten tions, nous acceptions tout l'avantage qu'elle offre de préf�rence au fort aux dépens du faible, prêt à le lui restituer dès qu'elle le réclamerait. Entre les qua tre murs de notre cellule, privé de nos alchimistes et de nos artistes, de nos savants et de nos poètes, de nos comé diens et de nos victimes, nous serons nous-mêmes alchimiste et poète, artiste et savant, bourreau et comédien, comé dien et victime. Remis en liberté nous n'aurons du grand seigneur que les ma nières et les goûts, nous n'aurons du grand seigneur que la mauvaise cons cience, car nous ne serons plus que conscience et nous serons la conscience eUe-même. Tant et si bien qu'avec cette conscience, il est moins possible de jouir d'une exis tence apparemment impunie que de vivre, à titre de punition donnant droit aux intentions inavouables, de vivre confondu dans la foule de ses contem porains conservateurs ou démocrati ques, tous également préoccupés d'accu muler des richesses tout en prétendant organiser le progrès social, l'unité na tionale et l'Empire, de vivre parmi eux en n'ayant pour s'en distinguer que cette noble mauvaise conscience que nous avons héritée, le seul bien que nous ayons hérité, s'il est vrai que philoso pher, c'est obéir aux lois· d'un atavisme d'ordre supérieur : cette noble mau vaise conscience que nourrit la consta-
tation scandaleuse que nous avons faite : le monde moderne s'avilit par suite de l'absence d'esclaves. Constatation qui coûte cher à celui qui est seul à suppor ter les conséquences qu'il est seul à tirer de sa constatation. Accepter dans ces conditions, une chaire de philologie à l'université de Bâle, c'est prendre le plus prudent incognito, car à quoi tend l'exercice d'une activité intellectuelle ou scientifique sinon à sa tisfaire tout d'abord la curiosité native de l'individu que nous sommes. A la satisfaire aux dépens même du milieu social auquel nous devons nos moyens de connaissance. Et c'est ainsi que l'on aimerait « mener l'adolescent dans la Nature et lui montrer partout le règne de ses lois : puis les lois de la société bourgeoise. C'�t alors que la question ne manquerait pas de se faire entendre : fallait-il qu'il en fût ainsi? Et peu à peu l'adolescent aurait besoin d'histoire pour apprendre comment on en vînt à l'état présent. Mais en apprenant ainsi l'hi� toire, il apprendrait aussi comment lui même eût pu devenir autre. Quelle est la puissance de l'homme sur les choses? Telle devrait être la question initiale de toute éducation. Et alors, pour montrer comment il en pourrait être tout autre ment en ce monde, nous évoquerions l'exemple des Grecs, puis, celui des Ro mains, pour montrer comment on en vint là où nous en sommes ». Mais qui prétend ainsi du haut d'une chaire de philologie anéantir l'autorité de deux mille ans, il voit bientôt les plus sympathisants de ses collègues s'é carter sur son passage, il voit son grou pe d'élèves se disperser, il risque de di lapider le meilleur de lui-même dans le vain effort de marquer la jeune généra tion de son propre destin. 26
Car c'est là supporter un destin iné changeable, - et mieux eût peut-être valu ne pas être né, - que de sentir un jour que le Créateur n'a plus créé ce jour comme les jours précédents; que l'on n'est plus sorti de ses mains au réveil; que l'on n'est plus que l'écume du néant songeur; et que le monde maintenant périclite à vue d'œil depuis que les veines divines se sont dessé chées : tout ce que l'on regarde, tout ce qui vous entoure, semble le cadavre du Créateur; ou bien, frappé de tor peur, l'on éprouve les limites d'un ver éclos sur ce cadavre; avec lui le monde exsangue se décompose et l'on trouve le bonheur d'un ver dans la décomposi tion éternelle de l'infini cadavre de Dieu; ou bien, tourmenté d'une pitié clairvoyante, on a la force de se recon naître dans l'incommensurable charo gne et de dire : c'est moi! c'est moi! c'est moi qui souffre les injures de la vermine! Telle est l'impudence de ceux qui ont assisté le Créateur en ses derniers ins tants. Tel est aussi leur seul remède. Que leur reste-t-il du monde, soustrait à leurs impulsives investigations, sous trait à leur insatiable amour, que leur reste-t-il du monde que décomposent par le travail cette race de laborieux impuissants, malades de ne pouvoir posséder le monde à la mesure du monde? Il leur reste encore la Nature, leur propre nature. La Nature, dit-on, est l'objet de la recherche scientifique. L'homme qui se considère comme un produit de la Nature, en tant que Savant se comprendra donc dans cette recher che : et il sera la Nature étudiée par de la nature et en lui le serpent se mordant la queue trouvera sa satisfaction. Mais
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voilà qui précisément inquiète la So ciété qui n'aime pas les hommes-ser pents : au cours de sa fréquentation de la Nature, le chercheur découvre dans chaque règne des modes d'existence et des modes de jouissance, des modes de puissance et des modes d'adoration qui sont autant de suggestions et qui sont autant d'inspirations; la Société compte sur le chercheur pour être prévenue : ces suggestions sont-elles propres à entretenir la vie de la communauté ou peuvent-elles nuire au maintien de l'ordre? Pour pouvoir cultiver les scien ces sans danger, la Société exige du Sa vant de n'avoir pas de secret avec la Nature. Elle exige de lui qui se consi dère comme la Nature étudiée par la nature, de bien vouloir respecter la li gne de démarcation qui sépare la Nature du Savant.
Mais celui qui a assisté le Créateur en ses derniers moments, qui a vu les membres divins en proie à la vermine, qui s'est senti comme la souffrance pos thume de Dieu et qui en ensevelissant Dieu, a perdu le monde, il n'a plus de compte à rendre à la Société, il ne con nrut plus de ligne de démarcation entre la Nature et lui-même, il franchit cette ligne et, désespérant de créer jamais, il se métamorphose de Savant qu'il était en Nature savante, et ce n'est qu'un der nier vestige de pudeur et de modestie vraiment exagérée, ce n'est qu'un égard de trop pour sa mère, sa sœur et ses contemporains, s'il maintient les dehors avenants, graves et paisibles d'un pro fesseur.
Pierre KLossowsKI
DEUX INTERPRÉTATI ONS RÉCENTES DE NIETZSCHE 1. - Karl JASPERS, NJJITZSCHR, EINFUEH·
RUNG IN DAS VBRSTABNDNJS SIUNES PliiLoSO· PHŒRENS. - Berlin, 1936.
Le seul ou11rage donnant une rePrésentation d'en-semble de la 11ie et de la Pensée de Nietzsche était jusqu'aujourd'hui celui de Charles Andler. Andler a déterminé dans les cadres de sa propre intelligence des choses le mou11ement de la pensée nietzschéenne : son interPrétation -vaut à peu Près ce que -vaut une telle intelligence. Dans. la mesure où elle est pénétrée Par le hégélia· nisme et la sociologie française, elle Projette sur le système de Nietzsche une lumière inhabituelle; dans la mesure où elle est celle d'ut� Professeur moins porté aux dangers de l'angoisse PhilosoPhique qu'aux tranquilles exPosés d'histoire littéraire, elle aPlatit. . . L'ou-vrage de Jaspers répond à un Plan ana logue à celui d'A ndler, mais il ajoute à ce nou-veau « manuel ,, tout l'intérê t qui tou che à la personnalité de JasPers, l'un de ceux qui rendent -vie aujourd'hui à la grande Philosophie allemande. Parce qu'il est tm philosoPhe d e la tragédie, il a été Possible à JasPers d'entrer dans la Philo sophie de Nietzsche, d'en sui11re le mou1!ement contradictoire sans jatn4ÎS le réduire à des conceptions toutes faites. L'intelli gence libre de JasPers suit mêrne la 11ie a-vec une fidélité si constante qu'elle abou tit à ce qui Peut de11enir le Principe d'une élusion des conséquences : aux exigences nietzschéennes formulées dans la fièvre, JasPers ne réPond qu'en les rejetant à des possibilité -vagues :
enfin les cadres Préétablis où l'on cherchait faire entrer en la mutilant, la « politi que 11 nietzschéenne. Un Passage significa tif de cet exPosé marque peut-Ure mieux que toute autre considération la distance qui séPare Nietzsche de l'interprétation fasciste (1). à
Ce par quoi Nietzsche se distingue des au tres penseurs politiq,ues, c'est l'absence chez lui de cette délimitation notionnelle de la po litique qui les caractérise tous. Le plus sou vent, ils l'ont conçue soit dans un sens théo logique et transcendantal par rapport à Dieu et à la transcendance, soit par rapport d une réalité spécifique de l'homme. La pensée poli. litique p eut, par exe.rnple chez Hegel, s'accom plir dans le projet de totalité existante ou en devenir; c'est alors que cette pensée, en tant que tout systématique, est l'expression d'une réalité factuelle et, en particulier, justifica tion et exclusion, son contenu étant la cons cience de L'ambiance existante. Ou bien cette pensée, chez Machiavel, peut se déployer en regard de réalités particÛlières et de leur si gnification quant aux lois propres à la puis sance; c'est alors que sont élaborés des types de situations et des règle.s de comportemen t, soit dans le sens d'une technique politique, soit en se référant immédiatement d un agir surgi de la volonté de puissance, de la pré sence d'esprit et d u courage, agir qui ne sau rait Ure rationnallsé d'une manière définitive. Nietzsche ne s'engage 3Ur aucun de ces che mins, il ne fournit ni un tout systématique à la Hégel, ni une politique pratique d la Machiavel, mais sa pensée procède d'un sou ci q,ui embrasse la condition de l'homme m�me, de l'Ure de l'homme, sans �tre (encore ou déjà) en possession d'une substance inté grale. Il établit l'origine de l'événement poli tique, sans se plonger méthodiquement dans les réalités concrète.� particulières de t'agir po litique, tel qu'il se manifeste tous les jours dans la lutte des puissance.s et des hommes. Il veut engendrer un .mouvement éveillant les derniers fondements (dernières causes) de l'Ure de L'homme et contraindre par sa pensée les hommes qui l'écoutent et le comprennent à entrer dans ce mounement, sans que le con-
cc
(1) J. Wahl, dans l'article publié plus haut. (p. 22) donne un autre exemple des elCJlOsés de Jaspers.
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tenu de ce mouvement ait déjà reçu une dé termination étatiste , populiste (vtllkisch), so ciologique quelconque. Le contenu qui déter mine tous les jugements, est bien plus, chez Nietuche, l'attitude tc intégrante " à l'égard du tou t de l'être, n'est plus seulement de la polit'ique, mais est philosophie au moyen de laquelle, dans L'abondance du possible, sans principe rationnel, le contraire et le contradic toire peuvent �tre tentés - tentative obéissant au seul principe de la salvation et de la gra dation de la condition humaine. ,, u Comparée aux grandes constructions tradi tionnelles des sciences politiques et de la phi losophie de l'Histoire, la pensée de Nietzsche doit, par conséquent, se refuser d toute mé thode déduct'ive comme à toute dét ermination notionnelle. Cependant, encore que son contenu échappe à une inte1·prétation déterminée, elle provoque la création d'une atmosphère cohé· rente. Telle une templ!te, cette pensée peut agiter l'dme; mais elle devient insaisissable sitat q,u'on La veut astreindre à l'état de forme et de notion claire et définitive. Dans la mesure où la pensée de Nietzsche tend à créer cette at mosphère, elle éuite tout ce qui pourrai! auoir l'apparence d'une doctrine. Les possibilités les plus diverses sont mises à l'épreuve avec une égale véhémence, sans �tre réunies en un seul but univoque. Le notionnel n'y prétend jamais �tre L'expression d'une vérité devenant condi tion existante. Il semble s'offrir comme un moyen d'une souplesse illimitée, au service d'une volonté de pensée dominatrice, qui n'est fîz.ée d rien. Ce faisant, elle at teint dans la formulation, un maximum de puissance sug gestive. Seul qui sait identifier cette puissance de L'expression avec La faculté de métamor phose, s'approprie le sens de cette pensée. ,, cc Comme iL est impossible de Jaire de la pen. sée politique de Nietzsche un système ration nel sans que L'on détruise d u m�me coup la pensée nietzschéenne proprement dite, la par ticularité de cette pensée cc voulante ,, ne peut devenir sensible dans sa détermination (de direction) vivante et non point notionnelle, que par la recherche des facteurs tc contradic toires ,, qui y sont manifestés. ,,
II.
- Karl LŒWITH, NIE'l'ZSCHES PHI· LOSOPHIR D'ER RWIGBN WIRDRRXUNFT DES GLBICHRN. - Berlin, 1935.
Pour en finir une fois Pour toute a-vec les modes d'interPrétation qui nous présentent Nietzsche « cotnme l'apcHre de l'individua lism.e effréné, le créateur d'un réalisme
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héroïque ou d'une doctrine orgiastique n, Lowith se Propose de caractériser le prin cipe fondamental de la totalité cachée de la doctrine nietzschéenne sous sa force aPho ristique. La situation actuelle de la PhilosoPhie exigeait le rétablissement de la nécessité verbale. Elle Poussait Nietzsche a rotnPre avec la 'Vieille systématisation du dix neu11ième, a s'exPrimer selon les moyens les Plus immédiats, donc a faire .Preu-ve du modernisme le plus outrancier : et ce fai sant, cette mJme situation le contra.igna.it simPlement à un retour à la forme nécessai rement la Plus fortuite e t Par conséquent la plus originelle, la Plus antique de la pen sée. C'est donc une erreur de ne -voir, selon un. critère scientifique, qu'un m-élange d'aperçus scientifiques et de -vis·ions poéti•. ques dans sa Philosophie. C'est au critère présocratique qu'il faut re-venir pour cons tater ce trait essentiel : Nietzsche se res sou-venant de l'originelle unité de la vérité et de la fiction dans le langage sentencieux des sages de l'antiquité.
Ce Principe du ressou-venir qui se manifeste jusque dans la nécessité d'expression, Pré side a tou te l'évoltûion nietzschéenne et Lowith nous montrera comment l'odyssée de sa conscience n'a pour but que la ren trée au Port de la Première jeunesse. Lowith consacre à ce Principe du retour sur soi-même la partie centrale de son ou-vrage, ainsi divisée : 1) Libération par raPPort au TU DOIS chré tien Pour atteindre au JE VEUX du supra nihilisme.
2) Libération Par raPPort au JE vaux pour atteindre au JE SUIS de la surhumanité dans le retour éternel. En substituant le JB VEUX au TU DOIS, l'âme nietzschéenne effectue la dangereuse conversion de la foi dans le vieux Dieu à Présent mort et dont elle se considère le meurtrier, en la volonté du néant, car la liberté recou11rée par la mort de Dieu exige que l'homme veuille le néant plut6t que de renoncer à tout e volo1tté. Mais Par ce -vou loir le néant qui est le non-sens du monde sans but, l'homme surmontera ce non-sens, car il aura simPlement voulu ce qui avait
toujours été et ce qui toujours sera : sur monter le non-sens, c'est donc 'VOUloir l'éternel retour qui en absorbant le JR VEUX transitoire amènera l'affirmation du JE SUIS. Le pi11ot de ce mou11ement cyclique est cet é11énement terrible et mystérieux qu'est la mort de Dieu, expérience cruciale de Nietzsche.. Du point de 11ue théorique, Hegel conce11ait cc la mort de Dieu comme un Vendredi Saint spéculatif ))1 Feuerbach dé11elo Pait un cc athéism.e pieux >>, tous deux aJOur naient les conséquences d'un hénewent qui pour Nietzsc e a11ait toute l'étendue d'un cataclysme tncommensurable : de la mort de Dieu naissait le surhomme. Mais n'était-ce pas aussi la résurrection d'un et très ancien Dieu ,,f A 11 nou11eau Nietzsche la mort de · Dieu se ré11èle dans son exPérience
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degré d'identité entre Nietzsche et Diony" sos. Vouloir vivre tout instant de telle sorte que l'Qn puisse désirer le revivre à l'infini cet impératif de l'éternel retour, le seul �authentique de la 'Volonté de puissance si faussement interPrétée jusqu'à ce jour, constitue en fait la nou'!lelle resPonsabilité que l'homme doit assumer du fait de la mort de Dieu, et confère un nou11eau poids à l'existence humaine. Le temPs du retour éternel, remarque Lo1vith, n'est donc Pas celui de l'
Or, la contradiction interne entre l'imPé ratif éthique : 'VOuloir re'VÎ'Vre tout instant de telle sorte que l'on Puisse désirer le re'Vi 'Vre à l'infini - et la notion même de la nécessité du retour éternel aPParat! dès que Nietzsche affirme : << Le fait de suPPorter notre éternité (dans l'éternel retour) - ce serait la chose supr€me. n Car m€me s'il ne nous arri'Vait Pas de désirer re'Vi'Vre notre passé 'Vécu, nous ne saurions échapper à l'inexorable nécessité de le revivr�> �rnel lement ! Et l'objection de r.iiuriln Pourrait se formuler ain,.ti. . (' s'agit moins d'une 'VQ.l.Jlnté-étnique qui nous ferait saisir le 'Vrai -de la totalité dans le moment fortuit, qu'une Prise de conscience de notre irres ponsabilité. En tant qu'existence nous ne suPPortons Pas de n'a'Voir aucune Part à notre << /actualité >> Passée, et 110ulons Par conséquent Ure resPonsables de notre exis tence en tant que 'VOlonté, bien qu.e nous ne Puissions Pas l'€tre en tant qu'existence pure et simple. Seule par conséquent, une concePtion de l'éternité cyclique Peut con cilier le 'Vouloir nietzschéen et la nécessité réalisée par la raison nietzschéenne. De ce moment, dit LêJwith, on constate dans la doctrine tant�t l'exPression d'une nspira tion, tant6t celle d'une décison << Une i
i
.
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düision de la 110lonU qui à l' extr€me limite de la liberté Préfère 'VOOloir le néant Plutôt que de ne Pas 'VOuloir, et une insPiration en laquelle l'être se donne lui-même dans le ré11élé, form�nt ensemble l'accès Probléma tique à la double 'Vérité de Nietzsche, 'Vérité qui en tant que doctrine du nihilisme sur monté Par lui-même, est 'Véritablement son « Credo qui a absurdum l>. Ce << qui a absur dum << procède directement de la Plus ou moins grande identité, de ce Plus ou moins grand décalage entre le PhilosoPhe frappé de folie et son Dieu. << La 11érité insPirée dans le hasard nécessaire du discours Para bolique de Zarathoust1'a, Prophétie de l'éter nel retour, nous ramène à la 'Vérité équi'Vo que de la folie. Ce ne serait que si la forme suprame de l'être, Dionysos, Parlait à tra- · 'Vers le PhilosoPhe jouant le r�le de Dieu lequel transposerait du m�me couP la réa lité temPorelle du Philosophe - que l'être lui-mame Parlerait àJ tra11ers sa PhilosoPhie dionysienne, laquelle transpôse l'asPect réel de l'être. Mais comment décider si Nietzsche était la Personne d·un Dieu ou l'acteur de son proPre idéalf. . . ,, Ainsi le contenu d'ex .périence irréductible et nécessaire que la force Poétique unificatrice de la Parabole zarathoustrienne arri'Vait à donner comme un tout cohérent, se désagrège en fragments et en éléments fortuits, Prétend Lowith, siMt que Nietzsche 11eut traduire notionnel lement cet élément en doctrine. On 11oit que les considérations de Lowith sont bien près de l'analyse Pathologique : et Pourtant elles ne présentent que l'asPect purement notionnel du conflit. Cela sans doute pour pou'Voir Plu.s aisément établir un raPPort fort subtil mais fort séduisant entre Nietzsche et deux autres Penseurs contem Porains, essentiellement différents l'un de l'autre, Kierkegaard et Marx. Et ceci Per mettra à Lowith qui, Par ailleurs, a remar quablement exposé la situation où se trou vait la conscience occidentale depuis He gel (1) d'attirer l'attention sur les trois asPects que Prend l'aliénation de l'hom:me Par rapport à lui-même et Par raPPort au monde, aliénation qui forme le contenu des différentes exPériences kierkegaardienne, marxiste et nietzschéenne. Chacune d'elles,
31
obsene Lowith, tend à se résoudre par le paradoxe : chez Kierkegaard, Par le u saut n du fond de la maladie mortelle dans la foi; chez Marx, Par l'idée de l'aliénation de l'homme par l'homme dans la production économique dfl'Vant se con'Vertir en une ré cuPération de l'intégrité humaine; chez Nietzsche enfin, par la con'Version du nihi lisme européen en la croyance au retour éternel. Les t1'os i efforts n e diffèrent que par les moyens, ils ont la m€me origine et tendent 'Vers le �me but : la récupération du monde Perdu. Récupération de la chré tienté chez Kierkegaard, de l'h-umanité chez Marx, de l'antiquité mythique chez Nietzsche. On Peut mieux comPrendre sa Prétention a mettre un terme au Christianisme, souligne LêJwith, aujourd'hui que des Etats tout entiers combattent Publiquement la foi chrétienne, alors que naguère quelques in di'Vidus menaient cette lutte Plus ou tnoins ou11ertement. Il imPorte de saisir que, Pour Nietzsche, il s'agit de renier le Crucifié non Pas Pour se déli11rer de la souffrance mais Pour consentir à celle-ci dans le culte dio nysien. La mort du Dieu chrétien condi tionne la résurrection d'tm Dieu de l'anti quité : et les conflits euroPéens qu'annon ce Nietzsche, les guerres qu'il ProPhétise sont à comPrendre comme des guerres de consciences, des guerres de religion, des guerres spirituelles : elles remPliront l'ère de la grande politique. Mais en anticiPant l'a11enir, Nietzsche n e fait que chercher l'issue du Labyrinthe construit par deux millénaires, il sait que cette issue est iden tique à l'entrée : le Christian sme i Primitif qui dans notre monde moderne représente Pour une Part un << morceau d'antiquité >> mythique; en franchissant le seuil de cette unique issue du Labyrinthe, c'est-àl-dire en transgressant le Christianisme ainsi que le monde actuel s'apprUe à le faire, l'huma nité refaisant en sens in11erse la décadence gréco-romaine, re'Vient à l'ère tragique de la Grèce, moment qui sera marqué Par l'aP Parition de Contre-Alexandres qui renoue ront le nœud go'l'dien, jadis tranché, de l'âme hellénique disPersée à tout 11ent. C'est ainsi que la figure de Nietzsche 'Va se
conjo1tdre a11ec son image d'Héraclite, son
lité de l'ltre. Comment Nietzsche se libêre
idée de l'éternel retour a11ec la notion du ;eu dans la nécessité. L'être de toute chose
t-il lui-meme de sa 'VOLonté dtt néant'! Corn.. ment effectue-t-il le Passage du Je veux au
existante n'apparait dès lors plus comme
Je suis? En se réaffirmant soi-meme dans le mou11ement du monde naturellement né
la
punition de ce qui est devenu, mais oomme la justification du devenir qui inclut l'anéantissement. Mais si Héraclite ne con naU Pas d'impératif éthique, si << l' obliga
cessaire. A u bout
de sa circumna11igation
morale, ce nou11eau Colomb ne re11ient·il Pas au milieu des récifs des cc contt:adictions
tion de reconnaître le Logos, Parce qu'étant homme, n'existe pas pour lui, 111,Q,is qu'il
et des tribulations de son moi », ces récifs
terrer >> - si la ·m�me loi immanente aux élén�ents régit à ses yeux l'homme le plus
choses dePuis que la c< Mesure et le Milieu » dans le raPPort de l'lton�tn.e au monde ont disparu et que l'homme est ;eté
lui imPorte beaucoup Plus de sa'Voir Pour quoi il existe de l'eau, pourquoi de la
noble comme le Plus bas, - c'est qu'Héra,. elite rePrésente encore l'homme qui est de ce monde, qui peut 11ouloir la nécessité, alors que Nietzsc.he est l'homme qui ne 11it Plus que dans le m.onde aliéné par le Chris tianisme et relati11isé Par les sciences, et pour qui, par conséquent, la nécessité de 110uloir existe fatalement comme principe éthique. La Position Perdue qui implique cette nécessité de 11ouloir est exactement celle qu'occupe Nietzsche, selon Lowith, « au sommet d e la tl�odernité ». En recon
naissant, en 11oulant la mort de Dieu, il attend que de cette 11olo1�té négatrice, res suscite le monde tel qu'il/ut a"Vant de de'Ve nir l'ici-bas par rapport à l'au-delà. Chris toPhe Colo·mb de la Philosophie, Nietzsche
étant comme << les témoignages les Plus authentiques de ce moi créateur, é'Valuateur et 11olontaire, mesure et 'Valeur de toutes
au sein d'un uniwrs qui lui est de11enu inconciliable. Dans ces conditions iL est d'atttant plus remarquable qu'à la magie de l'extreme
qu'il
subissait,
qu'à
l'idée
de
tension suprême, il ait oPPosé l'idéal du Plus << mesuré ,, qui se Passe de formules extremes parce que certain de sa Puissance; qu'il ait pu conce'Voir la maxime :
l'effort surPassant l'humain, trou11er la me sure et l e moyen terme... ,, A lors que l'homme antique dont iL annonce le 'fetour, s'en tenait à une mesure, à ttn moyen ter me, Parce que sans mesure de par sa proPre nature, le destin de Nietzsche fut d'accen tuer la tension entre l'existence sans but de l'homme moderne . et le monde dénaturalisé
à la redécou11erte de l'Inde HelU
et relati11isé, d'accentuer le je 'Veux jus
nique par la route occidentale qu'a OU'Verte
qu'au je suis, Par crainte de s.ombrer dans
le nihilisme dont la forme extrême, ensei gnée par la doctrine de l'éternel retour,
la n�édiocrité des indi11idus limités. Situé dans la tension entre le sous-hD1'MI�-e et le
représPnte un bouddhisme européen, celui ci n.ettant toute l'énergie humaine à nier que l'existence ait un but. (( Nihilisme,
St'Thomme, il fut lui-même un défa'VôriSé du sort, un cc Halb-Zerbrochener ,, un cc à
symptôme de ce que les défavorisés du sort n'ont plus de consolation : qu'ils détruisent
ExemPle 11Ï11ant de l'éternel retour,
s'en
11a
pour être détruits, que, affranchis de la mo rale, ils n'ont plus de moti.fs pour se rendre, - qu'ils se placent sur le terrain du prin cipe opposé et veulent de leur côté de la puissance, en e<>ntraignant les puissants à être leurs bourreaux. Telle est la forme
den�i-brisé
u,
pousse l'a'Venir. son
génie Personnel épousait le tn.OU'Vement de l'uni11ers a11eugle, tout Plein qu'il était de la 'Vision << de la mesure et de la Plénitude, supreme forme d'une excePtion rePosant en elle-même l>. Entre le soushomme et le surhomme, il a11ait atteint gouffre et le minuit Profond.
du bouddhisme européen, du n Faire Non » , de l'action néantissante, après que toute existence a perdu son sens. u L'ac tion néantissante ne sera cependant que la condition préalable de l'adhésion àl la toto,.
en qui se
P. .Kl. (1) Cf. Les Recherches philosophiques, années 1935 et 1936.
N I E TZ S C H E LA VOLONTÉ DE PUISSANCE I G. Banquù i
25 f.
traduit par Maurice Betz sous presse
24 f.
traduit par
AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA La Volonté de Puissance II Le Gay Savoir +
T·HIERRY MAULNIER DRIEU LA ROCHELLE Chapitre
o·
E.
F.
1 .II
PODACH
•
•
•
NIETZSCHE
I5
SOCIALISME FASCISTE
.
Nietzsche contre Marx
1
L'EFFONDREMENT
5 f.
DE
.
Traduit de fallemand par Andhrée Vaillant et J. R. Kuckenburg . . . .
NIETZSCHE
f.
15
f.
CHARLES ANDLER
N I ETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE Vol. I Vol. II
Les Précurseurs de Nietzsche 3 5f. La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth) Pessimisme esthétique de Vol. III Le Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) Vol. IV La Maturité de Nietzsche
sa mort )
( jusqu'à
4of.
3 s f. 40f.
Vol. V
Nietzsche et le Transformisme intellectuel 3 s f. Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
(le renouvellement de toutes les valeurs) 4-of.
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LES YEUX FERTILES avec
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portrait et 4 illustrations par Picasso
ANDRÉ BRETON
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PAUL ELUARD
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MÉTIERS des H 0 MMES 15
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lire :
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6 f.
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RELIGION SOCIOLOGIE PHILOSOPHIE REVUE PARAISSANT + FOIS PAR AN
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1 937
PAR G. BATAILLE · R. CAILLOIS · P. KLOSSOWSKI · A. MASSON · J. MONNEROT
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ces prix seront majorés à la mise en vente.
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deuin de 'DALJ
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3 Le Cru(ifit
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A C E P H A L E Revue trimestrielle, publiée par Georges Ambrosino Georges Bataille et Pierre Klossowski. CONDI TIONS DE VENTE: Un cahier de 16 pages : 5f.
Abonnement d'un an (64 pages) France et Belgique I sf Etranger U.P. I 7f autres pays 2of. Le prix de l'abonnement de soutien ( exemplaire sur normandy vellum ) est fixé à 50 f G. L. M 6 RUE HUYGHENS PARIS 1 4e Le prisent
nu'71éro est double
Le prochain numéro sera consacf'é à
L'ÉRO 'FISME
A c É p H A L E D I ONYSOS
Ill DIONYSOS ·
• . • ...••.•. . . . • • . . • . • • . . . .
Le dteu Dionysos Nietzsche Dionysos
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BATAILLE
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9
: CHRONIQUE NIETZSCHEENNE. . . . . . . .
15
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: LBS YERTUS DIONYSIAQUES.
CAILLOIS
3
4.
· ·
. . . . • . . • . . •. . . . . . . . . . • . . . .
L'apogée de la civilisation est une crise qui décom.. . . . pose l'existence sociale .. . . . L4 récupérati{}n du m{}nde perdu . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . La solution jo.sciste Du ciel césarien à la terre dionyslaque : la solution . . . .. . . .. . . . reügieuse. , . .. . . . .. . . .. . . . . . . .. . . . .. . . Nietzsche Dionysos . L4 représentation de « NuiTI4nce ,, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . « Numance 1 Liberté1 ,, Les mysttres dionysiaques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Roger
3
· .
••.
Jules MoNNBRor : DIONYSOS PHILOSOPHE
Georges
•
. • • . . . • • .
DECLARATION RELATIVE A LA u COLLEGE DE SOCIOLOGIE ,,
. . .
.
• . . .
FONDATION . . . .
. . . . . .
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16 17
17
18
19 20
21 24
D'UN . . 26
. . . . . •
.
: DON JUAN SELON KIERKEGAARD . .
Pierre KLOSSOWSKI
15
27
QUATRE DESSINS D'ANDRS MASSON Dionysos .. La Gr�ce tragique . . . . . .. . . .. . . . . . . . . . . . . L' (( univers dionysiaq,ue ,, . . . Le taureau de « Numance ,,. . . . . . . .
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1
5 1
15
Ill J U ILLET
I 9 37
. . .
NUMÉRO
DOUBLE
D I O NYSOS • Toute l'Antiquité a regardé Dionysos comme le dispensa
teur du vin. Mais elle l'a connu aussi comme le Frénétique qui fait des hommes des possédés, qui les rend à la sauvagerie, qui leur fait même répandre le sang. Dionysos était le familier et le compagnon des âmes des morts et de mysté!-ieuses consécra tions le nommaient leur maître. C'est à son culte qu'apparte nait la représentation dramatique. . . C'est lui qui faisait nattre les fleurs du printemps; le lierre, le pin, le figuier lui étaient liés; mais le don mille fois béni de la vigne doit être placé très haut au-dessus de ces bienfaits de la nature. Dionysos était le dieu de l'ivresse bienheureuse et de l'amour extatique. Mais il était aussi le Persécuté, le Souffrant et le Mourant et tous ceux qu'il aimait et qui l'accompagnaient devaient pren dre part à son sort tragique (Walter 0Tro, Dionysos, Fra,nk furt, 1933, p . 49) . • Qui est Dionysos? Le dieu de l'extase et de l'effroi, de la sauvagerie et de la délivrance bienheureuse, le dieu fou, dont l'apparition met les êtres humains en délire, manifeste déjà dans sa conception et dans sa naissance le caractère mystérieux et contradictoire de son être. n était l'enfant de Zeus et d'une mortelle. Mais avant de l'avoir mis au monde, celle-ci fut brillée dans le feu de ton nerre de son fiancé céleste (Dionysos, p. 62). • De même que les mythes de la naissance, les mythes de l'ap parition de Dionysos manifestent aussi déjà beaucoup de son essence. Dans sa conception, l'élément terrestre avait été touché par l'éclat du ciel divin. Mais dans l'association du céleste et du terrestre, qui s'exprime dans le mythe de la double naissance, le caractère lourd de larmes de la vie humaine n'était pas levé mais maintenu en contradiction brutale avec la splendeur sur humaine. Celui qui est né ainsi n'est pas seulement celui qui crie de joie, celui qui apporte la joie, il est le dieu douloureux et mourant, le dieu de la contradiction tragique. Et la violence intérieure de cette double nature est si grande qu'elle entre comme une tempête au milieu des hommes qu'elle terrifie et dont elle abat la résistance avec le fouet de la folie. Tout ce qui est habituel et ordonné doit sauter en éclats. L'existence devient subitement ivresse - ivresse du bonheur éclatant, mais aussi ivresse de l'épouvante (Dionysos, p. 74). • Lorsque Dionysos vint à Argos, comme on ne voulait pas célébrer son culte, il rendit les femmes démentes à tel point qu'elles s'enfuirent dans la montagne et déchirèrent les chairs de leurs enfants nouveau-nés... Aura, aimée de Dionysos, tua et dévora l'un de ses enfants en bas âge ... (Dionysos, p. 98-99) • Un dieu frénétique 1 Un dieu à l'essence duquel il appar tient d'être fou ! Qu'ont vécu ou vu les hommes auxquels s'imposaient ce qu'il y a d'impossible dans cette représenta tion? Le visage de ce véritable dieu est le visage d'un monde. Il ne peut y avoir de dieu fou que s'il existe un monde fou qui se manifeste par lui. Où est ce monde? Peut-il encore être trouvé .
et reconnu par nous? Seul le dieu lui-même peut nous aider dans cette voie. . . Celui qui engendre le vivant doit s'engloutir dans les profon deurs originelles, demeures des puissances de la vie. Et lors qu'il revient à la surface, il y a un éclat de folie dans ses yeux, parce que là, en dessous, la mort cohabite avec la vie. Le mystère originel lui-même est fou - le sein du déchirement et de l'unité déchirée. A ce sujet, nous n'avons pas besoin d'en appeler aux philosophes. . . L'expérience de la vie et les rites de tous les peuples et de tous les temps témoignent. L'expérience des peuples parle : là où natt le vivant, la mort est proche. Et dans la mesure où il y a vie cela est vivant, l'approche de la mort grandit, jusqu'à l'instant le plus haut, jusqu'à la sorcellerie du devenir nouveau, quand mort et vie se heurtent dans une joie folle. Le tourbillon et le frisson de la vie est profond parce qu'ivre-mort. Aussi souvent que la vie s'engendre à nouveau, le mur qui la sépare de la mort s'ouvre pour un instant (Dionysos, p. r26-r28) . • Ce n'était pas seulement l'abondance de vie et la fécondité qui faisait du Taureau l'une des formes de Dionysos, mais aussi sa folie furieuse, son caractère dangereux ... (Dionysos, p. 154) . • Sa lascivité souvent mentionnée doit avoir fait du bouc l'un des animaux dionysiaques ... (Dionysos, p. 155). NIETZSCHE DIONYSOS
• Un dieu ivre, un dieu dément. . . Les hypothèses vite cons truites qui ramènent toute signification au niveau de la moyenne n'ont fait que détourner le regard de cette repré sentation. Mais l'histoire témoigne de sa force et de sa vérité. Elle a donné aux Grecs un sentiment de l'ivresse si grand et si ouvert que, des milliers d'années après la ruine de leur civilisation, un Hoelderlin, u n Nietzsche pouvaient exprimer leur dernière et leur plus profonde pensée au nom de Dio nysos. Et Hegel représentait la connaissance de la vérité à l'aide d'une image dionysiaque, affirmant qu'elle était cc le vertige de la bacchanale, dans laquelle il n'est pas un partici pant qui ne soit pas ivre >> (OTTo, Dionysos, p. so) . • Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon cc au-delà du bien et du mal >>, sans but, à moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même et rien .que sur soi, dans sa propre orbite. Cet univers qui est le mien, qui donc est assez lucide pour le voir sans souhaiter de perdre la vue? Assez fort pour exposer son âme à ce miroir? Pour opposer so11 propre miroir au miroir de Dionysos? Pour proposer sa propre solution à l'énigme de Dionysos? Et celui qui en serait capable ne devrait-il pas faire Plus encore? Se fiancer au l< cycle des cycles >>? Jurer son propre retour? Accepter le cycle où éternellement il se bénira lui-même, s'affirmera lui-même? Avec la volonté de vouloir toutes choses de nouveau? De voir revenir toutes les choses qui ont été? De vouloir aller à tout ce qui doit jamais être? Savez-vous à présent ce qu'est le monde pour moi? Et ce que je veux, quand je veux ce monde-ci? (NraTZSCHI.t, Volonté de puissance). ·
• Lors
de la Fête de l'Ane, dans Zarathoustra, il est dit expressément que le meurtrier de Dieu n'est pas seulement coupable de la mort de Dieu, mais aussi de sa résurrection sous une forme nouvelle : car chez les dieux, la mort n'est qu'un préjugé; ils ne font que se dépouiller, mais ils ne meurent pas et l'on ne saurait jamais prévoir << combien de nouveaux dieux seront encore possibles )). En effet : << près de deux mille ans se sont écoulés et pas un seul nouveau dieu ! )) Le pape, privé de Dieu par la mort de ce dernier, vient adorer le nouveau dieu sous la forme travestie d'un âne. Cet âne, du fond de sa sagesse cachée, dionysiaque, ne dit jamais : Nein (Non) , mais toujours : I-A (Ja : Oui) . L'Homme-le-plus-laid offre du vin à l'âne, car Dionysos est un dieu de vignerons; et tous les personnages du Zarathoustra se rassemblent solennellement autour de l'âne divin. De même, le Voyageur et son Ombre, le Prophète du Nihilisme, tous ces hommes supérieurs du désespoir adorent l'.âne bénissant; car leur volonté supérieure du néant . se voit délivrée dans l'âne affirmateur et parvenue à la forme suprême de l'être se voulant lui-même. Zarathous tra, le << plus pieux des athées n, devient lui-même Zarathous tra-Dionysos au nom duquel Nietzsche accomplit l'ultime transformation qui le fait passer du principe héro ïque du JE VEUX au principe << identique aux dieux )) du JE SUIS. Identique aux dieux, ce principe l'est parce que devient aisé par lui ce qui paraissait pénible auparavant. << Les dieux vivant avec légèreté : c'est là l'embellissement suprême dévolu au monde; dans ce sentiment, combien la vie est difficile à vivre )) (LOEWITR, Nietzsches Philosophie der ewigen Widerkunft des Gleichen, Berlin, 1935, p . 55) . • Ariadne, le labyrinthe, le Minotaure, Thésée et Dionysos, tout ce domaine mythique, Nietzsche ne cesse d'y revenir sans cesse sous une forme énigmatiquement ambiguë, chaque fois qu'il veut indiquer l'ultime secret de la vérité : que la vérité est la mort. . . Le labyrinthe dont les dédales n'offrent pas d'issue et qui réserve la destruction par le Minotaure est le but et le destin du chercheur. Celui qui essaye l'absolue indépendance de la connaissance, sans y être contraint, prouve de ce fait une audace déchatnée. Il se rend dans un labyrinthe, il multiplie par mille les dangers que la vie comporte d'elle-même, et dont ce n'est pas le moindre que nul ne voit de ses yeux comment et où il s'égare et s'isole, pour finir par être déchi queté par quelque Minotaure des cavernes de la conscience. Dans le cas où un tel chercheur succombe, cela se produit si loin de toute compréhension humaine que les bommes ne le sentent pas ni ne peuvent y compatir - et lui ne peut pas en revenir... La vérité... conduit à l'intérieur du labyrinthe et nous livre à la puissance du Minotaure. Le sujet de la con naissance a encore pour cette raison un tout autre but : un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais tou jours son Ariadne - quoi qu'il puisse dire. La recherche de la vérité le pousse vers ce qui lui est autre, ce qui est en soi même comme de la vérité, mais aucune des vérités qui sont saisies en tant que vérité. Ce qu'est Ariadne, Nietzsche ne l'a pas dit ou n'a pas (( pu )) le dire. Et pourtant elle-même redevient pour lui la mort . . . Nietzsche en tant qu'il est Dionysos devient la vérité qui em brasse à la fois vie et mort, vérité du fond de laquelle il dit
�
dès �o�s à Aria e : « Je suis ton labyrinthe ,,. Dionysos est-il la venté là où 1 obscur en tant qu'appartenant lui-même à la vérité délivre la vérité et la surmonte parce que les péripéties paradoxales de la recherche de la vérité se referment dans le cercle du vivant en un être qui alors seulement - en Dionysos - est le vrai ? Toute compréhension pour toute expérience proprement dite de ce que Nietzsche ne dit plus s'arrête ic1 (JASPERS, Nietzsche, Berlin, 1936; p. 201-202). � Quelque nn i �mbrables qu'aient été les traits qu'il est pos stble de percevoir dans ce mythe, pour Nietzsche il ne s'agit pas de comprendre ce mythe, l i ne s'agit que du choix cons cient d'un symbole qui lui paraît utile pour sa propre philo sophie. C'est pourquoi Dionysos est quelque chose d'essentiel lement autre que le mythe antique, quelque chose qui au fond devient sans jamais prendre forme. J?io�ysos est tout d'abord le symbole de l'i'Vresse « en laquelle 1 existence fête sa propre transfiguration ,, . « Lorsque fleuri rent le corps �t l'.âme grecques ... naquit ce symbole chargé de my�tères.. : Ic1 �st donnée la commune mesure, en regard de quot tout ce qu1 a poussé depuis, fut estimé trop court trop pauvre, trop étroit : - que l'on prononce seulement 1� mot Dionysos devant les meilleurs noms et les meilleures choses modernes, devant Gœthe par exemple, ou devant Beethoven, ou devant Shakespeare, ou devant Raphaël : et tout à coup nous sentons que nos meilleures choses et nos me llleurs ins tants sont jugés, Dionysos est un juge 1 (16, 388). Dionysos est en outre le contraire du Christ' il est la vie tra gique opposée à la vie aux pieds de la croix : cc Dionysos contre le crucifié >l. Ce contraire n'est Pas : une différence quant au martyre, - �ais le sens en est différent . . . le problème qui se pose est celUI du sens de la souffrance : ou le sens chrétien ou le sens tragique. Dans le premier cas elle sera la voie d'u� Hre sanctifié; dans le second cas l'être comporte assez de sain teté pour justifier une vie redoutable de souffrances. L'homme tragique approuve encore la souffrance la plus âpre : il est assez fort, plein, divinisateur pour cela; le chrétien nie le lot le plus heureux sur terre... Le Dieu en croix est la malédic tion sur la vie, le conseil de s'en délivrer; - Dionysos mis en morceaux est une conjuration de la vie : elle renart éternel lement et s'en reviendra éternellement de la destruction (16, 391) . Devant la figure évanescente de ce Dieu la conception indé terminée de Nietzsche s'achève - comme précédemment sa �ensée - « par une Théodicée, c'est-à-dire par une approbe. tlon absolue du monde - mais pour la même raison pour laquelle on l'avait désapprouvée naguère ,, (16, 372). Cependant Dionysos ne saurait jamais être un Dieu auquel on adresse des prières, auquel on consacre un culte. Il est en fin de compte, le « Dieu qui philosophe ll (14, 391). Il a toutes les particularités du nouveau philosophe que Nietzsche voit venir ou qu'il se sent être lui-même : être le << dieu-tentateur ,, et le << grand équivoque ll. Nietzsche a conscience de l'étrange nouveauté d'un pareil symbole : le simple fait . que Dionysos est un philosophe, et que par conséquent les Dieux aussi phi losophent, me parait une nouveauté. L'auto-identification de Nietzsche avec Dionysos encore cachée dans la phrase : « je suis le dernier disciple et initié du dieu Dionysos , , il l'accomplit {actuellement lui-même au début de la folie (JASPERS, Nietzsche, p. 33o-332).
D I O N YS O S P H I L O S O P H E Soyez tranquille : je sul1 Dieu 1 fat pria ce déguisement (/) Nietzsche est un farouche législateur
réel
objet,
de profonds et puissants
- sans cité. Un créateur de religion
mouvements d'attraction et de répul
Cette crucifiante absence se fait poésie
que, tantôt brisé comme par jeu, tan
qui autour de lui ne voit - personne. dans le Zarathoustra .
sion poursuivent un cours labyrinthi tôt sinueux et continu ainsi qu'un
est mort. Il faut donc poser à cette suc
grand système. Il est loisible de voir, dans un groupe d'enfants, la plupart d 'entre eux orienter, infléchir,
risque de prévaloir.
ou à déplaire à quelques-uns qui ne
Dieu dispose. A Dieu vat. Mais Dieu cession vacante devenir
>>
une
candidature qui
<<
L'innocence du
étant rétablie, la plus grande
liberté possible s'offre à qui est assez puissant pour la prendre. Qu'on de mande alors des comptes à ce démon et l'on n'obtiendra en réponse que le rire le plus heureux.
gauchir leur conduite de façon à plaire sont pas nécessairement les plus fa vorisés par le rang , la fortune et 1 'es
prit. Les réfractaires jouent ici le rôle d'exceptions qui confirment la règle. Dans tout ce qui simule, même à la manière d'un écho lointain, la struc ture d'un clan,
Le pouvoir existe, arbitraire. C 'est une grâce qui est donnée. Le pouvoir est
certains êtres ont le
pouvoir de mobiliser l 'affectivité hu maine. Attirant les foudres de l'amour,
la force sacrée dont il ne peut y avoir
de la haine, de la peur, ils sont ceux à
après elle, non
ou chassent, provoquent à plus de vie
de raisons,
puisque les raison!' sont avant.
Au-dessous,
non au-dessus. Comme la recherche de la proie alimentaire ou sexuelle, la commode
tendance à persévérer dans son être ,, , la bien connue << lutte pour la vie ,, , le pouvoir meut les hom mes.
<<
L'univers humain se comporte
qui quelque chose arrive; ils retiennent donnent du goiit à 1 'existence , se dé·
placent dans un air qui nourrit les pas
sions et ne connaissent pas d 'indiffé rents. Il est hasardeux, mais tentant, de chercher des analogies entre la no tion d'un tel pouvoir et celle de mana
comme un jeu de champs magnétiques.
que Frazer évoque si heureusement
s'agrègent ici comme grains de li
royauté. Personne ne doute, la plus ba nale conversation en témoigne, que le
Les hommes s 'attirent, se repoussent,
maille, là se fuient comme billes de mercure. L 'attraction sexuelle tranchée et brutale, seule ou presque, a droit de cité dans les explications et les dis cours.
Mais,
marge
démesurée
des
investigations recommandées et
des
épanchements admis, et par le dedans
plus proches qu 'eux-mêmes de leur 9
dans Les
origines
magiques
de
la
don de commander, le don d 'hypnoti ser, celui de provoquer
l'amour
ne
participent les uns des autres, ne se fondent et ne se confondent quand la température affective s'y prête; et l'on prononce les mots << folie ,, , « mala die ,, ,
<<
intoxication
n
,
<<
charme
n,
«
possession ,,
«
envo'O.tement ,, .
Par
voir, qui n'est pas une chose qu'on
des ressorts secrets, l 'injustice, même
mais une chose qu'on est.
à travers les mailles des régimes qui
11
substituent le plus ostensiblement de
a
Une nouvelle race de philosophes se
lève. J'ose la baptiser d'un nom qui
fausses inégalités aux naturelles, régit
n'est pas sans danger. Tels que je les
les relations humaines, comble de dons
devine, tels qu'ils se laissent deviner
le doué, disgrAcie le disgrâcié. Que ces
- car il est dans leur nature de vou
faits de pouvoir, ces faits sacrés soient
loir rester quelque peu énigmes - ces
sujets de littérature, non
philosophes
objets
de
de
l'avenir
voudraient
science, il faut le déplorer activement.
avoir, justement et peut-être aussi in·
La lutte des classes, les luttes pour la
justement - un droit à être appelés
(2) . . Curieux jusqu 'au
vie, les conformismes de groupe ont
des séducteurs
beau se raidir et peser de toute leur
vice, chercheurs jusqu 'à la cruauté . . .
lourdeur sur les phénomènes de pou
(ils possèdent) des -âmes antérieures et
voir, ils se révèlent impuissants à les
postérieures, dont personne ne pénè
anéantir et ces
.
faits sacrés ,, tantôt
tre les dernières intentions, des pre
opposent aux autres faits de sourdes
miers-plans et des arrière-plans que nul
résistances et
n'oserait parcourir
<<
tantôt
leur
infligent
d'exemplaires échecs. Certes,
11
la suprématie du mandarin
ne signifie jamais rien de bon ,, , sans doute, la science durement acquise ne confère pas le pouvoir vivant; mais si elle ne le sert, il se gâte aujourd'hui. Suivons cette lueur dans le nietzschéen.
dédale
La puissance de disposer de 1 'homme non pas celle qui
essaie
de gagner
quelques jours, mais celle qui jette les dés de 1'histoire sur le tapis des siècles;
(3) , .
En eux, Dionysos danse et Dionysos philosophe. Le penseur en qui il se manifeste se sent
11
plus riche de lui
même, plus nouveau. . . pénétré et sur pris comme par un vent de dégel, peut être plus incertain, plus délicat, plus fragile, plus brisé mais plein d 'espé· rances qui n'ont encore aucun nom, plein de vouloirs et de courants nou veaux, de contre-courants e� de mau vais vouloirs nouveaux
(4)
>>.
Nietzsche veut qu'elle soit réintégrée,
Le philosophe dionysien, selon Nietz
par delà l'utilité, l'ennui, les mécanisa tions , dans tm cycle aveuglant de faits
voir et l'ordre.
profondément naturels: parmi l'amour,
Le mot
la vie dépensée avec faste, offerte avec ferveur, la danse devant la force et devant la beauté, le magnétisme hu main et les envoûtements naturels, le printemps et la mort. Le
1c
créateur
sche, c'est 1 'intercesseur entre le pou «
mythe ,, , en plus du sens de
mensonge pur et simple dont la vulga rité contemporaine 1 ' a doté, possède plusieurs acceptions qui vont se per dre les unes dans les autres et donnent lieu à des équivoques à tout prendre
césarien de la culture ,, , qui sculpteur a le temps de sculpter la matière hu·
fécondes, sauf aux yeux d'une pensée
maine, celui-là est le héraut du pou-
téraire et platonicien du mot, est un
par trop hâtiYe. Le mythe, au sens lit
10
procédé qui remplacé la preuve par le récit et la démonstration par 1 'image. Les mythes qu'étudie le mythographe, _ eux autrefois, formaient avec des ntes un corps vivant. Depuis l 'extinction de ces rites, beaucoup d'entre eux errent comme dans certaines religions
chasse à courre, état où l'analyse nietz schéenne distingue
1<
l 'instinct sexuel,
l'ivresse, la cruauté qui tous trois, ap· partiennent à la plus ancienne allé gresse de fête chez l'homme ,. Opi· ni �.tre , Don Juan veut que toute femme trouvée soit médiatrice. Jamais il ne
pri mitives ,, , les morts privés de sép
se laisse détourner de son destin, flé·
ture. L'art est souvent alors leur
chir, infléchir, gauchir, utiliser. Ni le
<1
�
Cl·
metière , des chefs-d'œuvre classiques sont leurs beaux sarcophages (5). Mats .
tandis que les mythes païens reposent dans 1 'art à titre de symboles corrects et de récréations hygiéniques, émer gent du folk-lore, voire de la litté· rature, de nom•eaux mythes. Gestes de héros qui, ayant existé ou non, sont absolument recouverts par ce que l 'imagination de la postérité a fait d'eux.
L 'offrande faite à
consiste en
du papier.
ces hPro'
Tis
nourris
sent périodiquement l 'insuffisance, les nostalgies, les terreurs humaines. Les hommes ne pouvant réaliser sans re tour les désirs qu'ils illustrent, ni s 'en détacher, ces héros sont présents à la manière des remords et des tentations: 11
Je suis un livre, mais tu vis, n'est
ce pas? ,, Faust et Don Juan sont ex cellemment de tels reproches, de t�ls héros et de tels mythes
(6) ,, .
roi, ni l 'argent, son père ou la pitié. . . Le christianisme a décrété que le cou ple
excitation
érotique-extase
serait
séparé, que l 'extase ferait partie d · �n monde, d'un ordre au delà de la chatr. Don Juan, lui, instituant sur les créa tures de Dieu une grande expérience, ne tient aucun compte spécial ni du créateur ni de ceux qui en ont besoin pour vivre, et se comporte comme s 'il n'y avait pas de Dieu, du moins autre que lui.
<1
Assis à la grande table de
moquerie et de jeu ,,, à jamais indemne de toute mauvaise conscience, il jouera la partie jusqu'au bout,
quand
bien
même, les armes déloyales et les cartes truquées du surnaturel serviraient con tre lui. La dernière coalition de Dieu et d'un monde qui obéit encore à Dieu (mais pour combien de tempsP) mon trera seulement jusqu 'à quel haut de gré peut monter sa puissance de défi.
Un jour, Nietzsche écrit sur son car
L'état dyonisiaque que Don Juan cher che à conquérir par violence, par
net : 11 Harmonie du Créateur, de l'A· mant, du Connaisseur dans la puis
ruse et contre tout, éclaire une vie
sance
parce qu'elle serait la vie moins hors
(7) ,, .
qui ne serait
11
une autre vie
>>
que
d'elle-même. Le mythe de Don Juan Il est heureux et juste que Don Juan s 'appelle le séducteur comme d'ailleurs Je Diable, qu'on nomme aussi Lucifer. C 'est l '
1<
état dionysiaque ,, que Don
Juan, comme sans doute 11
le
diable,
nous parle d'un désir incoercible de qui des hommes participent et en qui ils communient, loin de toute égalité abstraite et de toute concession au ma· chinai. Désir que le héros mythique,
a le privilège d'illustrer, 1 'humanité lui ayant ici, sauf exceptions, pour une durée illimitée et jusqu'à des temps meilleurs, délégué ses pouvoirs. La religion dionysienne, organisation collective et sacrée de la recherche de 1 'extase par l'éréthisme et 1 'efferves cence apparatt à Nietzsche comme un éclair à travers la nuit des temps et sa propre nuit. IJ en scrute de ses yeux profonds le reflet dans les textes sacrés et les livres savants. Il est possible, il a toujours été possi ble, de proposer une explication systé matique de 1 'existence humaine à tous ses degrés en fonction des états dyoni siaques; de la poursuite de pareils états de la variable inégalité des hommes devant eux, de la communion d'hom mes en eux. Combien de dieux nouveaux sont en core possibles! Il y a tant de choses étranges qui ont déjà passé devant moi, dans ces moments hors des temps qui tombent dans la vie comme de la lune, où 1 'on ne sait absolument plus combien on est déjà vieux et combien on pourra encore être jeune (8) » . Mais qui penserait que 1 'extase individuelle l'effusion passagère, même chargée de la plus précieuse intensité, est en soi une fin nietzschéenne, celui-là se mé prendrait gravement. Nietzsche ne vise à rien moins qu'à émacier et vider de leur sang les traditionnelles notions de mythe et de réalité, leur assignant à chacune en tant qu'elle n'est qu'elle même, appauvrie par ses limites, un rang sage et modeste comme mainte nant le temps, l'espace newtoniens. <<
Le sort qu'il leur réserve est d'être subjuguées et comprises à titre de cas ridiculement particuliers, dans une synthèse agressive, vorace et domina trice. Il entend que la tragédie retour· nant à ses origines, oublie la fonction de spectacle qui l'isole misérablement, en sorte qu'abandonnant 1'esthétique pour l'esthésie, le créateur ne crée pas de l'art, mais de l'histoire, qu'il ne joue plus une pièce mais une partie dont l'enjeu n'est pas quelque ciel, mais la terre. Il faut donc. que le mythe sollicite le fait, l'envahisse, le mine et le méta morphose; cherchant 1 'incarnation qu'il guette, rôde, prêt à faire flèche de tout bois, création de toute réalité. II ne faut plus que le séducteur, voué à Dionysos, soit rejeté de la commu nauté tel un déchet dont la présence met en cause la vie elle-même de l'or ganisme qui s'affole de l'a voir produit. Mais, qu'il débouche désormais, sans sortir de son mythe, en plein solei1, en pleine société. On voit que le problème de la fiction ou de la vérité ne se pose pas à pro pos du mythe moderne et nietzschéen de Dionysos qui, prospectif non rétros pectif, ne se pare des couleurs d'un lointain passé que pour mieux étrein dre l'avenir. C'est en vain que l'on opposerait à Nietzsche que le temps des mythes est révolu : il n'en croit rien; que la science existe : il attendait cette objec tion.
(( Garçons de magasin de 1 'esprit, voya geurs de commerce de la culture > > , voilà comment le savant professeur Friedrich Nietzsche traite les littéra teurs. Il ménage moins encore ses sa ''ants collègues : (( ils tricotent les bas de l'esprit... les touche-t-on de la main, ils font involontairement de la pous sière autour d'eux comme des sacs de farine; mais qui se douterait que leur poussière vient du grain et de la gloire dorée des champs d'été... ce sont de bons mouvements de pendule pourvu qu'on ait soin de les remonter (10) >>. Cependant, Nietzsche, le philosophe qui se nourrit de Nietzsche le philolo gue est ce qu'on peut imaginer de plus éloigné de tout obscurantisme : <( Mes frères1 ne nous le cachons point : la science est là, une force formidable, nouvelle, croissante, telle qu'on n'en a jamais encore vue, avec des ailes d'ai gles, des yeux de hibou, des pattes de dragon (11) >>. La science met au service de la vie des matériaux d'une si riche diversité 1 Cruelle, aiguë comme une chasse à 1 'homme très raffinée, elle met en œu vre l'agressivité humaine sous sa forme la plus lointaine, la plus étrangère, la plus distante. . . Mais (( la science n'est pas autonome . . . elle ne possède pas un but, une vo lonté. . . elle est maintenant le refuge de toute sorte de mécontentement, d 'incrédulité, de remords, de despectio sui, de mauvaise conscience - elle est l 'inquiétude même du manque d'idéal, la douleur de l'absence d'un grand amour, le mécontentement d'une tem pérance forcée. . . (12) >>. (( L'homme objectif qui ne maudit ni n 'injurie 13
plus comme le fait le pessimiste, le savant idéal qui représente 1 'instinct scientifique parvenu à sa pleine florai son . . . est certes un instrument pré cieux entre tous, mais il faut qu'il soit dans la main de plus puis sant que lui (13) > > . Ce >. Les travailleurs philosophiques mettent en formules des valeurs établies, les (( sé ducteurs >> ont pour mission de (( sub juguer Ze passé n . Ils sont l'espèce d'hommes (< qui veut risquer alors que les autres ne veulent rien risquer >>, ceux <( qui disent oui à tout ce qui est problématique et terrible n . (( Nous sommes autre chose que des savants; bien qu'il soit inévitable que, entre autres, nous fussions aussi des savants. Nous avons d'autres besoins, une autre croissance, une autre digestion (14). >> Les séducteurs sont <( déraison nables )) , (( jouent un jeu d'enfer )) , provoquent quelquefois en eux 1 'ivresse comme l'exaltation dionysiaque utili sant le vin thrace. Ils sont sur terre comme s'ils obéissaient à l 'impératif : (( meurs ou crée >>. Mais ils n'obéissent pas. Ils sont le pouvoir. Il leur appar tient de créer. Cependant, toute créa tion est scandale. La distance de l'avant à 1 'après, du rien au quelque chose, qu'elle soit franchie, cela arrache à tout ce qui est déjà d'atroces gémisse ments venus du plus profond, provo que une horreur bestiale, sacrée, sou vent meurtrière.
Les mattres scientifiques chassent et entreposent les bêtes précieuses, !es végétaux inouïs, les merveilleuses épi ces. Ils préparent même le festin d 'im mortalité. Mais pour transformer ce festin en un sang de héros et de dieux, il faut bien qu'il y ait des héros et des dieux. Les « séducteurs » possè dent seuls l'enthousiasme, la colère, l'indignation, le rire sacrés qui du sa voir font le marteau iconoclaste, le couteau vivisecteur et le plus gran diose orchestre. Nietzsche n'a jamais assez de mépris pour tout ce qui est invidia et, comme il dit après Taine, ressentiment. On sait qu'il entend par là le senti ment refoulé, renfermé, recuit, re mordu, remâché qui aigrit et enve nime. Mais il est un autre sens, aujour d'hui presqu'oublié, du mot ressenti ment : colère de celui qui ne peut pas accèpter, qui ne sait pas se résigner, de la bête de race qui se cabre. Qui crée ne peut guère créer, voici déjà longtemps, que contre ce qui existe et le « séducteur >> ne saurait exister sans le noble ressentiment, la colère sa-
-
NOTES. (1) Nietzsche fou cité pat Andler, dans Maturité de Nietzsche. (2) Par delà le Bien et le Mal, Il, 42. (3) Id., II, 44. (4) Id., IX, 295. (6) Cf. Roger Caillois : Le mythe et t'homme, in Recherches Philosophiques, 1936. Je laisse en dehors la conception sorelienne du my the (Introduction à l'économie moderne, Ré· flezions sur la violence). (6) Cf. Geneviève Blanquis, Faust pendant qua tre siècles, et Gendarme de Bévotte, La Lé gende de don Juan.
crée propice aux créations. Nietzsche le sait et. le dit : « presque tout génie con naît, comme une phase de son dévelop pement, l'existence cati l inaire, senti· ment de haine et de vengeance contre tout ce que est déjà ... Catilina, la for me préexistante de tout César » (15). Existence catilinaire qui est comme la période d'occultation des héros my thiques, avant que les années d'épreu ves ne commencent. Victime sacrificielle, Nietzsche, créa teur de Dionysos philosophes, annon ciateur d'une noblesse de miracle, en proie au mythe, le nourrit de sa pro pre vie qui apparatt dévastée et vidée. Lorsqu 'un Baudelaire ou un Nietzsche s'effondre, une assez commune mésa venture prend alors figure exemplaire de châtiment divin et l'imagination humaine, atteinte au vif, songe aux légendes où celui qui voit des choses défendues est changé en pierre ou frappé par la foudre. Elle peut songer aussi que le châtiment fut irrémédia blement tardif et que viendront les fêtes de la résurrection. Jules MoNNEROT.
,
(7) Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de France, appendice, p. 488. (8) Volonté de puissance, Mercure de France II, p. 156. (9) Id., II, p. 278. (10) Les quatre dernières citations sont extr&i· tes du Zarathoustra. (11) Œuvres posthumes, Mercure de France, 1934, p. 65. (12) Généalogie de la Morale, III, 23. (13) Par delà le Bien et le Mal, VI, 207. (14) Nous pourrions multiplier les citations. (15) Crépuscule dea idoles, VII, 45.
14
C H ·R 0 N
1
QU E
NIETZSCHEENNE ( 1 ) 1
Lo. cris.e actuelLe est la même que celle qui menaçait la nature humaine lors de l'établissement du chris tianisme. BENJAMIN CoNSTANT (2).
L'APOGÉE DE LA CIVU.,ISATION EST UNE CRISE L'APOGEE D'UNE CIVILISATION EST UNE CRISE QUI DESAGREGE L'EXISTENCE SOCIALE. Chaque fois qu'un vaste mouvement de s'est développé , en Egypte ou
civilisation
1&
dans le monde gréco-romain, en Chine ou dans l'Occident, les valeurs
qui
avaient
rassemblé les hommes à l'aurore de chaque fermentation, les personnes, les actes, les lieux, les noms et les lois taboués ou sacrés ont perdu lentement, tout au moins dans l'ensemble (3), une partie de leur force effi. cace et de leur capacité d'imposer. Le sim
ple fait du mouvement était en lui-même décomposition et, dans ce sens, civilisation
peut être donné comme synonyme de ma ladie ou de crise. Les deux sens, passif et actif, du mot critique mis en question et mettant en question - rendent compte avec une netteté suffisante de l'identification qui doit être faite entre civilisation se dévelop pant et crise. Du côté passif, il y a crise des conventions - souveraineté royale ou di vine - qui constituent les fondements de l'agrégation humaine; et du côté actif, atti tude critique indi'Viduelle à l'égard de ces conventions : l'individu se développe ainsi de façon corrosive aux dépens de la société et la vie individuelle facilitée prend parfois une signification dramatique. La figure de la communauté vivante perd peu à peu l'as pect tragique, à la fois puéril et terrible, qui atteignait chaque être jusqu'à sa bles sure la plus secrètement déchirée; elle perd la puissance de provoquer l'émotion reli gieuse totale qui grandit jusqu'à l'ivresse extatique quand l'existence lui est avide ment ouverte. -
Mais comme l'organisation matérielle qui s'est développée exige la conservation de la cùhésion sociale, celle-ci est maintenue par tous les moyens dont les principaux bénéficiaires disposent : lorsque la passion commune n'est plus assez grande pour composer les forces humaines, il devient nécessaire de se servir de la contrainte et de développer les combinaisons, les mar chandages et les falsifications qui ont reçu le nom de politique. Les êtres humains, en même temps qu'ils deviennent autonomes, découvrent autour d'eux un monde faux et vide. Au sentiment fort et douloureux de l'unité communielle succède la conscience d'être dupe en face de l'impudence admi nistrative, des agents de police et des ca sernes; en face aussi d'étalages de suffi sance et de stupidité individuelles terri fiants. Les résultats immenses de longs siè cles d'efforts, de prodigieuses conquêtes militaires ou matérielles, ont toujours ou vert aux populations conquérantes, qu'il s'agisse des Occidentaux, des Egyptiens ou des Romains (4) - l'accès d'un monde manqué, décevant, déprimé par d'intermi nables crises. C'est dans un malaise ex-
trême et dans un enchevêtrement où tout apparaît vain et presque désastreux que grandit la hantise de
LA RÉCUPÉRATION
DU MONDE PERDU La décomposition peut atteindre en même temps l'activité économique, les institu tions de l'autorité et les principes qui fon dent les attitudes morales et religieuses. Les sociétés désagrégées cherchant obscu rément à retrouver leur cohésion peuvent encore être dêvastées par la multiplicité de tentatives inutiles : la force brutale et la pédanterie intellectuelle, également aveu gles, trouvent dans ces conditions les voies grandes ouvertes. La oie j excessive et bri sée des grandes calamités peut alors soula ger l'existence comme un hoquet. Mais derrière la façade composée par les affir mations de la force, de la raison et du cy nisme, le vide est ouvert et ce qui se con tinue laisse une place de plus en plus grande à la sensation que quelque chose manque. La nostalgie d'un monde perdu revêt d�s formes nombreuses et générale ment elle est le fait des lâches, de ceux qui ne savent que gémir pour ce qu'ils pré tendent aimer, qui évitent ou savent ne pas trouver la possibilité de COMBATTRE. Derrière la façade, il n'y a tout d'abord que dépression nerveuse, éclats violents et sans suite, rêverie esthétique et bavardage. Qu'un homme entre les autres, dans ce monde où la simple représentation de l'acte est devenue objet de nausée, tente d'enga ger le combat pour la « récupération du monde perdu })' il fait le vide autour de lui, il ne rencontre que l'élusion infinie de tous ceux qui ont pris sur eux la tâche de la connaissance et de la pensée : car il est presque impossible d'imaginer un homme qui pense sans avoir le souci constant d'éli miner du cours de ses réflexions tout ce
16
qui pourrait contracth et rendre explosif. Parce qu'il ne pouvait pas confondre émas culation et connaissance et parce que sa pensée s'ouvrait à une explosion lucide qui ne pouvait pas cesser avant d'avoir épuisé ses forces -- devenant le héros de tout ce qui humainement n'est pas asservi- Nietz sche s'est effondré dans une solitude humi liante. La destinée de l a vie humaine, puis qu'elle se lie à ce que les hommes ont porté en eux de plus lourd, n'a peut-être pas connu de moment qui justifie plus de trou ble que celui où Nietzsche seul, sous le coup de la folie, embrassa un cheval dans les rues de Turin.
LA SOLUTION FASCISTE Mais la connexion étroite de la volonté de retrouver la vie perdue et de la dépression mentale aveulissante n'est pas seulement l'occasion, d'échecs tragiques : elle cons titue une prime aux solutions vulgaires et faciles dont le succès semble tout d'abord assuré à l'exclusion de tout autre. Puisqu'il s'agit de retrouver ce qui avait autrefois existé et dont les éléments sont vieillis ou morts, le plus simple est de redonner la vie dans des circonstances favorables à ce qui subsiste. li est plus court de restaurer que de créer et comme la nécessité d'une cohé sion sociale renouvelée peut être ressentie à certains moments de la façon la plus pres sante, le premier mouvement de recompo sition a lieu sous l a forme d'un retour au passé. Les valeurs fondamentales les plus grossières, les plus directement utilisables sont susceptibles, au cours de crises aiguës et haineuses, de reprendre un sens drama tique qui semble redonner une couleur réelle à l'existence commune. Alors qu'il s'agit, dans l'ensemble, d'une opération dans laquelle les valeurs affectives mises en jeu sont en grandes parties utilisées à d'au tres fins qu'elles-mêmes. C'est par un resse melage permettant à l'existence de marcher à nouveau droit sous le fouet de la dure né-
17
cessité que commence (s) l a RECOMPOSI TION DES VALEURS SACR.ltES. Les pharaons restaurés, les césars romains et les chefs de partis révolutionnaires qui ont aujourd'hui envotlté la moitié des habi tants de l'Europe ont répondu à l'espoir de fonder à nouveau la vie sur une impul sion irraisonnée. Mais la somme de con· trainte nécessaire à maintenir des cons tructions trop rapidement imposées en mar· que le caractère profondément décevant. Dans la mesure où persiste la nostalgie d'une communauté où chaque être trouve rait quelque chose de plus tragique.ment tendu qu'en lui-même, dans cette mesure, le souci de la récupération du monde perdu, qui a joué un rôle dans la genèse du fas cisme, n'a pour aboutissement que la dis cipline militaire et l'apaisement limité que donne une brutalité détruisant avec rage tout ce qu'elle n'a pas la puissance de séduire. Or ce qui suffit à une fraction, qui peut être dominante, n'est plus que déchirement et duperie si l'on considère toute la com munauté vivante des êtres. Cette commu nauté ne demande pas le sort semblable des différentes parties qu'elle rassemble, mais elle exige d'avoir pour fin ce qui unit et s'impose avec violence sans aliéner la vie, sans la conduire à la répétition des actes émasculés et des formules morales exté rieures. Les éclats brefs du fascisme, qui sont commandés par la peur, ne peuvent pas tromper une exigence aussi vraie, aussi emportée, aussi avide.
DU CIEL CÉSARIEN A TERRE DIONYSIAQUE : LA SOLUTION RELIGIEUSE
LA
Si l'on se représente maintenant la han tise qui a dominé l'existence de Nietzsche, il apparattra avec évidence que cette han tise commune d u monde perdu, qui gran dit dans la dépression profonde, se pour suit nécessairement dans deux directions
opposées. Les confusions qui ont eu lieu entre deux réponses au même vide, les similitudes des apparences entre le fascisme et Nietzsche, deviendront alors clairement intelligibles : toute ressemblance sera ré duite aux traits d'identité qui apparaissent entre deux contraires.
Entre les diverses oppositions qui main tiennent l'existence des hommes sous la dure loi d'Héraclite, il n'en est pas de plus vraie ni de plus inéluctable que celle qui oppose la Terre au Ciel, au u besoin de punir 1> les troubles exigences de la tragé die; d'un côté se composent l'aversion du péché et la clarté du jour, la gloire et la répression militaire, la rigidité imprescrip tible du passé; de l'autre, la grandeur ap partient aux nuits propices, à la passion avide, au rêve obscur et libre : la puissance est donnée au mouvement et, par là, quel les que soient de nombreuses apparences, arrachée au passé, projetée dans les formes apocalyptiques de l'avenir; d'un côté une composition des forces communes rivée à la tradition étroite - parentale ou raciale - constitue une autorité monarchique et s' établit comme une stagnation et une in franchissable limite de la vie; de l'autre un lien de fraternité qui peut être étranger au lien du sang est noué entre des hommes qui décident entre eux des consécrations nécessaires; et l'objet de leur réunion n'a pas pour but une action définie, mais L'EXISTENCE, l'existence elle-même, C'EST-A-DIRE LA TRAGSDIE.
Il est vrai qu'il n'y a pas humainement d'exemple où une forme réelle représente à l'exclusion de l'autre l'une des directions possibles de la vie : ces directions n'en sont pas moins faciles à déceler et .à décrire. Elles opposent dans l'ensemble le monde chtonien et le monde ouranien de la Grèce �}_'thique et, dans les phases de recompo sttlon de chaque grande civilisation, d'une façon plus claire encore, les mouvements proprement religieux, osirien, chrétien ou bouddhiste, à la reconstitution ou au déve loppement du caractère sacré du souverain militaire.
Ce qui a empêché d'apercevoir tout d'a bord dans la figuration nietzschéenne des valeurs ce qui l'oppose à l'éternel recom mencement de la monarchie militaire - re commencement qui se produit avec une ré gularité vide sans jamais apporter de renou veau - c'est le souci que Nietzsche a eu d'accuser les différences les plus profondes moins entre le dionysisme et le national socialisme bismarckien, qu'à bon droit il regardait comme négligeable, qu'entre le dionysisme et le christianisme. Et la pos sibilité de l'erreur est d'autant plus grande que la critique des falsifications chrétiennes a entratné Nietzsche à vitupérer toute re nonciation à la puissance, introduisant par là une confusion entre le plan de la solidi fication, de l'ossification militaire et celui de la liberté tragique. D'autant plus grande qu'il ne peut être question de renoncer à une virilité humaine douloureusement con quise : le mépris pour les opérations pri vées de sens humain du césarisme ne con duira plus à l'acceptation des limites que ces opérations prétendent imposer à la vie; un mouvement religieux qui se dévelop pera dans le monde actuel n'a pas plus à ressembler au christianisme ou au boud dhisme que christianisme et bouddhisme ne ressemblèrent au polythéisme. C'est en raison de cette dissemblance nécessaire que Nietzsche écartait à bon escient le mot même de religion qui prête à lui seul à une confusion presque aussi néfaste que celle qui s'est introduite entre le dionysisme nietzschéen et le fascisme - et qui ne peut être employé dans le monde actuel que par défi.
NIETZSCHE DIONYSOS LA PHASE CRITIQUE DE DSCOMPO SITION D'UNE CIVILISATION EST RSGULIEREMENT SUIVIE D'UNE
18
RECOMPOSITION ' QUI SE DltVE LOPPE DANS DEUX DIRECTIONS LA RECONSTITU DIFFJ!RENTES : TION DES SLSMENTS RELIGIEUX DE LA SOUVERAINETS CIVILE ET MILITAIRE, ENCHAINANT L'EXIS TENCE AU PASSE, EST SUIVIE OU S'ACCOMPAGNE DE LA NAISSANCE DE FIGURES SACRJ!ES ET DE MY· THES, LIBRES ET LIBSRATEURS, RENOUVELANT LA VIE ET EN FAI SANT << CE QUI SE JOUE DANS L'A VENIR », « CE QUI N'APPAR TIENT QU'A UN A VENIR l>.
L'audace nietzschéenne qui veut pour les figures qu'elle compose une puissance qui ne s'incline devant rien - qui tend à effondrer l'édifice de prohibition morale de la vieille souveraineté - ne doit pas être confondue avec ce qu'elle combat. Le mer veilleux KINDERLAND nietzschéen n'est rien de moins que le lieu où le défi porté au VATERLAND de chaque homme prend un sens qui cesse d'être une impuissante négation. C'est après Zarathoustra seule ment que nous pouvons
PARDON A NOS ENFANTS D'AVOIR STS LES FILS DE NOS PERES 11 (6). Les premières phrases du message de .Nietzsche procèdent des << mondes du r2'Ve
et de l'i'Vresse » (7). Ce message tout en tier s'exprime par le seul nom de DIO NYSOS. Quand Nietzsche a fait de DIO NYSOS, c'est-à-dire de l'exubérance des tructrice de la vie, lç symbole de la volonté de puissance, il exprimait par là une réso lution de refuser au romantisme velléitaire et débilitant une force qui doit être tenue pour sacrée. Nietzsche exigeait de ceux qui détiennent les valeurs brisantes de la tra gédie qu'ils deviennent des dominateurs : non qu'ils subissent la domination d'un ciel chargé du besoin de punir. Dieu de la Terre, DIONYSOS est né des amours de Sémélé, la Terre, avec le dieu du ciel, Zeus. Le mythe veut que Sémélé, grosse de Dionysos, ayant voulu que Zeus lui apparaisse revêtu des attributs de sa puissance, ait été mise en flammes et en cendres par le tonnerre et les éclairs du
19
ciel imprudemment provoqué. Ainsi le dieu est-il né d'un ventre foudroyé. A l'image de celui qu'il était avide d' 2tre jusque dans sa folie, Nietzsche natt de la Terre déchirée par le feu du Ciel, naît foudroyé et par là chargé de ce feu de la domination devenant le FEU DE LA
TERRE. EN MEME TEMPS QUE LA FIGURE SACRJ!E - NIETZSCHSENNE - DE DIONYSOS TRAGIQUE DSLIVRE LA VIE DE LA SERVITUDE, C'EST-A DIRE DE LA PUNITION DU PASSS, ELLE LA DELIVRE DE L'HUMILI'l'S RELIGIEUSE, DES CONFUSIONS E1.' DE LA TORPEUR DU ROMANTISME. ELLE EXIGE QU'UNE VOLONTE ECLATANTE RENDE LA TERRE A LA DIVINE EXACTITUDE DU REVE.
LA REPRÉSENTATION DE Il
NUMANCE ''
L'opposition du Ciel et de la Terre a cessé d'avoir une valeur significative commune et immédiatement intelligible. Son exposé se heurte au désir de l'intelligence qui ne sait plus ce que de telles antiquités veu lent dire et, de plus, refuse d'admettre que des entités mythologiques puissent avoir actuellement, dans un monde saturé de science, un sens quelconque. Mais si l'on se reporte à une réalité de tous les jours, il a suffi d'une circonstance favorable pour que des hommes évidemment éloignés de toute folie entrent lucides dans le monde des esprits infernaux; et non seulement des hommes mais les passions politiques vulgaires qui les animaient. Quand Marquino s'avançant sous la ca goule en appelle à ce que le monde con tient de plus sombre, les figures qu'i\
n i voque sous des noms terribles. . . eat'x de la noire lagune .. cessent d'être des repré sentations vides et impuissantes. Car dans l'agonie de Numance, à l'intérieur des murs et sous la paroi nue de la sierra ce qui est là est la Terre : la Terre qui s'ouvre pour rendre le cadavre au monde des vivants, la Terre qui s'ouvre au vivant que le délire précipite dans la mort. Et bien que cette 'l'erre exhale la Fureur et la Rage, bien qu'elle apparaisse dans les cris des enfants égorgés par les pères, des épouses égorgées par les maris, bien que le pain qu'elle apporte à l'affamé soit trempé de sang, Je sentiment qu'inspire sa présence n'est pas l'horreur. Car ceux qui lui appar tiennent (et appartiennent ainsi à la fré nésie) font revivre sous nos yeux toute l'humanité perdue, le monde de vérité et de passion immédiate dont la nostalgie ne cesse pas. Et il est impossible de dissocier une figure profondément composée et liée. De même que les Romains commandés par l'implacable autorité d'un chef sont asso ciés à la gloire du soleil, de la même façon, les Numantins SANS CHEF sont placés dans la région de la Nuit et de la Terre, dans la région hantée par les fantômes de la Mère-Tragédie. Et c'est dans la mesure où l'agonie et la mort sont entrées dans la ville que cette ville devient l'image de tout ce qui au monde peut exiger un amour total; c'est dans la mesure où elle meurt que toute la nostalgie du monde perdu peut être maintenant exprimée par le seul nom de NUMANCE.
" NUMANCE 1 LIBERTÉ
"
(9)
Ce qu'il y a de grand dans la tragédie de Numance, c'est qu'on n'y assiste pas seu lement à la mort d'un certain nombre d'hommes, mais à l'entrée dans la mort de la cité tout entière : ce ne sont pas des individus, c'est un peuple qui agonise.
C'est là ce qui doit rebuter et, en prin cipe, rendre Numance inaccessible, parce que le jeu que le destin joue avec les hom mes ne peut apparattre à la plupart que sous les aspects brillants et colorés de l'existence individuelle. D'autre part, ce qui est actuellement dans l'esprit si l'on parle d'existence collective est ce que l'on peut imaginer de plus pau vre et aucune représentation ne peut être plus déconcertante que celle qui donne la mort comme l'objet fondamental de l'acti vité commune des hommes, la mort et non la nourriture ou la production des moyens de production. Sans doute une telle repré sentation s'appuie sur l'ensemble de la pra tique religieuse de tous les temps, mais l'usage a prédominé de regarder la réalité de la religion comme une réalité de sur face. Ce qui dans l'existence d'une com munauté est tragiquement religieux, en formelle étreinte avec la mort, est devenu la chose la plus étrangère aux hommes. Personne ne pense plus que la réalité d'une vie commune - ce qui revient à dire de !�existence humaine - dépende de la mise en commun des terreurs nocturnes et de cette sorte de crispation extatique que répand la mort. Ainsi la vérité de Numance est-elle plus difficile encore à appréhender que celle de la tragédie individuelle. Elle est la vérité religieuse, c'est-à-dire, en principe, ce que rejette l'inertie des hom mes vivants aujourd'hui. L'idée de patrie - qui intervient comme composante de l'action dramatique - n'a qu'une signification extérieure si on la compare à cette vérité religieuse. Quelles que soient les apparences, les symboles qui commandent les émotions ne sont pas de ceux qui servent à figurer ou à maintenir l'existence militaire d'un peuple. L'exis tence militaire exclut même toute dramati sation de cet ordre. Elle est fondée sur une négation brutale de toute signification pro fonde de la mort et, si elle utilise ses cada vres, c'est pour faire marcher ses vivants plus droits. La rePrésentation la plus tra gique qu'elle connaisse est la parade et, du fait qu'elle exclut toute dépression possi ble, elle est dans l'incapacité de fonder la vie commune sur la tragédie de l'angoisse.
zo
1
C'est dans ce sens que la patrie, condamnée à faire sienne la brutale pauvreté militaire, est loin de suffire à l'unité communielle des hommes. Elle peut devenir dans cer tains cas une force d'attraction détruisant les autres possibilités, mais étant essentiel lement composition de force armée, elle ne peut donner à ceux qui subissent son attraction rien qui réponde aux grandes avidités humaines : parce qu'elle subor donne tout à une utilité Particulière; elle doit, au contraire, à peine séduits, faire entrer ses amants dans le monde nhumain i et totalement aliéné des casernes, des pri sons militaires, des administrations mili taires. Au cours de la crise qui déprime ac tuellement l'existence, la patrie représente même l'obstacle le plus grave à cette unité de la vie qui - il faut le dire avec force - ne peut être fondée que sur une com mune conscience de ce qu'est l'existence profonde : jeu émotionnel et déchiré de la vie avec la mort. Numance, qui n'est que l'expression atroce de ce jeu, ne pouvait donc pas prendre plus de sens pour la patrie que pour l'in dividu qui souffre seul. Or Numance a pris en fait pour ceux qui ont assisté au spectacle un sens qui ne touchait ni au drame individuel ni au sentiment national mais à la passion politique. La chose s'est produite à la faveur de la guerre d'Espa gne. C'est là un paradoxe évident et il est possible qu'une telle confusion soit aussi vide de conséquences que celle des habitants de Saragosse représentant la tra gédie pendant un siège. Numance, aujour d'hui, a été représentée non seulement à Paris, mais en Espagne, dans des églises brftlées, sans autre décor que les traces de l'incendie et sans autres acteurs que des miliciens rouges. Les thèmes fondamentaux d'une existence reculée, les thèmes mytho logiques cruels et inaltérés qui sont déve loppés par la tragédie ne sont-ils pas, ce pendant, aussi étrangers à l'esprit politique qu'à l'esprit militaire� S'il fallait s'en tenir aux apparences immé diates, la réponse devrait être affirmative.
Zl
Non seulement un politicien, de quelque parti qu'il soit, répugne à la considération des réalités profondes, mais il a accepté, une fois pour toutes, le jeu des altérations et des compromis qui rend possibles des combinaisons précaires de force, m i possi ble la formation d'une véritable commu nauté de cœur. De plus, entre les diverses oppositions convulsives de l'histoire, celle qui déchire actuellement l'ensemble des pays civilisés, l'opposition de l'antifascisme et du fascisme apparaît comme la plus viciée. La comédie qui - sous couleur de démocratie - op pose le césarisme soviétique au césarisme allemand montre quels trafiquages suffi sent à une masse bornée par la misère à la merci de ceux qui la Battent basse ment. Il existe toutefois une réalité qui, derrière cette façade, touche aux plus profonds secrets de l'existence; seulement, il est nécessaire à celui qui veut entrer dans cette réalité de prendre à rebours ce qui est admis. Si l'image de Numance exprime la grandeur du peuple en lutte contre l'op pression des puissants, elle révèle en même temps que la lutte actuellement poursuivie manque le plus souvent de toute grandeur: le mouvement antifasciste, s'il est comparé à Numance, apparatt comme une cohue vide, comme une vaste décomposition d'hommes qui ne sont liés que par des refus. Il n'y a qu'illusion et facilité dans le fait d'aimer Numance parce qu'of' y voit l'ex pression de la lutte actuelle. Mais la tra gédie introduit dans le monde de la poli tique une évidence : que le combat engagé ne prendra un sens et ne deviendra effi cace que dans la mesure où la misère fas ciste rencontrera en face d'elle autre chose qu'une négation agitée : la communauté de cœur dont Numance est l'image. Le principe de ce renversement s'exprime en termes simples. A L'UNITlt O�A RIENNE QUE FONDE UN CHEF, S'OPPOSE LA COMMUNAUtt SANS CHEF LieE PAR L'IMAGE OBS� DANTE D'UNE TRAG�DIE. La vie exige des hommes assemblés, et les hom mes ne sont assemblés que par un chef ou
par une tragédie. Chercher la communauté humaine SANS TSTE est chercher la tra gédie : la mise à mort du chef elle-même est tragédie; elle demeure exigence de tra gédie. Une vérité qui changera l'aspect des choses humaines commence ici : L'ELE MENT ÉMOTIONNEL QUI DONNE UNE VALEUR O B S É D A N T E A L'EXISTENCE COMMUNE EST LA MORT.
LES MYSTÈRES DIONYSIAQUES Cette vérité « dionysiaque >> ne peut pas être l'objet d'une propagande. Et comme, de son propre mouvement, elle appelle la puissance, elle prête un sens à l'idée d'une organisation gravitant autour de profonds mystères. Ici mystère n'a rien de commun avec un éso�érisme vague : il s'agit de vérités qui déchirent, qui absorbent ceux à qui elles apparaissent, alors que la masse humaine ne les cherche pas et même est animée d'un mouvement qui l'en éloigne. Le mou vement de désagrégation de cette masse ne peut être compensé qu'avec une sournoise lenteur par ce qui gravitera à nouveau au tour de figures de mort. C'est seulement dans cette direction on verte, où tout déconcerte à la limite de l'ivresse, que les affirmations paradoxales de Sade cessent d'être pour celui qui les admet une dérision et un jugement impla cable. Que peut signifier pour des hommes qui ne veulent pas entrer dans une voie consé quente et difficile cette phrase : Une nation déjà vieille et corrompue, qui, courageusement, secouera le joug de son gouvernement monarchique pour en adop ter un républicain ne se maintiendra que par beaucoup de crimes; car elle est déjà dans le crime ...
Ou encore : De ces premiers principes, il découle... la nécessité de faire des lois douces et surtout d'anéantir pour jamais l'atrocité de la peine de mort, parce que la loi, froide par elle: même, ne saurait être accessible aux pas sions qui peuvent légitimer dans l'homme la cruelle action du meurtre. Encore n'y a-t-il là que les affirmations de Sade les moins clairement inhumaines. Comment sa doctrine de sang pourrait-elle avoir un sens pour celui qui la trouvant juste ne la vit pas dans le tremblement. Car « tuer par plaisir >> ne serait qu'une provocation littéraire et la plus inadmissi ble expression de l'hypocrisie si la cons cience n'était pas portée par là à un degré de lucidité extrême. La conscience que le plaisir de tuer est la vérité chargée d'hor reur de celui qui ne tue pas ne peut demeu rer ni obscure ni tranquille et elle fait en trer l'existence à l'intérieur du monde ' invraisemblablement glacé où elle se dé chire. Que pourrait d'autre part signifier le fait que, pendant plusieurs années, quelques uns des hommes les plus doués se sont éver tués à briser leur intelligence en morceaux, croyant par là faire sauter en éclat l'intelli gence elle-même? Dada est généralement regardé comme un échec sans conséquence alors que, pour d'autres, il devient le rire qui délivre - une révélation qui transfi gure l'être humain. Et quant aux pertes de vue abyssales de Nietzsche, le temps n'est-il pas venu de demander des comptes à ceux qui ont pris sur eux d'en faire l'objet d'une curiosité éclectique? Beaucoup de réalités relèvent de la loi du tout ou rien. n en est ainsi de Nietzsche. Les Exercices de saint Ignace ne seraient rien s'ils n'étaient pas médi tées dans le plus grand silence de tout le reste (et, médités, ils sont une prison sans issue). Ce que Nietzsche a brisé ne peut s'ouvrir qu'à ceux qui sont portés en avant par le besoin de briser; pour les au tres, ils font de Nietzsche ce qu'ils font de tout : rien n'a de sens pour eux, ils décomposent ce qu'ils touchent. C'est la loi du temps présent qu'un homme quel conque soit incapable de penser à quoi que
ce soit et soit happé d'ans tous le!:. sens par des occupations toutes serviles qui le vident 'tie sa réalité. Mais l'existence de cet hom me quelconque achèvera de s'en aller en
poussière et il cessera un jour de s'étonner qu'un être vivant ne le regarde pas comme la dernière limite des choses. Georges BATAII.U.
l'iOTES. - (1) Suite du texte paru dans le numéro de janvier sous le titre Nietzsche et les fascistes. Cette chronique sera poursuivie. (2) Cette représentation cyclique de l'histoire est en réalité la représentation courante. Cha teaubriand, Vigny, George Sand, Renan se sont exprimés dans le même sens au sujet du chris tianisme. Engels a longuement développé le principe de la similitude des premiers temps du christia nisme et du x.� siècle (Contribution à l'hi• toire du christianisme primitif, dans Religiort, Philosophie, Socialisme, tr. fr., 1901). Nietzsche se considérant comme l'Antéchrist et voyant dans le moment qu'il vivait un som met de l'histoire se représentait également un cours cyclique des choses. Mais pour Nietzsche, il y avait dans un certain sens retour au monde que Socrate et le christianisme avaient détruit (Cf. le compte rendu de l'ouvrage de Lœwith, dans Acéphale, janvier, p. 31). Il est regrettable que la conception cyclique de l'histoire ait été déconsidérée par l'occultisme et par Spengler. Elle pourra cependant pren dre corps dès qu'elle sera établie sur un prin cipe simple et évident. Elle se liera nécessai rement à une INTEI\PRETATION SOCIOLOGI QUE DE L'HlSTOH\E, sociôlogique, c'est-à-dire également éloignée du matérialisme économi que el de l'idéalisme moral.
dualisation monarchique introduisant une administration rationnelle. Les lormes et les successions de faits sont différents dans chaque cycle mais la coïncidence de troubles sociaux, de décadence des valeurs sacrées et d'enrichis sement de ln vie individuelle est constante; il eu est de même de la recomposilion qui suit la crise. (5) Il va de soi qu'il est m i possible de fixer exactement la date à laquelle un processus commence et que, dans l'ensemble, des consi dérations de l'ordre de celles qui sont exposées ici ne peuvent pas avoir de valeur formelle très précise. Il en est de même d'ailleurs de toute considération portant sur un domaine com plexe. {6) Ainsi parlait Zarathoustra, 2• partie, Du pays de la civilitation. Le terme allemand Kin derland, pays des enfants, répondant à Vater lan.d, patrie, pays des pères, n'est pas exacte ment traduisible. (7) Origine de la tragédie, § 1. (8) Celle tragédie de Cervantès a été jouée à Paris en avril et mai 1937 par Jean-Louis Bar rault. Il est important du point de vue qui est développé ici que Barrault ait été parté par le sens de la grandeur de la tragédie. Il est plus important encore que, par la composition des décor's et des �ures, André Masson ait formé un envotHement dans lequel les thèmes essen tiels de l'existence mythique retrouvaient tout leur éclat. Il n'y a pas à tenir compte ici de ce qui revient à Cervantès ou de co qui revient à Masson dans la figuration des deux mondes opposés. . . Le sujet de Numance est la guerre inexpiable que poursuit le général romain Scipion contre les Numanlins révoltés, qui, assiégés et épui sés, s'entretuent plutôt que de se rendre. Dans la première partie, le devin Marquino tait sor tir un mort de la tombe pour opprendre de lui le sort affreux de la ville. (9) " Numance 1 Liberté 1 ,, est le cri de guerre des assiégés exaspérés.
(3) Des compensations continuelles ne peuvent empêcher que la pente ne soit descendue. (4) Dans la civilisation égyptienne, les valeurs individuelles pour ainsi dire nulles au début du troisième millénaire (à l'époque des grandes pyramides) apparaissent très développées huit ou dix siècles plus tard à une époque de révo lutions sociales tendant au nihilisme (Ct. Mo ret, Le Nil et la civilisation ég-yptienne, 1926, p. 251 ss. et 292 ss.); dans la civilisation occi dentale, comme dans la civilisation chinoise, les formes multiples de la souverainté dans une société féodale aboutissent à une indlvi-
.la
L E S V E R T U S DIONYSIAQUES
Il semble que dans la mesure
pré
cise où 1 'esprit s 'impose une très étroite discipline et des lois
au
moins très sé
vères, il doive tenir un compte équi valent des ivresses et se troubler de leur existence même, car il n 'est ja mais dans la certitude de n'en pas éprouver la tentation ou le remords. Il peut, dans le privé, se tenir cons tamment en lisière et garder toujours le plus exact contrôle de ses anticipa tions instinctives ou, pour le public, restreindre à la formulation d'éviden ces l 'exercice de ses facultés, ne pro pager que l'exprimable et le défini, n'avancer que sur du terrain complè tement conquis, assimilé et ne rien proposer qui ne se puisse justifier et qui ne soit partie n i aliénable de sys tème. La puissance que cette austérité procure à l'esprit qui l'adopte est en droit proprement
sans mesure. Cet
esprit s' acquiert en effet, par elle, une cohésion telle qu'il en devient inentamable
à
la
façon
d'une
ar
mée où chaque élément lactique en chaque point bénéficierait de la force indivise de la totalité des effectifs. n n'en ressent pas moins la constante sollicitation des ivresses. Mieux encore, un esprit si lié doit être assurément pour elles une proie moins défendue. étant de celles qu'on ravit en totalité. C'est qu'il est trop unifié pour se di viser et faire la part du feu au moment
du vertige : il est inconcevable qu'il ne reste pas aussi entier dans le spasme que dans le calcul. Egalement disposé à 1 'un et rompu à l 'autre, c'est en lui comme si la détente n'était si explosive que pour suivre une tension trop sé vère. L'ivresse au reste se manifeste comme état total, s'étendant virtuellement au moins, sur tout le clavier des activi tés de 1 'être, puisque toutes y consen tent et se taisent au moment où elle n'en exaspère qu'une. En ajoutant la demi-ivresse de la lucidité supérieure, dont parle Baudelaire, à celles distingue Nietzsche,
que
c'est-à-dire aux
trois ivresses des liqueurs fortes, de 1 'amour et de la cruauté, on aperçoit aisément qu'il n'est aucun point où l'extase ne puisse prendre appui, sans que cependant l'extrême sensation de puissance qui la caractérise cesse de demeurer identique à elle-même. Quels que soient ses effets intimes, de quel que valeur qu'on les juge, il est cer tain qu'ils transportent les individus et (sauf, en un certain sens, quelque toxiques paralysants qui leur procurent d'ailleurs aussi un sentiment d'intense et calme supériorité, quoique d'ordre contemplatif ), leur communiquent une impression de maximum
d'être
qui
leur fait préférer au reste de leur vie ces rares instants qu'il leur tarde aussi tôt de renouveler. 24
l
Ainsi, outre qu'elles intéressent l'in
ger
dividu dans le plus imprescriptible de
rien de moins que la plus profonde des révolutions et ce n'est pas indifférent
lui-même, les diverses ivresses sem blent constituer naturellement pour lui, un état violent vis-à-vis de la so ciété et peut-être témoigner d'une cer taine difficulté de sa part à s'adapter à la vie collective. Voilà donc encore, et ce n'est peut-être pas la moindre, une opposition entre les ivresses et l'in telligence : le destin impérialiste de celle-ci et la dédaigneuse résignation des premières à s'exalter à 1 'écart et pour elles-mêmes. Cependant l'histoire donne à penser que cette opposition,ne comporte au cun caractère absolu : c'est dans la me sure où la société ne sait pas faire leur part aux forces dionysiaques, s'en défie et les persécute au lieu de les intégrer, que l'être se trouve réduit à prendre malgré elle les satisfactions qu'il devrait recevoir d'elle seule. La valeur essentielle du dionysisme rési dait en effet sur ce point précis qu'il unissait en le socialisant, par ce qui plus que tout autre chose, sépare quand la jouissance en est individuelle. Mieux, il faisait de la participation à l'extase et de l'appréhension en commun du sa cré le ciment unique de la collectivité qu'il fondait, car, en opposition avec les cultes locaux fermés des cités, les mystères de Dionysos étaient ouverts et universels. Ils mettaient ainsi au centre de l'organisme social, les tur bulences souveraines qui, décomposées, seront dans la suite traquées par la
so
ciété dans les terrains vagues de la
(1). Cette démarche ne représente
que le dionysisme ait coïncidé avec la poussée des éléments ruraux contre le patriciat urbain, et que la diffusion des cultes infernaux aux dépens de la reli gion ouranienne ait été entra1née par la victoire des couches populaires sur les aristocraties traditionnelles. En même temps les valeurs changent de signe; les pôles du sacré, l'ignoble et le saint, permutent. Ce qui était en marge avec la si intéressante défaveur attachée à cette expression, devient constitutif de l'ordre et en quelque sorte nodal : 1 'asocial (ce qui paraissait tel) rassemble les énergies collectives, les cristallise, les émeut - et se mon tre force de sursocialisation. Il suffit de cet aperçu pour pouvoir user du terme de vertus dionysiaques en entendant par vertu ce qui lie, par vice, ce qui dissout. Car il suffit qu'une col lectivité ait pu trouver en elles son as sise affective et fonder la solidarité de ses membres sur elles seules à l'exclu sion de toute prédétermination locale, historique, raciale ou linguistique
(2)
pour assurer, chez ceux qu'elles solli citent, la conviction qu'elles sont in justement brimées dans une société qui veut les ignorer et qui ne sait pas les
réduire,
pour
leur
donner
affermir enfin leur résolution de recou rir à cette stratégie toujours offerte.
périphérie de sa structure où elle re jette tout ce qui risque de la désagréza
le
goût et leur montrer la possibilité de s'y grouper en formation organique inassimilable et irréductible, pour
Roger CAILLOIS.
NOTES. (1) De fait, à Rome, les Baccha nales ont été interdites à la fois comme con traires aux mœurs et comme attentatoires à la silreté th l'Btat. Pour la Grèoe, les Bac chante• d'Euripide, document dont il est d:ameurs extrêmement délicat de faire usage, montrent assez que la diffusion du culte dio· nysiaque ne s'est pas accomplie sans lutte avec les pouvoirs établis.
sont nécessaires à signaler : les confréries exis tent comme structure forte dans un milieu social lAche. Elles se forment en substituant aux déterminations de fait (naissance, etc.) sur quoi repose la cohésion de ce milieu, le libre choix consacré par une sorte d'initiation et d'agrégation solennelle au groupe, et ten dent à consîdértlr cette parenté acquise comme équivalente à la parenté du sang (d'où la cons
-
tance de l'appellation de frère entre les adep tes), ce qui rend le lien ainsi créé plus fort qu'aucun autre et lui assure la préférence en cas de conflit.
(2) 11 faudrait renvoyer sur ce point à toute une sociologie des confréries, malheureuse ment encore peu développée. Deux caractères
• NOTE SUR LA FONDATION D,UN
COLLÈGE
DE
1 . Dès qu'on attribue une importance parti
culière à l'étude des structures sociales, on s'aperçoit que les quelques résultats acquis par la science en ce domaine non seulement sont généralement ignorés, mais de plus sont en contradiction directe avec les idées en cours sur ces sujets. Ces résultats, tels qu'ils se présentent, a�paraissent extrêmement pro metteurs et ouvrent des perspectives insoup çonnées pour l'étude du comportement de
1'être humain Mais il demeurent timides et incomplets, d'une part parce que la sc ience s'est trop limitée à l'analyse des structures des sociétés dites primitives, laissant de cOté les sociétés modernes, d'autre part parce que les découvertes réalisées n'ont pas modifié aussi profondément qu'on pouvait s'y attendre les postulats et 1'esprit de la recherche. Il sem ble même que des obstacles d'une nature par iculière t s'opposent au développement d'une connaissance des éléments v itaux de la socié té : le caractère nécessairement contagieux et activiste des représentations que le travail met en lumière en apparaît responsable. 2. Il suit qu'il y a lieu de développer entre ceux qui envisagent de poursuivre aussi loin que possible des investigations dans ce sens, une communauté morale, en partie différente .
SOCIOLOGIE de celle qui unit d'ordinaire les savants et liée précisément au caractère virulent du domaine étudié et des déterminations qui s'y révèlent peu à peu. Cette communauté n'en reste pas moins aussi libre d'accès que celle de la science constituée et toute personne peut y apporter son point de vue personnel, sans égard au souci parti culier qui la porte à prendre une connaissance plus précise des aspects essentiels de l'exis tence sociale. Quels que soient son otigine et son but, on considère que cette préoccupation est suffisante à elle seule pour fonder les liens nécessaires à l'action en commun. 3. L objet précis de 1'activité envisagée peut recevoir le nom de sociologie liacrée, en tant qu'il implique l'étude de 1'existence sociale dans toutes celles de ses manifestations où se tait jour la présence active du sacré. Elle se propose ainsi d'établir les points de coïnciden ces entre les tendances obsédantes fondamen tales de la psychologie individuelle et les struc tures ditectrices qui président à 1'organisa· tion sociale et commandent ses révolutions. '
Georges AMBRosmo, Georges BATAILLI!, Roger CAILLOts, Pierre Kx.oesowsa:1, Pierre LIBRA, Jules MONNEROT.
(1) Cette déclaration a été rédigée dès le mois de mars 81. L'activité de ee Collège commencera en octobre : elle comportera tout d'abord un enseignement théorique sous forme de conférences hebdo madaires. La correspondance doit Ure adreuée provisoirement à G. Bataille, 76 biB, rue de Ren nes (6•).
D o· N
J u A N
SELON KIERKEGAARD Kierkegaard et Nietzsche ont leurs origines dans la musique, matière première univer
selle, forme nécessaire de la destinée : Chez l'un comme chez l'autre le sentlment musical est le sentiment même de la vie indicible, irréductible et nsaisissable; i chez tous deux c'est l'érotisme pur et aveugle, c'est l'exp rience vécue que la réflexion n'a pas encore entamée, mais qu'elle entamera infailliblement.
é
Nietzsche qui a décrit comment dans la sensibilité musicale et tragique de la Grèce présocratique, l'autorité impérative de l'im médiat se voit progressivement minée par l'explication justificative du sophisme dia lectique, remarque qu'il est impossible au langage « symbole des apparences, de �a nifester jamais extérieurement l'essence rn· time de la musique qui symbolise l'antago nisme et la douleur originels au cœur de l'Un-primordial 1>. Cette définition encore très schopenhauerienne de Nietzsche n'en contient plS moins le conflit intime de sa philosophie qui met aux prises le langage générateur de la morale et négateur de la vie et la musique forme exaltante et appro batrice de la souffrance. Avant lui, Kierke gaard, pour qui la musique n'exprime que l'immédiat dans son immédiateté, observe que le langage a pris en lui-même la ré flexion : 11 c'est pourquoi il ne peut expri mer l'immédiat. La réflexion tue l'immé diat, c'est pourquoi il est impossible d'ex primer le musical dans le langage n. Cette similitude de réactions de Kierkegaard et de Nietzsche lors de leur démarche initiale respective permet de considérer sous les catégories du second l'expérience du pre mier. De prime abord, Kierkegaard semble pren dre l'attitude contemplative apollinienne en face du spectacle dionysiaque qui lui
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fait voir en Don Juan l'incarnation du phénomène dionysiaque de l'immédiat éro tique. Cette attitude de la conscience con templant la danse de sa propre souffrance que Nietzsche avait découverte en deçà du . Christianisme dans la tragédte grecque, Kierkegaard la trouve au delà du Christia nisme dans un mythe enfanté par la cons cience chrétienne. " Le Christianisme a ntroduit i la sensualité dans le monde : comme La sensualité est ce qui doit �tre nié, elle est, en tant que :éaliLé . positive, particulièrement mlSe en évtdence par la position d u contraire qui l'excLut. Or, . en tant que princip�, force, systême en sot, la sensualité n'a été posée que par le ChristitJ.· nisme. C'est en ce sens qu'e le Christianisme a introduit la sensualité dans le monde. Pour comprendre exactement cette thèse iL faut 14 ! saisir identiquement à son anhthèse : le Christianisme a expulsé et exclu du monde la sensualité. En tant que principe, force, sys tème en soi, la sensualité a été posée la pre mière fois par le Christianisme; je pourrais encore ajouter une définition propre à éclair cir ce que j'avance : c'est seuleme,nt par le Christianisme que la sensualité est devenue corrélation de l'esprit. Celà est tout à fait natu rel : le Christianisme étant esprit, l'esprit posi tif q,ui a introduit la sensualité dans le monde. Mais si la sensualité est considérée sous. lœ détermination de l'esprit, son importance ré side évidemment dans le fait de se trouver exclue, d'�tre déterminée en tant que prin cipe, en tant quP- puissance : car il faut que ce que l'esprit, lui-m�me un principe, doit tJC· clure, Boit un élément qui s'affirme en tant que principe, encore que dans le moment m�me de son exclusion .. >> (1). .
Avant le Christianisme, la sensualité n'é tait pas déterminée spirituellement. Com ment alors?
déterminée psychiquement, la sensualité n'est pas antithèse, exclusion, mais unité et harmonie. .. >> Les Grecs n'ont pas connu la sensualité en tant que principe. La sen sualité était alors confondue dans la belle individualité et l'âme, qui constituait la belle individualité, était inconcevable sans la sensualité. Par conséquent, l'érotique relevait de l'âme et ne pouvait former un principe. L'amour ne se produisait dans l'individu que d'une manière momentanée. On pourrait objecter à ceci que Eros était bien ce principe : mais Eros figurait l'amour psychique. De plus, Eros, dieu de l'amour, n'était pas lui-même un dieu amoureux. Il dispensait l'amour aux mortels comme aux autres divinités et s'il lui est arrivé de res sentir de l'amour, ce qui est rare, il faut y voir la soumission à une puissance qui eut été exclue de l'univers si Eros lui-même l'eth repoussé. Eros, dispensateur de l'amour, ne possède pas lui-même la puis sance qu'il symbolise, parce qu'il la trans met à l'univers tout entier : tandis que les mortels qui en sont chacun animés la ramè nent à lui. Cependant, le Christianisme a introduit dans le monde l'idée d'incarna tion ou de représentation : une figure indi viduélle en représentant ou en incarnant un principe, en concentre la force à laquelle un chacun participe en contemplant cette figure. Dès lors, la conscience chrétienne a pu également concevoir des figures qui incarnaient les principes et les forces qu'elle exclut. C'est ainsi qu'à l'époque de la Re naissance elle a enfanté les figures de la génialité sensuelle et de la génialité intel lectuelle exclues du monde. Kierkegaard ne pouvait en son temps connaitre la si gnification des mystères dionysiens. A plus forte raison devait-il être porté de par sa nature à chercher l'élément dionysiaque dans le monde de la sensibilité chrétienne, à le pressentir et à le trouver en l'occur rence dans l'œuvre exaltante de Mozart. Si le conflit de l'individuation déterminait l'expérience dionysienne de la sensibilité antique, tl a pu motiver une tension diony siaque de la sensibilité chrétienne. Mais tandis que l'âme antique se représentait Dionysos, dans la tragédie, sous le mas que d'un héros combattant, cc enlacé dans
les rets de la volonté p�iculière », cc souf frant des douleurs de l'individuation >>, et ne voyait la délivrance que dans la mort du héros amenée par u sa volonté d'être lui même l'unique essence de l'univers », - la conscience chrétienne, en posant l'immé diat comme le principe qu'elle exclut, se pose elle-même comme l'individuation irré versible de l'âme immortelle. Elle est alors le spectateur de la forme d'existence non individuée qu'elle s'efforce de nier intérieu rement comme pour combattre la pire de toutes les tentations. Mais pour nier l'im médiat (le non-individué) , pour transcen der le désir sacrilège d'être soi-même l'uni que essence de l'univers, elle doit se don ner constamment le spectacle de héros lé gendaires qui incarnent le criminel refus de s'individuer devant Dieu. La conscience
chrétienne réalise ainsi ce miracle de ren dre Présent Dionysos sous sa forme inhu maine, monstrueuse et di1!ine: ce que l'âme antique n'a1!ait fait que Pressentir, CB qu'elle n'a1!ait 1!U que comme masque, la conscience chrétienne, à la fa1!eur de l'in carnation, le 1!0it à nu : Dionysos ne de1!ait se ré1!éler suPr2mement que de11ant le Cru
cifié.
Au moment où Dieu meurt, Nietzsche éprouve la résurrection de Dionysos, dieu de la désindividuation. La mort du Dieu de l'individuation exigera la naissance du surhomme : car si Dieu meurt, le moi individuel ne perd pas seulement son Juge, il perd son Rédempteur et son éternel Té moin : mais s'il perd son éternel Témoin, il perd aussi son identité éternelle. Le moi meurt avec Dieu. Et le vertige de l'éternel retour s'empare de Nietzsche : produit rré i ductible et fortuit de l'univers aveugle, sa volonté individuelle épousant le mouve ment nécessaire de l'univers, entrevoit, pressent et se souvient des identités innom brables déjà portées comme autant de mas ques du monstre Dionysos. Mais lorsque toute la série aura été portée, il faudra né cessairement qu'un visage reparaisse à nu : celui du cc meurtrier de Dieu >>; la face du c< meurtrier de Dieu >> ne pouvant être qu'un visage en chair et en os, formé na guère par le Créateur a ssas siné : celui de Friedrich Nietzsche, visage paradoxal
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d'une volonté qui, au �in de l'irresponsa bilité consciente, tendait à établir la res ponsabilité à l'égard de la nécessité. S'il a prédit le retour d'un âge tragique au sens dionysien, sa prédiction n'en a pas moins été faite du fond de son expérience intime de la mort de Dieu, c'est-à-dire du fond d'une expérience chrétienne. Il est donc légitime de confronter avec son inter prétation du tragique antique (rupture de l'individuation), celle que Kierkegaard a donné du tragique moderne (l'individua tion inévitable) par rapport à l'antique. Dans le monde antique, observe Kierke gaard (2), l'individu était intégré dans des déterminations substantielles, telles que l'Etat, la Famille, le Destin. Ces détermi nations substantielJ:oes constituent l'élément fatidique de la tragédie grecque, elles en font ce qu'elle est. La fin du héros n'est pas seulement une conséquence de ses ac tes, elle est aussi souffrance, alors que dans la tragédie moderne elle n'est pas en som me autant la souffrance que l'action n i divi duelle du héros. La tragédie moderne nous montre comment le héros, subjectivemeut réfléchi, fait, par sa décision individuelle, de sa vie son action. La tragédie moderne, b�ée sur le caractère et la situation, épuise dans la réplique tout l'immédiat et, par conséquent, n'a ni le premier plan, ni le fond épiques de la tragédie grecque. Dans celle-ci, la culpabilité forme un élément intermédiaire entre l'agir et le souffrir, c'est en quoi réside l a collision tragique. Les temps modernes (c'est-à-dire chrétiens) semblent avoir élaboré une conception er ronée du tragique; tout l'élément fatidique, toutes déterminations substantielles, ils les ont traduits en sujectivité consciente et en individualité responsable. Dès lors - parce que nos catégories sont chrétiennes, - le héros tragique consciemment coupable de vient un être mauvais et le mal devient le contenu essentiel de la tragédie. Jadis l'in dividu était considéré en fonction de son passé ancestral, de sa famille, de la com munauté; il participait au destin de la race. Aujourd'hui on assiste à l'isolement de l'individu; et de même que le comique, ca ractéristique du monde chrétien moderne,
Z9
exprime l'isolement au sein de ce monde, ainsi le mal pour le mal, ainsi le péché. Kierkegaard et Nietzsche forment la tête de Janus- de la conscience moderne : Nietzsche cherche à identifier l'extrême conscience avec l'extrême nécessité, avec le fatum; Kierkegaard ne connatt que la nos talgie du fatum en tant que nostalgie de l'immédiat. Pour lui, il n'est plus d'exis tence soumise aux déterminations substan tielles, l i n'y a qu'une existence au sein du péché, dans l'ignorance ou la pleine conscience du péché : c'est la position né i vitable, inéluctable, la position devant Dieu. Mais l'existence au sein du péché, c'est la naissance du moi individuel - avec ses affres, avec ses joies et ses douleurs - la naissance du moi sous le regard inquisiteur, terrible et aimant de Dieu. « synthèse de fini et d'infini, eat d'abord posé; ensuite pour devenir, it se pro jette sur l'écran de l'imagination et ce qut lut révèle L'infini du possible. L6 mot contient autant de possible que de nécessité, car il 6Sf bien lui-�me, mais il doit le devenir. Il elt nécessité, puisqu'il est lui-m.trne, et posstbl.e puisqu'il doit le devenir. Si le poSBible culbuu la nécessité et qu'ainli le moi s'élance et se perde d4ns le posstble, sans attache le rappelant dans la n�cessité, on a le désespoir du possible. Ce moi devient alors un abstrait dans le possible, s'épuise à s'y dé battre sans pourtant changer de lieu, car IOn vrai Lieu, c'est la nécessité : devenir soi��me en elfet est un mouvement sur place. Devenir est un départ, mais devenir soi-mtme est un mouvement sur place " (3).
Le moi,
Tel apparatt le problème chez Kierkegaard au moment où, aspirant à sortir d'une vie intellectuellement dissolue où il avait for tement subi l'attirance du protéisme des romantiques allemands, il lui semble que son union projetée avec Regine Olsen n'est qu'une fausse issue : il commence alors son examen de conscience : c'est l'instant de 1'A lternati11e, dont les premières démar ches prennent leur départ dans l' immédiat érotique et l'érotique musical. Il y a une affinité profonde, d'une part entre la nos talgie de l'immédiat chez Kierkegaard et l'essence de la musique, et d'autre part entre Don Juan, incarnation de l'immédiat
érotique, et la musique, son moyen d'ex pression le plus adéquat. " La génialité sensuelle est tout entiêre force, temp�te, impatience, passion; elle est quelque chose d'essentiellement lyrique : cependant elle ne consiste pas en un moment mais en une succession de moments... d'où son caractère épique : elle est trop débordante pour qu'elle puisse s'exprimer par le mot : elle se meut constamment dans l'immédiat ... L'unité ache vée de cette idée et de sa forme adéquate nout la trouvons dans le Don Juan de Mozart et précisément parce que l'idée de génialité est si infiniment abstraite, parce que le médium est si abstrait, tl n'est guère probable que Mozart puisse jamais avoir de concurrent à L'avenir... Cette idée du Don Juan est d'autant plus mu sicale que la musique ne s'y exprime pa& comme accompagnement, mais comme la révé lation de son essence la plus intime. C'est pour quoi Mozart, par son Don Juan, s'est élevé au dessus de tous les immortels ,, (4).
L'état d'âme n i itial de Kierkegaard est un état musical de par sa nature que �a cons cience chrétienne objectivera progressive ment : elle y appréhende la perte de l'inno cence, de cet état où l'âme est en union im médiate avec son naturel et dont le pro fond mystère est qu'il est en même temps l'angoisse. Or, si le moi kierkegaardien a connu cette angoisse, génératrice du péché à travers ses diverses phases, depuis l'angoisse devant le rien, devant la possi bilité de pouvoir, jusqu'à l'angoisse devant le mal et devant le bien, formes de l'an goisse réfléchie, il a pu contempler la figure du Don Juan m02artien comme la person nification miraculeuse de l'angoisse subs tantielle. . .. Comme L'œil pressent dès la première lueur l'incendie, ainsi l'oreille aux sons agoni sants des violons pressent l'ardeur passionnée dit-il de l'Ouverture de Don Juan. Il y a quel: que chose comme de l'angoisse dans cet éclair : quelque chose qui serait engendrée dans l'an goisse au sein des plus profondes ténèbres : telle la vie de Don Juan. Ce n'est pas une an goisse subjectivement réfléchie en lui c'est une angoisse substantielle. Ce n'est poi t du dé sespoir qu'exprime l'Ouverture, comme on le dit ordinairement sans savoir ce que l'on dit · la vie de Don Juan n'est pas non plus faite d� désespoir, mais de la toute puissance de la sen suauté engendrée dans l'angoisse; Don Juan «
�
lui-I'!Ûme est cette angoisse et cette angoisse est préci sément sa joie démoniaque de vivre. Après l'avoir fait nattre ainsi, Mozart nous dé veloppe sa vie dans les sons dansants des vio lons dans lesquels il bondit léger et furtif par· dessus l'abtme. Telle une pierre que l'on pro jette sur l'eau de sorte qu'elle ne fait que raser la surface, parfois faisant quelques bonds lé gers, mais disparaissant sous l'onde sit.,l qu'elle cesse de bondir : ainsi danse-t-il par dessus l'abtme et jubi� durant le bref répit qui lui est accordé >> (5).
Le moi kierkegaardien aux prises avec sa propre nécessité en face de l'infini du pos sible, con.naît dans un état extatique l'in carnation de ses possibilités infinies : Don Juan, vision infernale et superbe, rêve in sensé de la conscience cherchant à éluder sa nécessité, - défi à Dieu dans le déses poir de ne pouvoir échapper à la condition de son individualité immortelle. Jusque dans ses observations esthétiques quant à l'erreur de certaines n i terprétations de Don Juan qui ont individualisé le héros, lui ont donné une réalité biographique, l'ont sou mis à des contingences, Kierkegaard exalte la nature essentiellement musicale et par tant ante-individuelle de Don Juan. Il n'est « de par son essence ni idée (c'est à-dire force, vie) ni individu : il ondoie entre les deux. Or, cetle ondoiement est la vie m�me de la musique. Quand la mer est démontée, des vagues écumeuses forment toutes sortes de figures semblables à des �tres animés : il parart alors que ce sont ces �tres qui soulèvent ces vagues, alors que le mouvement du vagues les produit. De m�me Don Juan est une forme qui devient apparente sans jamais se condenser en une figure définie, individu qui ne cesse de se former sans jamais s'achever, et de l'his toire duquel nous ne percevons autre chose que ce que nous en raconte la rumeur des vagues ,, (6).
Le Don Juan mozartien appartient aux sta des antérieurs à toute prise de conscience, c'est là sa redoutable puissance de fascina tion : Don Juan est la forme suprême des métaphorphoses de l'immédiat érotique telles que Mozart les a révélées à Kierke gaard. Dans le premier stade, la convoitise (Chéru bin) ne trouve pas son objet : elle le possède, sans avoir convoité, et par conséquent ne par vient à s'exercer en tant que convoitise. Dans «
ao
Le second stade (représrnté par Papageno), l'objet apparatt en tant que multiple : mais en cherchant son objet dans le multiple, la. con voitise n'a pas d'objet au sens profond : elle n'est pas encore déterminée en tant que convoi tise. C'est dans le troisième stade, en Don Juan que la convoitise se montre absolument déterminée en tant que convoitise : elle est, intensivement et extensive-ment, L'union im médiate des deux stades précédents. Le premier stade convoitait idéalement L'Un; le second le particulier sous La catégorie du multiple; le troisiême les confond. La convoitise a trouvé dans le particuLier son objet absolu, elle le convoite absolument... Or, il ne faut point ou blier qu'il ne s'agit pas de la. convoitise d'un individu, mais de la convoitise en tant que principl'::.. » (7).
Ce n'est pas le séducteur réfléchi de la ca tégorie de l'intéressant (Don Juan de Mo lière, Lovelace, Valmont, Johannes de Kierkegaard), types qui pour être des sé ducteurs accomplis, ne cherchent pas néces sairement à varier ou à augmenter la liste de leurs victimes, mais qui sont plus curieux de la personnalité de celle qu'ils se proposent de circonvenir. Faire rentrer Don Juan dans cette catégorie qui est celle de l'intéressant, c'est mécomprendre sa nature mythique. Si on le met à l'école de la ruse et du stratagème, on lui prête de c< la réflexion et celle-ci jette une lumière si crue sur sa personne qu'il sort aussitôt de l'obscurité où il n'était perceptible que musicalement l>. Sa jouissance est alors toute intellectuelle, elle trouve ses satisfac tions sur le plan éthique; il ne jouit plus que de sa ruse, c'en est fait de toute jouis sance immédiate, les chants se taisent. Or, le Don Juan mozartien est un séducteur dans la mesure où sa sensualité et rien que sa sensualité est l'objet de sa convoitise. Don Juan convoite et sa convoitise a pour effet de séduire. Il jouit de satisfaire la convoitise et si en cherchant un nouvel ob jet après avoir joui, l i trompe, ce n'est pas qu'il ait prémédité l'imposture : il n'a pas le temps de jouer le rôle du séducteur et c'est bien plutôt par leur propre sensualité que ses victimes ont été trompées. << . . . Mais en convoitant en chaque femme toute la féminité, il exerce cette puissance sensuel lement idéalisante par laquelle il embellit,
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mtlrit et vainc sa proie. ,, L'infidélité du Don Juan mozartien par conséquent ne re lève pas de la stratégie des séducteurs mo raux : elle est inhérente à la convoitise et, tandis que l'amour psychique soumis à la réflexion dialectique du doute et de l'in quiétude est survivance dans le temps, l'amour sensuel, infidèle par essence, s'éva nouit dans le temps, meurt et renait en une succession de moments pour trouver ainsi dans la musique sa révélation la plus essen tielle. Tel l'éclair jailli du nuage sombre, il surgit hors du sérieux insondable de la vie, plus ra pide que la. foudre, en zig-zag plus sauvages, mais d'autant plus sar d'atteindre son but : écoutez-le se précipiter dans l'éternel flux changeant des phénomènes, prendre d'assaut les soLides remparts de la vie : les légers sons des violons, le rire perlé de la joie, Les jubila tions du plaisir, les bienheureuses fUes de la jouissance : il se dépasse lui-m�me. toujours plus sauvage, toujour& plus fuyant, écoutez La passion dans la rage de la volupté déchatnée, la ru.rneur amoureuse, le murmur·e tentateur, le silence de l'Ins le tourbillon séducteur, tant... » (8). <<
Dionysos : n'était-ce pas pour Nietzsche la polymorphie originelle du moi appelée à renattre au monde? Et ainsi Don Juan pour Kierkegaard : n'a-t-il pas célébré dans le héros mozartien la lutte de la polymorphie de son âme avec la concience hostile dont nous percevons les accents menaçants dès l'ouverture? Ne l'a-t-il pas décrite du haut de la conscience même qui exigeait la mort de la polymorphie aveugle? Don Juan fut pour lui la force élémentaire et informe qui, arrêtée fortuitement dans son mouvement et sur le point de s'individualiser au contact de l'objet rencontré, retombe dans son in formité première pour reprendre son rythme infini : il est donc, comme Dio nysos, l'expression de la mélodie infinie dans laquelle l'âme de Nietzsche voulait se fondre au suprême degré de la volonté : il est la mélodie infinie du possible que l'âme de Kie.rkegaard entendait avec une nostal gie angoissée par le seniment t de culpabi lité, avec nostalgie quand même : la sono rité joyeuse du héros mozartien ne lui offrait-elle pas le spectacle doré d'une irres ponsabilité provisoire �
" ... rejeté sur la position la plus escarpée de la vie, poursuivi ·par la rancune du monde en tier, ce Don Juan victorieux n'a plus d'autre rejuge qu'une petite chambre recuUe. Assis à l'eztrémité de la bascule de la vie, à défaut d'une joyeuse compagnie il éveille en lui-méme 4 coups de fouet tout son plaisir de vivre. Ri la musique mugit avec d'autant plus de fureur CJU 'elle résonne dans l'abtme au-dessus duquel év"lue Don Juan >> (9).
Kierkegaard avait lui-même connu cette position escarpée : à mesure qu'il se déci dait dans le sens de l'individuation, du " mouvement sur place >> qu'est le '' deve nir soi-même n, il retranchait de lui-même par cette décision toutes possibilités de vie esthétiques et poétiques. Or, il se trouvait que son union av.ec Régine Olsen n'eftt pu jamais se départir du caractère de l'inté ressant pour avoir été contractée au sein même des frivolités intellectuelles. Pour posséder Régine dans et selon l'éternel, il fallait renoncer à elle dans le temps et rom pre : manœuvre qui ne pouvait s'effectuer sans ironie : Kierkegaard prenait le masque de l'infidélité et l'élément temporel qu'est la musique, expression la plus immédiate de l'infidélité fidèle à elle-même, allait en core une fois redevenir le sien propre. C'est alors qu'au sortir d'une passion « heu reuse, malheureuse, comique, tragique n, Kierkegaard apparaît dans l'attitude scan daleuse d'un Don Juan de la Foi. Par le refus de s'engager dans le monde existant et d'y consacrer son amour par l'institution chrétienne du mariage, le moi, parvenu à la poSition " devant Dieu )), avait converti l'infidélité fidèle à elle-même en la fidélité à l'éternel : parti à la dérive sur l'océan de
NOTES. (1) L'Alternative (Les stades de l'im médiat érotique ou l'érotique musical), cité d'après la trad. allem. de Pfeiderer, lena, 1911, p. 57. - (2) Id., p. 127. - (3) La Maladie mor telle (Le Traité du désespoir), trad. franç. de -
sa propre éternité, le moi kierkegaardien éprouve-t-il alors, comme Don Juan chan tant " l'air du Champagne ))• une " vitalité n i térieure telle que les plus diverses jouis sances de la réalité sont faibles en compa raison de celle qu'il puise en lui-même >>? Toujours est-il que, dans la Répétition, le moi rendu à lui-même entonne un hymne d'actions de grâce comme si le possible sa crifié lui était restitué dans son éternité : « Je suis de nouveau moi-méme... ma barque est d flot. . . clans une minute je serai de nou veau où demeurait le violent désir de mon dme, ld o ù les idées rugissent avec la fureur des éléments, où les pensées sont déchatnées dans le tumulte comme les peuples d l'époque des migrations, là où rêgne en d'autres temps un calme profond comme celui de l'Océan Paci fique, un calme tel que l'on s'entend soi-m2me parler, pourvu qu'il y ait du mouvement au fond de l'dme: là enfin, où l'on met a chaque instant sa vie en jeu, pour la perdre et la rega gner d chaque instant... J'appartiens d l'idée. Je la suis quand elle me fait signe et quand elle me donne rendez-vous jour et nuit : per sonne ne m'attend au déjeuner, personne pour le repas du soir. A l'appel de !'idée, je laisse tout ou pluMt je n'ai rien d laisser... De nou veau la coupe de t'ivresse m'est tendue : j'al· pire son parfum : déjà je perçois comme une musique son pétill.ement; d'abord pourtant une libation pour celle qui a délivré une dme gi· sant dans la solitude du désespoir : gloire à la magnanimité de la femme 1 Vive le vol de la pensée, vive le danger de mort au service de l'idée, vive le péril de la lutte, vive la solen· nelle allégresse du triomphe, vive la danse dans le tourbillon de l'infini, vive la vague qui m'en tratne dans l'abtme, vive la vague qui m'en tratne jusqu'auz étoiles 1 n (10).
Pierre KLOssowsKI.
Ferlov et Gateau, 1932, p. 99. (4) Les stader de l'ir11médiat ér<>tiq,ue.. ., p. 51-2. - (5) Id., p. 118. (6) Id., p. 84. (7) Id., p. 77. (8) Id., p. 94. (9) Id., p. 122. (10) La Répétition, trad Tisseau, 1933, p. 183. -
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3%
"»ent i de paraltre :
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE Il traduit par G. Banquis i ( texte établi par F. Wurzbach ) . . . . •
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LETTRES CHOISIES
traduites et réunes i par Alexandre Vialatte
ECCE HOMO
traduction nou"»elle d'Alexandre Vi alatte
20 I
f.
5 f.
Rappel
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE I
traduit par G. Banquis i . . . . AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA .
tradut i par Maurice Betz sous presse
Le Gay Savoir
+
THIERRY MAULNIER DRIEU LA
ROCHELLE
Chapitre I ·o'
E. F.
.n
PODACH
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•
NIETZSCHE SOCIALISME FASCISTE
I 5 f.
. Nietzsche contre Marx
.
L'EFFONDREMENT
DE
Traduit de fallemand par Andhrée Vaillant et J. R. Kuckenburg
NIETZSCHE
I
5 f.
CHARLES ANDLER
N I ETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE Vol. I Vol. II
Les Précurseurs de Nietzsche 5 5 f. La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à 4of. la rupture avec Bayreuth)
Vol. III Le Pessimisme esthétique de Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) Vol. IV La Maturité de Nietzsche Vol. V
sa mort )
( jusqu'à
3 5 f. 40f.
Nietzsche et le Transformisme intellectuel 3 5f. Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche (le renouvellement de �outes les valeurs) 4of. .,._..
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le cahier d'octobre sera dirigé par ANDR"€ BRETON et sera consacré au
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" J70 YA G E E N G R È C E " 4 rue de rÉchelle
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Renseignements sur les quatre croisières de l'été 1 9 3 7
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LA FOLIE DE NIETZSCHE Le 3 janvier 1889, il y a cinquante ans, Nietzsche succombait à la folie : sur la piazza Carlo-Alberto, à Turin, il se jeta en sanglotant au cou d'un cheval battu, puis il s'écroula ; il croyait, lorsqu'il se réveilla, être
DIONYSOS ou
LE CRUCIFIE.
Cet événement doit être commémoré comme une tragédie. «
Quand ce qui est vivant, avait dit Zarathoustra,
se commande à soi-même, il /aut que ce qui est vivant expie son, autorité et soit juge, vengeur et
VICTIME de $es propres lois. »
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Nous voulons commémorer un événement tragique et nous sommes maintenant ici, supportés par la vie. Le ciel étoilé s'étend au-dessus de nos têtes et la terre tourne sous nos pieds. La vie est dans notre corps mais dans notre corps s'achemine aussi la mort (même de loin un homme peut toujours sentir la venue des derniers râles). Au-dessus de nous, le jour succédera à la nuit, la nuit au jour. Cepen dant, nous pal"lons, nous parlons haut, sans même savoir ce que sont ces êtres que nous sommes. Et de celui qui ne parle pas suivant les règles du langage, les hommes raison nables que nous devons être assurent qu'il est fou.
Nous avons nous-mêmes peur de devenir fous et nous observons les règles avec beaucoup d'inquiétude. D'ail leurs les dérèglements des fous sont classés et se répètent avec une monotonie telle qu'il s'en dégage un extrême ennui. Le peu d'attrait des déments garantit le sérieux et 3
la sévérité de la logique. Cependant le philosophe est peut être dans son discours un « miroir du ciel vide :1> plus infidèle que l'insensé et, dans ce cas, tout ne devrait-il pas sauter ? Cette interrogation ne peut pas être prise au sérieux, puisque sage, elle cesserait aussitôt d'avoir un sens. Cepen dant elle est résolument étrangère à l'esprit de la plaisan terie. Car il est nécessaire aussi que nous connaissions la sueur d'angoisse. Sous quel prétexte ne pas se laisser em barrasser jusqu'à suer ? L'absence de sueur est beaucoup
plus infidèle que les plaisanteries de celui qui sue. Celui qu'on appelle sage est le philosophe mais il n'existe pas indépendamment d'un ensemble d'hommes. Cet ensemble est composé de quelques philosophes qui s'entredéchirent et d'une foule, inerte ou agitée, qui les ignore.
A ce point, ceux qui suent se heurtent dans l'obscurité à ceux qui voient l'histoire mouvementée rendre clair le sens de la vie humaine. Car il est vrai que par l'histoire les foules s'exterminant les unes les autres donnent des consé quences à l'incompatibilité des philosophies - sous forme des dialogues que sont les carnages. Mais l'achèvement est un combat autant que la naissan·ce et, au delà de l'achève ment ct du combat, qu'y a-t-il d'autre que la mort ? Au delà des paroles qui s'entredélruisent sans fin, qu'y a-t-il d'autre qu'un silence qui fera devenir fou à force de suer et de rire ? Mais si l'ensemble des hommes - ou plus simplement leur existence intégrale - S'INCARNAIT en un seul être - évidemment aussi solitaire et aussi abandonné que l'en� semble - la tête de l'INCARNE serait le lieu d'un combat inapaisable - et si violent que tôt ou tard elle volerait en éclats. Car il est difficile d'apercevoir jusqu'à quel degrté
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d'orage ou de déchaînement parviendraient les visions de cet -i ncarné, qui devrait voir Dieu mais au même instant le tuer, puis devenir Dieu lui-même mais seulement pour se précipiter aussitôt dans un néant : il se retrouverait alors un homme aussi dépourvu de sens que le premier passant venu mais privé de toute possibilité de repos. Il ne pourrait pas, en effet, se contenter de penser et de parler, car une nécessité intérieure le contraindrait de vivre ce qu'il pense et ce qu'il dit. Un semblable incarné connaîtrait ainsi une iberté l si grande qu'aucun langage ne suffirait à en reproduire le mouvement (et pas plus que d'autres la dialectique). Seule la pensée humaine ainsi incarnée deviendrait une fête dont l'ivresse et la licence ne seraient pas moins déchaînées que le sentiment du tra gique et l'angoisse. Ceci entraîne à reconnaître - sans que demeure aucune échappatoire - que l' « homme incarné » devrait aussi devenir fou.
Combien la Terre lui tournerait avec violence dans la tête ! A quel point il serait crucifié ! A quel point il serait une bacchanale (en arrière ceux qui auraie.nt peur de voir
son .) ! Mais comme il deviendrait solitaire, César, tout puissant et si sacré qu'un homme ne pourrait plus le de viner sans fondre en larmes. A supposer que..., comment Dieu ne deviendrait-il pas malade à découvrir devant lui ..
sa raisonnable impuissance à connaître la folie ?
(3 janvier 1939).
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II
Mais il ne suffit pas d'exprimer ainsi un mouvement vio lent : les phrases seraient la trahison de l'impulsion pre mière si elles n'étaient pas liées aux désirs et aux déci sions qui sont leur raison d'être vivante. Or il est facile de voir qu'une représentation de la folie au sommet ne peut pas recevoir de conséquence directe : personne ne peut détruire en lui volontairement l'appareil d'expression qui le rattache à ses semblables - comme un os à d'autres os.
Un Proverbe de Blake dit que si d'autres n'avaient pas été fous, nous devrions l'être. La folie ne peut pas être reje tée hors de l'intégralité humaine, qui ne pourrait pas être
accomplie sans le fou. Nietzsche devenant fou - à notre place - rendait ainsi cette intégralité possible ; et les fous qui ont perdu la raison avant lui n'avaient pas pu le faire avec autant d'éclat. Mais le don qu'un homme fait de sa folie à ses semblables peut-il être accepté par eux sans
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qu'il soit rendu avec !!SUre ? Et si elle n'est pas la dérai son de celui qui reçoit la folie d'un autre en don royal, quelle pourrait en être la contrepartie ? TI y a un autre proverbe : Celui qui désire mais n'agit
pas nourrit la pestilence.
Sans aucun doute, le plus haut degré de pestilence est atteint quand l'expression du désir est confondue avec les actes. Car si un homme commence à suivre une impulsion vio lente, le fait qu'il l'exprime signifie qu'il renonce à la sui vre au moins pendant l e temps de I'expr�ssion. L'expres sion demande que l'on substitue à la passion le signe exté rieur qui la figure, Celui qui s'exprime doit donc passer de la sphère brûlante des passions à la sphère relativement froide et somnolente des signes. En présence de la chose exprimée, il faut donc toujours se demander si celui qui l'exprime ne se prépare pas un profond sommeil. Une telle interrogation doit être conduite avec une rigueur sans défaillance. Celui qui une fois a compris que seule la folie peut accomplir l'homme, est ainsi amené lucidement à choisir - non entre la folie et la raison - mais entre l'imposture d' « un cauchemar justifiant des ronflements :. et la vo lonté de se commander à soi"même et de vaincre. Aucune trahison de ce qu'il a découvert d'éclats et de déchire ments au sommet ne lui paraitra plus haïssable que les délires simulés de l'art. Car s'il est vrai qu'il doit devenir la victime de ses propres lois, s'il est vrai que l'accom plissement de son destin demande sa perte - en consé quence si la folie ou la mort ont à ses yeux l'éclat d'une fête - l'amour même de la vie et du destin veut qu'il corn-
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mette tout d'abord en lui-même le crime d'autorité qu'il expiera. C'est là ce qu'exige Je sort auquel le lie un senti ment de chance extrême. Procédant ainsi tout d'abord du délire impuissant à la puissance - de même qu'il devra dans le dénouement de sa vie procéder en retour de la puissance à quelque effon drement, soudain ou lent - ses années ne pourront plus se passer qu'à la recherche - impersonnelle - de la force. Dans le moment où l'intégralité de la vie lui est apparue liée à la tragédie qui l'ac complit, il a pu aperce voir combien cette révélation risque d'affaiblir. Il a pu voir autour de lui ceux qui s'approchent du secret - qui représentent ainsi le véritable c sel -. ou le c sens :. de la terre - s'abandonner au sommeil dissolu de la littérature ou de l'art. Le sort de l'existence humaine lui est ainsi apparu lié à un petit nombre d'être privés de toute possi bilité de puissance. Car certains hommes portent en eux mêmes beaucoup plus que, dans leur déchéance morale, ils ne le croient : quand la foule autour d'eux et ceux qui la représentent asservissent à la nécessité tout ce qu'ils touchent. Celui qui s'est formé jusqu'à l'extrême dans la méditation de la tragédie devra donc - au lieu de se com plaire dans l' c expression symbolique :. des forces qui déchirent - apprendre la conséquence à ceux qui lui res semblent. Il devra par son obstination et sa fermeté les conduire à s'organiser, à cesser d'être, comparés aux fas cistes et aux chrétiens, des loques mépr isées de leurs ad versaires. Car la charge leur incombe d'imposer la chance à la masse de ceux qui exigent de tous les hommes un mode de vie servile : la chance, c'est-à-dire ce qu'ils sont mais abdiquent par insuffisance de volonté.
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L A MENACE
JI n'y a
de
DE GUERRE
circonstances le
ceux qui reculent devant
dl!ftclles
que
pour
tombeau.
SAINT-JUST.
Il n'est pas inuHle d'opposer aux reniements des uns ou aux échappatoires des autres un petit nombre d'affirma tions sans équivoque. 1. Le combat est la mt?me chose que la vie. La valeur d'un homme dépend de sa force agressive.
2. Un homme c vivant > se représente la mort comme ce qui accomplit la vie : il ne la regarde pas comme un malheur. Par contre, un homme qui n'a pas la force de donner à sa mort une valeur tonique est quelque chose de « mort >. 3. Si l'on se propose d'aller jusqu'au bout de la destinée humaine, il est impossible de rester seul, il faut former une véritable Eglise, il faut revendiquer un c pouvoir spi rituel > et constituer une force capable de développement
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el d'influence. Dans les circonstances présentes, une telle Eglise devrait accepter el même désirer le combat dans le quel elle affirmerait son existence. Mais elle devrait le rapporter essentiellement à ses intérêts propres, c'est-à dire aux conditions d'un « accomplissement :. des pos sibilités humaines. 4. La guerre ne peul pas être réduite à une expression et au moyen de développement de quelque idéologie, même belliciste: au contraire les idéologies sont réduites au rôle de moyen de combat. Une guerre dépasse de toutes parts les « paroles :. qui sont prono11cées contradictoirement à son occasion. 5 Le fascisme subordonne servilement toute valeur à la lutte et au travail. Le sort de l'Eglise que nous définissons devrait être lié à des valeurs qui ne soient ni militaires ni économiques: il n'y aurait pas de différence pour elle entre exister et combattre urt système fermé de servitude. Elle n'en demeuruait pas moins étrangère à l'intérêt national ou aux grands mots démocratiques. 6. Les valeurs de cette Eglise devraient être du même ordre que les évaluations traditionnelles qui placent la Tragédie au sommet: indépendamment des résultats poli tiques, il est impossible de regarder une descente de l'uni vers humain aux enfers comme privée de sens. Mais de ce qui est infernal, il 11e devrait être possible de parler que discrètement, sans dépression et sans bravade.
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L A PRATIQUE DE LA JOIE DEVANT LA MORT Tout cela je le suis, je veux l'être :
En même temps colombe, serpent et cochon. NIETZSCHE.
Lorsqu'un être humain se trouve placé de te11e sorte que le monde •e réfléchisse en lui heureusement et sans cntralner de destruction ou de souJl'rance - ainsi par une belle matlnée de printemps Il peut se laisser aller à l'enchantement ou à la joie simple qui en ,,ésulte. Mals Il peut apercevoir aussi nu même Instant la pesanteur et le vnln souel de repos vide que cette béatitude signifie. A ce mo· ment-là cc qui s'
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son agonie une joie capable de slac01r et de transllaurei' ceux qui la rencontrent. Cependant la seule ambition qui pul•se s'emparer d'un homme qui, d� ·sang·frold, regarde en lui la vie s'accompllr dans le déchirement ne peut pas prétendre Il u11e &ralldeur dont la chance extrême a seule ta force de disposer. Cette sorte de d�talon violente qui le jette hors du repos n'entralne pas nteessalrement son vertige ni sa chute dans une mort précipitée. Elle peut devenir en lui acte et puissance par lesquels U se voue Il la rigueur dont le mouvement se referme sans cesse au�sl tranchant que le bec de l'oi seau de proie. La contemplation n'est que l'étendue, tantOt calme et tantOt orageuse, à travers laquelle la force rapide de son action doit être mise Il l'épreuve 'lllle !ols ou l'autre. L'existence myatlque de celui
.-ire
Les textes qui suivent ne peuvent paa constituer à eux nuls une lnitlatlon à l'n:erclce d'une mystique de la « joie devant la mort •· En admettant qu'Il puisse exister une méthode, Ils n'en représentent pas meme un élément. L'Initiation orale étant el1e-m�me dlftlcUe, Il est lmpo..Jble de donner en quelques pages autre chose que la repl'ésentatlon la plus vague de ce qui est J�nsalslssnble par nntu•·c. Dans lenr ensemble, ces écrits représentent d'allleurs moins des u:e�eiees Il propr�ment parler que les simples descdptions d'un état eon.templatlf ou d'une contemplation extasiée. Ces descriptions ne pourraient ml.me pas être recevables #l eUes n'étalent pas données pour ce qu'elles aont, c'est-à·dlre comme llbres. Seul le texte etui vient en premier pourrait à la rigueur etre proposé comme un �le.!.
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Il y a lieu d'employer le mot de mflatlque au sujet de la • Joie devant la mort • et de sa pratique, mala cela ne slgnlJie qu'mio ressemblance d'ordre atrectlt entre cette pratique et celle des reli gieux de l'Asie ou ..:� l'Europe. U n'existe pao de raison de lier quelque présupposition at1r une prétendue réalité profonde à une Joie qui n'a pas d'autre obJet que la vie immédiate. La c joie dev�ut la mort ,. n'appartient qu'Il celui pour lequel Il n'est pas d'au delA; elle est la seule vole de probité Intellectuelle que puisse suivre la recherche de l'extaae. Comment d'ailleurs un au delà, comment Dieu ou quoi que ca soit de semblable Il Dieu pourrait encore Hre acceptable? Aucun terme n'est assez clair pour exprimer le mépris heureux de celui qui c danse avec le temps qui le tue • pour ceux qu1 $e réfugient dans l'attente de la béaUtude é t ernelle. Cette sorle de sainteté crain tive - qu'Il fallait tout d'abord mettre l l'abri du excès érotiques - a maintenant perdu tout son pouvoir : Il n'y a plus qu'l rire d'une ivresse sacrée qui s'accordait avec une c sainte • horreur de la débauche. La pudibonderie est peut-être salutaire aux mal venus : cependant celui qui aurait peur des nues nues et du whlsky nlll·ait �u de choses Il raire avec la • joie devant la mort ,., Impudique, q11l entraiDe �ul.e une • joie devant la mort " signifie que ta vie peut être maplfi6e de la racine jusq11'au sommet. BUe prive de sens tout ee qui est au delà Intellectuel ou moral, substance, Dieu, ordre Immuable ou salut. Elle est une apothéose de ce etui est périssable, apothéose de la cha.lr et de l'alcool aussi bien que d•s transes du mysticisme. Les formes reUsle uses qu'elle retrouve •ont les formes nntvea qui ont pré cédé l'Intrusion de la morale •(·rvlle : elle a·enouvelle cette sorte de jubilation tragique que l'homme « ed " dès qu'Il cesse dt se comporter en Infirme : de se faire une gloire du t1·avall néce�tsalre et de se laisser émasct1ler par la crainte
une
sainteté
éhontée,
perit dt soi asse• heureuse. La
l3
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Je m'abandonne à la paix jusqu'à l'anéantissement.
:. Les bruits de lutte se perdent dans la mort comme les neuves dans la mer, comme l'éclat des étoiles dans la nuit. » La puissance du combat s'accomplit dans le silence de toute action.
:. J'entre dans la paix comme dans un inconnu obscur. Je tombe dans cet inconnu obscur. ,. Je deviens moi-même cet inconnu obscur. ,.
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<
JE SUIS la joie devant la mort.
:. La joie devant la mort me porte.
:. La joie devant la mort me pr�cipite. :. La joie devant la mort m'anéantit.
,. Je demeure dans cet anéantissemént et, à partir de là je me représente la nature comme un jeu de forces qui . s'exprime dans une qonie multipliée et incessante.
� Je me perds ainsi lentement dans un espace inintelligible et sans fond. � J'atteins le fond des mondes � Je suis rongé par la mort � Je suis rongé par la fièvre � Je suis absorbé dans l'espace sombre � Je suis anéanti dans la joie devant la mort.
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«
JE SUIS la joie devant la morL
> La profondeur du ciel, l'espace perdu est joie devant la mort : tout est profondément fêlé.
> Je me représente que la Terre tourne vertigineusement dans le ciel. > Je me représente le ciel lui-même glissant, tournant et se perdant. > Le soleil, comparable à un alcool, tournant et éclatant à perdre la respiration. � La profondeur du ciel comme une débauche de lumière glacée se perdant. � Tout ce qui existe se détruisant, se consumant et mou rant, chaque instant ne se produisant que dans l'anéantis-
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sement de celui qui précède et n'existant lui-m!me que blessé à mort. :. 1\loi-même me détruisant et me consumant sans cesse en moi-même dans une grande fête de sang.
) Je me représente l'instant glacé de ma propre mort
(1).:.
(1) Une nuJt, en r!ve, X. ae teot travera6 par la foudre : U eom preod qu'li meurt .et Il ut auult6t mlraeuleutement &tout et trans ftpré ; à cet lnatant de aon rhe, U atte.lnt l'ineoplrl mal• n ae r6nWe.
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« Je fixe un point devant moi et je me représente ce point comme le lieu géométrique de toute existence et de toute unité, de toute séparation et de toute angoisse, de tout désir inassouvi et de toute mot·t possibles.
:. J'adhère à ce point et un profond amour de ce qui est en ce point me brüle jusqu'à refuser d'être en vie pour toute autre raison que pour ce qui est là, pour ce point qui, étant ensemble vie et mort de l'être aimé, a l'éclat d'une cataracte.
:. Et en même tèmps, il est nécessaire de dénuder ce qui est là de toutes ses représentations extérieures, jusqu'à ce que ce ne soit plus qu'ane pure violence, une intériorité,
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une pure chute intérieure dans un abtme illimité : ce point absorbant sans fln toute la cataracte dans ce qui est en lui néant, c'est-à-dire disparu, « passé >, et dans le même mouvement prostituant sans fin une apparition soudaine à l'amour qui veut en vain saisir ce qui va cesser d'être.
>
L'impossibilité de l'assouvissement dans l'amour est un
guide vers le saut accomplissant en même temps qu'elle est
la mise au néant de toute illusion possible.
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>
5
« Si je me représente dans une v1s1on et dans un halo qui le transfigure le visage extasié et épuisé d'un être mou rant, ce qui irradie de ce visage éclaire de sa nécessité le nuage du ciel, dont la lueur grise devient alors plus pé nétrante que celle du soleil lui-même. Dans cette repré sentation, la mort apparaît de la même nature que la lu mière qui éclaire, dans la mesure où celle-ci se perd à partir de son foyer : il apparaît qu'il ne faut pas une moindre perte que la mort pour que l'éclat de la vie tra verse et transfigure l'existence terne, puisque c'est seule ment son arrachement libre qui devient en moi la puis sance de la vie et du temps. Ainsi je cesse d'être autre chose que le miroir de la mort de la même façon que l'univers n'est que le miroir de la lumière. >
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6. Méditation héraclltéenne.
c JE SUIS MOI-MI�ME LA GUERRE.
• Je me représente un mouvement et une excitation hu maines dont les possibilités sont sans limite : ce mouve ment et cette excitation ne peuvent être apaisés que par la guerre. • Je me représente le don d'une soufl'rance infinie, du sang et des corps ouverts, à l'image d'une éjaculation, abat tant celui qu'elle secoue et l'abandonnant à un épuisement chargé de nausées. • Je me représente la Terre projetée dans l'espace, sem blable à une femme criant la tête en Oammes • Devant le monde terrestre dont l'été et l'hiver or donnent l'agonie de tout ce qui est vivant, devant l'univers composé des étoiles innombrables qui tournent, se perdent et se consument sans mesure, je n'aperçois qu'une suc cession de splendeurs cruelles dont le mouvement même .•
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exige que je meure � cette mort n'est que consumatton éclatante de tout ce qui était, joie d'exister de tout c e qui vient au monde ; jusqu'à ma propre vie exige que tout ce qui est, en tous lieux, se donne et s'anéantisse sans cesse. • Je me représente couvert de sang, brisé mais trans· figuré et d'accord avec le monde, à la fois comme une proie et comme une machoire du TEMPS qui tue sans cesse et est sans cesse tué. :. Il existe un peu partout des explosifs qui ne tarderont peut-être pas à aveugler mes yeux. Je ris si je pense que ces yeux persistent à demander des objets qui ne les dé truisent pas. :t
28
Le
gérant
:
jacques Chavy
Imprimme dc1 :z ..A'rti4ans :zo, rue Montbrun Paru 14
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NUMERO &.
FOLIE, GUERRE ET M ORT
menace de guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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La folie de Nietzsche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
......
3
La
La pratique de la
«
joie devant la mort :.
JUIN
1 939
DEPOSITAIRE : GALERIES DU I..IVRE, tS, RUE GAY-LUSSAC, PARIS (5<). - CONDITIONS DE VENTE : UN NUMERO, 5 FR.; ABONNIDŒNT (6 NUloCEROS), 25 fr.
(ETRANGER 30 FR.).
CHEQUES POSTAUX : 82.328. PATRICK WALDBERG, 59 BIS, RUE DE llAREJI.., SAINT-GERMAIN·EN·LAYE (S.-ET-0.).
TABLE DES MATIÈRES
L'Acéphalité ou la religion de la mort par Michel Ca.mus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Acéphale », collection complète N° 1 à 5, juin 1936 à juin 1939
1
s. a. Imprimerie Centrale de l'Ouest
86-90, Rue Président-de-Gaulle La Roche-sur-Yon (Vendée)
Dépôt légal
:
2• trimestre
N° d'impression N° d'éditeur N° dossier :
:
:
1980
6156 50
6898
Coll�tion des réimpressions des revues d'avant-garde n°
19.
RELIGION · SOCIOLOGIE
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PHILOSOPHIE