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DEUCALIO~ CABIERS DE PHILOSOPHIE PUBLIES SOUS LA DIRECTION DE JEAN WAHL
DEUCALION CAHIERS DE PHILOSOPHIE DIRECTEUR: JEAN WAHL ((DEUCALION
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PARAlT TROIS FOIS L'AN
LE NUMERO : 250 Fr. Abonnement (un an) : France et Union fran~aise : 700 Fr. Etranger : 900 Fr. Tous les fonds doivent etre verses
au C.C.P. 49-60-21 Paris
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EDITIONS DE LA REVUE FONTAINE 40, Rue des Mathurins (Anjou 45-14)
PARIS
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~Ä'EPOQUE DE DEUC~I~N, CHEF DE PHpA,
ET FILS DE PROMETHEE ET DE CLYMENE. ZEUS RESOLUT DE PUNIR LA MECHANCETE DES HOMMES, L'INIQUITE DE ~YCAON ET DE SES FILS Y AYANT MIS LE COMBLE. L ENVOYA DONC UN DELUGE A LA TERRE ET, :::OMME LES EAUX S'ELEVAIENT, DEUCALION )RDONNA A SA FEMME PYRRHA D'APPRETER ~·ARCHE QU'IL AVAlT CONSTRUITE SUR L' AVERfiSSEMENT DE SON PERE PROMETHEE. OR EN Y ~NTRANT, LUI ET SA FEMME, ILS FURENT PORTES iUR LES EAUX PENDANT HUIT JOURS, ET LE NEUVIEME L'ARCHE DEMEURA SUR LES HAUTEURS )U PARNASSE. ILS LAISSERENT CETTE NEF SUR JA CIME ET OFFRIRENT UN SACRIFICE A ZEUS, JEQUEL ENVOYA HERMES POUR EXAUCER TOUTE >RIERE FAlTE PAR DEUCALION. LE JUSTE )EMANDA ;LA RESTAURATION DE LA RACE iUMAINE; HERMES DIT QUE LUI ET SA FEMME \VAlENT A SE COUVRIR LA FACE DE LEURS v1ANTEAUX, ETA JETER DERRIERE EUX LES OS )E LEUR MERE SUR LE CHEMIN. LA SAGESSE QUI fENAIT A CE GEANT DE SON PERE PROMETHEE JUI ENSEIGNA QUE SA MERE, C'ETAIT LA TERRE; L FALLAITDONC JETER SIMPLEMENT DES PIERRES )ERRIERE SOl PENDANT LA DESCENTE DU PAR~ASSE. LES CAILLOUX AINSI SEMES DEVINRENT )ES HOMMES ET DES FEMMES, ET COMMENCEtENT AUSSITOT CETTE DURE VIE DE LABEURS 2UI EST DEPUIS LE LOT DE L'HUMANITE. iTEPHANE
MALLARME
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PRESENTA.TION
LES
bouleversements au milieu desquels nous nous sommes trouves et nous trouvons sont aeeompagnes de profondes modifieations de la ptmsee, peut-etre dans son; essenee meme. Il faul savoir ee qui a disparu et ee qui survit. D'autre part il s'agit de maintenir les grandes traditions de la eulture oeeidentale, sans nlier d' ailleurs que d' autres formes de eulture ne puissent lui eire equivalentes, mais en a/firmant aussi que< eelui qui eherehe trou1/era en elle les equivalents de foules ees autres formes .
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Le reel interet que soulevent les problemes philosophiques aujourd'hui est le signe qu'un grand nombre d'individus, et dans un eertain sens la masse elle-meme, devient sensible a eette idee d'une evolution, peut-etre d'une revolution des modes pJJJlosophiques de penser. Au sortir de ees dures epreouves, ou en est dans ses parlies les plus vivantes, qui ne sont pas toujours les plus eonn'Ues, l'aetivite philosophique en Franee et dans les autres pays? C'est ee que nous nous e/foreerons de voir. Il y aura lieu peiut-etre aussi de dissocier eertains elements de theories importante
, DEUCALION
Nulle doctrine preconrue ne nous guidera, bien que parfois un non discret se trottl/era oppose a certaines /armes de pensee, non parce que nous ne !es es timans pas actuelles aujourd'hui, mais parce qu'elles n'ont jamais ete acfttelles et reelles,. ou encore parce qu'elles ont epuise leur seve. Aucun dogmatisme, nous l'esperons, ne se fera sentir ici; car ce n'est pas mt dogmatisme que de nous fermer a des expositians trop resolument dogmatriques des grands dogmatismes. Meme ces derniers quand leur forme sera non-dogmatique pourront etre • presents, de mhne qu'ils sont, saus ces formes, vivants dans les consciences vivantes d' aujourd'hui. Dans ce premier numero le lecteur trouvera des articles qui, a nos yeux, sont des testaments et des injonctions. Ils nous indiquent ce que nous ne de-vons pas oublier. Puisse le souvenir, plus que [e SOUVenir, de ['fJ'spr# et Je [a resistance des philosophes heros 11ous guider toujours et nous montrer qu'il y eut des philosophes qui, plarant l'homme au-dessus de taute pensee soi-disant sereine ont par la meme exalte la pbilosophie Dans le premier numero nous dannans en memoire df} leurs grands noms des pages d'Yvonne Picard, de Cavailles, de Paul Petit. N aus esperons, dans les numeros suivants, donner des pages du Pere de Montcheuil, de Halbwachs, de Landsberg, de Politzer, de Fondane, Je Lautman, de Cuzin, de Hincbelin. Deja nous avons entre les mains des pages de Landsberg. Pour les autres, ceci est un appel a ceux qui ont leurs manuscrits. Sans doute bien des philosophes inconnus sont tombes; que ceux qui possedent des pages d'eux soient assures qu'ils recevront accueil dans la re-vue qui ne separe pas l'esprit d'existence de l'esprit de resistance. La presence de peintres, de poetes, et d' autre part df} savants constituera un caractere essenfiel de la revue, et cela d'auta11t
JEAN WAHL
plus que si les concepts philosophiques doivent etre revises, ils le seront par le contact meme de la philosophie avec ces autres acti'llites, qu'elles soifflt l'etude des emissions et des ondulations Ph'l.'siques ou qu'elles soient les emissions et les ondulations de l'activite mentale. La philosophie teile qu'elle sera comprise ici ne sera pas separee des autres activites humaines. Deucalion prmdra des pierres df!' toutes /armes et de toutes couleurs, les unes transpare1ztes, !es autres opaques.
Que le jour ou il les jette puisse etre marque d'un caillou blanc. ]ean WAHL.
DEUCALION Les dieux ne sont plus Ia ; c'est a peine un heros. La terre molle encore a re~u son empreinte, Le ciel s'etend sur lui sans recevoir sa plainte, L'eau s'ecoule a travers un millier de canaux. Or par Deucalion devint ensemencee Entre le roseau rare et Ia mer courroucee La forme ou Demeter s'est soudain avancee, L'engeance homme, toujours a nouveau commencee. C'est qu'il vit emerger hors des eaux les Cailloux. Les jetant d'un bras fort dans le limon fertile, Il allait, le soleil dorant ses deux genoux. Dans le sol lapide s'ouvrit un grand sillon, Et les hommes rougis par le jour indocile Se sont dresses, suivant tes pas, Deucalion. [
II
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HEIDEGGER ET SARTRE par
ALPHONSE DE W AELHENS
une entrevue qu'elle eut recemment. avec Heidegger, R Ia journaliste Dominique Desanti nous rapporte, dans le numero ELATANT
d' Action date du I 8 janvier I 946, que Heidegger interroge sur l'existentialisme fran~ais se serait ecrie « en se tenant Ia tete dans les mains: Mon Dieu, je n'ai pas voulu cela ». Nous ne savons pas ce qu'il faut penser de Ia materialite de ce temoignage. TI ne semble pas que l'auteur deSein und Zeit soit tres porte aux . attitudes dramatiques, et quand a proclamer urbi et orbi ce qu'il a ou n'a pas voulu, c'est une maniere d'agir a laquelle les lecteurs de son reuvre n'ont jusqu'a present guere ete accoutumes. Prenons donc provisoirement acte du fait, en le mettant, a Ia fa~on des phenomenologues entre parentheses, et demandons·nous en laissant parler les textes de Heidegger et de Sartre, comment il faut concevoir leur situation respective dans l'existentialisme contemporain. TI est tout d'abord indiscutable que Sartre a de Sein und Zeit une connaissance parfaite. On trouvera dif:ficilement une comprehension plus exacte et, a l'occasion, un commentaire plus penetrant de la philosophie de Heidegger que ceux dont l'Etre et le Neant nous apporte Ia preuve. Et ce n'est pas la une constatation sans
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r AL1'HONSE DE WAELHENS DEUCALION
interet lorsqu'il s'agit d'un auteur exceptionnellement peu favorise a cet egard. Car, il n'y a guere de philosophe contemporain plus obstinement mal compris meme de ses pairs que Heidegger ; n'insistons pas, puisque ce serait un jeu vraiment trop facile que d'accumuler, relativement a cette philosophie, les citations, parfois signees de noms aussi illustres que ceux d'un Busserl ou d'un Brunschvicg etalant les contresens et les erreurs de doctrine ou d'appreciation les plus manifestes. Il n'y a rien de tel chez Sartre. Lorsqu'il parle de Heidegger, on peut soumettre toutes ses affirmations historiques a la plus severe critique sans qu'aucune succombe a l'epreuve. N aturellement ceci ne prejuge en aucune fa~on des ~elations reelles entre les deux philosophies, mais sur ce point aussi il arrive frequemment a Sartre de se prononcer explicitement, soit qu'il reconnaisse une, dette, soit qu'il mette en lumiere une opposition (comme par exemple a propos de la signification existentielle de la mort) (r). D'une maniere generale, les appreciations de cette sorte sont pareillement susceptibles d'etre confirmees par l'historien ; ce qui confere a Sartre le privilege assez rare d'etre un philosophe capable d'emettre un jugement historiquement defendablc sur la situation de sa propre reuvre dans l'histoire de la philosophie. Est-ce a dire qu'il suffise de Iire I'Etre et le N eant pour etre parfaitement eclaire sur les relations Heidegger-Sartre ? Cette conclusion serait outn!e parce que si les allegations de Sartre touchant Heidegger sont le plus souvent exactes, elles sont, en fait, plutot rares. Sur le sujet qui nous occupe, l'Etre et le Neant peche quelquefois par omission. Le propos d'etudier systematiquement la nature et la valeur de l'apport heideggeden dans la doctrine de l'Etre et le Neant se justifie donc amplement. N ous esperons que les pages qui vont suivre apporteront une contribution a la solution de ce probleme.
* ** Il nous parait a la fois vrai et faux de qualifier Sartre un philosophe Heideggerien. Certes, et ceci justifie la face positive de notre jugement, Sartre estime que par Heidegger s'est ouverte une phase nouvelle dans l'histoire de la philosophie et une phase a laquelle il est reserve d'edi:fier la seule philosophie valable. Cette these ne se borne pas seulement a proclamer que la philosophie doit necessairement etre existentielle, c'est-a-dire selon la concep·tion de Heidegger' avoir pour objet une theorie (I ) de 1'etre de l'~xistence conquise a partir d'une hermeneutique de l'etre de 1'existence humaine (2), mais Sartre va jusqu'a faire siennes Ia plupart des implications et des conclusions qui font l'originalite de l'analytique existentiale de Heidegger. Sartre cesse toutefois d'etre un simple disciple ou meme s'oppose franchement a son maitre, d'abord lorsqu'il etend l'analytique existentiale a des problemes et meme a des domaines au moins provisoirement ignores de l'auteur de Sein und Zeit et surtout lorsqu'il integre l'ensemble de CeS descriptions phenomenologiques a Une « Ontologie » dont certains principes sont probablement inassimilables par le heideggerianisme orthodoxe. Il faut donc accorder a Sartre la double originalite d'avoir reussi a constituer une theorie de l'etre en generat, une Ontologie qui, pour Heidegger est demeuree a 1'etat de pur projet (3) et ensuite d'avoir edi:fie cette ontologie en organisant (I) Notons ici que le reproche adresse par Benjamin Fondaue aux existentialistes de la seconde generation, c'est-a-dire ceux qui prirent la succession de Kiurkegaard et de Nietzsche, d'avoir trahi l'existence au profit de la connaissance, n'est que partiellement fonde. Car s'il est vrai que Heidegger et Sartre (le cas de Jaspers, beaucoup plus favorable, devant etre disjoint) cherchent une connaissance de l'existence, ce n'est point cependant, chez ces auteurs, la connaissance qui interroge l'existant. L'existant s'interroge lui-meme en vue de constituer une connaissance. Par la, l'existentialisme se distingue foncierement, quoi qu'il en soit de son but, de la philosophie classique. Cf. B. Fonclane : Le lundi existentiel et le dimanche de l'histoire in L'existence, Paris, Gallirnard, 1945. (z) Sein und Zeit, p. 183. (3) 11 va sans dire que nous ne pouvons faire etat que de l'ceuvre publiee de Heidegger et devons negliger les informations, d'ailleurs contradictoires, sur la nature des travaux inedits que Heidegger aurait ou n'aurait pas acheves.
(I) L'Etre et le Neant, p. 617.
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ALPHONSE DE W AELHENS
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sur la base d'idees et peut-etre d'experiences metaphysiques pour le moins etrangeres a Heidegger un « materiel » phenomenologique heideggerien deja elargi. C'est ce qu'il nous faut maintenant etablir. On sait que pour Heidegger la description de l'etre de l'existence humaine, du Dasein met en lumiere une structure. complexe susceptible d'etre realisee selon deux modes differents. La structure de notre etre combine trois elements formeilement irreductibles : la dereliction, l'anticipation et la presence aux realites intra-mondaines. Ensemble ils constituent le souci et definissent notre etre comme etre dans le monde (r). Il n'est pas difficile de decouvrir dans l'Etre et le Neant l'equivalent de cette structure. On nous avertit tout d'abord que l'Etre de Ia conscience ne coi'ncide pas avec lui-meme dans une adequation pleiniere (2) et que par consequent la conscience est un etre dont l'existence pose l'essence (3) ; si je ne suis pas adequat a moi-meme, c'est que j'ai a me faire ; et si j'ai a me faire, c'est que mon existence ne resulte pas d'une participation a une essence immuable et preformee, mais, au contraire, que mon essence s'edifie tandis que j'existe et par le fait de cette existence meme. Heidegger se fondait sur des affirmations analogues (4) pour declarer que seule une structure complexe pourrait rendre compte de l'Etre du Dasein, que cet etre, incapable de jamais s'egaler a lui-meme se revelera foncierement ekstatique. On prevoit des lors, presque a coup sur, que l'un et l'autre philosophes, s'appuyant sur des raisons identiques pour proclamer complexe Ia structure de notre etre, s'accorderont pareillement dans la conception detaillee de cette structure. (r) « Das Sein des Daseins besagt: Sich-vorweg-schon-sein-in (der Welt) als Sein bei (innerweltlich begegnendem Seiendem). Dieses Sein erfüllt die Bedeutung des Titels Sorge », Sein und Zeit, p. I 92. (2) L'Etre et le Niant, p. n6. (3) L'Etre et le Nearlt, p. ~ry. (4) « Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz >>, Sem und Zeit, p. 42, IJJ, 298, 314, 318.
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Et il en est bien ainsi. Le Pour-soi tel que nous le decrit Sartre est tres proehe du Dasein de Heidegger. I1 vit de Ia dialectique qui unit et oppose en lui Ia facticite et Ia transcendance, Opposition grace a laquelle il est aupres de Ia realite de l'En-soi (r). Comme Heidegger encore, Sartre soutient que pareille structure ne peut exister sans contradiction que si eile est essentiellement deploiement de Ia temporalite. « Le Pour-soi est 1' etre qui a a etre son etre SOUS Ia forme diasporique de Ia temporalite » (2). Seul le temps, disait Heidegger permet par son caractere ekstatique l'unite du souci (3). Quant a Ia maniere de concevoir ce temps, eile est pratiquement identique chez les deux auteurs. Chacune des trois ekstases, qu'on lise Seitt und Zeit ou l'Etre et le N eant, trouve une definition semblable. Le passe est pour Sartre le Pour-soi ressaisi et noye par l'En-soi (4). C'est bien le sens qu'il faut attacher a Ia description qu'en presente Heidegger lorsqu'il montre le passe comme une maniere d'etre ce qu'on n'est plus tel qu' on l' etait (5). Quant au present il s'identifie dans 1'Etre et le Neant a Ia presence a l'En-soi (6), a l'etre intra-mondain, selon le Iangage de Heidegger. Il est vrai que si Heidegger se contente de reduire tout present une maniere de « se rendre present » un existant intra-mondain, on chercherait en vain chez lui une precision sur Ia nature meme de cette « presentification » ; Sartre, au contraire a cru en toucher le fondement : le Pour-soi « se fait etre explicitement pour soi comme n'etant pas l'etre. Il est conscience de ... comme negationintime de ... » (7). En d'autres termes Ia presence a... source du present n'est rien d'autre que le Pour-soi lui-meme en tant qu'il se definit par Ia neantisation de l'existant.
a
(r) Le Pour-soi « est fuite hors de l'etre co-present et de l'etre qu'il etait vers l'etre qu'il sera », L'Etre et le Neant, p. r68. (z) L'Etre et le Niant, p. r88. (3) Le temps: « ermöglicht die Gazgheit des geglieederten Strukturganzen der Sorge in der Einheit ihrer ausgefalteten Gliederung », Sem und Zeit, p. 324. (4) L'Etre et le Niant, p. r64. (s) Sein und Zeit, p. 325· (6) « C'est a tout l'Etre-en-soi que le Pour-Soi est presence c:, L'Etre et le Niant, p. 166. (7) L'Etre et le Niant, p. 167.
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ALPHONSE DE WAELHENS
Mais du meme coup, cette neantisation, parce qu'elle pourvoit l'existant de ses determinations expresses, engendre sur cet existant de nouveaux possibles ou, plus profondement de nouveaux projets pour Ia conscience percevante. Mais ceci implique, dans l'ordre ontologique, Ia capacite structurelle du Pour-soi d'etre toujours en avant de lui-meme. ·« Heidegger a raison de dire que le Dasein est toujours in:finiment plus que ce qu'il serait si on le limitait a son pur present » (I). On le voit, conformement a une etymologie qui se retrouve en fran~ais aussi bien qu'en allemand, l'avenir (ou Ia Zukunft) est interprete par l'un et l'autre auteur comme Ia capacite structurellement inherente au Dasein ou au Pour-soi « d'aller vers » ou de se rapporter a... (2). Il n'y a clone aucune divergence essentielle entre Heidegger et Sartre touchant le role et Ia nature de la temporalite. C'est a peine si, a l'interieur meme de cette derniere, Sartre revendique pour le present (3) un primat que Heidegger reclamait en faveur de l'avenir (4). En realite cette legere difference de doctrine a une enorme importance au point de vue de ce qu'on pourrait appeler avec Jaspers, l'ethos de l'une et l'autre philosophie, et par eile se manifeste pour Ja premiere fois Ce qui SC revelera etre en :fin de compte Ia seule opposition vraiment fondamentale entre les deux philosophes ; et encore cette opposition tient-elle a des options relevant de Ia psychanalyse existentielle et erigees en principes plutot qu'a une prise de position theorique. Il est vrai que cette derniere circonstance ne semble d'ailleurs pas attenuer, mats au contraire aggraver Ia portee du dissentiment. Lorsque Sartre decrit a Ia maniere de Heidegger les trois ckstases temporelles, et insiste cependant sur le fait que notre pre(x) L'Etre et le Neant, p.
sence aux choses, source du present, ne · peut se comprendre que comme une activite de negation, comme une fa~on de nier qu'on soit Ia chose tout en l'etant intentionnellement, il montre bien, s'il entend privilegier ce constitutif du temps, a quel point toute sa philosophie est dominee par l'experience de la chose-masse ecrasant le moi. Pretendre qu'il n'y a originellement dans Ia connaissance qu'une fascination (I), c'est avouer que Ia conscience se reduit a un vide irreel que Ia chose aurait a remplir, c'est proclamer que cette conscience n'accede au reel que dans la mesure ou eile s'egale a la chose, et c'est en:fin supposer que etre, existence, realite et chose brute sont de purs synonymes. Et teile est bien Ia position de Sartre. Elle seule explique qu'il tienne le Pour-soi pour du non-etre et une conscience absolument consciente d'ellememe pour contradictoire. Et comment ne le serait-elle pas puisqu'une teile conscience devrait etre a Ia fois et absolument chose et negation de la chose ? C'et pourquoi aussi le « prejuge fort repandu parmi les philosophes (qui) fait attribuer a la conscience la plus haute dignite d' etre... ne peut etre maintenu apres une description plus poussee de la notion de presence » (2). Or, s'il n'y a Ia comme le soutient l'auteur qu'un « postulat », il resterait a voir si placer Ia :fin de toute conscience dans l'identi:fication a Ia chose n'est pas un autre postulat. Teile est bien Ia principale dif:ficulte de tout existentialisme : axe sur une experience de base, il est en fait incapable d'imposer Ia primaute de l'experience choisie, de presenter et cette experience et ce primat comme une necessite contraignante pour tous les hommes. . Or, il est de fait que Heidegger, s'est decide pour un autre postulat. Parmi les elements structurels du Dasein, celui qu'il entend privilegier, ce n'est pas la presence a Ia chose-massive qui nous ecrase ou qui nous happe, mais au contraire l'experience de
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(2~ Le Dasein, dit Heidegg~r. e~t
« in seinem Sein überhaupt zu-Künftig , (Setn und Zeu, p. 3 2 5) et cette caracteriStique structurelle est la racine meme de toute experience du futur ou de l'avenir. (J) L'Etre et le Niant, p. x88. (4) Sein und Zeit, pp. 329-331. [
.'9 (1) « L'exemplification psychologique et empmque de cette relation originelle (la connaissance) nous est fournie par les cas de fascination. Dans ces cas en effet qui representent le fait immediat du connaitre, le connai.ssant n'est absol~ment rie~ qu'une pure negation ... :. L'Btre et le Niant, p. 2::t6. (z) L' Btre et le N iant, p. I 1 9·
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l'elan de la creation et, dans une certaine mesure de l'indifference et du desinteret a l'egard de l'existant brut. Sous ce rapport, i1 est assez significatif de constater que, d'une maniere generale, toutes les descriptions relatives a l'elaboration du sens de l'existant par le Dasein rendent un son beaucoup moins realiste que celles de Sartre. Je sais bien que 1'angoisse (I ) nous replace devant 1'existant brut et nous fait voir a quel point nos constructions « morde~t » peu sur cet existant, mais il reste neanmoins que pour Hetdegger ces constructions temoignent de Ia part du Dasein d'infiniment plus de gratuite et d'arbitrage qu'il ne parait chez Sartre (2). I1 n'y a rien dans Sein und Zeit par exemple qui ressemble aux subtiles analyses par lesquelles Sartre defend et sauve le realisme de Ia qualite (3). On peut probablement attribuer a une raison analogue la totale et surprenante carence de Heidegger touchant l'ontologie du Corps propre. C'est un merite essentiel de l'existentialisme fran~ais que d'avoir compris des le Journal Metaphysique de Gabriel Marcel, qu'on ne saurait definir l'existence humaine par l'etre dans le monde, si l'on ne s'applique a determiner le sens exact de notre corporeite, c'est-a-dire de cela meme par quoi precisement, nous sommes au monde. Il est possible quc la partie de l'reuvre de Sartre que l'histoire retiendra comme la plu~ valable, soit justement celle qui n'a aucun equivalent, du moms quant apresent, dans Sein und Zeit : Ia philosophie du corps propre. A ce poi_nt de vue nous ne saurions partager l'opinion de M. Merleau-Ponty qui poursuit dans cette meme direction des recherches dont on n'a pas encore fini de mesurer les immenses consequences, selon laquelle il y a une filiation directe de Husser1 a Heidegger et de Heidegger a son admirable Phenomenologie de
la Perception. (I) Nous reviendrons du reste, sur la conception de l'angoisse selon Heidegger
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas, comme chez Sartre, l'experience de Ia chose ou de l'En-soi qui sert de fondement a la philosophie de Heidegger mais, au contraire, celle de notre existence en tant que creatrice de possibles. C'est pourquoi l'idee de Ia mort, qui marque precisement Ia Iimite et la vanite de nos possibles, joue dans la philosophie de Sein und Zeit un role essentiel, ce role de « reactif » fondamentat qui pour l'Etre et le Neant est devolu a l'oppression massive de l'En-soi ou de Ia chair. A la Nausee qui exprime le pur contact de l'En-soi et le sentiment du corps comme pure facticite charnelle, repond dans la perspective de Heidegger, 1'Absurde du deploiement d'un complexe de projets qui ne tend a rien d'autre qu'a se detruire lui-meme, encore qu'il soit l'unique sens dont puissent etre dotes les existants aussi bien individuellerneut que dans leur ensemble. On serait ainsi amene a cette conclusion que, si etroitement allies qu'ils soient au plan de la reflexion philosophique organisee, Heidegger et Sartre se separent neanmoins en une certaine mesure par l'inspiration originelle dont cette reflexion se nourrit (1). A ce dernier point de vue, c'est plutot le nom d'Albert Camus qu'on serait enclin evoquer. Ceci, meme accompagne des reserves que nous avons dites, demande encore quelques explications. L'idee ou l'experience de !'absurde teile qu'on vient brievement de Ia caracteriser appelle Ia definition d'une ethique que, par contre, l'experience de l'ecrasement ne camporte pas de soi. C'est qu'en effet, et Heidegger nous en avertit souvent, l'experience de !'absurde en raison de sa nature plus mediate et reflexive, est constamment susceptible d'un oubli ou d'un travestissement qui parait inconcevable dans l'autre cas. Antoine Roquentin n'oublie jamais ses nausees et il n'essaie meme pas d'en edulcorer Ia signification : la technique des « moments parfaits » lui demeure une comedie incomprehensible et presque ridicule. D'une fa~on generale, il est d'ailleurs tres remarquable
a
et Sartre.
~2) Une re~~tion
a ce
~oint de vue. est, du reste, perceptible dans les dernieres
con~er;nces pubhees par _He1de~ger, ma1s . ces oeuvres sont materiellerneut trop peu
COOS!derables pour qu Jl SO!t possJble d'en tJrer des conclusions sßres blemes 'qui n'y sont point explicitement traites. (3) L'Etre et le Nlmnt, pp. 235 sqq. [
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a
propos de pro-
(I) Nous avouons, du reste, n'avoir pas immediaterneut saisi, des la lecture de La Nausle, ce qui differencie Sartre de Heidegger. Nous ne saurions donc confirmer sans y ajouter les reserves ici indiquees, ce que nous disions a ce propos a la p. 259 (note 4) de notre travail sur La Philosophie de M. Heidegger. [
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que la plupart des heros engendres par le philosophe de la neantisation, apparaissent, une fois que l'experience de la compression du reel ou celle de l'engluement et de la viscosite qui la preparent se sont abattues sur eux, comme obsedes et incapables a son egard de tout recul neantisant. Ni les personnages du Mur, ni Erostrate, ni l'hero'ine d'Intimite, ni le Daniel des Chemins de la Liberü, ces victimes d'un En-soi qui les happe SOUS la forme nauseeuse du physiologique pur, n'ont encore la force de s'y derober un seul instant. Ils sont figes. Il est en effet contradictoire que l'experience de la congelation, si j'ose ainsi dire, des lors qu'elle a ete faite, puisse s'effacer jamais. Celui qui s'est senti une fois pris par Ia massivite ecrasante de la chose et reduit a elle, nie la neantisation elle-meme. Aussi voyons-nous que dans l'enfer, ou le regard de l'autre nous constitue en chose, le damnes de Sartre perdent leurs paupieres a:fin que disparaisse jusqu'a cette modeste evasion, cette neantisation mineure qu'est le clin d'reil. Sauvegarder l'authenticite d'une teile experience, assurer son maintien ne pose donc aucun probleme. Au contraire, si l'absurdite de l'existenoe humaine comme ensemble, peut etre et meme parfois est quasi-cantrainte de s'oublier dans l'urgence des dches ordinaires, il faudra se demander si la lucidite a son egard doit etre promue au rang de valeur et comment cette lucidite pourra se defendre contre les retours offensifs incessants de Ia banalite quotidienne, apaisante de par l'importance meme qu'elle se donne. Teile est la raison majeure pour laquelle la problematique de l'authenticite occupe chez Heidegger et chez Camus une place qui lui est refusee dans I'Etre et le Neant. M. Campbell a l'ordinaire plus penetrant, est ici victime d'une illusion d'optique. I1 projette retrospectivement sur les feuillets du grand traite de Sartre une lumiere qui, en fait, ne jaillira que plus tard. Cependant a la base meme de la theorie heideggerienne de Ja lucidite, un nouveau rapprocherneut avec Sartre s'impose. Car il reste toujours traneher Ia question prejudicielle de savoir si vraiment la lucidite doit etre inconditionnellement poursuivie, si elle definit Ia valeur supreme. C'est ici le point delicat ou la description
phenomenologique se fait affirmation normative. On connait Ia reponse de Heidegger et celle, identique, de Camus. La lucidite cst bien la valeur fondamentale de l'existence. Pourquoi? Parce que tel est le decret de ces philosophes. Ceci est fort net dans le Mythe de Sisyphe, moins franchement avoue dans Sein und Zeit, mais en realite, constamment suppose par les termes memes qui decrivent l'existence authentique. Il faut clone en conclure que l'homme est entierement a l'origine de ses valeurs et que celles-ci resultent de son libre choix. Sans doute, ne trouve-t-on aucun passage de Sein und Zeit qui enonce pareille these SOUS Ia forme litterale que nous venons de lui donner ; c'est ce qui s'explique du reste aisement si l'on tient compte que Heidegger ne traite pas explicitement de la valeur comme telle. Mais il s'est longuement cxplique sur le fonderneut de cette valeur particuliere qu'est Ia verite. Or, ces textes confirment pleinement notre hypothese ; et cette confirmation est d'autant plus precieuse qu'elle a pour objet une valeur qui entretient avec la lucidite le Iien le plus etroit : etre lucide, c'est, conformement au vocabulaire de Heidegger, se trouver dans le vrai relativerneut a soi-meme. Or, l'ontologie heideggerienne deIaverite n'est aucunement ambigue (r) ; Sein und Zeit reporte en effet le fondement de toute verite dans Ia structure meme de l'existence humaine, du Dasein (2). C'est parce que le Dasein est un existant qui est dans son etre relation a tous les existants clont il projette le sens, qu'il est aussi constitutif non seulement de toutes les verites effectivement reconnues mais encore et surtout de la possibilite meme du vrai (3). Il est « Iumen natu-
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(I) Nous n'oserions en dire autant de son epistemologie. Nous appelons Ontologie dc la verite, les theses relatives au fondement de la verite dans les choses j epistemologie de la verite, les theses relatives aux possibilites et aux conditioni! de notre connaissance des choses. Sur ce point, cf. dans Vom Wesen der W akrkeit, la distin~tion entre Sac/wnwahreit et Satz'(J.'ahr!teit, pp. 6-Io. (2) Sem und Zeit, pp. 226, 227, 230. (3) lbid., p. IJ3· On trouve des expressions analogues chez Sartre : le Poursoi se realise comme presence realisante a tout l'etre ~, L'Etre et le Niant, p. 22.9. Ou encore : < par son surgissement meme, le Pour-soi est devoilement de l'etre comme totalite », p. 230.
ALPHONSE DE WAEI.HENS
DEUCALION
rale » (I). La verite de notre existence reside dans notre capacite de de:finir le vrai et de constituer dans la verite (2). S'il en etait besoin un Opuseule expresserneut consacre l'elucidation de la verite (3) est venu quinze ans apres Sein und Zeit preciser ces af:firmations en les renforc;ant. L'essence de la verite, y lisons-nous, est la liberte (4). Et Heidegger d'ajouter que par essenee, il entend ici le fondement de la possibilite intrinseque (5). Il faut clone eomprendre que l'homme est en mesure de pouvoir constituer une verite parce qu'i! est lib,re: Lorsqu'o~ reflechit a la portee d'une pareille af:firmatwn en evttant de lui conferer le sens, evidemment absurde, selon lequella verite dependrait du simple caprice d'un eha;cun (6), on ne peut manquer de songer la eoneeption sartrienne de la liberte comme !a seule interpretation acceptable. Cette hypothese ne sera pas ent1ereme~.t dec;ue par les explications ulterieures de Vom Wesen der W ahrhetf, sur la nature de la liberte. Bien que le vocabulaire en soit tres different de celui de Sartre, une eomprehension adequate du texte nous amene tres pn!s des positions defendues par l'Etre et le Neant. Etre libre, c'est pour l'auteur de Vom Wesen der Wahrheit, Ja eapacite constitutionnelle de s'ouvrir al'existant et de s'en remettre a lui de s'effacer devant lui sans s'y perdre (7). La liberte caracte · rise i·existant constitutionnellement doue du pouvoir de mettre en lumiere et d'apprehender un autre existant, mais en reeulant devant cet existant de sorte qu'il apparaisse tel qu'il est en luimeme. La liberte est par de:finition ek-statique et ex-sistente (8) ;
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a.
(1) Sein und Zeit, p. I 33· (2) Sein und Zett, pp. 221, 297. ( 3 ) Vom Wesen der W arhrhett, Francfort-s-Main, Klostermann, I 94 3 · ( 4 ) « Das Wesen der Wahrheit ist die Freiheit » op. cit.,, p. 13· .. . . (s) « Wesen ist dabei verstanden als der Grund der mneren Moghckheit...
op. cit.,
elle nous permet d'etre aupres des existants en les laissant etre ee qu'ils sont, mais sans que nous nous identi:fiions a eux. Personnne sans doute. ne eontestera que, sous une terminologie qui fait ressortir le eote positif de notre presenee l'existant plus que l'aspeet negatif de notre non-identi:fication a lui (et eette differenee est eonforme a ee qui' a ete dit plus haut sur les experienees qui sont la base de l'une et l'autre philosophie) personne ne eontestera que Ia coneeption heideggerienne evoque irresistiblement l'idee de la liberte eomme neantrisation de l'en-soi. « Etre pour le pour-soi, e'est neantiser l'en soi qu'il est ... La liberte ne saurait etre rien autre que eette neantisation » (I). « Le pour-soi n'a d'autre realite que d'etre Ia neantisation de l'Etre » (2). Et si l'on veut maintenant s'eclairer sur le rapport qu'entretient Ia liberte neantisante avee l'existant, avee l'en-soi, Sartre dira : « dans ee rapport ek-statique qui est eonstitutif de Ia negation interne et de Ia eonnaissance, e'est l'en-soi en personne qui est pole eoneret dans sa plenitude et le pour-soi n'est rien d'autre que le vide. ou se detache 1'en-soi » (3). Ou nous nous trompons fort, ou nous retrouvons iei, et presque dans les memes termes, la doetrine que Heidegger exposait Ia meme annee dans Vom Wesen der Wahrheit. Mais si Ia eonnaissanee eonsiste a etre ee que l'on eonnait tout en ne l'etant pas, si la liberte est preeisement ce pouvoir de deeroehage, de neantisation (et est clone bien Ia condition de Ia eonnaissanee vraie), il reste que Heidegger met l'aeeent sur Ia premiere partie de Ia de:finition, sur l'ouverture de l'existant ; au lieu que Sartre est plus soudeux de Ia seeonde, le reeul neantisant. Aussi prolonge-t-il son etude de la eonnaissance et de la liberte par une deseription qui s'efforce d'identi:fier ee pour-soi au Manque. On ne trouve pas l'equivalent de eette doetrine ehez Heidegger (4), bien
a
a
:.
(I) L'Etre et le Niant, p. 51.5,
p. 13· . '" · · (6) Cette interpretation, est-il necessaire de le dire, est du reste deJa exphcitement rejetee dans Sein U1Zd Zeit, cf. p. 221 de cet ouvrage. . . . . . (7) « Das Sicheinlassen auf die Entborgenheit des Seiendem yerhert sich !nch~ 1n dieser sonder entfaltet sich zu einem Zurücktreten vor dem Seiendem, damit dieses in de~ was es ist und wie es iiSt, sich offenbare ... », op. cit., PP· . IS-I6. (8) « Die Freiheit ist in sich aus-setzend, ek-sistent », op. ctt., p. 16.
(4) Sein und Zeit ebauche, il est vrai, une theorie du manque comme source de la negativite dans le Dasein (pp. 283, 305) mais il ne va pas jusqu'a affirmer que l'etre du Dasein s'identijie a la neantisation.
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)
(2) L'Etre et le Niant, pp. 711, 712.
(3) L'Etre et le Niant, p. 225.
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qu'elle en soit, a notre sens, une eonsequenee presque inevitable. C'est toujours, pensons-nous, ee meme fait qui peut nous en fournir l'explieation. Heidegger edi:fie toute sa philosophie sur l'experienee de la gratuite de nos pouvoirs qu'il deeouvre eependant sans prise sur l'existant brut. Sartre, au eontraire, ramene toute notre experienee a l'epreuve du primat oppressif de la ehose massive, pleine, eompaete vis-a-vis de laquelle nous nous sentons - ou sommes supposes nous sentir - n'etre rien.
Nous avions entrepris eette longue demonstration en vue d'etablir que, si Heidegger nous demeure jusqu'a present eomptable d'une theorie generale et expresse des valeurs, en un eas, eependant, il s'est clairement explique sur Ia eoneeption qu'il entendrait defendre. Cette eoneeption plaee le Dasein a la souree de Ia valeur. Eile est clone identiquement eelle que developpe I'Etre et le Neant: Ia valeur « ne peut se devoiler ... qu'a une liberte aetive qui Ia fait exister eomme valeur du seul fait de Ia reeonnaitre pour teile. Il s'ensuit que ma liberte est l'unique fondement des valeurs et que rien, absolumenf rien, ne me justifie d'adopter teile ou teile valeur, teile ou teile eehelle des valeurs. En tant qu' etre par qui les valeurs existent je suis injusti:fiable » (I). Heidegger irait-il jusqu'a endosser eette af:firmation de Ia eontingenee radieale, elevee par Sartre au rang de verite ontologique premiere ? « L'essentiel e'est Ia eontingenee » (2). Vom Wesen des Grundes repond sans equivoque a eette question. La liberte y est deerite eomme le fondement de tous les fondements (3). Cette proposition passablement enigmatique a premiere vue, tolere et meme requiert d' etre eommentee en termes sartriens si l'on veut en saisir l'exaete portee. Comme le Dasein est la souree de toute intelligibilite, eomme la (1) L'Etre et k Niant, p. 76. (:z.) La Nausie, p. 167. (3) c Die Freiheit ist der Grund des Grundes ~, Vom Wesen des Grundes, p. 108.
eapaeite de projeter !'intelligible s'identifie, nous l'a~ons vu, a la liberte et eomme enfin intelligibilite et fondement sont des notions a Ia Iimite indiseernables, il s'ensuit avee une absolue rigueur que Ia liberte est bien ee qui fonde l'idee meme de fondement. Dira-t-on qu'il faut ehereher plus loin et se demander ee qui fonde l'apparition au sein des existants de ee type partieulier d'existant doue de liberte ? Une teile question n'a aueun sens pour Heidegger puisque le sens, l'intelligibilite et l'etre n'apparaissent eux-memes que par Ia surreetion de eet existant. On ne peut fonder ee qui est a Ia souree du fondement en general : l'idee d'un fonderneut absolu est eontradietoire. N otre liberte est aussi un abime (I). En partieulier aueun homme n'est suseeptible de trouver une justi:fieation au fait qu'il existe. Absolm,nent libre, il est aussi absolument impuissant (2). C'est Ia plus pure doetrine sartrienne. « Le pour-soi n'est pas fondement de son etre eomme neant d' etre, mais... il fonde perpetuellerneut son neant d'etre » (3). On ne peut ehereher a savoir Pourquoi le pour-soi existe sous Ia forme du pour-soi : « tous Ies pourquoi en effet sont posterieurs a I' etre et le supposent. L'etre est, sans raison, sans eause et sans nt!cessite, Ia de:finition meme de l'etre nous Iivre sa eontingenee originelle » (4). Le poursoi est effeetivement perpetuel projet de se fonder soi-meme et perpetuel eehee de ee projet (5). C' est par le pour-soi que Ia possibilite d'un fonderneut vient au monde » (6). On ne peut que eonstater un.e fois de plus l'identite de vues absolue qui regne entre Heidegger et Sartre. Cependant nous ne saurions songer un seul instant a reduire Sartre au rang de simple diseiple et il est temps de montrer, plus preeisement ou reside son ineontestable originalite. {1) Vom Wesen des Grundes, p. 109. (:z.) Vom Wesen des Grundes, p. 110. (3) L'Etre et le Niant, p. 713. (4) L'Etre et le Niant, p. 713. (s) L'Etre et le Niant, p. 714.
(6) L'Etre et le Niant, p. 715.
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Elle consiste tout d'abord dans l'extension tres considerable qu_e l'aut~ur de I'Etre et le N eant fait subir a Ia problematique hetdeggenenne, teile qu'elle s'est fixee dans les ceuvres publiees du philosophe allemand. Cet elargissement est particulierement sensible en trois « n!gions » de Ia philosophie. La premiere tauche a l'ontologie du corps qui, nous l'avons deja remarque, n'a guere retenu l'attention de Heidegger. La secende concerne Ia dialectique de nos rapports avec autrui. Enfin, Ia derniere pose les principes de la «" psychanalyse existentielle ». On peut se demander si ces developpements qui constituent a n'en pas douter une. contribution de premiere importance a Ia phenomenologie de ces diverses « regions » restent conformes a l'esprit de Ia philosophie de Heidegger. La reponse sera sans deute affirmative quant a l'essentiel. Si nous manquons d'indications precises sur Ia maniere clont Heidegger. Viendrait,. a ,concevoir une Ontologie du Corps, il est permis de cr01re que ltdee du ·corps comme « forme contingente que prend la nece~site de ma contingence » (I) est de celles que Heidegger pourratt reconnaitre comme un fruit legitime de sa pensee. . L'experience de Ia nausee (2), par contre, en tant que revel~tnce. du corps comme facticite pure, ou plus generalerneut de I e~-so1 (3) ne semble pas avoir, repetons-le, d'equivalent chez Hetdegger. 11 ne serait cependant pas impossible a un commentateur subtil de pousser en ce sens l'interpretation de quelques textes de ~as is~ M~t~physi~ (4) mais en _realite, ces passages nous parats:'ent msptres pl?tot par le souvemr de Ia description kierkegaar,d~enne du tourb~llon et ?u vertige (Schwindel), que par une expenence analogue a celle d un Sartre ou un Levinas (5). Ce qui (x) L'Etre et le Niant, p. 371. (z) L'Etre et le Nümt, p. 404.
. (J) Ce dernier sens est plus marque dans La Nausie que dans L'Etre et le N' t • " reduite ' ou 1a. po rt'ee du p h,enomene paraxt a l'aperception de l'en-soi corporel ean Au contraxre! La J!ausfe eleve ~ette porte~ a l'epreuve de tout en-soi comme tel : « Tout est gratuxt, ce Jardm, cette vxlle et moi-meme. Quand il arrive qu'on s'en rende compte l:a vous tourne le creur et tout se met a flotter... voila la nausee » p 1 6 ' (4) Was ist Metaphysik, pp. 1 7, x8. ' · 7· (s) Reellerehes p·hilosophiqrtes, V, p. 3 8 7.
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est tel en question, c'est avant tout la decouverte du possible comme tel, la revelation que le sens de l'existant depend de nos projections et qu'ainsi nous sommes a l'origine absolue de l'etre (non de l' existant). Sans deute, cette aperception est-elle inseparable d'une experience d'impuissance radicale a l'egard de l'existant brut qui demeure intouche en lui-meme par nos projections. Mais il ne s'y joint point cette nuance d'horreur et de degout pour l'existant en soi, qui chez Sartre est l'essentiel de la nausee et domine completement, sans les effacer neanmoins, les aspects kierkegaardiens de la meme experience. Ces aspects pourraient etre synthetises en disant que l'homme, se decouvrant comme source de possibles, comme liberte, s'aperc;oit que desormais tout lui est Possible, et qu'il est absolument responsable du sens de toot ce qui est : d'ou le vertige, le tourbillon ou toutes nos pensees se brouillent pour nous pousser vers ce que Kierkegaard definissait comme le peche, c'est-a-dire vers l'affirmation de soi comme absolu. Ceci nous amene a examiner de plus pres les conceptions heideggerienne et sartrienn.e du neant et de Ia neantisation. Les deux auteurs s'accordent a penser que contrairement a ce qu'af:6.rme le pur logicien, Ia question du neant doit necessairement se poser, ne serait-ce qu'en vue de fonder l'operation logique de Ia negation qui, estiment-ils, ne peut tirer sa signification que d'une experience du neant (I). Sartre va meme plus loin en montraut que taute interrogation, parce qu'elle implique de soi une denegation possible, suppose deja une certaine negativite et, clone, le n.eant (2). Sartre a consacre de nombreuses pages a la phenomenologie du neant. S'appuyant sur une serie de descriptions d'une rare penetration, il prouve a Ia fois que si le neant n'est pas un etre, si tout neant a SOU origine dans Une Operation neantisante du pour-soi, il n'en est pas moins vrai que ce neant, une fois secrete par la conscience, est saisi par eile dans et sur les choses. La destruction
'
(x) Was ist Metaphysik, p.
12 ;
L'Etre et le Niant, pp. 42, 46.
(2) L'Etre et le Niam, p. 39·
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(
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ie manque ou l'absence par exemple, bien qu'arrivant a l'etre par l'homme, est un fait objectif et non une pensee (r). Mais comme on ne saurait donner que ce que l'on a, on doit ajouter que si l'homme est capable de neantiser l'existant, de le transir de neant, il faut bien que l'homme lui-meme soit une neantisation. Des lors, il devient inevitable que cette m!antisation transparaisse en chacune de nos demarches ; ce qui est vrai de l'interrogation, le devient de toutes nos conduites. On n'aura donc qu'a analyser une de ces conduites, la mauvaise foi par exemple, pour y decouvrir tres precisement a l'reuvre la neantisation qui est l'etre meme du pour-soi. Tel n'est pas l'avis de Heidegger. Pour lui, la decouverte du neant est le privilege d'un sentiment, l'angoisse, dont le neant constitue si 1'on ose dire, l' objet propre et exclusif (2). Pareille revelation est d'autant plus caracteristique de l'angoisse que les autres sentiments ont precisement pour nature de nous rattacher a l'existant dans sa totalite (3) (encore qu'ils ne nous permettent pas une saisie expresse de cette totalite comme teile (4). Or le neant n' est pas un existant (5)' il n'est meme pas un objet qui s'offrirait a nous en sus de l'existant ou a cote de lui. D'autre part, il est pareillement faux de pretendre que l'angoisse detruit ou nie l'existant en sorte que le neant serait l'absence nee de cette destruction. L'angoisse ne nie rien, mais eile fait s'ecouler, glisser l'existant comme totalite (c'est-a-dire comme etre) et cet ecoulement est l'epreuve de la neantisation du neant (6). En lui j'atteins l'existant dans sa pure alterite, dans son heterogeneite radicale a 1' egard de tout intelligible. La neantisation me place face a l'existant brut
(1) L'Etre et le Neant, p.
ALPHONSE DE W AELHENS
(das Seiende als solches) (I). La neantisation du neant est une experience de l'existant comme refus de mes projets ou, dans le Iangage de Sartre, comme pur « coef:ficient d'adversite » (2). Elle est decouverte de mon impuissance. Encore que en soi le contenu de pareilles affirmations demeure tres proehe de celles qu'on trouve chez Sartre, l'esprit en est assez different. Ce qui prime, c'est l'aperception de l'existant brut dans l'epreuve de sa resistance a nos projets, c'est le sentiment de la vanite de nos possibles projetes - de l'etre - bien plus qu'une experience positive d' ecreurement SOUS la pression ecrasante d'un en-soi massif (3). Poursuivons neanmoins. Si Ja neantisation est ecoulement de l'existant comme totalite, on dira que l'angoisse implique que cet existant comme totalite soit tt·anscende (4). On ne sent se desagreger que cela meme clont on a senti la coherence et si l' on se trouve, en un certain sens, au dela de la desagregation. Que je voie se defaire la totalite, suppose que je l'aie possedee, mais suppose aussi que je sois deja au dela d'elle. On s'aper~oit maintenant que la neantisation, si eile est la condition de la decouverte de l'existant brut comme tel, est pareillement la condition de la decouverte de l'etre comme tel. Jusqu'au moment ou eclate la vanite de l'intelligibilite que nous projetons sur l'existant, nous projetions de l'etrc comme M. Jourdain faisait de la prose. La revelation de l'etre comme etre est inseparable de celle de l'existant comme existant et toutes deux sont suspendues a l'experience du neant : « exnihilo omne ens qua ens fit » (5). Et si enfin, comme nous l'avons deja vu, projection d'etre, transcendance, ipseite et liberte sont des notions pour Heidegger etroitement reliees, on ira jusqu'a
44·
(z) Was irt Metaphysik, p. 16. Cert~ins auo:es sentimen~s et attitudes, _la, hain~, la defection, le manque impliquent le neant mars ne sau~rent ~lO.u;' le re;eler. en tant que tel (Was ist Metaphysik, p. 22). On peut donc parler dun .prrvrlege de 1 ang01sse.
(3) Was ist Metaphysik, p. 15. (4) Was ist Metaphysik, p. 14. (s) Was ist Metaphysik, p. 18. (6) Was ist Metaphysik, PP· 18, 19.
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(1) Was ist Mettilhysik, p. 19.
(z) L'Etre et le Nlant, p. s6z. (3) Au contraire, cette impuissance n'exclut pas la joie sereine de l'existence resolue. Nostalgique, elle n'est point sterile. Cf. Was ist Metaphysik, p. z3. (4) Was ist Metaphyrik, p. 20. (s) Ibid., p. 26.
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conclure que Ia liberte et l'ipseite sont elles-rnernes en dependance de l'experience du neant {I). L'hornrne est clone le lieu, «Platzhalter», du neant (2). Cette phrase qu'on irnaginerait tiree de I'Etre et le N eant se cornplete par un assaut contre l'idee de creation qui lui aussi annonce Sartre. Si Dieu a cree ex nihilo, il doit clone de quelque rnaniere se rapporter au neant ; or, il est contradictoire qu'il le connaisse puisqu'il l'exclut absolurnent (3). Et pourtant Sartre adresse a la conception heideggerienne du neant une objection capitale et sernble-t-il, bien fondee : il reproche a Heidegger, d'abord de n'avoir pas vu au Contraire de l:Iegel que l'esprit est le m!gatif ou en langage phenomenologique que le Dasein ne saurait etre source de neant sans etre lui-rnerne neantisant (4). Il est incontestable que Heidegger n'a pas ete jusque Ia. Voici qu'apparait en pleine lurniere ce par quoi Sartre s'ecarte decisivernent de Heidegger. Nous avons ecrit au debut de ces pages que Heidegger n'a jarnais reussi, dans son ceuvre publiee, tout au rnoins, a constituer l'ontologie generale qu'il se proposait, selon Sein und Zeit, d'edifier; En fait, il n'arrive pas a presenter une doctrine capable de fonder ontologiquernent le rapport du Dasein aux autres existants bruts. Il se contente d'affirrner que l.e Dasein a pour caracteristique existentielle d' etre projetant ; il ne voit pas, parce que d'autres experiences font obstacle a cette decouverte, qu'il est impossible d'identifier projection .et neantisation cornrne il le fait, sans adrnettre du rnerne coup que l'etre du Dasein est indiscernable du neant, que le pour-soi est en lui-merne non-etre. Or, Sartre est parfaiterneut prepare cette conclusion. Sous l'influence d'une experience de l'en-soi cornrne rnassivite opaque, oppressive et ecrasante, il lui est facile de decrire le pour-soi cornrne etant en lui-
a
( r) Was ist Metaphysik, p. 20. (2) Ibid., pp. 23, 24. (3) Ibid., p. 25. (4) L' Etre et le N iant, pp. 54, 55.
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rnerne 11011-etre, negativite pure (I) et de retablir ainsi }'unite de l'ontologie : seul l'en-soi existe dans sa solidite cornpacte. Ceci irnplique, puisque le pour-soi n'est qu'un constant echappernent a lui-rnerne (2), une neantisation, qu'il faut lui refuser toute possession de soi, toute af:firrnation non laterale de lui-rnerne (3) ou, si l'on donne a ce mot le sens qu'il a toujours eu, toute personnalite. Or, c'est quoi Heidegger ne s'est jarnais resigne. Pour lui, l'authenticite de l'existence resolue irnplique une position et une possession de soi. Sans doute est-ce une possession inseparable d'un projet : je ne me possede pleinement moi-merne qu'en anticipant rnon neant dans rna rnort. Cela prouve seulement une fois de plus que l'idee Heideggerienne de neant est essentiellernent liee a celle de l'absurdite de nos possibles plutot qu'a l'experience de l'engluement dans le solide de l'en-soi. Voila pourquoi Heidegger ne s'est pas resolu a nier l'experience de la conscience possession de soi et, consequernrnent, a definir le pour-soi par le non-etre. Il sernble d'ailleurs que si Heidegger venait un jour a s'e~pli quer - mais une telle explication n'est-eHe pas contradictoire ? -sur l'en-soi pur, il le decrirait non cornme un bloc chosi:fie, rnais plutot cornrne la vie unique, rnysterieuse et inepuisable de la realite tellurique, a laquelle nous sornrnes prornis rnais que provisoirernent nous dorninons par l'organisation que lui impose la lurniere intelligible de nos projets, de l'etre. Ainsi clone, force est d'avouer que les visions ultirnes, les experiences fondarnentales sur lesquelles s'appuient l'une et l'autre philosophie pourraient bien etre incompatibles. Quant aux developpements donnes par Sartre la dialectiquc des rapports hurnains et a la p~ychanalyse existentielle, il n'est pas facile de decider s'ils derneureut un fruit legitime des premisses heideggeriennes.
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(I) « L'ctre pc f gui lc ll Cant vient au illO!lde doit etre SOll propre IJeant », L'Etre et le Niant, p. 59· (z) L'Etre et l.t Niant, p. 62. (3) « L'annonciation de ce que je suis ne peut etre elle-meme thet;que », L'Etre et le Niant, p. 251.
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.
Heidegger a peu ecrit sur l'Autre. Sans doute affirme-t-il que le Mitsein est un element structurel, un existential de moimeme (r). Et en ce sens il doit admettre l'idee d'une dialectique de l'autre. Mais au lieu que chez Sartre l'etre-en-commun definit une situation de Iutte implacable (2) qui ne peut etre suspendue qu'au plan de l'entreprise pratique qu'on se decide a tenter ensemble et sans que celle-ci arrive jamais a constituer une intersubjectivite (3), pour Heidegger la collaboration est Ja regle : l'hostilite ou l'indifference a autrui est qualifiee de mode negatif de l'etreen-commun (4). 11 est vrai que Heidegger rejette neanmoins toute experience intersubjective, non seulement, cela va de soi, au plan de l'existence journaliere, mais meme a celui de l'authenticite. Sous cette derniere modalite l'etre-en-commun nous permet et nous incite a laisser autrui absolument maitre de lui-meme (5). Nulle part, on ne trouve chez Heidegger de reference a la position hegelienne selon laquelle chaque conscience poursuit la mort de l'autre. Nous pouvons clone conclure que, ici aussi, le pluralisme heideggerien s'arrete mi-chemin et echoue retablir un unitarisme toujours favorable aux interets de l'ontologie, Sartre pousse par l'experience qui voue toute conscience a l'ecrasement, ne saurait avoir les memes hesitations. 11 entre avec eclat dans les voies de Ia dialectique hegelienne et connait les memes succes que celle-ci. On ne saurait s'en etonner puisque, pour l'auteur de I'Etre et le N eant toute conscience est sensible. Enfin l'idee d'une psychanalyse existentielle ne nous parait pas, en principe, Contraire a l'esprit de la philosophie de Heidegger.
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Heidegger definit l'existence humaine par Ia liberte de l'etre-aumonde et reconnait qu'il y a d'inn.ombrables manieres d' etre au monde ( r). 11 devrait clone admettre que chacune de ces manieres resulte d'un choix ultime decelable en principe par le type d'organisation que l'ensemble des projets d'un Dasein donne tend donner au monde. Mais ici Ia difference des experiences de depart propres a l'un et l'autre philosophes doit jouer a nouveau, et il est peu probable que Heidegger et Sartre puissent jamais s'accorder sur les cad~es de leurs psychana.lyses existentielles respectives. Par exemple, l'mterpretation sartrienn.e selon laquelle le visque~x nous donr:e la nausee parce qu'il manifeste la tendance propre a tou:e. con~ctence de se fuir et de se detruire en s'abimant dans Ia sohdtficatwn de l'en-soi (2) ne saurait etre ramenee sans plus a la the~e de ~ei degger qui attribue au Dasein une ten~ance presque mcoerctble a s'interpreter sur le mode des choses, q~u ,pe~plent .ses en~o~rs (3) · Les deux demarches procedent en reahte d mtentwns dtfferentes, voire opposees.
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* **
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Nous avons ainsi exprime a peu pres tous les points sur lesquels le problerne de l'influence de Heidegger .sur ~artre peut s~ poser. Le lecteur jugera s'il est possible de mamtemr la concluswn que nous avions annoncee : la dependance certaine, et importante que Sartre manifeste a 1' egard de Heidegger en un grand nombre de questions et qui s'affirme d'une certaine man.iere jusque ~ans l'esprit meme de sa philosophie, n'empeche pas l'Etre et le Nean_t de developper une doctrine qui, a la fois, elargit Sein und Zezt tout en s'opposant lui.
a
(r) Sein und Zeit, p. r 18. (2) « L'essence des rapports entre consciences ce n'est pas le Mitsein, c'est le conflit », L'Etre et le Neant, p. 502. (3) L'Etre et le Neant, p. 502. (4) Sein und Zeit, p. 120. (5) C'est l'impossibilite d'un tel ideal que veut mettre en lumiere le roman de Sirnone de Beauvoir, Le sang des autres. Sur la defenre d'un tel ideal par Heidegger, cf. Sein und Zeit, pp. 264, 298.
(r) Sein und Zeit, PP· _;6-57· (2) L'Etre et le Neant, p. 701. (3) Sein und Zeit, pp. 14 r, q.6, 239, 270, 289, 32 r,_ 348.
[ 37 ]
ESSAI SUR LE NEANT D'UN PROBLEME (Sur les pages 37-84 de
«
L' Etre
et
cle J. P. Sartre) par
~· '
JEAN
WAHL
le Neant
»
faut suivre avec toute l'attention qu'elle merite la tentative de Sartre pour « ouvrir les yeux et interroger en toute naivete », suivant en cela Busserl, et aussi, bien qu'il ne veuille pas se reclamer de ce maitre qu'il ne reconnait pas pour un maitre, de Bergson ; il faut le suivre dans son effort pour aller vers « la familiarite pre-interrogative » (p. 3 8, 39). Mais nous aurons a nous demander si certaines idees qu'il met en avant ne lui cachent pas le reel, ou du moins si elles lui permettent de le reveler autrement que par instants .
I
L
. I. -
LES NEANTS ET LE NEANT
Dans son introduction, Sartre avait decouvert, ou cru decouvrir deux regions de l'etre, deux types d'etre. Il va. maintenant dans les pages que nous allons etudier, s'efforcer d'etablir une Iiaison entre les deux regions de l'etre, et par Ia meme, comme on le verra de mieux en mieux par la suite, il va marquer les limites de sa tentative precedente. « Les resultats de l'analyse ne sauraient se recouvrir avec les moments » de Ia synthese qu'il va operer, ou plutot qui va s'operer. Les deux regions de l'etre etaient abstraites. Car « la conscience recele en soi une origine ontologique vers l'en-soi, et le phenomene [ 41 ]
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est un abstrait, puisqu'il doit paral:tre a la conscience ». On voit que Sartre a fort bien vu les dangers, l'inadequation de sa grande dichotomie. Bien plutot qu'a des. philosophies abstraites, comme celles de Kant et de Busserl, il faut clone se rattaeher a Heidegger et a son etre-dans-le-monde ; e'est cet etre-dans-le-monde qu'il va ehereher a determiner. . Quelques expressions, ici, eveillent deja des objections et des critiques, une certaine mefiance en nous. n s'agirait d'envisager les eonduites eomme des realites « objectivement neeessaires »? Mais remarquez que « objeetivement » veut dire iei simplement qu'un autre que moi pourrait les envisager aussi bien que moi. C'est ec que pn!eise Sartr·e d'ailleurs : il s'agit d'une attitude huma~~.e pourvue de signifieation. En sera-t-il de mcme quand il parlera un peu plus loin de deux possibilites egalerneut objeetives ? Et encore de l'objeetivite du neant? C'est une quest!on que nous aurons a nous poser. Nous saisissons en tout cas, iei, par eette volonte d'insistance a la fois sur la eonscienee et sur l'objeetif, un trait bien earacteristique de Heidegger eomme de Sartre : la fusion profonde, ou plus exaetement tentee de fa<;on profonde, et reussie parfois, entre le subjeetif et l'objeetif. « Je suis au monde » (tendanee objeetive dirons-nous grossierement et c:n simplifiant les choses) est amene a eoineider avec : je me tiens devant le monde dans une attitude interrogative (tendance subjective). Sartre iei va maintenir la realite de 1a negation (mais qui veut detruire la rchlite de Ja negation ?) . En fait il va aller bien plus loin que « la realite de la negation » puisqu'il va tenter de prauver l'idee de l'existence objective du non-etre. Plus loin, disons-nous, a moins que « obiectif » ne soit entendu simplement comme « existant pour un autre eomme pour moi ». On voit que l'ambigüite du mot objectif que nous avions notee n'est pas sans consequence. Detruire la realite de la negation, dit-il, c'est faire (ce serait faire, dirons-nous plutot) s' evanouir la n~alitc de la reponse. « Cette reponse, en effet, e'est l'etre qui me la donne ». Oui, au
meme titre que l'eleve ou le soldat absents, disent : non, en etant absents. En realite, ils ne disent pas : non. Dans !e processus de 'l'interrogation tel que Sartre le pres:_nte iei d'un eote le non-savoir est realise, il y a, dit-il, un non-etre " -_du' savoir en general. De l'autre, il y a non-etre, ou p Ius exaetement possibilite de non-etre de 1' etre transcendant. Observons ~ue Sartre ne parle iei que de possibilite de non-etre et non de _non-et~e reel · ou eneore il parle simplement d'une non-determinat10n. Ma1s il p;sse a la limite (ingument) et transforme la possibilite de nonetre en non-etre et l'indetermination en une determination du non. I1 y a la ee que nous pourrions appeler un proc~de me.g_ari~ue double, un double passage a la limite et une d~uble J,mmobd;satiOn de la pensee qui nous met en faee du non-sav01r et au non-etre. « Enfin, dit-il, la question implique l'existence d'une verite ». La verite etant non-erreur introduit un troisieme non-etre comme determinant la question. Sartre eonclut que nous sommes environnes de neants. Quoi d'etonnant qu'il le dise puisque la non-determination est non:etre et que la determination aussi est non-etre. Comment ne senonsnous pas d'apres lui, non-environnes de non-Ctre ? Il formule encore son affirmation d'une fa<;on differente en disant : « C'est Ia possi.bilite permanente du non-etre, hors ~e no~s. et en, ?o~s, qui conditionne nos questions sur l'etre ». Ma1s est-il. JUSte d eenre « du non-etre », alors qu'il serait preferable de d1re : des no~ etre ? C'est la possibilite permanente de tel ~u tel de Aces trOlS non-etre particuliers qui conditicnne ~~s. q,ues,twns, et ~eme dans chaeun de ces trois non-etre, la poss1bil1te dun non-etre eneore plus particulier. Non-etre de cette tasse, non.-~tre de Pi~rre, ete. _ Quel dommage que Sartre n'ait pas entendu 1c1 les avert1ssements de Bergson (et d'un assez grand nombre de logieiens allemands). « Et e'est encore le non-etre qui va circonscrire la reponse. Ce que I'etre sera s'enlevera necessairement sur le fond de ~-e q~'~l n'est pas ». Pour poursuivre nos regrets; quel dommage qu 1l na,1.t pas suivi les enseignements de Platon qm montre dam le « ee qu 1l n'est pas » simplement l'idee d'alterite. Sans doute Sartre pourra
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traduire cette idee d'alterite en une negation. Mais la traduction inverse (de la negation en alterite) apporte une bien plus grande souplesse. « Quelle que soit la reponse, continue-t-il, eile pourra. se formuler ainsi : « L'etre est cela, et en dehors de cela, rien ». Qui ne voit qu'il y a, ici, realisation non pas meme d'une abstraction: mais d'un mot. De meme que l'ontologisme, le neantologisme, la medenologie ou, comme nous choisirons de le dire ici, la meontologie se fonde sur la realisation d'un mot (sans compter que Sartre se rend coupable de ce qu'il reprochera a Hegel, de rendre Conternporains l'un de 1'autre 1' etre et le neant). Sartre poursuit neanmoins et conclut : « Ainsi une nouvelle composante du n!el vient de nous apparaitre, le non-etre ».
II. -
LA
MEONTOLOGIE
Sartre prevoit d'ailleurs de telles objections : « On va nous objecter que 1'etre en soi ne saurait fournir de reponses negatives ». « La negation proprement dite m'est imputable. Quant au neant, il tirerait son origine des jugements negatifs ». De meme que Heidegger, Sartre repousse cette conception. Pour lui, comme pour Heidegger, ce n'est pas la negation qui est al'origine du neant, mais le neant qui est a l'origine de la negation. Sur ce point, il contredit (du moins au premier abord) la conception classique qui va de Parmenide et de Platon a Leibnitz puis a Hegel et a Bergson, a Sartre lui-meme (page 5I), pour se rattacher a une autre conception, dont le point d'origine peut etre trouv~ dans le neoplatonisme (et peut-etre dans Platon lui-meme), qui s'est continuee dans Eckart, dans Boehme, partiellement dans Kant, dans Schelling, enfin dans Heidegger. Grande conception eile aussi et grande tradition. A la premiere observation que fait Sartre, nous pouvons donner notre adhesion. « Il n'est pas vrai que la negation soit seulement une qualite de jugement. La question est une conduite pre-predica tive, je peux interroger du regard, du geste » bien qu'a vrai dire il [ 44 ]
faille peut-etre ajouter au mot jugement les,~ots « n~ttement formule », et se garder de conclure du cas de 1mterrogatwn au cas du jugement. De toute fa~on, l'analyse cesse d'etre juste quand Sartre continue: « ce n'est pas necessairement un homme que le questionneur questionne sur l'etre. L'etre inter,roge n'est ?as d'abord un etre pensant. Si mon auto a une panne c est la bougte, le carburateur que j'interroge »· Sans doute il ne s'agit ~as ?'etres Rensants et cependant si je me porte en face d'eux dans 1attttude d mterrogation, c'est que je les con~ois plus ou moins co~me pensant, ou voulant ou non-voulant, ou meme pensant mats dans un mode de subpensee. De plus si cette interrogation du carburateur est pour Sartre un devoilement d'etre, c'est qu'il intro~uit le ju~icatif dans le pre-judicatif. Admettons-le, .adme;~ons meme ~ue. Je me prepare a la fois au devoilement posslble d etre et au devmlement possible de non-etre. Mais de tou~ cela, on ~e pe.ut con,clur~ ~ue ma question enveloppe une certame comprehenswn. pre-pred~ca tive du non-etre, encore moins ou en tout cas auss1 peu, qu eile soit une relation d'etre avec le non-etre (ce qui est le comble de l'abstraction realisee a Ia fois pour l'etre et le non-etre). Certes le passage suivant ou Sartre part de l'idee de destruction est plus frappant. Par l'etude de cette idee, il va tenter de nous montrer qu'il y a une comprehension imn;e~iate du ~on-etre sur fond d' etre. C' est un des merites de Ia theone de HetdeggerSartre que de permettre une etude phenomenologique de certains etats ou de certaines tendances negatives. Mais il commence par admettre que seul l'homi:ne detruit. Ce qui d'ailleurs est discutable, car l'orage ne detruit pas moins que l'homme, ou si l'on veut, l'homme ne detruit pas plus que l'orage. (Sans doute il a raison de dire que meme pour qu'on affirme qu'il y a autre chose apres l'orage qu'avant, il faut u~e presen.ce de l'homme mais cela ne prouve pas grand chose, car 1l faut dtstinguer Ia c~nscience de Ia destruction et la destruction ... ou ne le faut-il pas ?) . En tout cas, il doit y avoir pour Sartre quelque chose qui es~ l'etre-autre (du moins Ia possibilite d'etre dit etre-autre) et qut [ 45 ]
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>t. an~erieur a 1'affirmation de l'etre-autre. Ici encore la tendance bJective et 1a tendance subjective s'affrontent l'une a 1'autre. De lus, ~t Sar~re ne 1e nierait pas, l'observation qu'il vient de faire apph~uera1t au meme aussi bien qu'a l'autre, et ainsi on ne ou~!"a1t pas pl~s dire, si on fait abstraction de l'homme : il y a e 1 etre, que : 1l y a du non etre. Pour poser la non-alterite il mt un te~oin a~ssi bien ~ue pour poser 1'ab~rite. Nous pouv~ns :lme.ttre" neann:oms que s1 1e cyclone peut amener la mort de ~rtams, etres VIVants, cette mort ne sera destruction que si eile ,t « ve~ue » comme teile. Observation interessante : la · destrucon se.ra1t un ph~nomene ,de subjectivite. Pour qu'il y ait Jestrucon ~JO~te-t-11, 11 faut d ?.bord un rapport de l'homme a J'etre, est-a-d1re une transcendance. Remarquons a ce propos 1'emnloi ~ ~ot : tra~scend~nce pour ~a~quer simplement le rapport d'~tre - 1 homme a un etant, auss1 bten que pour indiquer 1e rapport ,- 1'e't an t a' 1'"etre. N . ous avons montre, a1'11eurs la meme ambip-uite 1ez Heidegger. Puis il faut un decoupage qui nous met; en c-esence d'un etre, « ce qui, nous l'avons vu est deja neantisation ». ardon,_ cela n' a _pas. ete prouve jusqu'ici ; Sartre veut-il dire que omnts determmafto est negatio » ? Mais comme la forrnule en quelle on peut transcrire l'enseignement du Sophiste de P1aton t non seuleme~t, com:ne nous l'avons dit, plus souple mai~· plus ,ofon~e : om1us negatzo est determinatio. Ou fera-t-on interver 1e nen sous pretexte que le toiouton est cela et rien d'autre? la~s c'est la une plaisanterie, et quand nous 1'avons Iu dans u~ 'tlc.le de la revue. La N ef sur le systeme de Sartre, il nous a paru peme croyable, 11 nous a paru incroyable, que Sartre ait choisi !tte voie pour introduire le neant dans son exoose. Ou veut-on re (on veut dire en fait tout cela a la fois) quek « 1'etre etant est k?"':':ert comn;e fragile » (r) cela veut dire qu'une certaine prot.b1~1te de non-etre peut etre donnee dans des circonstances dctermees : On nous d~t .~ie? e? e~et qu'un etre est fragile s'il pone t son etre une poss1b1hte defime de non-etre. Mais pardon encore, A
(r) I1 est amusant. de noter la formule : « cela ne serait rien encore si l'etre n'et "t :ouvert comme frag 1le ». a!
il faut ecrire non pas : de non-etre, mais : de ne pas etre ceci, ou encore : une probabilite definie de ne pas etre ce defini. C'est par l'homme, continue Sartre, que la fragilite arrive a l'etre. Oui, en cc sens que fragiiite et caractere partiel so;.1t lies. I1 reste cependant ici une ambigu1te. Car il y a une reeile separation, une reell~ partiellite· des etres anterieurs a la perception. Ici le pre-predicatif parait un peu oublie, et la voie tracee par Busserl et Heidegge!." et par les gestaltistes un peu negligee. Enfin, nous dit-on, pour qu'il y ait destructibilite il faut que l'homme prenne des mesure; de destruction ou de pn!servation. Mais d'abord la phrase serait bien plus satisfaisante si elle etait inversee : pour que l'homme prenne des mesures de preservation ou de destruction, il faut qu 'il y ait destructibilite. Et si on dit que c'est l'ensemble de ces mesures qui rend les villes destructibles, c'est encore un complet renverserneut de la situation reelle, fondee sur un behaviorisme qui parait illegitime. Nous ne serons clone par forces d'accepter la conclusion d'apres laquelle la destruction est chose humaine. « C'est l'homme qui detruit ses villes par l'intermediaire des seismes ou directement ». Roquentin voyait mieux quand il regardait l'herbe des ban1ieues monter a l'assaut de la cite. Tout cela ne constitue d'ailleurs qu'une parenthese (mal venue dans son ensemble si elle est reussie en quelques details). Ce que Sartre veut prouver, c'est bi.en plutot le CO!ltraire, a savoir que la destruction suppose une comprehension pd:-predicative du neant, qu'elle est un fait objectif. « I1 y a une transphenomenalite du nonetre comme de l'etre ». Naturellerneut nous n'acceptons pas plus ce meontologisme que l'ontologisme. Nous pouvons laisser ce point non sans avoir remarque cependant, apres l'ample developpement accorde a la parenthese, la rapidite avec laquelle Sartre pense avoir prouve la these. I1 est vrai qu'il semble ne pas avoir ete satisfait de cette trop rapide demonstration et il etudie plus precisement un jugement negatif. « Pierre n'est pas dans le cafe », Sartre pense qu~il y a 1a une tleantisation en ce sens que j'ai organise tous les objets du cafe sur fond sur quoi Pierre est represente comme devant paraitre. Cette [ 47 ]
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neantisation premtere de toutes les formes, comme il l'appelle (remarquons que c'est neantisation- tout le COntraire d'un nt!ant) consiste dans le fait que chaque element de la piece tente de s'isoler, de s'enlever sur le fond constitue par la totalite des autres objets et retombe dans l'indifference de ce fond. « Car le fond est ce qui n'est vu que par surereit ». Il y a la sans doute au moins deux conceptions differentes du fond (peut-etre y en a-t-il trois) ; en tout cas, i1 y a le fond sur fond duquel, et le fond par surcroit. Le fond serait d'abord le fond par surcroit et deviendrait le fond sur fond duquel. « Je suis temoin de l' evanouissement de tous les objets que je regarde >>. James et Bergson ont fort bien analyse de tels evanouissements, il y a la pour eux un vide actif. « Le cafe poursuit sa neantisation. Seulement, il se fait fond pour une forwe determinee ... Il me la presente partout ». Donc cette neantisation n'est pas une neantisation de Pierre et n'est pas une neantisation du cafe, pas plus que tout a l'heure nous n'avions un neant de savoir devant un neant d'etre. Pourtant Sartre maintient que Pierre s'enleve comme neant sur le fond de neantisation du cafe. Remarquons tout au moins que le neant de Pierre n'est pas du meme genre que Ja neantisation du cafe. Le cafe glisse, Pierre s'evanouit (suivant les expressions de Sartre). Mais ce glissement et, cet evanouissement sont tres differents l'un de l'autre. Admettons (alors que cela n'est nullement prouve) qu'il y ait cette double neantisation, il n'y a pas grand chose de commun entre le neant du fond et Ia forme de m!ant. « Mon attente a fait arriver l'absence de Pierre comme un evenement reel concernant le cafe ». Non, il ne concerne pas le cafe, il me concerne, plus precisement, il concerne mon attente. Aussi ne pouvons-nous admettre que le jugement de negation soit conditionne par le non-etre, car le non-etre, qu'est-il, sinon le resultat de mon attente ? Ici encore, nous trouvons ce flottement entre le subjectif et l'objectif que nous avons note. Et, malgre ce que dit Sartre, l'absence de Pierre n'est que sa presence autre part ; l'absence de Pierre ne peut pas etre dite plus un fait objectif que l'absence, ici, de Jules Cesar. Pierre absent ne hante pas le cafe, mais le cafe-en-moi.
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Il reste que Sartre, comme nous l'avons deja signale, nou~ a montre qu'il y a un « ne ... pas » qui n'est pas pense. Il a raison de dire (p. 57) qu'il existe une quantite infinie de realites qui ne sont pas seulement objets de jugement, mais qui sont eprouvees, combattues, redoutees, etc., par l'etre humain et qui sont habitees par la negation dans leur intra-structure. Sartre affirme que la negation est comme une invention libreo « C'est une brusque solution de continuite qui ne peut en aucun cas resulter des affirmations anterieures, un evenement original et irreductible ». Nous aurons plus loin a revenir sur les Iiens entre negation et liberte. En tout cas notons qu'ici nous sommes dam l'idealisme. « Nous sommes dans Ia sphere de la conscience. Et h conscience ne peut produire Ia negation que sous forme de conscience de la negation ». La conscience, clont Heidegger, dans plusieurs des plus fortes parties de sa philosophie, avait tente de nom delivrer, nous voici replonges en eile. Mais reste-t-on fidele a cet idealisme quand Oll ajoute : « La condition necessaire pour qu'il soit possible de dire non, c'est que le non-etre soit une presence perpetuelle, en nous et hors de nous, c'est que le neant hante l'etre » ? Ainsi d'un cote un idealisme que nous ne pouvons certes approuver et qui reserve Ia negation a Ia conscience, de l'autre un non idealisme, ou realisme, qui, pour le moment, ne peut pas plus satisfaire. Resumons les resultats auxquels nous sommes arrives jusqu'ici ; le te,rme objectif n'a pas ete defini suffisamment, les pages sur le neant ont ete hantees constamment par un monisme du neant qui fait negliger ses differentes irisations, pour reprendre un des mots de Sartre, par un megarisme qui immobilise, un peu comme un des Sophistes du Cratyle immobilisait toute chose, par un humanisme qui attribue a l'homme toute destruction, compense par un nonhumanisme qui pense que les choses elles-memes repondent, par un objectivisme et un subjectivisme clont nous voyons mal comment i]s subsistent l'un a cote de l'autre (alors que bien plutot il faudrait [ 49 ]
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depasser cette alternative comme Heidegger et Sartre lui-meme nous le proposent). SARTRE CONTRE ßERGSON
Sans doute il y a quelque chose d'attirant dans une affirmation comme celle-ci : « Comment pourrions-nous meme concevoir la forme negative du jugement si tout est plenitude d'etre et positivite ? » Et il faut bien reconnaitre que la critique bergsonienne de l'idee de neant, si forte qu'elle soit, nous laisse insatisfaits, par son caractere intellectualiste et par son affirmation du plein. ' Mais quand Sartre objecte a Bergsan : « S'il y a de l'etre partout, ce n'est pas seulement le neant, c'est la negation qui est inconcevable », cette affirmation peut etre discutee. De meme que la formulation de la these bergsonienne, qui nous ferait croire qu'il y a pour Bergsan quelque chose qui serait « de l'etre » opp-ose au non-etre.
III. -
SARTRE CONTRE HEGEL
Dans Ia voie indiquee par Sartre, nous n'avons pas pu le suivre bien loin, malgre le desir que nous avions de rendre justicc a1' « autre grande tradition », celle des neo-platoniciens, d'Eckart, de Boehme, de Schelling et de voir, suivant l'expression de ~artre, la negation nous arracher « au mur de positivite qui nous enserre ». Il faut reconnaitre a la fois la force, et comme nous le disions l'attrait de cette affirmation (de la m!gation) mais aussi rappele; qu'un Hegel et peut-etre encore plus un Kant, l'avaient bien plus cherchee dans les choses memes. C'est une tache difficile que de se debrouiller dans la critique sartrienne de Hegel. Tachons de traverser ces fils barbeles. Notans d'abord qu'il n'est pas juste de dire que l'etre est reduit par Heget a une signification de l'existant, si du moins c'est le mot allemand dasetin ou le mot allemand existenz que l'on traduit par : existant. Et d'ailleurs on ne voit pas tres bien la signification du mot meme de signification dans cette expression. Il n'est pas juste de dire non [ 50 ]
plus que l'etre est enveloppe daris l'essence qui en est le fondement et l'origine, ou du moins, avant de le dire, il faudrait determiner de quel point de vue on regarde le systeme hegelien. L'essence est moins abstraite que l'etre (au sens du mot : etre que Hegel lui donne au debut de Ia Logique; l'etre de Ia logique- ou le premier Etre de la logique n'a pas l'essence pour son fondement ou son origine). . I1 est difficile egalement de donner un sens a la phrase : « il n'est pas admissible que l'etre des choses consiste a manifester leur essence, car alors il faudrait un etre de cet etre » (p. 49). Sartre poursuit en disant que l' etre est la condition meme de toutes les structures et de tous les moments. C'est qu'il envisage une autre signification (au sens le plus ordinaire du mot: signification) que celle qui est ici choisie par Hegel. Le plus important, et le plus manifeste, le de plus en plus manifeste, c'est que Hegelet Sartre ne donnent pas la meme signification au mot : etre. Sartre en est reste a Ia conception d' Aristote et de saint Thomas. T out le dynamisme de Hegel est transforme en statique par Sartre (clont Benda peut-etre ne desavouerait pas ici l'argumentation). « Si d'ailleurs l'etre des choses consistait a manifester, on voit mal comment Hegel pourrait fixer un moment pur de l'etre ou nous ne trouverions meme pas trace de cette structure premiere ». Qui ne voit qu'il ne s'agit pas du meme moment de l'idee d'etre, qu~nd Hegelle voit comme manifeste abstrait et quand Sartre le voit comme manifestant, ou que le caractere d'etre manifestant ne fait pas partie d'une structure immuable de l'etre, ou plus probablement encore, que ces deux explications sont vraies l'une et l'autre, l'une par l'autre? Sartre pour critiquer Hegel s'est place tout a fait a l'exterieur de Hegel. Ce qui fait que nous ne nous etonnerons pas s'il maintient contre Hegella non-contemporaneite de l'etre et du non-etre (du moins en theorie, car nous verrons qu'en fait il les rend contem-
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porains l'un avec l'autre) (I) et qu'il Ia fonde sur le principe de non-contradiction (precisement mis en doute par Hegel). . Peut-etre d'ailleurs quand il nous dit que pour Hegel, le neant dott ~tre posterieur a l'etre, alors que d'autre part, il lui est, pour le meme Hegel, contemporain, n'a-t-il pas ete assez profondement dans l'etude du mode hegelien de penser, et particulierement, de penser- et de nier -le temps. Quant a dire que Hegel introduit d~ ~~hors le neant dans l'~tre, c'est encore meconnaitre Ia pensee hegehenne et sa marche dtalectique. Le reproche d'introduire du ?ehors le non-etre dans l'etre pourrait etre plus legitimement fait a Sartre ; nous ne le ferons pas, croyant que dans de tels domaines, presque toutes les affi.rmations sont permises, le vide de ces domaines se pretant tout arrangement.
a
Evidemment, ce n'e~t pas du meme etre qu'il s'agit, chcz Sartre et chez Hegel, putsque pour Hegel c'est un abstrait pour Sa~t~e une conditi?~· d'apres son propre terme, et d'une fa<;~n plus prectse, une condttton concrete. D'apres Sartre, il est faux de dire que l'etre des choses consiste a manifester leur essence. Mais Hege! le dit-il ? le dit-il a ce moment ? car tout, chez Hegel, est question de moment, et le temps, cette espece de temps logique ou se meut Hegel fait beaucoup a l'affaire. , Quand il critique l'ambigu1te de Ia notion de depassement chez Hegel pour qui le depassement serait tantot un jaillisseme~t du plus profond de l'etre, tantot mouvement externe par lequel cet etre est entraine, que peut-il entendre par le mouvement externe dans une philosophie pour laquelle tout Iien externe est toujours
(x) ~e plus curieux c'est que Sartre « veut nous expliquer commeut l'~tre qui est ce qu'Il est peut n'etre que cela ~ c'est-a-dire est non - non-etre et intr 0 d ·t don.c Ie nean ' t dans 1''etre tout aussi· bIen · ' m que Hege!. Et ceci montre qu'I"l n' dou t e pas 1e d. r01t · ensmte · d e reprocher a., Hege! de les « contemporaneiser a» sans 1' avec _I'autre, SI l'on nous permet cette expression, puisque bon gre ma.l re ·1 f u?la meme chose. g ' I aJt
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superfi.ciel, et qui ne peut donc en aucun cas defi.nir le depassement qui lui est essentiel, par un mouvement externe ? (I) Ne nous etonnons pas si Ia suite de Ia page 49 est particulierement critiquable. « Mais si le depassement vers l'essence constitue le caractere premier de l'etre et si l'entendement se borne a « determiner et a perseverer dans les determinations », on ne voit pas comment, precisement il ne determine pas l'etre comme consistant a manifester ». C'est comme si on disait : « Mais si le mouvement consiste a etre en A et non A et si'l'entendement se borne a le voir en A, on ne voit pas comment il ne determine pas Ie mouvement comme etant en A et non A ». Sartre affirme : « qu'on nie de l'etre tout ce qu'on voudra, on ne peut faire qu'il ne soit pas, du fait meme que l'on nie qu'il soit ceci ou cela ».La negation ne saurait atteindre le noyau d'etre de l'etre qui est plenitude absolue et entiere positivite. C'est opposer a la conception hegelienne du pour soi, seul etre veritable pour Hegel, Ia conception satrienne de l'en-soi qui est une des plus discutables idees de la philosophie de Sartre. D'ailleurs si on l'accepte on ne peut introduire le non-etre daris l'etre que du dehors ; et c'est ce que Sartre reproche a Hegel, alors que cela ne peut pas etre reproche a Hegel (il y a bien d' autres reproches a lui faire), mais peut et doit fort bien etre reproche a Sartre, du moins pour sa conception de l'etre en soi. Ainsi pour l'etre en soi, il y a addition externe du non-etre a l'etre ; pour l'etre pour soi il y a contemporaneisation de l'etre avec le non-etre. Pour chacune des deux regions de l'etre qu'il distinguera, Sartre sera expose aux deux objections que lui-meme fait a Hegel et clont la premiere n'est pas juste pour HegeL Par contre, ajoute-t-il : « le non-etre est une negation qui vise ce noyau de densite pleniere lui-meme ». L'expression est parfaite et forte, mais la pensee l'est-elle? D'abord on observe que (I) Teile est d'ailleurs la force de la dialectique hegelienne que soit que Sartre maintienne que l'etre n'est pas autre que ce qu'il cst ou admette qu'il n'est pas ce qu'il est, il doit reconnaltre que l'etre n'est pas ce qu'il est, car il faut bien_, pour nier que l'etre soit autre qu'il n'est, qu'on le pense d'abord comme autre qu'il n'est.
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le m!ant qui semblait achever ce que la m!gation ne pouvait faire, devient negation. Sans doute cette negation est une negation .faite par le non-etre, semble-t-il Mais si nous l'admettons, nous sommes devant de formidables difficultes. (Si le non-etre se nie, ne va-t-il pas devenir affirmation ?) Et si nous ne l'admettons pas, nous retombons dans Ia these classique : le neant vient de la negation, et non la negation du neant. Sartre semble etre pour Heidegger contre Hegel, c'est-a-dire admettre la negation neant, contre la negation negativite. Mais peut-etre comme nous en avons des maintenant le pressentiment n'en est-il rien. · En outre, continue Sartre, atteignant ce noyau, c'est lui-meme que le non-etre est represente comme atteignant et non un noyau autre que lui. « C'est en son creur que le non-etre se nie ». (Ceci, ecrit sa~ doute SOUS l'influence de Heidegger, nous expose a la redoutable eventualite de voir le non-etre - se niant lui-meme -devenir, comme chez Heidegger dans le stade plus recent de sa meditation, positivite pleniere). Sartre ajoute : « Hegel oublie que le vide est vide de quelque chose ». Oui bien, oui tres bien : cela pourrait etre un rappel vers la conception du neant determine, de l'Autre, qu'a tracee Platon. Mais Sartre continue : le neant est vide d'etre et l'etre vide de neant. C'est a nouveau oublier Platon et les pages admirables du Sophiste, les plus definitives qui aient ete ecrites sur le neant avec celles de Hegel et de Bergson. C'est particulierement ne pas voir a quoi tend Hegel ace stade de la dialectique. Pour lui, l'etre et le neant ce stade, sont deux neants. Donc que l'etre soit vide de neant et le neant vide d'etre le resultat est le meme pour la dialectique hegelienne : ils sont tous deux neants. La refutation de Hegel par Sartre ressemble de tres pn!s a une refutation thomistique : « Ce qu'il faut rappeler ici contre Hegel c'est que l'etre est, et que le non-etre n'est pas ». La page 5I qui rencontre la pensee bergsonienne sur le neant ou s'inspire d'el1e, nous parait bien superieure a celles qui l'entourent. Ici Sartre demontre que le neant est posterieur a 1' etre, et il
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arrive a la formule que nous proposions : toute negation est determination. Page qui merite d'etre classique. Exemple des etranges inegalites de Sartre. Son regard, ici non entrave; saisit les choses d'une vue pleine. Alors, hors des sophismes et des paralogismes, la pensee de Sartre s'eleve, brillante et forte.
IV. --
SARTRE CONTRE HEIDEGGER
Sartre parle d'un progres de Heidegger sur Hegel (I). C'est plutot d'un progres de Hegel sur Heidegger qu'il faudrait parler. Iei le temps ne fait rien a l'affaire. « L'etre n'a plus ce caractere d'universel scolastique qu'il a chez Hegel ». La formule demanderait une discussion. Car : I o Cet universei scolastique est critique par Hegel (precisement quand il s'agit de l'etre, et c'est pourquoi l'idee de l'etre est niee pu lui immediatement, devient immediatement neant). 2 o L'universel scolastique est accepte par Heidegger. Ce qu'il y a a dire en, faveur de Heidegger, et ceci est important, c'est que, suivant ici des indications de Busserl sans doute, il a vu qu'il y a une comprehension pre-ontologique, que nous prefererions quant a nous appeler une comprehension non seulement pre-ontologique, mais meme non-ontologique. Sartre pense que la description heideggerienne signifie qu'il y a emergence de la realite humaine dans le neant. « C'est dans ic neant seul qu'on peut depasser l'etre ». Ainsi le mouvement de transcendance se :fige ici dans le neant, aussi bien que pour d'autres il se :fige dans l'Ens perfectissimum. D'ailleurs les expressions meme de la meontologie et celle de l'ontologie coincident necessairement : « C'est du point de vue de l'au-dela du monde que l'etre est organise en monde ». La clemergence de Ia realite humaine a partir de l'etre parfait est remplacee par la sans doute non moins mythique emergence hors (I) Quand Sartre enonce la conception Heidcggerienne . de fo~ces reciproques d'cxpulsion que l'etre et le neant exercent l'un. contre l'autre, rl ne. trent pas compte du fait que cette conception est celle d'un phüosophe encore plus rmportant et plus original que ne l'est Heidegger. C'est la conception de Kant plus encore que ce n'est la conception de Heidegger.
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du nön-etre, et le suspens dans la realite divine remplace par le suspens dans le neant. Heidegger maintient (contre Bergson), que 1a question: d'ou vient qu'il y ait quelque chose plutot que rien ? est legitime ; eile est legitime pour la pensee qui se place dans le Neant, operation dont Bergson niait ]a legitimite. De la theorie ainsi exposee, Sartre adopte certains traits : <.: Certes on ne saurait nier que l'apprehension du monde comme monde est neantisante. Des que le monde apparait comme monde, il se donne comme n'etant que cela ». Mais peut-on faire du ne ... que, un cas de neantisation, au sens legitime du mot ? Ce que Sartre ne veut pas accepter, c'est l'essentiel de la theorie heideggerienne : la priorite du neant sur le non. I1 admet bien que la negation tire son fonderneut du neant, mais il soutient qu'au fonderneut du neant, il y a le non. C'est ce qui va le faire retourner de Heidegger a Hegel. Ce qui faisait le plus grand attrait, la plus grande nouveaute de la theorie heideggerienne du neant, cette flamme sombre qui brillait en eile, mais peut-etre il est vrai, en son centre, etait un faux diamant noir, va s'eteindre chez Sartre . comme elle s'eteint d'ailleurs, mais d'autre fac;on, et en jetant plus de feux, dans l'appendice que Heidegger a mis a son essai sur Qu'est-ce que la metaphysique? Le m~ant est negation, dit Sartre. Etait-ce la peine de nous dire que le neant est l'origin·e de la negation, et non vice versa, si tous les deux sont identiques? Il est vrai que Je neant est negation comme etre, en Opposition a - ou en distinction de -- la negation comme acte. Mais nous savons par ailleurs qu'il ne peut etre qu'un acte, et cette distinction elle-meme est vom!e a l'ecroulement. Ici, une phrase ou est rappele un passage de Heidegger qui cvoque dans l'esprit du lecteur la thcorie de Bergson : « Le neant ne peut etre neant que s'il Se neantise expresserneut comme neant du monde, c'est-~-dire si dans sa neantisation, il se dirige expressement' vers ce monde pour se constituer comme refus du monde ». De meme plus loin, page 57, reprenant le motif de la page 51 : <•· Le neant, s'il n'est pas soutenu par un etre se decouvre en tant que neant ... le neant ne peut se detacher que sur fond d'etre ».
Donc de Heidegger a Bergson, et maintenant nous allons pouvoir dire : de Bergson a Hegel. . . N ous allons voir apparaitre en effet de mteux en mteux la difference entre Heidegger et ~artre et la ressemblance ent.re Sartr~ et les hegeliens : « Loin que la transcendance qui est proJet d~ so1 par dela puisse fonder le neant, c'est au. contrair~ .le neant qm est au sein meme de la transcendance et qut la condttlOnne ». Dans un des passages du Iivre ou eclate le mieux sa bonne foi et aussi son eclatante inferiorite, sur ce point, par r~pport .a Heidegger, Sartre ecrit : « la caracteris~ique de ~a phtlosophte heideggerienne c'est d'utiliser pour dec~tre l.e d~se.m des term~s positifs qui marquent tous des negat10ns tmphct~es ..Le d.asem est hors de soi dans le monde ; il est un etre de lomtams ; tl est souci · il est ses propres possibilites ; tout cela revient a dire que le da;ein n'est pas en soi, qu'il n'est pas a lui-meme dans ,.une proximite immediate, et qu'il depasse le monde en tant qu tl se pose lui-meme comme n'etant pas en soi et n'eta~t pas le mond~. En ce sens, c'est Hege] qui a raison contre Hetdegger quand tl declare que l'Esprit est le negatif ». Or ce qui fait la valeur de la philosophie de Heidegger, co~ trairement a ce que pense Sartre ici, c'est qu'elle parle pa~~OlS positiverneut de ce que Heid~gger appe~~e l'etre. C'est la posttlOtl et non la negation qui constttue ce qu tl y a de valable dans la philosophie de Heidegger. . . Sartre pens~ d'aille~rs que Heg,el n'e~t p~s y~us sattsfatsant que Heidegger car 1l n'auratt pas fonde la negattvtte comme structure ' l'esprit, pas plus que Het'd'egger n ' a f ond,e. 1a transcende l'etre de dance comme structure du Dasein. A vrai dire, on se demande ce qu'il faut a Sartre. En thomiste qui s'ignore, Sartre ecrit : « Dans les deux cas, on nous montre une activite negatrice et on ne se preoccupe pas de fonder cette activite sur un etre negatif ». Le deuxieme reproche qui va etre fait est mieux ~on~e : << Cette theorie du neant coupe le neant de toute negat10n concrete ». I1 ne s'agit donc pas de trouver un neant par dela le [ 57 ]
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monde, mais un neant dans le monde. La distance, clont il fait une analyse particuliere, l'absence, l'alteration, Ia repulsion, le regret, Ia distraction, telles sont ces negations reelles, ces « negatites » comme Sartre les appelle. « Il s'agit simplement, ecrit Sartre, en se tenant dans Ies limites de l'etre, de refuser un attribut a u~ sujet ». Les negations sont SOUtenues par l'etre et dispersees dans l'etre. Le neant, dit-il tres justement, est soutenu par l'etre, ne peut se neantiser que sur fond d'etre. « Si du neant peut ehre donne, ce n'est ni avant ni apres l'etre, ni d'une maniere generale cn dehors de l'etre, mais c'est au sein meme de l'etre, en son creur ». Ainsi Sartre abandonne Heidegger et vient se ranger de nouveau aupres de Platon, de Hegel, de Bergson. A vrai dire Heidegger a revele n!eemment que son N eant n'est pas different de l'etre, c'est l'etre lui-meme en tant que distinet des etants particuliers, et lui-meme avait clone rejoint Platon et les neo-platonieiens dans l'aspeet positif de leur theologie negative (I). Ajoutons encore une fois a ee sujet que Sartre fait expressement ici ce qu'il avait reproche a Hegel de faire : il contemporeanise le neant et l'etre. Ajoutons enfin que nous avons laisse de cote les trois petits mots qui finissent la phrase. Apres : « au sein meme de l'etre », Sartre ajoute : « comme un ver». Il s'agira de savoir si cela n'inflechit pas la meditation de Sartre en un sens qui n'est pas logiquement neeessaire. Ici Roquentin peut-etre a repris Ia parole. Qu'avons-nous vu dans Ia double critique faite par Sartre a Hegelet aHeidegger ? Eneore une fois eette stabilisation des termes du probleme, ce que nous avons appele son megarisme, mais aussi Ia negation de ee megarisme qui va le faire se retourner de Heidegger vers Hegel. ,. (r) Deja dans la conference, Heidegger avait dit: « Le neant appartient a l'etre de l'etant ». Dans le Post-Scriptum, i1 se demande si le neant, n'etant aucuu etant particulier, n'est pas l'etre meme. Le neant, dit-il plus loin, en tant qu'autre par rapport a l'etant, eit l'etre meme.
V.-
LA NON-ORIGINE DU NEANT
Le neant, pose par le fait meme que. nous nous interroge?ns sur l'etre, eomme le disent egalement He1degger et Bergson, 1 un pour nier l'utilite de cette interrogation (Bergson) ~}'autr~ pour 1a fonder (Heidegger) ne peut etre en dehors de 1 etre m comme notion complementaire et abstraite (rappe1ons que H~~el e~t ca:ac: terise ici de maniere superficieHe) « ni comme m1heu mfim. o~ l'etre serait en Slispens ». Tel est le resultat auquel Sartre est arnv~. Or, ajoute-t-il, ce neant intra-mondain, l'Etre en, soi ne s~u~att le produire. Car, c'est la raison que donne Sartre ~pres Parme~!de, 1'etre est · le non-etre n'est pas. Ou, comme d1t Sartre : 1 etre comme pl~ine positivite ne contient pas le neant comme une de s~s struetures. Mais il y a une autre raison, e'est que l'etre -. et particulierement l'etre en soi tel que l'a defini Sartre - n'eXIste pas. Mais ce neant ne sera pas non plus produit par 1e neant en tant que celui-ci se neantise. Ici a nouveau le mode de penser que nous avons appele Thomiste - en nous rendarrt coup.able sa~s doute de quelque injustice enverssaint !homas- va se fa1re s_ent1r. Heidegger avait choisi le mot : nea~user, pour tenter ,de d1re c.e que le neant est (car le mot est, est 1mpro~re ~our le neant), ma1s Sartre explique : « seul l'etre peut se neant1ser, car de q"';lel~ue fa~on que ee soit, pour se neantiser il faut etre,. ». (A vr~1 d~re, pour Heidegger le neant neantise plus encore qu 1l ne se neant1se. Et ce qu'il neantise a de l'etre avant d'etre neantise). Si le neant est ... si le neant n'est pas ... Nous nous raJ?pelons le Parmenide, ou plus exactement nous ~ rentrons ; c~r Heid,egger avait eehappe ou cru echapper a certames de ses dtffieultes, en evitant Ia formule : si le neant est. '" Pour Sartre le neant possede seulement une appar~n.ce d e,tre ct ce n'est clone pas a tort que nous evoquons le Parmemde. C est Parmenide qui eonsaerait son deuxieme chant a cette apparence d'etre qu'est le neant. . . , , Sartre ote toute activite au neant : 1l n'est pas, 1l est ~te ; ' ' t 1se' :>. ' · ' L e neant il ne se neantise pas : i1 est neant1se. est nean. N'est-ce pas sous ces vocables heideggeriens, Ia pensee bergsomenne qui est reprise ? [ 59 ]
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C'est ici que nous trouvons Ia phrase fondamentale, pierre d'angle de la eonstruetion sartrienne : « reste clone qu'il doit exister un etre qui ne saurait etre l'etre en soi et qui a pour propriete de neantiser le neant » (ne pourrait-on pas aussi bien ecrire : de neantises 1' etre) « de le supporter de son etre, de 1'etayer perpetuellement de son existenee meme, un etre par quoi le neant vient aux choses ». Notans que eet etre qui supportera le neant se trouvera. eontenir en lui le neant, et sera peut-etre par la un peu trop fragtle pour le supporter. Et d'ailleurs eomment le supporterait-il puisqu'il l'a en lui? . Un tel etre ne peut ni recevoir le neant ni le produire ; il dmt clone neantiser le neant dans son etre, a propos de son etre ; «, il est .un etre en qui dans son etre il est question de son propre ne~nt; .11 est son propre neant >>. (Nous voyons iei des expressions extstenttelles empruntees a Heidegger intervenir dans la theorie du neant). Or il faut dans la question d'une part faire du donne une pre-· sentation oscillant entre l'etre et le non-etre, et c'est eet acte de situer dans la question meme que l'on pose le donne entre l'etre et le non-etre, dansunetat neutre, que Sartre appellenon pas neutralisation, comme on s'y attendait, mais neantisation, ereation d'une neantite, et d'autre part le questionne se neantise lui-meme en ce sens qu'il se deeroehe des series causales ; car d'apres Sartre, pour poser une question, il faut se desengluer de l'etre, echapper a l'ordre eausal. Ainsi nous retrouvons toujours eette double neantisation : du questionneur et du questionne au sein de la question, double neantisation que nous avons deja eu l'occasion de mettre en question- et a vrai dire - de neantiser et clont le caraetere douteux apparait encore mieux quand on voit intervenir l'idee de liberte, car on ne voit pas pourquoi pour interroger, il faut se deerocher des series eausales. On voit par la que la neantisation est un processus humain · « .l'homme est un etre qui fait eclore le m~ant en tant qu'il s'affect~ lm-meme dans son etre a eette fin ». [ 6o ]
Remarquons iei eneore comme l'analyse de Sartre cotoie l'analyse de Bergson. }'our tous deux le neant depend d'une question, d'une question humaine. Et quand Sartre nous .montre ~es negatites tirant leur origine d'une att~nte OU d'~n 'pro Jet ?umam: nous nous rappelans l'analyse bergsomenne de _ltde.e. de d~sordre , il y a seulement eette differenee que la ~ega:10n ICI devtent ~~e « rubrique eategorielle d'un moment eategonel » par lequel, st Je comprends bien, nous prenons cons~iene~ de ~o:re ~tre dans le monde en tant que l'idee de monde tmphque ltdee d homme (car e'est par rapport a l'homme qu'il y a un monde). L'homme est l'etre par qui le neant vient au monde. . ' . Mais que doit etre l'homme pour que~ par lu~, le neant vtenne au monde ? Sartre pense qu'il doit pouvmr se plaeer en dehors ~~ l'etre. (En realite il faudrait qu'il soit en dehors du monde deJa pour qu'il ait aussi l'idee du monde). . Sartre pose, en eleate, que l'~tre ne saura1t .~n~endrer qu: de l'etre. Comme si l'etre ne pouva1t engendrer ltdee de non-etre. (Mais on a deja illegitimement sans eoute identifie l'idee de nonetre et non-etre) (I) • Or l'homme ne peut engendrer le non-etre, mais il peut se mettre avee l'etre dans un rapport tel que lui-meme s'isolant de l'etre se neantise (bien que ce mot ne soit pas prononce iei) et devienne libre. Ici Sartre 'compare sa theorie avee celle de Deseartes~ c?mp~raison qu'il a reprise dans un article de Labyr~nthe .. Mats il vmt dans la liberte mise en jeu dans le Doute methodtque taute la liberte cartesienne alors que ce n'en est que le premier aspect. Ce n'est que pour cette premiere liberte, cette liberte pr~._~~g!tative qu'il est permis de dire - et encore -,- qu'e~le,.est posstbthte pour Ia realite humaine de se secreter un neant qm ltsole. « Ce qui parait d'abord avee evidence, ~it Sar~re, e'est que la realite humaine ne peut s'arraeher au mond'e que st, par nature, eile est arraehement a elle-meme ». Admettons eette formule,
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(x) C'est a cause de ce que nous avons app~le son eleatisme que Sartre est force de se representer le non-etre commc un affatbhssement (p. 6 I).
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dangereuse comme toutes les formules de ce genre : Ia sublatio sui n'est pas plus claire que Ia causa sui. Et derr;.andons ce que signifie un arrachement a soi (nous retrouverons 1ci les observations de A. Patri) : cela ne peut etre que arrachement a soi en tant que non liberte, sinon, cet arrachement serait lui-meme non liberte. Sartre fortifie ici son opinion par celle de Descartes (mais .il est evident que si Descartes fonde le doute sur Ia liberte, Ia liberte n'est pas tout entiere identifiee avec Ia suspension du jugement), par celle de Hegel (mais Ia negativite hegelienne n'est pas du tout le fait d'entourer 1'etre de neant), par celle de Brentano, de Husserl et de Heidegger pour qui Ia conscience humaine est une sorte d'echappement a soi. Or remarquons que cet echappement n'est pas pour eux Iiberation, mais pour le dernier ek-stase dans les choses, et pour les deux premiers intentionnalite vers les choses. Cependant il voit que tout cela n'est pas suffisant pour justifier sa theorie d'apres laquelle la conscience s'arrache aux choses et a elle-meme et s'evade de la sequence causale. Ce qu'il veut fonder c'est l'idee d'une coupure, d'une fissure dans la trame de Ia conscience ; car d'apres lui le neant ne peut etre pense que par une teile fissure. Non seulement le neant est fissure, comme pour Democrite, mais la fissure ne peut etre pensee qu'en une sorte epoche. On pourrait dire que, d'apres Sartre, seul Pyrrhon peut penser l'atomisme (c'est fort ingenieux, mais fort bizarre). « Tout processus neantisant exige•de ne tirer sa source que de lui-meme » (nous verrons d'ailleurs un peu plus loin qu'il ne peut meme pas tirer sa source de lui-meme). Ou bien, et nous irions peut-etre par la plus profonderneut . dans la pensee de Sartre, au lieu de prendre Democrite et Pyrrhon, prenons Descartes et Descartes : le Descartes du Dubito ergo sum et le Descartes de Ia creation continuee et de l'independance des moments du temps ; le Dubito dependrait de la theorie cartesienne du temps. Pour prouver sa these, a savoir que la negation suppose Ja liberte et Ia liberte une rupture dans le temps, Sartre renvoie a l'analyse qu'il a faite de l'image dans ses livres anterieurs. Pour
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que nous ne soyons pas e~ face .d'une .actualite pleine, pour que Ia rupture dont nous parhons so1t poss1ble et .que ~ous ne soyons pas maintenus dans un present « dens: et pl~m » ~I faut prouver que l'image est negation, double et ~eme tnple, smon quadruple negation. Neantisation du monde. (l'Image. n est pas une per:eption) neantisation de l'objet de l'1mage ~P1e~re ~st ~bsent] neantisation d'elle meme. A vrai dire, ces trms neant1sat10ns n en fo~t qu'une, mais le regard de Sartre !ait c~n:me pulluler les neantlsations (le resultat est toujours neant d a11leurs). Alors que nous avions note precedemment son monisme du neant nous pouvons noter ici son pluralisme des negations. Comment de Ia allons-nous a Ia preuve de Ia theorie que l'on nous avait annoncee? Comment peut-on prouver que le moment negatif n'est ~ossi~le que, ~arce que Ia conscience est en dehors de toute determmatiOn anteneure et qu'il y a. Ia des actes de pensee qu'aucun e;~t anterieu~ ne peut determiner ni motiver, une rupture avec 1etre, un decrochage de l'effet ~ar rapport a Ia cause? Mystere et discretion (au sens de : discontinuite). Il ne reste de tout ce passage qu'un precieux membre de phrase : « a 1'aide de negatites, j'isole et determ~ne Jes exis~ants » qui vient a nouveau eveiller en nous le souvemr du Soph1ste de Platon (1). . , Bien plus nous nous persuadons du v1de de cette demonstration du vide, d'une fac;on encore plus complete, q'?an~ nous voyons Sartre nous dire qu'il ne pe~t .Y ,avoir d,e .mo;1vat1?~ du nt~ant par le neant. Nou.s ar~ivons lC.l a ,.~n eplphenomemsme etrange, semblable a celm ~Ul se voyalt ~eJa da~s un pass;ge ~e l'Introduction, par lequel I absence de P1erre n"est pas de~erml nante pour le regret de ne pas le voir. « Un et~e .peut ~1en. se neantiser perpetuellement, mais dans Ia mesure ou 1l se" neant1se, il renonce a etre l'origine d'un autre phenomene » fut-ce une seconde neantisation. (t) De meme un des passages anterieurs oii Sartre -'??ntrait comment !es realites · t po 51'tr'ves retiennent la negation comme condrtron de la nettete de leurs p1ememen contours, comme ce qui les arrete a ce qu elles sont. A
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Sartre refuserait la comparaison que nous avons faite de sa theorie avec celle de la discontinuite des moments du temps. Maispar quoi va-t-illa remplacer? Toute l'habilete de Sartre consistera a transformer la phrase : « Rien n'est venu se glisser entre l'etat passe et l'etat present » en la phrase : « Rien est venu se glisser entre l'etat passe et l'etat present >>. « Ce qui separe l'anterieur du posterieur c'est precisement rien ». Et ce rien est absolument infranchissable, justement parce qui'l n'est rien. Certains ont admire ce passage (voir certains articles de la revue Espnit et de la Nef) mais nous avouons, pas plus que dans les passages correspondants de la conference de Heidegger, n'y voir « rien ». On voit d'ailleurs que ce que Sartre entend par rien, ce n'est pas rien mais une mise hors de jeu. On nous demande de considerer que rien ne separe - ou rplutot que rien separe - le present du passe. Mais i1 faut, si je comprends bien, que ce rien soit conscience de rien. « 11 faut clone que l'etre conscient se constitue lui-meme par rapport a SOll passe, cornme separe de ce passe par un neant... » Ainsi le hors de jeu, forme SOUS laquelle s'est enfin reveJe le rien est Ia liberte, car la liberte n' est autre chose que la conscience se 1 Vivant elle-meme COffitne neantisation de SOll passe. Nous eherchians la condition de la possibilite pour la nature humaine de poser le neant, et nous voyons que cette condition est le rien, mais un rien actif puisqu'il est la liberte. Nul doute que cette affirmation de la liberte comme neantisation du passe n'enferme un element de verite ; ce qui ne veut pas dire qu'elle enferme toute la verite. Mais la question pour le moment est de savoir si la demonstration a ete legitime, si on a pu conclure du « rien ne » au rien tout COUrt, du rien tOUt Court a la mise hors de jeu, et aussi eile est de savoir s'il est legitime de transformer cette neantisation du passe (neantisation d'ailleurs relative et completee aussi par l'appropriation du passe) en unc secretion de neant (p. 6 5 ) . Ici intervient le phenomene de l'angoisse, interprete suivant les indications de Kierkegaard : l'angoisse est saisie du neant et vertige devant la liberte (car ces deux elements sont presents chez Kierkegaard).
11 y a une difference entre les expressions de Kierkegaard et celles de Sartre : Sartre ecrit : « Dans l'angoisse la liberte s'angoisse devant elle-meme en tant qu'elle n'est jamais sollicitee ni entravee par rien ». Kierkegaard eilt dit : en tant qu'elle est sollicitee et entravee par rien. Reste a se demander s'il est vrai que le possible que je realise, mon possible concret, ne peut paraltre comme mon possible qu'en s'elevant sur le fond des possibles logiques que comporte la situation ; il y a la peut-etre melange d'abstraction et de concret. C'est la meme question que l'on pourrait poser lorsqu'on lit plus loin (p. 79) : « 11 arrive que je m'efforce de me distraire de Ia constitution des autres possibles qui contredisent mon possible ». Sans doute ces possibles non-miens sont appeles un neant d'etre, ce qu'ils sont bien en effet. Mais le mot : neant d'etre ayant ete applique aussi bien a la liberte qu'a ces possibles qui ne sont pas mes possibles, il y a un doute qui vient a l'esprit. Est-il vrai que ces autres possibles soient moi-meme et condition de la possibilite de mon possible ? Je ne le crois pas. 11 faut reconnaitre neanmoins la force. de l'analyse par laquelle Sartre doue les possibles d'un etre transcendant et purerneut logique (remarquons l'ambiguite du terme transcendant qui tantot indique transcendance vers l'etre, tantot le monde en tant qu'il est la-bas, tantot ma negativite perpetuelle et mon arrachement perpetuel a moi-meme et tantot enfin comme ici la resistance a cet arrachement perpetuel) et en fait des possibilites externes, purement concevables c'est-a-dire concevables par un autre. Quand Sartre ecrit : « rien ne peut m'obliger a tenir cette conduite » quel est a nouveau ce rien ? Est-ce le rien ne ... ou 1~ rien.? « n neant s'est glisse, dit-il encore, je ne suis pas celu1 que Je sera1 ». Et nous nous demandons encore s'il a le droit d'appeler cette chose qui s'est glissee un neant, et cela d'autant plus. qu'on nous dit qu'en_ meme temps : « je suis celui que je sera1, sur le mode de ne 1' etre pas ». Ainsi le ne... pas est surtout ici une fa<;on de dire. Sartre a reproche a Heidegger d' avoir tendance a presenter les negations SOUS formes positives. Ne
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pourrait-on reprocher a Sartre la tendance qu'il a a ~rese.nter certaines choses positives (comme le futur) sous forme negattve? En outre il nous dit : « C'est la conscience d'etre son propre avenir sur le mode du n' etre pas que nous nommons angoisse ». Definition peut-etre arbitraire ; car il y a des formations par nous-memes de notre propre avenir qui ne comportent pas l' angoisse. . . . La conduite decisive emanera d'un mot que Je ne suts pas encore. Oui, les choses peuvent etre presentees ainsi ; mais du moment qu'on nous dit qu'en meme temps le moi futur depend du moi passe, on voit que ce n'est qu'une des deux fa~ons de les presenter. Ces ·diverses formes d'angoisse sont le principe de ce que Sartre appeilera ]a mauvaise foi : « je suis ma pro~esse sur. ~e mode du n'etre pas ». Mais est-il vrai que ce que le JOueur salSlt c'est la rupture du determinisme ? Non ; c'est plutot lui-meme determine qu'il saisit. Est-il vrai qu'il saisisse un neant qui le separe de lui-meme ? Et en quel sens est-il vrai que «" rien » ne l'empeche de jouer ? Est-il vrai que ce qu'il faut c'est recreer ma decision ex nihilo? Non; puisque l'acte que je ferai, d'apres ce que Sartre dit lui-meme, consiste a re-trouver, a re-creer ma decision. L'idee d'une re-creation ex nihilo ne peut etre pensee. Remarquons que ce que Sartre met en lumiere, c'est l'idee du passe comme ineffi.cacite. En transposant la defi.nition du passe de Matiere et Memoire dans le domaine circonscrit par les Donnies Immediates nous aurons en tout cas une partie de la theorie de Sartre. « La structure des motifs comme ineffi.cients est condition de ma liberte ». En deuxieme lieu il rapproehe cette theorie d'une theorie idealiste (inspiree d' Alain sans doute) de la conscience. Le motif ne parait que comme correlatif d'une conscience du motif, et il lie ces deux theories : etant apparition pour la conscience le motif est ineffi.cace, la conscience lui echappe par le fait meme de le poser. Quanta dire que: c'est en se posant e11e-meme comme immanence que la conscience neantise le rien qui la fait exister pour eile-meme comme transcendance, une teile phrase pose beaucoup [ 66 ]
de questions : d'abord qu'est-ce que neantir le rien? On ne neantise pas le rien, mais l'etre ou un etre. Et la phrase serait beaucoup plus claire si on la renversait: c'est en neantisant le rien qui la fait exister pour elle-meme comme transcendance que ]a conscience se produit elle-meme comme immanence. N ous arrivons maintenant a des lignes qui montrent bien l'essence de l'existentialisme, l'essence du non-essentialisme de ' ' L'essence c 'est t out ce qu ' on Sartre. « L ' essence c ' est ce qut. a ete. peut indiquer de l'etre humain par : cela est. Et de ce fait c'est la totalite des caracteres qui expliquent l'acte. Mais l'acte est toujours par dela l'etre essence ; il n'est acte humain qu'en tant qu'il echappe a toute explication qu'on en donne, precisement parce que tout ce qu'on peut designer chez l'homme par la formule: cela est, de ce fait meme a ete ». « Notre nature, dit-il encore, demeure toujours derriere nous et eile nous hante comme l'objet permanent de notre comprehension retrospective ». Mais lorsque Sartre ajoute que l'homme est separe de son essence par le neant, nous ne comprenons plus (r). Cela signifi.e, dit-il encore, qu'un rien neantisant m'ote toute :excuse. Nous ne comprenons pas plus. « Cela signifi.e, reprend-il un peu plus loin, que rien, pas meme ce que j'ai ete, ne peut me contraindre a faire ceci ». Nous comprenons ; mais ce qu'alors nous cessons de comprendre c'est pourquoi cela a ete formule sous la forme : « un neant qui separe l'homme de son essence ». Ce qu'il aurait fallu dire au contraire c'est : ce que j'ai ete constitue mon essence ; et ce que j'ai ete est un neant, doublement un neant, comme ayant ete (c'est-a-dire comme etant non present) et comme etant ce clont je ne tiens pas compte. De meme je ne sais s'il convient de parler du neant qui me separe de ce que je serai. Rjen, dit Sartre, un peu plus loin, ne me justifi.e d'adopter teile ou teile valeur. Mais faut-il traduire ce rien par : neant et ecrire : le neant me justifi.e d'adopter telle ou teile valeur ? Plus loin encore Sartre ecrit : le neant que je suis. Ainsi rien, le neant, justifi.e le neant ( 1 ) Page 64 Sartre nous dit : « ce qui separe l'anterieur du posterieur c'est preciscment rien » et p. 7 r il parle de l'existence de ce rien qui s'insinue entre les motifs er l'acte, et ;antBt ce rien sert a refuter la theorie de l'independance des moments du temps, et tantöt l'affirme.
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(que j~ suis) (p. 79). La fuite devant l'angoisse (qui nait du neant) est-elle aussi un processus de neantisation ? L'an,goisse nait du neant, ou peut-etre est-elle neantisation, mais le divertisseme~t est neantisation de oette neantisation. Sartre ne semble pas VOlr de difficultes dans cette negation de Ia negation qui n'est pourtant pas af:firmation. Mais il en note une autre proehe parente de celle-la : fuir l'angoisse, c'est etre angoisse devant l'angoisse. C'est alors que va intervenir l'analyse de Ia mauvaise foi qui « destinee a combler le neant que je suis dans mon rapport a moi-meme, implique precisement ce neant qu'elle supprime ». Ainsi la neantisation de la neantisation ne peut que Ia neantiser. Quoi de plus positif en ce sens que le neant ? Ce que l'on veut eviter et ce que }'on ne peut eviter, c'est cette Separation entre mQi et mon moi futur par un neant (p. 79). Remarquons que dans de tels passages, Sartre chosi:fie le moi au moins autant que Bergson (et sans doute davantage). Notons sur ce point encore, Ia critique parfaitement inju~te du bergs?ni_sme. Il su_ffit de ~ rappeler ce que Bergson a d1t de Ia creatwn d,e sm par sm, des con~er sions dei rearrangements du caractere auxquels le mot meme , . . ' ' de rearrangement ne peut plus convemr, pour savmr, qu apres Ies Donnees Immediates, il avait envisage, comme en temoignent non seulement les cours qu'il fit, ,mais s~n arti~le ~ur I'Effort Intellectuel, et certaines pa~es de 1~volutto;n..creat_rrce, des revolutions de l'ame. Bergson ava1t montre les declSlons trrationnelles, les motifs qui sont formes apres. Rien de plus injuste sur ce point que la conclusion de la critique de Sartre : « Ce qu'il a constitue de la sorte, ce n'est pas notre liberte teile qu'elle s'apparait a elle-meme, c'est Ia liberte d'autrui _». Meme si on admet que ceci peut s'appliquer dans une certame mesure aux passages des Donnees Immediates ou Bergson parle de l'indefinissable ressemblance de nos actes avec nous-memes, il faut ajouter que cette ressemblance nous pouvons la ressentir en nous-memes, et que, meme pour ces passages, Bergson echappe finalement a la critique. Jamais, en tout cas, Bergson n'a considere le moi comme quelque chose de tout constitue, comme un « objet constitue ». Et il est presque amusant de voir Bergson qui a montre comment [ 68 ]
autrui ni meme nous-memes en tant que connaissant, ne pouvons connaitre notre liberte, accuse de nous donner une liberte telle qu'elle est vue par autrui. Mais c'est ainsi qu'aujourd'hui on lit et interprete Bergson. , . A la theorie bergsonienne de la liberte, Sartre oppose Ia theone kierkegaardienne. L'une, la theorie bergsonienne, se fonderait sur un processus deja construit, l'autre, Ia theorie kierkegaardienne nous presenterait la veritable donnee immediate de Ia liberte, l'angoisse. Mais pourquoi lier si profondement angoisse et liberte ? Sartre qui a essaye de liberer Ia theorie heideggerienne de l'idee de l'etre pour la mort, n'aurait-il pu faire un effort pour Ia delivrer de ce residu de la pensee de Kierkegaard qui est l'angoisse ? Quoi qu'il en soit, Sartre pense avoir montre l'existence de Ia liberte empirique comme neantisation de l'homme au sein de Ia temporalite et comme condition necessaire de Ia condition des negatites. Mais il ajoute qu'il faut aller plus loin que ces negatites, qu'il faut aller vers le neant originel et au dela des transcendanc~s dans l'immanence, trouver l'immanence sans transcendance. lc1, il abandonne Beidegger pour Busserl. « C'est dans l'immanence absolue dans la subjectivite pure du cogftto instantane que nous devons 'decouvrir l'acte originel par lequell'homme est a lui-mellJif son propre neant » (cf. p. 84, l'instantaneite du cogito pre-reflexif). (Pourquoi instantane ? Busserl lui-meme a insiste sur les constantes protentions et retentions qui constituent notre vile mentale). Sartre se retourne des lors vers la conscience, ou il veut trouver l'unite de 1' etre et du n' etre pas. Apres avoir vu notre sortie vers l'en-soi (dans l'lntroduction) et notre sortie vers le non-etre (dans le premier chapitre) sortie qui conditionne d'ailleurs Ia premiere puisque l'en-soi n'est pas nous, Sartre a lie les deux idees de transcendance et de non-etre. Mais ici une question reapparait : Ia transcendance d'une part, le non-etre de l'autre, ont-ils ete de:finis d'une fa~on satisfaisante? En effet, pour en revenir au passage sur le neant que nous etudiions, au moment ou nous avons discute Ia critique du bergsonisme, n'aurait-il pas mieux valu eviter le mot general neantiser?
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Quand il s'agit du temps, neantiser veut dire : transferer dans le f';ltur ou dans le ~asse. Quand il s'agit du possible, neantiser veut d1re : rendre poss1ble. N'y aurait-il pas avantage, afin de faire c~atoy~r sur le reel les diverses neantisations, a les appeler : passetfi.catwn, futurisation, possibilisations au lieu de les grouper sous un vocable trop general et necessairement ambigu ? Nous pourrions sans doute faire une observation assez sem~lable ~our le mot transcendance sur lequel nous avons deja appele 1attentwn. .Pour prendre seulement six pages de ces chapitres (les p. 7 s83) tl y a la transcendance de la realite humaine, ma transcendance en tant qu'elle soutient et depasse mon essence (p. 7 s, So). I1 y a les tra~scen?;mc~s du ~a~se et du fut~r (p. 84) cjui tantot peuvent etre hees a la precedente et tautot lui etre opposees. I1 Y a Ia transcendance qui nous engage dans le non-etre (p. 82 ) (clont le~ ~eux transce~dances du passe .et du futur peuvent etre considerees comme fatsant partie). Il y a l'apprehension transcendante des negatites, qui elles memes sont dites etre des transcendances et de~.,transcendances dans l'immanence (p. 83). Et nous avon~ vu deJa quelques autres emplois du terme. A Ia fin de l'Introduction a l'Etre et le N eant le lecteur s'~tait trouve, a~res tours et retours, a peine plus avance qu'au debut et se voyatt face a des problemes qui lui paraissaient insolub~es. ~e moms~e des phenomenes, affirme, puis nie, puis retabli, avatt f~tt, place a. un dualisme .des phenomenes de l'etre (qui allait mener a 1ontologtsme du premter chapitre) et meme a un dualisme de deux formes d'etre qui va dominer toute l'reuvre. Le realisme ~p~st~mologiq';le avait ete compromis par son voisinage avec un tdeahsm~ quast-:fi.chteen, et en tout cas n'arrivait pas a etre prouve. A, c?"tams moments, cet idealisme venait s'unir a un epiphenomemsme que .nous avons retrouve dans ce premier chapitre. , Le ~omsme du. phenomene, le realisme epistemologique, 1affirmat!on de Ia pnmaute de Ia metaphysique sur Ia theorie de ~onna!ss~nce, la description de l'intentionalite husserlienne 1extst:nttahsme tel qu'il se faisait jour dans cette introduction' et le hen qu'on cherchait a etablir entre le subjectif et l'objectif:
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etaient autant d'elements importants, mais clont l'importance se voyait parfois mal, recouverts qu'ils etaient par des interpretations ou des conclusions discutables. De meme, dans ce premier chapitre, Sartre, constamment niant les theories bergsonienne et hegelienne, mais constamment les longeant l'une et l'autre, si differentes qu'elles soient, voulant fonder paradoxalement un humanisme objectiviste, en ce sens que montrant dans l'homme l'origine du neant, il veut aussi montrer Ia realite du neant (et sa vision ne ressembie-t-eile pas a celle qu'aurait un de ces heros acephales de Chirico clont Ia subjectivite niee se remplit d'objets heteroclites ?), joignant Ia suspension Pyrrhonienne et le vide democriteen, voyant maintenant un pullulement de negations au lieu de ce monisme du neant des pages p.recedentes, glissant du rien ne, au rien, et du rien a Ia mise hors de jeu, supposant que mon possible vecu est lie a d'autres possibles qui seraient egalement vecus et non vecus pourtant, traduisant le positif en negatif, s'oriente vers sa theorie de Ia liberte ou se fonderont tous ces motifs, sans arriver pourtant a nous satisfaire. L'echec meme de cette ontologie n'est-il pas une corroboration de Ia philosophie de l'existence en tant qu'elle est opposee toute Ontologie? Si,. d'ailleurs, il est vrai que bien des elements des analyses ulterieures sont importants, et valables, cela ne peut-il pas nous amener a voir que ces analyses ne sont pas reellement fondees sur le premier chapitre pas plus qu'elles ne sont fondees sur l'Introduction? Une revision des concepts fondamentaux sur lesquels L'Etre et le N eant parait fonde devient necessaire pour que puisse etre preserve tout ce qu'il y a de precieux dans Ia suite de l'ceuvre. Retournons-nous vers les pages 74 a 77 qui sont remarquables. Elles montrent comment l'angoisse ne nous apparait pas ordinairement, parce que nos possibles ne sont pas thematises, ne sont pas places sur le plan de Ia reflexion, et comment Ia moralite quotidienne de meme que l'action quotidienne est exclusive de l'angoisse. Il y a la un tres beau passage sur les valeurs. « En tant qu'etre par qui les valeurs existent, je suis injustifiable. Et ma liberte s'angoisse d'etre le fonderneut sans fondement des
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valeurs ... C'est l'angoisse devant les valeurs qui est reconnaissance de l'idealite des valeurs ». Que les detracteurs de Sartre lisent les pages 76 et 77 ; et ils y reconnaitront, s'ils ont bonne foi plus que ces bonnes intentions qui ne portent pas au Paradis, le philosophe. « J'emerge seul et dans l'angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon etre ; toutes les barrieres, tous les gardes-fou s' ecroulent, neantis par la conscience de ma liberte. Je decide seul, injustifiable et sans excuse ». Convient-il de qualifier d'esprit de serieux l'attitude opposee, je n'en suis. pas sur, et les pages que Sartre a ecrites contre le serieux a la fin de son Iivre, peut-etre les regrette-t-il ou les regrettera-t-il ? Mais c'est surtout Ja je crois (j'espere) une question de mots. Ou qu'ils lisent encore, ces detracteurs, Ia premiere partie de Ia page 78. Depuis Bergson, rien n'avait ete ecrit d'aussi fort contre le determinisme (cela n'empeche sans doute pas le detracteur clont les bonnes intentions premieres couvrent de mauvaises intentions secondes, de voir en Sartre un materialiste) : « Le determinisme psychologique, avant d'etre une conception theorique, est d'abord unc conduite d'excuse ou s1 on veut le fondement de toutes les con·duites d'excuse ». N'eut-il fait que mettre en lumiere les deux tendances qu'un Sheldon, en parlant de tout autres philosophies, a discernees dans Ia pensee contemporaine, le grand subjectivisme et le grand objectivisme (r), n'eut-il fait que poser a nouveau le problerne qui sera sans cesse debattu, de la realite de la negation et donne l'exemple, dans sa tentative pour le resoudre des dangers du megarisme et de ce monisme des notions clont il est victime, en meme temps que de l'emprise, comme necessaire, sur l'un de leurs adversaires, des idees de Hegel et de Bergson, et de Platon, surtout n'eut-il fait qu'insister sur les conduites pre-p~edicatives, mis en lumiere l'existence en tant qu'irreductible a l'essence, et en tant que se mettant en question elle-meme, son reuvre eilt ete utile. Elle 1'a clone ete, et le restera. (r) Cf. dans Le Choix de 1.-P. Sartre, par Roger Troisfontaines, p. 58 : « Objectivite dans l'en-soi, subjectivite dans la liberte pure "
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REMARQUES SUR UNE NOUVELLE DOCTRINE DE LA LIBERTE" par
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c: 1 e 'Clous tiens pour capable de tracer un cercle carri et d'icrire dedans laquelle des deux esi Athenes, de Rom1 ou de Carthage. :. Jules LEQUIER.
LE debat autour de l'existentialisme
fran~ais
a surtout concerne jusqu'ici les merites extrinseques de la doctrine de Sartre. On s'est demande si la nouvelle philosophie de la liberte etait encourageante ou decourageante pour les hommes de bonne volonte, si elle pouvait etre utile ou nuisible a la cause d'une revolution que tout le monde s'accorde a reconnaitre necessaire, sans s'inquieter d'ailleurs tellement de savoir ce clont il s'agit. La controverse etant amenee sur ce terrain, les champions de la doctrine sartriste et Sartre lui-meme avaient la partie belle contre des adversaires pour qui la question de la verite et de l'erreur paraissait avoir si peu d'importance. On discutera longtemps, en invoquant des exemples contradictoires pour savoir si le fatalisme sterilise ou non les efforts de la volonte humaine. Pour refuser a l'homme toute espece de destin, la doctrine de la liberte totale n'en souleve pas moins des problemes analogues. Devant une aussi « ecrasante responsabilite » comme,nt ne pas se sentir angoisse, d'autant plus qu'on n'ignore pas l'entreprise fondamentale d'avance promise a l'echec ? A l'image classique de l'attelage platonicien, Sartre substi-tue explicitement celle de l'ane qu'on fait mareher avec une carotte attachee au bout du fouet. Mais tandis que d'aucuns se [ 75 ]
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s~tisf~nt ~e succes empiriques et restent indifferents a Ia perspectr~e dun echec transcendantal, d'autres font le contraire. Chacun, sUtvant son_ humeur personnelle, pourra clone interpreter la nouvel~e doctrme dans le sens d'un optimisme ou d'un pessimisme. Ma1s en fin de compte, il faudra bien etre amene a reconnaitre que _Jes ide~s professees !'ar les hommes n'ont pas l'influence qu'on sera1t tente de leur attnbuer sur leur conduite effective. Avec une ~etaphys~que quelconque, aussi bien qu'avec une religion revelee, 1I Y a touJours des_accommodements variables avec le temperament de chacun et les c1rconstances dans lesqueiles il se trouve implique. La question des sanctions pragmatiques de Ia doctrine ne saurai_t ~tre indifferente au philosophe, mais normalement eile ne d~vra1t mtervenir qu'apres des enquetes d'une autre sorte. 11 faut b1en convenir que jusqu'ici c'est l'ordre inverse qui a prevalu. La mode s'en etant melee, 1' « existentialisme » etant devenu une sorte. de tarte a Ia creme pour tou tes sortes de gens qui ont parfois acqu1s « L'Etre et le Neant » au prix du marche noir mais se _ sont bie~ gardes d'en ~ecouper ensuite plus de trois pages: Ia chose se con~o1t. Elle ne se JUsti:fie pas pour autant. , ffins le -?-u~ero 3 des « T emps Modernes », M 11 " de Beauvoir n a pas de peme a psychanalyser certains adversaires et a attribuer leur refu~ d'a~hesion a quelque inavouable « resistance ». Stendhal a fort b1en dtt que « tout bon raisonnement offense ». Mais il ne f~~drait pas se presser de courir trop vite a Ia reciproque. 11 est d a1lleurs douteux que les contempteurs de Sartre soient offenses p~r des raisonne~ents ~u'ils ne" se sont guere donne Ia peine de sutvre. Ils le sera1ent b1en plutot par l'espece de « weltanscha~unggeruch » qui se degage des romans et des pieces de theatre d; 1 auteur des « Mouches » et de Ia « N ausee ». Ce sont Ia precisement les odeurs et les saveurs sur lesquelles il serait vain d'epiloguer. La question_ du bon raisonnement n'est pas a confondre avec celle de ce qu1 sent plus ou moins bon. Quelle est Ia valeu~ des raisonnements de Sartre, quel poids leur donnent les « expene_nces v:ecues » qu'il invoque a leur appui, telles sont les seules questwns dignes d'etre posees a propos d'unt:
entreprise de dimensions aussi considerables que celle de « L'Etre et le N eant ». M 11" de Beauvoir suppose que l'on « resiste » a l'Existentialisme, parce que les hommes etant devores de « pulsions » contradictoires et pieins de « mauvaise foi », ils n'aiment pas Ia coherence, encore moins qu'on leur dise toute Ia verite sur leur compte. La coherence n'est pas toute Ia verite. Elle n'en est qu'une condition mineure a laquelle l'histoire de Ia pensee humaine ne permet de donner qu'une signi:fication assez relative. 11 n'est pas de doute cependant qu'elle soit quelque chose, surtout lorsqu'il s'agit de l'appreciation des systemes philosophiques pour lesquels les sanctions pragmatiques sont vagues et incertaines. Chaque systeme philo·sophique nouveau pretend triompher des contradictions dans lesquelles se sont empetres ses predecesseurs. Le systeme de Sartre ne fait naturellement pas exception. Mais si Ia tradition excuse Ia pretention, eile ne saurait a eile seule fournir Ia justi:fication. Un certain mode de pensee peut se vouloir refractaire a toute espece de systematisation. Teile etait bien en un sens Ia pensee existentielle a ses origines, lorsque chez Kierkegaard, chez Nietzsche et plus lointainement chez Pascal, eile se donnait comme antiphilosophique plutot que comme philosophique. Sartre aussi bien que Heidegger, ont opte dans un autre sens. L'exigence que Sartre a deliberement admise, le souci d'architecture dogmatique qu'11 s'est impose est pour sa doctrine theorique une assez redoutable epreuve.
L'essence de l' « existentialisme » de Sartre, si l'on ose ainsi s'exprimer, c'est d'etre une philosophie de la liberte humaine qui voudrait etre Ia plus radicale qu'on ait osee jusqu'ici. Teile est la signi:fication de cette nouvelle opposition entre l'essence et l'existence : Ia liberte humaine n'ayant qu'elle-meme pour Iimite, il ne saurait etre question d'une essence de l'homme capable de pred~terminer son existence. C'est au contraire l'existence humaine de:finie par les modalites de son projet fondamentat aux prises [ 77 ]
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avec des situations concretes, qui forge a chaque moment son essence. L'homme est ce qu'il se fait etre et s'il le fait c'est en vertu d'un libre choix. De telles formules, comme toutes les formules totalitaires des philosophes systematistes d'ailleurs, ne recelent-elles pas dans leur flanc, le monstre qui est en train de les devorer ? Il est paradoxal que l'on semble etre contraint de parler d'une « essen~e » de 1' « existence », lorsqu'on expose la pensee de Sartre, mais la volonte de faire de l'existence subjective la clef de voute d'un systeme philosophique, de construire un « existentialisme » ne permet guere d'y echapper. Et c'est iei que commence a retentir le signal d'alarme de l'antinomie, puisqu'en vertu d'une exigence de ce meme systeme, l'existence humaine ne saurait prendre placc parmi les essences. La logique du systeme de Sartre, s'il y en a une, c'est que les essences devraient etre subordonnees au moins quant a leur manifestation a l'existence humaine, que « l'en-soi » des choses ne puisse apparai:tre qu'en fonetion du « pour soi » de l'homme. Maisee « pour soi » identifie a la pure liberte, ne devientil pas par la meme, un «. en soi » a sa maniere ? Nous sommes loin iei, malgre les apparenees, de ehereher a Sartre une pure quereile de mots. Si nous disons que son systeme engendt;:e l'antinomie, c'est parce qu'on peut y demontrer a la fois un theoreme et sa negation : il ne doit pas y avoir d'essenee de l'homme (conclusion expresserneut tiree par l'auteur) et cependant il doit y en avoir une (conclusion contenue implicitement et qu'un simple examen eritique permet de degager sans postulat nouveau). On peut donner a cet argument une tournure plus directe en s'appuyant sur la lettre aussi bien que sur l'esprit des expres-· sions et des exemples de Sartre. L'auteur de « L'Etre et du Neant >> declare a de multiples reprises que « l'homme est eondamne a etre libre », qu'il ne s'est pas donne a lui-meme sa liberte par un acte de liberte, que nulle puissance au monde, meme pas la sienne ne saurait etre capable de lui arracher ce dangereux attribut. C'est en ce sens qu'il faut comprendre que « une liberte n'a pas d'autres limites qu'elle-meme » et paradoxalement ce sont bien
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des limites qui lui sont ainsi imposees. C'est par necessite que nous avons la liberte. Mais parler ainsi de « condamnation », de « necessite » n'est-ce pas retrouver le dur Iangage de la philosophie des essences a laquelle on voulait precisement echapper ? Chaque chose est ce qu'elle est et ne peut etre autre que ce qu'elle est. Si c'est parnature que l'homme est libre, on ne voit pas que son existence echappe a la juridiction du royaume des essences. Si l'homme üe peut echapper a sa liberte, il faudra bien dire que c'est parce que tel est son destin. Semblable a celle du menteur qui declare : « Je mens », Ia doctrine existentialiste de Ia pure liberte se contredit elle-meme des qu'elle est enoncee. Elle donne lieu exactement au meme type d'antinom'ie. Quel est le comble de Ia liberte ? Etre libre de tout, sauf de ne pas etre libre ou bien libre de tout, meme de renoncer a sa liberte ? Quoi qu'en. dise Sartre, il n'existe aucune raison · logique de preferer une des deux hypotheses a l'autre. L'une et l'autre satisfont egalement a la definition de la pure liberte qui est de ne se trouver limitee par rien d'autre que par elle-meme. Mais dans un cas comme dans l'autre, on voit la pure liberte seenher aussitöt le venin qui Ia tue. Limitee par elle-meme, Ia pure liberte est tout aussi bien detruite que si elle se trouvait limitee par une cause etrangere. Dans l'hypothese admise explicitement par Sartre, Ia Iimitation est effective et constante: i1 y a un choi:x: qui m'est interdit. Dans l'autre, on pourrait penser que la Iimitation est seulement eventuelle : je puis renoncer a ma liberte, ce qui ne veut pas dire que j'y renoncerais e:ffectivement, mais seulement qu'a chaque moment je choisis d'etre libre, en cotoyant sans cesse 1'abime ou je pourrais me plonger si .ie renon~ais a Ia liberte ( r). Que serait cependant une liberte destinee a ne jamais s'exercer? Si je suis libre de renoncer a ma liberte, il faut bien qu'il y ait un cas au moins ou cette liberte est effectivement exercee. Sa ( 1 ) 11 faudrait ici songer a~ probH:me de la mort. et notamment a celui de b. mort volontaire que Sartre esqmsse beaucoup trop raptdement dans un paragraphe de c L'Etre et du N'eant ,, Nous nous proposons de revenir ulterieurement sur cette question. S'il fst vrai qu'une mort volontaire existe, de quel droit nierait-on que je puis par ma liberte mettre fin 3. ma liberte ?
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Iimitation est donc reelle dans une hypothese comme dans l'autre car apres la plongee de Ia liberte dans le gouffre de Ia necessite, il ne sera plus question d'un retour. Dans Ia premiere hypothese, un seul choix m'etait interdit. Ce choix me serait-il permis il . ' faut envisager que tous les choix deviennent interdits.
••• On sait que pour Sartre liberte est synonyme de « neantisation ». C'est par Ia faille du neant que l'homme emerge dans le monde et s'il n'a pas d'essence c'est parce qu'a aucun moment de son existence, il ne peut co'incider avec lui-meme a Ia maniere des choses qui ne sont que ce qu'eiles sont. Uti trou qui se creuse dans « l'en soi » et le « pour soi » apparait avec son inexplicable liberte de n'etre pas ce qu'il est et d'etre ce qu'il n'est pas, puis-· qu'il dispose toujours de la faculte de choisir. Plus exactement, si nous avons bien compris Sartre, l'homme est ce neant lui-meme, ce trou dans le monde. Il est remarquable de constater que cette notion du neant, lorsqu'on veut lui attribuer Ia signi:fication radicale du « rien absolu », engendre une antinomie semblable a celle de Ia pure liberte. Lorsque Descartes af:firme a titre d'axiome de la raison natureile que « le neant n'a pas de proprietes » il souleve, en effet, sans y prendre garde, la question de savoir comment il faut interpreter cette absence de propriete : aucune propriete sauf celle de n'avoir pas de propriete ou bien aucune propriete meme celle de n'avoir pas de propriete ? I1 va de soi que si l'on dit que le neant n'a aucune propriete sauf celle de n'avoir pas de propriete, il possede au moins une propriete bien qu'elle ne soit pas du meme type logique que les autres. C'est donc qu'il n'est pas le nt~ant. Mais d'un autre cote si le neant n'a meme pas Ia propriete de n'avoir pas de proprietes, il n'est pas davantage le neant. Plus generalement il est egalement impossible de dire que « le neant est » et que « le neant n'est pas » : ces deux propositions contradictoires entre elles sont egalement contradictoires en elles-memes.
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On peut s'en assurer en remarquant qu'elles equivalent l'une et l'autre a la proposition : « Le neant n'est pas le neant ». Les raisons de Sartre de preferer Ia formule : « Le neant n'est pas » a toute autre qui conduirait a admettre que « le neant est » sont logiquement aussi douteuses que celles qui l'amenent a soutenir que « nous ne sommes pas libres de ne pas etre libres ». Platon avait deja montre dans le « Parmenide » que si l'on dit que « le non-etre n'est pas » i1 faudra bien lui conceder l'etre de son non-etre et par consequent l'etre. Dans tous les cas on est amene a dire que « le'neant n'est pas le neant ». Un pur neant paralt aussi inconcevable qu'un vrai mensonge ou qu'une pure liberte. Sans doute en est-il de meme d'une existence sans essence : une telle existence ne pourrait etre que l'existence du neant. Mais l'essence prend assitot sa revanche ; si l'on admet une existence du neant, i1 faut bien que le neant prenne rang en quelque maniere parmi les essences. L'opposition des formules de Heidegger et de Sartre a propos du neant qu'ils voudraient tous deux considerer d'une maniere egalement radicale, peut etre envisagee comme une nouvelle iiiustration de l'antinornie. Tous deux s'accordent pour soutenir que le neant n'est pas, mais aussi pour admettre la necessite d'en parler en quelque fac;on, ce qui les conduit a inventer d'etranges neologismes. Pour Heidegger le neant n'est pas, mais il « neantit » l'etre, pour Sartre le neant n'est pas mais « il est neantise » dans son etre. La relation de l'etre et du neant est conc;ue d'une maniere inverse par les deux philosophes : pour Heidegger l'etre se constitue sur un fond de neant, pour Sartre c'est « le neant qui se constitue sur un fond d'etre ». Le neant d'Heidegger est un neant extra-mondain qui pourrait faire songer au vide dans lequel les cosmogonies sto'icienne et pythagoricienne faisaient respirer le monde, le neant intra-mondain de Sartre ferait songer plutot au vide des atomistes et son illustration par l'image de l'intervalle ou de la distance pourrait aiier dans ce sens. Ni l'un ni l'autre ne se trouveht sans predecesseurs dans l'histoire de la philosophie. Si l'on admet avec Heidegger que le neant « neantit », il faut
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bien lui accorder au moins une propriete : celle qui est marquee ·par le verbe actif. Des lors ce neant si on lui concedait en outre la faculte de penser et de parler, ne pourrait-il dire a sa manie~e : N~hilo, ergo sum. I1 faut sans doute admettre que Ia concept10n de l'auteur de « Was ist Metaphysik ? » correspond a l'hypothese : « le neant n'a aucune propriete sauf celle de n'avoir pas de proprietes » (I). Le neant extra-mondain prend fi.gure d'une nouvelle espece d'etre qui s'ajouterait a l'etre du monde pour constituer avec lui le T out. Sartre voudrait echapper a cette consequence : son neant intra-mondain ne devrait ajouter a l'etre aucune espece de propriete nouvelle. Il n'a pas d'a~tre etre que ~'etr~ de l'etre qu'il a rejete, l'etre de l'etre « neanttse », de celUI qut ~-· « est ete » c'est-a-dire que son etre est « un etre d'emprunt ». Il semble d~nc rigoureusement depourvu de toute espece de proprietes « meme celle de n'avoir pas de proprietes ». C'est un trou dans le monde et rien de plus. Le neant de Sartre nous renvoie cependant a celui de Heidegger pour cette excellente raison que l'emploi d'un verbe au passif ne dispense jamais de celui de l'actif qu'il suppose. Si l'on dit du neant qu'il est l'etre « neantise », il ~a~t bien supp_ose,r quel~ue ~hose pour le « neantiser ». Le neanttse, nous renv01e a.. u~ neantlsant. La derniere ressource est donc d admettre Ia comctdence de ~a « neantisation » passive et de la « neantisation » acti;e~ d~ sub~tl tuer a Ia voix active et a Ia voix passive une forme reflechte. C est bien ce que fait Sartre en derniere analyse lorsqu'il _requiert !lue << l'Etre par qui le neant arrive dans le monde » sott « un etre ( ) M Wahl nous fait remarquer a ce propos que dans les de~niers text~s l'Heidegger. le « Neant :. se trouve identifie finalerneut a « l'Etre :. qm ~e ~auratt ~t e c aucun des existants :.. Il semble ainsi que l'on revienne par un chemm m~erse ~ rla ceH~bre demonstration hegelienne de l'identite entre l'Etre p~r et 1~ _PUr ~ea,nt. Le mystere de cette demonstration pourrait d'ailleurs commencer ~ se d~sstper ~~ ~ on 't que pour la logique classique elie-meme le Tout de 1 ExtensiOn dott etre songeat • · 11' 1 b equivalent au zero de la comprehension et que pour 1a 1?gtstlqu~ r?sse tenne e ver e Atre ne saurait s'attribuer ~- lui-meme sous forme affirmattve ausst bten que, sous forme :egative. Les problemes de la « Medenologie », P,?U7 emprunter. encore a M. Wahl une de ses formules, sont les memes que ceux, du reahslll_e ?ntolog1que des. classes. clont la pretention de fonder la negation sur le Neant pourratt a ell~ [!Oulc f;!.tre env~Jager
la
n~!lpparition,
en qui dans son etre, il soit question du neant de son etre », lorsqu'il ne craint pas d'af:firmer que « l'Etre par qui le neant vient au monde doit etre son propre neant ». L'image du trou nous soutien.dra-t-elle pour comprendre ce dont il s'agit ? Si l'on conc;oit un trou, il faut bien songer non seulement a ce qui etait Ia avant qu'il fut Creuse et que l'on retrouve autour de lui SOUS forme de terre rejetee, mais aussi a l'instrument, quel qu'il soit, qui a permis de le creuser. L'equivalence d'une pioche et d'un trou est donc le dernier resultat de ce difficile exercice verbal destine au surplus a nous faire entendre ce qu'est l'existence et Ia liberte humaine. Mais comme il est bien evident qu'une pioche ne saurait etre un trou, on con~oit bien qu'en :fin de compte tout ceci revienne a dire que « le neant n'est pas le neant » de Ia meme fa~on qu'il avait fallu precedemment reconnaitre que Ia liberte n' etait pas Ia liberte puisqu'elle se trouvait transformee en prison.
La conception de Sartre selon laquelle nous sommes condamnes a etre libres est si peu compatible avec les autres exigences de son systeme qu'il se trouve amene implicitement a Ia dementir. La critique adressee a Ia theorie leibnizienne de Ia liberte est particulierement signi:ficative a cet egard. S'il est vrai pour l'auteur de Ia « Theodicee » qu'Adam a choisi librement de prendre Ia pomme puisqu'il ne s'est trouve contraint par aucune necessite exterieure, Sartre n'en estime pas moins qu'une teile liberte n'est qu'un leurre. Le premier homme en choisissant ainsi n'aurait fait qu'obeir a Ia necessite interieure d'une essence qu'il ne s'etait pas donnee a lui-meme. Adam a choisi de prendre Ia pomme parce qu'il etait Adam et pour aucune autre raison, mais s'il etait Adam c'est parce que Dieu l'avait fait tel en vertu du calcul du meilleur des mondes. Un autre geste d'Adam eilt suppose un autre Adam dans un autre monde mais rien de tout ceci ne dependait d'Adam. Pour l'auteur de « l'Etre et du Neant », si l'on veut admettre qu' Adam soit vraiment libre, il faut lui reconnaitre non seulement
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le choix de son geste mais aussi celui de son etre en tant que c'est cet etre qui eclaire son geste. TI faut qu' Adam se soit choisi lui-meme en tant qu'Adam. Sartre admet qu'il en est ainsi effectivement de chacun de nous : on aborde ici la notion capitale dans son systeme du << projet fondamental » en vertu duquel un etre se fait lui-meme, en assumant par un libre choix son « etre dans le monde ». Si nous comprenons bien, il faut meme aller plus loin et dire d'un etre libre non seulement qu'il se choisit lui-meme, mais qu'il choisit aussi le monde dans lequel il arrive : un homme du Moyen-age au caractere emporte s'est choisi non seulement homme au caractere emporte, mais aussi homme du Moyen-age. Ainsi la liberte n'est limitee par rien. La liberte sera-t-eile cependant limitee par eile-meme, comme Sartre le soutient par aiileurs ? Refl.echissons aux consequences logiques d'un choix d'Adam par lui-meme. S'il est vrai qu'Adam s'est choisi, puisqu'il etait le premier homme, c'est de la nature humaine qu'il a du faire choix, le choix du caractere individuel etant equivalent dans son cas a celui du caractere specifique. Mais si l'on admet avec Sartre que Ia nature humaine c'est Ia liberte, faire choix de Ia nature humaine c'etait choisir Ia liberte. Adam n'etait donc nullerneut cantraint d'etre libre, s'il est vrai qu'il n'etait pas cantraint d'etre Adam. Le choix de la liberte, choix fait contre Dieu pour etre Dieu mais de teile fa<;on qu'il n'en resulte qu'un Dieu manque, pourrait etre le projet fondamental de l'Humanite. · Sartre developpe effectivement par ailleurs de semblables conceptions ou des theologiens pourraient voir une nouveile interpretation du peche originel. Le choix d' Adam enchainerait-il cependant les autres hommes de teile sorte qu'ils se trouveraient prisonniers de leur liberte parce que volontairement le premier homme se serait engage dans cette prison et les y aurait engages ? 11 va de soi que cette interpretation serait incompatible avec les hypotheses du systeme de Sartre. La liberte d' Adam ne saurait restreindre Ia mienne. T out homme a sa maniere est pour Sartre le premier homme. I1 est « responsable dans son etre de l'existence d'une nature humaine » (p. 60.2). Le choix du caractere individuel
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ne saurait donc exclure le choix du caractere specifique et le suppose. Si je me suis fait moi-meme, je me suis fait homme et si je me suis fait homme, je me suis fait libre. On est donc bien conduit a dire que ma liberte depend de ma liberte. Passant a la contre-epreuve on peut montrer que les difficultes logiques qu'entraine la notion du choix d'un etre par lui-meme sont exactement les memes que celles d'un choix de la liberte par la liberte. Sartre montre fort bien que si 1'on dit que je suis lihre parce que j'ai choisi d'etre libre, on se trouve engage dans une regression a l'infini. La liberte choisie suppose une liberte donnee mais cette liberte a-t-eile ete choisie ou non ? Si on la supposc choisie, il en faudra une troisieme et ainsi de suite. Cette reproduction constante et indefinie de la meme question est d'ailleurs la caracteristique de celles qui se trouvent soulevees par les propositions du type de l'Epimenide. Mais il en est exactement de meme si l'on admet le choix d'un etre par lui-meme, .ce qui conduit a supposer une sorte d'anteriorite de l'etre sur lui-meme. Le sujet du choix ne pouvant etre, en tout etat de cause, identique a son objet, de la meme fa<;on qu'on devait admettre precedemment une liberte au dela de la liberte, il faudra consentir ici a poser un etre qui choisit au dela de l'etre choisi. La question reviendra alors de savoir si 1'Adam qui a choisi Adam en tant qu' Adam (Adam Kadmon ?) s'est ou non choisi lui-meme en tant qu'operant un pareil choix. Et si l'on n!pond encore par l'affirmation, un troisiemc Adam sera necessaire, etc.
La liberte qui s'est choisie elle-meme en tant que projet fondamental d'assurer tel ou tel « etre dans le monde », se contredit elle-meme une fois de plus, si l'on songe encore a ce que pourrait etre une pareille liberte, independamment meme de la difficulte logique precedente. Le choix du « projet fondamental » peut-il etre autre que celui du « caractere intelligible » dont les manifestations empiriques se derouleraient « par la suite », en se particularisant dans des details d'execution d'importance secondaire au
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regard de celle du choix accompli ? Puisqu'on retrouve ici la doctrine bien connue de Platon, de Kant et de Schopenhauer, les perspectives de la philosophie de l'existence nous ramenent encore a celle des essences. Bien que l'on se trouve cantraint d'adopter le Iangage d'un « par la suite » pour opposer le deroulement des evenements empiriques a l'Evenement fondamental, faute de mot., permettaut de distinguer suffisamment l'anteriorite logique et ontologique de l'anteriorite chronologique, c'est en dehors du temp~ qu'un pareil choix a du. s'accomplir, au royaume intemporel des tssences et non dans le monde de 1'existence. Mais si l' on mc concede une teile liberte noumenale, ma liberte empirique n'est-elle pas perdue ? Le choix s' etant accompli en dehors du temps, lc temps ne saurait avoir de prise sur lui. C' est une fata!ite empirique qui va se trauver suspendue a un acte de liberte transcendantale. La doctrine du choix accompli au dela de l'existence manifestee dans le temps dispensait Platon de reconnaitre al'homme une libertc empirique d'un type quelconque. Chez Kant eile avait pour objet d'etablir saus deux perspectives differentes le determinisme et la liberte, et dans la doctrine de Schopenhauer le choix accompli de lasorte permet d'accentuer encore la nature immuable du « caractere » de chacun pendant taut le cours de son existence. Sartre proteste naturellerneut contre une semblable interpretation du << projet fondamental » mais les arguments qu'il invoque pour dis·tinguer sa conception de celle de ses illustres predecesseurs ne sont guere convaincants. Le choix du « caractere intelligible » etant accompli « a partir de rien » et « contre rien » serait finalerneut choix de rien, tandis que le choix du projet fondamental etant choix d'un etre dans le monde suppose le monde et taute sa richesse (p. 559). Si l'on se refere toutefois au mythe d'Er l'Armenien, chez Platon, on ne voit pas que Ia doctrine du « caractere intelligible » merite ces accusations puisqu'il y a plusieurs lots a choisir et que le choix s'opere a partir d'une existence anterieure. Cette position est d'ailleurs parfaiterneut logique avec elle-meme puisque selon P1aton, taute la richesse de l'existence se trouve concentree dans le monde des essences. Le choix d'un « etre dans le monde », etant [ 86 ]
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donne son caractere d'engagement to~al, suppose. d~ taute {.ac;on }~;> survol du monde empirique. Ce cho1x ne saura1t s ac:om~ 1r en
fonction des particularites timitees. de t~lle ou ,~elle .« s1tuat,1~~ )),, bien que ce soit dans de pareilles s1tuat10ns qu. 1t do1ve. se rea 1~r. Ainsi torsque par consentement selon Sartre, Je me la1sse tomder de fatigue parce que man projet fondamentat est u?' ~et aban .on devant le monde, te choix du detail de ta rou~e o~ . JC me t~1sse . b er, qu 'il se trouve ou non a ma tibre dtspOS1t10n, tarn t t' dev1ent d'importance secondaire. Si te projet fondamenta est ,« essentiel » et non pas tes « projets secondaires », comment ech~pp~~ cet;e consequence que c'est parce qu'il se trouve etre C011St1tUt1 de « t 'essence » ?
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On voit bien toutefois qu'une pareille consequence repug~e philosophie de t'existence. Si man essence. es: subordonnee man existence, te « projet fondament_at » dOlt ~tre. constamment ma merci. Il ne saurait clone y av01r de caractere rmmu~~~e. . Une conversion de taut l'etre ne doit pas cesser d'et~e p~ss1 e. Sartre se refuse cependant a dire qu'elle_ est,. « posstbte a ~out instant » car te temps seton tui n'est pas fa1t d msta~ts. Il reJette aussi bien la theorie de la creation continuee p_ar ?1eu que, c~lle qu'on pourrait imaginer de l'auto-creation contmuee. La creat}?n continuee par Dieu nous ferait retrouver encore te~ essences ~reees qui ne peuvent se soutenir elles-memes dans t'e~~stence. L" aut~ creation continuee dissoudrait man etre en "pous~~tere. Elle ?ter~t tout sens au « projet fondamentat » et meme a taute espec~ e projet car un projet ne se conc;oit pas sans duree d'accomph:sement ce qui nous paralt etre t'argument decisif. Sartre va m~me · ~a conceder que le choix du projet fondamentat ne se constttue Jusqud · s te temps puisque c' est tui qui fait naitre te temps (p.. 55 9) · pas an ·t " , CI ? L:t Mais dans ces conditions comment pe~t-1 etre .a ma mer . . ·, liberte seton Sartre devrait avoir a ta f01s tes attnbuts ~e la hber~e empirique et ceux de ta tiberte nou~enale, ce ~ue t ~n co~1<;01t d'ailleurs puisque dans c~tte doct~~ne t etre et te phenomene d01vent se confondre mais non a ta mamere de Hume. Une conception de 1a nature d e t,.ms t an t qu1 pourrait etre
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particulierement heureuse semble constituer Ia tentative de solution. La nature de l'instant est pour Sartre une nature privilegiee qui ne saurait se realiser a tout moment. Des instants surgissent dans le cours du temps, mais le cours du temps n'est pas fait d'instants. L'instant qui doit etre a la fois commencement et :fin, :fin d'un :;;~ncien cycle de duree et commencement d'un nouveau est le moment de Ia conversion. Lorsque l'instant surgit, c'est une ancienne existence qui s'acheve, c'est une nouvelle qui commence. Si nous comprenons bien, pour Sartre l'instant est comme une sorte de dechirure dans le cours du temps, une rupture dans la continuite de la duree ordinaire qui pour cette raison ne saurait etre qu'extraordinaire. Cette description est conforme a celle que de nombreux romanciers, philosophes, poetes et mystiques ont donnee de la nature de certains « instants ». Sartre a deja concede que le projet fondamental initial ne saurait se constituer dans Je temps puisque c'est lui qui fait naitre le temps. A vec la theorie de « !'Instant » il va falloir admettre qu'il en est de meme pour le projet de la conversion. Si le temps n'est pas fait d'instants et si des instants surgissent dans le cours du temps, une conclusion logique s'impose en effet : c'est que l'instant qui descend dans le temps prend sa source ailleurs. Les « instants » auxquels Sartre fait allusion ont toujours ete decrits par lui comme l'effet d'une sorte de grace, quelle que soit l'interpretation theologique ou metaphysique admise par ailleurs. Que la grace qui se manifeste a Ia faveur d'un « instant » remonte du plus profand de nous-memes ou qu'elle fonde sur nous de toute la hauteur du ciel, il ne saurait s'agir dans un cas comme dans l'autre, d'un acte de ma liberte empirique. Si 1' on veut parler de liberte. C'est une liberte transcendantale qui se trouve requise ici comme precedemment. Mais avec la liberte transcendantale c'est aussi un autre monde que celui de l'existence. Soutenir que le projet fondamental est toujours a Ia merci d'une conversion operee dans l'instant, tandis que l'on admet que le temps n'est pas fait d'instants, c'est subordonner constamment l'existence a quelque chose qui ne peut se trauver ailleurs qu'en
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dehors du temps. Or l'existence et le temps sont pour Sartre des termes synonymes. Il faudra clone admettre que mon existence se trouve subordonnee a quelque chose d'autre qu'a elle-meme et ce quelque chose d'autre que l'existence et qui fonde l'existence, ne saurait etre autre que l'essence que cette existence manifeste. Des lors Ia proposition de Ia philosophie traditionneUe que Sartre et Heidegger ne cessent de combattre : « C'est l'essence qui fonde l'existence » va se trauver retablie dans tous ses droits. C'est a tort, en effet, que l'on croirait que cette espece de cassure cians l'existence que suppose Ia conve,_sion irnplique necessairement Ia rupture de l'unite de l'essence. Manifestee dans Ia vision internpareile de l'instant, elle pourrait n'etre en cffet que Ia revelation de ma veritable essence dans sa totalite. Empiriquement, on jugera de la valeur de « l'instant » par ce qui s'ensuivra mais toujours dans cette meme perspective, les exemples concrets de conversions montreront bien que les possibilites nouvelles qui se revelent alors, ne sont pas teJlement autres qu'inverses et complementaires de celles qui s'etaient manifestees auparavant. Empiriquement encore on pourrait y voir Ia manifestation d'une sorte de loi d'alternance qui ne serait nullement incompatible avec le plus strict determinisme. D'une maniere ou d'une autre, consideree a la lueur de ses antinomies, la nouvelle philosophie de l'existence r.ous ramene aux perspectives les plus traditionnelles de celle des essences. Cette constatation n'est pas pour diminuer des merites que l'on connait par ailleurs suf:fisamrnent eclatants.
* Sous un autre aspect encore, Ia doctrine sartriste d'une « liberte qui n'est lirnitee que par elle-meme » merite une attention particuliere. Toute liberte se manifestant par un choix et tout choix impliquant un sacri:fice, le choix d'un etre libre est necessairement celui d'un etre fini. Il y a clone pour Sartre qui retrouve ici l'inspiration de Jaspers, une :finitude essentielle de Ia liberte. << La liberte qui n'est limitee que par elle-meme » se trouve effec-
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tivement 1imitee a 1a 1iberte qui peut ne manifester qu'en « situation », mais, d'un autre cote, c'est 1a 1iberte qui fait qu'il y a des
« situations ».
Cette derniere assertion destinee a eclairer .1~ ~e1ation .gene~a1e qui existe entre 1a 1iberte des projets et 1a « factleite » des s1tuatwns avec 1esquelles eile se trouve aux prises, ne 1aisse Ras d' et~e dsset obscure. On pourrait songer a interpreter 1a, pre~er~ par.tie e a formu1e se1on 1aquelle: « i1 n'y a de 1ibert; qu en. s1tU~t10n » en disant que toute 1iberte de choix suppose qu un c?oiX m est donne, proposition parfaitement ana1ytique au sens kant1en ~u m?t. Da~s cette hypothese ce seraient 1es d~nn~es o:ff~rtes a~ chmx q~1 c?nstltueraient 1a « situation ». Ma1s 11 dev1endra1t a1ors d~ffic1~e d~ maintenir 1a seconde partie de l'argument : « C'est 1a hberte qui fait 1es situations ». En effet, s'il est possib~e de. montrer ~u~ le concept d'une 1iberte de choix exige u?'e «. s1tuatwn ~ en genera1, il n'en resulte pas cependant que 1es SltUatlOnS CO~Cretes dans 1e~ quelles je puis me trouver en decou1ent de ~a meme fa~on. Des 1ors ces « situations » ne vont-elles pas appara1tre co~me 1mpo~ant a 1a 1iberte autant de 1imitations du type externe, mcompatih1es avec 1a doctrine d'une 1iberte qui ne serait « 1imitee que par ellememe )). Sartre entreprend cependant de n:ontr~r que d~ns chaque, cas d'espece, c'est 1a 1iberte qui fait de 1a ~~t~at10~ ce qu eile est, c esta-dire qui confere a ses donnees une SlgntficatlOn sans 1aquelle elles SC trouveraient reduites a l'etat d' « existants bruts ». E~ e~et, « 1e projet » librement assume projette sur l'ens~mble de Ja S,ltU~tlO~ Ia 1umiere qui lui est propre et c'est en fonct10n de cet ~c~a1r~g... que Ies obstacles aussi bien que 1es « uste~sil~s » d~ 1a .rea~1sat10n prennent 1eur va1eur. C~ roche~ me ~ara1t-11 ~< d1f~c11e a esca1ader », cette qua1ificatwn n'ex1ste qu en fonctwn d u~e .esca1~de projetee. Abandonnerai-je ce projet, 1e rocher perdra sa s.1gmficat10n d'obstacle aussi bien que 1es asperites 1eur va1eu~ d'mstr~ments de 1a realisation. On pourrait donc penser que 1a demonstratwn e~.t reussie puisqu'elle pourrait etre repr?duit~ d~n~ ~haque cas .et q'! 11 est possib1e de soutenir que 1a hberte hm1tee par 1a s1tuat10n
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concrete n'est effectivement Iimitee que par elle-meme. C'est le choix du projet qui fait naitre Ia quali:fication de ce qui peut le servir aussi bien que l'entraver. Il ne s'agit pas ici de contester le bien fonde d'analyses brillantes avec lesquel1es au surplus Ia Theorie de Ia Forme et 1e Behaviorisme teleologique de To1man nous avaient deja familiarises. On pe~t se demander cependant dans quelle mesure elles se rapportent b1en au problerne de Ia liberte de Ia decision. 11 est remarquab1e en effet que dans ces descriptions. de Ia situation eclair~ a Ia lumiere du projet, Sartre adopte constamment Ia perspective d'un choix qui n'est plus a accomplir, mais qui a deja ete accompli de teile sorte que Ia liberte de l'execution parait seule en cause et non plus Ia liberte de 1a decision. Si l'on consentait a se placer dans Ia perspective ou les jeux ne sont pas encore faits ou il s'agit de se decider . . et non plus simplement d'executer ~ne decision, Ia « s1tuat10n » apparaitrait d'une toute autre maniere. Comment pourrait-on nier qu'elle impose effectivement du dehors des 1imites a Ia liberte, puisqu'en fournissant les donnees, el1e Iimite 1es possibilites du choix? 11 ne s'agit pas d'inventer une situation chimerique dans laquelle aucun projet ne serait en cours de realisation de teile sorte que la puissance nue de 1a liberte aurait besoin d'u~ moteur etranger pour passer a l'acte. De telles situations n'existent pas en fait. Mais les donnees d'une situation ne sont jamais stables de teilesorte qu'a chaque instantdes rencontres imprevues contraignent effectivement a accomplir des choix nouveaux. Ayant fait le projet d'aller droit devant moi, je rencontre un rocher qui m'in~i~e. a l'esca1ader, a ~e c~ntourner ou bien a renoncer a mon projet Initial. On ne saurait dire que les hypotheses qui s'imposent alors a mon choix, ont ete eiles-memes choisies. Sans doute, si je n'avais pas fait I; projet d'aller ~e ravant sur cette route, je n'aurais pas rencontre ce rocher, ma1s Ia rencontre qui n'etait pas comprise dans le projet initial ne saurait etre consideree comme un fait de ma liberte, car ce n'est pas moi qui ai place le rocher sur la route. Il est facile d'envisager des situations d'un caractere plus dramatique dans lesquelles interviennent des etres [ 91 ]
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humains ou des personnages surnaturels comme dans le recit de Ia Bible. Je rencontre un malfaiteur qui me propose l'option classique entre Ia bourse et Ia vie. Un sage pourrait dire que je n'aurais du me promener a pareille heure sur des routes desertes. Ce n'est cependant pas moi qui ai decide une pareille situation. De meme Adam n'avait pas choisi de se trouver dans le Jardin et ce n'est pas lui qui avait formule Ia defense qui du meme coup constituait Ia tentation. Si « le peche est lie avec la loi » c'est que Ia liberte d'Adam ne suffit pas a elle seule a expliquer le peche. Ainsi constamment, Ia liberte du choix se trouve limitee par quelque chose d'autre que par elle-meme. Comme nous l'avons dit plus haut, cette proposition est parfaitement analytique : tout choix suppose des donnees a choisir et les donnees n'ont pas ete elles-memes choisies. Elles s'imposent du dehors a celui qui choisit. Dans Ia mesure meme ou elles paraitraient resulter de choix anterieurs, ces choix ayant ete accomplis, il ne saurait etre question de faire qu'ils ne l'aient pas ete et leurs consequences sont irrevocables. Nous trouvons donc finalerneut la raison des antinomies qu'engendre Ia notion d'une liberte qui ne serait limitee que par elle-meme, mais qui serait en meme temps liberte de choisir. Ce concept etant contradictoire en lui-meme ne saurait engendrer que des consequences contradictoires. Au cours de cet examen purement critique nous n'avons pas prt!tendu etablir l'existence d'une liberte de choix, mais seulement rechercher a quelles conditions elles pourrait etre possible. Ces conditions ne sont pas celles qui se trouvent incluses dans la doctrine de Sartre.
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LE TEMPS CliEZ HUSSERL ET CHEZ HEIDEGGER YVONNE PICARD
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ous voudrions montrer a propos du problerne du temps tel qu'il est traite par Heidegger et par Husserl l'opposition de deux methodes phenome. nologiques, qu'on pourrait designer, l'une comme phenomenologie existentielle (C'elle de Heidegger) et l'autre comme phenomenologie reflexive (celle de Husserl). Bien que l'une et l'autre recherchent c l'existant tel qu'il se montre :. c'est-a-dire l'etre le plus originaire - c'est-a-dire encore « l'experience qui donne leur sens a toutes les ·autres :., le rapport de l'originaire a l'origine, de l'authentique a l'inauthentique n'est pas compris de la meme fa~on par ces deux philosophies. Pour ffeidegger, la demarche philosophique essentielle est analytique : elle consiste a retrouver l'etre cache, a remonter du conditionne au conditionnant, a decouvrir ainsi de quelle fa~on est possible l'existence dechue. La recherche mene de l'empirique au transcendantal, de l'ontique a l'ontologique. Il nous semble qu'une teile methode (ne differant pas sensiblement de celle de Kant) est animee d'une sorte de confiance dans le salut philosophique. Exister, c'est deja philosopher. Donc la philosophie n'inaugure rie11 a proprement parler ; eile se borne a prolonger l'attitude spontanee, a pour· suivre plus loin, mais dans Ia meme direction qu'elle Ia connaissance de l'existant. I1 ne faut qu'expliciter les projets implicites que formait la « banalit~ quotidienne », devoiler le Dasein masque a lui-meme, mais masque en ceci
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(1) Nous tenons a honneur de publier ces pages d'Yvonne Picard, etudiante ~ Sorbonne, Ip!)rt!! ep Allemagne dans un camp de concelltration. :J!:lles OJ:~t e~e. efritc;~
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s(ulement qu'il se contentait de connaitre (kennen) la verite sans Ia reconnaitre (er-kennen) pour teile. La conscience ne peut pas etre sans d'ores et deja comprendre. Heidegger reconnait en toute bonne foi que cela occasionne une espece de cercle vicieux : la connaissance (et en particulier la connaissance philosophique, c'est-a-dire aussi l'analytique exi!>te~tielle) ne realisera pas un gain veritable sur la comprehension preontologique. Il y a bien ainsi un c zirkelhaftes Sein des Daseins »· (S. u. Z., p. 3 I 5). Mais cette dificultc lormelle est selon Heidegger pleinement compensee par ce fait que la verite est alors garantie une fois pour toutes, et deja meme pour l'inauthentique. Le Dasein est partout et toujours « . dans la verite ». Pourtant, une fois parcourue la voie qui mene a l'existence authentique, une question demeure sans reponse : d'ou vient la chute comme teile ? En quoi constitue-t-elle une fatalite ? Heidegger ne semble pas toujours croire que la banalite quotidienne doive reprendre ses droits apres l'accession a la c vraie vie :.. Apres la « decision resolue », l'acceptation de la mort dans son sens ineluctable, la reconnaissance du primat de l'avenir, rien n'est plus a recommencer. L'Entschlossenheit n'est pas un etat vecu qui ne durerait qu'autant que l'acte de resolution lui-meme. (S. u. Z., p. 75 ). « Dans la decision resolue reside la constance existentielle qui a d'ores et deja; de par son essence, anticipe chaque instant possible ». Le decret qui ouvre l'avenir le Iivre pour l'eternite. La decision n'est pas et ne peut jamais redevenir un evenement empirique. C'est pourquoi, dit encore Heidegger, le propre de l'existence authentique est de toujours avoir a soi le temps, de ne jamais le perdre (§ 79). Le Dasein, ayant reconnu son destin, n'a pas de peine a maintenir sa fidelite a soi-meme. Ainsi donc les questions ne se posent plus. La conscience est a l'abri de la dispersion, de l'oubli, de la fragmentation et co~e du mo~naya~e. de son existence en une serie de « maintenant » discontmus, sans hens V1s1bles les uns avec les autres,. - toutes choses qui n'appartiennent qu'a l'existence non encore authentifiee. Elle est une fois pour toutes ce qu'elle doit etre, et desormais sa liberte ne peut etre alienee. De ce point de vue, bien qu'on camprenne encore en quoi consiste l'aba?don de cette verite de l'existence, c'est-a-dire le retour a !'Unentschlossenheit, le relachement de la tension qui met pour la premiere fois le Dasein face a face avec lui-meme, on cesse cependant de voir pourquoi cette decadence est encore possible ; cette difficulte se traduit par une ambigüite d~ns la pe~ee meme de Heidegger : tantot la temporalisation de la temporahte ongma1re semble amener necessairement le retour a un concept vulgaire de temps, a un souci du monde, qui fait que le Dasein cesse de se comprendre lui-meme et ne s'interprete plus qu'a partir de ce dont il se soucie. (C'est une question de savoir s'il y aurait un monde et un etre dans ce monde si le Dasein parvenait vraiment a se maintenir dans l'existence authentique. Bien que Heidegger se deiende (p. 367) de deduire l'espace du temps ou d'accorder .un privilege .au
sens intime dans le sens Kantien du terme, il dit bien souvent que l'espace est un temps dechu, constitue par l'oubli de l'avenir et par une pretention injustifiee du present a s'imposer, a se detacher de l'avenir et du passe par lesquels seuls il est, a se deraciner en quelque sorte, a s'absorber en lui-meme (p. 369, p. 417-418). L'espace cesse ainsi de paraitre veritablement originaire. Il semble etre une degradation du temps. 11 n'apparait que comme une consequencc du Wesenhaft verfallen caracteristique de l'existence (cf. § 67: « Alles Entspringen im ontologischen Felde ist Degeneration ~ ). Tantot au contraire Heidegger mon"tte qu'il y a un mode de temporalisation du temps qui en conserve la valeur primitive. Au futur authentique correspondrait alors un passe authentique, la Gewesenheit, l'ayant-ete-avenir, ce qui ferait par la-meme jaillir un pn\sent authentique, 1'Augenblick ou instant revelateur, naissance du premier regard de conna.issance. Ainsi semble realisable l'affirmation du chapitre sur la mort : c La realite humaine (Dasein) par l'elan de son ant1c1pation, se preserve de retomber en arriere de soi-meme, en arriere du pouvoir etre deja compris et de · « devenir trop vieille par ses victoires » (Nietzsche) (trad. Cocbin p. r62 ). Mais le problerne souleve plus haut : l'etre-au-monde, la facticite, la spatialite du Dasein ne sont-ils que l'expression d'une decheance fatale due a l'inconstance essentielle de l'exist;ence ? n'est ainsi que reporte c.t repose de la fac;on suivante : le temps decrit par Heidegger comme authentique est-il un temps riche, un temps plein, un temps d'experience? Ne se trouve-t-il pas vide de tous ses contenus (le monde, les choses dans le monde, les autres Dasein) ? La situation presente qu'il revele constitue-t-elle un present reel, c'est-a-dire une presence vivante du moi a l'autre que moi-meme - ou bien Ia solitude que reclame l'etre pour la mort est-elle si radicale qu'elle rep~msse derriert! elle toute comprehension de !'alter ego ? La mort comme possibilite de l'impossibilite d'un Dasein ou d'un « etre-la » a-t-eile pour consequence d'arracher l'existence a ses possibilites effectives et concretes ? Est-il sur qu'il · y ait une clef de l'histoire, c'est-a-dire un moyen d'acceder a la conscience des autres hommes (et surtout des hommes morts) dans ce que Heidegger appelle le retour et la « replique » du possible ? Quelle portee faut-il donner aux affirmations comme celle-ci : le Dasein existe essentiellement (et authentiquement) comme realisant une co-presence avec d'autres, son geschehen est aussi un mit-geschehen - le Dasein a non seulement un destin, mais une destinee, il appartient, --- a priori - a une communaute, a un peuple, a un~ geqeration (S. u. Z., § 74). Problemes qu'il ne s'agit pas maintenant de resoudre, mais clont il suffit de reconnaitre que ce sont ceu:x qui se posent dans Ia philosophie meme de Heidegger. La question generale est : quel peut etre le contre-coup de la decouvette d'une existence authentique sur l'existence decrite jusque-la ? L'alternative doit-elle etre Iaissee entre un etre a !a verite presque impossible a realiser d'une fa<;on vivante et durable et un ·glissement vers l'inauthentique dont on sait pourtant a present qu'il est degn-
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dation et erreur. N'y a-t-il pas une possibilite d'existence qui soit la conciliation de ces deux extremes ? N'y a-t-il pas de synthese ? Mais pour qu'il y ait synthese, il faut que nous admettions decidement qu'il y ait antithese et conflit - entre ce qu'on pourrait appeler l'a posteriori et l'a prfori heideggerien, entre l'ontique et l'ontologique - , ·et reconnaissions en meme temps que le passage de l'empirique au transcendantal ne peut se faire d'une fa<;on purerneut analytique. Toute l'ambiguite de la philosophie de Heidegger est enfermee dans cette phrase: « das Wesen des Daseins liegt ein seiner Existenz, » l'essence de la realite humaine se trouve dans son existence. Cela veut-il dire que l'essence est fondee sur l'existence et dans ce cas, comment faut-il entendre au juste cette relation de « fondation » - ne doit-elle pas hre plutöt un rapport d'opposition dialectique qu'un rapport d'inherence ? ou bien cela signifie-t-il (ce qui est a craindre) que l'essence est comme deja la dans l'existence, profilee, projetee, et qu'il suffit d'une sorte de travail d'epuration pour la retrouver dans sa verite et sa plenitude sans qu'un progres veritable soit accompli pour cela ? Une phenomenologie non plus existentielle mais reflexive devrait prendre conscience du caracti~re absolument revolutionnaire de la reflexion sur l'existence. La philosophie une fois instauree ne permettrait plus de se contenter de l'existence primitive comme tclle. Il faudrait prendre a Ia lettre la phrase de Hegel : « Ia philosqphie est le monde renverse », parce qu'elle est changement de sens du mouvement spontane de la connaissance, qui est objectivation non consciente d'elle-meme comme objectivation. Heidegger dit bien, lui aussi, que le Dasein se perd dans un monde qu'il connait mais qu'il ne reconnait pas comme connu ; seulement la prise de conscicnce ne constitue pas pour lui un changement radical capable de bouleverser les rapports de la realite humaine avec le monde. C'est qu'au fond il n'y a selon lui qu'une fa<;on pour le Dasein d'exister, pour le monde de se « mondaniser », pour le temps de se temporaliser : a partir de l'avenir. Le mouvement qui fait que l'etre se deploie et se determine s'effectue toujours dans le meme sens. I1 y a une sorte d'auto-position du moi passif (ici de la facticite) qui est eternellement la meme et qui se retrouve, identiquement semblable, derriere les modes d'etre en apparence les plus divers du Dasein. C'est toujours une certaine maniere d'etre pour le futur qui explique en dernier ressort les structures originales de la conscience : la comprehension (Verstehen), la « tonalite :!> affective (Stimmung), la chute (Verfallen), la Befindlichkeit. Meme les modes d'etre au temps les plus inauthentiques comme l'attente, la curiosite, l'oubli sont des consequences rigoureuses de la temporalisation a partir de la temporalite originaire. « A la source de toutes ces degradations, dit Heidegger, il y a une non-resolution (Unentschlossenheit), c'est-a-dire une determination d'avenir ». Merne si le Dasein fuit en apparence la mort, il ne cesse de la voir (§ 81). Ainsi se n!vcHe toujours, malgre les detours et les ruses les plus subtiles
de la conscience pour se cacher a soi-meme, une forme unique d 1 ralite, une operation constituante monotone qui permet 1 1 ~ a dtempoles probl' • 11 1 a so ut10n e tous emes parce qu e e est a source de toutes les determinations. . Tel~~ est pour Heidegger l'e55ence de la conscience. Husserl dit lui auss1 : 1 etre est le temps. Si bien que c'est precisement dans 1 di1f' des conceptions du temps que doit se ehereher en definitive l'o a .. erendce deux philosoph' L H ppos1t10n er 1es. e temps que usserl reconnait pour veritable n ' pas ~ette sorte d'uniformite de temps heideggerien C'est un tem d: lpre~ente · ps 1a ect1que. les
· · d'mgees · ' I. - 11 ne tombe pas sous les critiques par Heidegger contre conceptions vulgaires du temps.
l'ave~;.
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Caractere dialectique du temps. Consequence pour le primat de
ID. - Temporalite et intentionnalite. L'etre au monde. Espace et temps chez Heidegger et Husserl. IV. -
Conclusion : temporalite et reflexion.
• I . - LA THEORIE DE HUSSERL NE TOMBE PAS SOUS LES CRITIQUES DE HEIDEGGER l Le temps ?usserlien, n'est pas un temps psychologique. Nous entendons seu ement ~a.r la, ~~ur 1instant, un temps dans lequel nous serions comme ' 1" • dans un milieu speCial. C'est du temps aprt!s la reduction ph' ''1 d · • · ' , di · enomeno og1que qu 1 Olt s ag1r, c est-a- re apres le renoncement aux -'v1'dence .. ·· de . " s naives, aux rs1t1ons croyance mcapables de se justifier elles-memes. Non seuleme t c temps sur lequel il faut refl.echir ici n'est pas celui du monde 0 d ~ nature (auquel on se refere lorsqu'on dit que Ies choses « prennent de u1,. e a ou 1' 1 d · age », , que. on par e e ce qu1 est « vieux comme le monde ») mais ce n est, pas non plus une reception de contenus, d'etats vecus (Erl;bnisse) se succe~ant par une sorte de loi fatale inexplicable, a Iaquelle Ia conscien~e n:aura~t pas d~ part. Ce qu'~l s'agit de comprendre, ce n'est pas un devenir, c est ~ne consc1ence du devemr, une conscience du temps. Pas plus que le temps d~ He1degger, le temps de Husserl n'est un « vorhanden », un courant de consCience, un ecoulement. Toutes ces metaphores sont fausses Elles ' Ii 'a · b 1 · ne s app quent qu ce qw es~ a so ument objective, a ce qui est chose dans le monde ' et non au temps pns dans sa source.
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Pourtant, Busserl emploie le mot de flux (Zeitfluss) qui designe le phenomene originaire de la temporalite : production ininterrompue de nouveaux aspects d'une chose per_<:;ue, de nouveaux modes de se donner d'un son qui se prolonge. « L'engendrement de modifications incessantes est le temps meme » (Zeitsbewusstsein, note I). Il y a une reorganisation continuelle de la conscience a partir d'impressions creatrices (Urimpression) sans cesse renouvelees. Voil:i ce qui fait la non-inertie de la conscience, sa spontaneite, ce qui la constitue en flux vivant. Mais ce terme de flux n'est-il pas mal choisi - n'est-il pas emprunte aux conceptions vulgaires, ontiques, de la temporalite ? Ne designe-t-il pas une suite de maintenant, une Jetzfolge? Non. Lorsqu'il emploie le mot pour 1a premiere fois, Busserl precise immediatement qu'il n'entend pas par la soit un defile en lui-meme incomprehensible, purement spectaculaire, de contenus inertes soit un changement plus subtil, atteignant et modifiant qualitativerneut les contenus euxmemes, assurant leur interpenetration et leur continuite par une sorte de fusion dissolvante. Husserl rejette a la fois l'atomisme psychologique et les critiques de cet atomisme qui n'en sont que des « animations ». Le changement qui est a comprendre ne peut etre une modification reelle de contenus reels, de quelque fa«on que l'on entende cette alteration « Die Zeitform ist nicht selbst Zeitinhalt ». Il faut renoncer des l'abord a toute explication par les « contenus ». Si le temps ne doit pas etre conc;u a partir de ce qui est dans le temps (innerzeitig comme le dit Heidegger) et constitue individuellerneut comme etre temporel (ce qui est contenu dans le temps doit precisement etre un individu de cette sorte), comment doit-on decrire la « forme » du temps, sa structure formelle constituante ? Et, encore une fois, le nom de flux qui lui est applique est-il adequat ? Husserl dit du flux absolu qu'il est preempirique, de la conscience derniere, naturante, qu'elle est intemporelle, Zeitlos (note 6). Mais cette transcendance de la conscience cloit etre entendue d'une fa«on particuliere. Elle ne rejette pas definitivement hors du temps la Zeitbewusszein; Busserl n~a pas recours comme Kant a un « Je » eternel qui, pour surmonter la multiplicite des « evenements » se place d'emblee dans une activite pure, au-dela de toute passivite, de toute prise possible de 1'experience sur lui. Les critiques de Heidegger au «Ich denke» kantien (entendu en ce sens etroit) trouveraient ici leur place et ne seraient pas desavouees par Busserl. Husserl adme~ trait lui aussi qu'un tel « Je», n'etant qu'une contre-partie de la « dispersion » ontique, n'est lui-meme qu'un ontique, (c'est-a-dire une unite factice trop vite atteinte). La « conscience du temps » se presente d'abord comme neutre a 1' egard des distinctions trop tranchees entre permanence et succes(
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sion, .a~te et etats, eternel et temporel - ou pluto't 11 op t1 11 1 f d e e est au-dela de ces posl ~ns, e ~ es on e, mais par la les depasse. Elle est synthese de l'un et du multtple, m unite par elle-meme d h d privee d'unite. Ell , r en e ors e la multiplicite, ni multiplicite non-union. e rea tse, comme le dit Regel, l'union de l'union avec Ia . Si le flux absolu est zeitlos, cela signifie seulement ' tl ne dure pas (note 6). L'etre individ 1 ' qu en tant que tel durant (l"t ,, ue ou concret n est pensable que comme e re en tant qu etre est temporel, le temps est l'etre me'me) « d urant avec c t' · ' • , d' , identique da on ,mutte, c. est-a- tre etant avec continuite dans le temps ns cet etre contmu, clone processus » (§ ) C ' rneme est un processus de chan ement d 35 · e processus lui~pression qui persiste, invariee, g a une o~ure: re~:~~ daeutnont cha?gement (une rd . ' 1' • an qu une impress on :'eta~;u so I e qUI s a tere, rapidement. Le .changement qui est ici en uestion cati pa~~ c~mmeffnous 1 avons vu, constttue essentiellement par une qmodifi?n qua ttattve a ectant des contenus materiels) Le eh . . tOUJours se changer en repos ou 1 . h angement peut amst « aucune ha d f1 ' . e. ~epos , en c angement. Au contraire meme 1 flp seb ~ ux ne peut amst etre etendue en continuite avec soi' e ux a so u est un changement qui ne co t 1' 1 . non-changement comme 1 f . . ~por e pas a ternattve du 1 sans aucune ch~se . e att e J?rocessus emptnque. C'est un changement chose qui se deroul;UI c:ha~ge, e: SI le processus .exige toujours un quelque •, n est p ..s un processus, tl n'y a rien qui dure » (E Let ::ore: b~ ~af du~ee su~pose toujours un identique dans la serie du temps. ps o Jectt ' ou se sttue la duree est f d' b' . ' ~ne orme o Jets perseverants (beharrlich). Mais cette perseve'ra c 't' d 1 f1 n e se constttue comme ~t ne ~ut convenir au flux lui-meme. Ce n'est que dans ~:1 ;ux a:: p~ur ~x el~X qu on peut parler d'une Serie COnstante et d'un perseverant a traver: e ». « Aucu~ morceau de flux ne peut se changer en non flux (note 6) :.. t ~uss~rl n est. fin,alement pas entit!rement satisfait, pour cette raison du mbo. ~ ~xbaplphque a la temporalite originairc. « 11 est, dit-il (§ 3 6,) la su JeCttvtte a so ue et clone tout no ' 1· d a l' b. f . ' ' 1. m qu on peut Ul Onner, etant emprunte ol Jec tvtte, ne peut UI convenir qu'a titre d'image meme le d « F ux » et 1 t d • nom e es ermes e source premiere, de genese spontanee de J·a1'1 . 1tssement ». ' -
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Comment le f1 d' 1 · '1 deploiement en fl ux, se ep 01~-t-I ' .ou, pour mieux dire, comment y a-t-il . . ux · En quot constste lc mouvement de tem oralisati qut est ausst mou;ement de constitution d'objets temporeis ? p on, Nous avons dtt que le flux etait la forme de la temporalt'te' h h , que ce c angerne t •' · le t n n ~a~t pat c an~e~ent des contenus individuels qui se presentent dans I' ' · . ~mps. ats ce a ne stgmfie pas que la structure de la te tttuee pa_: une f?~me vide, par un schema abstrait. Au de;~~::~te ;mt c~nsne peut etre chotst d'une fa«on arbitraire, il faut qu'il soit J·ustt'fie' ' e tsc~e~a fi er en h' ' 1 · · 'fi - e JUSttp enomeno ogte stgm e toujours faire assister au mode de production, [ IOI
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a Ia genese du phenomene. Comment se construit 1a forme . du temps ? n',e~t de l'idee d'un dev~nir qu'il s'agit de rendre compte, mals d'un dcvemr ven. pas d' H 1 (ou l'ecou1ement) n'est pas tab1e, effectif, serieux. Le « F1lessen », lt usser . • h ) D'aillcurs ffi seulement donne comme ecou1ement en genera1 (Fhessen uber aupt :, comment une forme pourrait-elle a elle seu1e, et separee de .sa ~aue~e, su, re a expliquer un phenomene d'ecou1ement ? Une forme, ce n est pm;us1 qfu une . d' une nouveau t'e, et sans cette nouveaute a orme certaine constance au sem n'aurait pas d'occasion d'etre. Il faut voir comment, ainsi que 1e dit Husser1, « chaque phrase a 1a meme autres une seu1e forme :.. forme que toutes 1es autres, fait avec toutes 1es , d Or d'ou 1a nouveaute vient-elle a 1a conscienee ? C'e~t, ~o~s. 1 avons. vu,, ~ fai~ qu'a chaque instant elle est affectee d'une impresslon J~llhssa~te, lmprevlsible dans ce qu'elle a de createur (il est essentie1 a 1a c?nsclence. e comporter ' · · ' d ne pas etre fermee sur so1 comme une cette ouverture, cette negatlVlte, e . ) N ute qui b' chose : « Bewusstsein ist nicht ohne Impress10? ») (n.ote. 1 • , ~~v~a. ne nous interesse pas seu1ement ici par l'a1teratlon quahtatl_"~l qu e ~ alt su ~~ a un contenu mais aussi par 1e fait qu' elle est essentle ement 'nouveau le ' ' 0 urrait dire que ce n est pas e irremp1ac;able, sans eesse reeommencee. n. po . l . . « ce ue' » 1e was de cette nouveaute qul nous tmporte seu ' mats aussl son ue s~n da~s. Il faut ehereher 1es consequences et, a propre'?~~t' ~arl;r, l~s q ' d l'ext'stence de cette contingence, de cette access1b1hte a 1 avemr contre-coups e essentielle a la conscience.
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II. -
CARACTERE DIALECTIQU'E DU TEMPS ET PRIMAT DE L' AVENIR
ui fait en definitive que la conscience « prend f?rme » et « prend q 'elle se tem ralise c'est qu'a chaque mstant un nouveau du. temps », ou ~ut Celui-ci t:Usfor~e par la meme 1e maintenant precedent mamtenant appara1 · . · 1· d e son en maintenant retenu, imp1ique par le nouveau .mamte~anrtemql~elr e: d::en Ainsi · 1 · • •t me sens du mamtenan, p • f1range, '1 ' 1ui-meme un abso1u, rehe seu ement un co . . , 1 f ld .nt est Na~eveloppe a son tour un horizon de protention, dmge vers e1' utur, al . • comme etant annonla meme 1ui c'est-a-dire qu'il se connalt lul-meme comme pas~ager, , . d' '-venir qui de nouveau le fera devemr passe, et pa~ . , • ue arce que le prem1er mamtenant c1ateur un a ~o~nera. son _sens pro~re., Ce ? es:e~:~:c!d !aintenant 'peut encore etre relie eta1t 1ul auss1 ouvert a 1 avemr q . · ' d'abord en protention , 1 · c n'est que parce que chaque mstant est v1se . L , a .~11. et s'actualisant modifier retentionnellement l'instant qul le prccequ 1 peu , en • Ce
~:n~:~n~:~a~l-:::;ea~:t;:it ~~~gir -~ne
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~~ hori~~: adec;e~:tn~~::~
dait. Ainsi se constitue peu a peu une unification et une continuite abso1ue de Ia conscience du temps - qui est comme le terrain sur 1eque1 les modes d'etre au temps plus complexes (le souvenir, l'attente, 1'imagination) pourront s'elever. La « queue » de retention peut etre plus ou moins 1ongue - car le maintenant qui par l'apparition d'un nouveau maintenant passe a la retention n'est pas pour autant coupe du maintenant qui l'avait precede. Il y a clone retention de retention, et ainsi de suite - mais non pas a l'infini - car la capacite de presence a elle-meme de Ia conscience n'est pas sans limites. Ce ·qui est retenu est garde « in Griff », comme a portee de la main, dans un rapport, un commerce (l.J'mgang comme dit Heidegger) de familiarite qui n'est pas encore une rememoration et une reconnaissance. Mais cette familiarite a une portee restreinte (ici encore, on peut se servir du terme de Heidegger, Spannweite), et c'est pourquoi, bien qu'en droit mon paGse tout entier me suive a chaque instant, comme dit Bergson, ou encore bien qu'il n'y ait pas, selon 1'expression de Heidegger, de passe absolu (Vergangen) pour la conscience, de passe mort, impossible a ranimer, mais seulement un ayant-ete-une-presence (dagewesenheit), il y a toute une partie de ce passe qui ne m'est aecessible qu'indirectement, par rememoration explicite (Wiedererinncrung) necessitant un acte specifique de 1a conscience, re-presentation (Vergegenwärtigung) qui s'effectue d'une maniere discontinue, 1acunaire. Il y a ainsi une memoire spontanee qui rend possible l'oubli qui, a son tour, est condition sine qua non du souvenir authentique. Cette « accumulation des emboitements » qui produit un C effacement » fatal (§ I 3) fait comprendre egalement COmment emerge un « champ de presence », un « grand maintenant » comportant impression, protention et un certain nombre de retentions, ce qui marque a tout instant notre finitude et constitue des bornes a Ia liberte, a l'agilite de la conscienee. Les obstacles ainsi poses ne sont pas en eux-memes resistants, i1s peuvent constamment etre ecartes, mais sont aussi constamment remplaces par de nouvelles barrieres. On peut rapproeher cela de ce que Heidegger appelle 1'adherence du monde ambiant (die Umhafte der Umwelt, p. ror de S. u. Z.) : la perception actuelle s'insere a chaque fois dans un monde non pen;u, ideal, mais permet seule l'accession a ce monde qui n'est jamais saisissab1e totalement comme ideal. Ce milieu lourd, pesant, le Dasein l'emporte a chaque instant avcc lui et ne peut jamais faire evanouir entierement ses frontieres. La conscience a toujours des horizons fermes, et toute connaissance est fondee sur cette perception primitive. Teile est donc la forme sans cesse reconstruite de la conscience temporelle : horizon de protention et de retention, d'avenir et de passe encort! reels, ren-· voyant a un instant impressionnel sans cesse rejaillissant - structure qu'on peut' dessiner, ce qui est 1a marque de sa constance et de sa solidite, ce qui est 1'indice que le temps, tout en se perdant, se retrouve sans cesse, se pose, se deploie de lui-meme. Le dessinne serait pas alors une ligne (comme dans Kant), [ 103 ]
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mais deux lignes repn!sentant les dimensions du futur et du passe, convergeant Vers le point Iimite de l'instant, engendrant dans leur repetition une ligne horizontale COntinue a Jaquelle elJes s'appuient et SUr Jaquelle il Eemb}e que l'instant se deplace - dessin donc a trois dimensions coupe sur le temps, empreinte directe du caractere polydimensionnel de ce dernier. Il appartient a la structure a priori du temps d'etre' ainsi a trois termes, ou de comporter, comme dit Heidegger, trois extases et de ne former pourtant a chaque instant qu'une « unite temporeUe extatique » (p. 345 de S. u. Zi) qu'un seul horizon susceptible d'etre represente par un « schema horizontal » qui se repete identique a lui-meme, toujours le meme et toujours un autre comme dit encore Heidegger. A l'interieur de ce Präsenzfeld ou la conscience s'absorbe totalement en ellememe, ou elle est partout presente a la fois, il y a une contemporaneite du futur, du passe et du present - une « Gleichursprünglichkeit » des trois extases (S. u. Z. p. 329), ce qui fait qu'a chaque fois « la temporalite se temporalise tout entiere » (S. u. Z. p. 35 o) et que la temporalisation ne s' effectue pas piece a piece (id. ibid.) d'abord par le futur, ensuite par le passe, enfin par le present, ou quelque soit !'ordre que l'on veuille donner aux trois extases. Ces formules heidegeriennes ne sont que Ia transposition de l'idee husserlienne d'un present total ou il est impossible d'assigner une part fixe a l'une quelconque des dimensions du temps - chaque phase de cette sorte fcrmant un « bloc » (Zeitbewusstsein § 3 8) une coexistence absolue, comme une couche (Schicht) ou encore une vague qui s'ecoule et s'ckroule d'un seul coup. Il y a ainsi deux presents - ou, comme nous disons desormais, un present au sens !arge (le champ de pn!sence) et un maintenant (Jetzt, au sens etroit, l'instant) - le second etant au creur du premier comme le noyau qui donne au fruit tout son prix et sa valeur. Mais cet instant est par definition insaisissable ; il ne serait pas instant s'il n'etait pas immediatement detrone par UD DOUvel instant qui a SOll tour ne peut etre saisi au VOl. L'instant n'est qu'un infinitesimal la Iimite ideale (ideale Grenze, § I 5) des deux intentionnalites protentionnclles et re-tentionnelles qui tendent vers lui - et le present (au sens !arge) est tout ce qui possede cette Iimite, l'enserre mais ne peut la fixer. Si, dit Husserl (§ 15) on decoupait le « grand present » en deux parties, celle qui contiendrait l'instant serait privilegit\e mais la division devrait recommencer indefiniment. Le Jetzt pur est « quelque chose d' abstrait qui ne peut exister pour soi » (ibid.). Et il faut l'appeler Iimite, parce que comme tel il participe justement de la nature de ce qu'il [
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Iimite. Il n'est pas, dit Husserl, different « toto caelo » du non-Jetzt, mais « il se mediatise continuellement avec lui », ce n'est que si l'on cesse de comprendre son caractere de Iimite que l'on peut s'etonner devant lui, en faire « cette chose etrange » dont parle Platon dans le Parmenide, ni etre, ni non~etre. L'instant n'est, en effet, ni l'un ni l'autre, mais la mediation de l'un a l'autre. Le Iien de l'etre au non-etre, de l'instant (entendu comme reel) au non-instant (entendu comme ce qui n'est plus reel) n'a pas a etre ehereheil est donne par Ia nature meme de l'instant. Le maintenant prive de sens, pure passivite, impression brute, n'est pas ce qui existe d'abord pour etre ensuite relie aux « maintenants » precedents. Il ne se devoile a lui-meme comme maintenant qu'en cessant d'etre maintenant, en se reliant d'une fac;on rigoureusement continue aux instants anterieurs, qui a leur tour n'apparaissent comme anterieurs que par et dans cette relation. L'immediat n'est donne comme immediat que par la mediation - la mediation n'est teile que parce qu'elle est mediation d'un immediat-mediat, et mediat et immediat renvoient absolument 1 l'un a l'autre et leur rapport est diale'etique. L'impression originaire n'a de sens que pour et par la retention - la retention n'a de sens que pour et par l'impression. Dire que le rapport impression-retention est qialectique c' est dire, d'une fa~on plus generale, que pour Husserl le rapport de Ia forme du temps a sa matiere est lui aussi dialectique, c'est-a-dire que ce sont deux notions necessairement relatives. L'impression n'est pas « un contenu qui serait apporte du dehors a Ia forme, mais elle est determinee par la forme de Ia loi du tcmps » (note 6). « Le temps est indivisiblement evenement (impression) et structure (stn.tcture de retention unifiant le temps entier) (§ p). L'un et l'autre s'exigent et s'engendrent reciproquement. C'est ainsi seulement qu'il peut se faire que « la forme qui demeure porte cependant Ia conscience du changement qui est un fait primitif... ainsi le temps se constitue dans une conscience du temps, a la fois conscience du changement et conscience d'une loi de changement » (note 6) qui est donc radicalement distincte de toute conscience d'un temps empirique, d'une duree, d'un permanent constitue. Synthese creatrice, toujours recommencee, d'activite et de passivite, de permanence et de succession, de necessite et de contingence, de liberte et d'attachement, tel est le temps hu!serlien. De lui on pourrait dire ce que Malraux dit de la vie profonde : « construction fatale, sans cesse reprise, d'un hasard unique ». Husserl est donc bien eloigne de donner, dans cette auto-constitution du temps, un primat quelconque au present entendu au sens heideggerien: multiplicite de maintenant qui se chassent l'un l'autre et qui ne sont pas relies entre eux - chaque nouveau maintenant faisant oublier le precedent et etant lui-meme incapable de se depasser, d'anticiper l'avenir autrement qu'en se lc representant comme un present non encore reel et incapable d'amener un imprevu : dans Ia banalite quotidienne, le lendemain apparait comme « un [
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eternel hier » (§ 71 ). Heidegger appelle cette deformation du temps qui en fait une suite de « maintenant » qui se ressemblent un nivellement. Transformer le temps en une Serie monotone, comprendre l'avenir a partir du present equivaur alors a faire disparaltre cette dimension du futur. Le temps ne sera plus represente que par une ligne droite. Or le temps ·de Husserl n'est assurement pas comme celui-la un discontinu - puisqu'il est au contraire continuite absolue. Le nouveau maintenant ne fait pas oublier les maintenant anterieurs puisque ceux-ci sont gardes intentionnellement, retenus SOUS le regard de Ia conscience; et meme, si peu a peu par la reiteration de ce mouvement de passage au passe, les anciens presents disparaissent du champ d'actualite, le vident en quelque sorte, ce qui evite 1a confusion et empeche que trop de sens divers s'offrent en meme temps a la conscience, il n' en reste pas moins que cet oubli est la condition necessaire du rappel du passe dans un souvenir veritable - qu'il n' est clone pas principalement source de dispersion, mais au contraire raison d'etre de la reflexion condition de possibilite d'un regard de connaissance explicite, et non plus seulement implicite (comme dans la retention) porte vers le passe qui s'ecoule et par }a meme SC precise, s'objective. Non seulement Husserl ne donne pas un privilege naif au present, considere comme seule evidence, mais encore il admet comme Heidegger que l'avenir a un primat dans la constitution du temps. L'avenir est un a priori une dimension originaire sans laquelle la conscience ne serait pas. La temporalite se temporalise a partir de lui (et c'est d'ailleurs la seule raison pour que le mouvement du temps qui passe soit oriente, ait une direction, un sens). Pourtant Heidegger et Husserl ne sont pas · pleinement d'accord sur la nature de cettc primaute. Iei se precise leur difference essentielle que nous devons examiner maintenant. Ils admettent les memes consequences negatives du primat de l'avenir ; leurs conceptions s'opposent seulement dans ce qu'elles ont de positif. Negativement, il resulte de l'existence d'un a-venir pour la conscience humaine.
x. -
Que C(dui-ci n'est pas donne comme une chose, un Vorhanden. Etre ce n'est pas etre d;!vant un avenir etale devant moi, objet de contemplation et d' etude ; le futur n'est pas du tout objet, et voila pourquoi il est in·determinable. Non seulement, je ne sais pas en fait ce qui arrivera, mais jr ne puis pas le savoir. L'avenir n'est pas uniquement imprecis faute de donnees suffisantles (a la fa<;on clont, par nemple, un texte chiffre clont je ne possede pas la clef reste mysterieux pour moi). Mais il est impossible a preciser par essence. L'ignorance a son egard n'cst pas, suivant la definition cartesienne de l'erreur « l'ignorance de quelque connaissance qu'il semble que je devrais pos-
a l'avenir,
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seder :.. Elle est un defaut de savoir irreductible. 11 faut qu'il y ait, essentielsibles. Tel est le sens de l'expression husserlienne : la conscience est « ouverte » pour que du plein apparaisse, pour qu'une creation et une nouveaute soient poslement inherent· a la conscience, ce fond de neg3tion, de negativite, ce vide, vers l'avant comme devan't un .abime - et de l'expression heideggerienne : fhomme est le point d'appui du neant. (Platzhalter des Nichts - Was ist metaphysik, P· ZJ-Z4)· Le neant appartient a l'essence de l'etre qui est temps, ou encore, comme le dit Hegel : « L'etre pur et le neant pur sont identiques ».
z. - La conscienre qui a ttn avenir n'est pas une chose. Elle n'est pas prisonniere de tout ce qu'elle a ete et est encore. Elle n'est pas la somme des evenements qu'elle a subis. Elle n'est pas limitee et bornee comme un etre inerte, non-vivant. La tcndance a se depasser soi-meme lui est immanente. Alors que la chose ne sent pas la privation, l'etre temporel comporte ainsi une privation essentielle qui le fait aller au dela de toute realisation effective, qui le fait etre· plus que tout ce qu'il est. Le Dasein, dit Heidegger, est toujours davantage que ce qu'il est en fait (tatsächlich) ou quand on le reduit en termes de Vorhanden et de Seinsbestand, d'etre consistant. 11 faut dire du Dasein que « ce qu'il n'est pas encore dans son pouvoir etre, il l'est pourtant existentialement ». Et pour lui seul la phrase : « deviens ce que tu es » peut ainsi prendre un sens (S. u. Z. § 3 r ) . On peut rapproeher cela de la conception husserlienne de la protention qui est comme une avidite de toute la conscience actuellement constituee et unifiee a l'egard de ce qui est a venir, promesse d'Erfüllung, d' enrichissement constant de la Zeitbewusstsein. 3· - La conscience qui a un avtnir n'a pas d'idees au sens Je eidos qui puissent etre comme des choses fermees sur soi. Pour Heidegger, le pro-jet, l'Entwurf n'est pas quelque chose d'indifferent au futur - qui n'aurait rien a gagner ni a perdre de lui, qui ferait tableau, un plan de construction ou rien ne serait a remanier, une id~e qui serait complete par elle-meme (Verstehen ist nicht thematische Erfassen, p. 3 3 6 S. u. Z). C' est au contraire une sorte de prise sur l'avenir qui est liee au destin des evenements, accessible a la nouveaute. Pour comprendre, il faut donner un sens a l'etre, c'est-a-dire vis·er quelque chose en vue de quoi cet etre puisse exister. Le projet est cette pre-comprehension, non saisie expressement par elle-meme, non thematisee, mais qui ouvre les voies, devoile les horizons a l'interieur desquels la comprehension reflechie se realisera. « L'existant n'a de sens que dans la mesure ou, en tant qu'etre d'ores et deja decouvert, il deviendra comprehensible dans un pro-jet de l'etre, c'est-adire a partir de ce sur quoi ce projet porte ~ (p. 3 24). Conformement a l'idee fondamentale de Husserl, toute connaissance est ainsi definie comme connaissance d'horizons ou encore comme perspective. Les choses n'existent que pour [
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autant qu'eiles prennent un sens, c'est-a-dire que des intentions ou des pro-jets portant sur l'avenir sont peu a peu remplis par le mouvement progressif de temporalisation objectivante. Ainsi pour Husserl comme pour Heidegger l'avenir est ce qui donne la verite, permet l'acces au sens des choses, c'est-a-dire a leur Ihre le plus veritable. L'avenir est ce par quoi le passe prend figure et forme - cesse d'etre vecu pour etre connu (assume, dit Heidegger). Il deploie devant la conscience les espaces necessaires pour qu'elle sc meuve, cesse d'adherer a ses impressions pour en faire des significations, passe d'un etat ou eile existe a une situation ou eile connait. Il est ainsi la puissance essentielle de l'esprit - son pouvoir etre le plus propre, dit Heidegger - l'intentionnalite la plus profonde, dit Husserl, intentionnalite operante (fungierende Intentionalität) ou latente. L'avenir est ce qui permet enfin au Dasein d' « en venir a soi-meme » (Sein und Zeit § 6 5). La decision anticipante assure la « totalisation » de l'existence eile est la preuve de son pouvoir de former un tout (ganzseinkönnen). Ces formules sont l'equivalent de la demonstration husserlienne de l'unification dc la concience par l'avenir. Au premier abord, il semble que le moi vivant soit rt!parti entre un present et une multiplicite de passes ou anciens presents. Mais on decouvre que l'avcnir est ce qui fonde ces passes et ces prescnts, les relie, non pas du dehors et comme apres coup, mais les fait venir a l'etre, les engendre veritablement. Il est la racine cachee de laqueile ils sortent. C'est pourquoi il est le moi authentique, l'ipseite originaire la subjectivite absolue (Zeitbewusstsein § 36). L'elan anticipateur, dit Heidegger, place enfin l'homme devant son soi, et par la meme devant sa solitude. Il « fait comprendre a la realite humaine qu'elle doit assumer, et eile seule, le pouvoiretre dans lequel il s'agit de son etre absolument propre. 11 la revendique comme individuellement esseulee » (S. u. Z. § 53). Les possibilites concretes de l'existence, en tant que multiples et dispersees, sont en de<;a de ce pouvoir etre fondamental - elles naissent de lui et ne suffisent pas a l'absorber enrierement. Nous sommes toujours libres d'aller au dela d'elles, nous possedons une puissance de depassement inconditionnee. L'lntention unique qui est en soi Intention sur la chaine des plenitudes possibles clont parle ftusserl (p. 41 I Zeitbewusstsein) nous arrache a toute Erfüllung, toute realisation actuelle, en nous revelant a chaque fois son caractere de partialite. Nous avions dit que Husserl et Heidegger n'etaient d'accord que sur les consequences negatives de la decouverte du primat de l'avenir. Mais si l'avenir est ce par quoi l'homme comprend, est un "i!tre libre et une conscience de soi, ne voient-ils pas en lui, l'un et l'autre la positivite la plus haute de la realite humaine ? Pas encore - car si l'avenir devoile la possibilite d'un etre a soi, il faut de plus savoir s'il transforme cette possibilite en realite, s'il lui donne un sens plein dans l'existence elle-meme. Nous savons ce qu'il en est pour Heidegger. [
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L'elan vers la mort ecarte definitiverneut les retours a la facticite, place d'emblee au dela de toute chute, libere a jamais le Dasein. La referen~e a l'avenir amene-t-elle les memes resultats chez Husserl ? Sommes-nous, a un moment quelconque, ainsi maitres du temps ? Non. Car l'avenir hussedien est sans terme. 11 est toujours vu du present, et le present renait toujours. 11 y a clone toujours l'a-venir pour la conscience, elle n'est jamais accomplie, jamais en possession totale de la verite. Le futur est ce par quoi le passe devient vrai. Mais cette verification est un ideal a poursuivre, et sa realisation complete est rejetee a l'infini. Est-ce a dire que Husserl meconnaisse le problerne de la mort ? Refuserait-il de dire avec Heidegger que le Dasein existe pour sa fin, existiert endlich ? Sans doute pas car ce n'est que pour une philosophie qui voit dans 1e temps une image, une apparence deployee par ~ne eternite intemporelle que la mort ne pose pas de problemes veritables a la vie meme, puisqu'elle est accession assuree a cette eternite, et qu'ainsi eile ne fait pas a proprement parler question. Mais ce qu'il faut se demander, c'est si l'etre pour la mort permet au Pasein d'en venir totalerneut a soi-meme, de depasser entierement sa facticite, si « la decision resolue... a deja, de par son essence, anticipe chaque instant possible » de sorte que le temps soit ainsi comme vu completement du point de vue de l'avenir. On peut remarquer que la mort est un a-venir, mais d'une sorte particuliere, puisque justement eile arrete a eile l'avenir. Elle est, comme le d~t bien Heidegger, la possibilite de !'impossible. Elle n'est donc pas un phenomene du temps (l'instant de la mort. pris en lui-meme. est impensable il ne peut etre mediatise, il n'y a pas de oassage continu de l'avenir au passe). Elle n'impose donc pas rigoureusement de fin au temps,. ou encore la fi:'- qu'elle !ui ~ssi: gne n'est pas teile qu'elle permette de le dommer, de le posseder, de 1 av01r a soi comme le voudrait Heidegger. 11 faudrait donc distinguer entre etre pour sa fin et etre comme fini - et dire que la1 conscience, existant de. la premiere fac;:on, n'existe pas necessairement de la seconde maniere. D'ailleurs, Hegel n'a-t-il pas raison en disant que « meme quand on parle de la raison finie, eile prouve qu'elle est infinie preciscment en se determinant comme finie ? Car la negation est finitude, privation, seulement pour ce qui est deoasserneut de cette negation, le rapport infini aTec soi :.. (Encycl. $ H9) Dialectique du fini et de l'infini. De plus la mort est la contingence de l'existenc~ la plus . radicale, non pa: seulement la contingence pour Pexistence (au sens ou le contmgent est ce qut s'insere mal dans la forme de ma vie, ce qui apparait comme lui etant etran,ger), mais contingence de ]'existence e~le-meme en :lle-meme. Ainsi la ,n_:.ort, ancrant plus profonderneut d~ns la cont1~gence, ne. fa1t que rendre .plus ~eneuse 1a menace de dispersion, au heu de la fa1re evanoutr comme le cr01t He1degger (§ : « 11 y a dans la decision-resolue, une extension originelle de l'existence 75 [
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vivant » (p. 411.) m cesser d'etre ce centre vers quoi taut converge, l'instant totale, jamais perdue, sans besoin qu'intervienne une coherence apres coup :. ). Husserl aurait donc eu raison de ne pas penser que, dans Ia constitution du te~ps, le point de vue du present puisse etre abandonne et de ne pas accepter le pomt de vue de l'avenir. Il y a bien pour lui des modes divers d'etre au te,mps : lorsq~~ n~us portans des jugements sur les choses, nous ne sommes pas at. f~tur {~uku~~1g) comme_ lorsq~~ nous perc~vons {Zeitbewusstsein, note xm) ; au heu d accueilhr et de la1sser s ecouler passwement chaque impression nous les . objec~iv~ns immediatement, nous prenons en quelque sorte le te~ps en mams {amsi « Ia forme originaire du jucrement est celle d'un acte q · • h . od . I h b UI, a ~ a~ue mstant: pr . u1t que que c ose de nouveau ~). Mais cet accent donne a I une des. d1mens1?ns ?u t~mps n.e fait pas disparaitre Ia forme originaire de Ia consc1ence : retentiOn, Impression, protention. I1 faut toujours composer avec ell.e. Et c'est pourquoi le temps ne cesse jamais de passer. La connaissance est tOUJOUrs fondee s~r une impressionnabilite primitive, les syntheses actives sur une synthese pasSive. Selon J;Iusse~I, il ! a bie~ un primat de l'avenir, mais jamais de point de vue de _I .avem~: toUJ~Urs pomt de ;ue sur lui. Il est impossible de quitter cette conditiOn d etre situe dans Ie present - et qui peut regarder (ou d'ailleurs ne. pas regarder dans l'attitude irreflechie) vers l'avenir ou le passe, mais pour qui. une perspecti;e radicalement differente est impossible. Je puis pren~re partiel~ement le pom.t de vue d'une autre dimension que le present, mais 1l y a .tO~Jours un c?nfh,t ~t .un rapport dialectique entre les deux points de vue. Amsi, le souvemr reflechi est comme Ia resultante de deux mouvements en sens contraire dont l'un est l'expression de Ia tension ,du present actuel vers le passe (Ia retention, intention continuelle vers ce qui a ete indication vid~ de so~venirs possibles) et l'autre Ia marque de l'intention du p~sse comme ancien present vers le nre~~nt :~ctuel (le maintenant ecoule, quand il etait mainte~an:, ;i~ai,t en pro;ention le maintenant actuel - taute conscience passee etant atnSI dtngee vers I Instant present, « auf das Jetzt gerichtet » note mJ. Du rec~uvreme~t de ces intentionnalites jaillit Ie souvenir, acte plein de Ia. c~nscience, q~n <~ pren_d du temps », contracte une « epaisseur de duree ». Amsi, le sou.vemr n est n~ !a resu~~;ence d'un moment du passe qui se decroche comme le disent les empmstes, n1 la recompense d'un acte inconditionne qui, par;ant du present, irait cueillir le passe « Ia ou il est » comme le feraient cr~Ire !es volontarist~s. Si precisement nous pouvions prendre, ne serait-ce qu un . mstan~, le pomt de vue du passe, Ies empiristes auraient raison : le souvemr serait un f~agment detache qui revivrait,, c'est-a-dire remontrait Ie cours du temps. Mais alors le passe ne serait pas connu comme passe ü e pourrait ~~re « localise ::., et ce temps a l'envers ne serait en aucun: fa~;~ une conscience du temps. Nous ne pouvons jamais abandonner les horizo du temps, caracterises par Ieur « orientation changeante vers le maintena::
pur.
On peut objecter que sur ces points, Heidegger ne differe pas de Husserl, qu'il parle lui aussi de l'unite horizont~le extatique de ~a ~emporalit~, que son temps n'est pas vide du present, pmsque Ia temporahsatiOn aboutit a la constitution d'un « instant connaissant » critique, !'Augenblick; que, d'autre part, il n'adopte jamais « le point de vue de l'avenir » point de v~e qui est d'ailleurs rigoureusement impensable: s'il n'y avait que de l'avemr, pourquoi y aurait-il un present et un passe, pourquoi ce repliei?ent du temps sur lui-meme par lequel on assume un passe ? A~opter le ~mt de .vu~ d~ l'avenir ce serait faire un voyage sans retour. Mais au contraire, vemr a sot pour le Dasein, c'est toujours zurück kommen, revemr vers un passe sans iequel l'avenir ne serait pas un a-venir, mon av~nir. . ,, Mais, qu'est-ce qui fait au fond que chez Heidegger, le ?asem ~ ela~c;ant audevant de la mort, se replie ainsi sur lui-meme, se ramene a une Situati?n co?crete, se re-passe, reconstitue Ce' qu'il avait pre-constitue dans un pro-jet eXIStentieJ ? N'y a-t-il pas la l'indication d'une dialectique du temps pour laquelle la reflexion le retour sur soi est une transformation, la prise de conscience un moment orlginal, un contre-coup, une secousse qui arrache a la passivite '
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. primitive ? Non. Le retour sur soi n'est en effet possible que si l'pn fait du t~mps .une dialectique. Mais Heidegger n'ayant pas reconnu cette exig~nce ~Ialectlque qui est au fand _d~ la tempo~ali~e, l'a a~andonnee a_ un ~ertam .P~)l.nt s~ns Y avoir jamais exphcitement satisfait. Et c est po:urqum, apres la declSlon-.r~solue le temps est pour lui comme arrete. N'ayant pas decouvert le: resso;t. ventable du mouvement, il n'a pas eu de seropule a cesser de prendre _au seneux cette ' mobilite, a pretendre par decret a une domination totale de l'eXI~tence. Ce coup d'etat metaphysique a ete possible de la fa~o~ ~m;ante ,: d abord parce que Ia mort est pour Heidegger une :fi~ ab~olue, J~, revelat10n, d un. terme au dela duquel je ne puis remonter - ce qut f~It. que 1 ela~ ~ers. 1 ~ve?Ir peut • heurter comme un rayon lumineux sur un m1r01r et se reflechtr amsi vers le sy · passe et le present. Mais un tel retour ne se f" ait qu' une f" ots. Que11e raison y a-t-il, en effet, de le repeter ? Pourquoi, aurait-on « du mouvement pour aller ·n ,, puisqu'on ne peut pas aller plus loin que la mort ? En consequence, p1us IOI '' 1 . " 1 ° la temporalisation du temps ne doit aboutir, en bonne ogique, qu a a constltution d'un unique present, present eternel qui n'aura pas a tombe~ a so~ tour au passe, et qui embrassera l'avenir dans sa totalite co"!'me dit. Heidegger de !'Augenblick. Aucun nouveau maintenant ?e .peut v~mr a~res l~I. Il a tout prevu. Aucun imprevisible ne peut donc, surgir a s~ SUite, qu1 fera1t Ia preuve du caractere partiel, insuf:fisant, de ce present premier en date et le repousserait dans le passe - passe qu'il fa~drait ens~ite a~sume; de nouveau, puisqu'il n'aurait pas ete pris dans }a prem1ere synthese eXIstentielle, et que :finalement il n'y
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aurait pas ainsi de synthese totale, mais toujours, fatalement, quelque chose qui nous echappe. Pour Husserl, au contraire, il y a une repetition indefinie du temps qui est une consequence de son caractere dialectique (il est de l'essence de la dialectique d'etre infinie, et c'est pourquoi il n'y a pas, malgre les apparences, de dialectique chez Heidegger). Husserl montre en effet que non seulement la temporalisation a partir de l'avenir fait naitre un present, mais que, en me'me ttmps, eile fait tomher le present precedent dans le passe. L'avenir de Heidegger ne fait rien tomber, c'est pourquoi il permet un etre a soi total. Heidegger oublie que, exactement au moment ou le present authentique (le champ de presence hussedien) se constitue comme ayant-ete-avenir (avenir passe) un second passe est par la meme forme (le champ de presence precedent) qui disparait d'un bloc, et qui n'est pas, lui, directement le passe d'un avenir, mais le passe d'un present. Il y a deux coexistences, deux simultaneites (Zeit bewusstsein § 38) : celle qui regne a l'interieur du champ de presence, du present total que Heidegger a seul considere, et la quasi-coexistence qui s'etablit entre ce champ de presence d'une part et le champ de presence precedent qui devient passe. Heidegger n'a pas tenu campte du contre-coup instantane qui agite le passe a Ia suite de la naissance d'un nouveau present, et qui seul pennet qu'une succession, qu'une suite se constitue. Il y a, dit Husserl, un « Zusammen », un ensemble de l'impression actueile et des impressions passees. Seulement c'est un Zusammen de modes de conscience derives l'un de l'autre d'une maniere continue, alors que le Zusammen du present (au sens large) est celui de modes identiques dans leur forme. Il y a un Zusammen qui resulte de la continuite des modes d'ecoulement et il y a un autre Zusammen qui n\sulte de ce que le mode d'tkoulement est identiquement lc meme (§ 3 8) (Je present passe d'un seul coup, comme une vague, comme une couche qui se depose). C'est dans la simultaneite absolue qui maintient ce bloc de duree que l'avenir, le passe et le present jaillissent ensemble. I1 se produit ainsi ce que Heidegger appeile une extase, ou plutot une unite temporeile extatique : l'avenir passe alors directement au passe, la protention a la retention, et l'instant de ce passage, Je Jetzt pur ne peut etre saisi, il n'y a pas de place assignable pour lui entre deux regions clont l'une serait devolue au futur et l'autre au passe. Mais cette individuation continue ne s' arrete pas aux limites du Präsenzfeld. Elle amene a la fois cette apprehension simultanee et une succession irreductible, elle forme des unites de duree, des « etres » temporeis marques et delimites une fois pour toutes - mais elle ne les separe pas pourtant du reste du temps, par rapport auquel ces etres sont situes, acquierent une place fixe dans le temps (.~ 3 r ). Simultaneite et succession derivent l'une de l'autre, renvoient dialectiquement l'une a l'autre : le temps est synthese de continuite et de discontinuite, de multiplicite et d'unite. Il est emergence et immersion sans heurts et sans [
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chaos. Chaque extase se revele aussltOt a eile-meme comme non-extase, comme provisoire, eile est replongee dans le temps. Le temps authentique de Heidegger n'etant pas mu par cette dialectique interne, est comme mort. I1 faut voir maintenant comment, en consequence, il ne peut nous assurer une presence vivante au monde. Nous comprendrons du meme .coup pourquoi l'etre au monde est pour Heidegger une decheance, une chute, resultant de la pertc du temps veritable (toutes les analyses de la spatialite originaire du Dasein sont mises au campte de la facticite, et non de l' authenticite) correlativement, il ne semble pas qu'il puisse y avoir un monde apres la decision resolue, la decouverte de l'etre pour · la mort. Pas de monde, pas davantage de pn\sence a autrui, pas d'histoire, et c'est pourquoi la mort ainsi comprise isole radicalement. Toutes les affirmations citees au debut : le Dasein authentique existe essentieilement comme realisant une co-presence avec d'autres, son destin est lie a une destinee, il appartient a priori a une comrnunaute, a un peuple, a une generation - sont ainsi fallacieuses. Il y a Ia une promesse que Hl!idegger ·'n'a pu remplir. Il faudrait reformer sa notion du temps pour donner un sens a de teiles formules. Le temps dialectique et l'intentionnalite (comme ce qui nous fait etre a un monde, nous jette a des ob-jets) sont une seule et meme chose. Bien que Heidegger assure (S. u. Z. p. 3 6 3 note I) que pour lui aussi « l'intentionnalite de Ia conscience est fondee sur la temporalite extatique de l'existence humaine », il ne peut au fand en etre ainsi pour lui, puisque son temps n' est pas dialectique. Or, un temps qui n'est pas intentionnel et nous separe des choses, est forcement psychologique. Il ne peut que constituer un monde a part, il .lui est impossible de nous faire penetrer dans le monde unique et commun de l'inter-subjectivite. L'accusation de psychologisme portee contre Heidegger se confond alors avec celle d'avoir deduit l'espace (considere comme inauthentique) du temps (considere comme authentique) et de n' avoir pas vu qu'il y avait au dela de l'espace factice dans lequel se meut la banalite quotidienne un ·espace vrai comme milieu des choses.
III.- LA TEMPORAUTE EST L'INTENTIONNALITE Nous avons vu que le caractere dialectique du temps residait en ceci que le passe renvoie indissolublement au present et le present au passe, cela parce que le present renvoie a l'avenir et que par consequent le passe comme ancien present renvoie au present actuel cornme avenir de ce passe. II faut insister maintenant sur ce fait que nous n'avions pas seulement affirme par la des rapports entre des perceptions, prises au sens d'evenements de la conscience ; sinon, la continuite absolue a laqueile nous avions abouti n'aurait ete que celle
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d'une duree vecue formant un monde coupe des objets, et l'espoir de montrer que toute conscience cst esscntiellement conscience de quelque chose devrait maintenant etre abandonne. Si, comme nous l'avons dit, le passe tire son sens du present, et reciproquement - si retentions et protentions sont des intentionnalites, non des modifications qualitatives de contenus passifs - s'Ü est bien vrai que Ia conscience du temps ne contient pas de tels contenus, ni d'ailleurs d'actes purs, mais est toujours synthese de matiere et de forme, il doit etre possible de montrer a present que nous etions deja par les analyses precedentes, sur Ia voie de l'objectivite, de l'appn!hension du « transeendarrt :. et que l'expression precedemment employee : le mouvement de temporalisation est mouvement d'objectivation, devait etre prise dans son sens le plus litteral. La temporalisation, a-t-il ete dit, assure le detachement a l'egard du passe, permettaut ainsi de le voir et non plus seulement de le vivre. Mais « passe » peut ici signifier deux choses : soit Ia perception ancienne, l'objet immanent comme l'appeile Husserl, !'Erlebnis, soit l'anciennement per~u, l'objet transcendant. Il y a deux fa<;ons de se 10uvenir d'un theatre eclaire (§ Z7), SOit en reproduisant directement, par une quasi-perception, le theatre lui·meme, soit en se reportant! a l'evenement subjectif, a la perception de ce theatre qui a fait date dans mon existence. De ce dedoublement possible, il semble qu'on puisse conclure au premier abord, que se jouent a travers la conscience deux formes d'intentionnalites (§ 39 et note 8) : intentionnalite longitudinale, dont nous avons surtout parle jusqu'ici, qui par transitions insensibles, assure le passage d'un champ de presence a un autre et se meut ainsi sur un plan d'immanence - intentionnalite transversale, etablie a un niveau de constitution plus complexe et qui assure Ia Iiaison synthetiaue canstitutive des objets transcendants. L'unite de mal conscience se fait ainsi de deux fa<;ons : il y a d'une part, une unification immediate, sans accrocs, par quoi se cree une ressemblance continue de ce que je suis avec ce que j'ai ete aux instants d'avant, mais qui en definitive, si l'on en mesure les consequences, apparait comme la source principale de divi~ion et de dispersion de l'existence, car selon une remarque de Heidegger (~ 79 de S. u. Z.) un jour ecoule uniment est ce dont il est le plus· difficile de rendre compte et de parler, et le temps utilise de cette facon se donne a 1a reflexion comme le plus lacunaire qui soit. Il y a d'autre p;rt, une unification mediate, qui s'accomplit dans le Souvenir. Lorsque je me rappeile ce theatre illumine, je le detache partiellement de Ia date de son apprehension premiere, au lieu de le voir comme autrefois sous les especes d'une unite immanente, se creant elle-meme par l'enchainement spontane des impressions nouvelles - tous ses « profils » n'ayant alors aucune peine a se lier entre eux, puisqu'ils n'etaient pas explicitement distingues les un~ des autres ; je le pense maintenant comme une unite ideale identi:fiable a travers des manifestations successives (d'ou le nom d'intentionnalite transversal~) meme si ceiles-ci sont discontinues. Au Iieu de cet etre singulier
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q~i en ?n .sens ~·a e:e donne ~ar la rrcept!on premiere en un mode unique, desorma1s Impossibl~ a repr?du1re, m appa1;a1t en souvenir un theatre objet commun de percept10ns possibles, clont le nombre pourra etre aussi grand que l'on voudra et qui, en tant qu'elles tireront toute leur valeur de cette accession a un sens general (etre perception du theatre eclaire) ne seront pas con~~es comme faisant a proprement parler date dans l'histoire de Ia conscience. S1 nous. ~omparo~s Ia perception comme Erlebnis a un cliche photographique, DO~ dl.~l011S qu'1J faut distinguer J'unite qui fait d'un cliche Une epreuve part1c?here, ~yant sa valeur propre et l'unite de l'objet qui, si l'on projette en surimpression plusieurs cliches differant legerement les uns des autres pourra finir par s'en detacher a Ia maniere d'un type generique dans la the~rie des images composites des psychologues. , H:uss~rl n'e~pl?ie pas une teile comparaison, forcement grossiere, puisqu eile fa1t de 1objet commun une partie reelle des perceptions au travers desquelles il apparait alors qu'il n'en est que l'unite ideale, le sens. Mais il fait appel a une image analogue lorsqu'il dit (§ 43) que dans le cas de l'elaboration d'une chose identique dans le temps, il faut concevoir comme une Serie d'effigies (Bilder, les pe~ceptions qui correspondent a DOS cliches) traversees par un rayon Iien, tous les points qui se trouvent sur ce rayon etant identifies et representant un seul point objectif, un seul point de Ia chose. Quoiqu'il en soit de ces metaphores, les unites synthetiques constituees par l'intentionnalite longitudinale deviennent clone la matiere d'une nouvelle apprehensio~, ~eile de l'intentionnalite transversale, par laquelle aura lieu la synt~ese obJeCtive p~oprement dite ; cf. § 43 : les unites immanentes Qes perce?t.10~s) sont c~nst1tuees par des contenus originaires porteurs d'apprehensions ongma1res ~ qu1 dans ~eu,r connexion fluente constituent l'unite temporelle du contenu Immanent qm s enfonce dans le passe. Les contenus de Ia perception transcendante, ce sur quoi eile s'appuie pour poser des choses transcendantes ce sont les produits de cette premiere constitution ». Les perceptions, en s~ recouvrant les une!l les autres dans le souvenir, par « Deckung », dit Husserl, assurent l'apparition d'une unite plus concentree, celle de l'objet qui « vit » (§ 43) dans ses apparitions multiples. La dche de Husserl sera maintenant de montrer que l'intentionnalite transversale ne designe pas une operation magique inventee tout expres pour me faire passer « du c6te de l'objet » au lieu de me renvoyer constamment a moi-meme comme le fait l'intentionnalite longitudinale, et de prouver que ces deux formes d'intentionnalites, separees pour la clarte de l'explication, ne sont pas fondamentalement distinctes, mais au contraire « inseparablement unifiees comme deux faces d'une seule et meme chose » (§ z9 ). Elles· nous ont pa.ru etre ~ l'reuvre, l'une dans.l'e~ification de la .perception ou du champ de presence, 1autre dans la constitUtion du souvemr reflechi. I1 nous faut donc voir comment le problerne de l'intentionnalite doit necessairement se [
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ramener a celui des rapports du present et du passe - et comment le passage, continu et discontinu, de l'un a l'autre est a Ia fois ce qui permet de poser et de n\soudre cette question metaphysique derniere : de quelle fa~on Ia connaissance peut-elle atteindre a l'etre ? Ce n'est pas en effet un hasard si l'on recourt au souvenir pour essayer d'elucicjg Ia nature mysterieuse de l'intentionnalite. Par l'existence du souvenir seule se marque Ia difference entre Ia conscience et ce clont eile est conscience, entre la noese et le noeme, entre Ia perception et l'idee, pour reprendre l'expression de Malebranche. Le sens commun objecte immediatement que, s'il est bien vrai que l'homme qui se souvient se reporte tantot a l'ancienne perception, tantot a l'anciennement per~u, et fait ainsi Ia difference entre les deux, l'un etant pour lui le subjectif, et l'autre l'objectif, il n'en reste pas moins que c'est parce que la perception premiere etait deja conscience de l' objet que le souvenir de cette perception peut ainsi se dedoubler. Le problerne devrait alors, selon lui, se poser d'abord et avant tout pour le present. Nous devons montrer au contraire que la precisement il n'existe pas. Le Präsenzfeld n'offre pas, en effet, de partage entre la perception et le per~u, entre ce crayon qui m'apparait comme rouge et ce que j'appellerai plus tard la « sensation » de rouge, mais qui pour l'instant n'a pour moi aucune existence separee, ne vient p~s s'interposer entre moi·-meme et l'objet senti. Dans la conscience impressionnelle, dit Busserl, il y a simultaneite absolue de la Wahrnehmung ;;t du Wahrgenommen, de la perception et du per~u (note 5 ). Simultaneite qui ne doit pas s'entendre comme la consequence empirique d'une rencontre de deux termes etrangers constitues chacun a part soi mais comme la source originelle et l'explication derniere de toute presence, et par consequent, d'une fa~on derivee, de toute absence d'un objet quelconque a la pensee. Si l'objet cesse a un moment de m'apparaitre ainsi comme contemporain, s'il semble toujours, quand j'y reflechis, qu'il soit anterieur a la connaissance que j'en prends, il faut l'attribuer a un detachement de Ia conscience constituante d'avec elle-meme et non pas au decoilement de deux choses, · reunies par accident, le sujet et l'objet, qui se separeraient comme une feuille de papier que l'on enleve d'un bloc-note. L'ob-jet comme tel, comme etre a part, ne prend corps que pour et par la retrospection. Ceile-ci ne le cree pas ex nihilo, puisqu'il etait deja Ia (mais non comme objet) dans l'impression seulement en le posant pour Ia premiere fois expressivement, eile lui confere sa nature de chose une, son identite. Et si l'on se demande comment il se fait que la conscience soit conscience de quelque chose, c'est precisement parcc que l'impression originaire, en passant, en devenant n\tention, retention de retention, etc ... , n'ecarte pas seulement un moment de Ia conscience constituee et un autre, une sensation et une sensation, mais encore la conscience et ce dont eile est conscience, fait surgir Ia distinction entre l'apparition (Erscheinung) qui est Ia distinction meme du present et du passe et l'apparaissant (Erschei-
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nende). L'intentionnalite, l'accession a Ia chosc, qui d'abord ne faisait pas de doute parce qu'elle n'etait pas meme affirmee, devient pour Ia pensee un probleme. ~ais le ~robleme est aussitot pose que resolu, sinon par la reflexion philosophique qu1 le prolonge et le rend plus difficile, du moins pour Ia reflexion spontanee, toujours possible, qui est l'etre meme de Ia conscience temporelle. Il n'est pas besoin d'une intervention speciale, d'un deux ex machina, mais du mouvement seul de Ia temporalisation pour que l'objet devienne le theme de Ia pensee, pour qu'elle l'identifie a travers ses apparitions multiples. L'intentionnalite transversale s'edifie sans efforts sur l'intentionnalite longitudinale. La structure meme de Ia conscience temporelle Ia gratifie d'une memoire sans contrainte, qui s'exerce meme dans l'etat de demi-paresse. En effet, l'essentiel de cette structure consiste en ceci que le passe est retenu, et non seulement par retention simple, mais encore par retention de retention. Dans ce dernier cas, il n'y a donc pas qu' « une intentionnalite en rapport avec le retenu immediat, mais aussi une intentionnalite en rapport avec le retenu de seconde sorte lui-meme en retention, et finalement (une intentionnalite) en rapport avec le donne premier en date (l'impression originaire) qui penetrant ici est objecti-z:e. De meme qu'une representation de l'apparition d'une chose (Ding.e~schemung) ne se. rapp~r:e pas seulement intentionnellement a cette appantiOn de Ia chose, ma1s auss1 a Ia chose qui se manifeste, ou mieux encore, comme un souvenir de A ne rend pas seulement conscient le souvenir mais aussi A, comme ce dont on se souvient, comme le rememore de cette rememoration » (§ 39 ). Soit une phrase musicale. Elle se gonfle et s'etire dans le temps, passant sans cesse d'etre elle-meme. Pour qu'elle se donne .comme une phrase et non comme une succession de notes privees de sens, il faut d'abord que toute note nouvelle ne fasse pas evanouir la precedente, mais que celle-ci soit encore presente, retenue ; ainsi, passant de note en note, je puis vivre en c~,tte phrase, ~·etr~ ~ien d'a,utre que la melodie meme. Mais a mesure qu'elle s ecoule, eile s ennch1t et s approfondit de teile sorte que j'apprends enfin a Ia connaitre. En effet, ma conscience ne garde pas seulement deux notes a Ia fois, .et l?~squ'une troisieme note apparait, l'avant-derniere est preservee d~ la., d1spantwn co_mme Ia derniere. De meme, lorsqu'une quatrieme, unc cmqu1eme notes surg1ssent. Par cette reiteration continue, Ia conscience s'epaissit progressivement, chaque mesure nouvelle emporte avec eile les mesures e~oulees, multiplici~e organisee consciente des multiplicites passees. Les sons, d abord purement Immanents, se transcendent peu a peu et Ia forme de la melodie se dessine, non pas comme une loi intemporelle, mais comme le fruit d'un acte de reflexion continu, lui-meme situe dans la duree et soumis a Ia neces.site de, l'eco~lem~nt du tem~s .. La melodie se defait a mesure qu'elle se fa1t, ne s offre Jama1s dans une ev1dence aveuglante, son unite ne peut etre (
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teile heure et que nous donnons l'heure a la montre par cette parole. Heidegger pense que c'est pour moi, Dasein me preoccupant du monde, et dans la ~esure ou ce. souci me possede, que les choses s'inserent dans le temps, le futur etant .compns comme mon futur, celui ou se terminera l'action entreprise, ~e mamtenant comme mon maintenant, celui qui importe pour moi en cet mstant, !e passe comme mon passe. Dans ces conditions, du moment que je ne me SOUCle plus du monde, que je quitte Ia vie factice pour la vie veritable, le temps des choses s'evanouit. Elles cessent d'etre dans le temps, le monde cesse de vieillir.
totale, mais toujours indiquee et jamais possedee, Cette impression de nonplenitude, nous en trouvons l'expression chez Proust, lorsqu'il dit, parlant d'une teile phrase : « Elle passait a plis simples et immortels, distribuant ~a et Ia les dons de sa grace, avec le meme ineffable sourire. Mais Swann croyait y distinguer maintenant du desenchantement. Elle semblait connaitre Ia vanite de ce bonheur clont elle montrait Ia voie. Dans sa grace legere, eile avait q'{lelque chose d'accompli, comme le detachement qui succede au regret :.. S'il s'agit d'une chose dans l'espace, le processus d'objectivation est le meme, seulement un peu plus complexe encore. Car en meme temps que par la retention et la rt!tention de la retention se fixe l'identite, le pole d'organisation de la chose, l'objet lui-meme peut changer reellement. Dans toute perception qui n'est pas perception de Ia conscience interne, Ia retention amene avec eile deux series de modifications intentionnelles : celles du percevoir et celles du per"u (note 8). Soit un oiseau qui passe en volant (note 6). En meme temps que s'accomplit une « sedimentation » analogue a celle que nous avons etudiee dans le cas precedent produite par la conscience retentionnelle des apparences (Abschattungen) passees . de la position temporeUe anterieure, l'oiseau se deplace, precipitant en quelque sorte le processus de reiteration, l'empechant de s'absorber indefiniment en lui-meme. Dans chaque position spatiale que l'oiseau occupe reste attache a lui l'echo des manifestations precedentes, et son deplacement dans l'espace pousse chaque phase de. cet echo vers l'horizon, le fait s'evanouir. Il n'y a pas seulement une rangee simple de phases successives, une suite de maintenant, mais une serie adherente a chaque phase. Alors que dans l'exemple du son musical, il pouvait, a Ia rigueur, y avoir, dans les moments de detente, une pure acceptation, une vie rudimentaire au niveau d'un fl.ux simple d'actualite, la perception d'un mouvement ext~rieur exige la vie eveillee, et que Ia conscience redouble d'efforts pour ne pas Se laisser distancer, pour eviter de perdre Je SOUVenir de plus en plus riche des instants passes. C'est pourquoi dans ce cas s'abimer dans ses reflexions equivaut a ne pas refl.echir, car Ia refl.exion et le souvenir sont correlatifs d'une attention pleine, a longue portee qui accepte la difficulte croissante et comme l'enchevetrement des rapports que cree l'apparition a Ia conscience d'impressions toujours neuves. Il y a donc a la fois, et par le meme processus, constitution de phenomenes subjectifs (Erscheinungen) de perception, de champs de presence qui durent, avec ou sans changement et dans les unites·
Quel mode d'etre faut-il donner a cette temporalite objective? Soit un champ de presence, une perception. L'effectivement per"u, ce qui est comme colore par ma vision expressive n'est pas seul pose comme existant. Il y a des objets contemporains a ceux que je vois en ce moment. Ils sont non-vus, mais visibles (ungesehen, aber sichtbar) (note X). La loi de passage au passe, qui affecte ce champ de presence, joue ainsi non seulement pour ce que je per"ois en fait, mais encore pour tout ce qui est perceptible. Sont contemporains non ~ulement ce son que j'entends, et cette couleur que je vois (si la contemporaneite n'etait que cela, eile pourrait apparaitre comme une determination empirique, consequence d'une association passagere par une conscience qui assemble ce qu'il lui plait) mais cette musique la-bas que je n'entends pas ; et ces objets derriere moi, que je ne vois pas ; sans doute au moment meme ou je parle il y a parmi tous ces instruments non audibles certains d'entre eux qui jouent « Iargo » et d'autres qui jouent « presto ». Ils n'ont donc pas le meme « tempo », dit l{usserl. Mais comment reconnaitre la difference de leurs rythmes s'il n'y avait pas quelque commune mesure, applicable a tous ? Et cette commune mesure, est-elle simplement le resultat d'une convention ? Convention implicite alors, qui n'a pas besoin d'etre renouvelee constamment et qui est sans cesse presente a l'esprit de tous, car ils l'appliquent sans erreurs appreciables. Mais cet accord pourrait-il etre si parfait s'il ~esultait simple~ent de la possession absolue, par chacun, d'un systeme metnque valable umversellement ? Outre qu'il est bien improbable que l'on ait ainsi constamment a sa disposition les connaissances complexes, necessaires
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Pour Husserl, au contraire, une minute du monde (et non pas seulement une minute de moi-meme) passe a chaque instant, que je -le veuille ou non, que j'y pense ou non. Car si la conscience est essentiellement conscience de quelque chose comment tout ce qu'elle pose ne participerait-il pas a son etre le plus profond, a sa temporalite ? Il n'y a pas, d'une part, la conscience, qui est le temps, et d'autre part, les choses, susceptibles d'etre dans le temps, mais aussi d'etre hors de lui. 11 y a le temps qui est l'etre, a tous les degres, a tous les niveaux, immanent ou objectif, mais temps toujours et fondamentalement.
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pour l'edification d'un tel systeme, il reste toujours qu'il n'es_t pas ,besoin d'un metre ni d'une montre pour savoir qu'un cheval court plus vtte qu un homme. S'il y a une commune mesure, eile doit etre pre-intellectuelle, presente a la conscience vivante de chacun, avant toute connaissance reflechie et theorique. La convention n'explique pas tout et si le « maintenant. » n'avait de poids et de valeur que par un tel c: souci factice », il faudratt adme~tre ~ue les Dasein ne s'entendent pas entre eux. Il faudrait dire, comme le fatt ~~d~ggt'r (§ S. u. Z.) que tout le monde dit ensemble « maintenant » en stg:ufiant 79 a chaque fois par la quelque chose de different dans le temps et dafiSI ~ espace ( « Im nächsten Miteinandersein können mehrer~ « Zus~mme~ » « jet~t » sagen, wobei jeder das gesagte « jetzt » ver~hteden datle:t : Je~zt, ~a dte~_er oder jenes sich begibt »). Mais comment Hetdegger exphque-t-tl qu en f~tt, l'on tombe d'accord ? Et comment peut-il affirmer que dans Ia ;conf~ston inevitable qui s'etablirait s'il avait raison, il y ait une « Veroffenthchkett ~· une publicite du temps ? Cette contr.ad~ction n'est-elle p~s Ia preuve qu il n'est pas arrive a montrer ce qu'il espe:att~ et que so~s fr~texte de retrouver le temps authentique dans sa purete, tl en a la~~s~ ec~_apper. la nature veritable, qui camporte essentiellerneut la contemporanette ? S ~1 avatt vu, cela, il aurait pu donner un sens ~ouveau, a l'etre au ,.monde e~ ;a, la co-presence d'autrui et ne pas les rejeter 1 un et 1 autre dans I mauthenttctte. Il faut clone dire avec .Busserl qu'il n'y a « qu'un temps imma~ent pour tous les objets ». Sans doute les et:es te~porels ne font. pas tous meme usage de la possibilite qui leur est donnee.: ~ 01seau chante vtte, pendan~ .
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tombes dans une SOrte d'hylozo!sme ? Ne parlons-nou~ pas d'une ame du monde en parlant d'un temps du monde ? Enfin, comment accorder ce que nous disons maintenant et ce que nous avons vu precedemment concernant la distinction de la chose et de son apparition, de Ia perception et du perc;u ? Ne devons-nous pas nous maintenir au niveau de constitution de l'experience externe pour expliquer Ia duree et les changements des choses, et non a celui de l'experience interne ? La temporalite phenomenologique ne se confond pas avec la temporalite objective, mais eile la presente (darstellt) par un processus qui prolange celui par lequel s'edifie la chose identique dans le temps. Une chose, ce n'est pas seulement l'unite d'une multiplicite d'aspects, de profils changeants, comme ceux que l'on obtient lorsqu'on fait tourner une statue sur son socle. La chose elle-meme doit pouvoir etre conc;ue comme susceptible de se m~difier, et par consequent de durer. La conscience temporelle n'est pas seule responsable des alterations que subissent les objets, c'est-a-dire qu'elle n'est pas Ia seule source de diversite dans le monde. La statue qui est reconnue a travers les differentes vues que l'on prend d'elle est de plus passee de l'etat de bloc de marbre a son etat present, eile a clone une sorte de destinee, un age, un temps qui lui est propre. Comment l'identifie-t-on au cours de ses reelles metamorphoses ? C'est ici encore b temporalite qui fait l'unite de la chose. Une sorte d'intcntionnalite longitudinale relie entre eux les differents aspects presentes par Ia Statue, de meme que Ia cohesion des multiples impressions et perceptions d'une conscience est assuree par Ia continuite d'ecoulement du Zeitfluss originaire. Si nous eherehans quels peuvent etre les rapports entre ce temps phenomenologique et l'espace-temps de Ia statue, nous voyons que « les impressions, retentions et protentions originaires portent les caracteres d'apprehension de Ia chose spatiale ». Il y a comme un « recouvrement point par point entre les deux series »( (§ 4 3 ) . Le temps de l'immanence et celui de Ia transcendance ~ecoulent ainsi de Ia meme vitesse, comme sur deux lignes paralleles. Et l'un apparait a travers l'autre. Il ne s'agit pas de soumettre le percru a une loi qui ne vaut que par la perception, mais de retrouver la meme loi a deux niveaux differents. Nous sommes maintenant sur le plan de l'objectivite ; il faut deja que Ia chosei soit reconnue comme une unite pour que, sur ce fond d'identite, ses modifications deviennent visibles. Or, l'obj·~ctivation se fait, nous l'avons vu, par Ia confrontation des divers contenus de conscience, des phenomenes subjectifs (Erscheinungen) de Ia chose. La serie de ces Bilder (ou effigies), avions-nous dit, est pour ainsi dire traversee par un rayon Iien, et tous les points qui se trouvent sur ce rayon sont identifies de teile sorte qu'ils representent un seul point objectif, un seul point de la chose (§ 43 de Zeitbewusstein). Maintenant, pour que Ia duree de la chose elle-meme soit objective, [
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il faut que les contenus ne soient pas consideres uniquement de ce point de vue, comme les porteurs d'un Iien intentionnel, mais qu'ils soient objectives tels qu'ils sont en eux-memes, dans toute leur « largeur », que chaque point du contenu represente clone un point different de Ia duree de Ia chose, et qu'ainsi il soit identifie, du point de vue du temps, non aux points correspondants des autres contenus, mais a tous les points differents du contenu dont il fait partie. L'etalement dans le temps de Ia perception originaire ne doit pas etre perdu au benefice d'une concentration et d'une convergence vers l'unite de l'objet. Celui-ci doit a son niveau de constitution regagner quelque epaisseur de duree pour se faire a son tour une place dans un temps objective. Nous sommes donc forces d'admettre une contemporaneite plus etendue que celle qui regne a l'interieur d'un champ de presence - une simultaneite qui n'exclut pas la succession, parce qu'elle est succession simultanee, synchro~ nisme, liant entre eux tous les etres temporels. Il faut pour cela qu'il y ait un espace-t·emps des choses sans qu'aucun des deux termes (espace et temps) ait un privilege sur l'autre, et sans qu'aucun rapport necessaire et dialectique les unisse. La co'incidence totale, en effet, qui preside a la constitution d'un present au sens large, d'une perception, n'est seulement que l'amorce du deploiement d'un espace. Tout ce que je per~ois en ce moment co-existe. Mais cette appt:!1hension simultanee ne donne pas encore l'espace comme « unique AllRaum » (note X de Zeitwusstsein), comme milieu des choses. Elle doit pouvoir etre elargie au dela des limites de mon umwelt, de mon rayon d'action. La condition de cette position d'existence a plus vaste portee est Ia constitution d'un temps objectif unique pour tous les etres. En effet, a supposer que les choses ne soient dans l'espace que pour autant qu'elles s'inserent dans une perception actuelle la contemporaneite ou simultaneite serait remise en question a tout moment. J'emporterais avec moi a chaque instant l'espace, par pieces detachees, comme de la terre a mes pieds. J'ai au contra:.re la garantie que lorsque j'irai la-bas prendre ce Iivre que pour l'instant je ne vois pas, je n'aurai pas a franchir des abimes, mais a me mouvoir continuellement su~ un terrain assure. Il faut donc qu'en quittant les choses des yeux je sache qu'elles ne cesseront pas pour autant de subsister, c'est-a-dire de durer. Et comment dureraient-elles, sinon au rythme fondamentat qui est celui de ma concience, de toutes les consciences ? Lorsque je rentrerai dans une chambre abandonnee apres des annees, je retrouverai des meubles qui auront vieilli en meme temps que moi, et progresse pourrait-on dire sur Une Serie parallele a la mienne. L'espace est donc bien, comme le dit Heidegger, un present absolutise (Cf. § So S. u. Z. : « l'expression du temps en espace est l'expression du temps au present » ). Mais chez Husserl, ce present a le droit de s'etendre, car il ne ffait pas evanouir la succession, tandis que chez Heidegger, il ne l'a pas, [
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l'elargissement est un empietement, une usurpation, et finalerneut une erreur (qtJi vient de ce que le present c s'oublie en lui -m~me :., p. 369 de S. u. Z). Nous lui reprochions plus haut de n'avoir pas eu du temps une conception dialectique c'est-a-dire de n'avoir pas considere que le passe et le present renvoyaient l'un a l'autre continuellement (tout au moins dans l'histoire humaine) sans qu'un present definitif puisse jamais s'instaurer. Il semble que Heidegger, dans sa theorie des .rapports de l'espace et du temps, paye le prix de cette meconnaissance fondamentale. Car au fond, l'erreur qu'il signale dans Ia constitution d'un espace pour Ia facticite, il Ia commet lui-meme : son present (celui du temps authentique pourtant) s'est eternise. Il a donc le choix entre admettre un espace qui soit Ia consequence d'une c chute :. - ce qui entraine qu'il n'y ait pas d'espace pour le temps authentique, alors que pourtant, si l'on suivait Ia logique de la temporalisation, on devrai~ en admettre un, appele par le temps authentique lui-meme - ou bien, ce qu'il ne fait pas, reconnaitre qu'il y a une espace vrai tout aussi bien qu'un espace factice, mais alors reformer sa conception du temps. L'ambiguite forcee a laquelle il se trouve reduit est ainsi par ce problerne mise en pleine evidence. Dans la conception husserlienne, l'espace n'est pas deduit du temps, mais l'un et l'autre des deux termes interviennent necessairement et alternativement a leur place. Si nous partons de la presence originaire des choses, de l'etre au monde primitif, de l'espace-temps du champ de presence ou Ia conscience est ce qu'elle perroit, nous voyons aussitot que cette simultaneite suppose une succession, cet immediat une mediation, qu'elle n'existe que comme faisant figure et prenant place dans une serie, soutien d'un ecoulement, mais soutenue par lui. Alors nait Ia discordance entre l'espace et le temps : chacun s'en va de son cote. La succession apparait comme le temps pur, qui n'a pas besoin de l'espace, celui-ci Ia repousse loin de lui ; tout au plus imprime-t-il sur eile sa marque semblable a une tache (l'ancien maintenant, la perception passee est passe de quelque chose qui est encore actuel, parce que spatial. L'indice .ie passe n'est affecte qu'a la perception, comme phenomene temporel et subjectif. « En lui-meme » le monde est l'eternel present - il est innocent du temps - le passe est l' ombre portee par lui sur Ia cons.cience). Mais cette succession, pour ne pas etre simple dispersion, ramene a Ia position d'un espace 3l un niveau d'integration plus eleve. La memoire et l'interiorisation constituent Ia chose veritable, qui n'est plus comme tout a !'heure un terme etranger, mais le püle d'unite indispensable a l'existence d'une conscience, conscience de soi et du monde. Ainsi, rejetes du cöte de cet espace · qui auparavant semblait prive de temps, nous ne tardons pas a nous apercevoir qu'il n'en est pas au fond depourvu, qu'il y a un temps des objets synchrone du temps primitif de la pure conscience - et qu'ainsi se retrouve une simultaneite de seconde sorte, un nouvel espace-temps, sous forme d'une contemporaneiteo
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Une philosophie qui admet ce rythme de these, antithese et synthese et qui en rend responsable le temps identifie ainsi la reflexion au temps meme. Elle peut prendre a son ccmpte !es phrases de Hege! sur le commencement dans Ja philosophie : « la philosophie forme un non--eerde ; eile a un terme premier, immediat, car eile doit commencer, un terme demontre, qui n'est pas resultat ; mais ce pourquoi la philosophie commence est immediatement relatif, car a un autre point terminal, il doit apparaitre comme resultat. La philosophie est une theorie qui n'est pas suspendue en l'air ; eile ne commence pas immediatement, mais est une courbe qui se referme ». (Philosophie du Droit, Zuzatz :m § z). l.a courbe ne se referme pas sur 1' existence premiere teile quelle. Elle ne risque donc pas d'etre comme le cercle de Heidegger clont nous parlions au debut (cf. p. 315 du S. u. Z.), un cercle vicieux. Tous les efforts pour faire comme s'il n'y avait rien eu entre l'irreflechi et la reflexion sont inutiles. Et comme rien n'arrete alors la pensee, pas meme ce retour aux origines et a !'immediat, il est possible de dire avec Husserl que la philosophie est une mediation infinie. Ainsi pensons-nous pouvoir caracteriser la difference entre une phenomenologie de la ,reflexion et une phenomenologie de l'existence.
NOTE SUR L'ANALYSE REFLEXIVE ET LA REFLEXION PHENOMENOLOGIQUE A PROPOS DE LA " PHENO.MENOLOGIE DE LA PERCEPTION" DE MAURICE MERLEAU-PONTY par
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N ecessite de justifier Ia reflexion
philos~phique
pretend encore aujourS lad'huiphilosophie se definir par une reflexion radiI
cale qui eclaire les autres demarches de la pensee et de l'existence toute entiere, eile ne peut le faire qu'en montrant la necessite de cette reflexion. Elle doir se prauver elle-meme, justifier sa propre existence. Il n'est donc pas possible de commencer la philosophie par une pure description de l'etre tel qu'il apparait, sans se demander en meme temps le sens que peut avoir cette entreprise. T oute phenomenologie est en meme temps « critique ». Mais la question critique doit porter ici non p-lus sur le contenu mais sur le fait meme de l'interrog.ation philosophique. Comment une description de l'existence humaine est-elle possible dans la reflexion ? On voit immediatement que le savoir philosophique n'est pas comparable aux autres puisqu'il n'interroge pas un objet qui puisse repondre a la question posee. Le sujet reflechissant qui s'interroge sur la reflexion se confond avec l'etre interrage qui est lui-meme. La reponse ne peut donc etre que le fait meme de la demande. La reflexion trouve sa possibilite dans son existence meme, dans le fait qu'elle s'interroge sur sa possibilite. Elle fait apparaitre }'irreflechi COmme etant celui-la meme qui reflechit (I) et donc aussi comme un etre qui aurait pu ne pas reflechir. L'etre pour soi (r) Sans doute dira-t-on que ce n'est pas l'irreflechi qui < apparait ~ maf.s Je rCflechi et qu'on ne peut sans contradiction affirmer que l'irreflechi est l'etre qui reflechit. Mais dans l'entreprise philosophique, nous n'avons pas Je choix (ou il faut nous taire) : nous pouvon~ seulement parler du Je irreflechi comme etre c: ayantete-irreflechi » et operant lui-meme une reflexion. [
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cornrne objet de reflexion philosophique n'est que son etonnernent d'etre pour soi, ce qui explique qu'il ne s'etonne pas necessairernent. Loin de detruire sa contingence apparente, Ia reflexion fait apparaitre une contingence qui lui est essentielle, elle n'est reflexion que par sa contingence. Elle s'apparait a elle-rnerne : evenernent d'un etre qui reflechit. Il est vrai que l'irreflechi ne se manifeste qu'a Ia refle~ion, mais dans cette operation l'irreflechi parait fonder le caractere de dependance de Ia reflexion : l'existence hurnaine ne se revele pas necessairernent consac.ree a Ia reflexion sur elle-meme. L'irreflechi ne peut d'ailleurs prouver sa suf:fisance puisque precisernent il est en train de reflechir. Kant a exprime ce paradoxe en disant que « le Je-Pense doit pouvoir accompagner toutes rnes representations », ce qui signifie qu'il ne ]es accornpagne pas toujours dans une lumiere transparente et peut-etre meme jarnais. C'est ce paradoxe qu'il nous faut eclairer.
L'expirience du point de depart
Il n'est pas etonnant que Ia philosophie se heurte sans cesse au problerne de Ia rnethode et du commencement. L'exigence de philosophie scienti:fique qui recherche des elements de base incontestables, celle de systeme ou de dialectique qui espere trouver dans l'achevement la justi:fication de chacune des phases en cn rnontrant le caractere inessentiel, relevent de la rnerne nostalgie de rigueur. Tout point de depart se revelant insuffi.sant, renvoyant necessairement a autre chose qui le puisse justi:fier, ön ne peut se contenter d'enregistrer l'echec des tentatives, il faut encore rechereher la signification de cette etrange experience ; Ia reflexion revele l'echec de tout point de depart. Cette experience s'eclaire en effet quand la reflexion n'est plus consideree uniquement comme evenement ou uniquement comrne fondernent, mais comme un fait qui s'eclaire. lui-merne et tout le reste, comme un fait qui se fait. La reflexion ne peut apparaitre comme un pur fondement qu'en perdant l'experience de son cornrnencement, en se detachant de la dernarche qui l'a fait naitre. Elle ne peut se couper brusquement de ce qu'elle eclaire et qu'elle [ !28 ]
n'a pas cree, qu'en ignorant l'experience philosophique qui conduit iusqu'a eile. Ainsi Descartes et Kant remontent par une analyse reflexive a une pensee pure qui n'est plus dans le monde mais pour laquelle le monde existe. L'analyse parcourt en sens inverse la synthese par laquelle la pensee s'est donne le monde. La reflexion n'a clone rien change a la structure veritable du monde en le replac;;ant dans sa perspective originaire : celle d'une pensee internporeUe pour laquelle tout a un sens dans la mesure ou le Je-Pense le lui donne. Le monde et mon existence en lui ne sont pour moi que des significations qui etaient deja, avant que je les decouvre, telles que je les vois maintenant dans Ia verite de Ia reflexion. Ainsi on realise par avance des significations qui n'apparaissent pourtant qu'au philosophe Kant apres avoir termine sa Critique. Dans cette perspective, Ia reflexion est une absolue necessite et l'essence meme de l'homme. Comment l'homme peut-il donc l'ignorer? On ne comprend plus son erreur ni sa finitude, on ne comprend plus le cheminement de l'entreprise philosophique. Si, au contraire, Ia reflexion est un acte de 1'etre humain par lequel il eclaire un irreflechi qui avait deja un certain sens pour lui dans son existence irreflechie, ori comprend que cet acte puisse modifier Ia structure du donne et celle des operations de ma conscience. La perception devient jugement synthetique par lequel je reunis le divers, mais eile ne l'etait pas « avant » et eile n'a pas cesse d' etre originale parce que je parle sur eile et Ia considere maintenant « dans l'ordre du jugement ». Elle demeure comme fond qui donne sens a rnon acte de juger. « Le monde, ecrit Merleau-Ponty, n'est pas un objet dont je possede par devers moi Ia loi de constitution, il est le milieu nature! et le champ de toutes pensees et de toutes mes perceptions explicites » (Phenomenologie de Ia Perception, page V).
Le cogito me decouvre en situation
Le Cogito n'est pas rupture effective avec le monde puisque je decouvre precisement par lui que je suis au monde, non pas dans le monde physique qui est objet de science et qui exige d' etre compris par les demarches qui conduisent a [ 1.19 ]
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l'attitude scientifique, mais dans le monde que je percsois, ou j~ vivais anterieurement a l'acte de reflexion, qui etait deja la et qul reste encore Ia pendant que je reflechis. Dans le doute, Descartes ne croit plus a rien, c'est-a-dire qu'il doute de tou! et que ~e tout est toujours Ia, que je sois trompe ou non. Le cog1t? me decouvre en situation, il ne peut que s' etonner d~ cette pr~s~nce ~t comprendre les manieres d'etre au monde q~1 le ca~actense. D1r~-t-on qu'il ne peut etre au monde sans le sav01r ? Ma1s seule sa p~esence au monde rend possible ce savoir. Le savoir parle d'une ex1stence qui lui permet d'etre savoir de l'existence, sav~ir du fait d'etre a,u monde. Par Ia reduction phenomenologique qut suspend mon adhesion spontanee au monde, je ne rends null~ment le J?onde i~manent a ma pensee, au contraire, je fais surg1r, en pleme lum1ere, u~e presence « immotivee », une transcendance des choses que Je n'avais pas prises jusqu'a maintenant comme theme de pensee puisque j'etais precisemen.t cet elan vers eile.
Mediation de l'essence
Si donc Ia reflexion philosophique se donne pour tache de decouvrir l'essence des choses, ce ne peut etre pour considerer ces essences a part des faits mais bien plutot pour voir .le fait dans so~ essence, c'est-a-dire pour le comprendre jusqu'au bout de ~~ ~a~tl, cite. Cette demarche comporte sans doute un moment d tdeahte, mais on ne peut s'y tenir. L'essence doit eclair~r 1~ fait comme fait non detruire sa contingence, eile est un ecla1rage, non un obj;t. La reflexion tend a recouvrir le champ de l'irreflechi et en change Ia structure, mais ne cree aucun monde nouveau. Eil~ cha~g~ de sens le seul qui existe et dans lequel nous sommes engages. Ams1 I'Art en faisant entrer dans l'objet une puissance d'evocation supe;ieure a celle des objets naturels nous .« propose »,.une modification de notre vision du monde, ma1s ne nous ltmpose pas puisqu'il faut encore un « amour >~ de ~·~rt ~our que ,cette, « pr~ position » ait un sens. En parlant d exphc1tat1ot; Ia pheno~enolog1e signifie que l'essence n'est rien d'autre que le ~a1t ~el 9.ue Je.Ie pense SOUS Ia forme du necessaire, mais cette pensee VlSe mtentwnneile[
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ment le fait : revenir aux choses c'est essentiellement ehereher l'evidence du fait lui-meme. Ce qui suppose que nous sommes deja dans Ia verite et que l'essence ne saurait apporter la verite au fait du dehors. Elle provoque seulement sa manifestation, pour ainsi dire, a Ia surface de Ia chose.
Exercice . de Ia reflexion
Une teile re:flexion ne peut retrouver un etre qui serait deja vrai avant eile et deja explicite quelque part dans Ia Pensee divine ou l'Esprit Universel. « La reflexion se verifie en s'exer~ant » (page XVI). La seule reponse a Ia question: comment Ia reflexion est-eile possible, est donc Ia reflexion effective qui prouve le possible par le reel. Il n'y a pas d' evidence apodictique, ni de fin, en philosophie. Le monde vecu est toujours vecu avant que Ia reflexion puisse prouver quoi que ce soit de l'existence. Elle a toujours du retard et doit sans cesse reprendre le debut ou plus exactement rechercher sans cesse Ia signification de son commencement qui est precisement l'existence sans laquelle elle n'a pas de raison d'etre. La reflexion doit nous faire assister a sa propre genese. C'est pourquoi Ia reflexion ne peut jamais se prendre pour un point de depart absolu de l'activite philosophique. L'histoire n'est que secondairement son objet, elle est d'abord et fondamentalement son horizon reel, son milieu, hors duquel eile n'est qu'abstraction et merite le reproche de gratuite. La reflexion ne retrouve pas l'universel, eile le construit pour eclairer le fait, pour comprendre la contingence, pour se comprendre eile-meme comme instauration. Ce que nous montrera la reflexion n'est pas deja realise dans l'irreflechi, c'est le correlatif d'une Operation creatrice qui etablit Ia V erite, dans un Iangage transmissible et permet le dialogue avec autrui. La rationalite du monde n'est pas un donne, de meme quc la beaute n'est pas de toute eternite, attendant qu'un artiste l'aper~oive et Ia fasse tomherdans le temps ; il faut une foi qui se mesure sans cesse a 1'experience et s' etonne de se changer en certitude. U n Je-Pense qui deploierait l'experience devant soi ne pourrait que [
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poser sa propre passivite (1). Ne Ia pose-t-il pas, parce qu'ayant quitte Ia Situation qui rend possible le fait de Ia reflexion, il ne peut rejoindre l'experience e:ffeetive et se trouve eomme isole en faee de « toute experienee possible » ? Il faudrait clone qu'avec une sorte de perversite, le Je-Pense se fasse aveugle a lui-meme en se faisant passif ? En verite, le Je trariseendantal du eritieisme est l'unite d'une experienee qui pourtant n' est jamais donnee en entier, ee n'est pas un etre mais une valeur qui justifierait Ia totalite de l'experienee si eelle-ei se deployait devant moi. Mais il n'en est rien. La reflexion n'est pas une perspective originaire ni le retour a une teile perspeetive (il faudrait eneore montrer que nous l'avions quittee), eile est a eile-meme une q~es tion. C'est dire aussi que eette question ne eomporte pas de solutwn puisqu'il n'est rien a quoi nous puissions aeeroe~er le ~~~t de. Ia reflexion. Elle s'ouvre sur le rationnel, sans eertttude qu tl extste une rationalite integrale de l'etre. Et a vrai dire eette question sur le rationnel n'a pas de sens puisqu'eile se eonfond avee le fait meme de la reflexion et nous renvoie a l'experienee que nous en faisons. La reflexion est un progn!s vers la V erite, non paree qu'eile detruit une iilusion au pro:fit d'une realite, mais paree qu'eile maintient l'irrefleehi eomme tel. Je eomprends pourquoi les ehoses devaient neeessairement se presenter a moi de cette maniere dans une vue naive du monde. Comment la reflexion pourrait-eile comprendre l'eclairage « nouveau » clont bene:fieie l'irrefleehi si eile ne eomprenait en, meme temps qu'elle vie~t de naitre. de, Iu~? Comment par exemple Ia sensation pourra1t-elle devemr 1ohJet de ma pensee, eomment pourrais-je dire « e'est du bleu » si d'une eertaine maniere je n'etais d'abord autre ehose qu'un je-transeendantal qui rassemble le divers pour constituer l'objet, si je n'etais, dans mon attitude naive, une communion, exceptionnelle sans doute mais e:ffeetive, ou ne se distingue pas encore un pour-soi ( 1 ) Le Je-Pense c deploie :. l'experience quand il possede en lu~ la loi de constitution du monde et par son activite constituante - par un schematJsme par exemple - rend c possible :. sa propre experieoce : il ne retrouve dans les choses que ce qu'il y a lui-meme introduit.
defini eomme subjeetivite absolue et non etre des ehoses et un cn-soi de:fini eomme pur objet. Je peux prendre Ia sensation pour objet paree que le sentir est un mode d'existenee et non un moment abstrait et ideal de mon experienee (p. 247). L'experienee ne peut etre seulement pour [a reflexioJt radicale Ia reflexion, paree que Ia reflexion est eilen'est pas coupee meme experienee. Le monde doit pouvoir de la reflexion etre pense, paree qu'e:ffeetivement il est « operante » pense. Quand je refleehis, je eomprends que le monde doit pouvoir etre pense, mais plus radiealement encore je saisis l'operation de ma reflexion, je me eomprends eomme etre , qui refleehit et qui traine avec lui une histoire - la sienne et en de~a eelle du monde qui eonduit au moment present. Autrement dit la n!flexion radieale est « eonseiente d'elle-meme dans son operation » (p. 2 53). Le Je et le monde ne sont jamais donnes ni penses eomme deux Idees (ee que Kant a montre) puisque « nous avons l'experienee d'un monde non au sens d'un systeme de relations qui determinent entierement ehaque evenement, mais au sens d'une totalite ouverte clont la synthese ne peut etre aehevee. Nous avons l'experienee d'un Je non pas au sens d'une objed:ivite absolue mais indivisiblement defait et refait au eours du temps » (p. 254)· Les verites « a priori » ne determinent clone pas la forme de toute experience possible ; sinon la pensee ayant regagne sa perspeetive originaire dans la reflexion, ne pourrait plus eomprendre I'empirique qui ne serait plus qu'une sorte de deguisement de l'a priori. Or non seulement l'exp_eriellfe reste elle-meme apres Ia reflexion, mais eile apparait eneore eomme necessaire dans sa contingence. La verite a priori n'est clone rien d'autre que Ia verite du fait refleehi, integre par eonsequent a la seule experienee qui existe, qui est mienne et qui m'apparait apres eoup etre neeessairement ee qu'elle est dans sa totalite. Nous parlerions d'un autre monde que le notre si le fait n'avait pas ete ee qu'il fut. « L'a
V erites de fait et verites a priori
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p.riori est le fait compris, explicite et suivi dans toutes les consequences de sa logique tacite, l'a posteriori est le fait isole et implicite » (p. 2 56). Ici encore on voit que la reflexion ne se separe pas de l'irreflechi, le champ transcendantal recouvre exactement le champ phenomenal, il en modifie I' eclairage. L'irreflechi devenu theme explicite de pensee, Ia verite a ete aper~U(} mais aussi etablie puisque l'a priori n'existait pas avant la recherche.
L'eternel
Loin clone que !'Eternite abolisse le temps, eile le suppose. La conscience est ouverture sur le monde et sur le temps, et s'il peut y avoir pensee de la permanence et instauration de l'Eternel, c'est que la conscience est temps et reprend, pour leur donner valeur actuelle, les verites de fait qui ne sont pas caduques par essence mais par abandon de l'homme. L'eternel est de tous les temps non parce qu'intemporel, mais parce que le temps passe est constamment retrouve, presentifie a nouveau. En ce sens toute verite de raison « garde un coefficient de facticite » (p. 4 51) mais toute verite de fait a chance de devenir une verite de raison. Ce qui n' etait que constatation empirique se constitue en verite eternelle par le projet humain d'etre a l'histoire en assumant le passe et en voulant l'avenir. 11 est vrai que la rationalite de l'histoire est un probleme, puisque l'histoire n'est jamais achevee et que chaque moment remet en question l'acquis. Cet inachevement essentiel fait du philosophe « un commen~ant perpetuel » selon l'expression de Husserl. Comme le disaient deja Kant et Hegel, la philosophie n'a pas d'objet. La reflexion doit donc se comprendre elle-meme comme entreprise philosophique dans l'histoire, c'est-a-dire qu'elle est toujours a refaire. « L'etre a la verite n'est pas distinct de l'etre-au-monde » (p. 452)·
Le cogito « tacite »
est vecue et dont « parle » Ia reflexion. La situation Iimite, !'extreme pointe du doute ou ma pensee m'apparait condition de toutes les existences n'est pas une sorte de revelation de l'intemporel qui projetterait tout a coup sa lumiere sur l'existence mais un evenement, une operation qui modifie effectivement la structure de la conscience. « L'evenement transcendantal » (p. 466) par lequel la conscience s'explicite elle-meme dans le temps en deployant le mouvement temporel de reprise de soi et de projection de soi n'est pas l'acte d'un Je-Pense, unite trancendantale qui rassemblerait la diversite de mes etats, c'est cet evenement meme qui est le Je. Mon existence temporelle n'est pas dans le temps, eile est le temps qui s'affecte lui-meme dan.s son continuel depassement, echappe immediatement a son etre vers le futur et constitue par la meme un passe. Dans la structure dialectique du temps se trouve l'esquisse de la reflexion qui n'est pas encore synthese active ou acte de synthese, mais synthese de soi avec soi qui se fait pour ainsi dire d' elle-meme : « cohesion de vie » ou, pour-parler comme Husserl, « synthese passive » (p. 472). L'interiorite subjecti~e et l'exteriorite objective ne sont pas separables, et nOn pas seulement comme deux notions dialectiques - ce qui laisserait subsister un penseur non situe - mais comme les deux aspects d'une meme unite existentielle : l' etre-au-monde. On connait le paradoxe Kantien : d'une part je suis a ·l'origine du monde par man pouvoir constituant et d'autre part je suis a l'interieur du monde spatio-temporel qui me contient et m'explique. Kant a fortement lie les deux faits jusqu'a placer, semble-t-il, Ia condition supreme de l'objectivite du monde dans Ia Iimitation de notre etre. Mais d'ou vient cette Iimitation ? Le Je-Pense se fait lui-meme passif, s'insere dans le monde et delegue a cet « objet » une procuration pour le representer ici-bas. Si le Je-Pense est intemporel, que peut signifier qu'il sc Iimite lui-meme ?
Le cogito reflexif qui me permet de m'etonner de ma presence au monde suppose un cogito tacite par lequel je suis effectivement au monde ou plutot ce cogito fondamentat n'est rien que l'existence meme teile qu'elle
En verite, la Iimite et l'illimite, l'activite et la passivite ne s'excluent que si l'on oppose par ailleurs le temps a !'Eternite. 11 faut donc pousser le paradoxe jusqu'a ses extremes consequences non pour l'expliquer ma1s pour en expliquer le sens
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cache. Il faut dire que c'est sous le meme rapport que je comprends le monde et que le monde me comprend : « je comprends le monde parce qu'il y a pour moi du proehe et du lointain, des premiers plans et des horizons ... c'est-a-dire enfin parce que j'y suis situe et qu'il me comprend » (p. 467). Dans la reflexion, je voudrais que tous les horizons deviennent themes explicites de ma pensee mais il surgit toujours d'autres horizons, ne serait-ce que ce passe que je viens de vivre et qui m'a conduit a la reflexion actueile. Je voudrais tout interioriser et je ne m'aper<;ois pas que je suis tout exterieur a moi-meme. Jamais nous ne pouvons nous representer le monde comme un pur objet et dans cette mesure nous devenons objet en lui et devons subir le jugement des autres sur nous et la sanction de l'histoire, mais n!ciproquement nous ne pouvons jamais nous considerer comme une partie du monde, puisque nous ne pourrions meme pas nous comprendre comme partie. Avant de poser quoi que ce soit comme objet de ma pensee, il est necessaire que cet objet ait deja ete « vecu » de quelque maniere, appartienne deja a l'epaisseur de mon passe, au projet de ma vie actueile, existe enfin comme une dimension de mon existence. Au-dessous de « l'intentionnalite d'acte » par laqueile je prends explicitement possession de l'objet comme objet et constitue un Iangage, une science, un art, des lois sociales, une « intention-· nalite operante » (p. 478) reuvre et vit sa propre tmite primordiale et comme naturelle. Le cogito reflexif qui constate l'intentionnalite d'acte ne doit pas en ignorer le sol existentiel ; la transcendance est au creur meme de l'etre, eile ne peut etre le resultat d'un acte explicite, eile fonde au Contraire tOUS les « actes » ·de la « vie psychique ».
conscience pure, transparente a eile-meme de part en part et deployant devant eile un monde de relations non moins transparentes. On a la perception qu'on merite, certes, et ma Situation est a mon image, mais parce que je suis ma perception et parce que l'exterieur penchre jusqu'au centre de moi-meme et ne laisse aucun ilot interieur. Moi et le monde contenons necessairement de l'implicite et de l'obscur, je suis un horizon pour moi-meme dans la meme mesure ou le monde m'enveloppe. Le determinisme applique a l'etre-au-monde est absurde, mais le choix absolu de soi ne l'est pas moins. Ce sont la deux erreurs correlatives. L'etre humain est deja avant d'objectiver ce qu'il est et un choix implicite ne peut etre dit libre de la meme fa<;on Qu'un choix reflechi parce qu'il n'a pas la meme valeur phenome'";;.ale. Si Ia reflexion change effectivement la structure de la conscience en passant de l'implicite a l'explicite, eile change non seulement l'aspect du monde, mais le clavier sur lequel eile peut agir, elle modifie sa puissance d'action. La reflexion fait apparaitre les Iiens qui m'unissent au monde, eile ne leur enleve rien de leur urgence, eile permet seulem~nt de reconnaitre cette urgence. Mais c'est l'essentiel ; partir d'elle-meme, « Ia vie s'interprete librement ».
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Si donc la reflexion « me donne a moimeme non comme une subjectivite oisive et inaccessible mais comme identique a ma presence au monde et a autrui » (p. 5 r 5), si je suis ce que je vois en etant mon corps et ma situation historique, il ne peut plus etre question d'une liberte qui inaugure a chaque instant l'etre que je suis. Je ne suis pas une
Ma situation, teile que je la reconnais, n'est pas l'idee d'une situation, elle demeure un engagement effectif dans un etre-aumonde que certes je pourrais changer mais qui a plus ou moins de chance d'etre change. « Le choix que nous faisons de notre vie a toujours lieu sur la base d'un certain donne » (p. 519). Et ce donne ne peut jamais etre un pur-· objet devant une pure conscience reflexive, je ne peux me couper de lui et decider absolument de mon rapport a lui. Je n'ai que des possibilites proches ou lointaines, mais aucun pouvoir radical de modifier ma situation. Je ne peux jamais me considerer comme constituant le reflechi parce que le reflechi est toujours en un sens « deja constitue » (p. 517), je ne peux donc modifier ma situation que de proehe en proche. Il est v rai, comme le dit Sartre, que je suis libre « jusque dans mes passions », je pourrais en effet n'etre pas passionne et je me suis choisi passionne, m:1is ce qui importe, c'est que j'ai plus ou moins
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La liberte
ROLAND CAILLOIS
DEUCALION
de chance de rompre effectivement avec ma passion, il faut pour cela que je tisse de nouveaux rapports avec le monde et avec autrui, et Ia reflexion y concourt avec l'action en tant qu'evenement, en tant qu'operation objectivante. Ainsi la reflexion ne fait apparaitre aucune coupure radicale entre un en-soi Iivre au mecanisme et un pour-soi libre de lui-meme, distinction qui obligerait a concevoir une causalite qui aille du monde a la conscience ou a !'inverse un pouvoir constituant qui aille de la conscience a son objet. Elle me revele, au contraire, en train d'reuvrer dans le monde et revele le monde comme l'horizon de mon projet et la puissance de mon action immediatement presente dans mon corps et de proehe en proehe jusqu'a ce fond lointain et inhumain que j'appelle nature. Il n'est donc pour moi aucun moyen de rompre les Iiens intentionnels qui m'unissent au monde (je ne suis pas plus libre en me ref~giant dans une iilusoire subjectivite pure), je suis engage non pas meme dans un etat de ~iberte, mais dans un combat de Iiberation que je n'ai pas voulu. C'est la un fait comme le fait de la reflexion, qui peut comme eile apparaitre comme fondement de tous mes actes et pourtant j'ai toujours aetre libre comme j'ai toujours a reprendre tout mon etre irreflechi dans l'entreprise philosophique. Ma liberte n'est pas hors du monde, eile se mesure a ma puissance d'ouverture dans le monde, elle est dans mon reuvre et non dans ma tete.
jamais etre entierement objet pour moi-meme, ni autrui (p. 412.) ni mon corps, ni le monde. Sans doute je me decou:vre a moi-meme dans Ia reflexion mais l'essence du Je n'est pas d'etre manifeste a lui-meme. Je comprends que l'abstraction de la subjectivite pure me coupe de mon etre engage dans le monde, l'essence du Je revelee dans la reflexion radicale doit rejoindre le fait du Je, le comprendre jusqu'au bout comme fait, comme existence histo~ique, individu.e,U:• unique et aussi comme existence anonyme ancree dans la soc1ete, la nature vegetale et les pierres elles:-memes. Dans Ia phenomenologie il ne peut etre question de terme fonde et de terme fondant au sens de puissance constituante et d'objet constitue, d'activite et de passivite ; la reflexion suppose l'irreflechi mais c'est par elle qu'il se manifeste et devient objet de philosophie. Ce rapport n'est nullement hors du temps, il est la dialectique du temps lui-meme qui se sait, se « comprend » : la reflexion philosophique ne quitte pas l'histoire, elle demeure immanente au flux temporel, eile ne rejoint pas une verite eternelle, elle Ia constitue par un dur labeur, par Ia comprehension perma11ente de 1'etre implicite qui se fait et defait avec l'histoire. Comme l'histoire elle-meme, eile est sans fin et porte dans sa profondeur « le mystere du monde et de Ia Raison » ( p. XVI).
Quels sont donc les rapports entre la reflexion et son objet ? L'une des propositions les plus troublantes de l'idealisme est sans doute que « l'irreflechi n'apparait qu'a la reflexion ». On voulait par Ia montrer l'insuffisance de l'irn!flechi qui n'est meme pas connu comme irreflechi en dehors de la reflexion. On disait encore: le vecu n'est meme pas vecu puisqu'on ne sait pas qu'on le vit. Pourtant ce savoir de Ia vie signifie seulement que la reflexion tend a objectiver l'experience vecue toute entiere. voulant ainsi n!aliser le paradoxe d'un Etre-objet qui serait en meme temps pur sujet sous Ia forme du savoir : c'est-a-dire Dieu. Mais je ne peux
La reflexion philosophique
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IL Y A par
EMMANUEL LEVINAS
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L'ßTRE EN GENERAL
LA distinction entre ce qui existe et cette existence meme, entre
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l'individu, le genre, la collectivite, Dieu, qui sont des etres ou des. substantifs, et 1'evenement ou l'acte dc leur existence, s'impose a la meditation philosophique et s'efface pour elle avec la meme facilite. Il y a comme un vertige pour la pensee a se pencher sur le vide du verbe exister clont on ne peut, semble-t-il, rien dire et qui ne devient intelligible que dans son participe - l'existant - dans ce qui existe. La pensee glisse insensiblement de la notion de l'etre en tant qu'etre - ce par quoi un existant existe - a l'idee de cause de l'existence, d'un « etant en general », d'un Dieu, clont l'essence ne contiendra a la rigueur que l'existence, mais qui n'en sera pas moins un « etant » et non pas le fait, ou l'action, ou l'evenement pur ou l'reuvre d'etre. Celle-ci sera comprise dans sa confusion avec l' « etant ». La difficulte de separer etre et « etant » et la tendance a envisager l'un dans l'autre, n'ont certes rien d'accidentel. Elles tiennent a l'habitude de situer l'instant - atome du temps au dela de tout evenement. La relation entre « etant » et etre, ne relie pas deux termes independants. L' « etant » a deja fait contrat avec l'etre ; ou ne salirait l'isoler. Il est. Il exerce deja
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EMMANUEL LEVIN AS
sur l'etre Ia domination meme que le sujet exerce sur l'attribut. I1 l'exerce dans l'instant qui, a l'analyse phenomenologique, est indecomposable. Mais on peut se demander si cette adherence de I' « etant » a l~etre est simplement donnee dans l'instant, si eile n'est pas accomplie par la stance meme de l'instant ; si l'instant n'est pas l'evenement meme par lequel dans le pur acte, dans le pur verbe d'etre, dans l'etre en general, se pose un « etant », un substantif qui s'en rend maitre ; si l'instant n'est pas .la « polarisation » de 1' etre en general. Le commencement, 1'origine, Ia naissance offrent precisement une dialectique ou cet evenement au sein de l'instant devient sensible. Pour I' « etant » qui commence, il n'y a pas seulement a trouver une cause qui le cree, mais aussi a expliquer ce qui, en lui, accueille I'existence. Non pas que la naissance soit la reception d'un depöt ou d'un don par un sujet preexistant ; meme la creation ex nihilo, qui comporte de la part de la crt!ature une pure passivite, lui impose dans l'instant du surgissement, qui est encore l'instant de la creation, un acte sur son etre, la maitrise du sujet sur son attribut. Le commencement est deja cette possession et cette activite d'etre. L'instant n'est pas fait d'un bloc, il est articule. C'est par cette articulation qu'il se distingue de l'eternel qui est simple et etranger a l'evenement. Detache de l' « etant » qui le domine, l'evenement d'etre, en general, qu'est-il? Que signifie sa generalite? Assun!ment autre chose que la generalite du genre. Deja le « quelque chose » en general, la forme pure de l'objet - qui exprime l'idee de I' « etant » en general, se place au-dessus du genre, puisqu'on n'en descend pas vers les especes par adjonction de differences specifi.ques. L'idee de 1' « etant » en general merit6 deja le nom de transeendarrt que les aristoteliciens medievaux appliquaient a l'un, a l'etre et au bien. Mais la generalite de l'etre - de ce qui n'equivaut pas a cette transcenfait l'existence de l'etant dance-la. L'etre se refuse a toute specification et ne specifie rien. I1 n'est ni une qualite qu'un objet supporte, ni le support de qualites, ni l'acte d'un sujet, et cependant dans la formule « ceci ( 144 ]
est » - l'etre devient attribut ; ou semblaut d'attribut, puisque nous sommes immediaterneut ob~iges de declarer que cet attribut n'ajoute rien au sujet. Ne faut-il pas, des lors, dans la difficulte meme de comprendre la categorie selon laquelle l'etre appartient a un « etant », voir la marque du caractere impersonnel de l'etre en general ? L'etre en general ne devient-il pas l'etre d'un « etant >> par une inversion, par l'evenement - dont nous n'allons pas d'ailleurs nous occuper ici - qu'est l'instant ? Et si, par lui-meme, l'etre se refuse a la forme personnelle, comment l'approcher?
2°
LA NU1T
Imaginons le retour au neant de tous les etres - choses et personnes. I1 est impossible de placer ce retour au neant en dehors de tout evenement. Mais ce neant lui-meme? Quelque chose se passe, flit-ce la nuit et le silence du neant. L'indetermination de ce « quelque chose se passe », n'est pas l'indetermination du sujet, ne se refere pas a un substantif. Elle designe, comme le pronom de la troisieme personne dans la forme impersonnelle du verbe, non point un auteur mal connu de l'action, mais le caractere de cette action elle-meme qui, en quelque maniere, n'a pas d'auteur, qui est anonyme. Cette consumation impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l'etre, celle qui murmure au fond du neant luimeme, nous la fixons par le terme d' il y a. L'il 'V a, dans son refus de prendre une forme personnelle, est 1' « etre ~n general ». Nous n'en empruntons pas la notion a un « etant » quelconque - choses exterieures ou monde interieur. L'il y a trauscende en effet l'interiorite comme l'exteriorite dont il ne rend meme pas possible ]a distinction. Le courant anonyme de l'etre envahit, submerge tout sujet, personne ou chose. La distinction sujet-objet, a travers laquelle nous abordons les existants, n'est pas le point de depart d'une meditation qui aborde l'etre en general. Si le terme d'experience n'etait pas inapplicable a une situation qui est l'exclusion absolue de la lumiere, nous pourrions dire que la nuit est l'experience meme de l'il y a. [ 145 ] 10
EMMANUEL LEVINAS
DEUCALION
Lorsque les formes des choses sont dissoutes dans Ia nuit l'obscurite de Ia nuit, qui n'est pas un objet, ni la qualite d'un objet, envahit comme une presence. Dans l'insomnie ou nous somme! rives elle, nous n'avons a:ffaire a rien ; mais ce rien n'est pas celui d'un pur neant. Il n'y a plus ceci ni cela ; il n'y a pas « quelque chose ». Mais cette universelle absence est, a son tour, une presence, une presence absolument inevitable. Elle n'est pas le pendant dialectique de l' absence et ce n' est pas par une pensee que nous Ia saisissons. Elle est immediatement la. Il n'y a pas discours. Rien ne nous repond, mais ce silence, la voix de ce silence est entendue et e:ffraie comme « le silence de ces espaces infinis » dont parle Pascal. Il y a en general, sans qu'importe ce qu'il y a, sans qu'on puisse accoler un substantif a ce terme. Il y a forme impersonnelle, comme il pleut ou il fait chaud. Anonymat essentiel. L'esprit ne se trouve pas en face d'un exterieur apprehende. L'exterieur - si Oll tient Ce terme - demeure sans correlation avec Ull interieur. Il n'est plus donne. Il n'est plus monde. Ce qu'on appelle moi, est, lui-meme, submerge par la nuit, envahi, depersonnalise, etou:ffe par elle. La disparition de toute chose et la disparition du moi, ramenent a ce qui ne peut disparaitre, au fait meme de l'etre auquel on participe bon gre, mal gre, sans en avoir pris !'initiative, anonymement. L' etre demeure comme un champ de force, comme une lourde ambiance n'appartenant a personne, mais comme universel, retournant au sein meme de la negation qui l'ecarte, et a t.ous les degres de cette negation.
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I1 y a l'espace nocturne, mais ce n'est plus l'espace vide, la transparence qui, a Ia fois, nous distingue des choses et nous permet d'y acceder, par laquelle elles sont donnees. L'obscurite le remplit comme un contenu, i1 est plein, mais plein de neant de tout. Peuton parler de sa continuite ? Il est certes ininterrompu. Mais les points de l'espace nocturne ne se referent pas les uns aux autres comme dans 1'espace eclaire ; il n'y a pas de perspective ; ils ne !Ont pas situes. C'est un grouillement de points. T outefois cette analyse ne vise pas a illustrer la these du Professeur Mosch Turpin des contes d'Ho:ffmann: Ia nuit est
l'absence du jour. L'absence de perspective n'est pas purement negative. Elle devient insecurite. Non point que les choses recouvertes par l'obscurite echappent a notre prevision et qu'il devienne impossible de mesurer l'avance leur approche. L'insecurite ne vient pas des choses du monde diurne que la nuit recele, elle tient precisement au fait que rien n'approche, que rien ne vient, que rien ne menace : ce silence, cette tranquillite, ce neant de sensations constituent une sourde menace, indeterminee absolument. L'indetermination en fait l'acuite. Il n'y a pas d'etre determine, n'importe quoi vaut pour n'importe quoi. Dans cette equivoque se profere la menace de la presence pure et simple de l'il y a. Il est impossible devant cette invasion obscure de s'envelopper en soi, de rentrer dans sa coquille. On est expose. Le tout est ouvert sur nous. Au lieu de servir aux etres, l'espace nocturne nous livre a l'etre.
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Les choses du monde diurne ne deviennent donc pas, dans la nuit, Ia source de 1' « horreur des tenebres » parce que le regard n'arrive pas guetter leurs imprevisibles desseins ; c'est, au contraire, cette horreur qu'elles empruntent leur caractere fantastique. L'obscurite ne modi:fie pas seulement leurs contours pour la vision, mais les ramene a l'etre indetermine, anonyme qu'elles suintent.
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Aussi peut-on parler de nuits en plein jour. Les objets eclaires peuvent nous apparaitre comme a travers leurs crepuscules. Teile la ville irreelle, inventee que l'on trouve apres un voyage fatigant ; les choses et les etres nous atteignent comme si elles n'etaient plus au monde, nageant dans le chaos de leur existence. Teile aussi la realite « fantastique », « hallucinante » chez des poetes comme Rimbaud, meme quand ils nomment les choses les plus familieres, les etres les plus habituels. L'art meconnu de certains romanciers realistes et naturalistes, malgre leurs professions de foi et leurs prefaces, produit le meme e:ffet: ces etres et ces choses qui s'abiment dans leur « materialite », horriblement presents par leur epaisseur, par leur poids, par leur format. Certains passages de Huysmans, de Zola, la calme et souriante horreur de tel conte de Maupassant, [ 147 ]
KMMANUEL
DEUCALION
ne donnent pas seulement, comme on le pense parfois, une peinture « fidele » ou excessive de Ia realite, mais penetrent - derriere Ia forme que Ia lumiere revele - dans cette materialite qui, loin de correspondre au materialisme philosophique des auteurs, constitue le fond obscur de l'existence. Ils nous font apparaitre les choses atravers une nuit, comme une monotone presence qui nous etou:ffe dans l'insomnie. Sans ehereher dans une reuvre d'art l'equivalent rigoureux d'un concept philosophique et une interpretation de details s'appliquant a toutes les articulations d'une notion, nous trouvons, dans le texte qui suit d'Edgar Poe (r) relatif a 1a mort, un sentiment tres aigu de ce que nous appelons l'il y a. « Ceci clone, meditait mon esprit, cette obscurite qui est palpable et opprime d'un sentiment de su:ffocation - ceci - ceci est veritablement Ia mort. Ceci est Ia mort - Ia terrible mort la sainte mort. Ceci est Ia mort subie par Regulus - et aussi par Seneque. C'est ainsi- C'est ainsi que moi aussi je resterai toujours - toujours- je resterai toujours. La raison est folie, Ia Philosophie est mensonge. Nul ne connaitra mes sensations, mon epouvante, mon desespoir. Et pourtant les hommes continueront a philosopher, a faire des imbeciles. Il n'y a, je le vois bien, point de ci - apres que - ceci. Ceci - ceci - ceci est la seule eternite - et quelle ö Belzebuth ! - quelle Eternite - etre etendu da~s ce vaste, ce redoutable vide - a l'etat de hideuse, de vague, d'insignifiante anomalie - sans mouvement, mais desireux de me mouvoir - sans puissance, mais avide d'etre puissant - pour jamais, pour jamais, pour jamais ». I1 faut noter les dpetitions qui donnent plutöt le rythme que le contenu de la situation, ce rythme de l'absence du rythme, qui. en est tout le contenu. (1) Cf. Mercure tk Fr•11c11 du 16 nov'embre 1911, pages 8o4--8os dans un conte intitule c Perte d'haleine ~. traduit par M.-D. Calvocoressi. Le passage cite a ete supprime par l'auteur dans l'edition d~finitive parue dans Broadway Journal, car, d'apres le traducteur, le conte etait dans l'esprit d'Edgar Poe une parodie de Carlyle et d'Emerson, alors que le passae-e supprime etait du pur Edgar Poe.
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LEVINA~
L'horreur d'etre enterre vivant, c'est-a-dire le soupc;on persistant que la mort n'est pas assez mort, que dans la mort on est, apparait comme l'emotion fondamentale d'Edgar Poe. A plusieurs reprises il reprend explicitement ce theme dans ses contes. La situa-. tion qui se repete presque identique dans son reuvre et qui constitue, peut-etre, le secret du fantastique de Poe, c'est l'imminence d'un evenement, clont on suit, impuissant, l'approche, seconde apres seconde, toute issue etant fermee ; le personnage se trouve enferme dans un tombeau, aneanti ; mais dans cet aneantissement, aux prises avec l'existence. Situation que le personnage transpose dans la mort elle-meme, comme si mourir etait encore etre au sein du neant.
3o
L'HORREUR D'ETRE
Le frolement de l'il y a, c'est l'horreur. Nous avons deja marque son insinuation dans la nuit, comme une menace indeterminee de l'espace lui-meme, degage de sa fonction de receptacle d'objets, d'acces aux etres. Il faut y insister. Etre conscience - c'est etre arrache a l'il y a, puisque l'existence d'une conscience constitue une subjectivite, puisqu'elle est sujet d'existence c'est-a-dire, dans une certaine mesure, maitresse de l'etre, deja nom, dans l'anonymat de la nuit. L'horreur est, en quelque sorte, un mouvement qui va depouiller la conscience de sa « subjectivite » meme. Non pas en l'apaisant dans l'inconscient, mais en la precipitant dans une vigilance impersonnelle, dans une participation au sens que Levy-Bruhl donne a ce terme. Le sujet est petri:fie. La nouveaute de l'idee de participation introduite par LevyBruhl pour decrire une existence ou l'horreur joue le role d'une emotion dominante, consiste dans la destruction des categories qui servaient, jusqu'alors, a la description des sentiments suscites par le « sacre ». Si chez Durkheim le sacre tranehe sur l' etre profane, par les sentiments qu'il provoque, ces "sentiments demeurent ceux d'un sujet en face d'un objet. L'identite de chacun de ces ( 149 )
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EMMANUEL LEVINAS
termes ne semble pas en question. Les qualites sens;bles de l'objet saere, sans eommune mesure avee la puissanee emotionneUe qu'il degage et avee la nature meme de eette emotion, rendent eompte, eomme porteurs de « representations eolleetives », de eette disproportion et de eette inadequation. Il en est tout autrement ehez Levy-Bruhl. Dans la partieipation mystique, foneiererneut distinete de la participation platonieienne a un genre, l'identite des termes se perd. Ils se depouillent de ee qui eonstitue leur substantivite meme. La partieipation d'un terme a l'autre ne reside pas dans la eommunaute d'un attribut ; un terme est l'autre. L'existenee privee de ehaque terme, maitrisee par le sujet qui est, perd ee earaetere prive, retourne a un fond indistinet ; l'existenee de l'un submerge l'autre et, par la meme, n'est plus l'existenee de l'Un. Nous reeonnaissons en elle l'il y a. L'impersonnalite du saere dans les religions primitives qui, pour Durkheim, est le Dieu « eneore » impersonnel, d'ou sortira un jour le Diel} des religions evoluees, deerit, tout au eontraire, un monde ou rien ne prepare l'apparition d'un Dieu. Plutot qu'a Dieu, Ia notion de l'il y a nous ramene a l'absenee de Dieu, a l'absenee de tout etant. Les primitifs sont absolument avant Ia Revelation, avant Ia lumiere. L'horreur n'est, en aueune fac;;on, une angoisse de mort. Les primitifs ne temoignent d'apres Levy-Bruhl a l'egard de Ia mort, eomme fait nature!, que de l'indifferenee. C'est de sa subjeetivite, de son pouvoir d'existenee privee que le sujet est depouille dans l'horreur. Il est depersonnalise. La « nausee » eomme sentiment de l'existenee, n'est pas eneore une depersonnalisation; alors que l'horreur met a l'envers la subjeetivite du sujet, sa partieularite d'etant. Elle est Ia partieipation a l'il y a. A l'il y a qui retourne ausein de toute negation, a l'il y a « sans issue ». C'est, si l'on peut dire, l'impossibilite de Ia mort, l'universalite de l'existenee jusque dans son aneantissement. Tuer, eomme mourir, e'est ehereher une sortie de l'etre, aller la ou Ia liberte et Ia negation operent. L'horreur est l'evenement d'etre qui retourne au sein de cette negation, comme si rien n'avait bouge. « Et cela, dit Maebeth, est plus etrange que le erime lui[
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meme ». Dans le neant que eree le erime, 1'etre se eondense jusqu'a l'etouffement et arrache preeisement la eonscienee a sa « retraite » de conseienee. Le cadavre, e'est }'horrible. I1 porte deja en lui son propre fantome, il annonee son retour. Le revenant, le fantome, eonstitue l'element meme de l'horreur. La nuit donne une allure fantomatique aux objets qui la remplissent encore. « Heure du crime », « Heure du vice » - erime et vice portent eux aussi Ia marque d'une realite surnaturelle. Les malfaiteurs inquietent eux-memes eomme des revenants. Ce retour de la presence dans la negation - eette impossibilite de s'evader d'une existence anonyme et incorruptible constitue le plus profond ' du tragique shakespearien. La fatalite de Ia tragedie antique devient la fatalite de 1' etre irremissible. Les spectres, les fantomes, les sorcieres ne sont pas seulement le tribut de Shakespeare a son temps ou un vestige des materiaux utilises ; ils permettent de se mouvoir, eonstamment sur cette Iimite de l'etre et du neant ou l'etre s'insinue dans le neant meme, eomme « les bulles de la terre » (the Earth hath bubbles). Harnlet recule devant le « ne pas etre » parce qu'il y pressent le retour de l'etre (to dye, to sleepe- to sleepe, per chance to Dreame). Dans Maebeth l'apparition du spectre de Banco constitue egalement une experienee deeisive du « sans issue » de l'existenee, de son retour fantomatique a travers les fissures par ou on 1'avait chassee. « The times has bene, that when the Braines were out, the man would dye, and there an end ; But now they rise againe... and push us fröm our stooles. This is more strange then such a murther is ». Qu'il y ait une fin, c'est eela !'impossible. L'horreur ne tient pas au danger. « What man dare, I dare; Approach thou like the rugged Russian Beare, etc ... Take any shape but that, and my firme Nerves shall never tremble... Henee horrible Shadow, unreall mock'ry hence »... C'est l'ombre de l'etre qui horrifie Macbeth : l'etre se profilant dans le neant. L'horreur de la nuit, en tant qu'experience de l'il y a, ne nous revele clone pas un danger de mort, ni meme un danger de douleur. Point essentiel de toute eette analyse. Le neant pur de l'an(
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goisse heideggerienne, ne constitue par l'il y a. Horreur de l'~tre opposee a l'angoisse du neant ; peur d'etre et non point peur pour l'etre ; etre en proie, etre Iivre a quelque chose qui n'est pas un « quelque chose ». La nuit dissipee au premier rayon du soleil, l'horreur de la nuit ne se definit plus. Le « quelque chose » apparait « rien ». L'horreur execute la condamnation a la realite perpetuelle, le « sans issue » de l'existence. « Le ciel, tout l'univers est plein de mes aieux. Ou me cacher ? Fuyons dans Ia nuit infernale ! Mais que dis-je mon pere y tient l'urne fatale ». Phedre decouvre l'impossibilite de la mort, l'eternelle responsabilite de son etre dans un univers plein ou, engagement irresiliable, son existence n'a plus rien de prive. • Nous opposons dons l'horreur de la nuit, « le silence et l'horreur des tenebres » a l'angoisse heideggerienne ; la peur d'etre a Ia peur du neant. Alors que l'angoisse, chez Heidegger, accomplit 1' « etre pour la mort », saisie et comprise en quelque fac;ron, l'horreur de la nuit « sans issue » et « sans reponse », est l'existence irremissible. « Demain helas il faudra vivre encore », demain contenu dans l'infini de l'aujourd'hui. Horreur de l'immortalite, perpetuite du drame de l'existence, necessite d'en assumer a jamais Ja charge (r).
4° L'IL Y A ET LE NEANT
Lorsque, dans le dernier chapitre de !'Evolution Creatrice, Bergsan montre que le concept du neant equivaut a l'idee de l'etre biffe, il semble entrevoir une situation analogue a celle qui nous amene a la notion de l'il y a. (r) « Thomas l'Obseur ~ de Maurice Blanchot s'ouvre sur la description d'une situation qui correspond assez precisement a celle que nous appelons il y a (Cf. en particulier eh. II, pp. 13, r6). Situation de nuit, de dissolution du sujet, d'horreur, de presence de l'absence, de realite de l'irrealite. Le mouvement meme du style imitc constamment ce retour dc: l'etre au sein meme des attitudes ou des mouvements nel:'atifs qui l'ecartent, sa production par &11 negation.
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La negation - qui, d'apres Bergsan a un sens positif en tant que mouvement de l'esprit qui rejette un etre pour en penser un autre - appliquee a Ja totalite de l'etre, n'aurait plus de sens. Nier Ia totalite de l'etre, c'est, pour la conscience, p1onger dans une espece d'obscurite ou, du moins, eile se demeure en tant que fonctionnement, en tant que conscience de cette obscurite. La negation totale serait clone impossible, · penser le neant - une illusion - . Mais Ia critique bergsonienne du neant ne vise que Ia necessite d'un etant, d'un « quelque chose » qui existe. Il aborde l'etre, dans toute sa critique comme un « etant », et aboutit a un etant residuel. L'obscurite ou plonge Ia conscience ayant eteint toute lueur dans 1' etre, est egalement comprise comme contenu. Le fait que c'est un contenu obtenu par negation de tout contenu, reste sans consideration. Or, c'est la toute l'originalite de la situation. L'obscurite, en tant que presence de l'absence, n'est pas un contenu purement present. Il ne s'agit pas d'un « quelque chose » qui reste, mais de l'atmosphere m~me de presence, qui peut apparaitre certes apres coup comme un contenu, mais qui, originellement, est l'evenement impersonnel, a-substantif de la nuit et de l'il y a. C'est comme une densite du vide, comme un murmure du silence. 11 n'y a rien, mais il y a de l'etre, comme un champ de forces. L'obscurite est le jeu meme de l'existence qui se jouerait, meme s'il n'y avait rien. C'est precisement pour exprimer cette situation paradoxale que nous introduisons le terme d' « il y a ». Nous tenons a appeler l'attention sur cet etre-densite, atmosphere, champ, qui ne s'identi:fie pas avec l'objet doue de cette densite ou saisi par le souffle de l'existence ou situe dans un champ de forces ; sur Ia densite existentielle du vide lui-meme, du vide de tout etre, ou du vide du vide, et quel que soit le degre de cette negation appliquee a elle-meme. La negation n'aboutit pas a l'etre en tant que structure et organisation des objets ; ce qui s'af:firme et s'impose, dans Ia situation extreme que nous avons imaginee - et que dans Ia nuit et le tragique nous approchons - c'est l'etre en tant que champ impersonnel, un champ sans proprietaire et sans maitre, ou Ia negation et l'aneantissement et le neant sont des evenements (
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comme l'af:firmation et Ia creation et Ia subsistance, mais evenements impersonnels. Presence de l'absence, l'il y a est au-dessus de Ia contradiction ; il ernbrasse et domine son contradictoire. Dans· ce sens, l' etre n'a pas de portes de . sortie. L'idee de Ia mort et de l'angoisse devant Ia mort a pu dans Ia philosophie moderne etre opposee a Ia critique bergsonienne du neant. « Realiser » Ia pensee du neant, n'est pas voir le neant, mais mourir. En tant que mort et attitude a l'egard de Ia mort, Ia negation de l'etre est autre chose qu'une pensee impassible. Mais, Ia encore, le neant est pense independamment de l'il y a, dans une meconnaissance de l'universalite de l'il y a ; le caractere dialectique de Ia presence de l'absence passe inaper~u. On part de l'etre qui est un contenu Iimite par le neant. Le neant, d'accord avec toute Ia philosophie occidentale, est envisage par les existentialistes comme Ia Iimite, comme la fin dc l'etre, comme un ocean qui le bat de tous cotes. Mais il faut precisement demander - et cela dessinera une perspective limitee ou se place notre propos sur !'il y a - si, impensable comme Iimite ou negation de l'etre, le neant n'est pas possible en tant qu'intervalle et interruption, si la conscience avec son pouvoir d'oubli, de suspension de l'etre, d'epoche n'a pas un recours contre l'existence a laquelle eile participe, si dans l'universalite de l'il y a, cet intervalle du neant, cet arret, cet instant, n'est pas la condition meme de l'hypostase, c'est-a-dire de l'apparition d'un substantif, d'un nom, d'un particulier ausein du bruissement anonyme et universei de l'il y a.
( I5.f )
LA PLACE DES VALEURS VITALES par
RAYMOND
RUYER
vuEs
d'une distance suffisante, les difficultes humaines, en morale ou en politique theorique, se reduisent a celle-ci : « Quelles valeurs doivent etre enveloppantes et quelles valeurs enveloppees? » L'economie, par exemple, doit-elle s'epanouir sans limites et comme a l'exterieur du corps social, rendu ainsi plutot semblable a une usine, au fonctionnement apparent, ou doit-elle etre enveloppee par les valeurs politiques, esthetiques, religieuses, comme les visceres dans l'organisme, ou comme la classe des artisans dans Ia Republique de Platon ? La politique doit..,elle dominer et enve!opper Ia religion, con~ue comme un service politique ou doit-elle se soumettre a un Pouvoir spirituel et religieux ? Quelle est la place, dans une Civilisation harmonieuse, de la Science, de l'Art, de la Pedagogie ? Et surtout - c'est une des questions brillantes du siede.- quelle est la place des valeurs vitales? De quelles valeurs doivent-elles etre enveloppees, a quelles autres doivent-elles servir d'enveloppe ? Ce qui complique le probleme, c'est le caractere vague et multiforme des valeurs vitales. On sait, a peu pres, ce qu'est la science, et meme la religion. Mais la vie ? Et surtout la vie consideree comme base immediate d'une culture ? Spranger a pu decrire le type de l'esthete, de l'homme social, du religieux, de l'homme de la puissance, du « theoretique », mais quel est le type d'homme de la « culture vitale »? On peut hesiter entre : a) le jeune homme de belle sante ; b) le sportif ; c) l'explorateur, l'aventurier (pour qui le but scientifique, ou utilitaire, ou journalistique, ou missionnaire, de l'aventure, n'est qu' accessoire) ; d) le hobereau ; [ 157 ]
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RAYMOND RUYER
e) l'aristocrate, ou plutot Ie noble, attache a l'honneur du
sang, elegant et raffine ; /) le « heros », de style legendaire, qui va d'Hercule a Don Juan, ou meme a l'affranchi des chansans populaires, a Julot ; g) le naturiste « panique
»;
h) mais ce n'est pas encore tout. De quel droit identifier, comme Nietzsche et Montherlant, vitalite et virilite ? Comment oublier Demeter, Cybele, deesse plus ancienne que les Dieux males ? La place qui convient a Ia vie au sens viril, au-dessus de l'economie, au-dessous de la sagesse politique, de l'esprit, de Ia religion, n'est peutetre pas celle que l' on doit laisser a Ia vie, au sens feminin et matriarcal, a Ia Vie Sainte et Sacree, digne de nourrir une nouvelle morale et une nouvelle religion et de regner ainsi sur Ia cite des males.
En nous occupant ici de Ia vie au sens viril du mot, nous ne devons pas oublier Ia presence eternelle de Demeter. La valeur vitale camporte essentiellement Ia force et l'epanouissement organique, Ia sante, le jaillissement juvenile. Mais sa normativite propre, c'est d'arriver a Ia « noblesse ». Le fermier enrichi, et deja detache de sa richesse, le gentilhomme campagnard encore pres de Ia terre, voila le type incarnant Ia valeur vitale a l'etat naissant : il aime la vie au grand air, Ia chasse, les chevaux, les chiens. Une ou deux generations de plus, et nous avons le vrai gentilhomme, qui ajoute a ce fond des qualites de brillant, de bravoure et d'aisance. Supposons ce type humain a l'etat pur, depourvu de l'enveloppement des autres valeurs, depourvu de sagesse, de science, de scrupule religieux - ou pretendant, a Ia maniere de Nietzsche, tirer une sagesse, une science, une morale, de sa seule vitalite, quelle figure fera le personnage ? [ 158 ]
N ous ne cannaissans rien de plus profond, sur ce probleme, qu'un roman de R.··L Stevensan: « The Master of Ballantrae », roman qui nous a paru longtemps lui-meme poser un problerne insoluble. Il s'agit du cantraste et de la rivalite mortelle de deux freres, clont l'un est mechant, et meme un demon, mais pourvu dc toutes les superiorites d'ordre « vital », et clont l'autre est un homme excellent, mais qui manque de ces talents « aristocratiques ». Dans la noble maison ecossaise de Lord Durisdeer, en 1745, au moment du debarquement du Pretendant Stuart, la question se pose du parti a prendre : rejoindre le Pretendant, ou rester fidele au roi George. Mylord decide que les freres se partageront. Quelle que soit l'issue de l'evenement, Ia maison sera sauvee. L'aine, James, le Master, le brillant et mauvais sujet, joue l'affaire a pile ou face et va rejoindre le Pretendant, laissant le cadet, Henry, avec son pere et une jeune et riche orpheline, destinee a epouser l'heritier du nom. Apres Culloden, James disparait. On le croit mort. Le cadet herite et epouse. Mais le Master reparait, et c'est le debut d'un lang martyre pour le malheureux Henry, non seulement parce que sa position est atrocement fausse, mais parce que honnete, taciturne, un peu lourdaud, depourvu de brillant, de repartie, de mechancete aristocratique, il est Ia victime designee de son frere, cruel comme un chat ou un diable. Chantage financier: James exige secretement d'enormes sommes; Henry est condamne a des economies forcenees et passe pour avare aux yeux de ses gens et de sa femme. Chantage sentimental : le pere tout en estimant les qualites solides du cadet, a une preference invincible pour l'autre, qui sait mieux le flatter. L'epouse vertueuse, ne peut s'empecher d'etre troublee par l'homme qu'elle a autrefois aime, par ses graces aisees, par ses comedies et ses airs de martyr courageux. Les deux freres finissent par se battre en ciuel. Le Master est blesse et decampe. Henry, apres une Iangue [ 159 ]
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maladie, reste degrade « comme s'il avait subi quelque destruction dans ces delicats tissus ou l'ame reside ». Le grand interet de cette figure du Master, c'est qu'il presente le type presque pur du « heros vital », sans confusion possible avec le heros au sens eleve et demi-moral du mot. C'est un parasite, economiquement. Politiquement, il manque absolument de scrupules, parce qu'il n'a absolument aucun principe. Pour acheter sa grace, il n'hesite pas a se vendre, comme espion, au gouvernement qu'il a autrefois combattu. Son intelligence est brillante, mais ne s'applique a rien d'autre qu'a son propre avantage. Sa culture est une pure elegance, comme la coupe de ses habits. De moralite, de religion, d'amour, il .n'en est meme pas question. A la maniere d'une epure, il prouve que l'expression « aristocrate mechant homme » est un pleonasme, si l'on isole, comme un.. corps chimique, l' « aristocratisme vital ». Stevensan r:.ous presente, a l'etat dissocie, ce que Nietzsche a reve a l'etat de combinaison confuse. La cruaute, l'egoisme, la maitrise de soi, la liberte detachee et aventureuse, l'audace et l'elegance, la croyance en la guerre comme ultima ratio, le jeu, l'indifference aux valeurs en superstructure relativerneut a la vie, tous ces traits se retrouvent dans le surhomme de Nietzsche ou le heros de Montherlant, mais avec des confusions et des surcharges qui faussent l'analyse et egarent le jugement. Par exemple, le Master joue a pile ou face, non seulement le parti qu'il suivra, mais le chemin qu'il va prendre quand il est egare dans la foret americaine avec le Chevalier de Burke ; et quand ce dernier lui reproche un tel enfantillage, il lui repond par ces mots: « Je ne connais pas de meilleure maniere d'exprimer mon mepris de la raison humaine ». Que. l'on veuille bien comparer cette phrase avec les commentaires ajoutes par Montherlant a l'anecdote sur le duc de Savoie qui « s'entend avec l'adversaire et denonce nos mouvements a l'ennemi, bien que resolu dans le meme temps a se battre en brave dans nos rangs et a notre [ r6o ]
RAYMOND RUYER t ete » (I). On avouera que si Stevensou est moins eloquent, il est plus lucide. Ce qui donne tout son prix a l'reuvre du romancier ecossais, c'est que son heros, s'il est diabolique, n'a pas, du Diable, seulement Ia noirceur ; il en a aussi la stature, le charme fascinant, la hauteur vers le bas, Ia profondeur positive. Le Master est visiblement sympathique au romancier, qui laisse au contraire percer son mepris secret pour le frere martyrise. C'est que les plus hautes qualites, faute de l'etage des valeurs vitales, ont quelque chose de pietre, de terne, de grisitre. C'est que la valeur vitale, meme corrompue par son isolement, n'en est pas moins une valeur. Elle tourne au noir, mais au noir brillant. Aueune reuvre ne donne autant l'impression de l'absence de Couleur. La scene du duel entre les freres ennemis a pour cadre une nuit d'hiver, glacee, sans un souffle de vent. Les epees brillent au milieu des arbres depouilles du jardin, et le sang meme du blesse parait noir. Le Master, inhumain, a aussi quelque chose de surhumain. Il se vante, sans que Stevensan le fasse contredire, d'avoir une nature royale : « Si j'avais pu regner sur des n~gres tout nus dans les deserts d'Afrique, mon peuple m'aurait adore. J'etais ne pour faire un bon tyran. Devenez mon esclave, et vous ne verrez plus cette face sombre que je tourne vers le monde dans ma colere » (I). Ainsi aurait du parler Zarathoustra, s'il s'etait mieux connu ; mais alors, il n'aurait trompe personne. Son evangile de la superiorite vitale n'aurait
(I) Service inutile, p. I 8. La-dessus Montherlant medite lyriquement sur ce qui lui apparalt comme une sorte d'eq?iv~lence met~physique ~u oui et du n?n : « ~ette histoire nous fait taueher cette eqmvalence qm, elle ausst, est le creur d un mystere ... C''est tout oui et tout non, c'est le oui et le non qui s'etreignent et fusionnent deja dans le temps comme ils s'etreindront et fusionneront dans l'eternite. Tout est un ~. l\1ontherlant decouvre tres bien l'indetermination des valeurs vitales, toutes pretes au service inutile, y compris Je service de soi-meme, mais il l'interprete mal. Que !e heros < vital ~ soit indifferent au but spirituel de son action, ce rl'est pas Ia preuve que !'ideal heroique est h valeur vitale, est un absolu, un Dieu supreme, c'est tout simplement l'indice qu'il doit etre subordonne a un ideal plus eleve. Il y a toujours indetermination quand un niveau de realite n'est pas enveloppe par ce qui doit normalement lui donner une forme. On peut devenir bon graveur en s'exer<;ant a fabriquer de la fausse monnaie. (I) Page 229 de l'edition Tauchnitz.
RAYMOND RUYER EUCALION
u passer pour une religion nouvelle. On y aurait reconnu de ~op vieilles idoles. Ce qui scandalise dans les valeurs vitales idolatres, c'est que vie est, par essence, sinon satanique - le « Master of Ballans~ae » est tout de meme un cas Iimite - du moins demoniaque. lle a quelque chose d'aveugle et d'impitoyable. Les divinites vitales » des religions negres, hindoues, pre-colombiennes, sont 'ouvantables et ont une odeur de sang. Les metaphysiques de la le, quand elles ne versent pas dans leur essence primitive un tel rces d'eau de melisse moralisante que l'iacre parfum primitif en rt completement recouvert, sont cruelles comme une idole ~teque. Qu'est-ce que la Volonte Schopenhauerienne sinon une >mbre deesse de la Faim, du Sexe et de la Mort? La vie vegetale, pparemment, n'a rien de sinistre. Encore n'est-ce la sans doute u'une impression d'homme de la zone temperee, et l'habitant e la foret equatoriale est sans doute d'un autre avis. Mais la vie n.imale est horrible. Devorer une proie vivante, ou faire ruisseler ! sang des breufs et des moutons dans un abattoir ; dans une uerre, faire, comme dit le R:eglement militaire « des tirs a tuer »; igerer, solitaire ou en groupe ; etre malade ; se decomposer, avec : manque d' etancheite et les mauvaises odeurs que ces diverses perations comportent, il est pueril de detourner les yeux de ces >pects repugnants, de rappeler qu'ils disparaissent dans la Vie u sens spirituel du mot. Qu'il y ait un enveloppement normal t necessaire de l'ordre vital pur, nous le croyons, mais envelopper 'est pas nier. De grands peintres comme Rubens et Rembrandt Lvent « envelopper » la vie organique et les miseres, l'un dans l joie de la fete sociale et esthetique, l'autre dans une phospho~scence religieuse. Mais on continue a voir, SOUS la peau, SOUS la >ie ou la lumiere, courir le sang, se fatiguer la chair, se preparer l decomposition finale. L'opposition est complete avec de grands ;camoteurs comme le Correge ou Raphael. La vie organique, avec son avidite meurtriere, ses bases et
ses sanies reste bien le grand scandale de l'univers, et le morceau le plus indigeste pour la bonne volonte religieuse. L'economie 'pure, la poursuite de l'utile sans autre horizon nous paraissent grossieres. Mais le passage est tres facile aux etages superieurs, et la transfi.guration se fait sans peine : puissance, luxe, technique savante, philanthropie ; tout cela sort tout naturellerneut du travail. Le pain, le vin, les vetements qui servent a « vetir ceux qui sont nus », tous ces produits economiques deviennent aisement des symboles religieux. La grande industrie moderne pese d'un poids tres lourd sur l'harmonie sociale, elle produit des laideurs difficiles a dissimuler, des injustices diffi.ciles a corriger, eile alimente des appetits materiels aux depens d'aspirations plus hautes. Mais on sent bien que les problemes qu'elle pose ne sont pas du tout insolubles et meme qu'elle prepare une base solide pour l'elan de ce qui vaut mieux qu'elle : pour une civilisation plus large, pour une hygiene et un confort generalises, pour une Iiberation spirituelle. Un homme qui veut absolument faire fortune est redoutable, mais apres fortune faite, il n'hesite pas a prendre le parti de l'honnetete. Tandis que les cruautes inherentes a la Vie seront certainement bien plus diffi.ciles a surmonter. Cette difference d'ordre apparait deja dans les Utopies. Les fabricants d'Utopies sont fertiles en systemes qui resolvent les problemes economiques, au moins sur le papier, ce qui est deja quelque chose. Les Utopies vitales sont beaucoup plus vagues. Des reveries extravagantes, comme celle de la Vierge mere, d' Auguste Comte ; des imaginations repoussantes, comme les jumeaux artifi.ciels d'A. Huxley ; contre la mort, de lugubres institutions d'euthanasie. Dans Je monde reel, il en est de meme : les problemes poses par Ia phase economique actuelle seront depuis longtemps resolus et oublies que Ia guerre demandera tou jours des sacrifi.ces humains. Sur un point, cependant, c'est presque la Nature elle-meme qui nous donne un modele d'enveloppement de Ia vie. De l'amour sexuel brutal a un amour spiritualise, ou l'ame, comme dit
RAYMOND RUYER DEUCALION
Nietzsche, « enveloppe le corps », il y a sans doute un effort humain, social, ar.tificiel meme, effort dans lequel des mystiques, des aristocraties raffinees en tel siede de gdce, ont joue un grand röle ; mais enfin, il fallait bien que cet effort allat dans le sens d'un possible nature!. Non sans peine, non sans de tres nombreuses n!gressions l'humanite arrive tant bien que mal a envelopper l'amour sexuel. L'instinct nature! qui seconde l'effort humain, c'est Ia pudeur, clont les modalites, les expressions sont passablernent conventionnelles, mais qu'il serait ridicule de pretendre reduire a une SUperstition de civilises, qu'une civilisation plus haute surmonterait. La pudeur est un instinct nature! d'enveloppement. Donc, et c'est Ia ce qu'il faut souligner, on doit admettre que la Nature elle-meme-, en l'homme sa creature, avclit honte de la vie. Elle n'enveloppe pas seulement, eile cache en rougissant. C'est !'Esprit avec un grand E, et non seulement l'esprit humain, qui avoue sa honte. Comment s'etonner, apres cela, que laisse a lui-meme, dans d'autres domaines vitaux, l'homme eprouve des difficultes insurmontables et qu'il ne puisse harmoniser des dissonances trop rudes ? Qu'il hesite entre un ascetisme absolu et une acceptation fascinee, entre le pacifisme mystique, l'objection de conscience, Ia virginite, le refus de toute nourriture carnee d'une part et, d'autre part l'adoration du Dieu de Ia guerre, du phallus, Ia pratique passionnee de Ia chasse et de Ia tauromachie ? Qu'il trouve si difficilement une voie moyenne quand Ia Nature elle-meme semble hesiter et se contredire ? Le problerne du mal, dans ce qu'il a d'insoluble, ne fait qu'un avec celui de l'enveloppement de la vie. C'est dans !'ordre de la vie que l'on ne voit pas du tout comment ce qui est mal (übel), peut deriver de ce qui est malicieux (böse). Que le mal spirituel soit l'reuvre de Ia mechancete et de la SOttise humaine, on peut, a la rigueur, en demeurer d'accord (a condition de ne pas trop approfondir). Mais Ia cruaute de la vie, mais ses dents et ses griffes,
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logiquement, comme historiquement, sont independantes de la malice humaine. Meme si les especes vivantes sont des Etres reels qui peuvent se tromper, sinon etre coupables - il y a des espckes paresseuses et elles se degradent dans le parasitisme, des especes qui aiment trop Ia decoration et elles s'encombrent de leurs vains ornements - il est evident que Ia Situation meme des espckes vivantes, leur condition vitale essentielle, rendait inevitables · les estomacs, les griffes et les dents. Il est de l'essence de Ia vie de · comporter des individus; digerants, concurrents et bataillants. Et comme dans le systeme des valeurs, aucun terme ne peut etre supprime, Ia cruaute et Ia grossierete de Ia vie reparaissent toujours SOUS des formes nouvelles. Le mal social, le mal spirituel en derivent au moins autant, que des fautes des hommes. Si Ia nature ne parvient qu'au prix d'un conflit, d'une honte, a cacher l'amour sexuel sous l'amour spirituel, on ne voit pas du tout comment nous pourrons reussir, dans Ia societe seconde des personnes, a cacher les dents et les griffes des individus vivants. Tuerun mouton a l'abattoir, un ennemi a Ia guerre, un espion dans une cour de prison, c'est toujours une operation repugnante, dans quelque Sentiment qu'on le conduise. On peut meme trouver que les Peaux-Rouges de Ia foret canadienne qui, avant de l'occire, demandent ceremonieusement pardon a l'ours de Ia liberte grande, en s'excusant de leur etat· de famine, enveloppent plus elegamment les necessites vitales que ne savent le faire les civilises dans des circonstances analogues. Cette coutume primitive correspond exactement a ce qu'est Ia pudeur dans un autre domaine. Le prophete genial qui en decouvrirait un equivalent approprie dans notre civilisation, qui decouvrirait a Ia fois un style moral et une porte de sortie metaphysique et religieuse hors de l'abattoir et de Ia guerre meriterait d'etre suivi et honore. Revenons maintenant sur Ia solution extreme, inverse dc l'ascetisme absolu, que nous avons nommee 1' « acceptation fascinee ». Elle refuse d'envelopper Ia vie, eile la divinise. Elle en tire
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directement une religion, sans passer par l'etage intermediaire de l'esprit et de Ia civilisation. Ne sachant comment mettre Ia vie a son rang sans l'affaiblir, eile Ia met au sommet. Le cas le plus instructif pour nous est celui de Lawrence, l'auteur du Plumed Serpent, parce qu'il est passe visiblement de l'horreur a la fascination, puis avec une intervention un peu artificieile de Ia volonte a l'adoration. La bete qui, pour l'Europeen, incarne le mieux le caractere horrible de la vie, c'est le serpent. Le Serpent est en meme temps - du moins de reputation fascinant. De plus, il est, comme on sait, le moins contestable des symboles phalliques. Quetzalcoatl, le Dieu-Serpent des Azteques, est au centre de l'reuvre curieuse de Lawrence. L'horreur domine l'action, et eile n'est jamais bien reprimee, meme lorsque la fascination l'emporte. Bien entendu, on n'a pas manque d'attribuer cc theme etrange a une reaction anti-puritaine du romancier anglais. Mais il n'est pas necessaire d'etre sorti d'un milieu impregne de puritanisme pour percevoir que la vie a un aspect repoussant ; et ce n'est pas necessairement par pure envie de heurter Ies timores et les hypocrites, que l'on s'efforce, avec une sorte de courage, de convertir Ja bete gluante en une divinite ailee. J.-P. Toulet etait aussi eloigne qu'il semble possible de ce curieux prophete britannique. T oulet est un ironiste, alors que Lawrence e~t depourvu d'humour autant qu'il convient a un vrai prophete. T oulet est un « viveur » dans le sens le plus fran~ais du mot. Et pourtant, parce qu'il est aussi un « viveur » au sens fort et religieux (r), il retrouve spontanerneut l'image du Serpent, comme hieroglyphe de la tvie. I1 n'e6t pas de roman de Toulet ou, dans ]'herbe d'ete, apres qu'a passe la demoiseile elue, ne se cache une vipere. ( 1) c La vie, la vie ! » c'etait l'exclamation familiere de Toulou~e-Lautrec. Et l'on ne peut meconnaitre l'instinct qui le guidait quand, pour en avotr le sens plus aigu, de cette c vie :., autant que pour dispos:r. en permanence ·de ses modeies favoris, il avait a peu pres definitiverneut elu domJcÜe dans un hordel.
La premiere scene du Plumed Serpent, c'est une course de tauraux ou le sang et Ia mort s'accompagnent d'une volupte de mauvaise qualite. Devant la foule urbaine et degradee, le mystere vital se degrade aussi et devient ignoble. Tout change, loin du Mexico affreux et moderne, au bord du lac d'ou peuvent surgir a nouveau les anciens Dieux. « Du combat avec l'octopus de la vie, avec le dragon de l'existence degeneree, incomplete, on doit gagner cette douce fleur d'existence qui est fletrie au moindre contact ». « Les Dieux meurent avec les hommes qui les ont con~us. Mais le divin, le « god-stuff » gronde eternellement, comme Ia mer, avec un son si vaste qu'on ne l'entend pas... Le plasma ethere du monde baigne les pieds et les genoux des hommes comme Ia seve terrestre baigne les racines des arbres. Nous devons naitre a nouveau >>. Ramon, le prophete de Quetzalcoatl, le Zarathq!!~tra indien, noie en ceremonie les saints catholiques de l'eglise du lieu dans les eaux du lac, et il preche en vers libres le nouvel Evangile vital du Serpent a plumes. Un coup d'Etat heureux, et l'on aurait vu un fanatisme mystico-politique tres voisin de celui que l'on a vu depuis en Europe. L'reuvre de Lawrence en revele une des sources, l'idolatrie des valeurs vitales. Quel est le secret du passage du monstre a Dieu? Comment l'idee a-t-eile pu naitre si souvent, dans l'histoire humaine, d'adorer l'obscene ou !'horrible? R. Otto, dans son etude si riche sur le « sacre », l'explique par une « schematisation ». Les hommes ont toujours eu une certaine intuition de « sacre », de « numineux », de « mysterium tremendum »; mais ils sembleut n'avoir pu saisir et fixer cette intuition qu'au moyen d'equivalents et de « schemes » : le sublime, le miraculeux et aussi le terrible, le hideux. Behe~oth et Leviathan, le crocodile et l'hippopotame, qui viennent assez bizarrerneut a Ia fin du Livre de Job, representent bien, remarque Otto, ce qu'il y a d'irrationnel, de terrible, de monstrueux dans le « divin ». Mais plus generalement, peut-on ajouter, Ia vie dans ce qu'eile a de repoussant et d'attirant : le sang, le sexe, [ 167 ]
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le meurtre, est un « scheme » tout nature!, le plus nature!, du religieux, ou du moins de ce qu'il y a d'irrationnel dans le religieux. Les Dieux buveurs de sang, les Divinites phalliques, ce n'est pas un hasard si on les trouve dans toutes les religions primitives. Ils ne peuvent etre sentis comme Dieux, justement, que par ces attributs fascinants et horribles. Aussi un moderne qui se lance dans l'entreprise audacieuse de refaire une religion, ou du moins de rever d'une nouvelle religion, est toujours tente de capter de nouveau a sa source le sentiment primitif. Pour peu que la morale de l'epoque soit hostile a Ia culture spirituelle et a l'intelligence, il en reste a cette premiere operation. Il croit que l'on peut passer directement de la chair et du sang a la divinite, et que l'amc ne peut etre sauvee que par le retour aux Dieux barbares. Il oppose l'ame, au sens religieux du mot, a l'esprit. Et l'esprit est devalorise, il n'apparait plus que comme une idole de la civilisation artifi.cielle. Au lieu de l'enveloppement hierarchique : vie, esprit, ame, on veut considerer qu'a partir de la vie, il y a un bon et un mauvais chemin vers Dieu, le mauvais passant par la civilisation et l'esprit, le bon allant directement a une religion vitale, a une culture de l'ame par des chants et des danses de sauvages, par d"es ceremonies brutales et tenebreuses comme un sacrifice humain. La pensee de l'homme a fait bien des fois cette erreur d'itineraire, et le pire est que les actes ont suivi. De plus Ia premiere erreur en a entraine tres souvent une autre, inverse et aussi grave. Par reaction contre la vie divinisee, contre l'ame posee en ennemie de l'Esprit, on a pris en defiance l' element vital legitime et indisrensable de toute vraie culture. Les intellectuels, surtout quand ils ont eu peur de leur adversaire - et ils n'ont pas toujours ete quittes pour la peur- prennent en grippe, il faut les comprendre, tout ce qui ressemble a l'attirail sauvage. Les griffes et les dents de la vie, meme stylisees et mises en collier, ne leur disent plus rien. Tout ce qui n'est pas transparent comme la pensee du geometre, ils s'en defi.ent. On ne sait jamais ce qui peut sortir de [ !68 ]
l'ombre et du trouble laiteux d'une philosophie de la vie. Par prudence, ils en restent a l'esprit et condamnent ce qu'on leur presente - faussement - comme l'antithese de l'esprit. La verite est qu'il n'y a pas a choisir. Il y a bien en effet ' deux chemins, mais ils ne s'opposent pas comme le Bien et le Mal; its doivent etre parcourus l'un et l'autre, l'un par l'homme, l'autre par la femme. Le cantraste entre l'ame et l'esprit, entre la vic et l'esprit est ie cantraste entre le genie feminin et le genie masculin. La femme est moins attiree que l'homme par les aventures politiques ou spirituelles ; la vie, l'ame, Ia religion sont des valeurs qui pour eile - mais pour eile seulement - vont harmonieusement ensemble, qu'elle sait instinctivement harmoniser. Le passage par la politique, la culture de l'esprit par l'art et la science ne lui est certes pas inconnu ou interdit, mais eile peut l'eviter sans dommage, et la « religion vitale » de la femme n'a pas les traits repoussants de la « religion vitale » de l'homme. L' elegance vitale, chez la femme, n'est jamais satanique comme chez le heros de R.-L. Stevenson. Le sang, chez Demeter, n'accompagne que la douceur de Ia vie qui nait. V oici clone que nous trouReligion vons le defaut beant de la culture humaine, depuis de:1 dizaines de siecles, depuis le triomphe trop complet des Indo-europeens et des Semiculture culture tes sur les Asianites et les Mevitale spirituelle diterraneens a regime matriMalrioreal familial politique arcal. Une place est vide, et social dangereuse, pleine de vegetaux veneneux, herissee des debris de batailles sanglantes Vie organique et inutiles, parcourue de Sentiers qui ne menent qu'a
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des fondrieres ; une place qui s'assainirait et refleurirait si nous retrouvions a notre maniere Ie sens du matriarcat primitif, si nous la femme la grande tache qui lui revient et pour laissions laquelle, seule, eile est faite. Les prophetes de meme type que Lawrence ont un vague soup~on de cette place en friche. Mais ils s'obstinent a croire que l'homme est capable de la remettre en culture et qu'avec plus de virilite nous serons sauves, alors que c'est le. genie feminin seul qui possede le secret de la nouvelle et necessaire religion. Les recitations de versets et les effets de torse de Ramon, le heros du Serpent a plumes, sont grotesques et sinistres, mais nous sommes en mesure de degager la formule et le principe de ces erreurs et de ces fautes de gout. Lawrence a le pressentiment, la nostalgie d'une culture et d'une religion matriarcales de la vie, mais il n'est pas conscient du caractere le plus important de ce domaine confusement entrevu: son caractere essentiellerneut feminin. Aussi la religion, la vie qu'il preche a quelque chose de penible comme un homme habille en femme. Imaginons au contraire l'intuition religieuse du romancier anglais chez une prophetesse de genie, chez un Zoroastre femme, et tout rentre aussitot dans !'ordre, tout devient un message important et l'Evangile meme clont nous avons besoin. Ce n'est pas al'homme a fonder une religion de la vie. Chaque fois qu'ille tente, il confond toujours vitalite et virilite, et il tombe ou dans la frenesie ou dans le grotesque. Le pouvoir spirituel et religieux appartient a la femme. Elle seule saura refaire de la vi~:.• une Bonne Deesse, et non une Idole ensanglantee.
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LE MASCULIN ET LE FEMININ par
WLADIMIR
JANKELEVITCH
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LA fidelite moyenne se situe dans l'entre-deux des extremes, dans la region mixte, impure et douloureuse de la demi-conscience. Car il y a un element de mauvaise conscience dans cette fidelite rivee au meme et que toute nouveaute effarouche. La fidelite correspond a une situation soucieuse et tout naturellement feminine, s'il est vrai que le feminin est le quidditatif : car la femme est, par son style d'existence, plus interessee que l'homme a la fidelite du partenaire. La fidelite est femme, tout nous le dit ; et d'abord la vocation biologique du principe maternel, tout oriente v-ers la perpetuation de l'espece et la continuation de l'existant ; la femme transmet et fait la chaine : lieu de passage des generations, vehicule et vase de l'avenir virtuel, eile assure l'entretien des enfants qu'elle a portes dans ses flancs feconds. Dans ces dches biologiques l'homme sterae, qui est le principe du commencement, ou mieux I'arche ou le Principe tout court, n'intervient que d'une maniere discontinue, par !'initiative fecondante (quoique elle-meme infeconde) de sa liberte. Pour parler le Iangage de Max Scheler je dirai que le vira s'oppose au feminin comme le jeune genie de l'esprit au venerable genie de la vie, a l'ange gardien de l'existant biologique. Rien d'etonnant a ce que le principe nourricier, qui allaite l'existant de son lait maternel, soit tout [ 173 ]
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absorbe dans les reuvres de Ia patx : au lieu que 1'arche, a Ia fois destructeur et createur (car il ne cree que dans le Zero de toute possession) est fait pour Ia chasse, Ia guerre, qui est evenement, pour le jeu aussi ou rien ne s'edi:fie, ou tout est risque hasardeux, ou les plus fabuleuses fortunes s'elevent et s'ecroulent tour a tour dans l'instant du coup de de. L'aventuriere, a ce qu'il semble, est plus contre nature que l'aventurier, en ceci que, ne tenant a rien, eile representerait le monstre absurde de l'homme-femme, aussi contradictoire que l'amazone, le centaure ou le poisson volant. A Ia fois architecte et iconoclaste, incendiant lui-meme ces cathedrales que lui-meme construisit, l'homme-guerrier est aussi l'artiste ; le devastateur est aussi l'ouvrier des choses helles. L'esprit de revolution- res novae ! -clont l'homme est porteur represente assez bien cette amphibolie du Janus viril, positif par devant et negatif par derriere, guerrier et inventeur. Comment s'etonner que le genie de l'esprit fabrique :finalement des
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J. Proudhon, La Pornocratte ou les femmes tlam les tMnps modernes.
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regarde statiquement de ses yeux immobiles. Et de plus Ia heaute n'a pas commence, la naissance d' Aphrodite etant elle-m~me ~ne naissance eternelle, une naissance non-devenue, une contmuatlOn. Schopenhauer ne proposait-il pas au vouloir la contemplation des idees platoniciennes, c'est-a-dire l'extase esthetique, comme un moyen d'evasion dans l'eternel ? L'innocente apparence Est, sans plus. Vide problerne et secret sans mystere! Pour l'admirer, mieux vaut ne pas savoir comment elle est faite. Et de l'acharneme~t de l'homme sacrilege a detruire parfois sa propre tdole pour sav01r ce qui se passe derriere ce beau front Iisse, pour connaitre les ressorts et la machinerie de Ia belle apparence ; l'homme eprouve l'eternelle jeunesse, profane l'eternel present de Ia femme ; le fort est tente par la beaute faible et inerme. La jeune :fille et Ia mort - voila un theme blasphematoire qui n'habite pas seulement l'imagination de Ro~sard et du xvf siede, mais, ce!l~ encor.e de Schubert. La feminite est vraiment l'Eternel femmm, mats Ia Force, comme l'Eros viril de Diotime, nait, meurt et ressuscite a tout instant. La beaute est Splendor, irradiation et calme continuite, mais Ia Force, naturellement spasmodique et convulsionnaire, n'opere que dans Ia tension musculaire intermittente. La force transforme, par violence, Ia :figure de l'existant, elle est non point (comme Ia beaute) extension hypothetique sur le. seul pla~ de l'illusion, mais passage du dedans au dehors, extrovers10n centnfuge et action irrationnelle sur les choses ; au lieu que Ia heaute s'etale en surface - exsistit - dans sa subsistance et consistance sans :fissures, 1a pointe de Ia force penetre profondement dans les choses pour les rendre fragiles, ephemeres, contingentes ; comme un volcan mal eteint, eile compromet notre bonheur, elle prefere pour nous l'inquietude et les alarmes. Ainsi tout est clair. La vertu du commencement est la vertu de l'homme. Virtus, qui est la vertu numero un, a savoir le courage (r), le Courage du fort. Virtus
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Rene Le Senne, Traite ie m.orale genirale, p. 531.
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est le privilege de V ir et Ia fonction de Ia virilite. Le courage joue le oui ou non, le tout ou rien de l'existence. Resignee aux maux necessaires Ia feminine fidelite represente, par opposition au style ethico-metaphysique de l'homme, le style juridique. La fidelite respecte Ia loi et sait par creur le code civil qui est pourtant l'reuvre de l'homme legislateur, de l'homme constituant, mais que Ia meme force tour a tour fabrique et abolit ; eile se place sur le plan du droit qui est donne en fait, sans remettre en question son << origine radicale » ; eile ne se demande pas si les verites eternelles sont des creatures, ni si l'existence va de soi ; eile pretend seulement que son ordre soit legal, non point qu'il soit legitime, c'est-a-dire qu'eile veut savoir s'il est conforme a la jurisprudence, mais non pas s'il est metaphysiquement fonde. De la 1' attachement aux traditions, si caracteristique de la nature feminine ; aussi, le gout du menu detail, car le Comment de la continuation se decrit en son plus-ou-moins, au lieu que la question Quod ne comporte que des reponses simples et generales. Il n'est pas jusqu'aux occupations feminines qui ne soient a leur maniere des besognes de continuation et de fidelite : Ia fidelite tisse de ses doigts Iegers les fils de Ia trame, Ia fidelite continue au Iogis sa sempiternelle tapisserie de Penelope durant que le courage chasse le sanglier ou parcourt les archipels. Ces besognes quidditatives, ce sont les soins du menage, dont parle Socrate dans le Menon et toutes les plus humbles besognes de Marthe, les besognes de Ia vie quotidienne au foyer domestique. Ce royaume feminin, c'est le royaume des fileuses bourdonnantes, des fideles Omphales qui trament le linceul des ancetres. Meme Pailas, qui apres tout est femme, et qui nait toute fabriquee, c'est-a-dire n'a pas d'origine historique, Pallas n'est-elle pas Ia patronne des tisserands et des fileuses ? N'est-elle pas la sagesse absorbee · dans son industrie arachneenne ? Iei Ia sagesse, femme, Ia sophia brodeuse et filandiere (1) apparait tournee vers le « chez-soi » Oll sont les (1) Moussorgski, Chveia ( < La Couturiere »).
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meubles, l'atre, les dieux penates et familiers, les manes des chers defunts et les portraits de famiile. Tourneevers l'interieur, « sauvant l'interieur », ou comme V enus naiverneut proposee au dehors, 1a :fidelite formelle et femelle, Ia fidelite sans imagination represente dans les deux cas une vocation inverse de Ia vocation courageuse. Le courage correspond a une economie organique Oll Ia musculature, l'appareil osseux, Ia long~eur des membres inferieurs marquent Ia predominance de Ia vie de relation. Proudhon dirait que sa partie a lui, c'est Ia Production, comme Ia part de Ia feminite est Ia consommation qui est Ia zone mixte des besoins periodiques et de Ia quotidiennete. L'homme laboure, seme et moissonne, c'est-a-dire fait les gestes du travail technique applique a Ia matiere cependant que Ia femme fait cuire Ie· pain et les gateaux ; lui, nomade et leger a Ia course, car il est le principe coureur, l'Eros noctambule du Banquet, eile sedentaire et toujours en residence, car sa vocation est de « demeurer », de rester sur place ou « a domicile » ; lui, charge des rapports ave·c le monde exterieur, a les jambes lestes et l'humeur peregrine ; eile, casaniere et sans profession, apparait immobile dans sa mobilite meme, etant plutöt faite, remarque- Proudhon, pour Ia danse et pour le pas lent et solenne! des processions : le cortege des Panathenees, Ia theorie des Vierges inactives, montant, chargees de fleurs et de palmes, vers Ia maison de Ia Sagesse fileuse ... n'est-ce pas, tout au long d'une frise, le deroulement meme de Ia feminine continuation ? Pensez seulement a l'image ridicule et humiliante d'Heracles, le gladiateur en vacances, filant de Ia laine au rouet d'Omphale, de ces memes fortes mains qui dompterent l'hydre et les cavales ; il est indigne d'un boiar de filer le lin, dit le Comte Alexis K. T olstoi ; il est indigne de faire de la denteile quand on peut exterminer les monstres : tant de force, appliquee joindre des fils si delicats- n'est-ce pas Ia une inversion ironique des principes ? La geometrie moniste et f~ministe de Ia Republique, qui nivelle le male et Ia femelle, n' a donc pas tellement raison que cela,
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ni le pluralisme de Ia Politique d'Aristote ( 1) tellement tort : il y a bien, en un sens, une vertu de l'homme et une vertu de Ia femme : peut-etre parce que le sens historique du commencement leur manquait, les Grecs ont conc;u toute vertu sur le type quidditatif ; de sorte que, malgre ce qu'on dit parfois, c'est l'esprit moderne qui aurait apporte, avec l'idee feminine du devouement quotidien, l'idee masculine du sacrifice aventureux. Le couple de l'instant et de l'intervalle n'a pas ete, en general, reconnu par une civilisation homosexuelle qui commence a peine, dans le personnage de Diotime, la prophetesse de Mantinee, a prendre conscience de Ia feminite. Teile est la polarite des deux sexes que chacun entretient avec son heterogene un rapport non point de correlation dialectique, ni meme de complementarite, mais de tension contradictoire et de conflit. La compagne, l'ombre fidele, veut immobiliser l'ipseite dans une verite instantanee et statique ; mais l'insaisissable lpse glisse entre toutes ces images que sa compagne :fixe de lui-meme. La femme "est plus que l'homme interessee a Ia stabilite et amour signi:fie pour eile bonheur, foyer et quotidiennete, au lieu qu'il signifie pour l'homme plaisir-eclair et volupte de l'instant. La verite de l'homme est une verite dynamique, une volonte irrfidele et qu'on accuse volontiers d'etre volage ; c'est pourquoi il est vite epris et vite depris au }ieu que, plus lent a naitre, le Sentiment feminin est aussi bien plus lent a passer. Don Juan est pour ainsi dire la caricature de cette situation virile lorsque, privee de son regulateur feminin, privee du :fidele intervalle, elle devient tout fait instable et :fievreuse. Quoi qu'il en soit, c'est l'impenetrabilite mutuelle du quid au quod et du quod au quid qui explique le maitre-malentendu des sexes. Deux mysteres se refractent ici l'un dans l'autre : l'homme pour la substantielle fidelite (qui est toujours un peu Res et substance) l'homme represente l'inquietant mystere de l'ipseite, le mystere mechant, amoureux et terrible : a
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(1) III 4, 1277 b : autre est l'oikonomia de l'homme, autre celle, de la femme ; l'affaire de i•un, c'est de fonder et d'acquerir, celle de l'autre de conserver.
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quoi pense-t-il soudain ? A quelle croisiere? Pourquoi est-il distrait? Pourquoi semble-t-il ailleurs et toujours au dela de sa propre presence? Au mena~ant mystere qu'est l'homme pour Ia femme, repond le mystere captivant que la femme incarne pour tout homme et que nous appellerons, d'un mot, le Charme, ce mot faisant mieux comprendre la position ambivalente et contradictoire du partenaire. Car si la force est un charme pour la beaute, un charme dangereux que la beaute redoute delicieusement (car eile craint ce qu'elle aime et veut avoir peur et desire la violence), la beaute est pour la force le charme par excellence; la beaute propose a la force sans domicile le havre de l'existant ; eile lui o:ffre de s'etablir et de cesser son pelerinage, sa vie errante, discontinue de commencement qui recommence sans cesse; sa vie d'eternel ressuscite, sa vie d'Eros, sa vie de Juan. Eros subira l'attrait de l'existence innocente, Dionysos habitera dans ses meubles et dans la maison de Ia fidelite. Ce charme ferneile est, a Ia lettre, « attirant », c'est-a-dire qu'il opere sur place et de sa place, sans se deranger, par influence magique ; il « n'agit » donc pas, si agir est sortir de soi par mouvement efferent pour rencontrer Ia chose et Ia trans·· former non point a distance, en Ia devisageant, mais au contact, selon des lois mecaniques ; il n'agit pas, mais il fascine, ensorcellede ses yeux de serpent, dans le sens ou Ia matiere plotinienne meduse l'esprit, Ia liberte, l'elan vital. Ce qui revient a dire : Ja chose seduisante n'est jamais cause suf:fisante ; mais au contraire eile est, cette gorgone du charme, cause insuf:fisante, impuissante, inef:ficiente ; eile attend, pour operer, !'initiative virile, eile n'est donc pas « principe ». C'est cela, « plaire » : persuader la cause entreprenante, la cause virile pour que spontanement eile entreprenne. En d'autres termes: le Quod e:ffemine par son Eve charrneuse, le Quod petri:fie par ses meduses devient quid par « complaisance » ; on sait le retour du vagabond Ulysse, sollicite au passage par toutes sortes de magnetiseuses et de trompeuses ferninites : par Circe et Calypso, et par les Sirenes qui sont Ia feminite . [ 179 ]
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musicienne, pour en:fin se poser sur l'existence conjugale ; 1e mystere du retour qui racontait cette quiddi:fication du heros est clone en realite un mystere feminin, une mystique de charme; C'est une femme, disions-nous, qui domestique le heros Herades : voici la cause initiale devenue cause seconde, Hereule en jupons, fauve d'appartement ; quiddifie par le miel des caresses, le preux se retire de ses prouesses pour faire du tricot. Ici commence Ia tragedie. On peut echapper a un guet-apens en n'y allant pas ; mais l'epouse est pour l'homme un impossible-necessaire : ni on ne peut vivre sans, ni on ne peut vivre avec. Ce debat, renvoyant le principe viril de avec a sans et de sans a avec explique qu'un menage heureux soit a }'egal d'un Cercle carre contradiction et non-sens metaphysique. La femme fait ce qu'elle peut pour exploiter l'humeur entreprenante, aventureuse et voyageuse de son compagnon; elle utilise au mieux l'arme a double tranehaut de }'irreversible ; sibylle et magicienne ( r), Circe et Medee, eile fait resplendir pour l'homme ebloui les merveilles ephemeres d'une nuit de quatorze juillet ; elle organise par des stratagemes illicites ou inavouables la quiddification et domiciliation de l'aventurier; et quand Ia derniere fusee s' est eteinte dans le ciel tout a l'heure embrase de mille feux, il ne reste plus au cceur de l'aventurier que l'arrieregout tres amer des illusions perdues. Car telle est l'amphibolie du sortilege : la force tentee en veut a sa tentatrice, elle deteste cela meme qui la seduit, c'est-a-dire la « pervertit » et la devie, et fait derailler Ia dialectique droite de l'aventure ; le courage quidditatif s'ennuie dans son Ithaque et a peine rentre au bercail, songe deja a quitter l'ennuyeuse Penelope, les lares domestiques et le rouet de la :fidelite. La misogynie masculine s'est raconte toutes sortes de mythes pour justi:fier ce regret du voyage qui fait pendant a la Nostalgie, c'est-a-dire au regret du bercail : la conscience, comme chez Schopenhauer, oscille d'un mouvement pendulaire
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entre ses deux regrets. L'energie a tout moment s'assoupit sur l'oreiller de la feminite ; et a tout moment l'energie quiddi:fiee, l'energie « at home » maudit les filles-fleurs qui ont interrompu son passionnant periple. Ainsi restez sourds aux sirenes, me:fiezvous de vos helles Helenes et du sourire attrayant ! Et inverserneut (r) Alcibiade l'effemine, le complaisant dit a Socrate, la conscience virile qui ~on pas hypnotise, mais electrise, qui doute, refait, defait : je te fuis, mon beau danger, mon eher danger, en me bouchant les oreilles ; et dans le Menon : Tu m'ensorcelles, (2) tu es mon guerisseur ... Car si la beaute fascinante apporte a l'homme l'hebetude, la narcose et la stupeur, la laideur erotique, elle, c' est-a-dire 1'Amour Sorcier, le philtre du danger developpent dans la chose belle l'appetit inextinguible et le malaise d'aporia qui deformera la beaute. Comment la :fidelite retiendra-t-elle le chevalier Courage? mais comment le courage a son tour se vengera-t-il de la Beaute qui, comme une glu, l'attire et le :fixe ? Car s'il y a une menace mortelle pour le quid dans la boulimie erotique de la Force, c'est aussi la mort, la mort euthanasique du quod qui chante le chant des sirenes, et la mort encore qui chante, selon Michel Lermontov, par la voix de la tcherkesse Tamara, la peri du Caucase. L'extreme volupte n'est-elle pas la mort du quod? Ces deux charmes sont heterogenes, et l'un pour l'autre indechiffrables, chacun s'adressant a l'absolument Autre et de telle fac;on qu'aucun des deux partenaires, s'il perc;oit l'enchantement inexplicable qu'il subit, ne peut comprendre celui qu'il exerce. Toutefois la symbiose de ces contradictoires est aussi necessaire qu'impossible, et c'est ce qui fait tout !'insoluble de notre tragedie; la beaute et la force doivent cohabiter, bien qu'elles fassent mauva1s menage. Sans :fidelite l'effectivite de l'instant serait des( 1 ) Banquet, zr6 a ... ( Comme loin des Sirimes, etc. >. Cf. Minon 8o a (sur la torpille). (z) « Merveilleux enchanteur, merveilleux guerisseur, sophiste merveilleux ! », dit Diotime, d'Eros. Banquet, 203 d.
(r) Michelet, La Sorciere. (
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tructive et devorante, car le male Iivre a lui-meme brule ce qu'il adorait ; car le male fait une effrayante consommation de valeurs et de maitresses ; dans sa vertigineuse febrilite Ia force pure devient folle, et cedant au libertinage, renouvelle insatiablement, sadiquement l'instant aphrodisiaque ; mais comme l'article par excellence est l'article de la mort, la force, saisie d'angoisse, glisse du present voluptueux dans le present mortel et s'abolit elle-meme : et voila les deux monstres opposes de Don Juan, et de la guerre, celui-la qui est sadique, celui-ci qui est pederastique, tous deux creatures dc l'instant sans feminite, c'est-a-dire du pur masculin. Car qu'est-ce que la guerre sinon le grandiose Iibertinage des hommes debarrasses enfin de leurs compagnes, Ia bacchanale de l'inversion sexuelle? Sans feminite le courage perd le nord. Mais sans courage la possibilite feminine a son tour resterait fantomale : imaginez une societe purement feminine parmi les etoffes, chiffons, photos, bijoux et babillages, et dans le cadre de cette piece illusoire qu'on appelle salon ; la piece ou il est le plus mal eleve et le plus ridicule de remettre en question les eternels presupposes de l'existence ; la piece ou l'on fait honneur a ses obligations et ou, a dates fixes, se ccHebre le culte de la reconnaissance et de l'amitie : car le jour de reception est le seul ou par la porte cntr'ouverte l'en-dehors est periodiquement admis au dedans, dan.s ce chez-soi hypothetique de l'interiorite et de la clausura familiale que la force violerait volontiers par effraction. La force ne vit-elle pas dans les rues ? Cette societe serait, a la lettre, l'intervalle sans force ; la fidelite spectrale ; la faible chimere de la femme. En fait la beaute a elle-meme de la puissance, c'est-a-dire : ne reste pas eireanserite en son extension et cloturee dans sa morphologie ; la beaute agit, la beaute est forte. Et vice versa, la force quoique toute action, a une forme, la force est belle. Mieux encore: la fidelite elle-meme en tant qu'elle est a Ia fois un acte et un etat, la fidelite n'est-elle pas un peu androgyne? La fidelitc est suspendue a l'acte de choisir qui est la prerogative de la viri[ r8.2. ]
lite ; mais ensuite, eile est l'attachement au parti choisi, et elle est femme en cela. Il y a en eile du present actif et du passe passif, de la forme et de la matiere. Par le choix auquel elle s'accroche, elle est tangente a l'instant du Courage, mais par l'etat de quietisme et d'attente ou eile persevere, eile represente le principe antique de la feminite, l'eternel et maternel Germen ; ainsi le courage est deja un peu femme ou intervalle dans l'endurance et la patience, comme la fidelite est encore un peu force, dans l'instant du choix; la fidelite commence et le courage se continue. Elle represente a la fois la philosophie de l'amant et celle de l'aime. Oui, la fidelite reunit en elle-meme les deux Situations : la Situation virile qui est d'aimer, conquerir et caresser, la situation feminine, ou receptive qui est d'etre aimee, choyee, elue et d'attendre Ia grace : car le quid est sinon poupee du moins, au sens d' Aristote, substrat ou, au sens de Schelling, possibilite indeterminee. La fidelite est a Ia fois le quod qui propose, et le quid qui continue par mouvement acquis; osons dire qu'elle se devance elle-meme par ses avances et qu'elle est a soi circulairement sa propre cause ; de meme que l'homme fa~onne la femme qui est l'argile de son courage, de meme la fidelite decide de soi. Cette contradiction se resout d'elle-meme dans Ia synthese paradoxale de l'tirreversible et de l'irrevocable. D'une part Ia fidelite est une decision qui consacre l'impossibilite du retour en arriere, et qui, empechant le statu quo, c'est-a-dire la restauration du passe, nous pousse toujours en avant dans le sens meme du devenir. Mais d'autre part, la fidelite comme le remords, freine Ia futurition en creant une stabilite nouvelle a partir de Ia parole une fois juree, en ordonnant une vie nouvelle autour de cette parole. Le Fort etait libre de dire non : du moins il fera, ayant dit oui, le serment de surmonter plus tard son degout, puisque helas ! le degout est aussi nature! que l'attachement ; il renonce pour prix de sa liberte d'un instant a ses droits eventuels. Et d'ailleurs l'autre qui enregistre mes promesses prend au mot tous les serments d'ivrogne et toutes
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les protestations d'amour. On a reconnu la la fatalite constitutionnelle de !'alternative : ou rester libre et degage, c'est-a-dire impuissant, ou bien exercer sa puissance en s'engageant et devenant serf. Ce piege que la femme faible et rusee tend au Fort est aussi un piege que le fidele courage, que Ia faible force se tendent a eux-memes ; Ia force se prend a son propre piege, c'est-a-dire se Iimite et s'entrave elle-meme en s'exer9ant ; le piege, comme la soupape, permet l'entree et empeche Ia sortie, et meme, souriciere magique, il attire l' entree pour mieux interdire Ia sortie ; il capture en captivant, il developpe l'obstacle dans l'exercice meme de la puissance et comme un effet de cette puisllance : tel l'ingenieur par une ruse economique et persuasive, induit les forces naturelles a se dompter elles-memes. Le piege exploite ainsi l'unilateralite de notre pouvoir, qui est le pouvoir d'un demi-sorcier sans cesse depasse par ses propres progenitures. La disproportion du fiat et des consequences du fiat a tout moment immobilise le devenir : a toute minnte l'irrevocable nous fabrique un present eternel, nunc superstans, une « superstition » que !'irreversible voudrait refouler en en creant un autre ; des paliers de fidelite ralentissent ainsi le progres irreversible et nous reposent de notre elan ; ou plutot c'est le meme proces qui est irreversible dans l'instant ou il cree Ia nouveaute, et irrevocable en tant qu'il Ia consacre definitive. Par une sorte de contradiction intestine qui n'est rien d'autre que la « tragedie de la culture », l'eternisation de Ia nouveaute qui relegue le passe dans !'irreparable est deja contenue immanente, dans l'acte par lequel cette nouveaute se cree : chaque moment se veut eternel a partir d'un mot, et l'on dit eternel ou il faudrait dire plutot, au sens de Lucrece, « immortel », car cette eternite, car cet « revum » a justement commence. Car ce Tonjours est, comme un vecteur, dissymetrique, ne designant que le sens de l'avenir; car ce Tonjours n'a pas toujours ete, mais il s'engage pour toujours.
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SOLITUDE DE LA RAISON par
FERDINAND ALQUIE
premier sujet que Racine porta au theatre, l'un de ceux sur lesquels s'acheva l'reuvre de Schiller, est Ia Iutte des freres ennemis. Et, ce qui nous touche si vivement dans les luttes entre freres, ce n'est pas qu'elles soient, entre toutes, funestes : c'est qu'ici se montre l'essence de Ia guerre, et Ia source de nos fureurs. Car la Iutte de l'homme contre Ia matiere, ou sa revolte contre Dieu, ne sont pas guerres, et ne peuvent le paraitre que si l'on suppose en Ia matiere quelque volonte hostile, en Dieu quelque pere a detroner, si donc, une fois encore, l'homme se mesure avec ce qui lui ressemble. La colere, Ia haine, la cruaute sont toujours, au moins a }'origine, Sentiments d'hommes COntre des hommes, et, si l'animal est parfois torture, c'est que l'on eherehe en lui, plus offerte sans doute, et plus desarmee, une conscience encore. Nos seuls ennemis sont nos freres, c'est-a-dire ceux qui nous ressemblant en toutes choses, ne different de nous que par un trait, et, a la Iimite, par cela seul qu'ils ne sont point nous-memes. Regel a assez averti que la guerre est dans le rapport des consciences, et n'::t de sens que parce que toutes les consciences sont conscience ; aussi, dans le conflit de la religion et de Ia philosophie des lumieres, aperc;;:oit-il, des deux cotes, la meme verite. On n'epuise
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FERDIN AND ALQUII!. DEUCALION
pas vite une teile pensee, qui repand sa clarte sur toutes les querelies des hommes, y faisant apparaitre que c'est toujours une meme idee qui s'y oppose a elle-meme. Elle eclaire, en particulier, les luttes qui dechirent notre epoque. Car la Situation que le monde actuel fait a Ia conscience semble determiner si forte. ment nos croyances que ceux memes qui combattent avec le plus de violence, opposant programme a programme, conception de la vie a conception de la vie, ideal a ideal, temoignent, en ce qui concerne l'homme et son rapport avec le monde, d'un accord profond. On sait Ia haine que certains marxistes ont vouee a l'existentialisme, auquel ils reprochent Ia solitude ou il enferme l'homme : celui-ci, prive de valeurs qui lui soient exterieures, y semble fait d'une liberte qui peut prendre n'importe quel chemin et qui, meme, cree ses chemins. Et sans doute une teile conception peutelle inquit!ter. Mais si, pour l'eviter, on se tourne vers ceux qui la denoncent, on decouvre qu'ils professent aussi une philosophie voyant dans la realite humaine, de:finie comme presence active au Monde, le fondement unique des valeurs et de la verite, Ia connaissance n'etant par eux vantee qu'en raison de ses suites techniques, et comme moyen au service de l'action et de l'appropriation. D'autres condamnent toute philosophie comme subjectiviste, mais la science qu'ils lui preferent est une science que nulle metaphysique ne fonde et ne met en ·place, une science, clone, qui n'est que le point de vue non elucide du sujet humain sur le Monde, une science pour laquelle l'objet se reduit a l'objet connu, a l'objet pour-nous, a l'objet subjectif. Et sans doute, aux uns et autres, s'opposent les chretiens, qui af:firment la transcendance de Dieu, et les metaphysiciens qui, tel M. Le Senne, insistent sur le depassement du moi par les valeurs. Mais deja beaucoup de chretiens n'osent plus parler de Dieu comme d'un Il, comme d'un Etre. Faisant de Dieu un Toi, interlocuteur de ce dialogue qu'est la priere, ils rejoignent l'idee selon laquelle le pour-autrui est structure de notre conscience, et semblent n'atteindre Dieu que comme une partie de l'humain. Quant a M. Le Senne, il se defie de l'Etre,
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qu 1i1 declare solidifle. Son Abso1u n'est plus « subjectif », au sens de- « personnel » : il n'est point objectif cependant. La V erite n'est ici qu'une valeur parmi les autres, et non le fondement des autres ; le sujet n'est plus, en son essence, connaissant, mais aussi actif, aimant et emu, et l'on sent bien que l'affectif, c'est-a-dire l'humain comme tel, est voie d'acces vers le Reel au meme titre que la Raison. Tous les penseurs semblent clone aujourd'hui se rejoindre en la conception d'un homme engendrant ses valeurs, construisant la verite, transformant le Monde au lieu de le contempler, d'un homme faisant et se faisant, et la question est seulement de savoir s'il se fait par technique, par elan, par projet : d'ou naissent, en effet, bien des querelles. Mais celles-ci n'opposent que les partisans de ce nouvel humanisme, qui parait etre le propre de notre temps, et qui, sans doute, est le seul humanisme coherent et total. L'humanisme, en effet, fut longtemps confondu avec le rationalisme, la tradition classique s'effon;;ant, pour eviter le divorce entre l'homme et la raison, de persuader que celle-ci est precisement ce qui nous fait hommes. Mais, dans les theses classiques, ·se perpetuait une sorte d'equilibre instable entre l'homme comme liberte et l'homme comme raison, entre l'homme comme pur principe d'initiative et l'homme comme comprehension d'un ordre aper~u et accepte. L'union de cette action et de cette soumission apparait cn Ia notion cartesienne de liberte eclairee, en la notion kantienne d'autonomie. 11 est clair que ce complexe devait etre dissocie, et, en effet, il le fut au pro:fit de l'action pure : la liberte posant Ia loi fut alors preferee a l'amour de !'ordre, !'infinite creatrice, superieure a toute regle, que Descartes reservait a Dieu, passa du cote de l'homme. Cela se voit en Fichte, aussi bien qu'en Marx, ou en Ia morale de M. Le Senne. Et Sartre, qui, plus que quiconque, reduit l'homme a soi, et rejette tout ce qui ne peut etre fonde sur l'homme, peut a bon droit se declarer humaniste, et bannir tout a fait la raison. Car l'homme peut dire : « mes sentiments, mon angoisse, ma nausee, ma mort ». I1 ne peut dire : « ma raison », mais seulement : « la Raison », la Raison etant commune a tous,
PERDINAND ALQUIE DEUCALION
et meme, semble-t-il, presente dans les ehoses, clont eile eonstitue Ia strueture. La Raison est toujours exteriorite, neeessite, toujours die semble deeouverte en ee qui n'est pas nous. Etre raisonnable, e'est d'abord se soumettre et eeder. L'ordre des objets est toujours pour mon desir un ordre auquel il faut obeir, et clone un ordre imperatif. Bien plus, si le rationalisme est vrai, je dois moi-memc etre explieable : la Raison n'est clone, pas ee que je porte en moi, mais plutot ee qui me porte et peut rendre eompte de moi. Et e'est d'une teile raison que la eonseienee moderne ne veut plus. Si l'on passait iei des querelies d'aujourd'hui a eelles d'hier, on verrait, par exemple, Brunsehvieg et Bergson, d'abord ennemis, se mettre d'aeeord en leur rejet eommun de tout objet pose eomme en-soi et eomme Etre, en leur amour du dynamisme, en l'affirmation que l'homme est moins l'un des objets possibles de la Raison que le point de depart de ses inventions ineessantes. Il apparait clone maintenant, du moins dans les theories extremes, que l'homme n'est pas seulement un etre raisonnable, mais un etre qui hait la Raison objeetive, eomme il hait l'Etre du monde, eomme il hait tout ee qui n'est pas lui, ou n'est pas seulement lui : ee pourquoi il ne se sent jamais tout a fait au Monde, ee pourquoi la liberte qui le eonstitue semble toujours ne pouvoir etre inseree dans le Reel, et se situer en une autre dimension d'Etre. La reeoneiliation de l'homme et du Monde ne peut etre operee que par une pensee qui, se detaehant de l'experienee et ne se eontentant pas de la deerire, de l'explieiter ou de la transformer, en deeouvre les eonditions a priori, et peut ainsi remettre a leur plaee les diverses attitudes humaines, qui sont autant de rapports de Ia liberte et de l'Etre. Elle ne peut, en d'autres termes, etre operee que par un rationalisme metaphysique. Et l'on eomprend aisement que le rationalisme metaphysique, clont la dehe eternelle fut de situer l'homme par rapport a l'Ordre Universel, soit aujourd'hui eombattu avee une egale violenee par les kierkegaardiens et les marxistes, freres ennemis entre tous, et nes, en effet, d'une meme revolte. Au reste, la Iutte eontre la raison metaphysique
et l'harmonie du monde gree fut toujours menee a la fois au nom du christianisme et de Ia teehnique. L'affirmation ehretienne de la non-valeur du monde, et de Ia valeur unique du sujet humain perdu en une Nature deehue et tentatriee, et le progres teeh~iqu~, par lequel l'homme s'impose aux choses, les transforme et detru1t leur ordre nature!, sont, en effet, les sourees essentielles de l'humanisme moderne. Saintete chretienne et heroisme teehnique sont tous deux refus de Ia sagesse. Il s'agit bien toujours de ne point suecomber aux eharmes de Ia paix que notre regard trouve dans Ia eontemplation du ciel, de Ia mer ou des arbres, et qui, eomi?e on le voit dans Le Cimetiere Marin de Valery, peut nous fa1re un instant eonsentir a la mort. Et il y a toujours ehez le ehretien, amoureux de Ia vie eternelle, quelque desir de transformer le monde par ses reuvres, et ehez le technicien, tourne vers le eoneret, quelque espoir informule de se rendre un jour immortel par Ia science. Et sans cioute cette tension vers ce qui n'est pas, eommune au chretien et a l'homme d'aetion, s'accompagne-t-elle du regret et du desir de l'Etre. Mais les clefs du repos sont a ce point perdues que toute tentative de retour a l'Etre se change bientot en un nouvel elan ou s'exaspere en inquietude. Bergson reve d'abord ' , d'une intuition esthetique et contemplative des donnees immediates, mais Ia transforme ensuite en une intuition creatrice, coineidant avec le mouvement meme par lequel l'elan vital pose Ie. monde. Heide~ger nous promet une philosophie de l'Etre mais, prenant comme point de depart celui des etres ou il est question de l'Etre, ne peut plus franchir les limites de l'homme. Sartre semble un instant vouloir partir de l'en-soi, et nier le sujet, ou il voit un neant. Mais il s'aperc;oit vite que ce neant est l'essentiel, et constitue tout ce qu'il decouvre de positif et de qualifiable dans l'en-soi lui-meme. Ici encore, l'homme ne peut sortir de soi, et son desir constant de devenir un en-soi-pour-soi le condamne a cette inutile agitation que l'on nomme sa vie. Et il serait aise de trouver semblables mouvements dans le passage de Ia science a la t~chnique : on part d'une vision du Monde qui situe l'homme et [
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DEUCALION FERDIN AND ALQUif:
le meta sa place dans l'Univers. Et l'on arrive a l'~vresse de l'homme transformant son savoir en pouvoir, et n'aimant plus Ia science que pour ses applications. Ainsi l'astronomie engendre Ia physique. Et nul ne juge plus possible le repos, nul ne croit plus en Ia prornesse de Nerval :
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Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours ! Le temps va ramener l'ordre des anciens jours,
nul ne peut plus saisir l'humain autrement que dans le vertige ou l'enthousiasme. Aussi les mots qui designaient jadis la confiance de l'homme dans le reel changent-ils eux-memes de sens. Sartre declare etran~ gement que sa philosophie est un optimisme, oubliant que 1' optimisme n'est pas seulement dans le courage du projet, mais dans l'affirmation de la presence objective du Bien dans le Monde, dans la foi en un etre, ou en une Necessite, qui feront un jour triompher les Valeurs. La croyance en Ia liberte n'est que l'optimisme du vertige, et sans doute est-ce le seul qu'on nous puisse aujourd'hui proposer. Et l'espoir dont nous parlent certains n'est pas davantage Ia foi dans le futur. Le caractere imprevisible du futur n'est en effet pas tenu pour le fruit d'une ignorance que du moins Ia coRfiance en ce qui sera pourrait venir illuminer. Bergson, Heidegger, Sartre nous ont enseigne que le futur est imprevisible parce qu'il depend totalement de nous, parce qu'il n'est de futur que de l'homme. Ainsi, le poids du monde est desormais sur nous. Le Dieu-homme des chretiens, l'homme-dieu des marxistes ne se combattent plus qu'au sein d'une commune angoisse, qui est celle de notre responsabilite. Et Ia raison, ayant quitte les choses, n'est plus qu'en nous. Nous en avons la charge, et eile est a notre servtce. Mais le plus etrange est sans doute que, dans leur negation de ce qui les depasse, les philosophes d'aujourd'hui en arrivent a refuser toute justification. Car justifier leurs doctrines serait preciment les rapporter a autre chose qu'elles-memes, les juger au nom de Ia transcendance qu'elles refusent. On pourrait penser, par
exemple, que Ia vie authentique de Heidegger est authentique parce qu'elle nous revele, mieux que Ia distraction quotidienne, Ia verite objective de notre mort. Il n'en est rien : ce serait Ia fonder encore l'existence sur Ia connaissance, et l'on ne veut admettre d'autre transcendance que celle de Ia realite humaine elle-meme, et de sa subjectivite. Ne dites pas non plus a un marxiste que vous croyez que le marxisme est vrai, que vous pensez. qu'au niveau du marxisme Ia conscience, ayant decouvert et compris les determinations qui, jusque Ia, la tenaient prisonniere, et l'amenaient a prendre pour des -valeurs internporelies ce qui n'etait qu'armes au service d'interets historiques precis, pense enfin l'histoire en sa verite, et donc se libere de l'histoire, Ia conscience de l'histoire ne pouvant, cela est clair, etre conscience dans l'histoire, et determinee par l'histoire. Ne lui dites pas non plus que les valeurs qu'il deiend vous paraissent justes en ce qu'elles rapprochent l'homme , de sa veritable essence, et donc que le revolutionnaire conscient Yaut, en soi et dans l'absolu, mieux que le reactionnaire borne. 11 ne vous saura nul gre de ces justi:fications, et se defiera de Ia distinction que vous voulez faire entre le marxisme et les ideologies qu'il condamne et explique. Il craindra que Ia verite que vous invoquez, etant celle d'une pensee superieure a l'histoire, n'aille rejoindre l'eternite de Ia connaissance au niveau de laquelle l'homme, en effet, depasse l'homme. Il preferera subordonner encore ses af:firmations a l'histoire elle-meme et, avant tout ennemi de Ia metaphysique, il usera d'un pragmatisme qui, pour rendre sa doctrine philosophiquement impensable, aura du moins l'avantage de Ia maintenir au niveau du temporel. Et sans doute plusieurs, dont je suis, se desolent-ils de voir ainsi rejeter Ia metaphysique par des doctrines qu'ils croient valables en tout ce qu'elles affirment, et que, seuls, leurs refus et leurs negations empechent de parvenir a leur totale verite. J'ai peine a comprendre pourquoi Ia lucidite, qui regne aujourd'hui en tant d'esprits, ne consent pas a se rapporter a sa source. N'est-il pas dair que, si l'homme se sent mediocre, c'est que tout n'est pas en lui mediocre? N'apparait-il pas que, s'il se sent absurde, c'est
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DEUCALION
que le fond de son esprit est raison ? Et, s'il se sent malheureux ou aliene, n'est-ce pas que l'essence de sa conscience est aspiration au bonheur ? Mais l'homme refuse de nommer cet autre cöte de lui-meme qui seul, cependant, eclaire et rend conscient ce cöte-ci, et permet de juger insuffisante notre condition ou indigne notre nature. I1 rejette Ja metaphysique, qui est pourtant la seule voie par laquelle la raison puisse echapper a sa solitude, et sortir du moi en le rattachant a ce qui le fonde. L'idee cartesienne, selon laquelle l'idee de l'infini est premiere en moi par rapport a celle du fini, et constitue le fond de ma conscience, est aujourd'hui perdue. Ce en quoi i1 y a, chez tous les penseurs modernes, quelque mauvaise foi. Mais l'idee de l'infini, pour etre meconnue, n'en est pas moins presente ; puisque c'est a sa lumiere que l':homme se juge fini, puisque, la confusion romantique etant dissipee, l'affectif est tenu pour affectif et la passion pour passion. En cela, la conscience moderne est lucide. Mais sa lucidite ne sait pourquoi et par quoi eile est lucide, ou ne veut plus le savoir. Une lucidite de mauvaise foij une mauvaise foi lucide, voila donc, semble-t-il, le caractere essentiel de ce nouvel humanisme, qui donnera sans doute son style a notre epoque, comme la sensualite eclairee donna le sien au xvm• siede, et la passion ordonnee au temps de Descartes. Rien n'est plus loin de nous que la nai:vete, mais l'intelligence ne nous sert qu'a nier l'objectivite de tout Ordre. Ce renoncement, du reste, depasse les frontieres de la philosophie : il fait le fond de l'indifference desabusee, de l'acceptation parfois souriante, parfois heroique du mediocre qui colore notre vie de tous les jours. Cette lucidite morose, par ou se manifeste une raison solitaire, une raison reduite a l'homme, privee de tout chemin vers un authentique depassement, peut etre nommee, selon le gout de chacun, espoir ou desespoir. Car le desespoir et l'espoir ne sont qu'un sentiment unique chez celui qui, refusant toute transcendance et tout depassement de l'existence par la verite, ne veut pas convenir que la _raison de l'homme depasse l'homme, et qu'elle fait de l'homme, au sens propre du mot, un etre metaphysique.
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LA THEORIE DE LA SCIENCE SELON BOLZANO par
JEAN
CA V AILLES
[justement] le souci pn!dominant de Bolzano de mettre C 'EsTl'accent sur le caractere necessaire de la science. La science est avant tout theorie demontree. Contre les recours trop faciles a l'evidence, une evidence que Descartes n'invoquait que pour les natures simples et qui pour Kant regit tous les raisonnements geometriques, Bolzano s'eleve dans le Rein analytischer Beweis. La crise de croissance de l'analyse exigeait alors ainsi que le montrent les Etapes de la philosophie mathematique - un changement de type d'evidence. Pour Bolzano, il s'agissait de la transformation radicale de constatation en demonstration. Au niveau mathematique l'inspiration est cartesienne, c'est un achevement de l'intellectualisation inauguree par la geometrie analytique, achevement rendu necessaire par le calcul infinitesimal. Le paradoxe de l'infini actuel oblige a rejeter le continu geometrique comme nature simple : or, deja l'infini syncategorematique du calcul differentiel reclame comme reference Ull infini a la Verite
(r) Extrait d'un travail de Cavailles sur la logique et la theorie de la science, compose pendant l'internement au camp de Saint-Paul d'Eyjaux et presque entierement mis au point entre le moment de l'evasion et celui de la derniere arrestation par la police allemande. L'ouvrage sera prochainement publie par les Presses Universitaires. Nou devons a l'obligeance de Madame Ferrieres, sreur de Cavailles, et des Proues Univ6rsitaires de pouvoir en presenter ici quelques passages. N. D. L. R.
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)EUCALION JEAN CAVAILLES
Linique comme terme absolu. Ainsi chez Leibniz, quoiqu'il rejette le nombre infini - et n'aper~oive pas la possibilite d'une pluralite d'irifinis -la division actuelle de la matiere a l'infini rend possible l'acccroissement arbitrairement petit d'une variable : ou que l'on s'arrete, on tombe sur un element existant qui peut servir d'extremite a l'accroissement. Le phenomene bien fonde de l'espace a sa base intelligible dans la multiplicite extra-numerique infinie des monades. Independamment d'autres rnotifs - philosophiques ou historiques - il y a la pour Leibniz une raison de rattacher le mathematique au logique: non seulement l'intuition spatiale se trouve renvoyee au plan de l'imagination, mais encore le nombre lui-meme, en tant que- par suite des antinomies classiques reprises par les contemporains de Leibniz - il repugne de nature a !'infinite. Par un renversement revolutionnaire, c'est le nombre qui est chasse du domaine de la rationalite parfaite, l'infini qui y entre : mais il ne s'agit plus pour un iritellect humain d'embrasser d'un seul regard un encha1nement complet, ne Hh-ce que le systeme des termes d'une serie. Le Iien necessaire apers;u entre deux termes garantit l'ensemble : la puissance d'extension par iteration ou combinaison se trouve a la fois source de nouveaute et caution d'intelligibilite. Dans l'entendement divin l'homogeneite rationneUe du fini et de l'infini s'exprime donc dans l'universalite du logique : ce qui est necessaire est ce qui se demontre. D'ou l'idee de la combinatoire et les ebauches de la science et de Ia caracteristique universelles. La pauvrete des moyens employes ne doit pas masquer le sens de l'entreprise : Ia science totale ainsi definie pose l'absolu et represente le seul moyen d' en atteindre une partie. les memes Bolzano considere - et manque resoudre problemes de la legitimite mathematique : apn!s les dif:ficultes de principes auxquelles s'embarrasse le xvnt siede pour le calcu~ i~fi nitesimal, c'est lui qui le premier definit correctement la hmtte, introduit la notion d'ensemble. D'ou philosophiquement un double enrichissement de la veine leibnizienne. D'abord l'etre meme de la science est soumis a critique : il s' agit a la fois de determiner ce qui constitue une science comme telle et le moteur de son deve-
loppe~.e~t. Mises a part les imperfections dues a 1'epoque, l'idee est d~clSlve pour notre probleme. Pour Ia premiere fois peut-etre la sct~nce n'est plus consideree comme simple intermediaire entre I:espnt humain et l'etre en soi, dependant autant de l'un que de 1 autre et n'ayant pas de realite propre, mais comme un objet sui generi~, original dans son essence, autonome dans son mouvement. El~e n est p~s, plus un absolu qu'un element dans le systeme des :xtstants. St ~ on peut parler de la science d'un pays ou d'une e~o~~e, on n entend pas quelque chose qui soit inclus dans les reahtes nat~relles, m~i~, a l'interieur du phenomene sociologique, d.es af~rmatt?ns local.tse~s dans l'espace et le temps, ce qui apparttent ~ la SCience. Atnsl eile ne se situe meme pas dans l'univers de~. obJets ~e culture caracterises par la participation a une valeur q~ tls ~an~feste~t. Cont~air,ement a eux, d'une part son mode ~ actuahsatwn lUI est extnnseque - et non pas si etroitement lie a la valeur que ce soit de son essence, comme pour l'ceuvre d'art d~ la meler a l'exteriorite aceidenteile d'un systeme sensible _' d·autre part eile exige l'unite, c'est-a-dire qu'elle ne peut s'accom~oder d'un~ multiplicite e:tfective de realisations singulieres. I1 n Y ~ pas diVerses sciences ni divers moments d'une science, non plus tm.manence. ~'une science unique aux disciplines variees ; mais celles-ct se ~on.dttto~nent e~tre elles de teile fa<;;on que les resultats ~o~~e !a stgmficatwn de 1 une exigent en tant qu'elle est science 1 utthsat~o~ des autres. ou l'insertion commune dans un systeme (I). Une. theone de la SCience ne peut etre que theorie de l'unite de la sctence. . , Ce~te ~nite est ~ouvement : comme il ne s'agit pas ici d'un l?e~l sctenttfique mats de la science realisee, l'incompletude et
1 e~tgence de progres f?nt partie de Ia definition. Seulement progres autonome, dynamtsme ferme sur lui-meme, sans commencement a?so~u ni , t~rme, Ia science se meut hors du temps - si Ie temps stgmfie reference au vecu d'une conscience. Le changement ( ) D' ' l'"d' d' h"' h. I , ou ..1 ee une, 1erare 1e suivant les relations de dependance, une science subordonnee utibsant les resultats de celles qui precedent comme principes regulateurs ( Note de l'auteur).
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JEAN CAVAILLES
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est en eile, accroissement de volume par generation spontanee d'elements intelligibles. D'une part tout concept ou systeme de concepts, par cela meme qu'il se pose, est a Ia fois exclusion et cxigence de l'autre : en ce sens, Ia representation d'une infinite absolument simple de tout le savoir est une image sans autre relation avec Ia realite de la science militante que de pousser a la Iimite une propriete du mouvement, l'absorption de l'anterieur par le posterieur qui le justi:fie et dans une certaine mesure le supprime. Mais le chemin ne doit pas etre aboli, si 1'on veut qu'il se poursuive : le sens veritable d'une theorie est non pas dans un aspect compris par le savant lui-meme comme essentiellement provisoire, mais dans un devenir conceptuel qui ne peut s'arreter. D'autre part, meme pour les sciences de la nature, l'accroissement se fait sans emprunt a l'exterieur: il y a rupture entre sensation ou opinion droite et science. L'experience, loin d'etre insertion dans Ia nature, est au COntraire incorporation du monde a l'univers scienti:fique : meme si son sens n'est pas degage, meme si eile apparait comme un corps opaque, obstacle aux theories effectivement pensees, sa valeur d'experience est a Ia fois dans son detachement d'un mortde de singularite et d'exteriorite, ou ce qui est n'a pas de signification en dehors de son existence actuelle (et determinee), et dans l'uni:fication virtuelle a laquelle eile doit necessairement un jour presider. Ainsi l'autonomie scienti:fique est simultanement expansion et cloture: cloture negative par refus d'emprunt ou d'aboutissement exterieur. Si le savoir total n'a pas de sens - avec une conscience absolue existe un hiatus aussi reel qu'avec l'opinion, de sorte qu'il ne peut etre question ni d'y preparer ni d'y deboucher - l'extrascienti:fique radical n'en a pas davantage. Pour qu'il fut pose au dehors il devrait etre place sur le meme plan, il serait donc deja une experience. La science est un volume riemannien qui peut etre a la fois ferme et sans rien d'exterieur a lui. Aueune methode issuc de Ia doctrine ne peut retrouver la decision cartesienne : « sub scientia non cadit ». La dif:ficulte apparait aussitot, non seulement de justi:fier et de preciser ces caracteres, mais de situer Ia discipline qui les pose. [
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La doctrine de Ia science est aussi pretention a Ia validite et a l'intelligibilite ; 1 eile serait science de Ia science, donc partie d'ellememe. Il faut alors que ses enonces ne soient pas constitutifs d'un developpement particulier, mais apparaissent immediatement dans une auto-illutnination du mouvement scienti:fique, se distinguant de lui pourtant par leur permanente emergence. Tel est le role de Ia structure. En de:finissant une structure de Ia science qui n'est que manifestation a elle-meme de ce qu'elle est, on precise et justi:fie les caracteres precedents; non par une explication qui aurait son lieu propre et serait, a son tour, objet de reflexion, mais par une revelation qui n'est pas distincte du revele, presente dans son mouvement, principe de sa necessite. La structure parle sur ellememe. Or, il n'est qu'une fa~on de s'imposer par une autorite qui n'emprunte rien au dehors, il n'est qu'un mode d'af:firmation inconditionnelle, Ia demonstration. La structure de Ia science, non seulement est demonstration, mais se confond avec la demonstration. En eile se retrouvent bien les traits essentiels : unite, progression necessaire et inde:finie, enfin fermeture sur soi. La regle interne qui Ia dirige pose chacune de ses etapes, toute en elles, et impossible a saisir ne varietur dans aucune : on se rappeile Ia dif:ficulte cartesienne des evidences - ou natures simples - d'enchainement. On peut multiplier les crampons, si en eux consistait le Iien demontrant il faudrait leur superposer indefiniment d'autres crampons. Il n'y a pas en realite distinction d'essence entre les anneaux durcis qui semblent marquer les termes et le mouvement qui les traverse. Mais celui-ci ne s'arrete pas : Ia demonstration, par cela seul qu'eile pose le but, etend et rami:fie le domaine cree au moyen de combinaisons qu'eile etablit aussitot qu'elles sont possibles. Enfin eile ne peut s'allier au non-demontre : on retrouve la reserve platonicienne contre la diano'ia qui emprunte au monde visible ses hypotheses, arrangement sans justi:fication dont rien de necessaire ne peut suivre. La veritable science ne quitte pas le demontre : la conception moderne des systemes hypotheticodeductifs tombe SOUS la meme critique. Comment un principe ou une reunion de principes qui dans leur contenu et dans leur rassem[
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blement ne sont pas eux-memes intelligibles peuvent-ils etre Je point de depart pour un deroulement intelligible? L'alliance heterogene d'un concret pur constate et d'un mode d'enchainement rationnel est simple image sans pensee. La science, si eile est, est tout entiere demonstration, c'est-a-dire logique. Le problerne qui se pose alors est d'apprehender ce principe dans son mouvement generateur, de retrouver cette structure non par description mais apodictiquement en tant qu'elle se deroule et se demontre elle-meme. Autrement dit la theorie de Ia science est un a Priori, non anterieur a la science mais ame de Ia science, n'ayant pas de requisits exterieurs mais exigeant a son tour Ja science. Double difficulte de Ia solution bolzanienne : si eile evite Ia Subordination a un existant historique ou a l'absolu de Ia conscience, eile doit poser eile-meme la totalite de ce qu'elle atteint, discerner ensuite, si eile le peut l'element essentiel permanent de ce qui est mobile par lui. Construction d'une theorie pure des enchainements rationnels d'une part, d'autre part rapport a Ja science developpee. L'epistemologie scientifique ne peut, sans avoir resolu ces problemes, se constituer directement la premiere comme eile en avait l'ambition, mais eile est posterieure a l'analytique qui donne le contenu de son objet et a l'ontologie qui l'acheve en etre.
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LES REVELATIONS DE LA 'MICROPHYSIQUE par
LOUIS DE BROGLIE
premiere (et assez grave) atteinte a ete portee a nos conceptions classiques sur l'espace et le temps par ]e developpement des idees relativistes. Legrand public s'est beaucoup interesse a la Theorie de la Relativite et il en est surtout n!sulte qu'on a dit beaucoup d'inexactitudes et meme de sottises a son sujet. La theorie de la Relativite est en realite une theorie diffi.cile qui ne peut etre vraiment bien comprise que si l'on en suit dans le detail le developpement mathematique. Au point de vue qui nous interesse ici, son apport essentiel a ete de montrer qu'il existe, entre l'espace et le temps des physiciens, des relations jusqu'alors insoup~onnees et tout a fait contraires a nos habitudes de pensee. Les variables d'espace et de temps defi.nies par les metres et les horloges qu'emploient deux observateurs en mouvement relatif l'un par rapport a l'autre ne sont pas reliees entre elles de la maniere qu'on admettait sans discussion autrefois : elles dependent les unes des autres d'une fa~on qui n'e5t pas du tout conforme a nos intuitions usuelles. En particulier, on ne peut defi.nir un « temps universei » qui serait le meme pour tous les observateurs. Ce qui est curieux en cette affaire, c'est que les nouvelles conceptions relatives a l'interconnextion entre espace et temps ont ete imposees aux physiciens par la necessite d'expliquer des faits experimentaux: par eux memes, les physiciens n'auraient pas volontajrefl!~nt desire adopter des idees aussi surprenantes et contraires a leurs intuitions usuelles, mais 1'etude meme des phenomenes reels les y a conduits. Les consequences qui decoulent des nouvelles relations admises entre les coordonnees d'espace et de temps des divers observateurs sont assez deconcertantes au prem1er abord : ainsi un corps en
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DEUCALION
LOUIS DE BROGLIE
mouvement paralt plus court dans le sens de son mouvement pour celui qui le voit passer devant lui que pour celui qui l'accompagne dans son deplacement : une horloge paralt aller moins vite pour qui la voit en mouvement que pour qui est immobile a cote d'elle. Assurement ces effets sont generalement tres petits, inobservables dans la plupart des cas de l'experience courante ; ils ne deviennent notables que si les vitesses relatives deviennent tres grandes, de l'ordre de celle de Ia lumiere dans le vide. Neanmoins, ces effets de Relativite, comme on les nomme, ne sont point toujours negligeables : leur existence entraine necessairement certaines modi:fications des lois de la Mecanique et les ecarts qui en resultent par rapport aux lois de la Mecanique classique deviennent tres importants pour les corps animes de vitesses voisines de la vitesse de la lumiere dans le vide. Les particules de Ia Physique atomique, telles que les electrons, atteignent souvent des vitesses elevees de cet ordre, ce qui a permis de veri:fier par l'experience l'existence reelle de ces effets de relativite. La vitesse de la lumiere dans le vide joue d'ailleurs un role primordial dans toute cette theorie : eile y apparalt comme la Iimite superieure des vitesses qu'un corps materiel peut atteindre. Quelqu'importantes et radicalement nouvelles qu'aient ete les idees introduites dans la Physique par la theorie de la Relativite, elles n'on pas cependant renverse le cadre spatio-temporel admis par la Physique classique. Sans doute en Physique relativiste, il ne faut plus considerer l'espace et le temps isolement, ni donner au temps un caractere universei: il faut, en quelque sorte, fondre l'espace et le temps en un continu a quatre dimensions, espacetemps d'Einstein ou Univers de Minkowski, ou chaque observateur decoupe a sa maniere son espace et son temps. Mais dans ce continu on localisera toujours exactement tous les « evenements » dont l'ensemble constitue l'histoire du monde physique. Tout le passe, le present et l'avenir seront donc inscrits dans le cadre de cet espace-temps et chaque observateur les verra se succeder dans son propre present suivant des lois rigoureuses se traduisant par des equations differentielles. Le cadre de l'espace et du temps desormais uni:fie, l'espace et le temps etant devenus solidaires, [ 206 ]
continue de regner en maltre et le determinisme physique reste aussi rigoureux que par le passe. Bien loin de renverser la Physique classique, la theorie de la Relativite en constituerait plutot le couronnement. Bien plus profondement revolutionnaire a ete Ia theorie des Quanta. En introduisant dans Ia Physique le quantum d' Action mesure par la constante h de valeur tres petite, mais tres precise (6,54. ro-27 erg seconde), M. Max Planck a vers 1900 lance Ia Physique dans des voies vraiment toutes nouvelles. Nous ne pouvons reprendre ici l'historique de cette memorable decouverte, ni celui des extraordinaires developpements que les idees de Planck ont pris en quelques annees, conduisant :finalement a cette forme nouvelle et speci:fiquement quantique de la Mecanique qu'on nomme aujourd'hui la Mecanique ondulatoire. Ce qu'il nous importe surtout de bien comprendre, c'est le sens profond de cette assez mysterieuse notion de quantum d'Action. Jusqu'ici, l'espace et le temps de la Physique classique, ou son successeur l'espacetemps de la Physique relativiste, nous etaient apparus comme un cadre donne a priori et tout a fait independant de ce que l'on pouvait y metre (I), tout a fait independant en particulier des mouvements et de l'evolution des corps qui y etaient localises. Pour localiser un objet dans l'espace, point n'etait besoin de preciser son mouvement et sa vitesse : on pouvait af:firmer qu'il avait passe dans teile position a l'instant t dans un systeme de reference bien de:fini sans avoir a se preoccuper de son energie. Pour employer les expressions cartesiennes, Ia :figure et le mouvement semblaient des choses tout a fait independantes, des donnees qu'a priori aucune condition ne liait l'une a l'autre. Or c'est precisement cette Supposition bien naturelle que l'existence du quantum d'Action nous oblige aujourd'hui a abandonner. Ce que l'on nomme en effet 1'Action en Mecanique est une grandeur un peu hybride que 1'on peut exprimer comme le produit d'une energie par un temps ou encore comme le produit d'une quantite de mouvement par une (x) La theorie de la Relativite generalisee avait bien admis l'existence d'une i~Huence des corps situes dans l'espace-temps sur la . cou,rbure. de l'espace-temps, ~a1s. cette influence du contenu sur le contenant n'a nen a vo1r avec le quantum d Action.
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longueur. Or nous savons depuis le succes de l'etonnante hypothese introduite par Max Planck dans la theorie du rayonnement noir que I'Action se camporte comme si eile etait formee de parties invisibles, de veritables atomes, clont la grandeur toujours Ia meme est exprimee par Ia constante h de Planck. Comme 1'Action ne peut en aucune fa~on etre assimilee a une substance clont la quantite totale se conserverait (il y a conservation de l'energie dans les systemes isoles, mais non pas conservation de l' Action), cet atomisme de l'Action n'a rien a voir avec un atomisme materiel. Alors qu'exprime-t-il clone ? C'est ce qui s'est peu a peu degage des progres de Ia theorie des Quanta, et Ia verite que nous sommes ainsi parvenus a entrevoir est assez troublante pour notre raison. La veritable signi:fication du quantum d'Action nous a ete notamment revelee par Ia decouverte des incertitudes d'Heisenberg sur lesquelles je reviendrai tout a l'heure. I1 parait aujourd'hui certain que l'existence du quantum d' Action exprime_ un Iien, tout a fait insoupc:;onne autrefois, entre le cadre de l'espace et du temps et les phenomenes dynamiques qui s'y deroulent. Le cadre de l'espace et du temps est essentiellerneut statique : un corps, une entite physique, qui a une localisation exacte dans l'espace et dans le temps est, par le fait meme, prive de toute propriete evolutive : au contraire, un corps qui evolue, qui est doue de proprietes dynamiques, ne peut etre veritablement rattache a aucun point de l'espace et du temps. Ce sont Ia des remarques philosophiques qui remontent a Zenon d'Eiee. Les relations d'incertitude d'Heisenberg paraissent apparentees ces remarques : elles nous apprennent, en effet, qu'il est impossible d'attribuer simultanement a un corps un mouvement bien de:fi.ni et une place bien determinee dans l'espace et dans le temps. Plus une experience ou une observation nous permet de preciser Ja localisation spatiotemporelle d'un systeme, plus elle nous laisse dans le doute au suiet de son etat exact de mouvement et inversement. Dans l'expression precise des incertitudes d'Heisenberg Ia constante de Planck h intervient naturellement d'une fac:;on essentielle. Par exemple si px est une des composantes de Ia quantite de mouvement d'une
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mobile ponctuel et x Ia coordonnee correspondante, les incertitudes Derlta et Delta x qui, apres toute observation, subsistent sur Ia valeur exacte de ces grandeurs seront, d'apres Heisenberg, toujours liees par l'inegalite : Delta p x, Delta x y, h. Une relation analogue Delta E, Delta t y h existe entre l'incertitude sur l'energie et l'incertitude sur Ia localisation dans le temps. Le quantum d'Action nous apparait alors comme marquant les limites entre lesquelles sont compatibles les conceptions de localisation dans l'espace et dans le temps et de mouvement evolutif ou Zenon d'Eiee apercevait deja, il y a plus de 2.ooo ans, un antagonisme. C'est la, a n'en pas douter, le sens le plus profand dc; la mysterieuse notion de Quantum d' Action. Avant d'aller plus loin et d'etudier les aspects et les consequences de la notion du quantum d' Action, insistans sur sa petitesse par rapport aux grandeurs qui sont directement accessibles a nos sens. Nous employons usuellement dans nos mesures le systeme des unites c.g.s. qui prend le centimetre comme unite de longueur, le gramme comme unite de masse, la seconde comme unite de temps. Ces trois unites ont l'avantage d'etre pour nous relativement petites tout en etant directement perceptibles, les deux premieres a nos sens, la troisieme a notre conscience de la duree. Elles sont clone bien a notre mesure. Or, dans ce systeme d'unites, la constante de Planck a la valeur inimaginablement petite 6,55.ro- 27, c'est-a-dire est egale au quotient de 6,55 par un nombre qui s'ecrit << I suivi de 27 Zeros ». C'est vous dire que pour notre echelle. humaine, le quantum d' Action apparait comme tout a fait negligeable : dans Ia Physique macroscopique, son influence sera pratiquement nulle, tout se passera comme si 1'Action mecanique etait continue et non divisee en atomes. Une poudre formee de grains suf:fi.samment fins nous apparait comme un milieu continu, les grains existent, mais ils sont si petits, ils sont en si grand nombre dans toute la masse perceptible de Ia poudre que nous ne les discerl)ons plus. I1 en est de meme pour l'action dans les phenomenes macroscopiques : les quanta d'Action existent toujours, mais ils sont si petits, ils interviennent en si grand nombre dans tout phe[ 209 ]
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nomene macroscopique observable que nous ne pouvons p~us les distinguer. Ces remarques sont es~entielles car ell~s nous exphquent pourquoi la Physique macr?sc.opique a pu se develoFper. avec un grand succes en ignorant 1ex1stence du quantum d ActiOn et e~ considerant le ~adre de l'espace et du temps comme pouvant ~erv1r a une description absolument precise des phenomlmes .dynamiques; C'est seulement quand la Microphysique contemporame a abo:de l' etude des phenomenes a tres petite echelle~ comme . cet;:x; qUl s~ jouent a l'interieur des atomes ,s~r d~s d.Ista,n~es m!eneures a 8 cm et avec des periodes d evolutwn mfeneures a I~-. 14 1o secondes, que la necessite de tenir compte du quantum d ActiOn s'est netterneut affirmee. Aux grandes echelles, la Separation du ca~re de l'espace ~t du temps et des phenomenes que nous y locahsons nous p~ra1t naturelle et correspond a notre intuition. Nous pou;o~s touJours imaginer un corps solide nous servant de corps de reference po~r reperer les positions des points de l'espace : un t~l corps sera1t par exemple un ensemble de t~ois r~~le~ rec.tangulatr:s entre elles et convenablement graduees qUl matenahsera1t un sys;em: d~ coor·· donnees cartesiennes rectangulaires au sens de la geomet~1e ~na lytique. De meme, le temps serait mesure ~ar les oscillatwns isochrones d'un pendule, d'une horloge, rapportees au mouvement des astres fixes de la voute celeste. A vec ces regles et ces .horloges, 011 pourra a chaque instant marque par les horloges attnbuer des coordonnees precises a tout point materiel ou reperer e:x;actement la position ou l'orientation dans l'espace d'un corps sohde : plus generalement, 011 pourra representer tous les phenomenes par des grandeurs bien Iocalisees dans l'espace et dans le ~emp~. On retrouvera ainsi la representation habituelle des phenomenes dans la Physique classique : on aboutira a concevoir l'espace .et le temps comme une sorte de cadre immuable dans lequel se locahsent exacternent et se deroulent inexorablement tous les aspects d~ monde physique. La theorie de la Relati:ite viendra, b1en ensu1te . nous montrer que les indications fourmes par les regles et les horlo.~es de divers observateurs en mouvement relatif ne sont pas rehees
d'une fa~on aussi simple qu'on l'avait tout d'abord pense, qu'il n'y a point un espace et un temps universel, que chaque observateur definit son espace et son temps propres et que les espaces et les temps propres des divers observateurs sont comme decoupes dans un continu a quatre dimensions, l'espace-temps, qui serait le veritable cadre spatio-temporel universel. Mais il n'en reste pas moins vrai que chaque observateur peut decrire toute l'evolution du monde physique, telJe qu'elle lui est accessible, en la localisant exactement dans le cadre de son espace et de son temps: chaque evenement du monde physique sera represente par un point de l'espace-temps qui n'aura pas les memes coordonnees pour tous les observateurs, mais qui cependant pour chaque observateur aura des coordonnees bien precises. De plus, on pourra continuer a supposer que l'evolution du monde physique se fait suivant les lois rigoureuses d'un determinisme rigide. Rien clone n'oppose essentiellement les conceptions de la Physique relativiste a celles de la Physique classique. Il en est tout autrement s1, examinant les phenomenes de l'echelle atomique, nous introduisons la notion de quantum d'Action. Dans le domaine atomique, nous n'avons plus de corps solides ou liquides, nous ne pouvons imaginer aucune regle, ni aucune horloge : nous ne trouvons que des corpuscules d'une extraordinaire legerete (la masse de l'electron est d'environ 10 - 28 gramme ! ) et nous n'avons plus a notre disposition aucun corps de reference pour reperer les positions, aucun mouvement periodique observable pour mesurer les durees. Bien plus, les inegalites d'incertitude d'Heisenberg permettent de demontrer qu'on ne peut imaginer aucun systeme de referenc~ spatial reellerneut realisable, aucune horloge susceptible de mesurer exactement le temps, qui n'ait une masse tres superieure a celle des constituants des systemes atomiques. C'est donc uniquement par des moyens indirects que nous pourrons ehereher a rattacher les phenomenes qui se deroulent a tres petite echeJle a r:otre cadre usuel de 1'espace et du temps construit a l'aide de regles et d'horloges macroscopiques. Mais alors, dans cette tentative plutot batarde pour faire entrer de force les [
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pheno~enes elem~ntair~s dans ~n _cadre qui n'e.st que ~~atisti~u~, appara1tront les mcert1tudes d He1senberg expnmant 11mposs1b1lite de representer d'une fa~on precise dans ce cadre l'evolution dynamique des entites elementaires. La possibilite de separer l'aspect geometrique de l'aspect dynamique, qui etait tres approximativerneut realisee a grande echelle en raison de la petitesse du quantum d'Action, cesse entierement aux tres petites echelles et, comme toutes nos habitudes de pensee se sont formees d'apres les indica.tions que nous apportent nos sens sur les phenomenes a rtotre echelle, nous restans tres desorientes en face d'une realite subtile a laquelle ne s'appliquent plus nos conceptions intuitives les plus inveterees.
A la decouverte du quantum d' Action, est intimerneut reliee celle du double aspect corpusculaire et ondulatoire des entites physiques elementaires. N ous ne reprendrons pas ici l'historique de la decouverte de ce double aspect d'abord pour la lumiere, puis pour les partienies materielles. Disons seulement que, pour rendre compte des phenomenes ou se manifeste l'action de la lumiere ou des entites elementaires de la matiere, il est necessaire d'invoquer tantöt l'image de corpuscules localises en un point de l'espace, tantöt l'image d'ondes periodiques occupant taute une region etendue de l'espace et se propageant dans une certaine direction. De plus, si l'on veut etablir une correspondance entre ces deux images, relier par exemple l'energie et la quantite de mouvement d'une particule a la frequence et a la longueur d'onde de l'onde qu'on }ui associe, Oll est amene a des formules OU :figure d'une fa~Oll essentielle· la constante h de Planck : ceci montre que Ia dualite des ondes et des corpuscules, la necessite d'employer deux images en apparence contradictoires pour decrire les memes phenomenes, est intimerneut reliee a l'existence du quantum d'Action. 11 est assez facile de comprendre, d'une fa~on qualitative, pourquoi il en est ainsi. Le corpuscule est une sorte de concept ideal cree par notre esprit pour representer Ia localisation de quelque chose en un point de 1'espace a un instaut donne : en Mecanique classique,
Oll lui donnait le nom de « point materiel » qui, a cet egard, est caracteristique. Le corpuscule symbolise donc la localisation exacte dans le cadre de l'espace et du temps. 11 est plus delicat de de:finir le sens de l'onde : pour eela, il faut regarder d'un peu plus pres ia hlaniere dont la theorie qui, guidee par les resultats experimentaux, a etabli un parallelisme entre les ondes et les corpuseules, c'est-a-dire la Meeanique ondulatoire, envisage l'onde associee a un corpuscule. Cette onde envisagee dans sa de:finition la plus simple, dans taute sa purete pourrait-on dire, est· une onde plane monochromatique au sens habituel de Ia Physique mathematique : elle est homogene dans taut l'espaee et dans tout le eours du temps et n'attribue par suite aucun röle privilegie a aucun point partieulier de 1'espace, ni a aucun instaut particulier de la duree ; de plus eile se propage en bloc dans une certaine direction. On peut clone dire qu'elle symbolise un mouvement, abstraction faite de toute localisation spatio-temporelle : eile represente a l'etat pur un etat dynamique. Corpuseule et onde sont donc des « idealisations » dont l'une est le symbole de la localisation striete dans l'espace et dans le temps, tandis que l'autre est le symbole d:u mouvement dirige con~u danstaute sa purete sans aueune preoeeupation de localisation. « Ce qui est en un point ne peut etre en mouvement, ni evoluer ; ce qui se meut et evolue ne peut etre en aueun point ». Tel est sans doute le sens profand que Zenon d'Elee eut attribue a l'opposition de l'onde et du COrpuseule s'if eut veeu au siede de la Mecanique ondulatoire. Or le quantum d' Action exprime, nous l'avons vu, l'existence d'une relation profonde et longtemps meeonnue~ntre l'aspeet geometrique et l'aspeet dynamique des choses. 11 est done nature! de le voir intervenir dans les equations reliant les grandeurs qui definissent le corpuscule et eelles qui de:finissent l'onde assoeiee. La presence de Ia eonstante h dans les formules de la Mecanique ondulatoire est simplement la marque de l'intervention neeessaire du quantum d' Action dans la Iiaison que cette Mecanique eherehe a realiser entre l'aspeet geometrique et l'aspeet dynamique des entites physiques elementaires. [
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Mais si Ia localisation dans l'espace et le temps symbolisee par le concept ideal de corpuscule d'une part et l'evolution dynamique symbolisee par le concept ideal d'onde plane monochromatique d'autre part sont choses reellement antinomiques, la correspondance etablie par la Mecanique ondulatoire entre les deux images doit etre nt!cessairement incomplete et limitee. Plus l'aspect Corpusculaire se manifeste, plus l'aspect ondulatoire doit s'effacer et inversement, puisque, si l'un de ces aspects se precise completement, l'autre doit completement s'evanouir. C'est le grand merite de MM. Bohr et Beisenberg d'avoir pu degager des equations de la Mecanique ondulatoire l'existence d'une Iimitation reciproque des images corpusculaires et ondulatoires. Pour preciser exacternent l'image corpusculaire, que faut-il faire ? I1 faut pouvoir mesurer exactement les coordonnees du corpuscule a un instant donne. Pour preciser l'image ondulatoire qui, nous l'avons vu, represente la tendance dynamique de l'entite etudiee, que doit-on connaitre ? Il faut connaitre les grandeurs qui definissent l'etat dynamique, l'energie et la quantite de mouvement, ou, si l'on considere l'onde associee, il faut connaitre sa frequence et sa longueur d'onde reliees a l'energie et a la quantite de mouvement par des formules classiques de Mecanique ondulatoire. Or MM. Bohr et Beisenberg nous ont montre qu'aucun procede de mesure ne peut faire connaitre exactement la position d'un corpuscule dans l'espace et sa quantite de mouvement, ni l'energie d'un corpuscule a un rnoment bien defini de la duree. Traduisant ces conclusions sous une forme quantitative, M. Beisenberg les a exprimees par des inegalites liant les incertitudes qui existent apres une operation de mesure sur les valeurs des coordonnees et des composants de la quantite de mouvement, de l'energie et de l'instant ou elle est mesuree. La constante h figure au second membre de ces inegalites et sa presence vient nous rappeler que c'est l'existence du quantum d'Action qui rend incompatible la localisation stricte dans l'espace et dans le temps et la determination rigoureuse des etats dynamiques. Comme la constante de Planck est tres petite par rapport aux unites h\lmaines, la localisation stricte dans l'espace et dans
le temps et Ia determination rigoureuse des etats dynamiques paraitront tres sensiblement compatibles dans le domaine de la Physique macroscopique ; c'est a 1'echelle de Ia Microphysique que leur incompatibilite fondamentale eclatera sans conteste. Dans le macroscopique, Zenon d'Elee paralt avoir tort, poussant trop loin les exigences d'une critique trop aigue, mais dans le microscopique, a l'echelle des atomes, sa perspicacite triomphe, et la fleche, si elle est animee d'un mouvement bien defini, ne peut plus etre en aucun point de sa trajectoire. Or c'est le microscopique qui est Ia realite profonde, car il sous-entend le macroscopique : c'est en lui qu'il faut ehereher les ultimes arcanes de la realite qui, dans le macroscopique, se dissim~lent sous l'imprecision des donnees sensorielles et dans la masse confuse des moyennes statistiques. C' est peut-etre aIa lumiere des resultats de Ia Physique microscopique qu'il faudra, un jour, reprendre l'etude de certains grands problemes de Ia Philosophie. Enoncer cette idee, c'est d'ailleurs souligner la difficulte de ces problemes pour nous, pauvres humains : pour les resoudre, il faudrait peut-etre arriver a voir les choses comme les verrait un etre microscopique vivant a l'echelle atomique ou s'affirme le quantum d' Action. Mais, avec nos organismes d'une effarante complexite, avec nos sens relativement grossiers, nous vivons a l'echelle des moyennes et des effets statistiques, et ce n'est que par les yeux de l'esprit que nous sommes recemment parvenus a entrevoir le monde des phenomenes elementaires et des processus quantiques : ~·est ce monde cependant qui est sous-jacent a toute la realite physique et c'est en Iui que se trouve sans doute la solution de plusieurs des grandes enigmes de l'univers. Mais revenons a la Physique des quanta et precisons quelques consequences essentielles des incertitudes d'Beisenberg. Et d'abord, comment se fait-il que des experiences convenablement agencees et faites avec precision ne puissent jamais nous permettre de mesurer simultanement les grandeurs geometriques et les grandeurs dynamiques avec plus de precision que ne l'autorisent les incertitudes d'Beisenberg ? MM. Bohr et Beisenberg en ont donne l'explication en analysant Ies procedes de mesure que l'on pourrait [
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cffectivement ehereher a employer pour faire disparaitre les incertitudes : ils ont montre qu'aucun procede de mesure effectivement realisable ne peut les faire disparaitre et qu'elles ne tomberont jamais au-dessous des limites qui leur sont assignees par les inegalites d'Heisenberg. Et cela tient toujours essentiellement a l'existence du quantum d'Action: eile a comme consequence que toute tentative pour modifier un procede de mesure afin de lui permettre de donner par exemple une valeur plus exacte d'une coordonnee geometrique a pour contre-partie de lui faire donner une valeur moins exacte de la grandeur dynamique correspondante: ce que l'on gagne d'un cöte, on le reperd de l'autre, desorte que les inegalites d'Heisenberg sont toujours verifiees. Nous ne donnerons pas ici d'exemples des raisonnements qu'ont faits MM. Bohr et Beisenberg car, pour les bien comprendre, il faut une connaissance assez approfondie deSI, resultats et des methodes de la Physique atömique et de la Mecanique ondulatoire. Nous dirons seulement qu'apres des discussions qui ont eu l'intert!t d'en faire preciser plusieurs points, les idees de MM. Bohr et Beisenberg paraissent aujourd'hui assez universellement adoptees par les physiciens. Ce qui nous interesse ici, c'est de tirer les conclusions philosophiques qui en decoulent. Pourquoi une experience de mesure bien faite ne parvientelle jamais a assigner ala fois a la realite physique etudiee un aspect geometrique et un aspect dynamique parfaitement precis, alors que Ia Physique classique admettait sans discussion que cela devait etre possible? C'est parce qu'une experience de mesure comporte toujours, du point de vue de la Physique quantique, une perturbation, en partie incontrölable, de ce qu'on veut mesurer. Cette perturbation est liee a l'existence du quantum d' Action qui en fixe la Iimite minimum, et ce minimum, negligeable dans les mesures macroscopiques, devient tout a fait important a l'echelle microscopique. Alors se presente a nous une conception tout a fait nouvelle de la relation qui existe entre le savant cherchant a connaitre avec precisio'n Ia realite exterieure et cette realite elle-meme. Dans la physique classique l'univers etait con~u comme forme de realites objectives evoluant avec une precision parfaite dans le cadre [ 1.!6 ]
immuable de l'espace et du temps (ou de l'espace-temps Einstei-. nien) : le savant etait, au contraire, con~u comme tout a fait exterieur a cet univers physique, objet de ses etudes, et comme susceptible de mesurer exactement tous les parametres necessaires pour decrire les etats successifs de l'Univers, sans pour cela perturber aucunement ces etats. Aussi dans cette Physique classique, admettait-on la possibilite de connaitre exactement les etats dynamiques dans le cadre parfaitement precis de l'espace et du temps. Tout autre est Ia position du savant dans la Physique des quanta : il se trouve en presence de realites physigues qu'il ne peut pas etudier sans les perturber. Il peut extraire de cette realite par des mesures appropriees certains aspects geometriques susceptibles de venir prendre place dans le cadre de l'espace et du temps que lui imposent les conditions de ses perceptions macroscopiques : il peut aussi en. extraire des aspects dynamiques correspondants a sa concepion du mouvement pur. Dans certains cas, en poussant assez loin la localisation spatio-temporelle des entites physiques elementaires, il arrivera a se les representer comme des corpuscules : dans d'autres cas, s'il pousse assez loin la precision dans la determination des caracteristiques dynamiques, il devra abandonner l'image corpusculaire et se rabattre sur une image purement ondulatoire. Dans la plupart des cas, il se tiendra egalement eloigne des deux extremes, il ne connaitra qu'avec une certaine imprecision les grandeurs geometriques et les grandeurs dynamiques et devra alors combiner les images d'onde et de corpuscule. Mais dans tous les cas les relations d'incertitude d'Heisenberg seront satisfaites. L'essentiel dans tout cela, c'est que les resultatsdes mesures constituant .les connaissances du savant ne decriront pas l'univers physique tel qu'il est, mais tel qu'il est connu par le savant a Ia suite d'experiences comportant des perturbations inconnues et incontrölables. La physique n'aura donc plus pour but de tracer les lois generales de l'univers independamment de ceux qui l'etudient: eile devra se contenter • du röle, beaucoup plus modeste, de representer les connaissances que chaque physicien a pu acquerir et de dire quelles previsions ces connaissances lui permettent de faire au sujet des phenomenes a [
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venir. Un exemple, particulierement important, fera mieux comprendre la difference qui separe l'ancien point de vue du nouveau. En Mecanique ondulatoire on fait constamment intervenir une c~r~aine grandeur qu'on nomme la fonction d'onde et que l'on destgne par la lettre grecque psi. Cette grandeur est une fonction d: co.ordonnees d'esp.ace x y z et d"Q temps, c'est-a-dire qu'elle est de:fime en chaque pomt de l'espace a chaque instant. Si cette grandeu~ etait une g_randeur du type classique, eile devrait representer un etat local et mstantane de l'U nivers physique et par suite avoir meme valeur pour tous les observateurs. En en effectuant des mesures precises, ils devraient tous lui trauver Ia meme valeur. Or ~1 n'en est pas ainsi pour la fonction psi de la Mecanique ondulatmre : sa valeur varie pour differents observateurs suivant les mesures, que chacun d' eux a effectuies. La fonction psi, en effet, ne represente pas quelque chose qui aurait son siege en un point de l'espace a un instant donne : eile represente, prise dans son ensemble, l'etat des connaissances d'un observateur a l'instant considere sur la realite physique qu'il etudie : rien d'etonnant alors a ce que la fonction psi varie d'un observateur a un un ~utre puisqu'ils ne possedent pas en general les memes rensetg~ements sur le monde qui les entoure, n'ayant point effectue les memes observations, ni les memes mesures. Une observation, une mesure nouvelle pourra changer entierement la forme de _Ia fonction Psi, ce qui serait inconcevable si cette fonction decri~att une rea~ite exterieure, independante de l'observateur. La Phystque quanttq~e. n'aboutit clone plus a une description objective du monde exteneur conforme a !'ideal en quelque sorte instinctif de la Physique classique : elle ne fournit plus qu'une relation entre l'etat du monde exterieur et les connaissances de chaque observateur, relation qui ne depend plus seulement du monde exterieur lui-meme, mais aussi des observations et mesures effectuees par l'observateur. La science perd ainsi une partie de son caractere objecti~. Elle n'est plus Ia contemplation passive d'un univers :fige : eile devtent une Iutte corps a corps oll le savant parvient a arracher au monde physique qu'il voudrait connaitre quelques renseigne[
ments toujours · partiels, lui permettant de faire des previsions incompletes et, en general, seulement probables. Et ce dernier mot nous amene maintenant a expliquer comment l'intervention du quantum d' Action, apres avoir rendu Ia science humaine moins objective, 1'a aussi rendu moins d6terministe. Le determinisme de Ia Physique classique postulait le deroulement inexorable de 1' evolution de l'univers physique dans le cadre de l'espace et du temps. Rencherissant sur cette conception, la physique relativiste inscrivait tous les evenements de l'Univers physique dans son espace-temps Oll se trouvait ainsi contenus taut le passe, le present et l'avenir. La Physique quantique n'a pas pu maintenir ces, sans doute trop audacieuses, af:firmations. Comment, en effet, pourrait-on assigner aux evolutions dynamiques un cours parfaitement determine dans l'espace et dans le temps si la connaissance des localisations spatio-temporelles et celle des evolutions dynamiques ne sont jamais rigoureusement compatibles? Comment une physique, qui ne connait plus de realite puremt:nt objective et ne sait plus donn7r que des rapports entre 1'observateur et l'observe, pourrait-elle parvenir a l'image si totalement objective de l'Univers qu'implique une description entierement .deterministe des phenomenes ? En Mecanique classique, pour pouvoir prevoir le mouvement d'un point materiel, il faut connaitre exactement sa position et Sa Vitesse au meme instant initial : i1 faut clone pOU·· voir preciser exactement a cet instant initial sa localisation spatiale et sa tendance dynamique. Avec les idees classiques, rien ne s'oppose a ce que ces donnees initiales soient connues, rien ne s'oppose par suite a une prevision rigoureuse du mouvement ulterieur conforme a l'ideal deterministe. I1 n'en est plus de meme en Physique quantique : les donnees initiales qui lui seraient necessaires pour le calcul du JllOuvement ulterieur, le physicien ne les possedera jamais avec exactitude : les inegalites d'Heisenberg s'y opposent, et les incertitudes, clont sont ainsi affectees les donnees initiales, ne permettront plus que des previsions a leur tour incertaines. La Oll le physicien classique se croyait en mesure de dire : « Tel evenement se produira necessairement a tel instant », le physicien quantique doit
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etre plus modeste et annoncer seulement que diverses eventualites plus ou moins probables sont possibles. La probabilite s'installera en maitresse dans les enonces de Ia Physique theorique et c'est seulement dans quelques cas tres exceptionnels que des previsions certaines seront possibles. Bref, la Physique quantique dans le domaine qui lui est propre des phenomenes a tres petites echelles, est incapable de maintenir Je determinisme, c'est-a-dire Ia previsibilite parfaite des phenomenes observables. Mais, diront les partisans du determinisme, cela ne prouve pas qu'il n'y ait pas un determinisme complet des phenomenes naturels, cela prouve seulement que nous ne connaissons pas tous les elements clont depend le deroulement des phenomenes naturels, que certains de ces elements nous echappent dont Ia connaissance serait necessaire pour mettre en evidence le determinisme. Viennent de nouveaux progres de la Physique experimentale, nous revelant ces elements ignores, et le determinisme pourra etre restaure. Et l'on parlera volontiers de « variables cachees ». Qu'est-ce donc que des variables cachees ? En Physique classique, notamment en Thermodynamique, on avait aussi rencontre des phenomenes clont Ia description paraissait incomplete et l'on avait invoque, non sans vraisemblance souvent, l'existence de variables cachees echappant a nos investigations experimentales, variables clont Ia connaissance aurait ete necessaire pour arriver a une description complete du systeme. C'est ainsi que, dans Ia theorie thermodynamique des gaz, on pouvait considerer les positions et les vitesses individuelles des molecules du gaz comme des variables cachees. Ne peut-on alors supposer que les theories quantiques actueiles meconnaissent, elles aussi, l'existence de certaines variables cachees qui, si elles nous etaient accessibles, permettraient de · paraehever la description des phenomenes de Ia Microphysique et de les soumettre au determinisme ? En realite, il ne parait pas en etre ainsi: en effet, comme M. J. von Neumenn a pu le montrer, Ia forme des lois de probabilite qui se presentent en Physique quantique n'est pas celle qui correspondrait a l'existence de variables cachees. L'une des voies par lesqueiles on pouvait esperer ramener [
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Ia Physique au determinisme se trouve ainsi barree. Pourra-t-on en trouver une autre? Cela ne parait guere probable si l'on reflechit a Ia fac;on clont l'intervention du quantum d' Action, en introduisant une relation nouvelle entre les aspects geometriques et dynamiques de l'U nivers qui interdit une connaissance exacte de ces deux aspects, a entraine ainsi l'impossibilite d'etablir des lois de succession rigoureuse entre les phenomenes observables. Mais, direz-vous, il y a tout de meme du determinisme dans le monde physique. Si je tourne le commutateur qui lance le courant dans cette Iampe electrique, je Ia vois s'allumer... a condition toutefois que le secteur ne soit pas en panne, que Ia Iampe ne soit pas brulee et que les plombs n'aient pas saute, mais ce sont Ia des circonstances aisement contrölables. Oui, dans le domaine macroscopique qui est celui de la Physique classique, le determinisme existe pratiquement, alors qu'il ne nous apparait plus dans le domaine microscopique. Comment cela est-il possible? Tout simplement parce qu'en Physique quantique, s'il n'y a plus de lois rigoureuses, il y a encore des lois de probabilite. Le phenomene individuel ne parait pas pouvoir etre prevu a l'avance, mais sur un tres grand nombre de phenomenes elementaires on peut annoncer que teile proportion se produira de teile fac;on et teile autre proportion de teile autre fac;on. On peut comparer cette Situation a celle qui existe pour Ia statistique des faits dependant de la volonte humaine. Chaque semaine, a Paris, il y a un certain nombre de gens qui se suicident : ce nombre est a peu pres constant, mais on peut concevoir qu'il varie legerement en fonction des circonstances. Ainsi il pourrait croitre un peu dans les periodes de crise et de privation et dirninner dans les periodes calmes et prosperes (a moins que peut-etre ce ne soit le contraire, je n'en sais rien). Et cependant cette constance des lois statistiques ne nous interdit point de croire que les hommes sont libres de se suicider ou de ne pas se suicider. Si je prends au hasard un nom dans l'annuaire des Telephones, j'ignore totalement si Ia personne qui porte ce nom se suicidera ou ne se suicidera pas dans Ia semaine qui va venir, mais je sais que le nombre des personnes [
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qui vont se supprimer dans cette prochaine semaine nura a peu pres la valeur moyenne normale. L'indeterminisme des phenomenes elementaires est donc parfaiterneut conciliable avec le determinisme des phenomenes macroscopiques, et cela parce qu'il existe encore, meme dans la Physique micröscopique, des lois de probabilite.
* ** I1 nous faut maintenant dire quelques mots des conceptions nouvelles de la Microphysique en ce qui concerne les ensembles de corpuscules et la possibilite d'individualiser les corpuscules apparteriant a de tels ensembles. Ce sont Ja des questions si importantes et si difficiles que nous ne pourrons ici que les effleurer. La representation de 1'evolution d'un ensemble de corpuscules a:ffecte en Mecanique ondulatoire une forme abstraite particulierement peu intuitive. L'onde psi qui represente les connaissances de l'observateur sur le systeme et permet de suivre son evolution n'est pas, en e:ffet, representable dans notre espace ordinaire a trois dimensions : elle doit se representer dans un espace fictif, l'espace de configuration du systeme, possedarrt autant de dimensions qu'il faut de coordonnees pour definir la position de tous les constituants du systeme. Si les corpuscules du systeme n'interagissaient pas entre eux, on pourrait les considerer isolement et leur associer une onde dans l'espace ordinaire. Mais s'il existe entre les corpuscules des interactions, il est necessaire de les considerer comme formant un systeme auquel on doit associer une onde unique evoluant dans l'espace de configuration. C'est donc a l'existence d'in-teractions, traduite analytiquement par l'intervention de termes d'energie potentielle, que le systeme doit de posseder une individualite globale dans laquelle viennent plus ou moins se fondre celles des corpuscules constituants. Le systeme apparait ainsi comme une sorte d'unite d'ordre superieur au sein duquel les constituants sont d'autant plus difficiles a isoler qu'ils sont plus forterneut lies entre eux par les interactions. En particulier, taute tentative pour localiser exactement l'un des corpuscules constituants exige qu'on l'arrache au systeme dont il fait partie, donc [
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qu'on mutile ce systeme. I1 semble ainsi que l'idee de constituant elementaire et celle de systeme nous fournissent des images qui ne sont jamais simultanerneut valables en taute rigueur : taute observation qui permet de mettre en evidence l'existence du systeme est incompatible avec un isolement des constituants. Au contraire, taute tentative d'isoler les constituants d'un systeme detruit, par cela meme, le systeme. Taut comme les images d'onde et de corpuscule, les images de constituants et de systeme ne peuvent jamais etre simultanerneut definies avec prtkision dans la realite physique telle qu'elle se Iivre a nos observations. Nous reviendrons sur ce point en parlant de Ja complementarite. -
Dans 1' etude des systemes de corpuscules par la Physique quantique, d'autres idees nouvelles tres surprenantes s'introduisent quand on considere des systemescontenarrt des corpuscules de ~eme nature physique, tel par exemple qu'un atome contenarrt plusteurs Clectrons. Dans la physique classique, on suppose touiours que dans une assemblee de corpuscules on peut individualiser chaque corpuscule, par exemple en lui attribuant un 11umero determine, et par suite suivre son evolution au cours du temps en le distinguant constamment de ses camarades. Cette hypothese est parfaiterneut logique en Physique classique ou l'on admet que les corpuscules sont parfaiterneut localises dans l'espace a chaque instant : il est alors possible de distinguer les divers corpuscules d'apres leur position dans l'espace a cet instaf1t, puis de continuer a les distinguer en suivant constamment la suite des positions qu'ils occupent a partir de l'instant initial. Autrement dit, bien que les corpuscules de meme nature physique soient absolument identiques entre eux, la possibilite de les localiser constamment o:ffre a la Physique classique un moyen de les individualiser. I1 n'en est plus de meme en Physique quantique, clu moins d'une fa<;on generale : ici, comme nous l'avons vu, les corpuscules sont en general, pour chaque observateur, mal localises puisqu'en general leurs coordonnees sont affectees de certaines incertitudes d'Heisenberg. I1 arrivera donc le plus souvent que les zones de localisation possible des corpuscules cmpieteront les unes sur les autres : c'est en particulier ce qui
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arr,~vera toujours pour .l~s constituants d'un meme systeme lorsqu tls sont fortement hes entre eux. Alors, il est evident qu'on ne. pourra plus suivre l'individualite des corpuscules, puisqu'en ratson de le_ur re~se~blance, Ia seule maniere de les distinguer etait de ~es locahser ddferemment dans l'espace et que cette possibilite · a dtsparu.
etat individuel exclut Ia presence de toute autre particule de meme nature dans le meme chat. L'exactitude d~u principe de Pauli est aujourd'hui hors de doute: ses verifications sont innombrables et, en particulier, Ia theorie du spectre de !'Helium dont j'ai parle tout a l'heure en apporte Ia plus belle illustration qu'on puisse souhaiter. Du reste, l'importanc~ du principe d'exclusion dans Ia Physique atomique est extreme : c'est lui qui explique la stabilite et la diversite des diverses formes d'atomes qui correspon.dent aux 92 elements simples de la Chimie, c'est lui qui explique pourquoi ces elements simples ont des proprietes physiques et chimiques differentes presentant une periodicite bien connue en fonction de leurs poids atomiques. Sans le principe d'exclusion, le monde physique serait entierement different de ce qu'il est reellement.
En Physique quantique, quand on a affaire a des ensembles · de ~orp~scul~s de meme nature physique, on ne peut clone plus les mdtv~duahser, les numeroter. On devra par exemple se contenter de dtre : ?ans cet ensemble de corpuscules, il y en a tant qui son.t dans tel et~t, tant d'autres sont dans tel autre etat, etc. Jamais On ne pou~ra dtre : tel COrpuseule est dans tel etat, tel autre dans tel .au~re etat. Pour pouvoir individualiser un corpuscule, il faudratt 1 a~racher au sy.ste~~ po~r, p~rvenir a le considerer a part : pour lut rendre son mdtvtduahte, tl faudrait l'isoler. 1.1 ne m'est pas possible de vous expliquer ici comment se tradutt dans. le f?rmalisme de Ia Mecanique ondulatoire des system:s cette dtspantion de l'individualite pour les corpuscules de meme. nature. Je remarquerai seulement que les formules assez ab~trat~es auxquelles. on est ainsi amene sont parmi celles qui, en Mecamque ~ndu~a~Oire, ont re~u le plus de confirmations directes vena~t ?e 1 expenence. C'est sur elles notamment que reposent Ia theone du spectre de l'Helium et celle de la formation de Ia mol~cul~, d'hydroge~e clont Ia confirmation par l'experience est parttcuherement brtllante. , Une des conclusions les plus etranges a laquelle a mene le de_:eloppement de .Ia Mecanique ondulatoire des corpuscules de meme n.ature phystq~e est ~e J?rincipe d'exclusion enonce par M. Pauh. Pour certames categones de particules et notamment pour les electrons qui sont l'un. des plus import;nts constituants de Ia matiere, les etats que peuvent prendre Ies ensembles de telles particul~s sont soumis a une restriction bien curieuse : « deux de c~s parttcules ne peuvent jamais se trouver dans le meme etat indi· vtduel. ». C'e~t ce q~'on nomme le principe d'exclusion, car on peut dtre ausst : Ia presence d'une ?e ces particules dans un certain [
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11 n'en est que plus curieux de constater combien ce principe est contraire a nos idees intuitives. Considerons, par exemple, une enceinte contenant un gaz forme de molecules de meme nature obeissant au principe d'exclusion. Fixons notre attention sur deux molecules situees a deux extremites opposees de l'enceinte : le principe d'exclusion nous apprend qu'elles ne peuvent pas avoir le meme etat de mouvement. Comment cela est-il possible, puisque notre enceinte peut etre infiniment grande et par suite nos deux molecules infiniment eloignees l'une de l'autre? La reponse a cette objection est tres subtile et met bien en lumiere l'insuffisance de notre intuition habituelle de l'espace. La voici : puisque nous supposons nos deux molecules animees du meme mouvement, nous supposons parfaitement connus leurs etats de mouvement, mais alors d'apres les relations d'incertitude d'Heisenberg leurs positions nous sont tout a fait inconnues, elles peuvent se trouver partout a l'interieur de l'enceinte et nous n'avons aucunement le droit de soup~onner qu'elles sont tres eloignees l'une de l'autre. Autrement dit, deux particules ayant exactement le meme mouvement se trouveraient en quelque sorte a l'etat potentiel, dans toute l'enceinte qui les renferme, et il est des lors moins etonnant que chacune d'elle puisse interdire a l'autre d'avoir son propre etat de mouvement. On voit combien sont contraires a notre intuition les [
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circonstances que l'on rencontre ici. Le principe d'exclusion et d'ailleurs toute Ia Mecanique ondulatoire des systemes de corpuscules sont choses que notre intuition ne parvient pas a s'assimiler et cependant leur validite est absolument imposee par les resultats experimentaux. Inutile de dire qu'a l'origine de toute ces difficultes, nous retrouvons encore et toujours l'existence du mysterieux quantum d'Action. Nous ne pouvons insister sur Ia difficile et tres abstraite Mecanique ondulatoire des systemes de corpuscules et, pour terminer, nous aborderons Ia question de la « complementarite » au sens de Bohr. M. Niels Bohr, qui a ete un des principaux fondateurs de la theorie moderne des atomes, a aussi beaucoup contribue au developpement de Ia Physique quantique en general. Ayant bien aperc;u le sens reel de la dualite des ondes et des corpuscules, il a eu l'idee qu'il y avait Ia un exemple d'un fait susceptible de se rencontrer dans d'autres domaines de la science. Pour lui, Ia description des phenomenes naturels, teile que nous Ia permettent notamment l'existence de quantum d'Action et Ia perturbation de l'observe par les moyens d'observation, n'a pas necessairement le caractere univoque et coherent qu'on lui attribuait generalerneut dans les theories classiques. Pour decrire les realites observables, il peut etre necessaire d'employer a tour de röle, et meme dans une certaine mesure simultanement, deux ou plusieurs images en apparence contradictoires. La seule chose qu'on puisse exiger de cette representation multiforme, c'est que les diverses images n'entrent jamais en conflit aigu et ne nous conduisent jamais a des contradictions. Or, et c'est la Ia grande lec;on que M. Bohr a tiree des relations d'incertitude de M. Heisenberg, Ia dualite des ondes et des corpuscules en Mecanique ondulatoire montre qu'il peut parfaiterneut en etre ainsi. En vertu des relations d'incertitude, l'aspect onde ne s'affirme que quand l'aspect Corpuseule s'estompe et inversement. Par exemple, l'examen des phenomenes d'interference de Ia lumiere montre que, si l'on observe effectivement les franges [ .2.26 ]
d'interferences, on ne peut pas dire ou se trouvent les corpuscules de lumiere, les photons, et que si, au contraire, on modifie le dispositif de fac;on a pouvoir preciser la trajectoire d'un photon, il devient impossible d'observer effectivement les interferences. Comme par une curieuse precaution de Ia nature, les deux aspects corpusculaire et ondulatoire jouent a une sorte de jeu de Cachecache de fac;on qu'ils ne viennent jamais s'opposer l'un a l'autre. I1 y a la, dit M. Bohr, des « aspects complementaires de Ia realite », aspects qui nous paraissent contradictoires, mais qui en realite se completent puisqu'il faut les considerer tour a tour pour obtenir une description integrale des faits observables. Mais rien n'interdit de penser que ces circonstances peuvent se retrouver pour d'autres questions que celle des ondes et des corpuscules. Comme nous l'avons dit, le systeme et le constituant elementaire paraissent aussi, en un certain sens, constituer des aspects complementaires de Ia realite, aspects qui se completent en s'opposant. M. Bohr a fait une tres originale tentative pour appliquer la notion de complementarite aux phenomenes de Ia Vie. La Vie nous apparait sous des aspects opposes : tantöt, eile semble se reduire a un ensemble de processus physico-chimiques, tantöt eile parait s'affirmer comme caracterisee par un dynamisme evolutif qui transcende la physico-chimie. N'y aurait-il pas Ia, s'est demande M. Bohr, deux aspects complementaires de Ia realite un peu analogues aux aspects ondulatoire et corpusculaire des entites physiques? Et voici comment il a esquisse le developpement de cette idee. Pour arriver a reduire le fonctionnement d'un etre vivant a des processus physico-chimiques, il faudrait soumettre tous ses tissus, toutes ses cellules ou fractions de cellules a une analyse physico-chimique complete comprenant l'isolement et l'examen separe de toutes leurs parties : or il est bien evident qu'une teile analyse aurait pour effet, bien avant d'avoir ete poussee jusqu'a son terme, de provoquer Ia mort de l'etre vivant etudie. Au moment ou l'analyse physico-chimique des tissus serait complete, Ia vie en tant que dynamisme organisateur aurait disparu. Si l'on veut, au contraire, suivre le fonctionnement du dynamisme vital, il faut [ 227 ]
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dans une large mesure respecter l'integrite des tissus et des cellules d~ l'etre vivant et alors l'analyse physico-chimique de la matiere VIVante restera forcement fort incomplere. L'on voit combien interessante est l'idee de M. Bohr et combien sa conception des aspects complementaires de la realite est susceptible, par ses remarquables extensions possibles, d'interesser les philosophes. Pui~ue nous avons eu l' occasion de parler des phenomenes de la Vte, nous voudrions, en terminant, dire quelques mots sur les rapports qui s'affirmeront peut-etre un jour entre la Micro~h~sique et la Biologie. N ous suivrons pour cela les suggestions emtses par M. Pascal Jordan, eminent physicien quantiste Allemand, qui depuis quelques am1ees s'est particulierement interesse a ces questions. '
Au premier abord, il peut semhier extraordinaire de croire que les n01.~vell~s conceptions de la Microphysique pourront peut-etre n?us at~er a co~prendre les mysteres de la Vie. En effet, beaucoup ~ ?rgamsmes VIVants, les notres par exemple, appartiennent a l.ech~lle qu~, nous avons nommee macroscopique : ils sont en parti~uher le stege de ph~nomenes extremement complexes ou intervtennent un nombre tmmense de processus elementaires. Or nous avons vu que les phenomenes macroscopiques de ce genre obeissent pratiquement, en raison de leur caractere essentiellerneut statistique, aux lois de la Physique classique. Mais, remarque M. Jordan, tout le comportement des organismes vivants parait finalement regle par quelques centres directeurs clont l'activite oriente tout le dy~am~me vital. Ceci est en particulier bien connu de ceux qui ont etudte quelque peu l'embryologie et suivi les etonnants progres de la genetique contemporaine. Ce sont les noyaux des celluleSj sexuelles et meme certaines parties de ces noyaux, les genes, qui tr~nsmettent ~'une generation a l'autre tout le patrimoine hen!dita.tre avec son t~m~~se complexite : ce sont quelques centres « orgamsate~rs » ~u1 dmgent .tout le travail de croissance des jeunes orgamsmes vtvants en v01e de developpement. On reste confondu d~vant la pet~tesse de ces elements directeurs ou siege tout le mystere de la Vte. Avec beaucoup de profondeur, Bergson ecrivait [ .2.28 ]
dans !'Evolution creatrice : « L'acte d'organisation a quelque chose d'explosif : il lui faut au depart le moins de place possible, un minimum de matiere, comme si les forces organisatrices n'entraient dans l'espace qu'a regret ». Meme dans les organismes adultes, ce role directeur d 'elements microscopiques subsiste: c' est dans quelques cellules de la substance grise de notre cerveau que siegent les mysterieuses puissances qui orientent toute notrc activite intellectuelle, sentimentale et volontaire. Quand on a bien reflechi a cette etonnante regulation du dynamisme vital par quelques elements microscopiques, on comprend pourquoi M. Jordan a pu dire que, malgre les apparences, un mammifere par exemple appartient en un certain sens au monde microscopique. Les elements directeurs de son dynamisme vital sont, en effet, de l'ordre de gr:t;ndeur des systemes atomiques et c'est clone avec l'aide des conceptions de la Microphysique que leur fonctionnement devra sans doute un jour etre etudie. T out ceci est encore bien conjectural : la Microphysique et la Biologie auront, chacune de leur cote, bien des progres a faire avant de pouvoir se rencontrer. Si je me suis risque a vous dire quelques mots en terminant sur ces hypothetiques perspectives d'avenir, c'est pour achever de vous montrer tout l'interet philosophique de la jeune Microphysique. Elle nous a montre que l'espace et le temps sont des concepts purement statistiques ; elle a ebranle le determinisme et jete des doutes etranges sur l'individualite des particules elementaires ; elle nous a revele les aspects « complementaires » de la realite : demain eile nous aidera peut-etre a comprendre les mysteres de la Vie !
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METACRITIQUE DU PURISME DE LA RAISON PURE par
JOHANN
GEORG HAMANN
TEXTE PRESENTE ET TRADUIT par
PIERRE KLOSSOWSKI
HEGEL icrit Jans Sll Iangue etttde sur Hamann, a propos Je la Metracritique . du purisme de la raison pure : « On a dejmis longtemps fait etat Je eet essai (Rink, dans SeS eonfributions a /' bisfaire Je f'invasion mitaeritique, I 800) pouT y faire reeonnaitre la souree ou Herder avait fruise sa propre Metacritique, jmbliee naguere avee beaueoup de pretention, aeeueillie avee autant Je JeconsiJeratiott justement meritee, et qui, tombee dejmis dans l'oubli, n'a de coinmun avee Ia spirituelle digression de Hamann que le titre. Hamann se situe au centre du probleme Je la raison et en demontre la solution ; mais il la conrait saus la forme du Iangage... » Suit une paraphrase presque textuelle de eet essai que Hegel qualifie de « grandioses autant que fort baroques expectorations de son aversion foneiere pour 1' abstraction comme pour la confusion des termes antinomiques et pour ce qu'elle produit ... » Puis il a recours a une lettr'e de Hamann a Herder (reuvres VI, p. I 8 3)' a titre de supplement d'information : « ... Apres avoir Jzt, eommente Hegel, que tout le franseendantaT bavardage de la raison Kantienne lui J>arait n'aboutir qu'a un pedant verbiage de cttistre et que rien ne ser.ait plus faeile que le saut d'un txtreme a l' autre, il exfrrime le desir de se proeurer le de Uno de Giordano Bruno ou serait explique ee principium coincidentia: auquel lui-meme medite depuis des annees sans arriver ni a l'oublier ni a le comprendre; ce princip~ de coincidence lui s·e·mblerait toujours l'unique raison suf:fisante de toutes les contradictions et Te veritable procec de leur Iiquidation et de leur arbitrage, propre a mettre un terme a tous les litiges de la saine raison eomme de la frure deraison. On voit que l'idee de eo'ineidence qui eonstitue la base< de la philosophie et que nous avons montre en etroit rapport (chez Hamann) avec sa tbeologie eomme avee son propre earactere et qu'il devait lui-meme expliciter analogiquement par l'exemple du Iangage, est present a l'esprit de Hamann d'une maniere tout a fait constante ; mais que s'il n' a tendu qu'un « poing serre », il laisse au lecteur le soin de « le deplier en une main ouverte », c'est-a-dire d'en. tirer ce qui seul serait utile a la scienee. Hamann, pour sa part, ne s'est point donne la peine que Dieu en un sens superieur s'est donne lui-meme pour developper ;t! noyau compaet de la verite qu'il est Lui-meme (d'anciens philosopbes disaient Je Dieu qu'il est une spbere) en un systeme de la nature dans la realite, en un systeme de l'Etat, de la legalite et de la moralite, en un systeme de l'bistoire universelle, en une main otwerte aux doigts tendus pour saisir l'esprit de l'homme
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ef J'attirC1' a /ui, esprit qui /ui-meme n'esf pas qu'une simple, abstruse intel/igence, un lourd et concentre brassage en soi-meme, ni non plus le pur et simple fait Je sentir et d'user (Prakticiren), mai~ un systeme developpe J'organisation int~lligente dont le sommet forme/ est Ia pensee, c' est-a-dire selon sa nature Ia faculte meme de survoler d'abord le developpement divin ou plutot Ia faculte d'y penetrer pour reflechir ensuite le developpement divin; peine ou effort qui reprisenie Ia destination de /'Esprit pensant en soi et le devoir manifeste de celui-ci Jepuis que Lui-meme s'est degage de sa forme de sphere concentree et s'est fait le Dieu revele, - ce Dieu qu'Il est, cela et rien d'autre ct par quoi aussi, et par quoi exclusivement, il a revele le rapport de Ia nature et de l'esprit. Il ressort beaucoup plus des jugements de Hamann (cites plus haut) sur Ia critique Kantienne et les plus diverses expressions de ses ecrits comme aussi de tout ce qui constitue sa particularite, que le besoin de Ia science en generat demeurait etranger a son esprit, le besoin de prendre conscience du contenu dans Ia pensee, Je le laisser se developper l!t par Ia se confirmer dans cette derniere, comme aussi Je laisser se satisfaire Ia pensee. La Aufklärung que combat Hamann, cet effort de faire valoir Ia pensee et sa liberte dans tous les domaines de l'esprit, il la meconnait JZbsolument comme aussi Ia liberte, il est vrai d'abord seulement formelle, de Ia pensee, pratiquee par Kant, et encore que les structures auxquelles Kant porta cette pensee ne pussent legiiimement lui suffire, il tonne a tort et a travers contre la pensee et la rllison qui seules peuvent etre le veritable moyen de ce developpement conscient Je Ia verite et de Ia croissance de celle-ci en un arbre de Diane. « (Hege/, über Hamann's Schriften in Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, x828, Sämtliche Werke xx, Stuttgart, 1930 ).
Comme plus tard Kierkegaard s'opposera d Hege/, Hamann s'oppose a Kant apres avoir attendu de lui qu'il liquide Ia philosophie des lumieres et le rationalisme Wolffien. Sympathique a Hume (dont le scepticisme parait ne pas empieter sur le domaine de Ia, Revelation apres avoir mis en cause l'entendement, et qui semble meme, aux yeux de Hamann, postu/er Ia Revelation), Hamann s'insurgf! contre Ia trahison du « Httme prussien » qui, au lieu de laisser parler Ia Revelation, en usurpe Ia place pour jeter les fondements d'une nouvelle metaphysique. Les commentateurs areligieux de Hamann qui se sont surtout attaches a sa personnalite, a son genie litteraire comme a l' un des precurseurs du romantisme allemand, ont voulu demontrer que Hamann n'avait rien compris f!t ne pouvait rien comprendre d l'entreprise Kantienne. Du memc coup ils ont donne de Hamann un portrait tronque par leur propre areligiosite, en escamotant ou en sous-estimant le croyant. Hamann est un croyant avant tout et du point de vue du dogme chretien, il a au contraire fort bien compris a quoi Kant devait aboutir. L'idealisme ne pouvait etre qu'un succedane dangereux du christianisme reduit a son expression ethique.
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Le Mystere de l'Incarnation est la cle de VoUte de Ia pensee de Hamann: qu'il ait manifeste plus de sympathie ,Pour, l'e'":pirisme. anglais que _Pour le transcendentalisme de Koenigsberg, ce n est Ia qu une attztude de stratege dans la Iutte philosophique et religieuse de la fin du XVIII" siecle. Pas ,P!us ~ensu~ liste qu'idealiste, il est simplement chretien. Or en tant que chr~ften,.tl crolf et il aff~rme d'abord Ia creation du monde par la Parole et ensutfe lmcarnation de la parole increee dans la creature. Qu'est-ce que le monde cree pour Hamann? C'est la forme du langage divin. Mais ce langage divin s'adresse a des etres cre~~ egalement par .Ia Parole de Dieu et que Ia Parole a places dans le monde cree par. el!e. Ce.s ~tres son~ crees de teile sorte qu'ils puissent entendre le Iangage dwtn ~Ut s ad~~sse ~ eux dans et par les choses creees. Les hommes ~nnt do~c, des :tres,, crees qu• d'abord entendent. Mais s'ils peuvent entendre, tls ont ete aussr. crees de teile sorfe qu' ifs jmissent repondre ceffe fa;ole qu_i s'a~resse ~ ~X travers /e~ creatures. Or, pour repondrc il leur a ete donne ausst de decl11ff,rer le langag_ . · ehe' dans les choses. Car les choses sont comme des caractercs. Les homd rvrn ca ' l > 1 f · d is a les nommer · et ainsi ils ont trouve e moyen u a ozs e · ' 1 · ·1 "t mes Ont appr repondre a ce que leur disait la Parole et de s'entendre entre eux. ct t y avat
a
a
·danger et une chance : un echange entre la Parole creatrice et la parolc un " d' avec .a 1 P ' creee ou au contraire une separation de Ia parole creee ar~l'c crea' p t' du moment 011 le monde cree cessant de servir de chrffre au .t · rtce, a ar tr f · 1· • divin commencerait a prendre une signi icatron pour ur-meme en message l 1 · d l meme temps que les noms et les mots, ne receva:zt p us eu~ vte e a source de meneraii!nt une existence pour eux-memes. Au lreu de manger Oriainelle 1 ö • • l'arbre de' vie nous avons comme nos premters parents mange' J e l' aro~e de la connaissanc~, esperant deceler le secret du m.onde ~n soi ,pour le dommer: de ld sont issus ces systemes babeliens que la parole tnsurgee dresse contre le Ciel de la Parole' de Dieu. Mais dans ce monde cree par la parole divine et aliene . p~r la ~r?le · que l'unite primitive, !a communication des 1d1omes drvms st· b"en t pu l , , humazne, 1 · de l'esprr·t· d · de Ia chair' de l'ame et ues sem a ete, rom , • a et huma1ns, Parole aprcs avoir parle dans les choses et par la bo?tche des prophetes a revet.u h · t le sang des enfants des hommes, a appns leur langage pour constr.a c a1r e , · d' · · l'unitc nouvelle de l'exrstence etrutte par une ratson tuer, par sa mo rt , 1 · ,.: t p rverse · Taut n'est que parole pour Hamann ; sans ·h l paro ·e, pomt· ad11lt ITC e .e • • de Revelation ni de raison. La parole est la ra1son mcme. ;rr-ats a ratson qur
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' pretend etre avant la paro!e du commencemtnt, n'est qu imko;tttre. Car ~a · de la sensibilitl avec le, monde ongtnel, , elle . dott rarson es t ts· sue du contact _ . , · pr 'der a' nouveau de ce contact qui n est aufre que receotlV!te, tou1o11rs oce • de la Parole du commencement. Ainsi Hamann peut dire : R~v~qu •au d"t" 1 1on btion et experience sont une meme chose. Pierre Klossowski.
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METACRITIQUE DU PURISME DE LA RAISON PURE «
UN grand philosophe a pnhendu que Ies idees generales et
_ abstraites ne sont rien que des idees particulieres, mais liees a un certain terme qui donne plus d'ampleur et d'extension a leur signification et qui les evoque chaque fois qu'il se rapparte a un objet particulier. » Cette affirmation de l'eleatique, mystique et enthousiaste eveque de Cloyne, George Bekerley, Hume la considere comme l'une des plus grandes et des plus inestimables decouvertes qui aient ete encore faites dans la republique des savants. 11 nous semble d'abord que le nouveau scepticisme. doive infiniment plus au vieil idealisme que ne le laisse entendre cette incidence et que sans Berkeley, Hume fut difficilement devenu le grand philosophe pour lequelle tient Ia Critique, mue par Ia reconnaissance de cette meme dette. Quant a « l'importante decouverte » ; sans qu'une perspicacite particulierement profonde soit necessaire pour cela, elle se trouve de taute evidence dans le simple usage du Iangage tel que l'ont developpe la perception et l'observation la plus vulgaire du sens commun. Au nombre des mysteres celes clont Ia tache, sans parler de leur solution, n'aurait encore tauche le creur d'aucun philosophe, figure la possibilite de connaitre humainement des objets de l'experience, sans et avant meme toute experience d'un objet. Sur cette double im-possibilite et sur la considerable difference des jugements analytiques et synthetiques se fondent la matiere et la forme d'une doctrine d'elements et de methodes ; car independamment de !'essentielle distinction de la raison en tant qu'objet ou source de [ 236 ]
connaissance ou mode de connaissance, il est encore une distinction plus generale, plus aigue et plus pure en vertu de laquelle la raison est a Ia base de tous les objets, de toutes les Sources et de tous les modes de Ia connaissance, sans appartenir a aucune de ces trois categories et par consequent n'a besoin ni d'une notion empirique ou esthetique, ni d'une notion logique ou discursive, mais consiste simplement en des conditions subjectives par quoi tout, ~uelque chose rien con~u comme objet, source ou mode de Ia connatssance, et do~ne comme un infini maximum ou un minimum a l'intuition immediate, peut aussi eventuellement etre saisi (genommen). La !'remiere epuration de Ia philosophie consistait en fait dans Ia tentative, en partie mal comprise, en partie manquee, de rendre Ia raison independante de taute tradition et de toute foi en !a tradition. La seconde epuration, encore plus transeendarrte que Ia premiere, ne vise a rien de moins qu'a l'independance par rapport a l'experience elle-meme et a son induction quotidienne. Ca~ apres que Ia raison eilt eherehe durant plus de 2.ooo ans on ne satt trop quoi au dela de l'experience, voici que non seulement elle n'hesite pas dans Ia carriere progressive de ses precurseurs, mais encore eile promet avec autant d'audace et d'impudence a ses impatients contemporains apparentes, et cela dans le plus bref delai, cette universelle et infaillible jJrierre Philosophale necessaire au catholi-cisme et au despotisme a laquelle Ia religio11 devra soumettre sa saintete, Ia legislation sa majeste, cela tout particulierement. au declin d'un siede critique ou le double empirisme frappe de cectte, laisse apparaitre de jour en jour plus suspect et ridicule son propre denuement du point de vue de l'epuration kantienne (r). Or il reste encore une troisieme epuration a faire, epuration supreme et pour ainsi dire empirique.: celle du Iangage! ~·~nique et dernier organe et critere de la ratson, sans autre credtttf que la tradition et l'usage. Or il nous arrive devant cette idole ce qui etait arrive a cet ancien sage devant l'ideal de la raison. Plus on y reflechit, plus on se tait et se recueille et l'on perd taute envie de parler. « Malheur aux tyrans lorsque Dieu s'occupera d'eux. (I) Rarmann ironise parce qu'il s'en tient, lui,
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a l'empirisme.
i>EtrcALtö:N
Pourquoi demandent-ils apres Lui ? Mene, mene, tekel aux sophistes ! Leur obole sera trouvee trop legere et leur comptoir sera brise ! » Riceptivite du Iangage et spontaneile des notions! C'est dans cette double source de l'equivoque que la raison pure puise tous les elements de son caractere revendicateur, sa tendance au doute et son arbitrage esthetique, qu'elle engendre, par une analyse aussi arbitraire que sa synthese de la levure trois fois vieillie de nouveaux: phenomenes et de nouveaux meteores sur son mouvant horizon, qu'elle cree des signes et fait des miracles au moyen de cet omniproducteur-et-destructeur qu'est le baton magique et mercurial de sa bauche ou bien au moyen de la plume d'oie fendue, sern!e entre les trois doigts de scribe syllogistique de son poing herculeen. Rien qu'a ce nom de : metaphysique apparait cette lesiOil originelle et cette lepre de l'equivoque que l'on n'arriverait pas a guerir ni a elucider si l'on s'avisait meme de remonter a son lieu d'origine situe dans la fortuite synthese d'une preposition grecque. Mais en admettant meme que dans la topique transcendantale la distinction entre en defa et au dela importerait encore moins que /' hysterion proter01t dans un a priori et un a posteriori, il n' en reste pas moins que la marque de naissance du nom s' etend du front jusqu'aux entrailles de toute la science et que sa terminologie se comporte a l'egard de tout autre Iangage artisanal et technique, du Iangage des forestiers, des mineurs et des ·ecoles comme le mercure a l'egard des autres metaux. Il est vrai qu'a considerer maints jugements analytiques on pourrait conclure a une haine gnostique pour la matiere et a un amour mystique pour 1a forme ; cependant la synthese du predicat avec le sujet, en quoi consiste en meme temps l'objet propre dc b raison pure ne dispose comme moyen terme (Mittelbegriff) de rien autre que d'une vieille et froide predilection pour les mathematiques, clont la certitude apodictique se base principalement pour ainsi dire sur une definition kyriologique de la perception sensible la plus simple et tout d'abord sur la facilite avec laquelle
JOHANN GEORG HAMANN
elles p;ouvent et representent leur synthese et Ia possibilite de celle-ct au moyen de constructions visibles ou de formules et d'equations symboliques par Ia sensibilite desquelles tout malentendu se voit exclu. Mais alors que la geometrie determine et :figure meme 1'dealite de ses notions de points indivisibles, de lignes et de surfaces suivant. des dimensions divisees d'une maniere ideale, par des signe~ et des Images ; Ia metaphysique, elle, abuse de tous les mots et de toutes l~s :figures rhetoriques de notre connaissance empirique pour en fa1re toutes sortes de hieroglyphes et de tvpes de relations ideales et transforme au moyen de ce savant grabuge l'honnetete du Iangage en quelque chose de si insense, de si inconstant de si inde:finissable, un quelque chose = x, qu'il n'en demeure ~n :fin d: campte rien qu'~n jeu d'ombres magiques, tout au plus, comme dtt le sage Helvetms, le talisman ou rosaire d'une superstition transcendantale vouee a des entia rationis. En:fin il va sans dire que si les mathematiques peuvent pretendre a un privilege de noblesse en vertu de leur universelle et necessaire garantie, cette pretention ferait tomher Ia raison humaine au-dessous de l;infaillible instinct des insectes. Reste encore une question capitale: Comment la faculte de j1enser est-elle Possible ? La faculte de penser a droite, a gauche, avant et sans, avec et par dela l'experience ? Guere n'est besoin de deductions pour prauver la primaute genealogique du Iangage sur les sept fonctions sacrees de propositions et de conclusions logiques ni pour etablir son heraldique. Non seulement Ia faculte tout entiere de penser repose sur le Iangage, conformement aux predictions et aux miracles de Samuel Heinecke, si riches en merites ; mais le Iangage est aussi le foyer des malentendus de la raison par rapport a elle-meme, en partie a cause de la frequente coincidence de Ia notion la plus grande avec la plus petite, de leur vide et de leur plenitude dans les propositions ideales, en partie a cause de l'in:fini du discours avant les peroraisons, etc. Les sons et les lettres ne sont clone que de pures formes a priori, dans lesquelles on ne rencontre rien de ce qui appartient [ 239 ]
DEUCALION
a l'experlence
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sensible ou a Ia notion d'un objet ; ce sont la les veritables elements esthetiques de toute connaissance et de toute raison humaine. Le plus ancien Iangage etait Ia musique et comme le rythme sensible des pulsations et de la respiration nasale, Ia vivante image originelle de toute mesure du temps et de toute proportion numerale. La plus antique ecriture etaient la peinture et le dessin qui des le debut avaient pour objet l'econon'llie de l'espace, de sa delimitation et de sa determination par des figures. C'est pourquoi sous l'influence surabondamment persistante des deux plus nobles sell$~ de la vue et de l'ouie, les notions de temps et d'espace se sont rendues dans toute la sphere de l'entendement aussi universelles et aussi necessaires que le sont la lumiere et l'air pour l'reil, l'oreille et la voix, tant et si bien que l'espace et le temps quand ils ne seraient pas des ideae innatae, paraissent etre tout au moins les matrices de toutes les connaissances intuitives. Or si la sensibilite et l'entendement procedent tels deux troncs de Ia connaissance humaine d'une seule racine commune, si bien que les objets sont donnes par Ia premiere et penses par le second ; a quoi bon desormais une separation si brutale, si arbitraire, si obstinee de ce que Ia nature a reuni ! Les deux troncs ne perdrontils pas leurs racines et ne vont-ils pas deperir du fait de cette dichotomie? Un tronc unique ne conviendrait-il pas bien mieux en tant qu'image de notre connaissance poussant deux racines, l'une vers le ciel, l'autre dans la terre ? La premiere Iivree a notrc sensibilite ; l'autre au contraire invisible doit etre pensee par notre entendement, ce qui coinciderait davantage avec la ·priorite du pense et la posteriorite du donne ou du saisi, comme aussi avec l'inversion que predilectionne la raison pure dans ses theories. 11 est peut-etre encore quelque arbre chimique de Diane propre non seulement a la connaissance de la sensibilite et de l'entendement, mais aussi a l'elucidation et a l'elargissement des deux domaines respectifs ainsi que de leurs limites, domaines qu'une raison baptisee pure per antiphrasin et que sa metaphysique, toute en flagorneries pour l'indifferentisme regnant (cette vieille mere du chaos et de Ia nuit dans toutes les sciences des
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mreurs de Ia religion et de Ia legislation ! ) , ont obscurcis, bouleverses et rases a tel point qu'il faut attendre que de l'aurore de la Aufklärung et de Ia t;ecreation annoncee et prochaine, renaisse Ia rosee d'un pur Iangage naturel. Sans pourtant attendre Ia visite d'un nouveau Lucifer se levant dans les hauteurs, ni profaner le figuier de la grande deesse Diane, i1 suffit de constater que la vipere nourrie dans le sein du Iangage vulgaire (die Schlechte Busenschlange der gemeinen Volkessprache) nous donne Ia plus belle image de l'union hypostatique des natures de Ia sensibilite et de l'entendement, Ia communication des idiomes de leurs forces, les mysteres synthetiques de deux figures correspondantes et contradictoires a priori et a posteriori, y compris la transubstantiation des conditions subjectives et des subsomptions en predicat et en attribut subjectif par Ia copule d'un mot fort ou d'une cheville pour abreger l'ennui du temps long (der langen Weile) et remplir le vide par des galimatias periodiques per T hesin et Antithesin. Ah ! si je disposais de l'action d'un Demosthene et de sa triple energie rhetorique ou de Ia mimique encore a venir, sans recourir pour cela au panegyrique grelot de la Iangue d'un Engel ! alors je pourrais faire ouvrir les yeux au lecteur afin qu'il vit monter les armees d'images a la forteresse du pur entendement et des armees de concepts descendre dans le · profond abime de la sensibilite Ia plus tangible sur une echelle a laquelle ne saurait rever aucun dormeur et Ia danse de ces mahanaim ou de ces deux armees de Ia raison - Ia chronique mysterieuse et scandaleuse de leurs concubinages et de leurs viols - la theogonie de toutes les formes titanesques et heroiques de Ia Sulamite et de la muse, dans la mythologie de Ia lumiere et des tenebres - jusqu'au jeu des formes d'une antique Baübo avec elle-meme - inaudita specie solaminis, comme dit saint Arnobius - et d'une nouvelle vierge immaculee - qui pourtant ne saurait etre Ia mere de Dieu pour laquelle Ia tenait saint Anselme. Les mots ont clone un pouvoir esthetique et logique. En tant qu'objets visibles et auditifs, ils appartiennent avec leurs elements a la sensibilite et a l'intuition, mais selon l'esprit de leur insti[
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tu/Jion et de leur signification, a l'entendement et au concept. Par consequent, les mots sont autant de pures et empiriques images que de pures et empiriques notions : empiriques parce que les sens de Ia vue et de l'ouie en re<;oivent leur modi:fication - pures, pour autant que leur signi:fication n'est determinee en rien par ce qui appartient aux sensations. Les mots, en tant qu'objets indetermines de l'intuition empirique, se nomment selon le texte fondamentat de Ia raison pure, des phenomenes esthetiques (1). Par consequent, selon l'eternelle rengaine de l'antithetique paralIelisme, les mots en tant qu'objets indetermint!s de notions empiriques, sont des phenomenes critiques, des fantomes de mots, des non-mots, des impossibilites de mots et ne deviennent que par l'institution de l'usage des objets determines de Ia raison. Cette signi:fication et sa determination precedent au vu et au su de tout un chacun, du Iien d'un signe, il est vrai, arbitraire et indifferent a priori, mais necessaire et indispensable a poste-riof'i, avec l'intuition de l'objet lui-meme et, par ce lien repete, Ia notion a Ia faveur du signe comme a la faveur de l'intuition elle-meme se voit communiquee, impregnee et incorporee a l'entendement. Est-il des lors possible, demande l'idealisme d'une part, est-il possible de trouver dans la pure et simple intuition d'un mot Ia notion de celui-ci ? Est-il possible d'extraire de Ia matiere du mot raison, de ces six lettres ou de ces deux syllabes, est-il possible d'extraire de la forme qui determine l'ordre de ces caracteres et dt: ces syllabes, de ces consonnes et de ces voyelles, est-il possible d'en tirer quelque chose de Ia notion du mot raison ? Ici Ia Critique a une reponse toute prete dans les deux plats de sa balance. 11 est vrai qu'il existe dans quelques langues plus ou moins de mots clont on pourra creer des logogryphes, des charades « welsches » et de plaisants rebus par l'analyse des caracteres ou des svllabes dans de nouvelles formes. Mais alors on se trouve devant de nouvelles intuitions et de nouveaux phenomenes de mots qui coincident aussi peu avec la notion du mot donne que les differentes intuitions elles-memes.
Est-il par ailleurs possible, demande l'idealisme, de trouver dans l'entendement l'intuition empirique d'un mot ? Est-il possible de trouver dans Ia notion de Ia raison Ia matiere de son nom, c'est-a-dire les huit caracteres ou les deux syllabes du mot Vernunft (raison en allemand) ou dans n'importe quelle · autre Iangue ? Ici l'un des deux 'plateaux de Ia balance de la Critique indique un non decisif ! Mais ne serait-il pas au moins possible de deduire de Ia notion de Ia raison la forme de son intuition empirique dans Ie mot Vernunft, a la faveur de laquelle l'une des deux syllabes se trouve a priori, l'autre a posteriori; ou bien de percevoir les huit caracteres groupes selon une relation determinee ? Ici, l'Homere de Ia raison pure pousse un ronflement af:firmatif aussi sonore que Ie oui de Hans et Grethe devant l'autel, probablement parce que dans son reve, il vient de decouvrir comme deja invente le caractere universei d'une Iangue philosophique qu'il avait vainement eherehe jusqtie Ia. Des lors Ia derniere possibilite de puiser Ia force d'une intuition empirique sans objet ni signe dans Ia pure et vide propriete de notre affectivite intime et exterieure constitue la demande d'un point fixe et le premie-r mensonge, Ia pierre angulaire de l'idealisme critique comme de toute l'architecture aerienne de Ia raison pure. Les materiaux donnes ou saisis appartiennent aux forets categoriales et ideales, au magasin des provisions peripateticiennes et academiques. L'analyse n'est rien de plus que Ia coupe a la mode, de meme que la synthese Ia couture superfetatoire d'un tailleur de corporation. Ce que la philosophie transcendantale metagrabolise, moi, pour en faciliter la comprehension au lecteur non averti, je l'ai interprete selon le sacrement du Iangage, la lettre de ses elements, l'esprit de son institution; libre a chacun de faire du poing serre une main largement ouverte. Peut-etre un semblable idealisme forme-t-il tout le mur de separationentre le judaisme et le paganisme. Le Juif avait la parole et le signe, le pai'en la raison et la sagesse. (Tratluit tle l'al/.emand par Pie,-re KLOSSOWSKI).
(x) Cf. Kant, Estnetique transcendantale, p. 48-49, ed. Reclam.
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FRAGMENT D'UNE LETTRE SUR KIERKEGAARD par
PAUL PETIT !,,,
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TEL lecteur de s. K. croit qu'un dialecticien trouve ou meme produit Ia verite. Or Ia verite spirituelle n'est pas plus produite par la dialectique que les objets qui nous entourent ne sont produits par les sens. Mais c'est par les sens que nous nous les approprions. Le point central est la proposition. La dialectique n'est reine que de l'appropriation. 11 faut encore etre dialecticien pour refuter la dialectique de Socrate. 11 y a une verite universelle Brahma-Atma a Iaquelle nous participons, et en nous au moins en puissance un « homme universei » qui y participe, et a,qui nous pouvons faire (par le renoncement) une si grande place que notre moi individuel est aneanti ou tout comme... En tous cas S. K. montre bien par son exemple que la dialectique supreme n'est pas rationaliste. L'homme universel, Je saint, n'a plus besoin de sens pour percevoir ni de dialectique pour adherer a la verite. Mais la dialectique reste utile pour les pauvres bougres qui sont restes des individus. Ne dites pas que ce qui se repand est « totalement denue de force » ; exemple le soleil qui repand sa lumiere et qui est le symbole de Dieu. Ce qui est vrai, et c'est ce que vous voulez sans doute dire, c'est que le mouvement (esthetique) de l'interieur a l'exterieur est signe de faiblesse tandis que le mouvement inverse, [ 247 ]
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religieux, de l'exterieur vers l'interieur, est signe de force. C'est ce que j'ai ·essaye de montrer dans une grande note de Ia Preface au Post Scriptum. Je l'ai ecrite justement pour eviter au lecteur une fausse interpretation du Iivre qui me semble avoir ete Ia votre. ... C'est gentil a vous de vouloir m'alleger. Mais c'est justement ce que K. a fait. Son reuvre, comme ille dit, est un vomitif et eile aboutit a un allegement total ! 11 est aussi uvidenskabelig que Tchouang-Tseu. Toute cette encre vous a paru lourde et noire. Quand on en penetre le sens, il ne reste plus que du blanc ! Deux choses pourtant sont justes dans votre lettre. La premiere est que mon ciel - genie en moins - doit etre tres voisin de celui deS. K. (Je suis navre de n'avoir pas reussi a savoir l'heure de ma naissance pour vous demander de faire mon horoscope. S'il n'eut pas ete proehe du sien, il m'eut ete impossible d'avoir Ia moindre creance en 1'astrologie) . La seconde est qu'il n'y a pas ma; ta, sa, mais seulement la beatitude eternelle. K. en eut certes convenu ; le plan socratique sur lequel il se pla~ait postulait cette appropriation de Ia beatitude.
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L'EMPRISE DU DüNNE par
LIONEL ABEL (TraJuit par Jean WAHL)
DEUCALION
LIONEL ABEL
Le ciel se cielle et l'espace fait l'espace ; les nuages bleus nuagent et bleuent, le gris maintenant devient grisaille hors du froid-avec-lumiere, le /roid -avec-lumiere ; si un ·vent dans le vent le vent...
Sky skys and space makes space, the blue clouds cloud and blue, grey now goes greywards out of cold-with-light, cold-with-light ; if a windin wind the wind ...
Perdu n'y a-t-il aucun abri sotts cet a·rbre qui pourrait Ctre un homme. Si l' arbre arborait ? De branches branchantes, un oiseau devient oiseau.
Lost!
Is there no shelter under this tree that might be a man ... If the tree tried ? From branching branches a bird goes bird ... Lost! Let nothing be unlike ! If the calm is not for me or of the sky. the space, the blue, the clouds, the grey, Iet change change, Iet thunder thunder, and the lightning show the lightning to the lightI . [ mng. I shall stand fast, other on the same sward. the one god who may not god or guard. LIONEL
Perdu! Que rien ne soit non semblable. Si le calme n'est pas pour moi; ou du ciel, l'espace, le bleu, les nuages, le gris, que le changement change que le tonnerre tonne et que l'eclair montre l'eclair al'eclair ! je me tiendrai solide autre sur le meme gazon, le seul dieu qui peut n'etre ni dieu ni garde.
ABEL. Traduit par Jean WAHL. LIONEL
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SUR UN POEME INEDIT DE RAINER MARIA RILKE P'!r
JEAN WAHL
Nous sommes dans le domaine du cceur, de Ia curiosite du cceur devant lui-meme, l'Autre et l'univers. Rilke voit une balan(?Oire, elle est Ia balan<;oire du cceur. 11 va decrire ses elans, son hissement, ses hesitations, dessous, dessus et entre. Sure balan<;oire, affermie aux branches, a une branche si haute qu'elle est invisible. Et le balancement va sans cesse, d'un mouvement de plus en plus risque, vers de plus hauts lieux, vers des fruits, de precieux fruits, vers le feuillage qu'elle hante. Mais ces lieux sont sans cesse abandonnes dans un mouvement de retour. Rilke s'interroge : « qui a donne l'impulsion, quelle est Ia force projetante? » Jamais le mouvement de Ia balan<;oire n'atteint ces lieux mais toujours s'en approche, combien pres ; il est aupres d'eux. Mais c'est voisinage plus encore que presence. Voisinage sans cesse evanouissant; comme l'a dit Rilke aus~i dans la premiere elegie : « ne pas rester est le sens ». Ce domaine du cceur est aussi le domaine du temps. Le mouvement seul existe ; il n'existe que cet etre-la : « le etre-la possible, sans cesse fugitif, cet etre proehe ». Sans cesse de nouveau ces voisinages, ces nouveautes, ces vues. Et tout cela se fait soudain, meme ce retour vers l'ancien apporte le nouveau comme dans l'instant. [ 255 ]
,. DEUCALION JEAN WAHL
Voici en effet le retour, sous l'impulsion de Ia force d'en-bas, de Ia pesanteur. Est-ce le meme qui a ordonne le mouvement et l'elan, et qui ordonne ce retour ? Rilke ne le dit pas, mais sans doute c'est la meme volonte qui veut que nous allions vers le ciel et vers la terre et qui nous balance au-dessous et au-dessus et nous fait hesiter. Sans doute y a-t-il une unite entre Ia cantrainte terrestre et l'injonction vers le ciel a travers le tournant de Ia pesanteur. Au milieu nous serons par instants dans les bras de l'equilibre, mais ce n'est pas la l'important. Chaque partie du mouvement est egalement precieuse. Et chaque fois quelque chose est passe, n'est plus ; et chaque moment, alourdi par Ia curiosite du creur dont nous avons parle, se transforme dans son contraire. Nous ne pouvons pas ne pas penser aux formules d'Heraclite par lesquelles il enon~ait l'identite du· chemin vers en haut et du chemin vers en bas. Et chaque fois nous allons a nouveau vers le nouveau, nous retournons vers le nouveau. Nous trouvons ici une union de l'Autre et du meme, comme dans Platon, comme dans Novalis. Et les deux moities du mouvement s'appellent l'une l'autre, ont besoin l'une de l'autre, comme chez Heraclite ; les vivants vivent de Ia mort des dieux et les dieux vivent de la mort des hommes. Aux deux bouts de Ia corde nous nous rendons compte des. joies que nous avons parcourues, chacune des moities du chemin est une moitie de joie. Mais soudain une idee se presente Rilke, une idee risquee comme le mouvement meme de Ia balan~oire. N'y a-t-il pas quatre parties de ce mouvement balance, deux que nous voyons, deux que nous ne voyons pas ? Et ces deux moities non vues, ne les prenons pas comme une reflexion ou un miroir de cet elan d'ici-bas. Ne for~ons pas, par nos anticipations, les
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choses. Simplement qu'elles soient, qu'elles soient chaque fois encore une fois nouvelles. Mais dans ce mouvement incessant, dans ce risque meme et d'un point a l'autre de ce risque, nous prenons possession de quelque chose ; de ces vues et de ces moments. Des lors, de moi, de celui qui a cette experi'ence surgissent des surabondances, elles s' elancent, elles donnent une plenitude a 1' elan, elles le tendent. Nous sommes au..'point extreme du subjectivisme de Rilke puisque, ici du moins, tout semble partir de l'individu. Puis vient le depart, le conge que moi-meme je prends des choses quand (et ici l'idee de 1'Autre qui me domine reapparait) Ia force projetante sur Ia realite de laquelle on interrogeait au debut, se brise en cet elan. Mais ce conge meme me le rend plus apparente, lui qui etait distinct de moi jusqu'ici, a moi qui maintenant m'unis a lui. De sorte que ce qui brise apparente. Iei l'objectivisme en quelque sorte reprend sa revanche, il n'y a plus cette surabondance qui vient d'une tension purement interne ; je suis apparente a l'autre que moi. Ainsi, devant Ia balan~oire, Rilke s'identi:fie avec celui qui est a chacun des plus hauts points du mouvement et aussi a ce meme vivant quand il est dans l'intermediaire ; il note les elans qui partent de lui, l'action du premier moteur et l'action de Ia pesanteur, il participe aux vues et aux joies ; et voit de mieux en mieux l'apparentement de l'individu et du monde ; d'un monde qui n'est pas seulement le monde sensible, puisque completant les mouveinents vus par le mouvement invisible, les yeux de son esprit voient maintenant un cercle, une circulation entre le visible et !'invisible.
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LA QUERELLE DES YEUX ET DU COEUR FRAGMENT EXTRAIT DES " FUREURS HEROIQUES "
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par
GIORDANO
BRUNO
Presente et traduit par
PAUL-HENRI MICHEL
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a Londres, ou il etait gentilhomme de 1'ambassadeur de France Michel de Castelnau de Mauvissiere, que Giordano Bruno composa, entre 1 s8 3 ~t 1585, le dernier Iivre qu'il ecrivit en Iangue italienne. Ce Iivre pathetique et eblouissant, publie en I 58 5 SOUS le ti tre De gl' heroici furori, porte dans IOD edition originale, l'adresse d'Antonio Baio, a Paris ; mais on a lieu de croire qu'il fut en realite imprime a Londres, probablement par Thomas Vautrollier. Les c Fureurs » que Bruno se propose a la fois comme .theme poetique et comme objet de meditation sont celles de l'amour. Le c Furioso :., dan.s sa Iangue (et dans celle des autres poetes italiens du xVI" siede), c'est l'homme amoureux jusqu'a la frenesie. Mais ici la fureur s'accompagne J'heroisme - et le heros, selon la doctrine brunienne, c'est l'homme qui, prenant conscience de sa dignite et de sa place dans l'univers, tend de toutes ses forces a se hausser jusqu'a la perfection supreme, a participer a la lumiere eternelle, a la vie etemelle. Par c fureurs heroiques » il faut donc entendre l'amour du souverain bien, amour absolu et sans reserve qui, a travers des soutfrances et des delices ineffables, des travaux, des perils de toutes sortes, tend a l'union avec bieu. Pareil amour n'atteindra jamais son but, n'obtiendra jamais une recompense situee a des hauteurs inaccessibles. Le heros ne l'ignore pas, mais le propre du heros est de se donner une dche au-dessus de ses forces. Sa vie sera celle du chasseur a Ia poursuite des idees divines, dont il finira par etre lui-meme la proie :
C
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...e'l gran cacciator Jovenne c•cc;.. Giordano Bruno, qui n'a jamais renie son enthousiasme platonicien, emprunte au Banquet Ies cHements d'une doctrine de l'amour et, par Ia, se rattache a un vaste mouvement philosophico-poetique dont les origines remontent au xv- si~cle [
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DEUCALION
florentin. Apres Marsile Ficin, Pie de la Mirandole avait enseigne que l'amour veritable est un desir intellectuel de la beaute ideale, et cette le~on, recueillie par les poetes, leur avait inspire le dessein de sublimer l'am~ur courtois .e~ d'en appliquer les expressions traditionnelles a des fins metaphyslques ou rehgteuses. La Delie de Maurice Sceve est, en France, un exemple de cet effort singulier. Mais si la tentative clont les Pureurs Heroi'ques sont le temoignage (encore plus que le resultat) porte la marque d'un siede, elle porte aussi. la marque per: sonneile de Bruno. L'ascension erotique ou il s'engage tout entter est pour lut une aventure violente, et le livre qui la traduit se pd!te, comme toutes les ceuvres ou le genie se montre a l'etat pur, a une multiplicite d'interpretations, clont aucune ne l'epuise et clont chacune l'enrichit. Les Pureurs Heroiques se presentent sous forme de dialogues familiers, au cours desquels les personnages en scene recitent des vers, attribues pour la plupart a un mysterieux poete qui demeure absent et que l'on desig~e so~s le nom de II Furioso. Chaque poeme recite fait l'objet d'un commentatre qut en elucide les allegories et en devoile le sens philosophique. Un pareil Iivre est assez riche pour sa:isfaire plusie_u~s familles de lec:eurs: Les uns y gouteront surtout un lyrisme a la fo1s prec1eux et enflamme qut remuera en eux des souvenirs et les laissera hesitants entre Gongora et Shakes~ peare. D'autres seront plus sensibles a' l'ironie sous-jacmte au commentaire dialogue, clont la subtile analyse met. en relief, en meme temps que les arde~rs du Furioso et que la noblesse de ses ambitions, les extravagances de sa pensee, les outrances de son langage. Vue sous un certain jour, la tentative desesperee du poete ne s'apparente-t-elle pas aux exploits insenses d'un Don Quichotte ? Sans doute, mais, par la bouch: d'un de ses· personnages, Bruno nous avertit qu'il est deux sortes de folies, l'une bestiale, l'autre divine, l'une au-dessus, l'autre audessous des zones moyennes du. sens commun ; et la folie du Furioso - autant et plus encore que celle du Chevalier de la triste figure - est une folie divine, superieure a la raison, s'opposant a elle comme la fureur dionysiaque (dans les Bacchant es d'Euripide) s'oppose a la sagesse trop humaine de Penthee. Il n'est pas interdit non plus de voir dans, les Pureurs Herolques une sorte de supercherie litteraire. D'apres un erudit italien, M. A. Sarno, les poemes du Furioso seraient de veritables poemes d'amour inseres, apn!s coup, dans un ouvrage philosophique ecrit sous une tout autre inspiration. C'est certainement la une fa~on ingenieuse de comprendre un texte souvent deconcertant et d'expliquer certains disparates entre les vers et le commentaire en prose. Toutefois le. livre de Bruno n'esi pas de ceux dont on se debarrasse si facilement. Quel que soit l'esprit dans lequel on l'aborde, il ne prend son relief qu'eclaire par le destin tragique de son auteur. Il ne peut etre bien lu qu'aux flammes du bucher. L'ouvrage se divise en deux parties comprenant chacune cinq dialogues. Chacun a son sujet propre, mais toujours rattache a ce theme central : l'amour de la beaute souveraine. Le dialogue dont nous essayons de traduire, sous le
PAUL-HENRI MICHEL
titre « La quereile des yeux et du cceur », le texte poetique est le troisieme de la seconde partie. 11 contient huit sonnets clont voici, en quelques mots, les arguments: 1° Le cceur se plaint du feu qui le consume et accuse les· yeux d'etre cause de ce cruel incendie : Ia premiere etincelle en est venue par eux (puisque Ia connaissance eveille le desir). z <> Les yeux a leur tour se plaignent : ils sont remplis de larmes- qui, repandues, inonderaient l'univers ; et ces· !armes viennent du cceur.
3° Le cceur se justifie : comment serait-il Ia source de ces eaux abondantes, lui qui n'est tout entier que feu ? 4 ~ Les yeux opposent au grief du cceur une objection analogue : noyes, fondus en eau, comment donneraient-ils naissance au feu ? Ainsi les deux reponses sont deux nouvelles questions, auxquelles il ne sera plus repondu. Ces quatre sonnets formentune premiere dispute. Les quatre autres, qui posent un problerne different, se succedent suivant un ordre semblable : demande du cceur, demande des yeux, reponse du cceur, reponse des yeux; et cette fois encore les reponses prendront une forme interrogative : 5° Comment se fait-il - demande le cceur - que ces eaux inepuisables, clont les yeux se pretendent remplis, ne jaillissent pas en fleuves debordants et ne provoquent pas un nouveau deluge ? 6° Comment se fait-il - demandent pareillement les yeux - que ce feu inextinguible, dont le cceur •se dit embrase; ne s'eleve pas en flammes geantes, jusqu'au ciel ? (Que signifie cette puissance qui ne se traduit pas en ad:e ? ) 7° Le cceur repond : Sur le feu infini qui est · en moi s'etendent les eaux infinies qui sont en vous, et « l'infini ne peut surmonter l'infini ». 8° Et les yeux : Les eaux infinies qui sont; en nous sont combattues par Ia puissance infinie du feu qui leur interdit le passage. Ainsi ni les yeux ni le cceur ne peuvent manifester leur passion. Comment le pourront-ils jamais ? Teile est la question finale qui, elle aussi, demeure sans reponse. Chaque sonnet est suivi d'un bref commentaire qui en donne le sens litteral. La signification de l'ensemble fait l'objet d'un expose plus etendu auquel est consacree la fin du dialogue. Reprenant l'argument des deux derniers poemes, Bruno (par la bouche de Liberio) developpe d'abord cette idee que les deux puissances infinies des yeux et du cceur, s'opposant l'une a l'autre, se neutralisent. Elles sont egales, puisqu'il n'y a pas de degre dans l'infini, et chacune interdit a l'autre de se transformer en acte, en sorte quelles restent des puissances, des virtualires cachees au plus profond de l'etre. Ces puissances du cceur et des yeux sont, symboliquement, celles de l'affection et de l'intellection (affetto et intelletto). Infini est le souverain bien (objet
DEUCALION
GIORDANO BRUNO
propose a la connaissance et a l'amour) ; infinis clone l':.tppetit de connaitre, le desir, et aussi le regret de ne pouvoir tout ernbrasset : le feu du creur et l'eau des larmes. L'ame ne sera-t-elle clone jamais satisfaite ? Il est vrai que le champ ouvert a son ambition conqt1erante est sans limite, puisqu'elle peut toujours depasser ses fins. Elle serait pourtant coupable envers elle-meme si elle se rendait au conseil d'une fausse prudence. qui l'inclinerait a l'inertie. Voici pourquoi : L'infini qui s'etend devant l'ame et la sollicite n'est pas « privatif et negatif », mais « positif et affirmatif » ; il ne signifie pas « negation de fin », mais « affirmation d'une fin infinie » - subtile dis'tinction que Bruno explique par une metaphore quand il oppose infini de tenebres et infini de lumiere. Dans l'infini du souverain bien, l'ame ne cesse de progresser, mais toujours avec le sentiment d'une pleine satisfaction : « L'intellect re«oit la lumiere, le bien, le beau dans la mesure ou s'etend l'horizon de sa capacite, et l'ame s'abreuve du nectar divin a la source de vie eternelle autant que le comporte son vase propre » ; mais elle sait qu'au dela du cercle de son horizon Ia lumiere regne encore, et que sa soif n'epuisera jamais la source d'eau vive. Revenant a son allegorie, Bruno insiste sur le fait que l'action des yeux et du creur est double et reciproque. Le& yeux ont deux « offic:!s » ; le creur egalement. Les yeux re«oivent les clartes du dehors (apprehendent les especes) et en transmettent au creur l'impression ; le creur: te\;oit l'impression transmise et reagit sur les yeux (puisque l'affection eveillee·en lui fait naitre les larmes). Le champ de vue des yeux ne cessant de s'elargir, •ce double mouvement n'aura pas de fin ; mris l'ame etant a chaque instaut aussi comblee qu'elle peut l'etre, les objections qu'eleverait un Cineas contre cette conquete sans borne perdraient leur force, ainsi que toute objection fondee sur une trop courte sagesse ; d'une part en effet la perfection du bien qu'il convoite preserve le conquerant du. risque d'etre de«u, et d'autre part c'es·t dans l'acte meme. de sa conquete qu'il fait resider sa joie : « Le plaisir des dieux » dit fortement Giordano Bruno, « est de boire et non d'avoiri bu le nectar ». Toujours de«u, et clone i~satiable, tel est le conquerant vulgaire (tel est Pyrrhus) ; il s'arretera pourtant, vaincu par la fatigue, et le desir s'eteindra en lui sans avoir ete satisfait. Au contraire, toujours rassasie et toujours affame, toujours bienheureux et toujours en proie a la meme ardeur devorante, tel est le heros qui a consacre sa. vie a la conquete du bien supreme. Loin de s'exclure, desir et rassasiement seront pour lui inseparables :
11 n' a parle que du premier, et (fait-il dire a Liberio), « bien des gloses seraient necessaires » s'il fallait parler du second. Par cette rapide et unique allusion a l'amour de Dieu pour les creatures, Bruno a marque le dessein de son ouvrage et les limites qu'il lui avait imposees. Aurait-il ecrit plus tard, a sa maniere, le poeme de Ia grace ?! Nous l'ignorons. Mais les Pureurs Heroiques ne celebrent et ne veulent celebrer que l'effort de l'homme qui, de lui-meme, sans attendre le secours d'en haut, se met en marche vers Dieu. Paul-Henri Michel.
Premiere demande du creur aux yeux
Comment se fait-il, 6 mes yeux, que si fort me tourmente ce feu ardent qui de vous derive? Creature mortelle, comment dois-je nourrir sans repos un incendie si grand Que toute l'eau des mers et que, sous la plus le-nte etoile de l' Arctique, la terre la plus glacee, loin de suffire a en reprimet la flamme, nc me promettent pas meme l'ombre du salut? Vous me fites captif d'une main qui me tient et ne me veut pas ; abrite dans ce corps, je suis, par vous, hors de· lui, pres du soleil. Principe de vie, je ne suis pas vivant; ce qu'il en est de moi je l'ignore, car j'appartiens a cette ame, et elle n'est pas mienne. Premiere demande des yeux au creur
Esuries satiata, satietas c!suriens.
Comment peuvent-elles jaillir de toi, 6 creur, ces eaux plus abondantes que ne le furent jamais celles d'oit les N ereides font emerger leur front qui chaque jour, au beau soleil, renait et meurt ? A l' egal d' Amphitrite, cette double fontaine
Aux dernieres lignes du dialogue, Bruno introduit brusquement une autre idee, etrangere a l'allegorie des yeux et du creur. A l'amour qui « aspire a la divinite » (et caracterise l'existence heroi:que) il oppose 1' amour qui, de la divinite, se repand dans les choses (quello ehe dalla divinita si diffonde a le cose).
Peut repandre sur l'univers de si grands fleuves au flot si debordant qu'il serait aupres d'eux un maigre ruisseau celui qui inonde l'Egypte et, entre sept doubles rives, se jette a la mer.
GIORDANO BRUNO
DEUCALION
Nature, ace petit univers, donna deux Zurnieres pour se gouverner ; toi, destructeur de cet ordn~ eternel,
Pour te faire eprouver cette immense ardeur? Vas-tu penser que, par nous, comme la Zurniere par les vitres, il penetre jusqu'a toi?
Tu les as converties en eternelles sources. Et le ciel impassible accepte que nature soit violen:tee et que dure la violence.
Seconde demande du creur
Premiere reponse du creur aux yeux
Si tous les fleuves courent a la mer ecumeuse et vont en grossir les aveugles abimes, comme1tt se fttit-il, 6 mes yeux, qu'un double flot, de vous issu, ne St' deverse pas sur le monde
S'il est vrai, 6 mes yeux, qu'en moi s'allume une flamme immortelle et que je ne suis qu'un feu ardent, si tout ce qui m'approche s'eva11011jt en fumee et si mon incendie s'etend au ciel,
Pour y etendre le dornaine des divinites marines et reduire celui ou regnent les autres dieux ? Pourquoi ne voit-on pas renaitre les JOUrs oit Deucalion aborda les montagnes ?
Comment ce grand brasier ne vous devore-t-il point? D'oit vient que. VOUS en eprouviez tln e.ffet tout COntraire? Je ne devrais pas vous noyer, mais vous reduire en cendre, puisque l'eau n'est pas ma substance, mais bit'n le feu.
Ou sont-ils donc ces ruisseaux debordants, ce torrent jete sur ma flamme pour l'eteindre oit, s'il ne pt'Ut l'eteindre, pour la raviver?
Aveugles ! croyez-vous que d'une si ardente flambee derive ce double flot et que ces deux sources vives Tirent de Vulcain leur aliment - comme parfois il se produit que de deux contraires, l'un acquiere force qttand l'autre lui resiste? Premiere reponse des yeux au creur
Ab creur! a tel Point ta passion t'egare qu(!< tu as perdu le Sentier de taute verite. Tout ce qui e·n 110us se montre et se cache est semence de mer ; c'est pourquoi De nous et non d'ailleurs Neptune pourrait recevoir a nouveau son grand empire, si le sort voulait qu'il le perdit. Comment serions-nous source d·'ardente flamme, alors que nous donnons naissance a la mer ? Serais-tu fol assez pour croire que le feu nous traverse, Iaissani derriere lui Ct'S deux humides portes, [ 2.66 ]
Avez-vous laisse tomher jusqu'au sol et se meler a la terre um seule goutte d'eau qui me permette de dmtler de ce que taute apparence m'oblige a croire? Seconde demande des yeux au creur
Si toute matiere en /eu com/ertie et des lors, comme le feu, mobile et legere, s'eleve vers les hauteztrs du ciel, d'oit vient-il que toi, qu'un si grand jt'U d'amour tourmente, Tu ne sois pas emporte, rapide comme le 1,•ent, d'un seul elan jusqu'au soleil? Dans ces basses regions qui te sont etrangeres, pourquoi sejournes-tu,. au lie'u de t' ouvrir passage a travers nous et par les a,irs ? Nulle etincelle n'est aperp.te jaillissant hors de ce huste; rie:•t n'apparait qui ressemble a un corps embrase ou reduit en cendres, Aueune fumee ne s'cleve qui nous arrache des pleurs: tout garde sans defaut son etat propre; de flamme il n'eost raison, sensation ni pensee.
DEUCALION
Seconde reponse du creur aux yeux
TABLE DES MATIEB.ES
Pol est celui qui, hors des apparences, ne con:nait rien et, hors de la raison, se refuse a croire: le feu qui est en moi ne peut prendre son vol et cet incendrie sans mesure ne se voit point,
Present11tion
Car au-dfJssus de lui s'etend l'ocean des yeux, et l'infini ne peul surmonter l'infini. Si la flamme et la sphere se font equilibre, c'est que Nature ne veut pas que tout perisse. Dites-moi, par le ciel, o mes yeux, quel parti prendrons-nous jamais, grace auquel vous ou moi pourrions rendre manifeste, Pour le salut de cette ame, son sort cruel? Si nos Jouleurs restent cachees, comment lui rendrons-nous la divine beaute pitoyable ?
Alphonse de W AEHLENS ........,.. Jean WAHL
Heidegger et J.-P. Sartre. Essai sur le neant d'un probleme. (Sur les pages 37-84 de l'Etre et le Neant). Sur une nouvelle doctrine de la liberte. Aime PATRI Yvonne PrcARD ................ . Le Temps chez Husserl et chez Heidegger. Roland CAILLOIS ............... . Note sur l'analyse reflective et la reflexion phenomenologique. (A propos de La Phenomenologie de la PerceptiOfS, de Maurice Merleau-Ponty).
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Seconde reponse des yeux au creur
Des fontaines que nous sommes, helas, les eaux ne jaillissMt pas: leur impetueux elan est brise; rejetees aux tenebres par une puissance contraire, elles ne roulent pas leurs /lots vers la mer.
Emmanuel LEVINAS . . . . . . . . . . . . . . I1 y a. Raymond RuYER . . . . . . . . . . . . . . . La place des Valeurs vitales. Wl. ]ANKELl~VITCH . . . . . . . . . . . . . . Le Masculin et le Feminin.
La forcfJ infinie du ClEUT embrase interd~t le passage a ces fleuves qui ne sont que trop hauts ; aussi ne voit-on point se creuser leur double vallee, car la nature abhorre l'ombre des profondeurs.
Solitude de la Raison. Ferdinand ALQUIE Jean CAVAILLES . . . . . . . . . . . . . . . . . La Theorie de Ia Science selon Bolzano. Louis de ßROGLm . . . . . . . . . . . . . . . . Les Revelations de la Microphysique.
Et maintenant, toi qui peux opposer anotre force une force egale, cmur afflige, dis-nous qui pourra jvzmais se faire gloire
* J.
. D'etre le herault de notre malheureux amour, si le mal dont tu souffres comme nous peut d'autant moins se manifester qu'il est plus grand?
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G. HAMANN . . . . . . . . . . . . . . . . . Metacritique du purisme de la Raison pure . (texte presente et traduit par Pierre KLossoWSKI). Paul PETIT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lettre sur Kierkegaard (fragment). Lionel ABEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'Emprise du Donne (traduit par J. WAHL). Jean WAHL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sur un poeme inedit de R. M. Rilke. Giordano BRUNO . . . . . . . . . . . . . . . La Querelle des Y eux et du Creur. (texte presente et traduit par P.-H. MICHEL). Frontispice d'Andre MASSON
ACHEVE D'IMPRIMER
LE XXX AOUT MCMXLVI
SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE CHANTELARD
111,
RUE
DU
MONT-CENIS-PARIS
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EUCALION CABIERS DE 'PHILOSOPHIE PUBLIES SOUS LA DIRECTION DE JEAN WAHL
f EDITIONS DE LA REVUE FONTAINE