La collection « en question » est dirigée par Jean Yves Collette
DANS LA MÊME COLLECTION
René Fagnan La Formule 1 en question
Marcel Labine Le Roman américain en question
Robert Léger La Chanson québécoise en question
Ginette Pelland Freud en question
Serge Proulx La Révolution internet en question
Jean-René Milot L’Islam, des réponses aux questions actuelles
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION
« Une mort héroïque, comme celle d’un martyr, n’est pas une défaite mais un triomphe... Ils le tuent, mais il meurt invaincu. » EDITH HAMILTON
DE LA MÊME AUTEURE
LaSalle Then and Now, en collaboration avec Denis Gravel,
LaSalle, Cavelier-de-LaSalle Historical Society, 1999.
VIVIANE BOUCHARD
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION
QUÉBEC AMÉRIQUE
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION
Quarante ans après sa mort, la vie d’Ernesto Che Guevara fascine toujours. Il est vrai que notre monde ne se différencie pas tellement de celui qui était le sien : les progrès de la technologie accélèrent le rythme de la vie quotidienne ; les avancées de la mondialisation élargissent le fossé entre riches et pauvres ; les conflits régionaux perdurent ; le terrorisme – et son pendant naturel, la chasse aux terroristes – continuent d’ignorer les droits humains et les lois internationales... Faut-il s’étonner alors de voir réapparaître la figure du Che Guevara des années 1960 ? Révolutionnaire argentin devenu héros des temps modernes, Che Guevara fut l’un des rares hommes du XX e siècle à mourir pour ses idées. Selon le politologue Gordon M cCormick, l’influence de Guevara dépasse largement le contexte cubain ou latino-américain, parce que son cheminement personnel ressemble en tous points à celui du héros mythologique. Ernesto, jeune étudiant en médecine à Buenos Aires, est devenu le Che, un guerrier révolutionnaire international exécuté dans la jungle bolivienne en 1967. Son image est alors devenue l’incarnation d’une révolution. Le héros Ernesto Che Guevara a plusieurs visages qui contribuent tous à garder son mythe vivant. Pour les Cubains, il représente ce que la Révolution aurait pu devenir s’il avait pu continuer d’être la conscience de Fidel Castro. Pour l’Amérique latine, il symbolise l’esprit de la libération nationale, comme Sim ón Bolívar l’avait symbolisé avant lui. Pour l’Occident, où on le compare d’ailleurs bien plus
Che
Ce Che, qui est devenu un surnom pour Guevara, est une « interjection qui sert a interpeller une personne que l’on tutoie ». Ce serait une manie typique des Argentins que de héler quiconque par ce mot, au point que leurs voisins latinoaméricains les surnomment familièrement les « Che ».
Simón Bolívar
(1783-1830) Général et homme d’État sud-américain, il affranchit une partie de l’Amérique du Sud (Venezuela, Colombie, Panama, Équateur, Pérou, et Bolivie) de la domination espagnole.
facilement à un John Lennon qu’à un Lénine, il incarne le romantisme de la rébellion personnelle et la puissance de l’expression individuelle. Pour les opprimés, les démunis et les désespérés de la planète, Che Guevara est la figure de proue de l’idéal internationaliste. C’est l’homme de toutes les qualités : il est austère, ferme, droit, stoïque et, surtout, il promet la réussite révolutionnaire peu importe l’endroit et quelle que soit la nationalité des belligérants. Le Guevara créateur de révolutions n’a pas de patrie : sa terre est le monde. Guevara demeure l’emblème du changement et de l’espoir. L’image de redresseur de torts et de colporteur de révolutions de Guevara ne correspond pourtant pas vraiment à la réalité. Son seul succès est la Révolution cubaine et, encore, il n’en était qu’un rouage. Nommé ministre, puis ambassadeur, il vole d’échec en échec parce que sa personnalité ne supporte pas le jeu politique. Ensuite, ses expéditions révolutionnaires au Congo, en 1965, et en Bolivie, en 1967, tournent mal. Malgré tout, comment Guevara peut-il être un symbole d’espoir ?
Activiste et militante des droits des Noirs américains, née à Birmingham, en Alabama, en 1944. Ici, vers 1974.
Ses échecs, en effet, ne diminuent en rien son image de combattant. Il semble que ce soit l’homme qui est admiré et non ses gestes. Par ailleurs, Guevara écrit beaucoup; il analyse ses actions ; ses échecs sont rapidement mis en contexte et expliqués ; ainsi, il préserve son image de combattant qui tente le tout pour le tout. Le mythe Guevara s’est formé au cours d’une période qui valorisait la contestation et le changement. Pendant les années 1960, être un révolutionnaire donnait droit à une place au panthéon des figures rebelles comme Angela Davis,
les Black Panthers et Martin Luther King aux États-Unis, Jawaharlal Nehru, président de l’Inde et leader des pays non alignés, Ahmed Ben Bella, président de l’Algérie, Patrice Lumumba, premier ministre du Congo, tué en 1961, Imre Nagy, président de la Hongrie au moment du soulèvement antistalinien de 1956, Alexander Dubcek, premier secrétaire du Parti communiste de Tchécoslovaquie et responsable du Printemps de Prague, en 1968. Les actions et les écrits de Guevara s’insèrent naturellement dans le climat des années 1950 à 1970, qui voient l’émergence de nombreux mouvements libérateurs et émancipateurs. Plusieurs peuples tentent alors de prendre leur destinée en main tout en s’éloignant des modèles figés du communisme ou du capitalisme. Peu après la guerre d’Indochine, du 18 au 24 avril 1955, a eu lieu le premier Congrès des peuples d’Afrique et d’Asie, à Bandoeng (ville d’Indonésie, sur l’île de Java). Des représentants de vingt-neuf pays s’y sont rencontrés pour entendre, entre autres, l’Indien Nehru, le Chinois Zhou Enlai et l’Indonésien Sukarno. L’indépendance de l’Algérie (1963), la décolonisation de l’Afrique et la lutte des Noirs américains sont aussi dans l’air du temps. Dans ce tourbillon de changements politiques, la Révolution cubaine propose une troisième voie qui, au début, navigue entre la gauche communiste et la droite capitaliste. La petite île donne espoir aux tenants des autres mouvements de libération nationale. Dans un contexte où tout semble possible, Guevara a, en Occident, un public contestataire gagné d’avance : tous les jeunes, universitaires ou non, qui veulent reconstruire le monde de leurs parents d’après de grands idéaux universels. Mais le Che n’inspire pas seulement les révolutionnaires en devenir ; il donne du courage à un vieux guerrier comme Ahmed Ben Bella :
Patrice Lumumba,
(1925-1961) Fondateur du Mouvement national congolais, héros de l’indépendance et premier ministre du Congo. Portrait : DR.
Ahmed Ben Bella
Né en 1916, il fut l’un des fondateurs du Front de libération nationale (FLN) et l’un des dirigeants de l’insurrection de 1954, qui mènera à l’indépendance de l’Algérie, en 1962. Premier président de la République algérienne (1963-1965), il est renversé par Boumédiène. En 2003, il est élu président d’une Campagne internationale contre l’agression en Irak.
Fidel Castro Ruz
Fils d’un propriétaire terrien, il est né le 13 août 1926. Il entre à la Faculté de droit de l’Université de La Havane, où il sera le président de l’Association des étudiants. En 1949, il obtient trois baccalauréats en droit, ouvre un cabinet à La Havane et se consacre à la défense des pauvres. Il se porte candidat aux élections de 1952 pour le Parti ortodoxo, mais le coup d’État de Batista annule tout. Castro choisit la lutte armée et, le 26 juillet 1953, organise l’attaque de Moncada (caserne militaire dont il espérait voler les armes). Arrêté, il assure lui-même sa défense et livre un plaidoyer de cinq heures dont la plus célèbre phrase est : « L’histoire m’absoudra ». Le texte du « plaidoyer de Moncada » sera transmis illicitement dans tout le pays. Amnistié en 1955, Castro rejoint les autres Cubains qui l’attendent au Mexique. Photo : DR.
« Le Che a donné une dimension nouvelle à la révolution. Un souffle plus fort, plus frais. Il y avait quelque chose d’autre chez lui, d’une simplicité totale. Il irradiait avec une conscience et une foi dans l’homme admirables. C’est l’être humain le plus accompli que j’aie approché. Tout au long de mon temps en prison [quinze ans, de 1965 à 1980], une petite photo du Che mort, nu, maigre, percé de balles, le visage illuminé par sa lumière intérieure, photo que j’avais découpée dans un magazine, m’a donné de l’espoir quand dans ma vie il faisait froid. »
Le personnage de Che Guevara se crée en même temps que celui de Fidel Castro. La vision de ces deux hommes est semblable. Ils sont marqués par les mêmes idées, ils ont les mêmes héros, ils sont issus d’une même culture. Quelle est donc cette société si particulière dont ils sont le produit ?
Les rêves que Fidel Castro et Che Guevara partagent ne trouvent certes pas leurs racines dans le marxisme-léninisme, mais plutôt dans l’histoire latino-américaine. Les grands libérateurs comme Miguel Hidalgo y Costilla (Mexique), Augusto Sandino (Nicaragua), Simón Bolívar (Venezuela et Colombie), José de San Martín (Chili et Pérou) et José Martí (Cuba) les ont inspirés et influencés. Ces libérateurs-héros romantiques incarnaient un patriotisme qui attirait la bourgeoisie naissante du continent qui tentait de se défaire de sa relation de dépendance envers les États-Unis. Comme le souligne justement François Maspéro, dans sa préface au Journal de Bolivie, de Che Guevara, il s’agit d’un patriotisme qui s’est incarné, chez Fidel Castro, dans le héros de
l’indépendance cubaine, José Martí, patriotisme qui s’oppose à l’impérialisme yankee (à la doctrine Monroe) jusqu’à créer l’opposition totale d’une culture envers une autre, d’une vision du monde contre une autre, de mythes fondateurs contre d’autres mythes fondateurs, de la nuestra America contre l’ American way of life. La Révolution cubaine (1956-1959) n’a rien à voir avec une révolution communiste où le prolétariat exploité veut se débarrasser de la classe dirigeante et prendre en charge les outils de production. Ainsi, le prolétariat construit un monde meilleur selon les grands principes communistes. Moins idéologiques, Castro et Guevara, habités par une très forte identité latino-américaine, veulent redonner l’Amérique latine aux LatinoAméricains et renvoyer l’Oncle Sam chez lui. Ce projet puise donc son inspiration chez des héros nationalistes et non chez des héros prolétaires ou communistes. Si les actions et les lectures de Castro et de Guevara tirent vers la gauche, c’est qu’il n’y a, croient-ils, qu’une autre voie opposée au mode de développement favorisé par les États-Unis. Castro et Guevara souhaitent recréer les grands combats libérateurs du XIX e siècle qui chassèrent les Espagnols du continent. Leur vision est un heureux (ou malheureux) mélange de romantisme et de patriotisme qui les encourage à se sacrifier pour libérer Cuba et, qui sait?, le continent. Ils partagent aussi des idées internationalistes. Non
Doctrine Monroe
Doctrine énoncée, en 1823, par le président républicain des États-Unis, James Monroe, qui s’opposait à toute intervention européenne dans les affaires du continent américain car, pour les Américains, l’Amérique latine devait demeurer leur chasse-gardée.
Che Guevara et Fidel Castro, en 1959.
Castro et Guevara luttent côte à côte pour créer une nouvelle société. Castro le réaliste, le pragmatique, le politicien et, surtout, l’homme de parole est un enjôleur qui a réussi à se rallier une nation en lui racontant un beau rêve. Guevara l’idéaliste, le rêveur, le batailleur (ou, comme il se décrit luimême, le « disséqueur de doctrines »), est surtout l’homme d’action, dont les coups d’éclat suscitent encore l’admiration. L’un navigue au gré des tempêtes et des accalmies, créant des alliances et des amitiés selon le besoin; l’autre, toujours trop pressé, maintient le cap même si le navire risque le naufrage et que des hommes tombent à la mer. Photo : www.che-lives.com
seulement sont-ils de grands rêveurs, mais ils savent qu’il est primordial d’essaimer les idéaux de la révolution pour assurer la survie de Cuba, la lutte contre-révolutionnaire ne pouvant se dérouler partout à la fois. La légende de Guevara s’est élaborée pendant la Révolution cubaine, mais elle n’aurait pas vu le jour sans la complicité de Fidel Castro. Comment Castro utilisa-t-il Guevara pendant la révolution ?
Fulgencio Batista (1901-1973)
Homme politique, président de la République cubaine en 1959 au moment de son renversement par Fidel Castro.
Barbudos
Barbudos, qui signifie
« barbus », est un terme péjoratif que les autorités cubaines d’avant la Révolution utilisaient pour décrire les groupes armés qui sévissaient dans les campagnes.
En février 1957, Guevara rencontre des correspondants de la presse étrangère, dont Herbert L. Matthews, du New York Times. Les journalistes l’identifient comme l’intellectuel du groupe des guérilleros. Naturellement, la CIA l’a à l’œil ; elle se demande ce qu’un médecin argentin fait à Cuba. La simple présence de Guevara donne une saveur internationale à ce qui se déroule et inquiète les Américains ; ces derniers lancent la rumeur qu’un communiste argentin influent tente de s’approprier le mouvement anti- Batista – qui doit appartenir à tous les Cubains – pour en faire une révolution communiste. Dès lors, pour les Américains, Guevara devient l’ennemi communiste, alors que Castro est considéré comme un réformateur modéré. Mais Castro savait, lui qui est un génie de la stratégie, que la transformation du Che en symbole de la Révolution cubaine demeurerait. Quand les barbudos furent au pouvoir, Castro utilisa donc Guevara pour montrer que les révolutionnaires se mettaient au travail et qu’ils faisaient ce qu’ils prêchaient. Les photographies de Che Guevara vu en train de marteler, de récolter, de couper, de planter... furent largement diffusées. Elles cassaient l’idée reçue du guérillero qui, ayant pris le pouvoir, s’enferme dans un palais et
Ernesto Che Guevara, le révolutionnaire et l’intellectuel, incarnant l’« homme nouveau », tour à tour débardeur, maçon et agriculteur... Photos : www.che-lives.com
exploite la population. Guevara incarnait l’intellectuel idéal, celui qui sait aussi travailler de ses mains. Ernesto ne fait pas que travailler. Depuis toujours, il pense et analyse tout. Il prend des notes qu’il complète, ajuste ou rectifie au gré de ses expériences et de ses lectures. Comment les écrits du Che ont-ils contribué à sa légende ? Journal
En novembre 1957, dans la sierra Maestra, Guevara publie le journal El Cubano Libre , nom qui fut aussi celui du journal des rebelles cubains pendant la guerre d'indépendance contre l’Espagne, au XIX e siècle.
Guevara, avec la permission de Castro, publie un journal et signe plusieurs articles. Ce seul fait annule le stéréotype du révolutionnaire illettré et sanguinaire qui ne sait que presser sur la détente. Pour lui, la presse est au service de la population et non au service du pouvoir et des compagnies, c’est pourquoi il s’empresse toujours de créer un journal, où qu’il soit, pour répandre le message révolutionnaire et inciter la paysannerie à se joindre aux rebelles. Il disait d’ailleurs être journaliste ; à cette époque son nom de plume était francotirador (franc-tireur). Pendant la Révolution cubaine, ses lecteurs lisaient les difficultés rencontrées dans la sierra Maestra, les sacrifices, les exploits... et approuvaient toutes ses actions. Les thèmes forts de ses articles sont la justice et l’égalité. Il prêche un internationalisme révolutionnaire qui va bien au-delà des frontières cubaines. En 1959, pour Fidel Castro, la lutte révolutionnaire est terminée. La première tâche du nouveau gouvernement cubain est de survivre à la proximité d’un voisin américain toujours trop curieux et contrôlant. Pour Guevara, la lutte ne fait que commencer. Le Che est ambitieux ! Par l’écrit, il compte exporter les germes de la révolution antiimpérialiste. Il analyse les stratégies et les techniques apprises pendant la bataille et veut les enseigner afin de libérer d’autres peuples opprimés. Certains de ses écrits sont
Carte de presse émise au nom d’Ernesto Guevara Serna par le bureau mexicain de l’Agence Latina, valable pour l’année 1955. Photo : www.che-lives.com
des modes d’emploi pour réussir une bonne lutte armée. D’autres textes sont des critiques virulentes de l’impérialisme américain comme soviétique. Le style qu’il utilise est clair et ses lecteurs comprennent bien ce qu’il combat. Ses solutions semblent tellement simples qu’elles donnent parfois l’impression aux guérilleros en herbe qu’il suffit de vouloir pour pouvoir faire une révolution. Même si, vivant, Guevara est déjà une légende, rien ne débute vraiment avant sa mort, en 1967. Comment la culture populaire a-t-elle récupéré la mort du Che pour en faire une image de martyr de la révolution ?
Pour raffermir un mythe, rien de tel qu’une mort suspecte aux mains de soldats boliviens aidés par l’omniprésente CIA ;
rien de tel que des « derniers mots » marquants qui pourront s’inscrire, dans les dictionnaires de citations, à l’article « Mot de la fin » : « Allez, tire. Tu ne tues qu’un homme ! », aurait-il dit à son bourreau qui tremblait devant lui; rien de tel qu’une photographie où plusieurs verront une ressemblance avec des représentations du Christ... Il n’en fallait pas plus pour que naisse « San Ernesto de la Higuera », protecteur des pauvres et des opprimés et premier saint laïque de l’histoire. Il est mis de pair avec d’autres héros des années 1960, les James Dean, Marilyn Monroe et, pourquoi pas, John Kennedy, dont la mort continue d’alimenter la rumeur. Dans les chambres d’étudiants, il avait droit à son affiche entre celles de Jimmi Hendrix et de Janis Joplin. Comment Che Guevara, symbole avéré des années 1960, peut-il être encore si vivant dans la mémoire populaire?
Pour commémorer le trentième anniversaire de la mort du héros national, en 1997, les Cubains ont voulu retrouver la
Le 9 octobre 1967, des soldats boliviens exécutent le révolutionnaire cubain Ernesto Che Guevara, puis enfouissent son corps « n’importe où », à flanc de montagne, près de Vallegrande. On ne trouvera ses restes que trente ans plus tard, comme ceux de six de ses compagnons. Ils seront tous rapatriés à Cuba en 1997.
dépouille de Guevara. Ils obtiennent de l’État bolivien un permis de fouilles dans la région du village de Vallegrande. Après de nombreux obstacles, dont un ordre de cesser les fouilles émis par la mairie du village, une équipe de scientifiques argentins et cubains reprend les recherches en mai 1997. Ils découvrent les ossements du Che et ceux de six de ses compagnons. Pour le trentième anniversaire de sa mort, Ernesto Che Guevara est rapatrié à Cuba et trouve à Santa Clara, « dans un mausolée devenu lieu de pèlerinage mondial », son dernier repos. Après le départ des restes de Guevara vers Cuba, la région de Vallegrande perd son attrait touristique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la mairie avait fait retirer le permis de fouilles, puis ordonné l’arrêt de toute activité après une dizaine de mois de recherches infructueuses. Le maire affirmait aussi que « si les restes du Che étaient effectivement exhumés, ils devraient rester à Vallegrande ». « Nous lui construirons un mausolée », promettait-il, avant de révéler qu’il existait un projet touristique du genre « sur les traces de Che Guevara », parrainé par une organisation non gouvernementale italienne. De plus, le financement du projet allait permettre une amélioration des infrastructures. Finalement, le mausolée et l’attraction touristique se déplaceront de Vallegrande (Bolivie) à Santa Clara (Cuba). Après la mort de son compagnon de combat, comment Fidel Castro a-t-il utilisé l’image du Che pour soutenir les réalisations cubaines ?
Fidel Castro a toujours eu besoin d’Ernesto Guevara pour internationaliser la Révolution cubaine. Il savait très bien que l’ascendant naturel et les arguments de son ami étaient
L’une des nombreuses affiches représentant Guevara incorporant ici des éléments du drapeau cubain. Photo : www.che-lives.com
Tradition
Depuis l’épopée de la sierra Maestra, les barbudos, comme marque de camaraderie et de respect, s’offrent des montres-bracelets. Castro lui-même offre une Rolex à Guevara avant son départ pour le Congo… Il l’aurait acceptée !
ce qu’il fallait pour mener à bien ce projet. Tout naturellement, les rôles se sont précisés : Castro devient politicien et Guevara, le pur et dur, poursuit aux quatre coins de la planète sa lutte contre l’impérialisme. Immédiatement après la mort du Che, Castro fait savoir que la révolution continue et que les plus jeunes doivent prendre le flambeau. Il les incite à le faire en glorifiant les exploits de son ami et en mettant de l’avant toutes les qualités relevées par de nombreux camarades et observateurs qui racontent comment le Che était un modèle d’intégrité, d’honnêteté, de sincérité, de stoïcisme, qu’il menait une vie de Spartiate, qu’il avait un sens de la justice quasiment maladif... Et de donner des exemples : Après le triomphe de la Révolution, des camarades lui offrent une jolie Oldsmobile pour remplacer sa vieille bagnole dégingandée ; le Che refuse et demande qu’on lui donne une vieille Chevrolet. « L’ouvrier qui travaille dans une fabrique de bicyclettes n’a pas à avoir de bicyclette s’il ne la mérite pas », affirme-t-il. Oscar Fernández Mell, ancien compagnon de Guevara travaillant au ministère des Affaires étrangères, connaissant l’amour de Guevara pour les montres – et continuant la tradition des barbudos – décide de lui en offrir une en or sachant que son cadeau pourra être refusé, car il en acceptait peu. Deux jours plus tard, il reçut une note de Guevara : « Vous avez contribué pour quelques grammes d’or au trésor de la République de Cuba. » Le témoignage de José Manuel Manresa rappelle l’époque où le Che était ministre de l’Intérieur : « Le Che interdisait que l’on mangeât au ministère quoi que ce soit qui ne figurât dans le livret de rationnement. Lorsqu’il détectait dans sa nourriture quelque chose d’un peu spécial, de la viande
À La Havane, de nos jours, les affiches qui mettent en valeur l’esprit socialiste de Che Guevara et vantent les qualités du héros révolutionnaire sont omniprésentes. « Ton exemple est vivant ; tes idées perdurent. » Photo : www.che-lives.com
ou bien des denrées que le peuple ne pouvait se procurer, il repoussait son assiette et faisait un scandale. Il était très sévère avec lui-même. Il étai t totalement détaché de toute contingence matérielle et possédait une force de volonté incroyable, cherchant toujours à se surpasser. »
José Ramón Silva, un compagnon de guérilla, témoigne : « Dans la sierra, comme il était médecin, il s’occupait des paysans quand ils tombaient malades. Souvent, il donnait ses propres médicaments, il en allait de même lorsque nous capturions un soldat blessé de l’armée de Batista. Il était extrêmement exigeant mais surtout envers lui-même. »
Au cours d’une distribution de nourriture, un compagnon voulut donner à Guevara une boîte de lait en plus. « Nous avions tous faim et le Che plus que d’autres, affaibli par d’incessantes crises d’asthme. Le Che lui demanda si la ration était la même pour tous. Le commandant répondit que non mais qu’ayant eu quelques boîtes en plus, il les avait distribuées à quelques-uns. Le Che se fâcha et lui
« Prototype de l ’homme commun iste ; prototype du révolutionna ire ; symbole immortel et inv inc ible ! » Photo : www.che-lives.com
dit que ce n’était pas juste, qu’il fallait qu’il récupère les bo îtes, qu’il les vide dans un seau et qu’il en donne quelques cuillerées à chacun. »
Lors d’un combat dans la sierra Maestra, alors qu’un bon camarade vena it d’ê tre tué, Guevara « déf ia, debout, mitraillette à la main, plusieurs soldats de l’armée, alors qu’il éta it en proie à une violente crise d’asthme. Ce fut une v éritable volée de plomb. Nous lui criâ mes de se jeter par terre. En réponse, il nous ordonna : “ Vous, mettez-vous à l’abr i, mo i il ne m’arr ivera rien ! ” » Dans le style qui lui est habituel, Castro, dès lors, martèle les idées ma îtresses de l’héritage du Che qui est devenu l’unique modèle. Ironiquement, c’est Guevara qui dev ient l’archétype de l’« homme nouveau », lui qui, sa vie durant, a déployé tous les moyens pour en enseigner les préceptes, sans toutefois jama is vraiment y parvenir. Castro tente de construire un culte autour d’un parfait « homme nouveau », révolutionnaire et guérillero, et de mettre en place une forme d’endoctrinement pour la g énérat ion montante : « Si nous voulons exprimer ce que nous désirons que soient nos combattants révolutionnaires, nos militants, nos hommes, nous devons dire sans la
moindre hé moi hésitat tatiion on : : qu qu’i ’ils ls soi soient comme Chee ! Si Ch Si nous voulons expri exprimer comment nous voudri voudrions que soi soient les hommes des gé g é n é ra ratt i ons futures, nous devons dire re : : q qu u’i ’ils ls soi soient comm commee Che ! Si Si nous voulons expli expl iquer comment nous ai a imerions que nos enfants soi soient élev levéés, nous devons di dire sans hé h ésitat tatiion : nous voulons qu’i qu ’ils ls soi so ient éle lev vés dans l’ l’espr espriit de Chee ! Si Ch Si nous voulons un modè mod èle d’ d ’homme qui qui n’appart appartiienne pas à ce temps, qui qu i appartienne à l’aven aveniir, du plus profond du cœur, nous disons que ce modè modèle, sans une seule tache dans sa conduiite, dans sa maniè condu manière re d’ag agiir, ce modè mod èle est Che ! Si Si nous voulons expri exprimer comment nous dé d ésirons que soi soient nos enfants, nous devons di dire du plus profond de notre cœur ardent de ré r évolut volutiionnaiires na res : : nous nous voulons qu’i qu ’ils ls soi soient com comme me Che ! »
Dès 1967, Guevara incarne le mod èle à suivre, le ma ître à penser, le grand th éor icien . Guevara n’est plus un h éros, il vient d’être promu archétype du parfait révolutionnaire, une f igure qui sera présente à tout jama is dans la mémoire collect ive. San Ernesto peut être vénéré, à Cuba et ailleurs, mais la barre sera haute pour ses émules et ses disciples. La grande popularité de Che Guevara a été soutenue par la diffusion d’une photographie devenue véritable incarnation du héros. Quelle est l’histoire de cette photo ?
Le 4 mars 1960, le navire français La Co Coub ubre re,, charg é de so ixante-dix tonnes d ’armes, explose dans le port de La Havane, causant la mort de so ixante-quinze personnes et en
Toujours spectaculaires, les discours de Fidel Castro sont réputés pour leur longueur et pour leur caractère répétitif et incantatoire.
Alb erto Díaz Guti Alberto Gutiérrez érrez (1928-2001)
Photographe officiel de Fidel Castro pendant dix ans, il est l’auteur de la plus célèbre image de Che Guevara, saisie le 5 mars 1960. Il avait changé son nom pour celui de Korda par admiration pour le metteur en scène Alexander Alex ander Korda et, aussi, parce qu’à son oreille Korda sonnait comme Kodak !
Feltrinelli
Maison d’édition italienne qui publie des écrits politiquement à gauche et aussi des œuvres controversées. Giangiacomo Feltrinelli est mort, en 1972, dans l’explosion de sa voiture.
blessant plus de deux cents autres . Le lendemain, les Cubains organisent une cérémonie à la mémoire des victimes. Alberto Díaz Gutiérrez (dit Korda), le photographe du Revolu oluc c ión, éta it de service . G énéralement, son rôle journal Rev consista it à montrer la Révolution cubaine sous le jour le plus positif . Il se souvient bien de cette journ ée gr ise de commémoration. L’œil dans le viseur, il balayait la tribune avec son Leica à la recherche d’un élément intéressant quand le visage du Che est souda inement apparu dans sa lent ille . Le dur regard de Guevara le surprit tellement qu ’il eut un mouvement de recul ; heureusement, il eut le réflexe d’appuyer sur le déclencheur. « Il semblait y avoir du mystère dans ses yeux, mais, en réal ité, c’é tait une grande col ère pour tous ces morts et beaucoup de pe ine pour leurs familles. » Ce n’est pas cette photograph ie qu i f it la « une » de Revol Re voluc uc ión, le lendema in. Les « unes » éta ient réservées à Fidel Castro. M Maais Korda aimait la photo et l ’épingla sur le mur de son studio. En 1967, il reçut la visite de l ’éditeur ital ien G iangiacomo Feltrinelli. Ce dernier admira la photo et Korda lui en donna un exempla ire. Quelques semaines plus tard, le Che mourait en Bolivie. La photographie servit de toile de fond à Fidel Castro quand il prononça sa longue oraaison funèbre sur la place de la R évolution, à La Havane. or Inspiré par les événements, Feltrinell i f it reproduire la photographie pour en fa ire des aff iches qui paradèrent dans les rues europ éennes au moment des nombreuses man ifestations de 1968. Feltrinelli ne r évéla jama is où il s’éta it procuré la photo. La paternité de Korda ne fut pas reconnue et aucune aucune redevance ne lu l ui fut versée. De plus, Korda n ’ava it aucun recours, puisque Cuba n’adhéra à la Convention internat ionale sur le droit d’auteur qu’en 1997.
Ernesto Che Guevara, La Havane, le 5 mars 1960. L’extraordinaire regard de Guevara a fait le tour de la planète. Korda a nommé cette photo Photo : Alberto Díaz Gutiérrez (Korda).
« Guer i llero
hero i co co ».
Héros
Che Guevara, tout comme Ulysse, incarne le héros triomphant (celui de la grande réussite cubaine) ; il incarne aussi Achille, le héros tragique, celui qui se sait condamné mais qui continue de lutter. Ces deux archétypes cohabitent chez Guevara. Areté
Mot du grec ancien qui définit un concept de vie, il pourrait se traduire par « vertu », mais cela limiterait son sens. Il correspond plutôt à un niveau d’efficacité ou à une capacité d’atteindre les sommets en étant brave, courageux et astucieux, aussi bien qu’en utilisant la tromperie, la ruse et la vivacité d’esprit. En bref, l’humain doit utiliser toutes ses facultés pour gagner ou progresser. Ce concept fut immortalisé dans les récits d’Homère (– IXe siècle), dont les héros Achille (dans l’ Il i ade ) et Ulysse (dans l’Odyssée ) sont les meilleures incarnations.
La popularité d’un personnage public, son ascendant sur les foules, sa mort tragique peuvent lui donner une importance démesurée. Des éléments dans l’inconscient collectif peuvent influencer la perception et transformer un humain en symbole, en mythe ou en héros. Quelle est donc cette filiation qui unit Che Guevara et le héros tragique (Achille) aussi bien que le héros triomphant (Ulysse) et qui est ancrée dans la culture occidentale depuis les récits d’Homère ?
Le héros est un mythe universel. On trouve sa trace dans le folklore des nat ions et, quelquefo is, il est même à l ’or ig i ne de croyances rel i g i euses . Joseph Campbell nous explique que le h éros est généralement d éf ini par les transformations qu’i l subit et qui l’aident à atteindre un niveau de conscience supérieur. Le héros est assaill i de doutes et, pour s’en défa ire, il cherche sans cesse . Sa quête personnelle le m ène immanquablement dans une autre cond ition (la plupart du temps spirituelle), plus riche et plus mûre. Le héros occidental se caract érise par son individualité héritée de la tradition grecque. Il peut échapper à son destin, refuser des déf is, ignorer des conse ils et même cesser sa quête . Cela n’affecte pas sa nature de h éros, car il apprend aussi bien de ses échecs (ce qu i en fa it un h éros tragique) que de ses succès (ce qui en fa it un héros triomphant). On le trouve partout pr ésent dans la mytholog ie. Le héros occidental est tac iturne ; il ignore les dieux et leur fait même des p ieds de nez ; souvent, il meurt bêtement. Peu importe son destin, le h éros sait que sa v ie n’a qu ’un but : atteindre l’areté (l ’excellence). Cette areté lu i apporte la renomm ée pu is la gloire ; cette gloire peut lui valoir un poème et ce poème lui assure l’i mmortalité. La formation du héros (peu importe son origine et sa culture) suit trois étapes :
1) Très éve ill é et conscient de son env ironnement, il sent que quelque chose manque au bonheur de ses proches (famille, concitoyens, compatr iotes, etc.) ou que des interdits ou des injustices ne peuvent plus durer. Il ressent un malaise (ind ividuel ou soc ial) et ne peut s ’emp êcher de chercher des expl icat ions ou des solut ions . La qu ête commence . Il rencontre des personnes dont les conse i ls et l’expérience contr ibuent à raff iner sa percept ion . 2) Le héros surmonte des obstacles, fait des apprentissages et sort aguerri d’aventures qui constituent, en quelque sorte, des rites de passage qui le mèneront à un niveau de conscience élev é. Au gré des succès ou des échecs, la conscience du h éros s’aff ine et sa maniè re de penser se modif ie. Il a maintenant la sagesse, les conna issances et le pouvoir de servir les autres. C ’est alors qu’il cesse d’être un aventurier pour devenir un héros qui a pour miss ion de sauver une personne ou un peuple en ut ilisant les pr écieuses leçons tirées de son parcours. Toutefois, la c élébr ité et les honneurs n’ont pas leur place dans la v ie d’un héros . 3) Le héros se sacrif ie au nom de grands princ ipes. Son dévouement stimule ses partisans qui poursuivent la lutte. La f igure historique du héros devient une f igure myth i que . Le h é ros est g é n é ralement un fondateur : une nouvelle ère, une nouvelle rel igion, une nouvelle v ille, un nouveau mode de vie... Peu importe le type de l ’i dée, le héros accepte de mourir pour la défendre. Év idemment, le héros d’un groupe ou d ’une socié té peut être l’ennemi du héros d’un autre groupe ou d ’une autre socié té. Un ind ividu est tou jours le héros de ses disc iples ou de ses partisans. Il est rare qu ’une personne so it reconnue comme un h éros i nternat i onal .
Photographies moins connues d’Ernesto Guevara.
On trouve souvent le modèle du héros mythologique dans les textes anciens ou dans les contes et légendes de divers pays. Comment la vie de Guevara peut-elle se superposer à ce modèle ?
Parents
Pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), Ernesto Guevara Lynch et Celia de la Serna de la Llosa appuient des comités de soutien aux Républicains, amassent des fonds et accueillent des réfugiés, qui affluent nombreux à Cordoba, en Argentine, où la famille d’Ernesto habitait. Plus tard, pendant la Deuxième Guerre mondiale (19391945), Guevara Lynch fonde une filiale de l’ Acc i ón Argent na, i une organisation nationaliste antinazie censée protéger l’Argentine de toute présence nazie sur son territoire. Ces activités politiques, bien sûr, alimentaient les discussions en famille.
Les trois étapes de la vie d’un héros recouvrent facilement celles de la v ie du Che. Apr ès une enfance influencée par les act ivités sociopolitiques de ses parents et par ses lectures, Ernesto veut voir les choses « de ses yeux vues ». Il veut conna ître « son » cont inent . Il entreprend tro is voyages (le premier n’é tant rien de plus qu ’une randonn ée) qui lu i font prendre conscience de la vie de ses compatr iotes, riches et pauvres, malades et en sant é, « Blancs et Indiens ». Ernesto s’arrête, parle, pose des questions et prend de nombreuses notes qu’i l ressasse continuellement pour trouver un sens à ce qu’il voit et à ce qu’il entend. C’est la première étape. En juillet 1953, il entame un deux iè me voyage. Déjà plus politisé, il cherche à rencontrer des intellectuels, des dirigeants syndicaux et des act ivistes . Il cont inue sa r éflexion, mais il veut aussi être dans le coup . La révolution au Guatemala lui en donne l ’occasion. Il court dans les rues sous le crépitement des mitra illettes et tente de se joindre à l’act ion. Alors que les combats s ’intensif ient, Guevara trava i lle dans les secours m éd i caux d ’urgence et tente de convaincre les Jeunesses communistes – avec lesquelles il collabore pour éte indre les incendies résultats des attaques aériennes – de suivre un entra înement militaire af in de créer des milices urbaines pour sauver la r évolution. Trop tard, car la révolution guatémaltèque tire à sa f in ; les partisans de la gauche lat ino-américa ine qui s’y éta ient précipités ple ins d’espoir, quittent un à un. Et Guevara, dont le nom f igure sur diverses listes de travail volontaire, sera f ich é par la CIA comme agitateur communiste international.
Apr ès l’é chec de cette r évolution, Guevara se rend au Mex ique où il rencontre des Cuba ins, dont les fr ères Fidel et Raúl Castro. En moins de deux, le h éros s’engage à combattre l’exploitat ion du peuple cubain par les Am éricains et par le gouvernement fantoche qu ’ils soutiennent . Guevara apprend à la dure, dans le maquis, dans la jungle, sous les coups, sous les bombardements... Le redresseur de torts trava ille à l’é dif icat ion d’une socié té utopique dans laquelle tous seront heureux. Le héros continue d’observer et de noter et il comprend que le combat sera sans f in. Plus tard, il se pr écipite en vain au Congo pour tenter de recréer le triomphe vécu au cours de la bataille de Santa Clara, v ille qu ’i l a libérée des gr iffes de Bat ista. Guevara conna ît les pièges à éviter lorsqu’il se rend en Bolivie, et pourtant, encore une fo is, les obstacles triomphent du héros . Malgré qu’i l sente venir la f in, il persiste. Capturé, le h éros est rapidement exécuté. Ses ennemis croyaient avoir tué la bête révolutionnaire mais, tout comme l’hydre... La troisième étape de la vie du héros Guevara commence avec sa mort brutale, avec son corps étrangement étendu sur un brancard, avec sa dépou ille que l’on enterre en catimini, avec des témoignages, des discours et des chansons qu i s’élèvent de partout. Avec LA photographie de Korda qu i permet de f ixer une image dans les m émoires (pas seulement des discours) et les écrits du héros qui sont publié s rap idement. Sa biographie pr écise qu’i l a volontairement abandonné une belle carr iè re de médec in pour risquer sa vie pour un pays qui n’éta it pas le sien ; ensuite, il a de nouveau volontairement abandonn é une situation confortable de ministre pour risquer sa vie dans un continent autre. Son sacrif ice a frappé l’imag ina ire de ses contempora ins.
Le 9 octobre 1967, peu après son arrestation, Che Guevara flanqué de Félix Rodríguez, un Américain d’origine cubaine, agent de la CIA. Photo : www.che-lives.com
Hydre
Animal mythique, en forme de serpent d’eau à sept têtes, ou de chien à neuf têtes de serpent. La particularité des hydres est de faire repousser en double les têtes qu’on leur coupe.
Quarante ans plus tard, des disciples poursuivent le combat en suivant le modèle de leur h éros . S’il y a un héros qui fait partie de toutes les civilisations et de toutes les cultures, presque sans variation, c’est celui qui devient un archétype. De quoi s’agit-il ?
Les archétypes, selon Carl Jung, sont des formes inn ées d’intuition, de percept ion et d’appréhension présentes dans l’inconscient. Le terme vient du grec arkhi , élément marquant le « premier rang » et de tupos, qui signif ie « empreinte, modèle ». Les archétypes sont généralement associés aux stades de la vie, comme la naissance, la vie et la mort. Peu importe la société ou la culture, toutes les personnes de cette soc iété ou de cette culture savent ce que sont la terre, un g éant, la magie, le pouvoir, le démon, le dieu, l’enfant, le héros. Le héros symbolise un idéal, qui peut être basé sur des critères culturels qui se trouvent dans une seule société. Quels seraient les meilleurs exemples de h éros devenus des archétypes ? Bouddha, Moïse, Jésus ou Mohammed, Gandhi, Martin Luther King correspondent à l’archétype du héros fondateur de socié té ou de rel igion . Ils suivent tous le même cheminement. Ils quittent une situation a isée (respectivement prince ind ien, prince égyptien, charpentier, marchand, avocat, pasteur). Tous font un long p ériple à la rencontre de personnes ou de d ieux, ou tentent de traverser divers rites de passage. Tous sont illumin és, pui s entreprennent un pr êche pour r épandre leurs idéaux . Tous sont rejet és et, après leur mort, tous auront des disc iples qu i continueront leur travail. Mais un héros n’est pas nécessairement l’i nventeur d’une religion ; il pourra être celui qui se sacrif ie pour sauver une personne, une populat ion ou ,
Carl Gustav Jung (1875-1961)
Psychiatre et philosophe suisse, Jung a inventé la notion d’inconscient collectif, dont les archétypes (ses composantes) seraient communs à toute l’humanité. Ces archétypes expliquent ou décrivent l’expérience humaine et se retrouvent dans les arts visuels, les contes, le folklore, les religions, les mythes et même dans les rêves. La notion d’inconscient collectif prouverait l’unicité de tous les humains.
une idée. Dans ce cas, peu importe la valeur de l’idée, le héros accepte de mourir pour la défendre. Ici, des héros militaires, politiques ou révolutionnaires ont leur place. Le héros lutte contre un monde ou un environnement qui ne correspond pas (ou plus) à ses besoins spirituels. La vie d’Ernesto Guevara est un assemblage de donquichottisme et d’héroïsme religieux. Il se dévoue pour sauver les peuples opprimés de la Terre, mais sa stratégie n’est pas adaptée à la situation. Le succès cubain le trompe et le cantonne dans une vision romantique et paysanne de la lutte contre l’impérialisme. Mais, puisqu’il a donné sa vie pour sa cause, qu’il n’a jamais accepté de compromis ni baissé les bras, cela en a fait un héros aux yeux d’un grand nombre.
Pour qu’un héros se sente interpellé par une quelconque cause, il faut qu’il soit sensible à son environnement. Cette sensibilité se développe pendant l’enfance et elle est très souvent influencée par celle des parents. Qui étaient les parents d’Ernesto Guevara ? On a longtemps cru qu’Ernesto Guevara de la Serna était né en juin 1928, à Rosario de Santa Fe, en Argentine, mais alors que le Che était ministre à Cuba, sa mère, Celia, consulta une astrologue qui, après avoir réalisé de savants calculs, ne comprit pas ce que la carte céleste lui racontait. Selon la spécialiste des astres, Ernesto devait être un individu dépendant et sans ambition, un personnage plutôt terne, un Gémeaux sans lustre. 29
Ernestito, comme le nommaient ses parents, est né pendant un voyage. Ernesto père, toujours à la recherche d’une affaire lucrative, avait entraîné son épouse Celia dans une région très éloignée, à une semaine de voyage de Buenos Aires. Au moment d’accoucher, ils tentent de gagner la capitale à temps, mais le petit (déjà impatient !) n’attend pas et naîtra à Rosario, l’escale prévue. Photo : www.che-lives.com
Lynch
En Virginie, aux ÉtatsUnis, un des nombreux ancêtres de Guevara pourrait être le capitaine de milice William Lynch (1742-1820), planteur et homme de loi, qui devint célèbre pour avoir prêté son nom au néologisme « lynchage ».
Celia dut alors avouer que la date de naissance du Che était fausse. Elle était enceinte de trois mois au moment de son mariage et, pour sauver les apparences devant la bonne société de Buenos Aires, les parents s’étaient exilés dans la province de Misiones, à deux cents kilomètres de la capitale, où Guevara père rêvait de mettre sur pied une plantation de yerba (herbe dont les feuilles torréfiées font un thé stimulant, le maté, la boisson nationale des Argentins et la préférée d’Ernesto, qui en apportera même au Congo). En mai 1928, en route vers Buenos Aires, Celia doit arrêter à Rosario, où un médecin, qui était aussi un ami, accepta de falsifier le certificat de naissance. Le scandale était donc évité et Ernesto, déjà, avait pu avoir une naissance inhabituelle, comme tous les héros. Le père, Ernesto Guevara Lynch, est un mélange d’entrepreneur et d’aventurier qui tente de mettre des affaires sur pied, mais sans grand résultat. Sa mère, Celia de la Serna, est féministe avant la lettre. Elle porte les cheveux courts, fume et se croise les jambes en public. Les parents Guevara sont plutôt non conformistes et rejettent leur passé d’oligarques. Ils enseigneront à leurs cinq enfants le sens de l’aventure, la passion et la désinvolture. Les Guevara ont une riche bibliothèque qui reflète leurs idées sociales et politiques, clairement antifascistes. Les parents influencent Ernesto par leur implication dans diverses causes. Même les conflits mondiaux ont des répercussions dans la maison familiale. Pendant la guerre civile espagnole, en 1937, des exilés républicains trouvent refuge chez les Guevara. La radio permet à Ernesto de suivre les batailles sur une carte et, à l’aide de drapeaux, il suit les déplacements au front. Il recrée, dans la cour de sa demeure, le siège de Madrid avec des tranchées et des bagarres avec frondes, pierres et écrous.
La Deuxième Guerre mondiale crée autant d’émois. Ernesto Guevara Lynch est membre de la Acc ion Argent ina (une organisation antifasciste) alors qu’Ernestito est membre de son « aile jeunesse ». Le but de cette organisation est de renforcer la vigilance, à coup de discours et de rencontres, pour empêcher toute invasion nazie. Le jeune Guevara se porte même volontaire pour débusquer toute présence nazie parmi les Allemands qui habitent Alta Gracia.
Outre les activités de ses parents qui contribuent à la formation du petit Ernesto, une maladie, l’asthme, marque son enfance de ses effets angoissants. Comment Guevara combat-il cet état ? Le matin du 2 mai 1930, au club nautique de San Isidro, Celia amène Ernesto pour une baignade. Pendant qu’elle nage, Ernesto attend sur la plage. L’air trop frais déclenche, la nuit venue, sa première crise d’asthme. L’asthme est une maladie (ou un état) qui empêche la personne qui en souffre de rejeter l’air, qui reste prisonnier des bronches. « La crise vespérale ou nocturne est sa manifestation essentielle. C’est un accès d’essoufflement que la fermeture des bronches porte au paroxysme. Cette crise mime, de façon dramatique et répétitive, la mort par étouffement. » (François-Bernard Michel, Le Souffle coupé, Paris, Gallimard, 1984.)
Si le déroulement d’une crise est bien compris, le mystère entoure toujours les causes de ces crises. Plusieurs spécialistes croient qu’elles sont psychosomatiques. « L’asthme serait une sorte de “ pleur d’angoisse inhibé ”. »
Les premières années de l’enfant sont pénibles. L’asthme et ses traitements (fumigations, sirops, piqûres), les déménagements à la recherche de climats plus secs empoisonnent la vie de la famille. Les choses s’améliorent lorsque Celia, la mère d’Ernesto, à bout d’idées, laisse l’enfant jouer dehors, ce qui provoque une amélioration. La maman s’occupe de l’éducation du petit jusqu’à ce qu’elle reçoive, en 1935, une lettre du ministère de l’Éducation qui s’étonne que le jeune Guevara, âgé de sept ans, ne soit pas encore à l’école. C’est seulement vers l’âge de neuf ou dix ans qu’Ernesto, plus fort, commence à aller à l’école plus assidûment. Photo : www.che-lives.com
La famille Guevara à la piscine, à Alta Gracia, en Argentine, en 1936. Le père, Ernesto Guevara Lynch, la mère, Celia de la Serna de la Llosa, Ernesto (né en 1928), Celia (née en 1930), Roberto (né en 1932) et Ana Maria (née en 1934). Un dernier enfant, Juan Martín, naîtra en 1943.
Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
« ... ce symptôme manifeste une souffrance qui, ne pouvant pas se dire (ou être entendue), s’exprime par le langage douloureux et sonore de l’obstruction des bronches. » Il reste que, suscitant l’effroi de la mort imminente, « l’asthme est probablement le symptôme le plus anxiogène : cette inquiétude va devenir l’obsession de l’asthmatique, avec l’angoisse du soir et de la nuit, le handicap de toute une vie, qui fait de lui un être différent. »
Très tôt, Ernesto tient tête à cette maladie en tentant d’ignorer les symptômes et en attendant toujours à la dernière seconde pour prendre ses médicaments. Plus tard, il la défie en pratiquant des sports violents, comme le rugby. Il ne cessera de tester son endurance et travaillera fort à repousser ses limites physiques non seulement pour être comme les autres, mais aussi pour être meilleur que les autres. Il développe une fascination pour le danger, mais il en calcule bien la nature. Cette ténacité lui apprend très tôt le pouvoir de la volonté. La capacité qu’a chaque être
Le 18 août 1955, Ernesto Guevara épouse Hilda Gadea. Le 15 février 1956, naissance de leur fille, Hilda Beatriz Guevara Gadea. Le 22 mai 1959, divorce du couple Guevara-Gadea.
Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
Le 2 juin 1959, Ernesto Guevara épouse Aleida March. Ils auront quatre enfants : Aleidita, née le 24 novembre 1960, Camilo, né le 20 mai 1962, Celia, née le 14 juin 1963, et Ernesto, né le 24 février 1965.
Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
humain de se changer, de se reformer. Rapidement, il s’en fait une science, comme le précise une voisine, Dolores : « Lorsqu’il faisait quelque chose de dangereux ou d’interdit, comme manger de la craie ou marcher sur un mur de clôture, c’était pour savoir s’il pouvait le faire, et si oui, quelle était la meilleure façon de le faire. L’attitude sous-jacente était intellectuelle, ses motivations secrètes, l’expérimentation. »
Adolescent, Guevara lit Carl Jung et Sigmund Freud et se passionne pour la psychologie et la psychanalyse, mais c’est Alfred Adler qui changera sa vision de la vie. Quels sont les principaux éléments de la psychologie d’Adler ?
Alfred Adler (1870-1937)
Médecin et psychologue autrichien, élève et collaborateur de Freud jusqu’en 1911. Sa psychologie est une analyse de la personnalité globale du sujet incluant des facteurs d’origine biologique, psychologique et sociale.
Alfred Adler enseigne que l’être humain est maître de son destin et que la caractéristique principale de celui-ci est sa capacité de passer d’une situation d’infériorité à une situation de supériorité. La démarche pour changer de situation reposera sur les objectifs personnels que chacun pourra se fixer et sur les outils qu’il entend utiliser pour les réaliser. L’atteinte des objectifs pourra être influencée, de toute évidence, par des facteurs biologiques (maladies, handicaps), des facteurs sociaux (famille, voisins) et des facteurs géographiques (campagne, ville), d’où l’importance d’avoir une conscience de soi et de son environnement. Si une personne n’intègre pas correctement son environnement, elle pourra développer un sentiment d’infériorité. La prise de conscience intervient souvent alors que les enfants vivent un état de dépendance à cause d’un trait physique (obésité, développement tardif ou autre handicap – asthme, dans le cas de Guevara). Des enfants peuvent développer une attitude négative (timidité, indécision, insécurité, soumission...) tandis que d’autres pourraient développer une attitude plus agressive afin de compenser leur handicap (impudence, courage, impertinence, tendance à la rébellion, entêtement et volonté de défier gens et conventions). Toutefois, qu’ils aient des attitudes négatives ou agressives, ces enfants développeront tous un imaginaire plein de fantaisies dans lesquelles ils se voient souvent dans des rôles de héros ou de guerriers. Une personne qui ne parvient pas à s’adapter à son environnement pourrait, aussi, développer un sentiment
exagéré de supériorité. Dans ce cas, elle pourrait se croire (ou être réellement) en avance sur son temps et pourrait devenir réformatrice ou, encore, révolutionnaire. Pour cette personne, la démarche consiste donc à tenter de changer la société afin que celle-ci corresponde mieux à ses valeurs et ne fasse qu’une avec elle. Lorsqu’il lit la théorie d’Adler, le jeune Ernesto Guevara, confiné à son lit par l’asthme qui ne lui laisse aucun répit, s’identifie facilement et est bien conscient d’être l’enfant immobile qui s’évade en se créant un monde de rêves et d’aventures truffé de conqu istadores, de mousquetaires et d’autres personnages fantastiques, allant de don Quichotte aux personnages solitaires et singuliers de Joseph Conrad et de Robert Louis Stevenson. Et il est conscient d’être un enfant agressif, frondeur et casse-cou – lorsque ses crises le laissent tranquille. La théorie d’Adler lui permet de prendre conscience de son état et lui donne une solution à sa difficulté d’adaptation : il doit contrôler son asthme et son environnement, et s’assurer que cette maladie ne l’empêchera plus de vivre. Les premiers efforts sont concluants : il joue au rugby, il escalade tout ce qui est vertical, il prend un malin plaisir à participer à tout ce qui est dangereux, sans perdre le souffle. Ernesto décide de poursuivre la même démarche pour vaincre tous les autres obstacles personnels qui se dresseront devant lui. Guevara conçoit rapidement que si chaque être humain ne peut que s’améliorer en suivant cette démarche, la société en bénéficiera. Soudainement, il rêve de créer un monde meilleur. Cette idée l’aiguillonnera toute sa vie et donnera à ses textes et ses discours, entre autres, une ferveur quasi religieuse. Il sera réformateur et révolutionnaire et tentera de convertir la Terre entière à l’idée de l’« homme nouveau », qui est, pour lui, une personne qui
Joseph Conrad (1857-1924)
Romancier britannique d’origine polonaise, cet ancien capitaine de la marine marchande écrivit surtout des romans où les aventuriers tenaient les premiers rôles. Ses œuvres les plus connues sont Au cœur des t é nèbres (1899) et Nostromo (1904).
Robert Louis Stevenson (1850-1894)
Romancier britannique dont les romans les plus connus sont L’Île au tr é sor (1883),
Docteur Jekyll et M i ster Hyde (1885), Dans les mers du Sud (1896).
En 1957, dans le maquis de la s i erra Maestra, Guevara se détend en lisant Gœthe.
Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
a vaincu l’aliénation et qui, dans un grand esprit de solidarité, s’unit aux autres dans une fraternité universelle. Il est aisé de voir comment la théorie d’Adler a pu séduire le jeune Guevara. Désormais, il a les outils nécessaires pour changer sa vie. Plus tard, il croira avoir les outils nécessaires pour changer le monde. Il veut que l’Amérique latine se défasse de son statut inférieur. Il veut qu’elle se réinvente et permette à tous les « hommes nouveaux » de créer une société dans laquelle les paysans et les ouvriers mèneront la nation vers une destinée positive. Les lectures de Guevara l’amènent à explorer toutes les facettes de la condition humaine. Après les ouvrages de psychologie, d’autres livres contribuent à façonner sa vision du monde. Quels sont les auteurs qui ont le plus influencé Guevara ?
Alfredo Palacios
(1880-1965) Homme politique, écrivain et législateur argentin.
Guevara accumule des connaissances et, à sa façon, il les assimile en rédigeant une sorte de dictionnaire philosophique (un livre sur les livres qu’il a lus). Il cherche à mettre de l’ordre dans ses idées. Il annote, il compare, il analyse, il résume... Il cherche LA réponse à tous les maux de la Terre. Il se tourne vers la philosophie pour mieux comprendre l’humanité. Il cherche la formule magique qui résoudrait les problèmes de toutes les sociétés. Il consulte Alfredo Palacios sur la justice ; il cherche à comprendre l’action du christianisme dans l’œuvre d’Émile Zola ; il lit Jack London, dont Le Peuple des abysses (1903) décrit l’atroce misère de la vie dans les taudis de Londres ; il étudie Lénine et
Staline pour comprendre le marxisme... et Benito Mussolini pour comprendre le fascisme. Chez les philosophes et les politiques, c’est Karl Marx qui influence le plus le jeune Guevara. C’est au Guatemala, sur les conseils d’ Hilda Gadea, qu’il découvre Marx alors que ses lectures deviennent plus politiques et tournent nettement plus à gauche. Il a lu le Manifeste du Part i communiste et Friedrich Engels et Karl Marx, le Capital. Ernesto est fasciné par Karl Marx, qu’il les coauteurs du surnomme San Carlos, et planifie même d’écrire Manifeste du Parti communiste (1848). sa biographie. Marx est le seul à offrir une approche scientifique pour expliquer les injustices et la pauvreté, ce qui plaît beaucoup à l’esprit analytique de Guevara. Après le coffre à outils proposé par Adler pour l’épanouissement individuel, ne voilà-t-il pas qu’on lui offre un coffre à outils pour l’épanouissement de la société. L’approche historique prônée par Marx permet de trouver, scientifiquement, la source des maux en remontant le cours des événements. Une fois les problèmes trouvés, il suffit de Hilda Gadea
Réfugiée péruvienne au Guatemala (alors terre d’accueil de tous les gauchistes) et future épouse de Guevara, elle fut membre de l’Alianza Popular Revolucionaria Americana, parti politique de gauche interdit au Pérou depuis 1948. Sur la photo : Hilda et Ernesto au cours d’un voyage au Yucatán en 1955.
Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
les résoudre, scientifiquement, pour que la société puisse s’améliorer. Les théories générales d’Alfred Adler et de Karl Marx s ur la psychanalyse et la politique ont certes influencé Guevara, mais celui qui éveille son sentiment d’appartenance à la latino-américanité est José Carlos Mariátegui. Celui-ci conforte Guevara dans la nécessité de créer une société dont les racines puiseraient dans le terreau latino-américain ; il lui lègue une vision romantique du socialisme, vision qui faussera toutes les actions futures de Guevara. Qui est ce penseur influent ?
José Carlos Mariátegui (1894-1930)
Journaliste, écrivain et homme politique péruvien, il fut l’un des principaux penseurs marxistes d’Amérique latine. Il est surtout connu pour son ouvrage Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928).
Photo : José Malanca.
Au tournant du XXe siècle, l’Amérique latine se cherche une identité. Le Péruvien José Carlos Mariátegui propose une démarche qui s’inscrit naturellement dans le contexte socialiste et romantique de la fin du XIX e siècle, une époque où l’on croit encore possible de recréer le monde. C’est alors qu’en Russie survient la Révolution de 1917. Plusieurs révolutionnaires, enivrés par ce triomphe, en analysent les étapes et tentent de les reproduire. Avec le temps, les travers du socialisme soviétique, sa bureaucratie omniprésente et l’absence de démocratie tiédissent les ardeurs. Des théoriciens vont à contre-courant et, plus utopistes, ils tentent de ranimer la foi révolutionnaire. Mariátegui s’inscrit dans le courant romantique du marxisme. Comme d’autres, il tente de développer une philosophie de la révolution, de lui donner une dimension spirituelle et de créer une éthique de la lutte révolutionnaire. Pour lui, les qualités nécessaires d’un bon militant de la révolution sont la foi (aspect mystique), la solidarité et l’indignation morale (aspect social), l’implication totale et
la capacité de risquer sa propre vie (aspect héroïque). Dans « L’homme et le mythe », Mariátegui lutte contre l’« âme désenchantée » de la civilisation bourgeoise, cette grisaille intellectuelle qui empêche le renouvellement de la société qui s’encroûte dans des structures, ne faisant qu’augmenter le mécontentement de tous. Il propose de définir l’« âme enchantée » des créateurs d’une nouvelle civilisation. Ses écrits s’adressant surtout aux Péruviens, il adapte ce qui se fait et se dit en Europe, puisque cela ne correspond pas à la réalité qu’il connaît. Dans ses « Deux conceptions de la vie », il critique la « philosophie évolutionniste, historiciste et rationaliste [et son] respect superstitieux de l’idée de Progrès », qu’il veut remplacer par un désir de retour à l’esprit d’aventure, de mythes héroïques, de romantisme et de « quichottisme ». Dans le contexte latino-américain, où la technologie fait défaut et où le progrès tarde, Mariátegui, tout comme Guevara, remonte aux sources des civilisations d’antan. Il veut instaurer un monde utopique vraiment latino-américain en ressuscitant les valeurs de l’Empire inca. Ranimer ce monde permettrait de résoudre les trois problèmes qui minent le Pérou : le problème agraire, le problème indien et le problème des latifundia . Pour Mariátegui, ces problèmes remontent à la Conqu ista de 1532, quand les Espagnols détruisent un système agraire efficace pour le remplacer par un système féodal inadapté. Cette prémisse est basée sur l’idéalisation du passé inca. Mariátegui croit que la colonisation a interrompu le développement de cette civilisation qui aurait pu devenir l’une des premières sociétés communistes bien organisées. Parce qu’il ne s’intéresse qu’à son système de distribution de la nourriture, Mariátegui voit une société inca
Lati fund ia
Les latifundia sont de grands domaines terriens que les conquistadores espagnols ont implantés au moment de leur arrivée en Amérique. Leur structure s’apparente aux grandes seigneuries de la Nouvelle-France.
Culture en terrasse dans l’Empire inca
À 3 600 mètres d’altitude et sur 4 000 kilomètres, le long de la Cordillère des Andes, du XIIIe siècle, moment de la fondation de Cuzco, la capitale, jusqu’à 1532, date de la Conquista (conquête) par l’Espagnol Francisco Pizarro, l’Empire inca unifia et domina toutes les populations de ces territoires en imposant le culte du Dieu-Soleil et le quechua comme langue unique. Le relief montagneux du pays inca obligea les habitants à développer la culture en terrasse. Pour construire les andanes (terrasses), ils devaient entasser cailloux et graviers pour compenser la pente et assurer un bon drainage. La terrasse était ensuite recouverte de terre et d’humus et prête pour la culture de la pomme de terre et du maïs.
idéale ; il en ignore les éléments négatifs et violents. Les exactions, les sacrifices humains, l’esclavage, le régime des castes ne correspondent pas, en effet, aux canons de la société socialiste. Mais ces omissions ne semblent pas volontaires ; Mariátegui n’est pas un spécialiste de la civilisation inca et ses sources sont celles de tierces personnes qui partagent avec lui une vision utopique et romantique de la vie inca, celle qui propose la solidarité, le partage et la coopération, des valeurs chères aux communistes et aux socialistes romantiques. Dans son « An iversar i o y balance », Mariátegui note l’aspect universel du socialisme. Pour lui, il s’agit d’un fort mouvement universel que peu de pays peuvent ignorer ou éviter. Mais la spécificité latino-américaine ne peut accoucher d’un socialisme qui serait la copie conforme de ce qui se fait en Europe. Le socialisme en Amérique latine doit être une « création héroïque » basée sur les traditions indiennes et américaines. Une société agraire aura un socialisme agraire, alors qu’une société urbaine aura un socialisme urbain. C’est ce qu’il indiquait, en 1928, dans Siete ensayos de interpretac ión de la real idad peruana (Sept essais d’ interprétat ion de la
r é alit é pé ruvienne, Paris, Maspéro, 1968), qui mise sur les mas-
ses paysannes et sur les Indiens pour créer un nouveau socialisme au Pérou. L’œuvre de Mariátegui montre au jeune Guevara que la justice sociale et l’égalité populaire sont réalisables sur « son » continent et qu’il n’est pas nécessaire de copier servilement les théories européennes. Pendant son séjour au Pérou, il est justement attiré par les villages perdus dans la montagne ou par les endroits o ù vivent les Indiens dans la région de Cuzco. Comme si le jeune Ernesto voulait mieux voir les méfaits de la colonisation et mesurer le potentiel révolutionnaire des gens que décrit José Carlos Mariátegui. La lecture de l’œuvre de Mariátegui mène Guevara sur la piste d’un socialisme romantique très attrayant. Pourtant, ce socialisme, qui allait de soi au XIX e siècle, est révolu. Dans le XX e siècle moderne, rapide et brutal, cette vision ne correspond plus à la réalité. Quel est donc ce socialisme romantique tant prisé ?
Le romantisme n’est pas qu’un mouvement littéraire et musical ; il influence aussi les arts, la religion, la politique, les sciences sociales et la philosophie. Au XIX e siècle, plusieurs révolutionnaires européens rejettent la rigidité du marxisme positiviste de la II e Internationale. Pour eux, ce marxisme est construit sur des théories économiques, une industrialisation présentée comme inévitable et un scientisme aveugle qui ignore totalement l’être humain dans toutes ses équations. Parmi les révolutionnaires européens qui s’opposent à ce marxisme se trouvent György Lukács, Antonio Gramsci et Walter Benjamin. Ces penseurs continuent le mouvement romantique : ils s’opposent à la société
Internationale
C’est le nom donné au regroupement des partis ouvriers qui cherchaient à transformer la société capitaliste en une société socialiste. La 1re Internationale fut inaugurée à Londres le 28 septembre 1864. Les participants adhérèrent aux idées de Marx, qui en avait rédigé l’adresse inaugurale. La IIe Internationale fut fondée lors du Congrès de Paris, en juillet 1889, par des partis socialistes et sociaux-démocrates dont l’approche était plus parlementaire. La Première Guerre mondiale causa un schisme quand des participants, sous l’influence de Lénine, voulurent transformer cette guerre capitaliste en une guerre civile. La IIIe Internationale fut fondée par Lénine au Congrès de Moscou, en mars 1919. Elle fut dominée par le Parti communiste russe, qui tentait de plus en plus d’influencer le développement du socialisme international. La IVe Internationale fut fondée par Léon Trotski, en 1938, pour coordonner l’action des partis communistes antistaliniens et ranimer la révolution mondiale.
György Lukács
(1885-1971) Philosophe, critique et homme politique hongrois.
Antonio Gramsc i
(1891-1937) Théoricien et homme politique italien.
Walter Benjam in
(1892-1940) Écrivain allemand.
Rosa Luxemburg
(1870-1919) Révolutionnaire allemande d’origine polonaise.
capitaliste et bourgeoise basée sur la rationalité, le libre marché, la quantification de la vie sociale, et ils s’appuient sur un certain « désenchantement du monde », comme le signalait le sociologue Max Weber. Il ne faut donc pas s’étonner que les théoriciens socialistes soient attirés par le romantisme, car il est en profonde opposition au travail mécanisé qui abrutit les ouvriers. La mécanisation met fin au travail comme source de fierté et de dignité. Le romantisme économico-politique serait en quelque sorte la critique du taylorisme, qui a tué la créativité de l’ouvrier. Pour la gauche, il correspondrait à un communisme renouvelé qui mettrait le bien-être de l’humain au centre de tout. Paradoxalement, le romantisme vu par la droite mènerait au fascisme ; il prônerait un retour à des valeurs qui avaient cours au Moyen Âge, où l’individu s’effaçait devant l’État et les corporations (les guildes médiévales)... ce qui préviendrait la lutte des classes! Pour affermir leurs théories, les penseurs du XIX e siècle se sont inspirés des meilleurs éléments des civilisations passées. Marx et Engels, par exemple, décrivent un communisme basé sur la propriété communautaire des sociétés primitives, comme celles des Incas. Même Rosa Luxemburg, dans son Introduct ion à l’économ ie polit ique, qualifie la société inca de communiste. Tous ces auteurs mettent de l’avant l’idée de coopération et celle du partage. C’est ce genre de marxisme que Mariátegui rapporte de son séjour en Europe. Il retravaille des pans de la pensée romantique pour proposer ses éléments d’une société utopique toute latino-américaine. Un psychologue autrichien qui aide à contrôler le destin, des philosophes et des sociologues européens qui imaginent
des sociétés communistes baignant dans l’harmonie et un théoricien péruvien qui prône un retour aux idéaux incas. Quelle synthèse Guevara fera-t-il de tout cela ?
Guevara comprend que toute réforme doit s’appuyer sur les paysans et sur les traditions agraires et qu’un retour à une vie simple et saine est nécessaire. Il faut recréer la société sur des assises connues. Il ne faut pas faire table rase, bien au contraire ; il faut que la nouvelle société soit le produit de son environnement et des personnes qui la composent. On remarque ici l’influence d’Adler. Il s’agit d’assurer une bonne et suffisante production alimentaire pour, ensuite, réinventer l’industrie et le commerce. On s’explique mieux, dans ce contexte, l’influence des écrits de Mariátegui et ce qu’Ernesto retient de ses conversations avec les paysans. Pour lui, tout changement et tout renouveau doivent passer par la ruralité. La ville ne sera jamais un bon point de départ. Cette vision champêtre de la révolution l’empêchera de bien lire le contexte dans lequel il se trouve et l’entraînera dans l’inhospitalière jungle bolivienne, isolé et traqué, sans qu’il puisse comprendre vraiment pourquoi son plan ne fonctionne pas. Le socialisme prôné par Guevara est assez naïf. Il n’a pas de théorie bien claire à proposer, mais il rêve d’une « humanité socialisée » ou, encore, d’une « fraternité universelle ». Le héros veut établir une nouvelle société qui mettrait un terme à l’exploitation capitaliste, qui redonnerait l’Amérique latine aux Latino-Américains, qui enverrait « tout le monde » à la campagne pour recommencer le cycle de la civilisation. Quand « tout le monde » serait nourri et que la production du secteur primaire serait assurée, la société permettrait le développement d’un secteur secondaire, puis d’un secteur tertiaire…
Taylori sme
Théorie inspirée des travaux de Frederick Winslow Taylor (1856-1915), ingénieur et économiste américain, promoteur de l’organisation scientifique du travail industriel et de l’utilisation des chaînes de montage.
Le nomadisme est une seconde nature chez Guevara. Dès 1948, il passe ses congés en exploration et en escalades épuisantes qui le mènent, la plupart du temps, dans des régions sauvages. Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
Pour Guevara, l’implantation de ce système doit être autonome. Il ne faut pas utiliser l’aide monétaire de la Chine ou de l’Union soviétique comme outil contre les États-Unis. Il faut mettre les moyens de production dans les mains de l’État, qui coordonnera et planifiera les activités, sans exploiter la population. Il faut s’assurer que les investissements octroyés aux pays en voie de développement ne les obligent pas à se faire concurrence sur le marché. Le socialisme de Guevara est une sorte de capitalisme renouvelé sur la base d’un partage des richesses, c’est-à-dire un capitalisme sans ses défauts habituels : une production anarchique, la compétition des marchés, des relents d’impérialisme et l’oppression de la classe ouvrière. Avant de commencer à professer la médecine, Ernesto décide, en décembre 1951, de partir à la découverte de « son » continent. Lui et son ami Alberto Granado voyagent en jeunes hommes, mais aussi en médecins préoccupés de comprendre les maux des personnes qu’ils rencontrent. Qu’est-ce qui choque le plus le jeune médecin Guevara ?
Ernesto constate d’abord que la population qui a besoin de soins ne peut les obtenir à cause de sa grande pauvreté. Le médecin en lui se sent impuissant, parce qu’il sait bien que c’est le système qui sépare le médecin de ses patients. Il est aussi choqué de voir que la valeur d’une personne ne va pas au-delà de sa capacité de travailler. Guevara veut croire en la bonté des gens, mais il est surpris par l’attitude des pauvres, qu’il croyait solidaires dans la misère, qui considèrent toute personne malade ou handicapée comme un boulet. Sa rencontre avec une vieille dame asthmatique et
cardiaque lui fait écrire, dans son journal de voyage, en mars 1952, à Valparaíso (Chili) : « Il était évident que la pauvre vieille avait dû travailler jusqu’à la fin du mois précédent pour gagner sa vie, suant sang et eau mais gardant la tête haute face à l’existence. Il faut dire que l’adaptation au milieu fait que, dans les familles pauvres, celui qui ne peut plus gagner sa vie est victime d’une aigreur à peine dissimulée. À ce moment-là, on cesse d’être père, mère ou frère pour se convertir en facteur négatif dans la lutte pour la survie et, en tant que tel, on devient l’objet de la rancœur de la communauté en bonne santé qui vous jette votre maladie à la figure comme si c’était une insulte personnelle envers ceux qui doivent vous entretenir. »
Ses pérégrinations le mettent en rapport avec des gens qui se traînent d’emploi en emploi afin d’améliorer leur sort. Ces personnes ne comprennent pas le but des deux jeunes Argentins qui voyagent pour le plaisir et la découverte. Le 12 mars 1952, à Baquedano, au Chili, Guevara discute avec un homme qui se dirige vers une mine à la recherche d’un emploi. La conversation de cet homme et l’emploi fréquent du terme «camarade» suggèrent à Guevara que ce mineur croit être un communiste et qu’il se sent opprimé à cause de ses opinions. Guevara sait qu’il en est autrement et critique les autorités, qui ne voient pas le désespoir qu’incarne ce communisme primaire : « Vraiment, il est malheureux que des mesures de répression soient prises contre des personnes pareilles. Mis à part le danger que peut ou non représenter, pour la vie saine d’une communauté, la “vermine communiste” qui avait éclos en lui, il ne s’agissait en fait que du désir naturel d’obtenir
Journal
Cette citation, ainsi que celles qui suivront, sauf indication contraire, proviennent des journaux de voyages, de la correspondance et de divers autres écrits de Guevara. Outre ses journaux de voyages, Ernesto Guevara a écrit toute sa vie durant. Ses principales œuvres sont traduites en français : Le Socialisme et l’Homme à Cuba,
Paris, Maspero, 1967. Œuvres I, Textes militaires ; Œuvres II, Souvenirs de la guerre révolutionnaire ; Œuvres III, Textes politiques ; Œuvres IV, Journal de Bolivie ; Œuvres V et VI, Textes inédits ;
Paris, Maspero, 1968-1972. Voyage à motocyclette, Journal de voyage,
Paris, Mille et une nuits, 2001. Second voyage à travers l’Amérique latine (1953-1956),
Paris, Mille et une nuits, 2002.
quelque chose de mieux et d’une protestation contre la faim qui lui tenaillait le corps. C’est cela qu’exprimait son amour pour cette doctrine étrange dont il ne pouvait jamais comprendre l’essence, mais dont le résumé : “du pain pour les pauvres”, était fait de mots qui étaient à sa portée et, plus encore, qui remplissaient son existence. »
Le héros, au gré de ses voyages, ne cesse de confronter la « réalité de ses livres » à la réalité des travailleurs. Guevara apprend de ses rencontres et de ses expériences, mais il mettra toujours la théorie au premier plan. Sa conception de la théorie ne lui permet pas d’accepter qu’une personne adhère à un mouvement ou à une idéologie simplement parce que cela lui garantit un travail ou de la nourriture. Guevara cherche à se dépasser et à se mesurer aux exploits de certains conquistadores, dont il tente de suivre le chemin. Qu’est-ce qui le fascine chez les héros du temps passé ?
Ernesto a lu beaucoup de récits de voyages et d’exploits et, on le devine, il aimerait les répéter. Il profite donc de son voyage latino-américain pour parcourir les chemins empruntés jadis par les conquistadores ou, encore, sans doute inspiré par Mariátegui, pour visiter les lieux des civilisations perdues. C’est dans ce contexte qu’il commente le paysage qui s’offre à lui entre Iquique et Arica, au Chili, en mars 1952, alors qu’il se rappelle la traversée du désert effectuée par le conquistador Pedro de Valdivia : « L’acte de Valdivia illustre le désir, jamais démenti, qu’a l’homme de trouver un endroit où exercer son autorité de manière indiscutable. La phrase
attribuée à César – où il dit préférer être le premier dans l’humble village des Alpes qu’il traversait, plutôt qu’être le second à Rome – se vérifie avec moins de pompe, mais autant de force, dans l’épopée de la conquête du Chili. Et si le moment où l’indomptable main de l’ Araucan Caupolicán arrachait la vie au conquistador, si cet instant extrême n’avait pas été submergé par la panique de l’animal traqué, je suis sûr qu’en faisant le bilan de sa vie passée, Valdivia aurait trouvé une pleine justification à sa mort dans le simple fait d’être chef tout-puissant d’un peuple guerrier. Il appartenait en effet à ce type d’homme particulier, que chaque race produit de temps en temps, chez qui l’autorité sans limites est un désir inconscient. Un désir qui peut aller jusqu’à rendre naturelles toutes les épreuves qu’il endure pour l’atteindre. »
Pour Guevara, le petit garçon immobile, tout exploit physique est digne de mention, mais cette même action doit toujours avoir un but. Tout risque vaut la peine si le but ultime est valide. Et si un individu a une envie folle de se dépasser simplement pour le plaisir de le faire, il ne faut tout de même pas mourir pour rien. C’est ce qu’il constate, en 1950, au cours de son périple dans le nord de l’Argentine. Dans une halte routière, il rencontre un jeune homme qui chevauche une puissante Harley-Davidson, ce qui suscite l’admiration de Guevara. Naturellement, le jeune homme file comme l’éclair alors que Guevara trottine avec son vélomoteur. Quelques kilomètres plus loin (et beaucoup plus tard), il remarque que l’on descend d’un camion cette formidable moto. Il apprend alors que le jeune homme s’est tué. Guevara note dans son journal de voyage :
Pedro de Valdivia
(1500-1554) Il lutte au Venezuela et au Pérou avec Pizarro. Ce dernier l’envoie en explorateur au-delà du terrible désert qui sépare le Pérou des territoires plus au sud. Le 12 février 1541, il découvre, dans les Andes, une vallée magnifique et verdoyante à souhait. Il appelle la région Chili (Chile, en espagnol), d'après un mot indien qui désigne la neige. Il dresse aussitôt l'acte de fondation d'une ville qu'il baptise Santiago del Nuevo Estremo, en l'honneur de saint Jacques et de la province d'Estrémadure où il est né. Après avoir tracé la plaza de armas (place d'armes) de la future ville, il entreprend la soumission de la région. Il succombe, douze ans plus tard, sous les coups des Araucans.
* Des extraits de
la correspondance du Che et de son premier journal de voyage – inédits jusqu’à maintenant – se trouvent dans le livre de son père : Ernesto Guevara Lynch, Mi hijo el Che,
La Havane, Arte y Literatura, 1988.
Au cours de son voyage dans le nord de l’Argentine, en 1950, Guevara adapte un petit moteur de marque Micrón à sa bicyclette. Cette photo, prise avant son départ, se retrouva plus tard dans la revue Gráfico pour annoncer des moteurs de la même marque.
« Qu’un homme recherche le danger sans même ce vague aspect héroïque que comporte un exploit public, qu’il meure ainsi sans témoin, au détour d’une route, donne à cet aventurier inconnu une vague “ferveur suicidaire” *.»
Guevara met en pratique la théorie d’Adler. Chaque individu est une part entière d’un tout (l’environnement), ce qui fait que chaque action doit être calculée ou vue. Il faut influencer, aider, agir et même épater. Pour lui, faire une action d’éclat dans un isolement des plus complets est un gaspillage de temps et d’énergie. Pour réussir, chaque action doit absolument contribuer au bien-être de la société. C’est pourquoi son admiration pour les vaillants conquistadores est tempérée par les abus de la colonisation. Sa visite de Cuzco lui renvoie en plein visage la destruction de cette noble ville par des conquérants butors et grossiers. C’est ce qu’il remarque dans son journal le 31 mars 1952 : « Ça, c’est le Cuzco dont le souvenir plaintif émerge de la forteresse détruite par la stupidité du conquistador analphabète, le Cuzco des temples violés et détruits, des palais saccagés et de la race abêtie. C’est lui qui nous invite à nous transformer en guerriers et à défendre, la macana [massue indienne] à la main, la liberté et la vie de l’Inca. »
Malgré son désir de créer une nouvelle société et un homme nouveau, Guevara n’a jamais prôné de faire tabula rasa. Le héros cherche plutôt à rattacher le passé au présent
en conservant le meilleur des deux mondes, en Amérique latine particulièrement, où, selon lui et Mariátegui, la nouvelle société devrait pouvoir harmoniser le passé des Indiens à celui des « Espagnols ». Le premier voyage de Guevara tire à sa fin ; ses rencontres lui ont montré les inégalités, la pauvreté et le racisme dont les Indiens et les Métis sont victimes. Il a pu constater que les intérêts financiers sont dans des mains étrangères. Deux rencontres lui donnent malgré tout espoir dans l’âme latinoaméricaine et lui prouvent la noblesse de lutter pour une cause. Quelles sont ces deux rencontres ?
Après son séjour de travail dans une léproserie, à San Pablo, au Pérou, les malades et les membres du personnel organisent une fête pour son anniversaire (le 14 juin 1952). Un peu éméché, mais se sentant obligé de prononcer un discours profond et significatif, Guevara, après de nombreux remerciements, résume en fait ses observations et ses espoirs dans les mots suivants : « … nous [Alberto et lui] croyons, beaucoup plus fermement qu’avant, grâce à notre voyage, que la division de l’Amérique en nationalités incertaines et illusoires est complètement fictive. Nous formons une seule race métisse qui, du Mexique au détroit de Magellan, présente des similitudes ethnographiques notables. C’est pourquoi, essayant d’échapper à tout provincialisme exigu, je porte un toast au Pérou et à l’Amérique unie. »
Les populations d’Amérique latine, constate Guevara, partagent les mêmes problèmes sociaux (nombre élevé de
pauvres et de sans-abri) et économiques (mêmes compagnies américaines qui contrôlent tout, y compris la politique). Une seule solution : s’unir et lutter pour la mise en place d’une nouvelle société vraiment latino-américaine et, surtout, totalement autonome ! Les traits communs entre les populations, rappelle-t-il, sont bien plus nombreux et anciens que les frontières, qui, elles, furent décidées de façon arbitraire au temps de la colonie. La vraie conclusion de ce premier voyage et du récit qu’il en fait revient à un étranger, rencontré à Caracas, au Venezuela, en juillet 1952. Ses paroles impressionnent tellement le héros qu’il les reproduit dans son journal : « L’avenir appartient au peuple, qui, pas à pas ou d’un seul coup, va conquérir le pouvoir, ici et partout sur la Terre. »
Mais, l’étranger, dont les propos suggèrent qu’il fut un combattant de la première heure en Union soviétique et forcé à l’exil par le régime stalinien, est déçu par le peuple, qui, une fois au pouvoir, montre son incompétence et sa petitesse et reste sourd aux cris de ceux qui ont sacrifié leur vie pour lui. Une révolution cruelle et l’avènement d’un gouvernement populaire ne sont plus l’aboutissement d’une vie de combat, mais bel et bien le début d’une autre mettant aux prises des guerriers idéalistes contre un peuple paralysé dans une civilisation corrompue. C’est plein de dépit et d’amertume que ce vieux guerrier avertit Guevara que, lui aussi, devra lutter contre ce même peuple qui n’apprendra jamais de ses erreurs : « Je mourrai en sachant que mon sacrifice obéit à l’obstination d’une civilisation pourrie qui s’écroule. Je saurai également, sans que le cours
de l’histoire ou l’impression personnelle que vous aurez de moi change pour autant, je saurai que vous allez mourir le poing tendu et la mâchoire serrée, parfaites illustrations de la haine et du combat, car […] vous êtes un membre authentique de la société qui s’écroule. »
Peu importe que certains doutent de l’existence de cet étranger, que d’autres y voient une invention « littéraire » permettant à Guevara de développer ses idées. Ce discours, pour Ernesto, est presque un oracle : il luttera toute sa vie pour créer une nouvelle société ; il se butera à une bureaucratie et à des hommes que tout changement horripile ; et c’est en combattant, la mâchoire serrée, qu’il mourra en vain. « Malgré ses paroles, je savais maintenant... Je savais qu’au moment où le grand esprit directeur porterait l’énorme coup qui diviserait l’humanité en à peine deux factions antagonistes, je serais du côté du peuple. Et je sais, car je le vois gravé dans la nuit, que moi, l’éclectique disséqueur de doctrines et le psychanalyste de dogmes, hurlant comme un possédé, je prendrai d’assaut les barricades ou les tranchées, je teindrai mon arme dans le sang et, fou furieux, j’égorgerai tous les vaincus qui tomberont entre mes mains. Et comme si une immense fatigue réprimait ma récente exaltation, je me vois tomber immolé à l’authentique révolution qui standardise les volontés, en prononçant le mea culpa édifiant. Je sens déjà mes narines dilatées, savourant l’âcre odeur de la poudre et du sang, de la mort ennemie. Je raidis déjà mon corps, prêt à la bataille et je prépare mon être comme une enceinte sacrée pour qu’y résonne, avec de
Guevara fait des essais mécaniques sur la vieille Norton 500 d’Alberto Granado. Nommée la Poderosa II (la Puissante II ), elle les entraînera dans leur premier périple en Amérique latine en 1951 et 1952. Photo : www.che-lives.com
nouvelles vibrations et de nouveaux espoirs, le hurlement bestial du prolétariat triomphant. »
Cette grande envolée littéraire est fruit du style de Guevara et de la fougue de sa jeunesse, mais, quoi qu’il en soit, celui qui regardait, étudiait, compilait et réfléchissait vient de trouver sa cause. Dès lors, il sera un jeune révolutionnaire en quête de révolutions. Le pouvoir de la volonté enseigné par Adler, les exploits de ses héros réels et fictifs, les utopies sociales et politiques de Marx, Engels, Mariátegui, la réalité latino-américaine, tout se bouscule et le héros commence à se transformer en preux chevalier. En terminant ses études de médecine, il pense de plus en plus à se porter à la défense de l’opprimé et de l’exploité. En 1954, il se précipitera au Guatemala pour participer au soulèvement, mais cela avortera ; il tournera alors son attention vers Cuba. Guevara veut se mettre au service des hommes. Il veut être médecin pour guérir l’asthme, la lèpre, les allergies. Mais il voit plus grand. Il ébauche un plan qui devrait amener l’apparition de la « médecine du peuple ». De quoi s’agit-il ? Hugo Pesce Pescetto
(1900-1969) Épidémiologiste péruvien, spécialiste de la malaria et léprologue émérite, il découvrit le gène porteur de la lèpre. Il a dirigé le Service national de léproserie du Pérou et détenu la Chaire de médecine tropicale à l’Université San Fernando.
Cette idée d’une « médecine du peuple » lui vient à l’esprit après sa rencontre avec Hugo Pesce Pescetto, à Lima, au Pérou, en mai 1952. Après ses études médicales en Italie, le docteur Pesce retourne au Pérou, où il rencontre Juan Carlos Mariátegui, dont il partage les idées. Après la mort de cet intellectuel, Pesce devient l’un des membres les plus influents du Parti communiste péruvien. Il enseigne à l’université, se consacre à la recherche sur les maladies tropicales (surtout la malaria) et pratique la médecine. Il s’est penché sur les
maladies des pauvres (le rachitisme, les maladies pulmonaires, la malnutrition...) et sur les soins à leur apporter. À cause de son engagement politique, il s’implique dans sa communauté. Et il écrit, lui aussi ! Son principal ouvrage est Lat itudes del silenc io. Pour Guevara, cet homme est un mélange des héros Gandhi et Schweitzer, et il incarne le scientifique idéal, actif dans la société. En 1953-1954, Guevara est au Guatemala et il a toujours en tête ses conversations avec le docteur Pesce. Il ébauche le livre qu’il veut écrire sur la fonction et le rôle du médecin en Amérique latine. Il prévoit quatorze chapitres qui traiteront de santé publique, de questions cliniques, de l’économie de la maladie, de géopolitique, de l’avenir socialiste de la médecine sociale ainsi que de la nécessité d’affronter des structures archaïques (comme les lat ifund ia) et de combattre les intérêts étrangers. Guevara, au gré de ses voyages, a vu trop de personnes qui ne pouvaient obtenir de soins. Il se révolte contre l’incapacité de guérir un enfant dont les parents sont pauvres. Cela est si imprégné dans les mœurs que les parents acceptent la mort d’un enfant comme un simple accident, comme une fatalité. Il constate que la géographie montagneuse du continent isole les populations. Souvent aussi, le médecin arrive trop tard. Face à la pauvreté et à l’isolement, Guevara en vient à penser que la médecine doit miser sur la prévention pour être efficace. Le médecin doit lutter contre l’ignorance, la malnutrition et le sous-développement et, ni plus ni moins, apporter la santé partout où il va. Une telle entreprise est coûteuse, mais, comme il en va de la santé d’une nation, elle devra naturellement être totalement financée par l’État. Ses lectures lui suggèrent que seul un gouvernement socialiste peut avoir l’ambition, la volonté et le pouvoir de la réaliser.
Mohandas Gandhi
(1869-1948) Apôtre national et religieux de l’Inde.
Albe rt Schweitz er
(1875-1965) Médecin, théologien protestant et musicologue français. Prix Nobel de la paix 1952.
Dans cette approche de la santé publique, le médecin devient l’agent du changement (méd ico revoluc ionar io). Il est le trait d’union entre le milieu urbain plus riche et mieux organisé (la modernité et la santé) et le milieu rural toujours isolé et abandonné des gouvernements (la pauvreté et la misère) – du moins, selon l’interprétation que Guevara fait de la réalité latino-américaine au cours de ses voyages. C’est le médecin qui peut le mieux informer le gouvernement des besoins d’une région, et c’est encore lui qui achemine le savoir et les innovations dans les régions oubliées. Il réfléchit à son projet de livre quand l’appel de Cuba plonge sa vie dans un monde plus militaire que littéraire. Plus tard, toujours tenaillé par cette idée, il la développe et la greffe à son concept d’«homme nouveau», qu’il expose à des miliciens dans un discours le 19 août 1960. Maintenant, éclairé par les acquis de la Révolution cubaine, il comprend qu’il ne peut y avoir de médecin révolutionnaire sans révolution. Un médecin agissant seul ne peut rien faire, mais dans le cadre d’une révolution nationale, où toutes les pratiques archaïques tombent pour faire place à celles qui apportent l’égalité, la modernité et le bienêtre à tous, des médecins révolutionnaires peuvent tout faire. Dans un large projet de reconstruction systématique de la société, il est capital que chacun utilise au maximum son talent et ses connaissances pour la réussite de la révolution. Un individu au sommet de ses capacités ne peut que contribuer positivement à la société (Adler est toujours présent dans la pensée de Guevara). « Nous devons tous passer en revue nos vies, examiner tout ce que nous faisions et pensions en tant que médecins avant l’avènement de la révolution. Nous devons faire cela avec un zèle et un
esprit critique et conclure que tout ce que nous pensions dans le passé devrait être mis aux archives, et, de là, nous devons créer un nouveau type d’humain. Si chacun de nous utilise toute son énergie pour atteindre la perfection dans la création de ce nouveau type d’humain, il sera plus facile pour le reste de la population de suivre notre exemple et de faire de cet Homme nouveau le prototype du nouveau Cuba. »
Ensuite, le nouveau médecin luttera contre la maladie en créant un corps robuste, non pas à partir du travail de la médecine contre un corps malade, mais plutôt depuis un grand effort collectif où chacun améliore sa santé. Le médecin aura un rôle de fermier ; il aidera à créer de nouveaux produits alimentaires pour augmenter et diversifier l’alimentation des Cubains. Il aura aussi un rôle d’enseignant pour éduquer les paysans aussi bien que les dirigeants politiques des bienfaits des mesures qu’il croira bon d’implanter. Alors, par étapes, la médecine deviendra une science de la prévention qui n’interviendra directement qu’en cas de chirurgie ou de maladies graves qui dépasseront les compétences ordinaires de la population. Le médecin, par son rôle et sa fonction (celui qui enseigne, celui qui guide, celui qui guérit et celui qui console), deviendra un des piliers importants de la nouvelle société. Les voyages de Guevara, son expérience révolutionnaire et la théorie d’Adler se retrouvent dans son concept de médecin nouveau, mais jamais il ne prendra le temps de travailler à son développement. Devenu médecin, Ernesto veut terminer le périple qu’il avait entrepris avec son ami Alberto. Il emprunte plus ou moins
Voyages
Un premier long voyage mène Ernesto Guevara de l’Argentine au Pérou, puis au Chili, puis de nouveau au Pérou, puis en Colombie et au Venezuela. Un deuxième long périple – dans l’esprit de Guevara, il devait servir à compléter le tour de « son » continent – conduit le héros de l’Argentine en Bolivie, au Pérou, en Équateur, au Panama, au Guatemala et au Mexique.
le même chemin, mais son arrêt au Guatemala fera tout basculer. Malgré l’étendue du continent, c’est dans ce petit pays que Guevara trouvera sa voie. Comment la révolution ratée du Guatemala influence-t-elle Guevara ?
Jacobo Arbenz Guzmán
(1913-1971) Président du Guatemala de 1951 à 1954.
En 1954, le gouvernement progressiste du président Jacobo Arbenz tente de réaliser la réforme agraire promise par tant de dirigeants, mais les choses se précipitent alors que le gouvernement américain de Dwight David Eisenhower intervient. L’Amérique latine, considérée par les États-Unis comme leur cour, est continuellement surveillée... mais les choses sont encore plus compliquées au Guatemala, car ce pays est presque la propriété de la United Fruit. Il va sans dire que les intérêts économiques l’emportent et que cette révolution (aussi légère soit-elle) est tuée dans l’œuf. Ernesto Guevara l’intellectuel et Ernesto Guevara le matamore sont transformés en un jeune révolutionnaire galvanisé en quête de révolution. Guevara multiplie les rencontres alors que tous les jeunes gens de la gauche accourent pour « vivre » l’aventure guatémaltèque. Il vit chaque moment intensément et, à travers ses lettres, il commente la situation. À sa mère, le 4 juillet 1954 :
United Fruit
Multinationale américaine de l’agriculture dont les bananes sont le produit emblématique et Chiquita® l’une des marques les plus connues.
« Avec un peu de honte je te communique que je me suis amusé comme un petit fou pendant ces derniers jours. Cette sensation magique d’invulnérabilité [...] me faisait me frotter les mains de plaisir lorsque je voyais les gens courir comme des fous dès que les avions arrivaient ou, dans la nuit, quand pendant les coupures d’électricité la ville s’emplissait de coups de feu. »
Ce jeune homme, qui vit avec la mort depuis sa première crise d’asthme à l’âge de deux ans, ne craint pas les sensations fortes. Pour la première fois de sa vie, il participe à une action sociale. Guevara passe de l’écrit à l’action et le héros réussit son plus grand rite de passage. L’échec de cette révolution lui procure une grande déception, mais l’ivresse de l’action le force à réfléchir de plus en plus à son avenir. C’est ce qu’il raconte à son amie Tita Infante dans une lettre, le 29 novembre 1954 : « Je n’ai fait que fuir tout ce qui me dérangeait, et aujourd’hui encore, alors que je crois être sur le point de faire face à la lutte, surtout pour ce qui est du social, je continue tranquillement ma pérégrination où me portent les événements sans penser à faire la guerre à l’Argentine. Je t’avoue que c’est ma plus grande source de migraine, parce que je dois lutter entre la chasteté (être ici) et le désir (vagabonder, surtout en Europe), et je vois que je me prostitue en toute impudeur chaque fois que l’occasion se présente. »
Guevara sait que tout engagement social et révolutionnaire est une affaire de longue haleine. Il voudrait continuer son
Le centre-ville de Ciudad Guatemala, vers 1970.
apprentissage social en voyageant (la Chine fait partie de son rêve), mais il sait aussi qu’il doit décider de son avenir, comme il l’expliquait déjà dans une lettre à sa mère, en avril 1954 : « Je suis sûr de deux choses : la première, c’est que, si j’arrive à l’étape authentiquement créative autour des trente-cinq ans, mon occupation exclusive, ou principale pour le moins, sera la physique nucléaire, la génétique ou une matière du genre, réunissant ce qu’il y a de plus intéressant dans les matières connues ; la seconde, c’est que l’Amérique sera le théâtre de mes aventures, avec un caractère beaucoup plus important que ce que j’aurais cru ; réellement je crois être parvenu à la comprendre et je me sens américain avec un caractère distinctif par rapport à tout autre peuple de la Terre. Évidemment je visiterai le reste du monde. »
Le Guevara qui parle est celui qui se crée continuellement, qui est en symbiose constante avec ses pensées, son environnement et ses idéaux. Il est toujours à l’affût de tous les indices qui lui permettraient de s’améliorer. À la fin de l’année 1954, il fait le bilan de l’échec de la révolution guatémaltèque et il conclut que la mollesse du gouvernement Arbenz en est la cause principale. Il aurait fallu armer la population et accepter de créer des bains de sang pour se débarrasser des traîtres et des réactionnaires. Il ajoute : « La responsabilité historique des hommes qui réalisent les espoirs de l’Amérique latine est grande. Il est temps d’en finir avec les euphémismes. Il est temps que le gourdin réponde au gourdin, et s’il faut mourir que ce soit comme Sandino et pas comme Azaña. [...] II ne faut pas être tendre ni
pardonner les trahisons. Que le sang d’un traître qui ne coule pas ne coûte pas la vie à des milliers de vaillants défenseurs du peuple. »
Le style est plus mesuré, mais les sentiments sont bien réels. Guevara ne tolère pas la trahison et constate que la solution aux problèmes du continent latino-américain est bel et bien la révolution, le seul outil qui permettrait de chasser les Yankees et de mettre au pouvoir des gens qui ne seraient pas des marionnettes au service des intérêts étrangers. Cette conclusion lui vient quand il examine ce qui a mal tourné pendant la tentative de révolution au Guatemala. Il connaît désormais les pièges à éviter dans les préparatifs et les stratégies révolutionnaires. Le résultat de son analyse politique est parsemé de termes tels que le devoir, la nécessité, le sacrifice, la mort, le sang versé. Il écrit comme si un film de déroulait devant lui. Le héros arrive au terme de la première étape ; il est temps de s’engager. Guevara rencontre Fidel Castro, en juillet 1955, à Mexico. La persuasion et la fougue de ce dernier achèvent de convaincre le jeune Guevara que la révolution est possible. Il voit en cet alter ego un homme qui refuse le compromis et qui, tout comme lui, est prêt à mourir pour une cause. Quels sont les effets de cette rencontre ?
Che Guevara se rend au quartier général des émigrés cubains, à Mexico, où se discute la loi d’amnistie qui libérera Castro le 15 mai 1955. À la fin de mai, il écrit une lettre à ses parents : « La Havane m’interpelle particulièrement pour me remplir le cœur de paysages bien mêlés à ceux de Lénine. »
Ernesto Che Guevara
Photo d’identité de la police mexicaine, prise en juin 1956. À partir de mars 1956, Fidel Castro, Che Guevara et leurs compagnons mènent une vie de baraque militaire, alors qu’ils s’installent dans une villa abandonnée de Santa Rosa, à quarante kilomètres de Mexico. Les autorités mexicaines envahissent la villa le 24 juin 1956 et les jettent tous en prison. La plupart sont relâchés dans les jours qui suivent ; les derniers recouvrent leur liberté à la mi-août. L’entraînement et le séjour sous les verrous ont permis à Guevara de tisser de solides liens avec ses futurs compagnons de lutte. Photo : Service des archives, Conseil d’État de la République de Cuba.
Guevara et Castro passent de longues nuits à discuter et à préparer un monde non seulement nouveau mais meilleur. Il est aisé de dire que tous ceux qui se sont embarqués sur le bateau vers Cuba étaient des jeunes fous qui aspiraient au martyre, mais il est indéniable que ces jeunes gens avaient un plan et une stratégie, comme l’attestent les nombreuses heures d’entraînement militaire et les exercices de conditionnement physique qui ont finalement départagé les hommes aptes au combat des autres. Castro est le véritable cerveau de la révolution. Guevara est un intellectuel nomade qui prend des notes. Quand ils se rencontrent, Castro remarque l’ascendant que Guevara exerce sur les hommes et devine l’idéaliste en lui ; il comprend que le Che peut devenir l’image de la révolution cubaine et il veut l’utiliser à cette fin. Leur première rencontre dure huit heures ; voici ce que Guevara en a dit au journaliste argentin Ricardo Messetti, en 1957 : « Fidel m’a laissé l’impression d’un homme extraordinaire. Il faisait face aux choses les plus impossibles et leur trouvait une solution. Il avait une foi exceptionnelle dans son retour à Cuba. Une fois arrivé il allait se battre. Et en se battant il allait gagner. J’ai partagé son optimisme. Il fallait agir, se battre, concrétiser. Arrêter de pleurer et se battre. »
Guevara a le coup de foudre pour Castro. Castro est le grand sorcier qui sait convaincre ses troupes de la possibilité d’une révolution triomphante. Guevara est conquis et converti. Il s’engage dans une lutte à l’issue plus qu’incertaine et reçoit même un nouveau nom (son nom de guerre ?). En effet, les Cubains s’amusent de la façon argentine d’aborder
les gens en utilisant constamment le vocable che avant de nommer quelqu’un. On dira, par exemple, che Pedro, ce qui serait l’équivalent, en français, de « Eh ! Pierre ! »... Il n’en fallait pas davantage pour que cela devienne le sobriquet de ce jeune Argentin fougueux. Même s’il s’amuse toujours au cours des exercices et ne rêve que de redresser les torts, il est conscient de franchir une autre étape de sa vie, comme en témoignent les extraits d’une lettre envoyée à sa mère, le 15 juillet 1956, de Mexico : « Je ne suis ni le Christ ni un philanthrope, maman, je suis tout le contraire d’un Christ, et la philanthropie me paraît l’affaire de [mot illisible] ; pour les choses auxquelles je crois, je lutte avec toutes les armes à ma portée et j’essaie de laisser l’autre à terre, au lieu de me laisser clouer sur une croix ou tout autre endroit. [...] « Non seulement je ne suis pas modéré, mais j’essaierai de ne jamais l’être et quand je reconnaîtrai en moi-même que le feu sacré a laissé place à une timide petite lumière votive, le moins que
Au Mexique, entre deux entraînements ou arrestations, Ernesto s’occupe de son « poupon joufflu », Hildita. Photo : www.che-lives.com
je pourrai faire sera de me mettre à vomir sur ma propre merde. [...] « En plus c’est vrai qu’après [avoir redressé] des torts à Cuba je partirai ailleurs et c’est vrai qu’enfermé au sein d’une organisation bureaucratique ou dans une clinique pour maladies allergiques je m’emmerderai. » Le Granma
À la fin du mois de septembre 1956, Fidel Castro, par l’intermédiaire d’un trafiquant d’armes mexicain, acheta le Granma pour 40 000 $. Construit en 1943, il était la propriété de Robert B. Erickson, un Américain résidant à Mexico. Ce yacht blanc de dix-neuf mètres possédait deux petits moteurs de deux cent cinquante chevauxvapeur et pouvait transporter une vingtaine de personnes et leurs bagages. La transaction comprenait une maison sur la rive de la rivière Tuxpán (région de Veracruz, sur la côte est du Mexique) où logèrent les rebelles pendant la réparation du bateau (qui avait coulé lors d’un cyclone en 1953). C’est à 1 h 30, dans la nuit du 24 au 25 novembre 1956, que le Granma quitte Tuxpán pour une traversée de trois jours. ––>
Il s’agit presque d’une prémonition. Dans ces extraits, le héros choisit lucidement de dédier sa vie à une cause. Les images religieuses illustrent combien les notions de sacrifice et de martyre habitent Guevara, mais aussi Castro et tous leurs compagnons. Ces jeunes hommes savent que l’histoire de l’Amérique latine est truffée de héros morts au combat dont on chante toujours les exploits. Il y a une grande noblesse à périr au combat, car cela ne constitue jamais un
échec, mais plutôt une source d’inspiration et un exemple à suivre pour les prochaines générations. Les hommes du Granma le savent puisqu’ils vénèrent les Ból ívar, Martí , Sandino et autres. Le cas de Guevara est plus complexe, car il s’impose des critères. Il promet de ne jamais perdre la fougue et le désir de lutter pour la justice. Le « Che » est né et il fait la promesse solennelle de se comporter en vrai héros et de ne pas faillir à la tâche. Ernesto Guevara, suivant la stratégie d’Adler, a largué le petit Ernestito pour devenir Ernesto, l’étudiant globe-trotter ; il mue à nouveau pour devenir un personnage idéal (et utopique), celui de chevalier qui respecte son code d’honneur ; si ce chevalier ne pouvait accomplir sa tâche, il vaudrait mieux qu’il disparaisse. Guevara semble écrire son propre roman. Il donne l’impression d’être
Une tempête et un excédent de poids (quatre-vingt-deux hommes, des armes, de la nourriture, de l’eau potable et du combustible) ne permettent pas à l’embarcation d’atteindre la vitesse promise de dix nœuds. De plus, à cause de la surcharge, l’eau s’infiltre et les hommes doivent se relayer pour écoper. Le 2 décembre, après un périple de sept jours, ils aperçoivent les côtes de Cuba, mais un banc de vase fait échouer le Granma à deux kilomètres de la côte, forçant les rebelles à décharger le strict nécessaire. Après deux heures de marche dans la vase, ils s’effondrent sur la plage. Prenant un temps d’arrêt pour récupérer et planifier la prochaine étape, ils sont surpris, le 4 décembre, par les forces armées de Batista... et c’est le sauve-qui-peut général !
continuellement sous surveillance et que toute déviation à une certaine ligne de conduite (que lui seul connaît) lui apportera honte et opprobre. Avant de s’embarquer sur le Granma, en octobre 1956, il écrit, dans une lettre à sa mère :
Castro et Guevara, dans la sierra Maestra, en 1956. Photo : www.che-lives.com
« J’ai décidé de remplir d’abord les rôles principaux, m’élançant à l’assaut de l’ordre des choses, bouclier au bras, tout en imagination, et après, si les moulins ne m’ont pas fracassé le crâne, écrire. [...] « Le ciel ne s’est pas obscurci, les constellations ne se sont pas disloquées et il n’y a pas eu d’inondations ni d’ouragans trop insolents ; les signes sont bons. Ils augurent la victoire. Mais s’ils s’étaient trompés, car enfin même les dieux se trompent, je crois que je pourrais dire comme un poète que tu ne connais pas : “ je n’emporterai sous la terre que le cauchemar d’un chant inachevé”. Pour éviter tout pathétisme “ prémortem ”, cette lettre partira quand le torchon brûlera vraiment, et tu sauras alors que ton fils, dans un pays américain ensoleillé, se maudira lui-même de ne pas avoir étudié un peu de chirurgie pour aider un blessé, et maudira le gouvernement mexicain de ne pas l’avoir laissé perfectionner son adresse de tireur déjà respectable pour renverser des pantins avec plus d’aisance. Et on luttera dos au mur, comme dans les hymnes, jusqu’à vaincre ou mourir. »
Don Quichotte, Homère et... de l’ironie. Voilà le Che qui commence son aventure!
Pourquoi Guevara se joint-il à ces Cubains décidés à renverser la dictature de Fulgencio Batista ?
Cuba est la propriété des Espagnols depuis la découverte de l’Amérique, en 1492, jusqu’en 1898, à la fin de la guerre entre l’Espagne et les ÉtatsUnis. Le traité de Paris donne Cuba en tutelle aux États-Unis, qui l’occupera militairement jusqu’en 1901. En 1902, les Américains se font concéder à perpétuité la base navale de Guantánamo, qui permet de surveiller la mer des Caraïbes mais surtout le canal de Panama. La tutelle se transforme en protectorat et les États-Unis peuvent intervenir dans les affaires cubaines. Ils occuperont l’île à trois reprises, de 1906 à 1909, en 1910 et de 1917 à 1923. Avec le temps, diverses compagnies américaines contrôleront 80 % de toute la production sucrière cubaine. Dans ce contexte, la politique cubaine ne peut pas correspondre aux attentes de la population. Pour maintenir la paix, les États-Unis appuient dictateur sur dictateur mais, en 1933, face à un mouvement étudiant qui fait la démonstration de la corruption du régime, les Américains cessent de financer Gerardo Machado. Le nouveau chef de l’État est Ramón Grau San Martín, qui, dans sa première année de pouvoir, y va de quelques décrets : journée de travail de huit heures, salaire minimum pour les coupeurs de canne, reconnaissance des droits syndicaux, tentative de nationaliser l’électricité et d’implanter une réforme agraire... Washington demande à Fulgencio Batista de renverser San Martín et, par présidents interposés, Batista gérera le pays
Traité de Paris
L’explosion du navire le Maine dans le port de La Havane, le 25 avril 1898, fut l’élément déclencheur de la guerre américano-hispanique. Le traité de Paris (1898), qui mit fin au conflit, en plus de favoriser l’ingérence des États-Unis à Cuba, permit aux Américains d’acheter Porto-Rico et les Philippines, toutes deux anciennes possessions coloniales de l’Espagne. Ramón Grau San Martín
(1889-1969) Homme politique et médecin cubain, président de la République de 1933 à 1934 et de 1944 à 1948.
Fulgencio Batista (1901-1973)
Général et homme politique cubain, président de la République de 1940 à 1944 et de 1952 à 1958. Ici, Batista, en 1934. Cuba Photo Gallery.
depuis les coulisses, de 1933 à 1940, en installant ses amis à la présidence pour quelques semaines ou quelques mois (Carlos Mendieta, Miguel Mariano Gómez, Federico Laredo Bru...). Ce carrousel politique cache la grande rivalité entre Grau San Martín et Batista. En 1940, Batista se présente officiellement aux élections présidentielles et les remporte. Il se retire en 1944. Ses successeurs glissent dans la corruption et les destinées du pays sont abandonnées aux plus retors. L’opposition s’organise. Le jeune sénateur Eduardo Chibas fonde le Parti ortodoxo, dont le programme s’inspire des idées politiques de José Martí, très nationaliste et autonomiste, et qui voulait «un Cuba aux Cubains». En 1951, soudain, dans un geste spectaculaire (qui aidera la cause de son parti), Eduardo Chibas se suicide, en direct à la radio, après avoir hurlé : « Peuple de Cuba, réveille-toi ! » Le coup de revolver entendu sur les ondes de Radio-Habana galvanise la population. En 1952, Fidel Castro, vingt-six ans, avocat depuis peu, est candidat pour le Parti ortodoxo, dont la victoire semble assurée. C’est alors que Batista organise un putsch et reprend le pouvoir le 10 mars 1952. Batista, qui s’était auparavant retiré à Miami, y avait noué des liens avec des bandits de tout acabit. Sa prise de pouvoir leur ouvre les portes de La Havane, qui devient alors le bordel des Américains. Comme la lutte électorale devient impossible, Castro tente, le 26 juillet 1953, de faire éclater une rébellion et une grève générale qui mobiliseraient toute la population contre la dictature de Batista. La cible des rebelles est la caserne militaire Moncada. L’opération tourne mal. Des cent treize assaillants, soixante et un meurent au combat ou sont assassinés dans les jours qui suivent. Castro est arrêté et emprisonné. Il sera libéré le 15 mai 1955, au moment d’une
amnistie générale. Il se rend alors au Mexique rejoindre d’autres réfugiés cubains et planifier un débarquement à Cuba. Renverser la dictature de Batista est son unique but. Dans l’immédiat, Castro et Guevara partagent les mêmes objectifs : renverser la dictature et changer la société. Une révolution pour chasser un dictateur va de soi, mais pourquoi Guevara veut-il l’utiliser pour réaliser tous les autres changements qu’il a en tête?
Ernesto Guevara n’est pas un homme de demi-mesure. Pour lui, la coexistence avec la bourgeoisie et l’impérialisme n’a pas de sens. Si la voix politique est utilisée pour implanter des réformes ou pour instaurer de nouvelles lois, il craint que la fièvre réformatrice ne tiédisse et que les personnes devant les appliquer prennent goût aux débats politiques, tombent dans une routine stérile et oublient leur tâche. Dans l’esprit du Che, seule la lutte armée (ou la révolution) peut fonctionner. Guevara est un homme pressé ; cela lui occasionnera de nombreux conflits avec les autres communistes du continent latino-américain, qui veulent moins de précipitation et qui souhaitent respecter le jeu parlementaire. Guevara voudrait tout enflammer d’un coup. Tous les pays d’Amérique latine ayant plus ou moins la même structure socioéconomique, une révolution lancée s’étendrait rapidement à tout le continent, obligeant les Latino-Américains à se réinventer une société qui corresponde à leurs aspirations et à leurs besoins. Cette action précipitée permettrait, selon Guevara, de réaliser ses deux objectifs les plus importants : vaincre l’impérialisme d’un coup (multiplier les foyers révolutionnaires pour que la contre-révolution soit moins efficace) et vaincre le retard
Raúl Castro et Ernesto Guevara
Raúl est membre des Jeunesses socialistes de Cuba ; il participe à l’attaque de Moncada ; il est communiste déclaré. Les affinités entre les deux hommes se développent rapidement à partir de leur rencontre à Mexico en 1955. Tous deux comptent sur la révolution armée pour abattre l’impérialisme. Photo : www.che-lives.com
économique (couper les liens avec les puissances impérialistes pour obliger l’industrie locale à s’organiser et à se diversifier). Guevara veut créer une démocratie radicale avec la totale participation des citoyens. Pour le Che, la révolution n’est pas une action historique, mais une action humaine. Il s’agit d’un acte délibéré, amorcé par un petit groupe d’hommes dévoués, qui vont puiser dans le mécontentement des masses pour organiser ce mécontentement et guider les masses dans la construction d’une nouvelle nation. La violence révolutionnaire est essentielle à ce processus ; il faut donner confiance aux masses et paralyser l’État. Guevara est préparé pour la lutte. Ses lectures et ses voyages ont amené sa conviction révolutionnaire près de la ferveur religieuse, mais ses objectifs sont humains et sociaux. La révolution de Guevara n’a pas de théorie ; elle est faite de passion, de foi, de volonté, de force mystique et spirituelle. Selon le Che, toujours fidèle aux enseignements d’Alfred Adler, la révolution est aussi la transformation de l’individu et le partage de toutes les tâches dans la construction de la société nouvelle. C’est la raison pour laquelle, tout sourire même s’il déteste cela, il accepte de travailler partout (à l’usine et à la plantation) au son de chansons révolutionnaires et patriotiques. Le 25 novembre 1956, les valeureux barbudos s’embarquent sur le Granma ; ils arrivent à Cuba le 2 décembre. L’objectif est de rétablir la constitution de 1942 (une démocratie bourgeoise) et d’instaurer quelques réformes sociales. Comment cela débute-t-il ?
Après un périple difficile, quatre-vingt-deux hommes débarquent, le 2 décembre 1956, dans des marécages près de Belic, à quelques kilomètres de la plage de Las Coloradas, qui était la destination prévue. Plutôt que d’être accueillis par leurs partisans qui leur auraient donné des armes, des munitions et des provisions, ils doivent faire face, le 4 décembre, à trente-cinq mille soldats (avertis par des traîtres). Devant l’armée, la police, des tanks, dix navires de guerre, quinze vedettes des garde-côtes et soixante-dix-huit avions de combat et de transport, c’est en désordre que les rebelles quittent la plage de Belic en tentant de sauver leur vie et leur équipement. Au lendemain de la débandade, les barbudos tentent tant bien que mal de se regrouper et de s’organiser. Après une série de fuites, d’égarements dans la sierra et de rendez-vous ratés, les rebelles attaquent la caserne navale de La Plata, le 22 janvier 1957, et y remportent une première victoire. Ils prennent confiance en leurs moyens. La révolution est en marche. La rumeur fait le reste... La population commence à sympathiser avec eux. Les combats continuent, les soldats de Batista luttent mollement contre la guérilla ; les États-Unis abandonnent Batista et, de victoire en victoire, Fidel Castro et son petit groupe de compagnons prennent le pouvoir, en janvier 1959, en promettant de travailler pour la nation. Les événements, faut-il s’en étonner, ne se déroulent pas vraiment comme prévu. Diriger une centaine de guérilleros est une chose, administrer un pays de dix millions d’habitants en est une autre. Le peuple cherche la démocratie, les ouvriers veulent de hauts salaires et de bonnes conditions de vie. Les paysans, fatigués d’attendre leurs petits lopins de terre, occupent les plantations. Castro n’a pas le temps de planifier ;
Les deux complices toujours en kaki. Photo : www.che-lives.com
il ne peut que réagir aux événements et tenter de garder la paix et l’ordre. Cette précipitation (et le manque de planification et de savoir-faire politique) oblige le jeune gouvernement à contrôler les événements avec force.
Les barbudos célèbrent la nouvelle année 1958. C’est pour narguer l’aviation qui les traque qu’ils déploient leur drapeau. Photo : www.che-lives.com
Il émet des décrets, confisque et exproprie des biens et des avoirs de toutes sortes et emprisonne les opposants afin de préserver la paix publique. De plus, lorsque des éléments extérieurs se radicalisent (l’ingérence de la bourgeoisie cubaine au pays et en exil, et les pressions des États-Unis), Castro n’a d’autre choix que de radicaliser aussi la révolution. L’histoire géopolitique de Cuba se complique davantage et les opposants, bien campés dans leurs positions, luttent pour la survie de leur idéologie. Une guerre froide locale commence.
C’est dans l’aventure cubaine que le héros Guevara entame une autre phase de son parcours ; rapidement les obstacles et les épreuves se dressent devant lui. Comment Guevara survit-il à son baptême de feu ?
Le débarquement raté du 2 décembre 1956 sur les côtes cubaines empêche les barbudos de décharger le Granma. Chacun apporte ce qu’il peut. Plus tard, l’intervention de l’armée les oblige à se terrer dans un champ de canne à sucre. Dans le chahut, Guevara doit choisir entre empoigner sa trousse de médicaments ou une caisse de munitions, choix qu’il décrit, dans son journal, le 5 décembre 1956 : « Ce fut peut-être la première fois que je me suis retrouvé concrètement face à ce dilemme entre mon engagement pour la médecine et mon devoir de soldat révolutionnaire. J’avais devant moi un sac à dos plein de médicaments et une caisse de balles, les deux pesaient trop lourd pour que je puisse les porter ensemble. J’ai pris la caisse de balles, abandonnant le sac à dos, pour traverser la clairière qui me séparait du champ de canne. »
Les tirs fusent de partout et les rebelles tentent de riposter, mais c’est peine perdue. La seule possibilité est la fuite dans la jungle et dans les champs de canne à sucre. Ernesto Guevara est blessé au cou et, croyant sa dernière heure venue, il laisse son imagination débridée lui illustrer ses derniers moments… Les voici racontés, dans son journal, le 5 décembre 1956 : « Immédiatement, j’ai pensé à la meilleure façon de mourir en cette minute où tout semblait perdu. Je me suis rappelé un ancien conte de Jack London, où le héros appuyé sur le tronc d’un arbre se
dispose à finir sa vie avec dignité, se sachant condamné à mourir gelé dans les zones glacées de l’Alaska. C’est la seule image dont je me souviens. »
Che Guevara testant un prototype d’arbalète lance-grenades. Photo : www.che-lives.com
Le héros Guevara survit et joue un rôle important dans le combat contre les troupes de Batista. Pour lui, les épreuves de la révolution (le manque de sommeil, la famine, les maladies, les pieds en charpie, les armes et les munitions qui n’arrivent jamais) sont normales et il encourage ses camarades à résister et à patienter en leur faisant remarquer que ces sacrifices sont peu de chose si l’on pense au but ultime de la lutte. Quand l’avance des combattants est suffisante, Guevara fait aménager de petites installations de survie en zone rurale. Il supervise la construction d’une armurerie (pour produire des arbalètes lancegrenades et pour la fabrication de mines), d’une tannerie (sellerie et cordonnerie), d’une petite ferme (porcs et volaille), d’un four à pain, d’un petit barrage hydroélectrique et d’un hôpital. Cette base, nommée El Hombrito, sera détruite par l’armée cubaine en décembre 1957. Elle servait non seulement à l’approvisionnement pour les combattants, mais aussi à démontrer aux paysans de la région que ces barbudos vêtus de kaki n’étaient pas des parasites ni des pillards. Outre dans les paroles admiratives de son entourage, le mythe Guevara a surtout des racines dans ses actions. Sa réputation de guérillero hors pair prend naissance dès octobre 1958, après une longue marche de cinq cent cinquantequatre kilomètres en quarante-sept jours où, en évitant les embuscades, les troupes armées, la faim et le découragement, il réussit à amener ses hommes rejoindre la troupe de Fidel
Castro. Le héros a répété l’exploit des grands conquistadores en triomphant de la jungle hostile et en menant ses hommes à destination. Guevara est conscient de l’impact de la prouesse accompli et les Cubains découvrent le courage de l’Argentin. Guevara s’amuse et savoure chaque minute de cet engagement, comme il le dit dans une lettre à ses parents, en novembre 1959 : « Cuba vit un moment capital pour l’Amérique. Autrefois, j’aurais aimé être un soldat de Pizarro ; mais ma soif d’aventures et ma recherche de moments d’exception n’en ont pas besoin, aujourd’hui, tout ce que je veux est ici : un idéal pour lequel combattre couplé à la responsabilité d’un exemple à laisser. Nous sommes des hommes, des machines laborieuses luttant contre le temps dans des circonstances difficiles et lumineuses. »
La lucidité de Guevara est fascinante. Pendant que les événements (petits et grands) se déroulent, il ne cesse de prendre des notes et réussit à se situer historiquement, d’abord dans le contexte latino-américain de la lutte anti yankee, puis il se transporte dans un contexte historique plus large où il s’imagine libérant les masses laborieuses de l’impérialisme. Guevara n’oublie jamais les contributions et les influences de ses héros personnels, que ce soient les explorateurs espagnols ou les grands philosophes et théoriciens qui ont formé sa pensée. Guevara est constamment « branché » sur « ce qu’il est » et, surtout, sur « ce qu’il devient» et sur ce qui arrive. Cette manie est présente dès ses premiers écrits et ne cessera jamais. Le Che façonne son
Francisco Pizarro
(vers 1475-1541) Conquistador espagnol qui a soumis l’Empire des Incas (1531-1532).
destin mais ne craint pas son sort. Il est l’être humain en devenir tel que décrit par Alfred Adler. Un des plus beaux moments de la carrière de combattant d’Ernesto Che Guevara se déroule en juillet 1957. Parce qu’il apprécie ses qualités militaires, sa rigueur, son obstination, sa ténacité, son comportement égalitariste et son leadershi p, Fidel Castro élève Ernesto Guevara au rang de comandante de la deuxième colonne de l’armée révolutionnaire. Le comandante Guevara avait donc réussi son premier test révolutionnaire grâce à ses facultés d’adaptation et d’improvisation, mais aussi parce qu’il s’était bien entouré. Qui choisit-il pour ses premiers compagnons ?
Le comandante de la deuxième colonne de l’armée révolutionnaire, Ernesto Che Guevara.
Dans son manuel du parfait révolutionnaire, Guevara affirme qu’un guérillero doit avoir au moins seize ans, mais que l’âge idéal oscille entre vingt-cinq et trente-cinq ans parce qu’à cet âge le combattant a la maturité nécessaire pour accepter les sacrifices que la guérilla impose. Pour avoir une troupe efficace, un leader doit donc limiter le nombre de très jeunes combattants. Étonnamment, et presque en opposition à ses propres conseils, Guevara se démarque de ses camarades en recrutant des jeunes hommes (presque des adolescents) presque illettrés et sans éducation. Il leur enseignera tout. Vraiment tout : l’art de la guérilla, la survie dans la jungle, lire et écrire, la littérature, la poésie, l’histoire (surtout celle de Cuba), la politique et la philosophie. Ce faisant, Guevara tisse un lien de dépendance entre ses recrues et lui, et, comme il ne cesse de les étonner de son savoir (militaire et intellectuel), elles ne peuvent que l’admirer. Parmi les chefs guérilleros, Guevara est le seul qui prenne à sa charge des recrues si jeunes. Il ne serait pas erroné de
dire que le héros forme ses disciples, car il ne tolère pas les conversations avec les gens qui ne pensent pas comme lui. Il les trouve imbéciles et ignorants ; il refuse de leur parler et s’assure de ne plus les rencontrer. Ou, a contrar io, l’interlocuteur qu’il considère comme plus savant le subjugue et il se sent presque forcé d’adopter son opinion, un peu comme il le fit devant le stalinien désabusé rencontré au Venezuela, ou devant Castro rencontré au Mexique. Cependant, ces moments de « révélation » ont été rares dans la vie du Che. Guevara maintient cette attitude partout où il se trouve. Au moment de son passage dans la bureaucratie cubaine, il choisit son personnel selon les mêmes critères. Ses collaborateurs doivent lire les œuvres d’Althusser, de Marcuse, de Bettelheim, de Trotski, de Bellamy, de Fourier, de Marx, de Shopenhauer et de Platon. Toute lecture est suivie d’une discussion qu’il mène bon train. Entouré de ces jeunes gens, il réussit à se créer un environnement monolithique où aucune discussion ne va à l’encontre de ce qu’il pense. Cet univers a pourtant un mauvais côté : jamais ses décisions,
Apprendre, apprendre, toujours apprendre ! L’ABC de l’« homme nouveau » : la philosophie, le socialisme, l’économie, encore le socialisme, la politique, encore un petit peu de socialisme, la philosophie classique et, naturellement, le marxisme ! Entre l’activité physique dans le cadre du travail volontaire et l’activité intellectuelle pratiquée au cours des réunions de lecture, les collaborateurs de Guevara étaient vraiment des surhommes !
Louis Althusser
Edward Bellamy
Bruno Bettelheim
Charles Fourier
Herbert Marcuse
Karl Marx
Platon
Arthur Schopenhauer Léon Trotski
ses actions, ses idées ni ses stratégies ne sont défiées, ce qui aurait pu permettre à Guevara d’éviter des erreurs cuisantes. Au Congo et en Bolivie, il recrute de la même manière et s’entoure de gens qui lui sont inférieurs (en âge et en connaissances). Cuba est en liesse et l’Argentin a bon accueil auprès des anti-Batista, mais rapidement la réputation de Guevara s’assombrit, surtout dans la presse américaine. Quels sont les événements qui identifient Guevara comme l’influence maléfique de la révolution?
Couverture du magazine Time, édition latino-américaine du 6 août 1960.
Déjà, les Américains s’inquiètent quand le T i me Magaz i ne, dans son édition du 6 août 1960, présente les leaders cubains de cette façon : « Fidel est le cœur, l’âme et la voix de Cuba. Raúl en est le poing qui tient le poignard de la révolution. Et Guevara, le cerveau : c’est lui qui est le responsable essentiel du tournant à gauche pris par La Havane. C’est l’élément le plus fascinant et le plus dangereux du triumvirat : le Che pilote Cuba avec un froid calcul, une grande intelligence et un sens aigu de l’humain. » Des appellations plus négatives apparaissent : «le pouvoir de l’ombre de Castro » – Szulc, New York T imes; « le cerveau de Castro» – T imes; « l’homme sinistre derrière Fidel » – Sondern, Readers’ Di gest ; « le dictateur rouge derrière Castro» – US World and News Report.
Guevara inquiète, car sa présence au Guatemala, pendant l’épisode Arbenz, et son arrestation au Mexique sont vite connues. Ses tendances marxistes sont mises de l’avant et ses pérégrinations continentales font de lui le troublefête communiste qui se cherche une révolution. Pour les Américains et les classes moyennes cubaines, les révolutionnaires n’avaient rien de marxiste même s’ils promettaient d’y aller de quelques réformes sociales-démocrates. Mais le rôle croissant de cet Argentin fait craindre le pire. De plus, lorsque les barbudos mettent en place le nouveau gouvernement, Fidel Castro fait face à un manque de compétences. Comme il apprécie les capacités intellectuelles de Guevara, il veut lui offrir des responsabilités ministérielles, mais pour cela Guevara doit être de nationalité cubaine. Qu’à cela ne tienne, en janvier 1959, Castro émet un décret qui naturalise le Che, acte qui le rend éligible à la présidence. Dès lors, les Américains comprennent l’importance de cet « étranger » qui reçoit tant d’honneurs et de responsabilités immédiatement après la guerre. Le « cerveau de la révolution » a maintenant plusieurs tâches importantes : il supervise l’éducation de l’armée, il est responsable du journal Verde Olivo, de la fanfare militaire, du Département du cinéma et de la Section des arts plastiques, mais, surtout, il est le chef militaire de la base de La Cabaña. C’est surtout cette dernière responsabilité qui lui donnera une image de tueur et de bourreau. C’est à La Cabaña que s’installe le Tribunal révolutionnaire afin de juger et de condamner les ennemis du peuple. Dès les premiers instants de l’implantation du gouvernement révolutionnaire, le Che s’empare des archives du Bureau de répression des activités communistes (BRAC). Il veut repérer les mouchards et les traîtres. Guevara n’invente rien ; toutes les révolutions
Peine de mort
À la fin des procès, il y aura eu six cents exécutions, presque tous anciens fonctionnaires du BRAC.
doivent franchir ce rite de passage que sont les grandes purges, qui, souvent, hélas, ne sont rien de plus que des règlements de comptes. Pour s’assurer de la régularité du Tribunal révolutionnaire, Guevara choisit des juristes, des magistrats et des procureurs sans allégeances politiques. Pour accélérer le processus, le Tribunal est divisé en deux niveaux. Le premier tribunal, qui a le pouvoir d’appliquer la peine de mort, juge les actions des policiers et des militaires. Dans le second tribunal, pour les civils, la peine de mort n’a pas sa place. Guevara n’est pas membre des tribunaux ; il reçoit les recours en appel et il signe les condamnations, d’où son surnom de « Boucher de La Cabaña ». Un mois après la formation du Tribunal, on compte une vingtaine d’exécutions ou, selon les sources américaines, deux cents policiers et militaires exécutés. Dès janvier 1959, il avertit les troupes de faire preuve de retenue et d’acheminer tous les prisonniers vers les tribunaux. Il veut éviter toute forme de justice populaire et garantir le bon déroulement des procédures : « Ni vous ni personne ne peut faire ce qu’il veut. Il y a des tribunaux révolutionnaires. Si l’un de vous prend ce type d’initiative, je le ferai enfermer et passer au tribunal révolutionnaire lui aussi. »
Cette mise en garde maintient l’ordre dans les rues, et les procès se déroulent rondement et rapidement. Dès les premières semaines de 1959, près de mille prisonniers défilent devant la Comisión de depurac ión. Les procès débutent à vingt ou vingt et une heures et les verdicts sont prononcés vers trois heures du matin. Les condamnés à mort étaient en majorité des membres de la police et de l’armée et avaient tué ou torturé des opposants au régime Batista. Les témoins, les survivants et les membres des familles des disparus
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION
venaient raconter leur histoire et, après délibérations, les accusés étaient condamnés. Si le cas s’y prêtait, les photos des victimes et des condamnés étaient publiées dans les journaux. Les Cubains approuvaient cette procédure, plusieurs trouvant même qu’un simple séjour en prison était trop doux pour ces tortionnaires et ces tueurs. Che ne rencontrait jamais les accusés ; il regardait les dossiers en compagnie des juges et des procureurs. Pour lui, cette purge était nécessaire; il était convaincu qu’Arbenz, au Guatemala, avait échoué parce qu’il n’avait pas purgé son armée et avait laissé les traîtres et les mécontents aider la CIA à renverser son régime. Ces procès nourrissent encore aujourd’hui la haine de nombreuses personnes à l’égard de Guevara. Puisqu’il avait le dernier mot sur les exécutions et qu’il refusait de gracier quiconque avait torturé, il en vint à incarner, surtout pour les Cubains en exil qui perdirent un membre de leur famille
Fortaleza de San Carlos y San Severino de La Cabaña
Après la campagne révolutionnaire, Guevara fut nommé chef de la base militaire de La Cabaña. La forteresse-caserne fut le siège du Tribunal révolutionnaire au début de l’ère castriste. L’Espagne avait commencé la construction de cette forteresse, en 1763, pour s’assurer qu’aucun envahisseur ne puisse prendre ascendant sur La Havane. Construite sur les hauteurs à l’est de la ville, c’est la plus grande forteresse coloniale des Amériques.
dans ces purges, rien de moins qu’un meurtrier. Ce fut au tour des survivants, des témoins et des membres des familles des condamnés de monter un dossier contre Guevara et contre le régime de Castro. Mais le héros demeure fidèle à ses principes : un traître n’a pas sa place dans la société. Pour Guevara, il était normal de se débarrasser de ces personnes. Après les combats et les péripéties de la Révolution cubaine, les expériences et les décisions positives et négatives du premier gouvernement révolutionnaire, Guevara affine sa pensée et revoit ses théories sur la révolution. Quels sont ses nouveaux arguments ?
Dès les débuts, les leaders cubains font le ménage dans l’armée et dans la police, et ils s’assurent de la droiture révolutionnaire des recrues. Les réformes se déroulent à un train d’enfer. En mars 1959, par exemple, le gouvernement nationalise les compagnies de téléphone et les transports en commun, et il décrète une baisse des loyers et du prix des médicaments. On grogne dans les rues ; ceux qui reçoivent trouvent que le rythme des changements est trop lent et ceux qui perdent le trouvent trop rapide. Les ministres manquent d’expérience et sont mutés. Les barbudos veulent imposer leurs vues à toute la population, mais ils ne veulent surtout pas transformer leur gouvernement en dictature... ce qui serait l’ironie suprême. Pour éviter les dérapages de la part des forces de l’ordre trop zélées ou trop nerveuses, Guevara explique le nouveau rôle des citoyens dans son discours à l’Académie de police, le 30 septembre 1959 : « [Le rôle révolutionnaire de la nouvelle police est de] devenir l’informateur constant, non pas des possibles conspirations, car nous avons un peuple
entier pour nous aider à ça, mais de la réaction populaire face aux mesures prises par un ministre ou le gouvernement en général, pour savoir ce qui se dit et ce qui se pense. [...] Et pas pour contrôler les gens, pas pour les punir d’exprimer une opinion, au contraire, pour analyser et déterminer la vérité de ces opinions et savoir ce que pense le peuple de nos actions, car le peuple ne se trompe jamais, c’est nous qui nous trompons et devons nous corriger. »
La pilule dut être amère pour ces anciens guérilleros habitués à tout contrôler, mais leur inexpérience les rendait dépendants de la réaction de la population pour évaluer leurs décisions. Deux années plus tard, le gouvernement cubain patauge toujours. Des nationalisations mal planifiées ou des élans d’industrialisation avortés donnent un bilan mitigé. Les Cubains, face aux pénuries, à des débuts de famine, à des faillites, doivent redoubler de créativité pour survivre dans ce nouveau Cuba qui devait être, selon la propagande de la sierra Maestra, idyllique. La révolution ne tient pas ses promesses et Guevara, toujours franc, avoue les erreurs commises par un gouvernement qui ne cesse d’improviser. Il écrit dans « Un péché de la révolution », publié dans Verde Olivo, le 12 février 1961 : « Les révolutions, transformations radicales et rapides, sont le fruit des circonstances. Elles ne sont pas toujours, ou presque jamais ou peut-être jamais, mûres et prévues scientifiquement dans leurs détails ; elles sont faites des passions, de l’improvisation d’hommes dans leur lutte pour les revendications sociales, elles ne sont jamais parfaites. La nôtre non plus. Des erreurs furent commises et certaines se paient cher. »
Camilo Cienfuegos Gorriarán
(1932-1959) Né à La Havane, Cienfuegos immigre aux États-Unis, en 1953, après le coup d’État de Batista. Déporté en 1955, il est à Cuba pour l’attaque de La Moncada. Il est arrêté, emprisonné et torturé. Libéré, il joint les rangs pour l’aventure de la sierra Maestra. Capitaine dans la colonne de Guevara, ses prouesses et son zèle le rendent indispensable. Il devient comandante en avril 1958. En octobre 1959, Cienfuegos périt dans un accident d’avion alors qu’il rejoignait, à La Havane, Fidel Castro et les autres dirigeants de la Révolution. Membre du panthéon révolutionnaire cubain, son image paraît sur des timbres et sur la monnaie nationale. Photos : DR.
La candeur de Guevara est rafraîchissante, mais elle montre aussi son dépit. Après de courts passages à différentes fonctions, comme celle de président de l’Institut national de la réforme agraire, celle de responsable de l’industrialisation et, à partir du 26 novembre 1959, celle de président de la Banque centrale de Cuba, Guevara dénonce l’immobilisme du gouvernement. Ses démêlés avec ses collègues et d’autres soi-disant spécialistes (selon lui) ne donnant aucun résultat, c’est à travers ses écrits et ses discours que, peu à peu, il critiquera les actions du gouvernement. Contrairement au dicton, le temps n’arrange pas les choses pour le jeune gouvernement cubain. Les ennemis de la révolution sont de plus en plus nombreux. Ils dénoncent les abus et les tractations de cette lutte pourtant toujours présentée comme une grande guerre de libération. Les Cubains savent bien qu’elle n’est rien de mieux que n’importe quel autre conflit avec ses intrigues et ses magouilles. Guevara, tenant toujours le flambeau de la ferveur révolutionnaire, dans un discours prononcé le 28 octobre 1964, au cours d’une cérémonie en hommage à un camarade disparu, Camilo Cienfuegos, croit nécessaire de défendre cette révolution qu’il aime tant :
« L’histoire des révolutions a une grande part souterraine, qui n’est pas exposée à la lumière publique. Les révolutions ne sont pas des mouvements absolument purs ; elles sont réalisées par des hommes et naissent au milieu de luttes intestines, d’ambitions, de méconnaissances mutuelles. Et tout cela, quand tout est surmonté, se transforme en une étape de l’histoire, qui, à tort ou à raison, se tait peu à peu et disparaît. »
Oui, la révolution a des torts. Oui, ses combattants peuvent s’entre-déchirer. Oui, les révolutionnaires commettent des erreurs. Ces lacunes seront oubliées lorsque les objectifs seront atteints. Des succès et des gains montrent la nécessité de la révolution. Les interventions publiques de Guevara mettent en évidence des dérapages qui le dérangent. Il tente d’expliquer, à ses auditeurs et à lui-même, les délais et les ratés d’une révolution pourtant si prometteuse. Che Guevara a laissé en héritage à tous le souvenir de ses actions, mais le guérillero écrivain a laissé à ses disciples des textes nombreux. Un des plus importants est La Guerre de guérilla, publié en 1961. Qu’est-ce qu’une guérilla ?
Le mot « guérilla », d’origine espagnole, signifie « ligne de tiraillement ». Il est apparu au moment des guerres napoléoniennes, vers 1809-1813. Pendant la campagne du duc de Wellington au Portugal et en Espagne, une alliance s’établit entre les troupes régulières et des insurgés espagnols et portugais – des guérilleros – pour expulser les Français de la péninsule. Si le mot est relativement nouveau, la stratégie qui consiste à attaquer puis à fuir existe depuis les premiers conflits armés. C’est la lutte du plus faible contre le plus fort.
L’anecdote veut que Fidel Castro, au cours d’une réunion du cabinet, ait demandé : « Qui est économiste ? » Guevara aurait levé la main, croyant que Fidel avait dit « communiste ». Blague ou non, Guevara, l’homme qui voulait abolir les incitatifs économiques, devient président de la Banque nationale de Cuba. Ne ratant pas l’occasion de manifester son mépris pour l’argent, c’est d’un « Che » qu’il paraphe les nouveaux billets de dix et de vingt pesos.
Malgré sa nature improvisée, la guerilla a des caractéristiques précises. Les combattants n’ont pas d’uniforme, ce qui rend malaisée leur différenciation de la population civile. Ils utilisent des armes et de l’équipement non conventionnels et ils ont des tactiques originales qui embêtent les stratèges des armées régulières – qui doivent se contenter de réagir à leurs coups. Ils attaquent, souvent la nuit, en petits groupes de dix à cent personnes. La guérilla n’affronte jamais l’armée de face ; elle s’en prendra plutôt à des détachements isolés, à des baraques mal défendues, à des convois ou à des lignes de chemin de fer. Sur le terrain, la guérilla n’a ni front ni arrière-garde. Elle se terre dans une zone plus ou moins définie et attend son heure pour attaquer des cibles aussi bien militaires que gouvernementales. Souvent, une riposte des militaires entraîne la mort de civils. Les guérilleros misent éventuellement là-dessus, car les morts civiles font de la bonne propagande antigouvernementale ou antioccupant. Stratégiquement parlant, puisque la guérilla est une troupe continuellement en mouvement, sa force de frappe est limitée, mais elle est suffisante pour gêner une force d’occupation ou pour harceler l’armée régulière d’un gouvernement contesté. Par contre, cette exigence de mobilité est un désavantage réel lorsqu’il s’agit d’une campagne expansionniste où l’on doit occuper le territoire. Un autre atout de la guérilla est sa maîtrise de la guerre psychologique, grâce à la propagande. Enfin, le sabotage et certains actes de terrorisme font partie de l’arsenal des guérilleros. L’armée de guérilla est un fantôme qui frappe partout et qui s’esquive sans cesse ; elle décourage les forces régulières, qui n’accumulent que des échecs. Connaître les caractéristiques de la lutte de guérilla et en raffiner toutes les étapes ne garantissent pas le succès de
la stratégie, car car le succès ne repose repose que sur une seule seule chose : la riposte des autorités. Si le gouvernement ou les forces d’occupation n’y mettent ni l’effort ni les moyens nécessaires pour la contrer, la guérilla vaincra. La plupart du temps, elle est vouée à l’échec, car les autorités acceptent rarement de s’en laisser imposer par une bande de petits soldats. La guérilla se terminera par une répression sanglante ou par l’usure du temps, qui la reléguera aux oubliettes et fera que ses actions ne trouveront plus écho dans la population. Aujourd’hui, cette forme de lutte est rarement productive, car les insurgés incarnent rarement les attentes de tout un peuple ; ils forment des groupes marginaux (qui souvent se scindent en sous-groupes dissidents) dont les buts, souvent limités et mal définis, ne parviennent pas à rallier qui que ce soit. Quelquefois, s’ils sont conscients de leur marginalité, les «nouveaux» guérilleros troquent les cibles habituelles de la guérilla (forces armées, police, grandes entreprises ou commerce qui rapporte beaucoup d’argent au gouvernement) pour des cibles civiles. Ils optent alors pour le terrorisme, leur but étant de choquer de la façon la plus cruelle et la plus sanglante pour démontrer l’incapacité des autorités à protéger la population et, de là, de pousser la population à se rebeller... rebeller... une stratégie strat égie qui fonctionne rarement. Si la technique de la guérilla est connue depuis longtemps et se pratique partout où il y a des cellules de résistance, c’est désormais dans le milieu rural qu’elle agit. En 1895, Friedrich Engels constatait que les forces gouvernementales avaient appris des rébellions qui avaient secoué l’Europe en 1848. Elles étaient maintenant plus mobiles et leur équipement plus léger leur permettait de mieux affronter les guérillas urbaines. Depuis le XXe siècle, les guérillas rurales sont courantes, les villes faisant immanquablement figure
Friedrich Engels (1820-1895)
Théoricien socialiste allemand, il est à l’origine du « matérialisme historique » et est au centre de la création de la IIe Internationale Internationale..
1848
Cette année-là, de nombreuses journées d’agitation politique et d’insurrection à caractère socialiste et ouvrier ont ébranlé la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Hongrie et la Pologne. Partout, les émeutes ont été vivement réprimées (5 600 morts en France), mais chaque fois l’action populaire a amené des gouverneme gouvernements nts à démissionner, à changer ou à abolir des lois, à modifier ou à renouveler des constitutions.
de bastions contre-révolutionnaires où les insurgés seraient trop vite repérés ou trahis.
1848
Gravure d’époque montrant les ouvriers parisiens hissant le drapeau rouge sur les barricades, en juin 1848.
La Révolution cubaine donnera à Guevara l’occasion d’améliorer sa description des caractéristiques de la guérilla, du moins celles qui lui semblent devoir s’appliquer à toute l’Amérique latine. Quelles sont les grandes lignes de La Guerre de guérilla, son manuel du guérillero ?
Ernesto Guevara participe à la Révolution cubaine l’arme à la main, des préceptes socialistes dans la tête et des notes plein les poches. La Gue Guerre rre de gué guér r illa est le résultat de ses réflexions colligées ici et là au gré des succès et des échecs de ses compagnons. Il voyait la Révolution R évolution cubaine comme un laboratoire où tout devait être étudié et analysé afin de créer une méthode révolutionnaire infaillible et de disséminer les germes de la révolte partout dans le monde. Le résultat est un mélange de stratégie et de bons conseils à la
portée de tous. L’importance de ce livre fut telle que le président américain Kennedy obligea ses stratèges militaires à le lire afin qu’ils comprennent mieux les tactiques de leurs nouveaux ennemis, les guérilleros. L’ouvrage est une méthode infaillible pour mener à bien une entreprise révolutionnaire. La guérilla est l’outil parfait pour accéder au pouvoir, puisqu’elle peut s’enclencher avec aussi peu que trente ou cinquante hommes. Le but n’est pas de narguer le gouvernement ni de transformer une zone rurale en un fief personnel. Le guérillero doit connaître la raison de son engagement; il doit avoir une connaissance précise de son programme politique pour convaincre le peuple de se joindre à sa lutte. Le guérillero ne doit jamais oublier qu’il combat pour le peuple. Il forme l’avant-garde combattante du peuple. Dans un lieu donné, dans un territoire précis, le guérillero organise la résistance armée et enseigne les principes révolutionnaires à la masse, qui, une fois éduquée et apte à comprendre les enjeux de la lutte, se rallie et accepte de participer à la transformation de la société. La guérilla, pour bien fonctionner et s’intégrer en douceur dans le milieu rural, doit avoir un germe d’organisation politique qui lui permette de dicter des lois et d’établir les bases d’un système sys tème judiciaire qui garantira l’ordre au sein des guérilleros et dans la zone qu’elle contrôle. La bonne entente avec la population civile permet à la guérilla de se fondre dans le milieu rural, ce qui facilite l’approvisionnement des troupes. Pour ne pas être perçus comme des parasites, les guérilleros doivent payer tout ce qu’ils prennent aux paysans. S’ils n’ont pas d’argent, ils utiliseront utili seront des des « bons d’espoi d’espoirr » qui garantiro garantiront nt aux paypaysans d’être remboursés dès que l’argent sera disponible. La troupe peut aussi travailler pour les paysans en échange des
John Fitzgerald Kennedy
(1917-1963) Président des États-Unis de 1960 à 1963, il intervient dans l’histoire cubaine à l’occasion de l’invasion de la baie des Cochons, en 1961, et pendant la « crise des missiles », en 1962.
provisions dont elle a besoin. Ce qui est le plus efficace, c’est la construction d’une base permanente où les guérilleros peuvent fabriquer des produits essentiels – comme l’a fait Guevara en mettant sur pied la base d’El Hombrito. Pour ce qui est des actions militaires, Guevara encourage ses compagnons à utiliser les stratégies usuelles : les attaques nocturnes, les déplacements fréquents... mais il interdit le terrorisme car, trop souvent, il entraîne la mort d’innocents. Ces morts ne sont pas la meilleure façon de rallier la population à la cause de la guérilla. Au terrorisme, il préfère le sabotage, qui permet de mieux cibler les biens et les intérêts gouvernementaux et militaires. Un programme politique, une bonne stratégie militaire, des sources d’approvisionnement sûres ne sont pas suffisants. La propagande est l’ultime outil de la guerre de guérilla. Il est essentiel que la population en connaisse les objectifs. La guérilla doit rallier la population aux raisons de sa lutte et aux solutions proposées. La désinformation gouvernementale doit être contrée et les réalisations accomplies dans la zone libérée doivent être mises en évidence afin que la population cesse de percevoir les guérilleros comme des ennemis. C’est ce qu’a fait Guevara en créant son journal dans la sierra Maestra. Un journal révolutionnaire, c’est bien ; une radio révolutionnaire, c’est mieux. Dans un contexte rural où la majorité des gens sont illettrés, c’est un atout majeur, car elle permet d’entendre les voix enthousiastes des camarades et, ainsi, de mieux répandre la ferveur révolutionnaire. La clef de voûte de la lutte de guérilla est la théorie du foco (ou du foyer). Elle permit à Fidel Castro de se défaire du régime de Batista ; avant lui, Mao Zedong avait aussi fait la preuve de l’efficacité de cette stratégie. Quelle est-elle ?
Guevara examine les caractéristiques générales de la guérilla ; il les adapte pour l’Amérique latine et croit percevoir des particularités à la Révolution cubaine. Selon lui : « … la révolution cubaine a fait trois apports fondamentaux à la mécanique des mouvements révolutionnaires en Amérique latine : 1) Les forces populaires peuvent gagner une guerre contre l’armée. 2) Il ne faut pas toujours attendre que soient remplies toutes les conditions pour la révolution ; le foyer insurrectionnel peut les créer. 3) Dans l’Amérique sous-développée le terrain de la lutte armée doit être fondamentalement la campagne. »
Les premier et troisième aspects reprennent des énoncés connus : une guérilla peut vaincre une armée régulière si celle-ci n’a pas les moyens ni la volonté de lutter ; la campagne comme lieu de bataille privilégié de lutte est une constante depuis le XXe siècle. La spécificité cubaine semble bien mince. Le deuxième aspect, celui du foyer insurrectionnel point de départ de toute lutte, est de loin le plus intéressant et le plus trompeur. Le foyer insurrectionnel – que l’on nomme aussi foco – est, la plupart du temps, associé aux mouvements insurgés latino-américains. Le foquismo est un noyau d’irréductibles guérilleros installés dans une région isolée – donc protégée – éduquant les paysans et attaquant sporadiquement les forces gouvernementales. Par leurs actions, ils espèrent réussir à enflammer toute une région, toute une nation et à renverser le pouvoir corrompu. Au départ, la stratégie est simple à réaliser. En effet, les membres de la petite bande sont souvent perçus par les paysans comme des Robin des Bois plutôt sympathiques (ou des Gaulois irréductibles)
Conditions pour la révolution
Ces conditions nécessaires se résument généralement par l’apparition de manifestations pacifiques ou de confrontations violentes avec les forces de l’ordre dans différentes régions, des grèves, des interventions étrangères ou des scandales touchant les élites dirigeantes.
qui, non seulement les protègent des exactions gouvernementales, mais aussi les aident à effectuer quelques tâches et, dans des cas plus rares, leur apportent la modernité : l’alphabétisation, un certain savoir technique et médical. Le foco, grâce à son isolement, permet de créer des mouvements insurrectionnels idéologiquement indépendants. Cette forme de guérilla permet de développer un programme politique original qui réponde uniquement aux attentes de la population plutôt que de répéter servilement les d iktats de Moscou ou de Pékin. Pour Castro et Guevara, le foco peut non seulement irradier le mécontentement, mais aussi attirer tous les désillusionnés du pouvoir, servir de catalyseur et harnacher le mécontentement. Dans ce cas, l’idéologie dominante importe peu. Il s’agit de réunir tous les problèmes minant la population et de leur apposer des solutions sans vraiment les envelopper idéologiquement. Le foquismo, aussi bien organisé soit-il, ne garantit pas le succès. Comme le succès de la guérilla, il dépend de la réaction des autorités. Même si Guevara affirme que la lutte peut s’amorcer sans l’apparition des conditions révolutionnaires, certains éléments doivent exister pour que le foqui smo se transforme en révolution. Il faut que la population ait conscience de l’illégitimité du gouvernement, qu’elle soit dépitée de ses actions et qu’elle considère la proposition des insurgés comme une contrepartie viable au gouvernement corrompu. Sans ces conditions essentielles, la guérilla restera une petite bande de soldats se cachant dans les montagnes. La Révolution cubaine est l’exception qui confirme la règle. Un groupe de guérilleros inspirés et enthousiastes s’installent dans la sierra Maestra et, à partir de presque rien, les cellules insurrectionnelles se répandent, la révolution grandit et triomphe. Pourquoi ? Parce que Batista n’a plus
de légitimité, ses ordres ne sont pas suivis, l’armée lutte mollement, des soldats joignent la rébellion, les Américains se retirent et la population cubaine (urbaine et rurale) veut vraiment un changement. Dans son analyse, Guevara (l’homme de la campagne) ignore la désorganisation des forces gouvernementales et le rôle tenu par les citadins, qui, par des grèves, des manifestations et des actes de sabotage, ont contribué à l’effritement du régime Batista. Des critiques du foquismo, provenant surtout des membres des divers partis socialistes cubains, affirment que le rôle des villes pendant la Révolution cubaine fut mis de côté par Castro lui-même, parce qu’il voulait donner plus d’importance à ses péripéties dans la sierra Maestra. Quoi qu’il en soit, Guevara, toujours méfiant à l’égard des villes, commet la même erreur en considérant la campagne comme le centre de tout. Cette stratégie, utilisée des centaines de fois, n’a fonctionné qu’à trois reprises : à Cuba (où la chance a joué), en Chine et au Viêt-nam (parce que les dirigeants l’ont transformée). Le foquismo à la Guevara n’est pas patient. Les liens qu’il tisse avec les paysans ne sont pas durables ; ils ne servent qu’à garantir leur appui, à assurer l’approvisionnement et, si tout va bien, à fournir quelques recrues. Dans la Chine de Mao Zedong et dans le Viêt-nam de Vô Nguyên Giáp, le foco s’est transformé en guerre des masses
« Allumer deux, trois, plusieurs Viêt-nam. »
Alors que les États-Unis s’enlisent dans le bourbier vietnamien, l’idée vint que plusieurs foyers insurrectionnels permettraient de vaincre l’impérialisme, qui ne pourrait se défendre partout à la fois.
Mao Zedong
(1893-1976) Le Grand Timonier, Mao Zedong, président de la République populaire de Chine, de 1954 à 1959. Vô Nguyên Giáp ,
général vietnamien qui lutta contre les Français (1947–1954) et contre les Américains (1964–1975), ministre de la Défense du Viêt-nam de 1960 à 1980. Vice-premier ministre de 1976 à 1991.
populaires. Les guérilleros s’installent, libèrent, contrôlent ET gouvernent des zones rurales en y créant même une « capitale » temporaire. Les forces gouvernementales, qui combattent des masses populaires, affrontent plus qu’une bande de guérilleros ; elles affrontent un gouvernement parallèle, beaucoup plus difficile à abattre. Cette stratégie de la guerre des masses populaires est plus efficace, car elle se base sur la mobilisation de la population rurale et sa transformation en une armée de guérilla dont le but est d’étouffer petit à petit les bases urbaines du régime à abattre. Guevara enseigne aux guérilleros à s’intégrer à leur milieu, à connaître Vô Nguyên Giáp (Né en 1912) chaque montagne, chaque bosquet, chaque sentier pour échapper éventuellement aux forces armées et à expliquer aux habitants les raisons de la lutte et le programme politique de la guérilla. Si tout va bien, par une sorte d’osmose, la lutte se répand et les recrues viennent grossir les rangs. Lorsque le groupe est trop nombreux, il se divise et un autre chef guérillero crée un foyer de guérilla dans une autre région et la lutte se poursuit. Comme les cellules du corps se divisent et se subdivisent à l’infini pour maintenir la vie, les cellules de la guérilla se divisent et se subdivisent pour maintenir la lutte nationale. Mao et Giáp, plus patients, vont au-delà de la cohabitation nécessaire au foqu i smo. Ils organisent des bases permanentes et, plutôt que d’essaimer des cellules révolutionnaires, ils établissent un gouvernement réel dans les zones libérées. Petit à petit, elles couvrent le territoire national. La facilité avec laquelle le foquismo a fonctionné à Cuba a faussé la perception de Guevara. Cet aspect de la
Révolution cubaine laissa croire à beaucoup de révolutionnaires en herbe que les guérillas se faisaient sur demande. Beaucoup de jeunes utopistes et idéalistes à travers le monde se sacrifièrent en vain dans des luttes de guérilla qui n’avaient aucune chance de triompher. Stratégiquement et militairement parlant, le foquismo est mort en Bolivie, le 9 octobre 1967. Toute stratégie a besoin de bons exécutants. Dans La Guerre de guérilla , Guevara fait des recommandations à ce sujet. Qu’est-ce qu’un guérillero typique ?
Pour Guevara, le guérillero est avant tout un combattant agraire engagé et dévoué qui lutte pour transformer un idéal clair et précis en une réalité. Son engagement doit être entier. Sa moralité doit être exemplaire, car le guérillero de l’avant-garde doit convaincre les masses de s’associer à la lutte. Il doit agir comme un missionnaire : il doit aider les masses et leur apporter la bonne nouvelle. Pour que les guérilleros s’intègrent dans une région, ils doivent avoir la certitude d’être accueillis par les habitants. Pour se faire accepter, ils devront travailler fort. La plupart sont des intellectuels idéalistes, des étudiants ou encore des cols blancs qui vivent une crise existentielle. Tous veulent changer le monde et, souvent, ils prêchent leurs grandes idées aux paysans dans un langage que ceux-ci ne comprennent pas. Ou les paysans les ignorent (ce qui n’aide pas le recrutement), ou les paysans les considèrent comme des raseurs envahissant leurs terres et les dénoncent aux autorités (comme ce fut le cas en Bolivie). Les guérilleros doivent adopter les us et coutumes des paysans pour que la cohabitation soit acceptable.
Physiquement, le guérillero doit être solide. La vie de la guérilla n’est pas de tout repos : les longues marches, les courses effrénées, le transport de matériel, les nuits blanches, l’escalade, et aussi le froid, la faim et les maladies. Le guérillero efficace aura entre seize et quarante ans, mais le guérillero idéal aura entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Il doit être vif d’esprit, flexible dans ses méthodes et imaginatif, ce qui lui permettra de transformer des situations imprévues en occasions d’attaquer l’ennemi. La capacité d’improviser est un atout. Le guérillero doit être nocturne, silencieux et discret, car les paysans ne sont pas tous des alliés. Le guérillero doit être lucide car, en joignant la lutte, il accepte de se sacrifier pour une grande cause : « Ces sacrifices ne seront pas le combat quotidien, la lutte face à face avec l’ennemi ; ils auront des formes plus subtiles et plus dures pour le corps et l’esprit du guérillero. « Il sera peut-être châtié durement par les armées ennemies ; divisé, séparé des autres, torturé, poursuivi comme un animal dans la zone où il se battra, avec l’inquiétude permanente d’avoir des ennemis infiltrés dans la guérilla ; avec la méfiance permanente face à tout, la peur que les paysans effrayés “ donnent ” les guérilleros ; sans autre alternative que la mort ou la victoire dans des moments où la mort est une chose mille fois présente, et la victoire le mythe dont seul un révolutionnaire peut rêver. »
Guevara décrit aussi la vie quotidienne. Le guérillero doit aimer la vie à la belle étoile et dormir dans un hamac. Une toile de Nylon imperméable installée dans les arbres le
protégera de la pluie. Éveillé ou endormi, il ne doit jamais quitter ses bottines, car une attaque des forces armées peut arriver en tout temps. Il en est de même de son arme et de ses munitions. Le menu des guérilleros est terne, mais nourrissant. Il comprend des tubercules, des céréales, de l’huile, du sel et, quelquefois, la viande d’un animal sacrifié ou acheté d’un paysan. Dans son bagage, outre son hamac, un peu de nourriture, son arme, des munitions et l’incontournable gourde, le guérillero doit aussi transporter des médicaments « de guerre » comme de la pénicilline, des antibiotiques, des analgésiques et d’autres drogues relatives aux maladies de la région. Le tabac a aussi sa place dans le bagage du guérillero, car il permet au combattant de relaxer. La pipe est conseillée parce qu’elle ne gaspille pas le tabac. Pour contrer l’isolement, garder la ferveur révolutionnaire ou tout simplement s’évader, le guérillero doit aussi avoir des livres. Les lectures recommandées sont les biographies des héros d’antan ou des héros locaux, des livres d’histoire ou de géographie traitant de l’endroit à libérer et des ouvrages d’intérêt général pour élever le niveau culturel des combattants. La lecture offre une bonne distraction et elle empêche les combattants de gaspiller temps et argent dans des jeux peu recommandables. En complément, un bon guérillero autodidacte aura toujours sur lui un cahier et un stylo pour prendre des notes, coucher ses réflexions, tenir un journal ou encore écrire des lettres. Le guérillero idéal est Ernesto Che Guevara !
La consommation du tabac « permet au combattant de relaxer». Photo : www.che-lives.com
Qu’en est-il de la guérillera?
En 1958, Aleida March, deuxième épouse de Guevara, était institutrice dans la ville de Santa Clara et militante. Menacée, elle se réfugie dans la sierra de l’Escambray – où se trouvait la troupe de Guevara, à laquelle elle se rallie. Comme elle connaît bien la région, elle sera messagère. Aleida serat-elle la guérillera idéale ? Photo : www.che-lives.com
Guevara, l’ennemi des conventions sociales et le remanieur de sociétés, n’oublie pas le rôle de la femme dans la lutte révolutionnaire. Il affirme qu’il est temps de cesser de sousestimer le rôle de la femme si l’on veut construire une nouvelle société. La femme est capable de réaliser les mêmes tâches que l’homme et elle peut combattre à ses côtés sans pour autant créer de malaise à caractère sexuel au sein de la troupe. Dans la vie réglée du combattant, la femme est une bonne compagne et a un rôle important à jouer. Comme elle a, en général, un plus petit gabarit, elle ne pourra participer à toutes les activités, mais son endurance et sa rapidité peuvent en faire une messagère hors pair. Elle devient alors le lien principal entre toutes les unités guérillas et contribue grandement au succès des opérations. De plus, son habileté à se mêler à la population locale fait qu’elle est rarement perçue comme une menace. Si, tragiquement, elle se fait prendre, on peut espérer que son statut de femme lui vaudra un traitement plus clément de la part des autorités. La guérilla ne va pas sans l’enseignement des pratiques révolutionnaires. La femme qui enseigne joue un rôle important auprès des paysans et de leurs enfants, à qui elle pourra montrer à lire et à écrire avant de les sensibiliser aux rudiments de la politique. Les femmes savent motiver les « élèves » et rendre l’éducation intéressante. Puisqu’elles sont chargées des tâches domestiques, leurs idées et suggestions aideront à mieux définir des réformes socioéconomiques, une fois la révolution réussie.
Sans prendre part au combat, la femme peut contribuer à la lutte en prodiguant des soins de santé. Plus maternelle qu’un compagnon, son appui, ses paroles ou sa seule présence peuvent faire le plus grand bien aux blessés et aux malades. Au bout du compte, la femme contribue à l’effort de guerre en cousant et en réparant les uniformes ou en préparant les repas. Il s’agit ici des fonctions traditionnelles de la femme, mais comme la guérilla œuvre en milieu rural, bastion traditionnel s’il en est un, il serait contre-productif de ne pas utiliser le talent de ces femmes traditionnelles. Pour réunir les théories de tous ses maîtres à penser et pour édifier à Cuba une société-phare du socialisme qui inspirerait la planète, Ernesto Guevara développe la théorie de l’« homme nouveau». Quelles en sont les caractéristiques ?
Discourir sur la guérilla était chose aisée pour Guevara, qui prenait ses notes à chaud et rectifiait le tir selon les succès et les échecs. Définir l’«homme nouveau» est une tâche complexe. Si Guevara est le guérillero parfait, il est aussi l’«homme nouveau». Dans «Le Socialisme et l'homme», où il développe le concept de l’«homme nouveau», il dément l’idée que le socialisme abolit l’identité de l’individu au profit de celle de la collectivité. Pour Guevara, cette idée ne tient pas debout car, sans individus, il ne peut pas y avoir de société. Il va plus loin et affirme que sans individus, il n’y aurait pas eu de guérilla. Faisant appel à Alfred Adler, Guevara associe d’abord l’homme à la guérilla, puis l’homme à la société. Le guérillero se forme dans la guérilla, mais les apports du guérillero la transforment. Le même phénomène se réalise dans la société. L’individu est influencé par la société et quelques individus plus créatifs transforment la
société, qui, elle, influence de nouveau les individus, différemment. Si cette théorie semble tourner en rond, elle démontre tout de même le changement continu de l’un et de l’autre et leur influence mutuelle. Guevara, le héros qui franchit tous les obstacles, n’a jamais cessé de se réinventer. Le petit asthmatique faiblard, le sportif, le médecin, le globe-trotter, le guérillero, le ministre qui deviendra un guérillero africain ! Il veut imposer son « mode de croissance » à tout un pays. Il développe alors le concept de l’«homme nouveau», qui, dans son double rôle d’individu et de membre de la communauté, doit engager tous ses efforts pour la construction du socialisme. Lorsque Guevara écrit «Le Socialisme et l'Homme à Cuba», il a cela à l’esprit. Son zèle missionnaire lui fait voir la Révolution cubaine comme la première étape d’une révolution mondiale. Il sait que Cuba est la genèse de tout, que le socialisme cubain doit être meilleur et plus inspirant que celui de l’Union soviétique ou de la Chine. Toutefois, la Révolution cubaine s’enflamme plus lentement que prévu. Le texte est écrit six ans après le triomphe de la Révolution et les changements tardent. Il admet que l’édification du socialisme est difficile, car elle oblige à reconstruire la société sans utiliser les armes du capitalisme : le commerce, la rentabilité, le matérialisme individuel. La seule façon d’éviter ce piège est de construire le communisme à partir de l’«homme nouveau». Comme le serpent, l’«homme nouveau» devra muer. Il se débarrassera de son enveloppe de capitaliste bourgeois. Il devra apprendre à se valoriser autrement que par sa valeur marchande (promotions, hausses de salaire...). La réalisation de l’«homme nouveau» se mesure au travail accompli, qui doit acquérir une nouvelle valeur. Un système qui alloue une quote-part pour l’accomplissement du devoir social doit remplacer la valeur commerciale de l’homme. Il
doit oublier l’idée que le travail n’est qu’un moyen d’amasser de l’argent pour satisfaire ses autres besoins. Désormais, il doit concevoir son labeur comme le moyen de réaliser sa grandeur humaine dans un objet créé ou dans un travail accompli. Cette transformation suppose un long processus, surtout à Cuba, qui est en période de transition et dont l’économie est en restructuration. Mais les dirigeants cubains savent que l’«homme nouveau» se développera parallèlement à la création de formes économiques inédites et qu’il acquerra chaque jour une meilleure conscience de son intégration à la société. Guevara déplore la division de la conscience sociale entre une avant-garde, formée des membres du Parti, idéologiquement plus avancée, et la masse, qui ne semble pas comprendre l’ampleur historique de la Révolution. L’avantgarde connaît les valeurs nouvelles et comprend la nécessité de faire tous les sacrifices. La masse ignore (ou refuse) le grand schème révolutionnaire et doit être continuellement soumise à des pressions intenses et à des stimuli de toutes sortes. Pour contrer ce désintérêt, Guevara suggère d’implanter une série de mécanismes et d’institutions révolutionnaires qui « seules permettront la sélection naturelle de ceux qui sont destinés à marcher à l’avant-garde ». Les deux outils principaux pour la mise en valeur de l’«homme nouveau» sont l’éducation des jeunes et l’exemplarité du Parti. La jeunesse, dit-il, c’est l’argile malléable qui servira à construire l’«homme nouveau». Son éducation sera complète (générale, technique et scientifique) et son intégration au travail se fera dès les premiers instants. Les étudiants, boursiers de l’État, auront à exécuter du travail physique pendant leurs vacances ou pendant leurs études. Le travail est un instrument éducatif, jamais un châtiment.
Conscience sociale
L’homme désabusé que Guevara a rencontré à Caracas, en juillet 1952, lui avait prédit la résistance obstinée de la masse. La révolution réussie n’est jamais le couronnement d’une lutte révolutionnaire, mais bien plutôt le début d’un autre combat encore plus difficile entre les guerriers idéalistes et le peuple d’une société corrompue qui ne veut pas changer.
Le rôle du Parti est très important. Il est l’avant-garde révolutionnaire qui veille à tout. Si la qualité de la société repose sur la qualité des individus qui la composent, il en est de même pour le Parti. Qui devient membre du Parti? Ce choix est basé sur le mérite : les meilleurs travailleurs sont nommés au Parti par leurs compagnons. Une fois «élus», les cadres du Parti doivent être sans faille puisqu’ils sont des exemples vivants qui guident et inspirent la masse. Le jour où cette dernière aura atteint le niveau d’éducation et de développement idéologique des cadres, alors seulement la société sera communiste. En attendant, les cadres doivent être des exemples de labeur et de sacrifice et leurs actions doivent inspirer la masse. Cette description de l’«homme nouveau» pur et dur et prêt à tous les sacrifices fait du Che son prototype. D’où les images de la propagande cubaine montrant le Che en train de couper la canne, de pousser la brouette et de conduire le tracteur. Démonstration doit être faite que personne ne doit être exempté des tâches manuelles. Che assure que cela aide l’intellectuel à se concentrer. Même si ces tâches l’ennuient, il les accomplit quand même, en souriant. Guevara conclut en précisant que la révolution n’a de cesse et que les sacrifices sont sans fin. Les dirigeants de la révolution ont des enfants, mais ils ne les entendront jamais balbutier ; leurs femmes doivent accepter leurs absences ; le groupe d’amis ne peut être que le groupe révolutionnaire. Seule la mort met fin à l’activité révolutionnaire. La vigilance doit être de tous les instants. Une faiblesse ouvre la porte à l’infiltration capitaliste ou impérialiste. L’internationalisme prolétaire est un devoir, mais aussi une nécessité. C’est ce qu’il faut enseigner au peuple. La révolution se réalise par l’homme, mais l’homme doit forger quotidiennement son esprit révolutionnaire.
Selon Guevara, l’«homme nouveau» n’acquerra la liberté qu’en suant eau et sang et en travaillant comme un forcené… Il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus !
Quelques penseurs ont légué à l’histoire un mouvement ou un système qui porte leur nom. Guevara est l’un d’eux. Dans tous les cas, ce sont les disciples qui attisent les flammes de ces mouvements et qui cherchent à disséminer les idées de leur bien-aimé héros. Qu’en est-il du guévarisme ? Un maître à penser, un livre (qui affirme que l’on entre en guérilla comme en religion), un esprit de sacrifice, un grand sens du dévouement pour une cause... Le guévarisme, c’est une version latino-américaine du marxisme-léninisme. Il prône l’engagement armé contre l’impérialisme yankee, la libération de la société et la création d’un « homme nouveau » parfaitement intégré à sa communauté. Le guévarisme est la synthèse que fait Guevara de ses lectures de Marx, de Lénine et d’Adler. Les disciples partagent la même perspective politique, font le même diagnostic des problèmes politiques et ont la même conviction que tout changement doit passer par la libération des paysans et des ouvriers par eux-mêmes, et non par une élite politique détachée de leurs problèmes quotidiens. Une révolution par le bas et non par le haut. Il faut
L’« homme nouveau »
Ernesto Che Guevara et son fils, Camilo. L’« homme nouveau » est l’intellectuel qui travaille aux champs ou à l’usine et le paysan ou l’ouvrier qui s’éduque continuellement. C’est l’individu qui cherche à se dépasser pour en faire bénéficier la collectivité. Photo : www.che-lives.com
En haut, Che Guevara expliquant les rudiments de la guérilla, au Congo, en 1965. Photo : www.che-lives.com En bas, des marines américains suivent attentivement les suggestions d’un instructeur colombien (2002). Photo : www.usmc.mil/ Deux époques, des objectifs antagonistes, une même méthode.
éduquer les paysans et les ouvriers et les aider dans leur démarche. En bref, les changements sociaux ne peuvent se faire dans un cadre parlementaire ; ils doivent se concrétiser dans la lutte armée du peuple qui revendique son identité, son inclusion à la vie nationale et ses droits. Le guévariste refuse le débat politique. Pour lui, tout révolutionnaire (réel ou dans l’âme) qui choisit de s’engager dans un parti politique est un faux révolutionnaire. Joindre un parti politique signifie se créer un emploi. À l’opposé, le guérillero qui quitte tout et risque sa vie pour défendre une cause ne désertera jamais et, qui plus est, l’expérience de la guérilla le transformera en « homme nouveau » ; il pourra devenir le cœur de la nouvelle société, comme le Che l’enseigne. Des groupes révolutionnaires influencés par le guévarisme subsistent aujourd’hui :
L’Armée de libération colombienne, le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), qui a pris des otages à l’Ambassade du Japon, à Lima, en décembre 1996, l’Armée populaire révolutionnaire mexicaine, l’Armée zapatiste de libération nationale mexicaine, du sous-commandant Marcos (moins guévariste, plus maoïste). Même si ces groupes contrôlent certaines régions des pays où ils sont implantés, leur rôle est marginal et leurs chances de voir un jour leur guérilla transformée en un grand mouvement national sont minces. Les temps ont changé : les forces contre-insurrectionnelles sont plus efficaces et des réformateurs optent maintenant pour le parlementarisme. Che Guevara est perçu de plus en plus comme un homme aux idées passéistes dont les actions sont dignes d’être admirées mais impossibles à répéter. L’échec de 1967, en Bolivie, où la théorie du foyer a échoué lamentablement, aurait dû désenchanter ses émules. Ce foco isolé et sans approvisionnement a obligé la troupe à errer sans fin dans la jungle bolivienne. Malgré leur sens du martyre, les guérilleros échouèrent. Stratégiquement et militairement, le guévarisme n’aurait jamais dû se perpétuer.
En 1959, le guérillero devenu ministre entreprend de parcourir le monde à titre d’ambassadeur extraordinaire. Fidel Castro veut promouvoir sa révolution, mais il cherche également des appuis économiques. Quels furent les résultats des premiers voyages de Guevara ? Dès la fin de la Révolution, Castro cherche à asseoir son pouvoir. Pour mieux y arriver, il charge le valeureux comandante de purger les forces de l’ordre dans l’isolement de La
Un guérillero du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru, dans les Andes péruviennes. Photo : www.voz rebelde.de/fotos.htm
Pays non alignés
La création officielle du mouvement des pays non alignés, à Belgrade, en 1961, rassemblait des pays ayant en commun un passé de dépendance. Ces pays souhaitent former une troisième force qui, ni alignée sur la politique soviétique ni alignée sur la politique américaine, leur permettra de mieux défendre leurs intérêts et de former un réseau d’entraide qui ne subira pas les soubresauts de la guerre froide.
Cabaña. Cette besogne ingrate et les critiques des États-Unis mettent Guevara sur la sellette. Castro en profite pour le lancer dans une tournée diplomatique internationale. Ce périple de trois mois (12 juin – 8 septembre 1959) amène Guevara en Égypte, en Inde, au Japon, en Indonésie, au Ceylan (devenu le Sri Lanka), au Pakistan, en Yougoslavie et au Maroc ; tous ces pays, sauf le Japon, feront partie des pays non alignés. Cuba souhaite tisser des liens, parapher des ententes économiques, soutirer un appui diplomatique en cas d’un conflit avec les États-Unis, acheter des armes… toutes choses qui se concrétisèrent plus ou moins. Le seul aspect vraiment positif de cette tournée est d’avoir placé Cuba sur l’échiquier mondial grâce au pouvoir photogénique de l’un de ses héros. Comme toujours, les voyages portent Guevara à la réflexion. Le combattant lutte pour s’adapter à ses nouvelles fonctions. Il cherche son rôle et sa place, comme il l’écrit à sa mère, en juin 1959, alors qu’il est en route vers l’Inde : « Il s’est développé en moi le sens de ce qu’est la masse en opposition à ce qui est personnel. Je suis toujours aussi solitaire qu’avant, cherchant mon chemin sans aide aucune, mais j’ai à présent le sentiment de mon devoir historique. [...] Je n’ai ni foyer, ni femme, ni enfants, ni parents, ni frères. Mes amis ne sont mes amis qu’autant qu’ils pensent politiquement comme moi. Et pourtant je suis si heureux, je me sens quelque chose dans la vie, poussé non pas seulement par une force intérieure puissante que j’ai toujours ressentie, mais aussi par une capacité de l’insuffler aux autres. Un sentiment fataliste absolu de ma mission me libère de toute appréhension. »
L’ivresse du succès cubain le porte encore. Il lui confirme qu’il avait raison. Que la lutte armée peut fonctionner, que les tyrans peuvent être chassés et que les États-Unis peuvent être matés. Toutefois, le tourbillon révolutionnaire terminé, Guevara perd ses moyens. Dans la sierra, la camaraderie, le danger et la tension soudent le groupe. Dans un gouvernement, les combats sont solitaires ; en homme de devoir (il a promis à Castro une société nouvelle), il s’acquitte de sa tâche en espérant qu’il ne travaille pas en vain. De retour à La Havane, le Che retrouve les problèmes financiers et économiques et le ballet castriste qui tente de satisfaire toutes les factions gravitant autour du pouvoir. Les choses empirent ; les Cubains ont besoin de l’aide étrangère. Guevara entreprend une autre tournée (octobre 1960 – janvier 1961). Cette fois-ci, il se rend dans des pays socialistes : Tchécoslovaquie, Union soviétique, Chine, Corée du Nord et République démocratique allemande. L’objectif est de définir les imUne tournée lui permet de rencontrer portations de manière à mieux planifier les camarades de la grande fraternité socialiste. l’économie cubaine. Guevara en revient, Mao et Khrouchtchev montreront leurs réussites et promettront d’aider le nouveau pays frère. ravi de constater la grande solidarité des Photos : www.che-lives.com pays socialistes qui s’acquittent de leur devoir moral et politique d’aider un pays frère à se développer. Il déchantera quand Cuba recevra de l’équipement désuet, du matériel cassé ou qui rouille dans l’air salin du pays, et que l’aide financière et militaire promise n’arrivera qu’au compte-gouttes. Outre l’intérêt des médias et une meilleure visibilité pour Cuba, le bilan est donc mitigé.
Les beaux lendemains ne se matérialisent pas. Cuba est prise dans une géopolitique de guerre froide dont elle ne connaît pas les règles. Un braquage contre les États-Unis, une dépendance croissante envers l’Union soviétique, une révolution cubaine qui ne décolle pas. Guevara est toujours porte-parole, mais il s’éloigne de la vision cubaine. Sa position, exprimée dans le « Discours d’Alger », fait un grand fracas : tout se rompt. Qu’en est-il de ce fameux discours ?
Guevara avait confié à Nasser : « Le moment critique de la vie d’un homme est celui où il prend la décision d’affronter la mort. S’il décide de l’affronter, c’est un héros, que son entreprise se solde par un succès ou par un échec. Il peut être bon ou mauvais politicien, mais s’il n’est pas capable d’affronter la mort, il ne sera jamais rien de plus qu’un politicien ! »
L’absence de résultats positifs énerve les dirigeants cubains. Les jeux de coulisses deviennent courants. La classe dirigeante se corrompt et profite de son statut d’avantgarde pour s’allouer des privilèges dignes de toute bonne dictature. Guevara s’époumone à ramener tout le monde à l’ordre et à se conduire en bon socialiste. Dès 1962, Guevara dérange. Le parfait socialiste, le prêcheur de sacrifices, le parangon de rectitude révolutionnaire donne l’impression que tous les autres sont des artistes du farniente. Son ressentiment (du découragement? de l’ennui?) augmente; Guevara a de plus en plus l’impression de nager à contre-courant et il sait que son rêve de construire la nouvelle nation socialiste ne se réalisera pas. Découragé, il avouera à Nasser, en mars 1965 : « Après la révolution, ce ne sont plus les révolutionnaires qui font le travail, ce sont les technocrates et les bureaucrates. Et eux, ils sont tous contre-révolutionnaires. » Ses textes et ses discours s’éloignent du ton officiel. Guevara troque les belles paroles vantant les mérites de la Révolution cubaine contre des paroles plus acides. Il attaque l’impérialisme, l’Occident et les États-Unis. Le ministre cubain redevient, graduellement, le guérillero international qu’il a toujours été.
Son discours devant l’Assemblée générale des Nations Unies, à New York, le 11 décembre 1964, dénonce l’impérialisme, qu’il nomme « l’internationale du crime ». Dans cette salle feutrée où règnent les non-dits, il fait ressortir la tragédie du Congo et l’assassinat de Patrice Lumumba, mort dans « l’impunité la plus absolue, le cynisme le plus insolent ». Il enchaîne : « La civilisation occidentale dissimule, derrière sa façade somptueuse, une bande de hyènes et de chacals. [...] Tous les hommes libres du monde doivent s’apprêter à venger le crime du Congo. » La lutte contre l’impérialisme doit se poursuivre par la création d’un socialisme fort et solidaire. Il précise que « [n]ous voulons construire le socialisme, nous nous sommes déclarés comme faisant partie du groupe des non alignés. Parce que, outre le fait que nous soyons marxistes, les non alignés comme nous luttent contre l’impérialisme. » Cette étiquette de « non alignés » est une pointe envoyée à l’Union soviétique, que Guevara, toujours lucide, commence à critiquer. Malheureusement pour lui, il est le seul « Cubain » à penser ainsi. Même si les autres dirigeants cubains n’ont pas apprécié le dénouement de la crise des missiles, en octobre 1962, ils ont assez de flair politique pour ne pas couper le cordon ombilical avec Moscou, même si cette relation prend des allures impérialistes. Après son discours aux Nations Unies, Guevara visite l’Afrique, de décembre 1964 à février 1965. Le Mali, le Congo, la Guinée, le Ghana, le Dahomey et la Tanzanie qui cherchent tous une troisième voie pour leur développement, intéressent Cuba qui aimerait y jouer un rôle de guide. Guevara conclut son voyage en Algérie. Son amitié avec Ben Bella permet à Cuba de faire transiter des armes vers l’Amérique latine et d’organiser des camps d’entraînement pour des mouvements de libération latino-américains et africains.
Tragédie du Congo
Le Congo obtient son indépendance de la Belgique en juin 1960. Patrice Lumumba est le premier ministre et Joseph Kasavubu, son rival, est président et chef de l’État. Mais les vieilles rancunes perdurent et minent l’unité nationale. En juillet, le président de la province du Katanga, Moïse Tshombé, avec l’appui et les armes des colons belges, déclare l’indépendance. Le conflit oppose plusieurs factions et glisse dans la guerre civile. Patrice Lumumba, en fuite, est arrêté en décembre 1960 et assassiné en janvier 1961. L’ONU (qui veut modeler ce pays aux goût des États-Unis) intensifie sa présence et demande l’arrêt de toute intervention étrangère (surtout belge). Finalement, en 1964, l’union est réalisée. Kasavubu est de retour à la présidence et Tshombé est premier ministre. Ce dernier, avec l’aide de mercenaires blancs et des États-Unis, supprimera tout mouvement de résistance. La guérilla aura un dernier soubresaut avec l’arrivée de Guevara, mais, en novembre 1965, Mobutu, après un coup d’État, se proclame président. Tout est fini.
En participant au Deuxième séminaire afro-asiatique, et en prononçant un discours (communément appelé « Discours d’Alger »), le 24 février 1965, qui mettra un terme à sa carrière de politicien et ressuscitera le rebelle. Il y met l’emphase sur la solidarité qui doit exister entre les pays socialistes : « Il n’est pas de frontières dans cette lutte à mort. Nous ne pouvons rester indifférents devant ce qui se passe ailleurs dans le monde, car toute victoire d’un pays sur l’impérialisme est une victoire pour nous ; de même que toute défaite d’une nation est une défaite pour nous. La pratique de l’internationalisme prolétarien n’est pas seulement un devoir pour les peuples qui luttent pour un avenir meilleur ; c’est aussi une nécessité inéluctable. »
Ensuite, il précise que Cuba est le pays-phare qui peut aider les pays en voie de développement, car son expérience leur fera éviter des erreurs tragiques. « Les peuples d’Afrique et d’Asie qui iront vers leur libération définitive devront prendre la même voie. Ils l’emprunteront tôt ou tard même si leur socialisme s’accompagne aujourd’hui d’adjectifs divers. » Il rappelle aux auditeurs que la lutte anti-impérialiste est en cours . « [N]ous saluons les peuples héroïques du Viêtnam, du Laos, de la Guinée dite portugaise, de l’Afrique du Sud et de la Palestine ; à tous les pays exploités qui luttent pour leur émancipation nous devons faire entendre notre voix amie, nous devons tendre la main et offrir nos encouragements aux peuples frères du Venezuela, du Guatemala et de Colombie qui, aujourd’hui, disent définitivement “non” à l’ennemi impérialiste. » Jusque-là, c’est le discours de solidarité habituel : identifier l’ennemi, créer des liens d’entraide et sous-entendre
l’envoi d’armes et, qui sait ?, de techniciens et de spécialistes de tous genres. Mais les choses se gâtent. Dans un monde manichéen, il est de mise de choisir son camp et d’attaquer l’autre. Guevara, toujours absolu, conclut son discours en décochant un coup de fion spectaculaire : « [Les Soviétiques] marchandent leur soutien aux révolutions populaires au profit d’une politique étrangère égoïste, éloignée des grands objectifs internationaux de la classe ouvrière. [...] Il ne peut exister de socialisme si dans les consciences ne s’opère pas un changement qui suscite une nouvelle attitude fraternelle. [...] Si un tel type de relations s’instaure entre les différents groupes de nations, il faut en conclure que les pays socialistes sont, d’une certaine manière, complices de l’exploitation impérialiste. »
Moscou et La Havane sont abasourdies. Les nombreuses critiques de ce discours parlent du suicide politique de Guevara qui voudrait poursuivre la lutte armée à travers le monde. D’autres parlent de connivence avec Castro qui, avant de libérer son ami de ses responsabilités ministérielles, voulait envoyer un message aux Soviétiques. Quoi qu’il en soit, à compter de ce discours, Guevara n’est plus membre du gouvernement révolutionnaire cubain; cela l’enchante. Monsieur Guevara est mort : le Che ressuscite ! Il troque enfin sa chaise et son stylo pour un hamac et une arme. Il retrouve l’odeur de la poudre. Le héros, après une pause qui lui a permis d’acquérir maturité et sagesse, reprend le combat avec une nouvelle détermination. Pour le Che, la dragon impérialiste doit mourir, dût-il y laisser sa vie.
Che Guevara, ambassadeur de la République de Cuba. Cuba photo gallery
Sans que l’impression de rupture soit atténuée, Castro encourage et aide secrètement Guevara dans son nouveau combat, qui ne s’éloigne pas vraiment des objectifs de la politique extérieure cubaine. Avec une Amérique latine toujours en ébullition, pourquoi fallait-il tenter, en 1965, l’expérience révolutionnaire du Congo ? Le 14 mars 1965, Fidel Castro accueille Ernesto Guevara à l’aéroport, selon le protocole, mais l’entraîne aussitôt pour une conversation qui durera plus de quarante heures ! À ce jour, personne ne connaît les propos de cette rencontre. Tout ce que Fidel en dira c’est : « Nous lui avons confié d’autres missions qui devraient enrichir son expérience de la guérilla. » Plusieurs pays nouvellement décolonisés ne sont pas encore « alignés ». L’Afrique recèle de nombreuses matières premières qui peuvent devenir un enjeu important. C’est le Congo qui présente les meilleures conditions objectives, comme le précise Guevara à ses collaborateurs du ministère de l’Industrie au cours de leur rencontre, le 22 mars 1965 (qui est en même temps sa dernière apparition publique) : « ... le seul pays avec la Guinée portugaise où se mène un véritable combat de libération. [...] C’est au Congo que se situe la frontière du colonialisme. Ce pays, le plus riche d’Afrique, risque de se transformer en une colonie des États-Unis, car les Belges ne sont que leurs prête-noms. [...] La lutte au Congo triomphera si elle est bien dirigée. »
Il y a aussi la volonté cubaine d’élargir son influence et d’exercer une certaine autorité sur les pays non alignés, comme l’avait expliqué Pablo Rivalta, ambassadeur de Cuba en Tanzanie, à Guevara, en 1965. « Le Congo pourrait servir de base, c’est-à-dire de détonateur pour faire la révolution
dans tous les pays africains. L’entraînement, le combat et l’activation du Mouvement de libération du Congo allaient servir pour tous les pays et, surtout, pour l’Afrique du Sud. » Le secret absolu de cette mission bénéficiera des rumeurs diverses qui ont entouré la disparition de Guevara. Plusieurs pensent que la tournée de Guevara a déplu à Castro et spéculent sur son sort. Le Che est en Colombie ou au Pérou, ou encore au Chili, en Argentine, au Brésil ou peut-être en Uruguay. Non, le Che est plutôt dans une clinique psychiatrique à Mexico. Non, il est peut-être mort et enterré à Las Vegas. Selon la CIA, le Che a été assassiné par Fidel. Il y a aussi une photographie truquée montrant son père, Ernesto Guevara Lynch, tenant un écriteau demandant à Fidel de lui rendre le cadavre de son fils. En juin 1965, une note du secrétaire de l’ambassade soviétique à La Havane dit que le Che est à l’hôpital Calixto-García souffrant d’épuisement et de troubles mentaux. Jean Lartéguy, de Paris-Match, soutient la thèse de l’assassinat. On parle de sa participation à la guerre au Viêt-nam ou de sa défection aux États-Unis, où il aurait vendu des secrets pour dix millions de dollars. Aussi farfelues soient-elles, ces rumeurs occupent les services secrets de nombreux pays et aident Guevara et Castro à se préparer en toute quiétude. Guevara est heureux de retourner lutter pour la liberté et, surtout, de pouvoir ignorer toutes ses obligations politiques. C’est le 1er ou le 2 avril 1965 qu’il quitte Cuba pour le Congo.
Ernesto Che Guevara avant son départ pour le Congo. Le 1er avril 1965, c’est sous le nom de Ramón Benitez que Guevara quitte La Havane vers Moscou. Après quelques escales en Europe de l’Est, il passe par Le Caire et Nairobi avant d’arriver à Dar-es-Salaam, le 19 avril. Un peu plus tard, il entame la traversée du lac Tanganyika et se choisit un nom de code. Les aventures de Tatu au Congo commencent.
Les efforts de planification, la présence de guérilleros cubains noirs, leur expérience de la lutte armée auraient dû donner de bons résultats. Guevara aurait-il rencontré l’imprévu ?
Journal du Congo
Les citations du journal de Guevara au Congo proviennent de Paco Ignacio Taibo II, Froilán Escobar et Felix Guerra, L’année où nous n’étions nulle part. Extraits du journal d’Ernesto Che Guevara en Afrique, Paris, Métailié, 1995.
Ce qui ne fonctionne pas, au Congo, c’est le contact de deux cultures qui ne se connaissent pas. L’intellectuel Guevara aurait dû prévoir le coup dès la première rencontre avec les guérilleros africains (à l’ambassade de Cuba, en Tanzanie, en février 1965), qui réagirent froidement à la nouvelle qu’ils n’iraient pas s’entraîner à Cuba. L’idée de commencer la lutte immédiatement ne les enchantait guère. Malgré ce manque d’enthousiasme, le Che continue les préparatifs et s’installe dans un camp où il note dans son Journal, en juin 1965, que : « L’armée populaire de libération présentait les caractéristiques d’une armée parasite, elle ne travaillait pas, ne s’entraînait pas, ne luttait pas, exigeait des habitants qu’ils la ravitaillent et travaillent pour elle, parfois avec une dureté extrême [Ils rechignaient] dès qu’il s’agissait de descendre à la base chercher de la nourriture. Si l’on donnait aux gens quelque chose à porter, ils disaient : “Mini apana motocari” (Je ne suis pas un camion) ou “Mini apana Cuban” (Je ne suis pas un Cubain). »
Ce manque de motivation n’était même pas compensé par des compétences militaires. Les guérilleros congolais et rwandais étaient de piètre qualité. Ils ne savaient pas utiliser les armes automatiques et vidaient le chargeur chaque fois qu’ils tiraient (les yeux fermés). Les troupes, toujours en débandade, abandonnaient armes et munitions. Une forte superstition faisait que, dès l’approche de l’ennemi, les guerriers se précipitaient chez le sorcier pour avoir la « dawa »,
une potion censée les rendre invincibles aux balles... Deux mois plus tard, Guevara sait qu’il est dans un bourbier et que le miracle de la sierra Maestra ne se reproduira pas. Il écrit dans son journal, le 1 er août 1965 : « Nous ne pouvons pas dire que la situation soit bonne ; les chefs du mouvement passent le plus clair du temps en dehors du territoire [...] le travail d’organisation est quasiment nul, parce que les cadres moyens ne travaillent pas, ne savent d’ailleurs pas le faire, et que personne ne leur fait confiance. [...] L’indiscipline et le manque d’esprit de sacrifice sont les caractéristiques dominantes de ce groupe de guérilleros. »
Les mots « chaos », « désorganisation » et « décomposition » en disent long sur le découragement du guérillero. La magie ne fonctionne pas. Il ne parvient pas à transmettre sa fougue et sa passion. L’échec relève de son incompréhension de l’Afrique, de l’inertie des chefs rebelles, des trahisons, des superstitions, des problèmes de langage, de l’ignorance de la géographie et du climat difficile. Malgré son joli surnom de Tatu (trois en swahili), le Che est perçu comme un autre Blanc qui vient se mêler des affaires africaines. Rien ne fonctionne, même chez les meneurs. Les chefs guérilleros, divisés, demeurent dans leurs quartiers généraux, en sécurité, au lieu de risquer leur vie au combat. Et quand ils prennent la peine de planifier une action, il s’agit de grandes attaques épiques et théâtrales totalement irréalisables. Guevara, face aux troupes gouvernementales de Mobutu aidées par les Américains, admet l’échec : « Nous ne pouvons pas libérer seuls un pays qui n’a pas la volonté de combattre, il faut créer cet esprit de lutte et chercher des soldats avec la lanterne de Diogène… »
Les Cubains quittent le Congo en novembre 1965. Guevara récupère dans un hôpital de Prague et, comme un vrai héros, affirme que « [l]a victoire est une grande source d’expériences positives, mais la défaite l’est encore davantage... » Cependant, il ajoute une phrase qui en dit long sur son personnage et sur la perception qu’il a de lui-même : « En ce qui concerne le contact avec mes hommes, je crois m’être suffisamment sacrifié pour que personne ne puisse rien me reprocher au niveau personnel ou physique. »
Les déboires de la guérilla au Congo ne sont que le début d’un drôle d’exil pour le révolutionnaire international. Le 3 octobre 1965, Fidel Castro lit publiquement la lettre d’adieu du Che alors qu’il est encore en Afrique. Cette lettre ne devait être lue qu’à la mort de Guevara. Quelle est cette étrange histoire ? Avant de quitter Cuba pour le Congo, Guevara écrit de nombreuses lettres à ses parents et amis. Fidel Castro reçoit aussi une lettre qui est une sorte de déclaration politique dans laquelle Guevara affirme que ses efforts révolutionnaires sont personnels et que ni Cuba ni Castro n’en sont complices. S’il est pris, Cuba ne sera pas punie. S’il échoue, il ne pourra regagner la famille cubaine. Cette lecture publique rend Guevara orphelin et plus seul que jamais. Son destin de chevalier errant est scellé. « Fidel, « [...] Je sens que j’ai accompli la part de mon devoir qui me liait à la Révolution cubaine sur son territoire et je prends congé de toi, des camarades, de ton peuple qui est désormais le mien. [...]
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION
« Je renonce formellement à mes charges dans la direction du Parti, à mon poste de ministre, à mon grade de commandant, à ma condition de Cubain. Rien de légal ne me lie à Cuba, seulement des liens d’une autre nature que les nominations ne peuvent rompre. [...] « D’autres sierras du monde réclament la contribution de mes modestes efforts. Je peux faire ce qui t’est refusé par tes responsabilités à la tête de Cuba et l’heure est venue de nous séparer. « Il faut savoir que je le fais avec un mélange de joie et de douleur : ici, je laisse la part la plus pure de mes espérances de constructeur et ce que j’ai de plus cher parmi les êtres que j’aime et je laisse un peuple qui m’a accueilli comme son fils [...]. Je porterai sur les nouveaux champs de bataille la foi que tu m’as inculquée, l’esprit révolutionnaire de mon peuple, le sentiment d’accomplir le plus sacré des devoirs : lutter contre l’impérialisme partout où il est. [...]
Le 3 octobre 1965, devant les caméras, avant de présenter le Comité central du nouveau Parti communiste cubain unifié, Fidel Castro souligne l’absence de quelqu’un qui incarne « tous les mérites et toutes les vertus... », ... puis il lit la lettre d’adieu de Guevara.
« Je répète que je libère Cuba de toute responsabilité exceptée celle qui émane de son exemple ; que si vient pour moi l’heure décisive sous d’autres cieux, ma dernière pensée sera pour ce peuple et particulièrement pour toi ; que je te suis reconnaissant pour tes enseignements et ton exemple et que je chercherai à y rester fidèle jusque dans les dernières conséquences de mes actes ; que je me suis toujours identifié à la politique extérieure de notre Révolution et que je continue à le faire ; que partout où je me trouverai, je sentirai la responsabilité d’être un révolutionnaire cubain et j’agirai en tant que tel ; que je ne laisse aucun bien matériel à mes enfants et à ma femme et ne le regrette point : cela me fait plaisir qu’il en soit ainsi ; que je ne demande rien pour eux puisque l’État leur donnera ce qui suffit pour vivre et s’éduquer. [...] « Jusqu’à la victoire, toujours : La patrie ou la mort ! « Je t’embrasse avec toute ma ferveur révolutionnaire, « Che »
Salutation
Cette salutation revient dans le titre d’une chanson de Carlos Puebla en hommage à Guevara : « Hasta siempre comandante ».
La lecture publique de cette lettre avait une ambiance presque funéraire. On pourrait même considérer la dernière salutation (« Hasta la victoria siempre ! ») comme la naissance du mythe du Che. Cette lecture ne fit rien pour calmer les rumeurs mais, désormais, l’aire de recherche s’étendait partout où il y avait des activités antiaméricaines. Du fond de la jungle congolaise, Guevara réagit à cette lecture : « Finalement, ce qui a joué dans mes rapports avec les hommes, je m’en suis aperçu, même si c’est complètement subjectif, cela a été la lettre d’adieu à Fidel. Après cette lettre, les camarades m’ont vu de la même façon que plusieurs années plus tôt, quand j’ai commencé dans la sierra, c’est-à-dire
comme un étranger en contact avec des Cubains ; à cette époque, époque, celui celui qui arrivait arrivait ; et à présent, celui qui partait. Il y avait certaines choses en commun que nous ne partagions plus, certai certaines nes aspiratio aspirations ns auxquelles de de manière manière tacite et explicite j’avais renoncé, et qui sont sacréess pour tout homme sacrée homme : sa famille, sa terre, terre, son milieu. La lettre, qui avait soulevé tant de commentaires élogieux à Cuba et au-dehors, me séparait séparait des des combattants combattants.. »
Guevara regagnera Cuba en catimini, le temps de prendre d’autres bagages et de mettre le cap sur la Bolivie.
L’âme morte, mettant en question sa valeur de combattant et la noblesse de sa cause, le héros s’autocritique et cherche sa voie. Soudainement, Soudainement, la prochaine étape prend forme : ce sera la Bolivie. Pourquoi Pourquoi la si lointaine lointaine Bolivie ?
La présence plus grande que nature du Che domine toujours les rues de La Havane. Éternel symbole d’espoir et preuve du rêve non réalisé réalisé : Hasta la victoria siempre ! – Jusqu’à la victoire, toujou tou jours rs ! Photo : www.che-liv www.che-lives.com es.com
Guevara reste en Tanzanie puis, l’apparence modifiée par des sourcils plus épais, une prothèse buccale et d’épaisses lunettes, il gagne Prague, où il demeurera de mars à juillet 1966. Cette période de réflexion permettra au héros de renaître de ses cendres. Il veut mettre sur pied une mégabase de guérilla en Bolivie qui enflammerait les Andes et libérerait le continent. Comme il est apatride depuis sa lettre à Castro, c’est de Prague qu’il veut lancer l’entreprise. Mis au courant du projet, Castro l’invite à rentrer à La Havane pour mieux préparer cette nouvelle aventure. D’ailleurs, cela occuperait les ÉtatsUnis et laisserait un peu de répit à Castro et à Cuba. Depuis le début des années 1960, l’Amérique latine est en effervescence. La réussite cubaine donne des ailes à d’autres mouvements révolutionnaires. En 1963, la guérilla
Une page du faux passeport de Ramon Benitez, alias Ernesto Guevara, qui lui permit d’entrer en Bolivie après un périple international. Le 23 octobre 1966, Ramon Benitez part de La Havane en direction de Moscou. À Prague, il prend un train jusqu’à Vienne où il devient Adolfo Adol fo Mena, comm commerçan erçantt uruguayen. Il arrive à Paris, s’embarque pour le Brésil et arrive finalement à La Paz, en Bolivie, le 3 novembre.
au Pérou est écrasée, mais ses rescapés trouvent refuge en Bolivie. En 1964, Jorge Masetti (un ami de Guevara) meurt en tentant d’organiser une guérilla dans le nord de l’Argentine. Encore au Pérou, Hugo Blanco tente de créer des « ligue liguess paysannes paysannes » auprès auprès des communa communautés utés indien indiennes. nes. Il y a aussi des zones d’activité en Colombie, au Venezuela et au Guatemala. Au Brésil, Carlos Marighela veut transformer sa guérilla rurale en guérilla g uérilla urbaine. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir les Cubains intéressés par la relance de la lutte en Amérique latine. La Bolivie, grâce à sa géographie (elle partage ses frontières avec cinq pays), pourrait constituer la première étape d’une grande stratégie de soulèvement continental. L’idée de Guevara était que les forces impérialistes (les États-Unis et les gouvernements locaux) ne pourraient intervenir partout à la fois, alors que les rebelles, eux, le pourraient, les chaînes d’opposition étant présentes dans toutes les régions. Une fois le processus lancé en Bolivie, ce pays deviendrait la tête de pont permettant d’attaquer sur tout le continent.
D’autre raisons raisons motivaient motivaient le choix choix de Guevara : la Bolivie n’était pas une priorité dans la stratégie str atégie géopolitique géopolitique des États-Unis États-Unis;; puis, il voyait voyait dans le général général René Barrientos un autre Batista. Le général s’était emparé du pouvoir par un coup d’État, en novembre 1964 ; par contre, Barrientos était perçu comme un nationaliste par le peuple dont il parlait la langue, le quechua. Le peuple avait légitimé son coup de force et l’avait élu, élu, deux ans plus tard, avec soixante-deux soixante-d eux pour cent des voix et un mandat pour continuer les réformes. Le Che, ignorant sa propre théorie voulant qu’il soit inutile de planifier une guérilla contre un gouvernement élu, misa sur la population majoritairement majorita irement indienne et paysanne et sur le niveau de pauvreté des Boliviens – la base de toute guérilla – pour tenter de reconstruire cette société et peut-être de raviver le rêve de Mariátegui. En prévision de son action, Guevara tissa des liens avec le Parti communiste bolivien (PCB), dirigé par Mario Monje, qui avait donné son appui et promis de travailler tr availler à l’approvisionnement de la guérilla et de faire de la propagande dans les régions urbaines. Le plan pouvait fonctionner !
De bons espoirs et une stratégie assez solide confortent Guevara à l’amorce de son voyage. Quels sont les principaux éléments de la campagne bolivienne ? Le 23 octobre 1966, Guevara, déguisé en Ramón Benitez, part pour Prague. Après de nombreuses escales qui brouillent les pistes et lui permettent de se transformer en Adolfo Mena, commerçant uruguayen, il entre en Bolivie, se rend à Ñancahuazu (la future base d’entraînement) et redevient Ramón Benitez. L’ultime aventure commence le 7 novembre 1966, date de la première page pag e de son Jou Journa rnall de Bol Bolivi ivie. e.
René Barrientos Ortuno
(1919-1969) Au mome moment nt du coup d’État, en 1964, le viceprésident Barrientos devient président de la juntee mili junt militair tairee qui gouvernera le pays jusqu’en jusq u’en 1966 1966.. Il est alors élu en bonne et due forme président de la Bolivie. Il met sur pied un solide programme de développement économique et, en 1967, il vainc la guérilla menée par Che Guevara. Il meurt, le 27 avril 1969, dans un accident d’hélicoptère.
À Ñancahuazu, en Bolivie, en 1967. Photo : www.che-lives.com
Au début, les vaillants camarades luttent contre le climat, les maladies et les insectes et, en mars, ils y vont de leur première confrontation, réussie, avec l’armée. Mais, rapidement, tout dégringole. La base est repérée et les rebelles commencent leur longue marche sans issue. Des cartes imprécises, un terrain difficile à lire et une population qui, dans ce lieu incroyablement désert, n’existe pas. Le foco ne peut enflammer le néant. Sans médicaments, sans provisions, sans communications, ils marchent, et marchent, et marchent. Les compagnons du Che réalisent, bien avant lui, le désespoir de la situation. Pour contrer leurs jérémiades, Guevara leur tient ce discours, le 7 août 1967 : « [...] la situation doit être aussi pesante pour les uns que pour les autres et il faut que ceux qui ne se sentent pas capables de le supporter le disent. Nous en sommes à un moment où il faut prendre de grandes décisions ; ce genre de lutte nous permet de devenir des révolutionnaires, échelon le plus élevé de l’espèce humaine, mais il nous permet aussi de devenir des hommes ; ceux qui ne se sentent pas capables de parvenir à aucun de ces stades doivent le dire et abandonner la lutte. »
Quelques fois, ils s’approchent de petits villages, mais leur allure de morts vivants met les populations en fuite. Pour se rapprocher des habitants, l’Armée de libération nationale de Bolivie (nom officiel de la troupe) écrit des communiqués pour sensibiliser la population à ses activités et attirer la paysannerie, qui, contrairement aux prévisions,
ne se précipite pas pour rejoindre la guérilla. Faute de réseau de communication, les communiqués n’atteindront personne. Voici ce que disait le premier : « Au peuple bolivien » « Nous regrettons le sang innocent versé par les soldats tombés, mais avec des mortiers et des mitraillettes on ne construit pas de viaducs pacifiques, comme l’affirment les fantoches en uniformes galonnés prétendant nous créer une légende de vulgaires assassins. Pas un seul paysan n’a eu et n’aura l’occasion de se plaindre de la façon dont nous l’avons traité et de la façon dont nous avons obtenu notre ravitaillement, à l’exception de ceux qui, trahissant leur classe, se prêteront à servir de guides ou de délateurs. »
L’épuisement et le désespoir pèsent plus lourd et le journal de Guevara se limite à raconter le quotidien : morsures, blessures, maladies, perte des chaussures, mais, surtout, la faim, la soif et l’épuisement. Le refrain ne cesse et, jour après jour, le destin se rapproche du héros.
Les préparatifs, les éclaireurs, les bonnes intentions et la motivation sont au rendez-vous, mais tout s’effondre. Qu’est-ce qui a dérapé en Bolivie? Les préparatifs, faits hâtivement par Guevara, n’ont servi à rien. Il n’avait pas pris le temps de développer des réseaux, se fiant à quelques individus. Ceux-ci arrêtés, tout tombait. Il n’avait pas pris le temps de comprendre le jeu politique de la Bolivie et ses nombreuses factions et sous-factions ; en lieu et place, il n’a qu’une promesse faite du bout des lèvres
Che Guevara, en Bolivie, en 1967. Photo : www.che-lives.com
par Mario Monje, le dirigeant du Parti communiste bolivien (PCB). Mario Monje ne remplira pas sa promesse de préparer le terrain politique et d’organiser le réseau de communication et d’approvisionnement. Monje obéit à Moscou, qui ne veut pas de rébellion en Amérique latine; de plus, il trouve l’idée de la guérilla vieillotte et stérile et ne veut pas devoir une victoire communiste à une bande de barbudos cubains. Il suit donc la directive de Moscou : laisser le Che se débrouiller. Désormais, l’appui urbain fait défaut; et l’appui rural n’est pas gagné. Guevara n’a pas pris le temps de préparer le terrain auprès de la paysannerie. Il croyait naïvement que quelques batailles victorieuses encourageraient les paysans à se rallier à lui. Mais non! c’est dans l’indifférence la plus totale que les guérilleros arpentent la jungle bolivienne. L’erreur principale de la campagne bolivienne est le choix du lieu pour implanter un foyer de guérilla. Les éclaireurs ont fait leur travail dans la précipitation. Ñancahuazu Village de La Higuera
Lieu de la dernière bataille de Che Guevara
La gorge du Churo San Antonio Les pastilles noires correspondent à la position des forces gouvernementales.
La gorge de La Higuera
est un endroit isolé... parce que rien n’y pousse ! Comment imaginer alors y développer un foco, amener des paysans à être complices, favoriser l’entraide et contribuer à l’éducation de la population ? Les quelques habitants rencontrés par les guérilleros vivent dans une extrême misère et ont peu de chose à vendre ou à donner. Les guérilleros font face également à une géographie hostile qui transforme chaque déplacement en expédition de survie. Quand l’armée bolivienne, qui connaît le terrain et est bien équipée, se met à la poursuite des guérilleros, ceux-ci peuvent gagner du temps mais finiront tôt ou tard par céder à la traque. En fait, l’équipée révolutionnaire se terminera dans un cul-de-sac, à la quebrada del Churo, près du village de La Higuera.
Quebrada :
ravin, gorge.
Pendant qu’il se trouve dans la jungle bolivienne, le journal cubain Granma , fait paraître dans son édition du 17 avril 1967, à l’occasion de la Tricontinental, son « Message aux peuples du monde » . Quelle est la teneur de ce message? Le texte de Guevara a sans doute été écrit en septembre ou en octobre 1966, avant son départ pour la Bolivie. Le ton dur et même incendiaire de ses propos montre que le comandante a encore son expérience africaine sur l’estomac. Si le « Discours d’Alger » fut un coup de poing, ce « Message aux peuples du monde » est un coup de poignard : Tricontinental
« La solidarité du monde progressiste avec le Association de solidarité des pays d’Afrique, peuple du Viêt-nam ressemble à l’ironie amè- d’Amérique latine et d’Asie, dont l’unique conférence eut lieu à La Havane, re que signifiait l’encouragement de la plèbe en janvier 1966.
pour les gladiateurs du cirque romain. Il ne s’agit pas de souhaiter le succès à la victime de l’agression, mais de partager son sort, de l’accompagner dans la mort ou dans la victoire.
Les derniers temps, en Bolivie, Guevara est très malade. L’asthme a raison du héros privé de médicaments, qui désormais doit mener ses troupes à dos de mule. Photo : www.che-lives.com
[...] « Le grand enseignement de l’invincibilité de la guérilla imprégnera les masses de dépossédés. La galvanisation de l’esprit national, la préparation à des tâches plus dures, pour résister à de plus violentes répressions. La haine comme facteur de lutte; la haine intransigeante de l’ennemi, qui pousse au-delà des limites naturelles de l’être humain et en fait une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer. Nos soldats doivent être ainsi ; un peuple sans haine ne peut triompher d’un ennemi brutal. »
Guevara n’enseigne plus, il prêche. L’échec du Congo, où il était entouré de mous et de tièdes, où les arguments et les discussions tombaient à plat, l’a fouetté. Si la masse est sourde aux principes de San Carlos (Karl Marx), San Ernesto saura lui enseigner la haine. Il va plus loin : dans La Guerre de guérilla, il préférait le sabotage au terrorisme; plus maintenant. « Il faut mener la guerre jusqu’où l’ennemi la mène : chez lui, dans ses lieux d’amusement ; il faut la faire totalement. Il faut l’empêcher d’avoir une minute de tranquillité, une minute de calme hors de ses casernes, et même dedans ; il faut l’attaquer là où il se trouve ; qu’il ait la sensation d’être une bête traquée partout où il passe. Alors il perdra peu à
peu son moral. Il deviendra plus bestial encore, mais on notera chez lui des signes de défaillance. »
En 1966, Guevara est un guérillero international; il prêche pour que d’autres suivent son exemple : « Et il faut développer un véritable internationalisme prolétarien ; avec des armées prolétariennes internationales, où le drapeau sous lequel on lutte devient la cause sacrée de la rédemption de l’humanité, de telle sorte que mourir sous les couleurs du Viêt-nam, du Venezuela, du Guatemala, du Laos, de la Guinée, de la Colombie, de la Bolivie, du Brésil, pour ne citer que les théâtres actuels de la lutte armée, soit également glorieux et désirable pour un Américain, un Asiatique, un Africain, et même un Européen. »
Le sacrifice est maintenant partie prenante de la guérilla. Mourir pour une cause, mourir au combat, mourir bruyamment et publiquement. Pas bêtement et anonymement sur une route déserte alors qu’on enfourche une Harley-Davidson, comme le jeune homme jadis croisé dans le nord de l’Argentine. Si les actions et les vertus du héros ne suffisent pas à rallier la masse, sa mort le fera! « Qu’importent les dangers ou les sacrifices d’un homme ou d’un peuple, quand ce qui est en jeu c’est le destin de l’humanité. [...] Qu’importe où nous surprendra la mort ; qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et des nouveaux cris de guerre et de victoire. »
Ce texte propulse le héros tête première dans la troisième étape de son développement. Il accepte maintenant de se sacrifier au nom de grands principes. Ses partisans et ses admirateurs reconnaîtront son acte et poursuivront la lutte. Pour des raisons qui lui sont personnelles, Guevara transforme sa lutte contre l’exploitation et l’impérialisme en bataille entre le bien et le mal. Les forces de la noirceur sont les États-Unis et tous les autres pays impérialistes, et les forces de la lumière sont les masses du tiers-monde. Pour Guevara, toujours pressé, il y a urgence et il semble que seule la haine pourra motiver les masses à se soulever contre les forces impérialistes et assurer son triomphe. Quarante ans plus tard, le message semble théâtral, mais, en 1967, auréolé de sa légende, tout ce que disait le Che avait un impact.
Le héros est mort et, comme pour d’autres personnages publics, le déroulement de sa mort contribue à la création de son mythe. Comment Ernesto Che Guevara est-il mort ?
Cinquante mille pesos boliviens, à cette époque, représentaient environ quatre mille deux cents dollars américains.
Pour assurer la capture de ce dangereux terroriste international, le gouvernement bolivien offre, selon le New York Times du 16 septembre 1967, la somme de quatre mille deux cents dollars américains. Comme il n’est pas question que Guevara ait un procès qui capterait l’attention mondiale et ferait de la propagande positive pour l’idéologie cubaine, le gouvernement bolivien met en branle les opérations « 500 » et « 600 » : la première est le code pour « Guevara », la suivante est « l’ordre de le tuer ». L’armée bolivienne et une unité spéciale antiguérilla connaissant le terrain traquent les rebelles du mois de mars au 8 octobre 1967. Si le piège est long à se refermer, c’est
que le mouvement continu des guérilleros – alors qu’ils cherchent abri, nourriture, médicaments et compagnons perdus – est erratique. Mais l’étau se resserre et c’est à proximité du village de La Higuera, après un bref échange de coups de feu, que l’armée capture un Che malade et vulnérable. Il est arrêté et passe la nuit dans une école, pendant que les soldats attendent les ordres. Le 9 octobre, le sort en est jeté. Ernesto Guevara de la Serna est condamné à mort, et c’est le soldat Mario Terán qui doit s’acquitter de la besogne. Che aurait dit à un Terán tremblant : «Allez, tire. Tu ne tues qu’un homme ! » L’armée bolivienne déclare que le Che est mort au combat... et elle est rapidement démentie par les habitants de La Higuera, qui disent l’avoir vu marcher vers l’école escorté de soldats. Une dépêche d’Interpresse du 12 octobre 1967 cite le médecin légiste, José Martinez Casso, qui, lui, situe la mort de Guevara entre 11 h et 12 h, le 9 octobre, alors que le combat dans lequel Guevara est censé être mort a eu lieu le 8 octobre. L’autopsie révèle en outre que le corps du Che comportait neuf blessures par balle : quatre aux jambes, deux près de la clavicule, deux aux côtes et une à la poitrine. Les causes du décès sont « les blessures au thorax et l’hémorragie consécutive ». Le 15 octobre 1967, Fidel Castro, s’appuyant sur les multiples contradictions relevées dans le rapport d’autopsie en provenance de Bolivie, accuse les militaires de l’avoir tué. Le 17 octobre, une dépêche des forces armées boliviennes précise que « Le Che est mort quelques heures après avoir été fait prisonnier... des suites de ses blessures ».
La vieille école de La Higuera (en haut ) où Guevara a passé sa dernière nuit et la clinique médicale, à Vallegrande, où l’autopsie de sa dépouille a été pratiquée.
Deux des centaines de photographies toutes semblables prises le 9 octobre 1967. La dépouille est exposée dans la clinique de Vallegrande et montrée comme un trophée à la population locale.
Le 17 octobre, Time Magazine confirme la version de Castro. Quelques jours plus tard, l’Anglais Richard Gott écrit dans Punto-Final, un journal du Chili, qu’il avait été informé le 8 octobre de la capture de Che Guevara. Finalement, le 5 février 1968, Michelle Roy, dans la revue U.S. Ramparts, signe un reportage intitulé « L’exécution du Che par la CIA ». À Cuba, la mort du Che est cachée pendant six jours tant le mythe de son invulnérabilité est fort. Castro annonce la mort de Guevara dans un discours à la radio, le 15 octobre, et décrète que le 8 octobre sera désormais le « Jour de la guérilla héroïque » car, pour les Cubains, le Che est mort au combat le 8 octobre 1967, la lutte révolutionnaire n’acceptant pas ceux qui se font capturer. Dans ce même discours, Castro rend hommage au Che en traçant un portrait édifiant du personnage : « La cause pour laquelle le Che est mort est la défense des humbles... Le Che est devenu un modèle d’homme. Il a porté à leur plus haute expression le stoïcisme révolutionnaire, l’esprit de sacrifice, la combativité, le goût du travail révolutionnaire. Il a porté les idées du marxisme-léninisme à leur expression la plus originale, la plus pure, la plus révolutionnaire. Dans son cœur et dans son esprit, il n’y avait plus de drapeaux, d’iniquités, de chauvinisme, d’égoïsme... »
La vie du Che est une grande source d’admiration et d’inspiration, mais sa mort a quelque chose d’irréel et est la source de nombreuses histoires. Quelles sont-elles ? Si l’armée bolivienne, dont les Rangers sont formés par des spécialistes américains, a cru accomplir un bon travail pour régler le problème Guevara, elle s’aperçoit rapidement que le cadavre est aussi encombrant que l’homme. Aussitôt dit, le premier mensonge au sujet de sa mort au combat est découvert. La pire erreur fut, après le transport des corps de Guevara et de ses compagnons dans un petit hôpital à Vallegrande, de nettoyer le cadavre de Guevara pour l’exposer à une séance de photographies et de permettre à la population locale de le voir. Dans le village de Vallegrande, plusieurs paysans sont très impressionnés, surtout que Guevara n’avait pas été vu en public depuis 1965. Comme le remarque si justement Paco Ignacio Taibo II dans sa biographie du Che : « [e]n Amérique latine où perdure l’effroyable tradition chrétienne d’adorer les saints couverts de blessures et les christs torturés, l’image est évidemment évocatrice. […] Un saint laïque est né, un saint des pauvres. » Non seulement l’image du Che mort rappelle-t-elle celle du Christ, mais ils partagent un même destin : tous deux sont morts (sacrifiés ?) pour des gens qui les ont reniés. Même mort, le martyre continue : ses mains sont amputées et acheminées vers un laboratoire pour en prendre les empreintes et confirmer l’identité (il a même été question de lui couper la tête, toujours pour des questions d’identification). Pour éviter l’apparition d’un lieu de culte, son corps est enseveli dans le plus grand secret. Ceci déclenchera plusieurs rumeurs et laissera croire que le cadavre
Après l’épopée de la sierra Maestra, Fidel Castro doit composer avec les aléas du pouvoir et mettre de côté sa ferveur révolutionnaire. Premier ministre en 1959 et chef de l’État depuis 1976, le charismatique Líder máximo gouverne toujours de main de maître. Toutefois, les grands discours d’antan ne satisfont plus la population, lasse des promesses non tenues. De plus, les opposants au régime sont bâillonnés, exilés ou éliminés. Fidel Castro est devenu ce qu’il combattait en 1952, un dictateur qui n’accepte aucune critique.
du Che était partout à la fois. Il était enterré dans la caserne La Esperanza (où les Rangers s’entraînaient) dans un cercueil au couvercle de verre ; il avait été incinéré et ses cendres parsemées dans la jungle ; il était emmuré dans la mairie de Vallegrande ; ou encore il était conservé dans la glace dans une cave à La Paz. Le corps disparu, il reste les reliques. Des mèches de cheveux, des morceaux de pantalon tachés de sang, entre autres. Un grand commerce de tout ce qui lui appartenait se développe entre La Higuera (où, comme dit le poète chilien Enrique Lihn, « le Che a installé post-mortem son quartier général »), Vallegrande et La Paz. Comme toutes les reliques du monde, plusieurs ne sont que des copies ou sont carrément fausses. Le mythe se vend bien. Si la région du Ñuancahuazu était absolument déserte en 1966, au moment d’y installer un foco, elle est maintenant achalandée de touristes, surtout depuis 1997, année du trentième anniversaire de la mort du Che. Le secrétaire d’État au tourisme de la Bolivie offre la possibilité aux voyageurs « alpinistes » de revivre la dernière expédition du Che. « La Route du Che », le pèlerinage, débute à Camiri et permet, selon la formule de Pierre Kalfon, de visiter les « stations qui ont marqué la Passion de Guevara » : Ñuancahuazu, Vado del Yeso, la quebrada del Churo « avec son Golgotha de La Higuera », et Vallegrande où est « le Saint-Sépulcre ». À Cuba, 1997 est déclarée « année Che Guevara » et le touriste peut acheter des porte-clés, des épinglettes, des cartes postales, des t-shirts, des affiches, bref, l’effigie de Guevara sous toutes ses formes. L’endroit de recueillement obligé se trouve au mausolée-musée de Santa Clara, où furent déposées les restes du Che et de ses six compagnons tombés à la quebrada del Churo. Le héros repose en paix.
Cette photo, qui devait prouver la mort du guérillero, est devenue une image quasi religieuse, celle d’un Christ révolutionnaire.
Guevara en Christ, Guevara en don Quichotte, en chevalier, en Ulysse et... quoi encore. Il peut aussi être comparé à Toutankhamon… La « malédiction Guevara » frapperait ses assassins. Quelles sont donc ces histoires extraordinaires ? Une mort brave pour une noble cause, des gestes et paroles édifiants, un « masque » funéraire surprenant, des objets
Sans commentaire.
L’eau de toilette « Che », pour vous sentir transporté dans la brousse avec le guérillero !
perçus comme magiques... le mythe est facile à créer. La vie de Guevara, pleine de péripéties, fut quasiment hallucinante. Même mort, il semble continuer le combat : on pourrait croire qu’il élimine ses ennemis. Y a-t-il une « malédiction du Che», comme en laissait planer le doute la superstition populaire trois ans après sa mort, ou bien s’agit-il d’extraordinaires coïncidences ? Le journaliste bolivien Ted Cordova-Claure remarque que plusieurs personnes impliquées dans la capture ou dans l’exécution de Guevara ont péri dans des circonstances étranges ou violentes et, avant toute autre, le président de la Bolivie! Le général René Barrientos meurt, le 29 avril 1969, dans un accident d’hélicoptère dont la cause est toujours inconnue. Paco Taibo II reprend les paroles de deux historiens cubains qui racontent qu’après la mort de Barrientos une chaîne de lettres circulait dans les milieux militaires, attribuant cette mort à « un châtiment de Dieu et qu’un grand malheur attendait tous ceux qui étaient coupables de l’assassinat du Che. Pour être sauvé, il était recommandé de réciter trois Pater Noster et trois Ave Maria. La lettre devait ensuite être reproduite à neuf exemplaires et envoyée à autant de destinataires ». Le 14 juillet 1969, le paysan Honorato Rojas, qui avait signalé la présence de la guérilla à l’armée, est tué de deux balles dans la tête par un commando de l’ELN ( Ejército de Liberación Nacional – Armée de libération nationale). Le 10 octobre 1970, le lieutenant Eduardo Huerta (premier officier à participer à la capture du Che) meurt dans un accident de voiture. Le lieutenant-colonel Andrés Selich (il avait insulté le Che en le prenant par la barbe) est battu à mort, à La Paz, en 1971, par des agents de la sécurité militaire,
alors qu’il préparait un coup d’État. Le général Alfredo Ovando (successeur de Barrientos), meurt en 1982, incapable de se remettre de la mort de son fils tué dans un accident d’avion. La vengeance toucherait même ceux qui quittent le territoire bolivien. Le général Juan José Torres (qui insistait pour que le Che soit condamné à mort) meurt, en 1976, à Buenos Aires, assassiné par des hommes du président argentin Jorge Videla. Le commandant Joaquín Zenteno Anaya (qui avait transmis l’ordre d’exécution) est assassiné en pleine rue, à Paris, où il était ambassadeur de la Bolivie, en mai 1976, par un commando de la Brigade internationaliste Che Guevara, brigade qui semble n’avoir existé que pour cette mission. Le colonel Roberto Quintanilla (chef des Services de renseignements, présent lors de l’amputation des mains), consul de Bolivie à Hambourg, est assassiné en avril 1971 par Monica Earlt, une militante de l’ELN qui, sous prétexte d’obtenir un visa, entre dans le bureau de Quintanilla, le tue et quitte l’endroit sans être arrêtée. Si la malédiction ne tue pas, elle rend malade ou paralyse. Félix Rodríguez (Cubain anticastriste devenu agent de la CIA qui avait identifié le Che et photographié les pages de son journal pour la CIA) commence à souffrir d’asthme dès son retour à Miami. En 1972, le capitaine Gary Prado (il a capturé le Che) reçoit dans les reins une balle qui le paralyse. Qu’en est-il de Mario Teran, le bourreau du Che ? Au début, il aime bien sa notoriété, être celui qui... mais, plus tard, il commence à regretter d’avoir été celui qui... Lui aussi, comme le raconte Pierre Kalfon, est l’objet de rumeurs des plus variées : il serait cloîtré dans un couvent pour expier sa faute, exilé aux États-Unis, caché au Panama, il aurait rejoint les rangs des Bérets verts (force d’élite de l’armée américaine) ou, encore, il serait transformé par la chirurgie plastique. Non, il vit discrètement en Bolivie. Rien de plus.
La malédiction peut-elle frapper un village ? Il semblerait que oui. Une grande sécheresse s’abat sur La Higuera, frappant animaux et végétation, obligeant les habitants à émigrer.
Parmi les reliques du Che, il y a le Journal de Bolivie. Tout comme son auteur, le journal a sa propre aventure. Quelle est-elle ? Le 10 octobre, à Vallegrande, le colonel Zenteno montre à la presse le journal de la campagne bolivienne de Guevara, mais refuse de le rendre public parce que, dit-il, il contient des informations délicates sur plusieurs personnes. Pour faire bonne figure, les militaires inventent même une citation du Che : « Je n’aurais jamais pensé que les soldats boliviens puissent être aussi résistants », qui n’a jamais été trouvée dans le texte par la suite. L’armée, qui prévoit vendre le manuscrit, permet à quelques journalistes privilégiés de le consulter, sous surveillance. Dès ce moment, de courts extraits parsèment les journaux et les revues du monde. Le 7 novembre 1967, l’armée reçoit la permission de vendre le journal sous prétexte de défrayer les dépenses militaires reliées à la lutte contre la guérilla. Voyant là une bonne affaire, un Comité des parents des victimes de la guérilla se crée pour profiter du trésor. Les discussions au sujet de la vente du journal piétinent et ce piétinement fait l’affaire de la CIA, qui, à partir des photocopies de l’original faites par Félix Rodríguez, travaille ardemment à falsifier les écrits du Che. Des experts en calligraphie modifient et ajoutent des mots, des faits et des dates afin d’inventer un conflit entre Guevara et Castro et, du même coup, espèrent diviser la société cubaine et
miner l’emprise du Líder máximo sur sa population. La CIA veut aussi présenter Guevara comme un aventurier délirant et méprisant les populations, afin de couper tout effet d’entraînement. Elle cherche à insérer dans le journal des critiques envers les partis communistes latino-américains pour enflammer leurs luttes habituelles. C’est alors qu’entre en scène Antonio Arguedas, le ministre de l’Intérieur de la Bolivie, qui, au courant des projets de la CIA, est fatigué de l’implication des États-Unis dans les affaires boliviennes. À la fin de janvier 1968, il envoie un messager porter des microfilms camouflés dans une pochette de disque au bureau chilien de l’agence d’information cubaine Prensa Latina . Quelques jours plus tard, le Journal de Bolivie arrive à La Havane gratuitement. Aleida March décrypte le Journal de Bolivie et trois compagnons guérilleros qui ont survécu à l’enfer bolivien vérifient chaque mot, chaque date et chaque événement. Après un travail acharné, le 30 juin 1968, le Diario del Che en Bolivia est prêt. Castro se charge de rédiger l’introduction-hommage et cent mille exemplaires du Journal sont distribués gratuitement à Cuba, le 1er juillet 1968, où les gens font la file, certains depuis quatre heures du matin, devant les librairies. Après des traductions rapides, Le Journal de Bolivie paraît simultanément en français (Maspero), en italien (Feltrinelli), en anglais (Rampart) et en allemand (Trikont). En 1984, les deux cahiers originaux du Che aboutissent à la Sotheby’s, où ils sont mis aux enchères pour trois cent cinquante mille dollars. La Bolivie s’y oppose, invoquant que ces cahiers lui appartiennent, qu’ils furent volés dans ses archives par le président de la République de l’époque, le
Aleida March et ses enfants : Aleida, Camilo, Celia et Ernesto, en 1966, pendant que Guevara est au Congo.
général García Meza, qui, incidemment, depuis 1995, purge une peine de trente ans de prison. Le gouvernement bolivien a gain de cause et l’enchère est suspendue.
La quête est terminée, le héros a fait face à son destin, son souvenir engendre le mythe. Une nouvelle ère est arrivée, une nouvelle vision du monde est apparue. Après Guevara, le héros a-t-il encore sa place au XXI e siècle? Les mythes, comme le foquismo, prennent racine dans la population si elle est réceptive. Immédiatement après sa mort, le Che, pas Ernesto Guevara, devient le symbole de toutes les causes justes. C’est le symbole idéal de la rébellion personnelle. La lutte des Noirs aux États-Unis est sa lutte. Mai 68, c’est aussi sa lutte. Le Che, c’est celui qui crie, celui qui hurle, celui qui brandit le poing. Les temps changent. À la fin des années 1970 et pendant les années 1980, les jeunes contestataires quittent l’université ou les communes, joignent les rangs des travailleurs et des consommateurs et, sans le savoir, ils créent la génération « moi » et élèvent des enfants-rois. Désormais, l’image du Che tient plus de l’élément décoratif. Une lithographie de Marilyn vaut-elle celle du beau jeune homme au béret ? D’ailleurs, si tous connaissent la photo, peu connaissent le nom et le rôle du personnage. Souvent, le nom se perd parmi tant d’autres dans les livres d’histoire, au chapitre sur les années 1960. Les années 1990 cognent dur. Les certitudes disparaissent, les valeurs s’émoussent, la société de consommation n’apporte pas que du bonheur. Les frustrations se multiplient et la rébellion personnelle renaît. Le trentième anniversaire de la mort du Che permet de déterrer l’idole.
De nouveau, le terreau est réceptif aussi bien pour les actions individuelles que pour les actions sociales. Au tournant du XXIe siècle, les grands thèmes internationaux prennent leur place dans l’actualité. Des guérillas nouveau genre, avec des moyens spectaculaires, frappent plus souvent et plus fort. La mondialisation de la communication rapproche les populations et met en évidence les inégalités socioéconomiques toujours plus criantes entre les premier, second, tiers et, maintenant, quart mondes ; elle met en branle divers mouvements « éveilleurs de conscience » qui se souviennent du premier chevalier international. La conscience égalitaire et internationaliste du Che inspire. Le terrain se prête également à l’apparition d’intégrismes de toutes sortes qui tentent de créer leur propre « homme nouveau », soit-il religieux, politique, écologiste, altermondialiste, culturiste ou, même, antitabagiste. On recommence à prôner la rigueur, le sacrifice, le dévouement, la persistance, la persévérance, la détermination, le jusqu’auboutisme absolu. Le XXI e siècle a besoin de héros, non pas d’êtres exceptionnels mais de personnes capables d’engagement et de principes. D’ailleurs, c’est Guevara l’homme qui est admiré. Celui qui a forgé sa personnalité à coups de volonté. C’est Guevara le héros triste qui charme. Le héros qui est dans une situation sans issue mais qui persiste. Le héros qui tente de créer une nouvelle société à partir d’une société sourde au changement. Le héros qui s’offre pour libérer le peuple du Congo, mais qui est ignoré des Congolais. Le héros qui se sacrifie pour répandre les flammes de la liberté à tout un continent et qui est capturé sans chaussures, à bout de souffle, seul.
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION CHRONOLOGIE
14 juin 1928
Naissance d’Ernesto Guevara de la Serna à Rosario de Santa Fe, grand port céréalier d’Argentine. 1946-1951
Ernesto s’inscrit d’abord à l’École des ingénieurs de l’université, mais la mort de sa bien-aimée grand-mère, qu’il veille pendant les dix-sept derniers jours de sa vie, l’amène à choisir la médecine. Janvier 1950
Voyage en solo (quatre mille cinq cents kilomètres) dans le nord de l’Argentine afin d’imiter les héros vagabonds de ses lectures de jeunesse. Retour à Buenos Aires pour passer ses examens du mois d’avril. Fin 1950
Guevara est infirmier sur des navires marchands de la marine argentine. À partir de février 1951, il voyage sur des gros cargos et des pétroliers qui le mènent à Trinité-et-Tobago, au Brésil et au Venezuela. Fin 1951
Il est de retour à Buenos Aires pour passer ses examens de septembre, octobre et novembre. Novembre 1951
Guevara travaille avec Salvador Pisani, un allergologue réputé, à la recherche de vaccins et d’antiallergiques. 29 décembre 1951 – juillet 1952
Il interrompt son travail et ses études pour parcourir l’Amérique latine avec son ami Alberto Granado. Ils visitent l’Argentine, le Chili, le Pérou, la Colombie et terminent leur périple au Venezuela. Novembre 1952
Ernesto est de retour à Buenos Aires et obtient son diplôme en médecine, le 11 avril 1953.
7 juillet 1953
Deuxième voyage pour compléter son premier périple, mais dont le but réel est de rejoindre son ami Granado qui travaille dans une clinique au Venezuela. Son itinéraire le mène en Bolivie, au Pérou (une connaissance lui donne l’adresse d’Hilda Gadea, si jamais il se rend au Guatemala), en Équateur puis, finalement, au Guatemala, où sa route dévie totalement. 20 décembre 1953
Le Guatemala grouille d’activité politique alors que le gouvernement Arbenz tente d’implanter des réformes qui déplaisent aux compagnies américaines. Peine perdue, le gouvernement tombe devant les pressions américaines. Guevara rencontre Hilda Gadea, qui lui offre l’hospitalité. Leurs nombreuses discussions politiques en font de bons amis. Septembre 1954
Hilda retourne au Pérou et Ernesto quitte le Guatemala pour le Mexique, où il travaille dans divers hôpitaux. Avril 1955
Guevara est photographe sportif pendant les Jeux panaméricains, qui se déroulent à Mexico. Été 1955
Hilda le rejoint au Mexique. Rencontre avec Fidel Castro, qui accepte d’inclure Guevara dans son expédition à titre de médecin. 18 août 1955
Mariage avec Hilda Gadea. Naissance de sa fille Hilda Beatriz Guevara Gadea, le 15 février 1956. Juin 1956
Cours de guérilla, au Mexique, avec les Cubains, mais le gouvernement mexicain a tôt fait d’interrompre ces activités subversives. Ils sont tous arrêtés et emprisonnés. Guevara a son nom dans les journaux qui le décrivent comme un conjuré ayant des liens avec « certaines organisations communistes de type international ». Les autorités mexicaines le qualifient de « membre actif de l’Institut d’échanges culturels mexicano-russes ». Guevara devient donc communiste… Il sera libéré le 31 juillet.
25 novembre – 2 décembre 1956
Voyage des guérilleros du Mexique vers Cuba, sur le Granma. Le débarquement est catastrophique, mais les rebelles se regroupent et la guérilla est officiellement lancée le 21 décembre. 30 décembre 1958
Guevara et ses troupes remportent une bataille décisive à Santa Clara. Batista s’enfuit. 2 janvier 1959
Guevara entre à La Havane, tandis que Castro entre à Santiago. 22 mai 1959
Guevara divorce d’Hilda Gadea. 2 juin 1959
Il épouse Aleida March, une compagne de lutte. Ambassadeur itinérant, il visite l’Afrique et l’Asie pour nouer des liens économiques. 8 octobre 1959
Retour de son voyage diplomatique. Il est nommé président de l’Institut national de la réforme agraire, puis responsable de l’Industrialisation et, enfin, le 26 novembre 1959, il devient président de la Banque centrale de Cuba, où il enragea plusieurs économistes en signant les billets de banque de son « Che ». Pour eux, cela ne faisait pas sérieux. Octobre 1960
Il voyage en Union soviétique et en Chine pour tenter de renforcer les liens économiques. 24 novembre 1960
Naissance de sa fille Aleidita. Avril 1961
Débarquement dans la baie des Cochons (Playa Girón) de mille cinq cents partisans de l’ancien régime Batista. Ils auraient dû recevoir l’aide de l’aviation américaine, mais ce plan ne plaît pas à Kennedy, le président américain. Les Cubains sont tous capturés. 20 mai 1962
Naissance de son fils Camilo.
22-28 octobre 1962
Crise des missiles. Partie de bras de fer entre les États-Unis et l’Union soviétique, dans laquelle Cuba tient un rôle de simple terrain de jeu. Khrouchtchev et Kennedy, après six jours de tension, s’accordent sur un compromis. L’Union soviétique retire ses fusées de Cuba et ne se mêle plus directement des affaires politiques de l’Amérique latine si les États-Unis promettent de ne jamais envahir Cuba et de retirer leurs fusées de Turquie (qui étaient braquées sur l’Union soviétique). Marché conclu ! Les Cubains sont furieux, car tout s’est déroulé au-dessus de leurs têtes. Castro apprend le dénouement de la crise à la radio. 14 juin 1963
Naissance de sa fille Celia. Juillet 1963
Visite en Algérie. Ben Bella et Guevara signent plusieurs accords économiques et discutent de la possibilité d’utiliser l’Algérie comme tête de pont pour des actions anti-impérialistes en Afrique. 9 décembre 1964
Discours pour la libération de l’Amérique latine à l’Assemblée générale des Nations Unies, à New York. Janvier 1965
Voyage en Afrique : Algérie, Mali, Congo, Guinée, Dahomey et Ghana. Il conclut son voyage à Alger. 24 février 1965
Le « Discours d’Alger », dans lequel Guevara critique vertement les agissements de l’Union soviétique, qui est, selon lui, tout aussi impérialiste que les États-Unis. Cela crée un grand embarras à Cuba. Naissance de son fils Ernesto. 14 mars 1965
Castro accueille Guevara et ils ont une longue discussion à la suite de laquelle les deux hommes acceptent de se séparer. Castro laisse Guevara aller dans ses folles aventures, mais il accepte de l’aider en catimini. Comme tout doit demeurer secret, Guevara disparaît. Il sera vu publiquement lors de sa capture en Bolivie, en octobre 1967.
1er ou 2 avril 1965
Départ pour le Congo. Guevara veut y établir une base organisationnelle pour libérer l’Afrique, mais la culture et la géographie sont des obstacles plus ardus que prévu et Guevara abandonne le projet en décembre 1965. Avril 1965
Castro lit publiquement la lettre d’adieu de Guevara, ce qui lance de nombreuses rumeurs sur son sort. 3 novembre 1966
Arrivée en Bolivie. Guevara veut rallier la paysannerie, tenter de reproduire les exploits de la sierra Maestra et vaincre l’impérialisme yankee. La région est trop isolée et les temps ont changé ; les guérilleros sont laissés à eux-mêmes. 8 octobre 1967
Affamé, isolé, en pleine crise d’asthme, Guevara ne se défend pas et il est arrêté par les soldats boliviens. 9 octobre 1967
Après un interrogatoire très court et sommaire – inutile aussi puisque Guevara ne répond à rien – le président bolivien Barientos donne l’ordre d’exécuter le Che. Ses mains sont amputées pour vérifier son identité et son corps est inhumé dans un endroit secret. 5 juillet 1997
Des scientifiques cubains et argentins exhument le corps de Guevara et de six de ses compagnons. Mi-octobre 1997
Les Cubains défilent devant les cercueils du Che et de ses compagnons exposés au mémorial José-Martí, place de la Révolution, à La Havane. 17 octobre 1997
Ernesto « Che » Guevara est mis en terre une dernière fois, à Cuba, dans la ville de Santa Clara, lieu de sa victoire décisive en décembre 1958. Ses compagnons d’infortune de la campagne bolivienne reposent avec lui.
CHE GUEVARA, UN HÉROS EN QUESTION BIBLIOGRAPHIE
ANDERSON, Jon Lee, Che Guevara : A Revolutionary Life, New York, Grove Press, 1997. ANSBACHER, Heinz L. et Rowena R. Ansbacher (sous la direction de), The Individual Psychology of Alfred Adler, New York, Harper Torchbooks, 1964. CAMPBELL, Joseph, The Hero With a Thousand Faces, Princeton, Princeton University Press, 1968. –––, The Power of Myth, New York, Doubleday, 1988. « Che, the armed struggle, and revolutionary politics », Communist Voice, no 14, 10 août 1997. CORMIER, Jean, Che Guevara. Compagnon de la révolution, Paris, Gallimard, coll. «Découvertes Gallimard », 1996. GIACOBETTI, F., Les Compañeros de Che Guevara, Paris, Assouline, s.d. HEAD, J. G. et Linda MacLea, Myth and Meaning , Toronto, Gage, 1988. KALFON, Pierre, Che, Paris, Seuil, coll. « Points », 1997. LOWY, Michael, « Che’s revolutionary humanism », Monthly Review, New York, vol. 49, no 5, octobre 1997. –––, « Marxism and Romanticism in the work of Jose Carlos Mariátegui », Latin American Perspectives, Riverside, vol. 25, juillet 1998. MASPERO, François. Préface, dans Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, Paris, La Découverte / Poche, 1997. McCORMICK, Gordon H., « Che Guevara », World Policy Journal, New York, vol. 14, n° 4, hiver 1997/1998. McCORMICK, Gordon H., « The Revolutionary Odyssey of Che Guevara », Queen’s Quarterly , vol. 105, no 2, été 1998. MICHEL, François-Bernard, Le Souffle coupé , Paris, Gallimard, 1984. TAIBO II, Paco Ignacio, Ernesto Guevara connu aussi comme le Che, Paris, Métailié/Payot, 2001. VERES, Luis, « El problema de la identidad nacional en la obra de José Carlos Mariátegui », Revue électronique de civilisation contem poraine – EUROPES / A MÉRIQUES, mai 2002. 14 3
CHE G UEVARA, UN HÉROS EN QUESTION est le sixième titre de cette collection