Pierre Bourdieu
Célibat et condition paysanne In: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135.
Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Célibat et condition paysanne. In: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rural_0014-2182_1962_num_5_1_1011
PIERRE
BOURDIEU
Célibat et condition paysanne
Par quel paradoxe le célibat des hommes peut-il apparaître aux cél ibataires eux-mêmes et à leur entourage comme le symptôme le plus éclatant de la crise d'une société qui, par tradition, condamnait ses cadets à l'émigration ou au célibat? Il n'est personne en effet qui n'insiste sur la qualité et la gravité exceptionnelles du phénomène. « Ici, dit l'un, je vois des aînés de 45 ans et aucun n'est marié. Je suis allé dans les Hautes-Pyrénées et c'est la même chose. Des quartiers entiers ne sont pas mariés » ( J.-P. A., 85 ans). Et un autre : « Tu as tout un tas de types de 25 à 35 ans qui sont « inmariables ». Ils auront beau faire, — et ils ne font pas grand-chose, les pauvres ! — , ils ne se marieront pas » (P. C, 35 ans)1. Pourtant l'examen des statistiques suffit à convaincre que la situation présente, si grave soit-elle, n'est pas sans précédent : entre 1870 et 1959, c'est-à-dire pour 90 années, on compte à l'état civil 1 022 mariages, soit une moyenne de 10,75 mariages par an. Entre 1870 et 1914, en 45 ans, il y a eu 592 mariages, soit une moyenne de 13,15 mariages annuels. Entre 1915 et 1939, en 25 ans, on dénombre 307 mariages, soit 12,80 en moyenne. Enfin, entre 1940 et 1959, en 20 années, 173 mariages ont été enregistrés, soit 8,54 en moyenne. Cependant, du fait que la population globale diminue parallèlement, la décroissance du taux de nuptialité reste relativement faible, comme le montre le tableau ci-dessous2 : 1. Cette étude est le résultat de recherches menées en 1959 et 1960 dans le village que nous appellerons Lesquire et qui est situé en Béarn, au cœur du pays de coteaux, entre les deux Gaves. 2. Le taux de nuptialité (entendu comme le nombre de nouveaux mariés en une année pour 1 000 habitants) avoisine chaque année 15 °/oo en France. Certaines corrections doivent être apportées aux taux présentés ici. C'est ainsi qu'en 1946 et 1954, le nombre de mariages a été anormalement élevé. Pour 1960, le taux de nuptialité fut de 2,94 seulement.
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Année de recensement 1881 1891 1896 1901 1906 1911 1921 1931 1936 1946 1954
Population globale 2 468 2 073 2 039 1978 1952 1894 1667 1633 1621 1580 1351
Nombre de mariages
33 Taux de nuptialité (2-^xiooo)
11 11 15 11 18 16 15 7 7 15 10
10,60 14,60 11,66 18,44 16,88 17,98 18,98 14,80 8,92 8,56 % 8,62
A la lecture de ces chiffres, on serait tenté de conclure que tous les informateurs succombent à l'illusion ou à l'inconséquence. Le même qui déclarait, « ici, je vois des aînés et aucun n'est marié », n'ajoute-t-il pas : « II y avait autrefois de vieux cadets et il y en a maintenant... Il y en avait beaucoup qui n'étaient pas mariés. » Comment expliquer, dans ces conditions, que le célibat des hommes soit vécu comme exception nellement dramatique et totalement insolite?
Le système des échanges matrimoniaux dans la société d'autrefois « A ceux qui préfèrent rester au foyer paternel, [ce régime successoral] donne la quiétude du célibat avec les joies de la famille ». Frédéric Le Play, L'organisation de la famille, p. 36. Avant 1914, le mariage était régi par des règles très strictes. Parce qu'il engageait tout l'avenir de l'exploitation familiale, parce qu'il était l'occasion d'une transaction économique de la plus haute importance, parce qu'il contribuait à réaffirmer la hiérarchie sociale et la position de la famille dans cette hiérarchie, il était l'affaire de tout le groupe plus que de l'individu. C'est la famille qui mariait et l'on se mariait avec une famille. L'enquête préalable à laquelle on se livre au moment du mariage, porte sur la famille tout entière. Parce qu'ils ont le même nom, les 3
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cousins éloignés habitant dans des villages des environs n'y échappent pas : « Ba. est très grand, mais dans sa famille, du côté d'Au. [village voisin], c'est très petit. » La connaissance approfondie des autres qu'exige le caractère permanent de la coexistence, repose sur l'obser vation des faits et gestes d'autrui — on plaisante sur ces femmes du bourg qui passent leurs journées, cachées derrière leurs volets entrebâillés, à observer la rue — , sur la confrontation constante des jugements concernant les autres — c'est là une des fonctions des « ragots » —, sur la mémoire des biographies et des généalogies. Au moment d'opérer un choix aussi grave que celui d'une épouse pour le fils ou d'un époux pour la fille, il est normal que l'on mobilise l'ensemble de ces instruments et techniques de connaissance qui sont utilisés de façon moins syst ématique dans le cours de la vie quotidienne8. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la coutume, en vigueur jusqu'en 1955, de « brûler les pantalons » du jeune homme qui, ayant « fréquenté » une jeune fille, se marie avec une autre. Le mariage a pour fonction première d'assurer la continuité du lignage sans compromettre l'intégrité du patrimoine. En effet, la famille est d'abord un nom, indice de la situation de l'individu dans la hiérarchie sociale et, à ce titre, foyer de son rayonnement ou rappel de sa basse condition : « On peut dire que chaque personne a, à la campagne, une auréole qui vient de sa famille, de ses titres de propriété, de son édu cation. De la grandeur et du rayonnement de cette auréole, dépend tout son avenir. Même des crétins de bonne famille, de familles cotées, se marient facilement » (A. B.). Mais le lignage est surtout un ensemble de droits sur le patrimoine. Parmi toutes les menaces qui pèsent sur celui-ci et que la coutume tend à écarter, la plus grave est sans nul doute celle que fait surgir le mariage. Aussi comprend-on que l'accord entre les deux familles prenne la forme d'une transaction soumise aux règles les plus rigoureuses. « A l'âge de 26 ans [1901], j'ai fréquente une jeune fille nommée M. F. Lou., ma voisine, âgée de 21 ans. Mon père était décédé, j'en ai fait part à ma mère. Il fallait demander V autorisation paternelle et maternelle et jusqu'à 21 ans, il fallait fournir un « acte de respect » qui était présenté au maire. De même pour la fille. En cas d'opposition, il fallait trois « actes ». Comme j'étais le cadet, mon frère aîné était marié à la maison. Ma fiancée était héritière. Normalement, je devais m'installer dans cette propriété. J'avais 4 000 francs de dot en espèces. Bien entendu, il était d'usage que l'on me donnait du linge qui ne figurait pas comme dot. Ça faisait ouvrir une porte (que hesè urbi ue porte) ! Ma fiancée avait une 3. Cf. Marcel Maget, « Remarques sur le village comme cadre de recherches anthropo logiques », Bulletin de Psychologie du Groupe des étudiants de Psychologie de V Université de Paris, VIII, n° 7-8, avril 1955, pp. 375-382.
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sœur. Dans ce cas, V aînée obtient le tiers de tous les biens avec V accord des parents. Selon V usage, ma dot de 4 000 francs devait être reconnue par contrat de mariage. En supposant que la propriété soit mise en vente deux ans après le mariage pour une somme totale de 16 000 francs, la répar~ tition aurait été celle-ci, une fois faite la restitution de la dot (tourne-dot) : aînée, 1J3 +2/3=5 000 ; cadette, 1\4 = 4 000 francs. Le contrat de mariage prévoit que le partage définitif ne se fera qu'au moment du décès des parents. L'arrangement est conclu entre le futur beau-père et moi. Il accordera le tiers à sa fille aînée par contrat de mariage. Huit jours après, au moment de passer le contrat devant le notaire, il se dédit. Il consent au mariage mais refuse d'accorder le tiers tout en « reconnaissant » la dot. Dans ce cas, le marié a les pouvoirs limités. Moyennant le rembour sementde la dot, on peut V amener à partir. C'était un cas plutôt rare, les avantages sont donnés une fois pour toutes par contrat de mariage. Le père de ma fiancée a subi la mauvaise influence d'une tierce personne familière de la maison ; elle pensait que ma présence dans la maison diminuerait Vinfluence dans la famille de son « ami ». « La terre est basse, lui va courir, » il se promènera par les chemins et vous, vous serez son domestique. » Le refus au dernier moment de nous accorder le tiers par contrat nous a piqués au vif ma fiancée et moi. Elle dit : « Nous allons attendre... Nous » allons nous chercher une maison [ue case]. Nous n'allons pas nous » faire fermiers ni domestiques... J'ai deux oncles à Paris, les frères de » ma pauvre mère, ils me trouveront un emploi [en béarnais], » Moi je lui dis : « Nous sommes d'accord. Nous ne pouvons pas accepter ce refus. » D'ailleurs nous en souffririons tout le temps. » Elle : « Moi je pars » à Paris. On s'écrira ». Elle a été trouver le maire et le curé et elle est partie. J'ai continué mon apprentissage de hongreur à B... [village voisin]. « Je cherchais à me caser. Cadet de la maison, n'ayant pu me marier, il me fallait trouver un emploi, un petit commerce. J'ai été dans les Landes et les départements voisins. J'ai trouvé la maison de la Veuve Ho. que je voulais acheter. Ils étaient près de faire les papiers (passa papes) avec quelqu'un d'autre. J'ai établi un petit commerce, un café et j'ai continué mon métier de hongreur et aussitôt je me suis marié avec ma fiancée qui est rentrée de Paris. Mon beau-père venait chaque dimanche à la maison. Les « pièces » que sa fille refusait, il les donnait aux enfants. A son décès ma femme a eu sa part d'héritage sans avantage légal. Elle n'avait eu ni le trousseau ni la dot. Elle avait quitté la maison et s'était libérée de l'autorité paternelle. Sa sœur plus docile et plus jeune de cinq ans avait obtenu le tiers, en épousant un domestique de la contrée. « Celui-là est habitué à être » commandé », a dit mon beau-père. Et il se trompait parce qu'il a été obligé de louer la propriété à son gendre, en abandonnant la ferme » (J.-P. A.). Ce seul cas pose les principaux problèmes. En premier lieu, le droit d'aînesse intégral, pouvant favoriser aussi bien la fille que le garçon,
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ne peut se comprendre qu'en référence à l'impératif fondamental, à savoir la sauvegarde du patrimoine, indissociable de la continuité de la lignée : le système bilatéral de succession et d'héritage conduit à confondre le lignage et « la maison » comme ensemble des personnes pourvues de droits permanents sur le patrimoine, bien que la responsab ilité et la direction du domaine incombent à une seule personne à chaque génération, lou meste, le maître ou la daune, la maîtresse de maison. Que le droit d'aînesse et le statut d'héritière (heretère) puissent échoir à une fille, cela ne signifie aucunement que la coutume successorale est dominée par le principe de l'égalité entre les sexes, ce qui contredirait les valeurs fondamentales d'une société qui accorde le primat aux membres mâles. Dans la réalité, l'héritier n'est pas le premier-né, garçon ou fille, mais le premier garçon, même s'il vient au septième rang. C'est seulement lorsqu'il n'y a que des filles, au grand désespoir des parents, ou bien lorsque le garçon est parti, que l'on institue une fille comme héritière. Si l'on préfère que l'héritier soit un garçon c'est parce que la continuation du nom se trouve ainsi assurée et qu'un homme est mieux fait pour diriger l'exploitation agricole. La continuité du lignage, valeur des valeurs, peut être assurée indifféremment par un homme ou par une femme, le mariage entre un cadet et une héritière remplissant cette fonction aussi bien que le mariage entre un aîné et une cadette. Dans les deux cas en effet, les règles qui président aux échanges matrimoniaux accomplissent leur fonction première, à savoir de garantir que le patr imoine soit maintenu et transmis dans son intégrité. On en trouvera une preuve supplémentaire dans le fait que lorsque l'héritier ou l'héri tière quittent la maison et la terre, ils perdent leur droit d'aînesse parce que celui-ci est inséparable de son exercice, c'est-à-dire de la direction effective du domaine. Il apparaît donc que ce droit est attaché non point à une personne particulière, homme ou femme, premier ou second né, mais à une fonction socialement définie ; le droit d'aînesse est moins un droit de propriété que le droit, ou mieux, le devoir d'agir en propriét aire. Il fallait aussi que l'aîné fût capable non seulement d'exercer son droit mais d'en assurer la transmission. S'agirait-il d'une fable, il est significatif que l'on puisse raconter aujourd'hui que parfois, dans le cas où l'aîné n'avait pas d'enfant ou venait à mourir sans descendance, on demandait à un vieux cadet, demeuré célibataire, de se marier afin d'assurer la continuité de la lignée (J.-P. A.). Sans qu'il s'agisse d'une véritable institution sanctionnée par la coutume, le mariage du cadet avec la veuve de l'aîné dont il hérite, était relativement fréquent. Après la guerre de 1914-1918, les mariages de ce type ont été assez nombreux : « On arrangeait les choses. En général, les parents poussaient en ce sens, dans l'intérêt de la famille, à cause des enfants. Et les jeunes acceptaient. On ne faisait pas de sentiment » (A. B.).
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La règle voulait que le titre d'héritier revînt automatiquement à l'aîné des enfants ; cependant, le chef de famille pouvait sacrifier la coutume à l'intérêt de la maison : tel était le cas lorsque l'aîné n'était pas digne de son rang ou qu'il y avait un avantage réel à ce que l'un des autres enfants héritât. Bien que le droit ne lui appartînt pas de modif ier l'ordre de succession, le chef de famille détenait une autorité morale si grande et si fortement approuvée par tout le groupe, que l'héritier selon la coutume ne pouvait que se soumettre à une décision dictée par le souci d'assurer la continuité de la maison et de lui donner la meilleure direction possible. A la fois lignage et patrimoine, la « maison » (la maysou) demeure, tandis que passent les générations qui la personnifient ; elle porte un nom alors que ceux qui l'incarnent ne se distinguent souvent que par un prénom : il n'est pas rare que l'on appelle « Yan dou Tinou », c'est-àdire Jean de chez Tinou, de la maison Tinou, un homme dont le nom d'état civil est, par exemple, Jean Cazenave ; il arrive même que le nom demeure attaché à la maison, lors même qu'elle a cessé d'être habitée et qu'il soit donné aux nouveaux occupants. En tant qu'il est l'incar nation de la maison, le capmaysouè, le chef de maison, est le dépositaire du nom, du renom et des intérêts du groupe. Ainsi, tout concourait à favoriser l'aîné (Vaynat, ou Vhêrètè ou lou capmaysouè). Cependant, les cadets avaient aussi des droits sur le patrimoine. Virtuels, ces droits ne devenaient réels, la plupart du temps, qu'à l'occasion du mariage qui faisait toujours l'objet d'un contrat : « Les riches passaient toujours un contrat, les pauvres aussi, à partir de 500 francs, histoire de « placer » la dot (coulouca Vadot) » (J.-P. A.). Par suite, Vadot désignait à la fois la part de l'héritage revenant à chacun des enfants, garçon ou fille, et la donation faite au moment du mariage, le plus souvent en espèces, afin d'éviter l'émiettement du patrimoine, et exceptionnellement en terres. Dans ce cas, la terre n'était qu'un mort-gage que le chef de famille pouvait dégager moyennant une somme fixée à l'avance. Lorsque la famille ne comptait que deux enfants, comme dans le cas analysé ici, la coutume locale voulait que l'on accordât par contrat de mariage un tiers de la valeur de la propriété au cadet. Lorsqu'il y avait n enfants (n > 2), la part du cadet était de
de
n
f ♦ la part de l'aîné étant alors
| , P désignant la valeur attribuée à la propriété. La dot 4 n était calculée ainsi : on faisait une estimation aussi précise que possible de la propriété, parfois avec le concours d'experts locaux, chaque partie ayant le sien. On prenait pour base de l'évaluation, le prix de vente d'une
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propriété du quartier ou d'un village voisin. Puis on estimait à tant la « journée » (journade) de champs, de bois ou de fougeraies. Ces calculs étaient assez exacts et, de ce fait, acceptés par tous. « Par exemple, pour la propriété Tr., l'estimation fut de 30 000 francs [vers 1900]. Il y -avait le père, la mère et six enfants, un garçon et cinq filles. A l'aîné, on accorde le quart, soit 7 500 francs. Restent 22 500 francs à diviser en six parts. La part des cadettes est de 3 750 francs qui peut se convertir en 3 000 francs versés en espèces et 750 francs de linge et de trousseau, draps de lit, torchons, serviettes, chemises, édredons, lou cabinet (l'a rmoire) toujours apporté par la mariée » (J.-P. A.). Bref, le montant de la dot était une fonction déterminée de la valeur du patrimoine et du nombre d'enfants. Cependant, outre qu'elles paraissaient varier dans le temps et selon les villages, les règles coutumières ne s'appliquaient jamais avec une rigueur mathématique, d'abord parce que le chef de famille conservait toujours la possibilité d'accroître ou de réduire la part de l'un ou de l'autre, ensuite parce que la part des célibataires demeurait virtuelle et restait attachée au patrimoine. L'observation de la réalité met en garde contre la tentation de construire des modèles trop simples. Le « partage » se réalisait le plus souvent à l'amiable, au moment du mariage de l'un des enfants. C'est à cette occasion que l'aîné était « institué » dans sa fonction de capmaysouè, de chef de maison et de successeur du père. Parfois « l'institution de l'héritier » se faisait par testament. Nombre de chefs de famille firent ainsi, au moment de leur départ à la guerre, en 1914. Après estimation de la propriété, le chef de famille versait à celui d'entre les cadets qui se mariait, une somme d'argent équivalente à sa part de patrimoine, définissant du même coup la part des autres, part qu'ils recevaient soit au moment de leur mariage, soit à la mort des parents. Rien ne serait plus faux que de se laisser prendre au mot de partage. En fait, tout le système a pour fonction de réserver la totalité du patrimoine à l'aîné, les « parts » ou les dots des cadets n'étant autre chose qu'une compensation qui leur est accordée en échange de leur renoncement aux droits sur la terre4. On en trouvera la preuve dans le fait que le partage effectif était considéré comme une calamité. La coutume successorale reposait en effet sur le primat de l'intérêt du groupe auquel les cadets devaient sacrifier leurs intérêts personnels, soit en se contentant d'une dot, soit en y renonçant tout à fait lorsqu'ils émigraient à la recherche d'un emploi, soit en passant leur vie, célibataires, à travailler sur la terre des ancêtres à côté de l'aîné. Aussi, ce n'est qu'en dernière extrémité que l'on effectue réellement le partage, ou bien lorsque, en raison de la mésentente 4. Que la dot ait eu autrefois le caractère d'un don gracieux, cela apparaît dans le fait que le père était libre d'en fixer le montant selon ses préférences, aucune règle stricte ne fixant les proportions.
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à l'intérieur de la famille, en raison aussi de l'introduction de nouvelles valeurs, on vient à tenir ce qui n'est qu'une compensation pour un droit véritable sur une part de l'héritage. C'est ainsi que vers 1830, la propriété et la maison Bo. (grande maison à deux étages, a dus soûles) furent partagées entre les héritiers qui n'avaient pu s'accorder à l'amiable ; depuis lors, elle est toute « croisée de fossés et de haies » (toute croutzade de barats y de plechs)6. Tout le système étant dominé par la rareté de l'argent liquide, en dépit de la possibilité fournie par la coutume d'échelonner les paiements sur plusieurs années et parfois jusqu'à la mort des parents, il arrivait que le versement de la compensation fût imposs ibleet que l'on fût contraint au partage lors du mariage des cadets ou des cadettes dont la dot était payée sous forme de terres. Nombre de propriétés ont été ainsi anéanties. « A la suite des partages, deux ou trois ménages vivaient parfois dans la même maison, chacun ayant son coin et sa part des terres. La pièce avec cheminée revenait toujours, en ce cas, à l'aîné. C'est le cas des propriétés Hi., Qu., Di. Chez An., il y a des pièces de terre qui ne sont jamais rentrées. Certaines ont pu être rachetées ensuite, mais pas toutes. Le partage créait des difficultés terribles. Dans le cas de la propriété Qu., partagée entre trois enfants, l'un des cadets devait faire le tour du quartier pour conduire ses chevaux dans un champ éloigné qui lui avait été attribué » (P. L.). « Parfois, afin d'en rester maîtres, certains aînés mettaient la propriété en vente. Mais il arrivait aussi qu'ils ne pussent racheter la maison » (J.-P. A.)6. Ainsi, la logique des mariages est dominée par une fin essentielle, la sauvegarde du patrimoine ; elle s'opère dans une situation économique particulière, dont le trait principal est la rareté de l'argent ; elle est soumise à deux principes fondamentaux, à savoir l'opposition entre l'aîné et le cadet et d'autre part l'opposition entre mariage de bas en haut et mariage de haut en bas, point d'entrecroisement de la logique du système économique d'une part, qui tend à classer les maisons en grandes et en petites, selon la taille des propriétés, et d'autre part, de la logique des rapports entre les sexes, selon laquelle le primat et la suprématie appartiennent aux hommes, particulièrement dans la gestion des affaires familiales. Il suit de là que chaque mariage est fonction d'une part du rang de naissance de chacun des époux et de la taille de la famille et d'autre part de la position relative des deux familles dans la hiérarchie sociale, elle-même fonction de la valeur de la propriété. 5. Il existait des spécialistes appelés barades (de barat, fossé) qui venaient des Landes et creusaient les fossés divisant les propriétés. 6. En application du principe selon lequel les propres appartiennent moins à l'individu qu'au lignage, le retrait lignager donnait à tout membre du lignage la possibilité de rentrer en possession de biens qui avaient pu être aliénés. La « maison mère » (la maysou mayrane) conservait des « droits de retour » flous drets de retour) sur les terres données en dot ou vendues. C'est-à-dire que « quand on vendait ces terres, on savait que telles maisons avaient des droits et on allait les leur proposer » (J.-P. A.).
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Du fait de l'équivalence entre la part de patrimoine héritée et la dot (Vadot ; cf. adouta : doter), le montant de cette dernière se trouve défini de façon quasi mathématique7 et du même coup, les prétentions du bénéf iciaire ; de même, les prétentions de la famille du futur conjoint au sujet de la dot qu'elle entend recevoir sont strictement mesurées à l'importance de la propriété. Il s'ensuit que les mariages tendent à se faire entre familles équivalentes au point de vue économique. Sans doute, la grande propriété ne suffit pas à faire la grande famille. On n'accorde jamais leurs lettres de noblesse à des maisons qui ne doivent leur élévation ou leur richesse qu'à leur âpreté, leur acharnement au travail ou leur manque de scrupules, et qui ne savent pas manifester les vertus que l'on est en droit d'attendre des grands, particulièrement la dignité du maintien et le sens de l'honneur, la générosité et l'hospitalité. Inversement, la qualité de grande famille peut survivre à l'appauvrissement. Si le jugement que l'on porte sur une famille dans l'existence quotidienne ne saisit la richesse que comme un aspect parmi d'autres, reste que, lorsqu'il s'agit de mariage, la considération de la situation économique s'impose primordialement. La transaction économique dont le mariage est l'occasion est de trop grande importance pour que la logique du système de valeurs ne le cède pas à la stricte logique de l'économie. Par la médiation de la dot, la logique des échanges matrimoniaux dépend étroitement des bases économiques de la société. En effet, les impératifs économiques s'imposent à l'aîné avec une rigueur toute particulière du fait qu'il doit obtenir, à l'occasion de son mariage, une dot suffisante pour pouvoir payer la dot des cadets et des cadettes sans être obligé de recourir au partage et sans amputer la propriété. Cette nécessité s'impose également à toutes les « maisons », riches ou pauvres, du fait que la dot des cadets croît proportionnellement à la valeur du patrimoine, du fait aussi que la richesse est avant tout foncière et que l'argent liquide est rare. Le choix de l'époux ou de l'épouse, de l'héritier ou de l'héritière a une importance capitale puisqu'il contribue à déterminer le montant de la dot que pourront recevoir les cadets, le mariage qu'ils pourront faire et s'ils pourront se marier ; en retour, le nombre de cadettes et surtout de cadets à marier pèse fortement sur ce choix. Ainsi, à chaque génération, surgit devant l'héri tierla menace du partage qu'il doit conjurer à tout prix, soit en épousant une cadette bien dotée, soit en hypothéquant la terre pour se procurer de l'argent, soit en obtenant des délais. On comprend que, dans une telle logique, la naissance d'une fille ne soit pas accueillie avec enthousiasme : « Quand une fille naît dans une maison, dit le proverbe, il tombe une poutre maîtresse » (Cuan bat ue hilhe hens ue maysou, que cat upluterau). 7. S'il en est ainsi aux alentours de 1900 dans le village de Lesquire, le système ne présentait pas, dans un passé plus lointain, une telle rigidité, la liberté du chef de famille demeurant plu» grande.
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Outre que la fille constitue une menace de déshonneur, il faut la doter ; de plus, « elle n'est pas un soutien », elle ne travaille pas au-dehors comme un homme et s'en va une fois mariée. Célibataire, elle constitue une charge tandis que le garçon apporte une aide très précieuse, évitant de recourir à des domestiques. Ainsi se soucie-t-on avant tout de la marier. Les analyses antérieures permettent de mesurer combien la marge de liberté est restreinte. « J'ai vu renoncer à un mariage pour 100 francs. Le fils voulait se marier. « Comment vas-tu payer les cadets ? Si tu veux te marier, va-t'en. » Chez Tr., il y avait cinq cadettes, les parents faisaient un régime de faveur pour Vaîné. On lui donnait le bon morceau de « salé » et tout le reste. Vaînê est souvent gâté par la mère jusqu'à ce qu'il parle de mariage... Pour les cadettes, pas de viande, rien. Quand vint le moment de marier Vaînê, trois cadettes étaient déjà mariées. Le garçon aimait une fille de La. qui n'avait pas un sou. Le père lui dit : « Tu veux te marier ? J'ai payé » [pour] les cadettes, il faut que tu ramènes des sous pour payer [pour] » les deux autres. La femme n'est pas faite pour être mise au vaisselier9 » [c'est-à-dire pour être exposée]. Elle n'a rien ; que va-t-elle apporter ? » Le garçon se maria avec une fille E... et reçut une dot de 5 000 francs. Le mariage ne marcha pas bien. L'aîné se mit à boire et devint décrépit. Il mourut sans enfants. A la suite de disputes, il fallut rendre la dot entière à la veuve qui s'en retourna chez elle. Peu après le mariage de l'aîné, vers 1910, une des cadettes avait été mariée à La., avec une dot de 2 000 francs également. Au moment de la guerre, ils firent revenir la cadette qui était mariée chez S... [propriété voisine] pour prendre la place de l'aîné. Les autres cadettes, qui vivaient plus loin, à Sa., La., et Es., furent très mécont entes de ce choix. Mais le père avait choisi une fille mariée à un voisin pour accroître son patrimoine » (J.-P. A., 85 ans)9. L'autorité des parents, gardiens du patrimoine qu'il faut sauve garder et augmenter, s'exerce de façon absolue chaque fois qu'il s'agit d'imposer le sacrifice du sentiment à l'intérêt. Et il n'est pas rare que les parents fassent échouer les projets de mariage. Ils pouvaient exhéréder (deshereta) l'aîné qui aurait voulu se marier contre leur volonté. « Eugène Ba. devait se marier avec une fille, jolie mais pauvre. La mère lui dit : « Si tu te maries avec celle-là, il y a deux portes ; elle entrera par celle-ci, » je sortirai par celle-là, ou bien toi. » La fille vint à le savoir ; elle ne voulut pas attendre qu'il la laissât et partit pour l'Amérique. Eugène vint chez nous, il pleurait. Ma femme lui dit : « Si tu écoutes maman... 8. Lou bachèrè est le meuble qui se trouvait placé généralement face à la porte d'entrée, dans la pièce d'apparat (lou salou) ou, plus souvent, dans la cuisine et où était exposée la plus belle vaisselle. 9. La propriété Tr. est la plus grande de Lesquire (76 ha). Plusieurs maisons autrefois habitées (Ho., Ha., Ca., Si., Si-.), ont été progressivement rassemblées entre les mains des Tr.
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— Je me marierai malgré tout. » Mais la fille était partie sans lui dire » (J.-P. A.)10. La mère jouait un rôle capital dans le choix de l'épouse. Et cela se comprend étant donné qu'elle est la « daune », la maîtresse de l'intérieur et que la femme de son fils devra se plier à son autorité. On avait coutume de dire d'une femme autoritaire : « Elle ne veut pas abandonner la louche » (nou boou pas decha la gahe), symbole de l'autorité sur le ménage11. * Que le mariage fût l'affaire des familles plus que des individus, cela se voit encore dans le fait que la dot était versée normalement au père ou à la mère du conjoint et, par exception seulement, c'est-à-dire au cas où il n'avait plus ses parents, à l'héritier lui-même. Certains contrats de mariage prévoient qu'en cas de séparation le beau-père peut se contenter de payer les intérêts de la dot ; la maison demeure et le gendre peut espérer y rentrer après réconciliation. Toute dot était grevée d'un droit de retour (tournedot) dans le cas où s'éteindrait la descendance du mariage en vue duquel elle avait été constituée, et ceci pendant plusieurs générations. En règle générale, si l'aîné meurt sans enfants, sa femme peut rester et garder la propriété de la dot ; elle peut aussi réclamer la dot et repartir. Si la femme meurt sans enfants, il faut aussi rendre la dot. Le tournedot faisait peser une lourde menace sur les familles, particulièrement celles qui avaient reçu une dot très élevée. C'était là une raison supplémentaire d'éviter les mariages trop inégaux : « Supposons un homme qui se marie avec une fille de grande famille. Elle lui apporte une dot de 20 000 francs. Ses parents lui disent : « Tu » prends 20 000 francs, tu crois faire une bonne affaire. En fait, tu te mets » dehors. Tu as reçu cette dot par contrat. Tu vas en dépenser une partie. » II va t'arriver un accident. Comment vas-tu rendre si tu dois le faire ? Tu ne pourras pas. » C'est que le mariage coûte cher, il faut assurer les dépenses de la fête, faire arranger la maison, etc. » (P. L.). Tout un luxe de protections coutumières tend à assurer l'inaliénabilité, l'imprescriptibilité et l'insaisissabilité de la dot : la coutume autorisait le père à exi ger une caution pour la sauvegarde de la dot ; la plupart des contrats prévoyaient la « collocation » de la somme totale dans des conditions 10. Le même informateur rapporte une foule de cas semblables parmi lesquels on retiendra encore celui-ci : « B... avait une bonne amie dans son quartier. Il ne parlait pas beaucoup. Sa mère lui dit : « Tu te maries avec celle-là ? qu'est-ce qu'elle apporte ? Si elle entre par cette » porte je sortirai par celle-là, avec ma fille [la sœur cadette] ». Il vint me dire : « Perdiou » (Pardieu) ! Toi tu t'es marié ; je veux me marier. Où faut-il que j'aille ?» La fille partit pour l'Amérique. Elle est revenue avec de « belles tenues » et se fout pas mal de B..., tiens... ». 11. Le maniement de la louche est l'apanage de la maîtresse de maison. Au moment de passer à table, pendant que le pot bout, la maîtresse de maison met « les soupes » de pain dans la soupière. Elle y verse le potage et les légumes ; quand tout le monde est assis, elle apporte la soupière sur la table, elle donne un tour avec la louche pour bien tremper la soupe, puis tourne la louche vers le chef de famille (aïeul, père ou oncle) qui se sert le premier. Pendant ce temps, la belle- fille est occupée ailleurs. Pour rappeler la belle- fille à son rang, la mère lui dit : « Je ne donne pas encore la louche. »
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telles qu'elle fût en sécurité et conservât sa valeur. En tout cas, la nouvelle famille ne touchait pas à la dot de crainte que Tun ou l'autre des époux ne vînt à mourir avant que des enfants ne fussent nés. La femme restait propriétaire de sa dot, le mari n'en ayant que la jouissance. En fait, le droit de jouissance sur les biens meubles, l'argent par exemple, revenait à un droit de propriété, le mari étant tenu seulement de rendre l'équivalent en quantité et en valeur. C'est ainsi qu'un aîné pouvait en user pour doter ses cadets. Pour les biens immobiliers, la terre surtout, le mari n'en avait que la jouissance et la gestion. La femme avait sur les biens dotaux apportés par son mari des droits identiques à ceux d'un homme sur la dot de sa femme. Plus exactement, ce sont ses parents qui, tant qu'ils étaient vivants, jouissaient des revenus des biens apportés par leur gendre et en exerçaient l'administration. Ainsi, la dot avait une triple fonction. Confiée à la famille de l'héritier ou de l'héritière qui en assurerait la gestion, elle devait s'intégrer au patrimoine de la famille issue du mariage; en cas de dissolution de l'union, à la suite de la séparation des conjoints, chose rare, ou de la mort de l'un d'eux, selon qu'il y avait des enfants ou non, elle passait entre les mains de ceux-ci, le conjoint survivant en conservant l'usufruit, ou bien elle revenait dans la famille de celui qui l'avait apportée. En second lieu, par la dot qu'elle versait, la famille garantissait les droits de l'un des siens au sein de la nouvelle maison ; plus la dot est élevée en effet, plus la position du conjoint adventice s'en trouve renforcée. Celui ou celle qui apporte une grosse dot, « entre [en] « maître » ou [en] « maîtresse » (daune) dans la nouvelle maison »12. Par là s'explique la répugnance à accepter une dot trop élevée. Enfin, s'il est vrai, comme on l'a dit plus haut, que le mariage est chose trop sérieuse pour que la considération de l'économie puisse être absente ou seulement reléguée au second plan, il faut aussi que des intérêts économiques importants soient engagés pour que le mariage soit chose vraiment sérieuse. Au moment où l'on crée une nouvelle « maison », la transaction écono mique scellée par contrat joue à la fois le rôle de gage et de symbole du caractère sacré des relations humaines qui se trouvent instaurées par le mariage. De tout ce qui précède, il résulte que l'aîné ne pouvait se marier ni « trop haut », de crainte d'avoir à restituer un jour la dot et de perdre toute autorité sur la maison, ni « trop bas » de peur de se déshonorer par la mésalliance et de se mettre dans l'impossibilité de doter les cadets et les cadettes. Mais si lorsque l'on parle de « mariage de bas en haut » (maridadje de bach ta haut) ou de « mariage de haut en bas » (de haut ta bach), on prend toujours le point de vue de l'homme (comme le 12. Le montant de la dot revêt une importance particulière lorsqu'il s'agit d'un homme, d'un cadet qui entre dans la maison d'une héritière par exemple.
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montre le choix des exemples), c'est que cette opposition n'a pas le même sens selon qu'il s'agit d'un homme ou d'une femme. Du fait que le système de valeurs confère la prééminence la plus absolue aux membres mâles, tant dans la vie sociale que dans la gestion des affaires domestiques, il s'ensuit que le mariage d'un homme avec une femme de condition plus élevée est fortement désapprouvé, alors que le mariage inverse est conforme aux valeurs profondes de la société. Tandis que la seule logique de l'économie tend, par la médiation de la dot, à favoriser le mariage entre familles de richesse sensiblement équivalente, les mariages approuvés se situant entre deux seuils, l'application du principe qui vient d'être défini introduit une dissymétrie dans le système, selon qu'il s'agit d'hommes ou de femmes. Pour un garçon, la distance qui sépare sa condition de celle de son épouse peut être relativement grande lorsqu'elle est en sa faveur, mais doit rester très faible lorsqu'elle est en sa défaveur. Pour une fille, le schéma est symétrique et inverse. Il s'ensuit que l'héritier doit éviter avant tout de prendre une femme d'une condition supérieure à la sienne ; d'abord, comme on l'a dit, parce que l'importance de la dot reçue constitue une menace pour la pro priété, mais aussi parce que tout l'équilibre des relations domestiques s'en trouve menacé. Il n'est pas rare que la famille et, tout particuli èrement la mère, première intéressée, s'oppose à un tel mariage. Les rai sons sont évidentes : une femme de basse extraction se soumet mieux à l'autorité de la belle-mère. On ne manque pas, si besoin est, de lui rappeler son origine : « Avec ce que tu as porté... » (Dap ço qui as pourtat...). C'est seulement quand sa belle-mère mourra que l'on pourra dire d'elle, comme on fait, « maintenant la jeune est daune ». La fille de grande famille au contraire, « est daune dès son entrée dans la maison grâce à sa dot (qu'ey entrade daune), elle est respectée » (P. L.). Du même coup, l'autorité de son mari se trouve menacée et l'on sait qu'il n'est rien de pire, aux yeux d'un paysan, qu'une exploitation dirigée par une femme. Le respect de ce principe revêt une importance décisive lorsqu'il s'agit du mariage entre un cadet et une héritière. Dans le cas d'Eu gène Ba., précédemment analysé (p. 41), la mère devait son autorité absolue au fait qu'elle était l'héritière de la maison et que son mari était d'une origine inférieure. « Elle était la daune. Elle était l'héritière. Elle était tout dans cette maison. Lorsqu'un petit cadet vient s'installer chez une grande héritière, c'est elle qui reste la patronne » (J.-P. A.). Le cas limite, c'est celui de l'homme de basse extraction, le domestique par exemple, qui épouse une héritière. Ainsi, « un fille de grande famille épousa un de ses domestiques. Elle jouait du piano, elle tenait l'harmo nium à l'église. Sa mère avait beaucoup de relations et recevait des gens de la ville. Après différentes tentatives de mariage, elle se rabat sur son domestique, Pa. Cet homme est toujours resté de chez Pa. On lui disait :
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« Tu aurais dû prendre une bonne petite paysanne ; elle aurait été d'une » autre aide pour toi. » II vivait dans le malaise ; il était considéré comme la cinquième roue de la charrette. Il ne pouvait fréquenter les anciennes relations de sa femme. Il n'était pas du même monde. C'est lui qui travaillait, c'était elle qui dirigeait et qui se payait du bon temps. Il était toujours gêné et aussi gênant pour la famille. Il n'avait même pas assez d'autorité pour imposer la fidélité à sa femme » (J.-P. A.)18. De celui qui se marie avec une femme d'un rang plus élevé, on dit qu'il se place comme « domestique sans salaire » (baylet chens soutade). Si, s'agissant d'une femme, le mariage de haut en bas est désapprouv é, c'est seulement au nom de la morale masculine, morale du point d'hon neur, qui interdit à l'homme d'épouser une femme de condition supé rieure. De même, mis à part les obstacles économiques, rien ne s'oppose à ce qu'une aînée de petite famille épouse un cadet de grande famille, alors qu'un aîné de petite famille ne peut épouser une cadette de grande famille. Il apparaît donc que si les impératifs économiques s'imposent avec la même rigueur qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes, la logique des échanges matrimoniaux n'est pas exactement identique pour les hommes et pour les femmes et possède une autonomie relative du fait qu'elle apparaît comme l'entrecroisement de la nécessité économique et d'impératifs étrangers à l'ordre de l'économie, à savoir ceux qui découlent du primat conféré aux hommes par le système de valeurs. Les différences économiques déterminent des impossibilités de fait ; les impératifs culturels des incompatibilités de droit. Ainsi, le mariage entre héritiers étant pratiquement exclu du fait surtout qu'il entraînait la disparition d'un nom et d'un lignage14 et aussi, pour des raisons économiques, le mariage entre cadets, l'ensemble du système tendait à favoriser deux types de mariages, à savoir le mariage entre l'aîné et la cadette et le mariage entre le cadet et l'aînée. Dans ces deux cas, le mécanisme des échanges matrimoniaux fonctionne avec le maximum de rigueur et de simplicité : les parents de l'héri tier(ou de l'héritière) instituent celui-ci (ou celle-là) comme tel, les parents du cadet (ou de la cadette) lui constituent une dot. Le mariage entre l'aîné et la cadette s'accorde parfaitement aux impératifs fonda mentaux, tant économiques que culturels ; par lui, la famille conserve l'intégrité de son patrimoine et perpétue son nom. Pour voir que le mariage entre l'héritière et le cadet, au contraire, risque toujours de 13. P. L. rapporte un autre cas : « H... domestique dans une maison, était passionné de sa terre. H souffrait (pasabe mou) quand la pluie n'arrivait pas. Et la grêle ! et tout le reste 1 II finit par se marier avec la patronne. Tous ces types qui font des « mariages du bas vers le » haut » sont marqués pour toute leur vie. Ds sont gênés. » 14. Mis à part peut-être le cas où les deux héritiers sont fils uniques et où les deux propriétés sont voisines, ce mariage est considéré comme mauvais. « C'est le cas de Tr. qui a épousé la fille Da. Il fait la navette d'une propriété à l'autre. U est toujours en chemin, il est partout, jamais chez lui. Il faut que le maître soit là » (P. L.).
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contredire les impératifs culturels, il suffira d'analyser la situation famil iale qui en résulte. Tout d'abord, ce mariage détermine une rupture définitive et tranchée dans le domaine des intérêts économiques, entre le cadet et sa famille d'origine ; moyennant une compensation versée sous forme de dot, le cadet abandonne tous ses droits sur le patrimoine. La famille de l'héritière, elle, s'enrichit de tout ce que l'autre famille a perdu. Le gendre se dépouille en effet de tout ce qu'il apporte au profit de son beau-père qui, à titre de garantie, peut lui consentir une hypo thèque sur tous ses biens. S'il a apporté une grosse dot et s'il s'est imposé par son travail et sa personnalité, il est honoré et traité comme le véri table maître, sinon il doit sacrifier sa dot, son travail et parfois son nom à la nouvelle maison sur laquelle les deux beaux-parents entendent maintenir leur autorité. H n'est pas rare en effet que le gendre perde en fait son nom pour n'être plus désigné que par le nom de la maison15. De plus, comme on l'a vu, pour peu qu'il fût issu d'une famille inférieure à celle de sa femme, pour peu qu'il eût une personnalité effacée, le cadet se trouvait réduit à un rôle subordonné dans une maison qui n'était jamais vraiment la sienne. Pour ceux d'entre les cadets qui ne parve naient pas à épouser une héritière grâce à la dot parfois augmentée d'un petit pécule (lou cabau) laborieusement amassé, il ne restait d'autre issue que d'aller chercher ailleurs un métier et un établissement, à la ville ou en Amérique18. Il était extrêmement rare en effet qu'ils ne reculent pas devant les aléas d'un mariage avec une cadette, « mariage de la faim avec la soif » ; certains « se plaçaient avec leur femme comme domest iques à pension » (baylets à pension) soit dans des fermes soit à la ville, 15. Ainsi dans la famille Jasses (nom fictif), les gendres successifs ont toujours été appelés jusqu'à ce jour par leur prénom suivi du nom de l'ancêtre, chef de famille de grand rayonnement : « Quoi que ce fût un honnête homme, le nom de Jan de Jasses, venu d'Ar., peu liant, n'était jamais cité (mentabut). Du gendre actuel, on en parle un peu plus, mais on dit Lucien de Jasses » (J.-P. A.). JASSES O = A Jacques de Jasses (nom d'état civil : Lasserre) mort jeune
mort en 1918
A
À
= O Geneviève de Jasses
6 = A Jan de Jasses (Lacoste) O = A Lucien de Jasses (Laplume)
16. Dans le quartier de Ho., aux alentours de 1900, il n'y avait qu'une maison qui ne comptât pas un émigré au moins en Amérique. Il y avait à Oloron des recruteurs qui encou rageaient les jeunes à partir ; il y eut beaucoup de départs pendant les mauvaises années, entre 1884 et 1892.
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résolvant ainsi le problème le plus difficile, celui de trouver une maison (ue case) et un emploi. Pour les autres, et surtout les plus pauvres, qu'ils fussent domestiques ou ouvriers chez les autres ou dans leur propre famille, il ne restait que le célibat, puisqu'il était exclu qu'ils pussent fonder un foyer tout en demeurant dans la maison maternelle17. C'était là un privilège réservé à l'aîné. En ce qui concerne les cadettes, il semble que leur situation ait toujours été plus favorisée que celle des cadets. Du fait qu'elles constituaient surtout une charge, on avait hâte de les marier et leurs dots étaient généralement supérieures à celles des garçons, ce qui accroissait considérablement leurs chances de mariage. En dépit de la rigidité et de la rigueur avec laquelle il impose sa logique, particulièrement aux garçons, soumis aux nécessités économiques et aux impératifs d'honneur, ce système ne fonctionne jamais comme un mécanisme. H y a toujours assez de « jeu » pour que l'affection ou l'intérêt personnel puissent s'immiscer. Ainsi, et bien qu'ils fussent au demeurant les arbitres chargés de faire respecter les règles du jeu, d'interdire les mésalliances et d'imposer, au mépris des sentiments, les unions conformes à la règle, « les parents, pour favoriser un cadet (ou une cadette) préféré, lui permettaient de se faire un petit pécule (lou cabau) ; on lui accordait, par exemple, une ou deux têtes de bétail qui, données en gasalhes18, rapportaient de bons profits ». Ainsi, les individus jouent dans les limites des règles, de sorte que le modèle que l'on peut construire ne représente ni ce qui doit se faire ni même ce qui se fait mais ce qui tendrait à se faire à la limite, si se trouvait exclue toute intervention de principes extérieurs à la logique du système, tel que le sentiment. Grande famille
Grande famille
Petite famille
Petite famille
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Cadet
Aîné
Cadet
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0
0
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0
0
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1 2
1 2 0
1
0
17. D'une certaine façon, les impératifs proprement culturels, à savoir principalement l'interdit du mariage de bas en haut, s'imposaient aux cadets avec moins de rigueur. 18. Contrat à l'amiable par lequel on confie à un ami sûr, après en avoir estimé la valeur, une ou plusieurs têtes de bétail ; les produits sont partagés, ainsi que les bénéfices et les pertes sur la viande.
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Si les elements des diagonales principales de la matrice ci-dessus sont nuls, à l'exception de deux (probabilité £), c'est que les mariages entre deux héritiers ou entre deux cadets sont exclus en tout cas et a fortiori quand vient s'ajouter l'inégalité de fortune et de rang social ; a dissymétrie introduite par le mariage entre une aînée de petite famille et un cadet de grande famille, par le mariage entre une cadette de petite famille et un aîné de grande famille s'explique par le fait que les barrières sociales ne s'imposent pas avec la même rigueur aux filles et aux garçons, les filles pouvant se marier de bas en haut. Si l'on adopte le principe de différenciation utilisé par les habitants de Lesquire eux-mêmes, on est conduit à opposer « les grandes maisons » et « les petites maisons » ou encore les « grands paysans » et les « petits paysans » (lou paysantots). Cette distinction correspond-elle à une opposition tranchée dans le domaine économique? En fait, bien que l'histogramme représentant la distribution de la propriété foncière permette de distinguer trois groupes, à savoir les propriétés de moins de 15 hectares au nombre de 175, les propriétés de 15 à 30 hectares, au nombre de 96 et les propriétés de plus de 30 hectares, au nombre de 31, les clivages ne sont jamais brutaux entre ces trois catégories. Métayers et fermiers sont très peu nombreux ; les toutes petites propriétés (moins de 5 ha) et les grands domaines (plus de 30 ha) constituent une propor tion très faible de l'ensemble, soit respectivement 12,3% et 10,9%. Il s'ensuit que le critère économique n'est pas de nature à déterminer par soi seul des différenciations sensibles. Cependant, l'existence de 70 r propriétés 60 50 40 -
1
30 20 10 0
'
-5
i 5
i 10
i 15
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i 35
1
.
i 40
I 45
1 50
1 +50 ha
FlG. 1. — Histogramme de la distribution des propriétés foncières à Lesquire.
r ce iv
Outre qu'elles ont la charge de la bassecour et, partiellement, du bétail, les femmes prennent une part im portante aux travaux des champs, fenaison, moisson, vendanges. Il leur incombe de gui der l'attelage pendant les labours, tâche par ticulièrement pénible quand il s'agit de dresser les bêtes.
Ph. 1. — Les labours. Les maisons du bourg se pressent, formant une ligne de façades continue, le long de la grand'rue. Les maisons ont presque toutes gardé la porte coehère en plein cintre destinée à laisser passage aux charrettes chargées de foin. Dans la cour intérieure, située derrière la maison, la porcherie, le poulailler et le clapier. Au-delà, la grange, avec l'étable, le pressoir et le fenil. Puis, le jardin, bande de terrain de la largeur de la maison et longue d'une centaine de mètres, délimitée des deux côtés par une rangée de vigne en hautain.
Ph. 2. — Vue aérienne de la partie ouest du bourg de Lesquire. (Cliché J. Combier.)
Ph. 3. — La partie est du bourg de Lesquire.
Ph. 4. — Le centre du bourg.
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la hiérarchie sociale est vivement ressentie et affirmée. La grande famille est reconnaissante non seulement à l'étendue de son domaine, mais aussi à certains signes extérieurs, tels que l'importance de la maison : on distingue les maisons à deux étages (maysous de dus soûles) ou « maisons de maître » (maysous de meste) et les maisons à un seul étage, résidence des fermiers, des métayers et des petits paysans. La « grande maison » se désigne par le portail monumental qui donne accès dans la cour. « Les filles, déclare un célibataire, regardaient le portail (lou pourtalè) plus que l'homme. » La grande famille se distingue aussi par un style de vie ; entourée de l'estime collective et honorée par tous, elle se doit de manifester au plus haut point le respect des valeurs socialement reconnues, sinon par respect de l'honneur, du moins par crainte de la honte (per hounte ou per aunou). L'aîné de grande famille (lou gran aynat) doit se montrer digne de son nom et du renom de sa maison ; pour cela, il doit, plus que tout autre, incarner les vertus de l'homme d'honneur (homi d'aunou) à savoir la générosité, l'hospitalité et le sentiment de dignité. Les « grandes familles » qui ne sont pas nécessairement les plus riches du moment sont saisies et se saisissent comme formant une véritable noblesse. Par suite, le jugement social met longtemps à reconnaître « les parvenus » quels que soient leur richesse, leur style de vie ou leur réussite. Il suit de tout cela que les groupes de statut que la conscience commune distingue ne sont ni totalement dépendants, ni totalement indépendants de leurs bases économiques. On le voit parfaitement à l'occasion du mariage. Sans doute dans le refus de la mésalliance, la considération de l'intérêt économique n'est jamais absente, du fait que le mariage est l'occasion d'une transaction économique de grande importance. Cependant, de même qu'une famille de moindre renom peut se saigner aux quatre veines pour marier un de ses enfants dans une grande maison, de même, l'aîné de grande maison peut repousser un parti plus avantageux au point de vue économique pour se marier selon son rang. Parce qu'elle distingue des groupes de statut plutôt que des classes strictement déterminées par l'économie, l'opposition entre les grandes maisons et les petites se situe dans l'ordre social et elle est relativement indépendante des bases économiques de la société. Bien qu'elles ne soient jamais pleinement indépendantes, il faut distinguer les inégalités de rang et les inégalités de richesse, parce qu'elles agissent très différemment sur la logique des échanges matrimoniaux. L'opposition fondée sur l'inégalité de rang sépare de la masse paysanne une aristocratie rurale distincte non seulement par sa propriété, mais surtout par la « noblesse » de son origine, par son style de vie et par la considération sociale dont elle est entourée ; elle entraîne l'impossibilité (en droit) de certains mariages tenus pour mésalliances, au nom de raisons premièrement 4
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sociales et secondairement économiques. Mais d'un autre côté, les iné galités de richesse se manifestent à l'occasion de chaque mariage par ticulier, jusqu'à l'intérieur du même groupe de statut et en dépit de l'homogénéité de la répartition des surfaces possédées. L'opposition entre une famille plus riche et une famille moins riche n'est jamais l'équivalent de l'opposition entre les « grands » et les « petits ». Cepen danten raison de la rigueur avec laquelle la nécessité économique domine les échanges matrimoniaux, la marge de disparité admissible reste toujours restreinte en sorte que, au-delà d'un certain seuil, les differences économiques font ressurgir la barrière, empêchant en fait les alliances. Ainsi, à côté de la ligne de clivage qui sépare deux groupes de statut dotés d'une certaine permanence du fait de la stabilité relative de leurs bases économiques, les inégalités de richesse tendent à déterminer des points de segmentation particuliers, et ceci, tout spécialement à l'occa siondes mariages. La complexité qui résulte de l'exercice de ces deux types d'opposition est redoublée par le fait que les règles générales n'échappent jamais à la casuistique spontanée ; cela parce que le mariage ne se situe jamais pleinement dans la logique des alliances ou dans la logique des affaires. Ensemble des biens mobiliers et immobiliers formant la base écono mique de la famille, patrimoine qui doit être maintenu indivis à travers les générations, entité collective à laquelle chaque membre de la famille doit subordonner ses intérêts et ses sentiments, « la maison » est la valeur des valeurs, par rapport à laquelle tout le système s'organise. Mariages tardifs contribuant à limiter la natalité, réduction du nombre d'enfants (deux par ménage en moyenne), règles régissant l'héritage des biens, célibat des cadets, tout concourt à assurer la permanence de la maison. Ignorer que c'est là aussi la fonction première des échanges matri moniaux, ce serait s'interdire d'en comprendre la structure. * Dans une telle logique, qui étaient les célibataires ? C'étaient avant tout les cadets, surtout dans les familles nombreuses et dans les familles pauvres. Le célibat des aînés, rare et exceptionnel, apparaît comme lié à un fonctionnement trop rigide du système et à l'application mécanique de certains impératifs. C'est le cas par exemple des aînés victimes de l'autorité excessive des parents. « P. L.-M. (artisan du bourg, âgé de 86 ans) n'avait jamais de sous pour sortir ; il ne sortait jamais. D'autres se seraient dressés contre leur père, auraient cherché à aller gagner un peu d'argent au-dehors ; lui s'est laissé dominer. Il avait une sœur et une mère qui savaient tout ce qui se passait dans le village, à tort ou à raison (a tor ou a dret), sans jamais sortir. Elles dominaient la mai-
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son. Quand il parla de se marier, elles se liguèrent avec le père. « A quoi «bon une femme ? Il y en a déjà deux à la maison. » II «volait » l'école. On ne lui disait jamais rien. On en riait. Tout ça, c'est la faute de l'éducation » (J.-P. A.). Rien de plus éclairant que ce témoignage d'un vieux célibataire (I. A.) ne en 1885, artisan résidant au bourg : « J'ai travaillé aussitôt après V école à Patelier, avec mon père. J'ai été mobilisé en 1905, au 13e chasseurs alpins, à Chambéry. Je garde un très bon souvenir de mes escalades dans les Alpes. A Vêpoque, il n'y avait pas de skis. On attachait aux godillots des planchettes arrondies, ce qui permettait de grimper jusqu'au sommet des cols. Après deux ans de service militaire, je suis revenu à la maison. J'ai fréquenté une jeune fille de Rê. Nous avions décidé de nous marier en 1909. Elle apportait une dot de 10 000 francs avec le trousseau. C'était un bon parti (u bou partit). Mon père s'opposa formellement. A l'époque, le consentement du père et de la mère était indispensable19. « Non, tu ne dois pas te marier. » II ne me dit pas ses raisons, mais il me les laissa entendre : « Nous n'avons pas besoin d'une femme ici. » Nous n'étions pas riches. Il fallait nourrir une bouche de plus, alors que ma mère et ma sœur étaient là. Ma sœur n'a quitté la maison que pendant six mois, après son mariage. Une fois veuve elle est rentrée et vit toujours avec moi. Bien sûr, j'aurais pu partir. Mais autrefois, le fils aîné qui allait s'installer avec sa femme dans une maison indépendante, c'était une honte [u escarni20, c'est-à-dire un affront qui jette dans le ridicule aussi bien l'auteur que la victime]. On aurait supposé qu'il y avait une brouille grave. Il ne fallait pas étaler devant les gens les conflits familiaux. Bien sûr, il aurait fallu partir au loin, se tirer du guêpier [tiras de la haille : mot à mot, se tirer du brasier]. Mais c'était difficile. J'ai été très touché. J'ai cessé de danser. Les jeunes filles de mon âge étaient toutes mariées. Je n'avais plus de penchant pour les autres. Je n'étais plus attiré vers les jeunes filles pour me marier; j'avais pourtant beaucoup aimé danser, surtout les vieilles danses, la polka, la mazurka, la valse... Mais la rupture de mes projets de mariage avait brisé quelque chose : je n'avais plus envie de danser, ni de fréquenter d'autres jeunes filles. Quand je sortais le dimanche, c'était pour jouer aux cartes ; je donnais parfois un coup d'œil au bal. On veillait entre garçons, on jouait aux cartes, puis je rentrais vers minuit. » (Recueilli en béarnais.) Mais c'est surtout parmi les capmaysouès, les aînés de grandes familles paysannes, à qui les impératifs économiques s'imposaient avec le plus 19. A la fois « juridiquement » et matériellement. Seule la famille pouvait assurer « le ménage garni » (lou ménadje garnit), c'est-à-dire l'équipement domestique : le « buffet », l'armoire ; le bois de lit (Varcaillieyt), le sommier, etc.. 20. Le verbe escarni signifie imiter pour tourner en dérision, caricaturer.
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de force, que l'on trouvait des cas de ce genre. Ceux qui voulaient se marier contre la volonté des parents n'avaient d'autre ressource que de partir, en s'exposant à être déshérités au profit d'un autre frère ou sœur. Mais partir était beaucoup moins facile pour l'aîné d'une grande maison paysanne que pour le cadet. « L'aîné de chez Ba. [dont l'histoire est rapportée ci-dessus, p. 41], le plus grand de Lesquire, ne pouvait pas partir. H avait été le premier du hameau à porter la veste. C'était un homme important, un conseiller municipal. Il ne pouvait pas partir. Et puis, il n'était pas capable d'aller gagner sa vie. Il était trop enmoussurit (« enmonsieuré », de moussu, monsieur) » (J.-P. A.). Contraint d'être à la hauteur de son rang, l'aîné était soumis, plus que tout autre, aux impératifs sociaux et à l'autorité familiale. De plus, tant que les parents étaient vivants, ses droits sur la propriété restaient virtuels. « Le père coulait les sous très doucement... Ils ne pouvaient même pas sortir, bien souvent. Les jeunes travaillaient et les vieux gardaient la monnaie. Certains allaient gagner un peu d'argent de poche au-dehors ; ils se plaçaient quelque temps comme cocher ou journalier. Comme ça, ils avaient un peu d'argent, dont ils pouvaient disposer comme ils voul aient. Parfois, à l'occasion du départ pour le service militaire on donnait au cadet un pécule (u cabau) : soit un petit coin de bois qu'il pouvait exploiter, soit deux moutons, soit une vache, ce qui lui permettait de se faire un peu d'argent. Ainsi moi, on m'avait donné une vache que j'avais confiée à un ami en gasalhes. Les aînés, très souvent, n'avaient rien et ne pouvaient pas sortir. « Tu auras tout » (qu'ut aberas tout), disaient les parents21 et, en attendant, ils ne lâchaient rien. Beaucoup, autrefois, passaient presque toute leur vie chez eux. Us ne pouvaient pas sortir, parce qu'ils n'avaient pas un sou à eux, pour payer à boire. Et pourtant, avec cent sous on faisait la fête avec trois ou quatre copains. Il y avait des familles comme ça où il y avait toujours eu des célibataires. Les jeunes n'avaient aucune personnalité ; ils étaient écrasés par un père trop dur » (J.-P. A.). Si certains aînés de grande famille se trouvaient condamnés au célibat du fait de l'autorité excessive des parents, reste qu'ils étaient normale ment favorisés. « Celui qui est capmaysouè a l'embarras du choix » (P. L.). Mais les chances au mariage décroissaient parallèlement au niveau social. Sans doute à la différence des aînés de grande famille, les cadets et les gens d'origine plus modeste, ignorant le souci de la mésalliance et tous les empêchements soulevés par le point d'honneur ou l'orgueil, avaient, sous ce rapport, une liberté de choix plus grande. Cependant en dépit du proverbe selon lequel « mieux vaut gent qu'argent » (que bau mey gen qu'argen), ils devaient aussi, par nécessité plus que par 21. Cette formule est souvent prononcée ironiquement, parce qu'elle apparaît comme le symbole de l'arbitraire et de la tyrannie des vieux.
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orgueil, prendre en considération l'importance de la dot que leur épouse leur apporterait. A côté du cadet qui fuit la maison familiale et part vers la ville, en quête d'un petit emploi, ou qui va chercher fortune en Amérique22, il y a aussi le cadet qui reste auprès de son aîné par attachement au pays, au patrimoine familial, à la maison, à la terre qu'il a toujours travaillée et qu'il considère comme sienne. Totalement possédé, il ne songe pas au mariage. Sa famille n'est guère pressée de le voir se marier et cherche souvent à le retenir, au moins pour un temps, au service de la maison ; certains soumettaient la remise de la dot à la condition que le cadet consentît à travailler auprès de Faîne pendant un certain nombre d'années ; d'autres se contentaient de promettre une augmentation de la part. De véritables contrats de travail étaient parfois passés entre le capmaysouè et le cadet dont la situation était celle d'un serviteur. « J'étais le dernier-né d'une famille de cinq. Avant la guerre de 14 (né en 1894), j'ai été domestique chez M..., puis chez L... Je garde un très bon souvenir de cette période. Puis j'ai fait la guerre. A mon retour, je trouve une famille amoindrie : un frère tué, l'aîné, le troisième amputé d'une jambe, le quatrième un peu abruti par la guerre. J'appréciais la joie du retour à la maison. J'étais gâté par mes frères, tous trois pensionnés, grands mutilés. Ils me donnaient de l'argent. Celui qui avait une maladie de poitrine ne pouvait rester seul, je l'aidais, je l'accompagnais aux foires et aux marchés. Après sa mort, en 1929, je me suis retrouvé dans la famille du frère le plus âgé. C'est alors que je me suis rendu compte de mon isolement dans cette famille, sans mon frère ni ma mère qui me gâtaient tant. Par exemple, un jour où j'avais pris la liberté d'aller à Pau, mon frère m'a reproché la perte de quelques charges de foin, qui étaient restées étendues sous l'orage et qui auraient été rentrées si j'avais été là. J'avais laissé passer l'âge de me marier. Les jeunes filles de mon âge étaient parties ou mariées ; j'étais souvent cafardeux à mes moments de liberté ; je les passais à boire avec des copains qui, pour la plupart, étaient dans mon cas. Je vous assure que si je pouvais revenir en arrière, je quitterais rapidement la famille pour me placer, peut-être me marier. La vie serait plus agréable pour moi. D'abord, j'aurais une famille indépendante, bien à moi. Et puis le cadet, dans une maison, n'a jamais assez travaillé. Il doit être toujours sur la brèche. On lui fait des reproches qu'un patron n'oserait jamais faire à ses domestiques. J'en suis réduit, pour avoir un peu de tranquillité, à me réfu gier dans la maison Es.2* ; dans le seul coin habitable, j'ai installé un lit de camp. » (Recueilli en béarnais.) 22. Caddetou, le petit cadet, est un personnage de la tradition populaire dans lequel les Béarnais aiment à se reconnaître. Finaud, astucieux, rusé, il sait toujours mettre le droit de son côté et se tirer d'affaire par son ingéniosité. 23. Exemple de maison qui a conservé son nom, bien qu'elle ait eu différents propriétaires et qu'elle soit aujourd'hui abandonnée.
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Par des voies opposées, le cadet qui partait gagner sa vie à la ville et le cadet célibataire qui restait à la maison, assuraient la sauvegarde du patrimoine paysan24. « II y avait de vieux cadets dans des maisons situées à deux heures de marche (7 à 8 km), chez Sa., chez Ch., au quartier Le., qui venaient à la messe au bourg, le jour des fêtes seu lement et qui, à 70 ans, n'étaient jamais allés à Pau ou à Oloron. Moins ils sortent, moins ils ont envie de sortir. Bien sûr, il fallait partir à pied. Partir à Pau à pied, il faut en avoir envie. S'ils n'avaient rien à y faire, ils n'y allaient pas. Et ils n'avaient rien à y faire. C'est l'aîné qui sortait. Ils étaient les soutiens de la maison. Il y en a encore quel ques-uns » (J.-P. A.). La situation du domestique agricole n'était pas sans ressembler à celle du cadet casanier. A la différence de l'ouvrier journalier qui ne trouve des « journées » (journaus) qu'à la belle saison et demeure souvent sans travail tout l'hiver et les jours de pluie, qui est souvent obligé de prendre des travaux à forfait (à près-heyt) pour joindre les deux bouts (ta junta), qui dépense à peu près tout ce qu'il gagne (« un sou par jour et nourri jusqu'en 1914 ») pour acheter du pain ou de la farine, le domestique (lou baylet) jouit d'une plus grande sécur ité25. Engagé pour l'année, il ne redoute pas l'hiver ni les jours de pluie, il est nourri, logé, blanchi. Avec son salaire il peut se payer du tabac et aller « boire un coup », le dimanche. Mais, en contrepartie, le vieux domestique devait la plupart du temps se résigner au célibat, soit par attachement à la maison et par dévouement à ses patrons, soit parce qu'il n'avait pas assez d'argent pour s'installer et se marier. Pour le domestique, le plus souvent cadet de petite famille, comme pour l'ouvrier, le mariage était très difficile et c'est dans ces deux catégories sociales que l'on comptait autrefois le plus de célibataires26. « Étant h cadet, y ai été placé très tôt, à 10 ans, comme domestique à Es. J'ai fréquente là-bas une jeune fille. Si le mariage s'était fait, ça aurait été, comme on dit, « le mariage de la faim avec la soif » (lou maridadje de la hami dap la set). Nous étions aussi pauvres Vun que Vautre. L'aîné, 24. Le cadet avait, en principe, la jouissance viagère de sa part. A sa mort, s'il était demeuré célibataire, elle revenait à l'héritier. 25. On distinguait autrefois loua mestet ou capmaysouèa, c'est-à-dire les « maîtres » grands ou petits ; loua bourdèa-mieytodèa, les métayers ; loua bourdèa en afferme, les fermiers ; loua oubrèa, les ouvriers et loua bayleta, les domestiques. Un très bon domestique gagnait 250 à 300 francs par an avant 1914. S'il était très économe, il pouvait espérer acheter une maison avec 10 ou 12 années de salaire et, avec la dot d'une jeune fille et un peu d'argent emprunté, acquérir une ferme et des terres. Le journalier, lui, n'avait à peu près aucun espoir de s'élever. A peine avaient-ils fait la première communion, que les enfants étaient placés comme domest iques ou servantes (gouye). 26. La difference d'âge entre les époux était en moyenne beaucoup plus grande autrefois qu'aujourd'hui. Il n'était pas rare que des hommes âgés mais riches et de grande famille, épousent des filles de 20 à 25 ans.
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bien sûr, avait le « ménage garni » (lou menadje garnit) des parents, c'est-à-dire le cheptel, la basse-cour, la maison, le matériel agricole, etc., ce qui facilitait le passage devant le maire. La jeune fille que je fréquentais est partie en ville ; c'est souvent comme ça, la jeune fille n'attend pas. Elle a plus de facilités pour partir, se « placer » en ville comme bonne, attirée par une copine. Moi, pendant ce temps je m'amusais à ma façon, avec d'autres garçons qui étaient dans mon cas. Nous passions des nuits entières (noueyteya = mot à mot : faire la nuit, noueyt) au café ; nous faisions des parties de cartes jusqu'à Vaube, de petits « gueuletons ». Nous parlions le plus souvent sur les femmes ; évidemment nous en disions les pires choses. Et le lendemain nous disions du mal de nos copains de fête de la veille » (N..., domestique agricole, né en 1898). (Recueilli en béarnais.) C'est dans les relations entre les sexes et à l'occasion des mariages que s'affirmait le plus vivement la conscience de la hiérarchie sociale. « Au bal, un cadet de basse extraction (u caddet de petite garbure) n'allait pas beaucoup trébucher la cadette de chez Gu. [gros paysan]. Les autres auraient dit aussitôt : « II est prétentieux. Il veut faire danser la » grande aînée. » Des domestiques qui présentaient bien allaient parfois faire danser les héritières, mais c'était rare. Il y avait un domestique de bonne apparence ; il avait une bonne présentation en société ; il causait avec une héritière d'Es. Et il se maria avec elle. Tout le monde « criait » (s'indignait) de le voir se marier là. C'était quelque chose d'extraordinaire. On croyait qu'il serait l'esclave. En fait, il n'en fut rien, il prit les habitudes des parents de sa femme qui revenaient d'Amérique et vivaient de rentes. Il fit le monsieur et ne travailla plus. Ils allaient à Oloron tous les ven dredis » (J.-P. A.). Ainsi, la logique des échanges matrimoniaux tend à sauvegarder et à perpétuer la hiérarchie sociale. Mais, plus profondément, le célibat de quelques-uns se trouve intégré dans la cohérence du système social et, de ce fait, a une fonction sociale eminent e. S'il constituait une sorte de raté du système, le célibat des aînés lui-même n'était au fond que l'effet malheureux d'une affirmation excessive de l'autorité des anciens, clé de voûte de la société. Quant aux autres, les cadets et les individus de basse extraction (de petite garbure), fermiers, métayers, ouvriers agricoles et surtout domestiques, leur célibat s'inscrit dans la logique d'un système qui entoure de tout un luxe de protections le patri moine, valeur des valeurs. Dans cette société où l'argent est rare et cher27, 27. Tous les informateurs insistent fréquemment sur la rareté de l'argent liquide : « II n'y avait pas d'argent, même pour les sorties du dimanche. On dépensait peu de chose. On faisait faire une omelette et une côtelette ou un poulet » (A. A.). « II y a une circulation d'argent qu'il n'y avait pas. Les gens ne sont pas plus riches, mais l'argent circule plus ; celui qui pouvait vivre chez lui et faire quelques sous était heureux mais pas celui qui devait tout acheter, l'ouvrier par exemple. Celui-là c'était le plus malheureux de tous » (F. L.).
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où l'essentiel des biens est constitué par la propriété foncière, le droit d'aînesse qui a pour fonction de garantir la terre transmise par les aïeux, est inséparable de la dot, compensation accordée aux cadets et cadettes, afin qu'ils renoncent à leurs droits sur la terre et la maison. Mais la dot, à son tour, enferme une menace : aussi s'emploie-t-on à éviter à tout prix le partage qui ruinerait la famille. L'autorité des parents, la force des traditions, l'attachement à la terre, à la famille et au nom, déterminent le cadet à se sacrifier, soit qu'il parte pour la ville ou l'Amérique, soit qu'il reste à la propriété, sans femme et sans salaire28. Que le mariage soit l'affaire de la famille plus que de l'individu et qu'il se réalise selon les modèles strictement définis par la tradition, il suffit, pour l'expliquer, d'invoquer sa fonction économique et sociale. Mais il y a aussi que, dans la société d'autrefois et encore aujourd'hui, la ségrégation des sexes est brutale. Dès l'enfance, garçons et filles sont séparés sur les bancs de l'école, au catéchisme. De même, à l'église, les hommes se groupent à la tribune ou dans le fond de la travée centrale, près de la porte, tandis que les femmes se disposent sur les bas-côtés ou dans la nef. Le café est le lieu réservé aux hommes et lorsque les femmes veulent appeler leur mari, elles n'y vont pas elles-mêmes mais envoient leur fils. Tout l'apprentissage culturel et l'ensemble du système de valeurs tendent à développer chez les membres de l'un et l'autre sexe des attitudes d'exclusion réciproque et à créer une distance qui ne peut être franchie sans gêne20. En sorte que l'intervention des familles était d'une certaine façon exigée par la logique du système, et aussi celle du « marieur » ou de la « marieuse », appelé trachur (ou talamè, dans la vallée du Gave de Pau). « II fallait un intermédiaire pour les amener à se rencontrer. Une fois qu'ils se sont parlé, ça va. Il y en a beaucoup qui n'ont pas l'occasion de rencontrer de jeunes filles ou qui n'osent pas y aller. Le vieux curé a fait beaucoup de mariages entre grandes familles de bien-pensants. Par exemple B... ne sortait pas, il était timide, il allait peu au bal ; le vieux curé va le voir : « II faut te marier. » La mère : « II faudrait le marier mais il ne trouve pas, c'est difficile. » « II ne faut pas regarder la dot, dit le curé ; il y a une fille qui sera pour « vous une fortune. » II le marie avec une jeune fille pauvre, une fille de métayers qu'il connaissait par une tante très dévote. Le curé a fait aussi le mariage de L... Dans beaucoup de cas, il a fait accepter à de vieilles familles, qui ne voulaient pas déroger, un mariage avec des filles de famille pauvre. Très souvent, le colporteur (croufetayre) jouait 28. Contrairement à d'autres régions rurales, Lesquire ignorait les farces rituelles faites aux célibataires garçons ou filles, à l'occasion du Carnaval par exemple. (Cf. A. Van Gennep, Manuel de Folklore français, t. I, 1 et 2, Paris, Ed. Auguste Picard, 1943-1946.) 29. Le langage est révélateur : les expressions ha bistet (mot à mot : faire des vues), parla ue gouyate (mot à mot : parler à une jeune fille), signifient courtiser.
r.o
r*H. 5. — Une ferme isolée des coteaux. La maison d'habitation et les granges ferment la cour sur les quatre côtés, donnant à l'ensemble l'apparence d'une forteresse.
Ph. 6. — Une grande maison abandonnée.
Ph. 7. — Le bal du comice agricole.
Ph. 8. — Le bal du comice agricole.
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le rôle de trachur. La mère lui disait : « Je veux marier mon fils. » II en parlait à des gens qui avaient une fille à Ar., Sa., Og., et où il passait. Beaucoup de mariages se faisaient comme ça. D'autres fois, c'était un parent ou un ami qui jouait le rôle d'intermédiaire. On en parlait aux parents de la fille, puis on disait au jeune homme : « Viens te promener « avec moi, je vais te présenter».» (P. L., 88 ans). La coutume voulait que, le mariage conclu, on offrît au trachur un cadeau et qu'on l'invitât au mariage. De celui qui avait tramé le mariage, on disait : « II a gagné une paire de bottines » (que s'a gagnât u pa de bottines). C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le type de mariage appelé barate dans la plaine du Gave et crouhou à Lesquire et qui unit deux enfants d'une famille (deux frères ou deux sœurs ou un frère et une sœur) à deux enfants d'une autre. « Le mariage de l'un des enfants donne aux autres l'occasion de se voir. On profite de l'occasion » (P. L.). Il faut noter que, dans ce cas, sauf si l'une des familles compte plus de deux enfants, il n'y a pas de versement de dot. Ainsi, la restriction de la liberté de choix a son envers positif. L'intervention directe ou médiate de la famille et surtout de la mère dispense de la recherche de l'épouse. On peut être lourdaud, rustre, grossier, sans perdre toute chance de se marier. Le cadet de chez Ba., « jaloux, sauvage, grincheux (rougnayre), pas charmant avec les femmes, méchant », n'a-t-il pas été fiancé avec la fille An., la plus riche et la plus jolie héritière du pays ? Et il n'est peut-être pas exagéré de pen ser que par ce mécanisme, la société assure la sauvegarde de ses valeurs fondamentales, à savoir les « vertus paysannes »? La conscience commune n'oppose-t-elle pas traditionnellement, le « paysan » (lou paysà) au « monsieur » (lou moussu) ? Sans doute, de même qu'il s'opposait au paysan enmoussurit, enmonsieuré, le bon paysan s'oppos ait au paysan empaysanit, empaysanné, au hucou80, à l'homme des bois et devait savoir se montrer « homme de compagnie » ; il n'en reste pas moins que l'accent était toujours mis sur les qualités de paysan. Surtout lorsqu'il était question de mariage, on attendait d'un homme qu'il fût travailleur et qu'il sût travailler, qu'il fût capable de diriger son exploitation, tant par sa compétence que par son autorité. On passait également sur le fait qu'il ne sût pas nouer des amitiés (amigailhà's) avec les femmes, qu'il fût acharné à son travail au point de négliger certains devoirs de société. Le jugement collectif était impi toyable, au contraire, pour celui qui se mêlait de « faire le monsieur » (moussureyà) au détriment de ses tâches de paysan. « II était trop monsieur (moussu) ; pas assez paysan. Très joli homme pour sortir, mais pas d'autorité » (F. L., 88 ans). Toute la prime éducation préparait la jeune fille à percevoir et à juger les prétendants selon les normes 30. Ce terme tend à désigner actuellement le célibataire ; mot à mot : chat-huant.
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admises de toute la communauté31. Au « monsieur » qui lui aurait fait la cour, elle aurait répondu, comme la bergère de la chanson : « You qu'aymi mey u bet hilh de paysa » (Moi j'aime mieux un bon fils de paysan)32. Contradictions internes et anomie « Les mains qui applaudissent dans les théâtres et les cirques, laissent reposer les guérets et les vignes. » COLUMELLE. A toute famille paysanne se proposent des fins contradictoires, la sauvegarde de l'intégrité du patrimoine et le respect de l'égalité des droits entre les enfants. L'importance relative que l'on accorde à chacune de ces deux fins varie selon les sociétés, ainsi que les méthodes employées pour les atteindre. Le système béarnais se situe entre ces deux pôles : l'héritage d'un seul, généralement l'aîné, et le partage équitable entre tous les enfants. Cependant, la compensation accordée aux cadets n'est qu'une concession forcée à l'impératif de l'équité ; la coutume successorale privilégie résolument la sauvegarde du patrimoine, octroyé à l'aîné, sans que soient sacrifiés totalement, comme autrefois en Angleterre, les droits des cadets. Avec le célibat des cadets et le renoncement à l'héritage, le système s'accomplirait dans toute sa logique et rejoindrait la limite vers laquelle il tend, mais qu'il n'atteint jamais parce que cela reviendrait à exiger de toute une catégorie un sacrifice total et impossible. Si le même phénomène qui, autrefois, paraissait aller de soi est aujourd'hui saisi comme anormal, c'est que le célibat de quelques-uns qui était dans l'ordre parce qu'il contribuait à sauvegarder l'ordre social, menace maintenant les fondements mêmes de cet ordre. Le célibat des 31. De même le garçon ne pouvait qu'admettre et adopter l'idéal collectif, selon lequel l'épouse idéale est une bonne paysanne, attachée à la terre, dure à la peine, « sachant travailler au dedans et au dehors, sans peur d'attraper des cals aux mains et capable de manier le bétail » (F. L.). 32. « Veux-tu belle bergère me donner ton amour. Je te serai fidèle jusqu'à la fin des jours. You qu'aymi mey u bet hilh de paysà... Pourquoi donc bergère être si cruelle ? Et bous moussu ta qu'et tan amourous ? (Et vous monsieur pourquoi êtes-vous si amoureux ?) Je n'aime pas toutes ces demoiselles... E you moussu qu'em fouti de bous... (et moi monsieur je me fous de vous) (recueilli en 1959 à Lesquire). Il existe une foule de chansons qui, comme celle-ci, font dialoguer une bergère, rusée et forte en gueule, avec un franchimàn de la ville (nom péjoratif donné à celui qui s'escrime à parler français, franchimandeyà).
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cadets ne faisait que réaliser la logique du système jusqu'en ses consé quences extrêmes, en sorte qu'il pouvait être perçu comme le sacrifice naturel de l'individu à l'intérêt collectif ; aujourd'hui, le célibat est subi comme un destin absurde et inutile. Dans un cas, soumission à la règle, c'est-à-dire anomalie normale; dans l'autre cas, dérèglement du système, c'est-à-dire anomie. Les nouveaux célibataires. Le célibat apparaît comme le signe le plus manifeste de la crise qui affecte l'ordre social. Alors que dans l'ancienne société, le célibat était étroitement lié à la situation de l'individu dans la hiérarchie sociale, reflet elle-même de la répartition de la propriété foncière, il apparaît aujour d'huicomme lié, avant tout, à la distribution dans l'espace géographique. Sans doute, l'efficace des facteurs qui tendaient à favoriser le célibat autrefois n'est pas suspendue. La logique des échanges matrimoniaux reste dominée par la hiérarchie sociale. Un tableau répartissant les célibataires natifs des hameaux38 selon la catégorie socio-professionnelle, l'âge, le sexe et le rang de naissance, montre clairement que les chances au mariage décroissent parallèlement à la situation socio-économique. Célibataires natifs des hameaux de Lesquire. Rang de naissance et sexe Statut social et âge
H Aîné
Gros propriétaires (plus de 30 ha) : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus .... Moyens propriétaires (1530 ha) : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus ....
F Cadet
Aînée
Totaux Cadette
1
1 4
1
1 1
5
33. La population agglomérée (qui sera désignée par la suite sous le nom de bourg) est de 264 personnes, la population éparse (hameaux) de 1 090 personnes.
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P. BOURDIEU Célibataires natifs des hameaux de Lesquire (suite). Rang de naissance et sexe Statut social et âge
H Atné
Petits propriétaires (moins de 15 ha) : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus .... Métayers et fermiers : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus .... Ouvriers agricoles : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus .... Domestiques : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus .... Aides familiaux : 1) 21 à 25 ans 2) 26 à 30 ans 3) 31 à 35 ans 4) 36 à 40 ans 5) 41 ans et plus .... Totaux
1 1 1 1 12
F Cadet
Ainée
Totaux Cadette
1 1
2 3
3 1
2 1 1 2 12
2 1
4
1 1 1 1
1 1 1 1 5
1
1 1
6
1 3
1 12
15 14 12 4 10
14 9 6 3 14
3 1
89
71
2 6 2 15
2
13 9 3 3 13
45 33 21 10 39
8
45
213
Le pourcentage de célibataires croît régulièrement à mesure que Ton va vers les catégories sociales inférieures : 0,47% des célibataires sont des gros propriétaires, 2,81 % des propriétaires moyens, 8,45 % des petits
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propriétaires (soit 11,73% pour l'ensemble des propriétaires terriens), 4,22 % sont des ouvriers agricoles, 2,81 % des métayers et des fermiers, 11,73 % des domestiques et 69,50 % des aides familiaux. Il faut pondérer ces chiffres, en tenant compte de l'importance numérique des différentes catégories34. Pour les métayers et les fermiers, le pourcentage des cél ibataires atteint 28,57% ; pour les ouvriers agricoles 81,81% ; pour les domestiques 100 %85. Si, comme autrefois, les chances au mariage sont beaucoup plus faibles pour les individus appartenant aux catégories les plus défavorisées, en particulier les ouvriers agricoles et les domestiques, U apparaît que le taux de célibat est relativement élevé chez les pro priétaires terriens. Les 28 chefs d'exploitation célibataires et les 22 aînés qui, leurs parents étant vivants, ont été rangés parmi les aides familiaux, représentent 22,32% de l'ensemble des propriétaires terriens des hameaux. Il faut observer d'autre part que l'on compte 89 aînés célibataires (soit 55,6%), dont 49 âgés de moins de 35 ans, contre 71 cadets (soit 44,4 %), dont 38 âgés de moins de 35 ans. Pour les filles, le rapport s'inverse, les aînées ne représentant que 15% des célibataires contre 84% pour les cadettes. Ainsi, une première conclusion se dégage : les chances au mariage sont moins étroitement liées à la situation socioéconomique qu'autrefois. Le privilège du propriétaire et de l'aîné est menacé. Si, évidemment, le capmaysouè se marie plus facilement que le domestique ou l'ouvrier agricole, il n'est pas rare qu'il reste céliba taire en dépit de tout, cependant que le cadet de petite famille trouve une femme. Mais l'essentiel est que l'opposition entre les aînés d'une part, les cadets, les ouvriers et les domestiques d'autre part, se trouve reléguée à l'arrière-plan, sans être abolie, par l'opposition entre le citadin du bourg et le paysan des hameaux. 34. Cf. appendice III : Taille des familles selon la catégorie socio-professionnelle des chefs de famille, tableaux III A et B. 35. Bien qu'ils soient devenus très rares (et du même coup très précieux) les domestiques n'ont pas une condition bien supérieure à celle qu'ils auraient eue il y a cinquante ans. Entiè rement soumis à des patrons souvent autoritaires, qui s'ingénient à les dénigrer en public pour les déprécier et éviter ainsi qu'on ne les leur enlève, ils ne peuvent même pas songer à se marier. On jugera mieux à travers ce témoignage de l'un d'eux, né en 1928 : « J'ai été à l'école jusqu'à 11 ans, au quartier Rey. Mon père avait une petite propriété de 8 hectares, comprenant des fougeraies et des bois, des vignes, quelques prés et 3 arpents de terre à mais. J'avais un frère aîné et une sœur idiote ; j'ai été placé à 11 ans chez L... comme domestique. C'est une place rude, les patrons sont exigeants. J'ai été comme un esclave pendant six ans. J'étais crevé à la fois physiquement et moralement. Ça vous met à zéro. Il fallait, comme les oies, rire bruyamment à chaque mot plus ou moins amusant du patron. Avec l'accord de mes parents, j'ai réussi à me libérer du patron et à partir chez R..., un parent, pendant huit mois avant mon régiment. Au retour j'ai travaillé comme ouvrier agricole. C'est dur, mais ce n'est pas l'esclavage comme domestique. Après, je me suis embauché dans les entreprises des environs. J'ai travaillé pour le groupe scolaire, pour l'adduction d'eau. Maintenant je suis à la briquet erie.Me marier ? Ah si j'étais flic, j'en trouverais vingt; il faut les voir, les femmes de gendarmes, elles sont grasses... Elles ne foutent rien. »
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P. BOURDIEU Situation matrimoniale des habitants de Lesquire en fonction des classes d'âge, du sexe et de la résidence. Hameaux
Bourg
Classes d'âge
Célibat. Nés entre : 1933/1929 : 21 à 25 ans 1928/1924 : 26 à 30 ans ....
Mariés
Célibat.
Totaux
Mariés
H
F
H
F
H
F
4
2
4
4
30
14
1
1
6
4
36
15
14
20
97
1
4
6
20
3
13
24*
71
7
5
14
3
14
14
58
1923/1919 : 31 à 35 ans ....
H
F
5* 13
76
1918/1914 : 36 à 40 ans
1
avant 1914 : 41 ans et plus . .
9
9
54
67
63
15
204* 257"
678
Totaux ....
15
13
75
86
163
50
250
980
Population de Lesquire en 1954 Agés de moins de 21 ans Agés de plus de 21 ans Totaux
328
Habitant au Bourg Hameau 75 189 264
Observations
299 791 1 090
•dont un veuf.
•dont une veuve.
•dont 16 veufs, •♦dont 95 veuves.
Totaux 374 980 1 354
Tandis que les célibataires hommes âgés de plus de 21 ans constituent seulement 16,44% de la population masculine du bourg, ils forment 39,76% de la population masculine du hameau (soit 2,4 fois plus), le pourcentage pour l'ensemble de la commune atteignant 35,38%. Pour la tranche de 31 à 40 ans, ces différences s'accusent36. Les célibataires forment 8,35% de la population masculine du bourg et 55,73% de la population masculine des hameaux, le fait essentiel étant que le taux de célibat est passé de 23,6 % pour les hommes du hameau, âgés de plus de 40 ans, c'est-à-dire la vieille génération, à 55,73% pour les hommes âgés de 31 à 40 ans, c'est-à-dire la jeune génération, soit un accroissement du simple au double. 36. L'âge moyen au moment du mariage est de 29 ans pour les hommes et de 24 ans pour les femmes.
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
63
Chez les femmes, le phénomène présente une allure toute différente. Étant donné que le nombre des femmes qui quittent la commune, soit pour travailler en ville, soit par le mariage, est beaucoup plus grand que le nombre correspondant d'hommes (comme le montre la pyramide des âges), la comparaison entre le taux de célibat des hommes et le taux correspondant pour les femmes n'est pas fondée. Il n'en est pas de même de la comparaison entre le taux de célibat des femmes du bourg et des femmes du hameau. Les célibataires femmes constituent 13,13% de la population féminine du bourg âgée de plus de 21 ans, contre 13,22 % pour le hameau ; le pourcentage pour l'ensemble de la commune étant de 13,20 % la différence est négligeable. Au bourg, les célibataires femmes forment 17,39% de la population féminine âgée de 21 à 40 ans, contre 33% au hameau (soit un rapport de 1 à 1,9). Ainsi, tandis que l'opposi tion entre le bourg et les hameaux est très fortement marquée en ce qui concerne les hommes, elle est nulle lorsque nous considérons l'ensemble de la population féminine adulte, les femmes du hameau de la jeune génération étant cependant défavorisées par rapport à leurs aînées, mais infiniment moins que les hommes37. Ainsi, si nous faisons le bilan des résultats acquis jusqu'ici, il apparaît premièrement que les chances au mariage sont sept fois plus grandes pour un garçon de la jeune génération (31 à 40 ans) résidant au bourg, que pour un garçon de la même génération né au hameau ; deuxiè mement, que la disparité entre les filles du hameau et les filles du bourg est beaucoup moins grande qu'entre les garçons, les filles du bourg n'ayant que deux fois moins de chances de rester célibataires que les filles du hameau88. 37. Si nous considérons la population féminine résidant à Lesquire (compte non tenu des femmes nées à Lesquire et mariées ou résidant à la ville), il apparaît que, au bourg, une femme de plus de 21 ans sur sept est célibataire, le taux atteignant 2 sur 11 pour les femmes âgées de 21 à 40 ans. Au hameau, la proportion est la même pour les femmes âgées de plus de 21 ans ; elle atteint 1/3 pour les femmes de 21 à 40 ans. L'influence de la résidence sur les chances au mariage s'exerce donc aussi sur les femmes qui demeurent à Lesquire. 38. Considérons seulement la distribution marginale des données ci-dessus : Hommes Bourg Hameau Total
Femmes
Célibataires
Mariés
Total
Célibataires
Mariées
Total
15 163
75 250
90 413
13 50
86 328
99 378
178
325
503
63
414
477
La résidence et le style de vie corrélatif influent (de façon très significative, X* = 16,70) sur la situation matrimoniale : il y a 5 fois plus d'hommes mariés que de célibataires au bourg et seu lement 2 fois plus (1,99) dans les hameaux. Au contraire, la résidence n'influe pas de façon significative (X2 = 0,67) sur le statut matrimonial des femmes. (Suite de la note, p. 64.)
64
P. BOURDIEU Les facteurs de bouleversement du système des échanges matrimoniaux.
L'apparition de ces phénomènes anormaux révèle que le système des échanges matrimoniaux, dans son ensemble, a subi un boulever sementprofond dont il faut saisir les causes essentielles avant d'analyser la situation actuelle. C'est, en premier lieu, à travers la dot que le système dont elle constituait la clé de voûte a été ébranlé. En effet, avec l'inflation consécutive à la guerre, l'équivalence entre la dot comme part du patr imoine et la dot comme donation faite à celui qui se marie ne peut plus être maintenue. « Après la guerre, on pensait que les « prix de folie » redescendraient. Vers 1921, la vie commence à baisser, les porcs et les veaux baissent ; mais ce n'était qu'un mouvement sans lendemain. Quelques mois après, les cours recommencent à grimper l'échelle. Gela entraîne une véritable révolution : les épargnants sont ruinés ; combien de procès et de disputes entre propriétaires et métayers, entre fermiers et patrons ! G'est la même chose pour les partages : les cadettes, mariées depuis longtemps, veulent réestimer l'héritage au cours du jour. Pour les mariages, la dot compte de moins en moins. Aujourd'hui on n'y attache presque plus d'importance. Que vaut l'argent? Il faudrait demander beaucoup. Une propriété qui valait 20 000 francs avant 1914, vaut maintenant 5 millions. Personne ne pourrait payer des dots en proportion. Qu'est-ce que c'est maintenant une dot de 15 000 francs ? Alors on s'en fiche » (P. L.-M.). De ce fait, la dépendance des échanges matrimoniaux à l'égard de l'économie décroît, ou, plus exactement, elle change de forme ; au lieu de la situation dans la hiérarchie sociale définie par le patrimoine foncier, c'est beaucoup plus le statut social — et plus précisément le style de vie corrélatif — qui apparaît comme lié au mariage. A l'ébranlement de la base économique du système, vient s'ajouter un véritable renversement des valeurs. En premier lieu, l'autorité des anciens qui reposait, en dernière instance, sur le pouvoir d'exhéréder, s'affaiblit, partie pour des raisons économiques, partie sous l'influence de Regroupons maintenant les données marginales concernant les célibataires : Bourg Hameau
Célibataires
Mariés
Total
15 163
13 50
28 213
Total 178 63 241 Les épreuves de signification autorisent à conclure que la résidence n'exerce pas la même influence sur les hommes et sur les femmes, sur les hommes du bourg et sur les hommes des hameaux. Comme il a été établi que la divergence ne tient pas à la différence de situation entre les femmes du bourg et les femmes du hameau, ni entre les hommes du bourg et les femmes du bourg, elle ne peut être due qu'à la situation particulière des hommes des hameaux.
/['■
Ph. 9. — Le bal du comice agricole.
Debout au bord de la piste, un groupe de spectateurs plus âgés observent sans parler. Comme happés par la tentation d'entrer dans la danse, ils avancent parfois et resserrent l'espace laissé aux danseurs. Ils sont tous là, tous les célibataires. Le jour du comice agricole, tout le monde est « sur la Prome nade», et tout le monde danse, même les vieux. Les célibataires, eux, ne dansent pas davantage, mais on les remarque moins, parce que les hommes et les femmes du village sont venus, les uns pour bavarder avec les amis, les autres pour épier, cancaner et faire mille conjectures sur les mariages possibles.
Rue 1r "Salon"
Salle commune
L
Couloir
n
Cuisine
Cheminée JlEvier
Porcherie Chai
u a cd U i s. o
Cour
CD S-
ci 3O
Pressoir ©
Remise pour les instruments agricoles
Etable
vers le jardin l Fig. 2. — Plan type de maison du bourg.
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE
65
l'éducation et des idées nouvelles39. Les parents qui ont voulu manifester leur autorité en menaçant les enfants d'exhérédation, ont provoqué Féparpillement de leur famille, les jeunes partant pour la ville. Ceci est vrai surtout pour les filles, autrefois enchaînées à la maison et contraintes d'accepter les décisions de leurs parents. « Aujourd'hui, combien de filles voyons-nous attachées à la terre ? Aucune. Avec l'instruction, toutes ont un emploi. Elles préfèrent se marier avec un employé, n'importe. Il a « la solde » tous les jours. Autrement, il faut travailler tous les jours sans savoir. Autrefois ? Et où fallait-il partir ? Maintenant elles peuvent. Elles savent écrire... » (J.-P. A.). « Les filles sortent autant que les garçons ; elles sont même plus dégourdies souvent... C'est l'instruction. Autrefois il y avait des filles placées en ville, bien sûr. Maintenant elles ont des emplois ; elles ont des C.A.P. tout ça... Autrefois beaucoup de filles allaient se placer et se faire un peu d'argent pour leur trousseau, puis elles revenaient. Maintenant, pourquoi revenir ? On ne trouve plus de coutur ières. Avec l'instruction, elles partent quand elles veulent » (P. L.-M.). Le relâchement de l'autorité paternelle, l'ouverture des jeunes à de nouvelles valeurs, ont ôté à la famille son rôle d'intermédiaire actif dans la conclusion des mariages. Parallèlement, l'intervention du « mar ieur » (lou trachur) est devenue beaucoup plus rare40. Par suite, la recherche d'un partenaire est laissée à l'initiative des individus. Dans l'ancien système on pouvait se dispenser de « courtiser » et l'on pouvait tout ignorer de l'art de faire la cour. Aujourd'hui tout est changé. La séparation des sexes n'a fait que croître avec le relâchement des liens sociaux, particulièrement dans les hameaux41, et l'espacement des occasions de rencontre. Plus que jamais, les « intermédiaires » seraient indispensables ; or « les jeunes sont plus « fiers » (n.a. : orgueilleux) qu'autrefois ; ils se trouveraient tout à fait ridicules si on les mar iait » (J.-P. A.). De façon générale, la jeune génération ne comprend plus les modèles culturels anciens. A un système d'échanges matri moniaux dominé par la règle collective, a fait place un système régi par la logique de la compétition individuelle. Dans ce contexte, le paysan des hameaux est tout spécialement désarmé. A la fois parce qu'elles sont rares et parce que tout l'apprentissage tend à séparer et à opposer les sociétés masculine et féminine, les rela tions entre les sexes manquent de naturel et de liberté. « Pour séduire 39. Il est des familles où l'autorité des parents reste absolue. « Récemment encore une fille Bo., l'aînée, a été mariée à un garçon de la montagne ; ce garçon est venu habiter Lesquire. La mère a tramé le mariage de sa fille cadette, âgée de 16 ans, avec le frère aîné du mari de sa fille aînée. Elle disait : « II faut les marier jeunes, après elles veulent choisir » (J.-P. A.). Ce type de mariage est appelé barate (ha ue borate). 40. Fait significatif, les jeunes générations ne connaissent même pas le mot trachur, ni les coutumes anciennes. U est encore des gens qui se mêlent de tramer les mariages. Mais on les considère avec quelque ironie. 41. Voir p. 85 sq.
66
P. BOURDIEU
les filles, le paysan promet le mariage, ou laisse supposer ; la camarad erie n'existe pas. Il n'y a pas de relations constantes entre les garçons et les filles. Le mariage joue le rôle d'appât. Autrefois peut-être, mais maintenant ça ne marche pas. Le mariage avec un paysan est dévalorisé. Us n'ont plus aucun argument de séduction » (P. C, 32 ans, villageois). Le seul fait d'aborder une fille et de lui parler, est toute une affaire. Alors que — et peut-être parce que — l'on se connaît depuis l'enfance, la moindre approche est de grande conséquence parce qu'elle rompt brusquement le rapport d'ignorance et d'évitement réciproque42. A la gêne et à la maladresse du garçon répondent les sourires niais et l'attitude embarrassée de la jeune fille. On ne dispose pas de cet ensemble de modèles gestuels et verbaux qui faciliteraient le dialogue : serrer la main, sourire, plaisanter, tout fait problème. Et puis il y a l'opinion qui observe et juge, conférant à la rencontre la plus banale la valeur d'un engagement irréversible. Quand on dit de deux jeunes gens qu' « ils se parlent », cela signifie qu'ils vont se marier... Il n'existe pas, il ne peut pas exister de relations neutres. En outre, tout tendait autrefois à favoriser le bon paysan, la valeur du propriétaire dépendant de la valeur de la propriété et réciproquement. Les normes présidant à la sélection d'un partenaire étaient valables, au moins grossièrement, pour l'ensemble de la communauté : l'homme accompli devait unir les qualités de bon paysan et d'homme de compag nie et réaliser un juste équilibre entre lou moussu et lou hucou, bref entre le rustre et le citadin. La société d'aujourd'hui est dominée par des systèmes de valeurs divergents : à côté des valeurs proprement rurales qui viennent d'être définies, apparaissent des valeurs empruntées au monde urbain et adoptées surtout par les femmes ; dans cette logique, le privilège se trouve conféré au « monsieur » et à l'idéal de sociabilité urbaine tout à fait différent de l'idéal ancien, qui concernait avant tout les relations entre les hommes ; jugé selon ces critères, le paysan devient le hucou. Mais le fait essentiel est sans doute que cette société, autrefois rel ativement fermée sur soi, s'est résolument ouverte au-dehors. Il s'ensuit d'abord que les aînés, enchaînés au patrimoine qu'ils ne peuvent aban donner sans déshonneur, ont souvent plus de peine à se marier — surtout s'il s'agit de petits propriétaires — que leurs cadets qui ont déserté 42. « Ils manquent de confiance en eux-mêmes. Ils n'osent plus, après l'avoir regardée pendant quinze ans, aborder une fille. Ils se disent : « Elle n'est pas pour moi » Ils vont à l'école. Ils travaillent sans passion. Ils ont le certificat d'études ou le niveau. Si les parents ne les poussent pas, c'est la règle (depuis quelques années, ça change), ils retournent à la propriété et s'enlisent doucement. Ils ont une vie tranquille, le dimanche un peu d'argent de poche. Ils partent au service militaire, s'écrasent un peu plus, s'aplatissent. Ils reviennent, les années passent, ils ne se marient pas » (A. B.). « II faut les voir. On n'arrive pas devant une fille décontracté. Le sentiment ne sait pas s'exprimer. On a honte. Tu parles ! Ils ont l'occasion de discuter cinq minutes tous les quinze jours avec des filles auxquelles ils ont peut-être pensé sans arrêt pendant ces quinze jours » (P. C).
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE
67
la terre et ont gagné la ville ou les bourgs voisins. Mais l'exode est essentiellement le fait des femmes qui, on l'a vu, sont beaucoup mieux armées qu'autrefois pour affronter la vie urbaine et qui aspirent toujours davantage à fuir les servitudes de la vie paysanne. « Les jeunes filles ne veulent plus être paysannes. Ce n'est pas facile de trouver une femme pour beaucoup de jeunes gens, fils de fermiers, de métayers et même de propriétaires, surtout quand la ferme est perdue dans la campagne, loin de l'école et de l'église, des boutiques, d'un chemin passager, surtout quand le pays est rude, la terre maigre et dure à tra vailler. Ça a commencé après 1919. Quand les fils de paysans qui n'avaient pas l'amour de la terre chevillé au foie, ont commencé à partir pour occuper les emplois de la ville, les jeunes filles ont pu trouver des partis qui leur assuraient une vie oisive et plus aisée, une maison où elles pouvaient être « maîtresses » (daunes) dès le premier jour. Autrefois, avant l'inflation, les parents de jeunes filles à marier (maridaderes) leur donnaient une bonne dot pour les « caser » chez des paysans ; ils savent qu'avec la monnaie actuelle, cette dot qui leur a coûté tant de sacrifices n'a plus aucune valeur. Ils préfèrent envoyer leurs filles avec un petit trousseau et quatre sous dans le porte-monnaie ; ils savent que, comme ça, elle ne viendra pas se plaindre plus tard de travailler comme une esclave toujours traitée en étrangère » (P. L.-M.). (Voir aussi appendice VI.) Moins liées à la terre que les garçons (les aînés en tout cas), pourvues du minimum d'instruction indispensable pour s'adapter au monde urbain, partiellement libérées des contraintes familiales en raison det l'affaiblissement des traditions, plus promptes à adopter les modèles; de comportement urbains, les filles peuvent gagner les villes ou les bourgs plus aisément que les garçons. Pour mesurer l'importance relative de la migration des hommes et des femmes, il suffira de comparer le nombre de garçons et de filles nés à Lesquire pendant une période donnée et qui y ont été recensés en 1954, au nombre de garçons et de filles dont la naissance a été déclarée à l'état civil, pendant la même période. 1. Garçons. Années de naissance •
Nés à Lesquire Résidant à Lesquire en 1954. Départs Pourcentage de départs . . .
1923 à 1927
1928 à 1932
1933 à 1937
1938 à 1942
Total
88 67 21 24%
80 49 31 38%
65 44 21 32%
40 33 7 17%
273 193 80 29%
68
P. BOURDIEU 2. Filles. Années de naissance
Nées à Lesquire Résidant à Lesquire en 1954. Départs Pourcentage de départs . . .
1923 à 1927
1928 à 1932
1933 à 1937
1938 à 1942
Total
86 40 46 53%
65 41 24 27%
71 40 31 43%
47 35 12 29%
269 156 113 42%
Outre qu'il fait apparaître une baisse importante de la natalité (soit plus de 50% entre 1923 et 1942), ce tableau montre que les femmes quittent Lesquire plus que les hommes : parmi les gens âgés de 27 à 31 ans en 1954, il est parti 2,22 fois plus de femmes que d'hommes (et 1,4 fois pour les années 1923 à 1942). En gros, six femmes et quatre hommes quittent le village chaque année. Pour les femmes, les départs com mencent tôt, dès l'adolescence. Les hommes ne partent que plus tard, et surtout entre 22 et 26 ans, c'est-à-dire après le service militaire. L'ampleur de l'exode des femmes (42 %, soit près de une sur deux) ne doit pas dissimuler l'émigration des hommes (29 %, soit près de un sur trois), faute de quoi on s'interdirait de comprendre que le taux de célibat ait pu croître relativement chez les femmes de la jeune génération restées dans les hameaux, alors que l'on serait tenté d'expliquer le taux patho logique du célibat masculin par une pénurie de femmes43. Or, les habitants de Lesquire ont une juste perception de la situation objective : il n'est pas un informateur qui n'évoque l'exode des femmes, le plus souvent en le surestimant. Il s'ensuit que les femmes ont l'espoir de quitter Lesquire tandis que la plupart des hommes se sentent condamnés à y vivre (et cela d'autant plus que l'exode masculin est relativement minimisé). Elles sont donc fondées à se préparer au départ dès la fin de l'adolescence et à se détourner des hommes du village, 43. Les causes du célibat des jeunes filles se sont pas exactement les causes du célibat des garçons. Sans doute, certaines jeunes filles restent soumises à des déterminismes semblables à ceux qui favorisent le célibat des hommes. C'est le cas de certaines jeunes filles eéipaysanides, empaysannées, mal accoutrées, maladroites ; comme leurs compagnons d'infortune, elles font tapisserie au bal et sont laissées pour compte. C'est le cas de certaines héritières qui restent à la propriété pour ne pas abandonner leurs parents, le cas de celles qui restent aux côtés d'un frère condamné au célibat ; on trouve de tels couples de célibataires dans une trentaine de maisons. Il y a aussi les jeunes filles de mauvaise réputation que les jeunes gens, par crainte du ridicule et du jugement collectif, ne s'aventurent pas à courtiser. Enfin, pour certaines jeunes filles du bourg, le célibat tient à l'impossibilité où elles sont de trouver un parti corre spondant à leurs aspirations et à leurs façons de vivre, en sorte qu'elles préfèrent rester cél ibataires plutôt que d'épouser un paysan des hameaux.
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE tandis que les hommes cherchent à bâtir leur avenir dans le pays même. Une analyse du sex-ratio pour les différentes classes d'âge (d'après le recensement de 1954) confirme ces observations. Sex-ratio et répartition selon la résidence Classe d'âge
Hameaux
Bourg M
F
Avant 1893 . . 1893-1902 ... 1903-1912 ... 1913-1922 ... 1923-1932 ... 1932-1954 ...
24 16 19 13 19 32
41 18 19 14 13 36
Total .
123
141
M
F
61,53 88,88 100,00 92,82 146,15 88,41
105 70 87 63 97 157
125 52 74 42 67 151
88,48
579
511
Ensemble M
F
86,06 134,61 117,56 150,00 144,77 103,98
129 86 106 76 116 189
166 70 93 56 80 187
80,12 122,85 113,97 135,71 145,00 96,25
113,97
702
652
108,53
1354
Si l'on se rappelle que, pour l'ensemble de la France il est en 1954 de 92,00, on voit que le sex-ratio de la population de Lesquire est anor malement élevé ; bas pour les gens ayant plus de 60 ans et pour les moins de 22 ans, trop jeunes pour émigrer, il est très haut pour toutes les classes intermédiaires, ce qui permet de conclure que le taux d'émigration est plus fort pour les femmes que pour les hommes et ceci tout parti culièrement dans les hameaux, le sex-ratio de la population agglomérée étant toujours inférieur à 100, sauf pour les années 1923 à 1932. Contradictions internes. Ainsi, sous l'action de diverses causes, une véritable restructuration s'est opérée. Cependant, bien que ses conditions d'exercice soient tout autres, le principe fondamental qui domine la logique des échanges matrimoniaux, à savoir l'opposition entre mariages de bas en haut et mariages de haut en bas, s'est trouvé maintenu. C'est que ce principe est étroitement lié aux valeurs fondamentales du système culturel. En effet, bien que l'égalité soit absolue entre les hommes et les femmes en ce qui concerne l'héritage, tout le système culturel reste dominé par le primat conféré aux hommes et aux valeurs masculines44. 44. L'existence d'une différence d'âge importante (5 ans en moyenne) en faveur de l'époux en est un autre indice.
70
P. BOURDIEU
Dans l'ancienne société, la logique des échanges matrimoniaux dépen dait étroitement de la hiérarchie sociale qui, elle-même, reflétait la répar tition de la propriété foncière ; plus, elle avait pour fonction sociale de sauvegarder cette hiérarchie et à travers elle, le bien le plus précieux, le patrimoine. Il s'ensuit que les impératifs de l'ordre économique étaient en même temps des impératifs sociaux, des impératifs d'honneur. Se marier de haut en bas, ce n'était pas seulement exposer l'héritage des aïeux, mais aussi et surtout déroger, compromettre un nom et une maison et par là, menacer tout l'ordre social. Le mécanisme des échanges matri moniaux était le résultat de la conciliation harmonieuse d'un principe propre à la logique spécifique des échanges matrimoniaux (et indépen dant de l'économie) et de principes ressortissant à la logique de l'écono mie, à savoir les différentes normes imposées par le souci de sauvegarder le patrimoine, telles que le droit d'aînesse ou la règle de l'équivalence des fortunes. Sans doute, l'influence des inégalités économiques se fait sentir aujourd'hui encore. Cependant, tandis qu'autrefois, parce qu'il s'intégrait dans la cohérence du système, ce principe n'empêchait certains mariages que pour en favoriser d'autres, tout se passe aujourd'hui comme si la nécessité économique s'exerçait seulement de façon négative, empêchant sans favoriser. Parce qu'il continue à fonctionner alors que le système dans lequel il détenait une fonction essentielle s'est effondré, ce principe ne fait qu'accroître l'anomie. « Maintenant le besoin d'une femme est plus grand. Il n'est pas question de refuser un mariage, comme autrefois, pour une histoire de dot » (J.-P. A.). Et pourtant, bien que la nécessité pousse à transgresser les principes anciens, ceux-ci agissent encore comme à vide et à contretemps. C'est ainsi, par exemple, que les mères se soucient surtout de « marier la fille » alors qu'il faudrait songer plutôt au fils. C'est ainsi que les normes anciennes (devenues « préjugés ») interdisent encore plus d'un mariage entre un aîné de grande famille et une jeune fille de basse extraction46. C'est ainsi que, parmi les hommes des hameaux, globalement défavorisés, certains le sont dou blement, à savoir ceux qui l'étaient déjà dans l'ancien système, les cadets qui restent à la terre et les plus pauvres, métayers, fermiers, domestiques. 45. Toute une catégorie de célibataires (surtout parmi les hommes de 40 à 50 ans) apparaît comme le « produit » de ce décalage entre les normes anciennes et la situation nouvelle. « Cer tains jeunes gens de grande famille qui ne voulaient pas déroger et qui n'avaient pas vu le changement de situation sont restés comme ça, célibataires. C'est par exemple le cas de Lo., un de ces paysans de Lesquire qui ont eu, après la guerre, le vent en poupe. Fils de bons paysans, ayant pas mal d'argent de poche, toujours bien habillé, il a fréquenté le bal assez longtemps. Il fait partie de ces paysans, fils de bonne maison, argentés, qui avaient un certain succès pour toutes ces raisons et qui n'avaient pas encore «c d'insuccès » parce que paysans. Il est certain que bon nombre de filles pour lesquelles il a fait « la fine bouche » feraient bien son affaire en ce moment. Pourtant, il ne parait pas regretter d'avoir laissé passer le bon moment. Il se console en ce moment, chaque semaine autour du pintou (demi-litre de vin) avec ses compagnons d'infortune... » (P. C).
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
71
L'attention excessive vouée au montant de la dot, la crainte des frais entraînés par les festivités de la noce, par la réfection de la maison qui est de tradition au moment du mariage, par l'achat du trousseau que l'on expose aux invités, la réticence des jeunes filles à supporter l'autorité excessive des parents qui restent maîtres du budget et de l'exploitation, sont autant d'obstacles ou d'empêchements qui font souvent échouer les projets de mariage. Le temps passe ; entre-temps, la jeune fille a « trouvé » le gendarme ou le facteur. Avec ceux-ci, tout est simple : il n'est pas question de dot, de trousseau, de cérémonies et de fêtes dispen dieuses et surtout de cohabitation avec la belle-mère. Si elle continue à exercer une influence déterminante sur le méca nisme des échanges matrimoniaux, l'opposition entre les aînés et les cadets a aujourd'hui une signification fonctionnelle toute différente. L'étude de 100 mariages enregistrés à l'état civil entre 1949 et 1960 le montre clairement : on dénombre en effet 43 mariages entre un héritier et une cadette, 13 entre un cadet et une héritière, 40 entre deux cadets et 4 seulement entre deux héritiers. Ainsi, les mariages entre cadets, jadis l'exception, sont devenus aujourd'hui presque aussi nombreux que les mariages entre héritiers et cadettes. Cela se comprend si l'on observe, d'une part que les cadets mariés à des cadettes ont à peu près tous un emploi dans le secteur non-agricole, et d'autre part que, pour les gens du bourg, l'opposition entre l'aîné et le cadet a une fonction très secondaire dans les échanges matrimoniaux, les différents types de mariage se réparties ant au hasard. Beaucoup moins dépendants qu'autrefois à l'égard de « la maison » parce qu'ils se sont assuré d'autres sources de revenus qui leur permettent de s'installer ailleurs, beaucoup moins attentifs au montant de la dot, les cadets n'hésitent pas à épouser des cadettes sans fortune. La rareté relative des mariages entre héritières et cadets tient essen tiellement à ce que, par le seul fait qu'elles quittent la maison, nombre d'héritières qui se marient à l'extérieur du village ou à Lesquire même, renoncent au droit d'aînesse qui est dévolu le plus souvent à leur frère cadet. C'est le cas, principalement, des aînées de familles nombreuses qui ne peuvent pas attendre pour se marier que leurs jeunes frères aient atteint la majorité et qui préfèrent partir à la ville. C'est aussi le cas, très fréquemment, des « petites héritières » qui laissent la place à un frère cadet. Ainsi les héritières qui étaient de tous temps moins nombreuses que les héritiers, tendent à devenir très rares. Alors que pour les gens du bourg et plus généralement pour les salariés du secteur non-agricole, la plupart des, empêchements anciens ont disparu, ils continuent à s'imposer aux paysans des hameaux, comme le montre l'extrême rareté des unions entre deux héritiers (4 %). Les mariages entre héritiers et cadettes et, moins fréquemment, entre héri tières et cadets, demeurent la règle. Mais l'existence d'un taux de célibat
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P. BOURDIEU
élevé, même parmi les héritiers, témoigne, une fois encore, que le système ancien est demeuré assez vivant pour imposer l'observance des principes fondamentaux, mais non pour favoriser effectivement cela même que ces principes prétendaient garantir. En effet, la logique du système tendait à faire en sorte d'une part que le patrimoine ne pût être aliéné, morcelé ou abandonné et d'autre part que le lignage se per pétuât ; à cette fin, on mariait toujours l'héritier ou l'héritière qui, lors qu'ils n'avaient pas d'enfants, laissaient leurs droits aux cadets. Si, de ces deux fonctions, la première se trouve remplie — plus efficacement que jamais peut-être du fait que le départ des cadets et des femmes éloigne la menace du partage et laisse la terre à l'aîné ou à celui qui tient sa place46 —, le célibat de l'aîné annonce la fin du lignage. Du système ancien, il ne reste pour les paysans des hameaux que les déterminisme» négatifs. Ainsi, bien que le taux de célibat se soit sensiblement accru au cours des dernières années, le bouleversement des échanges matrimoniaux ne peut pas être décrit comme une simple modification quantitative de la répartition des différents types de mariage. Ce que l'on observe en effet, ce n'est pas la désagrégation d'un système de modèles de compor tement que viendraient remplacer de simples règles statistiques mais une véritable restructuration, Un système nouveau, fondé sur l'opposition entre le villageois et le paysan des hameaux tend à se substituer au système ancien, fondé sur les oppositions entre l'aîné et le cadet d'une part, entre le grand et le petit propriétaire (ou le non-propriétaire) d'autre part. Considéré isolément, le système des échanges matrimoniaux des paysans des hameaux paraît porter en lui-même sa propre négation, peut-être parce qu'il continue à fonctionner en tant que système doté de règles propres, celles d'un autre temps, alors qu'il est pris dans un système structuré selon d'autres principes. Ne serait-ce pas précisément parce qu'il persiste à constituer un système, que ce système est autodestructif? Paysans et villageois. Afin de définir la fonction de l'opposition nouvellement apparue entre le villageois et les paysans des hameaux, il suffira d'analyser d'une part les échanges matrimoniaux entre les uns et les autres et d'autre part leurs aires de mariage respectives. Entre 1871 et 1884, les mariages entre natifs 46. Les cadets partis à la ville sont beaucoup moins attachés à leurs droits sur la terre. « Qu'est-ce que tu veux qu'il en fasse de la terre, le cadet qui est parti à la ville, qui a un emploi d'ouvrier ou de fonctionnaire ? De toute façon, il ne pourrait que la revendre. Beaucoup préfèrent être dédommagés en argent mais il y en a aussi beaucoup que l'on paie de promesses » (A. B.). D'autres facteurs tendent à renforcer la position de l'aîné, comme la diminution de la taille moyenne des familles dans les hameaux (cf. pp. 88-89).
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE
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Répartition des mariages selon le lieu d'origine du conjoint et son éloignement.
1871-1884 En % du nombre total de mariages
15
12
7,65
3
56
11
6,12 28,57 54
,
1941-1960
En % du nombre total de mariages
3 3
2,38
r*
39
21
25
5,61 19,89 10,71 12,75 8
0,59 32,14
ni
25
21
1,53
2
2
1,02
1,02
22
10
5,10 100 25
4,76 14,94 12,50 13,09
1,19
1,78
40
30
20
10
10
20
30
40
Fig* 3. — Pyramide des âges de la population de Lesquire.
168
1,78 14,94 100
1855 I860.
70 60 50 personnes
196
50 60 70 personnes
74
P. BOURDIEU
de la commune représentaient 47,95% du nombre total des mariages. Pour la période de 1941-1960, ils ne représentent plus que 39,87%. Les échanges matrimoniaux entre le bourg et le hameau ont considérablement diminué ; alors qu'ils formaient 13,77% des mariages, ils ne représentent plus que 2,97%. Parallèlement,, le taux des mariages avec l'extérieur s'accroît sensiblement (de 8,08%). Si l'on répartit les mariages avec un conjoint étranger à la commune selon l'éloignement du lieu d'origine de celui-ci par rapport au bourg, on constate que l'aire principale des échanges coïncide, aujourd'hui comme autrefois, avec le cercle de 15 kil omètres de rayon, dans lequel 91,33% des mariages se faisaient autrefois contre 80,31 % seulement aujourd'hui47 et, d'autre part, que la proportion des mariages dans un rayon supérieur à 30 kilomètres (aire VII), tou jours relativement élevée, s'est fortement accrue au cours de la période récente (cf. tableau p. 73). Pour expliquer l'extension de l'aire des mariages et aussi la quasidisparition des échanges entre le bourg et les hameaux, il faut étudier
Garçons des hameaux
Garçons du bourg
Filles du bourg
Filles des hameaux
3 Ha-$ Ha (n = 56) 52,8 %
3 Ha-Ç Ext. (n = 38) 35,8 %
1941-1960 (n - 98)
3 Ha-Ç Bg S (» - 12) ( 11,2% J (n = 1) ( 1%
(n - 54) 55,1 %
(n = 43) 43,8 %
1871-1884 (n = 33)
3 Bg-$ Ha \ (n = 15) ( 45,5 %
3 Bg-$ Bg (n = 11) 33,3 %
3 Bg-$ Ext. (n = 7) 21,2 %
1941-1960 (n - 19)
( (n = 4) ( 21,2%
(n = 8) 42,1 %
(n — 7) 36,7 %
3 Bg-$ Ha ( (n - 12) \ 32,4% ( (n - 1) ( 5%
3 Bg-$ Bg (n - 11) 29,7 %
3 Bg-Ç Ext. (n — 14) 37,8 %
(n = 8) 42,6 %
(n = 10) 53,2 %
3 Ha-Ç Ha (n - 56) 49,1 %
3 Ha-$ Ext. (n - 43) 37,7 %
(n - 54) 54,5 %
(n - 41) 41,3 %
1871-1884 (n = 106)
1871-1884 (n - 37) 1941-1960 (n = 9) 1871-1884 (n - 114) 1941-1960 (n — 99)
3 ( ( ( (
Ha-$ Bg (n - 15) 13,1% (n = 4) 4,1%
47. Le nombre de mariages consanguins est réduit : neuf dispenses seulement ont été accordées par l'Église entre 1908 et 1961 inclus, pour des mariages entre cousins au 1er degré et au 2e degré.
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
75
la proportion des mariages de chaque type par rapport au nombre total des mariages de chacune des quatre catégories, ce qui fera apparaître l'accroissement relatif des aires respectives de mariage en même temps que la structure de la répartition des différents types de mariage pour chaque catégorie (cf. tableau ci-contre). La comparaison entre les deux périodes montre que la distinction entre le bourg et les hameaux jouait un rôle très réduit dans l'ancien système des échanges matrimoniaux. Les paysans des hameaux pre naient 11,2% de leurs femmes au bourg, les villageois 45,5% de leurs femmes aux hameaux (la population du bourg représentant 24 % de la population des hameaux) ; par rapport au nombre total des mariages, les unions entre un garçon du bourg et une fille des hameaux repré sentaient 7,65% et les unions entre un garçon du hameau et une fille du bourg 6,12%. Si, pour la période récente, les villageois prennent encore 21,2 % de leurs femmes dans les hameaux, contre 45,5% autrefois, les mariages entre garçons des hameaux et- filles du bourg sont exceptionnels, le der nier mariage de ce type remontant à 194648. Un garçon du hameau n'a donc à peu près aucune chance d'épouser une villageoise, celle-ci tenant ce mariage pour inconcevable, dût-elle rester vieille fille49. Mais la persistance d'un courant d'échanges à sens unique ne doit pas diss imuler que la masse globale des échanges entre le bourg et les hameaux marque une chute brutale ; pour les années antérieures à 1900, les mariages entre le bourg et les hameaux représentaient 13,77 % du nombre total des mariages contre 2,97 % dans la période récente. Parallèlement, on assiste, d'une part, à une intensification des échanges à l'intérieur du bourg et à l'intérieur des hameaux, donc à la formation de deux noyaux de relations matrimoniales, et, d'autre part, à un accroissement des échanges avec l'extérieur. Cet accroissement de la proportion des mariages extérieurs ne revêt pas la même signification pour les différentes catégories, bien qu'il se manifeste à différents degrés dans chacune d'elles. L'existence d'un double cadre de référence, de deux systèmes de valeurs contrastés, citadin et rural, fait que des comportements ou des régularités semblables peuvent receler des significations entièrement différentes. Ainsi, par exemple, l'extension de l'aire matrimoniale des femmes, tant du bourg que des hameaux, tient au fait qu'il leur est relativement facile de se faire adopter par un citadin et de s'adapter à la vie citadine, alors 48. On notera que, ai les échanges matrimoniaux entre le bourg et le hameau étaient autrefois plus importants et plus équilibrés qu'aujourd'hui, les hommes du bourg ont toujours pris plus de femmes dans les hameaux que les hommes des hameaux au bourg, tendance qui n'a fait que s'accentuer au cours des dernières années. 49. L'opposition du bourg et des hameaux s'impose beaucoup plus aux hommes qu'aux femmes des hameaux.
Garçons des hameaux Garçons du bourg Filles du bourg Filles des' hameaux
Aire I 0-5 km (n = 7) 6,6 %
Aire II 5,1-10 km (n«6) 9,4 %
Aire III 10,1-15 km (n = l) 0,9 %
Aire IV 15,1-20 km (n = 0,9
Aire 20,1-25
Répartition par catégorie de mariages extérieurs selon Véloignement du
(n = 18) 16,9 %
(n = 2) 6,2 %
,
(n = l) 3,0% (n = l) 5,2 %
(n = 1,0
(n = 10,5
(n = 2,6
1871-1884 (n = 106)
(n = 4) 12,1 % (n = 2) 10,5 % (n = 2) 5,4 %
(n = 2) 2,0 %
1871-1884 (n = 33) (n = 2) 10,5 % (n = 2) 5,4 %
(n = 2) 1,8 %
(n = 12) 12,2 %
1941-1960 (n = 19) (n = 4) 10,8 % (n = 3) 15,7 % (n - 11) 9,6 %
(n=ll) 11,2%
1871-1884 (n = 37) (n = 2) 10,5 % (n - 11) 9,6 %
(n = 9) 9,0 %
(n = 9) 9,1 %
1941-1960 (n = 19) (n = 13) 11,4 % (n = 5) 5,0 %
.
1871-1884 (n = 114) (n = 12) 12,0 %
1941-1960 (n = 98)
1941-1960 (n = 99)
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
77
que Ton a peine à imaginer qu'un paysan des hameaux, à supposer qu'il parvienne à se donner une allure assez urbaine pour la séduire, puisse obtenir d'une citadine qu'elle accepte et adopte la vie de la ferme60. Il s'ensuit que l'extension de l'aire matrimoniale peut être imputable à des raisons opposées selon qu'il s'agit des femmes et des hommes et, en un autre sens, des paysans et des villageois. Il peut se faire que l'on se marie plus loin parce qu'on le peut et qu'on le veut, parce que le mariage dans un bourg éloigné et, plus encore, à la ville, est souhaité comme une libération ; il peut se faire, tout à l'opposé, qu'on soit contraint de prendre femme au loin faute d'en trouver une plus près. Il suffit d'analyser l'aire matrimoniale des hommes des hameaux pour se convaincre de l'importance de cette opposition. Ne voit-on pas d'abord que la proportion des mariages dans un rayon de 5 kilomètres a fortement diminué (de 16,9% à 9,10%)? Cela suffirait à montrer la difficulté que les gens du hameau ont à trouver une femme, si l'on ignorait l'existence d'un taux de célibat élevé. On constate parallèlement un accroissement, réparti de façon très homogène, des mariages dans les aires plus éloignées, l'augmentation principale concernant les mariages dans un rayon supérieur à 30 kilomètres. Autrefois, les mariages à l'exté rieur de la commune représentaient toujours une proportion élevée du nombre total des mariages ; en effet, dans la logique du système ancien, seul l'aîné et généralement l'un des cadets se mariaient à l'inté rieur de la commune ou dans les hameaux avoisinants. Il ne restait aux cadets qui voulaient échapper au célibat qu'à rechercher une femme au loin. Mariés, ils travaillaient parfois dans des villages plus ou moins éloignés mais gardaient des attaches étroites avec la maison et restaient de ce fait citoyens de Lesquire. Aujourd'hui, beaucoup d'aînés demeurant célibataires tandis que les mariages entre cadets se multiplient, il est normal que la proportion des mariages dans un rayon supérieur à 5 kil omètres se soit fortement accrue (de 18,7% à 34,5%). En allant chercher une femme au loin, de préférence dans un hameau reculé et « arriéré », le paysan des hameaux espère échapper à la contrainte des règles tradi tionnelles (cf. tableau ci-contre). Pour les hommes du bourg le phénomène présente une allure toute différente. Que 73,8 % d'entre eux se marient dans un rayon de 5 kilo50. En ce qui concerne les femmes, les chiffres ne sont pas pleinement significatifs du fait qu'une forte proportion des mariages (difficile i estimer avec précision) a lieu à l'extérieur de la commune et n'apparaît donc pas à l'état civiL On peut cependant, à titre indicatif, comparer les données statistiques concernant les femmes du bourg et les femmes des hameaux : la proportion des mariages à l'extérieur est nettement plus élevée chez les premières (53,2%) que chez les secondes (41,3%), alors qu'autrefois les taux étaient sensiblement identiques (37,8% contre 37,7%). Cela se comprend aisément, étant donné que les filles du bourg sont généralement plus c urbanisées » que les filles des hameaux (on sait par ailleurs que le taux de célibat des femmes est plus élevé dans les hameaux qu'au bourg).
78
P. BOURDIEU
mètres, cela suffit à montrer qu'ils n'ont pas de peine à trouver femme, même à l'intérieur d'une aire restreinte ; et l'on sait par ailleurs que le taux de célibat est fort bas. L'accroissement de la proportion des mariages extérieurs, corrélatif de la diminution (1/2) des échanges avec les hameaux, manifeste que le bourg s'est détourné progressivement de ses hameaux pour s'ouvrir vers les autres bourgs ou vers les villes. En effet, si le cercle de 15 kilomètres de rayon dans lequel s'accomp lissait autrefois la totalité des mariages, demeure l'aire principale des échanges (89,5% des mariages), on constate une forte proportion de mariages au-delà de 30 kilomètres (10,5%). Gela témoigne que le vil lageois dont l'espace social est beaucoup plus étendu que celui des hameaux, a la possibilité de prendre femme au loin et parfois même dans les villes. En fait, une définition géographique des aires matrimoniales laisse peut-être échapper l'essentiel. Le mariage d'une fille d'un hameau de Lesquire avec un homme d'un autre hameau, si éloigné soit-il sur la carte, devrait être rangé dans la même catégorie qu'un mariage avec un homme d'un autre hameau de Lesquire et nettement distingué du mariage avec un homme de la ville voisine. Les aires géographiques ne coïncident pas avec les aires sociales. Pour le paysan des hameaux, l'aire des mariages s'étendait autrefois à la région des collines d'entre les deux Gaves, où l'on trouve des communes composées d'un petit bourg aggloméré et d'une population éparse très importante, répartie en de nombreuses fermes bâties sur les coteaux et les basses montagnes. A cela, plusieurs raisons : tout d'abord, les modèles implicites qui orientent le choix d'une épouse, font rechercher une bonne paysanne, dure à la peine et prête à accepter la vie difficile qui l'attend ; il est évident qu'une femme, même paysanne, habituée au travail facile de la plaine du Gave, aurait peine à s'accoutumer à la condition qui serait la sienne dans une ferme reculée des hameaux et, à plus forte raison, une jeune fille de la ville ; connaissant déjà une existence analogue, les filles des hameaux voisins ou des villages de la zone des collines étaient plus enclines à accepter cette vie et à s'en accommoder. Nées et élevées dans une région relativement fermée aux influences extérieures, elles étaient moins exigeantes et jugeaient leurs partenaires éventuels selon des critères qui leur étaient moins défavorables. De plus l'aire des mariages coïncidait avec la zone dans laquelle on ne se sentait pas trop dépaysé51. Là se tiennent les bals où l'on ose s'aventurer, et qui contri buent à définir les « frayages » que suivent les échanges matrimoniaux. C'est ainsi que les villes que l'on fréquente le plus régulièrement, surtout 51. Pour les habitants de la plaine du Cave, les gens de la région des collines sont de» mountagiwoua, des montagnards, des rustres. On raille leur dégaine, leur accent nide et rocailleux (par exemple, là où les gens de la plaine disent you (moi), ceux des collines disent jou).
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
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pour les marchés, sont tout à fait autres que celles avec lesquelles les échanges sont les plus intenses. Mais depuis quelques années, ce monde clos où l'on se sentait entre soi et chez soi s'est ouvert. Dans les hameaux de Faire principale des mariages, comme dans les hameaux de Lesquire, les femmes regardent vers la ville beaucoup plus que vers leur hameau ou vers les hameaux voisins qui leur promettent cela même qu'elles veulent fuir52. Les modèles et les idéaux urbains ont envahi le domaine réservé du paysan. Il s'ensuit d'abord que les filles répugnent à épouser un paysan qui ne peut leur proposer autre chose qu'une vie qu'elles connaissent déjà trop bien. En outre, elles acceptent de plus en plus difficilement l'idée de se soumettre à l'autorité des parents du mari qui « ne veulent pas se démettre » (nous bolin pas desmète) et en particulier se refusent à renon cer devant notaire à leurs droits de propriété. Elles redoutent souvent la tyrannie de la vieille daune qui entend conserver la haute main dans la maison, particulièrement lorsque le père manque d'autorité parce qu'il a fait un mariage de bas en haut (voir appendice VII : cas de la famille S...). Il s'ensuit, en second lieu, que la mobilité spatiale et sociale des femmes, plus promptes en général à adopter les modèles et les idéaux urbains, s'est accrue beaucoup plus que celle des hommes. Elles ont plus de chances de trouver un parti hors du monde paysan, tout d'abord parce que, selon la logique même du système, ce sont elles qui circulent, ensuite parce qu'elles assimilent plus rapidement que les hommes certains aspects de la culture urbaine (ce qu'il faudra expliquer), enfin parce que la règle implicite qui interdit aux hommes le mariage de haut en bas ne peut que les favoriser. Il suit de tout cela que les échanges matrimoniaux entre les hameaux paysans et la ville ne peuvent être qu'à sens unique. Ainsi, par exemple, alors qu'un natif des hameaux ne songerait même pas, sauf exception, à aller au bal d'une ville voisine, les citadins viennent souvent par groupes dans les bals de campagne, où leur allure citadine leur donne un avantage considérable sur les paysans. Par suite, lors même que leur aire de bals serait aussi restreinte que celle des garçons, les filles des hameaux pourraient néanmoins rencontrer des garçons de la ville. Rares au contraire les filles de la ville qui, sauf à l'occasion des fêtes commun ales, viennent dans les bals de campagne et, le cas échéant, il y a de bonnes chances pour qu'elles dédaignent les paysans. Pour schémat iser, on pourrait dire que chaque homme se trouve situé dans une aire sociale de mariage, la règle étant qu'il peut aisément prendre femme dans son aire et dans les aires inférieures. Il s'ensuivrait que tandis 52. Tous les phénomènes constatés dans les hameaux peuvent être aussi observés dans les villages du canton qui sont, à l'égard du bourg de Lesquire, dans la même situation que les hameaux. C'est ainsi que la population de l'ensemble du canton est passée de S 260 en 1836 à 2 880 en 1936. L'exode des femmes est partout très fort.
80
P. BOURDIEU
que le citadin des villes peut théoriquement épouser une fille des villes ou des bourgs ou des hameaux, le paysan des hameaux est cantonné dans son aire.
I
III Chances de Prestige mariage
Ha Autre hameau . Bourg Autre bourg . . Grande ville . .
+ +
+ + + + +
II
Chances de Prestige mariage <£Bg-Ç $ $ $ $
Ha Autre hameau . Bourg Autre bourg . . . Grande ville . . .
+ + +
IV Chances de Prestige mariage
£ Ha-
+ + + + ±
+ + + + ±
+ + +
Chances de Prestige mariage $Bg-
+ + + + +
+ + +
Un natif de Lesquire avait autrefois plus de 90% de chances de prendre femme dans un rayon de 15 kilomètres autour de sa résidence. On pourrait donc s'attendre que l'extension récente de cette aire s'accompagne d'un accroissement des chances de mariage. En fait, il n'en est rien. La distance sociale impose des limitations beaucoup plus rigoureuses que la distance spatiale. Les circuits des échanges matri moniaux se détachent de leur base géographique pour s'organiser autour de nouvelles unités sociales, définies par le fait de partager certaines conditions d'existence et un certain style de vie. Le paysan des hameaux de Lesquire a tout aussi peu de chances d'épouser aujour d'huiune fille de Pau, d'Oloron ou même du bourg de Lesquire qu'il n'en avait autrefois d'épouser une fille de quelque hameau reculé du Pays Basque ou de Gascogne.
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
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L'opposition entre le bourg et les hameaux « Comme autrefois. Fame du paysan est dans Vidée allodiale. Il hait d'instinct l'homme du bourg, l'homme des corporations, maîtrises et jurandes, comme il haïssait le seigneur, Vhomme aux droits féodaux. Sa grande préoc cupation est, suivant une expression du vieux droit qu'il n'a pas oubliée, d'expulser le forain. // veut régner seul sur la terre et, au moyen de cette domination, se rendre maître des villes et leur dicter la loi. » Pboudhon, La capacité politique des classes ouvrières, p. 18. Cette restructuration du système des échanges matrimoniaux pourr ait être corrélative d'une restructuration de la société globale autour de l'opposition entre le bourg et les hameaux qui est elle-même l'abou tissement d'un processus de différenciation tendant à conférer au bourg le monopole des fonctions urbaines. Aussi, avant d'analyser le rôle que joue cette opposition dans l'expérience des habitants de Lesquire et du même coup, dans leurs comportements, il faut en décrire, à partir des données objectives,, la genèse et la forme. Dans une petite cuvette, au confluent des vallées de la Baïse et de la Balsole, les maisons de bourg se pressent, formant une ligne de façades continue le long de la grand-rue, de part et d'autre de l'église et de la place centrale où sont groupés les organes principaux de la vie villageoise, mairie, bureau de poste, caisse d'épargne, école, commerces et cafés. Situé à la limite du coteau et de la dépression humide, le bourg semble avoir subi l'attraction des prairies qui bordent la rivière et du vignoble qui couvrait toutes les collines environnantes. A l'entour, sur les coteaux dont l'altitude varie entre 200 et 400 mètres, les fermes des hameaux se dispersent à des distances qui vont de 200 mètres à un kilomètre. Bâties le plus souvent sur le sommet des croupes et sur les pentes les plus hautes, elles s'entourent de vignes, de champs, de vergers et de bois. S'il permet d'éviter l'humidité, les brouillards et surtout les gelées des bas-fonds, le choix de ce site rend souvent l'accès des fermes très difficile et oblige à chercher l'eau par des puits profonds parfois de 15 ou 20 mètres. Des chemins creux, gou dronnés partiellement en 1955, joignent les maisons au bourg mais les plus écartées ne sont desservies que par des chemins d'exploitation plus ou moins entretenus, parfois impraticables en hiver du fait qu'ils longent souvent les ravineaux (arrecs) creusés par les ruisseaux qui 6
82
P. BOURDIEU
descendent vers la Baïse. C'est le type même du pays de bocage où chaque terre est soigneusement enclose de haies touffues, souvent plantées d'arbres. Chaque propriété constitue un petit domaine isolé, avec ses champs généralement ménagés sur le sommet du coteau ou sur les replats, ses vignes sur le flanc exposé au midi, ses bois sur les pentes raides et dans les vallées encaissées, ses herbages sur les fonds humides. L'homogénéité des conditions physiques à travers un pays trop coupé pour fournir des terroirs étendus, permet à chaque ferme isolée de dis poser des divers éléments du paysage agraire si bien que, sur de faibles distances, les cultures les plus variées se juxtaposent. Beaucoup de terres autrefois cultivées sont retournées à la friche et les broussailles envahissent les champs qui entourent les fermes abandonnées. Le vignoble lui-même, orgueil du paysan, a beaucoup régressé à la suite des crises phylloxériques de 1880 et de 1917, et du fait de la pénurie de main-d'œuvre consécutive à la guerre de 1914-1918. Dans un rayon de 6 à 7 kilomètres autour du bourg, l'habitat se distribue de façon très homogène. Cependant, on distingue des hameaux ou des quartiers qui correspondent grossièrement à des unités morphol ogiques, par exemple une zone de collines délimitée par deux dépres sions(quartier Rey) ou une petite vallée (Labagnère). Étendu sur plu sieurs kilomètres à travers les collines, le quartier constituait autrefois une unité de voisinage très vivante. Si, du seul fait de sa situation, le bourg a toujours joué le rôle de centre administratif, artisanal et commercial, l'opposition qui domine aujourd'hui toute la vie villageoise n'a pris sa forme actuelle que progres sivement et surtout depuis 1918. Répartition des chefs de famille par catégories socio-professionnelles. Catégories socio-professionnelles Propriétaires terriens .... Métayers, fermiers Ouvriers
Cadres et fonctionnaires . Armée, Police Inactifs Retraités Total
1881
1911
1954
Hameaux Bourg Hameaux Bourg Hameaux Bourg 345 18 20 17 2
13
280 25 22 4 3
15
31 4
1 30 20 8 36 13
5
3 8
2 2
10 3 13 9 29 14 5 15 3
442
132
371
116
27 6
224 21 11 5
2 6
6 1 4 6 12 5 23 10 5 6 17
288
95
11 8
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE
83
En 1911, 78,4% des chefs de famille résidant au bourg vivent de revenus non agricoles contre 88,4% en 1954. En fait, les chiffres minimisent l'ampleur du processus d'urbanisation. Ainsi, 7,3% seu lement des chefs de famille résidant au bourg pratiquent effectiv ement des professions agricoles (4 propriétaires terriens sur 6 n'exploi tant pas eux-mêmes leur domaine), contre 21,5% en 1911. En outre, avant 1914, mis à part les fonctionnaires, les habitants du bourg étaient « tous un peu paysans » (J.-P. A.). Les artisans et petits commerç ants du bourg avaient tous de la terre et du bétail ; aujourd'hui, si le commerce a gardé son caractère indifférencié, l'épicerie étant associée soit à la boucherie, soit à la boulangerie, soit au café, soit à l'un et l'autre, les commerçants ont tous renoncé à leurs activités agricoles, ainsi que les artisans63. Les prairies situées le long de la rivière, très convoitées parce que le foin est rare et cher et aussi parce qu'elles peuvent être louées, pendant l'hiver, pour les troupeaux qui descendent de la mont agne, étaient possédées, dans leur quasi-totalité, par six familles du bourg64. Il y avait des vaches dans presque toutes les familles. Il n'était pas de maison du bourg qui n'eût sa vigne (toujours complantée de quelques arbres fruitiers, pêchers, cerisiers et pommiers) sur les coteaux avoisinants. Dès qu'un habitant du bourg parvenait à une certaine aisance, il achetait une vigne ou, mieux, un pré ; se référant à un système de valeurs typiquement paysan, il attachait le prestige non point comme le villageois d'aujourd'hui, à l'accumulation ou à l'ostentation de biens de consommation tels que l'automobile ou la télévision, mais à l'exten sion de son patrimoine foncier. Et chacun, aussi bien au bourg que dans les hameaux, mettait son point d'honneur à ne servir sur sa table que le vin de sa vigne, ou prétendu tel... Les maisons portent encore aujourd'hui la marque de ce passé : presque toutes ont gardé la grande porte cochère en plein cintre destinée à laisser passage aux charrettes chargées de foin. On préférait amputer la surface réservée à l'habitation de la largeur du couloir joignant la rue à la grange située derrière la maison, plutôt que de mutiler le jardin, déjà très étroit, de la largeur d'un chemin. Dans la cour intérieure, parfois dans la partie arrière de la maison, la porcherie et le poulailler ; au-delà, la grange avec l'étable, le pressoir et le fenil ; puis, le jardin, bande de terrain de la largeur de la maison et longue d'une centaine 53. On compte six cafés soit un café proprement dit, un café associé à l'épicerie, un autre à la boucherie, un autre à l'épicerie et à la boucherie, deux enfin à l'auberge. Deux épiceries font en même temps boulangerie. Certaines formes d'artisanat ont disparu ou connaissent une crise grave : soit, par ordre, les tisserands (au nombre de 2 en 1881), les cordonniers et les sabotiers, 12 en 1881 contre 7 en 1911 et 2 (sans travail) en 1954 ; parmi les maréchaux-ferrants et forgerons, certains ont pu s'adapter en faisant de la ferronnerie ou de la carrosserie. 54. Les prairies sont demeurées jusqu'à ce jour (à l'exception de l'une d'entre elles) la propriété de ces six grandes familles qui ont fourni, depuis un siècle, la plupart des maires et des conseillers municipaux.
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P. BOURDIEU
de mètres, délimitée des deux côtés par une rangée de vignes en haut ain68. En dépit des transformations, les intérieurs restent aujourd'hui encore organisés en fonction des impératifs techniques de l'agriculture, le souci du confort étant résolument relégué. Ainsi, les façades citadines dissimulent le passé paysan56 (cf. fig. 2). En 1911, dans les hameaux, 13,1% des chefs de famille vivent de revenus non-agricoles contre 11,5% en 195457. Mais les mutations survenues depuis une vingtaine d'années sont plus profondes que ne le disent les chiffres. C'est ainsi par exemple que l'on comptait six à dix « auberges » pour chaque quartier aux environs de 1900, une dizaine par exemple pour le quartier Lembeye où il n'y en a plus une seule aujourd'hui ; chacune d'elles avait son quillier68. On venait aussi y jouer aux cartes. Les bals s'y tenaient. Le long de la route de Pau à Oloron, on comptait une vingtaine d'auberges où s'arrêtaient les charretiers et les gens qui allaient au marché. Elles ont toutes disparu. Jusqu'à 1914, et bien qu'il y eût quatre boulangeries au bourg, chaque maison (au bourg même) avait son four et faisait son pain, tous les huit jours, pour la semaine69 ; ce n'est que pour les fêtes ou lors d'une occasion exceptionnelle que l'on allait chercher du pain chez le boulanger. Cer tains paysans ont continué à faire leur pain longtemps après 1914. Les boulangers ont commencé à aller déposer le pain à la campagne, avec une voiture à cheval, vers 1920. De même, on n'achetait de la viande de boucherie que pour les grandes occasions ; « le bouilli » de bœuf était le plat des jours de fête et des noces60. Le reste du temps, on se nourris sait des produits de la ferme, en particulier des conserves de porc, d'oie et de canard, la viande étant considérée comme un luxe et à plus forte raison la viande de boucherie. On connaissait le café dès 1880, mais on n'en buvait que les jours de fête. La consommation du sucre (que l'on achetait par pains) était bien moins grande qu'aujourd'hui. Bref, l'appa rition de nouveaux besoins et la facilité des transports ont progressi55. La plupart des jardins conservent des vignes bien que, en raison des gelées, de l'âge des plants, la récolte soit à peu près nulle. 56. On pourrait voir un autre signe d'une plus grande interpénétration entre le bourg et les hameaux dans le fait que quatorze maisons du bourg appartenaient, vers 1900, à des paysans des hameaux. Onze de ces maisons sont dépourvues de porte cochère, ce qui se comprend du fait qu'elles servaient seulement de pied-à-terre ou qu'elles étaient louées à des ouvriers agricoles ou à de petits artisans ; quatre d'entre elles sont aujourd'hui occupées par leurs propriétaires qui ont quitté le hameau. A défaut de maison, beaucoup de paysans du hameau avaient une famille amie dans laquelle ils pouvaient descendre (pour se chausser, déjeuner, etc.) les dimanches et les jours de fête. 57. Le nombre des ouvriers agricoles a diminué de près de 50% entre 1881 et 1954. 58. Le quillier est la salle couverte, attenante à l'auberge, dans laquelle est dessiné l'espace carré où l'on range les neuf quilles. 59. La mesture, pain grossier de mais, a été consommée jusqu'en 1880-1890. Elle a été remplacée par la biaude, faite pour moitié de blé et pour moitié de mais. 60. En 1881, il y avait à Lesquire deux bouchers. Ils vendaient, en moyenne, un à deux veaux chaque dimanche. Pour la Noël, avant 1900, ils tuaient une douzaine de vaches. La cou tume voulait qu'on fît une « daube » qui était consommée après la messe de minuit.
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vement accru la dépendance économique des quartiers isolés à l'égard du bourg. En retour, la dépendance d'une partie de la population du bourg à l'égard de sa clientèle paysanne s'est aussi accrue. Donc, au point de vue économique, l'urbanisation du bourg s'est accompagnée de la « pay8annisation » des hameaux. Et il en est ainsi dans tous les domaines de l'existence. Le quartier était autrefois une unité très vivante. C'était d'abord un groupe de voisi nage qui se réunissait à l'occasion des travaux communs, des cérémonies familiales et des fêtes. Lors des enterrements par exemple, les « premiers voisins » allaient inviter l'ensemble des familles du quartier, maison par maison. « II y avait une « marque » du quartier [c'est-à-dire des repères qui en indiquaient les limites]. Les vieux le disaient aux jeunes. Ça faisait beaucoup de monde, parce que le quartier était très grand. Il fallait assez d'hommes pour porter le corps, chose très pénible ; le cadavre était enveloppé dans un linceul de lin tissé à la maison (lou linçoou doou lans) ; ce linceul était lui-même enveloppé dans un drap que six hommes portaient en le tenant par les coins noués. A partir de 1880, on connaît le cercueil (lou bahut) fait de quatre planches. On prenait deux barres bien polies que l'on passait dans deux « oreilles d'osier » ménagées sur le côté du cercueil. Les porteurs, au nombre de quatre, se relayaient tout au long du parcours, jusqu'au cimetière. On ne fermait le cercueil qu'à la dernière minute, afin que tous puissent le voir. On ne pouvait pas fermer le cercueil tant que les gens du quartier n'étaient pas arrivés. Il arrivait, il allait faire la prière, jeter de l'eau bénite avec le laurier, puis serrait la main à tout le monde » (J.-P. A.)61. La solidarité entre les membres du même quartier s'exprimait aussi à l'occasion des travaux collectifs : houdjère (de houdja, biner) et liguère, binage et « liage » de la vigne au cours desquels les groupes de travailleurs alternaient leurs chants d'un coteau à l'autre, pêlère ou pèle-porc, battère, battage du blé, esperouquère, dépouillage du maïs (de peroques, feuilles qui entourent l'épis de mais). Les esperouquères par exemple, duraient trois semaines ou un mois à l'automne. Tout le quartier, soit quarante à cinquante jeunes gens et jeunes filles se rassemblaient pour dépouiller le maïs. On allait de maison en maison, chaque soir, jusqu'à la Toussaint. Quand on finissait le travail dans une maison, en général un samedi, on faisait une fête (las acabiailhes, de acaba, finir). On jouait et on dansait jusqu'au jour. « 'Uespêrouquère c'était la fête de la jeunesse. On ne mangeait pas tellement : des châtaignes, des piments. Maintenant, il faut servir du café, du fromage... Mais on se battait à coups de peroques. On riait. Parfois on faisait la « mascarade ». On prenait une citrouille creuse où l'on mettait une chandelle. Et on riait ! » (J.-P. A.). 61. Au bourg, deux voisines passaient de maison en maison, chacune sur un côté de la rue, pour inviter à l'enterrement. Cette coutume s'est perpétuée jusqu'en 1950 environ. « Beaucoup de femmes ne voulaient pas le faire. Elles trouvaient ça ridicule » (A. B.).
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P. BOURDIEU
Les travaux collectifs n'étaient pas la seule occasion de réjouissances. « II y avait beaucoup moins de bals au village que maintenant. Mais on faisait beaucoup de bals dans la campagne. De 17 à 30 ans, j'ai beaucoup dansé, le mounchicou, la crabe (la chèvre). On se réunissait à quatre ou cinq voisins, dans une grange ou un coin de pré. Presque chaque semaine. Il y avait des musiciens (lous baladis) qui donnaient le bal, ou bien quelqu'un chantait, en donnant la cadence avec la « timbale ». Les jeunes gens se fréquentaient beaucoup plus que main tenant. Les gens se connaissaient plus par quartiers. On faisait connais sance à l'occasion des fêtes. Les gens vivaient plus ensemble (lou mounde que bibèn mey amasse) quartier par quartier. Maintenant on vit beaucoup plus chacun pour soi. Maintenant tout le monde se plaint et pourtant il y a de l'argent... Autrefois, les gens étaient beaucoup plus heureux de vivre. Les « bagarres » (louspatacs), le travail, les fêtes... C'est fini main tenant. Les gens ne sont plus heureux comme alors. H n'y a pas de jeu nesse non plus. On était plus heureux, on se croyait heureux » (J.-P. À.). Ainsi, du fait que les liens de voisinage (lou besiat, ensemble des voisins, besis) et de quartier étaient très forts, la densité sociale était très grande dans ces hameaux où l'on se sent aujourd'hui perdu et isolé62. Depuis 1918, le quartier a cessé de constituer une véritable unité. Nombre de travaux collectifs ont disparu soit en raison de l'introduction des machines soit parce que les festivités auxquelles ils donnaient lieu coûtaient trop cher. Ne voit-on pas aujourd'hui les paysans les plus riches et les plus réputés pour leur sens de l'honneur et leur hospitalité, faire tuer leur cochon par le boucher du village? Organisées par les jeunes gens du bourg, les grandes fêtes, bal du comice, de la Noël et du Premier de l'An, du 15 août, etc., se tiennent au bourg. Dans la société d'autrefois, la dispersion dans l'espace n'était pas vécue comme telle, en raison de la forte densité sociale liée à l'intensité de la vie collective. Aujourd'hui, les travaux communs et les fêtes de quartier ayant disparu, les familles paysannes ressentent concrè tement leur isolement. Sans doute, l'automobile a raccourci les distances, surtout depuis que les principaux chemins vicinaux ont été goudronnés ; mais l'éloignement « psychologique » reste aussi grand que jamais et cela apparaît à travers la fonction qui est conférée à l'automobile. Les paysans, mis à part quelques-uns, n'auraient pas l'idée de prendre leur voiture pour venir assister à une réunion du Sporting-Club ou du Comité des Fêtes ou encore pour aller au cinéma le dimanche soir. Il est significatif que les réunions qui précèdent les élections municipales et cantonales se tiennent au bourg, mais aussi dans les différents hameaux. On va à la ville en auto mobile, comme on y allait en charrette ; plus vite, mais pas plus souvent 62. Le premier voisin, « celui que l'on appelle le premier en cas de décès, c'est la maison d'en face. Avec ce premier voisin, on peut communiquer par des « enseignes », des signaux. Le second voisin (lou countrebesî) c'est la maison à côté » (J.-P. A.).
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et pas pour des raisons nouvelles. La voiture n'a-t-elle pas hérité des fonctions de la charrette? On l'utilise avant tout pour le transport des produits de la terre et pour des déplacements purement utilitaires. Tandis que 41,4% des voitures des villageois ont moins de cinq ans et sont destinées exclusivement au transport des personnes (contre 14,6% au hameau), 63,4% des voitures possédées par des paysans ont plus de vingt ans (d'après la vente des vignettes de 1956). Type de voiture Résidence
Bourg Hameau Total
Moins de 5 ans
De 5 à moins de 20 ans
De 20 à Total 25 ans 1-4 CV 5-7 CV 8-11 CV 1-4 CV 5-7 CV 8-16 CV 11 1
4 3
2 2
4 2
6 1
6 6
8 26
41 41
12
7
4
6
7
12
34
82
La concentration de l'habitat maintient une forte cohésion sociale bien que les techniques traditionnelles de loisirs collectifs aient disparu : le bourg est le champ de ragots ; les soirs d'été, les voisins se réunissent, par deux ou trois, pour bavarder sur les bancs de bois placés sur le trottoir, devant la plupart des maisons. C'est là aussi que les carrèrens s'assoient le dimanche matin pour deviser, en regardant passer les paysans « endi manchés ». Pour ceux-ci, les bancs sont le symbole du mauvais esprit et de l'oisiveté des «citadins ». Nombre de paysans, pour éviter de défiler sous le regard ironique des villageois, préfèrent emprunter les petits chemins qui rejoignent la place principale par un détour, après avoir longé les jardins situés derrière les maisons. Si borné qu'y soit l'horizon, si affaiblis qu'y parviennent les bruits de la ville et de la vie moderne, la population agglomérée autour du clocher forme une société ouverte aux influences extérieures. Du fait de leur isolement, les campagnards n'ont d'autres occasions de se rencontrer, le plus souvent, que celles que leur offre le bourg, à savoir la messe du dimanche et les fêtes. Ils ne sont informés de la vie communale que par la médiation des villageois63. Ainsi, la barrière entre la ville et la campagne, entre le paysan et le citadin, qui passait autrefois entre gens de Pau et Oloron et gens 63. A propos d'une aire rurale divisée en douze school-districts possédant un nom traditionnel et formant une communauté consciente de soi, J. M. Williams montre la dissolution de ces unités de voisinage (neighbourhoods) qui tendent à se fondre dans la communauté villageoise. Parmi les phénomènes corrélatifs du changement de structure et de fonction de ces unités, il note rémi gration des artisans des districts ruraux vers le centre du village, la concentration des activités « culturelles » au bourg, et la différenciation sociale de la population (cf. An American Town, New York, 1906).
88
P. BOURDIEU
de Lesquire sans distinction, sépare maintenant les villageois, lous carrèrens (les habitants de la rue, carTere) et les paysans des hameaux. L'opposition entre le paysan et le citadin commence au cœur même de la communauté villageoise. Avant de décrire les formes les plus patentes que revêt aujourd'hui cette opposition, il n'est pas inutile de montrer comment elle se traduit à un niveau plus profond, celui de la démographie par exemple. Alors que l'écart entre la famille moyenne du bourg et celle du hameau était seulement de 0,94 en 1881, il est de 1,79 en 1911 et 1,13 en 1954. L'ame nuisement de la différence entre 1911 et 1954 est imputable d'une part à un léger accroissement (depuis 1945) de la taille de la famille du bourg, et de l'autre à la diminution régulière de la famille du hameau64 : Dimension moyenne de la famille. 1881 Bourg Hameau
3,56 4,51
1911
1954
2,52 4,31
2,71 3,84
De façon générale, la famille du hameau est sensiblement plus grande que celle du bourg, un nombre plus élevé de personnes habitant sous le même toit :
Années
1881 1901 1911 1921 1954
Nombre de maisons habitées
Population totale
Nombre d'habitants par maison
Bourg
Hameaux
Bourg
Hameaux
Bourg
Hameaux
97 92 92 83 94
418 367 293 339 273
471 322 355 259 258
2 468 1656 1601 1408 1096
4,8 3,5 3,1 3,1 2,7
4,8 4,2 4,5 4,1 4
La différenciation entre bourg et hameau date des cinquante der nières années. Autrefois, au bourg comme au hameau, la grande famille dominait. En se « citadinisant », le bourg a acquis les caractères démo graphiques de la ville : le nombre d'enfants diminue, le ménage tend à se substituer à la grande famille, groupant plusieurs ménages et les domestiques ; le nombre des personnes vivant seules ne cesse de croître, surtout dans la catégorie des retraités et des inactifs. Le phénomène apparaît manifestement si l'on considère la propor64. Voir, à l'appendice III, les tableaux représentant la taille des familles selon la catégorie socio-professionnelle du chef de famille et selon la résidence (bourg ou hameau) d'après les recen sements de 1881, 1911 et 1954.
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tion des familles comptant quatre personnes et plus (y compris les domestiques) aux différentes époques. Propriétaires terriens des hameaux
Ensemble des familles des hameaux
Ensemble des familles du bourg
53% 46 % 36%
47% 43% 32%
31% 8% 10%
1881 1911 1954
Légèrement supérieure en 1881 (1 à 1,7) la proportion des grandes familles est, en 1954, trois fois plus forte chez les propriétaires terriens que chez les villageois. Dès 1911, la famille du bourg a pris sa forme actuelle, la proportion des familles de quatre personnes et au-delà y étant plus de six fois inférieure à la proportion correspondante chez les pro priétaires des hameaux. Les conséquences de ces différences morphol ogiques sont considérables, particulièrement en ce qui concerne le mariage. En effet, outre qu'elle constitue pour le jeune ménage et tout spécialement pour la jeune épouse une charge considérable, la grande famille exerce un contrôle et des contraintes qui pèsent de plus en plus aux femmes de la jeune génération. « Les jeunes, surtout les jeunes femmes, ne peuvent plus supporter la grande famille. Par exemple, chez moi, pour la jeune femme, il y a la grand-mère du mari, le père et la mère du mari, la sœur du mari, les tantes du mari qui viennent de temps en temps. Quel fardeau ! » (P. C). Pour saisir sous un autre aspect l'opposition entre le bourg et les hameaux, on a réparti la totalité des individus recensés à Lesquire en 1954 selon la distance par rapport à leur lieu de naissance : Sexe et lieu de résidence Zones
1 2 3 4 5 6 7 8
Lieu de naissance dans un rayon de
0 à 5 km : Autres communes . 5,1 à 10 km 10,1 à 15 km 15,1 à 20 km 20,1 à 25 km 25,1 à 30 km 30 km et plus Total
Hameaux
Bourg H
F
64 8 10 11 3 3 4 20
61 13 11 16 4 2 5 29
125 21 21 27 7 5 9 49
402 40 24 52 11 9 4 37
317 39 42 73 11 2 2 25
719 79 66 125 22 11 16 62
123
141
264
579
511
1090
Total H
F
Ensemble. F
Total
466 48 34 63 14 12 8 57
378 52 53 89 15 4 17 54
844 100 87 152 29 16 15 111
702
652
1354
Total H
90
P. BOURDIEU
Les individus nés dans un rayon supérieur à 30 kilomètres se répar tissent ainsi : Hameaux
Bourg
Département Sud-Ouest Autres régions Étranger
Ensemble
H
F
H
F
H
F
5 5 7 3
10 3 14 1
9 7 8 10
6 4 10 5
14 12 15 13
16 7 24 6
On voit que 73,2% des hommes et 65,9% des femmes de la commune sont nés dans un rayon de moins de 5 kilomètres, c'est-à-dire sur le territoire de la commune ou des communes limitrophes. Tandis que chez les villageois, ces taux sont seulement de 58,5% pour les hommes et de 52,6% pour les femmes, ils sont nettement plus élevés pour la population des hameaux, essentiellement rurale et sédentaire : 76,3% pour les hommes et 69,6% pour les femmes. Au bourg, les hommes et les femmes nés à une distance supérieure à 30 kilomètres représentant respectivement 16,2 et 20,5% de leur catégorie, contre 6,3 et 4,3% pour les catégories correspondantes du hameau. On trouve donc au bourg une population beaucoup plus mélangée, qui risque de ce fait d'être plus ouverte au monde extérieur. C'est dans le domaine linguistique qu'on peut saisir la manifestation la plus claire et la plus significative de l'opposition. Avant 1914, le béar nais était la langue utilisée par l'ensemble des habitants de la commune, tant à l'intérieur de la famille que dans la vie de relations. L'école était à peu près le seul lieu où l'on parlât exclusivement français. Les fonc tionnaires, les membres des professions libérales, le plus souvent origi naires du village même ou de la région, utilisaient presque toujours le béarnais dans leurs relations avec la population paysanne. On parlait le français avec difficulté, un peu comme une langue étrangère, et on le savait. On éprouvait une sorte de pudeur à en user, par crainte du ridicule, auquel s'expose lou franchimà'ni celui qui s'escrime à parler français. Après 1919, du fait des brassages dus à la guerre, du fait de la présence de réfugiés devant qui on ne peut pas parler béarnais, l'usage du français se répand, surtout au bourg. Depuis 1939, il est très fréquent que les enfants parlent français à la maison et que les adultes recourent au français pour s'adresser à eux. Si, à l'exception de quelques adolescents et des étrangers à la région, presque tous les habitants du bourg savent parler le béarnais, ils mettent souvent un point d'honneur à n'utiliser que le français et tiennent le
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« patois » pour une langue inférieure et vulgaire ; ils raillent les rustres mal dégrossis dont le béarnais francisé produit des effets cocasses, qui écorchent le français et s'obstinent à le faire par prétention ou par inconscience (franchimandeyà). Pour le paysan, au contraire, le béarnais est le mode d'expression spontané, étroitement attaché aux préoccu pations de l'existence quotidienne ; il est la langue du juron et de l'injure, de la plaisanterie et du jeu de mots, du dicton et du proverbe ; la langue de la vie familiale, du travail de la terre et du marché. Deux paysans ne sauraient, sans se sentir ridicules, parler de leur récolte ou de leur bétail autrement qu'en béarnais. Ce parler est, sans doute, de plus en plus adultéré du fait que des mots français patoisés tendent à se substituer aux vieux mots béarnais, du fait aussi que les emprunts au français se font de plus en plus nombreux, surtout dans le domaine des techniques et des institutions modernes ; cependant, il garde toute sa saveur et sa vigueur, bref son esprit. Le français, à l'opposé, est la langue des relations avec le monde urbain, et du même coup, la langue dans laquelle on est souvent mal à l'aise comme dans le costume du dimanche que l'on met pour aller à la carrère ; comme dans le monde des bureaux où l'on se sent dépourvu et désarmé66. « Maintenant, beaucoup veulent parler français. Du service militaire et de la guerre, ils ont retenu qu'aux chefs il faut parler français » (A. B.). L'usage de la langue française est l'hommage souvent forcé et réticent que le paysan rend au moussu de la ville et à ses papiers ; bien qu'il sache le plus souvent s'exprimer dans le français le plus correct, il apprécie que l'on choisisse de s'adresser à lui en béarnais, ce qui témoigne d'une sorte de volonté de rendre la relation plus directe, plus familière et plus égale. Entre les dernières maisons du bourg où l'on parle le français et les premières fermes isolées, distantes d'une centaine de mètres à peine, où l'on parle le béarnais, passe la frontière entre ce qu'on peut appeler, si l'on permet les néologismes, la « citadinité » et la « paysannité »66. Ainsi, au centre même de son univers, le paysan découvre un monde dans lequel il n'est déjà plus chez lui. Objectivement, le bourg n'existe que par les hameaux, du fait qu'il vit, presque uniquement, d'activités du secteur tertiaire ; cependant, ce rapport de dépendance demeure abstrait, de sorte qu'il n'affleure pas à la conscience. Le paysan, au contraire, éprouve concrètement sa dépendance non point à l'égard du bourg en tant que collectivité mais 65. Les paysans des hameaux parlent généralement le français avec un accent très prononcé. Le r roulé, qui en est le trait le plus caractéristique, se maintient chez les habitants du bourg qui ont eu le béarnais pour langue maternelle alors qu'il disparaît chez les jeunes. L'accent des jeunes filles du hameau est en général moins marqué que celui des garçons. Certains « semicitadins » du bourg s'efforcent de corriger leur accent. 66. Il existe évidemment des exceptions. En particulier, l'usage du béarnais s'est maintenu surtout chez les artisans (en contact plus étroit avec les ruraux) et chez les travailleurs agricoles.
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à regard de certaines personnes dont il a concrètement besoin. Le rapport de dépendance est immédiat et personnel, aussi comprend-on qu'il puisse prendre la forme de l'hommage. Le fonctionnaire suscite des attitudes ambivalentes67. D'un côté, en tant qu'incarnation concrète de l'État, il est la victime substituée du ressentiment dirigé contre les « maîtres de Paris » (tous mestes ou lous coumandans de Paris) et contre l'État, « le plus grand voleur ». On voit en lui «le fainéant du bourg » (lousfenians de la carrère)*8, le «rent ier », l'homme aux mains blanches, toujours à l'ombre, celui qui voit tomber tous les mois un bon salaire, en dépit des grêles et des gelées, et sans se fatiguer, cependant que les paysans travaillent dur, sans garantie du lendemain, pour produire les biens qu'il consomme. « Oh ! diable ! disent-ils, il a la vie belle (que s1at hire bet) ! Il est à l'ombre et hors de la boue. Il a appris à parler et à deviser (debisa). H peut porter la chemise blanche. Il ne sue pas souvent. Le porte-plume ne donne pas de cals aux mains. Ah ! ils l'ont trouvé le travail facile ! le travail d'un gendarme... La sueur d'un cantonnier ! Et le facteur... il a fini de bonne heure [son travail]. Ils peuvent faire la partie de cartes. Ah ! ils ont trouvé le bon emploi, le bon filon » (P. L.-M.). Ainsi, aux yeux des natifs des hameaux, l'homme du bourg est vraiment le bourgeois, celui qui a déserté la terre et rompu ou renié les attaches qui l'unissaient à son milieu. Mais d'autre part, le villageois, administrateur local ou fonctionnaire, joue le rôle de médiateur entre le paysan et l'État. Au titre de repré sentant de l'administration centrale, en tant que dépositaire de l'autorité gouvernementale, le fonctionnaire est l'incarnation concrète de l'État. A mesure que s'accroît l'intervention de l'État dans la vie quotidienne du paysan et, parallèlement, l'emprise de l'administration, les fonction nairessont toujours plus respectés et considérés. Le paysan n'est-il pas, le plus souvent, dans la situation du solliciteur ? Soit qu'il ne sache pas remplir lui-même ses papiers, qu'il se perde dans les formalités ou qu'il répugne à téléphoner lui-même au vétérinaire, il doit avoir recours aux escribans de la carrère, c'est-à-dire, à peu près, aux « scr ibouillards de la ville ». Le terme péjoratif qu'il emploie pour les nommer suffit à prouver qu'il ne reconnaît jamais pleinement leur supériorité. Cependant, il ne serait jamais allé toucher sa pension, remplir une formalité à la mairie ou consulter le médecin sans apporter une douzaine d'oeufs ou un litre de vin. C'était là sans doute une façon de reconnaître un service rendu, mais aussi une manière de rendre hommage. 67. L'attitude du paysan à l'égard du fonctionnaire semble obéir à un modèle plus général à savoir celui qui régit les rapports entre le paysan et le lettré dans beaucoup de civilisations non-industrielles. 68. Le respect que suscite le lettré n'exclut jamais l'ironie, voire un certain mépris ; bien qu'il soit saisi, sous un certain rapport, comme indispensable, il ne cesse jamais d'être perçu comme un parasite.
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« Tous ces papiers, ce n'est pas tout de les lire ! On n'y comprend rien ou on prend martre pour renard ! » (P. L.-M.). Pour le paysan le rapport entre l'individu et l'Administration ne saurait s'établir comme dans la société urbaine, à travers ces relais impersonnels et interchan geables,agent de police ou fonctionnaire, dépositaires anonymes d'une autorité anonyme et sans visage qui se manifeste par eux et demeure irréductible à cette manifestation, l'État n'étant plus que l'horizon toujours reculé d'une série indéfinie de moyens termes. Au contact déconcertant avec l'impersonnalité massive de l'Administration, le paysan substitue un rapport de personne à personne. D'autant plus disposé à faire confiance et à s'en remettre qu'il est plus désarmé, il identifie la fonction au fonctionnaire et ne reconnaît l'Administration qu'à travers ceux qui la représentent. La Poste, c'est le postier et, quand celui-ci est en congé, on repart sans avoir accompli la démarche pour laquelle on était venu69. Mais il ne faudrait pas attribuer au seul intérêt la révérence du paysan à l'égard du « bourgeois ». « Les gens des hameaux sont très heureux de pouvoir « deviser au café » (debisà au café) avec un « mons ieur » du bourg, maire, conseillers, grenier, postier, gendarmes, etc. ; bref tous ceux qui détiennent une parcelle de l'autorité centrale. Ils sont aujourd'hui encore, un peu « impressionnés » par cette « élite » bien casée du bourg, par tous ces gens qui ont une «c bonne situation ». Il ne faut pas oublier qu'il y a cinquante ans un gendarme devait exiger une dot de 3 000 francs ; il choisissait une grande cadette70. Et depuis, ça va en s'accentuant. Chaque jeune homme était « jaugé » et « ét iqueté ». Quand il obtenait un emploi, c'était une révolution. Il devenait un « monsieur ». Tout ça fait que les paysans mettent toujours une certaine réserve respectueuse dans leurs rapports avec lou carrèren. Ils sont heureux de l'inviter au café. C'est le « citadin » qui mène la conver sation; il commente et discute les nouvelles avec aisance et assurance. Lous branès (les habitants de la lande (brane), les rustres) du fond du quartier Laring ou Lembeye se gardent d'interrompre et ne perdent pas une syllabe afin de pouvoir rapporter le tout et d'amuser toute la maisonnée. Tous les « secrets d'Etat », où les apprend-on, si ce n'est au bourg ? Rentrés chez eux, ils font l'analyse de leurs rapports avec les carrèrens. Il leur arrive de les juger clairement et judicieusement surtout après avoir payé la note au café » (A. B.). Dans ces conditions, faut-il s'étonner que les citadins aient toujours 69. Aujourd'hui, les paysans s'efforcent de donner à leurs enfants le minimum d'instruction indispensable dans la vie moderne. « Chaque paysan avisé veut avoir un enfant intelligent pour le faire étudier... Il faut pouvoir comprendre ! » (J. L.). 70. « De mon temps, pour se marier avec un gendarme, il fallait «voir une certaine dot : 3 000 francs. A G..., il y avait une fille qui s'est mariée avec un gendarme. La famille en a eu beaucoup de difficultés. Ils ont été longtemps gênés. Cette dot était exigée parce que la femme de gendarme ne devait pas travailler, ne devait pas avoir de relations avec le public » (J.-P. A.).
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détenu le monopole du pouvoir politique? Les maires et conseillers généraux successifs sont autant d'instituteurs, de médecins, de secré taires de mairie ou de propriétaires terriens du bourg, les paysans tenant le rôle d'adjoints ou de conseillers municipaux. Or, étant largement majoritaires, les paysans des hameaux auraient pu élire un des leurs71. C'est que le jugement du paysan sur lui-même n'est pas moins ambi valent que celui qu'il porte sur le citadin et sur le fonctionnaire. La fierté de soi, liée au mépris pour le citadin, coexiste en lui, sinon avec la honte de soi, du moins avec une conscience aiguë de ses déficiences et de ses limites. S'ils prennent le citadin pour cible de leur ironie chaque fois qu'ils le peuvent, c'est-à-dire quand ils sont en nombre ou entre eux, ils sont plutôt embarrassés, maladroits et respectueux lorsqu'ils le ren contrent en tête à tête. N'est-il pas significatif que les bonnes histoires les plus appréciées aient pour thème la maladresse et les ridicules du paysan et, particulièrement, du paysan parmi les citadins ? Aussi, quand ïl s'agit de gérer les intérêts communaux et à plus forte raison, d'entrer en relations avec les autorités de la ville, le paysan ne songe même pas à déléguer un paysan. Parce qu'il est instruit des règles administratives et des subtilités de la vie politique nationale, parce qu'il participe, par sa fonction, du monde des bureaux et des administrations, parce qu'il a du loisir et surtout parce qu'il « sait parler », l'homme du bourg et sur tout le fonctionnaire, lui paraît prédestiné au rôle de médiateur entre lui-même et la ville. De son côté, le villageois, surtout lorsqu'il est un peu frotté d'instruc tion et qu'il a acquis l'extérieur d'un homme de la ville, n'a parfois que dédain pour les natifs des hameaux. On ne saurait être plus loin des paysans que certains de ces « notables », fonctionnaires ou membres des professions libérales, qui adoptent volontiers une attitude pater naliste ou protectrice à l'égard des sauvages des champs et des bois parmi lesquels ils se sentent exilés et dont ils ne partagent ni les intérêts, ni les soucis ; formant une petite société fermée, ils entendent apparaître comme une aristocratie de l'esprit, par opposition aux rustres et aux « primaires » qui les entourent. C'est aussi, bien souvent, dans les couches inférieures de la société « citadine », les plus proches des paysans par leur culture, leur langage et leur esprit, que se manifeste l'attention la plus vive à se distinguer du paysanâs, du paysan ridicule. Chez le plus grand nombre, on discerne, plus ou moins exprimé, le sentiment 71. On peut aussi conjecturer que, du fait de leurs rivalités, les paysans préfèrent, en défi nitive, désigner un carrèren plutôt que de distinguer un des leurs. « Bien sûr, ils ne sont pas plus tendres entre eux [qu'à l'égard du citadin]. D'un champ à l'autre, ils se surveillent et s'épient ; Jean, il faut préparer la charrue, un tel a commencé à labourer ou i tailler la vigne. Il y en a qui ont la réputation d'être toujours les premiers à entreprendre les divers cycles des travaux des champs. D'autres sont toujours à la traîne. Ceux-là sont l'objet de tous les sarcasmes. De même, il y a les familles qui ont la réputation de mal recevoir. On ne les épargne pas !» (A. B.).
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de détenir des « droits de bourgeoisie », d'appartenir à un monde plus civilisé, plus poli et plus cultivé. Sans doute, le paysan prête-t-il souvent le flanc à l'ironie ou à la charge. De tous temps, par exemple, en raison du décalage dans la mode vestimentaire, il a fait l'objet des railleries. Alors que Unis mous susde la carrère portaient la veste dès 1885, les campagnards conser vaient la blouse de lin, tissée, cousue et brodée à la maison. Lorsque le port de la veste se fut généralisé, vers 1895, les hommes mariés sortaient « avec la veste de mariage » (dap la beste d'espousat) si elle était encore en bon état, tandis que les célibataires portaient encore la blouse. « Ah ! Il fallait voir leur dégaine ! Ils avaient des bérets énormes ! Pour les rendre plus grands et les faire tenir rigides, ils mettaient à l'intérieur un brin d'osier. Il fallait les voir dénier, par journée de tempête, lorsque le vent gonflait et soulevait leur blouse, découvrant leur ceinture rouge. Parfois leur béret s'envolait et roulait comme un cerceau, et ils essayaient gauchement de le rattraper » (P. L.-M., 88 ans, bourg). Aujourd'hui encore, et bien qu'ils s'habillent de leur mieux afin de passer inaperçus, on reconnaît les paysans endi manchés à leur vêtement de mauvaise coupe, acheté à bas prix dans un magasin de confection. Le grand béret sur la tête, les grosses chaus settes apparentes sous le pantalon mal repassé et trop court, les souliers démodés72, ils tiennent leurs mains dans les poches de leur veste toute fripée dans le dos. Accoutumés à marcher avec de lourds sabots sur des terrains difficiles et inégaux en portant de pesants fardeaux, ils ont la démarche lente et pataude : branassès (ou branès), habitants de la lande, aubiscous (graminée qui pousse dans les touyas), bouscassès (hommes des bois, boscq), escanoulhes (sorte d'oignon), laparous ou lagas (tiques), autant de surnoms péjoratifs décernés au paysanâs de Soubole, au « gros paysan de Saoubole »78, balourd, maladroit, crotté, mal embouché et mal fagoté. La supériorité que le villageois s'arroge, le paysan ne la lui reconnaît jamais pleinement. L'homme du bourg n'est pas citadin, il a la prétention de l'être. Cela le plus rustre le sait et il sait que l'homme du bourg dont il est le paysan a aussi son citadin. Aux attitudes du citadin parvenu que le « bourgeois » adopte souvent à son endroit, il sait répondre par l'ironie silencieuse ou par l'évocation d'une origine commune : « Nous savons d'où il sort ! » ou bien : « Son père a porté les sabots... » Le paysan ne se saisit comme paysan qu'en présence du « citadin » ; mais le citadin, lui, n'existe en tant que tel que par opposition au paysan. Plus généralement, le bourg n'est citadin que par opposition à ses hameaux paysans. Par l'esprit et le style de vie de ses habitants, 72. A la campagne, on use difficilement les souliers du fait qu'on ne les met qu'une fois par semaine, pour venir au bourg. Nombre de paysans viennent en sabots et mettent leurs chaussures à l'entrée du village. 73. Nom de lieu imaginaire dont la lourdeur évoque un pays sauvage et arriéré.
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il pourrait apparaître comme une cité s'il ne manquait pas à remplir les fonctions les plus importantes d'une ville. Ayant perdu la quasitotalité de ses grands propriétaires terriens, il n'a plus que des notables « tertiaires » qui peuvent fournir des exemples d'innovation dans le domaine de la consommation, non de la production. Résidence des fonctionnaires et des membres des professions libérales, des artisans et commerçants, des retraités et des rentiers74, cette fausse cité est incapable de jouer le rôle de foyer d'incitation économique et cela, tout particulière ment, dans le domaine agricole. L'histoire des dernières années en fournit la preuve. Ce sont les couches moyenne et inférieure de la paysannerie des hameaux qui ont produit la nouvelle élite rurale, tandis que les notables citadins conservaient les pouvoirs traditionnels. Foyer rural, Coopérative d'Utilisation du Matériel Agricole (créée en 1956), Centre d'Études Tech niques Agricoles (en 1960), toutes ces institutions nouvelles sont dues à l'initiative de jeunes agriculteurs ; elles échappent tant à l'ancienne aristocratie paysanne, aux gros paysans, qu'aux notables du bourg plus soucieux de s'assurer la direction des affaires locales par des mesures plus ou moins démagogiques que de travailler à une rénovation en profondeur de l'économie rurale75. Du fait qu'il monopolise les fonctions urbaines, du fait qu'il concentre les commerces, les auberges, les administrations, le bourg est assez « urbanisé » pour que les hameaux puissent apparaître et s'apparaître, par contraste, comme paysans. Mais il s'en faut qu'il le soit suffisamment pour les entraîner soit par ses initiatives, soit par son exemple. Le paysan et son corps « Platon, en ses lois, n'estime peste au monde plus dommeagable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la jeunesse de changer en accoustrements, en gestes, en danses, en exercices et chansons d'une forme à une aultre. » Montaigne, Essais, I, XLin. Si les données de la statistique et de l'observation autorisent à établir une corrélation étroite entre la vocation au célibat et la résidence dans les hameaux, si l'approche historique permet de voir dans la restructu74. En 1958, 28 chef» de famille du bourg sur 95 vivent d'une retraite civile (P.T.T., enseignement) ou militaire (gendarmerie, armée) contre 2 seulement dans les hameaux. La pyra mide des âges montre que le bourg a une population vieille. 75. La CUMA compte en 1958 25 adhérents. Tous sont d'anciens membres du Cercle des Jeunes, organisation catholique. Ce sont de petits et moyens propriétaires ; les grands propriétaires ont les moyens de se payer un tracteur et disposent de surfaces cultivables suffisantes. Selon différents informateurs, il faut 15 ou 20 hectares labourables, soit une propriété de 30 à 40 hectares, pour que le tracteur soit rentable.
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ration du système des échanges matrimoniaux sur le fondement de l'opposition entre le bourg et les hameaux une manifestation de la transformation globale de la société, il reste à déterminer s'il est un aspect de cette opposition qui soit en corrélation plus étroite avec la vocation au célibat ; par quelles médiations le fait de résider au bourg ou dans les hameaux et les caractéristiques économiques, sociales et psychologiques qui en sont solidaires peuvent agir sur le mécanisme des échanges matrimoniaux ; comment il se fait que l'influence de la résidence ne s'exerce pas de la même façon sur les hommes et sur les femmes ; s'il existe des différences significatives entre les gens du hameau qui se marient et ceux qui sont condamnés au célibat ; bref, si le fait d'être né au bourg ou au hameau est « condition nécessitante » ou « condition permissive » du célibat. Tandis que dans la société ancienne le mariage était surtout l'affaire de la famille, la recherche du partenaire est laissée aujourd'hui, on le sait, à l'initiative de l'individu. Ce qu'il s'agit de comprendre mieux, c'est pourquoi le paysan des hameaux est intrinsèquement défavorisé dans cette compétition ; et, plus précisément, pourquoi il se montre aussi peu adapté, aussi déconcerté, dans les occasions institutionnalisées de rencontre entre les sexes. Étant donné la séparation tranchée entre la société masculine et la société féminine, étant donné la disparition des intermédiaires et le relâchement des liens sociaux traditionnels, les bals qui se tiennent périodiquement au bourg ou dans les villages voisins sont devenus la jseule occasion de rencontre socialement approuvée. Par suite, ils four nissent une occasion privilégiée de saisir la racine des tensions et des conflits. Le bal de Noël se tient dans Farrière-salle d'un café. Au centre de la piste, une dizaine de couples dansent avec beaucoup d'aisance les danses à la mode. Ce sont surtout des « étudiants » (tous estudians), c'est-à-dire les élèves de cours complémentaires ou des collèges des villes voisines, pour la plupart originaires du bourg. Il y a aussi quelques parachutistes sûrs d'eux-mêmes et de jeunes citadins, ouvriers ou employés ; deux ou trois d'entre eux sont coiffés du chapeau tyrolien et portent blue-jeans et blouson de cuir noir. Parmi les danseuses, plusieurs jeunes filles venues du fin fond des hameaux les plus reculés, habillées et coiffées avec élégance, parfois avec recherche, et aussi quelques natives de Lesquire qui travaillent à Pau ou à Paris, coutur ières, bonnes ou vendeuses. Elles ont tous les dehors de la citadine. Des jeunes filles et même des fillettes d'une douzaine d'années, dansent entre elles, tandis que de jeunes garçons se poursuivent et se bousculent entre les couples de danseurs. Debout au bord de la piste, formant une masse sombre, un groupe de spectateurs, plus âgés, observent sans parler. Comme happés par la 7
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tentation d'entrer dans la danse, ils avancent et resserrent l'espace laissé aux danseurs. Us sont tous là, tous les célibataires. Les hommes de leur âge qui sont déjà mariés ne sont plus au bal. Ils y vont seulement lors de la grande fête du village, le comice agricole. Ce jour-là, tout le monde est « sur la Promenade », et tout le monde danse, même les « vieux ». Les célibataires, eux, ne dansent pas davantage. Ces soirs-là, on les remarque moins, parce qu'hommes et femmes du village sont tous venus, les uns pour bavarder avec les amis, les autres pour épier, cancaner et faire mille conjectures sur les mariages possibles. Mais dans les petits bals comme celui de la Noël ou du Premier de l'An, ils n'ont rien à faire. Ce sont des bals où l'on vient pour danser, or ils ne danseront pas et ils le savent. Ces bals sont faits pour les jeunes, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas mariés ; ils n'ont plus l'âge, mais ils sont et se savent « inmariables ». De temps en temps, comme pour dissimuler leur gêne, ils chahutent un peu. Une nouvelle danse, une « marche » : une jeune fille s'avance vers le coin des célibataires et tâche d'entraîner l'un d'eux vers la piste. Il résiste gêné et ravi. H fait un tour de danse, accentuant à dessein sa maladresse et sa lourdeur, un peu comme font les vieux quand ils dansent le jour du comice, et regarde en riant ses copains. La danse finie, il va s'asseoir et ne dansera plus. « Celui-là, me dit-on, c'est le fils An... (un gros propriétaire) ; la fille qui est venue le chercher est une voisine. Elle lui a fait faire un tour de danse pour lui faire plaisir. » Tout rentre dans l'ordre. Ils resteront là, jusqu'à minuit, sans guère parler, dans la lumière et le bruit du bal, le regard sur les filles inaccessibles. Puis ils iront dans la salle de l'auberge et boiront face à face. Certains chanteront à tue-tête de vieux airs béarnais, pro longeant à perte de voix des accords dissonnants, tandis qu'à côté l'orchestre joue des twist et des cha-cha-cha. Et puis ils repartiront lentement, par petits groupes, vers leurs fermes éloignées. Dans la salle du café, trois célibataires sont attablés, et boivent en bavardant. « Alors vous ne dansez pas ? — Non, ça nous a passé... » Mon compagnon, un villageois, en aparté : « Tu parles ! ils n'ont jamais dansé ! » Un autre : « Moi, j'attends minuit ! J'ai donné un coup d'oeil tout à l'heure, il n'y a que des jeunes. Ce n'est pas pour moi. Ces jeunes-là pourraient être mes filles... Je vais aller manger un morceau, puis je reviendrai. Et puis danser n'est plus de mon âge. Une belle valse, ça je danserais, mais ils n'en jouent pas. Et puis les jeunes ne savent pas danser la valse. — Et tu crois que ce soir il y aura des filles plus âgées ? — Oui, enfin, on verra. Et toi, pourquoi tu ne danses pas ? Moi je te promets, si j'avais une femme je danserais. » Le villageois : « Oui, et s'ils dansaient, ils auraient une femme. On n'en sort pas. » Un autre : « Oh ! tu sais, il ne faut pas t'en faire pour nous, nous ne sommes pas malheureux ! » A la fin du bal, deux célibataires s'en vont lentement. Une voiture démarre ; ils s'arrêtent. « Tu vois, ils regardent cette auto
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comme ils regardaient les filles tout à l'heure. Et puis ils ne sont pas pressés, tu peux croire... Ils vont traîner comme ça, aussi longtemps qu'ils pourront. » Ainsi, ce petit bal de campagne est l'occasion d'un véritable choc de civilisations. Par lui, c'est tout le monde citadin, avec ses modèles culturels, sa musique, ses danses, ses techniques du corps qui fait irruption dans la vie paysanne. Les modèles traditionnels des conduites de fête se sont perdus ou bien ont cédé la place à des modèles urbains. Dans ce domaine comme ailleurs, l'initiative appartient aux gens du bourg. Aux danses d'autrefois qui portaient la marque paysanne dans leur nom (la crabe, lou branlou, lou mounchicou, etc.), dans leurs rythmes, leur musique et les paroles qui les accompagnaient, ont fait place les danses importées de la ville. Or il faut admettre que les techniques du corps constituent de véritables systèmes, solidaires de tout un contexte culturel. Ce n'est pas le lieu d'analyser les habitudes motrices propres au paysan béarnais, cet habitus, qui dénonce le paysanâs, le paysan lourdaud. L'observation populaire saisit parfaitement cette exis qui sert de fondement aux stéréotypes. « Les paysans d'autrefois, disait un vieux villageois, marchaient toujours les jambes arquées,, comme s'ils avaient les genoux cagneux, et avec les bras recourbés » (P. L.-M.). Pour expliquer cette attitude, il évoquait la posture du faucheur. L'observation critique des citadins, habiles à percevoir V habitus du paysan comme véritable unité synthétique, met l'accent sur la lenteur et la lourdeur de la démarche ; l'homme de la brane c'est pour l'habitant du bourg, celui qui, lors même qu'il foule le goudron de la carrère, marche toujours sur un sol inégal, difficile et boueux ; celui qui traîne de gros sabots ou des bottes pesantes lors même qu'il a mis ses souliers du dimanche ; celui qui va toujours à grands pas lents, comme lorsqu'il marche, l'aiguillon sur l'épaule, en se retournant de loin en loin pour appeler les bœufs qui le suivent. Sans doute, ne s'agit-il pas d'une véri table description anthropologique76 ; mais d'une part, l'ethnographie spontanée du citadin appréhende les techniques du corps comme un élément d'un système et postule implicitement l'existence d'une corrélation au niveau du sens, entre la lourdeur de la démarche, la mauvaise coupe du vêtement ou la maladresse de l'expression ; et d'autre part, elle indique que c'est sans doute au niveau des rythmes que l'on trouverait le principe unificateur (confusément saisi par l'intuition) du système des attitudes corporelles caractéristiques du paysan. Pour qui a en mémoire l'anecdote de Mauss concernant les mésaventures d'un régiment britannique doté d'une fanfare française, il est clair que le paysan empaysanit, c'est-à-dire « empaysanné », n'est 76. Cf. J.-L. Pelosse, « Contribution à l'étude des usages traditionnels », Revue interna tionale d'Ethnopsychologie normale et pathologique, Éditions internationales, Tanger, voL I, n° 2.
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pas à son affaire au bal77. En effet, de même que les danses d'autrefois étaient solidaires de toute la civilisation paysanne78, de même les danses modernes de la civilisation urbaine ; en exigeant l'adoption de nouveaux usages corporels, elles réclament un véritable changement de « nature », les habitus corporels étant ce qui est vécu comme le plus naturel, ce sur quoi Faction consciente n'a pas prise. Que l'on pense à des danses telles que le Charleston ou le cha-cha-cha dans lesquelles les deux partenaires se font face, et sautillent, par demi-pas saccadés, sans jamais s'enlacer79. Est-il rien qui soit plus étranger au paysan? Et que ferait-il de ses grandes mains qu'il a coutume de tenir largement ouvertes ? De plus, la simple observation et les entretiens en témoignent, le paysan a peine à adopter les rythmes de la danse moderne. « Ba. a dansé quelques paso-dobles et quelques javas ; il avait l'habitude de prendre une bonne avance sur l'orchestre. Pour lui, pas de musiques à deux, à trois ou à quatre temps. On attaquait et on marchait, on marchait sur les pieds ou ailleurs, mais ce qui importait, c'était la vitesse. Il s'est vite trouvé relégué au rang de spectateur. H n'a jamais caché son dépit de n'avoir jamais pu danser convenablement » (P. C). 66% des célibataires ne savent pas danser (contre 20% des hommes mariés) ; un tiers d'entre eux va néanmoins au bal. En outre, « la tenue » est immédiatement perçue par les autres, «t particulièrement par les filles, comme symbole de la condition économique et sociale. En effet, Vexis corporelle est avant tout signum social80. Ceci est particulièrement vrai, peut-être, pour le paysan. Ce que l'on nomme « l'allure paysanne » est sans doute le résidu irréductible dont les plus ouverts au monde moderne, les plus dynamiques et les plus novateurs dans leur activité professionnelle, ne parviennent pas à se défaire81. 77. MAUSS, Sociologie et Anthropologie, p. 366. 78. Le sport fournit une autre occasion de vérifier ces analyses. Dans l'équipe de rugby, sport citadin, on trouve presque exclusivement des « citadins » du bourg. Là encore, comme au bal, les « étudiants » et les « carrèrens » sont préparés, par tout leur apprentissage culturel, à tenir leur place dans un jeu qui demande de l'adresse, de l'astuce, de l'élégance, autant que de la force. Ayant assisté dès leur prime enfance à des parties, ils ont, avant même de jouer, le sens du jeu. Les jeux, que l'on pratiquait autrefois, les jours de fête (/ou die de Nouste-Dame, le 15 août, fête patronale du village), lous sauts (les sauts), lou jete-barres (le lancer de barres), la course, les quilles demandaient avant tout des qualités athlétiques et donnaient aux paysans l'occasion de montrer leur vigueur. 79. Curt Sachs {Weltgeschichte des Tomes, Berlin, 1933, cité par Mauss, Sociologie et Anthrop ologie, p. 380) oppose les sociétés féminisées où l'on danse plutôt suc place, en se trémoussant, aux sociétés à descendance par les mâles qui mettraient leur plaisir dans le déplacement. On peut se risquer à suggérer que la répugnance à danser que manifestent beaucoup de jeunes paysans pourrait s'expliquer par la résistance devant cette sorte de « féminisation » de toute une image profondément enfouie de soi-même et de son corps. 80. C'est pourquoi, plutôt que d'esquisser une analyse méthodique des techniques corpor elles, il a paru préférable de rapporter l'image qu'en forme le citadin et que le paysan tend à intérioriser, bon gré mal gré. 81. Toute une catégorie de célibataires répond à cette description. « Ba. est un garçon
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Or, dans les relations entre les sexes, c'est toute Yexis corporelle qui est l'objet premier de la perception, à la fois en elle-même et au titre de signum social. Pour peu qu'il soit maladroit, mal rasé, mal fagoté, le paysan est immédiatement perçu comme le hucou (le chat-huant), peu sociable et bourru, « sombre (escu), maladroit (desestruc), grincheux (arrebouhiec), parfois grossier (a cops groussè), peu aimable avec les femmes (chic amistous dap las hennés) » (P. L.-M.). On dit de lui : rCey pas de hère, c'est-à-dire, mot à mot, « il n'est pas de foire » (pour aller à la foire on mettait ce que l'on avait de plus beau), il n'est pas sortable. Ainsi, particulièrement attentives et sensibles du fait de toute leur formation culturelle, aux gestes et aux attitudes, aux vêtements et à l'ensemble de la tenue, promptes à conclure de l'apparence exté rieure à la personnalité profonde, les filles, plus ouvertes aux idéaux citadins, jugent les hommes selon des critères étrangers : estimés selon cet étalon, Ûs sont dépourvus de valeur. Placé dans une telle situation, le paysan est conduit à intérioriser l'image de lui-même que forment les autres, lors même qu'il s'agit d'un simple stéréotype. Il vient à percevoir son corps comme corps marqué par l'empreinte sociale, comme corps empaysanit, empaysanné, portant la trace des attitudes et des activités associées à la vie paysanne. Par suite, il est embarrassé de son corps, et dans son corps. C'est parce qu'il le saisit comme corps de paysan qu'il a de son corps une conscience malheureuse. C'est parce qu'il saisit son corps comme empaysanné qu'il a conscience d'être paysan empaysanné. Il n'est pas exagéré de prétendre que la prise de conscience de son corps est pour lui l'occasion privilégiée de la prise de conscience de la condition paysanne. Cette conscience malheureuse de son corps, qui l'entraîne à s'en désolidariser (à la différence du citadin), qui l'incline à une attitude introvertie, racine de la timidité et de la gaucherie, lui interdit la danse, lui interdit les attitudes simples et naturelles en présence des filles. En effet, embarrassé de son corps, il est gêné et maladroit dans toutes les situations qui exigent que l'on sorte de soi ou que l'on donne son corps en spectacle. Donner son corps en spectacle, comme dans la danse, suppose que l'on accepte de s'extérioriser et que l'on ait une conscience satisfaite de l'image de soi qu'on livre à autrui. La crainte du ridicule et la timidité sont liées au contraire à une conscience aiguë de soi et de son corps, à une conscience fascinée par sa corporéité. Ainsi, la intelligent, d'un physique très agréable, qui a su moderniser sa ferme, qui a une belle propriété. Mais il n'a jamais su danser convenablement (cf. texte cité). Il a toujours regardé les autres, comme l'autre soir, jusqu'à deux heures du matin. C'est le cas typique du garçon à qui ont manqué les occasions d'approcher les filles. Rien, ni son intelligence, ni sa situation, ni son physique n'aurait dû l'empêcher de trouver une femme » (P. C). « Co. a dansé conve nablement, sans jamais pouvoir prétendre cependant, par sa seule classe, aller inviter autre chose que des * paysannes * » (P. C). Voir aussi texte cité, p. 102, cas de PL
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répugnance à danser n'est qu'une manifestation de cette conscience aiguë de la paysannité qui s'exprime aussi, on l'a vu, dans le rire et l'ironie sur soi ; particulièrement dans les histoires drôles dont le héros malheureux est toujours le paysan aux prises avec le monde citadin. Ainsi, la condition économique et sociale influence la vocation au mariage principalement par la médiation de la conscience que les hommes prennent de cette situation. En effet le paysan qui prend conscience de soi a de bonnes chances de se saisir comme paysan au sens péjoratif. On peut en trouver une vérification dans le fait que parmi les célibataires on distingue soit les paysans les plus empaysannés soit les paysans les plus conscients et les plus conscients de ce qu'il reste en eux de paysan82. Il est naturel que la rencontre avec la jeune fille porte le malaise au paroxysme. C'est d'abord pour le paysan l'occasion d'éprouver, plus fort que jamais, l'embarras de son corps. En outre, du fait de la sépa ration entre les sexes, la fille est tout entourée de mystère. « Pi. a parti cipé à des sorties organisées par le curé. Pas trop de plages à cause des maillots provocants. Des sorties mixtes avec des filles du même mouvement, la J.Â.C. Ces promenades, assez rares, une ou deux par an, se font avant le service militaire. Les filles restent en cercle fermé au cours de ces sorties. Bien qu'il y ait des chants communs, quelques jeux timides, on a l'impression que rien ne peut se tramer entre les participants des deux sexes. La camaraderie entre garçons et filles n'existe pas à la campagne. On ne peut être le camarade d'une fille que quand on connaît la camaraderie et qu'on la comprend. Pour la majorité des jeunes garçons, une fille est une fille, avec tout ce que les filles comprennent de mystérieux, avec cette grande différence qu'il y a entre les deux sexes, et un fossé qui n'est pas facile à franchir. Un des meilleurs moyens de côtoyer les femmes (le seul qui existe à la campagne) est le bal. Après quelques essais timides et un apprentissage qui ne le conduisit pas plus loin que la java, Pi. n'insista pas. On va chercher une voisine qui n'ose pas refuser ; au moins une danse. Danser une ou deux danses par bal, c'est-à-dire tous les quinze jours ou tous les mois, c'est peu, c'est très peu. C'est en tout cas trop peu pour pouvoir courir les bals à l'extérieur avec quelque chance de succès. C'est comme ça qu'on devient un de ceux qui regardent les autres danser. On les regarde jusqu'à deux heures du matin ; puis on rentre en pensant que ceux qui dansent s'amusent bien ; c'est comme ça que le fossé se creuse. Si on a envie de se marier, ça devient grave ; comment approcher une fille qui vous plaît ? Comment saisir une occasion, surtout quand on n'est pas un « fonceur »? Il n'y a 82. Nombre de garçons du bourg sont objectivement aussi balourds que certains paysans des hameaux mais ils n'ont pas conscience d'être tels.
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que le bal. Hors du bal, point de salut... Comment enchaîner une conver sation et la diriger sur un sujet embarrassant? C'est cent fois mieux au cours d'un tango... Le manque de rapports et de contacta avec les personnes du sexe opposé est fait pour donner des complexes au plus osé. La chose est encore plus grave quand l'individu est d'un naturel un peu timide ; la timidité peut être vaincue lorsqu'on est au contact permanent des femmes, mais elle peut être aggravée dans le cas contraire. La peur du ridicule, forme d'orgueil, peut aussi arrêter. La timidité, parfois un peu de fausse fierté, le fait de sortir d'un trou, tout cela creuse un fossé entre une fille et un garçon de valeur » (P. C). Les normes culturelles qui régissent l'expression des sentiments contribuent à rendre difficile le dialogue. Par exemple, l'affection entre les parents et les enfants s'exprime beaucoup plus par des attitudes et des gestes concrets que par des paroles, «c Autrefois, quand on moissonnait encore à la faucille, les moissonneurs avançaient sur un rang. Mon père qui travaillait à côté de moi, comme il me voyait fatigué, coupait dans ma rangée, sans rien dire, pour me soula ger» (A. B.). Il n'y a pas si longtemps, le père et le fils éprouvaient une certaine gêne à se trouver ensemble au café, sans doute parce qu'il pouvait arriver que l'on racontât en leur présence des his toires grivoises ou que l'on eût des propos lestes, ce qui eût déterminé, chez l'un et l'autre, une gêne insupportable. La même pudeur dominait les rapports entre les frères et les sœurs. Tout ce qui est de l'ordre de l'intimité, de la « nature » est banni de la conversation. S'il se plaît à tenir ou à entendre les discours les plus libres, le paysan est de la der nière discrétion lorsqu'il s'agit de sa propre vie sexuelle et surtout affective. De façon générale, les sentiments ne sont pas choses dont il est bienséant de parler. La maladresse verbale qui vient s'ajouter à la malad resse corporelle est éprouvée dans la gêne, tant par le garçon que par la fille, surtout quand celle-ci a appris dans les magazines féminins et les romans-feuilletons, le langage stéréotypé de la sentimentalité citadine. « Pour danser, il ne suffit pas de savoir faire des pas, de mettre un pied devant l'autre. Et ce n'est déjà pas si facile pour certains. Il faut aussi savoir discuter un peu avec les filles, après avoir dansé et en dansant. Il faut pouvoir parler d'autre chose, au cours d'une danse, que des travaux agricoles et du temps qu'il fait. Et ils ne sont pas nombreux à en être capables » (R. L.). Si les femmes sont beaucoup plus aptes et plus promptes que les hommes à adopter les modèles culturels urbains, tant corporels que vestimentaires, cela tient à différentes raisons convergentes. En premier lieu, elles sont plus fortement motivées que les hommes du fait que la ville représente pour elles l'espoir de l'émancipation. Il s'ensuit qu'elles donnent un exemple privilégié de cette « imitation presti-
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gieuse » dont parlait Mauss88. L'attrait et l'emprise qu'exercent les nou veaux produits ou les techniques nouvelles de confort, les idéaux de courtoisie ou les divertissements citadins tiennent en grande partie au fait que Ton y reconnaît la marque de la civilisation urbaine, ident ifiée, à tort ou à raison, à la civilisation. La mode vient de Paris, de la ville, le modèle s'impose d'en haut. Les femmes aspirent fortement à la vie citadine et cette aspiration n'est pas déraisonnable, parce que, selon la logique même des échanges matrimoniaux, elles circulent de bas en haut. C'est donc, avant tout, du mariage qu'elles attendent le remplissement de leurs vœux. Mettant tous leurs espoirs en lui, elles sont fortement motivées à s'adapter en adoptant les dehors de la citadine. Mais il y a plus : les femmes sont préparées par toute leur formation culturelle à être attentives aux détails extérieurs de la personne et plus particulièrement à tout ce qui concerne « la tenue », aux différents sens du terme. Elles ont, statutairement, le monopole du jugement de goût. Cette attitude est encouragée et favorisée par tout le système culturel. H n'est pas rare d'entendre une fillette de 10 ans discuter avec sa mère ou avec ses camarades de la coupe d'une jupe ou d'un corsage. Ce type de conduite est rejeté par les garçons, parce qu'il est découragé par la sanction sociale. Dans une société dominée par les valeurs masculines, tout contribue au contraire, à favoriser l'attitude bourrue et grossière, rude et batailleuse. Un homme trop attentif à son vêtement, à sa tenue, serait considéré comme trop « enmonsieuré », ou, ce qui revient au même, trop efféminé. Il s'ensuit que, tandis que les hommes, en raison des normes qui dominent leur prime éducation, sont frappés d'une sorte de cécité culturelle (au sens où les linguistes parlent de « surdité cultur elle »84) en ce qui concerne « la tenue » dans son ensemble, depuis Vexis corporelle jusqu'à la cosmétique, les femmes sont beaucoup plus aptes à percevoir et à intégrer dans leur comportement les modèles citadins, qu'il s'agisse du vêtement ou des techniques du corps86. La paysanne parle bien la langue delà mode citadine parce qu'elle l'entend bien et elle l'entend bien parce que la « structure » de sa langue culturelle 83. Loe. cit., p. 369. 84. Ernst Pulgkam (Introduction to the Spectrography of speech. Mouton et Cle, 1959) parle de « cultural deef-muteness ». — Voir aussi : N. S. Troubetzkoy, Principe» de Phonologie* pp. 55-56 et 66-67. 85. Le vêtement constitue un aspect important de l'allure globale. C'est dans ce domaine que se manifeste le mieux la « cécité culturelle » des hommes à l'égard de certains aspects de la civilisation citadine. La plupart des célibataires portent le costume confectionné par le tailleur du village. « Certains s'essaient à porter des ensembles sport. Dans rassortiment des couleurs, ils tombent à côté. Ce n'est que lorsque dans la famille la mère est à la page ou mieux quand des sœurs — mieux averties de ce qui se fait — s'occupent de la question, que l'on voit des paysans bien habillés » (P. C). De façon générale, le fait pour un garçon d'avoir des sœurs ne peut qu'accroître ses chances de mariage. Par elles, il peut connaître d'autres jeunes filles ; il arrive aussi qu'il apprenne à danser avec elles.
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l'y prédispose. Ce que paysans et paysannes perçoivent tant chez le citadin et dans le monde citadin que chez les autres paysans, est donc fonction de leur système culturel respectif. H s'ensuit que tandis que les femmes adoptent d'abord les signes extérieurs de « l'urbanité », les hommes empruntent des modèles culturels plus profonds, en particulier dans le domaine technique et économique. Et l'on comprend qu'il en soit ainsi. La ville c'est d'abord pour la paysanne, le grand magasin. Bien que certains soient réservés en fait à quelques-uns, la plupart des magas inss'adressent à toutes les classes. « Quant aux vêtements, remarque Halbwachs, tout le monde les porte dans la rue et les gens des différentes classes se confrontent, s'observent, si bien qu'une certaine uniformité à cet égard tend à s'établir. Il y a unité de marché pour les aliments et dans une certaine mesure pour les vêtements »86. Étant donné le caractère unilatéral et superficiel de sa perception de la ville, il est normal que la jeune paysanne associe la vie urbaine à un certain type de vêtements et de coiffures, signes manifestes, à ses yeux, de l'affra nchissement, bref, n'en voie, comme on dit, que le bon côté ; par là se comprend d'une part que la ville exerce sur elle une véritable fasci nation et, à travers elle, le citadin, et d'autre part qu'elle emprunte à la citadine les signes extérieurs de sa condition, c'est-à-dire ce qu'elle connaît d'elle. De tous temps, pour les mieux préparer au mariage et aussi parce qu'elles étaient moins indispensables à la ferme que les garçons, nombre de familles mettaient leurs filles en apprentissage, au sortir de l'école, chez une couturière par exemple. Depuis la création du cours complé mentaire, on leur fait poursuivre leurs études jusqu'au brevet plus aisément qu'aux garçons ce qui ne peut qu'accroître l'attraction exercée par la ville et le décalage entre les sexes87. A la ville, par la médiation des hebdomadaires féminins, des feuilletons, des films 86. Halbwachs, Esquisse d'une psychologie des classes sociales, Paris, 1955, p. 174. 87. Répartition des élèves du cours complémentaire de Lesquire selon le sexe et la catégorie socio-professionnelle des parents : Catégorie socio-professionnelle des parents Sexe
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racontés, des chansons à la mode transmises par la radio88, les filles empruntent aussi des modèles de relations entre les sexes et un type d'homme idéal qui est tout l'opposé du paysan « empaysanné ». Ainsi se constitue tout un système d'attentes que le paysan ne saurait remp lir. Le temps est loin de la bergère qui n'avait d'autre ambition que d'épouser un « bon fils de paysan ». On assiste à la revanche du monsieur. Du fait de la dualité de cadres de référence, conséquence de la péné tration différentielle selon les sexes des modèles culturels urbains, les femmes jugent leurs compagnons paysans selon des critères qui ne leur laissent aucune chance. On comprend dès lors que nombre d'agri culteurs dynamiques puissent rester célibataires. C'est ainsi que parmi les exploitations où l'on rencontre des célibataires, 14% appartenant toutes à des paysans aisés, sont modernisées. Dans la nouvelle élite rurale, parmi les membres de la J.A.C. et de la CUMÀ en particulier, beaucoup ne sont pas mariés. Lors même qu'il contribue à conférer un certain prestige, le modernisme dans le domaine technique ne favorise pas nécessairement le mariage. « Des garçons comme La., Pi., Po., sans doute parmi les plus intelligents et les plus dynamiques du pays, sont à ranger parmi les inmariables. Pourtant, ils s'habillent correctement, ils sortent beaucoup. Ils ont introduit des nouvelles méthodes, de nouv elles cultures. Certains ont équipé leur maison. C'est à croire que dans ce domaine, les imbéciles se débrouillent mieux que les autres » (P. C). Autrefois, le célibataire n'était jamais vraiment un adulte aux yeux de la société, qui distinguait nettement les responsabilités laissées aux jeunes, c'est-à-dire aux non-mariés, comme par exemple la préparation des fêtes, et les responsabilités réservées aux adultes, telles que le conseil municipal89 ; aujourd'hui le célibat apparaît de plus en plus comme une fatalité, en sorte qu'il a cessé de paraître imputable aux individus, à leurs défauts et à leurs imperfections. « Lorsqu'ils appartiennent à une grande famille, on leur trouve des excuses ; surtout lorsque au rayonnement de la grande maison s'ajoute le rayonnement d'une forte personnalité. On dit : « C'est dommage, il a pourtant une belle propriété, il est intel» ligent, etc. ». Quand il a une forte personnalité, il parvient à s'imposer malgré tout, sinon il est diminué » (A. B.). On le verra plus concrètement à travers le récit d'une femme qui, en tant que voisine, est allée « faire le pèle-porc », chez deux célibataires de 40 et 37 ans. « Nous leur avons dit : « Nous en avons trouvé de la pagaie ! Ces oiseaux (aquets piocs) ! Et 88. Restant plus que les hommes à la maison les femmes écoutent davantage la radio. 89. Le mariage marque une rupture dans l'existence. Du jour an lendemain, c'en est fini des bals, des sorties noctures. On a souvent vu des jeunes gens de mauvaise réputation, changer subitement leur conduite et comme on dit « se ranger ». « Ca. a couru tous les bals. Il s'est marié avec une fille plus jeune qui n'était jamais sortie. Il lui a fait trois gosses en trois ans. Elle ne sort pas, bien qu'elle en soit morte d'envie. Il n'aurait pas l'idée de l'emmener une fois au bal ou au cinéma. Tout ça, c'est fini. On ne s'habille même plus » (P. C).
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rien que de leur toucher la vaisselle ! C'était sale ! Nous ne savions pas où regarder. Nous les avons foutus dehors. Nous leur avons dit : Vous n'avez pas honte ! Au lieu de vous marier... Que ce soit nous qui devions I faire ça... Il faudrait une femme pour faire ça. Ils baissaient la tête et s'en allaient. Quand il y a une daune, les femmes, voisines ou parentes, sont là pour les aider. Mais quand il n'y a pas de femmes, elles doivent tout décider » (M. P.-B. ). Le fait que 42 % des fermes comptant des célibataires (dont 38 % pos sédées par des paysans pauvres) soient en déclin contre 16 % seulement parmi les exploitations possédées par des gens mariés, montre qu'il existe une corrélation évidente entre l'état de l'exploitation et le célibat ; mais le déclin de la propriété peut être effet autant que cause du célibat. Vécu comme une mutilation sociale le célibat détermine en beaucoup de cas une attitude de démission et de renoncement, consé quence de l'absence d'avenir à long terme. On le verra, une fois encore, à travers un témoignage : « Je suis allé chez Mi., dans le quartier Houratal. Il a une maison bien entretenue entourée de sapins. Il a perdu son père et sa mère aux environs de 1954 et il a maintenant 50 ans environ. Il vit seul. « J'ai honte que vous me voyiez dans cette tenue. » II soufflait sur un feu allumé dans la cour pour faire la lessive. « J'aurais voulu vous faire entrer et vous faire honneur. Vous n'êtes jamais venu. Mais vous savez, j'ai beaucoup de désordre. Quand on est seul... Les filles ne veulent plus venir à la campagne. Je suis désespéré vous savez. J'au rais aimé faire une famille. J'aurais arrangé un peu, de ce côté de la maison [c'est la coutume de faire quelque chose dans la maison quand on marie l'aîné]. Mais maintenant la terre est fichue. Il n'y aura plus personne. Je n'ai plus de goût pour travailler la terre. Bien sûr ma sœur est venue, elle vient de temps en temps. Elle est mariée avec un employé de la S.N.C.F. Elle vient avec son mari et sa petite fille. Mais elle ne peut pas rester ici » (A. B.)90. Le drame du célibataire est souvent redoublé par la pression de la famille qui se désespère de le voir demeurer dans cet état. « Je les engueule, disait une mère dont les deux fils déjà âgés ne sont pas encore mariés, je leur dis : Vous en avez peur des femmes ! Vous êtes tout le temps à la barrique. Qu'allez-vous faire quand je n'y serai plus ? Je ne puis pas m'en occuper à votre place, moi ! » (Vve A..., 84 ans). Et une autre, s'adressant à un camarade de son fils : « II va falloir lui dire qu'il trouve une femme, il aurait fallu qu'il se marie en même temps que toi. Je t'assure que c'est terrible. Nous sommes tous les deux seuls comme des perdus » (rapporté par P. C). Sans doute chacun met-il sa fierté et son point d'honneur à dissimuler le désespoir 90. Les jugements de l'opinion sont souvent sévères mais ils rejoignent les conclusions des célibataires eux-mêmes. « Ils n'ont pas de goût pour le travail. Il y en a cinquante comme ça qui ne se marient pas. Ce sont des sacs à vin. Si vous les voulez pour boire i la carrère... La terre est foutue » (B. P.).
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de la situation, puisant peut-être dans une longue tradition de célibat les ressources de résignation qui lui sont indispensables pour supporter une existence sans présent et sans avenir. Cependant, le célibat est l'occasion privilégiée d'éprouver la misère de la condition paysanne. Si, pour exprimer sa détresse, le célibataire dit que « la terre est fichue », c'est qu'il ne peut pas ne pas saisir sa condition comme déterminée par une nécessité qui pèse sur l'ensemble de la classe paysanne. Le célibat des hommes est vécu par tous comme l'indice de la crise mort elle d'une société incapable d'assurer aux plus novateurs et aux plus audacieux d'entre les aînés, dépositaires du patrimoine, la possibilité de perpétuer le lignage, bref, incapable de sauvegarder les fondements mêmes de son ordre, en même temps que de faire place à l'adaptation novatrice.
Conclusion « Les jeunes filles ne veulent plus aller à la campagne... » Les jugements de la sociologie spontanée sont par essence partiels et uni latéraux. Sans doute, la constitution de l'objet de recherche comme tel suppose aussi la sélection d'un aspect. Mais, parce que le fait social, quel qu'il soit, se donne comme pluralité infinie d'aspects, parce qu'il apparaît comme un écheveau de relations qu'il faut démêler une à une, cette sélection ne peut pas ne pas se saisir comme telle, se tenir pour provisoire et se dépasser par l'analyse des autres aspects. La tâche première de la sociologie est peut-être de reconstituer la totalité à partir de laquelle se laisse découvrir l'unité de la conscience subjective que l'individu a du système social et de la structure objective de ce sys tème. Le sociologue s'efforce d'une part de ressaisir et de comprendre la conscience spontanée du fait social, conscience qui, par essence, ne se réfléchit pas, et, d'autre part, d'appréhender le fait dans sa nature propre, grâce au privilège que lui fournit sa situation d'observateur renonçant à « agir le social » pour le penser. Dès lors, il se doit de réconcil ier la vérité du donné objectif que son analyse lui fait découvrir et la certitude subjective de ceux qui le vivent. Quand il décrit par exemple les contradictions internes du système des échanges matrimoniaux, lors même que ces contradictions n'affleurent pas comme telles à la conscience de ceux qui en sont victimes, il ne fait que thématiser l'expérience vécue de ces hommes qui éprouvent concrètement ces contradictions sous la forme de l'impossibilité de se marier. S'il s'interdit d'accorder crédit à la conscience que les sujets forment de leur situation et de prendre à la lettre l'explication qu'ils en donnent, il prend assez au sérieux cette conscience pour essayer d'en découvrir le fondement véritable,
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et il ne se tient pour satisfait que lorsqu'il parvient à embrasser dans l'unité d'une compréhension la vérité immédiatement donnée à la conscience vécue et la vérité laborieusement acquise par la réflexion savante. La sociologie ne mériterait peut-être pas une heure de peine si elle avait pour fin seulement de découvrir les ficelles qui font mouvoir les individus qu'elle observe, si elle oubliait qu'elle a affaire à des hommes, lors même que ceux-ci, à la façon des marionnettes, jouent un jeu dont ils ignorent les règles, bref, si elle ne se donnait pour tâche de restituer à ces hommes le sens de leurs actes.
Les informateurs i J. P.-A., 85 ans, né à Lesquire ; réside au bourg mais a passé toute sa jeunesse dans un hameau ; veuf; niveau du Certificat d'études primaires (C.E.P.); entretiens alternativement en français et en béarnais. P. C, 32 ans, né à Lesquire ; réside au bourg ; marié ; niveau du Brevet élémentaire ; cadre moyen ; entretiens en français. A. B., 60 ans, né à Lesquire ; réside au bourg ; marié ; niveau du Brevet élémentaire ; cadre moyen ; entretiens en français avec quelques échappées en béarnais. P. L., 88 ans, né à Lesquire ; réside dans un hameau ; veuf ; niveau du C.E.P. ; paysan ; entre tiensen béarnais. P. L.-M., 88 ans, né à Lesquire ; réside au bourg ; célibataire ; niveau du C.E.P. ; artisan ; entretiens alternativement en béarnais et en français. A. A., 81 ans, né à Lesquire ; réside dans un hameau ; veuf ; sait lire et écrire ; paysan ; entretiens en béarnais. F. L., 88 ans, né à Lesquire ; réside dans un hameau ; marié ; sait lire et écrire ; paysan ; entre tiens en béarnais. J. L., 65 ans, née à Lesquire ; réside dans un hameau ; mariée ; sait lire et écrire ; paysanne ; entretiens en béarnais. R. L., 35 ans ; né à Lesquire ; réside au bourg ; marié ; sait lire et écrire ; commerçant ; entre tiens en français. VT* A., 84 ans, née à Lesquire ; réside au hameau ; sait lire et écrire ; paysanne, entretiens en béarnais. B. P., 45 ans, né dans un village voisin ; réside au hameau ; marié ; C.E.P. ; paysan ; entretiens en béarnais. L. C, 42 ans, né dans un village voisin ; réside au bourg ; marié ; C.E.P. ; commerçant ; entre tiens en français. On trouvera, par ailleurs, dans les déclarations des célibataires, les principaux renseignements les concernant. Plutôt qu'une transcription phonétique, on a préféré adopter, pour noter leurs témoignages, en parler local, l'orthographe traditionnellement utilisée dans la littérature de langue béarnaise.
APPENDICE I Notes bibliographiques La survivance dans les provinces pyrénéennes, Bigorre, Lavedan, Béarn et Pays Basque, d'un droit coutumier original dont les règles ne pouvaient se maintenir qu'en violation manifeste des principes et de la législation du Code Civil n'a pas manqué de susciter la curiosité des historiens et des juristes. « Le droit béarnais (...), écrit Pierre Luc, apparaît comme un droit essentiellement coutumier, très faiblement influencé par le droit romain, et offre ce grand intérêt d'être un droit témoin. C'est ainsi par exemple que la prestation du serment probatoire avec les co-jureurs, la constitution d'otages en matière de caution nement, le mort-gage, la faculté de paiement en nature des obligations stipulées en argent, y sont, aux xive et xve siècles, d'un usage courant, alors que ces pratiques étaient tombées en désuétude, dans certaines régions, depuis deux siècles et davantage » [12, pp. 3-4]. Si le Béarn a suscité l'intérêt des juristes et des historiens, c'est que les coutumes locales, à la diff érence de ce qui se passait dans la plupart des provinces méridionales de la France, y ont résisté au contact avec le droit romain. Pendant longtemps, les études juridiques ou historiques n'ont eu d'autre fondement que les coutumiers, c'est-à-dire les Fors de Béarn. C'est ainsi que dès le xvine siècle, des juristes béarnais, de Maria [1 et 2], Labourt [3] et Mourot [4 et 5] ont écrit des commentaires des Fors de Béarn en particulier sur les questions de dot et de coutumes successorales. Or la seule édition des Fors, tout à fait médiocre [6] groupe des leçons souvent très corrompues de textes d'époques diverses qui devraient être l'objet de tout un travail critique, comme l'observait Rogé [7 et 8], avant d'être livrés à l'analyse. Faute d'une telle édition, les auteurs modernes se sont attachés surtout à l'étude du For réformé de 1551, des documents de jurisprudence qui abondent à partir du xvie siècle et, plus volontiers encore, des commentaires que les jurisconsultes des xviie et xviiie siècles ont donnés de ces différents textes. Bien qu'elles prennent pour base le For réformé et la jurisprudence des derniers siècles de la monarchie, l'étude de Laborde sur la dot en Béarn [9] et celle de Dupont [10] sur le régime successoral béarnais présentent un grand intérêt. La thèse volumineuse de A. Fougères [11] se contente, en ce qui concerne le Béarn, d'emprunts aux ouvrages antérieurs. Les historiens du droit sont venus à découvrir que les textes de coutume devraient être utilisés avec prudence du fait qu'ils présentent un droit relativement théorique, enfermant des règles périmées et omettant des dispositions vivantes. Les actes notariés leur sont apparus comme une source capable de fournir des renseignements sur la pratique réelle. Le modèle de ce type de recherches est fourni par Pierre Luc [12]. A partir des registres des notaires, il étudie d'abord les conditions de vie des populations rurales et le régime des terres, la struc ture de la famille béarnaise et les règles qui président à la conservation et à la transmission de son patrimoine ; et dans une deuxième partie, les procédés techniques et juridiques de l'exploitation du sol, dans le cadre de la famille et dans le cadre de la communauté, et diffé rents problèmes d'économie rurale tels que le crédit et la vie d'échanges. La comparaison entre les informations qui ont pu être obtenues par la seule enquête ethnographique sur le passé de la société béarnaise et les données que les historiens et juristes ont pu tirer des documents (coutumiers et actes notariés) pourra servir de fondement à une réflexion méthodologique sur les rapports entre l'ethnologie, l'histoire et plus précisément l'histoire du droit. C'est aussi dans les montagnes du Béarn et de la Bigorre que l'adversaire le plus célèbre
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du Code Napoléon, Frédéric Le Play, a situé le modèle de la famille-souche, idéal selon lui de l'institution f amiliale qu'il opposait au type instable né de l'application du Code Civil [13]. Après avoir défini trois types de famille, à savoir la famille patriarcale, la famille instable, caractéristique de la société moderne, et la famille-souche, Frédéric Le Play s'attache à décrire cette dernière (pp. 29 et suiv.) et à montrer les avantages qu'elle procure à chacun de ses membres : « A l'héritier, en balance de lourds devoirs, il (ce régime successoral) confère la considération qui s'attache au foyer et à l'atelier des aïeux; aux membres qui se marient audehors, il assure l'appui de la maison-souche avec les charmes de l'indépendance ; à ceux qui préfèrent rester au foyer paternel, il donne la quiétude du célibat avec les joies de la famille ; à tous, il ménage jusqu'à la plus extrême vieillesse le bonheur de retrouver au foyer paternel les souvenirs de la première enfance » (pp. 36-37). « En instituant à chaque génération un héritier, la famille-souche agricole ne sacrifie pas l'intérêt des cadets à celui de l'aîné. Loin de là, elle condamne ce dernier à renoncer toute sa vie, en faveur de ses frères, puis de ses enfants, au produit net de son travaiL Elle obtient le sacrifice de l'intérêt matériel par une compensation d'ordre moral : par la considération attachée à la possession du foyer pater nel » (p. 114). Dans une deuxième partie, Le Play présente une monographie de la famille Melouga, exemple de famille-souche du Lavedan en 1856 ; un épilogue de E. Cheysson décrit la disparition de cette famille, sous l'influence de la loi et des mœurs : « La famille Melouga était restée, jusque dans ces derniers temps, comme un spécimen attardé d'une puissante et féconde organisation sociale ; mais elle a dû subir, à son tour, l'influence de la loi et des mœurs qui l'avaient épargnée grâce à un concours exceptionnel de circonstances favorables. Le Code fait son œuvre ; le nivellement progresse : la famille-souche se meurt, la famillesouche est morte » (p. 298). Aux théoriciens de l'école de Le Play, on peut opposer, outre les données de l'enquête ethnographique, les études de Saint-Macary [14], qui, en s'appuyant sur des actes notariés du xvine siècle et du xixe siècle a montré la permanence des coutumes successorales et des règles matrimoniales en dépit du Code CiviL Les différents auteurs attribuent à des causes très diverses la permanence de l'institution familiale et des coutumes successorales qui en sont inséparables. Pour J. Bonnecaze, par exemple, « le maintien de la conception organique de la famille par les populations rurales du Béarn n'a d'autre source que l'âme béarnaise elle-même dont elle est le reflet » [15]. Cette < âme » serait caractérisée par un mysticisme profond qui s'exprime dans le culte de la maison et dans .l'esprit de sacrifice aux valeurs du groupe, allié à une conception très réaliste des avantages économiques et sociaux attachés à l'organisation de la famillesouche. D'autres ont expliqué la permanence des modes de vie et des coutumes par le jeu des facteurs géographiques et historiques. Le Béarn a été le seul État féodal à s'affranchir enti èrement de l'autorité du roi de France et le vicomte de Béarn, le seul à usurper totalement ses droits. Cela explique que, de toutes les anciennes provinces, le Béarn soit celle qui a vécu le plus en marge du royaume de France ; l'esprit d'indépendance et le refus de se fondre dans la communauté se maintiendront jusqu'à la Révolution. Un siècle après le rattachement à la France, les intendants, dans leurs efforts pour imposer les lois et les usages de la monarchie centralisatrice se heurtaient toujours à la défiance et à l'hostilité des organes représent atifs de la communauté béarnaise, le Parlement de Pau et les États de Béarn. La prolon gation de cette résistance nationale supposait une forte cohésion interne. Et en effet, les deux groupes qui formaient la population béarnaise, les pasteurs des vallées montagnardes et les paysans de piedmont, présentaient des organisations sociales distinctes mais caractérisées l'une et l'autre par un fort degré d'intégration. Tout incline donc à penser que c'est dans une histoire originale que l'on doit trouver la raison de la permanence de modèles culturels profondément originaux. L'histoire du Béarn n'a jamais été faite dans cette perspective. Aussi a-t-il paru nécessaire de rechercher dans les travaux déjà publiés les éléments d'une telle étude, faute de pouvoir, étant donné les lacunes de la documentation, présenter une véritable synthèse.
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En ce qui concerne la Moyen Age, les auteurs se sont surtout attachés à la vie rurale et à l'organisation sociale des populations pyrénéennes. On trouvera une documentation abondante dans la première partie des travaux de Théodore Lefebvre [17] et Henry Cavaillès [18], ainsi que de bonnes bibliographies. L'histoire rurale des populations de Piedmont est beaucoup moins connue. Toutefois l'ouvrage de Pierre Luc, déjà cité [12], présente un tableau détaillé de la vie rurale, des techniques agricoles et de la condition des populations rurales aux xrv« et xve siècles. Mais cette étude aurait gagné à être replacée dans un contexte historique et à recourir à la méthode comparative. Si la stabilité remarquable du domaine rural béarnais paraît liée aux coutumes successorales et matrimoniales, on ne peut rendre raison de la permanence de ces coutumes elles-mêmes que par l'étude de la seigneurie et de la communauté des bests (lou besiat ou besiau). Si, comme le pensait Marc Bloch, « ces deux sortes de liens ne sont pas antinomiques, mais, bien que contraires, se renforcent l'un l'autre », ne faudrait-il pas chercher dans l'étude de la seigneurie rurale caractérisée par ses dimensions modestes et par une organisation simplifiée (l'enchevêtrement des droits féodaux paraissant y avoir été moindre qu'ailleurs), une des raisons de la cohésion interne des petites commun autés paysannes ? Bien qu'il soit consacré surtout à l'histoire politique et institutionnelle l'ouvrage de P. Tucoo-Chalaa [19] apporte une contribution capitale à l'histoire de la société béarnaise de ce temps et en particulier à l'histoire des classes rurales intégrée dans l'histoire générale de la vicomte. Sans prétendre présenter une étude exhaustive de la seigneurie rurale, P. Tucoo-Chalaa met l'accent sur son originalité ; il fait apparaître que l'opposition de genres de vie et d'intérêts qui sépare les montagnards et les paysans de piedmont, domine toute l'histoire rurale du Béarn et explique, sous bien des aspects, l'évolution de la société béar naise jusqu'à la Révolution française. La nécessité de protéger le domaine foncier contre le morcellement est certainement due pour une grande part au fait que les populations monta gnardes ont imposé aux paysans de piedmont des servitudes rigoureuses sur toutes les terres incultes qui auraient pu permettre l'extension du patrimoine par le défrichement. Sur certains 'aspects particuliers de l'histoire des classes rurales, on pourra consulter les travaux de J.-B. Laborde [20 et 21], auteur d'un manuel d'histoire du Béarn bien documenté et enrichi des résultats de recherches personnelles [16]. La paysannerie de piedmont comptait encore au Moyen Age une importante proportion de serfs comme le montrent les ouvrages de Paul Raymond [22 et 23]. Us n'ont été libérés que dans le cadre du mouvement des bastides qui n'a pris de l'ampleur que tardivement, au début du xive siècle. L'histoire des institutions du Moyen Age fournit de précieux enseignements sur la naissance de la nation béarnaise. Elle permet de suivre, à travers l'extension des fors et des privilèges et à travers le progrès des libertés communales, la formation de ce petit État indépendant, doté d'une législation remarquable qui assurait aux Béarnais la possibilité de participer largement aux affaires publiques. Des institutions telles que les États de Béarn, ou, à l'échelle de la communauté, les assemblées de besis et leurs jurats apparaissent à la fois comme une force d'intégration de la société, ne fût-ce que par leur rôle dans le maintien de la langue béarnaise et des coutumes locales, et comme l'expression d'une société fo rtement intégrée. Les données de base sur l'histoire des institutions sont rassemblées par P. Tucoo-Chalaa dans le chapitre xiii de VEisioire des institutions au Moyen Age sous le titre t Les institutions de la vicomte de Béarn » (x-xve siècles) [25]. Plus ancien, contesté sur certains points par P. Tucoo-Chalaa, l'ouvrage de Léon Cadier [26] reste néanmoins l'ouvrage de référence pour toute la période de mise en place des institutions. Il met en lumière la double origine féodale et c démocratique » des Etats. S'ils sont issus en effet de l'ancienne cour féodale qui était elle-même une institution part iculièrement puissante et influente grâce à l'indépendance des vassaux nobles à l'égard du suzerain, le long processus de transformation de cette cour en une assemblée représen tative des trois ordres de la Province, ne peut se comprendre qu'en référence au dévelop pement des libertés municipales et bourgeoises ; mais celles-ci n'avaient-elles pas trouvé un sol favorable dans l'esprit d'indépendance qui animait les communautés en raison des
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privilèges et des libertés diverses dont les vicomtes de Béarn les avaient dotées dès les xne et xrae siècles ? Ainsi la vigueur des anciennes institutions féodales, le libéralisme du suzerain et l'impor tancedes droits et libertés acquis par les communautés et les bourgs, ont concouru à rétabli ssement de cette institution libérale qui accordait, dès la fin du Moyen Age, une place égale aux nobles et aux roturiers, qui devait jouer un rôle si important dans le gouvernement et l'administration du pays, qui devait exercer une influence si grande sur la législation et animer la résistance à l'assimilation au royaume de France. « Peu de provinces de l'Ancienne France, conclut L. Cadier, ont possédé des institutions aussi libérales que le petit État indépendant du Béarn. » II n'existe aucune étude d'ensemble sur l'évolution de la société et de l'économie rurale béarnaise aux derniers siècles de l'Ancien Régime et pendant la Révolution. Les travaux les plus récents et les plus synthétiques sur cette période sont ceux de Maurice Bordes [27, 28 et 29]. Il semble que ce soit pendant cette période que se manifeste le mieux la stabilité de la société béarnaise. En effet, tandis qu'en d'autres régions, l'économie et la société rurales ont été bouleversées par les débuts de la révolution agricole, en Béarn, les transfor mations techniques et économiques paraissent avoir contribué à renforcer la cohésion interne de la société et à en raffermir les bases économiques. Le fait qui domine l'histoire rurale du xvnie siècle est l'expansion démographique. Après de longs siècles de stabilité démographique (il n'avait pas souffert de l'hémorragie de popul ation entraînée par la guerre de Cent ans), le Béarn vit lui aussi sa population s'accroître dans la seconde moitié du xvme siècle, mais si l'on se réfère aux chiffres cités par J.-B. Lafond, dans des proportions moindres que d'autres régions [31]. Le problème est de savoir si cet accroissement fut assez important pour entraîner, comme dans d'autres provinces, la forma tiond'une classe de manouvriers. Tout porte à croire le contraire puisque l'on sait qu'il se traduisit par un mouvement d'émigration vers l'étranger, l'Espagne en particulier et qu'il apparaît d'autre part que cette société, étant donné sa structure, pouvait intégrer ce léger excédent : lors même que le domaine foncier ne pouvait plus nourrir toute la famille, ceux d'entre les enfants qui allaient gagner leur vie comme salariés gardaient des hens étroits avec le domaine familial. Ainsi, les cadets qui formaient le petit peuple des domestiques et des ouvriers restaient attachés à l'organisation sociale traditionnelle. La lenteur de l'accroi ssement de la population contribue à expliquer aussi le faible développement des villes et du même coup, de l'industrie et du commerce, comme le montre l'abbé Roubaud dans son tableau de l'économie béarnaise en 1774 [32]. Du fait qu'elle resta toujours peu nombreuse, la classe bourgeoise ne s'empara jamais d'une part importante du patrimoine paysan et cela d'autant moins que, après avoir investi longtemps ses revenus sous forme de bétail, elle «'attacha surtout à acquérir les terres nobles, pour des raisons de prestige. On comprend que, dans ces conditions, les divers modes de faire-valoir indirect et en particulier le fermage, n'aient jamais pris une grande importance. Maître de son domaine, le paysan put l'enclore relativement tôt, en raison de la structure du terroir, c En Béarn (...) chaque communauté ou presque possédait auprès de sa « plaine » toute une terre arable, ses c coteaux » couverts de fougères, d'ajoncs nains, de graminées, où chaque année les paysans venaient déblayer la place de quelques champs voués à une prompte disparition » [33]. Ces landes constituaient de grands pacages naturels dont l'existence a rendu possible la suppression de la vaine pâture et par là des jachères sur les terres labourées. De plus, la coutume successorale et matrimoniale avait préservé le domaine foncier contre le morcellement qui a pu, ailleurs, faire obstacle au mouvement des enclosures [30]. La comparaison entre les tableaux de l'économie béarnaise présentés par l'intendant Lebret en 1703 [34] et par le préfet Serviez [35] à la fin du siècle, montre l'importance de la transformation des techniques et des cultures corrélative à ce mouvement. Parallèlement, on assiste à des entreprises de défrichement des terres incultes, favorisé par les édits de Clos, et parfois même des communaux, tentatives qu'encourageaient les intendants et les autorités 8
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locales (en particulier d'Étigny). Marc Bloch a montré avec quel égoïsme les seigneurs béarnais luttèrent contre les servitudes collectives ; mais aucune étude n'indique quelle fut en cette affaire l'attitude des communautés [36 et 37]. La suppression des jachères, l'intr oduction des plantes fourragères et surtout du maïs mentionnée dès 1644 par L. Godefroy contribuèrent à améliorer considérablement le niveau de vie, et cela de façon d'autant plus sensible que l'accroissement démographique avait été relativement faible [17]. Ainsi, se comprend qu'Arthur Young ait pu, en 1787, rencontrer en Béarn, le spectacle d'une prospérité unique dans le royaume de France. « Pris la route de Moneng (Monein, à 10 km de Lesquire) et tombé sur un spectacle qui, en France, était si nouveau pour moi que je pouvais à peine en croire mes yeux. Une succession d'un grand nombre de maisons de paysans bien cons truites, propres et confortables, tout en pierres, avec des toits en tuiles, ayant chacune son petit jardin, enclos par des haies d'épines tondues, avec beaucoup de pêchers et autres arbres fruitiers, de beaux chênes épars dans les haies et de jeunes arbres soignés avec cette délicieuse attention que l'on peut seule attendre d'un propriétaire. De chaque maison dépend une exploitation, parfaitement bien enclose, avec des bordures de gazon, coupées ras et bien entretenues, tout autour des champs de blé, avec des barrières pour passer d'une clôture à l'autre. Les hommes sont bien habillés avec des bonnets rouges. Tout le pays est enti èrement entre les mains de petits propriétaires, sans que les fermes soient assez petites pour rendre la population vicieuse et misérable. Un air de propreté, de chaleur et de bien-être est répandu sur le tout. Il est visible dans leurs maisons et leurs étables, bâties à neuf, dans leurs petits jardins, dans leurs haies, dans les cours qui s'étendent devant leurs portes, même dans leurs poulaillers et leurs toits à porcs. Un paysan ne peut penser au bien-être de son porc si son propre bonheur dépend d'un bail de neuf ans. Nous sommes en Béarn, à quelques, milles du berceau d'Henry IV. Les paysans doivent-ils ces bénédictions à ce bon prince ? Le génie bienveillant de ce bon monarque semble encore régner sur le pays ; chaque paysan, a la poule au pot » [38, t. II, pp. 146 et 147]. Ainsi, l'amélioration des conditions de vie semble avoir renforcé les bases économiques, de la société paysanne et contribué à maintenir une classe de petits propriétaires dans laquelle on trouve sans doute une hiérarchie mais non point les oppositions brutales que l'on observe en d'autres régions. Si la société béarnaise a pu sauvegarder son originalité, cela tient peutêtre au fait qu'elle est demeurée à l'écart des grands mouvements économiques contempor ains dûs au développement des villes et d'une manière plus générale à sa situation marginale. Mais, surtout, cette société a toujours manifesté une conscience aiguë de ses valeurs et une volonté résolue de défendre les fondements de son ordre économique et sociaL Rares en effet sont les sociétés où cette volonté se soit exprimée d'une façon aussi consciente et aussi insti tutionnalisée. La commune était un besiau, c'est-à-dire « un ensemble de voisins qui possé daient le droit de voisinage ». Chaque besi avait le droit de pacage, de glandée, de coupe de bois, de soutrage, de fougère dans les biens communs. H avait le privilège de prendre part aux assemblées de la communauté et d'être seul eligible aux fonctions de responsab ilité. Le droit de voisinage, droit personnel dans les villes, était dans les campagnes un droit réel attaché à la possession par héritage d'une maison et du même coup d'un domaine ; la communauté, soucieuse de maintenir un nombre constant de besis et de propriétés, réglait très strictement l'accession au titre de besi. Le droit de voisinage ne pouvait être acquis par le nouveau venu (le poublan) qu'avec agrément de l'assemblée de communauté, après, prestation de serment et versement d'une somme d'argent [39 et 31], Sans doute retrouvait-on dans ces assemblées le reflet de la hiérarchie sociale ; les jurats qui appartenaient en général aux « grandes familles » paysannes, avaient des devoirs et des charges mesurés à leurs droits, et à la considération que la collectivité leur accordait. Autant de signes d'une grande inté gration sociale. On comprend qu'une société aussi fortement organisée pour la défense de ses propres fondements, ait pu conserver à peu près intact son héritage de règles coutumières,. a travers les bouleversements introduits par la Révolution et par le Code Civil [14].
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I. — Ouvrages consacrés à la coutume béarnaise. [1] Maria (de), Mémoires sur les dots de Béarn, et son appendice : Mémoires sur les coutumes et observances non écrites de Béarn (ouvrage manuscrit, Archives départementales des Basses-Pyrénées). [2] — Mémoires et éclaircissements sur le For et Coutume de Béarn (ouvrage manuscrit, Archives départementales des Basses-Pyrénées). [3] Labourt, Les Fors et Coutumes de Béarn (ouvrage manuscrit, Bibliothèque municipale de Pau). [4] Mourot (J. F.), Traité des dots suivant les principes du droit romain, conféré avec les coutumes de Béarn, de Navarre, de Souk et la jurisprudence du Parlement (cité par Laurent Laborde, La dot dans les fors et coutumes du Béarn, p. 15). [5] — Traité des biens paraphernaux, des augments et des institutions contractuelles, avec celui de Vavitinage (cité par Laurent Laborde, ibid.). [6] Mazure (A,) et Hatoulet (J.), Fors de Béarn, législation inédite du XIe au XIIIe siècle, avec traduction en regard, notes et introduction, Pau, Vignancour, Paris, BellinMandar, Joubert, s. d. (1841-1843). [7] Rogé (P.), Les anciens fors de Béarn, Toulouse, Paris, 1908. [8] Brissaud ( J.) et Rogé (P.), Textes additionnels aux anciens Fors de Béarn, Toulouse, 1905 (Bull, de V Université de Toulouse, mémoires originaux des Facultés de Droit et des Lettres, série B, n° III). [9] Laborde (L.), La dot dans les Fors et coutumes du Béarn, Bordeaux, 1909. [10] Dupont (G.), Du régime successoral dans les coutumes du Béarn, Thèse, Paris, 1914. [11] Fougères (A.), Les droits de famille et les successions au Pays Basque et en Béarn, d'après les anciens textes, Thèse, Paris, 1938. [12] Luc (P.), Vie rurale et pratique juridique en Béarn aux XIVe et XVe siècles, Thèse droit, Toulouse, 1943. [13] Le Play (F.), L'organisation de la famille selon le vrai modèle signalé par Vhistovre de toutes les races et de tous les temps — avec un épilogue et trois appendices par MM. E. Cheysson, F. Le Play et G. Jannet, 3e éd. enrichie de documents nouveaux par Ad. Focillon, A. Le Play et Delaire, Paris, 1884 [14] Saint-Macary (J.), Les régimes matrimoniaux en Béarn avant et après le Code Civil, Thèse, Bordeaux, 1942 ; La désertion de la terre en Béarn et dans le Pays Basque, Thèse, Bordeaux, 1942. [15] Bonnecaze ( J.), La philosophie du Code Napoléon appliqué au droit de la famille. — Ses destinées dans le droit cwil contemporain, 2e éd., Paris, 1928. IL — Études d'histoire du Béarn et delà région pyrénéenne. [16] Laborde (J.-B.), Précis d'histoire du Béarn, Pau, 1941, 343 p. [17] Lefebvre (Th.), Les modes de vie dans les Pyrénées atlantiques orientales, A. Colin, 1933, in-8°, 778 p., 152 fig. [18] Cavailles (H.), La vie pastorale et agricole dans les Pyrénées des Gaves, de VAdour et des Nesles, Paris, A. Colin, 1931, in-8°, 414 p., XIII pL
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[19] Tucoo-Chalaa (P.), Gaston Fébus et la Vicomte de Béarn (1343-1391). [20] Laborde (J.-8.) et Lobber (P.), • Affranchissements des besiaux et fondation des Bastides en Béarn aux xme et xive siècles », Revue d'histoire et à!archéologie du Béarn et dû Pays Basque, 1927. [21] Laborde (J.-B.), « La fondation de la Bastide de Bruges en Béarn », in Revue d'histoire et d'archéologie du Béarn et du Pays Basque, 1923-1924, et tirage à part, Pau, 1924. [22] Raymond (P.), « Enquête sur les serfs en Béarn sous Gaston Phébus », in Bulletin de la Société des Sciences, des Lettres et des Arts de Pau, 2e série, t. VII, 1877-1878 et tirage à part, Pau, 1878. [23] Raymond (P.), Le Béarn sous Gaston Phébus, Dénombrement des maisons de la Vicomte de Béarn, extrait du t. VI de l'inventaire sommaire des Archives des Basses-Pyrénées, Pau, 1873, in-4<>. [24] Fay (H.), Dr., Histoire de la lèpre en France, t. I : Lépreux et Cagots du Sud-Ouest, Paris, 1909. [25] Tucoo-Chalaa (P.), « Les institutions de la Vicomte de Béarn (x-xve siècles) », in Histoire des Institutions au Moyen Age, publiée sous la direction de Lot (F.) et Fawtier (R.), t. I : Les institutions seigneuriales, chap, xiii, Paris, P.U.F., 1957, in-8», XIL [26] Cadier (L.), Les États de Béarn depuis leur origine jusqu'au commencement du XIVe siè cle, Paris, Cadier, 1888. [27] Bordes (Maurice), Contribution à V étude de l'enseignement et de la vie intellectuelle dans les pays de Vintendance d'Auch au XVIIIe siècle, Auch, impr. Cochevaux, 1958, in-8», 83 p. [28] — D'Étigny et l'administration de Vintendance d'Auch (1751-1767), Auch, Cochevaux, 1957, 1 034 p., 2 voL, VII pi., dépl. en pochette. Thèse Lettres, Paris, 1955. [29] — Recueil de Lettres de l'Intendant d'Étigny, in-4°, 691 p., Thèse complémentaire Lettres, Paris, 1956. [30] Habakkuk (H. J.), « Family structure and economic change in nineteenth century Europe », The Journal of Economie History, Londres, XV, 1955 (contient une impor tante bibliographie). [31] Lapond (J.-B.), « Essai sur le Béarn pendant l'administration de d'Étigny », in Bulletin de la Société des Sciences, des Lettres et des Arts de Pau, t. XXXVII, 1909, pp. 1-263. [32] Roubaud (Abbé), L'agriculture, le commerce et l'industrie en Béarn en 1774 (Extrait du Journal de V Agriculture, du Commerce, des Arts et des Finances), in Bulletin de la Société des Sciences, des Lettres et des Arts de Pau, Pau, t. XXXIX, 1911, pp. 207-226. [33] Bloch (Marc), Les caractères originaux de Vhistoire rurale française, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1955, 2 voL [34] — Mémoire publié par Soulice dans le Bulletin des Sciences, des Lettres et des Arts de Pau, 2« série, t. XXXIII, 1905, pp. 55-150. [35] Serviez, Statistiques du département des Basses-Pyrénées, Paris, an X, 140 p. [36] Durand (H.), Histoire des Biens communaux en Béarn et dans le pays basque, Pau, 1909. [37] Boilisle (de), Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des provinces, Paris, 3 vol. (s. d.). [38] Young (A.), Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, traduit et édité par Henri Sée, . Paris, Armand Colin, 1931, 3 voL [39] Tucat (J.), Espoey, village béarnais, sa vie passée et présente, Pau, 1947.
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APPENDICE II Évolution de la population entre 1836 et 1954. Année 1836 1866 1881 1891 1896 1901 1906 1911 1921 1931 1936 1946 1964
Bourg
Hameau
% Bourg/ Hameau
Total
Décroissance (%)
499
2330
21
471 407 374 322 328 293 259 262 268 303 268
1997 1666 1666 1066 1624 1601 1408 1371 1363 1277 1093
24 24 23 19 20 18 18 19 19 19 18
2829 2641 2468 2073 2039 1978 1952 1894 1667 1633 1621 1680 1351
10,1 2,8 16 1,7 2,9 1,6 2,9 11,4 2 0,7 2,5 14,4
Entre 1836 et 1954, la population de la commune a décru de moitié. L'exode rural est directement lié à la crise de l'agriculture. C'est ainsi que la décroissance de la population globale atteint 16 % entre 1881 et 1891. Or, on sait qu'entre 1884 et 1893 plusieurs mauvaises années se sont succédées, entraînant un grand mouvement d'exode rural : « On semait du blé, on ne retrouvait même pas de la semence. Il y avait la gelée, la pluie, pas d'engrais, de mauvais outils, l'araire (aret). Beaucoup étaient obligés d'emprunter. Les paysans étaient la proie des créanciers, « les mangeurs de pauvres » (lous minjurs de praubes) qui en obli geaient plus d'un à vendre. Bo. était créancier de 600 francs. Il se brouille avec son débiteur. Il fait envoyer un commandement pour faire payer. Puis il fait saisir la propriété. La daune était déjà endettée de 1 800 francs chez un autre créancier. Bref, Bo. ne fut même pas payé. En 1892, très mauvaise année, La. (gros propriétaire du bourg) prend des ouvriers sans les nourrir : les hommes 1 franc par jour ; les femmes 12 sous. D fallait faire la chaîne pour remonter la terre de la vigne dans de petits paniers. Les hommes chargeaient les paniers, les femmes les passaient de main en main. Il a eu 30 ouvriers. Il n'a pas recruté plus. Il avait trop de monde » (J.-P. A.). Entre 1891 et 1896, la décroissance se ralentit très fo rtement (1,7 %). 1893 fut encore une très mauvaise année. On a parlé longtemps de la « séche resse de 1893 » (la sèquère de 93). « 1894 et 1895 furent de très bonnes années, le blé était très beau, avec l'arrivée des engrais. Il avait plu le premier mai. D n'y eut pas de pluie jusqu'à ce que le maïs fût ramassé. Le maïs était très beau. » Jusqu'en 1914, le taux de décroissance demeure à peu près constant. « Autour de 1906, il y eut de très bonnes années. Les grèves des vignerons du midi entraînèrent un véritable bouleversement, un nouveau départ. Depuis, tout va mieux. Le vin n'a pas cessé de monter. Le vin du midi de seconde cuvée, de l'eau, arrivait à Oloron à 1 sou le litre. Les paysans font la grève contre les trafiquants. Ici, on ne pouvait pas vendre le vin. Avant 1905, une bonne barrique de vin se vendait à 25 ou 30 francs
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le litre. A partir de 1905, 100 francs le litre. Le vin du midi était payé 4 sous et le vin d'ici avait monté. Les gens vivaient bien » (J.-P. A.). La guerre de 1914-1918 détermine une nouvelle chute brutale (11,4 %). H y a 94 morts à la guerre pour l'ensemble de la commune. Entre 1921 et 1946, l'exode rural se ralentit à nouveau. Pendant ces années, à l'exception de 1932, les récoltes sont bonnes. Après 1945, le mouvement d'exode rural reprend, compar able en importance à celui des années 1881-1891 (14,4%), mais imputable à des causes toutes différentes. Autrefois chassé de la campagne par la misère, le paysan est maintenant attiré par la ville. Le facteur essentiel de l'hémorragie démographique est le départ vers les villes bien que la baisse de la natalité joue aussi son rôle (cf. tableaux sur la taille des familles). Le Béarn a toujours été un pays que désertent les cadets. Cependant on partait autrefois faute de terres, alors qu'aujourd'hui les bras manquent. < Fermiers, métayers ou ouvriers sont devenus extrêmement rares. Fils et filles de truque-larrocs aus cams dous autes (casseurs de mottes sur les champs des autres) sont partis à la recherche d'une vie plus aisée ou, tout au moins, d'un gain plus sûr » (P. L.-M.). Le phénomène le plus nou veau est l'exode des jeunes filles qui ne veulent plus des métiers de paysannes. La décroissance que l'on peut constater à Lesquire est un phénomène général dans l'ensemble des cantons ruraux du Béarn. Entre 1946 et 1954, le département des BassesPyrénées a gagné 4 200 habitants cependant que les villes s'accroissaient du double, ce qui permet de mesurer la décroissance globale des campagnes. Les cantons qui ne mordent pas sur une zone urbaine ou ne possèdent pas un centre industriel actif ont perdu des habitants. La commune de Lesquire est une des plus affectées par l'émigration puisque la décroissance est de 14 % contre 11 % pour Accous, 10 % pour Aramits, 9 % pour Lembeye.
APPENDICE III
Tableau I A. - Bourg 1881.
4
3
2 3 1 5 1
4
4
5 2
2
5
10
Nombre de personnes p
4 6 1 5 1 1 17
60
Moyenne
1 12 2 2 7 6 3
18
85
6
4,15 4 1 4 3 4 1 24
72
2
5 3,23 4,10 1,87 3,80 2,38 1 2 29 72
1
6
1 2
3,33 20 58
1 3 4
3,56 20
1
Taille des familles selon la catégorie socio-professionnelle (y compris les domestiques).
Catégories socio-professionnelles
Propriétaires terriens Métayers et fermiers Ouvriers agricoles Ouvriers Commerçants Professions libérales et clergé .... Artisans Cadres moyens et fonctionnaires . Armée et police Inactifs Retraités ou rentiers Ensemble Nombre d'individus
Catégories socio-
Propriétaires terriens Métayers et fermiers Ouvriers agricoles Ouvriers Commerçants Professions libérales et clergé Artisans Cadres moyens et fonctionnaires .... Armée et police Inactifs Retraités ou rentiers Ensemble Nombre d'individus
4,87 4,95 2,70 2,11 3 3,48 1,25 3,80 4,51
Tableau IB. — Hameau 1881.
9 6
51
32 4 3 6
192
64
44 1 4 4 2
300
75
67 2
356
71
61 3 1
342
67
62
259
37
30 4 2
1
Nombre de personnes
42 102
18
42
Catégories socio-professionnelles
Propriétaires terriens Métayers et fermiers Ouvriers agricoles Ouvriers Commerçants Professions libérables et clergé Artisans Cadres moyens Armée et police , Inactifs ou rentiers , Retraités , Ensemble Nombre d'individus
1,8 2 3,92 2,11 2,96 2,42 3 1 2,33 2,62 35
75
25
64
16 2
Nombre de personnes
Tableau III- Bourg 1911.
2 1 3 4
31 70
15
31
Catégories I
1 1,5
4,56 4,64 2 5 4,33
Propriétaires terriens Métayers et fermiers Ouvriers agricoles Ouvriers Commerçants Professions libérales et clergé . . Artisans Cadres moyens et fonctionnaires Armée et police Inactifs Retraités 4,31
4,37 2
Ensemble Nombre d'individus
Tableau II B. — Hameau 1911.
27 3 1
2 2
2
Nombre de personn
52 6 1
35
16
64
210
52 5
63
320
24 3 3
73
252
1 1
37
219
67 4 5 1 1
37 74
12 2
37
Catégories socio-professionnelles
Propriétaires terriens Ouvriers Commerçants
.....'...
Cadres moyens et fonctionnaires ........ Armée et police Inactifs Ensemble Nombre d'individus
Moyenne 2
3
4
6
Nombre de personne
Tableau III A. — Bourg 1954.
1
1 2
1
1 2 3 6 2 2 4
1
1 1 1 1 6 1 1 17
20
1
2 2 1 8 6 2 2 3 3 16
68
3
4 11 28
46
3 1 3
3,6 4 1,6 2,83 3,16 3,40 3,43 2,30 3 1,33 1,62 26 66
1 2
2,71 26
socio-professionnelles I
1,60 1,83
2,60 32,36 4,03
Propriétaires terriens Métayers et fermiers Ouvriers agricoles Ouvriers Commerçants Professions libérales et clergé Artisans Cadres moyens et fonctionnaires Armée et police Inactifs Retraités 3,84
3,81 4
Ensemble Nombre d'individus
Tableau HI B. — Hameau 1954.
13 1 4 2
61
38 5 5 X
144
48
244
61
48 6
186
37
31 2 1 1
204
34
30 1
Nombre de personnes p
23 122
44 4
23
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
125
APPENDICE IV Dialogue entre un villageois et un célibataire. H débouche sur la place de l'église un peu après midi. Il pousse une bicyclette boueuse aux couleurs ternies, les sacoches bourrées de provisions (épicerie, etc.), une grosse choyne [pain de 2 kg] en travers du guidon. Une dégaine alourdie, un vieux costume usagé, ayant longtemps servi les dimanches et jours de marchés, un béret déformé par les intempéries, des pantalons rayés effilochés par le bas, laissant voir des chaussettes décolorées dans des sabots en caoutchouc. — Vous n'allez pas dîner de bonne heure ? — Oh non... mais j'ai bien déjeuné avant de partir... Nous cassons la croûte à la four chette, le matin vers 9 heures. — C'est vous qui venez faire les commissions ? — Eh oui, maman a 80 ans. — Elle m'a dit : « Toi tu peux courir à bicyclette, va me chercher le pain et l'épicerie »*. — Vous n'avez pas d'épicier ambulant qui visite votre coin ? — Nous sommes trop loin, le boulanger-épicier vient jusqu'à la grange de Pé. ; mais nous l'avons manqué de peu. Oh ça m'embêtait de me changer et de faire le chemin... Il y a près de 6 kilomètres de chez nous à la carrère*. — Vous n'avez pas de voisin qui vienne au bourg ? — Pensez donc... je suis seul avec ma mère. Mon voisin Ja. vient ouvrier chez moi — II a abandonné sa petite propriété dont il a hérité indivis avec Ja... Depuis la mort de son oncle que voulez-vous qu'à fasse seul dans cette maison ? A 40 ans il ne peut pas prendre ou trouver une femme. L'autre voisin Rémi vit seul avec sa mère de 80 ans. Sa maison tombe en ruines et n'aura plus bientôt de pièce habitable. — Mais c'est le quartier de la désolation ! — En effet ! La ferme Di. était occupée jusqu'à marterou [la Toussaint] par le fils EL — Lui aussi a quitté la terre ? — D s'y plaisait beaucoup : L'endroit est riant (gauyous) quoique très en pente. Il s'était organisé. Sa sœur du moulin venait lui faire la lessive*. Ja. allait lui surveiller l'étable quand il venait faire ses provisions au bourg ou faire sa partie de cartes le samedi soir. H ne pouvait pas tenir indéfiniment tout seul et trouver une femme s'imposait... — Je me demande comment un homme seul pouvait tenir dans ce coin si isolé. — Il avait une volonté de fer. Très adroit et actif ; il pleurait quand l'huissier lui a apporté le congé 1 — Il avait peur du changement ? — Il avait mal au cœur de se débarrasser des bêtes. Les terres bien préparées lui promett aientde bonnes récoltes. H avait l'impression que les raisons données pour le congé (lou counyet) n'étaient pas « valables ». — Il n'est pas allé devant le conseil paritaire ? 1. Tu que pots courre en bicyclete, ben mé coueille loupaélas épiceries. 2. mes que se l'abem manquât per prim... Oh que m'enbestiabe d'em chanya et de ha lou cami... qu'y a près de 6 km de nouste à la carrère. 3. Uendret que y gauyous bien que hère en pènen. Que s1 ère organisai. — La so déu Mouli queou bienè ha la bugade.
126
P. BOURDIEU
— Il est trop fier et têtu comme un Basque ! H a tout vendu et il est parti à Pau, travailler dans une entreprise*. — Dans le quartier il n'y a plus personne* ? — Depuis que la famille de Ju., le premier voisin, est partie, nous n'avons plus personne pour faire les commissions*. — En effet, ces Ju., une famille nombreuse qui remplissait ce coin. — Ils ont bien fait de partir. Les jeunes, quatre frères et une sœur avaient des bicyclettes et des motocyclettes, même une vieille auto en dernier lieu. Comment vouliez-vous qu'ils aillent au bourg ! Nous avons 800 mètres de mauvais chemin presque impraticable. Une camiasse (mauvais chemin) ravinée par les eaux. Us ont eu du mal à payer ces machines et le reste... On leur a rendu un grand service de les obliger à vendre leur petite propriété pour une bouchée de pain. D'ailleurs ces jeunes gens gagnent de bons salaires et sont toujours bien mariés à Pau, Toulouse. — Ce chemin, il ne serait pas possible de le remettre en état ? — J'en, ai eu l'intention à mon retour de prisonnier. Un kilomètre de chemin c'est un travail important. Je n'ai que Ja. P. et Mo. pour me seconder !... Si j'étais plus jeune... mais la guerre nous a fait perdre beaucoup de temps... Et puis je suis tout seul Pour qui faire tout ça F. — D aurait fallu trouver une compagne... — Oui, vous avez raison*. Mais cette guerre et la captivité. Oui, il aurait fallu 1 Mon père travaillait avec plus de goût*. Un homme seul... tout seul, est perdu à la terre. Faire à manger, s'occuper du linge, guider et garder le bétail. Faire la lumière dans la maison. Faire les marchés, tenir la porte ouverte. Aujourd'hui les femmes ne veulent plus d'un paysan10 1 — Mais pourquoi ? Pourtant elles ne seraient pas malheureuses avec des garçons sérieux comme vous11..* — Le mal est vieux. Elles savent ce qui se passe dans une ferme I Elles entendent leurs parents se plaindre. Il faut reconnaître que le semé n'est pas toujours récolté. Rien de fixe, n faut beaucoup de patience avec les vieux qui toujours tiennent les sous. Et il en faut, de l'argent, pour pouvoir s'équiper ! J'ai dû acheter une « faucheuse mécanique » et je coupe partout, pour si en pente que ce soit, mais il faut marcher droit pour s'en sortir11. — Mais vous êtes aidés1* ? — Oui, le Crédit Agricole, le génie rural14. Mais il faut faire les rentes, rembourser assez vite le capital Tout ça, les filles l'entendent chez elles. On discute et souvent on se dispute : « Le voisin a acheté le tracteur »1S. Aussi toutes les filles quittent « la case » pour la ville très 4 Quey trop fier et cabourrut coum u basquou ! Qua d'à benut tout et quey partit ta Pau tribailha dens ue entreprése. 5. Dens lou quartiè n'y sown pas arrès mey ? 6. Despuch que la famille déou Ju. — Uni purmé besi — e sown partits, n'abem pas arres mey Vas ha las eoumissious. 7. Et puch que souy tout soul — Ta qui ha tout aco... 8. Qu'abet raisou. 9. Lou mé pay que tribailhabe dap mey de gous. 10. Guida e guarda lou bestia. Ha luis dens la maysou. Ha bus marquais, tiene h, porte uberte.. Ouey ne bolin pas mey d'u paysa la hemnes. 11. Mes perqué ?... pourtan ne seren pas malerouses dap garçons serious coum bous... 12. bu semiat n'ey pas toustem lou récouUat; arré dé fixe — que eau hère de patience dot bus bieilhs qui toustem tienen bus sos. S'en y a abans des poude équipa I Qu'ey poudut croumpam ue « faucheuse mécanique » et que coupi pertout per tan penen que sie (300 000) mes que eau tira de dret ta s'en sourti. 13. Mes quel aydats ? 14. Oui, bu credit agricole, bu génie rural 15. Lou best qu'a croumpat bu tractur.
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
127
vite contre un salaire de 20 000 francs, bien nourries, bien logées. Elles n'ont plus la boue aux sabots et elles peuvent aller au cinéma1*. — Vous n'en avez jamais fréquenté ? -fly avait beaucoup de filles autrefois dans mon quartier — une belle jeunesse ! Ma sœur s'est mariée assez jeune avec un bon aine du quartier Rey. — Elle aimait danser et s'amusait sérieusement au baL Pour nous, les hommes de mon âge, cette guerre, puis la captivité nous a gênés pour faire un foyer. Pendant ce temps toutes les femmes de notre âge se sont casées en ville, quelques-unes à la campagne. Celles qui restaient, regardaient la < position », le « portail » (symbole de l'importance de la maison), autant que l'homme17. — Je comprends que le goût du travail se perd dans ces conditions1*. — H faut te marier disent les gens1*. Vous comprenez que ceux qui peuvent trouver mieux, même sans le chercher, s'en vont, c'est le cas de la famille Ju. et de beaucoup de jeunes filles. Ailleurs il touche un mois si petit soit-il... et puis à tort ou à raison le métier de paysan est très décrié10. — C'est dommage bien sûr 1 — Oui c'est pénible d'entendre dire certaines choses qui découragent. J'irai de l'avant tant que je pourrai, mais après ? Je m'échappe. Je vous ai fait perdre votre temps... Vous avez du travail vous aussi. Venez me voir si ça vous fait plaisir mais quand le temps sera plus beau. Maman va penser que je me suis attardé à boire (apintoua's, de pintou, demi-litre devin). — Au revoir, monsieur11. Il disparaît dans l'impasse derrière la maison La., où la coutume veut que les gens de son quartier changent de chaussures, équilibrent leurs charges sur les motos ou les bicyclettes avant d'affronter la longue distance qui les sépare de leur maison.
APPENDICE V Autre dialogue entre un villageois et un paysan. « Tu vois, j'ai été l'autre jour chez Ra., un des plus riches du pays. Je lui ai dit : Toi, tu te crois maître de ta ferme, hé ? Tu crois que tous ces champs et ces vignes t'appar tiennent ? Tu te crois riche ? Eh bien, je vais te dire, tu es l'esclave de ton tracteur. Qu'est-ce que tu as, avec toutes ces terres ? Oui, tu as des millions de biens au soleil, 4 ou 5 millions. Et après ? Calcule ce que tu gagnes ; oui, prends un papier et un crayon. Tu comprends, c'est fini maintenant les vieilles méthodes ; le paysan qui ne calcule pas, qui n'a pas toujours le carnet et le crayon est foutu. Calcule ce que tu donnes par heure de travail à ton père, à ta mère, à ta sœur qui t'aident, calcule ce que tu gagnes. Tu verras que tu prendras ton portefeuille et que tu le jetteras dans la cour. Suppose que tu aimes une fille : tu crois qu'elle 16. N'an pas mey « la hangue » aus escbps et que podin ana tau cinéma. 17. qiïespiaben la pousissiou, lou pourtau autan coum Vhomi. 18. que coumpreni que lou gous deu tribail ques per hens aqueros counditious. 19. Quet eau mandat, se disen lou mounde. 20. Ailhous que toque « u mes » per tan petit que sie... Et puch à tor ou à raisou lou mestié de paysa quey hère descridat. 21. Que tirerey tan qui pousqui, mes après ? Que m'escapi... Je vous fais perdre votre temps — vous avez du travail vous aussi... venez me voir sip hè plasé mes cuan lou terns sie mey beroy. Marna que ba pensa quém souy apintouat...
128
P. BOURDIEU
voudra venir ici, pour trimer toute la journée et rentrer le soir pour aller traire les vaches, rassasiée de peine (hart de mau) ? Les filles de paysans connaissent la vie de paysan ; elles la connaissent trop pour vouloir d'un paysan. Et se lever tous les matins à 5 heures ? Même si elle t'aime, elle préfère se marier avec un facteur, tu entends ? Oui, un facteur ou même un gendarme. Quand la vie est trop dure, on n'a même plus le temps de s'aimer. On trime toute la journée. Où est-il, l'amour ? Qu'est-ce que ça veut dire ? On rentre crevé. Tu crois que c'est une vie ça ? H n'y a pas une fille qui en veuille de cette vie. Il n'y a plus de senti» ment, plus d'affection. Et puis il y a les vieux. Personne ne voudrait leur faire de la peine. On voudrait les cajoler, les caresser. Et pourtant on se dispute parce qu'il y a trop de soucis, parce qu'on est trop fatigués. Les jeunes femmes veulent avoir leur indépendance, pouvoir acheter quelque chose qui leur plaît sans être obligées de rendre des comptes. Non, il n'y en a pas une qui voudra venir ici » (L. G.).
APPENDICE VI L'histoire exemplaire d'un cadet de petite famille. Né en 1895, Lo. est le premier cadet d'une famille de sept enfants vivant sur une petite propriété (20 ha environ). H a fréquenté l'école jusqu'à l'âge de 12 ans. En 1916, il est pri sonnier et travaille dans les mines d'Essen jusqu'en 19181. < A mon retour, mon frère aîné était marié. J'ai passé deux ans dans la famille, à travailler. On a fait beaucoup la fête après la guerre. Moi je ne dansais pas mais on faisait des parties de cartes interminables et des « réveillons » dans les cafés. En 1923, j'ai quitté la maison. Pourquoi ? j'étais gêné d'avoir à fixer un salaire avec mes parents ou avec la nouvelle famille de l'aîné. Je suis parti pour me faire domestique dans la parenté, chez le frère aîné du mari de la sœur ; il avait mon âge et il était seul à la tête d'une grande propriété. H était rentré malade de la guerre et avait une nombreuse famille. Il est mort en 1960. La veuve et ses enfants — ils sont grands mainte nant — me considèrent comme le chef de la propriété. € — Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ? « — D aurait fallu que je trouve une héritière. Je n'avais pas d'argent pour m'installer à mon compte. Et puis je me trouvais heureux comme ça. J'étais attaché à cette maison, aux enfants, à la « terre mayrane > (« la terre des aïeux »), au quartier. Aller faire quoi ailleurs ? Je touche la retraite du combattant et depuis soixante-cinq ans la retraite des vieux travail leurs.Je me porte bien et je suis très heureux de pouvoir m'occuper sans être gêné par personne, aux travaux des champs. Ces champs, je les aime bien depuis quarante ans que je les travaille alors que les propriétés voisines sont abandonnées. » Un autre cadet de petite famille (entretien en béarnais). J. Lou. né le 16 novembre 1896 à Sa. : « De nos temps, la vie était très dure. J'étais l'avantdernier d'une famille de six enfants. Mes parents n'étaient pas très débrouillards et gagnaient difficilement leur vie. Ils étaient métayers à la maison Ha. où ils avaient une petite propriété qu'ils avaient dû vendre pour régler des dettes. Aussi, tout jeune, j'ai été < placé » comme mes frères. Mon tour est venu à l'âge de 7 ans et je suis venu gagner mon pain à la maison Ba. Je gardais les bêtes dans les bois. J'ai eu de beaux ventres de peur et de faim (de bets bentes 1. On n'a retenu ici que les détails significatifs. Les autobiographies font une part énorme au service militaire et à la guerre.
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
129
de pou y de hand). L'école ? La plupart du temps, les femmes de la maison ou les voisines me demandaient pour guider les vaches dans les champs ou faire les commissions ! Mon salaire de 10 francs par an était souvent « engagé d'avance » (crubat (Tabance) I Le plat de résistance était la demi-sardine salée avec des fois une pomme de terre cuite à l'eau. Ah ! les gens d'aujourd'hui ne connaissent pas leur chance. Plus ils en ont, plus ils se plaignent (mey è ri1 an mey es plagnen) t Vers l'âge de 12 ans, j'ai fait la première communion dans cette maison. A l'âge du régiment, j'ai été réformé pour faiblesse de constitution. Je n'aimais pas danser. Quelle misère! J'ai connu quelques femmes, mères de nombreuses familles qui « se donnaient » pour deux sous. Avec ça elles achetaient le pain. Quand j'aurais pu sortir, je n'avais pas d'argent pour m 'habiller 1 La petite propriété que j'habite depuis longtemps je l'ai eue grâce à mes grands-parents. Us avaient donné 2 000 francs de dot à ma mère à condition qu'ils soient employés exclusivement à l'achat de terres qui ne pourraient pas se vendre de son vivant. Mes frères et sœurs me harcelaient pour obtenir leur part Us ont dû attendre la mort de la mère en 1929. A ce moment-là, j'ai dû leur donner leur part alors que j'avais peiné et sué sang et eau sur cette terre. « Le mariage ? Il n'y avait pas un sou. Comment se marier ? (Quin se calé mania ?) Nous allions passer les nuits dans les auberges de Lesquire (qu'anabem noueyteyà en las auberyes), parfois à Pau. J'ai été parmi les fameux cupelès. On appelait ainsi les gens qui ont été « récu pérés > en 1916, les réformés. Au retour, j'ai exploité ma petite propriété avec l'aide de quelques ouvrières. Nous avons passé des veillées terribles avec quelques copains de quart iers, célibataires comme moi ou mal mariés. »
APPENDICE VII Autorité excessive de la mère et célibat. Famille Se. : « Le père appartenait à une grande famille. Effacé, très bien élevé, distingué, il buvait un peu. H épouse une femme plus jeune (en partie grâce à sa pension de guerre) et de très grande famille, jolie et un peu prétentieuse. Il a d'elle quatre enfants. « II n'osait pas s'opposer aux volontés de sa femme. Comme il y avait de l'argent (la pens ion), elle mène un train de vie un peu trop large. Elle allait au marché chaque lundi et jeudi pour se tenir au courant de la chronique locale et pour faire valoir le renom de la famille à Pau. « Les enfants sont très tenus. On leur faisait sentir qu'ils étaient d'une grande famille. Ss étaient envoûtés par la mère qui prend toutes les décisions. Pour les affaires importantes, les fils se rangent à l'avis de la mère. La fille fréquentait un gendarme. Elle a été pour ainsi dire séquestrée pendant deux ans sous prétexte qu'elle était malade. La mère s'opposait au mariage parce que le gendarme était d'une trop petite famille. Partant de là, l'autorité de la mère s'affirme. Normalement un homme doit penser à la grange plus qu'à la maison. Les bêtes sont sacrées. Souvent l'étable et la grange sont plus soignées et plus importantes que l'habitation ; or les granges sont tombées les unes après les autres. Une maison dirigée par une femme est vite par terre. Il y a des décisions qu'une femme ne peut pas prendre et ne sait pas prendre. La fille finit par se marier. Un des garçons réussit à se marier à G. Il avait dû partir, la pension du père ayant disparu à sa mort (en 1954). Les fils ont reconstruit avec l'aide d'un maçon une partie de leur grange. Actuellement, il n'est pas question pour eux de mariage. Us n'ont pas la moindre personnalité. Es ne sortent pas. D n'est pas question d'améliorer le matériel. Ils viennent d'acheter une faucheuse. Les prés sont mal entretenus,
130
P. BOURDIEU
pleins de joncs. Les arbres mal soignés. Je les ai vus, l'autre jour, ils étaient en train de réparer tant bien que mal une herse en bois ! La maison est mal entretenue. La mère garde la volonté de défendre le prestige de la grande famille, ambition disproportionnée avec l'état actuel de la propriété » (A. B.). Famille Ja, : « Le père était pensionné, très brave, buvant un bon coup de temps en temps. H avait une mauvaise santé, il était très gros. Mais surtout il avait été « assommé » par la guerre et n'avait aucun caractère à la maison. Sa femme prit un ascendant sur toute la maisonnée. Très autoritaire. Elle fréquentait assidûment les marchés, le lundi et le jeudi, pour se tenir au courant des nouvelles, cultiver les relations, le « rayonnement », jouer à la daune (dauneyà). Il y a la perte de temps, les dépenses, les achats ; et puis quand la femme s'en va, la maison est vide. C'est la pagaïe. Papotage, roman-feuilleton, ces femmes introduisent à la maison des préoccupations autres. L'intérieur est abandonné et négligé. La ferme n'est pas tenue. La femme continue à aller vendre quelques douzaines d'oeufs pour avoir le prétexte d'aller à Pau. Les hommes commencent à prendre l'habitude de faire un peu de cuisine. C'est déshonorant pour un homme et ce n'est pas dans les règles. Ils se démoral isentpeu à peu ; ils partent un peu plus tard au travail. C'est la femme qui tient une ferme. C'est elle qui fait les repas, qui veille à ce que les hommes aient une tenue correcte. c Les conflits viennent toujours des femmes. Les belles-filles virtuelles ont peur des conflits avec les vieilles. Les vieilles disent : « D faudrait qu'ils se marient. » Mais c'est une façon de se faire valoir. H y a aussi beaucoup de célibataires qui disent : « Tant que maman « est là I » La vieille prend une importance exagérée. La présence de la mère réduit l'urgence du mariage. Il arrive aussi qu'elle freine... « Dans ces conditions tout va à vau-l'eau. L'outillage est rudimentaire et les revenus insignifiants. L'entretien de l'outillage est très important. Le matériel passe avant la maison. Une femme ne peut pas avoir l'œil sur ces choses, essieux qui tournent mal, etc. La maison autrefois importante, est mal entretenue, il y a des c gouttières » sur le toit. Us ont peur de recourir au Crédit agricole parce qu'ils sont déjà endettés et puis marna ne hou pas (maman ne veut pas). La mère régente plus au moins le budget. Ils ne peuvent pas acheter quoi que ce soit. Ils ont eu peine à payer les obsèques de la mère (en 1959). < Ils sont victimes de l'éducation. Le temps semble tout consumer. Les trois frères sentent chaque jour davantage leur impuissance à réagir malgré une aide extérieure. Us donnent une impression de fatalité. Us sont écrasés sous les décombres. Dans ces conditions il n'est pas question de mariage. La situation financière est difficile, la réputation mauvaise, le mariage de l'un ou l'autre des trois frères est impossible. On a parlé de mariage possible de l'aîné (48 ans) avec une jeune fille du quartier, d'origine basque, de 22 ans sa cadette. C'est un brave garçon mais trop sage et trop gauche en face de cette petite Basquaise explosive et remuante ! Pourtant ils ont une jolie propriété aux abords d'un grand bois. Actuellement, ils font eux-même leur lessive, en plus des travaux des champs » (A. B.). Né en 1922, l'aîné est devenu, à la mort de sa mère, en 1959, le chef d'une exploitation de 30 hectares dont 10 hectares en bois et fougeraies, a fréquenté l'école communale jusqu'à l'âge de 13 ans, puis travaillé la propriété familiale jusqu'à son service militaire, avec l'aide de ses deux frères cadets. Incorporé dans les chantiers de jeunesse en 1942, il est envoyé en Allemagne comme S.T.O. en 1943. H est employé comme tourneur dans une usine de Saxe. « Le travail était bien plus dur qu'aux champs. » II est libéré en 1945. « A la mort de ma mère, nous nous sommes retrouvés tous les trois seuls. Et comment « se marier ? Nous n'avons jamais dansé. Nous allions parfois dans la salle de bal pour < regarder. La vie n'est pas très gaie. Nous avons de gros soucis, les frais de réparation de « toitures. Nous ne sommes pas riches. Moi je fais la cuisine, je répare le linge et je fais « la lessive. Pour le < pèle-porc », les voisins viennent nous aider. Ce n'est pas une journée « très amusante. Les voisins et surtout les voisines remuent le couteau dans la plaie sous « tous les prétextes. »
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
131
APPENDICE VIII Un essai de généralisation : le célibat dans seize cantons ruraux de Bretagne. Afin de vérifier si les phénomènes constatés en Béarn présentent un caractère de génér alité, on a choisi d'étudier seize cantons du centre de la Bretagne (soit 135 433 habitants) dont la population a diminué de plus de 10% entre le recensement de 1948 et celui de 19641. Cette recherche (menée en collaboration avec M. Claude Seibel, Administrateur de l'I.N.S.E.E.) a fait apparaître une forte sous-nuptialité des hommes dans l'ensemble de la zone d'étude. Faute de pouvoir distinguer plus précisément la population agglomérée et la population éparse, on a séparé, à l'intérieur de la zone retenue, les communes ayant plus de 1 000 habitants agglomérés au chef-lieu. Les graphiques (fig. 4) font apparaître l'incidence de la résidence, urbaine, semi-urbaine ou rurale, sur le statut matrimonial. Enfin, la fraction rurale de la zone d'étude a été répartie selon la catégorie socio-professionnelle du chef de famille (voir tableau, pp. 132-133). On voit que, dans la population agricole, le pourcentage des célibataires du sexe masculin âgés de 18 à 47 ans, atteint 52 %, — dont 38,9 % de fils du chef de famille et 5 % de domest iques — contre 38,9 % dans la population non-agricole et 29,2 % dans la ville de Rennes. Pour la tranche d'âge de 29 à 38 ans le pourcentage de célibataires déclarés comme fils du chef de famille est particulièrement élevé dans la population agricole, soit 28,3 % (sur 41,0 %) contre 5,7 % (sur 11,8 %) à Rennes pour la même classe d'âge. Toujours plus faible que chez les hommes, soit 32,7 % contre 52,0 % dans les catégories agricoles, 26,0% contre 38,9% dans les catégories non-agricoles, le taux de célibat des femmes ne paraît pas indépendant (relativement au moins) de la résidence et de la catégorie socio-professionnelle. Les courbes du graphique de droite font apparaître une concordance remarquable entre les taux des différentes catégories, alors que la comparaison entre les deux graphiques montre combien différente est la situation des hommes et des femmes2. Ainsi, à une plus grande échelle et dans une région différente, on observe des faits iden tiques à ceux que l'on constatait à Lesquire : les hommes qui vivent de l'agriculture et résident dans des régions reculées, ont une chance sur deux de rester célibataires ; les femmes, elles, échappent aux déterminismes qui tiennent à la résidence ou à la profession. Bien que les explications proposées à propos de Lesquire aient toutes chances de rendre raison du phénomène global, reste que l'on ne saurait conclure de l'identité des effets à l'identité des causes et qu'une analyse sociologique des conditions particulières s'impose.
1. Les cantons retenus sont les suivants : dans les Côtes-du-Nord, Bourbriac, Callac, Corlay, Gouezec, Maël-Carhaix, Rostrenen, Saint-Nicolas-du-Pelem ; dans le Finistère, Carhaix, Châteauneuf-du-Faou, Huelgoat, Pleyben, Sieun; dans le Morbihan, Cleguerec, Le Faouet, Gourin, Guéméné-sur-Scorff. Les communes ci-après, comptant plus de 1 000 habi tants agglomérés au chef-lieu ont été exclues de l'étude : dans les Côtes-du-Nord, Callac, Rostrenen ; dans le Finistère, Carhaix, Châteauneuf-du-Faou, Huelgoat, Pleyben ; dans le Morbihan, Le Faouet, Gourin, Guéméné-sur-Scorff. Sur les 123 communes de la zone d'étude on en a donc retenu 114, toutes rurales et caractérisées par leur faible densité (45 habitants au kilomètre carré en moyenne). 2. Pour la comparaison avec les données valables pour la France entière, on pourra se reporter à la revue Population, n° 2, 1962, pp. 232 et suiv.
132
P. BOURDIEU Proportions de célibataires : comparaison Zone d'Études (16 cantons C. S. P. du chef Agricoles Sexe masculin
Population totale Pourcentage Célibataires dont : Enfants Chef ménage Autres parents Pensionnaires et domestiques Mariés dont : Chef ménage Épouse Enfants Ascendants Autres Veufs et divorcés dont : Chef ménage Ascendant Autres Population de 18 à 47 ans Pourcentage du total Célibataires dont : Enfants Chef ménage Autres parents Pensionnaires et domestiques Mariés dont : Chef ménage Épouse Enfants Autres Veufs et divorcés
46122 100,0
C. S. P. du chef
Sexe féminin 41936 100,0
Sexe masculin 21131 100,0
53,4%
44,4%
45,3 %
43,6 3,7 3,1 3,0
39,2 1,1 2,9 1,2
38,6 3,9 1,4 1,4
19 865 43,1% 38,7 2,9 0,9 0,6
19 838 47,3% 0,3 42,1 3,4 1,1 0,4
10 096 47,8% 44,8 2,4 0,2 0,4
3,5%
8,3 %
6,9%
1,9 1,3 0,3
4,6 3,3 0,4
5,7 0,7 0,5
20 637 44,8
17 500 41,7
7 836 37,1
100,0 52,0%
100,0 32,7 %
100,0 38,9 %
38,9 4,3 3,8 5,0
27,8 0,7 2,4 1,8
29,9 4,2 1,9 2,9
47,3%
65,5%
40,2 0,0 6,3 0,8
0,3 56,4 7,4 0,8
59,9% 53,3 0,0 6,0 0,5
0,7 %
1,8%
11°/
S
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
133
entre la Bretagne centrale et la ville de Rennes. de la Bretagne intérieure)
Ville de Rennes
Non Agricoles Sexe féminin 26 244 100,0
Ensemble Sexe masculin 67 253 100,0
Ensemble
Sexe féminin 68180 100,0
Sexe masculin 51203 100,0
Sexe féminin 61514 100,0
35,8 %
50,9 %
41,1%
45,2%
43,4%
27,4 5,4 1,7 1,3
42,0 3,8 2,6 2,5
34,6 2,8 2,5 1,2
38,7 2,7 0,6 3,2
33,7 4,5 1,2 4,0
10 390 39,7% 1,4 35,6 2,2 0,3 0,2
29 961 44,5% 40,6
30228 44,3%
51,4% 48,6 0,1 1,8 0,2 0,7
26 702 43,4% 1,1 40,0 1,7 0,2 0,4
2,7 0,7 0,5
0,7 39,6 2,9 0,8 0,3
24,5%
4,6 %
14,6 %
3,4%
13,2%
21,8 1,9 0,8
3,1 1,1 0,4
11,2 2,8 0,6
2,6 0,3 0,4
10,7 1,8 0,7
8134 31,0
28 473 42,4
25 634 37,6
22 086 43,1
26 730 43,5
100,0 26,0%
100,0 48,4%
100,0 30,5 %
100,0 29.2 %
18,5 3,5 1,6 2,4
36,4 4,3 3,3 4,4
24,8 1,5 2,2 2,0
17,0 4,7 1,1 6,5
69,8%
50,8 %
66,9 %
69.3 %
64,5%
2,0 60,7 6,7 0,4
43,8 0,0 6,2 0,7
0,8 57,8 7,6 '0,7
64,1
1,6 58,5 3,8 0,6
4,2%
0,8%
2,6%
4,1 1,1 1,5%
100,0 31,6% ' 17,6 5,2 1,4 7,4
3,9%
100% Légende commune Rennes Zone de la Bretagne centrale Ensemble Agricoles Non agricoles ••.....
\
18 20
25
35
Sexe masculin
40 45 50 Fig. 4. — Proportions de célibataires : Comparaison
furedL ^62
Z-A 100%
"% m. m. *^% \A
- 90
% Wl Ml '«< ¦
80
VI :1\ ill :1 Ml Ml :\\
-*. 70
60
:\l \l :\\\ :\l Ml
- 50
Ml :\l v\
40
MA l\\AV¦ * \* \»
- 30
v i\\ V \
\>
Sexe féminin
.. ^
20
** = 10
15
20
i 25
entre la Bretagne centrale et la ville de Rennes.
30
1 35
40
1 45
50