MARIA KAKOGIANNI - On dit toujours que Platon est un anli démocrate, eh bien, je pense qu'il est avant tout un antilibéral. On fait de lui un métaphysicien idéaliste, alors que c'est un très fin stratège Et qui dit stratège, dit bataille. Il recherche sans arrêt les coordonnées d'un nouveau type de conflit. Comment changer un régime qui font tionne au « changement » et à la « critique » ; qui fabrique des rcbrls withouta cause pour annuler toute possibilité de révolte logique I ALAIN BADIOU - C'est en effet une question importante et dlfli cile. Il y a deux voies, depuis toujours. Celle des principes d'abord, qui permet de « lire » la société au rebours de sa prétention norm.i tive. Les sociétés contemporaines ne sont nullement libres, <.n l.t
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KAKOGIANNI ENTRETIEN PLATONICIEN
« liberté » individuelle qu'elles promeuvent est en réalité la « liber If de consommer les produits, le plus souvent laids et inutiles, voire nuisibles, dont la production et la circulation enrichissent s,ne, mesure une oligarchie très restreinte. Et cette prétendue « llbeit*' se paie d'inégalités monstrueuses aggravées par des crises dév.e. tatrices. L'autre voie est la construction d'une force politique .tplr > tenir pour réel ce que le capitalo-parlementarisme dominant de< l.n< impossible. Il s'agit dans ce cas d'une effectuation des prlmlpe', toujours locale, et qui demande une invention toujours renouvell e pour que les mots d'ordre dont les masses populaires sont soient en quelque sorte dictés par les gens eux-mêmes, «lés loi s t|" il • sont positivement touchés par les principes communistes Écrivain, philosophe, professeur émérite à l'École normale supéilruir d> u m» •........ Alain Badiou a notamment publié, chez le même éditeur, /Je (/(«>/ s,n *. ■ i • i iih L'Hypothèse communiste et L'Idée du communisme (vol. I cl II, ive< Slavti| Enseignante vacataire de philosophie à l'université Paris H, M.nt,i ►.. ............. .. "Mw De /a victimisation (L'Harmattan, 2012). Elle a égalemnd ........................ 1 • ' l'ouvraqe LeSymptôma grec (Lignes, 2014).
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BADIOU 17/02/2015 Ray : 2597 Reassor
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A l a i n B a d io u
Titres disponibles dans la même collection
Série « Circonstances »
Alain Badiou - Maria Kakogianni
EN TRETIEN PLATONICIEN
Circonstances, 7. Sarkozy, pire que prévu; les autres, prévoir le pire, 2012 Circonstances, 6 . Le Réveil de l’Histoire, 2011 Circonstances, 5. LHypothèse communiste, 2009 Circonstances, 4 . De quoi Sarkozy est-il le nom ?, 2007 Circonstances, 3 . Portées du mot «ju if », 2005 Circonstances, 2 . Irak, foulard, Allemagne/France, 2004 Circonstances, 1 . Kosovo, 11 septembre, Chirac!Le Pen, 2003
Collectifs Ltf Symptôma grec, Lignes, 2014 Eldée du communisme, II (dir., avec S. Zizek), Lignes, 2011 Lldée du communisme, I (dir., avec S. Zizek), Lignes, 2010
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Lignes, 2015
lig n e s
«Ni conversation, ni controverse, le dialogue n’échappe à la forme du monologue alterné ou à celle de l'interroga toire qu’à condition que son mouvement effectue l’unité du questionner et du répondre. S ’il est rhétoriquement conduit, l’interrogation est toujours fictive et la réponse prévisible ; s’il poursuit un but pédagogique, les questions ne sont posées que pour obtenir les bonnes réponses ou les fournir. Le dialogue platonicien n’a d ’autre fonction que de maintenir ouverte la dimension interrogative au cœur même de la réponse et la dimension inventive au cœur même de la question. » M. D ixsaut, Le Naturel philosophe, p. 30.
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M a r ia K a k o g ia n n i - Pendant plusieurs années votre séminaire s’intitulait «Pour aujourd’hui : Platon». Par ailleurs, vous avez proposé une traduction de la République. Que signifie pour vous une traduction contemporaine de Platon? A l a in B a d io u - Il y a plusieurs motifs à cette traduc tion, et plusieurs sens du mot «contemporain». Comme vous savez, le siècle passé a été dominé par un anti platonisme à peu près général. Il y a l’antiplatonisme des philosophies de la vie, de Nietzsche le premier, qui affirme que «l’Europe doit guérir de la maladie Platon». Il y l’antiplatonisme de la philosophie analy tique, pour laquelle le statut des objets de la pensée ne renvoie nullement à des idées, mais aux structures du langage. Il y a l’antiplatonisme de la phénoménologie existentielle, pour laquelle Platon nous engage dans une faute capitale, qui est de séparer essence et exis tence. Il y a l’antiplatonisme marxiste : le dictionnaire de philosophie de l’URSS définissait Platon comme «idéologue des propriétaires d’esclaves». Il y a l’antiplatonisme de Heidegger, pour lequel Platon commence l’âge métaphysique de la philosophie, lequel mène à l’oubli de l’être et au nihilisme. A u regard de tout cela, j’ai toujours désiré affirmer un Platon qui soit notre contemporain, un Platon dégagé de la toute première critique supposée décisive qui ait été formulée contre
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lui à l’âge moderne, celle de Kant, pour qui Platon est le nom propre de la pensée «dogmatique», laquelle prétend se situer au-delà des «limites de la raison». Justement, je ne pense pas qu’il y ait des «limites de la raison». La raison est pour moi l’aptitude de la pensée à soutenir de façon universelle l’au-delà de ses limites circonstancielles, et en cela Platon est le premier penseur de la pensée. Alors, pour montrer directement ce Platon contempo rain, j’ai finalement pensé qu’il fallait en quelque sorte le réécrire, en plaçant son texte le plus connu et aussi le plus contesté, sa «Politéia » dans un contexte dégagé de la pesanteur des références antiques. Au fond, c’est une forme retorse de propagande pour Platon.
critique, etc., aux auteurs du passé, et singulièrement à Platon. Whitehead a même prétendu que toute l’histoire de la philosophie était constituée par des notes en bas de page des dialogues de Platon... Alors, qu’est-ce que «traduire» un texte philosophique? Bien sûr, ce peut être la tâche des spécialistes de la langue dans lequel ce texte est écrit. C ’est inévitable, indispensable. Tout le corpus des œuvres en grec ancien est mis au net, annoté, critiqué, traduit, dans une optique dominée par la philologie. Mais pour le philosophe, traduire est autre chose, cela fait partie de sa propre façon de circuler dans l’histoire de la philosophie. Et en particulier, dans mon cas, de réarticuler cette histoire à des conditions extérieures nouvelles. À quoi Platon peut-il nous servir, nous dont le contexte scientifique, artistique, existentiel, politique, est si éloigné du sien ? Pour démontrer que, oui, il nous est utile, et même indispensable, rien de tel que de mettre son texte à l’épreuve d’un autre contexte : le nôtre. Cette opération, même si elle suppose qu’on se tienne au plus près du texte et de sa langue, est bien une opération philosophique.
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M. K. —Vous dites que la philosophie est une «maquerelle» des vérités. Mais aussi, qu’elle n ’a pas de discours propre, qu’elle se place plutôt en diagonale des discours, comme un dia-logos. Par exemple, entre le discours du maître et le discours universitaire. Ou encore entre le discours politique et le discours amou reux, le discours de la science et celui de l’art, pour utiliser le lexique conceptuel qui est le vôtre. Dans quel sens diriez-vous que la tâche du philosophe rencontre celle du traducteur? A. B. - Parmi les mouvements diagonaux, comme vous le dites fort bien, il y a celui qui fait se mouvoir le philosophe dans l’histoire de la philosophie. Nous savons bien que toute entreprise philosophique singulière est aussi constituée par un rapport sélectif, interprétatif,
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M. K. - On ne peut penser la traduction sous le modèle de l’échange ou de l’équivalence. Entre le texte original et la traduction qu’en est-il des simulacres et des copies? Après tout, c’est là le principal point d ’attaque contre Platon, ce que Deleuze appelait son «cadeau empoisonné» : non pas la distance entre modèle et copie mais celle entre mauvais simulacre et bonne copie. Si vérité n ’est pas le juge des apparences mimé tiques, qu’est-ce qu’une bonne copie de Platon ?
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A. B. - Une bonne copie de Platon, c’est un usage fécond de son texte à l’intérieur d’une proposition philo sophique neuve. Le jugement de Deleuze sur Platon reste superficiel, parce qu’en vérité le mouvement réel qui permet de passer de la variété des apparences mondaines à l’Idée n ’est aucunement identique au rapport entre une copie, bonne ou mauvaise, et un modèle. Ce n ’est là pour Platon qu’une image didactique approximative, et qui, dans l’histoire des «platonismes», a mal tourné. Ce mouvement est en réalité ce que Platon nomme la dialectique, ou plus précisément, comme le dit avec force Monique Dixsaut, le «dialegesthai », le dialectiser. C ’est un acte complexe, qui trouve son paradigme préli minaire dans les mathématiques, lesquelles précisément ne sont la «copie » de rien, et qui vise, non un «modèle », mais ce à partir de quoi il peut y avoir de la pensée, et non pas seulement de l’opinion. Du coup, transmettre par la traduction une bonne idée de Platon, plutôt qu’une bonne copie, est aussi un acte dialectique, qui consiste à éprouver son texte, ou plus précisément ce qu’il peut y avoir d ’universel dans son texte, en le «frottant» à des contextes de pensée différents, à des objets dont il ne parle pas, à des commentaires fallacieux. Le but est de dégager Platon des opinions sur Platon, c’est-à-dire du «platonisme», pour le rendre à la pensée, à la philo sophie proprement dite.
aussi : pourquoi la philosophie contemporaine se veutelle résolument antiplatonicienne ? À tout prix.
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M. K. - Échapper réellement à Hegel, disait Foucault, suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui. J’aimerais vous demander ce qu’il en coûte, selon vous, d ’échapper réellement à Platon. Et
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A. B. - Notez d’abord que Foucault désirait renoncer à Hegel, et que ma logique n ’est nullem ent de me détacher de Platon. Il en résulte que si, pour Foucault, mesurer le prix du renoncement à Hegel est le préalable obligé de ce renoncement désiré, pour moi, mesurer le prix d ’une rupture avec Platon est au contraire un argument rationnel pour ne pas rompre... Ce qu’il en coûte de rejoindre le vaste camp de l’antiplatonisme est aujourd’hui parfaitement clair : on verse aussitôt, la pression de l’idéologie dominante aidant, dans le rela tivisme culturel ou langagier, dans le morcellement de l’humanité en groupes ou minorités identitaires qui ne considèrent que leurs intérêts propres, dans une sorte de cynisme du type «les idées, ça ne compte plus, ce qui compte, c’est de s’éclater, ou de conquérir un pouvoir, ou les deux, ça c’est le pied », discours dont les lointains ancêtres sont les sophistes. On est aussi à nu devant le chantage «antitotalitaire », la vantardise libérale exercés par nos démocraties imaginaires - «démocraties» qu’il faut renommer, conformément à leur essence, capitaloparlementaires. Plus globalement, on est livré à l’impératif «vis sans Idée», absolument indispensable à un monde dans lequel il est uniquement demandé aux sujets de travailler dur pour que le Capital prospère, et pour ce qui est de la «liberté» et du «bonheur», de se tenir, la langue pendante et la carte de crédit à la main, devant la scintillation du marché. Faute de quoi, considérés comme de trop, ils seront traités comme tels.
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Ceci explique très naturellement pourquoi l’antiplatonisme est une évidence dominante de notre temps. La démocratie dont nous parlons ici (qui n ’est aucu nement une démocratie réelle) est incompatible avec l’existence de quelque vérité universelle que ce soit. Quiconque est «démocrate» est donc antiplatonicien, et qui, dans notre Occident, n ’est pas «démocrate»? Platon le savait: sa critique de la «démocratie», vue comme l’organisation sociale où les plaisirs du commerce l’em portent totalement sur les conséquences d ’une Idée, n ’a pas pris une ride.
A. B. - Je ne vois pas que la société contemporaine soit porteuse en son propre sein de quelque «rupture» que ce soit.
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M. K. - Si la «maladie » Platon date de Nietzsche, qui a fixé les coordonnés de l’antiplatonisme, on peut parler d ’une sorte de «rébellion douce» contre Hegel dans la philosophie française contemporaine. J’entends par là la philosophie qui est contemporaine de l’évé nement de Mai 68. Rébellion douce pour autant que la notion de «rompre avec» se trouve au centre de sa dialectique et rend problématique toute prétention de rompre avec Hegel. En revanche, la rébellion contre Platon est beaucoup plus violente et directe. Ou plutôt, elle semble principielle. Au regard de ces deux grands dialecticiens, quel «Platon» et quel «Hegel» comme outils de pensée face à un capitalisme qui présente une disposition particulièrement puissante pour récupérer tout combat mené contre lui et le retourner à son profit? L’anti-ceci ou l’anti-cela se vend bien, le marché aime le jeunisme, la provocation... Comment rompre avec ceci, qui fait de toute «rupture avec» une source de profit et la condition de sa reproduction ?
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M. K. - C ’est une remarque qui vise non pas son réel, mais les emblèmes, les symboles. Tout cela n ’est pas réductible à la simple question des ruptures imaginaires et à la logique de la tromperie. Vous nouez la rupture réelle avec l’opération d ’une Idée. A. B. - Une rupture véritable, c’est le surgissement d ’une affirmation neuve, qui a la prétention d ’être universelle, et juge l’état des choses existant du point de vue de cette universalité. Ce que nos sociétés récu pèrent sans aucune difficulté, ce sont les «critiques», qu’elles soient esthético-radicales ou plaintives, dont ne se tire aucune conséquence affirmative, et qui ne portent pas en elle l’éclaircie universelle d ’une Idée. De ce point de vue, l’antiplatonisme et l’antihégélianisme vont de soi, car pour Hegel comme pour Platon, ce qui norme une négation n ’est pas sa capacité critique, mais l’affirmation dont elle se soutient. Soit dans la forme de la souveraineté de l’Idée du Vrai pour Platon, soit dans celle de la relève dialectique, ou de la puissance de l’Absolu - qui est «auprès de nous dès le début» - pour Hegel. Il faut critiquer la pensée critique, faire ce que proposait Sartre: une «critique de la critique critique». La critique est le stade infantile de la rupture, parce que ce n ’est jamais qu’une opinion supplémentaire, qui sera un jour remplacée par de nouveaux «produits» sur le marché des opinions. Seule une vérité, et non la négation
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d ’une opinion, peut venir à bout d’une opinion. On peut dire aussi : le seul terme qui rompe avec le capitalisme n ’est certes pas l’anticapitalisme, c’est le communisme. Raison pour laquelle l’élite dirigeante, pour Platon, doit impérativement vivre sous des normes communistes (pas de propriété privée, vie collective, sobriété, primat du bien public, force de l’idée, culture scientifique et dialectique étendue, etc.).
d ’autre totalité que celle du Cosmos, et il suffit de lire le Timée pour comprendre que cette totalité cosmique est fictive, y compris au regard des conceptions dialec tiques à l’œuvre dans le Sophiste ou la République. En vérité, l’idée de totalité appartient, non pas aux vérités politiques, mais à la propagande des États. Dans les années 1960, y compris durant la Révolution culturelle en Chine, laquelle a procédé à une violente division du Parti communiste et de l’État, il y a eu une puissante entreprise de désétatisation de la politique. Dans ce cadre, si on ne renonçait pas aux enseigne ments positifs de Platon ou de Hegel - comme l’ont fait les vitalistes ultragauchistes puis les renégats de tout poil - , il fallait produire de ces auteurs une lecture détotalisée et projetée vers une conception simultané ment multiforme et universelle des vérités (au pluriel). Dans cette lecture, la notion de «victoire» change de statut. Il n ’y a pas de victoire décisive ou ultime, il n ’y a pas de renversement «total» du vieux monde. Il y a une ténacité des vérités politiques sous le signe de l’Idée. Cette détotalisation, Zizek l’a tentée pour Hegel, et moi pour Platon. Vous remarquerez que du coup, nous sommes les philosophes qui ont maintenu en vie l’idée communiste.
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M. K. - Judith Butler soutient que c’est dans le contexte de la French Theory que le sujet hégélien est devenu synonyme de totalité. Par exemple, votre ami Slavoj Zizek propose un Hegel tout autre, un peu «lacanisé», si l’on peut dire, où l’absolu est pas-tout. Dans quel sens la temporalité de Mai 68 conditionne-t-elle cette lecture de Hegel?Y a-t-il un rapport avec ce qui arrive au sujet révolutionnaire à ce moment-là? Dans quel sens est-ce au moment même où la possibilité historique d’un soulèvement populaire victorieux est ébranlée qu’advient cette lecture de Hegel? A. B. - Je crois qu’en Mai 68, plus généralement durant les années 1960 dans le monde, on s’est aperçu q u ’il y avait eu, dans les courants révolutionnaires dominants, et singulièrement ceux qui soutenaient aveuglément les Etats socialistes, une capture de l’idée de vérité par l’idée de totalité. Or, même chez Hegel, au moins dans ce qu’il a d ’utile et de créateur, la nature du processus dialectique n ’exige pas, rationnellement, d’être connectée à une totalité. Elle peut parfaitement rester ouverte. Tout de même, chez Platon, il n ’y a pas
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M. K. - Vous dites qu’il n ’y a pas de victoire ultime, qu’il ne peut y avoir de renversement total du vieux monde ; cela signifie-t-il que la communauté commu niste serait en quelque sorte toujours dans les interstices? On connaît votre distance par rapport à la conception «étatiste », si on entend par là à la fois la politique d’Etat
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et Yétat du monde. Mais alors qu’est-ce qui distingue votre conception de ce que quelqu’un comme Daniel Bensaïd, par exemple, appelait, l’illusion mouvementistel Enfin, troisième moment de la même question, en quoi le fétichisme de l’État a-t-il été remplacé par un fétichisme des mouvements, accompagné de l’invocation lyrique de contre-pouvoirs locaux, de la micro-politique, etc.?
d ’échec, ou est-ce que c’est une certaine idée de la poli tique qui se défait? Dans quel sens peut-on distinguer défaite et échec? Peut-on penser l’idée communiste entre défaite et échec? Q u’est-ce qui a échoué et qu’estce qui doit être « dé-fait » pour continuer?
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A. B. - Je ne dis pas du tout qu’il n’y a pas de victoires. Mais de même qu’en philosophie, il faut remplacer «la Vérité» par «les vérités», de même en politique, il faut remplacer la victoire par les victoires. Il y a eu et il y aura des discontinuités décisives, qu’on aura bien le droit d’appeler des révolutions. Mais il n ’y aura pas un état final de la situation qui soit totalement soustrait aux contradictions, aux menaces adverses, voire à de sérieux retours en arrière. Déjà Mao, qui pensait toujours dans des échelles temporelles très vastes, soulignait que la question de savoir si le socialisme avait réellement vaincu le capitalisme ne serait tranchée, et seulement pour l’essentiel, qu’à échelle de plusieurs siècles. Et il annonçait la nécessité d ’une longue suite de révolu tions culturelles.Tout ça n ’a rien à voir avec les illusions mouvementistes, pas plus, sur l’autre bord, qu’avec les visions étatistes et bureaucratiques. Il s’agit de l’im mense mouvement dialectique qui lie dans l’histoire trois termes: le mouvement de masse, l’organisation politique, l’État. M. K. - Lorsqu’un mouvement insurrectionnel ne vise pas la prise du pouvoir étatique, peut-on parler
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A. B. - N ous ne savons pas encore clairement, aujourd’hui, quels sont les nouveaux avatars tactiques d ’une politique communiste. La norme totalisée de la prise du pouvoir n ’est plus dominante - bien qu’elle ne soit pas exclue - , car nous savons, depuis les années soixante, et singulièrement depuis la Révolution cultu relle en Chine, que l’existence postrévolutionnaire d ’un État, fut-il socialiste, ne garantit aucunem ent par soi-même la continuation, voire l’existence, d ’un mouvement politique réel en direction du communisme. Il faut que la politique continue à exister, non seulement sous sa forme organisée, mais sous la forme de vastes mouvements de masse, imposant à l’inévitable inertie étatique des mesures radicales dans le sens du dépéris sement de l’État. On citera notamment l’avancée vers la disparition des «grandes contradictions»: entre le travail intellectuel et le travail manuel, entre les villes et les campagnes, entre l’agriculture et l’industrie, entre les hommes et les femmes... Tant que ces contradic tions demeurent, l’État - et donc aussi l’idéologie de la totalité, voire de l’identité - demeurent. C ’est pourquoi finalement, aujourd’hui, ni ce qu’est une victoire, ni ce qu’est une défaite, ni même ce qu’est un échec, n ’est clairement représentable. Ce qu’on peut dire est qu’une victoire est toujours la création et la consolidation de
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ce qu’on peut appeler un lieu politique, c’est-à-dire une situation, même locale, dont les militants populaires de l’Idée, du mouvement de l’Idée, contrôlent pour l’essen tiel le devenir.
l’échec des années soixante du dernier siècle ne sont pas tirées, tout comme à la fin du xixe siècle rien ne pouvait se faire, si les leçons des échecs du mouvement insur rectionnel ouvrier, et notamment de la Commune de Paris, n ’étaient pas tirées - ce qui fut l’œuvre de Lénine. Il faut à cet égard partir de l’expérience la plus complexe et la plus avancée, celle de la Révolution culturelle en Chine, laquelle s’est proposé d ’explorer les voies de passage entre l’État socialiste bureaucratisé et la re-création d’un mouvement communiste. L’échec grandiose de cette tentative est pour nous l’équivalent de l’échec non moins grandiose de la Commune de Paris.
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M. K. - La question de la victoire renvoie à ce que vous disiez tout à l’heure : la capture de l’idée de vérité par l’idée de totalité. Le «nous» ne pensait la victoire qu’en terme d ’un renversement total, d ’une victoire finale. D ’autre part, l’invention du parti comme lieu organisé de la politique renvoyait à une certaine inter prétation d’un échec historique, celui de la Commune de Paris, et à une certaine idée de la victoire. Mais alors, vous placez la politique contemporaine devant l’impératif de penser un autre échec. Ce qui veut dire également de penser autrement l’échec... et la victoire. A. B. - La contre-révolution dont nous voyons le déploiement contem porain rem onte à la deuxième moitié des années soixante-dix du siècle passé. Elle est en réalité l’effet direct de l’échec global du mouvement révolutionnaire multiforme qui a secoué le monde, de l’Europe à la Chine, en passant par de nombreux pays «du tiers-monde », en Amérique du sud ou en Afrique, sans exclure les Etats-Unis eux-mêmes. Nous devons entrer dans la pensée de la «crise du capitalisme » par le bilan créateur d’une crise autrement plus importante : celle qui rend tout à fait obscures les perspectives d ’en semble auxquelles pourraient se référer les mouvements et organisations anticapitalistes (pour employer un mot négatif, donc faible). Rien ne se fera si les leçons de
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M. K. - On peut parler d’une «génération» des philo sophes soixante-huitards sous l’espèce d ’un concept phare, celui de l’événem ent. Foucault, Deleuze, Derrida, Rancière, chacun dans son entreprise propre met en scène une certaine résistance à la position ou à la pulsion de maîtrise. Ils n ’opposent pas à la maîtrise dominante une nouvelle maîtrise. Comme si la place du maître devenait désormais impossible à occuper. Que l’on vous apprécie ou non, vous êtes le seul de cette «génération» à assumer encore la construction d ’un système. Si notre présent philosophique se donne comme antisystémique et émeutier, vous êtes vraiment inactuel, au sens nietzschéen du terme. En ce temps d’émeutes, que peut un système philosophique ? A. B. - Vous savez, quand on est philosophe, critiquer la position du maître est à mon avis une simple posture. Qui ne voit - pour qui a suivi leurs cours, ou même
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seulement lu leurs livres - que Foucault ou Derrida, pour ne rien dire de Lacan, fonctionnaient absolument comme des maîtres ? M on ami Rancière est plus prudent en apparence, mais finalement au prix de ne délivrer qu’une pensée oblique, souvent ramenée à une sorte de diagonale entre des pensées préexistantes, même si son talent stylistique, de premier ordre, «colore» tout ça de façon reconnaissable. Notons aussi qu’une partie de la maîtrise cachée se joue dans le maniement de référents historiques. L’œuvre de Foucault est largement une anthropologie historique, elle se tient dans l’abri d’une sorte de science, et le maître extrêmement savant qu’est Rancière met sur le devant de la scène le maître ignorant qu’est Jacottot... Personnellement, qu’une position de pensée soit initialement proposée et défendue par un maître non seulement ne me gêne pas, mais me semble être toujours le cas. M ême en politique, je ne fais aucun usage normatif de la tarte à la crème parlementariste : l’oppo sition entre «dictature » et «démocratie ». D ’abord parce que l’action collective populaire est toujours dictatoriale. Il n ’est que de voir comment fonctionne une assemblée ouvrière d’usine, un comité ou un piquet de grève. Il n ’y a que les patrons et les États pour réclamer dans ce genre de circonstances un vote secret ! Mais surtout parce que ce qui compte n ’est jamais la forme étatique des choses, mais leur contenu réel, le processus dont elles témoignent, l’Idée qu’elles incarnent. En fait, il n ’y a que la conservation qui soit sans maître, parce qu’elle s’appuie sur les structures existantes. Toute nouveauté commence par ce presque-rien qu’est un individu ou
un petit groupe, et il faut qu’ils tiennent ce dont ils sont porteurs sans se laisser intimider par quelque loi du nombre que ce soit. Quant au «système», il n ’est que l’expression visible d ’un point auquel toute pensée véritable, même et surtout celle des adversaires du système (les Pascal, Kierkegaard, Wittgenstein ou D errida...) se conforme, sauf à renoncer à être transm ise: un idéal de cohé rence, de «tenue » subjective, quitte à proposer de façon intrasystémique ce que c’est que la cohérence dont on va se réclamer. Le système n ’est qu’une apparence, j’oserai dire une honnêteté, de ce réquisit implacable. Les aphorismes poétiques de Nietzsche sont bien plus brutalement systématiques, à cet égard, que les précau tions déductives de Descartes —ou les miennes.
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M. K. - Il y a eu les émeutes de décembre 2008 ; la «crise grecque »; la mise sous tutelle de l’État grec par le FM I et l’Union européenne ; le coup d ’État parlemen taire des banquiers et la «démocratie de novembre» en 2011 ; un parti néonazi entré au Parlementent après les élections en 2012; des signes inquiétants d’un processus de fascisation. En quoi ce qui se produit en Grèce actuellement fait-il figure d ’une torsion symptomale de l’Occident et de sa barbarie ? A. B. - La Grèce joue le rôle du «maillon faible» dans les contradictions contemporaines en Europe, toutes proportions gardées comme la Russie de 1917 était, aux yeux de Lénine, un maillon faible dans la situation des impérialismes européens aux prises dans la guerre.
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Althusser a bien vu que le «maillon faible» est le point de cristallisation, de surdétermination, d ’un complexe dialectique qu’on peut retrouver à plus grande échelle. Les facteurs que vous décrivez ne sont en effet que des exagérations de tendances et d ’impasses qui affectent aujourd’hui tous les pays d’Europe. La question analy tique la plus importante est finalement de savoir si le capitalisme européen aura besoin, localement ou plus généralem ent, de pratiques politiques d ’exception (tutelle impériale, groupes fascistes, mesures xéno phobes, etc.), ou s’il parviendra à stabiliser la situation dans la maintenance du système «démocratique » exis tant, ce qui suppose qu’il puisse continuer à entretenir une classe moyenne importante (ce que les politiques dites d’austérité rendent assez difficile). Dans tous les cas, la question politique la plus importante est de savoir si et comment peut surgir, dans ce contexte, au-delà des formes classiques que prend un mouvement de masse à volonté résistante, ou négative, un processus organisé porteur d ’une affirmation, d ’une volonté, soumise à l’Idée, d ’imposer une figure de l’organisation collective entièrement autre que celle que nous connaissons.
appartient à quelqu’un structure une dette symbolique qu’il n ’est pas possible de rembourser.
M. K. - Les rois philosophes dans la République de Platon sont issus de la classe des gardiens, c’est-à-dire ceux qui n ’ont pas de propriété privée. Sur les idées, il n ’y a aucun droit de propriété. J’ai l’impression que «l’Occident », c’est les idées universelles mais soumises au droit d’auteur, l’égalité et la liberté pour tous, mais à condition que l’idée demeure la propriété de quelquesuns. D ’où une dette infinie. Une idée universelle qui
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A. B. - La limite à ce que vous dites, c’est que ne sont réellement vendables à très haut prix que les idées qui sont en définitive utiles à nos maîtres. Certes, dans la période de contre-révolution ouverte à grande échelle pendant les années 1980, on a vu des renégats bate leurs vendre assez cher leur camelote «démocratique » et «antitotalitaire». Les prix de ce genre de production ont depuis beaucoup baissé. Et en même temps, qui est réellement prêt, dans les médias, les milieux d’affaire et les politiques dominants, à acheter à un prix élevé les notions dont nous, dans notre camp encerclé et disséminé, avons réellement besoin? C ’est pourquoi la maxime de nos maîtres est bien plutôt «vis sans Idée» M. K. - La Révolution d’Haïti est la première révolte des esclaves noirs combattant pour une pleine participa tion au projet émancipateur de la Révolution française. Slavoj Zizek souligne précisément le fait qu’ils prirent alors les slogans révolutionnaires français davantage à la lettre que les Français eux-mêmes. Le mot-clé ici est celui de «participation» et cela nous conduit à nouveau tout droit à Platon. A. B. - Notons d’abord ce point, qui est très frappant : ce n ’est que depuis peu de temps, en France, que cette «participation» des esclaves noirs de Saint-Domingue (comme on disait à l’époque) au processus de la révo lution a été mise en avant et étudiée, et qu’on a perçu à
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la fois la radicalité et la profondeur de la pensée et des actions d ’un homme comme Toussaint-Louverture, qui aurait dû être connu et admiré au même titre, au moins, qu’un Robespierre ou un Saint-Just. C ’est dire la persis tance, aujourd’hui encore, de la perception coloniale des choses. Si on excepte l’œuvre d’Aimé Césaire, qui est si l’on peut dire un homme de la situation, les textes litté raires les plus importants dont le point de départ est la «question noire »pendant la Révolution française sont... allemands : Les Histoires caraïbes d ’Anna Seghers et leur transposition théâtrale dans La Mission de Heiner Müller. La principale étude historique a été pendant longtemps celle de C. L. R. James, un Américain : Les Jacobins noirs. Heureusement, nous avons aujourd’hui, en particulier avec Florence Gauthier, des historiens conscients de cet inadmissible aveuglement idéologique, et qui étudient à fond, non seulement la révolution noire proprement dite, mais aussi les agissements du lobby colonial, des négriers et de leurs agents, jusqu’au cœur du dispositif révolutionnaire lui-même. Ce lobby a en particulier acti vement participé à la préparation et à l’exécution du coup d ’État contre-révolutionnaire de Thermidor. Tout ceci dit, oui : on peut parler de «participation», au sens où c’est bien de la forme prise en leur temps, avec les événements en France, par l’idée d ’éman cipation, que les dirigeants noirs de la révolution à Saint-Domingue s’inspirent, avec du reste l’appui de quelques délégués venus de France, parmi lesquels la figure tout à fait étonnante de Léger-Félicité Sonthonax. Et que cette «participation» enrichisse en retour l’Idée, lui donne une amplitude et une universalité de prime
abord invisibles, éclaire que toute participation du réel à l’Idée doit être pensée comme une activité créatrice, et non comme une réception passive. Nous sommes là dans ce que j’ai appelé les «logiques des mondes», qui organisent la production des effets d’un événement.
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M. K. - Il y a peu de temps, j’ai été étonnée d’en tendre à la radio un haut fonctionnaire du gouvernement français parler de la Grèce comme d’un pays qui n ’a pas les «standards» des pays les plus développés, un pays avec tout le charme de l’Orient. Enfin, cela répé tait cette histoire des feignants du Sud, etc. Mais je voudrais évoquer avec vous autre chose : en parlant de la Grèce, vous évoquez une forme contemporaine de l’impérialisme. A. B. - J’ai soutenu que la mise en tutelle de la Grèce commençait à ressembler à un «zonage», qui est la forme contemporaine de l’impérialisme : affai blissement et mise en tutelle d ’un État, dépeçage de son territoire si l’on peut, capture à bas prix et sécu risation militaire des zones rentables, misère générale tenue pour inévitable, autorisant un travail très peu payé, à la lisière de l’esclavage, et quelques collabo rateurs locaux à cette œuvre de mort, en général sous le titre de «chef de gouvernement», de «ministre», ou de «président», richement subventionnés et dotés de «conseillers» pour ce qui concerne la police et l’armée. Bien entendu, pour que les âmes sensibles de nos classes moyennes ne soient pas trop dérangées dans le confort matériel et spirituel qui assure leur indéfectible soutien
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au système politique «démocratique », on leur racontera que tout ça est de la faute des indigènes du coin, qui non seulement sont «orientaux», comme dans cette émission de radio à laquelle vous faites référence, mais ont certainement commis d ’épouvantables atteintes aux droits de l’homme, lesquelles sanctifient les inter ventions et occupations militaires. Depuis vingt ans au moins —mais la chose a des racines coloniales bien plus lointaines - nous avons ainsi la promotion de person nages tout à fait dialectiques : le parachutiste, le pilote d ’avion de bombardement, le tankiste, tous humani taires ! La volonté impérialiste de contrôler tous les pays qui peuvent l’être a pris un temps - mais ça marche de moins en moins - le nom gracieux de «devoir d’ingé rence». Les plus importantes puissances européennes obéissent en Grèce, aujourd’hui, à un «devoir d ’ingé rence» absolument humanitaire. Je trouve à cet égard tout à fait judicieux l’appel à «sauver la Grèce de ses sauveurs1».
la démocratie, etc., nous sont homogènes - mais aussi, frontière basculant même de l’autre côté, dans la caté gorie de «ceux-là», les pays d ’Orient. Quelque part, l’histoire de l’État grec moderne est une manière pour l’Occident de s’offrir une «origine». Symboliquement, l’État grec moderne est construit par et pour la dette.
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M. K. - L’Orient a été une invention de l’Europe et l’orientalisme n ’est jamais loin d’une idée de l’Europe définissant un «nous» en face de «ceux-là». Dans cette configuration, la Grèce possède le double statut para doxal d’être à la fois le centre et la frontière. Le centre car, dit-on, elle serait le berceau de la culture occiden tale - «nous »garantissant que la philosophie, le théâtre, 1. Appel paru dans Libération le 21 février 2012 (http://www.liberation.fr/ monde/01012391134-sauvons-le-peuple-grec-de-ses-sauveurs). Voir égale ment la revue Lipies n° 39, « Le devenir grec de l’Europe néolibérale », octobre 2012 ; S. Zizek, S. Horvat, Sauvons-nous de nos sauveurs, Lignes, 2013.
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A. B. - Il y a certainement là quelque chose qui singu larise la Grèce. Mais je n ’en exagérerais pas la portée. Nous ne sommes plus dans les temps classiques, et quand des idéologues tentent de désigner le «propre» de l’Occident, ils parlent bien plus de judéo-christianisme que de culture antique. Le cynisme contemporain est fondamentalement inculte, il s’empresse auprès d ’une marchandise dont la fraîcheur, la nouveauté sont les qualités premières. L’idée d’une «supériorité » occiden tale fondée sur la gloire artistique et scientifique de la Grèce antique ne me semble plus guère active dans la subjectivité de nos compatriotes. L’opposition réelle et brutale a été cimentée bien plus récemment, en fait dans la deuxième moitié du xixe siècle, par l’extraordinaire violence de la période coloniale, laquelle dure encore. C ’est l’opposition entre «développés» et «sous-développés», la guerre entre «civilisations» (dont une, la nôtre, est évidemment supérieure) avec la thèse annexe, purem ent idéologique, que le sous-développement a pour cause, non les agissements des impériaux pour ne pas se laisser développer la concurrence (ce qui est le réel nu), mais les divers vices des sous-développés euxmêmes, en particulier aujourd’hui leur absence d ’esprit
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«démocratique» véritable et leur inguérissable penchant terroriste et totalitaire. C ’est qu’en dépit des efforts de certaines sectes hyper-idéologisées pour y parvenir au prix de gros mensonges, du genre «les Arabes n ’ont jamais rien inventé», il est très difficile d ’opposer le monde grec au monde arabe, vu que le corpus de la philosophie et de la science comme création de la Grèce ancienne a été transmis à l’Occident par les Arabes. C’est pourquoi ce qui joue à fond, et qui laisse la Grèce de côté, est l’islamophobie, laquelle n ’a pas d ’autre ressort que de brandir le lumineux tandem christianisme-laïcité contre l’obscurantisme musulman. Très vieille opération coloniale, là encore, dont la réactivation contemporaine laisse rêveur quant aux lois implacables qui régissent les violences idéologiques les plus absurdes, et autorise - en vérité impose -, vu la flagrante pathologie de tout cela, qu’on cherche, juste derrière, le bon gros jeu des intérêts sordides. A ces intérêts, le déguisement «civi lisation occidentale judéo-chrétienne dans ses racines » convient mieux que les oripeaux du «miracle grec». Au demeurant, nos maîtres ne croient plus aux miracles...
autre, souvent par les biens de l’emprunteur, ou par son salaire, etc. - que cette avance non seulement sera remboursée mais qu’elle le sera avec un gain pour le prêteur, gain qui est plus ou moins proportionnel à la somme prêtée (c’est le fameux «taux» du prêt). La promesse «garantie» faite par l’emprunteur est en réalité la promesse d ’un gain, et non pas du tout d ’un simple remboursement, pour le prêteur. Ce qui est «vendu» par le créancier est de l’argent et du temps> le temps que mettra le prêteur à rendre, et la somme prêtée, et les «intérêts», fort bien nommés, lesquels paient aussi le temps qui sépare le prêt de son remboursement. Cependant, une promesse de gain peut être elle-même vendue ! C ’est là tout le point véritable : il y a bien un prêteur premier, mais il peut mettre à profit le temps - que sous forme d ’échéance du prêt il a aussi vendu à l’emprunteur - pour vendre la promesse de gain à un autre. Ainsi, et c’est une donnée fondamentale du capi talisme, la dette circule. C ’est ce que dans un excellent petit livre dont c’est le titre, Pierre-Noël Giraud appelle «le commerce des promesses1». Si vous avez des raisons secrètes de penser que la promesse ne peut pas être tenue, vous avez intérêt à la refiler contre monnaie à quelqu’un qui croit encore qu’elle va l’être. C ’est lui qui, quand va venir l’échéance du prêt et que l’emprun teur sera hors d ’état de tenir sa promesse, sera ruiné, parce qu’il a acheté quelque chose qui en fait ne valait plus rien. Vous voyez donc que le fond de l’affaire n ’est pas une relation primordiale et en face-à-face entre
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M. K. - Partant de Nietzsche, Gilles Deleuze et Félix Guattari énoncent l’hypothèse que la relation créancierdébiteur est première par rapport à tout échange. Plutôt que d ’un échange symbolique, le lien social serait avant tout une relation symbolique créancier-débiteur. A. B. - Mais qu’est-ce que la dette, dans le capi talisme? C ’est une avance d ’argent en échange de la promesse - qui doit être garantie d ’une façon ou d ’une
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1. P.-N. Giraud, Le Commerce des promesses : Petit traité sur la finance moderne, Paris, Le Seuil, 2001.
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un créancier et un emprunteur. Nous ne sommes pas du tout dans la vieille dialectique féodale du Maître et du Serviteur. La question est que le créancier est un personnage circulant, et qui finit parfois par être extrêmement loin de l’emprunteur. Aucun des deux, au bout du compte, ne connaît l’autre. C ’est ainsi qu’un affairiste ukrainien peut être mis à sec par des petitsbourgeois de l’Idaho qui n ’ont pu honorer les traites de leur nouveau logement. Il faut donc dire que l’endet tement est une relation dissymétrique entre une entité définie (par exemple un individu ou un peuple, comme le peuple grec) et le marché financier tout entier, sur lequel l’endetté, quel qu’il soit, n ’a en général pas le moindre contrôle. Il ne sait même plus à qui il doit de l’argent. En ce sens, dans le monde capitaliste développé, on ne peut pas dire que le créancier et le débiteur organisent entre eux une relation. Le créancier exerce une maîtrise globale indéchiffrable pour l’emprunteur, qui ne connaît en général que son intérêt immédiat propre. Créancier et débiteur appartiennent à deux sphères différentes, en sorte que le mot «aliénation» prend son sens complet: l’endetté devient un des termes interchangeables d’un jeu qui lui est totalement extérieur. Il est représenté hors de lui-même par un symbole étranger.
plus vide. Est-ce que le «maître ignorant » ne résulte pas de la critique contre ce «maître créancier»? Peu importe en fin de compte que Jacques Rancière projette cette figure sur Platon, son ennemi c’est le maître créancier qui se met en avant-garde pour montrer le chemin et, plutôt que de l’émanciper, établit une distance insur montable avec l’élève, et donc, pour celui-ci, une dette presque impayable. Votre geste consiste-t-il à construire un lieu qui ne soit ni celui du «maître ignorant», ni celui du «maître créancier»?
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M. K. - Parlons un peu de dette, mais plutôt en ce qui concerne le rapport aux maîtres. En pensant au maître créancier et à l’élève-débiteur, la scène du Banquet me vient à l’esprit. «Socrate» tourne en dérision la demande d’Agathon. Ce serait une aubaine, dit-il, si la sophia était de nature à couler du plus plein vers le
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A. B. —La question de la maîtrise n ’a pas pour moi la même importance normative que pour Rancière. Il est plus démocrate que moi. Après tout, nous savons que pour s’incorporer à quelque processus de vérité que ce soit, il faut en général la médiation de maîtres. C ’est évident en science et dans les arts, mais ça ne l’est pas moins en politique, où aucun mouvement de masse n ’a de chance d ’être victorieux au long cours s’il n’est pas aussi animé par une forte confiance dans un ou des dirigeants tenus pour incorruptibles. Dans bien des circonstances, nous manquons de bons maîtres. La figure du maître ignorant vient certes directement de Socrate, quand il affirme qu’il ne sait rien, sinon qu’il sait qu’il ne sait pas. Mais que désigne cette figure ? Elle désigne le fait que dans la transmission d ’un savoir, l’égalité est de rigueur en ceci que ce savoir - en l’occur rence, l’accès à l’Idée - est universellement le même, qu’on soit dans le processus en position de maîtrise ou non. Au futur antérieur du processus de transmission supposé achevé, l’élève aura été révélé comme aussi
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savant que le maître, et le maître aura été ni plus ni moins ignorant que l’élève. Le maître ignorant est celui qui sait d ’avance qu’il en ira ainsi. C ’est tout le sens de la réminiscence : on ne peut apprendre que ce qu’on est de toujours capable d ’apprendre, et qu’en ce sens on sait «déjà». De là que Socrate se fait fort de montrer que telle ou telle idée mathématique aura été familière, en bout de course, à un esclave arbitrairement choisi. Au fond, le maître ignorant, c’est tout maître véritable, à savoir celui qui affirme et prouve l’universalité concrète d ’une Idée, et qu’elle rend possible un partage égalitaire de la pensée. Ce qu’il faut dire, c’est que le créancier, un banquier local, par exemple, n ’est pas un maître du tout, car il ne fait que propager sans gain de pensée pour personne l’ignorance où il se trouve lui-même de ce que va devenir la créance qu’il vend à un fonds de pension aussi lointain que richissime.
A. B. - Exactement. L’universalité exclut la propriété. C’est bien pourquoi les «gardiens» de Platon ne doivent rien posséder, étant en fait les gardiens de l’universel. Et c’est aussi pourquoi M arx conclut son Manifeste en déclarant que tout le programme communiste se ramène à un seul point : abolition de la propriété privée.
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M. K. - Dans le rapport de Platon à son maître, Socrate, Platon m et en scène un «Socrate» qui est aporos1. Le pas inaugural de la philosophia implique toujours une pauvreté. Les idées n ’ont pas de droit d’auteur, elles sont communistes où elles ne sont rien. Si le savoir est savoir accumulé, on ne peut participer à une vérité qu’à condition de ne pas la posséder. Ou encore, comme le montre l’exemple d’Haïti, à condition de la soustraire à ceux qui prétendent la posséder.
1 . M ot composé du « a- » privatif et du mot poros (passage, chemin, moyen). Aporos : celui qui manque de moyens (matériels, conceptuels, etc.), le pauvre. D ’où aussi le mot « aporie ».
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II SUR LA PLACE
M a r ia K a k o g ia n n i - Il soir. Vous êtes arrivé tôt?
y
a beaucoup de monde ce
- Aussi tôt que nécessaire. J’ai toujours aimé la variation temporelle, dans les situations. Il se peut qu’il soit absolument requis d’être à l’heure, qu’une action soit minutée, qu’il faille se plier rigoureusement à la discipline du temps. Mais il arrive aussi bien qu’une sorte de laxisme temporel soit nécessaire, qu’il ne faille pas vouloir conclure trop vite. C ’est souvent le cas dans les réunions, où l’on recherche en commun l’idée juste. Elle vient souvent de façon anarchique. Elle surgit dans la parole d’un dernier venu, comme au hasard. Mon vieux maître Canguilhem disait, après avoir suivi les interminables discussions dans la Sorbonne occupée: «Eh bien ! La démocratie, la vraie démocratie, ça prend du temps ! ». Il se peut évidemment qu’il s’agisse d ’un temps perdu. Mais il peut aussi arriver que ce soit du temps gagné, car une fois l’unanimité réalisée autour d ’une idée juste, l’action peut être foudroyante. A l a in B a d io u
M. K. - Pasolini1 parlait des années 1970 comme des années de fausse lutte contre des vieux pères : de beaux messieurs, bourgeois respectés, avec des barbes solennelles et des cheveux blancs, dignement assis sur 1. P. P. Pasolini, « La première vraie révolution de droite » [5 juillet 1973], in Ecrits corsaires, Gallimard, coll. « Folio », 1976.
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des chaises dorées. Mais le nouveau pouvoir, disait-il, ne veut plus avoir à compter avec de tels pères. Peut-être de manière trop schématique, Mai 68 serait le point culminant des luttes contre les vieux pères. D ’où son aspect antiautoritaire. Maintenant, il faut réapprendre à lutter. Les jeunes pères, ce n ’est évidemment pas une question d ’âge, parlons plutôt d'éternels jeunes pères, eh bien, ce ne sont pas des bourgeois respectés, avec des barbes solennelles et des cheveux blancs... ils font plutôt du jogging, sont ouverts au dialogue, avec un smartphone à la main et des vêtements confortables, plutôt hyperactifs et légers, jamais tout à fait assis. Devant ces éternels jeunes pères, vous vous considérez comme un vieux fils ?
révoltés en 1968 et ensuite contre les formes établies du consensus réactionnaire, et nous avons proposé un enga gement résolu dans une autre politique du communisme. Aujourd’hui, nous devons constater que les principaux défenseurs de principes communistes sont «vieux». Va-t-on alors dire que la contradiction principale, au rebours de celle de 68, oppose de vieux progressistes à de jeunes réacs ? Evidemment pas. Ce sont là seulement les avatars historiques de l’Idée, ou plus exactement des modalités de son inscription historique.
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A. B. - Pasolini n ’a eu de 68 et ses suites qu’une vision tronquée. Je le dis alors même que j’ai pour Pasolini, l’immense poète, une admiration sans mélange. Tout le point est que, comme vous le rappelez, sa grille de lecture était centrée sur la question de la jeunesse : la trahison de la jeunesse populaire, héritière des jeunes résistants antifascistes, par les intellectuels et les notables du Parti communiste italien. Cette interprétation des années soixante du strict point de vue de la révolte des jeunes est unilatérale. Naturellement, dans tous les mouvements de masse, la jeunesse est au premier plan, mais ça ne veut pas dire qu’on puisse lire l’événe ment comme animé par une contradiction jeunes/vieux. L’idée politique n ’est jamais chevillée à un groupe parti culier, puisqu’elle est universelle, même si elle animée prioritairement par un tel groupe. Nous nous sommes
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M. K. - Peut-être que je me suis mal exprimée, je ne voulais pas opposer jeunes et vieux, ni pères et fils. J’essayais plutôt de parler, en termes de subjectivité, de rapports différents au changement et à la permanence. Vous avez rencontré le succès sur le tard. Par rapport au milieu universitaire, le grand public ne vous a «décou vert» que très récemment. Vous voilà maintenant un auteur «bancable». Vous m ’avez dit un jour que Platon a mal vieilli, il n ’y a qu’à voir Les Lois par rapport à sa République. Votre souci, me disiez-vous, est de bien vieillir. Que signifie bien vieillir, dans notre monde où la jeunesse est l’un des plus grands emblèmes? Quel rapport entre bien vieillir et le temps marchand, celui de la rapidité, de l’immédiateté, et son rythme frénétique? A. B. - «Bien vieillir»? Vous savez, le schéma ordi naire est qu’on est activiste et révolutionnaire dans la jeunesse, conservateur établi dans l’âge m ûr et réac tionnaire dans la vieillesse. Statistiquement, ce n ’est pas faux. Il a été prouvé que si, en 2007, on avait interdit
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de voter aux gens de plus de 65 ans, Sarkozy aurait été battu. Vous me direz que le succès de Ségolène Royal n ’aurait pas été celui de l’insurrection communiste... Oui, mais enfin, Sarkozy était l’emblème de la réaction pure, le propagandiste des splendeurs du Capital, et il était indubitablement l’idole des vieux. Si je consi dère des gens comme Victor Hugo, Tolstoï, ou Sartre, j’en conclus que pour «bien vieillir» il faut prendre la précaution d’être de plus en plus farouchement opposé à l’ordre établi. Il ne suffit pas de s’imaginer qu’on continue à être ce qu’on était, qu’on a fait ses preuves dans le passé. Il faut exagérer un peu, il faut être carré m ent intempestif, il faut être de façon ouverte celui qui, aux yeux des idéologues du moment, corrompt la jeunesse au sens de Socrate, tente de lui barrer la route dorée des succès et délices de la servitude volontaire et de ce que Pasolini nomme «l’humble corruption».
puissance universelle et de ne jamais s’engager dans les traquenards des «contradictions» superficielles. Ceux qui s’imaginent encore que le «vrai combat» pour les valeurs progressistes porte sur le foulard «islamique », la laïcité bourgeoise, la viande comme ceci ou comme cela, des choses de ce genre, ne sont que des satellites du conservatisme moderne. Car notre époque est celle de la contradiction principale entre communisme et capitalisme ; ne participe du déploiement politique de cette contradiction que ce qui fait la preuve, théorique et pratique, qu’il est incompatible avec la domination sous sa forme contemporaine. Nous avons chez nous nombre de dames qui vont nu-tête ou les seins nus et qui adorent le capitalisme mondialisé, et quantité de dames à foulard sur la tête qui sont une solide armée de réserve pour le combat politique émancipateur. Notre époque est celle du communisme en un sens précis : le communisme est la norme immédiate de toute apprécia tion des conflits. En philosophie, cela veut évidemment signifier que notre problème est de définir à nouveaux frais contre le relativisme commercial, ce qui a pour nous une valeur absolue. D ’où, si l’on veut, un retour à la métaphysique.
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M. K. - J’ai l’impression que la critique des universaux, de la métaphysique, tout cela a produit des quantités de langage universitaire. Mais c’est comme si on se battait contre des vieux pères. Et maintenir cette lutte est une manière très efficace pour laisser passer inaperçu le nouveau pouvoir et son régime de vérité. Qui n ’est autre qu’un régime sophistique. A. B. - Il est certain qu’il fallait jeter bas le vieux complexe idéologique militaro-religieux, les «valeurs» conservatrices, le respect des autorités, l’académisme... Mais tout cela était une tâche du xxe siècle. Aujourd’hui, ce qui importe est de restituer l’idée émancipatrice à sa
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M. K. - D ’une certaine façon, lutter contre un maître autoritaire, contre l’exclusion que produit toute norme, est une tâche... non pas plus facile - lutter n ’est jamais facile - mais plus claire. L’orientation est plus claire. En revanche, lutter contre un maître qui refuse obsti nément sa place de maître, lutter contre une exception qui s’éternise, là où la critique de toute norme devient
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«normale»... voilà une tâche bien plus obscure. Car ici, dans cette deuxième lutte, il y a le risque permanent de faire appel à un retour à l’autorité, à un retour aux vieux pères. N ’est-ce pas là que se loge, aussi, le réser voir fasciste ?
perspective de la guerre. C ’est pourquoi les moments historiques décisifs sont organisés par la contradiction fascisme/communisme, laquelle montre la futilité tran sitoire de la «paix» démocratique.
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A. B. - Vous parlez là des conditions absolument neuves de la politique, à partir du moment où il ne s’agit plus de destituer un maître, d ’en finir avec une tyrannie, de jeter bas des idoles, mais de faire advenir, contre le capitalisme mondialisé, un ordre égalitaire. Ce sont les conditions de la politique communiste. Dans sa phase ascendante, le capitalisme est compatible, nous le savons, avec la «démocratie» parlementaire, parce que, comme l’a déjà vu Marx, il n ’a aucun besoin de symboles, de hiérarchies visibles, de sacré... Il lui suffit que tout ce qui existe soit réduit à la forme de l’objet commercialisable. Il est alors absolument nécessaire de lui opposer justement des symboles, des conceptions, ce que j’appelle une, ou des, Idées. Telle est l’essence obligée d’une politique communiste. Elle résume l’in térêt de l’humanité tout entière dans des formules de pensée-pratique qui doivent évidemment être mises à l’épreuve des situations. Il est vrai cependant que dans ses périodes de crise systémique, d ’exacerbation des contradictions inter-impérialistes, de décadence corrompue, le capitalisme et son oligarchie ne peuvent plus assurer l’entretien d ’une classe moyenne asservie, laquelle est, de toujours, le soutien de masse de la «démocratie» étatique. Surgit alors la possibilité d ’une formule autoritaire et violente, souvent liée à la
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M. K. - Il est peut-être utile de distinguer capitalisme et libéralisme. Dans cette période où on nous a annoncé la fin de l’Histoire, c’était comme si le marché libre se mariait «naturellement» avec la démocratie libérale. Aujourd’hui, avec l’exemple asiatique, on voit très bien que le capitalisme peut fonctionner hors ce mariage. J’entends par libéralisme non pas une théorie écono mique mais une gouvernementalité, une technique de gouvernement. Qui fait quoi? Qui produit et qui consomme des libertés... D ’un point de vue platoni cien, tout libéralisme est nécessairement démocratique. Même si le contraire n ’est pas vrai : toute démocratie n ’est pas forcément un libéralisme. La démocratie comme processus effectif de l’hypothèse égalitaire est tout autre. Enfin... il est absolument paradoxal de parler de Platon, alors qu’il est question de capitalisme et de libéralisme. A. B. - Pas tant que ça. Car Platon a très bien vu une chose : la circulation marchande et monétaire est fina lement assez homogène à l’organisation démocratique de l’État (au libéralisme politique, si vous voulez). Au fond, le capitalisme est une organisation libérale de la propriété et des richesses, et que la loi soit faite pour encourager ce libéralisme - celui de la «privatisation» de tout ce qui semble relever du bien public - est le
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principe même de nos gouvernants «démocratiques». Ce que dans tous les cas le policier fait c’est, fonda mentalement, de protéger la propriété privée. Mais il peut le faire sous un régime légal libéral, ou sous un régime autoritaire, et cela modifie tout de même la donne. La preuve : pour défendre le capitalisme déve loppé qui est le leur, nos sociétés «démocratiques » font un usage constant, comme repoussoir, des régimes poli ciers. Cette propagande est efficace, très efficace même auprès de la classe moyenne et de la grande majorité des intellectuels. Elle ne pourrait pas l’être si le policier qui fait le job était exactement le même.
ces sociétés ne prétendent pas qu’elles sont bonnes (ce serait admettre qu’il existe une norme, une Idée, du bien ou du vrai). Ils disent seulement qu’elles sont «les moins mauvaises ». Leur propagande n ’est jamais pour le Bien, mais contre le Mal. Chez nous, André Glucksmann a tenté de donner à cette «idée» une base théorique. Au fond, il s’agit de dire : en l’absence de toute vérité - si vous voulez : en l’absence de toute norme absolue -, c’est la société la plus confortable pour les individus qui est la moins mauvaise. En ce sens, dès Platon, la sophistique est l’idéologie naturelle de la démocratie. Q u’ensuite il faille soumettre à examen ce qui est tenu pour vrai, c’est bien ce que le Socrate de Platon s’échine à faire !
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M. K. - Le sage ou sophos se déclare être en posses sion de la vérité. Vient alors le sophiste, pour construire une position «critique». Il ne nous prom et pas la liberté, mais son geste est libérateur. Car ce qui est jugé comme vrai est lui-même soumis à l’examen. Le problème apparaît lorsque ce geste libérateur se stabi lise en nouveau régime. C ’est ce qu’on peut appeler «libéralisme»: quand le doute ne sert pas à tenter une articulation nouvelle, mais qu’il devient articulation finale. Relativisme. A. B. - Le fond du problème n ’est pas le doute, la critique, la «liberté des opinions»... Le fond du problème est de savoir s’il y a ou non, en politique, des vérités, c’est-à-dire des principes. La philosophie sous-jacente de la sophistique est le scepticisme, et le scepticisme convient parfaitement aux sociétés libé rales. Il est très frappant du reste que les défenseurs de
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M. K. - Face aux révoltes logiques, le libéralisme comme gouvernementalité préfère construire des rebels without a cause et des éternels jeunes. Platon le décrit très bien, quand il parle du fils démocrate dans la République. Au bout du compte, si le «changement» implique une critique contre ce qui était accepté comme tel, Platon pointe du doigt le moment où le «changement» devient régime, et alors c’est évidemment un régime bâtard. La démocratie est décrite comme ce régime qui comporte tous les régimes. Alors là, nous dit-il, il faut se battre autrement. On dit toujours que Platon est un anti démocrate, eh bien, je pense qu’il est avant tout un antilibéral. On fait de lui un métaphysicien idéaliste, alors que c’est un très fin stratège. Et qui dit stratège, dit bataille. Il recherche sans arrêt les coordonnées d ’un nouveau type de conflit. Comment changer un régime
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qui fonctionne au «changement » et à la «critique »; qui fabrique des rebels without a cause pour annuler toute possibilité de révolte logique ?
de Foucault et Deleuze sur les intellectuels et le pouvoir, Rancière avec La leçon d ’Althusser, etc. Il y a l’intellectuel-héros de type sartrien lié à une figure d ’avant-garde qui éclaire, puis, me semble-t-il l’intellectuel antihéros soixante-huitard et sa critique du rôle même des intel lectuels en tant que guides... Et maintenant? Quelle figure de l’intellectuel pour aujourd’hui? Ou plutôt quel type d ’intervention sur les affaires communes ?
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A. B. - C ’est en effet une question importante et difficile. Il y a deux voies, depuis toujours. Celle des principes d ’abord, qui perm et de «lire» la société au rebours de sa prétention normative. Les sociétés contemporaines ne sont nullement libres, car la «liberté» individuelle q u ’elles prom euvent est en réalité la «liberté» de consommer les produits, le plus souvent laids et inutiles, voire nuisibles, dont la production et la circulation enrichissent sans mesure une oligarchie très restreinte. Et cette prétendue «liberté » se paie d ’inéga lités monstrueuses aggravées par des crises dévastatrices. L’autre voie est la construction d’une force politique apte à tenir pour réel ce que le capitalo-parlementarisme dominant déclare impossible. Il s’agit dans ce cas d ’une effectuation des principes, toujours locale, et qui demande une invention toujours renouvelée, pour que les mots d’ordre dont les masses populaires sont saisies soient en quelque sorte dictés par les gens euxmêmes, dès lors qu’ils sont positivement touchés par les principes communistes. M. K. - À propos de Mai 68 Étienne Balibar dit qu’on a continué à vivre dans une société capitaliste, mais qu’il n ’est pas évident qu’on a continué à vivre dans une société bourgeoise. Dans ce sens, pour lui, Sartre est un intellectuel critique du monde bourgeois. Puis il y a une multitude d’interventions, comme celle
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A. B. - Si on entend par «intellectuel» celui qui est capable de formaliser les principes au regard d ’une situation de masse, toute politique exige des intellec tuels. Cette question des intellectuels comme guides est une fausse question! Où, dans les circonstances politiques révolutionnaires concrètes, a-t-on eu comme problème majeur la supposée maîtrise des intellectuels? Althusser pouvait bien apparaître comme le théoricien d’une telle maîtrise, mais il n ’avait en réalité aucune acti vité politique réelle. Parce que l’activité politique réelle commence quand on est lié aux masses populaires de façon effective, et cela n ’a guère de rapport avec le statut des intellectuels dans nos sociétés, lequel est un statut de séparation et de privilège. En définitive, toute situation politique déployée comporte une mixité de provenance, dont l’emblème a été, et largement demeure, l’organi sation commune d ’ouvriers et d ’intellectuels. Ce fut là, du reste, la seule leçon vraiment importante de Mai 68, et non pas les déblatérations anarchistes («anarchodésirantes», disions-nous à l’époque) contre les maîtres et les avant-gardes.
Entretien platonicien
Sur la place
M. K. - C ’est parce que la forme d ’organisation était ce qu’elle était que la place des intellectuels était ce qu’elle était, et vice versa. Les Lénine, Trotski, et Rosa Luxemburg contemporains sont des universi taires professionnels. Mais si ce que vous dites est vrai, à savoir qu’il faut imaginer et expérimenter des formes alternatives d ’organisation, il faut bien aussi imaginer et expérimenter des formes alternatives d ’«échanges philosophiques ».
M. K. - À la figure classique de «l’intellectuel universel» qui prétendait se faire entendre comme repré sentant de l’universel, Foucault oppose la nouvelle figure de «l’intellectuel spécifique». Mais dès les années 1970, il commence à soupçonner les limites de ce deuxième type. Pour aller vite, en critiquant le représentant de l’universel, nous avons cédé sur l’universel. Par souci de ne pas faire de totalisation, mais de rester dans le local, dans les luttes locales, nous avons l’émiettement dans des revendications sectorielles. Quelque part, c’est l’histoire entre le sophos, le sophiste, et le philosophe. Le sophos est en possession de la vérité, un représentant sur terre de l’absolu. Le sophiste est une figure critique. Platon n ’est que ça : il ne faut pas céder sur la vérité.
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A. B. - Mais la politique est une activité singulière, un trajet qui vous arrache à vos lieux et à vos détermina tions sociales. Les intellectuels doivent aller aux portes des usines, dans les cités, dans les foyers. Les ouvriers et autres travailleurs ordinaires doivent aller dans des réunions, prendre de leur temps déjà très lourd pour étudier, discuter, décider, lire et diffuser des tracts... L’ouvrier militant n ’est pas plus réductible à son statut social d’ouvrier que l’universitaire militant à son statut de professeur. Dans tous les cas, il faut prendre sur soi la distance au social qu’impose l’idée politique dans sa vigueur pratique. Que l’on soit prof, étudiant, caissière, ouvrier, médecin, la politique vous impose le même type de pensée neuve et de pratique inconnue, la même gratuité des heures passées à s’y consacrer. Ce n ’est pas avec l’universitaire professionnel qu’il faut en finir, pas plus qu’avec le médecin ou le manœuvre, également professionnels, mais avec le révolutionnaire profes sionnel. La politique doit rester, impérativement, pour tous, une activité très exigeante, et cependant gratuite.
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A. B. - Et toute vérité est, en un sens, absolue. M. K. - Aujourd’hui encore, il y a une posture qui consiste à dire que le peuple a subi des pressions, qu’il est victime des chantages, de la propagande des médias, de ceci ou de cela. Au fond le mauvais choix ne lui appartient, de fait, jamais. C ’est la gauche bien pensante qui ne peut penser pourquoi le peuple porte un parti fasciste au Parlement grec, ou un parti islamiste au pouvoir en Égypte. À l’envers de Kant définissant les Lumières comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle, pour la gauche bien pensante et sa pensée lumineuse, c’est le peuple placé dans dans un état enfantin dont il n ’est jamais responsable. Ce ne sont pas seulement les marchés et les banquiers qui mettent les peuples sous tutelle !
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Sur la place
A. B. - Je me sens d ’autant moins concerné que j’ai soutenu que le concept même de «gauche», dans le capitalo-parlementarisme, était une sorte d ’imposture structurelle. Pour qu’il y ait deux partis (disons la droite et la gauche), il faut que l’un d’entre eux propose une rupture fictive avec l’ordre établi, et déclare, dès qu’il est au pouvoir, que cette rupture est impossible, à cause des «réalités». Mais si cette imposture est si tenace, c’est qu’une fraction importante des gens y restent attachés. C ’est leur manière de se contenter de l’ordre établi sans trop se mouiller. On critique, mais on sait en réalité qu’on ne deviendra pas un militant de la rupture réelle, au sens de la liaison de masse, de l’action difficile et gratuite, de l’étude des pensées politiques émancipatrices, etc.
venue confirmer cette prétention de la gauche. Même dans le cas du Front populaire en France, en 1936, qu’on cite souvent en exemple, les réformes sociales (congés payés et hausse des salaires) ont été imposées par une grève ouvrière massive, avec occupation des usines. Le président du conseil socialiste, Léon Blum, a pu dire qu’il avait reçu cette grève «comme une gifle »... Nous disposons par ailleurs de multiples exemples de ce que la venue au pouvoir de la gauche a permis de faire accepter au peuple des «réformes» libérales que la droite était incapable de faire passer, voire d ’engager le pays dans des guerres coloniales ou des expéditions impériales sordides. Cette tendance s’est considéra blement accélérée dans les trente dernières années, au point qu’il est devenu presque impossible de distinguer la gauche de la droite, même sur des points secondaires de la situation sociale et politique.
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M. K. - Pourquoi imposture structurelle ? A. B. - La «gauche » est une notion entièrement inté rieure à l’État, définie à partir de l’État, et non à partir de la politique, de la subjectivité politique. Elle nomme les forces qui, acceptant un accord tacite avec l’oligarchie dominante, ne veulent que gérer l’État en alternance avec ses maîtres ordinaires, à savoir les représentants directs de cette oligarchie dominante, qu’on appelle «la droite». Depuis la fin du xixe siècle, cette notion s’est stabilisée pour désigner de façon plus précise, dans le cadre du système parlementaire, les partis qui prétendent représenter une «alternative » électorale à la prédominance de la droite. Cependant, en un siècle et demi, absolument aucune expérience historique n ’est
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M. K. - Slavoj Zizek évoque une sorte de triade hégélienne en disant que la gauche occidentale a fait le cercle : après avoir abandonné la lutte des classes essentialiste pour une pluralité des luttes antiracistes, féministes, queer, etc., actuellement avec la crise, le capitalisme réémerge à nouveau comme le nom du problème. Q u’en est-il de votre regard platonicien? A. B. - La période des luttes «identitaires» était en fait une manifestation petite-bourgeoise du rallie ment «critique » au libéralisme. Le propos était : «Nous sommes démocrates ! Si vous nous donnez des réformes “sociétales” concernant les minorités, et si vous nous
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Entretien platonicien
laissez vivre à peu près comme nous voulons, nous vous laisserons au pouvoir, ô gens de l’oligarchie capi taliste en place». Mais les choses ne marchent pas ainsi. Certes, l’oligarchie se fiche complètement de choses comme le mariage des homosexuels ou que le président de la République soit noir. C ’est même l’occasion de nouveaux marchés. Mais, en temps de crise, elle ne peut plus entretenir sa base démocratique petite-bourgeoise, alors même que le vaste peuple, pressuré, commence à gronder - fût-ce sous la forme de l’identitarisme fascisant. Alors, on s’aperçoit que, oui, la livraison de la société tout entière à la propriété privée n ’est pas forcément le paradis. L’Idée communiste, alors, est de nouveau à l’ordre du jour.
III EN PROMENADE
M a ria K a k o g ia n n i - Q u’est-ce que c’est, pour vous, un dialogue? U n m inimum de contradiction est-il nécessaire pour arriver éventuellement à une sorte de synthèse ou de déplacement? Le sophiste de toutes les époques veut enfermer l’échange dans l’espace du convaincre, voire de la compétition et de l’athlétisme verbal, mais cela ne peut être un dialogue. Et puis, qu’en est-il de son verbe dialegesthai plutôt que de son substantif? A l a in B a d i o u - J ’aimerais opposer le dialogue au «débat», au sens que donnait à ce dernier mot, emblème des médias contemporains, Gilles Deleuze, quand il disait que quand le philosophe entend le mot «débat», il s’enfuit en courant. Le dialogue n ’est fondé, ni sur une obligation de la contradiction, ni sur une prétendue «égalité» des opinions qu’il confronte. Il est la recherche aussi longue qu’il le faut d ’un point de vérité. Le dialogue se termine donc obligatoirement sur un accord des pensées, et son avantage est de montrer les chemins, parfois tortueux, de construction de cet accord. Le dialogue est le devenir d ’une posi tion universelle, qui force l’accord de tous. Le débat est la confrontation hystérisée des opinions, tranchée au mieux par une majorité contingente. En somme, le dialogue fait venir de l’absolu dans la pensée. De là qu’il peut fort bien être dissymétrique (un maître et des
Entretien platonicien
En promenade
disciples), ou symétrique (une réunion de camarades). Que le verbe dialegesthai l’emporte sur le substantif, comme Monique Dixsaut1le remarque avec force, tient à ce que la pensée est un processus actif, une construc tion, où plusieurs voix convergent sans hâte vers une conclusion partagée.
générale de la subjectivité pensante, du devenir d ’une vérité telle qu’elle transit ses acteurs. Il faut évidemment, par ailleurs, reconnaître aussi la nécessité inaugurale d ’une frappe événementielle, d ’une rencontre, d ’une sentence, d ’un surgissement mélodique... C ’est là que se disposent les acteurs du dialogue, en aval de cette frappe. En ce sens, tout dialogue est déjà une orga nisation, une réunion, portant sur les conséquences d ’un événement dont tous admettent l’évidence. En fait, le dialogue va toujours d ’une évidence à une autre, la première axiomatique, la seconde construite. Toute universalité est l’union construite d ’une soudaineté et d’une patience.
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M. K. - Rancière a exprimé un jour cette idée que le dialogue arrive toujours «après ». Avec du temps, avec du décalage. C ’est tout autre chose que la fulguration de la rencontre, l’échange vivant, une sorte de spontanéité, deux personnes qui vont échanger autour d ’un verre, en patientant dans une file d ’attente, par exemple... Cela m ’avait fait penser à un dialogue platonicien, le Sophiste, où le dialogue échangé entre personnes est appelé logos : c’est le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même qui est nommé dialogos. Alors que l’espace du convaincre vise à modifier la position de l’autre, si «je» est toujours le même après le dialogue, c’est qu’il n ’a pas eu lieu. A. B. - C ’est tout à fait exact. Le dialogue est une opération temporelle, et c’est en ce sens que Platon, via Socrate, parle des «longs détours». Car le mouve ment de construction d ’un point à valeur universelle ne peut savoir d ’avance par quels chemins particuliers il faudra passer. Les questions successives et les réponses et objections partielles organisent des bifurcations inat tendues, parfois des demi-tours surprenants. Et dans tout cela, bien entendu, il s’agit d ’une modification 1. Monique Dixsaut, Le Naturel philosophe : essai sur les dialogues de Platon, Paris, Les Belles lettres/Vrin, 1985.
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M. K. - Pensez-vous q u ’un événem ent, disons d ’amour ou une révolte, se mesure par les effets exté rieurs produits et la capacité de modifier une situation? Ou diriez-vous plutôt que ce qui importe est le Sujet construit et la procédure, indépendamment des résultats objectifs? D ’un côté, il y une tension vers «l’efficacité», l’action politique se mesure par ses résultats, au risque que les fins justifient les moyens. De l’autre, il y a une absence de raison stratégique. Ou alors, est-ce qu’une troisième option est possible, suivant les deux formules, après tout indiscernables, «ni... n i...» et «et... et...»? On a l’impression qu’après une série de crimes histo riques au nom des idées émancipatrices, comme l’Idée communiste, une grande majorité des penseurs radicaux s’est recroquevillée dans une espèce de purisme, aban donnant largement les aspects tactique et stratégique.
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En promenade
A. B. - La logique du résultat n ’est périlleuse que si elle perd de vue le travail des conséquences qui conduit à ce résultat. En fait, le processus d’une vérité est à la fois tout à fait contraignant, nécessairement discipliné, et, parce qu’il produit de l’universel, la clef de toute liberté véritable. En ce sens, on peut dire que la stratégie est figurée par le résultat, cependant que la tactique est figurée par le labeur partiel. Dans le réel, un «résultat» n ’est jamais que la synthèse d’une séquence active de la vérité concernée, qu’elle soit amoureuse, politique, ou autre. C’est le péril des images que d ’isoler, comme une icône, cette synthèse. Mais c’est aussi le péril de la soumission aux réalités que de s’en tenir au labeur partiel et d ’ignorer l’universalité stratégique. Il est vrai qu’il n ’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer. Mais il est vrai aussi qu’expé rimenter ce que c’est qu’une victoire relance dans la joie la sévérité du labeur local.
- notamment celle qui va des années quatre-vingt du xxe siècle à aujourd’hui - comme d’une période de réac tion et d ’irrationalité qui ne pouvait installer aucun monde vivable. Ce que j’affirme, c’est que nous devons, surtout nous, «Occidentaux», nous séparer absolument dans l’idéologie, l’action de masse et les processus d ’organisation, de toute la pathologie contemporaine. Le peuple grec, qui supporte tout particulièrement les effets de la maladie capitaliste, ne doit pas faire croire au reste du monde qu’on peut s’en sortir à coup d’élections et de «réformes». Ce serait vraiment dommage, étant donné le courage et la longue histoire révoltée dont ce peuple est porteur.
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M. K. - On peut vous accuser de pessimisme poli tique. Alors que vous êtes un infatigable militant, vous parlez en même temps d’une «impuissance contempo raine1». Alors, pessimisme dans la théorie et optimisme dans l’action, serait-ce une maxime qui vous convient? A. B. - Je ne suis nullem ent pessimiste. Je suis convaincu que la mondialisation capitaliste en cours installe un système de vie collective absolument patho logique, et que l’on parlera plus tard de cette période 1 . Voir A. Badiou, « L’impuissance contemporaine», in Le Symptôma grec (collectif), Lignes, 2014.
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M. K. - Vous dites parfois que vous ne détestez pas avoir des ennemis. Et même temps, j’ai l’impression que l’ennemi est toujours double. Il y a l’ennemi lointain qui se trouve à l’opposé (le néolibéral, le fasciste, etc.) et puis il y a l’ennemi qui nous ressemble au point où parfois il peut parfois devenir indiscernable. Alors qu’en est-il des ennemis que vous «ne détestez pas» avoir? A. B. - Il y a des ennemis tellement évidents, en effet, qu’ils ne me servent à rien. Que puis-je apprendre de Sarkozy, de Hollande, de la Troïka européenne en Grèce, que je ne sache déjà ? Les «ennemis » qui me sont utiles sont ceux qui, comme le camarade Douzinas, ont des liens réels avec les mouvements d ’émancipation, mais qui donnent de la situation une vision enjolivée et minimale, au lieu de comprendre qu’aujourd’hui, nous devons presque tout recommencer, comme l’ont
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fait les révolutionnaires des années 1840 : idéologie, théorie politique, formes de l’action de masse, organi sation... Tout est à repenser, à expérimenter. Ceux-là m ’attaquent comme un «pessimiste», un «abstrait» etc., je suis toujours heureux d’avoir l’occasion de leur répondre ceci : «Chers amis, chers camarades, vos propo sitions tactiques ne sont pas “réalistes”, comme vous le croyez, parce que votre vision stratégique consiste à croire qu’avec un peu de mouvement de masse clas sique, et un peu de parlementarisme électoral, on peut aller de l’avant. Vous serez bien obligés de voir que ce n ’est pas plus vrai qu’en 1848, quand les révolutions dans toute l’Europe et la création du suffrage universel ont amené partout une réaction triomphante. Regardez attentivement, sur ce point, la situation catastrophique des révolutionnaires en Égypte, dont l’action éner gique, enthousiaste, magnifique à beaucoup d’égards, enfermée qu’elle était dans la confusion idéologique et l’anarchisme organisationnel, a finalement permis le pur et simple retour des militaires. »
A. B. - Il est clair en effet que nombre des déplo rations concernant la situation en Grèce - situation typique d ?un zonage intra-européen, le pouvoir réel étant aux mains de délégués directs de l’oligarchie européenne - sont purement descriptives et négatives. Mais c’est qu’on ne peut sortir «vraiment» de ce type de situation que par en haut: internationalisme mili tant (et non nationalisme barricadé), Idée stratégique du communisme (et non tacticisme circonstanciel des mouvements), tactique unitaire puissante, par exemple manifestations parvenant à rassembler des centaines de milliers de personnes sur un mot d ’ordre unique, mettons «suppression de la dette» (et non fragmentation quasi corporatiste de la protestation), union résolue avec les représentants du prolétariat nomade de provenance étrangère (et non chipotage sur l’identité grecque), organisation politique totalement à distance de l’État (et non culture «démocratique» du gain électoral), etc. Ce n ’est que dans des conditions d ’indépendance politique très strictes qu’on peut parler d ’un horizon de justice, et ne pas tenter de rallier la bénévolence de l’oligarchie pour de pauvres victimes.
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M. K. —Pour revenir un peu à la République, dans quel sens pourrait-on dire qu’aujourd’hui en Grèce, entre la crise financière, l’État clientéliste, les élites politiques asservies, les réactions corporatistes, etc., le véritable problème est un problème de justice ? Justice pour qui et pour quoi? Dans quelle mesure ne s’agitil pas simplement d ’une justice réparatrice mettant le peuple grec à la place d ’une victime ?
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M. K. - Vous avez articulé pourquoi et comment, selon vous, le concept même de «gauche» est une impos ture structurelle. J’aimerais vous poser une question retalive à une autre catégorie que vous critiquez souvent, celle des «classes moyennes». C ’est même là l’un de vos points d ’attaque sur Aristote. Voici ma question: dans une situation dite «normale» le milieu joue souvent le rôle de stabilisateur. Mais historiquement, on a vu des
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situations devenir insurrectionnelles lorsque le milieu a basculé, se radicalisant et s’engageant avec les masses. On pourrait formaliser cela en disant: pour q u ’une situation deviennent exceptionnelle il faut la bascule du milieu. Deleuze n ’était pas loin de dire quelque chose de semblable lorsqu’il affirmait que le changement vient par le milieu. Alors voilà, c’est un peu une question construite en méandre.
faut en passer par la division et la réunification du camp populaire. Là est le travail politique le plus difficile et le plus efficace.
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A. B. - Mais évidemment ! Le mot d ’ordre fonda mental du maoïsme, au regard des situations tendues, était «unir la gauche, rallier le centre, isoler la droite». Évidemment, dans cette maxime, «gauche», «centre» et «droite» sont des positions politiques subjectivées, et non des orientations parlementaires. Il faut rallier le centre, les hésitants, les incertains, les pas-tropcourageux, ou au moins les diviser. Ceci suppose que la gauche, les gens déterminés, partageant une pensée stratégique, liée aux masses, soient très solidement unis. Là est le cœur de la construction d ’une organisation politique communiste des temps nouveaux. Cette unité est toujours une construction, elle ne va pas de soi. Elle résulte d’une pratique singulière, qui se nomme «la juste résolution des contradictions au sein du peuple ». Parce que finalement, le moment le plus important de la lutte des classes, c’est le moment intrapopulaire, et non l’af frontement avec l’ennemi. Ou plus précisément : vaincre l’ennemi de classe objectif, l’oligarchie capitaliste et ses servants directs, suppose qu’on a vaincu l’ennemi de classe subjectif, toujours largement présent chez les ouvriers, les employés, les paysans, les intellectuels. Il
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M. K. - Vous avez parlé de «fête ontologique» en réfé rence à ces moments, par exemple le Printemps arabe ou le mouvement des Places, où une brèche s’ouvre, où de nouveaux possibles éclatent. C ’est la première période un peu idyllique de tout nouvel amour. Et c’est toute la question entre un moment et son inscription dans la durée. Q u’est-ce que vous entendez par un chemin fidèle à la fête? Q u’en est-il de ce jour d ’après? Et de la gueule de bois qui souvent l’accompagne? A. B. - Le chemin fidèle à la fête est toujours la construction d ’une organisation, y compris l’organi sation d ’un couple - dans le cas amoureux - , dont le contenu est de faire connaître partout le ou les possibles nouveaux dont cette fête était prodigue, et de rallier à la possibilité de ce possible, donc à son réel, autant de force subjective qu’on le peut. Devenir militant du devenir d ’une vérité n ’est jamais le cas de tous ceux qui ont entraperçu le nouveau possible dans la montée de l’être à la surface tourmentée de l’apparaître. Il y a donc une perte, c’est certain. Mais précisément, sur le bord de cette perte, le gain est considérable : ce qui était le surgissement du possible vient à inscrire son universalité potentielle dans des fragments exposés du réel. Et cette inscription était, antérieurement, impossible. De cette possibilité effective de l’impossible, le labeur militant est l’unique gardien, parce que c’est lui qui accepte de la
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temporaliser, au lieu de n ’en avoir que l’ivresse locale. C ’est lui, pour citer Mallarmé, qui dote l’expansion immense des fleurs inconnues d ’un «lucide contour».
de la justice comme principe subjectif, comme pensée, on peut aller dans la direction d’un communisme tota lement démocratisé sans rencontrer d ’obstacle majeur, sinon quelques phrases du texte, qui ne font pas le poids au regard de son mouvement général.
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M. K. - La République de Platon a suscité toutes sortes d ’interprétations et leur contraire. Projet utopique? Constitution réelle? Manifeste? Révolutionnaire ou réactionnaire exacerbé ? Était-il un proto-féministe, ou le phallosocrate de tous les temps, etc. Finalement, c’est comme s’il avait tissé son texte de telle façon que chacun y trouve son bien, en quelque sorte. Toute la question entre le juste et l’injuste qui traverse le texte convoque directement le lecteur et sa participation. A. B. - J’ai toujours dit que Platon était un philo sophe retors, oblique, qui cherche à parvenir à ses fins par des moyens largement cachés. En définitive, il s’agit quand même de réorganiser toute la société autour d ’un noyau communiste, de ce que Platon appelle les «gardiens», mais que nous pouvons tout à fait renommer les militants. Bien entendu, la lecture la plus simple est de considérer que cette élite, qui ne possède rien, dont l’action est désintéressée, mais qui est instruite et convaincue, représente la quintessence d’un État despo tique éclairé. Seulement, rien n ’indique vraiment, dans la structure du texte, que ce qu’il charrie de conviction est incompatible avec l’Idée que ce noyau communiste soit élargi à toute la société. En effet, tout dépend fina lement du choix personnel, de la capacité à penser, du maniement créateur de la pensée dialectique. Puisque la justice objective dépend de l’existence d ’une force réelle
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M. K. - Platon a emprunté la voie de la comédie. Alors j’aimerais essayer de terminer par là. Avec ce grain comique qui vous caractérise, un jour de séminaire, vous avez dit que le seul problème avec Lacan, ce sont les lacaniens ! Platon lui-même tourne en dérision les disciples trop fanatiques de Socrate, en s’adressant évidemment par là à ses propres disciples. Une dérive reste une dérive, et on ne peut en tenir le maître pour responsable. Mais ce n ’est jamais sans rapport avec le caractère de son enseignement. On voit bien par exemple ce que ça peut donner, des deleuzistes à tout va ou des foucaldiens de droite avec leur souci de soi. J’aimerais vous demander un exercice, censé ressem bler plus à une pirouette de cirque qu’à un devoir de table. Comment voyez-vous les badiouistes fanatiques? A. B. - En existe-t-il vraiment? Vous savez, j’ai mis dans mes écrits principaux une dose tout de même considérable de rationalité difficile. Les mathématiques y occupent une place qui est aussi un gardiennage contre les ralliements paresseux. Non seulement j’as sume publiquement l’héritage de séquences historiques considérées consensuellem ent comme criminelles, mais j’estime impossible d ’aller de l’avant sans en faire soi-même le bilan, et sans refuser catégoriquement
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de se rallier sur ce point aux opinions hégémoniques. Je demande qu’on considère aussi la poésie contempo raine, comme un exercice essentiel de la pensée libre. Et quant à la politique d ’émancipation, je dis que sans liaison active et organisée aux masses populaires fondamentales, notamment les ouvriers nomades et les employés des plus basses catégories, elle n ’est qu’un projet abstrait. J’observe que tout ça intimide, comme, je pense, devait intimider le formidable programme éducatif de Platon. Peut-être alors le «badiouiste» est-il tenté par une sorte d ’aristocratisme ? Je ne suis aimé ni des braillards mouvementistes qui croient toujours que la fête continue, ni des marxistes académisés qui cherchent avec une lanterne où peut bien être le prolé tariat, et, ne le trouvant pas, «analysent » sans répit les structures supposées neuves du capitalisme contem porain. Le «badiouiste» prend peut-être trop au pied de la lettre ce que j’ai appelé - comme Vitez parlait d ’un théâtre «élitaire pour tous » - un «aristocratisme prolétaire». Ou alors, il pique l’idée d’événement, l’isole, la fourre partout, sans en rien faire. U n événement véritable, ce n ’est pas la joie illimitée d ’un nouveau monde, pas du tout. C ’est la venue d ’une discipline des conséquences qui demande que le courage surmonte l’angoisse, et que la justice vienne à bout du surmoi. J’ai sans doute moi-même souvent bien du mal à demeurer badiouiste.
TABLE
I. AU BUREAU.......................................... .................................................... 9
II. S u r
l a p l a c e ........................................................................ ........ ..... 39
III. E n
p r o m e n a d e ..................................... .............................................. 57
Achevé d’imprimer en janvier 2015 Imprimé en Europe D épôt légal février 2015 is b n
978-2-35526-140-4 9782355261404
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